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Tel est le maire de Verrières, M. de Rênal.

Après avoir traversé la rue d’un pas grave, il entre à la mairie et


disparaît aux yeux du voyageur. Mais, cent pas plus haut, si celui-ci continue sa promenade, il aperçoit une
maison d’assez belle apparence, et, à travers une grille de fer attenante à la maison, des jardins magnifiques.
Au delà c’est une ligne d’horizon formée par les collines de la Bourgogne, et qui semble faite à souhait pour
le plaisir des yeux. Cette vue fait oublier au voyageur l’atmosphère empestée des petits intérêts d’argent
dont il commence à être asphyxié.

Il était nuit ; à peine fut-on assis, que Julien, usant de son ancien privilège, osa approcher les lèvres du bras
de sa jolie voisine, et lui prendre la main. Il pensait à la hardiesse dont Fouqué avait fait preuve avec ses
maîtresses, et non à Mme de Rênal ; le mot « bien nés » pesait encore sur son cœur. On lui serra la main, ce
qui ne lui fit aucun plaisir. Loin d’être fier, ou du moins reconnaissant du sentiment que Mme de Rênal
trahissait ce soir-là par des signes trop évidents, la beauté, l’élégance, la fraîcheur le trouvèrent presque
insensible. La pureté de l’âme, l’absence de toute émotion haineuse prolongent sans doute la durée de la
jeunesse. C’est la physionomie qui vieillit la première chez la plupart des jolies femmes.

Le trois septembre, à dix heures du soir, un gendarme réveilla tout Verrières en montant la grande rue au
galop ; il apportait la nouvelle que Sa Majesté le roi de arrivait le dimanche suivant, et l’on était au mardi.
Le préfet autorisait, c’est-à-dire demandait la formation d’une garde d’honneur ; il fallait déployer toute la
pompe possible. Une estafette fut expédiée à Vergy. M. de Rênal arriva dans la nuit, et trouva toute la ville
en émoi. Chacun avait ses prétentions ; les moins affairés louaient des balcons pour voir l’entrée du roi.

M. de Rênal parlait politique avec colère : deux ou trois industriels de Verrières devenaient décidément plus
riches que lui, et voulaient le contrarier dans les élections. Mme Derville l’écoutait, Julien irrité de ces
discours approcha sa chaise de celle de Mme de Rênal. L’obscurité cachait tous les mouvements. Il osa
placer sa main très près du joli bras que la robe laissait à découvert. Il fut troublé, sa pensée ne fut plus à lui,
il approcha sa joue de ce joli bras, il osa y appliquer ses lèvres.

Julien releva les yeux avec effort, et d’une voix que le battement de cœur rendait tremblante, il expliqua
qu’il désirait parler à M. Pirard, le directeur du séminaire. Sans dire une parole, l’homme noir lui fit signe de
le suivre. Ils montèrent deux étages par un large escalier à rampe de bois, dont les marches déjetées
penchaient tout à fait du côté opposé au mur, et semblaient prêtes à tomber. Une petite porte, surmontée
d’une grande croix de cimetière en bois blanc peint en noir, fut ouverte avec difficulté, et le portier le fit
entrer dans une chambre sombre et basse, dont les murs blanchis à la chaux étaient garnis de deux grands
tableaux noircis par le temps. Là, Julien fut laissé seul ; il était atterré, son cœur battait violemment ; il eût
été heureux d’oser pleurer. Un silence de mort régnait dans toute la maison.

Dans le flot de ce monde nouveau pour Julien, il crut découvrir un honnête homme ; il était géomètre,
s’appelait Gros et passait pour jacobin. Julien, s’étant voué à ne jamais dire que des choses qui lui
semblaient fausses à lui-même, fut obligé de s’en tenir au soupçon à l’égard de M. Gros. Il recevait de Vergy
de gros paquets de thèmes. On lui conseillait de voir souvent son père, il se conformait à cette triste
nécessité. En un mot, il raccommodait assez bien sa réputation, lorsqu’un matin il fut bien surpris de se
sentir réveiller par deux mains qui lui fermaient les yeux.

C’était le tour de Julien, qui, depuis une heure et demie, attendait la parole avec ennui. Sa réponse fut
parfaite, et surtout longue comme un mandement ; elle laissait tout entendre, et cependant ne disait rien

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