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Bulletin de l'Association

Guillaume Budé

La "Tenzone" ou "Dispute avec Forese Donati"


Philippe Guiberteau

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Guiberteau Philippe. La "Tenzone" ou "Dispute avec Forese Donati". In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°1, mars
1970. pp. 169-184;

doi : https://doi.org/10.3406/bude.1970.3085

https://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1970_num_1_1_3085

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La « Tenzone »

ou « Dispute avec Forese Donati »

Il existe dans le Canzoniere de Dante, c'est-à-dire dans


l'ensemble de ses poésies, un groupe de six sonnets
extrêmement curieux, qui porte le titre de Tenzone, ou Dispute avec
Forese Donati. Trois sont de Dante, trois de Forese son ami.
C'est Dante qui écrit le premier, puis Forese répond, et ainsi
de suite.
Ces six sonnets sont considérés comme une tache dans l'uvre
de Dante, car les pires injures, les insultes les plus blessantes
y sont dites, arrivant à un degré de diffamation éhonté non
seulement contre l'adversaire lui-même, mais contre l'honneur
le plus sacré des membres de sa famille, en un mot une dispute
dépassant les limites de la décence.
Voilà donc en gros comment se présentent ces sonnets.
Luigi Valli, grand admirateur de Dante, qui excelle à
découvrir des sens secrets à son uvre, est tellement découragé
par cette dispute qu'il ne veut pas même s'y arrêter et qu'il
écrit qu'elle est une « triste parenthèse dans l'uvre dantesque,
si noble pour le reste ».
C'est tout de même de cela que je veux entretenir les
lecteurs, et nous allons tâcher de comprendre ce que cela signifie.
Voyons d'abord qui est Forese Donati. Il est nommé Bicci,
ce qui est un diminutif affectueux. Il fut frère de Corso Donati,
qui devait devenir le terrible chef des noirs à Florence, et
aussi de Piccarda dont Dante parle dans le Paradis, qui fut
religieuse puis arrachée au cloître, de force, par son frère Corso
qui voulait la marier. Forese avait vraisemblablement le même
âge que Dante. Il mourut en 1296, quand Dante avait trente
et un ans. Dante lui assigne, dans le Purgatoire (XXIII),
une place dans le cercle des gourmands.
La conversation qu'il décrit avoir eue là avec lui est très
émouvante ; elle montre qu'ils étaient de très bons amis et
que Forese aimait sa femme, Nella, contrairement à ce que le
premier sonnet de Dante pourrait faire penser ; enfin elle
contient un passage discuté que je considère comme une
allusion à la Dispute que nous sommes en train d'étudier.
Signalons que Dante fut apparenté à cet ami Forese, puisqu'il
avait épousé une de ses cousines, Gemma Donati.
Pour disculper Dante de la tache (supposée) que forment
ces sonnets dans son uvre, certains érudits ont tenté de les
I70 LA « TENZONE »

attribuer à d'autres poètes qu'à Dante, mais finalement leurs


arguments ne sont pas décisifs, sans compter que nous pensons
pouvoir leur trouver une signification qui les en lave.
Si l'on essaye de lire ces sonnets en restant tout seul devant
le texte, on a l'impression d'être dans un champ plein de
pièges à loups, on jette des bouts de phrase sur son papier,
on s'aperçoit qu'elles sont incompréhensibles, puis on se
précipite sur les magistrales pages de Barbi (édition des « Rime »,
Florence, Le Monnïer, 1956, p. 279 à 373). On retourne alors
au texte, que l'on s'efforce de comprendre selon les
renseignements qu'il donne sur les sens possibles des mots, des
expressions ; et l'on est offusqué : Dante y apparaît aussi bas que
Forese, comme tout le monde le dit.
Puis on revient au commentaire de Barbi, et l'on pense
que, dans ses dernières lignes, il doit avoir raison d'ironiser
comme il fait, car en somme il existe un genre littéraire qui
consiste en joutes où l'on s'injurie entre poètes. Et l'on peut
se demander si cette dispute est réelle ou si elle ne serait pas
plutôt une simple plaisanterie. Barbi dit que cela a commencé
par une plaisanterie, puis que les jeunes gens se sont pris au
jeu, se sont excités l'un l'autre ; mais cependant il continue à
être sévère pour Dante, pour ce qu'il appelle « le bref abandon »
de sa dignité dans un moment de sa vie (bien entendu, avant
1296, mort de Forese).
Quant à moi, je me suis demandé si l'on ne pourrait pas
trouver à ce torrent d'injures quelque raison cachée. Car,
en somme, si Dante et Forese avaient de telles choses à se
dire, comment, à la première insulte, peut-on imaginer que
des jeunes gens florentins du xme siècle n'aient pas saisi le
poignard aussitôt, alors qu'au contraire ils se sont contentés
d'écrire des sonnets ! Ils se seraient pris à la gorge ! Leurs
maisons étaient voisines et je n'ai pas lu que l'un ou l'autre
eussent été hors de Florence à cette époque.
Et puis, s'ils avaient des choses si graves à se jeter à la face,
pourquoi ne les ont-ils pas dites de façon claire et nette?
et pourquoi se sont-ils cassé la tête pour parler de façon si
abstruse? Car ces sonnets sont bourrés d'allusions, de mots,
d'expressions à double et triple sens, qui sont le cauchemar
des commentateurs.
Tout cela fait que finalement je me demande bien si ces
deux amis n'ont pas dû s'amuser quelque peu à écrire ces rébus
scandaleux qui maintenant nous obligent à chercher midi à
quatorze heures pour éclaircir leurs élucubrations. Barbi s'est
en effet donné un mal considérable dans ses recherches, ses
dépouillements de documents, pour résumer aussi les travaux
des autres érudits et les discuter ; il s'est débattu entre mille
hypothèses différentes... et finalement nous laisse sur notre
faim de savoir.
Je ne puis recopier ici les pages de Barbi sur les mille qu'il a
OU « DISPUTE AVEC FORESE DONATI » 171

