Vous êtes sur la page 1sur 12

Le Corbeau : simple traduction ou re-création littéraire de Charles Baudelaire ?

The Raven de Edgar Allan Poe et Le Corbeau de Charles Baudelaire

1
INTRODUCTION

Précurseur du roman policier, avant-gardiste du fantastique, mais peu célèbre dans son
propre pays et tardivement reconnu par ses pairs, Edgar Allan Poe (1809 - 1849) doit une part de
son succès français à Baudelaire, son traducteur attitré. Également journaliste, critique et romancier,
Poe est un poète appartenant au romantisme noir1 américain du XIXe siècle, qui se définit par une
perception pessimiste du monde, une certaine mélancolie et une fascination pour la mort. Sa vie,
bercée par le deuil – d’abord de ses parents, puis de sa compagne – se reflète dans ses poèmes, eux-
mêmes marqués par la perte et la nostalgie de l’être aimé. Charles Baudelaire (1821-1867) s’inscrit
davantage dans la fin du romantisme français, défini par la passion amoureuse dans ce qu’elle a de
plus douloureux ainsi que dans l’angoisse face à la solitude. Il est également précurseur du
mouvement symboliste, qui a la mort pour principal sujet.
En 1845, Edgar Allan Poe publie The Raven, un poème narratif en vers, composé
d’octosyllabes, de heptasyllabes et de tétramètres, rédigé à la première personne du singulier : un
homme, seul et endeuillé, entend toquer à sa porte. D’abord effrayé par cette visite soudaine, puis
reprenant ses esprits, il ouvre promptement, mais ne perçoit que la noirceur de la nuit. Il réalise
alors que le bruit provient de sa fenêtre et, pensant qu’il s’agit du vent, l’ouvre pour laisser l’air
entrer. C’est alors qu’un corbeau apparaît et se pose dans sa chambre. Le narrateur l’interroge à
plusieurs reprises : sur son nom, son amour disparu (Lénore) et les remèdes que l’oiseau pourrait lui
apporter pour soulager sa perte, mais celui-ci n’a cesse de répéter « Nevermore » (traduit par
« Jamais plus » par Baudelaire). Le corbeau, figure de mauvais présage et de mort, dans de
nombreuses cultures, apporte au poème une dimension lugubre, accentuée par son croassement
fataliste, qui rythme le poème à la façon d’un refrain. Le poème se conclut par l’ordre qu’intime
l’homme à l’oiseau de partir, mais celui-ci, imperceptible, demeure, tandis que le narrateur git au
sol, las et accablé. En 1853, soit quatre ans après la mort d’E. A. Poe, Baudelaire découvre ce
poème dans la revue « L’Artiste » et, admiratif, décide d’en produire une traduction. Cette dernière,
en prose, permettra à feu E. A. Poe d’atteindre le succès qu’il n’a connu de son vivant, d’abord en
France puis au-delà.
Comme dit précédemment, le style poétique de Poe s’inscrit dans un courant romantique
américain, tandis que celui de Baudelaire se trouve à mi-chemin entre le romantisme français et le
symbolisme. Se pose alors la question de la création : en traduisant l’œuvre de son homologue
américain, Baudelaire, puisque poète lui-même, ne risque-t-il pas de laisser sa trace, de créer une
œuvre nouvelle, union de sa plume et de celle de Poe, effaçant ainsi la traduction au profit de la re-
1 Le terme est apparut en 1930 avec le théoricien littéraire Mario PAZ, soit près d’un siècle après les ouvrages de Poe.

