Vous êtes sur la page 1sur 31

Bulletin de l'Association

Guillaume Budé : Lettres


d'humanité

Dante entre l'Église et l'hérésie


Philippe Guiberteau

Citer ce document / Cite this document :

Guiberteau Philippe. Dante entre l'Église et l'hérésie. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé : Lettres d'humanité, n°21,
décembre 1962. pp. 460-489;

doi : https://doi.org/10.3406/bude.1962.4211

https://www.persee.fr/doc/bude_1247-6862_1962_num_21_4_4211

Fichier pdf généré le 11/01/2019


Dante entre l'Église et i'hérésie

Lire Dante est bien ; l'étudier est une source de joies


incomparables, mais dès que l'on s'y essaye on est plongé dans un océan
de difficultés dont on ne peut espérer sortir sans l'aide des érudits
qui nous ont précédés. Or, quand on lit leurs travaux, on reste
étonné des descriptions tout opposées qu'ils ont faites de son uvre.
Ame passionnée, esprit extrêmement actif, poète admirable,
Dante a parlé de tout, politique, philosophie, histoire ancienne et
contemporaine, mythologie, science, linguistique, astrologie,
théologie, que sais-je encore ? N'oublions pas l'Amour, qui à
tous ses étages trouve chez lui le peintre le plus précis, le plus
exquis et le plus grandiose. Les mots, la «lettre» qu'il emploie
sont d'une telle magnificence que de nombreux commentateurs
en sont hypnotisés.

II

Nous les appellerons les littéraux, ou passionnés du sens


littéral. Cette passion est compréhensible, et leurs études sont d'un
intérêt très grand et sont une source de renseignements
indispensable dans tous les domaines que nous venons de dire.
En particulier Dante décrit son amour pour quelques dames de
façon si émouvante qu'on comprend la ferveur des lecteurs pour
la recherche historique de leur identité. Nous sommes
absolument persuadé que Dante a été réellement amoureux de quelque
dame (au singulier ou au pluriel) au cours de sa vie, et que
l'illumination due à l'amour peut avoir été à l'origine de beaucoup de
ses expressions de poète. Et même nous serions enchanté si nous
pouvions avec quelque certitude aller en pèlerinage, à Florence,
à la maison de Béatrice....
Malheureusement la littérature concernant cette dernière est
remplie de contradictions.
Qu'on nous permette de rappeler qu'il a fallu cinquante ans
après la mort de Dante pour que Boccace annonce pour la
première fois, aux auditeurs de ses lectures commentées, que la
Béatrice de Dante avait été une demoiselle très précise nommée
Portinari, mais il ne donne du reste aucune preuve ni* aucune
référence à cette affirmation. Malheureusement Boccace s'est
DANTE ENTRE L'ÉGLISE ET L'HÉRÉSIE 46 1

vanté par la suite {Sonnet CXXV) de s'être malicieusement et


malignement moqué du public qui l'écoutait ; Luigi Valli donne
à ce sujet de longues explications, n'y revenons pas {Le langage
secret de Dante et des Fidèles d'Amour, pp. 264 et 400;.
Du reste, les commentateurs littéraux ne sont même pas tous
d'accord sur l'identité de cette dame Béatrice. Par exemple on a
pu soutenir qu'elle s'identifie avec la Piccarda dont il est
question au vers 1 o du chant XXIV du Purgatoire, où Dante demande
de ses nouvelles à son frère Donati, et que l'on voit apparaître en
personne dans les chants III et IV du Paradis, dans le ciel de la
lune (R. P. Bliguet, La vraie Béatrice, Alger, 1943).
Il y a un autre domaine où les commentateurs littéraux exercent
leur érudition, c'est celui de la théologie et de l'histoire ; nous
restons confondu d'admiration devant l'amoncellement des
références que l'on trouve, par exemple, dans la récente édition
du Convivio par Busnelli et Vandelli dirigée par Barbi ; les
citations parallèles d'Aristote, de saint Thomas, de saint Albert le
grand et de mille autres auteurs sont d'une utilité et d'une
justesse incomparables, ainsi que les renseignements historiques et
littéraires que donnent ces érudits. Mais chez eux on ne trouve
pas en général d'allusion à la supposition qu'il pourrait y avoir,
sous-jacente, quelque autre chose ; ce qu'ils disent, c'est que
Dante est un poète, le type du poète catholique, voire le poète
catholique par excellence. Malheureusement la ferveur de ces
littéraux se heurte à un écueil ; ils n'échappent pas au danger de
trop se complaire dans le sens littéral et d'oublier de rechercher
ce que Dante finalement entend nous signifier. En réalité, on se
demande quel intérêt pourraient bien présenter les amours de
Dante pour mademoiselle X ou Y en comparaison des trésors
d'enseignement intellectuel que l'on doit savoir lire sous la
lettre. Bien entendu les littéraux ne vont pas jusqu'à nier que,
dans la Comédie, Béatrice soit devenue pour Dante un
personnage symbolique, mais ce qu'il ne faut pas oublier, c'est que la
même Béatrice chantée dans la jeunesse de Dante, dans ses
poèmes de la Vita Nova, est considérée, par une autre catégorie
de commentateurs, comme uniquement, et dès le début,
symbolique.

III

Ces commentateurs sont les symbolistes.


Là encore, les auteurs ne sont pas d'accord.
Disons un mot de l'opinion du R. P. Mandonnet {Dante le
théologien, Desclée, 1935). Selon lui, Béatrice serait uniquement
la pensée chrétienne, laquelle cesserait de sourire à Dante lorsque
462 DANTE ENTRE L'ÉGLISE ET L'HÉRÉSIE
Dante abandonne le chemin où il s'était engagé vers la clérica-
ture. Pour lui, Dante serait un excellent catholique qui
simplement ne serait pas allé jusqu'à l'ordination sacerdotale qui eût
fait de lui un prêtre. Il nous semble que ce livre très remarquable
n'ait tout de même pas tenu compte de certains faits.
Les commentateurs symbolistes, constituant un groupe que
les littéraux veulent ignorer, décrivent chez Dante (et chez les
divers poètes qui constituent avec lui un groupe assez précis) une
philosophie cachée qui serait notoirement hérétique ; les uns l'en
félicitent, comme Rossetti vers 1840, les autres l'en maudissent,
comme Aroux en 1853 ; depuis eux, Luigi Valli, René Guenon
ont gardé plus de calme et sont plus objectifs.
Ces auteurs rappellent avec un très grand luxe d'arguments
qu'il existait au xme siècle tout un courant d'idées en opposition
avec celles de Rome ; les écrivains qui les partageaient écrivaient
en termes voilés ; troubadours en langue d'oc, Roman de la Rosé
en langue d'oïl, Siciliens de Frédéric II, Florentins précurseurs de
Dante en langue de si, rosicruciens, albigeois, cathares, Fidèles
d'Amour, tous ces hérétiques à des degrés divers auraient été
groupés en sectes et auraient usé d'un langage conventionnel ;
et Dante aurait été l'un d'eux. Mais là encore la subtilité mène si
loin les raisonnements que l'on est saisi de vertige à leur lecture,
sans compter qu'un auteur comme Aroux appuie trop souvent ses
opinions sur des traductions que nous estimons douteuses ou
forcées.

IV

II y a donc, pour le lecteur moyen de Dante, un sujet d'étonne-


ment devant tant de divergences dans les interprétations ;
quelque scandale aussi à voir que les éditions faites par les
commentateurs littéraux les plus érudits font la conspiration du
silence à l'égard des symbolistes.
C'est pour tâcher de sortir de ce doute que nous avons
entrepris de lire le Convivio, c'est-à-dire le Banquet, en tâchant de
lire entre les lignes, en nous efforçant de voir s'il n'y avait pas
quelque chose de caché, de voir si Dante ne donnait pas lui-
même à son lecteur attentif quelque précieux fil d'Ariane.
L'on sait de quoi se compose le Convivio : trois poésies écrites
sans doute avant l'exil, et leur long commentaire en prose. Cet
ouvrage devait comporter quinze traités dont quatre seulement
ont été rédigés. Il aurait été écrit, selon Barbi, de 1304 à 1307, ou,
selon d'autre? historiens, de 1307 à 1309. Dante en abandonna la
composition pour écrire la Comédie. Il semble qu'il ne l'ait pas
publié de son vivant. Cet ouvrage semble avoir été très peu connu
DANTE ENTRE L'ÉGLISE ET L'HERESIE 463
pendant de nombreuses années. Les premières traces qu'on en
trouve se lisent chez des commentateurs, l'Ottimo, puis Piero
Alighieri, Giovanni Villani, enfin Boccace, qui n'en parle que
d'une façon très vague. Les manuscrits qui en existent sont plus
récents et semblent avoir été copiés sur un original mal corrigé.
Rappelons que Dante, né à Florence en 1265, en fut exilé pour
raisons politiques le 27 janvier 1302 et est mort à Ravenne en
septembre 1321, à 56 ans.
Nous voici donc en face du livre : or, autant notre poète sait
être concis dans ses poèmes (Vita Nova, Canzoniere, Commedia),
autant cette œuvre de prose, comme du reste la prose de la Vita
Nova, est lente, tarabiscotée, pleine d'annonces de divisions et
subdivisions dont on n'a que faire (au moins à première vue et
jusqu'à la preuve du contraire que nous n'avons pas) ; puis, à
certains moments, il tourne court., s'esquive, laissant le lecteur
sur sa faim, et surtout le laissant persuadé qu'il a voulu nous
étourdir pour nous empêcher de discerner certaines choses.
Toujours le ton est extrêmement hautain, parfois très embrouillé et
même contradictoire.
Malgré l'agacement, les difficultés fréquente?, il faut bien
entendu aller jusqu'au bout de sa lecture, et naturellement ce
que l'on y trouve est passionnant. En gros, pour les personnes qui
n'ont pas lu ce Banquet, rappelons de quoi il s'agit : Dante s'y
fait l'apôtre d'une merveilleuse doctrine qu'il vient de
découvrir : il aimait Béatrice et voici qu'il découvre une autre « dame »,
la Donna Gentile, pour laquelle il abandonne Béatrice ; et il
nous vante les mérites de cette Gentile en nous enseignant que
c'est la Philosophie.

Seulement, il y a des contradictions dans cette histoire !


