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CARRÉ NOIR

Sous la direction de Marcel Duhamel

NOUVEAUTÉS DU MOIS

Collection Série Noire

2092 – LA CHAIR ET LE POGNON


(ROBERT B. PARKER)

2093 – LE ROI, SA FEMME


ET LE PETIT PRINCE
(MARC VILLARD)

2094 – LES TRUANDS DU TEMPLE


(JULIUS A. LION)

2095 – MASSACRES THAÏLANDAIS


(TONY KENRICK)
CARTER BROWN

Du feu
par les naseaux
TRADUIT DE L’AMÉRICAIN
PAR C. WOURGAFT

GALLIMARD
Titre original :

THE PASSIONATE
© Horwitz Grahame Pty Ltd, 1959.
By arrangement with the Estate of the late Alan G. Yates.
© Éditions Gallimard, 1959, pour la traduction française.
CHAPITRE PREMIER

Dehors, la nuit était ardente et capiteuse, tout comme la blonde


que j’avais laissée à la maison. Ça faisait un moment que je l’avais
quittée et elle devait commencer à se sentir comme moi : toute moite
et bougrement défrisée. La morgue à minuit, comme partie de
rigolade, on fait mieux !
Je jetai un regard écœuré sur Charlie Kalz, le gardien-chef de la
morgue.
— Vous êtes sûr qu’il n’y a pas d’erreur, Charlie ? Vous les avez
bien comptés ?
— Lieutenant Wheeler ! protesta-t-il avec indignation, et le gnon
que j’ai encaissé sur l’occiput, je l’ai rêvé, peut-être ?
— Sait-on jamais ? A force de passer votre vie ici, ou à peu près,
vous êtes bien capable de rêver n’importe quoi !
— En tout cas, il a disparu, fit-il d’un ton catégorique.
— Qui est-ce qui pourrait avoir besoin d’un macchab ? Qui donc
irait en subtiliser un ? Qu’est-ce qu’on en ferait ? On ne peut même
pas le mettre au clou !
— Justement. C’est votre boulot de nous le dire, rétorqua Charlie
avec hauteur.
— Ce qui m’ennuie chez vous, Charlie, c’est que vous n’avez pas le
sens de l’humour. Et puis cessez donc d’écarquiller les yeux ! Ça me
gêne à la fin !
— Mais, bon sang, faites quelque chose ! gémit Charlie. Depuis
vingt ans que je suis ici, ça ne m’était jamais arrivé, jamais !
— Il y a un commencement à tout, comme je le disais à une
blonde enfant, au moment où le shérif a eu la grossièreté de me
déranger. Alors, qu’est-ce qui s’est passé ?
— On a frappé à la porte, commença Charlie d’une voix enrouée.
Rien que ça, c’est bizarre, lieutenant – d’habitude, ils entrent sans
frapper.
— Qui ça ? Les macchabées ?
— Les gens ! aboya-t-il. Vous voulez m’écouter, oui ou non ?
— Franchement non, ça ne me dit rien ; mais j’y suis bien obligé.
(Je poussai un gros soupir.) Alors, continuez…
— Je vais donc voir ce que c’est, et j’ai pas plus tôt mis le nez
dehors que vlan !
— Vlan ?
— Je reçois un coup sur le cassis, expliqua-t-il, encore tout ému à
cette évocation. Quand je suis sorti du cirage, il n’y avait plus
personne. Je téléphone donc au bureau du shérif et…
— … le shérif me téléphone. C’est après que vous avez eu l’idée de
compter les macchabs ?
— Exactement ! Vous avez beau rigoler, j’ai des responsabilités,
lieutenant ! Et je me suis aperçu qu’il en manquait un.
— Ce ne serait pas un gosse qui aurait voulu se faire la main
dessus pour essayer le « vrai scalpel » de sa panoplie du petit
chirurgien ?
En voyant la tête de Charlie, je me repris :
— Passons… Parlez-moi du macchab.
— Je l’ai touché ce matin, de bonne heure. Une chouette blonde,
c’est moi qui vous le dis ! Tombée raide morte sur le trottoir, en plein
centre, devant un bar – une crise cardiaque. Comme c’est samedi, le
docteur Murphy avait remis l’autopsie à lundi.
— Et bien balancée, avec ça, dites-vous ?
— Pour ça, oui, fit Charlie mélancoliquement. Je vous avoue que
ça me manque comme qui dirait, de ne plus sentir sa présence ici…
— On l’a identifiée ?
— Non, elle avait pas de papiers sur elle, pas même un sac à
main. Personne la connaît. Elle passe devant le bar et…
— … tombe raide morte, je sais. La morale de l’histoire, Charlie,
c’est qu’elle aurait dû y entrer. Un coup de bourbon aurait pu tout
arranger !
Le téléphone se mit alors à sonner, ce qui eut le don de faire
sursauter Charlie qui se trouvait tout à côté. Le timbre continua de
carillonner sans que Charlie fît mine de décrocher ; il regardait
l’appareil de la façon dont moi je contemple Marilyn Monroe au
cinémascope – en se tortillant nerveusement.
— Faut décrocher pour arrêter la sonnerie, lui dis-je. C’est une
nouvelle invention.
— Allez-y, lieutenant, implora-t-il. J’ai les nerfs à bout.
Je m’exécutai donc.
— Ici la morgue, dis-je à l’appareil.
— J’ai un message pour vous, annonça suavement une voix
d’homme cultivé. Je crois savoir qu’il vous manque un cadavre. Eh
bien, je suis en mesure de vous dire où il se trouve.
— Où ça ?
— Dans les studios de la chaîne de télévision KVNW.
— Qui est à l’appareil ?
— Quelqu’un qui aime que chaque chose soit à sa place, fit
aimablement la voix. Ça m’ennuie de penser que ce tiroir vide vous
préoccupe…
Il y eut alors un déclic : il avait raccroché.
J’en fis autant et annonçai la bonne nouvelle à Charlie, dont la
figure s’éclaira.
— Tant mieux ! dit-il. Je serai content de la ravoir. Vous y allez,
lieutenant ?
— J’y vais, oui. Mais je voudrais savoir qui est le type qui vient de
téléphoner.
— Ça se pourrait qu’il ait travaillé dans les pompes funèbres,
hasarda Charlie sans rire. C’est bien le genre. Un gars qui aime que
chaque chose soit à sa place. Moi aussi, je suis comme ça.
— Il est peut-être en retraite et il a la nostalgie des odeurs de
formol, suggérai-je. Dites donc, Charlie, ça fait longtemps que vous
avez vu un psychiatre ?
— Non, y a pas plus de deux semaines.
— Qu’est-ce qu’il vous a dit ?
— Rien, il pouvait pas parler. Il s’était tranché la gorge avec une
lime à ongles. Pourquoi me l’aurait-on amené, sans ça ?
— Passons ! fis-je, excédé.
Une demi-heure plus tard, je rangeai mon Austin-Healey dans
une ruelle, derrière l’immeuble de la KVNW. Huit poubelles gros
modèle étaient alignées les unes à côté des autres ; par acquit de
conscience, je les inspectai toutes : aucune ne contenait de cadavre.
Je fis le tour du bâtiment, entrai par la porte principale et
m’annonçai au portier. Pendant qu’il allait chercher le directeur,
j’utilisai son téléphone pour appeler le shérif Lavers.
Lavers était chez lui, et, à en juger par le ton de sa voix, il devait
être couché. Je le mis au courant du coup de téléphone anonyme et
lui dis que je me trouvais dans les studios de la télévision. Le shérif
dit : « D’accord, cherchez bien. » Il ajouta que la prochaine fois que
j’aurais envie d’appeler quelqu’un sans avoir rien de spécial à lui dire,
je ferais mieux de téléphoner à ma mère. C’est du moins ce que je
crus comprendre.
Sur ces entrefaites, le directeur arriva c’était un petit gandin tiré à
quatre épingles, brun, avec une mignonne moustache – le genre de
type à ne pas froisser les draps d’un poil, même en voyage de noces.
— Je me présente : Bowers, fit-il très pète-sec. Qu’est-ce qui ne va
pas, lieutenant ?
Son ton trahissait une incrédulité polie, comme si, dans son
monde à lui rien n’avait jamais l’audace d’aller mal. Je lui expliquai
de quoi il en retournait. Pendant qu’il essayait de se faire à cette idée,
j’allumai une cigarette.
— Mais pourquoi aurait-on amené un cadavre dans nos studios ?
demanda-t-il, complètement médusé.
— Je n’en sais rien. A tout hasard, j’ai jeté un coup d’œil dans les
poubelles, mais en fait de cadavres, elles n’étaient bourrées que de
cow-boys occis sur vos écrans !
— C’est grotesque, tout ce que vous me racontez, fit-il en
retrouvant sa morgue directoriale. Parfaitement absurde !
— Tout à fait d’accord, acquiesçai-je. Mais il faut malgré tout que
je m’en rende compte par moi-même, ordre du shérif.
Bowers consulta sa montre et haussa les épaules d’un air excédé.
— Bon… Qu’est-ce qu’on fait, lieutenant ?
— Si on commençait par aller faire un tour dans les studios ?
proposai-je.
— D’accord.
De nouveau, il loucha du côté de sa montre en se mordillant la
lèvre inférieure, mais tout doucement, comme s’il avait peur de la
détériorer ; après tout, elle était peut-être en pâte de fruit ou en
massepain !
Moi aussi, je regardai l’heure – ça devait être contagieux – et vis
qu’il était minuit quarante-cinq.
— Une journée toute neuve qui s’annonce, remarquai-je. Vous
attendez quelqu’un si tôt que ça, monsieur Bowers ?
— L’émission « Après minuit » commence dans un quart d’heure.
Nous passons un vieux film d’épouvante…
— Ça ne serait pas Autant en emporte le vent ? demandai-je tout
émoustillé.
— Le film s’appelle Le Beau-Fils de Frankenstein, répliqua-t-il
sèchement. Ce sont les débuts de notre nouveau présentateur, un
certain Bruno, et j’aimerais être sur le plateau pour voir si tout se
passe bien.
— Ça vous prendra combien de temps ?
— Dix minutes. On enchaîne ensuite avec le film, purement et
simplement.
— Pas de publicité ? Ma parole, vous êtes un vrai
révolutionnaire !
— Très drôle, lieutenant !
Il avait dit ça sur un ton totalement dépourvu d’aménité et faisait
une tête à l’avenant.
— Vous devriez envoyer ça au New Yorker{1}, ajouta-t-il.
— Si ça ne dure pas plus de dix minutes, on pourrait y aller tous
les deux. Je commencerai mon enquête après.
Il me gratifia d’un sourire chaleureux.
— Trop aimable, lieutenant, merci bien !
M’empoignant par le coude, il me poussa vers la porte la plus
proche.
— Tout est prêt pour le sketch de présentation au studio deux.
Par ici !
Ce fameux studio ressemblait à une maison de fous, le soir de
l’arrivée d’Hitler. Massés en foule compacte devant le plateau, des
resquilleurs se prenaient les pieds dans les câbles, sans prêter
attention aux exhortations du chef de la production, dont la voix
céleste et désincarnée les suppliait de fiche le camp, avec force jurons
à l’appui.
Je venais de remarquer une jolie brune d’allure exotique quand
Bowers me montra le plateau. Un vrai cauchemar !
— Qu’est-ce que vous en pensez, lieutenant ? demanda Bowers en
s’esclaffant.
— S’il y a des gosses qui ne sont pas encore couchés, faudra les
envoyer au lit en vitesse : sinon, ils seront mûrs pour le cabanon,
répondis-je.
On aurait dit l’intérieur d’un tunnel, d’une cave, ou encore d’un
tombeau – ça tenait des trois à la fois. De gigantesques toiles
d’araignée en matière plastique luisaient dans les coins ; un gros
machin noir était tapi au milieu de l’une d’elles. Plus on le regardait,
et plus on se mettait à espérer que c’était une araignée. C’eût été une
tarentule qu’on se serait senti soulagé…
Au premier plan, une longue table de bois portait un dispositif
étrange, sûrement sorti de la cervelle d’un fou, et qui devait servir à
fabriquer de l’énergie nucléaire à bon marché, ou quelque chose dans
ce goût-là. Des flacons biscornus étaient reliés par des tubes de verre
où circulait en bouillonnant la ronde sans fin d’un liquide noirâtre.
Derrière la table, un cercueil de planches mal équarries était posé
sur deux tréteaux. A en juger par la finition, il devait avoir été
confectionné avec l’aide du Manuel du petit bricoleur.
— Ce sont les débuts de Bruno, répéta Bowers, et nous avons tenu
à soigner tout particulièrement la mise en scène du sketch. Vous
savez, lieutenant « à film d’horreur, présentateurs horrifiants », en ce
moment c’est la formule qui fait fureur.
— Personnellement, je m’en passerais bien !
— Bruno ne va pas tarder. Vous verrez son maquillage, il est
sensationnel ! Pour lui donner la réplique, il a une jeune femme…
— Brunehaut ?
— Vous le saviez ?
— Non, mais ça va de soi.
Il jeta un coup d’œil à la ronde avant de me chuchoter dans le
creux de l’oreille :
— Je vais vous confier un petit secret, lieutenant. Brunehaut, de
son vrai nom, c’est Pénélope Calthorpe !
— Pas possible !
— Si, si ! chuchota-t-il joyeusement. Mais surtout, pas un mot,
hein ?
— C’est juré. Qui c’est, Pénélope Calthorpe ?
Son visage se rembrunit.
— Comment ? Vous n’avez jamais entendu parler des sœurs
Calthorpe ?
A ce nom, je retrouvai la mémoire, non sans le regretter aussitôt.
— Non, sans blague ?… Les jumelles Calthorpe ? Les joyeuses
dingues de la haute ? Pénélope la Fêtarde et Prudence la Loufoque ?
— Je vois que vous les connaissez, constata Bowers, l’air radieux.
Je réprimai un frisson.
— Vous ne trouverez pas un flic dans tout le comté qui ne
connaisse Prudence Calthorpe ! Rien qu’en entendant son nom, on se
débine en quatrième vitesse… C’est elle qui a lancé une bombe
fumigène dans la salle lors d’une séance particulièrement houleuse
des Nations unies, après avoir crié : « Sauve qui peut ! » La bombe a
atterri sur la tête du chef de la délégation soviétique, je m’en
souviens fort bien ! Le directeur de la police new-yorkaise a mis une
semaine à expliquer au Russe – sans d’ailleurs le convaincre –
pourquoi il n’avait pas fait fusiller Prudence sur-le-champ.
Bowers devint plus radieux encore.
— On leur fait une publicité formidable !
— Il y a six mois, observai-je pensivement, à Los Angeles, elles
ont loué un camion, l’ont amené sur l’autoroute d’Hollywood un
vendredi après-midi, et l’ont stoppé de façon à bloquer à la fois les
quatre pistes. Prudence a joué de la grosse caisse pendant que
Pénélope faisait la danse du ventre. Pour couronner le tout, Pénélope
s’est mise à faire du strip-tease et quand la police est arrivée, elle a
jeté ses frusques à la tête des flics ! Prudence, elle, s’est arrangée
pour fourrer son slip dans la poche du lieutenant qui l’a embarquée.
A son arrivée au commissariat, elle a déclaré aux journalistes
rassemblés que le lieutenant l’avait violée, et pour prouver ses dires,
elle est allée récupérer sa culotte au fond de la poche du policier !
— Elles aiment tellement s’amuser, ces petites ! approuva
Bowers. Vous savez, elles comptent parmi les dix femmes les plus
riches des Etats-Unis… Je suis flatté que Pénélope ait choisi nos
studios pour ses débuts à la télévision !
— Grand bien vous fasse ! Seulement pourquoi a-t-elle pris la
peine de choisir ? Avec le fric qu’elle a, elle aurait pu s’acheter
n’importe quelle chaîne !
Mais Bowers ne m’écoutait plus.
— Les voilà, fit-il, l’air soulagé, après un nouveau coup d’œil à sa
montre.
Grand et maigre, Bruno portait une longue toge noire qui lui
tombait aux chevilles. Sa tête était un chef-d’œuvre de maquillage :
un trou béant à la place de l’œil droit, l’œil gauche vitreux, les dents
de devant passées au noir avec, en guise de compensation, deux
énormes crocs – un de chaque côté – qui débordaient sur la lèvre
inférieure.
Pour corser le tout, on lui avait tracé autour du cou un trait rouge
strié d’épaisses hachures noires. On aurait dit une reprise malhabile,
bâclée par quelqu’un qui avait éprouvé une nervosité compréhensible
à lui recoudre la tête sur les épaules. J’avais nettement l’impression
que je n’aurais guère aimé rencontrer cet oiseau-là, même de son
vivant…
Par contraste, Brunehaut faisait un effet presque rassurant.
Coiffée d’un casque de Viking ; mais on avait remplacé les cornes
d’aurochs, pointant de chaque côté, par deux poings humains d’un
réalisme saisissant. Elle était drapée dans une sorte de peplum blanc
qui lui découvrait généreusement les épaules et s’arrêtait en haut des
cuisses. Il était retenu à la taille par une chaîne aux anneaux rouillés,
agrémentée d’énormes dents de fauves. Elle avait les cheveux roux et
des jambes ravissantes – peut-être même était-elle jolie, mais pour le
savoir, il eût fallu la débarbouiller.
Une fois de plus, Bowers consulta sa montre.
— Plus que soixante secondes, dit-il.
— Qu’est-ce qu’il y a dans le cercueil ? demandai-je. La tante à
héritage ?
— Ce n’est qu’un accessoire de scène, fit-il, agacé. Chut,
lieutenant !
Tout à coup, le silence se fit. Bruno alla se poster derrière la table,
avec Brunehaut à son côté. Une caméra s’avança pour le premier gros
plan.
Je jetai un coup d’œil sur l’écran de contrôle. Le titre Le Beau-
Fils de Frankenstein s’effaça aux sons d’une musique-bizarre, pour
être remplacé par : … présenté par Bruno. Encore de la musique, de
plus en plus bizarre ; enfin les mots : … accompagné de Brunehaut.
La tête et les épaules de Bruno apparurent alors en gros plan sur
l’écran. Il roula son œil unique et caressa doucement de l’index son
ignoble cou.
— La prochaine fois que j’entendrai crier « Coupez ! » j’utiliserai
un rasoir de sûreté ; et il zozota, avec une belle crânerie : c’est plus
sûr !
Puis se penchant en avant, l’œil braqué sur les téléspectateurs :
— Et si on faisait connaissance ? susurra-t-il d’un ton implorant.
Songez. Il me suffirait d’avancer d’un pas, d’un seul, et je tombe au
beau milieu de votre living-room !
Pas mal du tout, pour ceux qui aiment le genre. Bruno faisait tout
le boulot ; Brunehaut ne semblait être là qu’à titre purement
décoratif. Il fit deux ou trois allusions à « notre petit monstre », qui
se trouvait apparemment dans le cercueil. J’en déduisis, avec la
sagacité qui me caractérise, que le cercueil constituait le clou de la
présentation, ce en quoi je ne me trompais pas.
— C’est notre trésor, confia Bruno aux téléspectateurs, notre petit
chef-d’œuvre adoré… Seulement voilà : il est loupé. On s’est trompé
de formule, mais c’est sans importance. C’est un… une petite chose
adorable, un gosse qu’on aimerait voir galoper sur sa tombe, à
condition de ne pas le regarder de trop près !
Se tournant alors vers Brunehaut, il lui dit, avec un sourire
paternel :
— Ote le couvercle, chérie, et montre-le à nos amis. Après tout, si
on a des insomnies, y a pas de raison pour qu’ils dorment, eux !
— Oui, chéri, fit Brunehaut d’un air enjoué.
Elle avança d’un pas en direction du cercueil avant de
s’immobiliser de nouveau.
— Allons, ne fais donc pas languir nos amis ! reprocha Bruno.
Elle hésita.
— Chéri, vaudrait peut-être mieux que je prenne la hache ? Je ne
sais pas, moi, si ça se trouve, il est réveillé.
— Penses-tu ! déclara Bruno avec assurance. Je lui ai donné sa
ration quotidienne de toxines lumineuses. Il dort comme un vampire
en plein jour !
— Bruno, tu es formidable ! dit-elle avec élan. Tu penses à tout !
Il prit un air modeste.
— Et pourtant, je n’arrive pas à faire faire le beau au loup-garou…
mais patience, ça viendra !
Brunehaut se pencha donc sur le cercueil, sous l’œil de la caméra.
Je me demandai si Bruno avait déjà levé la hache sur sa comparse ;
en tout cas, la poitrine de la belle s’ornait d’un sillon bien attirant.
Puis la caméra se braqua en gros plan sur les mains de Brunehaut
en train de soulever lentement le couvercle du cercueil. Elle le poussa
de côté et il tomba à terre avec un bruit sinistre. Mais alors, quelle
déception !
Le cercueil ne contenait, en fait de monstre, qu’un brave type
frisant la quarantaine, un gars tout ce qu’il y a d’ordinaire, avec un
début d’embonpoint, les traits un peu bouffis. Les yeux clos, la mine
paisible, il avait l’air d’une réclame pour une marque de matelas.
Bruno, qui n’avait pas bougé de sa place, à la table, continuait à
babiller avec entrain ; il expliquait comment il s’était trompé de
formule en fabriquant le petit monstre, mais ça n’avait vraiment pas
l’air de coller avec l’occupant du cercueil.
Une autre caméra fit alors un travelling pour le gros plan final de
Bruno, au moment où il prenait congé des téléspectateurs.
Apparemment, le gag était tombé à plat. Mais non ! Une personne au
moins avait réagi ; Brunehaut, qui paraissait littéralement pétrifiée,
les yeux fixés sur le cercueil.
La lumière rouge de la caméra se mit à clignoter et la voix
amplifiée du chef de la production annonça que c’était terminé.
— Merveilleux ! s’exclama Bowers en se frottant les mains. Elle
promet d’être sensationnelle, cette émission !
— En effet, ça se pourrait bien, répondis-je en me dirigeant vers
le cercueil.
Brunehaut ne bougea pas à mon approche, les yeux fixés sur moi
sans me voir. Bruno se précipita vers nous, avec un sourire satisfait.
— Ça s’est bien passé, hein ? zézaya-t-il d’un air béat. Qu’est-ce
que vous en dites de notre petit monstre ? Un vrai chef-d’œuvre en
carton-pâte, hein ?
Ce disant, il plongea les deux mains dans le cercueil, et jeta un
coup d’œil à l’intérieur.
— Si j’étais vous, je n’y toucherais pas, murmurai-je. Ce n’est pas
du carton-pâte !
Bruno s’immobilisa, les yeux écarquillés, et dévisagea fixement le
gars couché dans le cercueil.
— Mais ce n’est pas…, commença-t-il.
A ce moment, il aperçut ce que la caméra n’avait pas révélé – le
trou dans la poitrine, le sang coagulé, la tache qui maculait la
chemise blanche.
— Du sang ! murmura-t-il avant de tomber sans connaissance.
Brunehaut poussa un léger soupir, recula d’un pas hésitant et
s’affaissa elle aussi à côté de son maître évanoui.
— Pour des monstres, vous êtes bien minables ! leur jetai-je avec
mépris, mais ils ne m’entendirent pas.
Un cri perçant partit sur ces entrefaites du fond du studio.
Machinalement, je m’élançai dans cette direction pour me heurter à
une femme entre deux âges, aux yeux exorbités. D’un geste convulsif,
elle s’agrippa aux revers de mon veston.
— Là-bas ! cria-t-elle d’une voix hystérique. Dans le magasin aux
accessoires… une femme… morte !
Je réussis à me dégager et me précipitai dans une sorte de
capharnaüm qui aurait pu passer pour l’ancêtre de tous les bric-à-
brac du monde entier. Une blonde aux yeux vitreux, parfaitement
immobile, trônait sur un fauteuil doré plutôt vétuste. Je m’approchai
d’elle, et lui effleurai la joue du bout des doigts – elle était froide
comme du marbre. Je me dis que Charlie Kalz allait enfin pouvoir
récupérer son bien.
CHAPITRE II