discutées ; sa minutie quand il expose les considérants des


éléments de ces discussions est très grande, ses conclusions
très utiles ; il laisse souvent entendre que ces dernières ne sont
pas contraignantes et que le lecteur est libre de faire un choix
parmi les opinions qu'il propose. Il a lui-même écrit cette
confession (Ibid., p. 237) : « Il n'est pas rare que la pensée et
le sentiment de Dante échappent aux commentateurs
modernes. »
Or, pour ma part, je pense qu'il est passé à côté de l'essentiel,
comme je vais tâcher de l'exposer.

* * *

Voyons donc le premier sonnet, qui est de Dante. On y voit


que la femme de Forese a froid ; elle est gelée, enrhumée, été
comme hiver ; elle est mal fatata, mal dotée par les fées.
Or, quand on pense à tous les cas où le froid signifie l'Église
catholique romaine, dans l'uvre de Dante et de ses amis,
on peut se demander si, ici, Dante n'avertit pas tout
simplement son ami Forese qu'il y a quelqu'un chez lui qui est
catholique, qui l'épie, et qu'il devrait se méfier.
Bien entendu, tout le monde savait déjà que ce sonnet
contenait un sens caché, mais Dante a su écrire de manière
si habile que ce sens caché en dissimule un autre. Ce premier
sens caché que tout le monde comprend, celui que l'on découvre
d'emblée, qui saute aux yeux du lecteur, est un sens trivial et
pornographique ; il se dissimule sous les mots « couverture »,
« trop courte », « vieilles humeurs mal soignées », « le défaut que
la pauvre épouse ressent dans son lit »... On devine aisément
de quoi Dante accuse Forese de la faire manquer ! Et on
imagine très bien les gens qui découvrent ce sens-là dans ce sonnet
prérabelaisien, et qui rient de telle façon que les inquisiteurs,
évidemment, n'auront même pas jugé utile d'y prêter attention,
et c'est ainsi qu'on ne va pas plus loin dans cette lecture et
qu'on ne discerne pas que, derrière ce premier sens caché, existe
un avertissement beaucoup plus subtil par lequel Dante signale
à Forese quelque risque concernant la société de pensée peu
catholique qu'ils fréquentaient.
Il va sans dire que l'hypothèse que je fais là ne peut être
soutenue que par confrontation avec la suite de cette étude
des six sonnets. Malheureusement, bien des allusions sont encore
muettes pour nous. La « mère », par exemple, dont il est
question au douzième vers, et qui regrette de n'avoir pas donné sa
fille au comte Guido, ne nous dit pas qui était ce comte Guido,
ni sa maison, ni les figues sèches dont on ne sait à quoi au
juste elles auraient servi. Les historiens qui s'occupent de le
rechercher ne parviennent pas à nous renseigner efficacement.
172 LA « TENZONE »

Voici le sonnet :
1 Celui qui entendrait tousser la malheureuse
2 femme de Bicci nommé Forese, mal dotée par les fées,
3 pourrait dire qu'elle a sans doute passé l'hiver
4 là où l'eau se fait cristal, oui ! dans ce doux pays.
5 Au milieu d'Août tu la trouves glacée ;
6 maintenant, imagine ce qu'elle doit faire dans les autres mois !
7 Et cela ne lui sert à rien de dormir avec ses bas,
8 à la merci de sa couverture qu'elle a un peu courte.
9 La toux, le froid et toute autre incommodité,
10 ce n'est pas parce qu'elle aurait de vieilles humeurs que cela lui
[arrive,
n mais par quelque défaut qu'elle ressent dans son nid.
12 La mère pleure, qui a plus d'une douleur,
13 disant : « Hélas, dire que pour quelques figues sèches
14 je l'aurais mise dans la maison du comte Guido ! »

Alors Forese, comprenant très bien ce que nous imaginons


être, sous l'allusion au froid, l'avertissement de Dante
concernant la menace de l'inquisition, répond par la même image,
celle du froid et de la toux, dont la dureté est accrue par la
pauvreté (il feint de n'avoir pas le sou).
Mais voici qu'au vers 10 apparaît une allusion que je pense
être très précise à l'inquisition qui menace tout autant Dante
que lui, Forese, allusion aussi à l'hérésie moniste de la société
de pensée dont je viens de parler et qu'ils fréquentaient tous
les deux. Cette allusion consiste dans le mystérieux nodo di
Salamone, dont Forese dit : « J'ai vu Alighieri lié à un nud
dont je ne sais pas le nom, s'il fut de Salomon ou de quelque
autre sage. »
Il convient ici de savoir qu'il peut s'agir de deux choses.
Il y avait, à l'époque de nos deux amis, un inquisiteur très
zélé, fra Salomone da Lucca, franciscain, qui pourchassait
l'hérésie patarine, c'est-à-dire les cathares languedociens,
hérésie qui infestait Florence depuis le milieu du siècle.
Par conséquent, le nud de Salomon de ce vers 10 peut fort
bien désigner dans ce sonnet le nud coulant autour du cou de
l'hérétique reconnu par ce fra Salomone.
En second lieu, on désigne aussi sous ce nom une sorte de
curieux dessin, dont il existe bien des modalités dans
l'iconographie de la fin du Moyen Age et de la Renaissance, qui
représente une cordelette entortillée, faisant mille détours, qui
se croise et s'entrecroise elle-même de façon très compliquée ;
on peut avec attention la suivre de bout en bout..., mais
précisément elle n'a pas de bout, car on finit toujours par
revenir à son point de départ ; elle n'a ni commencement ni fin.
Or la doctrine chrétienne selon l'Écriture enseigne que le
OU « DISPUTE AVEC FORESE DONATI » I73

