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LES REGRETS DE DU BELLAY

PRÉSENTATION GÉNÉRALE

La publication
Les Regrets paraissent pour la première fois chez l'éditeur Frédéric Morel au début de
l'année 1558. Il y a controverse sur la date exacte de cette première édition, qui n’est accompagnée
d' aucune date ni privilège, et qui connut, pour des raisons sur lesquelles on reviendra, au moins
deux tirages distincts. Une seconde édition, attestant le succès de librairie du recueil, parut l'année
suivante, accompagnée cette fois d'un privilège en date du 17 janvier 1557 - c'est-à-dire en fait 1558
puisque la réforme du calendrier qui fera commencer l'année au 1 janvier et non plus à Pâques n’est
pas encore adoptée en France à cette date, la controverse importe peu; elle est liée à un débat, dans
lequel nous n'entrerons pas, à propos de la chronologie de composition et de publication des divers
recueils « romains » de Du Bellay.
Cette même année 1558 en effet paraissent chez le même éditeur F'.Morel plusieurs autres
recueils poétiques de Du Bellay: les sonnets des Antiquités de Rome, publiés conjointement avec le
Songe en date du 3 mars, les Jeux Rustiques, regroupant diverses pièces d’inspiration mythologique
dans des genres mineurs, et les Poemata en latin. En ces quatre recueils se distribue et s’organise
l'essentiel de la production du poète pendant son séjour romain, qui dura quatre ans, du printemps
1553 à l'automne 1557.
On sait que Joachim Du Bellay accompagnait à Rome son puissant cousin, le Cardinal Jean
Du Bellay, en qualité de secrétaire particulier et d'intendant de sa maison, dans sa mission auprès de
la cour pontificale. Il est difficile de tenter de dater individuellement les cent quatre-vingt onze
sonnets qui constituent les Regrets, et notamment de distinguer ceux composés à Rome et ceux
écrits après le retour à Paris en vue de la publication du recueil: la publication en effet les organise
en un ensemble cohérent et indissociable, même si cette organisation est loin d'être simple, et pose
de multiples problèmes.

Le nom de l'auteur
La page-titre du livre comporte d'abord le nom de l'auteur et nous devons nous y arrêter
d'abord. Le nom de l'auteur, publié sur la couverture d'un livre, constitué dans notre tradition
culturelle le premier référent du texte, la marque de son appartenance à un réel, celui de son
« auteur », c'est-à-dire de son garant. L'idéologie de 1'appartenance individuelle de la création
littéraire n'est pas indispensable à la littérature, le Moyen Age l'a longtemps ignorée, maie elle est
déjà largement constituée au XVIè siècle. On peut penser que 1'imprimerie et les bouleversements
qu'elle entraîna dans la diffusion de 1'objet littéraire, en le soumettant plus strictement aux
mécanismes de la production et de l'échange commercial, fut pour beaucoup dans cette fixation de
l'instance auctoriale, même s'il faudra attendre la fin du XVIIIè siècle pour que la notion de
propriété littéraire, de "droits d'auteur", soit consacrée par la loi.
Le nom de l'auteur est donc pour le lecteur une première marque de reconnaissance, celle
qui permet de rattacher le livre à une « œuvre » dont ce nom est le « dénominateur commun ». Qui
permet aussi, éventuellement, de rattacher le livre, et l’œuvre, à la personnalité historique, connue
ou non, que désigne le nom. Ces deux principes de reconnaissance jouent pleinement dans le cas
des Regrets. En 1558, lorsque Du Bellay publie sous sou nom les Regrets, ce rom est celui d’un
poète connu, à l'apogée de sa carrière, qui sera brève (né probablement en 1 522, il mourra deux ans
plus tard, le 1 janvier 1560, à moins de quarante ans). Il s'est notamment fait connaître par la
publication, en 1548, d'un manifeste poétique, la Defense et Illustration de la Langue française qui
n'était à vrai dire signé que par les initiales IDBA ( Joachim Du Bellay Angevin). On a parfois voulu
y voir, peut-être à tort, plutôt te manifeste de ce "collectif" de jeunes écrivains formé au fameux
collège de Coqueret sous la houlette de 1’humaniste Daurat, et qui se désignait lui-même sous le
nom de « Brigade », puis sous celui de « Pléiade » qu’entérinera la postérité (outre Du Bellay, il
comprenait Ronsard, Baïf, Peletier et quelques, autres), que l'exposé d'une poétique personnelle.