En II, xii, 2 et 3, par exemple, il donne de longues
explications pour nous dire qu'il s'est consolé de la mort de Béatrice en
s'adonnant à la philosophie et en lisant Boèce et Cicéron, alors
que, dans la poésie qu'il commente, cette dame-philosophie qu'il
aime maintenant a surgi brusquement, a fait fuir la pensée de
Béatrice et n'a nullement le caractère consolant du commentaire.
Il y a donc une feinte, une dissimulation dans toute cette histoire ;
que se passe-t-il donc ? On peut faire une liste, et cette liste est
assez longue *,d es passages où notre auteur dissimule et où il nous
égare, où il veut évidemment nous égarer, sans compter qu'il y a un
passage (III, x, 7) où il fait l'apologie de la dissimulation.
i. II, xn, 2 et 3 ; II, xii, 8 à 10 ; II, xv, 6 ; II, xv, 8 ; II, xv, 9 ; III, v, 8 à 11 ;
III, vu, 7; III, vu, 11 ; III, ix, 16 ; III, x, 7 ; III, x, 13 ; III, xi, 1 ; IV, 11, 2 ;
IV, H, 14 à 16.
464 DANTE ENTRE L'ÉGLISE ET L'HERESIE

VI

Et puis, cette fameuse mort de Béatrice, dont on parle toujours,


il faut bien remarquer que le Convivio emploie à son sujet des
mots ambigus qui à notre avis ne correspondent sûrement pas,
dans la pensée de Dante, à la mort d'une dame qui eût été de
chair et d'os.
En III, 1, 11, il ne dit pas du tout que Béatrice est morte, il dit
simplement qu'il a quitté son premier amour.
En II, 11, 1. il parle du trapassamento, mais ce mot veut dire
« passage au delà d'un certain lieu » ; cela peut assurément être
le trépas, la mort, mais non pas obligatoirement, car cela peut
dire, et à notre avis dit de façon nette que Béatrice, c'est-à-dire
la béatitude présentée par la Sagesse, n'est plus dans le lieu où
elle se présentait primitivement à lui. Au même endroit Dante
dit que Béatrice vit dans le ciel avec les anges et sur la terre avec
son âme ; mais si Béatrice était une femme charnelle, nous
pensons que la passion qu'il éprouve pour la nouvelle dame
l'empêcherait de dire que Béatrice continuerait de vivre avec son âme.
Dans le même passage II, 11, 2 Dante parle de sa vedovata vit a ;
mais vedovata, en latin, cela signifie vide : sa vie est devenue
vide ; vedova c'est veuve, certes, mais surtout vide, d'où veuve
secondairement. Ce que Dante nous dit en réalité, c'est qu'il
s'était aperçu qu'il n'avait plus la certitude que nous devons nous
contenter de combler la partie affective de notre âme par la seule
sagesse proposée par l'Église, et allégorisée par Béatrice ; il ne
s'en contente plus, il pense qu'il y a autre chose à combler, aussi
ressent-il un vide dans son esprit, vide qu'il nomme vedovata
vita, qu'il faut remplir par une autre doctrine, doctrine, nous le
verrons, apportant des notions rassasiant l'intellect.
Béatrice était ainsi à ses yeux passée dans une condition
inférieure, devenue inapte à lui procurer la vie spirituelle à
laquelle il aspirait, et c'est pour cela qu'il nous d<t (III, 1, 11) non
pas que Béatrice est morte, mais qu'il a, lui, « quitté » son
premier amour.
Et précisément dans ce passage du Convivio la nouvelle dame
dont il va s'éprendre est aussitôt nommée gentile et sa qualité
nommée gentilcz.za. Ces deux mots sont utilisés coup sur coup^ «*
nous verrons plus loin (p. 481) ce que ces mots signifient.

VII

Et puis, on est très souvent arrêté par la surprise de trouver


certains mots qui étonnent d'abord, ou plutôt dont la répétition
étonne.
DANTE ENTRE L'ÉGLISE ET L'HERESIE 465
Par exemple, surtout au début de l'œuvre, il y a toute une
série de passages 1 où il oppose ce qui est sentimental à ce qui
est intellectuel. Bien entendu, ces notions s'opposent par elles-
mêmes et il n'y aurait pas lieu de s'en étonner ; ce qui est
étonnant, c'est l'intensité du mépris que l'on sent sous la plume d'un
Dante pour ce qui est sentimental, lui qui a la réputation d'être
un poète amoureux des dames. Il ne dit pas cela dans ces termes,
évidemment, mais par exemple il oppose ce qui est actif et viril
à ce qui est passif. Il vénère la virtù, la force active, et il met
en opposition cette force avec la passivité sentimentale, par
exemple en II, 11, 2 où il se glorifie de sa pensée qui est extrêmement
forte et pleine de vertu, et il glorifie les anges qui par le seul jeu
de l'entendement font mouvoir les ciels ; et il l'oppose au soave
penser qu'il avait auparavant; on ne voit guère d'abord comment
cette pensée suave peut s'opposer à l'intellect, mais est-ce bien
par « suave » qu'il faut traduire soave ? Sûrement pas, puisque
Dante nous donne lui-même l'étymologie du mot : « soave » est
« suaso » (II, vu. 5), c'est-à-dire pensée venant de la persuasion,
c'est-à-dire passive.
Bref, à plusieurs reprises, il oppose la force active de l'intellect
à la passivité sentimentale, la ferveur et la passion (sentimentalité
d'une âme passive) à la modération et à la virilité (maîtrise active
de l'intellect). En I, 11, 16, par exemple, il indique que sa pensée
s'est élevée, à son dire, d'une affection passionnée (pour Béatrice)
vers l'amour d'une doctrine où la force joue un rôle.

VIII

II importe de signaler aussi un passage bien curieux : c'est


(en III, vu, 6) la question des mots continuo et contiguo. Dante
explique que la bonté de Dieu est reçue de façons différentes par
les différentes créatures, et pour cela il parle de la hiérarchie qui
existe entre les diverses âmes ; il signale l'âme des animaux,
celle des hommes et celle des anges, qui est chose intellectuelle
pure. Or, entre ces différentes formes, Dante nous dit qu'il n'y
zgrado alcuno. Que veut dire ce mot ? Dans la remarquable
édition du Convivio de Busnelli-Vandelli, ces critiques présentent,
pour ce mot grado, l'interprétation suivante : selon eux, Dante
dirait qu'il n'y a pas d'être vivant, ou d'espèce vivante,
intermédiaire entre anges et hommes, non plus qu'entre hommes et
bêtes : ils font même une allusion à l'évolution des espèces, dans
le sens biologique du mot, par le mot « evolvente » (t. I, p. 335,