monde a été créé ex nihilo et aura une fin. Un monde sans un


Dieu créateur est le monde qui est décrit dans l'Extrême-
Orient moniste, niant le Surnaturel.
Une telle image, qu'ont dessinée avec patience certains
artistes, Léonard de Vinci par exemple, est caractéristique
de leur penchant vers cette conception non chrétienne et plus
généralement non abrahamique ; elle n'est donc pas du tout
un vincolo d'amore, un « lien d'amour », comme on se borne
parfois à l'interpréter, mais le symbole de l'éternel
recommencement des choses.
Ne pourrait-on donc pas, nantis de ces deux explications
du nud de Salomon, lire sous cette histoire que l'Alighieri
qui se trouve là, découvert par Forese, « lié à un nud » (v. 9),
est un homme fort menacé par fra Salomone? Bien entendu,
Dante ne fut pas cathare comme Guido Cavalcanti, mais fra
Salomone ne le savait pas à priori, et il aurait été aussi sévère
contre un moniste que contre un cathare.
Or Dante avait déjà à cette époque signé son affection pour
le monisme gnostique, car c'est ce monisme qui est représenté,
à la même époque, dans la Vita Nova et, dix ans environ
avant la composition du Banquet, par la donna Gentile. On
retrouve donc ainsi dans notre sonnet la qualité de l'hérésie
de Dante et le nom de l'inquisiteur qui l'aurait pourchassé.
Mais une question se pose : est-ce vraiment Dante qui est
pourchassé?
La plupart des commentateurs disent que ce n'est pas
Dante, mais son père, sous prétexte qu'il est désigné par Forese
par le seul nom Alighieri (v. 8). Ce n'est pas une preuve, car,
dans le quatrième sonnet de cette « dispute », Dante est nommé
Alighieri tout court par Forese : pourquoi n'en serait -il pas
de même ici?
On dit aussi que le « pour l'amour de Dante délie moi »
du vers 12 ne peut être prononcé que par le père. Ce serait
sans doute ce père si la promenade matinale décrite par Forese
avait été réelle et non une image symbolique ; or je suis
convaincu qu'elle ne fut que symbolique, comme toute cette
dispute. Et du reste ne peut-on pas dire : « Pour l'amour de
moi, délie moi? »
D'autre part, en ce qui concerne les fosse du vers 8, Barbi
étudie longuement ce qu'elles peuvent être : était-ce les fossés
qui entouraient Florence, où l'on jetait les cadavres des
hérétiques, des excommuniés, des usuriers, des gens
condamnés pour dettes? On a soutenu tour à tour que le père de Dante
avait été l'un ou l'autre de ces malheureux. Mais ce père, après
la longue étude qu'en a faite Barbi, est finalement lavé de
ces diverses accusations. Et puis finalement, à la fin de ses
recherches, Barbi dit que fosse peut vouloir dire tout
simplement les fosses, les simples tombes d'un cimetière banal comme
il y en avait autour des églises en pleine Florence.
174 LA « TENZONE »

C'est pourquoi je propose qu'on lise que Forese tout


simplement dit à Dante : « Attention, j'ai un avertissement
sérieux à te donner, car toi aussi tu es menacé par l'inquisition
tout autant que moi : je t'ai vu, en une vision de cauchemar,
je t'ai vu, toi, déjà presque mort, un pied dans la tombe ;
tu risques, par ton monisme, d'être pendu par le nud coulant
de fra Salomone. Tu me demandais de te délier, pauvre ami,
mais comment pourrais-je, dans un cas pareil, y parvenir? »
Bref, je ne crois pas du tout qu'il s'agisse là du père de Dante,
mais de Dante lui-même, et que ce sonnet est un avertissement
amical de Forese à Dante, répondant à celui qu'il venait de
recevoir.
Voici ce sonnet :

i L'autre nuit, me vint une grande toux,


2 parce que je n'avais rien à me mettre sur le dos ;
3 mais dès qu'il fit jour, je me mis en route
4 pour aller me procurer quelque gain, où que ce fût.
5 Ecoutez où la fortune me conduisit ;
6 car j'espérai trouver des perles dans une sébile de buis,
7 et de beaux florins bien frappés d'or rouge ;
8 et je trouvai Alighieri parmi les tombes
9 lié à un nud dont je ne sais pas le nom,
io s'il fut de Salomon ou d'un autre sage.
il Alors je me signai le visage vers le levant :
12 et celui-ci me dit : « Pour l'amour de Dante,
13 délie moi. » Et moi je ne pus voir comment j'eusse pu le délier :
14 je fis demi-tour et continuai mon chemin.