L'année suivante, en 1549, un premier recueil de sonnets, l’Olive, un « canzoniere » amoureux
librement imité des poètes italiens, Pétrarque surtout, établit la réputation de Du Bellay, qui ne le
signe pourtant toujours que de ces mêmes initiales IDBA, que son public décrypta vite. La
reconnaissance par le public passe, comme c’est inévitable alors, par la reconnaissance sociale par
les grands.: Du Bellay s'est fait reconnaître à la cour, où la sœur de Henri II, Marguerite de France
(à qui sont dédiés la plupart des derniers sonnets élogieux du recueil des Regrets) devient sa
protectrice attitrée.
Mais le nom de Du Bellay n'est pas seulement d'indice d'une œuvre poétique déjà
partiellement constituée, lié aux autres noms notoires des poètes de la Pléiade (le « couple » Du
Bellay-Ronsard se détache très vite); il est aussi, hors du domaine des lettres, un nom connu, celui
d'une famille de bonne noblesse qui a déjà fourni à la France du XVIè siècle plusieurs grands
commis de l'Etat monarchique et de hauts dignitaires ecclésiastiques, surtout dans sa branche
cadette (le poète appartient, lui, à la branche aînée). La Defense et Illustration déjà (on abrégera
désormais en DILF) était placée sous la haute recommandation du Cardinal Jean Du Bellay (on a
parfois affirmé que c'est l'illustration de ce nom qui avait poussé les écoliers de Daurat à faire signer
leur manifeste par le seul Du Bellay, les noms de Ronsard, Baïf ou Jodelle ne bénéficiant pas d'une
égale notoriété a priori).
Cette double illustration du nom, dans la sphère des lettres et dans celle des « affaires » et
des dignités mondaines, nous introduit déjà dans l'une des principales difficultés de la signification
historique de la poésie de Du Bellay et de l'idéologie qui l'accompagne. La « gloire » poétique que
le succès d’un livre attache au nom de son auteur est mal distinguée alors d'une gloire sociale où la
naissance et les hauts faits, guerriers ou politiques, ont leur part. D'où un jeu complexe
d’interférences, de substitutions, de compensations et de relais métaphoriques entre les deux
sphères. Ainsi, nul doute que pour Du Bellay, cadet de famille dans la branche la moins illustre et la
moins fortunée des Du Bellay, l’ « illustration » poétique ait été une revanche et une compensation;
la voie des armes et celle des grandes dignités ecclésiastiques lui est fermée, par sa situation
familiale, financière et par son état de santé; mais en même temps la gloire reçue du nom, même si
c'est par procuration, est bien un corrélât et comme une marque programmatrice de la gloire
poétique visée. Le nom et le "renom" constituent une sorte de signe prophétique. Le dessein d'une
illustration poétique joue comme compensation et "regret" de l’illustration héroïque manquée,
usurpée (une ambiguïté cons-.'tante, autant qu'on en puisse juger par les archives, marque la relation
entre le poète et ses illustres cousins); en même temps la frustration héroïque va se répercuter et se
dire comme frustration poétique: transfert du regret, par assimilation de la gloire héroïque et de la
gloire poétique. La poétique du regret, on y reviendra, repose sur ce trop plein a priori du nom. Une
perte irrémédiable en découle, qui se répercute en ricochets métaphoriques sur le nom, celui du
poète d'abord, mais aussi sans doute sur tous ces noms propres qui jouent, connue on verra, un si
grand rôle dans le fonctionnement poétique du texte.