2
création ? Pour y répondre, il est nécessaire de définir la notion de « traduction ». Le Centre
National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) la désigne par ces termes : « fait de
transposer un texte d'une langue dans une autre », en lui donnant pour synonyme premier
« interprétation ». Le professeur universitaire Robert Ellrodt donne d’ailleurs une définition s’en
rapprochant lorsqu’il affirme « traduire, c’est d’abord comprendre, donc interpréter »2. En effet, la
lecture de plusieurs traductions d’un même texte-source peut, selon la compréhension du dit-texte
qu’en font les traducteurs, donner l’impression de lire des œuvres différentes. C’est pourquoi
plusieurs traducteurs vivant à la même époque se penchent sur une même œuvre, comme Baudelaire
et Stéphane Mallarmé (1842-1898) s’attardent sur The Raven. Pour autant, ce corpus ce concentrera
sur Baudelaire uniquement, car sa traduction reste la première reconnue et qu’elle n’a donc, de ce
fait, pas été influencée par celles qu’auraient pu produire ses contemporains.
Pour revenir à la définition du CNRTL, l’usage du verbe « transposer » implique un
déplacement, la traduction n’est pas statique, c’est un mouvement du texte. Le Petit Robert tend
vers cette définition également : « faire passer d'une langue dans une autre » (il s’agit donc bien
d’un mouvement) « en tendant à l'équivalence de sens et de valeur des deux énoncés ». Cette
seconde partie apporte une dimension nouvelle : celle de la fidélité, ici nommée « équivalence ». La
fidélité est, d’après le Dictionnaire Larousse, la « qualité de ce qui est conforme à l'exactitude, à la
vérité ». Cette notion agite le monde littéraire, d’autant plus lorsqu’il s’agit de poésie, car elle est
jugée par nombre d’auteurs comme étant « intraduisible », du fait de son rythme, sa musicalité et
ses images. Car, en effet, chaque langue portant sa propre culture, chaque signifiant ayant son
propre signifié, le glissement d’une langue à une autre implique de trouver un nouveau signifiant
ayant le même signifié : « il apparaît bien que c’est dans la chair des langues elles-mêmes, dans leur
“mémoire” que prennent corps les œuvres de la littérature »3 car une langue se constitue en fonction
de la culture dans laquelle elle est créée et, de ce fait, elle la reflète. Par exemple, le corbeau est
symbole, dans la mythologie nordique, de pensée et de mémoire, en référence aux oiseaux Hugin et
Munin qui se posent sur les épaules du dieu Odin. En Allemagne, il incarne l’âme des hommes
maudits et, dans la mythologie celtique irlandaise, il renvoie à la guerre. De ce fait, un même mot
peut évoquer un symbole tout à fait nuancé d’une culture à une autre et donc d’une langue à une
autre, variant ainsi le sens selon l’auteur.

2 Robert ELLRODT, « Comment traduire la poésie ? » Palimpsestes. Revue de traduction, no Hors série, septembre
2006, p. 65-75
3 Jacques DEMOUGIN, Dictionnaire historique, thématique et technique des littératures - littératures française et
étrangères, anciennes et modernes, volume 2, Larousse, 1985, page 1667

3
La traduction littéraire pose ainsi la question de l’interprétation du traducteur, mais la poésie
en vers, de par ses rimes et son rythme, soulève des enjeux supplémentaires. Comment respecter la
versification d’un poème, conserver ses rimes, tandis que les mots, d’une langue à l’autre, ne
comportent pas les mêmes phonèmes et donc les mêmes sonorités ? Doit-on alors privilégier la
forme ou le sens ? Et lorsqu’un poème versifié est traduit en prose, est-il dénaturé ? Cette
dénaturation fait-elle de la traduction une œuvre nouvelle ? De fait, la poésie est-elle intraduisible ?

Objectif de l’étude

Cette recherche aura donc pour objectif d’aborder les enjeux liés à la traduction poétique
dans le poème The Raven. Le cadre linguistique de l’étude se délimite alors par la langue anglaise
(États-Unis) et française (France). L’approche de ces textes se veut comparatiste et stylistique, ayant
pour objectif de relever les enjeux de la traduction sous le prisme de la fidélité. Afin de mieux
comprendre tout l’enjeu de la traduction de Baudelaire ainsi que le choix de son lexique, je me
servirai du correcteur automatique Deepl. Sa dimension académique et formelle me permettra de
mettre en lumière les subtilités de l’écriture du poète français.