Le shérif Lavers tira sur sa pipe d’un air satisfait, se cala


confortablement dans son fauteuil et me lança :
— Dites donc, Wheeler, si on commençait par le
commencement ?
— Excellente idée, rétorquai-je, ça ne nous mène à rien, mais c’est
quand même à considérer.
— On vole un cadavre à la morgue. Un coup de téléphone
anonyme vous apprend où il se trouve. Vous y allez et le cadavre est
effectivement…
— … au studio de la télévision, oui. A mon avis, ce cadavre-là ne
présente aucun intérêt.
— Je vous demande pardon ! Il en a – pour son défunt
propriétaire !
Je dus reconnaître qu’il n’avait pas tort. Effectivement, les gens
ont tendance à attacher de l’importance à un cadavre non identifié,
surtout si c’est le leur.
— N’oubliez pas que, de surcroît, on a assommé le gardien-chef
de la morgue ! ajouta Lavers d’un ton acerbe.
— D’accord, Charlie s’est fait caresser le cuir. Qu’est-ce que ça
prouve ? Il fait cet effet-là à tout le monde. Moi-même, chaque fois
que je le vois, j’ai envie de lui balancer une châtaigne !
— Vous ne l’aimez pas ?
— J’avoue que je ne me suis jamais posé la question. Tout ce que
je sais, c’est que lorsque j’arrive à proximité, j’éprouve des
démangeaisons au creux de la main… Réflexe conditionné, sans
doute… Voyons, shérif, soyons francs ! Charlie est le roi des
connards !
— Peu importe ! C’est un fonctionnaire du comté ; par
conséquent, c’est notre faute s’il est là, grommela Lavers. Moi, je
trouve que le premier cadavre est celui d’une personne décédée de
mort naturelle – la police n’a rien à y voir. Le second a écopé d’une
balle de trente-huit en plein cœur – et ça, c’est du boulot pour les
flics. Et ce second cadavre, est-ce qu’il a été identifié ?
Je fis signe que non.
— Personne n’a l’air de le connaître. On sait simplement que c’est
celui d’un homme de trente-cinq ans environ, et que la cause du
décès est une balle de revolver. Heureusement que je n’ai pas à
rédiger une notice nécrologique, par-dessus le marché !
— Les journaux du matin s’en sont chargés, observa aigrement
Lavers. Et en première page encore ! Alors, vous avez fait chou blanc,
hier soir ?
— Vous voulez dire, ce matin, rectifiai-je. Le cadavre a été
découvert à une heure dix. Je suis parti vers trois heures et demie
pour rentrer chez moi. Il est maintenant neuf heures et demie de ce
même matin et… oui, j’ai fait chou blanc.
Lavers sortit la pipe de sa bouche, la contempla pendant quelques
instants d’un air dégoûté et la lança sur le bureau. Sachant d’avance
ce qui allait suivre, j’allumai une cigarette à titre préventif, quelque
dix secondes avant qu’il n’allumât son inévitable cigare.
— Il n’y est quand même pas venu tout seul, dans le cercueil !
grommela Lavers.
— Quelqu’un s’est livré à un petit tour de passe-passe… Une
demi-heure avant l’émission, le cercueil est au magasin d’accessoires,
garni d’un petit monstre en carton-pâte. Au moment d’ôter le
couvercle, on s’aperçoit qu’il y a un macchab dedans. Quant au
monstre, on l’a retrouvé au fond d’une vieille malle !
— Bon, fit Lavers, résigné. Qui est-ce qui a opéré la substitution ?
Quelle est la personne qui en avait la possibilité ?
— Tous ceux qui se trouvaient dans les studios, sans parler des
gens de l’extérieur, qui voulaient se donner la peine d’entrer ! J’en
suis là de mes déductions – il est inutile d’aller plus loin. L’équipe de
nuit est réduite à sa plus simple expression, à cause des heures
supplémentaires. Il y a un seul portier devant l’entrée principale. Les
portes de derrière ne sont pas fermées à clé ; quant au magasin
d’accessoires, il se trouve tout au fond du bâtiment. N’importe qui
aurait pu y planquer le cadavre.
— Quel est, selon vous, le mobile du meurtre ?
— Le mobile d’un meurtre dont personne ne connaît la victime ?
Lavers poussa un grognement et me souffla la fumée de son
cigare au nez.
— Je n’ai pas l’impression que vous avanciez beaucoup, Wheeler !
— Et alors ?
— Ne restez pas là, à vous tourner les pouces ! Faites quelque
chose !
— Oui, shérif. Je vais sortir dans la rue et appeler au secours.
— Cette affaire est de notre ressort !
— Ce qui ne nous empêche pas de demander l’aide de la
Criminelle. C’est ce qu’il nous faut en ce moment.
— Wheeler, je ne vous reconnais plus !
— Pourquoi ? On n’a rien à perdre. De la façon dont se présentent
les choses, ils mettront une semaine à identifier le cadavre. Nous, ça
nous prendra facilement un an ou deux…
— Je peux vous donner le sergent Polnik.
— Alors là, ça sera bien cinq ans, fis-je avec amertume. Non,
shérif, il vaut mieux alerter la Criminelle.
Le shérif poussa un grognement et se cala plus confortablement
encore dans son fauteuil. Les mains croisées sur le ventre, il se
contenta de me dévisager sans mot dire, avec, au fond de l’œil, une
lueur maligne qui ne me disait rien qui vaille.
— Ça, alors ! fit-il d’un ton jovial. Si mes souvenirs sont exacts, il
fut un temps où moi, j’insistais pour appeler la Criminelle et vous,
vous ne vouliez pas en entendre parler ! « On n’a pas besoin d’eux »,
me disiez-vous – moi, pauvre imbécile, je me faisais suer à essayer
d’arranger les choses avec la municipalité, les autorités, les grands
électeurs, pour vous permettre d’agir à votre guise !
— Oui, shérif, me hâtai-je d’acquiescer.
Il se mit à ricaner, ce qui ne présageait rien de bon et le faisait
ressembler à une gargouille.
— Vous oubliez quelque chose, Wheeler, dit-il en affectant une
politesse glaciale. N’étiez-vous pas lieutenant à la Criminelle avant
d’être détaché auprès de moi ?
— Si, shérif.
— Pourquoi ai-je demandé que vous soyez affecté à mes services ?
Pour vous occuper des meurtres relevant de ma compétence, n’est-ce
pas ? Alors, Wheeler, qu’est-ce qui se passe ? N’avez-vous pas envie
de gagner votre bifteck ?
— Non – si je peux faire autrement. Mais j’ai saisi l’allusion.
Son sourire se chargea de rancune.
— Ce meurtre est à vous, Wheeler, je vous en fais cadeau ! Allez
donc en baver à votre tour – moi, je vais rester ici, à fumer des
cigares, ça me changera… (Une lueur d’espoir s’alluma soudain au
fond de ses yeux.) Qui sait ? fit-il d’un air rêveur. Je finirai peut-être,
moi aussi, par me dégotter une blonde ou deux tout en me tournant
les pouces ici !
— Faudrait d’abord suivre un régime amaigrissant, shérif !
Désirez-vous que je vous fasse mon rapport quotidien ?
— Je vous donne toute latitude, sous tous les rapports ! fit-il
généreusement.
— Comme vous voudrez, lui lançai-je en me levant.
— Ne fatiguez pas ce qui vous sert de méninges pour le rapport,
Wheeler ! ricana le shérif. Ça peut attendre… Faites-moi plutôt la
surprise de m’amener l’assassin. J’adore les surprises !
— Qu’est-ce qui vous prend, shérif ? Franchement, vous
m’inquiétez !
— Pour une fois, déclara-t-il d’un air satisfait, voilà un meurtre
qui ne me concerne pas directement. Je ne suis pas mis en cause –
personne ne m’accuse de complicité, ni de corruption, personne, pas
même les journaux, ne me presse de trouver la clé de l’énigme.
Pourquoi ? Parce que personne ne connaît la victime ! Mais si, dans
quelques jours, je passe l’affaire à la Criminelle, pour l’unique raison
que vous n’aurez même pas été capable de faire démarrer l’enquête,
dites-moi, Wheeler, qui est-ce qui aura l’air fin ?
— Moi… Mais, pour moi, ce sera la première fois, alors que vous,
c’est trop souvent votre tour !
Lavers continuait à sourire d’un air supérieur.
— Et vous, lieutenant, vous aurez toujours la ressource d’appeler
Dick Tracy{2} à la rescousse, si vous vous trouvez par trop
emmouscaillé.
Réflexion faite, il trouva sa plaisanterie très drôle et se mit à
glousser joyeusement.
— Merci, rétorquai-je. Mais nous en aurons peut-être plus besoin
que vous ne le pensez, de Dick Tracy. Pas pour s’occuper du meurtre,
mais à cause des sœurs Calthorpe.
— Pourquoi ça ?
— Je pense au coup fumant de Prudence. De première bourre
celui-là. Ça s’est passé dans un grand hôtel de Miami. Je ne sais qui
avait loué la salle « Plein ciel », tout en haut de l’immeuble, pour une
réception. Prudence, qui n’est pas invitée, attend minuit pour faire
éclater dans le couloir une demi-douzaine de bombes fumigènes, son
joujou préféré, là-dessus, elle met le feu à la perruque dont elle s’est
affublée pour la circonstance et se précipite dans la salle, en hurlant
« Au feu ! » à pleins poumons.
— Ce qui a mis fin à la soirée ?
— Ce qui a mis fin aux jours de deux invités, qui ont sauté par la
fenêtre.
Lavers avait abandonné son air fendant.
— J’avoue que je les avais oubliées, fit-il, pensif. Vous croyez
qu’elles sont mêlées au meurtre ?
Je le dévisageai fixement.
— En ce moment, dis-je avec le plus grand sérieux, je suis en train
de me demander si vous êtes le shérif Lavers, ou Prudence Calthorpe
déguisée en shérif Lavers. (Je haussai les épaules.) Evidemment,
vous êtes en mesure de me prouver votre identité de façon
irréfutable…
— Foutez-moi le camp ! rugit Lavers.
Je sortis de la pièce en laissant la porte ouverte, histoire de
l’obliger à se lever pour la fermer. Le bureau attenant était occupé
par un véritable monstre femelle qui aurait pu auditionner devant
Bruno sans le moindre maquillage. Je m’arrêtai à proximité, pris
mon courage à deux mains et, les yeux braqués sur elle, je lui
demandai d’une voix sévère :
— Où est donc passée la Fleur du Sud ?
— Si vous parlez de la Rose du Texas, lieutenant, elle est en
vacances, répondit le cerbère d’une voix hommasse.
— En vacances, Annabelle Jackson ? Comment se fait-il qu’on ne
m’ait pas mis au courant ?
— Sans doute parce que ça ne vous regarde pas, lieutenant !
rétorqua-t-elle en caressant l’épaisse moustache qui ornait sa lèvre
supérieure. Pour votre gouverne, je vous informe que c’est moi qui la
remplace pendant trois semaines.
— Avant de remplacer Annabelle, mon chou, il faudra augmenter
votre tour de poitrine de quinze centimètres !
Sa machine à écrire se mit à crépiter à une vitesse effarante.
— J’ai entendu parler de vous à l’hôtel de ville, déclara-t-elle
sèchement. Vous devriez essayer les bains froids, lieutenant ! Ça vous
ferait du bien.
J’allai m’asseoir à mon bureau, en me disant que la vie sans
Annabelle manquait singulièrement de charme. Elle en manquait
d’ailleurs en tout état de cause, avec un cadavre anonyme sur les bras
et la perspective de travailler avec le sergent Polnik… Jusqu’à la
blonde capiteuse qui ne m’avait pas attendu : en rentrant aux petites
heures du matin, j’avais trouvé l’appartement vide. Elle m’avait
toutefois laissé un billet – trois mots qui, à les lire, me paraissaient
encore plus infamants que si je les avais entendus prononcer de vive
voix.
— Dites donc, fis-je au cerbère. C’est dimanche, aujourd’hui.
Comment ça se fait que vous soyez là ?
— Parce que le shérif a du travail urgent. En ce moment, je suis
payée au tarif des heures supplémentaires, lieutenant. Alors, veuillez
ne pas me déranger, je vous prie ; ça coûte assez cher comme ça au
service !
Le téléphone se mit à sonner ; je décrochai à tout hasard.
— Pourrais-je parler au lieutenant Wheeler ? demanda un
monsieur à la voix cultivée.
— Je vous écoute !
— Lieutenant, dit-il courtoisement, j’ai un message pour vous. Je
suis bien embêté…
— Et moi donc ! Qui est à l’appareil ?
— Quelqu’un qui aime que chaque chose soit à sa place. Je n’en
reviens pas, lieutenant : comment une femme peut-elle oublier si vite
son mari ?
— Adressez-vous au courrier du cœur, grommelai-je.
— Même si c’est son ex-mari, elle devrait pourtant le reconnaître,
poursuivit-il sans se démonter. D’accord, il a toujours été une cloche
en matière de tennis, s’entend. Mais de là à ne plus se souvenir de sa
tête, de son nom, de rien !… moi, je trouve ça un peu fort.
— Continuez !
— Je ne veux pas abuser de votre temps, lieutenant. Vous devez
être fort occupé en ce moment, si j’en crois les journaux. Voilà : Le
cadavre si mignon dans son cercueil est celui d’un certain Howard
Davis, professionnel de tennis, fort peu connu d’ailleurs parce que
joueur de troisième zone. Vous savez, le genre de joueur qui est
toujours prêt à donner des leçons particulières aux dames d’un club…
— Et vous, qui êtes-vous ? demandai-je sans grand espoir.
— Aucune importance, lieutenant – un ami, si vous le voulez
bien. Puis-je me permettre un conseil ? Demandez donc à Pénélope
Calthorpe comment il se fait qu’elle n’ait pas reconnu son ex-mari !
Un déclic brutal me déchira le tympan ; il avait raccroché.
Je replaçai l’écouteur sur son support et demeurai, pendant
quelques instants, abîmé dans des pensées moroses. Mais j’avais
beau me creuser la cervelle, je ne voyais pas ce que je pouvais faire,
sinon suivre le conseil de mon correspondant anonyme. Si mon
« ami » devait me rappeler pour me communiquer un autre message,
il allait falloir lui donner du « monsieur », long comme le bras, car
c’était lui, en fait – et lui seul – qui faisait mon boulot !
CHAPITRE III

Pénélope Calthorpe était descendue au « Starlight Hôtel ». Je


m’arrêtai à la réception pour demander le numéro de sa chambre.
Evidemment ce n’est pas une chambre qu’elle occupait, mais tout un
appartement.
— Je regrette, lieutenant, me déclara l’employé d’un ton ferme,
Miss Calthorpe ne reçoit pas. Elle désire expressément ne pas être
dérangée : pas d’appels téléphoniques, pas de visites. Miss Calthorpe
se repose.
— Chaque cœur a son secret, chaque vie son inspecteur, fis-je
sans me démonter. Et vous, êtes-vous bien sûr de n’avoir rien à vous
reprocher ?
— Je regrette, répéta-t-il d’un ton plus ferme encore, mais je suis
obligé de tenir bon.
Je m’accoudai sur le comptoir et le dévisageai avec une singulière
curiosité.
— Eh bien, allez-y, tenez bon.
Il se mit alors à glouglouter comme un dindon, ce qui me fit
penser au bon réveillon que je me promettais pour Noël. La sonnerie
du téléphone le tira, sur ces entrefaites, d’une situation difficile ; il
décrocha en manifestant un soulagement intense. Je le quittai pour
me diriger vers l’ascenseur et montai au dixième étage. Trois coups
discrètement frappés à la porte étant demeurés sans effet, je me mis
à tambouriner « I Got Rythm » à deux poings, en me servant de mon
pied droit pour battre la mesure.
J’étais sur le point de me lancer dans un rock-and-roll endiablé
quand une porte s’ouvrit brusquement et Pénélope Calthorpe,
bouche bée, parut sur le seuil.
— Mon Dieu ! s’exclama-t-elle. J’ai cru qu’il y avait le feu !
— Vous vous souvenez de moi ? demandai-je plein d’espoir.
Lieutenant Wheeler, premier adjoint du shérif !
— Après ce festival percutant, je ne risque pas de vous oublier.
J’étais bien en train de dormir quand…
— C’est ce que je vois…
Pour ce qui était de voir, je ne m’en privais pas. Elle était coiffée à
l’orientale, avec une frange, et avait les yeux allongés d’un coup de
crayon pour les faire paraître fendus en amande. Ses cheveux
flambant roux n’étaient pas exactement dans la note, mais on ne peut
pas tout avoir, même quand on est une des sœurs Calthorpe !
Son pyjama oriental de soie blanche révélait de façon suggestive
les courbes sous-jacentes de sa plastique superbe. Du haut de
l’épaule droite, de minuscules marchands de sable japonais, bleu
azur, cheminaient résolument en diagonale en direction du sein
gauche. On en apprend tous les jours – moi, je n’aurais jamais songé
à jeter du sable dans les yeux d’une souris !
— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-elle d’un air exaspéré.
— Est-ce que la journée d’hier n’a laissé aucune trace dans votre
mémoire ? Quand vous avez laissé tomber quelque chose, oubliez-
vous toujours de la ramasser ? Lorsque vous êtes dans la rue, faut-il
qu’un coup de vent vous rappelle soudain que vous avez négligé de
mettre des dessous ? La méthode mnémonique Wheeler vous fera
retrouver, en dix leçons, le souvenir de toute votre vie, jusqu’à votre
naissance et même au-delà.
— Vous êtes complètement fou ! J’ai une excellente mémoire !
— Alors, comment se fait-il que vous n’ayez pas reconnu votre ex-
mari dans le cadavre qui se trouvait sous vos yeux ? demandai-je,
d’un air navré.
Son regard perdit aussitôt de son éclat.
— Vous feriez mieux d’entrer, dit-elle.
Je la suivis dans le living-room et restai poliment debout, le
temps qu’elle allume une cigarette ; ceci fait, elle me fit signe de
m’asseoir, s’installa en face de moi et aspira profondément la fumée.
Avez-vous déjà vu un marchand de sable japonais danser le rock and
roll ? C’est… mettons que c’est très « sexy ».
— Il ne faut pas m’en vouloir, lieutenant, finit par dire Pénélope
d’une toute petite voix. Vous comprenez, ça m’a fait un coup terrible
parce que je ne l’avais pas revu depuis six mois – depuis notre
divorce. Quand j’ai soulevé le couvercle du cercueil et que j’ai vu
Howard là-dedans… mort… je… eh bien… je…
— Comment saviez-vous qu’il était mort ?
— A cause du trou dans la poitrine, se hâta-t-elle d’expliquer. J’ai
tout de suite pensé qu’il était mort – d’ailleurs, il ne respirait pas…
Ça m’a donné un tel coup, comprenez-vous, que j’ai…
— … perdu la mémoire, complétai-je.
J’avais pris un air compatissant, celui de l’ami de la famille venu
aux obsèques de l’amant de sa femme.
— Et combien de temps a-t-elle duré, cette perte de mémoire ?
— Je n’ai jamais prétendu avoir perdu la mémoire, dit-elle avec
raideur. C’est vous qui le dites ! J’étais dans un tel état que j’étais
incapable de réfléchir… Tout se brouillait dans ma tête…
— Voyons, Pénélope, fis-je en hochant la tête d’un air navré, vous
n’allez tout de même pas me raconter ça. Tâchez de trouver mieux !
— Comment ?
— Trouvez autre chose pour expliquer pourquoi vous avez fait
semblant de ne pas reconnaître votre ex-mari.
Elle écrasa sa cigarette d’un geste brusque, se leva et alla à la
fenêtre.
— C’est bon, finit-elle par dire sans se retourner. J’avais peur du
scandale, voilà tout !
— Vous, peur du scandale ?
— Vous ne pouvez pas comprendre ! s’écria-t-elle en pivotant sur
les talons.
Ses yeux lançaient des éclairs, sa chevelure rousse semblait sur le
point de s’enflammer.
— Pour les journalistes, je suis la jumelle Calthorpe, la fille qui a
trop d’argent et pas de scrupules. S’ils savaient que ma première
émission à la télé, s’est déroulée devant le cadavre de mon ex-mari,
ce serait la fin de ma nouvelle carrière.
— Pourquoi ? demandai-je, incrédule.
— Croyez-le ou non, les dirigeants de la télévision sont très à
cheval sur les principes et très attentifs aux réactions des ligues des
rabat-joie. Le cadavre de Howard, c’est plus que n’en pourraient
supporter leurs nerfs ultra-sensibles !
— Je me suis laissé dire que vous êtes une des dix femmes les
plus riches des Etats-Unis. Cette histoire de télévision vous rapporte
moins que rien. Pourquoi la prendre tellement à cœur ?
— Parce que c’est la chance de ma vie ! s’écria-t-elle
fougueusement. Si on réussit, Bruno et moi, à accrocher le public sur
la chaîne locale, il se peut qu’on se fasse engager par une des grandes
chaînes – et alors, nous sommes lancés !
— Quelle importance ?
— Je tiens à prouver, expliqua-t-elle avec aigreur, que je suis
capable de réussir par mes propres moyens, sans le secours de ma
fortune.
— A quelqu’un de particulier, ou à tout le monde ?
— A quelqu’un de particulier… Vous avez compris, maintenant,
pourquoi je n’ai pas voulu dire que c’était Howard qui se trouvait
dans le cercueil ?
— Non ! avouai-je avec franchise. Selon vous, qui est l’assassin ?
— Pas la moindre idée, dit-elle en secouant la tête.
— Pourquoi a-t-il bien pu être assassiné ?
— Je n’en sais rien… Mais ça serait Prudence qui aurait fait
assassiner Howard et placé son cadavre dans le cercueil pour briser
ma carrière à la télévision, que ça ne m’étonnerait qu’à moitié !
— Prudence ?
— Oui, ma sœur jumelle. Nous sommes tout le contraire l’une de
l’autre, elle et moi.
— Vous disiez bien tout à l’heure que vous n’aviez pas revu
Howard depuis votre divorce, il y a six mois ?
— C’est exact.
— Est-ce que vous lui versiez une grosse pension alimentaire ?
C’est comme ça que ça se passe, maintenant, dans le grand monde, si
je ne m’abuse.
— Pas un cent ! déclara-t-elle avec une satisfaction
incommensurable. Je ne lui ai jamais versé le moindre cent !
— Et voilà, fis-je piteusement. Moi qui croyais tenir le mobile du
meurtre… Où puis-je joindre votre sœur jumelle ?
— Elle occupe l’appartement-terrasse, la garce ! Elle avait trois
minutes d’avance sur moi !
— Si j’allais la voir ?…
— Excellente idée, lieutenant, ça me permettra d’essayer de
rattraper le sommeil que vous m’avez fait perdre.
— Mais oui, pourquoi pas ? Vos marchands de sable commencent
à faire une drôle de tête !
Je me levai pour me diriger vers la porte. Arrivé là, je me
retournai :
— Quels sont vos rapports avec Bruno ?
— Nous sommes camarades de boulot, rien de plus. Sa marotte,
ce sont les jardins japonais. Pour mon goût personnel, lieutenant, il a
trop de globules rouges…
— Je veux bien vous croire. L’appartement-terrasse, avez-vous
dit ?
— C’est ça. Mais prenez garde, lieutenant ! Prudence pourrait
vouloir vous ajouter à sa collection.
— Quelle collection ?
— Vous verrez !
Un bouddha en bronze massif trônait, les jambes croisées, sur un
piédestal près de la porte. M’arrêtant au passage, je lui caressai la
panse du bout des doigts.
— Vous devriez lui faire suivre un régime amaigrissant ! dis-je à
Pénélope avant de sortir.
Je longeai le couloir en direction des ascenseurs. Trente secondes
plus tard, je me trouvai devant l’appartement-terrasse dont la porte
s’ornait d’un marteau. Dès que j’eus frappé, la porte s’ouvrit, révélant
une brune piquante. Nous nous dévisageâmes avec intérêt.
— Il me semble vous avoir déjà vue quelque part, lui dis-je.
Ses lèvres, un tantinet trop charnues, me gratifièrent d’un sourire
mi-figue, mi-raisin.
— Avec une entrée en matière aussi originale, je me demande ce
que vous pouvez vendre… Des lacets de chaussures, peut-être ? fit-
elle d’une voix de crécelle.
Soudain la lumière se fit.
— Ah ! J’y suis. C’est vous, la brune exotique d’hier soir. Vous
étiez dans la bande de peigne-cul occupés à admirer Bruno et
Brunehaut au studio de la télé ! Vous êtes Prudence Calthorpe.
— Ça se peut… Merci, je n’ai besoin de rien.
— Lieutenant Wheeler, premier adjoint du shérif, déclarai-je en
guise de présentation.
— Tout le plaisir est pour vous, mon cher. Ne vous attardez pas
sous la pluie, surtout. Anémique comme vous l’êtes, vous risqueriez
d’attraper un bon rhume !
Elle voulut refermer la porte, mais je m’armai d’audace et avançai
un pied dans l’entrebâillement pour l’en empêcher.
— Bon, vous avez gagné, fit-elle en haussant les épaules.
Je la suivis donc à l’intérieur. Elle s’arrêta devant un bar
abondamment garni.
— Voulez-vous boire quelque chose, lieutenant ? demanda-t-elle.
Je pris le temps de la dévisager pendant qu’elle remplissait nos
verres. Ses cheveux noirs, partagés par une raie médiane,
retombaient en vagues souples juste au-dessous des oreilles ; elle
avait une figure intelligente, presque belle, et des yeux verts au
regard froid qui contrastaient avec la douceur charnue de ses lèvres.
Son costume se composait d’une chemise de soie noire, ceinte d’une
écharpe pourpre, et d’un pantalon blanc collant. Elle était aussi bien
faite que sa sœur, sinon mieux. Ses seins, fermes et hauts, tendaient
la soie du corsage d’une façon presque trop provocante – mais après
tout, je n’avais aucune raison de me montrer exagérément sévère…
— Je viens de parler à votre sœur, lui dis-je.
— … qui n’a pas été tendre pour moi ! rétorqua-t-elle sans
s’émouvoir. Si on s’asseyait, lieutenant ? Sur le divan, là-bas.
J’apporte les verres et vous, vous amenez votre précieuse personne…
Nous nous installâmes donc sur le divan, le verre à la main.
— Ne dites rien, lieutenant, je vais tâcher de deviner…,
commença-t-elle. Voyons… vous êtes venu m’interroger et vous allez
essayer de m’arracher des déclarations compromettantes. Première
question : connaissiez-vous le défunt ? (Elle me fit un grand sourire.)
Mais certainement ! C’est l’ex-mari de Penny, un pauvre type du nom
de Howard Davis, qui avait deux activités : le tennis et la
fréquentation de petites femmes écervelées et riches dans le genre de
ma douce sœur. Pourquoi ne vous en ai-je pas parlé hier soir ? Mais
parce que vous ne me l’avez pas demandé, lieutenant !
— Comment saviez-vous que j’allais vous le demander
aujourd’hui ?
— Intuition féminine… De toute façon, vous le lirez dans les
journaux du matin.
— Ils ne sont pas encore en vente dans les rues, que je sache.
Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Toujours l’intuition…, fit-elle en souriant nonchalamment.
D’ailleurs, je leur ai téléphoné pour leur passer le tuyau.
Je sirotai mon scotch.
— Ne m’en veuillez pas si je manque de délicatesse, dis-je, mais il
se trouve que Howard a été assassiné et que moi, je suis de la police.
Vous risquez de vous attirer de graves ennuis en agissant de la sorte !
— Vous commencez à me faire peur… Alors, lieutenant, qu’est-ce
qu’on fait ? Vous me passez les menottes et m’emmenez au
commissariat pour m’y caresser à coups de gomme à effacer le
sourire ?
— Ce n’est pas très drôle, vous savez…
— Ça pourrait l’être… à condition qu’on ne voie pas les bleus !
Je rebus une gorgée de scotch en contemplant Prudence d’un air
méditatif.
— J’avais entendu parler des sœurs Calthorpe, mais je ne les
avais encore jamais vues. Si vous me parliez d’elles ?
— Vous venez de faire la connaissance de Penny. Est-ce qu’elle
s’est déshabillée devant vous ?
— Pas que je sache… (Je pris le temps de réfléchir.) Je suis
certain que je m’en serais aperçu !
— Vous n’avez pas dû rester bien longtemps alors, fit-elle
ironiquement. Penny boit trop, conduit trop vite, et se flanque à poil
dès qu’il y a un mâle à l’horizon. En ce moment, elle a une passion
pour tout ce qui est oriental. Vous ne devez sans doute pas faire
partie de cette catégorie, lieutenant…
— Revenons-en aux sœurs Calthorpe, si vous voulez bien.
— Notre père est mort, il y a un peu plus d’un an, et nous nous
sommes partagé sa fortune, Penny et moi. Penny est une petite
écervelée qui s’est mis dans la tête de faire du théâtre, sans avoir le
moins du monde l’étoffe d’une comédienne. La seule chose sensée
qu’elle ait jamais faite, c’est de demander conseil pour se débarrasser
de Howard Davis sans bourse délier. Elle y est arrivée, d’ailleurs !
— Voilà pour Penny. Et Prudence ?
— Adressez-vous à Penny ! répliqua-t-elle en souriant. Je risque
d’avoir un préjugé favorable…
— Penny prétend qu’elle n’a pas revu Howard depuis leur
divorce. Et vous ?
— Moi non plus. Il ne m’intéressait pas. D’après Penny, il pouvait
à la rigueur se défendre sur un court de tennis, mais au lit, il était au-
dessous de tout : un jeu, et c’était le set et le match…
— A votre connaissance, est-ce que quelqu’un pouvait en vouloir
à mort à Howard Davis ?
— Il se peut que ça soit Penny, elle est assez bête pour ça ! Je ne
vois personne d’autre. Les Howard de ce bas monde ne valent pas la
corde pour les pendre, lieutenant : il suffit de les faire ramasser par
les boueurs !
— Vous permettez que je le note ? demandai-je gravement. Je
suis passionné de philosophie…
— Ne croyez-vous pas qu’il serait temps de partir, lieutenant ?
demanda-t-elle d’un ton glacial. Votre verre est vide et je n’ai pas
l’intention de vous en offrir un autre. De plus, vous commencez à
m’ennuyer.
— Je n’ai pas mon pareil pour saisir une allusion au vol…
Entendu, je m’en vais.
Je me levai en lui jetant un regard plein de regret.
— Quelque chose me dit que je ne suis pas bien vu des sœurs
Calthorpe ! Penny ne s’est pas déshabillée devant moi, et vous ne
m’avez même pas proposé de me faire voir votre collection.
Une lueur d’intérêt s’alluma dans ses yeux.
— C’est Penny qui vous en a parlé ? Qu’est-ce qu’elle vous a dit
encore ?
— Rien : elle m’a simplement conseillé de rester sur mes gardes
pour éviter d’en faire partie – sans préciser d’ailleurs de quoi il s’agit.
Vous collectionnez les hommes ? Est-ce que vous faites empailler
leurs têtes pour en orner vos murs, comme les chasseurs de fauves ?
— Dans ce cas, je serais obligée d’acheter Madison Square
Gardens{3}. Non, lieutenant, ma collection est beaucoup plus
intéressante que ça. Evidemment, je n’emporte avec moi que
quelques spécimens choisis quand je pars en voyage. Voulez-vous les
voir ?
— Avec plaisir ! Je me suis toujours demandé ce que les gens
fabuleusement riches font de leur argent, quand ils ne s’en servent
pas pour acheter la conscience d’autrui !
Prudence Calthorpe me mena alors dans sa chambre. Le mobilier
anonyme la rendait semblable aux dix millions de chambres d’hôtel
qu’on trouve dans le pays. Seulement, comme c’était l’appartement-
terrasse, les meubles étaient en bon état, et Prudence y avait ajouté
une petite note personnelle.
Une culotte de dentelle noire, jetée sur l’oreiller, communiait
silencieusement avec un soutien-gorge en satin, perché en équilibre
instable. Au pied du lit, une somptueuse étole de vison bleu était
drapée autour d’un crâne humain d’allure fort vénérable.
Quatre têtes humaines réduites selon la méthode des Indiens
Jivaros étaient alignées sur le haut de la commode. A voir leurs
grimaces, on aurait dit des contrôleurs des contributions qui
venaient de se pencher sur ma déclaration. On les avait flanquées
d’une brique toute décrépite, ornée d’une croix vermillon à moitié
effacée, que surmontait une sorte de croissant.
Pour couronner le tout, une main momifiée, racornie, semblable
à une patte griffue, étreignait une vieille robe de satin noir, constellée
de taches, qu’on avait drapée sur la psyché.
— Que pensez-vous de mes petits trésors ? demanda Prudence.
— Où les avez-vous achetés ? Dans une boutique de farces et
attrapes de Broadway ?
Une légère rougeur colora ses joues.
— Les têtes en réduction sont de vraies têtes, mon bonhomme,
tout comme la vôtre ! Le crâne est celui d’une certaine Mary Miles,
accusée de sorcellerie et brûlée vive en Nouvelle-Angleterre en l’an
1692. La main momifiée serait celle de Kubla Khan ; je n’en jurerais
pas, mais je l’ai payée rudement cher ! La robe est authentique ; elle a
appartenu à Lizzie Borden{4} et les taches sont des taches de sang, je
les ai fait analyser… (Elle s’interrompit alors un instant.)
Evidemment, ajouta-t-elle d’un air pensif, le bonhomme qui me l’a
vendue n’a pas pu me garantir que le sang appartenait effectivement
à la victime de Lizzie…
— Et la brique avec le symbole « Dieu nous garde » ?
Prudence parut légèrement surprise :
— Je n’aurais pas cru que vous le reconnaîtriez, lieutenant !
— J’ai passé trois ans à Londres, au S.R. de l’armée. Pour ne pas
faire comme tout le monde, j’ai vu cette croix juste après la fin de la
guerre, tracée à la craie dans les ruines de Berlin. Le symbole date
d’avant le christianisme.
— La brique, elle aussi, est passablement vieille. Elle vient de
Londres. La croix a été peinte dessus lors de la « Grande Peste ».
— Vous n’avez pas d’autres trésors à me montrer ?
Elle fit signe que non :
— Comme je n’aime pas m’encombrer de bagages quand je
voyage, je n’ai emporté que mes préférés. Vous ne trouvez pas que
ces têtes sont adorables ? Je les ai surnommées, Am, Stram, Gram, et
Ratatam.
— Et la nuit, qu’est-ce que vous faites ? Vous vous amusez peut-
être à écrire des gros mots dans le ciel avec le manche rougeoyant de
votre balai ?
— Je ne suis pas une sorcière en exercice, lieutenant, déclara-t-
elle, très pince-sans-rire. Il se trouve simplement que j’ai un
penchant pour le macabre… Je crois d’ailleurs que c’est de famille.
Moi, je collectionne ce genre de choses – Penny, elle, collectionne
toutes sortes de machines dans le genre Howard Davis !
J’allumai une cigarette tout en jetant un regard à la ronde.
— Et le soutien-gorge et le slip ? Est-ce qu’ils ont une
signification macabre ?
— Non, purement érotique – si j’en juge par votre mine
concupiscente ! répliqua-t-elle du tac au tac. Et maintenant,
lieutenant, je vous demanderai de me laisser.
— Vous ne pourriez pas me désincarner ? Ça m’éviterait
d’attendre l’ascenseur !
Prudence Calthorpe m’examina d’un air pensif des pieds à la tête,
en prenant son temps. Une petite flamme brillait à nouveau au fond
de ses yeux verts.
— Revenez ce soir, vers onze heures, lieutenant, dit-elle à mi-
voix. Je verrai ce que je peux faire pour vous…
CHAPITRE IV