1. I, 1, 14 ; I, i, 16 ; II, 11, 5 ; II, vu, 5 ; II, ix, 1 ; II, x, 2 ; II, x, 6 ; III, x, 3 ;


III, xiii, 7.
466 DANTE ENTRE L'ÉGLISE ET L'HÉRÉSIE

note). Pour notre part, nous ne voyons pas que cette


interprétation du mot « grado » soit juste : nous ne pensons pas que Dante
ait voulu faire une allusion à ces « espèces biologiques
intermédiaires » (non plus qu'à ces êtres légendaires intermédiaires, nés
des hommes et des anges {Genèse, VI) ou des démons, centaures,
sirènes, génies, djinns), mais qu'il a simplement utilisé le mol
grade, qu'il emploie deux fois, dans son sens premier de sca-
glione (Dictionnaire de la Crusca), marche d'escalier, ainsi que
l'indique la traduction que nous proposons ; Dante y affirme
que pour passer de la bête à l'homme, puis de l'homme à l'ange,
il n'y a pas de rupture de surface, pas de grado, pas de gradin, pas
de marche d'escalier, pas de discontinuité, pas de changement
de plan, mais qu'il y a au contraire continuité, et il emploie trois
fois ce dernier mot coup sur coup.
Or l'Église nous enseigne bien qu'il y a, en effet, dans la
hiérarchie des états spirituels entre l'homme et Dieu toute une série
d'anges, et saint Denys PAréopagite en décrit neuf chœurs divisés
en trois hiérarchies, mais elle enseigne que, même si nous
parvenons à l'état spirituel qui est le paradis, nous serons dans une
certaine union avec Dieu, certes, mais que nous y serons
toujours comme âme humaine, nous ne passerons jamais par l'état
d'ange ; il y a une différence de nature entre la nature angélique
et la nature humaine et non pas seulement une différence
d'intensité dans l'entendement ; ces deux natures sont séparées par une
faille, une coupure, par quelque chose qui est « entre les deux ».
Dante, dans le passage en question, dit au contraire qu'il n'y a pas
cet « entre les deux », qu'il n'y a pas de « mezzo », pas
d'intermédiaire. Ce qui nous paraît inquiétant dans ce passage, c'est
que s'il n'y a aucun grado, aucun changement de plan entre ces
états, l'homme va se croire apte à circuler légitimement sur ce
plan : en descendant il ne va plus craindre de se ravaler au niveau
des bêtes, et en montant il va se donner orgueilleusement les
flatteuses illusions successives d'être d'abord un ange, puis
finalement d'être identique à Dieu.
Les commentateurs habituels de Dante ont assurément senti
cette difficulté ; en particulier Busnelli-Vandelli l'ont bien vue,
mais ils ont pensé pouvoir l'éluder. Pour cela ils citent des
passages de saint Thomas traitant du même sujet.
En effet saint Thomas (Contra Génies, 2, 68) dit :
Toujours il se trouve que la partie la plus basse d'un genre
supérieur touche, avoisine (contingeré) la partie la plus élevée d'un genre
inférieur.
Puis il cite Denys (Noms divins, VII) qui dit la même chose.
Saint Thomas (Commentaire sur l'Ethique, VII, 1, n. 1299) dit
encore :
DANTE ENTRE L'ÉGLISE ET L' HÉRÉSIE 467
Les affections sensitives peuvent chez l'homme se corrompre
tisque ad similitudinem bestiarum ; que sa partie rationnelle peut se
perfectionner quasi ad similitudinem substantiarum separatarum.
Mais similis veut dire semblable, et similitudo n'est pas identité,
ce n'est que ressemblance. Saint Thomas, dans la phrase suivante,
précise que dans la nature humaine il y a donc quelque chose qui
attingit, qui arrive à toucher ce qui est supérieur, et quelque chose
qui coniungitur , qui est joint, attaché à ce qui lui est supérieur.
Mais ces trois verbes, contingere, attingere, coniungere, signifient
des contacts, mais non des continuités, ni des confluents où se
mêlent les eaux des rivières. Ces ressemblances sont certes
susceptibles d'être utilisées littérairement à titre de comparaison,
mais elles n'impliquent pas, chez saint Thomas ni dans la
théologie ni dans la philosophie chrétiennes, que l'homme cesse
jamais d'être homme.
Or Dante emploie trois fois le mot coniinuo, indiquant le
passage insensible, continu, sans changement de plan, entre un
état et l'autre. Et comme ce mot est assurément gênant, les
commentateurs qui veulent que Dante soit toujours d'accord en
toutes choses avec saint Thomas ont une idée extrêmement
choquante : ils indiquent dans une note que « cette continuité est
une contiguïté, ou voisinage, et non mélange de nature » (t. I,
Page
335);
Cette équivalence nous paraît difficilement admissible : si
Dante avait voulu dire conliguo il l'aurait dit. On pourrait
objecter à cela que le mot contiguo n'existe pas dans le vocabulaire
dantesque ; était-il même employé couramment en 1300 ? En
tout cas, contiguus existait en latin, Dante ne l'ignorait pas et s'il
avait voulu en rendre l'idée il l'aurait employé, ou italianisé, ou
fait rentrer dans la pratique courante.
Avec ce problème de la continuité ou de la contiguïté entre les
âmes les plus basses et les âmes les plus élevées, celles des anges,
il s'agit en réalité des liens qui nous relient à Dieu.
Bien entendu il y a continuité parfaite entre l'Être de Dieu et
notre être de créature, qui en dépend totalement et constamment :
rien assurément ne s'interpose pour rompre cette relation, sans
laquelle nous cesserions d'exister. Les choses créées ont
évidemment leur être incréé dans l'Intellect divin, qui est leur prototype,
et dont elles sont le reflet. « Dieu Lui-même est le modèle
premier de toutes choses » (saint Thomas, Somme, I, xliv, 3 ;
cxemplar •— modèle, de ex-imo, je prends de....). « La création
chez une créature n'est rien sinon une certaine relation avec le
Créateur, comme avec un principe » (id., I, xlv, 3). Et cette
relation entre Créateur et créature est indiquée au début de
l'Évangile de saint Jean par la phrase « et sine Ipso factum est nihil quod
468 DANTE ENTRE L'ÉGLISE ET L'HÉRÉSIE
factum est. in Ipso vita erat.... ». Si l'on met un point après nihil,
on lit « Ce qui existe à l'état de créature était Vie en Lui ».
Le sens est très beau [écrit de cette version le R. P. Bernard
(Le Mystère de Jésus, p. 632)], c'est regarder la créature telle qu'elle
est dans la Pensée divine, et considérer dans le Logos l'exemplaire
éternel de ce qui se fait, comme l'œuvre dans l'esprit de l'artiste.
Que cette version nous donne un sens magnifique, cela ne veut
pas dire qu'une autre traduction soit illégitime : certains
interprètes en effet préfèrent mettre le point après le second factum
est ; on lit en ce cas : « En Lui était la Vie », ce qui n'est pas
moins juste, et permet de comprendre que l'évangéliste veut
insister davantage sur «l'illumination des hommes, chef-d'œuvre
du Logos, et de la rattacher par- dessus les œuvres de la création
à la Vie même de Dieu » (id.). De plus cette version évite au lecteur
moyen, à une époque où tous les textes sont entre toutes les
mains, la tentation de faire dévier son esprit vers le monisme, qui
pour l'Église est l'erreur redoutable entre toutes.
Cela étant entendu, un fil continu existant entre chaque chose
et son principe, cela veut-il dire que, en fait, les entités que nous
appelons les hommes soient capables de s'abaisser vers l'état réel
de bête ou de se hausser vers l'état d'ange, voire de devenir des
anges ? Le texte de Dante soulignant cette continuité pourrait
être de nature à le faire croire ; nous avons vu que l'Église n'y
souscrit pas ; pour elle nous ne passerons jamais par l'état d'ange,
il y a une différence de degré, un grado, une marche d'escalier
entre cet état et le nôtre, de même que, entre Dieu et nous, et
quel que soit avec Lui notre degré d'union, il y a toujours un
abîme, II est toujours le Grand Séparé.
Voilà donc, pensons-nous, une opinion de Dante assez peu
conforme à ce qu'enseigne l'Église, ou tout au moins une
expression bien suspecte ; d'autant plus qu'il emploie une troisième
fois le mot continuo à la fin de son paragraphe, pour préciser sa
pensée dans la phrase suivante :
Altrimenti non si continuerebbe Vumana specie da ogni parte, che
esser non puo, c'est-à-dire : Autrement il n'y aurait pas de continuité
de chaque côté de l'espèce humaine....
c'est-à-dire ni du côté des bêtes ni du côté des anges. Et nos
commentateurs notent une deuxième fois que là encore continuo
équivaut à contiguo (p. 336, notes), et ils précisent, et cette fois
justement, que « continu » signifie l'identité et l'unité des
extrémités, « contigu » signifiant le seul contact de ces extrémités. Ils
ont très bien vu la distinction, mais, nous le répétons, Dante aussi
devait fort bien la connaître et ce n'est sûrement pas par erreur
qu'il a employé un des deux termes plutôt que l'autre.
DANTE ENTRE L'ÉGLISE ET L'HERESIE 469

Du reste, Dante a dû sentir que sa plume l'entraînait un peu


loin sur le chemin de certaines divulgations, car il a terminé son
paragraphe assez brusquement, comme il le fait souvent quand il
est exalté, par une affirmation sans réplique : « Che esser non pin »,
à propos de cette hypothétique solution de continuité, « ce qui
ne se peut ». Admirons en tout cas le caractère tranchant,
indomptable, de Dante.

IX

Et puis il y a encore un mot qui arrive de façon étonnante :


c'est le mot deitade (III, n, 19). C'est un passage où Dante vient
de nous parler de la mente. Qu'est-ce que la mente ? et que veut
dire ce mot en français ? Il est malheureusement intraduisible, il
correspond très bien au mot mens du latin, mais nous n'avons
aucun vocable français superposable.
On traduit en général mente par esprit, mais esprit ne convient
pas car il couvre des domaines différents. Ame est l'analogue
de anima et ne convient pas davantage puisque l'âme existe aussi
chez les animaux et les végétaux. Intellect ne convient pas non
plus car il ne traduit que les opérations de l'esprit, sa partie
raisonnante, bien que intelligere corresponde aux actes les plus
directs de l'appréhension de la vérité, au-dessus des
raisonnements plus ou moins mécaniques de l'esprit. Mentalité est chose
très différente. En réalité il s'agit, avec la mente, la mens, de la
partie raisonnante de l'esprit, mais aussi de sa partie aimante,
par laquelle l'esprit va se précipiter sur telle vérité pour l'adopter
et l'étreindre, par une véritable puissance aimante de l'intellect ;
elle est capable, à partir de données expérimentales, d'extraire
de grandes pensées auxquelles s'adjoignent des amours ; dans
l'ordre surnaturel, c'est la mens qui est le siège de la grâce en
nous, et surtout de la grâce habituelle ; on pourrait peut-être
traduire mente par âme-esprit, mais il faudrait alors faire
remarquer que nous ne possédons pas premièrement une âme comme
les animaux et les plantes, et deuxièmement un esprit comme les
anges ; en nous justement la mens, la mente exprime l'ensemble des
deux : elle n'est pas uniquement notre possibilité de produire des
opérations raisonnantes, mais aussi celle d'avoir des intuitions,
d'opérer des choix, par une sorte d'activité première, par une
sorte d'affectivité intellectuelle, si l'on peut dire, que le mot cœur
assurément pourrait exprimer, par exemple lorsque Pascal dit :
« Le cœur a ses raisons. », mais traduire mente par cœur
demanderait aussi mille explications, car il faudrait parler du cœur dans
le sens où il est mille fois cité dans la Bible, du cœur- esprit, de
l'esprit de finesse, et l'on n'en finirait plus. Le mot m entai, sédui-
470 DANTE ENTRE 1/ ÉGLISE ET L HERESIE

sant, certes, aurait l'avantage d'avoir même étymologie, mais


nous avons pris l'habitude de ne voir en ce mot qu'un sens trop
réduit : l'expression « calcul mental » par exemple n'évoque
guère en effet qu'un mécanisme ne mettant en jeu que les
registres fort inférieurs de la mente. Le mot entendement
conviendrait assez bien peut-être mais il est lourd et pompeux ; nous
nous en sommes servi pour la deuxième chanson, Amor cke ne la
mente..., pour rappeler le 'ntendendo de la première chanson,
mais nous n'avons pas osé l'utiliser à chaque fois que le mot
mente s'est rencontré dans le texte de Dante ; cependant notons
que ce mot entendement est utilisé par Sainte-Beuve justement à
propos de Pascal, lorsqu'il parle de l'intégrité de son
entendement, car c'est bien de la mente de Pascal qu'il s'agit dans ce
passage {Port-Royal, livre III, chapitre XVIII, vers la fin,
page 297 de la deuxième édition). Bref, dans le cours de notre
traduction nous avons souvent préféré ne pas traduire, et nous
avons laissé le mot mente ! ce n'est pas glorieux, mais mieux vaut
n'être pas traduttore qu'être traditore d'un mot si beau, si
précieux, si riche, si large, si somptueux, surtout quand il est
prononcé comme il l'est à Florence !
Bref, Dante venait de nous parler de la mente, et tout d'un
coup, à la fin de son chapitre, il nous dit qu'elle est deitade. C'est
très étonnant car il aurait pu nous dire que cette mente est chose
divine ! ce qualificatif un peu vague était à sa disposition ; il a
préféré deitade, un substantif désignant la déité, la divinité elle-
même. D'autant plus étonnant que, dans le passage qui précède,
Dante vient de bien expliquer que les différentes formes créées
reçoivent une participation de la nature divine proportionnelle à
leur degré de noblesse (III, 11, 6), et qu'ainsi la mente ne fait que
participer de cette nature divine en recevant son rayonnement ;
et quoiqu'elle soit la plus noble des choses, on est surpris de
trouver subitement ce mot deitade, déité, pour la caractériser.
Bien entendu les arguments ne manquent pas pour établir
qu'il n'y a dans ce mot rien de suspect. On peut très bien montrer
en effet, comme le fait M. Vâlsan, qu'un texte de saint Thomas
est capable de faciliter la solution de cette difficulté.
L'âme humaine (Saint Thomas, Somme, Ia, Q. 77, art. 2) est aux
confins des créatures spirituelles et des corporelles. Et c'est pour
cela que concourent en elle les vertus de ces deux espèces de
créatures. Il faut donc dire que, sur ce point, l'âme intellective accède à
une plus grande similitude avec Dieu que les créatures inférieures,
car elle peut atteindre le bien parfait, quoique par le moyen du
multiple et du divers; en quoi elle est en défaut vis-à-vis des créatures
supérieures.
L'épithèlc deitade, déité, appliquée par Dante à cette partie
DANTE ENTRE l'ÉOLTSE ET I.' HÉRÉSIE 47 1

supérieure de l'âme qu'est la mente, et que l'homme aurait en


commun avec les « divines substances » pourrait s'expliquer alors,
nous dit encore M. Vâlsan, par la ressemblance à Dieu qu'elle
présente ; tout cela, sans être formulé par Dante dans des termes
strictement théologiques, n'en est, ou n'en serait pas moins en
accord avec ce que professent tous les théologiens.
On peut dire encore que Dante a bien donné le nom de dea, la
Déesse, aux personnes qui représentent, dit- on, dans le
Purgatoire, les trois vertus théologales : « quelle dee », ces déesses
(Purg., XXXII, 8). Il a employé le même mot pour nommer les
divines intelligences motrices des cieux, c'est-à-dire les anges
(Paradis, XXVIII, 121). Ce mot est très bien accepté dans un
poème ! devons-nous être assez sévère pour nous en choquer
quand il est employé dans un commentaire en prose comme le
Convivio ?
Néanmoins ce mot est extrêmement fort, et les éditeurs comme
Busnelli-Vandelli y ont vu une affirmation fort grave. Or, ils
expliquent en note qu'on aurait tort de déduire de ce mot que
... Dante suivrait ici Averroès (le grand métaphysicien de l'Islam),
faisant de Dieu la lumière intrinsèque de l'entendement humain, et
de l'intellect une chose divine au sens propre.

