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Lagarce, Juste la fin du monde, 1990

Prologue
LOUIS : – Plus tard, l’année d’après
– j’allais mourir à mon tour –
j’ai près de trente-quatre ans maintenant et c’est à cet âge que je mourrai,
l’année d’après,
de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire, à tricher, à ne plus savoir,
de nombreux mois que j’attendais d’en avoir fini,
l’année d’après, comme on ose bouger parfois,
à peine,
devant un danger extrême, imperceptiblement 1, sans vouloir faire de bruit ou commettre2 un
geste trop violent qui réveillerait l’ennemi ou vous détruirait aussitôt,
l’année d’après,
malgré tout,
la peur,
prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre,
malgré tout,
l’année d’après,
je décidai de retourner les voir, revenir sur mes pas, aller sur mes traces et faire le voyage,
pour annoncer, lentement, avec soin, avec soin et précision
– ce que je crois –
lentement, calmement, d’une manière posée
– et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux, tout précisément, n’ai-je pas toujours été un
homme posé ?,
pour annoncer,
dire,
seulement dire,
ma mort prochaine et irrémédiable 3,
l’annoncer moi-même, en être l’unique messager,
et paraître
– peut-être ce que j’ai toujours voulu, voulu et décidé, en toutes circonstances et depuis le
plus loin que j’ose me souvenir –
et paraître pouvoir là encore décider,
me donner et donner aux autres, et à eux, tout précisément, toi, vous, elle, ceux-là encore que
je ne connais pas (trop tard et tant pis),
me donner et donner aux autres une dernière fois l’illusion d’être responsable de moi-même et
d’être, jusqu’à cette extrémité 4, mon propre maître.

1
Imperceptiblement : discrètement, sans que l’on puisse s’en apercevoir.
2
Commettre : accomplir, faire à tort.
3
Irrémédiable : inévitable
4
Jusqu’à cette extrémité : jusqu’à la fin, jusqu’au bout

1
Lagarce, Juste la fin du monde, 1990
Première partie, scène 3

SUZANNE : […]
J’habite toujours ici avec elle. Je voudrais partir mais ce n’est guère possible,
je ne sais comment l’expliquer,
comment le dire,
alors je ne le dis pas.
Antoine pense que j’ai le temps,
il dit toujours des choses comme ça, tu verras (tu t’es peut-être déjà rendu compte),
il dit que je ne suis pas mal,
et en effet, si on y réfléchit
– et en effet, j’y réfléchis, je ris, voilà, je me fais rire –
en effet, je n’y suis pas mal, ce n’est pas ça que je dis.
Je ne pars pas, je reste,
je vis où j’ai toujours vécu mais je ne suis pas mal.
Peut-être
(est-ce qu’on peut deviner ces choses-là ?)
peut-être que ma vie sera toujours ainsi, on doit se résigner 5, bon,
il y a des gens et ils sont le plus grand nombre,
il y a des gens qui passent toute leur existence là où ils sont nés
et où sont nés avant eux leurs parents,
ils ne sont pas malheureux,
on doit se contenter,
ou du moins ils ne sont pas malheureux à cause de ça, on ne peut pas le dire,
et c’est peut-être mon sort, ce mot-là, ma destinée, cette vie.
Je vis au second étage, j’ai ma chambre, je l’ai gardée,
et aussi la chambre d’Antoine
et la tienne encore si je veux,
mais celle-là, nous n’en faisons rien,
c’est comme un débarras, ce n’est pas méchanceté, on y met les vieilleries qui ne servent plus
mais qu’on ose pas jeter,
et d’une certaine manière,
c’est beaucoup mieux,
ce qu’ils disent tous lorsqu’ils se mettent contre moi,
beaucoup mieux que ce que je pourrais trouver avec l’argent que je gagne si je partais.
C’est comme une sorte d’appartement.
C’est comme une sorte d’appartement, mais, et ensuite j’arrête,
Mais ce n’est pas ma maison, c’est la maison de mes parents,
Ce n’est pas pareil,
Tu dois comprendre cela.

