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Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1830

Livre premier, chapitre 6


L’Ennui
Non so più cosa son,
Cosa facio.
MOZART (Figaro)1

Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était loin des regards des
hommes, Mme de Rênal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand
elle aperçut près de la porte d’entrée la figure d’un jeune paysan presque encore enfant,
extrêmement pâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche, et avait sous le
bras une veste fort propre de ratine violette.
Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que l’esprit un peu romanesque
de Mme de Rênal eut d’abord l’idée que ce pouvait être une jeune fille déguisée, qui venait
demander quelque grâce à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la
porte d’entrée, et qui évidemment n’osait pas lever la main jusqu’à la sonnette. Mme de Rênal
s’approcha, distraite un instant de l’amer chagrin que lui donnait l’arrivée du précepteur.
Julien, tourné vers la porte, ne la voyait pas s’avancer. Il tressaillit quand une voix douce dit
tout près de son oreille :
– Que voulez-vous ici, mon enfant ?
Julien se tourna vivement, et, frappé du regard si rempli de grâce de Mme de Rênal, il
oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa beauté, il oublia tout, même ce qu’il
venait faire. Mme de Rênal avait répété sa question.
– Je viens pour être précepteur, Madame, lui dit-il enfin, tout honteux de ses larmes qu’il
essuyait de son mieux.
Mme de Rênal resta interdite, ils étaient fort près l’un de l’autre à se regarder, Julien
n’avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme avec un teint si éblouissant, lui
parler d’un air doux. Mme de Rênal regardait les grosses larmes qui s’étaient arrêtées sur les
joues si pâles d’abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rire,
avec toute la gaieté folle d’une jeune fille, elle se moquait d’elle-même et ne pouvait se
figurer tout son bonheur. Quoi, c’était là ce précepteur qu’elle s’était figuré comme un prêtre
sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants ?

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Citation extraite du livret des Noces de Figaro de Mozart (1786) : « Je ne sais plus ce que je suis, ce que je
fais. » Cette réplique du jeune Chérubin place la rencontre à venir sous le signe de la timidité et de la fraîcheur.

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Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1830
Livre premier, chapitre 10

Julien s’échappa rapidement et monta dans les grands bois par lesquels on peut aller de Vergy à Verrières. Il ne voulait
point arriver sitôt chez M. Chélan. Loin de désirer s’astreindre à une nouvelle scène d’hypocrisie, il avait besoin d’y voir clair
dans son âme, et de donner audience à la foule de sentiments qui l’agitaient.
J’ai gagné une bataille, se dit-il aussitôt qu’il se vit dans les bois et loin du regard des hommes, j’ai donc gagné une
bataille !
Ce mot lui peignait en beau toute sa position, et rendit à son âme quelque tranquillité.
Me voilà avec cinquante francs d’appointements par mois, il faut que M. de Rênal ait eu une belle peur. Mais de quoi ?
Cette méditation sur ce qui avait pu faire peur à l’homme heureux et puissant contre
lequel une heure auparavant il était bouillant de colère acheva de rasséréner l’âme de Julien. Il
fut presque sensible un moment à la beauté ravissante des bois au milieu desquels il marchait.
D’énormes quartiers de roches nues étaient tombés jadis au milieu de la forêt du côté de la
montagne. De grands hêtres s’élevaient presque aussi haut que ces rochers dont l’ombre
donnait une fraîcheur délicieuse à trois pas des endroits où la chaleur des rayons du soleil eût
rendu impossible de s’arrêter.
Julien prenait haleine un instant à l’ombre de ces grandes roches, et puis se remettait à
monter. Bientôt, par un étroit sentier à peine marqué et qui sert seulement aux gardiens des
chèvres, il se trouva debout sur un roc immense et bien sûr d’être séparé de tous les hommes.
Cette position physique le fit sourire, elle lui peignait la position qu’il brûlait d’atteindre au
moral. L’air pur de ces montagnes élevées communiqua la sérénité et même la joie à son
âme. Le maire de Verrières était bien toujours, à ses yeux, le représentant de tous les riches
et de tous les insolents de la terre ; mais Julien sentait que la haine qui venait de l’agiter,
malgré la violence de ses mouvements, n’avait rien de personnel. S’il eût cessé de voir M. De
Rênal, en huit jours il l’eût oublié, lui, son château, ses chiens, ses enfants et toute sa famille.
Je l’ai forcé, je ne sais comment, à faire le plus grand sacrifice. Quoi ! plus de cinquante écus
par an ! un instant auparavant je m’était tiré du plus grand danger. Voilà deux victoires en un
jour ; la seconde est sans mérite, il faudrait en deviner le comment. Mais à demain les
pénibles recherches.
Julien debout sur son grand rocher regardait le ciel, embrasé par un soleil d’août. Les
cigales chantaient dans le champ au-dessous du rocher, quand elles se taisaient tout était
silence autour de lui. Il voyait à ses pieds vingt lieues de pays. Quelque épervier parti des
grandes roches au-dessus de sa tête était aperçu par lui, de temps à autre, décrivant en silence
ses cercles immenses. L’œil de Julien suivait machinalement l’oiseau de proie. Ses
mouvements tranquilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet
isolement.
C’était la destinée de Napoléon, serait-ce un jour la sienne ?