En quittant le Starlight Hôtel, j’allai déjeuner, puis retournai au


bureau, où j’arrivai peu après trois heures. Le sergent Polnik m’y
attendait déjà.
— Le shérif m’a dit de me mettre à votre disposition, lieutenant,
dit-il avec un sourire engageant. Quand c’est qu’on commence ?
— Tout de suite. Le cadavre est celui d’un dénommé Howard
Davis. Ou bien il s’est fait descendre dès son arrivée à Pin City, ou
alors ça s’est passé plus tard. Dans le second cas, il a dû prendre une
chambre quelque part : tâchons de savoir où.
Sans me soucier de l’ahurissement qui se peignait sur les traits de
Polnik, je lui montrai le téléphone qui se trouvait sur le bureau du
monstre femelle.
— Toi, tu prends les motels et moi, les hôtels. Je te parie que
j’aurai la pépie avant toi !
— Euh ! grogna Polnik.
— Les motels ! répétai-je impatiemment. Tu saisis ? Les auberges
à voitures où tu as un parking à la place du salon, les garçonnières
avec télévision. Tu vois ce que je veux dire ?
Polnik poussa un grognement écœuré et, la mine défaite, se
dirigea en se dandinant vers le téléphone. Vu de dos, on aurait dit le
postérieur d’une erreur préhistorique… Je feuilletai l’annuaire
jusqu’à ce que j’eusse trouvé la rubrique « Hôtels » et commençai par
le premier.
Une vingtaine de minutes plus tard, Polnik m’interpella d’un air
triomphant.
— J’ai trouvé, lieutenant ! fit-il tout ému. C’est le motel du
Paradis, à huit kilomètres de Pin City, sur l’autoroute de San
Bernardino. Le taulier dit que Davis est resté deux jours, mais il l’a
pas revu depuis hier après-midi.
— Parfait ! On va aller y jeter un coup d’œil.
Nous sortîmes du bureau et montâmes dans mon Austin-Healey.
— Simple formalité, pas vrai, lieutenant ? s’enquit Polnik en
confidence, après s’être tassé à grand-peine sur le siège avant.
— Je crois, oui, répondis-je à tout hasard.
Il parut satisfait.
— C’est ce que je pensais !
Je manœuvrai la voiture pour déboîter derrière une Lincoln toute
neuve, tout en m’efforçant de ne pas voir l’air méprisant avec lequel
les feux de position semblaient me narguer de toute leur hauteur.
— Ouais…, proféra soudain Polnik. On commence par les
formalités, lieutenant, pas vrai ? Après, on va s’occuper des
gonzesses.
— Quelles gonzesses ?
— Ça, j’en sais rien, lieutenant… (Une expression de foi aveugle
illumina ses traits.)… mais je sais qu’avec vous, y a toujours des
gonzesses à la clé !
— Un de ces jours, j’aurai un petit mot à dire à ta bourgeoise,
observai-je d’un ton glacial.
— Elle est affranchie, fit-il la mine renfrognée. Pour ce que ça me
réussit…
Le « motel du Paradis » se trouvait à huit cents mètres de
l’autoroute, en bordure d’un chemin de terre qui semblait mener au
bout du monde. A l’entrée, une inscription au néon annonçait
Chambres à louer. Je stoppai de l’autre côté du portail. Ce paradis-
là, ce n’est pas moi qui me ferai de la bile si on ne m’y laisse pas
entrer !
Une douzaine de chalets étaient groupés en demi-cercle autour
d’une cour poussiéreuse et pelée. Les planches des murs avaient dû
être peintes autrefois, mais la peinture s’était écaillée depuis
longtemps. Le premier chalet s’ornait d’une pancarte toute neuve sur
laquelle on lisait : Direction : c’est donc vers lui que nous dirigeâmes
nos pas. Le directeur sortit sur le perron pour nous accueillir. On
aurait dit un rescapé d’une campagne de propreté qui avait su
trouver la planque idéale…
Son costume se composait d’une chemise et d’un pantalon de
treillis déteint ; le pantalon était retenu par des bretelles
calamiteuses ornées de grosses boucles nickelées sur lesquelles on
lisait : Pompier. Il avait les traits anguleux, un toupet de cheveux
blancs sur le sommet du crâne, et quand il souriait il montrait des
dents qu’il aurait mieux fait de cacher. Il nous confia qu’il s’appelait
Lanoix – un nom tout à fait de circonstance.
— Ce Davis, il avait quelque chose de louche – je l’ai vu du
premier coup d’œil ! déclara-t-il d’une voix de fausset, une fois que
Polnik eut décliné notre identité. Oui, môssieu, du premier coup
d’œil !
— A quoi l’avez-vous vu ? demandai-je avec intérêt. A sa tête ? A
sa façon de se tenir ?
Lanoix fit un signe de dénégation.
— Il était seul, énonça-t-il laconiquement.
— Et alors ?
— Il n’avait pas de femme avec lui.
Polnik me jeta un coup d’œil entendu et se vrilla la tempe d’un
index qui en disait long. Impossible pourtant d’en rester là, dussé-je
me montrer masochiste.
— Sans femme ? répétai-je. Vous trouvez ça immoral ?
Lanoix prit un air résigné pour m’expliquer le fond de sa pensée.
— Ecoutez-moi, lieutenant ! Les seuls clients que j’ai ici, c’est des
couples ! Tantôt c’est un vieux avec une petite jeune, tantôt un type
d’âge mûr – toujours avec une petite jeune ; des fois même c’est deux
jeunes… Mais tous ont une fille avec eux. Sans ça, pourquoi voulez-
vous qu’ils viennent dans ce bled perdu ? (Il se mit alors à glousser
en m’envoyant son coude pointu dans les côtes.) Oui, môssieu, votre
Davis, je l’ai repéré du premier coup d’œil ! L’est pas franc, ce mec-là,
que je m’ suis dit, l’a pas de fille avec lui !
— Vous pensez trop aux femmes, lui fis-je, sur un ton de
remontrance. A votre âge, quand même !
Il se remit à glousser, mais cette fois, je le vis venir et esquivai
adroitement son coude.
— J’ suis pas si vieux que ça ! fit-il triomphalement. Si vous me
croyez pas, allez chez la veuve Smee – elle habite à côté, à deux pas
d’ici ! Sans moi, je me d’mande ce qu’elle ferait l’hiver, quand les
nuits sont longues…
Nous dûmes attendre devant la porte du dernier chalet, pendant
qu’il s’escrimait à faire jouer la clé dans la serrure. En entrant, Polnik
jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule de Lanoix et parut déçu de ne
pas voir de cadavre. Je lui fis un signe de connivence ; il haussa les
épaules avec une énergie si virile que du même coup il réussit à
envoyer promener Lanoix dans la cour.
— Une vraie noix, ce type-là ! proclama-t-il avec conviction.
— Et qui a trouvé le casse-noix qu’il mérite ! ajoutai-je gentiment.
Nous eûmes vite fait de fouiller le chalet. Howard Davis ne
possédait qu’une seule valise contenant, en tout et pour tout, un
complet, deux chemises, des sous-vêtements de rechange et des
chaussettes. Mais dans le tiroir de la table, je découvris une lettre
timbrée de San Francisco et adressée à Davis dans cette même ville.
Elle datait d’une huitaine de jours.
Je sortis la lettre de l’enveloppe et lus ce qui suit :

Cher Howard,

Tu me dois près de six mois de pension alimentaire et je


commence à en avoir assez de tes mensonges. Si tu ne me paies pas
la totalité de ce que tu me dois dans les trois jours, tu n’auras que ce
que tu mérites – je te ferai boucler.
Ce n’est pas la peine de me téléphoner pour me raconter de
nouveaux bobards – je ne t’écouterai pas. Adresse-toi à mon avocat
ou à la police, à ton choix. Et n’essaie pas de filer, je te suivrai. Tu ne
m’échapperas pas – donc, inutile d’essayer.
Je te prie d’agréer mes sentiments distingués.

THELMA.

Polnik me soufflait dans l’oreille comme un phoque, tout en


cherchant à lire par-dessus mon épaule.
— J’aime beaucoup la formule de politesse, observai-je. Combien
avait-il donc d’épouses, ce mec-là, je me demande ?
— C’est elle qu’a fait le coup, pas vrai, lieutenant ? fit Polnik en se
rengorgeant. Je le savais, allez – tôt ou tard, on finit toujours par
tomber sur une souris !
— Je l’ignore. Va jeter un coup d’œil dans les autres tiroirs, tu
trouveras peut-être quelque chose.
J’allumai une cigarette pendant que Polnik se mettait au travail.
Trente secondes plus tard, il brandit triomphalement une feuille de
papier.
— Regardez, lieutenant ! Une autre lettre !
Celle-là portait l’en-tête du motel du Paradis, Pin City, et
commençait ainsi :

Chère Thelma,

Je me trouve actuellement à l’adresse ci-dessus. Je suis sur une


grosse affaire, alors je t’en prie, Thelma, sois raisonnable et laisse-
moi quelques jours de répit. Après, tout ira bien et je pourrai te
verser l’arriéré et peut-être même un petit supplément. Mais je t’en
prie, Thelma, sois raisonnable et ne fais pas de ces bêtises dont tu
me menaces, dans ta lettre ; ça ficherait tout en l’air ; cette fois, il
s’agit de grosse galette et je…

La lettre, restée inachevée, remontait à trois jours. Une chose


était certaine : Howard Davis n’avait plus besoin de s’en faire pour
les arriérés de pension alimentaire. Je fourrai les deux lettres dans
ma poche. Deux minutes plus tard, on avait fini de fouiller le chalet
sans rien trouver d’intéressant.
Lanoix nous reconduisit à la voiture en trottinant derrière nous,
les boucles de ses bretelles étincelant au soleil, sans cesser de nous
questionner avec une insistance agaçante.
— Vous avez trouvé quelque chose ? Qu’est-ce qu’il a fait ? C’est
un gangster ou quoi ?
— Davis a été assassiné, lui révélai-je au moment de monter en
voiture.
— Assassiné ? répéta-t-il avec ravissement. Par qui ? Vous avez
une idée, lieutenant ?
— Par une femme, évidemment, répondis-je en mettant le moteur
en marche.
— Je l’ai toujours dit : les femmes, c’est des emmerdements et
compagnie, parfaitement ! (Il soufflait comme un phoque.) Qui
c’est ? Vous le savez ?
— Naturellement. A propos, où disiez-vous qu’elle habite, la
veuve Smee ? fis-je de ma voix la plus officielle.
— Sur la route, un peu plus bas…
Lanoix me regarda un instant en battant des paupières. Et tout à
coup l’énormité de ma question le frappa, juste entre les deux yeux.
— Hé là ! glapit-il, vous n’allez pas me dire que…
J’embrayai et appuyai sur l’accélérateur. Quand nous eûmes
débouché sur la route, je me retournai, mais on ne voyait qu’un épais
nuage de poussière qui tourbillonnait derrière nous. Ça lui
apprendrait à faire le mariole et à mettre des bretelles ! Pompier, non
mais !
Il n’était pas loin de cinq heures et demie quand nous nous
retrouvâmes devant le bureau. J’y déposai Polnik et lui enjoignis
d’alerter la police de San Francisco pour se renseigner sur Thelma
Davis et connaître son emploi du temps de la veille. Puis, je repris le
chemin de la maison.