Chapitre I. « Poe-delaire » : la fusion de deux poètes maudits, frères de Spleen

Quelques années après la publication de The Raven aux États-Unis – la date exacte demeure
incertaine – Charles Baudelaire découvre le poème dans la revue « L’Artiste », grâce à son ami,
l’homme de lettres Charles Asselineau (1820-1874). Dès lors, Baudelaire « s’enflamm[e]
d’admiration pour ce génie inconnu »4, en qui il semble se reconnaître, reflet de sa propre personne :
« La première fois que j’ai ouvert un livre de lui, j’ai vu, avec épouvante et ravissement, non
seulement des sujets rêvés par moi, mais des phrases pensées par moi, et écrites par lui vingt ans
auparavant ». Il se lance alors le défi de traduire lui-même cet autre qui pense comme lui, ce
semblable, ce reflet. Au-delà de leur style poétique commun, Badelaire et Poe partagent la même
douleur : celle du deuil. En effet, à l’âge de cinq ans, le père du poète français décède. Poe n’a
qu’un an de plus lorsqu’il se retrouve lui-même orphelin. Il assiste également à la mort de sa jeune
femme Virginia qui meurt à vingt-quatre ans de la tuberculose, mort dont il ne semble ne jamais
s’être remis, et qui reviendra à plusieurs reprises dans ses poèmes sous le nom de Lénore. La mort

4 Citation de Charles Asselineau à propos de Charles Baudelaire, cité par Léon LEMONNIER dans Les Traducteurs
d’Edgar Poe de 1845 à 1875 : Charles Baudelaire, page 106.

4
et la drogue (l’opium pour Baudelaire, l’alcool pour Poe) les ayant tous deux marqués, en résulte un
penchant pour la poésie mélancolique axée sur les sentiments et le deuil. Baudelaire le souligne
notamment en disant « ce qu’il y a d’assez singulier, et ce qu’il m’est impossible de ne pas
remarquer, c’est la ressemblance intime, quoique non positivement accentuée, entre mes poésies
propres et celles de cet homme, déduction faite du tempérament et du climat. »5. En effet, le climat
– c’est-à-dire l’environnement culturel et littéraire dans lequel ces poètes ont évolué – était
également un trait commun unissant les deux hommes, bien que l’un soit en Amérique et l’autre en
Europe : le romantisme.

Chapitre II. La fidélité de Baudelaire à Poe


A. Les assonances

En 1540, naît le terme « traduction », avec l’écrivain Étienne Dolet6, sans pour autant que la
fidélité n’en soit un des enjeux premiers. La frontière entre auteurs et traducteurs resta longtemps
floue, beaucoup de « traducteurs » pratiquant l’imitation et l’adaptation. En effet, il était commun
de traduire des traductions sans regarder l’originale, les auteurs modifiaient le texte ou le
censuraient. Puis, au XVIIIe siècle, naissent les accusations de plagiat : la notion d’originalité
devient une valeur littéraire faisant apparaître la notion de fidélité. De ce fait, celle-ci se définit
comme le reflet de l’œuvre originale, son calque, son double. Elle se doit d’être transparente, de
s’effacer pour laisser paraître le texte d’origine. On peut donc supposer que c’est dans cette
dynamique que Baudelaire a traduit le texte de Poe. La première similarité que l’on retrouve est
celle de la reprise des jeux sonores : à la deuxième strophe, Poe écrit une assonance en [ō]/[ə]/ («
sought », « borrow », « from », « sorrow »). Baudelaire ne peut reprendre le même son s’il veut
garder le sens du poème, mais il conserve tout de même une assonance, en [i] cette fois-ci (« tirer »,
« sursis », « tristesse »). Il en va de même à la première strophe, lorsque le rythme « tapping »
« rapping », « rapping » devient « tapotement », « frappant », « doucement », « chambre ». Ce jeu
de sonorité, par sa régularité, évoque le frappement d’un poing sur la porte. En outre, à la cinquième
strophe, l’énumération de participes présents progressifs « wondering », « fearing », « Doubting »,
« dreaming » imite un battement de coeur, que Baudelaire retranscrit par un jeu de sonorité sur
les /d/, /t/ : « d’étonnement », « de crainte », « de doute ».