Pour le lecteur du XXè siècle, la référence historique et sociale a priori du nom de Du-
Bellay est définitivement éclipsée par sa « gloire » poétique, elle même acquise à 1'histoire. Le mot
« Du Bellay » joue comme référent a priori de l’œuvre, connotant une image culturelle qui finit par
exister en elle-même, indépendamment ou presque de 1’œuvre. Qu'évoque ce mot à quiconque n'a
en mémoire que quelques souvenirs remontant au collège ou au lycée, et ne peut citer qu'un ou deux
vers du poète, sans même les avoir jamais vraiment « lus » (« France mère des arts... » ou
« Heureux qui comme Ulysse... »)? Quelques clichés d'histoire littéraire (la Pléiade, le couple
obligé Ronsard-Du Bellay - l'un des premier de notre patrimoine littéraire, qui en regorge:
Corneille-Racine, Voltaire-Rousseau, Balzac-Stendhal, etc...- couple où Du Bellay fait
inévitablement figure de « brillant second »); aussi: le lien privilégié de ce nom à une forme
poétique, le sonnet, qu'il est le premier en France, sinon à employer, du moins à illustrer.
Peu de choses à vrai dire : la biographie de Du Bellay est trop courte et trop mal connue,
trop médiocre aussi, pour que la légende ait pu beaucoup s'y attacher. Le nom de l'auteur, référent
privilégié du texte, ne renvoie plus guère lui-même qu'au texte, et ce retour,.favorable à me analyse
littéraire débarrassée de l'illusion biographique, on verra qu'il est déjà organisé par et dans le texte
lui-même.
Le nom de l'auteur prend une signification et une fonction particulières lorsqu'il « garantit »
un texte où se formule un sujet personnel de l'énonciation littéraire. C'est tout le problème de la
littérature « personnelle », dont l’autobiographie est un cas extrême. Les Regrets peuvent apparaître
comme un bon exemple de poésie « personnelle » : un sujet poétique (on utilise aussi le terme de
sujet lyrique) y parle, à la première personne, et, très souvent, en son nom. Les premiers sonnets du
recueils ne cessent de le rappeler: un « je » s’y exprime directement, qui confie à ses vers son
« secret » comme à des « secrétaires » (sonnet 1), qui y tient une sorte de « journal » (s.1), qui se
contente de « simplement écrire ce que la passion seulement (lui) fait dire » (s.4) , qui limite son
ambition poétique à plaindre dans ses vers le malheur qu'il vit (s.5). Autant de perches tendues à une
lecture « autobiographique », qui fera florès dans la glose des XIXè et XXè siècles, et appréhendera
le texte à travers la grille d'une « sincérité » poétique, transférant sur les Regrets des schémas de
lecture post-romantiques. Une interprétation « journalistique » en découle, qui articule naïvement
les thèmes du livre et les informations des archives, vérifiant les uns par les autres et
réciproquement. On en est certes beaucoup revenu de cette illusion qui ne correspond ni à la
conception que nous avons maintenant de la littérature, fût-elle « personnelle », ni à l'idéologie et à
l'esthétique du XVIè siècle. La « sincérité » n'est plus pour nous ce degré zéro de l'élaboration
littéraire qui permettrait effectivement de rencontrer, selon le mot de Pascal, 1' « homme » derrière
1' « auteur », la sincérité est elle-même un code littéraire et le plus subtil peut-être des masques. Et
le moi qui se chante dans les Regrets, même s'il n'est ni impossible ni inutile de le confronter parfois
à la personnalité historique de leur auteur, pour autant que nous y ayons accès, est d'abord et avant
tout lui-même un objet poétique, une figure du texte. Figure à la fois reçue (ainsi la figure du poète
« chétif » et frustré est un topos qui relève d'une tradition lyrique ancienne, remontant au moins à la
poésie didactique ou « testamentaire » de la fin du Moyen Age - Rutebeuf, Villon - et renouvelée
par la rhétorique de la poésie amoureuse de la Renaissance italienne) et construite (dans le
« destin » mythique qui s'élabore et se dit dans le texte, les données « biographiques », plus ou
moins transposées, jouent un rôle tout aussi métaphorique que, par exemple, les références
mythologiques: la figure et le destin d'Ulysse sont des ingrédients tout aussi nécessaires à la
définition du moi des Regrets que les événements et .les situations de la vie du poète).