Ces commentateurs veulent laver Dante du soupçon d'aver-


roïsme que ce mot implique, mais il nous semble qu'au contraire
on peut soutenir que c'est exactement cela que fait Dante.
Voici de quoi il s'agit : c'est la question disputée de l'intellect-
agent, qui, par sa faculté active d'abstraction, de généralisation,
tire, à partir des données sensibles, des choses qui ne sont plus du
sensible et qui sont les données intellectuelles, lesquelles sont
aussitôt reçues par une autre partie de notre intellect, nommée
l'intellect possible, qui les garde pour constituer le trésor de nos
pensées. Bien entendu, Dieu se trouve dans notre intellect-
agent comme il est partout en nous (sauf en nos péchés) ; mais, à
examiner cette question de très près, saint Thomas estime que
cet intellect- agent, celui qui est actif, est nôtre, est à nous, est
intrinsèque à nous. Or certaines doctrines, non catholiques, et en
particulier celle d' Averroès, estiment que ce n'est pas nous qui
sommes capables de forger ces concepts, que c'est Dieu Lui-
même, la deitade qui est en nous, à demeure, et qui est donc
ainsi intrinsèque à nous puisqu'il réside à l'intérieur de notre
entendement, lequel par conséquent ne serait pas nôtre.
Ces doctrines croient grandement louer Dieu en Lui donnant
ce rôle ; l'Église (et saint Thomas), estime au contraire qu'elles
nient une partie du pouvoir de Dieu puisqu'elles Le priveraient
par là de ce qui est la plus haute de ses puissances, en niant à la
472 DANTE ENTRE L EGLISE ET L HERESIE
Cause première d'être assez forte pour produire au sein d' Elle-
même des causes secondes telles que notre intellect-agent.
Rappelons que la présence de Dieu dans l'intellect-agent
était une question passionnément controversée à l'époque de
Dante ; non seulement les théologiens catholiques, mais aussi les
musulmans s'en occupaient. Or Dante ne l'ignorait évidemment
pas ; il nous semble donc que s'il avait voulu penser et écrire en
catholique romain il se serait bien gardé d'employer un mot
aussi dangereux et compromettant que ce mot « déité » pour
caractériser cette mente. Et nous ne nous serions pas tellement
arrêté nous-même sur ce mot et n'insisterions pas tellement sur
son caractère averroïste si ces controverses, précisément, n'avaient
eu lieu au moment où Dante étudiait.
Nous pensons donc que ce mot deitade peut très bien être
considéré comme significatif d'une certaine pensée qui n'est pas
d'accord avec celle de l'Église.

Avons-nous le droit d'être si affirmatif ? Si nous pensons que


oui, si nous soulignons ainsi ce qui nous semble montrer une
faille entre l'Église et Dante, c'est parce que, encore une fois,
cette épithète nous paraît faire partie de tout un ensemble, ne
faisant que s'ajouter à toutes ces choses étranges que nous venons
de signaler et qui sont, rappelons les, les suivantes :
a) tous ces mots ambigus qui montrent que Béatrice est une
entité, une doctrine qu'il abandonne pour une autre ;
b) cette opposition entre l'activité et la passivité de l'esprit ;
c) cette continuité sur laquelle il insiste entre les états
hiérarchiques des esprits depuis les animaux jusqu'aux anges en passant
par l'homme ;
d) et puis maintenant ce mot deitade qui le range chez les
averroïstes.

XI

Or l'ensemble de ces notions constitue l'essentiel d'une


doctrine qui est bien connue, surtout depuis que les ouvrages de
René Guenon l'ont expliquée avec la plus grande précision :
c'est la doctrine ésotérique, c'est la doctrine de l'Inde védantiste,
que l'on peut encore nommer la Gnose, en prenant ce mot dans
son sens étymologique de Connaissance.
Il faut, bien entendu, préciser ce mot de Gnose. Il ne s'agit pas
de minimiser la Connaissance, ni d'en faire fi. La suprême joie
du paradis sera de « voir », avec les yeux de la connaissance. Il
DANTE ENTRE L EGLISE ET L HERESIE 473

n'est pas question d'oublier combien les premiers chrétiens ont


été enthousiasmés (c'est le cas de le dire) par tout ce que le Christ
nous a permis de connaître de Dieu, de préciser sur Dieu, à
commencer par saint Jean l'évangéliste, le théologien du Logos ;
en ce sens il y a donc une connaissance, une gnosie, une gnose
légitimement chrétienne, et il n'est pas question non plus
d'oublier Clément d'Alexandrie ni saint Denys PAréopagite.
Ce que nous entendons ici par ce mot de gnose, c'est la
doctrine selon laquelle la vie la plus élevée de l'esprit en ce bas
monde consiste à prendre par notre intelligence une connaissance
aussi parfaite que possible du cosmos, y compris celle des
mécanismes de la vie de l'esprit, et à s'aider ensuite de certains rites
(dits initiatiques) et de techniques appropriées pour transformer
cette connaissance qui n'est qu'indirecte, virtuelle, ou
spéculative, c'est-à-dire n'apparaissant que comme une image dans un
miroir, en connaissance réelle ou effective, ou directe, ou
immédiate, par intuition intellectuelle, afin d'atteindre la Sainte
Sagesse, la Sapienza Santa, la Sophia, dans un état que l'Inde
appelle l'état de Yoga, c'est-à-dire état d'union avec Dieu, état
d'identité suprême avec Dieu. Dans tout cela il n'est pas question
des aides surnaturelles venant du Christ par le canal de l'Église
romaine : c'est par le seul jeu de l'intellect, tout simplement
intendendo, comme Dante le dit au premier vers de la première
chanson du Convivio, que l'adepte va s'élever par les forces
actives de son esprit, et cela sans qu'intervienne le Christ autrement
que comme un magnifique symbole de concepts intellectuels,
et en tout cas sans qu'on utilise ses sacrements ni la messe.
Il va sans dire qu'un tel cheminement intellectuel ne peut pas
être suivi par tout le monde mais par un petit groupe, l'élite des
initiés, auquel est réservé un tel ésotérisme. Ces initiés utilisent
la voie initiatique active : ils n'ont pas besoin du Christ puisqu'ils
pensent avoir Dieu à l'état permanent dans leur mente ; et cette
voie s'oppose selon eux à la voie mystique, voie de passivité, de
sentimentalité, qui est l'apanage, disent-ils, des fidèles de l'Église
de Rome, exotérique, ou Église de saint Pierre.
On nous dira que l'on savait bien que les écrivains de la
Renaissance ont tous été plus ou moins séduits par les idées
gnostiques ! Si nous insistons tant sur ce sujet, c'est que ces
idées gnostiques ont été remarquablement précisées depuis
1920 environ par René Guenon, et que d'autre part toute l'uvre
de Dante nous montre avec quelle passion il s'est battu avec ces
conceptions.
On peut penser d'autre part que l'opposition que nous venons
d'établir entre ces doctrines, celle de l'Église et celle, ésotérique,
de la Gnose, est trop schématique ; mais il nous paraît difficile
Lettres d'Humanité 17
474 DANTE ENTRE L'EGLISE ET L HERESIE
d'éluder la question qui se pose constamment quand on étudie
Dante : celle de cette bataille, justement, de ce combat qui s'est
livré dans son for interne, et dont il est question depuis la Vita
Nova jusqu'à la fin du Convivio, et qui trouve sa solution, nous
allons le voir, à la fin du Purgatoire.
Si l'on adopte l'idée de cette opposition, il nous semble que
l'on comprend dès lors très bien l'aventure de Dante entre ces
dames qu'il aime, et surtout avec celle qui est louée dans le
Convivio, la donna gentile, pour laquelle il abandonne Béatrice.
Cette gentile n'est pas du tout la Philosophie pure et simple
comme il veut nous le faire croire dans ses explications, mais la
pensée gnostique réservée au petit nombre de ceux qui ne se
contentent pas de « brouter avec les brebis la commune
nourriture » (I, i, 6 à 8), ainsi que le font les croyants fidèles à Rome et
à sa doctrine (Béatrice).
On comprend aussi bien des choses dont il est nécessaire de
citer ici quelques-unes.