5 Léon LEMONNIER, Les Traducteurs d’Edgar Poe de 1845 à 1875 : Charles Baudelaire , page 108; Apud Bentabet,
Faffa, Op.cit., p. 106.
6 Christophe GUTBUB, « De la translation à la traduction à la lumière de la translatio imperii ». Réforme, Humanisme,
Renaissance, vol. 87, no 2, 2018, p. 233, Cairn.info, https://doi.org/10.3917/rhren.087.0233 (consulté le 20
novembre 2023)

5
B. La forme du poème

Au-delà des jeux de sonorité dus aux assonances et allitérations, le poète français réussit à
retranscrire, au travers de la prose, certaines particularités du poème. Tout d’abord, son refrain : les
sept premières strophes se terminent par l’adjectif « more » (exception faite pour le second se
finissant par « evermore ») et tous les suivants par « nevermore ». De même, dans sa version
française, les paragraphes se concluent en « plus », tantôt associés à l’adverbe « rien », tantôt à
« jamais ». De plus, bien qu’ayant retranscrit la forme du poème en prose, Baudelaire laisse
apparaître la forme initiale de l’œuvre en reproduisant des coupures similaires. D’abord,
pratiquement chaque fois qu’un vers est, dans le texte-source, coupé pour passer à la ligne, il est,
dans le texte-cible, marqué par la ponctuation. L’auteur européen use également des tirets, pourtant
typiquement anglais. On peut donc voir, en transparence de la traduction, le texte original.

Chapitre III. La liberté créatrice de Baudelaire


A. Le choix de la prose

Johann Wolfgang von Goethe, dans Poésie et Vérité, écrit, à propos de la traduction en
prose :
[…] ce qui exerce proprement une action essentielle et profonde, ce qui véritablement
développe et cultive, c’est ce qui reste du poëte quand il est traduit en prose : alors subsiste,
dans son entière pureté, le fonds, qu’un dehors éclatant sait souvent nous figurer lorsqu’il
manque, et nous cache lorsqu’il existe.7
Il affirme ainsi que le travail du vers est une contrainte supérieure qui peut conduire à un accès
brouillé. De ce fait, l’une des premières distinctions frappantes à la lecture de la traduction de
Baudelaire, est son choix de la prose, tandis que le poème original est composé de vers. Inventé en
1842 avec Aloysius Bertrand, le poème en prose naît en France puis se propage dans le monde.
Baudelaire adopte régulièrement cette forme dans ses poèmes, il loue sa musicalité « sans rythme et
sans rime » qui « s’adapt[e] aux mouvements lyriques de l’âme »8. Poe en use également dans son
recueil Eureka (1848), mais il a fait le choix de ne pas en utiliser dans The Raven. Le changement
qu’a effectué Baudelaire quant à la forme du poème fut quelques fois considéré sous le prisme de la
dénaturation, d’autant plus que la versification de ce poème et la musicalité des rimes qui en

7 Johann Wolfgang von GOETHE, Poésie et Vérité [1811-1833], Troisième Partie, Livre XI, traduction de Jacques
Porchat, Paris, Harchette, 1862, pages 426-427.
8 Charles BAUDELAIRE, « Petits poèmes en prose », La Presse, 26 août 1862,
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k479531x.item (consulté le 15 novembre 2023)