*
* *
C'est le tour de Dante à répondre.
Des six sonnets de cette dispute, c'est celui qui est peut-
être le plus ambigu.
J'ai dressé une liste de quinze mots qui peuvent dire des
choses extrêmement différentes : j'épargnerai aux lecteurs
cette liste mais je voudrais leur donner quelques exemples
de ces amphibologies :
novello (2) : jeune, ou renouvelé par une initiation dans une
secte (comme on le voit dans le titre de la Vita Nova) ;
lonza (3) : longe de veau (aimée des gourmands), ou
panthère ^rnbole de la luxure) ;
arte (9) : art de dérober, ou de courir ;
San Simone (3) : est-ce le nom de la prison de Florence,
ou est-ce Simon Pierre, fondateur de l'Église?
tema (12) : crainte, ou argument pour se défendre ;
stagno (14) : le nom d'un inconnu, ou un étang, un endroit
où l'eau stagne, symbole de l'homme qui ne bouge pas.
Selon le sens choisi, on peut donc donner soit une traduction
OU « DISPUTE AVEC FORESE DONATI » 175

où Dante annonce à Forese qu'il ira en prison pour dettes dues


à sa gourmandise, soit une autre traduction où Dante lui
rappelle qu'il risque d'être pendu pour ses péchés de
désobéissance à l'Église, désobéissance accrue du fait qu'il est novello,
récemment initié à une secte hétérodoxe, et qu'il aurait
intérêt à s'enfuir au plus vite. Il lui désobéit en effet en matière
de prescription alimentaire. Il y a sans doute aussi une
troisième version dont nous parlerons plus loin.
Voici ce sonnet de Dante, avec les gloses correspondant à
l'interprétation en sens religieux :
1 Ils te le feront bien, le nud de Salomon autour du cou,
pour te pendre toi aussi,
2 et les blancs d'ailes de perdrix que tu manges le vendredi,
ô Bicci qui viens d'être renouvelé par
ton entrée dans notre secte,
3 mais pire encore le fera la luxure du niais que tu es
4 car le cuir en te serrant le cou fera vengeance de la chair
que tu as mangée en te moquant de V Église ;
5 c'est ainsi que tu te tiendras plus près de saint Simon
Pierre et de son Église,
6 si tu ne te débrouilles pas pour t'en aller à temps :
7 et comprends bien que fuir la mauvaise nourriture spirituelle
qui te nourrit en ce moment, et la fuir en
simulant confession et rattachement à cette
Église,
8 serait désormais trop tard pour t'en racheter.
9 Mais on me dit bien que tu sais un art, la fuite,
10 qui, si c'est vrai, peut te permettre de te refaire
n car il est apte à t' apporter grand gain;
12 et mets le en uvre assez à temps, car, d'argument rédigé
sur du papier pour te défendre,
13 tu n'en as pas, et assez à temps, dis-je, car il te faut laisser tes
occupations ;
14 en vérité il en a coûté bien du mal aux fils de la stagnation,
qui n'ont pas fui à temps.

* * *

Forese de nouveau prend la plume.


Dans son sonnet, autant que je puisse le déceler, il ne fait
d'allusion à la vie spirituelle qu'aux vers 7 et 8. Répondant à
Dante, il feint de comprendre que Dante l'a traité de voleur,
puisque tel est un des sens que l'on peut lire dans le sonnet de
Dante, et il riposte à l'humiliation d'être traité ainsi en
rétorquant à Dante que lui aussi Dante a des dettes, dettes envers
l'hospice San Gai, et il se montre, ou feint de se montrer,
blessé par les mots cinglants de Dante sur sa pauvreté.
Pour dérouter l'inquisition, ne fallait -il pas feindre de se
disputer réellement?
Il faut accepter sans discuter les renseignements donnés par
I76 LA « TENZONE »

Barbi sur l'hospice San Gai, hôpital bien connu de Florence ;


toutefois on ne connaît que par ce sonnet les rapports que
Dante a bien pu avoir avec lui : c'est dire que pour écrire un
« Vie de Dante » il faudrait bien se garder de prendre ce détail
au pied de la lettre, car sait-on jamais ce qui peut se cacher
derrière un tel nom propre?
Mais il est temps d'en venir à l'un des passages les plus
curieux et certainement celui qui est le plus révélateur du sens
de ces six sonnets : c'est l'histoire du château dont Forese nous
dit que Dante sortait les poches pleines, comme un mendiant,
insinue-t-il !
Ce château est fort curieusement appelé de deux noms assez
voisins quoique très différents.
Dans le long et très intéressant commentaire sur l'histoire
de ce château, Barbi le cite, selon un texte latin de 1180, et à
plusieurs
à' Alla Fronte,
reprises
le « Front
(p. 332
haut
à »,338),
fier nom
sous florentin.
le nom magnifique
Mais l'édition de la Société dantesque italienne (1921),
celles de Mattalia (1943), de Contini (1946), de Barbi-Maggini
(1956) écrivent, « comme le veulent deux manuscrits anciens »,
A lira Fonte, « Autre Fontaine » : il suffit de changer l'R de
place.
On nous dira que ce sont les copistes qui se sont trompés
et que l'on ne peut rien conclure de ce changement. Il y a
en effet sûrement des copistes qui se sont trompés, mais
lesquels? Nous avons dans les arguments qui suivent de quoi
penser que ce sont ceux qui ont altéré le nom qu'avait écrit
Forese.
Ce changement est très intéressant, car ce sont certainement
nos poètes qui ont transformé le nom du château pour le
baptiser « Autre Fontaine ». C'est qu'en effet cette appellation nous
conduit dans un domaine très différent de la fierté du front
florentin, et ce domaine où il nous mène est celui des écrits
initiatiques.
Tous les écrits initiatiques parlent, toujours, de l'eau pure
qui coule de telle ou telle fontaine ; ils citent les sages qui vont
s'y abreuver et ils l'appellent la Fontaine d'Enseignement.
Ce mot Fontana d'insegnamento est même écrit en toutes
lettres dans le poème Ben aggia (XV dans la S. D. I.) écrit
par un auteur anonyme répondant au poème de Dante : Donne
che avete (V. N., XIX), auteur qui considère Dante comme
un maître à penser.
Voici donc que nous trouvons ici une fontaine, qui est
sûrement une fontaine initiatique, puisqu'elle est 1' « Autre
Fontaine », car par rapport à quoi peut-elle être autre, si ce n'est
par rapport à l'Église?
Il faut donc lire, dans ce sonnet, qu'il s'y trouve, ici encore,
un mélange de deux choses : un renseignement précieux
concernant les pensées secrètes des deux amis et des paroles
OU « DISPUTE AVEC FORESE DONATI » 177