J’ai aussi des choses qui m’appartiennent, les choses ménagères,


tout ça, la télévision et les appareils pour entendre la musique
et il y a plus chez moi, là-haut,

5
Se résigner : renoncer à se battre, accepter quelque chose que l’on juge inévitable

2
je te montrerai
(toujours Antoine)
il y a plus de confort qu’il n’y en a ici-bas6,
non, pas « ici-bas », ne te moque pas de moi,
qu’il n’y en a ici.
Toutes ces choses m’appartiennent,
je ne les ai pas toutes payées, ce n’est pas fini,
mais elles m’appartiennent
et c’est à moi, directement,
qu’on viendrait les reprendre si je ne les payais pas.

Et quoi d’autre encore ?


Je parle trop mais ce n’est pas vrai,
je parle beaucoup quand il y a quelqu’un, mais le reste du temps, non,
sur la durée cela compense,
je suis proportionnellement plutôt silencieuse.
[…]

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Lagarce, Juste la fin du monde, 1990


Deuxième partie, scène 2

[…]

LOUIS : – Cela joint l’utile à l’agréable.

ANTOINE : – C’est cela, voilà, exactement,


comment est-ce qu’on dit ?
« d’une pierre deux coups ».

SUZANNE : – Ce que tu peux être désagréable,


je ne comprends pas ça,
tu es désagréable, tu vois comme tu lui parles,
tu es désagréable, ce n’est pas imaginable.

ANTOINE : – Moi ?
C’est de moi ?
Je suis désagréable ?

SUZANNE : – Tu ne te rends même pas compte,


tu es désagréable, c’est invraisemblable,
tu ne t’entends pas, tu t’entendrais…

6
Ici-bas : expression religieuse qui désigne le monde terrestre, par opposition à « là-–haut », qui renvoie au
Paradis.

3
ANTOINE : – Qu’est-ce que c’est encore que ça ?
Elle est impossible aujourd’hui, ce que je disais,
je ne sais pas ce qu’elle a après moi,
je ne sais pas ce que tu as après moi,
tu es différente.
Si c’est Louis, la présence de Louis,
je ne sais pas, j’essaie de comprendre,
si c’est Louis,
Catherine, je ne sais pas,
je ne disais rien,
peut-être que j’ai cessé tout à fait de comprendre,
Catherine, aide-moi,
je ne disais rien,
on règle le départ de Louis,
il veut partir,
je l’accompagne, je dis qu’on l’accompagne, je n’ai rien dit de plus,
qu’est-ce que j’ai dit de plus ?
Je n’ai rien dit de désagréable,
pourquoi est-ce que je dirais quelque chose de désagréable,
qu’est-ce qu’il y a de désagréable à cela,
y a-t-il quelque chose de désagréable à ce que je dis ?
Louis ! Ce que tu en penses,
j’ai dit quelque chose de désagréable ?

Ne me regardez pas tous comme ça !

CATHERINE : – Elle ne te dit rien de mal,


tu es un peu brutal, on ne peut rien te dire,
tu ne te rends pas compte,
parfois tu es un peu brutal,
elle voulait juste te faire remarquer.

ANTOINE : – Je suis un peu brutal ?


Pourquoi tu dis ça ?
Non.
Je ne suis pas brutal.
Vous êtes terribles, tous, avec moi.

LOUIS : – Non, il n’a pas été brutal, je ne comprends pas


ce que vous voulez dire.

ANTOINE : – Oh, toi, ça va, « la Bonté même » !

[…]

4
Musset, On ne badine pas avec l’amour (1834)
Perdican et Camille, deux cousins, s’aiment et son destinés l’un à l’autre depuis l’enfance. Mais Camille rompt
sa promesse car elle a décidé de devenir religieuse. Pour la rendre jalouse, Perdican se fiance à Rosette, une
jeune paysanne. Camille prend alors conscience de son amour et le dénouement réunit les deux personnages.

Acte III, scène 8


Un oratoire
Entre Camille, elle se jette au pied de l’autel.