XII

D'abord il est évident que pour se communiquer de telles


doctrines les adeptes de cette pensée étaient obligés de se servir
d'un langage secret, et cela parce que le pouvoir temporel à cette
époque était très sévère contre les hérétiques ; et par conséquent
nous sommes amenés à croire ce que Luigi Valli nous enseigne
(Langage secret de Dante et des Fidèles d' Amour) sur ce jargon
sectaire, le gergo, et à y trouver bien autre chose que le sens littéral.
Nous ne reviendrons pas ici sur l'examen de ce langage secret,
ni sur celui de ces sectes pleines de haine contre l'Église de Rome :
tout cela est minutieusement étudié dans les livres de Luigi Valli
qui nous paraissent à peu près totalement excellents sur ces sujets.
Rappelons simplement que ces affiliés à la secte des Fidèles
d'Amour avaient tout un vocabulaire où les mots avaient un sens
très différent du sens usuel : rose, fleur, dame, yeux, bouche, ami,
jalousie, sourire, amour, cur gentil, madone, mort, vie, mort
de Madone, dormir, folie, fontaine, fleuve, pleurer, salut, santé,
cour d'amour, gaité, ennui, vent, gel, froid, pierre, marbre
(poésie pietrose), sauvage, vil, vilain, tonnerre, honte, nature,
lourdeur, couleur verte, etc., et n'oublions surtout pas les mots
dolce stil nuovo, gentil, vulgaire, poète (par opposition à
théologien) ; on est étonné de la longueur de cette liste, mais lorsqu'on
étudie la plupart des poèmes du canzoniere on est absolument
obligé de reconnaître que ces textes ne seraient au fond
qu'ennuyeuse logorrhée si ce vocabulaire secret n'avait pas été pour
Dante un réel moyen d'expression.
DANTE ENTRE L EGLISE ET L HERESIE 475
Dans le Convivio aussi on est souvent arrêté par des mots dont
le sens est double ; la présence de deux ou trois de ces mots ne
signifierait rien évidemment, mais leur abondance finit par
entraîner la conviction.
Conviction, certes, mais cela ne veut pas dire que l'usage de ces
mots soit toujours, chez Dante, un usage secret, et cela ajoute à la
difficulté de l'interprétation. La pensée de Dante, tiraillée entre
la Sapienza gnostique et la Sapienza chrétienne, ne l'oblige pas
constamment à l'utiliser.
Le mot nuovo, par exemple, a bien, au troisième vers de la
chanson Voi che 'niendendo... du deuxième traité du Convivio, le
sens du nouveau s'opposant à l'idée catholique, comme l'a, à
notre époque, le mot modernisme (moderne n'étant nullement
synonyme de contemporain mais sous-entendant une position
mentale non-orthodoxe), mais ce mot nuovo a aussi tous les sens
indiqués par A. Pézard (traduction de la Vita Nova,
introduction).
De même pietra ne peut évidemment pas toujours signifier
l'Église de Pierre, avec son jeu de mots lugubre et
blasphématoire évoquant une masse pesante et sans intelligence ; c'est
vraisemblablement ce dernier sens qu'il faut comprendre dans
les poésies dites pietrose ; ce l'est sans doute aussi dans le traité
de vulgari eloquentia (I, vi, 2) où le mot pietramala semble
indiquer non pas une ville matérielle, mais l'ensemble des fidèles de
l'Église de Rome ; quant au passage de Convivio, IV, xxn,
14 et sq., où un blanc jeune homme a tellement l'air de
personnifier la secte, et de dire que le Sauveur n'est pas sous la « pierre »
romaine, nous verrons dans la note correspondante que nous
n'arrivons pas à être totalement certain de l'interprétation à en
donner.
De même donna qui signifie si souvent l'adepte de la doctrine
cachée, le confrère dans la secte, l'âme assoiffée de la Sapienza,
a tout de même souvent aussi son sens usuel ; on serait tenté
d'écrire « son sens vulgaire », mais ce mot aussi, le mot « vulgaire »
est un piège ! A chaque fois, en effet, que Dante parle de la langue
vulgaire, il l'emploie bien, évidemment, par opposition au latin,
mais cette opposition n'est pas uniquement linguistique, car il
donne à ce volgare le sens de langage universel (I, v, 10 ; I, ix, 5,
6, 7 ; I, xiii, 12 ; II, 1, 4 ; II, 11, 1), et il le considère comme la
langue des poètes (II, 1, 4) par opposition à la langue des
théologiens ; les théologiens présentent en latin la doctrine de l'Église,
mais les poètes, en utilisant le vulgaire, utilisent un langage en
partie secret pour exprimer les arcanes de leur pensée, et ce
langage est le dolce stil nuovo, le doux style nouveau, expression
employée par Dante lui-même en Pnrg., XXIV, 57, pleine, elle
476 DANTE ENTRE L'ÉGLISE ET L' HÉRÉSIE

aussi, de sous-entendus : ce dolce stil nuovo est fait pour ceux qui
ont le verace intendimento, c'est-à-dire la compréhension
véritable de ce qu'ils lisent ; et cette pensée est celle de leur ésoté-
risme plus ou moins gnostique, tout au moins d'une doctrine qui
se veut peut-être souvent chrétienne, mais d'un christianisme
pur, primitif, non celui de l'Église corrompue..., disent- ils.

XIII

Nous avons parfois utilisé les mots « secte, sectaire ».


Qu'étaient donc ces sectes ? Et peut-on appeler sectaire le
langage dont nous avons parlé ?
Une secte est, dans le langage courant, une société rituelle, et
l'on peut vraiment penser qu'il en a existé de telles du temps de
Dante. Luigi Valli donne même sur elles des précisions très
grandes, si grandes qu'on a pu se demander s'il ne forçait pas un
peu les textes. Mais pourquoi ne pourrait-on pas appliquer ce
mot à des ensembles de quelques personnes unies par une même
pensée, usant entre elles de ce langage secret dont nous avons
parlé, sans qu'il y ait eu d'organisation matérielle de société avec
statuts et règlements ? La maçonnerie elle-même, dit Guenon
(Ésotérisme chrétien, p. 67) ne comportait pas d'organisation de
ce genre avant 171 7. Cette supposition rejoint certaines
conclusions d'A. Ricolfi ; cet érudit, étonné des précisions et des
affirmations de L. Valli, a repris en effet cette question en étudiant
toute la poésie italienne des xnc et xinc siècles, et même de
nombreux textes français émanant des « cours d'Amour » ; il fait
assurément quelques rares restrictions sur des points de détail
dans les interprétations de Valli, mais il a donné aussi d'autres et
nombreux arguments confirmant Valli, et affirmant l'existence de
ces sectes ; il pense que
... ces Fidèles d'Amour en étaient arrivés à constituer, au
xme siècle, sinon avant, une espèce de milice d'esprits hétérodoxes
sectaires, groupés en une fraternité sous le nom du Saint Amour et
dans le culte de la Dame unique, qui est parfois la Vierge ou parfois
la Sapienza Santa, ou l'une et l'autre en même temps (Ricolfi,
Studi sui Fedeli d'Amore, 1. 1, page 71).
Il confirme lui aussi que les dames de ces poésies sont presque
toujours symboliques, et que ce langage secret n'est pas une
imagination des commentateurs symbolistes. Il va sans dire qu'il
est très difficile de saisir de façon indiscutable les mille détails
matériels de l'organisation de ces sectes dont l'un des désirs était
précisément d'échapper aux enquêtes. Toutefois, confirmant ces
notions, il y a ce fait que le mot « secte » (setta) se trouve dans une
DANTE ENTRE L'ÉGLISE ET l'hÉRÉSIE 477
poésie de Bacciarone de Pise, citée et recitée depuis Rossetti par
Delécluse (Dante Alighieri ou la poésie amoureuse, 1854, p. 589).
par Valli (Ling. secr., 1928, pp. 231-234) et par Ricolfi lui-même
en 1940 (loc. cit., t. II, p. 137). Les discussions historiques sont du
reste d'un intérêt médiocre auprès des batailles spirituelles dont
toutes ces uvres sont le témoignage.

XIV

Voilà donc pour nous la certitude que Dante a appartenu à ces


sectes et à cette gnose, à cet ésotérisme gnostique.
Or, le combat dans son for interne auquel nous venons de
faire allusion, cette ardente bataille dont toute son uvre porte
le témoignage n'est assurément pas une question de morale : il ne
s'agit pas pour Dante de choisir une vie de moralité ou
d'immoralité, il ne s'agit pas non plus de savoir à quelle demoiselle il va
donner l'affection définitive de son cur ; il s'agit de la bataille
entre ses doutes, au plus haut de son esprit, et dont le résultat
sera, pour lui Dante, de décider s'il doit finalement appartenir
à la Gnose ou au Credo de l'Église de Rome, Église que par
ailleurs il déteste pour toute une série de raisons humaines où
entrent la politique qu'elle soutient et les murs de certains des
hommes qui la représentent.
N'oublions pas que certains hommes parcourent des
itinéraires spirituels qui sont loin d'être des lignes régulièrement
ascendantes, mais des tracés tumultueux comportant des hauts
et des bas, des arrêts brusques, des marches en arrière, des
virages et des retournements, des enthousiasmes et des cris
d'indignation, et que de tels cheminements méritent d'être
décrits avec les termes exprimant les passions les plus vives, et
naturellement ces termes sont offerts par le vocabulaire de
l'amour et de la haine.
C'est cette magnifique bataille qui fait pour nous l'intérêt
incomparable de Dante.
Il fut d'abord évidemment un petit garçon pieux qui aimait la
Sagesse que lui proposait l'Église : c'est l'amour pour Béatrice ;
puis les pensées gnostiques sont venues, il s'est affilié à ces sectes
ésotériques, il a lu les troubadours et le Roman de la Rose, et
ainsi Béatrice a été tuée dans son cur ! Plus ou moins tuée, du
reste, car justement sa pensée est longtemps restée indécise sur
ces sujets, et c'est pourquoi nous voyons plusieurs « dames
gentilles » dans son uvre, sur lesquelles, forcément, il est
impossible de se mettre d'accord si l'on veut y voir des dames
matérielles avec nom, prénom et date de naissance !
Songeons que Béatrice elle-même est appelée gentilissima dans
478 DANTE ENTRE L'ÉGLISE ET L'HÉRÉSIE

la Vita Nova (III, xxxix), exactement comme la Philosophie dans


le Convivio (II, XV, i), et sachons voir que ce mot gentile est
évidemment le mot latin gentilis, celui qui appartient à la même
gens, à la même famille spirituelle, famille de ceux qui cherchent
la Sapienza, et que par extension il qualifie, de toute évidence,
l'intelligence dépouillée de toute préoccupation concernant les
choses extérieures, et apte à recevoir l'illumination intérieure.
Dante, passionnément préoccupé de cette aptitude et de ce
dépouillement, croit parfois qu'ils sont obtenus par la voie de
l'Église, et parfois par celle de la Gnose. Cette passion le mène à
qualifier le penser gnostique soit comme une infamie (citation de
la Vita Nova), soit comme la vérité totale (Convivio).
Quand il pense que cette aptitude correspond à la Béatrice de
sa jeunesse, il écrit tous les poèmes groupés sous le nom de
poèmes du temps de la Vita Nova, où il faut savoir lire entre les
lignes mille réflexions sur la vie spirituelle, par exemple la
description des rapports de l'intelligence intuitive et de la
discursive, ou la description de la contemplation infuse telle qu'elle est
enseignée dans l'Église catholique. (Mais ce n'est même pas entre
les lignes qu'on est obligé de lire, car en réalité les mots eux-
mêmes le disent, si l'on y regarde bien ; et nous estimons, par
exemple, que le poème lxvii décrit en réalité les étapes de
l'arrivée de l'extase, et les décrit si minutieusement qu'on peut les
mettre en parallèle avec les paragraphes du Traité de Théologie
ascétique ct mystique de Tanquerey concernant ce sujet).
Quand au contraire sa pensée incline vers la Gnose, il écrit
d'autres poèmes, par exemple ceux du Convivio, où sont
glorifiées les puissances actives de l'intellect, avec les mots vertu
(I, I, 14 ; I, IX, 7 ; etc.), virtuosissimo (II, 11, 5), virilmente
(I, 1, 16), puissances qui vont, pense-t-il, lui permettre «la
conquête active des états supra-humains ». Et à ce moment
l'infamie est de s'être laissé aller à une passion passive (I, H, 16),
celle d'avoir un cur dolent (Canzone D, une humble pensée
(id.) allant vers Béatrice, pensée qui persiste dans son âme
sentimentale, sans résider dans son intellect.
Les fluctuations de cette pensée de Dante sont confirmées
par ces mots que nous avons étudiés, trapassamento par exemple
(II, n, 1), vedovata vita (II, 11, 2).
Vraiment Dante est l'homme qui se jette avec passion, qui
guerroie pour ses idées ; mais sa grandeur, c'est qu'il reste
toujours lucide ; même quand il rompt des lances, il surveille son
propre intellect : sa conscience est là dans l'arrière-scène, qui ne
laisse pas son esprit s'aveugler, qui ne le laisse pas prendre ses
désirs pour la vérité.
DANTE ENTRE L'ÉGLISE ET L' HÉRÉSIE 479

XV

Or, cette bataille, dans le for interne de Dante entre la Gnose


et l'Église, a-t-elle jamais pris fin ? a-t-il opté ?

