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Le père Sorel, car c’était lui, fut très surpris et encore plus content de la singulière proposition que M.

de
Rênal lui faisait pour son fils Julien. Il ne l’en écouta pas moins avec cet air de tristesse mécontente et de
désintérêt dont sait si bien se revêtir la finesse des habitants de ces montagnes. Esclaves du temps de la
domination espagnole, ils conservent encore ce trait de la physionomie du fellah de l’Égypte.

La réponse de Sorel ne fut d’abord que la longue récitation de toutes les formules de respect qu’il savait par
cœur. Pendant qu’il répétait ces vaines paroles, avec un sourire gauche qui augmentait l’air de fausseté, et
presque de friponnerie, naturel à sa physionomie, l’esprit actif du vieux paysan cherchait à découvrir quelle
raison pouvait porter un homme aussi considérable à prendre chez lui son vaurien de fils. Il était fort
mécontent de Julien, et c’était pour lui que M. de Rênal lui offrait le gage inespéré de 300 francs par an,
avec la nourriture et même l’habillement. Cette dernière prétention, que le père Sorel avait eu le génie de
mettre en avant subitement, avait été accordée de même par M. de Rênal.

– Vous voyez, Monsieur, que je réclame vos avis, comme si déjà vous occupiez le poste auquel tous les
honnêtes gens vous portent. Dans cette malheureuse ville les manufactures prospèrent, le parti libéral
devient millionnaire, il aspire au pouvoir, il saura se faire des armes de tout. Consultons l’intérêt du roi, celui
de la monarchie, et avant tout l’intérêt de notre sainte religion. À qui pensez-vous, Monsieur, que l’on puisse
confier le commandement de la garde d’honneur.

À Paris, la position de Julien envers Mme de Rênal eût été bien vite simplifiée ; mais à Paris, l’amour est fils
des romans. Le jeune précepteur et sa timide maîtresse auraient retrouvé dans trois ou quatre romans, et
jusque dans les couplets du Gymnase, l’éclaircissement de leur position. Les romans leur auraient tracé le
rôle à jouer, montré le modèle à imiter ; et ce modèle, tôt ou tard, et quoique sans nul plaisir, et peut-être en
rechignant, la vanité eût forcé Julien à le suivre.

Il vit de loin la croix de fer doré sur la porte ; il approcha lentement ; ses jambes semblaient se dérober sous
lui. Voilà donc cet enfer sur la terre, dont je ne pourrai sortir! Enfin il se décida à sonner. Le bruit de la
cloche retentit comme dans un lieu solitaire. Au bout de dix minutes, un homme pâle, vêtu de noir, vint lui
ouvrir. Julien le regarda et aussitôt baissa les yeux. Ce portier avait une physionomie singulière. La pupille
saillante et verte de ses yeux s’arrondissait comme celle d’un chat ; les contours immobiles de ses paupières
annonçaient l’impossibilité de toute sympathie ; ses lèvres minces se développaient en demi-cercle sur des
dents qui avançaient. Cependant cette physionomie ne montrait pas le crime, mais plutôt cette insensibilité
parfaite qui inspire bien plus de terreur à la jeunesse. Le seul sentiment que le regard rapide de Julien put
deviner sur cette longue figure dévote fut un mépris profond pour tout ce dont on voudrait lui parler, et qui
ne serait pas l’intérêt du ciel.

Il y avait là plusieurs libéraux riches, mais heureux pères d’enfants susceptibles d’obtenir des bourses, et en
cette qualité subitement convertis depuis la dernière mission. Malgré ce trait de fine politique, jamais M. de
Rênal n’avait voulu les recevoir chez lui. Ces braves gens, qui ne connaissent Julien que de réputation et
pour l’avoir vu à cheval le jour de l’entrée du roi de ***, étaient ses plus bruyants admirateurs. Quand ces
sots se lasseront-ils d’écouter ce style biblique, auquel ils ne comprennent rien ? pensait-il. Mais au contraire
ce style les amusait par son étrangeté ; ils en riaient. Mais Julien se lassa.

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