agressives de Forese, que j'ai une invincible tendance à


considérer comme feintes.
Or Barbi dit qu'il n'a aucun renseignement sur ce que
Dante pouvait emporter de ce château dans son tablier (v. 7) !
Eh, certes, les gens qui se transmettaient une instruction plus
ou moins hérétique prenaient les plus grands soins pour n'en
laisser aucune trace « dans l'histoire ».
Cependant Barbi, cherchant si l'on pouvait trouver quelque
trace de quelque Donati susceptible d'avoir secouru, dans ce
château, une misère hypothétique de Dante, signale (p. 337)
une donnée qui pour notre étude est d'un intérêt considérable,
« que des descendants de la famille d ' Altafronte y habitaient
encore en 1327, et qu'à cette date ils furent condamnés par
l'inquisition pour hérésie ».
Ce renseignement est infiniment précieux (et nous devons
être extrêmement reconnaissants envers les historiens qui
nous aident ainsi à leur insu). Il y avait donc, chez les Altra-
fronte, une tradition familiale hérétique ! C'est en effet leur
nom historique, leur château était situé près de l'actuel pont
aile Grazie et il y a encore dans ce quartier une rue d'Alta-
fronte.
Cette tradition confirmerait qu'il a eu chez Forese, quand
il écrivait ce sonnet, une idée très précise, celle d'attirer
l'attention de Dante ; sinon pourquoi aurait -il changé Altafronte
en Altrafonte? si ce n'est pour faire allusion à la Fontaine
d'Enseignement qui s'y trouvait ; ce n'est pas le Haut Front,
c'est l'Autre Source !
Ce qui nous confond, c'est que Barbi termine son article
sur ce château en écrivant « qu'il n'a obtenu de ses recherches
aucun résultat sûr pour éclaircir l'allusion aux grembiate, aux
tabliers, pleins du château d'Altafronte », alors qu'il donne
lui-même la clef du mystère ! Ce n'était pas des « secours »,
comme il le dit page 338, que Dante allait y chercher, ni en
argent, ni en pain, ni en huile, mais bel et bien une vivanda
selon l'expression utilisée par lui au début du Banquet, une
nourriture de « vie », de vie spirituelle évidemment.
Alors, devant cette notion, il faudrait pouvoir remonter
au premier vers du sonnet et tâcher de découvrir si, derrière
l'appellation de San Gallo, il n'y aurait pas, là aussi, quelque
allusion. Cela nous sera peut-être expliqué un jour.
Or il nous semble que l'on peut faire la remarque suivante :
qu'il suffit d'avoir trouvé dans ce sonnet un signe évident
d'allusion à la position intellectuelle et spirituelle de Dante
pour avoir le droit de considérer le reste, l'ensemble des six
sonnets, comme animé de la même idée, comme une comédie,
comme une feinte dispute destinée, une fois de plus, à dérouter
l'inquisition.
Ne nous étonnons donc pas si les deux derniers sonnets
sont de plus en plus violents et profèrent des injures de plus
Bulletin Budé 12
I78 LA « TENZONE »

en plus blessantes, ou faisant allusion à des faits quelconques


sans rapport apparent avec les doctrines sectaires. Tant mieux
si l'on découvre un jour quelque rapport de ce genre : il ne nous
est plus indispensable.
Voici le sonnet en question, de Forese :

1 Va, restitue donc à l'hospice San Gai ce que tu lui dois,


avant de dire
2 paroles ou mots cinglants sur la pauvreté d'autrui,
3 car il a manifesté une bien trop grande pitié
4 cet hiver pour tous ses amis.
5 Et de plus, si tu nous considères comme si misérables,
6 pourquoi t'adresses-tu à nous pour demander la charité?
7 Du château d'Autre Fons, d'une fontaine bien autre que
l'Église, ht tires des biens dont tu as le
tablier si rempli
8 que je sais bien que tu t'y nourris.
9 Mais il te faudra bien travailler,
10 si Dieu peut te conserver la Tana et le François, tes frères
qui te protègent,
11 pour que tu ne te trouves pas embrigadé avec le pauvre oncle
Belluzzo.
12 A l'hospice de Pinti que subventionne ma famille tu as un
13 refuge ; et déjà il me semble voir se tenir, à la table du réfec-
14 toire, en troisième sur une êcuelle, Alighieri avec son petit
gilet sans manteau.