XVI

Là, les partisans de l'école ésotérique, et avant tout un homme


comme René Guenon, ont une réponse très nette : non, disent-ils,
il n'a pas opté car il n'avait pas à opter. En effet, selon les
partisans de cette façon de voir les choses, l'ésotérisme (c'est-à-dire en
somme la Gnose) peut et doit coexister avec l'exotérisme
puisqu'il s'y agit de deux domaines superposés : avec les pratiques
exotériques traditionnelles authentiques, représentées en
Occident, disent-ils, par la seule Église catholique, qui met en uvre
notre passivité, l'homme parvient au plus haut niveau qu'il
puisse atteindre dans le domaine humain ; mais, disent-ils
encore, si ce même homme sait mettre en uvre les doctrines et
les pratiques ésotériques, il peut dépasser ce niveau humain,
l'ésotérisme couronnant l'exotérisme.
Or Guenon affirme qu'une société humaine correctement
constituée doit pouvoir offrir les deux voies, comme cela existe dans
l'Inde, dans l'Islam, et comme cela existait, dit-il, au moyen âge
chez nous.
Si l'on a ces conceptions présentes à l'esprit, on peut se
demander si la divine Comédie ne présente pas justement les deux
points de vue, remarquablement conjoints ; nous y voyons en
effet exposée une quantité imposante de notions qui sont
rigoureusement conformes à l'enseignement de l'Église ; mais elles
sont mêlées à des foules de choses étranges, qui cachent, sous leur
apparence séductrice, des sens bien souvent suspects du point de
vue de leur obéissance à cet enseignement, et qui sont
assurément, à notre avis, la signature d'une doctrine ésotérique (ou
gnostique). Ce mélange, ou plutôt cette superposition des deux
doctrines permet de comprendre pourquoi Béatrice, qui a
conduit Dante parmi les sphères du Paradis, n'ait pas été jugée
apte à lui faire poursuivre son ascension jusqu'à la vision béati-
fique elle-même ; il faut croire qu'elle ne représentait donc, dans
l'idée de Dante, que l'exotérisme catholique ; un autre
personnage, représentant l'ésotérisme, a donc dû la relayer ; parmi les
fidèles de la Vierge, Dante poète a en effet choisi saint Bernard
comme dernier guide dans l'Empyrée pour parvenir à la vision
immédiate, ce saint Bernard que la tradition dit avoir été allaité
4<>0 DANTE ENTRE L EGLISE ET L HERESIE
par la Vierge l et qui avait rédigé la règle des Templiers très
aimés de Dante.
Cette union, dans le poème, des deux points de vue prouverait,
selon les notions enseignées par Guenon, que Dante n'ait pas eu
à opter entre Béatrice et Gnose.
Toutefois, en adoptant les deux points de vue, il nous semble
que Dante eût été obligé de faire coexister deux idées : d'une
part, l'idée qu'il n'existe pas d'abrupte marche d'escalier entre
l'état bestial et l'état humain, ni entre l'état humain et les états
angéliques, et d'autre part, l'idée opposée, celle de l'Église ; il
eût été obligé aussi de méconnaître la question de savoir si, oui
ou non, Dieu réside à demeure dans notre mente, comme nous
avons vu, et de savoir si nous pouvons, sans la grâce ajoutée à
notre nature, parvenir, comme il le pense dans certaines de ses
poésies, ainsi que dans certains passages du Convivio, à l'Identité
Suprême.
Et puis il y aurait à expliquer le retour à Béatrice !, ce fameux
retour à Béatrice pour lequel il faut tout de même trouver une
explication. Dans le Convivio en effet, comme nous avons vu
(cf. par exemple II, n, 3, 4, 5), il n'est question que de l'expulsion
de Béatrice hors de la pensée de Dante par l'arrivée de la donna
gentile, et de la cruelle bataille qui se livre à ce propos dans son
esprit : cette bataille lui inspire des termes extrêmement précis
qu'on ne peut tout de même pas ne pas voir ; dans la Vita Nova
déjà il n'était question que de ce combat, de cette bataille entre
ses pensées (cf. V. N., XXXVIII) ; et l'on sait qu'au sommet du
purgatoire Dante fait à Béatrice une soumission complète. Ce
retour à Béatrice paraît difficilement compréhensible avec
l'hypothèse qu'il n'a pas eu à opter.
XVII

Nous sommes donc conduits à envisager d'un il très


favorable l'autre hypothèse, celle selon laquelle Dante a finalement
opté, et selon laquelle, par conséquent, il n'a pas admis que les
deux positions de l'esprit à l'égard de ces deux doctrines, Église
et Gnose, pussent logiquement coexister : le retour à Béatrice
paraît donc signifier la décision, prise au plus haut de sa mente,
de revenir au catholicisme romain.
1. Cf. Études traditionnelles, déc. 1937, page 415, où il est fait état d'un article
de Millard Meiss publié dans Art Bulletin, vol. XVIII, 1936, pp. 460 et 461, sur
La Madona of Humility, à propos d'une peinture mayorquaise du XIVe siècle
représentant saint Bernard agenouillé devant une statue de la M adonna dei Latte,
Nutrix omnium. Il faut savoir que, pour les ésotéristes, le fait d'avoir été allaité
ainsi signifie que l'on a reçu les plus hautes initiations ésotériques. Cette curieuse
image d'un personnage allaité par la Vierge n'est pas la seule qui existe : dans une
église de Cuzco (Pérou), une peinture de la même époque représente la même
scène pour saint Pierre Nolasque, fondateur de l'Ordre de la Merci.
DANTE ENTRE L'ÉGLISE ET L'HERESIE 481
Assurément il suffit de lire la Comédie pour voir qu'il s'agit
d'un catholicisme d'abord assez étrange, car il est aisé d'y
découvrir ce mélange que nous venons d'y signaler, ces
innombrables signes prouvant que Dante avait conservé en l'écrivant
beaucoup d'affection pour des conceptions ou pour des hommes
assez irréguliers du point de vue de l'orthodoxie romaine stricte :
si peu réguliers en effet que l'Église a longtemps tenu La divine
Comédie en suspicion ; on sait que ce poème n'a jamais pu être
imprimé à Rome avant l'année 1791.
Cependant Dante ne se sera sûrement pas contenté d'y prendre
seulement l'apparence du catholique ; le voilà devenu « le »
grand poète du catholicisme. Eût-il donc été assez maladroit,
assez sot, (ou lâche), pour devenir malgré lui le poète type d'une
religion dont il n'eût pas été entièrement le fidèle, dont il n'eût
pas accepté la pensée essentielle ?
Tout se passe, dans l'hypothèse que Dante a opté, comme s'il
s'était aperçu, pendant qu'il écrivait le Convivio, que la Sapienza
Santa pour laquelle il brûlait était réellement présente dans
l'Église, offerte par les sacrements et sacramentaux qui ne
changent pas, eux, même lorsque les prélats sont indignes ou
lorsqu'ils font une politique guelfe. Il n'y a donc plus besoin de
la Gnose, ni par conséquent de suivre la dame gentille du
Convivio, il suffit de revenir à la Béatrice chrétienne de son
enfance, à celle qu'il avait nommée, déjà, nous l'avons vu,
gentilissima.
Du reste L. Valli lui-même remarque (Struttura morale delV
universo dantesco, p. 407) que Dante
... dans la Comédie s'arrache la sublime illusion qu'il avait eue en
écrivant le Convivio de pouvoir atteindre la Vérité par le seul
intellect [c'est-à-dire en dehors des voies de la Grâce].

Parmi les arguments qui confirment cette hypothèse, il y a,


par exemple, le dernier sonnet de la Vita Nova, qui est considéré
par certains auteurs comme très postérieur au reste de cette
œuvre (sonnet XXXVII du chapitre XLI de la Vita Nova) ;
dans ce sonnet en effet on voit que Dante a très bien discerné, à
un certain moment, que la Sagesse promise par la Gnose «
rappelle » beaucoup celle que promet Béatrice, ce qui est l'annonce
de l'option en question.
Autre argument en faveur de l'option enfin faite : c'est la fin
du Purgatoire. Non seulement l'épisode de la rencontre avec
Béatrice la confirme, mais il sert de justification à l'hypothèse
ci-dessus formulée, à savoir que la dame Gentille qui apparaît
dans la Vita Nova et qui fait l'objet du Convivio est non pas la
dhilosophie en général, mais une philosophie terriblement
482 DANTE ENTRE L'ÉGLISE ET L'HERESIE

hostile à Rome, la Gnose, laquelle s'oppose à Béatrice romaine.


