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des conversations que j’ai avec Julien, sur des choses d’imagination. Lui, il pense à ses affaires.

Je ne lui
enlève rien pour le donner à Julien.

Julien fut maussade toute la soirée ; jusqu’ici il n’avait été en colère qu’avec le hasard et la société ; depuis
que Fouqué lui avait offert un moyen ignoble d’arriver à l’aisance, il avait de l’humeur contre lui-même.
Tout à ses pensées, quoique de temps en temps il dît quelques mots à ces dames, Julien finit, sans s’en
apercevoir, par abandonner la main de Mme de Rênal. Cette action bouleversa l’âme de cette pauvre femme
; elle y vit la manifestation de son sort.

Quand Julien aperçut les ruines pittoresques de l’ancienne église de Vergy, il remarqua que depuis l’avant-
veille il n’avait pas pensé une seule fois à Mme de Rênal. L’autre jour en partant, cette femme m’a rappelé
la distance infinie qui nous sépare, elle m’a traité comme le fils d’un ouvrier. Sans doute elle a voulu me
marquer son repentir de m’avoir laissé sa main la veille... Elle est pourtant bien jolie, cette main ! quel
charme ! quelle noblesse dans les regards de cette femme !

En approchant de son usine, le père Sorel appela Julien de sa voix de stentor ; personne ne répondit. Il ne vit
que ses fils aînés, espèces de géants qui, armés de lourdes haches, équarrissaient les troncs de sapin, qu’ils
allaient porter à la scie. Tout occupés à suivre exactement la marque noire tracée sur la pièce de bois, chaque
coup de leur hache en séparait des copeaux énormes. Ils n’entendirent pas la voix de leur père. Celui-ci se
dirigea vers le hangar ; en y entrant, il chercha vainement Julien à la place qu’il aurait dû occuper, à côté de
la scie. Il l’aperçut à cinq ou six pieds plus haut, à cheval sur l’une des pièces de la toiture. Au lieu de
surveiller attentivement l’action de tout le mécanisme Julien lisait. Rien n’était plus antipathique au vieux
Sorel ; il eût peut-être pardonné à Julien sa taille mince, peu propre aux travaux de force, et si différente de
celle de ses aînés ; mais cette manie de lecture lui était odieuse, il ne savait pas lire lui-même.

Par bonheur, personne ne remarqua son attendrissement de mauvais ton. Le percepteur des contributions
avait entonné une chanson royaliste. Pendant le tapage du refrain, chanté en chœur : Voilà donc, se disait la
conscience de Julien, la sale fortune à laquelle tu parviendras, et tu n’en jouiras qu’à cette condition et en
pareille compagnie! Tu auras peut-être une place de vingt mille francs, mais il faudra que, pendant que tu te
gorges de viandes, tu empêches de chanter le pauvre prisonnier ; tu donneras à dîner avec l’argent que tu
auras volé sur sa misérable pitance, et pendant ton dîner il sera encore plus malheureux! – O Napoléon! qu’il
était doux de ton temps de monter à la fortune par les dangers d’une bataille ; mais augmenter lâchement la
douleur du misérable!

Sa Majesté descendit à la belle église neuve qui ce jour-là était parée de tous ses rideaux cramoisis. Le roi
devait dîner, et aussitôt après remonter en voiture pour aller vénérer la célèbre relique de saint Clément. À
peine le roi fut-il à l’église, que Julien galopa vers la maison de M. de Rênal. Là, il quitta en soupirant son
bel habit bleu de ciel, son sabre, ses épaulettes, pour reprendre le petit habit noir râpé. Il remonta à cheval, et
en quelques instants fut à Bray-le-Haut qui occupe le sommet d’une fort belle colline. L’enthousiasme
multiplie ces paysans, pensa Julien. On ne peut se remuer à Verrières, et en voici plus de dix mille autour de
cette antique abbaye. À moitié ruinée par le vandalisme révolutionnaire, elle avait été magnifiquement
rétablie depuis la

Ils ont faim peut-être en ce moment, se dit-il à lui-même ; sa gorge se serra, il lui fut impossible de manger
et presque de parler. Ce fut bien pis un quart d’heure après ; on entendait de loin en loin quelques accents

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