A onze heures précises, ce même soir, je jouai du heurtoir, à la


porte de l’appartement-terrasse. Prudence Calthorpe m’ouvrit, le
sourire aux lèvres.
— Je vois que vous êtes ponctuel, lieutenant, dit-elle. C’est le
métier qui veut ça ?
— Le métier… et l’invitation que vous avez bien voulu…
— Entrez, coupa-t-elle, vous êtes en plein courant d’air.
Je la suivis docilement dans le living-room. Du tonnerre, cette
fille ! Sa tunique blanche, à col montant, la moulait pour s’arrêter à
un centimètre au-dessous des genoux ; elle était fendue tout du long
sur un côté, du genou à la hanche. Deux panthères noires se
poursuivaient autour de ses épaules.
Dès que Prudence faisait un pas, on apercevait, l’espace d’une
seconde, la blancheur satinée de sa cuisse galbée. Elle devait avoir la
cuisse particulièrement longue, ou alors cette fente montait plus haut
que je ne l’aurais cru… Ce détail troublant m’amena à me demander
si elle portait quelque chose en dessous. Je me mis donc à étudier la
question avec toute l’ardeur du savant qui, au seuil d’une découverte,
se lance en quête de la vérité toute nue et sans atours.
Confortablement calé dans un fauteuil, j’observai Prudence en
train de s’affairer au bar ; mais au bout d’un moment, je me lassai de
ce spectacle, car je ne voyais que le haut de sa personne, à partir de la
taille, le reste étant caché par le bar. Certes, la vue ne manquait pas
d’agrément, mais je la trouvais infiniment moins passionnante que
l’apparition intermittente de sa cuisse… Une certaine brune de
Manhattan m’avait dit, dans le temps, que je pensais trop à la
bagatelle ; elle avait bien tort : je me contente de réagir…
Une photo dans un cadre trônait sur un guéridon, à portée de ma
main. Je m’en emparai pour l’examiner de près. Elle représentait un
mironton d’une quarantaine d’années, doté d’épaules de lutteur et
arborant un air de résolution farouche, les cheveux blancs coupés
courts, séparés par une raie sur le côté et ramenés en arrière. A en
juger par son regard, il n’était pas d’humeur à céder le pas à un
mendiant aveugle – impression confirmée par sa bouche, qui formait
un trait mince au-dessus d’un menton volontaire. Le type du héros
intrépide sorti tout droit d’une bande dessinée, à part ce regard qui
ne laissait pas de m’inquiéter.
— La prochaine fois que je vous apporterai à boire, faudra-t-il que
j’agite une sonnette ? demanda une voix douce, tout près de mon
oreille.
Je levai les yeux et vis Prudence qui se tenait devant moi, un
verre à la main.
— Merci, dis-je en lui prenant le verre.
— Vous aimez cette photo ? demanda-t-elle.
— Assez, oui. Qui est-ce ? Votre mère ?
— Mon ex-mari, Jonathan Blake, répondit-elle sans s’émouvoir.
Lui, grand chasseur blanc. Pif ! Paf ! Boum ! Lui aussi, sale
emmerdeur pour qui le comble de la rigolade c’est « Pan ! sur
l’éléphant ».
— Où se trouve-t-il en ce moment ?
Prudence haussa les épaules.
— Je n’en sais rien… En Afrique, sans doute, pour changer, en
train de se faire bouffer par un lion. Du moins, je l’espère !
Je jetai un regard circonspect autour de moi.
— Vous avez un mari en activité, en ce moment ?
— Un seul m’a suffi, répondit-elle sèchement.
— Ouf, je respire ! Sinon, j’aurais été obligé de vous faire le
numéro du directeur d’hôtel en train de rechercher l’origine d’un
bruit mystérieux.
— Ne vous inquiétez pas, lieutenant, fit-elle avec assurance, nous
ne serons pas dérangés.
— Tant mieux ! (Je levai mon verre.) Je bois à notre amitié
naissante, à condition de ne pas être appelé à finir sur le haut de
votre commode sous le nom de… Bourre, par exemple, à côté de vos
amis Am, Stram, Gram !
— Et pourtant, il faudra bien que je vous donne un nom ! Je
trouve que « lieutenant » fait trop officiel ; pour un peu, j’irais mettre
un soutien-gorge !
— Appelez-moi Al, proposai-je généreusement. Ça présente deux
avantages : c’est bref, et il se trouve que c’est mon nom.
— C’est un diminutif de quoi ?
— Ma mère et moi sommes seuls à partager ce secret, dis-je d’un
ton ferme. Et vous, comment dois-je vous appeler ? Prudence, lady
Macbeth ou Vol de Nuit ?
— Pru, tout simplement. Ça présente les mêmes avantages que
Al.
— Somme toute, nous venons de faire connaissance !
Elle fit un pas de côté et, d’un mouvement plein de grâce, se
laissa tomber sur mes genoux. La fente de sa tunique béa et je fermai
les yeux, ébloui par la blancheur nacrée de sa peau. Je me hâtai
d’ailleurs de les rouvrir, mais, Dieu merci, elle n’avait pas bougé : sa
cuisse et le galbe parfait de sa hanche demeuraient toujours exposés
à mon regard.
— Je parie, dit-elle d’un air narquois, que selon vous, je suis en
train de vous faire du rentre-dedans !
— Si ce n’est pas le cas, je sens que mon ulcère va se mettre à
saigner.
— Vous croyez sans doute aussi que je cède à votre charme fatal,
à votre air si irrésistiblement viril…
— Ces trucs-là, je ne les mets jamais en doute, dis-je
modestement. Mais je sens aussi que je vais être couvert de bleus, si
je continue à me donner tant de coups de pied !
— Ma situation de fortune m’évite les travaux d’approche, reprit-
elle sur le ton de la conversation mondaine. Quand j’ai envie d’un
compagnon de lit, je n’ai que l’embarras du choix : quatre-vingt-dix
pour cent de la population masculine sont prêts à me tomber dans
les draps !
— Si je ne suis pas unique en mon genre, ripostai-je, du moins ai-
je l’avantage d’être sur place…
Pru secoua la tête.
— Al, vous ne vous en doutez pas et, pourtant, vous avez quelque
chose dont j’ai envie – non, ne cherchez pas, vous ne devinerez
jamais ! (Elle se tut pour ménager son effet.) Je voudrais que vous
m’aidiez à augmenter ma collection !
— Ne faites pas de feu, surtout ! Je croirais que c’est pour me
faire rétrécir la physionomie. C’est pour le coup que je me
dégonflerais et mettrais les bouts en vitesse ! Je ne tiens pas à passer
le restant de mes jours avec vos quatre Indiens ! Je parie qu’ils ne
savent même pas jouer au poker !
Elle me prit le verre de la main, le posa sur la table, puis s’empara
de ma main pour la placer sur sa hanche, avec la sienne fermement
appuyée dessus.
— Ecoutez-moi, fit-elle doucement. C’est le moment ou jamais et
je n’ai pas l’intention de rater l’occasion. Je voudrais me souvenir de
Howard pour ma collection, quelque chose que vous pouvez me
procurer.
— Moi ?
— Mais, oui, vous ! dit-elle d’un ton excédé. Vous avez un grade
dans la police et c’est vous qui enquêtez sur son assassinat. C’est
facile comme tout.
— Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? Sa chaussure gauche ? Une
boucle de cheveux ? Un truc comme ça ?
— Non : son cœur !
Je dus ravaler mon sourire, après avoir constaté qu’elle était on
ne peut plus sérieuse.
— Vous êtes folle ! lui lançai-je.
— On va faire son autopsie, n’est-ce pas ? Le médecin-légiste vous
mettra le cœur de côté, si vous le lui demandez… Je suis prête à aller
jusqu’à cinq mille dollars si vous me l’apportez dans un joli bocal de
formol. Le bocal, je m’en charge. (Elle réfléchit.)… j’estime que
Howard mérite quelque chose de spécial – du verre de Venise, par
exemple… Je pourrais en faire faire un en forme de raquette de
tennis !
— Je le répète : vous êtes complètement folle !
D’un mouvement souple, elle sauta de mes genoux et se dirigea
vers la porte.
— Et moi qui croyais que vous aviez de l’imagination…, fit-elle
froidement. Tant pis, Al !
— J’en ai – ou plutôt, j’en avais, avant d’avoir vu ce que m’a
révélé cette fente dans votre tunique. Depuis ce moment-là, je suis à
sec.
— Alors, bonne nuit, lieutenant ! dit-elle en ouvrant la porte.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que j’ai l’intention de partir ?
demandai-je poliment.
— Ne soyez pas goujat par-dessus le marché ! Vous savez, je peux
appeler la réception pour vous faire flanquer à la porte.
— Vous oubliez, ô nouvelle Lucrèce Borgia, que je suis de la
police, rétorquai-je en ricanant. Un policier, ça ne se met pas à la
porte à la demande du client ! Vous ne me croyez pas ? Allez-y,
essayez !
Elle se mordit la lèvre avant de claquer la porte et retourner
s’asseoir dans un fauteuil, mais en prenant soin, cette fois, de
rabaisser sa tunique sur ses genoux.
— Bon, fit-elle. Qu’est-ce qu’on fait ?
— Je vais vous confier un secret : en revenant ici, ce soir, j’avais
mes raisons, qui ne sont pas celles que vous croyez. D’abord, je
voulais savoir ce que vous aviez derrière la tête : je reconnais que la
réponse a dépassé mes espérances… En second lieu, j’ai besoin de
certains renseignements et j’ai idée que vous pourriez me les donner.
— Vous donner ! Je ne vous donnerai rien, pas même une
allumette pour vous fiche le feu ! répliqua-t-elle promptement.
Puis elle ajouta, réflexion faite :
— Après tout, pourquoi pas ?
— Howard Davis avait une femme…
— Non, puisque Penny et lui avaient divorcé !
— Je vous parle de sa première femme, une certaine Thelma.
Vous la connaissez ?
— Pourquoi voulez-vous que je la connaisse ? Howard n’était pas
mon mari. Adressez-vous à Penny !
— Je n’y manquerai pas. Vous êtes sûre que Jonathan Blake est
en train de se faire dévorer par un lion dans la brousse africaine ?
— A vrai dire, je l’ignore, fit-elle en haussant les épaules.
Pourquoi ?
— Parce qu’il y a, à Pin City, quelqu’un qui vous connaît tous,
rétorquai-je non sans une certaine aigreur. Ce type-là sait un tas de
choses sur les gens mêlés à l’affaire. Seulement voilà : il est si timide
qu’il n’ose parler qu’au téléphone et refuse de donner son nom.
— Et vous croyez que c’est Jonathan ? (Une curiosité soudaine se
lut dans son regard.) Il serait donc à Pin City ?
— Je n’en sais rien… Etes-vous sûre du contraire ?
Pru secoua la tête.
— J’ignore où il se trouve. Depuis notre divorce, il y a près d’un
an, je l’ai complètement perdu de vue.
— Combien de temps avez-vous été mariée ?
— Deux ans.
— Ça ne tournait pas rond ? Vous avez dit : « Blake être grand
chasseur blanc » et tout un blablabla de même calibre. Evidemment,
la vie dans la forêt vierge, ce n’est sûrement pas votre genre…
— Lui et moi nous ne voyions pas les choses de la même façon,
déclara-t-elle alors avec un sourire ambigu. Quoi qu’il en soit, la vie
avec lui n’était pas drôle : il ne parlait que de ses ancêtres et de
l’honneur de la famille. Je l’ai accompagné à une seule expédition de
chasse – il a été vraiment imbuvable ! Alors qu’on était encore au
cœur de cette jungle de malheur, j’ai bien cru qu’il allait remettre ça,
vous savez, la rengaine de Kipling sur le mal que se donnent les
Blancs pour civiliser les Noirs.
— C’est ce qui vous a poussée à divorcer ?
— Ça aurait peut-être pu s’arranger, mais après ce qui est arrivé à
papa, j’étais dans un tel état que je ne pouvais plus voir Jonathan en
peinture.
— Qu’est-ce qu’il lui est donc arrivé à votre père ?
Elle manifesta un certain étonnement.
— Vous ne lisez donc pas les journaux ?
— Uniquement la rubrique des disques. Racontez-moi.
— Papa aimait bien Jonathan ; ils étaient copains comme
cochons. J’ai l’impression que la chasse aux fauves est une espèce de
maladie contagieuse. Papa s’était mis dans la tête de chasser, lui
aussi. On a donc fini par partir tous les cinq – mon père, Jonathan,
moi, plus Howard et Penny qui venaient de se marier. C’était leur
voyage de noces, en quelque sorte… (Elle frissonna.)… dans une
tente, avec des moustiques en pagaille !
— Et alors ?
— Une nuit, dit-elle d’un air candide, un python a réussi à
pénétrer à l’intérieur de leur tente et à se hisser sur le lit. Ils ne s’en
sont pas aperçu tout de suite. J’ai dû attendre un bon moment
devant la tente… J’avais l’impression d’assister à un naufrage ; vous
savez, la scène où l’on crie : « Les femmes et les enfants d’abord ! »
Penny s’est précipitée vers le rideau qui servait de porte, elle l’a
écarté et allait bondir à l’air libre quand Howard l’a empoignée par
les épaules et l’a bousculée pour passer le premier ! Penny a trébuché
et est retombée assise sur le lit – autrement dit, sur le python !
— Et alors ?
— Le python ne s’en est jamais remis tout à fait, poursuivit Pru,
toujours avec la même flegme. Il s’est mis à en pincer pour le genre
humain et nous a suivis pendant des semaines.
— C’est seulement vous et Penny qu’il suivait n’est-ce pas ? Je
veux dire – il était normal, ce python ?
Je souris en voyant le regard qu’elle me lança.
— Mais revenons-en au cher papa…
— Papa s’était mis dans la tête de tuer un lion. Une vraie
obsession – il refusait de rentrer sans son trophée. Nos trois hommes
se mirent donc en quête d’un lion et nous passâmes une semaine à
courir d’un bout de l’Afrique à l’autre avant d’en dénicher un.
Pru détourna les yeux.
— Un beau matin, une heure après le lever du soleil, le lion fit son
apparition. Jonathan tira le premier, mais ne fit que le blesser ; le
lion se jeta alors sur les chasseurs. Papa, qui se trouvait le plus près,
voulut tirer, mais son fusil s’enraya. C’est Jonathan qui abattit le lion
– trois secondes trop tard…
— Le lion a tué votre père ?
— Ils ont ramené son corps au camp, murmura-t-elle. Ce n’était
pas beau à voir… Papa était le seul être au monde auquel j’aie jamais
tenu – je n’ai pu supporter l’idée d’avoir à passer le restant de mes
jours en compagnie de Jonathan. Chaque fois que je le regardais, je
pensais à ce qui était arrivé à père… Alors j’ai divorcé.
Je pris les verres vides sur la table et les rapportai au bar.
— Vous avez besoin de vous remonter, dis-je à Pru, et moi, j’ai
besoin d’un prétexte pour faire de même.
— Oui, j’ai besoin de me remonter, convint-elle en ébauchant un
sourire. Mais est-ce que je ne devais pas vous flanquer à la porte ?
— C’était l’année dernière… Avez-vous réussi à divorcer dans les
mêmes conditions que Penny, ou devez-vous verser une pension
alimentaire à Jonathan ?
— J’ai été aussi maligne que Penny, plus maligne même, puisque
j’ai divorcé la première ! Je me suis fait conseiller et je n’ai pas eu un
seul cent à verser à Jonathan. Non qu’il en ait besoin, car il est lui-
même bourré de fric. D’ailleurs, c’est moi qui ai passé le tuyau à
Penny.
Le téléphone se mit soudain à sonner ; elle le regarda pendant
quelques instants avant de se décider à décrocher. Pendant qu’elle
parlait, je remplis nos verres, mais j’avais beau tendre l’oreille pour
surprendre la conversation, ce que j’entendais ne m’apprenait pas
grand-chose.
Elle commença par dire : « Prudence Calthorpe », se tut pendant
un moment pour écouter et déclara finalement : « Pas maintenant, je
suis occupée. Rappelez-moi demain dans la matinée. »
Ce fut tout.
— Mon homme d’affaires, m’expliqua-t-elle en revenant près de
moi. Mon argent n’arrête pas de faire des petits et ça le préoccupe !
Je n’y comprends rien, mais ça m’a l’air de très bien marcher.
Je lui tendis son verre, qu’elle accepta avec gratitude.
— Merci, j’en ai besoin. Ai-je répondu à toutes vos questions,
lieutenant ?
— J’en ai encore deux. Pourquoi êtes-vous venue à Pin City ?
Pour Penny, je suis au courant, c’est à cause de son histoire de
télévision.
— Voyons, Al ! minauda-t-elle. Je ne pouvais pas laisser ma petite
sœur toute seule à un moment décisif ! Je suis venue pour
l’encourager ! Ensuite ?
— Si le type si bien renseigné n’est pas votre ex-mari Jonathan,
qui est-ce ?
— Comment le saurais-je ? Le produit de votre imagination
débordante, vraisemblablement ! La première fois que je vous ai vu,
vos yeux m’ont littéralement arraché la robe que j’avais sur le dos !
— S’il me téléphone encore une fois, je deviens fou ! déclarai-je
avec emportement. J’en ai soupé de ses messages !
Pru lâcha son verre, qui se brisa en mille morceaux. Elle était
devenue pâle et me regardait d’un air bizarre – j’aurais presque dit,
apeuré.
— Vous avez bien dit – des messages ? demanda-t-elle d’une
toute petite voix.
— Parfaitement, des messages ! Chaque fois qu’il me téléphone, il
m’annonce qu’il a un message pour moi.
— John le Messager…, chuchota-t-elle.
— Hein ?
Elle secoua la tête.
— Non, ce n’est pas possible !
— John le Messager ? répétai-je. C’est son vrai nom ? Qui diable
est-ce !
— Je viens de l’inventer. Ça sonne bien, vous ne trouvez pas ? Je
trouve ce nom drôlement de circonstance !
— Vous mentez ! Qui est-ce ?
— Voyons, Al ! fit-elle avec un sourire aguichant. Croyez-vous que
quelqu’un puisse s’appeler John le Messager ! C’est un nom qui sort
tout droit d’une bande dessinée !
Elle me dévisagea longuement, puis fit demi-tour et fila dans la
chambre. Je finis mon whisky en me demandant si je devais appeler
les renseignements pour savoir ce qui me restait à faire. Je n’eus pas
à réfléchir bien longtemps.
— Venez ici, Al, appela Pru.
J’allai la rejoindre. Elle m’attendait debout, derrière la porte, et
me tournait le dos.
— Attrapez ma robe par le col, à deux mains, Al ! m’ordonna-t-
elle.
Je m’exécutai.
— Et maintenant, on va voir si vous avez de la poigne !
— A quoi joue-t-on ?
— Allez-y, tirez dessus !
La tunique se déchira en deux, le long du dos, jusqu’au bas de la
colonne vertébrale et glissa à terre aux pieds de Pru. Je desserrai
alors les poings pendant que Pru pivotait lentement pour me faire
face.
Les bouts roses de ses seins, qui pointaient de façon provocante,
se soulevaient et s’abaissaient au rythme de sa respiration saccadée.
Elle tendit les bras, et me caressa les joues du bout des doigts.
— Depuis que vous m’avez regardée pour la première fois – vous
vous rappelez ? – j’aurais été rudement déçue si nous n’en étions pas
arrivés là ! murmura-t-elle. Et dire, soupira-t-elle après un silence,
que je n’aurai même pas le beau cœur violacé de Howard en
récompense !
Elle me prit alors quasiment dans ses bras. Comme je n’aime pas
beaucoup qu’on intervertisse les rôles, je m’arrangeai pour que ce fût
elle – et pas moi – qui reçût le premier baiser. Manque de pot,
j’écopai d’une belle morsure en retour !
En approchant du lit, je m’aperçus que le crâne était toujours là,
blotti dans l’étole de vison.
— Elle était vieille fille, cette Mary Miles ? demandai-je à Pru.
— Je crois, oui…, répondit-elle, les yeux ronds.
— Un instant !
Allongeant le bras, je retournai le crâne : maintenant ses orbites
creuses contemplaient fixement le quatuor des Jivaros qui s’alignait
sur la commode.
— Je regrette, Mary, lui dis-je, mais c’est plus convenable ainsi !
— Elle a l’habitude, remarqua Pru. Si elle leur fait un beau
sourire, les quatre loustics lui chanteront peut-être une sérénade !
— Quelle est leur chanson préférée ?
— Je n’ai personne au monde…
Je la fis taire en lui prenant les lèvres. Les siennes
s’entrouvrirent, laissant passer le bout d’une langue fureteuse.
Soudain, elle se laissa aller dans mes bras avec un gémissement
extasié…
CHAPITRE V

Je fus réveillé par la sonnerie obstinée du téléphone. J’allongeai


le bras pour décrocher et laissai retomber l’écouteur sur le lit, à
proximité de mon oreille.
— Ouais ? fis-je sans aménité.
— Bonjour, lieutenant ! dit aimablement la voix cultivée qui
m’était familière.
— Encore vous ! Qu’est-ce que c’est, cette fois ?
— J’ai un message à vous communiquer… Vous m’écoutez,
lieutenant ?
— Fichez-moi la paix !… Je ne vous entends même pas…
— Décidément, lieutenant, vous me plaisez ! Avec quelle
charmante simplicité vous acceptez un coup de main pour tirer au
clair un meurtre…
— Mais oui, John, parfaitement, John ! lançai-je rageusement.
Il y eut un bref silence et quand il se remit à parler, il avait
légèrement changé de ton.
— Tiens, tiens, vous connaissez mon nom… Intéressant, ça !
— Vous trouvez ? Pour moi, vous êtes un personnage de bandes
dessinées et vous n’auriez jamais dû en sortir.
— Je cherche à me rendre utile, lieutenant, déclara-t-il
onctueusement, et à faire mon devoir d’honnête citoyen en vous
communiquant le peu que je sais.
— Vous êtes trop bien renseigné pour être honnête. Alors, qu’est-
ce que c’est ?
— Il s’agit de Jonathan Blake, s’empressa-t-il de répondre,
chasseur renommé et ex-mari de Prudence Calthorpe. Contrairement
à ce que l’on pourrait croire, il ne se trouve pas au cœur de l’Afrique,
en train d’exterminer systématiquement la faune de ce continent…
— Ah ! non ?
— Non, lieutenant ! Il habite à soixante-cinq kilomètres de Pin
City, un ranch d’opérette à l’usage des touristes, connu sous le nom
de « El Rancho de los Toros ». Il paraît, en effet, que le propriétaire
de cet établissement, de passage à Tijuana, aurait assisté une fois à
une corrida… M. Blake y réside depuis une huitaine de jours, à ce
qu’on m’a dit.
— Et alors ?
— J’ai pensé que cela pourrait vous intéresser, lieutenant. Il se
propose de convoler avec l’autre jumelle Calthorpe, mais vous êtes
sûrement au courant…
— Au courant de quoi ?
— … de son prochain mariage avec Penny Calthorpe. (Son ton
trahissait une légère surprise.) Vous ne le saviez pas ?
Là-dessus, il raccrocha brusquement ; je me rappelai alors – mais
un peu tard – que je m’étais promis, moi aussi, de lui faire ce coup-là
à la première occasion…
Un coup d’œil sur ma montre m’apprit qu’il était dix heures et
demie. La matinée était claire et un peu trop ensoleillée. J’étais
rentré chez moi vers quatre heures et demie, après avoir quitté
Prudence Calthorpe dans l’appartement-terrasse. Six heures de
sommeil devaient suffire à n’importe qui, mais pas à moi,
apparemment, dus-je constater en apercevant dans la glace ma tête
bouffie aux yeux injectés de sang.
Douche, toilette, café noir, tout cela me prit une trentaine de
minutes. Une fois ces rites accomplis, j’allumai une cigarette en me
disant qu’il était temps d’agir si je ne voulais pas que la matinée se
solde par une perte sèche. Vienne le jour du Jugement Dernier, et
qu’aurais-je à dire de cette matinée de lundi, pour trouver grâce
devant le Juge Suprême ?
J’appelai le bureau et reconnus la voix hargneuse du dragon, à
qui je demandai de me passer le sergent Polnik. Peu après, son
baryton éraillé par l’alcool, résonna dans mon oreille.
— As-tu des nouvelles de San Francisco au sujet de Thelma
Davis ? lui demandai-je.
— Oui, lieutenant ! répondit-il fièrement. J’ai le rapport sous les
yeux.
— Eh bien ?
— Je vous le lis ?
— Non, fis-je avec lassitude, tu résumes.
Les choses semblaient prendre tournure ; le Juge Suprême
m’accorderait peut-être les circonstances atténuantes…
— Elle habite une maison meublée, articula lentement Polnik.
Depuis deux jours, elle n’y est plus et ils ont trouvé personne qui l’ait
vue entre-temps. Au bureau où elle travaille comme sténodactylo,
elle est pas venue non plus depuis deux jours.
— Par conséquent, il est possible qu’elle ait suivi son mari à Pin
City… Bon. Eh bien, tu peux te remettre à piocher les hôtels et les
motels !
— Hôtels, motels, merdels ! gémit Polnik. Et les gonzesses alors,
c’est pour quand ?
Je voulus me montrer magnanime.
— Trouve-moi Thelma Davis, et tu pourras aller la voir !
— O.K., lieutenant, fit-il résigné. Où c’est que je peux vous
joindre, si je la trouve ?
— Dans la nature, répondis-je sans enthousiasme, là où l’homme
reprend du poil de la bête, et où la bête saute sur le poil de l’homme.
— D’accord, lieutenant, dit Polnik, visiblement soucieux de ne
pas me contrarier. Y a le téléphone, dans ce bled ?
— T’inquiète pas, je t’appellerai.
Sur ces paroles, je raccrochai.