*
* *
Voici revenir un sonnet de Dante, le cinquième de la série
(le troisième et dernier de lui). Il y profère les injures les plus
déshonorantes : au vers 1 : « fils de je ne sais qui », il accuse
d'adultère la mère de Forese. Vers 3 et 4 : « tu as été
tellement goinfre que tu as dû devenir voleur », les gens craignent
pour leur bourse quand tu approches. Vers 9 : « Ce pauvre
vieux qui t'aime s'imagine être ton père mais il se trompe :
tu n'es qu'un bâtard. » Enfin, au vers 14, une histoire fort
sordide où l'on est tenté de lire qu'il y avait des relations très
louches, dans la famille de Forese, entre frères, surs et beaux-
frères un peu trop beaux séducteurs. Tout cela serait
scandaleux si ce n'était entièrement symbolique.
En effet, l'expression Bicci novello, que l'on retrouve ici,
signifie à notre avis que Forese a été admis dans une secte,
mais que Dante, disant « fils de je ne sais qui », ignore celle à
laquelle il s'est affilié en premier lieu ; et alors, pour dérouter
l'inquisition, vient l'injure affreuse « si je ne le demande à
dame Tessa », monna Contessa, comme s'il s'agissait de la mère
de Forese qu'il accuserait d'adultère. Or en réalité nous ne
possédons aucune certitude historique que la mère de Forese
s'appelât Contessa ; Scartazzini ne cite pas ce nom. Barbi le
OU « DISPUTE AVEC FORESE DONATI » 179

cite (p. 346), mais il cite aussi une historiette, un peu légère,
où ce nom apparaît, mais cette historiette ne nous convainc
pas car on peut se demander si son auteur n'a pas cité ce nom
d'après ce sonnet de Dante. De plus, pour nous laisser
perplexe et incrédule, nous connaissons une autre Contessa dans
l'uvre de Dante : elle se trouve à la fin du poème CVI (la
Liberalità) où les noms de Bianca, Giovanna, Contessa sont
des noms cachant l'identité d'un chef de secte assez haut placé,
ayant des qualités secrètes, qu'on ne doit pas connaître,
et auquel ne peut s'appliquer le reproche d'avarice. Ce chef
de secte (que Dante désigne, ici encore, par ce même nom de
Contessa, « dame Tessa ») est le seul en effet qui pourrait
valablement renseigner Dante sur la secte où a été affilié
Forese ; nul ne le saurait mieux que lui.
Puis Dante continue : « tu as mis tant de choses dans ta
gueule... », dit -il, autrement dit : « tu as été prendre ta
nourriture spirituelle dans tellement de loges secrètes, tu as
fréquenté tant de loges aux idées diverses qu'on peut bien dire
que tu as pris le bien d'autrui ». Et l'on peut se demander si
vraiment les membres affiliés à telle sous-secte pouvaient
fréquenter des loges qui n'étaient pas la leur ; or nous avons la
preuve que cela était possible, par le récit que nous fait Dante
lui-même en Vita Nova, XIV : on l'y voit conduit par un ami
de bonne foi dans une loge qui n'était pas la sienne ; là, Dante,
par erreur, commet une faute rituelle qui fait que tout le
monde se moque de lui (gabbavano) ; on avait donc la
possibilité d'être invité ainsi de loge à loge, on pouvait donc s'y
instruire, ce qui pouvait aussi conduire à être accusé de voler
le bien d'autrui, comme l'est, dans notre sonnet actuel, Forese
par Dante.
Cela nous laisse à penser que, dans le sonnet 3 (le deuxième
de Dante), où Dante parle de l'art que connaît si bien Forese,
art dont nous nous demandions si c'était l'art de la fuite ou
l'art de détrousser les gens, ce mot « art » peut signifier ces
deux actions. Mais le vol dont l'accuse Dante est celui de
picorer de-ci de-là quelque lambeau de doctrine.
Et de nouveau les insultes (feintes) fusent dans les quatre
vers qui suivent.
Maintenant tâchons de voir qui donc est cet homme, au
vers 9, ce tal qui, du fond de son lit, est inquiet à la pensée
que Forese risque « d'être pris en train de voler », c'est-à-dire
en train de prendre des positions intellectuelles appartenant
à d'autres sectes que celle où il est affilié. L'opinion habituelle
est que cet homme est Donati, son père, puisque, au vers 11,
la similitude des rapports familiaux entre Forese et ce père
avec ceux qui existent entre Jésus et saint Joseph laisse à
penser que Forese était un bâtard, accusation déjà exprimée
au vers 2 par l'allusion à l'adultère de la dame Tessa dont
nous venons de parler. Or nous avons vu que la récente entrée
l8o LA « TENZONE »

de Forese dans une secte peut nous faire penser que « fils de
je ne sais qui » ne concerne aucunement son père naturel.
Même chose ici à propos de ce tal, car, si Forese vient d'entrer
dans la secte de Dante, il en résulte que l'on peut très bien le
considérer comme le fils spirituel de Dante, fils lié à lui par
l'esprit, par les rites, et non par la chair, exactement comme
était Jésus pour saint Joseph, comme aussi un catholique
dit à un prêtre « mon Père ».
Et donc ce personnage du vers 9 qui du fond de son lit
est inquiet pour Forese ne seiait pas du tout son père, mais
Dante lui-même. Nous connaissons dans l'uvre de Dante
un autre passage où le chef de secte est nommé le père ; c'est
au chapitre xxn de la Vita Nova où le « père » mort est, selon
toute une série de recoupements, le chef de secte, dont la mort
entraîne la débandade des membres.
Hypothèses, certes, mais bâties sur toute une série de
considérations convergentes, qui ne contredisent, en somme, que
d'autres hypothèses, bâties elles-mêmes sur des
interprétations non moins conjecturales des mots et des phrases,
hypothèses et interprétations arbitraires selon lesquelles,
répétons-le, le tal du vers 9 serait le père uniquement légal de
Forese, et la dame Tessa du vers'2 serait sa mère adultère.
Voici le sonnet de Dante :
1 O Bicci à l'esprit renouvelé, fils de je ne sais qui (disciple de
je ne sais quelle logé)
2 si je ne le demande pas à dame Tessa (notre chef suprême),
3 tu as déversé tant de choses dans ton gosier (tu as avalé tant
de doctrines différentes)
4 qu'il te faut par la force des choses prendre le bien d'autrui
(prendre ces doctrines de-ci de-là).
5 Et déjà les gens se gardent de lui,
6 ceux qui ont bourse au côté, là où il s'approche,
7 et ils disent : « Celui-là, qui a la face fendue,
8 est malfaiteur public dans tous ses actes. »
9 Et il y a quelqu'un au fond de son lit, qui est triste pour lui,
10 par crainte qu'il ne soit pris en train de voler (de prendre
n'importe quelle position intellectuelle)
11 bien qu'il lui appartienne autant que Joseph au Christ,
étant lié à toi spirituellement.
12 De Bicci et de ses frères sectaires je peux conter
13 que, pour un sang comme le leur, acquis fort mal par une
initiation dans n'importe quelle loge,
14 ils savent cependant, envers leurs dames (leurs confrères en
la secte) se comporter en bons beaux-frères,
fraternellement unis d'une loge à l'autre.