6
résultent font la particularité de The Raven, mais le poète français en donne la justification
suivante : « dans le moulage de la prose appliquée à la poésie, il y a nécessairement une affreuse
imperfection, le mal serait encore plus grand dans une singerie rimée » 9. Il définit la traduction
comme un « moulage » aux contours imparfaits qu’il faudrait ajuster. Son choix de la prose aurait
donc pour objectif de ne pas copier naïvement le texte de Poe, mais bien de l’adapter à la langue
française et aux particularités qu’elle implique, afin de ne pas tomber dans le piège de la « singerie
rimée ». Choisir la prose, c’est choisir de se focaliser sur le signifié plutôt que le signifiant. À ce
sujet, Umberto Eco a d’ailleurs écrit : « Toi, semble lui dire Poe, tu n’as pas à te creuser la cervelle
pour comprendre le mécanisme secret de mes vers, je te le donne, essaie de nier que c’est celui-là,
et essaie de traduire en l’ignorant »10. Selon lui, Poe souhaitait que ses traducteurs ne se contentent
pas de sa forme en vers, mais qu’ils l’ignorent, qu’ils voient au-delà, ce qu’a su faire Baudelaire.
Ainsi, s’il ne reproduit pas la versification du poème, c’est « [...]par cette volonté de récupérer les
sens et les formes initiales du langage avant d’en faire ressortir leur poéticité . »11, par admiration
pour Poe et son « cristal pur »12 et non dans une optique de dénaturation.

B. Une traduction davantage penchée sur le signifiant que sur le signifié

Avec Cicéron, on pense que le plus important est l’idée, l’esprit du texte, ce qu’il a voulu
dire et non comment il a été dit13 : c’est ce qu’on appelle le traducteur cibliste. Baudelaire, a
contrario, est un traducteur sourcier : il accorde davantage d’importance à la lettre, au mot, plutôt
qu’au sens, au signifié plutôt qu’au signifiant, ayant pour objectif de rendre compte au mieux de la
langue-source ; tandis que le cibliste se trouve du côté de la langue réceptrice et du signifiant. De ce
fait, le contenu du poème préside sur sa forme : par exemple, à la dixième strophe, Poe écrit « On
the morrow he will leave me ». Le « he » est, dans certaines éditions, souligné par l’italique, afin de
mettre en avant le fait que le corbeau n’est pas le premier à quitter le malheureux narrateur. Pour ce
faire, Baudelaire a plutôt choisi la traduction suivante : « vers le matin, lui aussi, il me quittera […]
». C’est par l’adverbe « aussi » que Baudelaire parvient à exprimer la douleur nostalgique du

9 Yves BONNEFOY, « La traduction au sens large. À propos d’Edgar Poe et de ses traducteurs ». Littérature, vol. 150,
no 2, 2008, p. 9-24. Cairn.info, https://doi.org/10.3917/litt.150.0009 (consulté le 19 novembre 2023)
10 Umberto ECO, Dire presque la même chose, Op. Cit., p. 337
11 Marius CONCEATU, « Baudelaire et Proust traducteurs : les limites de l’étrangeté », Loxias, 2010,
http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=5997 (consulté le 17 novembre 2023)
12 Henry JUSTIN, « Jusqu’au bout de la prose : épisode • 2/4 du podcast Edgar Allan Poe, le poète maudit de
l’Amérique ». France Culture, 2018, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-compagnie-des-
auteurs/jusqu-au-bout-de-la-prose-5587628 (onsulté le 18 novembre 2023)
13 Jean-René LADMIRAL, « Lever de rideau théorique : quelques esquisses conceptuelles ». Palimpsestes. Revue de
traduction, no 16, décembre 2004, p. 15-30. journals.openedition.org, https://doi.org/10.4000/palimpsestes.1587
(consulté le 16 novembre 2023)