« El Rancho de los Toros » était une riante et miroitante oasis, en


bordure du désert. La note « miroitante oasis » ne venait pas des
dattiers, ni des palmiers, mais des Cadillac et des limousines aux
chromes étincelants qui stationnaient devant le ranch.
Peu après treize heures, je rangeai l’Austin-Healey entre deux
canadiennes ; une furieuse envie de prendre un verre me démangeait
le gosier, mais je ne me sentais pas du tout dans la note, avec mon
complet bleu marine et ma cravate : j’aurais dû arborer, pour le
moins, un feutre à larges bords et des éperons qui feraient « drelin !
drelin ! » à chaque pas.
Tout en me glissant à travers la foule bariolée de cow-boys et de
cow-girls d’opérette qui se prélassaient devant le ranch, je souhaitai,
in petto, de passer inaperçu. Mon vœu fut exaucé, car la plupart
d’entre eux étaient bien trop occupés à discuter s’ils devaient prendre
un second Martini avant le déjeuner, ou s’il valait mieux aller manger
tout de suite avant de passer l’après-midi à contempler les grands
espaces verts par la vitre de leurs canadiennes.
Le bar était la réplique fidèle d’un bar « western », tel que se
l’imagine le lecteur adulte de magazines spécialisés dans les
aventures du Far West ; jusqu’au plancher qui était couvert de
sciure ! Je commençai à me sentir dans l’ambiance et cherchai des
yeux un crachoir, mais ce ranch bidon avait apparemment ses
coutumes bien à lui.
Après avoir vidé un verre au bar, je me dirigeai vers la réception.
Le préposé était vraiment quelqu’un – quant à savoir qui, je n’aurais
su le dire. Petit et gras, il arborait des lunettes sans monture et une
moustache tombante. Son costume se composait d’une chemise à
carreaux aux poches plaquées, et d’un pantalon collant en tissu
pailleté, dont le bas des jambes allait se perdre dans des bottes
jaunes vernies. Autour de la taille, il portait un ceinturon orné d’une
boucle d’argent, auquel était accroché un revolver joujou, calibre 45,
à la crosse en faux nacre, qui pendait le long de sa hanche droite.
Je regardai à deux fois l’étoile de shérif épinglée sur sa poitrine
pour m’assurer que je ne rêvais pas : mais non, elle portait bel et bien
l’inscription « Réceptionniste ». Il me gratifia de ce que je pris pour
un sourire engageant.
— Salut, l’ami ! fit-il cordialement, en me tendant la main par-
dessus le comptoir. Soyez le bienvenu au « Rancho de los Toros » !
Je sortis mon insigne de ma poche et le lui déposai délicatement
dans le creux de la main.
Après l’avoir contemplé bouché bée, le réceptionniste leva les
yeux sur moi.
— C’est une blague ? demanda-t-il d’un air soupçonneux.
— Nullement ! Avez-vous ici un certain Jonathan Blake ?
A cette question, sa figure s’éclaira.
— Vous êtes un de ses amis, lieutenant ? Mais oui, M. Blake est
descendu chez nous ! J’ajouterai même, si vous le permettez, que
nous en sommes enchantés !
— Je vous le permets, en vertu du Cinquième Amendement{5}.
Il battit quelque peu des paupières et se hâta de préciser :
— Je crois savoir que M. Blake est sorti. Il a quitté le ranch voilà
deux heures environ.
— Le ranch ? (Malgré moi, je me sentais intrigué.) Qu’est-ce que
vous faites comme élevage – j’entends évidemment, à part celui des
dindons…
— Lieutenant, voyons ! Ce n’est pas drôle !
— Je tâcherai de faire mieux la prochaine fois. Avez-vous une
idée où je pourrais trouver M. Blake ?
— Je ne saurais l’affirmer – mais il se rend souvent au cañon du
Diable pour faire du tir à la cible.
— Où est-ce ?
— Prenez la grande route en direction de l’est ; au bout de cinq
kilomètres, vous trouverez un chemin de terre sur votre droite et
vous n’aurez qu’à le suivre tout du long. (Il fit la moue.) Le cañon du
Diable est au bout de ce chemin.
— C’est climatisé, avec machines à disques et tout le
tremblement ?
— Voyons, lieutenant, mais c’est un pays sauvage, une terre
encore vierge ! protesta-t-il d’un air scandalisé.
— Alors je vais voir ça de plus près. M. Blake est dans son tort. Il
est strictement interdit de se servir de vierges, pour tirer à la cible !
L’employé me gratifia d’un pâle sourire.
— Avez-vous un chapeau, lieutenant ?
— Pour quoi faire ? Vous désirez que je vous tire mon chapeau en
partant ?
— A cette heure, il fait plutôt chaud, dans le cañon… Quarante à
l’ombre – et pas d’ombre…
— Merci, j’ai ce qu’il faut.
— Je ferai donc comme si vous m’aviez effectivement tiré votre
chapeau ! dit-il, soulagé. Au revoir, lieutenant !
— Ne vous fatiguez pas, c’est dangereux par cette chaleur !
Je le quittai et retournai à la voiture, où je dus attendre, pour
démarrer, que l’on eût secouru une blonde qui piaillait, juchée sur un
cheval parfaitement immobile.
A cinq kilomètres du ranch, je tombai effectivement sur
l’embranchement que le réceptionniste m’avait annoncé. Je suivis
donc le chemin de terre, qui zigzaguait sans raison apparente, mais
quand j’eus parcouru une dizaine de kilomètres, à en croire mon
compteur, je commençai à me demander si le réceptionniste ne
s’était pas payé ma tête. Le chemin avait l’air de filer jusqu’en
Floride… Encore un tournant – et je dus constater qu’il ne m’avait
pas trompé.
Le chemin ne finissait pas, non – il disparaissait purement et
simplement ! Devant moi, il n’y avait plus que la rocaille, des cactus
et des éboulis géants. Je stoppai l’Austin-Healey à côté d’une
canadienne chocolat, munie de trois projecteurs en plus des quatre
phares réglementaires, et descendis pour aller regarder de plus près.
Le cañon était encaissé entre des parois rocheuses qui irradiaient
une chaleur de four. Le réceptionniste avait dit vrai sur tous les
points : il y faisait bien quarante degrés et pas la moindre ombre en
vue.
Je tentai d’ouvrir les portières de la canadienne, mais elles
étaient fermées à clé. A l’intérieur, on apercevait des fusils accrochés
à un râtelier – un véritable petit arsenal. A moins qu’on n’eût lâché
dans les parages une meute de chiens et d’Anglais cinglés, la voiture
devait être celle de Jonathan Blake. A part lui, qui se serait aventuré
dans cette fournaise ? « Mais où diable est-il ? » me demandai-je en
contemplant d’un air sombre le cañon qui s’étendait à perte de vue.
Si je restais une minute de plus en plein soleil, on allait me
surnommer « Al l’Africain » – quand on retrouverait mes os…
J’allumai une cigarette en me demandant si je devais me mettre à
hurler pour faire sortir Blake de son repaire. Tout à coup, j’entendis
la détonation sèche d’une carabine ; on avait dû tirer dans le cañon,
un peu en avant d’où j’étais. Je pris la direction d’où venait le coup de
carabine.
La marche dans la pierraille devenait de plus en plus pénible ;
lorsque j’eus parcouru deux cents mètres, j’étais en nage ; ma
chemise me collait au dos et mon complet était trempé. Je m’arrêtai
pour m’éponger la figure quand retentit un deuxième coup de feu,
beaucoup plus près cette fois et sur ma droite. Encore une
cinquantaine de mètres, et j’eus la clé du mystère : un ravin, long de
trois cents mètres environ, se greffait à droite sur le cañon pour se
terminer contre une falaise à pic.
Debout, me tournant le dos, un gars qui personnifiait assez bien
le fameux « Chasseur blanc », était en train de recharger une grosse
carabine. A une distance d’au moins deux cents mètres, perchés sur
un rocher, se trouvaient deux points noirs, vraisemblablement des
boites de conserve. Blake épaula, visa avec soin et tira encore. Il y eut
un bruit de ferraille et l’une des boîtes se volatilisa.
— Monsieur Blake ? demandai-je fort civilement.
Il se retourna lentement pour me dévisager ; je vis que je ne
m’étais pas trompé. C’était bien le fameux « Chasseur blanc ». La
photo que j’avais vue chez Pru était très ressemblante, à ce détail
près qu’elle ne rendait pas justice à l’imposante stature de Blake.
Je fais un mètre quatre-vingt-trois ; Blake mesurait bien dix
centimètres de plus. Bâti en force, il avait des épaules d’une telle
largeur qu’elles étaient hors de proportion avec sa taille. Son teint
cuivré faisait ressortir le bleu clair de ses yeux. Lorsqu’il me regarda,
j’éprouvai un léger froid dans le dos.
— Oui, c’est moi, fit-il posément. Vous désirez ?
— Vous parler.
Je me présentai, ce qui eut pour effet de lui faire froncer les
sourcils.
— Si c’est ma voiture qui vous tracasse, lieutenant, j’ai un permis
pour les fusils, déclara-t-il sèchement.
— Non, c’est au sujet d’un meurtre, celui de Howard Davis.
— Davis ? (Sa voix trahit une légère surprise.) Il est mort ?
— S’il ne l’est pas, on se prépare à lui jouer un sale tour :
l’enterrement est pour demain matin.
— C’est arrivé quand ?
— Vous n’êtes pas au courant ?
— Comment le serais-je ?
— C’était dans les journaux.
— Je ne lis pas les journaux, fit-il d’un ton tranchant.
— En ce cas, Pénélope Calthorpe a dû vous en parler…
— Je ne l’ai pas vue depuis trois jours au moins. (Il s’était mis à
parler d’une voix glaciale.) Dois-je comprendre que vous me traitez
de menteur ?
— Non, je voulais savoir si vous avez une bonne mémoire, voilà
tout.
— Je me flatte d’avoir une excellente mémoire. Quoi qu’il en soit,
si nous devons causer, mieux vaut retourner à ma voiture.
Il baissa les yeux sur sa carabine, puis me regarda en souriant.
— Si ça vous amuse, lieutenant, voulez-vous tenter votre chance
avant qu’on s’en aille ?
— Pourquoi pas ?
Je lui pris la carabine, l’épaulai et collai un œil au viseur
télescopique : la boîte de conserve solitaire me sauta presque à la
figure.
— Vous avez un viseur du tonnerre ! dis-je.
— Bausch & Lomb, grossissement Balvar au vingt-quatrième.
Je visai donc soigneusement et appuyai sur la détente. L’instant
d’après, je me retrouvai le derrière meurtri sur un rocher fort
rugueux, en train de frotter mon épaule endolorie. La carabine gisait
à terre, à quelques pas de moi.
— Désolé, lieutenant ! (Blake avait l’air ravi, en fait.) J’aurais dû
vous prévenir… Cette Winchester 458 est diabolique quand on n’a
pas l’habitude !
— Merci quand même, fis-je d’un ton glacial en me remettant
debout.
Blake ramassa la carabine, la prit sous le bras, et nous nous
mîmes en marche.
— Parlez-moi du meurtre de Davis, lieutenant, me demanda-t-il
chemin faisant. Je trouve invraisemblable qu’on ait pu le prendre au
sérieux au point de l’abattre ! (Il tapota la crosse de sa carabine.)
Assassiner Davis, c’est se servir de ce joujou pour tuer un écureuil…
Je lui contai donc en détail la découverte du cadavre de Davis
dans le cercueil au studio de la télévision. Quand j’eus fini, il se mit à
sourire.
— L’assassin m’a tout l’air d’avoir le sens de l’humour ! observa-t-
il.
— Un marrant, acquiesçai-je. Quand je l’aurai pincé, on va rigoler
un bon coup, tous les deux !
Blake reprit son sérieux.
— Vous vouliez m’interroger, je crois ? dit-il. Alors, allez-y !
— Que faites-vous dans ce ranch d’opérette, à deux pas de Pin
City ?
— Pénélope Calthorpe est mieux qu’une amie pour moi,
lieutenant : nous allons nous marier prochainement. Comme elle
semblait emballée par ce ridicule intermède à la télévision, j’ai décidé
de l’accompagner et de rester près d’elle, histoire de l’encourager, si
possible. Mais je supporte mal de rester enfermé dans une chambre
d’hôtel, alors je suis venu m’installer dans ce ranch. (Il ricana.) Dire
que ça s’appelle un ranch ! Ce serait plutôt un bordel de luxe – mais
au moins, je peux venir ici dans la journée et continuer à m’entraîner
au tir.
Une fois arrivé à sa canadienne, il ouvrit la portière et nous nous
installâmes sur la banquette avant. Il y faisait encore plus chaud que
dehors.
— Où étiez-vous avant-hier soir ? demandai-je.
— Au ranch. Je me suis couché de bonne heure. Je trouve les gens
odieux ; franchement, ce n’est pas du tout mon genre. Alors je dîne
de bonne heure, je prends un verre avant de monter, et à neuf
heures, je suis au lit.
— Vous avez une chambre ?
— Un bungalow pour nains ; ici, ils appellent ça une « cabana ».
Au moins, je suis seul, sinon au calme. Toute la nuit, jusqu’à l’aube,
on entend des femmes piailler. Par comparaison, on est plus
tranquille dans la jungle !
— Et les chacals n’y arborent pas une étoile en argent marquée
« Réceptionniste », renchéris-je. Vous avez été marié à Prudence
Calthorpe ?
— En effet.
Il avait dit ces mots d’un ton glacial. Manifestement, il n’était pas
d’usage d’aborder cette question-là, dans son monde, encore moins
avec un policier.
— Par conséquent, vous connaissiez Pénélope qui, à l’époque,
était la femme de Howard Davis ?
— Oui.
— Est-ce que, selon vous, quelqu’un avait une raison d’en vouloir
à Davis ?
— Quand un moustique vous pique, on éprouve une irritation
passagère – alors on l’écrase. Davis ne pouvait causer autre chose
qu’une irritation passagère… N’empêche que je ne vois absolument
pas qui se serait donné la peine de l’écraser…
Il réfléchit pendant quelques instants, en plissant le front.
— Son cadavre a été découvert pendant l’émission de Penny. Il y a
là un côté farce qui serait bien dans le genre de Prudence… Elle a dû
trouver ça d’un drôle !…
Je lui offris une cigarette, qu’il accepta. Il alluma la mienne avec
son briquet Dunhill plaqué or.
— Avez-vous autre chose à me demander, lieutenant ? fit-il.
Je me retournai pour regarder la panoplie, dans le fond de la
voiture.
— Jolie collection ! remarquai-je.
Il sourit, flatté.
— C’est ma petite famille, répondit-il. La Winchester est mon
acquisition la plus récente. A côté, vous voyez une Weatherbu
magnum ; un peu plus loin, trois carabines à deux coups que j’ai
depuis plusieurs années. Ces deux-là sont des Marlin calibre 455 et
l’autre un Higgins calibre 270.
— C’est puissant ?
— Ça va pour une chèvre de montagne, mais n’essayez pas de
vous en servir pour arrêter un éléphant… du moins, tant que vous
serez avec moi !
— Vous avez des pistolets ?
Il allongea le bras derrière lui pour ouvrir une boîte.
— C’est beau, hein ? Faites votre choix, lieutenant ! Ça, c’est un
Luger magnum 357, une bonne petite arme de secours à emporter à
la chasse. Il y en a de tous les calibres, jusqu’au 22 long rifle. Faites
votre choix !
— Vous avez un 38 ?
Blake sourit ironiquement.
— Je vous soupçonne de me tendre un piège, lieutenant ! Je
suppose que Howard a été tué avec un 38 et si je vous dis que je n’en
ai pas, ça éveillera instantanément vos soupçons. C’est bien ça ?
— Vous êtes malin, Blake ! Si vous vous contentiez de répondre à
mes questions ?
— J’ai un 38, oui.
Il prit un pistolet sur le râtelier et me le tendit. C’était un Smith et
Wesson « Outdoorsman », qui paraissait tout neuf.
— Ça fait longtemps que vous l’avez ? Demandai-je.
— Environ trois mois. Je ne m’en suis pas encore servi. Ça me fait
penser qu’il faudra que je l’essaie…
— Pas mal du tout, dis-je en lui rendant l’arme.
Blake remit le pistolet en place, et se tourna de nouveau vers moi.
Son regard trahissait une certaine impatience.
— Il fait bigrement chaud, là-dedans, remarqua-t-il. Alors,
lieutenant, c’est tout ?
— Encore une question. Connaissez-vous un certain John le
Messager, ou en avez-vous entendu parler ?
Blake tressaillit et, pour se donner une contenance, décrocha une
Winchester 450, la posa sur ses genoux et se mit à caresser la crosse
d’un air distrait.
— J’ai entendu parler de John le Messager, dit-il posément. Est-il
mêlé au meurtre ?
— Plutôt, oui ! L’ennui, c’est que je n’arrive pas à lui mettre la
main dessus. Il me téléphone sans arrêt pour me raconter ceci et
cela, mais quant à le voir – zéro ! Il est timide, ou quoi ?
— Si vous le trouvez, je serai tenté de dire que vous aurez trouvé
l’assassin.
— Vous le connaissez bien ?
— Assez bien. (Ses yeux avaient pris un air à la fois distant et
mauvais.)
— Savez-vous pourquoi Prudence a demandé le divorce ?
— On dit tant de choses ! fis-je sans me compromettre.
— C’est John le Messager qui a tout fait. Chacun de nous a son
péché mignon, lieutenant, c’est bien connu – et c’est ce qui fait la
force de John le Messager.
— Ah, oui ?
— Il est très fort pour découvrir les faiblesses des autres. La
mienne, il a su la trouver… et la mettre à profit, fort habilement,
d’ailleurs.
— Serait-ce indiscret de vous demander ?…
— Ça tient peut-être au fait que j’ai vécu dans les régions les plus
primitives du monde. Quand on a une réputation de chasseur, tout le
monde pense automatiquement à l’Afrique. Je connais très bien
l’Afrique, c’est entendu, mais j’ai pas mal bourlingué ailleurs aussi et
je peux vous assurer qu’il existe des coins mille fois plus sauvages
que la jungle africaine.
— C’est ça, votre faiblesse ? fis-je, tout ahuri.
— Non, mais ça l’explique en quelque sorte. Vous savez, Wheeler,
un homme peut difficilement se passer de femme. Le hic, c’est d’en
trouver une. Dans certains bleds, il n’y a vraiment pas mèche, et
presque partout, c’est impossible de trouver une femme blanche.
— Et alors ?
— Alors je me suis mis à aimer les femmes jaunes, déclara Blake
sans sourciller. Vous devez me comprendre, Wheeler, n’est-ce pas ?
Vous êtes policier, que diable ! Ce n’est pas comme ces petits macs à
faux col, qui croient que la vie est un roman-feuilleton !
— Je vous comprends ! me hâtai-je d’acquiescer.
— Oui, les Jaunes…, répéta Blake avec une délectation morose.
Pour moi, elles ont un charme particulier. Les Chinoises, les
Japonaises, les Javanaises…, la nationalité n’a pas d’importance, ce
qui compte, c’est la couleur de la peau… Si je m’adressais à un
psychiatre, il pourrait sans doute me l’expliquer, mais je n’en ai nulle
envie. Quand j’ai faim, je mange – et si le premier imbécile venu
m’assure que j’ai faim parce que je n’ai pas mangé, ça m’avance à
quoi ? Je…
— Vous aviez commencé à me parler de John le Messager, lui
rappelai-je.
— Je n’ai pas perdu le fil, rassurez-vous ! Il a su trouver mon
péché mignon. Bien entendu, Prudence était dans le coup. Elle est
partie en voyage pour huit jours, sous un prétexte quelconque, me
laissant seul à la maison avec les domestiques – mais les
domestiques, ça ne compte pas. Le quatrième soir, une ravissante
petite Chinoise, qui paraissait sortir d’un de mes rêves les plus
échevelés, a sonné à la porte. J’ai su plus tard qu’elle gagnait sa vie
en faisant du strip-tease dans une boîte de nuit de Chinatown, à San
Francisco.
« Il était tard, minuit passé, et les domestiques étaient couchés.
C’est donc moi qui lui ai ouvert. Sa voiture était en panne – c’est du
moins ce qu’elle m’a raconté, mais son regard disait tout autre
chose… Elle avait l’air de me trouver à son goût. (Blake toussota
modestement.) Je dois dire que les femmes me trouvent souvent à
leur goût…
— Apprivoiser un chasseur de fauves, il y a de quoi donner aux
femmes un joli complexe de supériorité ! Ou alors, c’est à cause de
vos biceps.
Blake me dévisagea d’un air soupçonneux.
— Peu importe… Bref, juste au moment psychologique, John le
Messager a fait son entrée, en compagnie de deux photographes qui
s’en sont donné à cœur joie… (Il me jeta un regard glacial.) Je n’ai
pas beaucoup aimé ça, Wheeler… à dire vrai, j’étais salement
ennuyé ! Vous vous rendez compte – on était à poil, tous les deux, au
milieu des flashes qui explosaient un peu partout !
« J’avais un fusil de chasse dans le placard, un vrai bijou
merveilleusement équilibré, un de mes préférés – et il était chargé.
Je vous disais donc que j’étais salement ennuyé. Je sors donc ma
pétoire pour donner à ces salopards une petite leçon de savoir-vivre,
mais avant que j’aie pu appuyer sur la détente, John le Messager me
l’arrache des mains et… (A ce souvenir, Blake faillit s’étrangler de
colère.)… le plie en deux, presque à angle droit ! Après ça, il a eu le
toupet de me le rendre !
— C’est dur à avaler, fis-je d’un air compatissant. Ainsi donc
Prudence a obtenu le divorce sans bourse délier ?
— Je n’en voulais pas, de son sale fric ! J’ai moi-même tout ce
qu’il me faut, ne vous en déplaise. Mais ce que je ne peux lui
pardonner, c’est de m’avoir fait passer pour un parfait imbécile ! J’ai
un compte à régler avec John le Messager…
De nouveau, il tapota complaisamment la crosse de la
Winchester.
— Quel genre d’homme est-ce ?
— Un vrai géant, il est plus grand que moi. Cheveux longs,
beaucoup trop d’ailleurs, et frisés sur la nuque, comme c’est la mode
chez les pédales aux gros biceps qui font du catch à la télévision. Ils
sont d’un blond très clair, et je ne serais pas étonné s’il se faisait
décolorer. N’empêche, Wheeler, que John le Messager n’est pas une
tante ! C’est un dangereux individu, complètement dénué de
scrupules : rien ne l’arrête, pas même un meurtre, pourvu que le prix
en vaille la peine.
— Vous croyez que quelqu’un l’aurait embauché avec mission de
tuer Howard Davis ?
— Ça me paraît évident, affirma-t-il péremptoirement. John le
Messager ne se permettra jamais de tuer pour le plaisir. Il n’agit que
par intérêt !
CHAPITRE VI

De retour à Pin City, aux environs de six heures du soir, après


mon entrevue avec Blake, je filai droit chez moi prendre une bonne
douche glacée. Une fois rhabillé, je me versai à boire et mis Sea
Shells, chanté par Peggy Lee, sur mon électrophone « haute
fidélité ». Sa voix douce et apaisante, diffusée par mes cinq haut-
parleurs, me berçait agréablement ; c’était frais, clair, mélodieux –
exactement ce qu’il fallait pour mon état d’âme…
Quand j’eus écouté le disque sur les deux faces et vidé trois
godets, je me dis que si la vie ne valait pas la peine d’être vécue,
j’avais toujours la ressource de me laisser vivre, rien que pour le
plaisir. Comme je commençais à avoir faim – n’ayant pas déjeuné –
je descendis à la cafétéria du coin, à trois rues de chez moi, où l’on
sert du mauvais café, mais d’excellents sandwiches au rosbif.
Peu après neuf heures, je faisais mon entrée au Starlight Hôtel.
Le réceptionniste m’informa que Mlle Pénélope Calthorpe était chez
elle, mais qu’elle ne voulait pas être dérangée. Comme si ça existait,
les gens qui aiment être dérangés !
Ayant frappé deux fois sans obtenir de réponse, je me remis à
tambouriner I Got Rythm, mais cette fois elle attendit le crescendo
final avant de m’ouvrir.
Auréolée de sa crinière flamboyante, muette de rage, elle ne
trouva visiblement pas de termes suffisamment virulents pour
stigmatiser ma conduite.
— Vous avez eu tort de ne pas m’ouvrir tout de suite, lui dis-je.
Rien de tel pour faire monter la tension, provoquer un ulcère et
déclencher une trombose coronaire. C’est vingt dollars la
consultation !
— Espèce de… !
— Appelez-moi « docteur », fis-je d’un ton paterne ; et si vous
n’avez rien de spécial à faire, dites-moi d’entrer.
— Vous êtes ivre, ou quoi ?
— Non, mais je me laisserais volontiers faire une douce violence…
Vous me priez d’entrer, ou j’entre sans y être invité ?
— Vous n’entrez pas !
Elle voulut refermer la porte ; moi, j’appuyai la main dessus et la
maintins ouverte.
— Il ne faut jamais se montrer impoli avec un policier, fis-je d’un
ton de reproche.
Pénélope se jeta de toutes ses forces contre la porte ; elle réussit
presque à la refermer, et faillit bien me briser le poignet par la même
occasion.
Je bloquai avec l’épaule : la porte s’ouvrit toute grande et
Pénélope alla dinguer en arrière en titubant.
— Vous êtes vraiment insupportable ! s’écria-t-elle.
Je pris résolument le chemin du living-room, suivi de Pénélope
qui continuait à écumer de rage.
Cette fois encore, elle était accoutrée à l’orientale. Etait-ce donc là
son principal attrait aux yeux de Blake ? Le faisait-elle pour créer
l’ambiance qui lui était chère ? Mystère… Elle portait une courte
veste de soie, fort ample, qui laissait néanmoins deviner des
rondeurs provocantes, et un pantalon collant qui lui moulait les
jambes, soulignait le galbe de ses hanches et ne faisait rien pour
dissimuler la splendeur de son postérieur. En passant devant elle, je
reçus en plein nez une bouffée d’un parfum capiteux dont j’ignore le
nom. Je ne serais pas surpris s’il s’appelait « Dans les jardins de
l’empire céleste »…
Pénélope croisa les bras sous ses seins, qui n’avaient nul besoin
de soutien, et me jeta un regard furieux.
— Alors, qu’est-ce que vous me voulez encore, bon sang de
bonsoir !
— Vous parler d’un de vos amis, un ancien petit télégraphiste, je
suppose, puisqu’il s’appelle John le Messager.
Pénélope sursauta.
— Quoi ?
— Je vous en prie, ne me refaites pas le coup de l’amnésie ! Ne me
ramenez pas que ce serait désastreux pour vos débuts à la télé. Je
vous parle du gars qui a permis à Prudence de divorcer sans avoir à
verser un rond à Jonathan Blake et qui a combiné votre propre
divorce d’avec Howard Davis sans que vous ayez à écorner votre
héritage. Vous voyez de qui je veux parler ?
Elle hocha la tête d’un mouvement saccadé, comme si quelqu’un
avait tiré sur une ficelle.
— Oui…, chuchota-t-elle.
— Parfait ! Il se trouve que c’est aussi un ami à moi : c’est lui qui
enquête à ma place – par téléphone. Où est-il ?
— Je n’en ai pas la moindre idée !
A deux pas de moi, un fauteuil était placé en face d’une large baie
vitrée ; je m’y laissai tomber. D’épais rideaux masquaient la vue.
Dommage, j’aurais peut-être pu m’intéresser au paysage.
— Que faites-vous ? demanda Penny d’une voix mal assurée.
— J’attends que vous me révéliez où je peux joindre John le
Messager. J’attendrai jusqu’à demain, jusqu’à après-demain s’il le
faut ; je ne bougerai pas tant que vous ne vous serez pas décidée à
parler. Je suis très têtu à mes heures…
— Je vous dis que je ne sais pas ! Ça ne vous avancera à rien de
rester là, à ricaner comme un imbécile !
— Penny, vous me décevez ! fis-je le plus sérieusement du
monde ; vous m’avez conseillé de faire attention si je ne voulais pas
que Prudence m’ajoute à sa collection, et vous aviez raison. Prudence
m’a dit que vous buviez trop, que vous conduisiez trop vite et que
vous vous mettiez à poil pour un oui ou pour un non. Or, pour autant
que j’aie pu m’en rendre compte jusqu’à présent, rien de cela n’est
vrai ! Vous ne vous êtes pas mise à poil, vous ne m’offrez pas à boire,
et vous ne buvez pas vous-même !
— Allez-vous-en !
— Pas avant que vous m’ayez répondu, poupée jolie ! Ne vous
faites pas de bile pour moi, j’ai apporté mon rasoir et mon nécessaire
de toilette !
Je me calai confortablement dans le fauteuil et allumai une
cigarette. Derrière moi, j’entendais Penny marmonner, mais je
n’écoutais guère, car, j’en étais sûr, il était question de moi. Je n’avais
d’yeux que pour le paysage, en fait pour le superbe point de vue que
devait me dissimuler la tenture de la baie.
Comme on le recommande dans les cours par correspondance
que je n’ai jamais suivis, il faut toujours être capable d’un gros effort
d’attention. Sinon, on risque de laisser échapper des indices
essentiels, comme le fond d’une bouteille de scotch, le billet de dix
dollars qu’un gars laisse tomber devant vous et d’innombrables
pépées blondes, brunes et rousses.
Si je n’avais pas porté toute mon attention sur la tenture qui
masquait le paysage et la baie, ils me seraient certainement passés
inaperçus ; j’entends ces deux grands pieds qui dépassaient le bas du
rideau, chaussés de souliers brillamment cirés. Je me dis qu’on ne
pouvait pas être distrait au point d’oublier ses pieds derrière soi, et
j’en conclus, avec le sens inné de la déduction qui me caractérise, que
le reste du gars se trouvait lui aussi derrière la tenture.
Je quittai donc mon fauteuil pour aller à la fenêtre et, d’un coup
sec, écartai le rideau… Il y était bel et bien, comme prévu. Mon nez se
trouvait à la hauteur de sa poitrine. Je pris mon temps avant de lever
les yeux pour le dévisager.
Il devait bien mesurer un mètre quatre-vingt-dix-huit et avait la
carrure d’un catcheur professionnel. Ses cheveux blonds,
indiscutablement trop longs, bouclaient sur sa nuque. Je reculai d’un
pas et le dévisageai une fois de plus.
— Ça, par exemple ! fis-je, pour la longueur, c’est bien
l’interurbain incarné !
Ses yeux bleus, au regard perçant, vrillèrent les miens pendant
quelques instants, puis il consentit à me sourire gentiment.
— Lieutenant Wheeler, fit-il, très maître de lui, quelle bonne
surprise ! Ce sont mes pieds, bien entendu ?
— Ils étaient parfaitement visibles, oui. Si vous aviez pu vous
élever de quelques centimètres en l’air, je n’aurais rien vu.
— S’il ne tenait qu’à moi, j’aurais choisi une meilleure cachette,
fit-il avec désinvolture. Mais j’avais recommandé à Penny de ne
laisser entrer personne tant que je serais là. Vous êtes tenace,
lieutenant !
Il se dirigea vers le milieu de la pièce en bombant le torse.
— J’ai besoin d’un remontant, dit-il à Penny. Du scotch, de
préférence. Et vous, lieutenant ?
— Idem, avec de la glace et un peu de soda. J’espère que je ne
vous dérange pas, tous les deux ? Vous étiez peut-être en visite
d’affaires ?
— Aucune importance, répondit-il. Je crois, lieutenant, que vous
n’avez plus besoin de messages pour vous aider. Vous semblez fort
bien vous débrouiller tout seul !
Penny arriva, portant les rafraîchissements ; les verres
s’entrechoquaient sur le plateau et ses dents devaient avoir tendance
à en faire autant, car elle serrait les mâchoires. Je pris le premier
verre à portée de ma main et me tournai vers John le Messager.
— J’ai dû vous dire que pour moi, votre nom sort d’une bande
dessinée, observai-je aimablement. Maintenant que je vous connais,
je trouve qu’il vous va fort bien.
Il sirota une gorgée de scotch en connaisseur, avant de baisser les
yeux sur moi.
— Avez-vous trouvé l’assassin ?
— C’est précisément la question que je me pose. Pourquoi m’avoir
gratifié de tous ces messages ?
— Je ne faisais que mon devoir d’honnête citoyen, répliqua-t-il en
avançant légèrement la lèvre inférieure. J’ai soif de justice…
— … ou envie de détourner mes soupçons. En me lançant sur une
fausse piste et en inventant de faux suspects, vous ne me laissiez pas
le temps de vous considérer comme le suspect numéro un !
— Erreur ! répondit-il d’un air méprisant. Voyons, lieutenant, un
petit effort. Faites travailler vos méninges – ou ce qui vous en tient
lieu…
— Vous ne m’impressionnez pas, John le Messager ! A dire vrai,
je suis déçu… Je m’attendais à quelqu’un de pas ordinaire. Or, que
vois-je ? Un gros patapouf qui aurait bien besoin de passer chez le
coiffeur !
Sa figure s’assombrit.
— Doucement les basses ! fit-il d’une voix menaçante. Il y a des
choses que je ne permets à personne, pas même à vous, lieutenant !
— Johnny, vous me faites mourir de peur quand vous montrez les
dents ! On dirait Chéri-Bibi !
— Taisez-vous ! cria Penny d’une voix stridente. Vous ne savez
pas ce que vous dites…
— Sans blague, vous croyez qu’il me fait peur ? rétorquai-je à la
jeune femme. Comme salopard, il se pose un peu là ! Faire du plat
aux femmes riches qui veulent divorcer à bon compte !
— Je vous ai conseillé de la boucler ! me jeta John le Messager.
— Et après ? Je ne suis pas Penny, moi – vous ne
m’impressionnez absolument pas ! Je connais l’histoire de la petite
Chinoise que vous avez jetée dans les pattes de Jonathan Blake, pour
vous amener ensuite avec des photographes. La belle affaire ! De là à
pratiquer le vol à la tire, il n’y a qu’un pas !
Il avança sur moi en serrant les poings, mais changea
brusquement d’avis et s’élança à l’autre bout de la pièce, pour
s’emparer d’un fer à cheval doré accroché au mur. Puis il se retourna
vers moi, d’un air menaçant.
— Non ! cria Penny. Je vous en prie, John le Messager, c’est mon
porte-bonheur, j’en ai besoin !
Revenant sur ses pas, il s’immobilisa non loin de moi et prit le fer
à cheval à deux mains. Il souriait en me regardant ; moi, je voyais
saillir les muscles de ses bras…
— Et voilà ! fit-il doucement en laissant tomber sur mes genoux le
fer à cheval droit comme un « i ». Encore un message pour vous,
Wheeler ! Songez-y !
— D’accord, vous êtes costaud, acquiesçai-je après avoir jeté un
coup d’œil sur la chose. Mettons que je me sois trompé… Mettons
que vous avez facilité le divorce de Penny et de Howard Davis.
Seulement, voilà – ça ne lui suffisait pas ! Elle voulait le faire
assassiner, et c’est encore vous qui vous en êtes chargé.
— Vous ne manquez pas d’imagination, Wheeler, mais elle est
mal orientée. Je ne suis pour rien dans le meurtre de Davis !
— Pouvez-vous le prouver ?
— Pourquoi le ferais-je ? Vous divaguez !
— C’est vous qui m’avez dit où se trouvait le cadavre volé à la
morgue – et quand je suis arrivé aux studios de la télévision, j’ai fait
coup double, car il y avait deux cadavres ! Vous ne m’ôterez pas de
l’idée, primo, que vous avez volé le cadavre à la morgue, et, secundo,
que c’est vous qui avez refroidi Davis.
— Après quoi, chargé de ce double fardeau, je suis allé planquer
les cadavres dans les studios de la télévision, considérant que c’est
l’endroit rêvé ? fit-il en éclatant de rire. Lieutenant, vraiment, vous
valez dix !
— En effet, ce point mérite réflexion… Je ne crois pas que vous
ayez choisi les studios de votre propre initiative. Pour moi, c’est votre
client qui a eu cette idée, et qui vous a recommandé de mettre le
cadavre de Davis dans le cercueil qui se trouvait sur le plateau.
— L’hypothèse est intéressante – malheureusement, elle ne tient
pas debout !
— Moi, je m’en contente. Et c’est pourquoi, Johnny, je vous arrête
en la double qualité de témoin et de suspect. Si vous avez un
chapeau, vous feriez mieux d’aller le chercher.
— Vous vous trompez sur un point, Wheeler ! Ce n’est pas moi
qui vous ai téléphoné pour vous dire où se trouvait le cadavre volé à
la morgue. Quelqu’un s’est servi de mon nom pour essayer de me
compromettre.
— Vous ne pensez quand même pas que je vais gober ça ?
— Non, dit-il en souriant, mais essayez de prouver le contraire !
— J’essaierai. En attendant, on va tâcher de vous trouver une
cellule bien confortable. Ça compte, le confort, vous ne croyez pas ?
Le sourire de John le Messager s’effaça lentement.
— Vous ne parlez pas sérieusement ?
— Vous croyez ?
Je me relevai d’un bond et m’approchai de lui.
— Vous me suivez gentiment ; sinon je vous passe les menottes ?
Rapide comme l’éclair, il plongea la main dans sa poche et en
ramena un pistolet.
— Ne bougez pas, Wheeler ! A moins que vous n’ayez envie d’un
troisième œil au milieu du front ?
Je regardai le pistolet.
— Calibre 38 ? demandai-je.
John le Messager recula lentement en direction de la porte. Je me
contentai de le suivre des yeux, sans bouger. Un type qui tient un
revolver à la main plaisante rarement, et une erreur d’appréciation
peut facilement se révéler fatale ; or, je ne croyais pas du tout à une
plaisanterie de la part de John le Messager…
Il ouvrit la porte de l’appartement et sortit dans le couloir,
toujours à reculons.
— N’essayez pas de me suivre, Wheeler, si vous ne voulez pas
finir à la morgue, vous aussi ! m’enjoignit-il.
Sur quoi il referma la porte d’un geste décidé.
Je vidai mon verre, puis me décidai à regarder Penny. Sa figure
était d’une pâleur d’ivoire tirant sur le jaune. Des rides profondes
s’étaient creusées autour de ses yeux soigneusement fardés. Elle se
laissa tomber sur le divan en geignant à mi-voix.
— Vous avez entendu ce que j’ai dit avant d’être si grossièrement
interrompu ? Que John le Messager n’a fait qu’exécuter les ordres de
son client en amenant les deux cadavres à la télévision.
Elle hocha la tête en signe d’acquiescement.
— J’ai raison, n’est-ce pas ? C’est bien ce que vous lui avez
ordonné de faire ?
— Moi ? s’exclama-t-elle, les yeux ronds. Vous ne croyez quand
même pas que c’est moi qui… ?
— Ce n’est pas exclu. Vous êtes parfaitement capable d’avoir
combiné ça… Je n’affirme pas que les choses se soient passées
précisément de cette façon – pas encore… Mais ça se pourrait bien.
Je m’approchai du divan et me plantai devant Penny.
— Vous vouliez faire assassiner Howard Davis. Dans cette
intention, vous vous êtes adressée à John le Messager, qui s’est
occupé de votre divorce, et qui s’en est bien tiré…
— Vous êtes fou ! protesta-t-elle. Pourquoi aurais-je fait
disparaître Howard ?
— Pour le moment, ça m’échappe, reconnus-je à contrecœur. Si je
le savais, vous ne seriez pas ici, à l’heure qu’il est, mais en prison !
— Vous faites erreur, dit-elle en secouant la tête. Admettons que
j’aie voulu me débarrasser de Howard… Croyez-vous que ça
m’arrange que son cadavre ait été retrouvé au cours de mon
émission ? Ça n’a fait que compromettre mes débuts à la tété ! Ça…
— C’est ça, l’astuce ! affirmai-je en levant la main pour la faire
taire. Comme je l’ai déjà dit, je ne suis pas certain que les choses se
soient passées de cette façon-là. Mais en prenant vos dispositions
pour faire quitter à Howard cette vallée de larmes, vous n’étiez pas
sans vous douter que la police s’intéresserait à vous, en tant que son
ex-épouse. Donc, il fallait trouver quelque chose pour prouver que
vous n’étiez pas dans le coup, pour vous faire passer pour la victime
d’un sombre complot visant à vous nuire, par le truchement de la
dépouille mortelle de Howard !
— Non, gémit-elle. Non, non, non…
— Vous avez donc chargé Boucles d’Or de planquer les cadavres
aux studios. Vous connaissiez la disposition des lieux, vous étiez par
conséquent à même de lui expliquer où les placer et comment s’y
prendre pour entrer et sortir sans être vu. C’est vous qui lui avez
demandé de placer le cadavre de Howard dans ce cercueil de scène.
Comme ça, quand les policiers vous interrogeraient, vous leur
raconteriez, en pleurant à chaudes larmes, que votre carrière à la
télévision était brisée par le scandale. Et personne n’irait penser que
vous avez goupillé tout ça vous-même !
— C’est faux ! fit-elle d’une voix étouffée.
— Et moi, je persiste à croire que ça pourrait être vrai. Je vais
d’ailleurs m’efforcer de le prouver ! Si je réussis, vous êtes bonne
pour la chambre à gaz ; et John le Messager vous tiendra
compagnie !
Elle se remit lentement debout en tremblant de tous ses
membres. Je la suivis des yeux tandis qu’elle se dirigeait vers le bar et
remplissait un verre avec du scotch pur ; elle le vida ensuite en trois
gorgées et fut alors secouée par de violents frissons.
— Vous savez où je peux joindre John le Messager, lui dis-je.
Alors ?
Elle poussa un long soupir.
— Il habite en banlieue, à Hillside, dans une maison qu’il a louée.
78, Stanwell Drive.
Elle me donna aussi le numéro de téléphone.
— J’espère pour vous que vous ne me faites pas marcher ! lui dis-
je. Sinon, vous finirez dans la cellule que je réserve à John le
Messager en qualité de témoin et de suspect.
Elle exhala un profond soupir, qui eut pour effet de tendre sa
veste au maximum, se tamponna les yeux pour que son fard à
l’orientale n’ait pas trop l’air voulu, et grimaça vaillamment un
sourire. Les deux premières tentatives échouèrent, mais la troisième
fut couronnée de succès.
Avançant à pas lents, en ondulant des hanches ce qui n’était pas
son habitude, elle s’approcha de moi et m’empoigna solidement par
les épaules.
— Vous êtes rudement malin comme flic, fit-elle d’une voix
rauque. Vous me plaisez drôlement, mais il faut me croire – je vous
jure que j’ai dit la vérité !
Abandonnant alors mes épaules, elle se mit à chercher en
tâtonnant l’agrafe qui retenait son pantalon à la taille. Dès qu’elle
l’eut trouvée, elle se dépouilla du pantalon, si collant pourtant, en le
faisant passer d’un mouvement gracieux par-dessus un pied et en
secouant l’autre jambe jusqu’à ce qu’il tombât par terre ; puis elle fit
passer la veste par-dessus la tête et la jeta sur le divan.
Sur ce, elle vint se planter devant moi. Son corps svelte aux
courbes voluptueuses était vêtu en tout et pour tout d’un soutien-
gorge blanc et d’une culotte rayée rose bonbon.
— Est-ce un rêve ? demandai-je ébahi.
Son sourire de commande ne la quittait pas.
— Et maintenant, me croyez-vous ? fit-elle à mi-voix.
Elle me tourna alors le dos.
Le verso était tout aussi plaisant que le recto.
— Dégrafez-moi !
De l’index de ma main droite, je lui tâtai la toute dernière
vertèbre, sept ou huit centimètres au-dessous de la ceinture de son
slip. Penny fit un saut de carpe.
— Qu’est-ce que c’est que ces simagrées ? demandai-je. Les
« dernières cartouches » ou quoi ?
— Vous ne voulez donc pas me déshabiller ? fit-elle d’une voix
tremblante.
— Quand on ne sait plus à quel saint se vouer, il y a toujours la
bagatelle, constatai-je. Paraît que c’est ça qui fait tourner le monde…
Mais, il se trouve qu’en ce moment, je n’ai pas envie de tourner !
Sur ces mots, je me dirigeai vers la sortie. Arrivé devant la porte,
je me retournai pour regarder Penny. Immobile, le corps secoué de
sanglots, la figure barbouillée de larmes, elle n’avait décidément plus
rien d’oriental.
— Rhabillez-vous, Penny, lui dis-je doucement, vous allez
attraper froid…
Je pris l’ascenseur pour descendre, en m’efforçant de retrouver
mon calme. Soirée stimulante, comme disait une femme-serpent de
mes amies… Peut-être aurais-je réussi à retrouver mon calme, si
seulement j’avais pu chasser de mon esprit le fer à cheval que John le
Messager avait redressé sans crier ouf…
CHAPITRE VII