Lorsque, Dante, en Purg. XXX et XXXI, retrouve Béatrice,
celle-ci l'accable de reproches, mais de reproches d'une telle
véhémence qu'ils surprennent d'abord ; or ils ont sûrement une
raison d'être ; ils ne sont vraiment compréhensibles que si Dante
est allé naviguer dans de bien autres eaux que celles de Cicéron
et de l'excellent Boèce, comme il veut nous le faire croire dans le
Convivio (II, xn, 2 et 3). Ces reproches, évidemment
inadmissibles avec l'idée d'une Béatrice matérielle, d'une jeune fille qui
serait morte jeune et qui ferait grief à son amant d'avoir lu le de
Consolatione, le sont tout autant s'il s'agit d'une Béatrice
représentant, comme le note Mme Espinasse Mongenet {Purg.,
XXXI, v. 107), « la Science de Dieu enseignée par son Église »,
car, que l'on sache, l'Église n'a jamais déconseillé de lire
les auteurs anciens, surtout quand il s'agit de ceux que cite
Dante pour se disculper, Cicéron et Boèce, qui sont tous deux
sculptés en effigie au portail Royal de Chartres.
Ces reproches de Béatrice sont au contraire exactement ceux
que doit faire l'Église au baptisé qui vient de donner son cœur à
la Gnose, car la Gnose fait fi de Notre Seigneur Jésus-Christ et
des grâces qu'il offre par ses sacrements et qu'il ajoute ainsi à
notre nature.
Du reste, si l'on relit ce passage du Purgatoire, on trouve de
multiples indications dans ce sens. Béatrice rappelle (vers 123)
qu'elle menait Dante dans le droit chemin lorsqu'il était jeune, et
elle emploie même (vers 115) l'expression vita nova pour désigner
sa jeunesse ; elle lui rappelle qu'elle lui devint ensuite moins
chère et moins agréée (vers 129), qu'il retourna la direction de
ses pas sur une voie non-véridique (vers 130), à la suite de fausses
images de biens (vers 131) (ce sont les imaginations gnostiques),
images qui ne tiennent pas leur promesse (vers 132). Et plus loin
{Purg., XXXI, vers 5), elle dit que son accusation est grave, qu'il
doit se confesser (vers 6), ce qui, encore une fois, n'est pas le cas
lorsqu'on n'a pas commis d'autre péché que de lire Boèce et
Cicéron.
Bref, tout ce discours de Béatrice est dit sur un ton tellement
sévère, fait allusion à des fautes d'ordre si évidemment spirituel,
qu'il nous contraint à penser que Dante avait commis dans ce
domaine des fautes fort graves ; cela nous donne, avec tout le
contexte que nous avons décrit, la certitude qu'il s'est agi d'une
hérésie importante, et que cette hérésie est la Gnose. De plus, il
ne faut tout de même pas oublier que c'est Dante lui-même qui
imagine et qui décrit cette sévérité de Béatrice, et par conséquent
cette sévérité nous paraît difficilement conciliable avec
l'hypothèse que Dante aurait admis, en écrivant la Comédie, la possi-
DANTE ENTRE L'ÉGLISE ET L'HÉRÉSIE 483

bilité de concilier un ésotérisme gnostique avec la pensée


romaine.
Un argument encore confirme que l'esprit de Dante a
finalement vu que ce qu'il cherchait par la Gnose se trouvait dans
l'Église ; c'est qu'en ce même Purgatoire, XXXI, 133 à 138, il
rapporte à Béatrice les qualités de la donna Gentile ; Béatrice en
effet y est suppliée de « tourner ses yeux saints » vers lui Dante,
puis de « dévoiler sa bouche pour qu'il y discerne la seconde
beauté qui s'y cache » ; c'est exactement ce que nous lisons dans
le Convivio (III, xv, 2; où, parlant de la dame Gentille, il dit que
... les yeux de la Sagesse sont ses démonstrations par lesquelles la
Vérité est vue avec grande exactitude [et que] son sourire, ce sont ses
persuasions dans lesquelles se manifeste la lumière intérieure de la
Sagesse sous quelque voile ; et en ces deux choses on sent ce très
haut plaisir de béatitude qui est le plus grand des biens dans le
paradis.

Cette reprise, par Dante lui-même, des mêmes idées et des


mêmes mots appliqués naguère à la Gnose {Convivio) puis
maintenant {Purgatoire) à Béatrice, n'est-elle pas significative du
changement d'orientation de sa pensée, du choix qu'il a fait ?
Enfin, s'il était resté fidèle à la Gnose, à la donna gentile,
aurait-il abandonné la composition du Convivio, ce traité qui la
glorifie ?
Mais alors, s'il a abandonné la Gnose, comment se fait-il que
dans la Comédie il y ait à chaque ligne une allusion, une
réminiscence gnostiques, au point qu'un Aroux {Dante hérétique...,
p. 107) ait pu écrire qu'il nous y joue une « comédie de
catholicisme » et qu'il y est hérétique du commencement à la fin ?
Sur ce point, on peut volontiers penser que Dante a voulu
faire profiter ses lecteurs de toute la pensée qu'il avait acquise
au cours de son drame intérieur, montrer en particulier à ses
amis sectaires, aux Fidèles d'Amour, qu'ils se trouveront
parfaitement à leur aise dans l'Église, que pour y vivre ils n'auront
pas à rectifier grand chose de leurs idées ; qu'y a-t-il en effet à
répudier pour devenir un fidèle de Béatrice romaine, sinon les
opinions sur la nature des anges, sur le degré de permanence de
Dieu en nous, questions qui dans la Comédie sont balayées par la
notion de toute la Grâce et de toutes les grâces qui descendent de
Dieu.
Mais Dante ne répudie dans la Comédie ni ses idées politiques
concernant l'Empire, (tout en montrant que l'opposition entre
Guelfes et Gibelins se situe sur un plan incomparablement plus
élevé que l'on se l'imagine d'ordinaire : voir Paradis, VI, 97 à
111), ni sa vénération pour les Templiers (mais les Templiers,
484 DANTE ENTRE L'ÉGLISE ET L' HÉRÉSIE

assurément supprimés, ont-ils donc été condamnés par le saint


Office ?), ni son symbolisme de la Rosé, la Rosé que l'on trouve
dans le Roman de la Rosé (mais le nom de Rosé Mystique n'est-il
pas donné à la Vierge par l'Église elle-même ? c'est même une
des plus belles appellations de ses litanies ! ), ni sa haine envers les
prélats pervers (mais l'Église les a-t-elle donc canonisés ?).

XVIII

Bref, voilà donc quelques arguments nous permettant d'être


certains que Dante, après tant de temps passé dans les sectes à
détester l'Église, s'est rallié finalement à la pensée de cette Église.
Nous le constatons mais cela ne suffit pas : il nous faut essayer de
comprendre par quel chemin subtil sa pensée a bien pu passer
pour s'incliner ainsi devant la conception catholique.
L'étude de ce cheminement ne peut évidemment pas donner
de résultat certain car il s'agit là du mécanisme intime de cette
pensée dans son for le plus interne. Ce que l'on peut dire
toutefois, c'est qu'à la lecture du Convivio on perçoit peu à peu, à
mesure que se déroule le texte, que la pensée de Dante, sur les
points où réside la frontière entre les deux conceptions, devient
moins cassante, que les lignes du dessin s'estompent, qu'une
certaine compénétration se manifeste des deux doctrines qu'il
devient de plus en plus difficile d'isoler, de discerner ; il semble
qu'entre elles s'établissent des rapports de bon voisinage.
Il faut ici donner des exemples.
C'est à propos de l'activité de l'esprit que la pensée de Dante
a dû surtout s'infléchir. Nous avons vu que cette activité est l'une
des principales données auxquelles sont attachés les
métaphysiciens disciples des doctrines ésotériques hindoues, et c'est sur
cette notion que nous avons vu que Dante insiste, en en faisant
la caractéristique de sa philosophie, philosophie qu'il symbolise
par la donna Gentile et que nous avons nommée la Gnose ; or
Dante en rédigeant son Convivio a été amené par la force des
choses à employer assez souvent le même langage que l'Église ;
il a donc bien dû s'apercevoir que la dite activité est jugée
nécessaire en un certain sens par l'Église elle-même, dans certains cas.
Comme exemple de faits où joue cette activité au premier chef,
il y a la question des extases, qu'il nous faut un peu étudier ici.
Selon René Guenon, il y aurait deux sortes d'extases, celles
des mystiques, caractérisées par le fait que dans leur passivité
ils sont appelés parfois à des états où ils entrevoient l'Essence
divine. Sainte Thérèse d'Avila nous prévient bien que
... vous entrerez dans les demeures divines s'il plaît au maître du
DANTE ENTRE L'ÉGLISE ET L'HÉRÉSIE 485
château de vous y introduire, mais il ne faut pas vouloir en forcer
l'entrée.
Autrement dit : « laissez- vous aller à la passivité ». Voilà donc
le type de l'extase mystique, passive.
Toutefois, à propos de ces extases, saint Denys l'Aréopagite,
sans nier l'abandon qu'elles doivent comporter, dit qu'une
« activité » est nécessaire aussi puisqu'il nous dit « Allez vous
unir », ce qui est un impératif nous ordonnant d'agir, en un
certain sens, activement. De plus nous trouvons dans le traité de
théologie mystique de Tanquerey que, dans la contemplation
infuse, Dieu a certes la part principale en appelant l'âme à la
contemplation, mais cet auteur cite la même sainte Thérèse
d'Avila, la grande spécialiste de ces mécanismes, qui précise :
Quant à s'y disposer, oui, on le peut, et c'est sans doute un grand
point (Tanquerey, 1387).
Un peu plus loin, toujours dans Tanquerey (1393), nous
trouvons que, dans cette contemplation, la part de l'âme n'est pas
nulle :
... elle ne demeure pas oisive. Sous l'influence de la motion divine,
elle agit en regardant Dieu et en l'aimant, bien que par des actes qui
ne sont parfois qu'implicites. Elle agit même avec plus d'activité que
jamais, car elle reçoit un influx d'énergie spirituelle qui décuple ses
propres énergies... ; c'est l'action de la grâce opérante, à laquelle elle
consent avec bonheur.
Ces extases passives ne sont donc pas entièrement passives !
Il semble donc que nous retrouvons dans l'Église la deuxième
variété d'extases, décrite par Guenon, celles qui sont déclenchées
avant tout par cette fameuse activité dont Dante nous a si
souvent parlé dans le Convivio, et qui est nécessaire à ce que Guenon
appelle la réalisation métaphysique, ou extase métaphysique.
Cette opposition entre extase mystique passive et extase
métaphysique active est assurément pratique pour schématiser le,}
idées et pour caractériser certaines formes, certes, de Yoga dans
des doctrines où l'exotérisme sentimental à base d'amour serait
débile, formes qui alors justifient l'appellation de gnostiques.
Mais cette activité, encore une fois, nous venons de la retrouver
expressément formulée dans l'Église.
Du reste, et en réalité, si l'on songe aux mystiques chrétiens
qui ont eu des extases, à saint François d'Assise, à sainte Angèle
de Foligno, et surtout à saint Thomas d'Aquin, on verra que ces
extases, que l'on classerait volontiers dans la catégorie des extases
mystiques passives, sont survenues chez des personnalités
hautement exceptionnelles, ayant des connaissances extrêmement
profondes de ce qu'est et de ce que n'est pas Dieu ; si bien que nous
486 DANTE ENTRE L'ÉGLISE ET L' HERESIE