7
narrateur, afin de rendre compte de la subtilité du langage anglais. Car, en effet, la langue anglaise
est davantage porteuse de sens que la langue française, au sens où, alors que le français requiert –
pour s’exprimer au mieux – de longues phrases développées, l’anglais, par la richesse de son
lexique, ne nécessite pas tant de mots. Un autre exemple, pour reprendre la strophe citée, Poe écrit
« Other friends have flown before— / On the morrow he will leave me, as my Hopes have flown
before » que le correcteur automatique traduit formellement par « D'autres amis ont déjà volé / Le
lendemain, il me quittera, comme mes espoirs se sont envolés auparavant », alors que Baudelaire
écrit « D’autres amis se sont déjà envolés loin de moi ; vers le matin, lui aussi, il me quittera comme
mes anciennes espérances déjà envolées ». Il ajoute « loin de moi » pour appuyer le fait que c’est
bien de lui dont ses amis se sont éloignés, qu’ils l’ont laissé seul, car la simple forme « ont déjà
volé » est, en français, trop large et peut laisser penser que les-dits amis sont simplement partis sans
qu’il n’y ait nécessairement cette notion de séparation, d’exclusion, plus visible grâce au poète
français. Dans un article nommé « Traduction et typologies des textes – Pour une définition de la
traduction « correcte » », Ioana Irina Durdureanu explique que « la traduction se place entre les
messages et les langues pour essayer de rendre, d’une manière compréhensible, la diversité
originelle des langues dans lesquelles ils sont exprimés »14. La traduction littérale de Baudelaire
tend donc vers cette dynamique de partage de la langue : son statut de traducteur sourcier a pour
objectif de faire connaître au peuple français, non pas l’imaginaire de Poe mais sa langue, sa prose,
la richesse de ses mots.

C. La modification des métaphores

On retrouve ainsi des distinctions de métaphores, par exemple, au deuxième vers de la


deuxième strophe, le narrateur de Poe dit « And each separate dying ember wrought its ghost upon
the floor », que Baudelaire traduit par « chaque tison brodait à son tour le plancher du reflet de son
agonie ». La distinction la plus marquante est celle de la transformation de « ghost », qui signifie
« fantôme », en « agonie », une équivalence que le poète français a conçue pour garder la poétique
de la formule. Une traduction non-poétique et très formelle, mot à mot, donnerait : « Et chaque
braise mourante a forgé son fantôme sur le sol »15. La phrase ne serait pas désagréable à l’oreille
mais le génie de Poe réside en son lexique, en la recherche d’un vocabulaire élevé, soigné,
recherché, qui ne transparaîtrait pas au travers d’une phrase aussi simple. De ce fait, Baudelaire fait
un écart quant à sa traduction à la lettre afin de respecter la grandeur du style de son compère.
14 Ioana Irina DURDUREANU, « Traduction et typologie des textes », page 12,
https://ler.letras.up.pt/uploads/ficheiros/9808.pdf (consulté le 17 novembre 2023)
15 Traduction faite à l’aide du traducteur automatique Deepl

8
D. Des nuances dans la forme

Enfin, on relève des nuances quant à la ponctuation et la mise en forme. Premièrement,


Baudelaire ne respecte pas toujours les majuscules : tandis que Poe écrit « In there stepped a stately
Raven of the saintly days of yore », le mot « Raven » devient simple « corbeau », l’oiseau perdant
sa majuscule. Même chose au vers 5 de la strophe 10, où le mot « Hopes » prend une majuscule
tandis que « espérances » en est dépourvu. Pourtant, au paragraphe suivant, le mot se répète et la
majuscule est, cette fois respectée, de même pour le mot « Disaster » (vers 3)/ « Malheur ». La
seconde nuance est celle de la ponctuation : Baudelaire modifie les points finaux en point
d’exclamation : strophe 8 vers 6, lorsque « Nevermore » devient « Jamais plus ! ».

Chapitre IV. Baudelaire est-il un traître ?