Ces événements et ces situations peuvent d'ailleurs se résumer assez vite en un thème qui va
commander obsessionnellement le registre de la « confession » dans toute la première partie des
Regrets: celui de l'exil, formulé comme une dépossession, une perte de l’identité et du nom, une
absence au monde et aux autres, une aliénation et une exclusion essentielles du sujet. Tout se passe
comme si, se disant, le sujet des Regrets ne disait que son exclusion, comme si se dire était
précisément s'exclure, s’ « absenter » (s.8) jusques et y compris de la parole (s.7), de la maîtrise
poétique (s.6). Les Regrets se construisent sur une négation systématique de tous les privilèges du
sujet poétique: à ce prix seul la poésie risquera d'advenir, par une substitution qui se formule au
s.14:
« les vers chantent pour moi ce que dire je, n'ose »

Alors le nom d'auteur, cette marque glorieuse d’appartenance et de maîtrise placée en tête du
livre comme prise a priori sur le texte, sur tous les mots du texte, finira par se fondre dans le jeu du
texte, par n'être plus qu’un des mots du texte, non plus marque d'un sujet souverain, mais objet
textuel qui n’est plus lié qu'à tous les noms et mots du texte; on reviendra sur cette dissémination du
nom de Du Bellay dans le texte (cf les sonnets 8, 11, 18, 21, 28, 34, 69, 74, 75, 152, 166); mais on
voudrait tout de suite attirer l'attention leur l'importance du sonnet 100, où la "banalisation" du nom
d'auteur, du nom « propre », du nom du sujet et de ses privilèges symboliques, sa réduction
humiliante à l'arbitraire du langage, se disent avec une force singulière.
Le titre
Après le nom de l'auteur, les premiers mots du.texte, ce sont ceux du titre. On ne reviendra
pas ici sur la fonction générale du titré, qui est de désigner le texte, à la fois par métonymie et par
métaphore, dans tout discours ayant le texte pour objet. Mais on s'arrêtera sur un, premier problème
particulier: s'agissant d’un recueil de poèmes, texte à la fois un et pluriel, comment le titre désigne t-
il et cette unité et cette pluralité?
Il faut ici prendre en compte les usages du XVIè siècle : dans la plupart des cas la
sémantisation du titre est très faible. le titre se borne à indiquer un genre, une forme poétique:
« Odes », « Hymnes », « Epitres ». , . Il est vrai que selon la typologie des formes poétiques le terne
générique induit de lui-même un registre spécifique, un champ restreint de thèmes et de « sujets ».
Certains cas toutefois sont assez ambigus: ainsi le mot « Amours » pris comme titre d'un recueil de
poèmes (Baif, Ronsard) désigne-t-il assurément un contenu sémantique du recueil qu'il intitule,
mais il tend aussi à identifier, non seulement un registre, mais une forme poétique propre: poèmes
brefs (sonnets le plus souvent après 1550), arsenal restreint de thèmes, diction élégiaque; et, à la
limite, un véritable « genre » poétique. Le pluriel s'explique alors par la confusion du poème à son
« sujet »: les « Amours » (« de Cassandre », ou « de Marie »), ce sont les poèmes amoureux (dédiés
à Cassandre, ou à Marie) ;-
Relativement à ces usages, le titre du recueil de Du Bellay, dont la formulation complète est
« les Regrets et autres œuvres poétiques », fait problème à plusieurs égards.