Enfin voici le dernier sonnet de cette « dispute », le troisième de


Forese.
OU « DISPUTE AVEC FORESE DONATI » l8l

Les discussions sont interminables sur le sens à donner à


divers mots : l'aguglin (4), la bonetta (7), l'hanno portato su (13),
le metter la ragione (14). Malgré les incertitudes concernant
ces mots, le sens du sonnet est assez clair. Voici d'abord le
sonnet :
1 Je sais bien que tu as été fils d'Alighieri
2 et je m'en aperçois aussi à la vengeance
3 que tu as exercée, si belle et prompte en sa faveur
4 au sujet de l'aigliau, monnaie qu'il échangea l'autre jour.
5 Mais même si tu avais taillé en pièces un de ses offenseurs
6 tu n'avais pas à mettre tant de hâte pour conclure la paix ;
7 mais tu as, par lâcheté, depuis cette affaire, la panse si pleine
8 que deux ânes ne la porteraient pas.
9 Un bel usage, celui que tu nous as apporté, je te le dis bien,
10 que l'homme qui te donne bien le bâton
11 est celui que tu prends pour frère et pour ami.
12 Je pourrais te dire le nom des personnes
13 qui ont misé là-dessus ; mais, des grains de mil,
14 apporte m'en, car je veux régler ces comptes et en finir.

Comme on le voit, Forese reproche à Dante de n'avoir pas


vengé son père et de pactiser vraiment trop tôt avec ses
ennemis. C'est une accusation assez maigre ! On se demande
comment Forese, qui parle si bien de vengeance, aurait bien
pu riposter avec une telle mollesse aux injures de Dante si
vraiment les sonnets précédents avaient été autre chose qu'une
fiction, en particulier celui qui le traitait de bâtard : nous
avons vu que c'était en effet une fiction.
Quant à l'accusation de lâcheté dans la vengeance, elle
perd beaucoup de son mordant si l'on songe que Dante n'avait
que douze ans à la mort de son père (selon Bargellini, alors
que Scartazzini écrit qu'il avait entre cinq et douze ans) ;
pour le venger aussitôt, il eût fallu qu'il fût vraiment très
précoce ; il est vrai que, lorsqu'on considère la vengeance
comme un devoir, celle-ci attend aisément des années, et le cas
était fréquent de vengeances très tardives.
De plus, Forese accuse aussi Dante de prendre pour frère
et pour ami celui qui vient de lui donner du bâton, en somme
de manquer de dignité. «Bel usage ! », dit-il, et Forese lui envoie
ce « bel usage » comme une injure mordante.
Toutefois, n'est-ce pas là reconnaître une grande qualité
de l'âme de Dante?
La question se pose en effet sur cet aspect de son caractère.
Barbi (p. 316) écrit : « A Forese, en quête de reproches à
renvoyer à son adversaire, put sembler vilenie ce qui à Dante
aura paru indulgence digne et prudente. » Cependant,
présentant une seconde idée différant fort de la précédente, le
même Barbi écrit encore, quelques pages plus loin (p. 366) :
« Maintenant Dante n'était certes pas disposé par sa nature
à tolérer en paix de graves injures. » En somme, Dante pra-
l82 LA « TENZONE »

