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Elle l’était davantage, un de ses grands désirs, qu’elle n’avait jamais avoué à Julien de peur de le choquer,

était de le voir quitter, ne fût-ce que pour un jour, son triste habit noir. Avec une adresse vraiment admirable
chez une femme si naturelle, elle obtint d’abord de M. de Moirod, et ensuite de M. le sous-préfet de
Maugiron, que Julien serait nommé garde d’honneur de préférence à cinq ou six jeunes gens, fils de
fabricants fort aisés, et dont deux au moins étaient d’une exemplaire piété. M. Valenod, qui comptait prêter
sa calèche aux plus jolies femmes de la ville et faire admirer ses beaux normands, consentit à donner un de
ses chevaux à Julien, l’être qu’il haïssait le plus. Mais tous les gardes d’honneur avaient à eux ou d’emprunt
quelqu’un de ces beaux habits bleu de ciel avec deux épaulettes de colonel en argent, qui avaient brillé sept
ans auparavant. Mme de Rênal voulait un habit neuf, et il ne lui restait que quatre jours pour envoyer à
Besançon, et en faire revenir l’habit d’uniforme, les armes, le chapeau, etc., tout ce qui fait un garde
d’honneur. Ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’elle trouvait imprudent de faire faire l’habit de Julien à
Verrières. Elle voulait le surprendre, lui et la ville.

Le lendemain, dès cinq heures, avant que Mme de Rênal fût visible, Julien avait obtenu de son mari un
congé de trois jours. Contre son attente, Julien se trouva le désir de la revoir, il songeait à sa main si jolie. Il
descendit au jardin, Mme de Rênal se fit longtemps attendre. Mais si Julien l’eût aimée, il l’eût aperçue
derrière les persiennes à demi fermées du premier étage, le front appuyé contre la vitre. Elle le regardait.
Enfin, malgré ses résolutions, elle se détermina à paraître au jardin. Sa pâleur habituelle avait fait place aux
plus vives couleurs. Cette femme si naïve était évidemment agitée : un sentiment de contrainte et même de
colère altérait cette expression de sérénité profonde et comme au-dessus de tous les vulgaires intérêts de la
vie, qui donnait tant de charmes à cette figure céleste.

Julien pour effacer tous ses torts ? Elle fut effrayée ; ce fut alors qu’elle lui ôta sa main. Les baisers remplis
de passion, et tels que jamais elle n’en avait reçus de pareils, lui firent tout à coup oublier que peut-être il
aimait une autre femme. Bientôt il ne fut plus coupable à ses yeux. La cessation de la douleur poignante,
fille du soupçon, la présence d’un bonheur que jamais elle n’avait même rêvé, lui donnèrent des transports
d’amour et de folle gaieté. Cette soirée fut charmante pour tout le monde, excepté pour le maire de
Verrières, qui ne pouvait oublier ses industriels enrichis. Julien ne pensait plus à sa noire ambition, ni à ses
projets si difficiles à exécuter. Pour la première fois de sa vie, il était entraîné par le pouvoir de la beauté.
Perdu dans une rêverie vague et douce, si étrangère à son caractère, pressant doucement cette main qui lui
plaisait comme parfaitement jolie, il écoutait à demi le mouvement des feuilles du tilleul agitées

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