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Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1830
Livre second, chapitre 45
Le mauvais air du cachot devenait insupportable à Julien. Par bonheur, le jour où on lui annonça qu’il fallait mourir, un beau soleil
réjouissait la nature, et Julien était en veine de courage. Marcher au grand air fut pour lui une sensation délicieuse, comme la promenade à
terre du navigateur qui longtemps a été à la mer. Allons, tout va bien, se dit-il, je ne manque point de courage.
Jamais cette tête n’avait été aussi poétique qu’au moment où elle allait tomber. Les plus doux moments qu’il avait trouvés jadis dans
les bois de Vergy revenaient en foule à sa pensée avec une extrême énergie.
Tout se passa simplement, convenablement, et de sa part sans aucune affectation.
L’avant-veille, il avait dit à Fouqué :
– Pour de l’émotion, je ne puis en répondre ; ce cachot si laid, si humide, me donne des moments de fièvre où je ne me reconnais pas ; mais
de la peur, non, on ne me verra point pâlir.
Il avait pris ses arrangements d’avance pour que, le matin du dernier jour, Fouqué enlevât Mathilde et Mme de Rênal.
– Emmène-les dans la même voiture, lui avait-il dit. Arrange-toi pour que les chevaux de poste ne quittent pas le galop. Elles tomberont dans
les bras l’une de l’autre, ou se témoigneront une haine mortelle. Dans les deux cas, les pauvres femmes seront un peu distraites de leur
affreuse douleur.
Julien avait exigé de Mme de Rênal le serment qu’elle vivrait pour donner des soins au fils de Mathilde.
– Qui sait ? peut-être avons-nous encore des sensations après notre mort, disait-il un jour à Fouqué. J’aimerais assez à reposer, puisque
reposer est le mot, dans cette petite grotte de la grande montagne qui domine Verrières. Plusieurs fois, je te l’ai conté, retiré la nuit dans cette
grotte, et ma vue plongeant au loin sur les plus riches provinces de France, l’ambition a enflammé mon cœur : alors c’était ma passion…
Enfin, cette grotte m’est chère et l’on ne peut disconvenir qu’elle ne soit située d’une façon à faire envie à l’âme d’un philosophe… Eh bien !
ces bons congréganistes de Besançon font argent de tout ; si tu sais t’y prendre, ils te vendront ma dépouille mortelle…
Fouqué réussit dans cette triste négociation. Il passait la nuit seul dans sa chambre,
auprès du corps de son ami, lorsqu’à sa grande surprise, il vit entrer Mathilde. Peu d’heures
auparavant, il l’vit laissée à dix lieues de Besançon. Elle avait le regard et les yeux égarés.
– Je veux le voir, lui dit-elle.
Fouqué n’eut pas le courage de parler ni de se lever. Il lui montra du doigt un grand
manteau bleu sur le plancher ; là était enveloppé ce qui restait de Julien.
Elle se jeta à genoux. Le souvenir de Boniface de La Mole et de Marguerite de Navarre
lui donna sans doute un courage surhumain. Ses mains tremblantes ouvrirent le manteau.
Fouqué détourna les yeux.
Il entendit Mathilde marcher avec précipitation dans la chambre. Elle allumait plusieurs
bougies. Lorsque Fouqué eut la force de la regarder, elle avait placé sur une petite table de
marbre, devant elle, la tête de Julien, et la baisait au front…
Mathilde suivit son amant jusqu’au tombeau qu’il s’était choisi. Un grand nombre de
prêtres escortaient la bière et, à l’insu de tous, seule dans sa voiture drapée, elle porta sur ses
genoux la tête de l’homme qu’elle avait tant aimé.
Arrivés ainsi vers le point le plus élevé d’une des hautes montagnes du Jura, au milieu
de la nuit, dans cette petite grotte magnifiquement illuminée d’un nombre infini de cierges,
vingt prêtres célébrèrent le service des morts. Tous les habitants des petits villages de
montagne, traversés par le convoi, l’avaient suivi, attirés par la singularité de cette étrange
cérémonie.
Mathilde parut au milieu d’eux en longs vêtements de deuil, et, à la fin du service, leur
fit jeter plusieurs milliers de pièces de cinq francs.
Restée seule avec Fouqué, elle voulut ensevelir de ses propres mains la tête de son
2
amant . Fouqué faillit en devenir fou de douleur.
Par les soins de Mathilde, cette grotte sauvage fut ornée de marbres sculptés à grands
frais en Italie.
Mme de Rênal fut fidèle à sa promesse. Elle ne chercha en aucune manière à attenter à
sa vie ; mais, trois jours après Julien, elle mourut en embrassant ses enfants.