CAMILLE : – M’avez-vous abandonnée, ô mon Dieu ? Vous le savez, lorsque je suis venue,
j’avais juré de vous être fidèle ; quand j’ai refusé de devenir l’épouse d’un autre que vous, j’ai
cru parler sincèrement devant vous et ma conscience, vous le savez, mon père ; ne voulez-
vous donc plus de moi ? Oh ! Pourquoi faites-vous mentir la vérité elle–même ? Pourquoi
suis-je si faible ? Ah! Malheureuse, je ne puis plus prier !
Entre Perdican.
PERDICAN : – Orgueil, le plus fatal des conseillers humains, qu’es-t- venu faire entre cette
fille et moi ? La voilà pâle et effrayée, qui presse sur les dalles insensibles son cœur et son
visage. Elle aurait pu m’aimer, et nous étions nés l’un pour l’autre ; qu’es-tu venu faire sur
nos lèvres, orgueil, lorsque nos mains allaient se joindre ?

CAMILLE : – Qui m’a suivie ? Qui parle sous cette voûte ? Est-ce toi, Perdican ?

PERDICAN : – Insensés que nous sommes ! nous nous aimons. Quel songe avons-nous fait,
Camille ? Quelles vaines paroles, quelles misérables folies ont passé comme un vent funeste
entre nous deux ! Lequel de nous a voulu tromper l’autre ? Hélas ! cette vie est elle-même un
si pénible rêve ! pourquoi encore y mêler les nôtres ? Ô mon Dieu, le bonheur est une perle si
rare dans cet océan d’ici-bas ! Tu nous l’avais donné, pêcheur céleste, tu l’avais tiré des
profondeurs de l’abîme, cet inestimable joyau ; et nous, comme des enfants gâtés que nous
sommes, nous en avons fait un jouet ; le vert sentier qui nous amenait l’un vers l’autre avait
une pente si douce, il était entouré de buissons si fleuris, il se perdait dans un si tranquille
horizon ! il a bien fallu que la vanité, le bavardage et la colère vinssent jeter leurs rochers
informes sur cette route céleste, qui nous aurait conduits à toi dans un baiser ! Il a bien fallu
que nous nous fissions du mal, car nous sommes des hommes ! Ô insensés ! nous nous
aimons. (Il la prend dans ses bras.)

CAMILLE : – Oui, nous nous aimons, Perdican ; laisse-moi le sentir sur ton cœur. Ce Dieu
qui nous regarde ne s’en offensera pas ; il veut bien que je t’aime ; il y a quinze ans qu’il le
sait.

PERDICAN : – Chère créature, tu es à moi !


Il l’embrasse ;
on entend un grand cri derrière l’autel.

CAMILLE : – C’est la voix de ma sœur de lait 7.

PERDICAN : – Comment est-elle ici ? Je l’avais laissée dans l’escalier, lorsque tu m’as fait
rappeler. Il faut donc qu’elle m’ait suivi sans que je m’en sois aperçu.

7
Enfant élevé chez la même nourrice. Il s’agit ici de Rosette.

5
CAMILLE : – Entrons dans cette galerie ; c’est là qu’on a crié.

PERDICAN : – Je ne sais ce que j’éprouve ; il me semble que mes mains sont couvertes de
sang.

CAMILLE : – La pauvre enfant nous a sans doute épiés ; elle s’est encore évanouie ; viens,
portons-lui secours ; hélas ! tout cela est cruel.

PERDICAN : – Non, en vérité, je n’entrerai pas ; je sens un froid mortel qui me paralyse.
Vas-y, Camille, et tâche de la ramener. (Camille sort.) Je vous en supplie, mon Dieu ! ne
faites pas de moi un meurtrier ! Vous voyez ce qui se passe ; nous sommes deux enfants
insensés, et nous avons joué avec la vie et la mort ; mais notre cœur est pur ; ne tuez pas
Rosette, Dieu juste ! Je lui trouverai un mari, je réparerai ma faute ; elle est jeune, elle sera
heureuse ; ne faites pas cela, ô Dieu ! vous pouvez bénir encore quatre de vos enfants ! Eh
bien ! Camille, qu’y a-t-il ?
Camille rentre.
CAMILLE : – Elle est morte. Adieu, Perdican !

FIN

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