tiquait -il le pardon des injures, et de quelles injures? Et


comment apprécier si une injure était grave ou ne l'était pas?
Incertitude, donc, sur cette affaire.
En tout cas, cette remarque de Forese disant que Dante
prend pour ami celui qui vient de le bâtonner rappelle fort
la position qui, effectivement, sera la sienne ultérieurement,
lorsqu'il s'inclinera devant l'Église après avoir rompu tant
de lances contre elle : Cecco d'Ascoli le lui reprochera
véhémentement plus tard.
Mais n'oublions pas que c'est par loyauté intellectuelle
que Dante a été conduit, à un certain moment de sa vie, à
se faire « un parti pour lui tout seul ». Et n'oublions pas non
plus que de telles loyautés aboutissent à ce qu'on appelle
communément des conversions religieuses. Or, vu par un
il narquois, un converti est un homme qui prend pour frère
et ami celui qui vient de le bâtonner, mais qu'il bâtonnait, du
reste, lui aussi, tant qu'il pouvait.
Est-ce que Forese pensait à tout cela en écrivant son sonnet?
La date de sa mort, 1296, bien antérieure à la rédaction du
Banquet de Dante, est bien antérieure, par conséquent, à
la date où l'on peut penser que^ Dante, en l'écrivant, ait fait
sa soumission à la pensée de l'Église.
Et cependant, si l'on regarde encore les dates, on voit que,
quand Dante écrivait le sonnet Tutti U miei pensieri...
(V. N., XIII), il appelait déjà « son ennemie » au secours
« pour qu'elle le défende » ; et lorsqu'il écrivait Le dolci rime
d'amor..., poème à la gloire de l'ennemie de Béatrice, la
gnose moniste, il commençait par dire : « Les doux poèmes
d'amour (que j'adressais à Béatrice), il convient que je les
laisse ... », mais il ajoutait : «non que je n'espère pas y revenir ».
Je pense donc que, même avant la mort de Forese, Dante
avait déjà dû faire sentir à ses amis que la lucidité de son esprit
ne lui permettait sans doute jamais de se pétrifier dans une
quelconque position intellectuelle.
Cette façon de voir l'itinéraire spirituel de Dante peut aussi
trouver une justification dans le sonnet de Guido Cavalcanti
F vegno il giorno... (XXIX), qui nous montre un Dante qui,
bien avant son exil, même au temps où il guerroyait dans les
rangs de la secte, n'était pas sans jeter vers l'Église des regards
très attentifs.

L'interprétation que je viens d'offrir de ces six sonnets


fait entrevoir un Forese très au courant des liens de Dante
avec sa secte, s'y étant même lui-même affilié. Mais, si on lui
attribue vraiment la paternité des trois sonnets qui sont sous
son nom, il faut alors penser que ce jeune homme, que l'on
considère surtout comme un gourmand, puisque Dante lui en a
assigné le siège sur la montagne du purgatoire, n'était pas
sans avoir une notable culture spirituelle.
OU « DISPUTE AVEC FORESE DONATI » 183

Ne nous étonnons donc pas du tableau que Dante nous


dessine de sa rencontre avec lui sur le susdit cercle du purgatoire
[Pur g., XXIII, 87 et sq. ; XXIV, 74 et sq.).
Nous comprenons maintenant les tendres pensées que Dante
y met dans les paroles de Forese pour Nella, sa femme, et les
prières de Nella pour lui, ainsi que le caractère affectueux des
deux conversations qu'a Dante avec lui.
Or, dans cet assez long passage du Purgatoire, je prétends
qu'on voit une trace de la « dispute » entre nos deux amis, de
cette tenzone que nous venons d'étudier.
Nous y lisons en effet (Pur g., XXIII, 115) :
... se tu riduci a mente
Quai fosti meco, e quale io teco fui,
Ancor fia grave il memorar présente.
C'est-à-dire : « ... si tu rappelles à ton esprit Celui que tu fus
avec moi, et celui que je fus avec toi... », on pourrait penser
que Dante va faire allusion à leur violente et injurieuse
dispute, mais au contraire Dante continue en disant : « Encore
sera grave le souvenir que nous en avons présentement. »
Or que signifie le grave employé ici par Dante? Remarquons
que c'est un mot à double sens, une amphibologie une fois de
plus.
Si l'on veut voir dans ce passage une allusion à ce qu'il y
aurait de sordide dans leur dispute, on justifiera cette
opinion en traduisant grave par « pénible, douloureux, désagréable ».
Mais grave veut aussi dire maestoso ; c'est même le sens que
lui donne le premier paragraphe de la Crusca : c'est-à-dire
« plein de majesté, magnifique », ce qui, en ce sens, indique
non plus un souvenir humiliant, mais tout le contraire, les
deux amis rappelant ainsi à leur esprit (leur mente, ou
entendement) un moment de leur vie où ils se rendirent
magnifiquement en riant le service que nous avons vu.
Bien sûr, c'était un service datant d'une période de leur vie
où ils cultivaient des idées qui n'étaient pas celles des
inquisiteurs catholiques, et je pense que l'on peut trouver une allusion
à leur hérésie d'alors dans les vers qui suivent les précédents
(Purg., XXIII, 118) :
Di quella vita mi volse costui
che mi va innanzi.
c'est-à-dire : « De cette vie me détourna celui qui va devant
moi... » Ce dernier est Virgile. Or, rappelons-nous les premiers
vers de la Comédie : Virgile est venu sauver Dante au moment
où Dante avait perdu la diritta via (Enf., 1-3). Cette diritta
via, la voie droite, le chemin droitement orienté, qu'avait
perdu Dante, est assurément celui qui concerne ce qu'il y a
de plus important dans ce bas-monde, c'est-à-dire la
conception que nous avons de Dieu.
184 LA « TENZONE »

Or c'est bien Virgile, envoyé par la Sagesse surnaturelle


symbolisée par Béatrice, qui, en effet, comme il le dit ici,
le « détourna » de « cette vie », de celle qui était orientée vers
le monisme des sectes où Forese et lui se complaisaient jadis.
Bref, comme on voit, ce passage du Purgatoire ne contredit
en aucune façon l'idée que cette tenzone ne fut qu'une feinte
dispute, destinée à la fois à s'amuser (et je suis persuadé
qu'ils ont dû en effet bien s'amuser), ainsi qu'à dérouter
l'inquisition en s'avertissant l'un l'autre des dangers que leur
faisait courir leur attachement à des doctrines suspectes,
mais aussi en mettant dangereusement leur joie à se raconter
leurs aventures dans la secte.
En tout cas, contrairement à ce que l'on pense en général,
elle n'entache en aucune manière la noblesse de Dante.
Philippe Guiberteau.

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