Le lendemain matin, j’arrivai au bureau de bonne heure, sinon de


bonne humeur. Le dragon marmonna vaguement quelque chose à
mon adresse, pour se replonger aussitôt dans son classement. Cette
sacrée fille avait vraiment une tête à boire du sang de nouveau-né
pour son déjeuner !
Polnik se présenta dix minutes après moi. Le regard qu’il me jeta
était celui d’une otarie savante à qui son maître vient de lancer un
bout de poisson d’une fraîcheur douteuse…
— Vous deviez me téléphoner, lieutenant, fit-il d’un air de
reproche.
— J’ai eu une journée chargée. Quoi de neuf de ton côté ?
— Je l’ai retrouvée ! annonça-t-il en se rengorgeant. Thelma
Davis est rentrée à l’hôtel hier après déjeuner. (Il se renfrogna de
nouveau.) J’ai passé mon après-midi à attendre votre coup de fil,
comme un c…
Un bruit de papiers froissés, provenant du classeur, le rappela
soudain à l’ordre.
— Comme un condamné à l’inaction, reprit-il piteusement.
— Polnik, mon vieux, je te plains ! Ceci dit, où est Thelma Davis ?
— Au Park Hôtel. Une taule minable, dans une ruelle – vous
voyez ce que je veux dire, lieutenant ? Et pas de parking à trois
kilomètres à la ronde.
— O.K. J’y vais de ce pas.
— Lieutenant ! Et votre promesse ?
— Quelle promesse ?
Il jeta un coup d’œil furtif sur le dragon et répondit en baissant la
voix :
— Les gonzesses… vous savez bien ! Vous avez dit que si je
retrouve Thelma Davis, j’irai la voir avec vous. Tout ce que j’ai fait
jusqu’ici, c’est de rester planté comme un c…
— Sergent ! aboya le dragon.
— Rassurez-vous, lui dis-je. Le sergent ne voulait parler que de
lui !
Nous sortîmes du bureau, en la laissant ronchonner dans son
coin. Une demi-heure plus tard, nous faisions notre entrée à l’hôtel.
Le réceptionniste nous informa que Thelma Davis occupait une
chambre au deuxième étage. L’ascenseur étant en panne, nous
dûmes monter par l’escalier dont le tapis avait dû voir des jours
meilleurs, du temps où la statue de la Liberté était encore pucelle.
Quand nous eûmes trouvé le numéro de la chambre, je frappai à
la porte. Polnik haletait à côté de moi ; j’espérais, en mon for
intérieur, que c’était uniquement pour avoir grimpé l’escalier…
— Qui est là ? cria une voix de femme.
— Police ! Ouvrez ! claironna Polnik.
Je le regardai d’un air dégoûté.
— Comme cliché, on ne fait pas mieux… Tu ne tiens plus en place,
ma parole ! Attends au moins de l’avoir vue !
— J’peux pas, lieutenant, vrai de vrai !
La porte s’ouvrit brusquement. La femme qui se tenait sur le seuil
devait avoir largement dépassé la trentaine. Elle était bien faite, et
aurait pu passer pour jolie, si la vie ne l’avait pas marquée aussi
durement. Elle avait le nez trop pointu, les lèvres trop minces et le
regard trop méfiant.
— Vous désirez ? demanda-t-elle d’un ton peu amène.
— C’est bien vous, madame Davis ? fis-je.
— Miss, depuis mon divorce. Mais j’ai gardé le nom de Davis :
c’est plus facile à prononcer que Katatiker.
— En effet.
— Qui êtes-vous ?
— Lieutenant Wheeler, premier adjoint du shérif, et sergent
Polnik.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Vous poser quelques questions au sujet de votre mari, Howard
Davis.
— Vous voulez dire de mon ex-mari ! Nous avons divorcé il y a
plus de deux ans.
— On peut entrer ?
Elle hésita avant d’y consentir, à contrecœur d’ailleurs.
— Si vous voulez… J’espère que vous n’en avez pas pour
longtemps ?
— Je ne pense pas, non.
Elle s’écarta pour nous laisser entrer. La chambre était meublée
d’un lit, d’une armoire et d’une table bancale. Une vieille valise était
posée dans un coin. Le tapis était élimé ; le tout avait un aspect
poussiéreux et décrépit.
Thelma Davis, sobrement vêtue d’un chemisier blanc et d’une
jupe droite bleu marine, était blonde, mais n’avait rien d’incendiaire.
Déçu, Polnik accusa le coup dès qu’il put la dévisager à loisir. Elle
alluma une cigarette et me jeta un coup d’œil plein d’impatience.
— Je suis pressée, lieutenant, allez-y ! On m’attend.
— D’accord. Vous savez sans doute que votre mari – votre ex-
mari, veux-je dire – a été assassiné avant-hier ?
— Je l’ai vu dans les journaux, fit-elle sans manifester la moindre
émotion.
— N’allez-vous pas réclamer son corps ?
— Pourquoi moi ? C’est à Pénélope Calthorpe de le faire ! Elle l’a
épousé après moi ! Elle va pouvoir lui faire élever un monument en
marbre avec tous les arriérés de pension alimentaire qu’il me devait
et dont je ne verrai certainement pas la couleur, désormais.
Elle parlait avec une haine farouche qu’elle ne se donnait pas la
peine de dissimuler. Elle en avait peut-être voulu à trop de gens, au
cours de son existence, ce qui expliquait le caractère accusé de ses
traits. En matière de rancunes, elle avait l’air d’en connaître un
bout… Je m’approchai de la fenêtre et allumai une cigarette.
— Pourquoi êtes-vous à Pin City, Miss Davis ?
— Je l’ai suivi, voyons ! Il me devait six mois de pension
alimentaire ; non content de ça, le voilà qui quitte San Francisco sans
tambour ni trompette ! Mais je me suis renseignée chez le
propriétaire de son meublé.
— Vous lui avez écrit une première lettre de San Francisco, en lui
donnant un délai de trois jours pour payer la pension, faute de quoi
vous alliez le faire boucler – « tu n’auras que ce que tu mérites », lui
disiez-vous, si mes souvenirs sont exacts…
— Howard a toujours eu la manie de garder les lettres… C’est le
seul point sur lequel il se montrait sentimental.
— Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?
— A quel propos ?
— Au sujet de votre intention de le faire mettre en prison.
— Je n’ai pas changé d’avis.
Je me retournai pour la dévisager.
— Vous lui écrivez donc cette lettre et ensuite, vous apprenez qu’il
a quitté San Francisco, et vous le suivez à Pin City. Mais après l’avoir
rattrapé, vous vous gardez bien de porter plainte contre lui pour le
faire emprisonner. Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?
— Je suis femme, après tout. Il n’est pas interdit de revenir sur
une décision, que je sache !
— Howard avait commencé à vous écrire, mais il n’a pas terminé
sa lettre. Je présume que c’est parce que vous êtes arrivée ici avant
qu’il ait eu le temps de l’achever. Il disait qu’il était sur une grosse
affaire, l’affaire de sa vie. Est-ce parce qu’il vous avait mise au
courant que vous n’avez pas porté plainte ?
— Il ne m’a jamais parlé de grosse affaire ! La seule qu’il ait
jamais faite, ç’a été d’épouser Pénélope Calthorpe – d’ailleurs, ça non
plus, ça n’a pas duré ! Il n’a même pas su mourir décemment – il a
fallu qu’il se fasse descendre !
Je jetai un coup d’œil sur Polnik, qui me regardait d’un air
désemparé.
— Miss Davis, vous mentez, dis-je à la jeune femme.
— Je vous défends de m’insulter ! s’écria-t-elle. Sortez ! Je
connais mes droits, allez !
— A votre avis, qu’est-ce qui a pu motiver le meurtre de votre
mari ?
— Les filles Calthorpe sont sûrement mêlées à ça, c’est moi qui
vous le dis !
— Pourquoi ?
— Elles ne valent pas cher, ni l’une, ni l’autre, et ce n’est pas
d’aujourd’hui. Trop de fric et une mentalité de chat de gouttière.
Depuis la mort de leur père, elles ne se sont jamais rien refusé. Y
compris Howard, pour ce qui est de Pénélope.
— Howard avait aussi son petit mot à dire, vous ne croyez pas ?
— Howard ne comptait pas ! déclara-t-elle sèchement. Il était
professionnel de tennis, mais de troisième zone. N’empêche qu’il
aurait pu se débrouiller s’il n’y avait pas eu Pénélope. Avec moi, il
s’en serait tiré. Il ne serait peut-être pas allé plus loin qu’un
appartement meublé et une voiture d’occasion, mais on se serait
débrouillé… Pénélope l’a achevé.
— Comment ça ?
— A cause de son fric ! Ça lui est monté à la tête, à Howard. Il
s’est mis à se commander des complets de trois cents dollars et à
descendre dans des hôtels à cinquante dollars par jour. A la fin, il
était devenu un vrai toutou à sa mémère ! Pénélope n’avait qu’à
claquer les doigts et Howard faisait le beau… Quand elle en a eu
assez de lui, elle l’a laissé choir sans un. Il n’a jamais pu s’y faire : et
puis, il était devenu trop paresseux pour se remettre au tennis, et il
commençait à prendre de la bouteille. D’une façon ou d’une autre,
c’est bien elle qui l’a tué !
— Vous répétez tout le temps la même chose, fis-je en bâillant,
mais quelles preuves avez-vous ?
— Soyez sans crainte, lieutenant ! J’ai quelque chose qui fera
passer un mauvais quart d’heure à la famille Calthorpe. Je n’ai pas
encore commencé, mais quand j’aurai fini, cette sale rouquine croira
que le ciel lui est tombé sur la tête – que dis-je, elle ne tardera même
pas à souhaiter que ça lui arrive ! Ça lui pend au nez, c’est moi qui
vous le dis ! (Thelma arborait un sourire goguenard.) Je ferai ce qu’il
faut, soyez sans crainte…
— Miss Davis, je vous avertis que garder des preuves matérielles
par-devers soi constitue un délit, dis-je froidement. Si vous avez
connaissance de quelque chose ayant un rapport direct avec le
meurtre de votre ex-mari, je vous somme de me le révéler. Sinon…
— Oh ! ça va ! fit-elle d’un ton railleur. Vous perdez votre temps,
lieutenant ! Vos salades c’était bon il y a vingt ans, mais depuis qu’il y
a la télévision, on nous ressert la même rengaine trois fois par
semaine sur six chaînes différentes, chaque fois qu’on passe un film
policier. Ça ne prend plus… Vous ne pouvez même pas lever le petit
doigt contre moi, vous le savez bien !
— Personnellement, je n’y tiens pas ! grommela Polnik à son
adresse.
— Vous comptez rester longtemps à Pin City ? demandai-je en
faisant semblant de ne pas avoir entendu Polnik.
— Ça me regarde !
— A votre place, lui conseillai-je aimablement, je ne m’attarderais
pas trop ici, en admettant que vous sachiez vraiment quelque chose.
— Qu’est-ce que vous me chantez là ?
— Si vous connaissez le secret de Howard, quel qu’il soit, ça
risque d’être dangereux pour vous. Il a plutôt mal fini, lui…
— Je n’ai pas peur, déclara-t-elle avec assurance. Je ne suis pas
aussi bête que lui !
— Ah ! non ? fit Polnik.
Elle lui jeta un regard menaçant avant de se tourner de nouveau
vers moi.
— Vous l’emmenez avec vous pour quoi faire ? demanda-t-elle.
Pour cirer vos chaussures ?
Je fis un signe à Polnik et me dirigeai vers la porte.
— Merci, Miss Davis, lui dis-je. De quoi, je n’en sais trop rien,
mais merci quand même !
— J’ai perdu vingt minutes à cause de vous ! me lança-t-elle. Vous
n’avez donc rien de mieux à faire ?
— Ma petite dame, proclama Polnik avec une franchise
désarmante, si j’avais eu une boule de cristal pour lire l’avenir,
croyez-moi, j’aurais trouvé mieux… n’importe quoi, mais mieux !
A peine eus-je frappé à la porte de l’appartement du neuvième
étage qu’elle s’ouvrit. Mais au lieu de Penny Calthorpe, ce fut
Jonathan Blake qui apparut.
— Vous désirez, lieutenant ? fit-il d’un air peu engageant.
— Parler à Penny, répondis-je en entrant sans façon.
Je la trouvai assise sur le sofa du living-room, vêtue d’un
fourreau droit, très vieille Chine, avec un col montant, qui lui donnait
une apparence de fragilité, genre « n’y touchez pas, elle est brisée ».
Elle avait le regard sombre, les paupières rougies et les yeux
savamment allongés d’un coup de crayon. Dans l’ensemble, elle
offrait une très fidèle réplique du point faible numéro un de
Jonathan Blake.
Une main s’abattit lourdement sur mon épaule et m’obligea à
faire demi-tour ; je me retrouvai face à Blake, qui ne paraissait pas
d’humeur à badiner.
— Wheeler, dit-il d’une voix glaciale, j’exige des explications au
sujet de votre comportement d’hier soir !
J’arrachai sa main de mon épaule.
— Non mais, pour qui me prenez-vous ?
— Nous allons nous marier dans quelques semaines, Penny et
moi. Je me considère comme son protecteur.
— Mais vous ne l’êtes pas aux yeux de la loi ! Tant que vous n’avez
pas épousé Penny, vous n’avez aucun droit d’intervenir dans sa vie,
légalement, s’entend. Par conséquent, vous n’avez qu’à vous taire. En
deux mots, voilà mon conseil : fermez-la !
Je me tournai de nouveau vers Penny quand je sentis les doigts
musclés de Blake m’agripper de nouveau l’épaule.
— Lâchez-moi, Blake ! lui lançai-je sans me retourner. Fichez-
moi la paix, ou je téléphone au bureau pour qu’on m’envoie deux
hommes qui vous embarqueront pour vous être opposé à un officier
de police dans l’exercice de ses fonctions. Et je vous garantis que
vous resterez en taule !
Il desserra lentement son étreinte et finit par laisser retomber le
bras.
— Vous êtes prête à tout me raconter, de A à Z ? demandai-je à
Penny.
Ses doigts se crispèrent sur l’accoudoir du sofa.
— Mais je vous ai tout dit, lieutenant ! dit-elle d’une voix
hystérique. Je n’ai pas tué Howard ! Je ne l’ai pas tué ! Ce n’est pas
moi !
— Ça suffit, Wheeler ! gronda Blake.
Il traversa la pièce à grandes enjambées ; dès qu’il se fut
approché du sofa, Penny se leva d’un bond et se blottit dans ses bras.
— Jonathan, protégez-moi ! pleurnicha-t-elle. Dites-lui de ne plus
me torturer ! Toutes ces questions m’embrouillent et je ne sais plus
ce que je dis… Il me fait peur !
Blake pâlit.
— Nom de Dieu ! fit-il d’une voix contenue. Ecoutez, Wheeler, je
n’ai pas l’intention de vous laisser terroriser cette petite en restant là,
les bras croisés. Nous avons le droit de faire appel à un avocat ; par
conséquent, Penny ne répondra à aucune de vos questions tant
qu’elle ne sera pas en présence de son avocat !
— Pas mal, pas mal du tout, Blake ! dis-je. La loi de la jungle, le
grand chasseur blanc protégeant une femelle sans défense… Bravo et
encore bravo !
— Ne comptez pas sur moi pour écouter vos plaisanteries de
mauvais goût ! me lança-t-il. Je vais téléphoner sur-le-champ à un
avocat.
Il fit mine de se diriger vers le téléphone.
— Allez-y, fis-je, téléphonez ! Mais avant qu’il n’arrive ici, j’aurai
emmené Penny pour la faire comparaître devant le shérif, qui la fera
écrouer en qualité de témoin et de suspect. Pour obtenir sa remise en
liberté, votre avocat devra se procurer une ordonnance d’habeas
corpus signée par le juge. Il l’obtiendra, mais ça demandera du
temps – une demi-journée, trois heures au minimum. En attendant,
je pourrai lui poser toutes les questions que je voudrai, sans être
dérangé par vous, par votre avocat ou par qui que ce soit !
Il me foudroya du regard.
— Bon, fit-il en se maîtrisant, qu’est-ce que vous voulez ?
— Je vous l’ai déjà dit, rétorquai-je : je veux interroger Penny. Et
maintenant, asseyez-vous dans un coin et tâchez de vous taire. Mieux
encore, rendez-vous utile en nous servant à boire.
— Bon… Mais n’allez pas croire que j’oublierai ça, Wheeler !
— Je ne le crois pas, je le jure. Vous êtes content ?
Me tournant alors vers Penny, je lui dis :
— Thelma Davis est à Pin City. Vous le saviez ?
— Non, répondit-elle en secouant la tête.
— Vous le savez maintenant. Je viens de lui parler… Elle ne vous
porte pas dans son cœur !
— Ça ne m’étonne pas, dit Penny. Autant que je m’en souvienne,
c’est une femme qui pousse très loin l’instinct de propriétaire et très
rancunière par-dessus le marché.
— Rancunière est le mot… Elle prétend savoir quelque chose qui
va catastropher la famille Calthorpe, et vous en particulier.
Penny se redressa ; ses yeux allèrent de moi à Blake, et de Blake à
moi.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle d’un air incrédule.
— J’espérais que vous alliez pouvoir me renseigner… Vous n’avez
pas une petite idée ?
Penny hocha la tête :
— Pas la moindre, lieutenant !
— C’est une menace en l’air, voilà tout, déclara Blake, le genre de
choses qu’on raconte quand on est ému ou bouleversé. Ça ne
m’étonne pas du tout, de la part d’une femme quelque peu désaxée. A
votre place, lieutenant, je n’y attacherais aucune importance.
— Merci, docteur Blake ! Mes chers auditeurs, nous espérons
vous retrouver à l’écoute la semaine prochaine, à la même heure,
pour vous faire entendre l’exposé du docteur Blake sur les variations
des taches sur le pelage des léopards.
Blake rougit.
— Je voulais simplement vous rendre service, fit-il en se
renfrognant.
— Justement, c’est ça l’ennui ! Occupez-vous de vos fusils,
Blake… Avec un peu de chance, vous vous ferez sauter la cervelle un
de ces jours !
D’un pas lent, mais résolu, il se dirigea vers le bar, empoigna une
coupe en cristal et la lança à toute volée à l’autre bout de la pièce. Elle
se brisa contre le mur dans un fracas rappelant les trompettes du
Jugement Dernier. Blake exhala un long soupir.
— Et maintenant, buvons ! dit-il. Du scotch, chérie ?
— S’il vous plaît, murmura Penny. Le lieutenant prend un peu de
soda avec le sien…
Blake remplit trois verres, en tendit un à Penny et m’apporta le
mien.
— Merci, lui dis-je.
— Les gens me font toujours penser aux bêtes, déclara-t-il d’un
air détaché. Chacun de nous présente les caractéristiques d’une
certaine espèce. Voyons un peu… (Il fit un bref sourire à Penny.)
Vous me rappelez la gazelle, chérie : timide, gracieuse, et
incroyablement belle.
Penny rougit jusqu’à la racine des cheveux.
— Jonathan, déclara-t-elle, c’est la première fois que vous me
dites quelque chose d’aussi gentil !
— Et puis, il y a Prudence, reprit Blake. Elle, c’est un léopard :
doucereuse et infiniment redoutable.
— Il doit y avoir une astuce quelque part, intervins-je. Et moi ?
Qu’est-ce que je suis à vos yeux – un chacal ?
Il secoua la tête.
— Pour moi, vous êtes une hyène. Rien que votre rire – si je
l’entendais en pleine brousse, je vous logerais une balle entre les
yeux sans même y penser !
— Pour ça, il vous faudrait d’abord apprendre à viser !
— Où voulez-vous en venir, lieutenant ?
— Oh ! Je pensais au père de Penny… Ce jour-là, vous n’avez pas
fait mouche du premier coup, si je ne m’abuse ?
Les yeux bleus de Blake se voilèrent soudain.
— Wheeler, vous dépassez les bornes ! siffla-t-il.
Ses mains se refermèrent sur ma gorge, je sentis ses doigts d’acier
s’enfoncer dans ma chair à m’étouffer. Je lui lançai à la figure le
contenu de mon verre et son étreinte se desserra aussitôt.
Il sortit à tâtons la pochette blanche qui ornait la poche de son
veston et s’essuya les yeux. J’eus le temps de tirer mon 38 de l’étui
accroché sous mon aisselle, et lui enfonçai le canon dans la poitrine à
l’instant où il fonçait de nouveau sur moi. Pendant quelques
secondes interminables, je crus que ça ne l’arrêterait pas, mais le
froid de l’acier contre sa peau calma quelque peu sa fureur.
Il resta planté là, à respirer par saccades ; petit à petit, ses yeux
reprirent leur aspect normal.
— Allez-vous-en, lieutenant ! murmura Penny d’une voix
suppliante. Je vous en prie partez ! Sinon, il va se passer quelque
chose d’affreux et ce sera votre faute. Vous n’auriez pas dû lui parler
comme ça, il ne l’oubliera jamais, jamais… Qu’est-ce qui vous a pris,
de dire une chose pareille ?
— Je m’en vais, l’assurai-je, mais je reviendrai. (Je jetai un coup
d’œil sur Blake.) Tâchez de ne pas être ici à ce moment-là ! Je vous ai
assez vu et assez entendu. Si vous levez ne serait-ce que le petit doigt
sur moi, vous êtes bon pour la morgue. Ne l’oubliez pas !
Il replia soigneusement sa pochette et la remit en place.
— Lieutenant, répliqua-t-il posément, j’allais vous dire
exactement la même chose. Seulement, dans ma bouche, ce n’est pas
une menace, mais une promesse !
CHAPITRE VIII