A. La fidélité est impossible

Ainsi, Baudelaire semble avoir apporté des distinctions au poème de Poe, en particulier sur
sa forme. Mais pour autant, peut-on dire qu’il l’a trahi ? Pour la sémioticienne italienne Susan
Petrilli, le masque du traducteur est une tromperie et il n’est un traître que parce qu’on exige de lui
une fidélité impossible16. Geogres Mounin résume le problème en affirmant : « Tous les arguments
contre la traduction se résument en un seul : elle n’est pas l’originale ».17 En partant de ce constat,
l’œuvre traduite par Baudelaire ne peut être un calque de l’original et sera, forcément, une œuvre
nouvelle. Parce que la langue et ses signifiés diffèrent, elle ne pourra jamais être son exact reflet.
Puisque la définition de la fidélité s’oppose à l’originalité et rejette les modifications, alors il ne
peut y avoir d’œuvre fidèle. Umberto Eco voulait comprendre « comment, tout en sachant qu’on ne
dit jamais la même chose, on peut dire presque la même chose »18. La subtilité de la traduction, ainsi
que sa valeur, réside précisément dans ce « presque », dans cet inexactitude impossible à gommer.
Théophile Gauthier, dans la notice des Fleurs du Mal, qualifiait la traduction de Baudelaire comme
étant « une identification si exacte de style et de pensées, une liberté si fidèle et si souple qu’[elles]
produisent l’effet d’ouvrages originaux et en ont toute la perfection originale »19. C’est donc de cela

16 Susan PETRILLI, « Translation as Listening and Encounter with the Other in Migration and Globalization Processes
Today », https://ler.letras.up.pt/uploads/ficheiros/9808.pdf (consulté le 14 novembre 2023)
17 Jacques DEMOUGIN, Dictionnaire historique, thématique et technique des littératures - littératures française et
étrangères, anciennes et modernes, volume 2, Larousse, 1985, page 1667

18 Ioana Irina DURDUREANU, « Traduction et typologie des textes », page 12,


https://ler.letras.up.pt/uploads/ficheiros/9808.pdf (consulté le 17 novembre 2023)
19 Aurelia CERVONI, Baudelaire traducteur | BNF ESSENTIELS. https://gallica.bnf.fr/essentiels/baudelaire/baudelaire-
traducteur. (Consulté le 11 novembre 2023 )

9
qu’il s’agit, une « liberté [...] fidèle », c’est-à-dire que Baudelaire se rapproche le plus possible du
texte-source, tout en prenant des libertés incontournables, inévitables, mais qui se veulent proches
de l’œuvre originale.

B. « Traduction » est-il réellement le bon terme ?

Le terme de « fidélité » est donc trop vague et imprécis : à quoi Baudelaire ne serait-il pas
fidèle ? À la versification ? Mais il aura ainsi perdu le sens du poème, auquel il n’aurait plus été
« fidèle ». Les traducteurs ne pouvant être à la fois ciblistes et sourciers, on en vient à se demander
si le terme de « traduction » est exact, du moins s’il repose sur la notion de fidélité. Alors, est-on un
traître lorsqu’on traduit ? « Un traître, c’est quelqu’un qui ne dit pas qu’il est un traître. Moi, je ne
dis jamais que le texte que je donne à lire en français, c’est le texte original. C’est une version
personnelle, ponctuelle, qui n’a de vérité que ma propre lecture que j’essaie de rendre aussi
partageable que possible »20 disait André Markowicz, invité à La Grande Table, en 2015. Cette
affirmation renvoie à une des premières définitions abordées lors de cette recherche :
l’interprétation. Et une interprétation, puisque par définition subjective et propre à chacun, ne peut
être infidèle. Ainsi, Baudelaire n’est pas infidèle à Poe et son œuvre, il ne fait que l’interpréter.

Conclusion
En somme, Baudelaire, en tant que sourcier, fait le choix du sens sur la rime, afin de
converser la plume de Poe et de transmettre son essence et sa sensibilité. L’exercice de traduction
est délicat, mais Baudelaire parvint à immerger son lecteur dans l’univers poétique et émotionnel de
son homologue américain. Il produit ainsi ce qui peut s’apparenter à une œuvre nouvelle, à la fois
différente et relative à l’originale. Son objectif n’est pas de dépasser son prédécesseur mais de le
mettre en lumière. Ainsi Baudelaire rejoint la pensée de Madame de Staël, selon laquelle chaque
littérature a son propre génie et doit être sublimée dans la traduction, lorsqu’elle dit « […] on se
trouvera donc bien en tout pays d’accueillir les pensées étrangères car dans ce pays l’hospitalité fait
la fortune de celui qui reçoit »21. L’hospitalité de Baudelaire se ressent au travers de sa traduction à
la lettre, au plus proche de la plume de Poe.