To the happy few3

2
Mathilde suit donc jusqu’au bout le modèle de la maîtresse de son ancêtre (II, 10).
3
Cette dédicace « aux quelques heureux » figure dans l’édition originale à la fin de chacun des deux volumes du
roman. Elle fait allusion aux lecteurs du roman.

3
La Princesse de Clèves (Mme de La Fayette, 1678)
[Mme de Clèves, jeune et récemment mariée à M. de Clèves, a fait la rencontre de M. de Nemours qu’elle ne
parvient pas à chasser de ses pensées. M. de Nemours, lui, tente de montrer son amour à Mme de Clèves par des
gestes discrets.]

La reine Dauphine faisait faire des portraits en petit de toutes les belles personnes de la cour pour les
envoyer à la reine sa mère. Le jour que l’on achevait celui de Mme de Clèves, Mme la Dauphine vint passer
l’après-dîner chez elle. M. de Nemours ne manqua pas de s’y trouver ; il ne laissait échapper aucune occasion de
voir Mme de Clèves sans laisser néanmoins paraître qu’il les cherchât. Elle était si belle, ce jour-là, qu’il en
serait devenu amoureux quand il ne l’aurait pas été. Il n’osait pourtant avoir les yeux attachés sur elle pendant
qu’on la peignait, et il craignait de laisser trop voir le plaisir qu’il avait à la regarder.
Mme la Dauphine demanda à M. de Clèves un petit portrait qu’il avait de sa femme, pour le voir auprès
de celui que l’on achevait ; tout le monde dit son sentiment de l’un et de l’autre ; et Mme de Clèves ordonna au
peintre de raccommoder4 quelque chose à la coiffure de celui que l’on venait d’apporter. Le peintre, pour lui
obéir, ôta le portrait de la boîte où il était, et, après y avoir travaillé, il le remit sur la table.
Il y avait longtemps que M. de Nemours souhaitait d’avoir le portrait de Mme de
Clèves. Lorsqu’il vit celui qui était à M. de Clèves, il ne put résister à l’envie de le dérober à
un mari qu’il croyait tendrement aimé ; et il pensa que, parmi tant de personnes qui étaient
dans ce même lieu, il ne serait pas soupçonné plutôt qu’un autre.
Mme la Dauphine était assise sur le lit et parlait bas à Mme de Clèves, qui était debout
devant elle. Mme de Clèves aperçut par un des rideaux5, qui n’était qu’à demi fermé, M. de
Nemours, le dos contre la table, qui était au pied du lit, et elle vit que, sans tourner la tête, il
prenait adroitement quelque chose sur cette table. Elle n’eut pas de peine à deviner que c’était
son portrait, et elle en fut si troublée que Mme la Dauphine remarqua qu’elle ne l’écoutait pas
et lui demanda tout haut ce qu’elle regardait. M. de Nemours se tourna à ces paroles ; il
rencontra les yeux de Mme de Clèves qui étaient encore attachés sur lui, et il pensa qu’il
n’était pas impossible qu’elle eût vu ce qu’il venait de faire.
Mme de Clèves n’était pas peu embarrassée6. La raison voulait qu’elle demandât son
portrait ; mais, en le demandant publiquement, c’était apprendre à tout le monde les
sentiments que ce prince avait pour elle, et, en le lui demandant en particulier, c’était quasi
l’engager à lui parler de sa passion. Enfin elle jugea qu’il valait mieux le lui laisser, et elle fut
bien aise de lui accorder une faveur qu’elle lui pouvait faire sans qu’il sût même qu’il la lui
faisait. M. de Nemours, qui remarquait son embarras et qui en devinait quasi la cause,
s’approcha d’elle et lui dit tout bas : « Si vous avez vu ce que j’ai osé faire, ayez la bonté,
Madame, de me laisser croire que vous l’ignorez ; je n’ose vous en demander davantage. » Et
il se retira après ces paroles et n’attendit point sa réponse.
Mme la Dauphine sortit pour s’aller promener 7, suivie de toutes les dames, et M. de
Nemours alla se renfermer chez lui, ne pouvant soutenir en public la joie d’avoir un portrait
de Mme de Clèves. Il sentait tout ce que la passion peut faire sentir de plus agréable ; il aimait
la plus aimable personne de la cour ; il s’en faisait aimer malgré elle, et il voyait dans toutes
ses actions cette sorte de trouble et d’embarras que cause l’amour dans l’innocence de la
première jeunesse.
Le soir, on chercha ce portrait avec beaucoup de soin ; comme on trouvait la boîte où il devait être, l’on
ne soupçonna point qu’il eût été dérobé, et l’on crut qu’il était tombé par hasard. M. de Clèves était affligé de
cette perte et, après qu’on eut encore cherché inutilement, il dit à sa femme, mais d’une manière qui faisait voir
qu’il ne le pensait pas, qu’elle avait sans doute quelque amant caché à qui elle avait donné ce portrait ou qui
l’avait dérobé, et qu’un autre qu’un amant ne se serait pas contenté de la peinture sans la boîte.

4
Retoucher
5
Rideaux qui entouraient le lit.
6
Tracassée
7
Aller se promener

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