Ce titre fait problème d'abord, s'agissant d'un livre qui propose une suite de poèmes
fortement liés par la forme (sonnets en alexandrins) et enchaînés par les thèmes même s'il y a des
glissements de registre, articulés entre eux par un projet organisateur manifeste (l'un des indices en
est le retour du mythe odvsséen). Les commentateurs notent souvent que le mot « regrets » ne
convient à proprement parler qu'à la première partie du recueil, ce qu'on pourrait appeler le
« lamento de l’exilé »: le sujet « regrette » ce qu'il a perdu, patrie, jeunesse, amis, force poétique
même. Ils ajoutent que ce n'est que par extension du sens du mot qu'il peut à la rigueur couvrir la
partie « satirique » du recueil, la peinture de la corruption romaine : il faut alors passer du sens
propre du mot « regret » (« état de conscience plus ou moins douloureux causé par le désir d'un bien
passé qu'on n'a plus » selon le dictionnaire Robert) à un sens second, dérivé et plus lâche
(« déplaisir causé par une réalité qui contrarie une attente, un désir, un souhait »). Ils reconnaissent
enfin qu'il ne convient plus du tout à la dernière série de sonnets, hommages rendus à des poètes
pairs et à des « grands ». M, Screech., éditeur des Regrets chez Droz, propose d'arrêter le livre des
« Regrets » proprement dits au sonnet 130 et de voir dans tous ceux qui suivent les « autres œuvres
poétiques » annoncées par le titre. Mais ni ce découpage ni ces démarcations ne sont évidents; il y a
d'ailleurs autant de « plans » des Regrets que de commentateurs du livre. On perçoit bien des
articulations, des glissements, et trois registres successifs, c’est vrai, commandent bien la
progression du livre (l'élégie, la satire, l'éloge); mais il y a des interférences, des retours, des
constantes, et l'unité de l'ensemble demeure impossible à défaire.
Il faut dès lors accepter cette indétermination que le titre impose, annonçant un « thème-
forme » majeur, puis le corrigeant, sans chercher à localiser trop précisément dans le texte un
moment pour cette « correction ».
Beaucoup plus en effet qu’un thème bien défini, le mot « regret » impose en effet une
poétique, que la première partie du recueil (soit les cinquante premiers sonnets environ) définit en
même temps qu’elle l'exerce, mais qui s'exercera encore dans les « parties » suivantes à travers la
satire ou l’éloge. Cette « poétique du regret », ce sera l'un de nos buts : la mieux définir, et de voir
comment, à travers la différence ou 1'articulation des thèmes et des registres, elle recouvre la
diversité apparente des poèmes.du recueil.
Bien que, choisi comme titre d'un recueil poétique, le mot « regrets » soit inédit en France en
1558, il n'en relève pas moins de traditions lyriques bien définies. D’abord, il fait partie de l’arsenal
lexical élémentaire du lyrisme amoureux, peut-être depuis la poésie courtoise du XIIIè siècle, en
tout cas depuis le XVè siècle: le regret, c'est l'état de déréliction de l'amant délaissé, ou le désespoir
de l’amant non payé de retour. Ce thème et ce registre sont aussi ceux des modèles italiens auxquels
Du Bellay emprunte la forme du « canzoniere » de sonnets. Or le thème de la déréliction amoureuse
est précisément absent du livre de Du Bellay, et l'amour est bien l'un des seuls objets que ne couvre
pas le regret dans Les Regrets. Il est assez significatif que Du Bellay transfère sur d’autres objets (la
patrie perdue, la jeunesse morte, la force poétique tarie, l’idéal religieux et politique bafoué), non
seulement le mouvement lyrique du « regret » amoureux, mais encore la forme qui lui était
traditionnellement liée (le sonnet) et jusqu'au, lexique, parfois, qu’il appelait (cf le sonnet 9) ; ce
n'est que vers la fin du livre, dans la série des sonnets d'hommage à Marguerite, que l’on retrouvera
quelque chose qui ressemble aux schémas de l'idéalisme amoureux qui étaient encore ceux de
l'Olive, En fait, dégagé de son registre amoureux et appliqué à des objets divers, le mouvement
lyrique du regret manifeste une essentialité qui est indépendante des objets qu'il se donne : c’est la
poésie qui serait à la fois, indistinctement, regret et objet de regret.
