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Quelle pitié notre provincial ne va-t-il pas inspirer aux jeunes lycéens de Paris qui, à quinze ans, savent déjà
entrer dans un café d’un air si distingué ? Mais ces enfants, si bien stylés à quinze ans, à dix-huit tournent au
commun. La timidité passionnée que l’on rencontre en province se surmonte quelquefois et alors elle
enseigne à vouloir. En s’approchant de cette jeune fille si belle, qui daignait lui adresser la parole, il faut que
je lui dise la vérité, pensa Julien, qui devenait courageux à force de timidité vaincue.
Il fallut cependant, d’après les ordres de Mme de Rênal, assister à plusieurs dîners du même genre ; Julien
fut à la mode ; on lui pardonnait son habit de garde d’honneur, ou plutôt cette imprudence était la cause
véritable de ses succès. Bientôt, il ne fut plus question dans Verrières que de voir qui l’emporterait dans la
lutte pour obtenir le savant jeune homme, de M. de Rênal, ou du directeur du dépôt. Ces messieurs formaient
avec M. Maslon un triumvirat qui, depuis nombre d’années, tyrannisait la ville. On jalousait le maire, les
libéraux avaient à s’en plaindre ; mais après tout il était noble et fait pour la supériorité, tandis que le père de
M. Valenod ne lui avait pas laissé six cents livres de rente. Il avait fallu passer pour lui de la pitié pour le
mauvais habit vert pomme que tout le monde lui avait connu dans sa jeunesse à l’envie pour ses chevaux
normands, pour ses chaînes d’or, pour ses habits venus de Paris, pour toute sa prospérité actuelle.
Le soleil en baissant, et rapprochant le moment décisif, fit battre le cœur de Julien d’une façon singulière. La
nuit vint. Il observa, avec une joie qui lui ôta un poids immense de dessus la poitrine, qu’elle serait fort
obscure. Le ciel chargé de gros nuages, promenés par un vent très chaud, semblait annoncer une tempête.
Les deux amies se promenèrent fort tard. Tout ce qu’elles faisaient ce soir-là semblait singulier à Julien.
Elles jouissaient de ce temps, qui, pour certaines âmes délicates, semble augmenter le plaisir d’aimer.
Il se trouvait tout aristocrate en ce moment, lui qui pendant longtemps avait été tellement choqué du sourire
dédaigneux et de la supériorité hautaine qu’il découvrait au fond de toutes les politesses qu’on lui adressait
chez M. de Rênal. Il ne put s’empêcher de sentir l’extrême différence. Oublions même, se disait-il en s’en
allant, qu’il s’agit d’argent volé aux pauvres détenus, et encore qu’on empêche de chanter! Jamais M. de
Rênal s’avisa-t-il de dire à ses hôtes le prix de chaque bouteille de vin qu’il leur présente ? Et ce M.
Valenod, dans l’énumération de ses propriétés, qui revient sans cesse, il ne peut parler de sa maison, de son
domaine, etc., si sa femme est présente, sans dire ta maison, ton domaine.
À sept heures, Mme de Rênal arriva de Vergy avec Julien et les enfants. Elle trouva son salon rempli de
dames libérales qui prêchaient l’union des partis, et venaient la supplier d’engager son mari à accorder une
place aux leurs dans la garde d’honneur. L’une d’elles prétendait que si son mari n’était pas élu, de chagrin
il ferait banqueroute. Mme de Rênal renvoya bien vite tout ce monde. Elle paraissait fort occupée.