20 Alisonne SINARD, « Faut-il traduire la poésie ? » France Culture, 29 septembre 2017,


https://www.radiofrance.fr/franceculture/faut-il-traduire-la-poesie-3445568 (consulté le 20 novembre 2023)
21 Germaine DE STAËL, De l’esprit des traductions, 1816, Biblioteca Italiana

10
Bibliographie

I. Ouvrages
A. Corpus principal

BAUDELAIRE, Charles, Le Corbeau [1853], Léon Pichon, Paris, 1918.

POE, Edgar Allan, The Raven [1845], traduction par C. Baudelaire, New York, Harper & Brothers,
1884.

B. Corpus secondaire

DEMOUGIN, Jacques, Dictionnaire historique, thématique et technique des littératures - littératures


française et étrangères, anciennes et modernes [1985], volume 2, Paris, Larousse, 1985.

DE STAËL, Germaine, De l’esprit des traductions [1816], «De l'esprit des traductions», dans Oeuvres
complètes de Mme de Staël , Paris, Treuttel et Würtzvol, 1821.

ECO, Umberto, Dire presque la même chose [2000], Paris, Le livre de poche, 2010.

GOETHE, Johann Wolfgang von, Vérité et poésie [1811-1833], Troisième Partie, Livre XI, traduction
de Jacques Porchat, Paris, Harchette, 1862.

LEMONNIER, Léon, Les Traducteurs d’Edgar Poe de 1845 à 1875 : Charles Baudelaire [1928],
Editions Slatkine, Paris, 2011.

II. Articles

Alisonne SINARD, « Faut-il traduire la poésie ? » France Culture, 29 septembre 2017,


https://www.radiofrance.fr/franceculture/faut-il-traduire-la-poesie-3445568

Aurelia CERVONI, Baudelaire traducteur | BNF ESSENTIELS,


https://gallica.bnf.fr/essentiels/baudelaire/baudelaire-traducteur.

11
Charles BAUDELAIRE, « Petits poèmes en prose », La Presse, 26 août 1862,
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k479531x.item

Christophe GUTBUB, « De la translation à la traduction à la lumière de la translatio imperii ».

Réforme, Humanisme, Renaissance, vol. 87, no 2, 2018, p. 233, Cairn.info,


https://doi.org/10.3917/rhren.087.0233

Henry JUSTIN, « Jusqu’au bout de la prose : épisode • 2/4 du podcast Edgar Allan Poe, le poète
maudit de l’Amérique ». France Culture, 2018,
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-compagnie-des-auteurs/jusqu-au-bout-de-la-
prose-5587628 (onsulté le 18 novembre 2023)

Ioana Irina DURDUREANU, « Traduction et typologie des textes », page 12,


https://ler.letras.up.pt/uploads/ficheiros/9808.pdf

Jean-René LADMIRAL, « Lever de rideau théorique : quelques esquisses conceptuelles ».

Palimpsestes. Revue de traduction, no 16, décembre 2004, p. 15-30. journals.openedition.org,


https://doi.org/10.4000/palimpsestes.1587

Marius CONCEATU, « Baudelaire et Proust traducteurs : les limites de l’étrangeté », Loxias, 2010,
http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=5997

Robert ELLRODT, « Comment traduire la poésie ? » Palimpsestes. Revue de traduction, no Hors


série, septembre 2006, p. 65-75

Yves BONNEFOY, « La traduction au sens large. À propos d’Edgar Poe et de ses traducteurs ».

Littérature, vol. 150, no 2, 2008, p. 9-24. Cairn.info, https://doi.org/10.3917/litt.150.0009

12

Vous aimerez peut-être aussi