Je décidai de retourner au bureau et pris juste le temps de


m’arrêter pour déjeuner d’une salade au fromage blanc. Blake
m’avait décidément coupé l’appétit pour la journée… Quatre heures
venaient de sonner quand je franchis le seuil du bureau.
— Le shérif désire vous voir d’urgence, lieutenant Wheeler !
m’annonça le dragon en grimaçant un sourire.
— Je sais, je sais… Il ne peut pas se passer de moi !
— D’après le son de sa voix, je croirais plutôt qu’il s’y est enfin
résigné, répliqua-t-elle ironiquement.
Je frappai à la porte de Lavers, entrai sans attendre la réponse et
refermai derrière moi.
— Asseyez-vous, Wheeler, grommela-t-il. Alors, où en êtes-vous
de l’affaire Davis ?
— Ça va couci, couça, fis-je prudemment. Mais je croyais que
vous vous en désintéressiez ? Si je n’agrafe pas l’assassin, la
Criminelle s’en chargera – c’est bien ce que vous avez dit ?
— Parfaitement ! Mais entre-temps, j’ai changé d’avis. Vous savez
que le cadavre a été identifié comme étant celui de Howard Davis.
Les journaux commencent à s’intéresser à l’affaire : par conséquent,
il faut que je ménage l’opinion publique, c’est-à-dire les gens qui
votent pour moi – ou contre moi – au moment des élections.
— Oui, shérif.
Il alluma un cigare et me regarda dans les yeux.
— Allez-y, je vous écoute ! Mettez-moi au courant.
— Au courant de quoi ?
— De votre enquête, des résultats que vous avez obtenus.
Brusquement, il se redressa dans son fauteuil.
— Je ne me trompe pas, vous êtes bien en train de mener
l’enquête ?
— Oui, shérif, nuit et jour.
— Je crois qu’il vaut mieux que je m’abstienne de vous interroger
sur les nuits, bougonna-t-il. Donnez-moi une version qui ne risque
pas d’offusquer les oreilles du D.A.
Je lui racontai l’essentiel, mais pas tout. Même un policier à le
droit d’avoir une vie privée, dans la mesure où celle-ci n’empiète pas
sur sa vie publique…
— Dites-moi, vous êtes sûr de ne pas l’avoir rêvé, votre John le
Messager ? Pour moi, il a un vague relent de scotch…
— Il est tout ce qu’il y a de réel.
— Comment se fait-il que vous l’ayez laissé filer, après lui avoir
annoncé que vous alliez le garder à la disposition de la justice en
qualité de témoin à charge ? demanda le shérif d’un air outré. Il vous
était tout ce qu’il y a de facile de le faire arrêter – pourquoi ne pas
l’avoir fait ?
— J’ai dit à des tas de gens que j’allais les arrêter en qualité de
témoins à charge. Toujours mon complexe de puissance…
— Wheeler, je suis l’homme le plus patient du monde, déclara le
shérif avec une parfaite mauvaise foi. Mais ma patience a des
limites ! Pourquoi avoir laissé filer ce… John Le Messager ?
— Parce que je crois qu’il présente beaucoup plus d’intérêt en
liberté qu’en taule. Qui vivra, verra… du moins, je l’espère !
Lavers ouvrit la bouche pour répondre, mais le téléphone se mit à
sonner à ce moment. Il décrocha en disant « Lavers » d’un ton sec,
écouta pendant quelques instants, en grognant de temps à autre pour
montrer qu’il était toujours en vie, finit par dire : « Merci, le
lieutenant Wheeler va y aller tout de suite », et raccrocha.
— Aller où ? demandai-je.
— C’est la police de la route. Ils ont trouvé le cadavre d’une
femme sur un bas-côté, il y a une dizaine de minutes. La femme a été
identifiée comme étant Thelma Davis, de San Francisco.
— Où l’ont-ils trouvée ?
— A dix kilomètres à l’est de la ville, dans un chemin de terre qui
débouche sur la grande corniche. Une voiture de patrouille vous y
attend.
— J’y vais, déclarai-je en fonçant vers la porte.
— Ecoutez-moi, Wheeler ! me cria le shérif. Il faut faire quelque
chose, vous m’entendez ? Je vous donne vingt-quatre heures de plus.
Après, je serai obligé d’alerter la Criminelle.
— D’accord. De quoi est-elle morte ?
— On lui a tordu le cou, dit lentement le shérif. Je commence à
croire à l’existence de votre John le Messager…
Je stoppai l’Austin-Healey derrière la voiture de patrouille, sur le
côté du chemin, et sautai à terre. Polnik m’imita en soupirant de
soulagement et nous emboîtâmes le pas au policier qui nous mena à
l’endroit où nous attendait son collègue.
— C’est par hasard qu’on est tombé dessus, lieutenant, dit le
policier qui nous escortait. On était en train de faire notre ronde ; en
passant par ici, il y a eu un coup de vent qui a dû soulever sa jupe.
J’ai vu ça du coin de l’œil – on aurait dit un drapeau, ou quelque
chose comme ça, flottant dans l’herbe ; alors on s’est arrêté pouf
regarder ça de plus près.
Nous rejoignîmes le second policier, qui désigna un endroit où
l’herbe poussait haut. Le cadavre de Thelma Davis gisait à plat
ventre, le cou tordu de telle sorte que ses yeux grands ouverts nous
fixaient d’un air incrédule.
— Elle me disait rien comme femme, déclara Polnik d’une voix
rauque, mais ça, c’est pas des choses à faire, même à un chien !
— On a retrouvé son sac par ici, dit le policier en montrant un
endroit à quelques mètres du corps. Vous le voulez, lieutenant ?
— Qu’est-ce qu’il y avait dedans ?
— Pas grand-chose. Rouge à lèvres, peigne, poudrier, dix dollars
quatre-vingts en espèces, chéquier, carte de Sécurité sociale, stylo à
bille, mouchoir – c’est tout, lieutenant. Mais quelqu’un l’a fouillé
avant nous.
— Vous voulez dire l’assassin ?
— Ça m’en a tout l’air. On dirait qu’il a aussi fouillé le cadavre.
Quand nous l’avons découvert, la jupe était rabattue par-dessus la
tête et vous voyez que le corsage est déchiré. Il devait être drôlement
pressé, le mec ! Savoir s’il a trouvé ce qu’il cherchait ?
— Ça serait pas un obsédé sexuel ? hasarda Polnik.
— Le médecin nous le dira, répondis-je. Est-il venu ?
— On l’attend d’une minute à l’autre, lieutenant, dit le premier
policier. Nous avons téléphoné au commissariat et eux, de leur côté,
ont alerté le shérif. C’est vous, lieutenant, qui menez l’enquête sur le
meurtre de Davis ?
— En effet.
— C’est sa femme ?
— Son ex-femme.
Il hocha la tête.
— Sale histoire… J’aime pas beaucoup les meurtres de femmes,
mais ça, c’est franchement dégueulasse !
— Eh oui, fis-je. Merci encore, j’ai vu tout ce que je voulais. Je
n’attends pas le médecin ; son rapport, je le verrai plus tard.
— Comme vous voudrez, lieutenant, acquiesça poliment le
policier.
Polnik réussit à se tasser dans l’Austin-Healey, tandis que moi, je
m’installai au volant, et nous fonçâmes à toute pompe au Park
Hôtel ; Polnik ne cacha pas sa satisfaction quand je stoppai enfin. Je
me précipitai à l’intérieur où il me rejoignit au moment où je me
présentai au gérant, que je mis au courant de ce qui s’était passé.
— Mlle Davis assassinée ? s’exclama-t-il.
Ses joues flasques se mirent à trembler.
— Une si gentille cliente… et une vraie dame, avec ça !
— Ouais. Je voudrais la clé de sa chambre !
— A votre service, lieutenant.
Il allongea le bras, sortit la clé de son casier et me la tendit. Je la
passai à Polnik en lui enjoignant de fouiller la chambre.
— O. K., lieutenant, fit-il avec entrain, et il partit au trot.
A six pas de l’escalier, il s’immobilisa soudain et tourna la tête.
— Lieutenant, qu’est-ce qu’on cherche au juste ? demanda-t-il
d’une voix mal assurée.
— Je n’en sais rien… Vas-y, je vais monter dans un instant. Tâche
de ne pas tomber par la fenêtre, jusque-là !
Il s’engagea résolument dans l’escalier ; quant à moi, je me
tournai de nouveau vers le gérant.
— Savez-vous à quelle heure elle est sortie ? lui demandai-je.
— Mais oui ! Il se trouve que j’étais de service – je suis toujours
de service le mardi, c’est le jour de congé de Joe, le réceptionniste,
alors…
— Quelle heure était-il ?
— Il devait être une heure et demie, à dix minutes près.
— Est-ce qu’elle a eu des visites ?
— Pas que je sache – à part vous, ce matin, bien sûr.
— En effet, je crois me souvenir de ça. Quelqu’un est-il venu la
voir depuis qu’elle est chez vous ?
— Pas à ma connaissance. Mais, Joe pourrait peut-être vous
renseigner…
— … seulement, voilà, c’est son jour de sortie, je sais. A-t-elle reçu
des coups de téléphone dans la journée ?
— J’peux pas vous l’dire, lieutenant, fit-il à regret. Les chambres
n’ont pas le téléphone, mais y a un taxiphone à tous les étages.
Un bruit sourd me fit lever les yeux : Polnik, la tête
congestionnée, était en train de descendre les trois dernières
marches.
— T’as oublié ce que t’avais à faire ? grinçai-je.
— On perd notre temps, lieutenant, dit-il en haletant. C’est un
drôle de bordel, là-haut… quelqu’un a déjà fouillé la piaule.
Décidément, ce n’était pas mon jour… J’allumai une cigarette en
regardant le gérant du coin de l’œil, sans grand espoir d’ailleurs.
— Est-ce qu’on a demandé Mlle Davis ? Avez-vous vu un inconnu
passer par le hall ?
Il secoua la tête.
— Non, monsieur, j’ai rien vu. Mais l’échelle d’incendie se trouve
juste devant la fenêtre de la chambre. N’importe qui aurait pu
monter par là, depuis la ruelle qu’est derrière l’hôtel.
— Ouais… Eh bien, merci quand même !
— Y a pas de quoi, lieutenant. Vous partez déjà ?
— Déjà, oui, confirmai-je en m’éloignant.
— Lieutenant ? fit-il d’une voix mal assurée. Ça m’embête de vous
déranger…
— Merci, j’y suis très sensible, répliquai-je sans m’arrêter.
— Lieutenant ! glapit-il désespérément. Qu’est-ce que je fais de
l’enveloppe que Mlle Davis m’a dit de mettre dans le coffre ?
Je m’arrêtai pile, en plein élan, et Polnik en fit autant. Nous nous
regardâmes les yeux ronds pendant un long moment, avant de faire
demi-tour et de revenir auprès du gérant.
Celui-ci paraissait embarrassé.
— J’vous d’mande pardon d’vous retarder, lieutenant, dit-il, mais
qu’est-ce qu’il faut que j’en fasse ?
— Vous pourriez me la donner, lui suggérai-je doucement.
Sa figure s’éclaira.
— Ça m’enlève un drôle de poids ! Bougez pas, je vais la chercher.
Il mit trente secondes interminables à produire la lourde
enveloppe jaune marquée « Thelma Davis ». Quand il me l’eut
remise, je l’ouvris et en vidai le contenu sur le comptoir. Une grosse
cartouche tomba de l’enveloppe et se mit à rouler vers le bord. Polnik
la rattrapa en me jetant un coup d’œil plein d’espoir.
— C’est ça qu’on cherche, lieutenant ?
— Peut-être bien… Qu’est-ce que tu croyais, toi – que c’est une
blonde sous cellophane ?
— Pas cette fois, fit-il, la mine morose. Pas depuis que j’ai vu
Thelma Davis… Dans cette affaire, je suis refait, lieutenant !
J’empochai la cartouche, remerciai le gérant et retournai à
l’Austin-Healey. Après avoir déposé Polnik au bureau, je l’informai
que j’allais à la Criminelle et qu’il pouvait m’y joindre en cas de
besoin.
Ma montre indiquait quatre heures et demie quand je pénétrai
dans les locaux de la Criminelle. La porte du bureau du capitaine
Parker était ouverte et quand il me vit passer, il me cria d’entrer. Je
m’arrêtai sur le seuil pour lui dire bonjour.
— Il paraît que le shérif a une tripotée de meurtres sur les bras !
me dit-il avec un sourire goguenard. Ça va, Al ?
— Ça boume ! J’ai comme une vague idée que vous aurez à vous
en occuper très prochainement !
— J’en veux pas, de vos laissés-pour-compte ! répliqua-t-il d’un
air maussade. Dites à Lavers que s’il n’arrive pas à se dépatouiller
tout seul, il n’a qu’à classer…
— Je lui dirai, mais il ne voudra rien entendre… C’est un vrai
fanatique de la justice et comme, de plus, on est en période
préélectorale…
— Vous devriez revenir chez nous, Al, et vous remettre au travail
sérieux !
— Avez-vous quelque chose de tentant à me proposer ?
L’inspecteur Martin se serait-il décidé à changer de secrétaire ?
— Non, dit-il d’un air dégoûté. Ce sont toujours les mêmes vieilles
peaux…
— En ce cas, j’aime mieux continuer à collaborer avec le shérif. Le
tout, c’est de savoir si lui n’aura pas bientôt envie de changer de
collaborateur.
Je repartis dans le couloir pour me rendre chez l’expert armurier.
— Ah ! s’exclama cordialement Ray Morris. M. le Séducteur en
personne ! Je vous annonce, sans même regarder, lieutenant, que
toutes les blondes sont mortelles !
— Qu’est-ce que vous avez tous à être de bonne humeur ? Qu’est-
ce qui se passe ? L’inspecteur est dans le coma, ou quoi ?
— C’est le printemps, Al ! Vous devez être trop vieux pour vous en
apercevoir.
Je sortis la cartouche de ma poche et la déposai sur la table
devant Ray.
— Qu’en dites-vous ? lui demandai-je.
Ray prit la cartouche, la lança en l’air et la rattrapa, il répéta ce
manège plusieurs fois.
— Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?
— Ce que vous voudrez.
— Comme calibre, c’est maous ! Avec ça, vous perforez une
planche de sapin en moins de deux. Je vais jeter un coup d’œil
dessus.
Il approcha de lui une loupe et posa la cartouche sous la lentille.
— Calibre six cents, annonça-t-il. Ça suffit pour stopper un
éléphant ! Fabriqué en Belgique. (Il se redressa et lança une fois de
plus la cartouche en l’air.) On n’en voit guère qu’en Europe.
Marchandise d’importation : un fusil à deux coups de ce calibre-là
doit bien coûter dans les deux mille dollars. Mais pour de la belle
camelote, c’est de la belle camelote.
— Et dire que cette cartouche n’a jamais servi… Je n’y comprends
rien !
— On n’aurait pas pu se servir de celle-là de toute façon : elle est
factice.
— A quoi le voyez-vous ? demandai-je, incrédule.
Il la lança en l’air.
— Au poids, mon vieux, au poids ! C’est beaucoup trop léger pour
le calibre.
— Vous êtes sûr qu’elle est factice ?
— Est-ce que, oui ou non, c’est moi qui suis censé m’y connaître
en pétoires dans ce coin ? demanda-t-il d’un ton sec. Bon, ça va, ne
vous donnez pas la peine de répondre. Vous voulez que je la
décortique pour vous convaincre ?
— Pourquoi pas ? Je ne suis pas pressé.
En quelques secondes, il eut extrait la balle et me montra alors la
cartouche vide.
— Vous êtes content ? L’homme infaillible, c’est moi, Wheeler, et
vous devriez…
Il se tut soudain, fronça les sourcils, les yeux fixés sur la
cartouche vide qu’il tenait à la main.
— Une seconde…, dit-il en la remettant sous la loupe.
— Eh bien ?
— Ça, alors ! marmonna-t-il.
Il leva les yeux sur moi, en grimaçant un sourire.
— Je suis l’homme infaillible qui s’est quand même trompé une
fois, c’est-à-dire à l’instant. Cette cartouche a servi.
— Comment est-ce possible ? La balle était encore dedans !
L’expert en balistique se pencha de nouveau sur la cartouche en
secouant la tête.
— Quelqu’un s’est donné un mal de chien avec cette cartouche,
Al, dit-il finalement. Quelqu’un de très calé, qui a dû mettre un drôle
de temps à calculer exactement la charge nécessaire. (De nouveau, il
hocha la tête.) Un expert, pour sûr !
— Je n’y suis pas…
Ray Morris se redressa.
— Un fusil de ce calibre-là exige une forte charge de poudre pour
projeter son ogive avec suffisamment de force pour toucher un
éléphant, un lion ou toute autre bestiole du même ordre. (Il me
montra la balle.) Comme vous le savez, l’intérieur du canon est rayé
et strié, et la balle est forcée à travers le canon, ce qui assure la
précision du tir. Par conséquent, la balle – qui est en métal plus mou
que le canon – est d’un diamètre légèrement supérieur à celui-ci.
Je fis un signe d’assentiment, comme si je savais où il voulait en
venir.
— Un fusil de ce calibre demande une charge considérable pour
projeter une grosse balle comme ça par un canon d’un diamètre
inférieur. (Il haussa les épaules.) On a donc trafiqué cette cartouche
de façon à laisser suffisamment de poudre à l’intérieur pour la faire
exploser, mais pas assez pour projeter la balle. Pour trouver la
formule exacte, le gars en question a dû faire pas mal d’essais.
— Et alors ? Qu’est-ce qui s’est passé quand on a appuyé sur la
détente ?
— Je viens de vous le dire ! Le fusil a fait « bang », mais la balle
n’est pas partie.
Je me mis à réfléchir, et quand la lumière se fit soudain dans le
fond de mon crâne, je faillis cligner des yeux, tellement elle était
vive… Les idées me font parfois cet effet-là.
— Merci, Ray ! finis-je par dire. Merci beaucoup !
— Tout le plaisir est pour moi ! Vous voulez reprendre la
cartouche ?
— Soyez gentil et remettez la balle dedans !
— D’accord. Dites donc, vous ne pourriez pas me rendre service ?
Je l’aimerais brune, taille un mètre cinquante-sept environ, bien
roulée et très portée sur la chose…
— Désolé, Ray, mais je ne connais pas de fille comme ça.
— Encore une illusion qui s’en va…, fit-il avec amertume. D’après
ce que je me suis laissé dire, elles se foutent à poil dès qu’elles
entendent prononcer votre nom. Et quand elles vous voient, elles…
Il fut interrompu par la sonnerie du téléphone.
— Morris à l’appareil, dit-il.
L’instant d’après, il me passait l’écouteur en faisant :
— C’est pour vous.
— Wheeler, annonçai-je à mon tour.
— Ecoutez-moi bien, lieutenant ! chuchota une voix étouffée. Je
puis vous fournir des informations capitales sur le meurtre de
Howard Davis. Il m’est impossible de parler en ce moment, mais je
vous téléphonerai chez vous ce soir, à neuf heures.
— Qui est à l’appareil ?
— Aucune importance, répondit la voix. Mais si vous voulez
connaître l’identité de l’assassin, ne vous éloignez pas du téléphone
aux environs de neuf heures.
J’entendis le déclic lorsque mon correspondant raccrocha.
— Dites donc, fit Ray en me dévisageant avec intérêt, c’est un
homme ou une femme qui vient de vous parler ?
— Je n’en sais pas plus que vous, dis-je misérablement. Ecoutez,
Ray, est-ce qu’il vous arrive de recevoir des messages par téléphone ?
— Et comment, sans arrêt ! Par exemple : « Tu peux crever ! » ou
encore : « Les trois dernières traites afférentes à votre voiture n’ont
pas été honorées, et bien que notre société répugne à, etc. » Vous
voulez parler de messages comme ça ?
— Non… mais j’aimerais presque en recevoir !
— Rien de plus facile – mariez-vous !
— C’est pas ma faute si je ne suis pas marié… Je n’ai pas encore
trouvé de femme qui accepte de vivre dans une Austin-Healey… Vous
savez, Ray, les filles ne sont plus ce qu’elles étaient !
— Ça m’est égal, dit-il d’un air désabusé, tant que c’est des filles…
CHAPITRE IX