pouvons en réalité considérer ces extases dites mystiques comme


des réalisations métaphysiques au sens guénonien de cette
expression, qtioique non recherchées méthodiquement, c'est-à-
dire non recherchées pour elles-mêmes, c'est-à-dire obtenues
sans vouloir « chercher à forcer la porte du château », ce qui
serait s'éloigner du conseil de la Mère Thérèse.
Il est évident que Dante a connu ces extraordinaires
personnalités, et nous pouvons aisément l'imaginer méditant sur ces deux
sortes d'extases, et voyant qu'au fond on pouvait arriver, par la
Voie de l'Église, à des niveaux spirituels n'ayant rien à envier à
ceux que promettent les sectes et vers lesquels une certaine
activité est requise, puisque cette Sagesse-Science, cette Sapienza,
cette « paix » qui doit « couronner l'étude » (Conv., III, xiii, 7)
s'était offerte à des catholiques, historiquement et
indéniablement.
En dehors du domaine des extases, une activité nous est encore
demandée par l'Église, et c'est durant la messe ; on sait en effet
que nous y sommes tenus de participer « activement » au
sacrifice du Christ, en songeant à nos peines, à nos souffrances, et en
les offrant, nous aussi ; cette activité fait que la communion qui
suit la messe est plus recommandée que la communion que l'on
peut recevoir en dehors de ce sacrifice activement participé.
Il y aurait sûrement d'autres exemples à donner pour montrer
que l'Église n'ignore pas que pour nous élever à certains états
supérieurs une certaine activité est requise, et cela amenuise
certainement la distance entre ésotérisme et exotérisme. Assurément
elle réserve au Christ d'en être le promoteur puisque toutes ses
prières liturgiques se terminent par la formule « Per Christum
Dominum nostrum » qui souligne que nous ne pouvons rien
sinon par son aide et par sa vie en nous ; évidemment nous ne
serions capables d'aucune activité sans l'Être source de l'être.
A côté de cette question de l'activité de l'esprit, nous pouvons
noter, dans le quatrième et dernier traité que Dante a rédigé de
ce Banquet, toute une série de points où nous voyons s'amenuiser
la distance susdite entre secte et Église : c'est de la noblesse que
traite ce quatrième traité, et c'est à son sujet que l'on^peut faire
toute une série de remarques, qui sont les suivantes.
Au début de ce traité Dante nous expose, et il arrive aisément
à nous en convaincre, que la noblesse de caste, ou noblesse
officielle des hommes dont le nom est précédé d'une particule dite
nobiliaire, ne correspond pas automatiquement à la noblesse
d'âme ou de cœur ; mais il sous-entend en de nombreux passages
(par exemple IV, 1, 7 ; IV, ni, 3 ; IV, m, 6 ; IV, iv, 4 ; IV, vu, 13 ;
IV, xvii, 11 ; IV, xix, 8 ; IV, xx, 10 ; IV, xxn, 16 ; IV, xxiv, 9)
que cette noblesse d'âme est l'apanage des gens appartenant à la
DANTE ENTRE L'ÉGLISE ET L'HERESIE 487

secte (le mot geniilezza en est parfois le témoin) ; mais le lecteur


ne tarde pas à s'apercevoir que ce qu'il demande à la secte, le
bénéfice final qu'il en attend, est un bénéfice spirituel d'une
élévation remarquable.
C'est ainsi qu'il souligne que grâce à la secte (donna gentile)
on s'achemine par la Sapienza (IV, iv, 4) vers la perfection de
notre âme comme il le désirait dès 1, 1, 1.
En IV, XX, 10, il se situe à une hauteur telle qu'évidemment la
noblesse de secte est tout simplement la noblesse de l'homme en
général telle que la définit l'Église : il en arrive ainsi,
spontanément, à parler comme vin catholique.
En IV, v, 9, le qualificatif « notre » qu'il emploie est peut-être,
ou est sans doute, une allusion à la secte, mais Dante n'y dit là
que ce que tous les penseurs ont toujours dit sur la sagesse et la
providence de Dieu.
En IV, v, 17, à propos de la noblesse d'âme des personnages de
l'antiquité romaine dont il vient de citer les exploits, Dante
s'écrie que ces exploits n'ont pas pu s'accomplir sans quelque
lumière divine surajoutée à leur nature ; il retrouve ainsi les
distinctions exigées par la théologie catholique entre nature et aide
surnaturelle.
En IV, XX, 3, à propos du mot « grâce », il emploie le
vocabulaire de la théologie.
En IV, xxi, 5, à propos de l'intellect possible, on voit Dante
parler comme les catholiques, s' abstenant d'employer le mot
deitade, qui le rangeait, au moins à notre avis, comme nous
l'avons vu en III, II, 19, parmi les averroïstes.
En IV, xxi, 10 et 11, à propos des hommes très bien organisés,
anatomiquement, physiologiquement et intellectuellement, Dante
dit que par la voie de la nature on pourrait dire qu'il « descendrait
dans leur âme une telle dose de la divinité qu'elle serait comme un
autre Dieu incarné ». Il n'ignore sans doute pas que certaines
doctrines enseignent que ces descentes réitérées d'un Dieu
incarné existent réellement ; les Hindous les appellent des
avatars ; mais ici Dante ne prend plus du tout cette opinion pour son
compte : il expose au contraire à ce propos l'opinion de l'Église
puisqu'il nous dit que par la voie de la théologie on dit que ces
bienfaits sont appelés dons du Saint-Esprit : nous sommes donc
loin, maintenant, de la mente- deitade de III, 11, 19, d'Averroès et
du monisme.
En IV, xxn, 18, malgré un « notre » douteux, ce qu'il dit des
vertus morales et intellectuelles aptes à nous mener à la suprême
béatitude nous paraît très conforme à ce qu'enseigne l'Église :
Dante parle ici d'une telle hauteur que ce qu'il nous prône finit
par être ce que prône l'Église.
488 DANTE ENTRE L'ÉGUSE ET l

Nous pensons donc que Dante, à force de scruter ces


problèmes, a estimé que derrière l'aspect extérieur de l'Église,
derrière ce qui constitue sa vie de tous les jours, messe,
sacrements, sacramentaux, réside en réalité, pour qui sait l'y chercher
et l'y découvrir, tout ce qu'il espérait trouver de plus grandiose
dans les sectes : la véritable Connaissance, la Lumière, la Sagesse,
la Sagesse-Science, la Sapienza.
Et nous pensons aussi que c'est de cette découverte qu'il nous
fait part, ou à laquelle il fait allusion dans le dernier sonnet de ia
Vita Nova, celui dont il a été question plus haut , où il confesse
que la dame Gentille lui rappelle beaucoup Béatrice, c'est-à-dire
qu'il y a entre elles de grandes ressemblances. Et ainsi son gnos-
ticisme a dû s'évanouir dans la mesure où il reprenait davantage
conscience de tout ce qui est réellement l'essence du
cisme
Et c'est ce qui fait qu'à la fin du Cunvivio il ne fasse plus, entre les
deux doctrines, une distinction aussi tranchée qu'il la faisait au
début. On trouve en effet des passages où il veut évidemment
montrer que ces distinctions n'ont pas grande raison d'être.
Par exemple en Convivio, IV, xxx, 3 (voir la note) il emploie
l'expression « notre foi » : c'est une expression qu'il a déjà
employée plusieurs fois, et qui vraisemblablement signifie
« notre foi sectaire gnostique » ; mais ici on ne peut plus dire que
ce sens soit évident puisqu'il précise que cette foi est celle du bon
frère Thomas d'Aquin en même temps que la sienne.
Un peu plus loin il expose deux notions : d'abord une notion
qu'on a pu rattacher à un ésotérisme manifeste : il rappelle en
effet le conseil évangélique de ne pas jeter de perles aux
pourceaux, ce qui nous enseigne qu'il y a des trésors intellectuels que
seuls certains esprits déliés peuvent découvrir dans le domaine
des choses spirituelles ; mais aussitôt il rectifie ce que cet
ésotérisme aurait de trop intellectualiste en disant que ces trésors ne
sont pas l'apanage réservé aux savants, mais peuvent appartenir
à tous ceux qui ont de l'amour pour la philosophie, c'est-à-dire
ceux qui ont de l'amour pour « l'amitié de la Sagesse » ; il suffit
de se souvenir de ce qu'il a dit de cette Sagesse pour comprendre
qu'il ouvre ici grandement les portes de l'ésotérisme à tous ceux
que l'exotérisme a réellement touchés dans leur cœur.
1. Le lecteur qui prendrait la peine cie lire les unes après les autres les notes de
bas de page que nous avons prévues pour notre traduction du Convivio trouverait
beaucoup de détails confirmant ce qu'expose cette introduction, et il verrait que,
lorsqu'on approche de la fin du Convivio, la distance dont il a été question s'efface,
et qu'ainsi cette distinction entre ésotérisme et exotérisme ne correspond plus à
Urand chose de réel. Cette remarque serait de nature à donner raison aux
théologiens catholiques qui estiment que le vocabulaire de Guenon a surtout servi à
embrouiller les choses de façon inextricable. Il est vrai que grâce à ce vocabulaire
nous pouvons enfin voir clair dans les doctrines de l'Extrême-Orient.
DANTE ENTRE L' ÉGLISE ET L' HERESIE 489

Ce qui est remarquable, c'est qu'il termine sur cette idée son
Banquet, son étonnant Convivio !

XIX

Que lui importait désormais d'écrire encore les dix traités qu'il
avait prévus ?
La Donna Gentile était dépassée, répudiée !
L'œuvre qu'il allait maintenant créer glorifierait la Vérité
aussi bien aux yeux de la masse des fidèles sentimentaux qu'à
ceux des raffinés, et il allait devenir le poète catholique par
excellence, reconnaissant que la Dame qu'il voit arriver, au
sommet de la montagne du purgatoire, sur le char étonnant, au
milieu de ses symboles étranges, et qui est évidemment la Genti-
lissima porteuse de la Sapienza, est en même temps la Béatrice
romaine dont il suivait la doctrine dans sa jeunesse ; car il n'y a
qu'une seule Sapienza, une seule Sagesse, et c'est celle qui est
glorifiée par l'Écriture, « créée dès le commencement et avant
les siècles », ainsi que la liturgie le rappelle dans l'Épitre des
messes de la sainte Vierge dans le missel romain.

Et finalement ce pèlerinage dont nous parlions, que nous


aimerions faire à la maison de Béatrice, nous savons maintenant
qu'il est aisé à faire ; il suffit, quand on est à Florence, de se
rendre au Baptistère ; qu'est-ce que la maison de Béatrice en
effet ? sinon ce baptistère où l'on devient chrétien, où l'on prend
contact avec la vie et la pensée de l'Église ? Celui de Florence
existe encore : c'est là que Dante fut baptisé, c'est ce « bel san
Giovanni », comme il le dit {Enfer, XIX, 17), « où il fut porté,
petit agneau.... ».
Philippe Guiberteau.

Vous aimerez peut-être aussi