Du Bellay retrouve une autre filière lyrique à travers le motif du regret, empruntée cette fois
à 1'Antiquité. C 'est celle d’Ovide, principale « source » antique de notre texte et modèle du poète
exilé à "travers ses deux recueils des Tristes et des Pontiques. Du Bellay lui-même traduit le titre de
son recueil par le mot « Tristia » dans le titre qu'il donne à 1’épigramme latine « ad lectorem » qui
ouvre les Regrets lorsqu'il publie à nouveau ce poème dans les Poemata : « In librum Tristium,
authoris opus gallicum », pour le livre des Regrets, ouvrage français de l'auteur (des Poemata). Le
modèle d’Ovide est le corrélât paradoxal de la dimension « politique » des Regrets (paradoxal
puisqu‘Ovide peint dans les Tristes son éloignement de Rome et que c'est précisément de Rome que
Du Bellay répète le chant de l'exilé). On verra que ce renversement a des implications idéologiques
par l'idée notamment du transfert de la monarchie universelle, de la « translatio imperii ») mais il a
d'abord des implications poétiques. En inversant le sens du chant d’exil par rapport au module
antique tout en en consacrant souvent les « paroles » (parfois jusqu'à l'incohérence : l'imagerie de
l’hiver et de ses rigueurs, adaptée à l’exil transdanubien du poète latin regrettant Rome, est assez
incongrue pour figurer l'exil romain du poète français), le travail d’ « imitation » de Du Bellay
aboutit à annuler tout objet défini de ce chant d'exil, à faire de l'exil, quel qu'en soit l'objet, une
situation poétique essentielle. Le modèle ovidien, comme le mythe d'Ulysse, comme les situations
vécues par Joachim Du Bellay pendant son séjour romain, devient une composante, ou plutôt une
représentation métaphorique, de la quête poétique, que l'auteur de la DILF assimilait déjà à une
« mort à soi-même »: « Qui veut voler par les mains et bouches des hommes doit longtemps
demeurer en sa chambre; et qui désire vivre en la mémoire de postérité doit, comme mort en soi-
même, suer et trembler maintes fois, et autant que nos poètes courtisans boivent, mangent et
dorment à leur aise, endurer de faim, de soif et de longues vigiles » (DILF. II,3).
Chez Ovide déjà, ce déplacement s'esquissait, de l'exil comme objet du discours poétique, à
l'exil comme désignation essentielle de la poésie, d'une « poésie de l'exil » à une « poésie exilée »;
et, d'Ovide à Saint-John-Perse, en passant par le Hugo des Contemplations, la figure de l'exil
semble bien être l'une des figures majeures de l’essentialité poétique. Les Regrets jouent de toute
évidence un rôle majeur dans la constitution ou la reconnaissance de cette figure.
Ainsi le mot "regrets", que le titre laisse prudemment au pluriel, et sans objet, et qu’il
assortit d'un prolongement qui l' indéterminé, a-t-il des chances de désigner moins un contenu à
attendre du livre, moins même un registre poétique prédominant, qu'une sorte de figure vide,
essentielle que le travail poétique devra reconnaître comme son lieu plutôt qu'il ne la remplira. Et on
comprend que ce pluriel, comme dans le cas des Amours de Ronsard ou de Baîf, ou encore de ces
Soupirs qu’un autre exilé romain, Olivier de Magny, avait fait paraître un an avant les Regrets, en
1557, définit moins la diversité des sens possibles du regret qu'expriment les poèmes du recueil que
la diversité de ces poèmes eux-mêmes sonnets « de regret » comme on dirait sonnets « d'amour » ou
plutôt encore sonnets regrets.

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