« Martha Davis et son conjoint » s’en donnaient à cœur joie sur


mon électrophone haute-fidélité : c’était un plaisir d’écouter deux
personnes bien en vie s’appelant Davis ! Je me carrai dans mon
fauteuil, le verre dans une main, la cigarette dans l’autre, faisant de
vains efforts pour maîtriser ma nervosité. Il était presque neuf
heures et le téléphone se trouvait à portée de ma main.
A neuf heures précises, il se mit à sonner. Je décrochai d’un geste
brusque et me nommai.
— Lieutenant, dit la même voix étouffée, dépêchez-vous si vous
voulez arrêter l’assassin !
— Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? Que je publie une petite
annonce ?
— En ce moment, il est en train de voler un autre cadavre à la
morgue. En vous dépêchant, vous le prendrez sur le fait.
Clic ! On avait raccroché.
— Zut ! fis-je en raccrochant moi aussi.
Une histoire de fou… Etait-ce encore un tour de John le
Messager ? Ou bien… Je décrochai à nouveau et composai le numéro
de la morgue, mais le téléphone eut beau sonner, personne ne
répondit. J’appelai les réclamations et demandai qu’on vérifie le
numéro. Quelques secondes plus tard, on me rappelait.
— La ligne fonctionne normalement, monsieur, m’annonça la
standardiste. Il n’y a peut-être personne ?
— En principe, ils devraient tous être là… Merci quand même !
Je dévalai l’escalier et grimpai dans l’Austin-Healey en moins de
temps qu’il n’en faut pour le dire. Dix minutes plus tard, j’arrivai à la
morgue après avoir brûlé tous les feux rouges. Laissant la voiture à
vingt mètres de l’entrée principale, je terminai le chemin à pied.
L’ampoule bleue au-dessus de la porte diffusait une lueur aussi
accueillante que de coutume. Je me dis soudain que si Bruno, le
vampire professionnel, m’attendait à l’intérieur, maquillé et muni de
tout son attirail, un bon arrêt du cœur tiendrait lieu de démission…
Je poussai le battant et pénétrai dans la morgue. La porte se
referma en chuintant derrière moi. Soudain, je fus seul en face de la
nuit, comme a dit le poète…
Je restai sans bouger pendant une dizaine de secondes, attendant
que mes yeux s’accoutument à l’obscurité, avant de réaliser que ma
silhouette devait se découper en ombre chinoise sur la porte vitrée, et
que je formais une cible de choix pour quiconque se trouvait dans la
salle. Je sortis mon pistolet de son étui, relevai le cran de sûreté et
avançai de quelques pas dans les ténèbres qui s’ouvraient devant
moi.
Si seulement j’avais eu la bonne idée d’apporter une lampe de
poche ! Mais hélas, cette idée ne m’avait pas effleuré… Je fis encore
quatre pas avant de buter contre le comptoir, que je contournai à
tâtons. Toujours en tâtonnant, je poussai le portillon et me dirigeai
vers la porte menant à la chambre froide, pour constater qu’elle était
ouverte. Je franchis le seuil et sentis aussitôt le froid humide me
coller à la figure comme des mains désincarnées.
Je commençai à avoir la chair de poule… A ce moment, je me
souvins de l’existence de Charlie Katz. J’étais dans un tel état que si
quelque chose – ou quelqu’un – s’était soudain mis à bouger dans le
noir, j’aurais vidé mon chargeur sans hésiter. Pour peu que ce fût
Charlie Katz, je risquais de me trouver fort ennuyé, sinon plein de
regrets – après… J’aurais moins de regrets que Charlie, mais quand
même !
— Charlie ? appelai-je. Charlie ? Où diable êtes-vous ?
Le silence demeura total. En traînant les pieds, j’avançai encore
de six pas, jusqu’à ce que ma main gauche eût touché le rebord d’un
bac. Les rayonnages portant les bacs réfrigérés et leur contenu –
auquel je préférais ne pas penser – s’étageaient le long de deux
murs.
Je continuai à avancer lentement, pas à pas, la main gauche
suivant les bacs pour me permettre de m’orienter un tant soit peu.
J’étais presque parvenu au fond de la chambre froide quand, sans
que le moindre bruit m’en eût averti, deux mains puissantes, surgies
du néant, se nouèrent autour de mon cou ; une explosion
assourdissante me vrilla les tympans lorsque, mû par un réflexe
quasi automatique, j’appuyai sur la détente. Je me débattis
désespérément, luttant contre l’asphyxie. Brusquement, j’eus
l’impression qu’on m’arrachait la tête des épaules.
Mes pieds quittèrent le sol et je me mis à gigoter comme un
forcené, lâchant le pistolet, dans l’espoir qu’avec mes deux mains je
parviendrais à me dégager de l’étreinte qui m’étranglait. Mais tous
mes efforts demeurèrent vains. Un ricanement étouffé résonna tout
contre mon oreille, ricanement suivi d’une nouvelle et douloureuse
pression, tandis que j’étais soulevé presque à l’horizontale. Soudain,
l’étreinte se desserra et j’eus l’horrible sensation de partir en vol
plané à travers les ténèbres.
Mon vol prit fin aussi brusquement qu’il avait commencé et les
ténèbres explosèrent en un feu d’artifice du 4 Juillet{6} tiré en mon
honneur ; il ne dura qu’une fraction de seconde, mais c’était en mon
honneur quand même. Après quoi, je cessai de me débattre pour
sombrer dans la nuit.
Quand je rouvris les yeux, je fus aveuglé par une lumière crue et
les refermai aussitôt.
— Lieutenant ! dit une voix angoissée. Vous allez bien,
lieutenant ?
Je risquai un œil pour loucher vers la figure, blanche comme un
linge, qui se penchait sur moi d’un air inquiet.
— Je suis mort, marmonnai-je. Mettez-moi dans un bac et fichez-
moi la paix !
Quand je me fus rendu compte de ce que je venais de dire, je me
redressai d’une secousse.
— Je plaisantais ! me hâtai-je d’affirmer. Je vais très bien !
Les murs basculèrent en avant, formant un angle de quarante-
cinq degrés, et se mirent à tourbillonner sur leur axe avant de se
redresser. Je refermai les yeux promptement et attendis. Quand je
les rouvris, les murs étaient revenus à la position verticale.
— Eh bien, lieutenant, vous voilà dans un drôle d’état ! dit Charlie
Katz en essayant, sans grand succès, de cacher sa joie.
Je jetai un coup d’œil sur la bosse violacée qui ornait son front,
au-dessous d’une plaie d’où le sang continuait à couler.
— Et vous, vous êtes joli, peut-être ! ripostai-je. Un vrai profil de
médaille !
Là-dessus, je me lançai dans l’entreprise ardue consistant à me
remettre debout. Quand cet objectif fut enfin atteint, je procédai à
l’inspection de ma personne. Mon complet était irrémédiablement
fichu : pantalon troué aux genoux, veston déchiré en diagonale sur le
devant. Mais ce qui importait davantage, c’était de savoir si moi
aussi, j’étais irrémédiablement fichu… Je remuai bras et jambes avec
circonspection – contre leur gré, je dois le dire, mais enfin, ils
bougeaient. Puis, je me pris le cou des deux mains et tournai
lentement la tête. Je fus peut-être le seul à entendre un craquement
sinistre, mais moi, je l’entendis très bien. J’avais mal rien que d’y
toucher. La seule chose qui séparait ma tête des épaules était une
douleur lancinante, mais à première vue, mes vertèbres semblaient
encore se tenir les coudes.
— Vous êtes drôlement amoché, lieutenant ! reprit Charlie. J’ai
une glace dans le placard – vous voulez jeter un coup d’œil ?
— Ouais… Vous n’auriez pas aussi une potion quelconque pour
cas d’urgence, par hasard ?
— Si, fit-il à contrecœur. Mais n’oubliez pas, lieutenant, que le
whisky ne pousse pas sur les arbres !
Ouvrant son placard, il en sortit une bouteille de « rye{7} » à peine
entamée et deux verres. Pendant qu’il nous versait à boire, je me
regardai dans sa glace de poche. Il fallait rendre cette justice à
Charlie : il n’avait pas exagéré le moins du monde et j’étais
effectivement dans un piteux état. Le sang coulait goutte à goutte
d’une plaie au-dessus de mon sourcil droit, maculant ma joue et le
col de ma chemise. Une grosse bosse avait surgi en plein milieu de
mon front ; le temps de la regarder, elle avait déjà passé par toutes
les couleurs de l’arc-en-ciel. Un bon centimètre carré de peau
manquait au bas de mon menton ; l’écorchure était rouge et avait
vilain aspect.
Je décidai d’en rester là, pour ne pas nuire à mon moral, et
acceptai avec gratitude le verre que me tendit Charlie. Le whisky me
fit du bien. Quand j’eus vidé mon verre, j’allumai une cigarette et
interrogeai Charlie sur ce qui s’était passé.
— Je donne ma démission, déclara-t-il d’emblée. Deux fois en
une semaine, c’est trop, lieutenant !
— C’est certain. Mais que s’est-il passé ?
— Même chose que la première fois, fit-il d’un ton amer. On
frappe à la porte, personne n’entre, alors je sors la tête pour voir ce
que c’est – et pan !
— Vous avez raison, Charlie. Il faut démissionner avant que ça ne
devienne une habitude !
— Et vous, qu’est-ce qui vous est arrivé ?
Je lui relatai le coup de téléphone, mes tentatives pour appeler la
morgue et, finalement, ma décision d’aller voir ça de plus près.
Charlie ne parut apprécier la témérité dont j’avais fait preuve en
tentant de me porter seul à son secours.
— Si vous étiez un flic comme les autres, déclara-t-il, vous seriez
arrivé avec trois cars d’agents et vous auriez fait cerner le bâtiment.
Comme ça, il était coincé, le bonhomme !
— Ne m’en parlez pas… Ces idées-là, ça ne me vient jamais
qu’après la bataille.
— Prenez les bandes dessinées – jamais vous ne verrez un
détective se balader seul ! Il a toujours quelqu’un avec lui, ne serait-
ce que son chien !
— Vous avez raison sur toute la ligne, Charlie. Mais à votre place,
je la bouclerais, si vous ne voulez pas que je vous casse la gueule !
— Qu’est-ce que vous attendez pour signaler l’affaire ? demanda-
t-il sans s’émouvoir. Je passe mon temps à récolter des coups de
matraque et tout le monde s’en fout ?
— Moi, oui, quant aux autres, je n’en sais rien. Allez voir s’il ne
vous manque rien.
— D’accord, fit-il à contrecœur.
Je le suivis des yeux tandis qu’il ouvrait et refermait
méthodiquement les bacs, les uns après les autres. Je profitai d’un
moment où il me tournait le dos pour resquiller un peu de whisky.
Finalement, il revint auprès de moi en hochant la tête.
— Rien à signaler, lieutenant, déclara-t-il. Je n’y comprends
rien…
— Pourtant, c’est clair comme de l’eau de roche ! Wheeler arrive à
la rescousse et notre bonhomme n’a pas le temps de finir ce qu’il était
venu faire, quoi que ce soit, parce qu’il a eu la trouille !
Charlie contempla d’un air morne ma figure tuméfiée.
— Encore heureux, Al, que vous ne lui ayez pas flanqué la trouille
pour de bon ! Il aurait pu vous tuer…
— Quoi qu’il en soit, dis-je en toute modestie, c’est moi qui l’ai
fait fuir !
— Je ne…
Il s’interrompit en jetant un regard soupçonneux sur mon verre.
— Je croyais qu’il était vide ?
— Est-ce qu’il en a l’air ?
Charlie se rua sur la bouteille et en vérifia le niveau contre la
lumière de la lampe.
— Espèce de salaud ! glapit-il. Vous m’en avez fauché pendant
que j’avais le dos tourné !
— Comment le savez-vous ? demandai-je avec intérêt.
— Je fais une marque au crayon chaque fois que je bois un coup.
Vous me prenez pour qui – pour un millionnaire ? Je n’ai pas les
moyens de vous rincer la dalle !
— Ne soyez pas radin, Charlie, n’oubliez pas que je vous ai sans
doute sauvé la vie ! Si je n’avais pas dérangé le bonhomme,
l’obligeant à fuir, il aurait pu…
Il me coupa grossièrement la parole :
— A quelle heure avez-vous reçu ce coup de fil ? A neuf heures ?
— A neuf heures, oui. Je disais donc que c’était…
— Dérangé, mon œil ! proclama Charlie dédaigneusement. J’ai
regardé l’heure quand on a frappé à la porte : il était huit heures et
demie pile. Vous avez mis au moins un quart d’heure pour venir ici :
donc, il a eu trois quarts d’heure devant lui pour faire son boulot.
— Si on allait jeter encore un coup d’œil sur les bacs ? demandai-
je, l’air penaud.
— C’est fait. Il ne manque personne.
— Combien de clients avez-vous ?
— Cinq. On a eu une semaine chargée.
— J’aimerais quand même voir ça de plus près. Montrez-moi les
bacs qui sont occupés !
Charlie s’exécuta en maugréant. Le premier bac contenait le
cadavre qui avait été volé et retrouvé dans les studios de la télévision,
le second celui d’un vieillard. J’ouvris le troisième bac pour me
trouver face à face avec Thelma Davis, les yeux grands ouverts,
incrédules, telle que je l’avais vue sept heures plus tôt. Je me hâtai de
le refermer.
Le quatrième était celui de Howard Davis. M’étant approché, je
constatai que le linceul était taché à la hauteur de la poitrine.
— Vous pourriez donner des linceuls propres aux entrants ! fis-je,
dégoûté. Voyons, Charlie, c’est quand même la moindre des choses !
— C’est ce que je fais ! Pour qui me prenez-vous ? Je respecte les
morts, moi !
— Pas celui-là, en tout cas !
— Faites voir, dit-il furieux.
Je lui montrai la tache brunâtre ; Charlie rougit.
— Je n’y comprends rien ! s’exclama-t-il. Le linceul sortait de
chez le blanchisseur quand je l’ai mis dans le bac… (Il se pencha en
avant.) Hé là ! Y a quelque chose de pas très catholique…
Il tira sur le drap pour le rabattre ; un gargouillis étrange sortit de
sa gorge à la vue du trou béant dans la poitrine de Davis. Je me
détournai vivement de ce spectacle. Charlie se laissa aller contre le
rayonnage, les yeux exorbités, le teint verdâtre.
Je refermai le bac d’un coup sec et piquai un sprint vers la
bouteille, que j’atteignis en même temps que Charlie. Il était à tel
point secoué qu’il ne protesta même pas quand je remplis nos verres
à ras bord.
Quand j’eus vidé le mien, je vis que Charlie m’avait imité, sans
que son état en fût notablement amélioré. Il avait toujours le teint
verdâtre et les yeux exorbités.
— Allons, Charlie, du cran, que diable ! lui dis-je. Je comprends
que vous ayez eu un choc, mais vous avez dû en voir d’autres, dans
votre métier !
Il dodelina du chef en marmonnant quelque chose.
— Ça, alors, c’est le bouquet ! m’exclamai-je agacé. Et moi qui
croyais que vous étiez le genre de type que plus rien n’étonne…
— Vous avez vu ? chuchota-t-il, les lèvres tremblantes.
— Evidemment ! Il doit être complètement cinglé, le bonhomme,
pour s’amuser à charcuter des macchabées !
Charlie hocha faiblement la tête.
— Mais vous n’avez pas vu… Il n’y est plus !
— Il n’y est plus ? répétai-je en me maîtrisant pour ne pas lui
tomber dessus à bras raccourcis. Qui ça ?
— Le cœur, chuchota Charlie piteusement. Il lui a découpé le
cœur – et l’a emporté avec lui !
CHAPITRE X

Prudence Calthorpe m’ouvrit la porte de l’appartement-terrasse


et parut surprise de me voir.
— Al, vous auriez dû m’annoncer votre visite ! dit-elle d’un ton
badin. J’aurais fait mijoter mon chaudron…
— Toujours le genre mutin, à ce que je vois ! Ou est-ce « putain »
que je devrais dire ?
Avec son déshabillé en nylon transparent, et rien en dessous, elle
ne l’avait pas volé !
— Qu’est-ce qui ne va pas, Al ? demanda-t-elle d’un air
faussement innocent. Le Bal de la police est remis, encore une fois ?
Quelle catastrophe !
— Vous les regardiez sauter par la fenêtre, à Miami ? Une vraie
rigolade, hein ? C’est tordant n’est-ce pas, d’entendre les corps faire
« floc » sur le trottoir !
Elle eut un petit sourire condescendant.
— Al, on dirait que quelque chose vous tracasse… (Puis, me
regardant plus attentivement :) Mais vous êtes blessé ! s’exclama-t-
elle avec sollicitude. Entrez vite, je vais vous soigner !
Me prenant par le bras, elle me conduisit dans le living-room et
me poussa dans le premier fauteuil venu.
— Ne bougez pas ! me recommanda-t-elle. Je vous apporte à
boire et ensuite, je vais panser vos plaies.
Je fus servi incontinent, après quoi elle disparut pendant
quelques minutes pour revenir transformée en sœur de charité – pas
au point de vue costume, s’entend, mais côté accessoires. Elle
commença par me baigner la figure, me passa un crayon
hémostatique sur l’estafilade au-dessus du sourcil droit, et termina
en massant délicatement l’écorchure au menton avec une crème
antiseptique. Quand elle voulut étaler du fond de teint sur
l’ecchymose que j’avais sur le front, je l’en empêchai en lui disant que
tout ça n’était rien, qu’il fallait voir comment j’avais arrangé l’autre…
Si seulement j’avais pu le voir moi-même, l’autre – ne fût-ce qu’une
fois !
Quand elle eut fini, Pru remporta sa trousse d’infirmière, revint
au salon et nous resservit à boire à tous les deux. Le verre à la main,
elle s’installa sur le divan, en face de moi, et me dévisagea avec une
curiosité non dissimulée.
— Et maintenant, allez-y, Al ! Racontez-moi ce qui vous arrive.
— Adorable créature ! Vous me jouez un tour de cochon, après
quoi vous pansez mes plaies avec une sollicitude maternelle. C’est de
l’humour noir, ou je ne m’y connais pas !
Pru baissa vivement ses yeux verts, pas assez vite cependant pour
dissimuler la petite flamme qui s’était allumée tout au fond et qui
brillait d’un éclat toujours plus vif.
— Ça ne va pas, Al ? demanda-t-elle, l’air inquiet. J’ai
l’impression que vous vous êtes fait amocher sérieusement… Vous
étiez dans un drôle d’état en arrivant… et votre complet est en
loques !
— Ça va très bien ! mentis-je en réprimant un cri de douleur, car
les muscles de mon cou me faisaient souffrir au moindre
mouvement.
Pour prouver la véracité de mes dires, je me levai, fis quelques
pas et allai m’appuyer contre le bar.
— L’avez-vous mis dans du formol ? m’enquis-je. Ou attendez-
vous qu’on vous livre le flacon en forme de raquette de tennis que
vous avez commandé ?
Elle fronça les sourcils.
— De quoi parlez-vous ?
— Du cœur de Howard Davis, clou de votre collection ! Dommage
que vous n’ayez pas vu Davis après l’ablation – c’était à ne pas fermer
l’œil de la nuit…
— Je ne comprends absolument rien à vos histoires ! dit-elle sans
broncher. Vous êtes fou, ou vous avez reçu un coup de trop sur le
crâne ! Rentrez chez vous et essayez de dormir un peu !
— Je sais, par Jonathan Blake, que vous aimez jouer des tours
aux gens… Celui-là vaut son pesant d’or ! Premier temps : vous
chargez John le Messager de vous procurer une nouvelle pièce pour
votre collection. Second temps : vous me téléphonez en camouflant
votre voix pour m’annoncer qu’on est en train de cambrioler la
morgue, et que c’est le moment où jamais de faire le héros !
— Vous divaguez…
Je finis mon verre et le posai sur le bar.
— Prudence Calthorpe, je vous avertis que je suis furieux contre
vous ! Comme, par surcroît, je suis mort de fatigue et plutôt mal en
point, étant couvert de plaies et de bosses, je n’ai pas du tout envie de
jouer aux devinettes. C’est bien à John le Messager que vous avez
demandé de vous procurer votre nouveau trésor ?
— Wheeler, vous n’êtes qu’une pauvre cloche ! dit-elle, railleuse.
Vous commencez à m’ennuyer. Fichez le camp et allez pleurer dans le
gilet de quelqu’un qui en a un. Vous savez à qui vous me faites
penser ? A un mendigot qui répète tout l’temps : « Charité, siou
plaît ! »
— Bon, ça me suffit pour aujourd’hui.
Je traversai la pièce, ouvris la porte de la chambre d’une poussée
et y entrai. La brique médiévale était toujours à la même place, sur la
commode, en compagnie du quatuor de Jivaros. Je la pris dans la
main.
— Al ! cria Pru derrière moi. Qu’est-ce que vous faites ?
— Vous persistez à nier que c’est vous qui avez organisé la petite
séance à la morgue ? Vous maintenez que je suis fou ?
— Je ne sais absolument pas de quoi vous parlez ! Si vous ne me
croyez pas, c’est que vous êtes fou, oui, parfaitement.
Je soulevai la brique d’un bon demi-mètre et la laissai retomber
brusquement sur la commode. La première tête format réduit fut
pulvérisée sous le choc ; de minuscules fragments voltigèrent dans
l’air avant de tomber sur le tapis.
— Voilà pour Am, dis-je. Et maintenant, au tour de Stram !
— Al ! glapit-elle. C’est de la démence ! J’ai payé ces têtes deux
mille dollars pièce ! Ce ne sont pas des Peaux-Rouges, mais des
Blancs, des négociants portugais qui se sont perdus dans la…
— Je m’en balance ! Utilisez votre mémoire. Succès assuré dans la
vie grâce à la méthode en dix leçons du professeur Wheeler. Vous
venez d’assister à la première leçon. Vous a-t-elle plu ?
Elle s’agrippa à mon bras des deux mains, essayant de me tirer en
arrière, mais je lui envoyai mon coude dans le plexus solaire. Elle
poussa un gémissement, puis, tout d’un coup, lâcha prise.
Je la regardai traverser la pièce en chancelant, pliée en deux, les
bras collés au corps.
— Et maintenant, vous souvenez-vous de la séance à la morgue
que vous avez organisée à mon intention ? demandai-je.
Elle cracha un seul mot, mais j’eus beau le tourner et le retourner
dans tous les sens, ça ne voulait quand même pas dire « oui »…
— Bon, dis-je, puisque c’est comme ça, vous l’aurez voulu. Au
tour de Stram, maintenant !
J’abattis la brique sur la deuxième tête, qui se désintégra en fine
poussière, d’aspect plutôt répugnant.
— Tout ce que je vous demande, c’est d’avouer, repris-je. Sinon,
toute votre collection y passera ! Quand j’en aurai fini avec Gram et
Ratatam, je mettrai le feu au froc de Lizzie, après quoi je démolirai la
main de Kubla avec un pic à glace. Histoire de varier les plaisirs, je
prendrai la brique et je…
— Brute ! Sale brute ! J’avoue ! siffla-t-elle.
— Vous voyez ! dis-je, ravi. Nous n’en sommes qu’à la deuxième
leçon et votre mémoire a déjà fait des progrès stupéfiants !
— Espèce de salaud ! sanglota-t-elle. Dommage que John le
Messager ne vous ait pas tué !
— S’il ne l’a pas fait, ce n’est pas faute d’avoir essayé.
Commençons par le commencement, voulez-vous ?
— Oui, c’est moi, j’avoue, lança-t-elle, rageusement. Vous êtes
content ?
— Encore un petit effort ! fis-je en levant la brique au-dessus de
la tête innocente de Gram.
— Arrêtez ! hurla-t-elle.
Alors, on commence par le commencement ?
— Oui, là ! Cet après-midi, j’ai téléphoné à John le Messager et je
lui ai dit que je désirais me procurer le cœur de Davis pour ma
collection. Je lui ai proposé dix mille dollars comptant. Il m’a fait
monter jusqu’à quinze, j’ai accepté, et il…
— Voyons, Pru ! Vous n’écoutez pas ce qu’on vous dit. J’ai dit :
par le commencement…
— C’est ce que je fais, nom de nom !
— Et le premier cadavre, celui qui a disparu de la morgue et a
manqué devenir une vedette de la télévision ? Vous l’avez oublié ?
Elle se redressa lentement en ouvrant de grands yeux.
— Le premier cadavre ? chuchota-t-elle.
— C’est pourtant clair, même pour une pauvre cloche comme
moi ! Vous aimez l’humour noir, vous êtes farceuse et vous avez
décidé d’empêcher coûte que coûte Penny de faire carrière à la
télévision. Il vous vient une idée lumineuse : vous savez qu’il y a, sur
le plateau, un cercueil contenant un mannequin en carton-pâte, et
que le point culminant de l’émission se situe au moment où Penny
soulève le couvercle du cercueil pour révéler ledit monstre.
« Vous chargez donc quelqu’un de voler un cadavre à la morgue
et de le substituer au mannequin. La bonne blague ! Penny va en
faire une tête quand, après avoir soulevé le couvercle, elle se trouvera
en présence d’un vrai cadavre ! Pour vous, c’est mettre dans le mille,
d’autant que ce sera la fin de sa carrière à la télé.
— Seulement voilà ! ça ne s’est pas passé comme ça… dit Pru
sombrement. Quand Penny a ouvert le cercueil, elle a trouvé le
cadavre de Howard Davis au lieu de celui de la morgue…
— C’est bien John le Messager qui l’a volé sur votre demande ?
Elle acquiesça d’un signe de tête.
— Oui, c’est lui… Il nous avait déjà dépannées à deux reprises – je
veux parler de nos divorces. A peine étions-nous arrivées ici qu’il me
téléphone pour me dire qu’il se trouve à Pin City, et que si j’ai besoin
d’un petit service, il est à ma disposition.
— Bon. Et maintenant, la question capitale : qui a substitué le
cadavre de Davis à celui de la bonne femme ?
— Je n’en sais rien.
— Ne me forcez pas à recommencer le petit jeu de la brique, Pru !
Ça finit par devenir monotone.
— Al, il faut me croire, je vous en conjure ! cria-t-elle. Je vous dis
la vérité ! Je n’ai aucune idée comment ça s’est passé, et ça me
tracasse drôlement, je vous assure… Ça ne peut guère être qu’un
coup de John le Messager, mais je n’oserai jamais le lui demander…
— Pourquoi ?
— Je ne l’ai vu qu’une seule fois vraiment en colère…, dit-elle en
frissonnant. Savez-vous ce qu’il a fait ? Il a brisé d’un coup de poing
une vitre de six centimètres d’épaisseur ! C’est un être bizarre,
complètement amoral et qui se fiche éperdument de ses semblables.
Son seul intérêt dans la vie, c’est l’argent ! Chez lui, c’est devenu une
idée fixe. Il doit en avoir amassé plus qu’il ne lui en faut, mais il en
veut toujours davantage. Et il fera n’importe quoi pour s’en
procurer…
— Oui… Moi aussi, il me fait peur.
Elle se massa tendrement le plexus solaire.
— Si on revenait au salon, Al ! J’ai bien besoin d’un remontant…
— D’accord.
Je lançai la brique sur le lit et suivis Pru dans le living-room.
Elle n’alla pas plus loin que le divan, sur lequel elle s’écroula
comme une masse.
— Je vous demande pardon, Al…, dit-elle d’une voix tremblante.
Voudriez-vous me donner à boire ? Pour le moment, je suis incapable
de bouger.
J’allai au bar, remplis deux verres et les rapportai avec moi.
Après m’être assis à côté d’elle, je lui tendis le sien.
— Merci ! fit-elle avec un pâle sourire. Je crois que si cloche il y a,
ce serait plutôt moi…
— Je veux bien vous croire – du moins, pour le moment – quand
vous dites que vous ne savez pas qui a placé le cadavre de Davis dans
le cercueil. Mais revenons-en à la petite séance de ce soir… C’est vrai
que vous vouliez le cœur de Davis pour votre collection ?
— Bien sûr que non ! affirma Pru en frissonnant. Seul un
maniaque pouvait me prendre au sérieux… un maniaque comme
John le Messager. J’étais certaine qu’il accepterait, moyennant un
bon prix. Quand je vous ai téléphoné, je tenais un mouchoir devant la
bouche pour déguiser ma voix. C’est bien comme ça qu’on fait dans
les films ?
— Pas très malin, mais efficace. Pourquoi, avoir fait ça ? Encore
un tour à votre façon ? Et si on s’était entre-tués, ça n’en aurait été
que plus drôle ?
— Voyons, Al ! fit-elle d’un air sincèrement étonné. Mais pas une
seconde je n’ai pensé que vous iriez seul ! Je croyais que vous
emmèneriez une escouade d’agents avec vous, que John le Messager
serait pris sur le fait, et arrêté !
— Pourquoi teniez-vous donc tant que ça à le voir à l’ombre ?
Elle frissonna de nouveau et se hâta d’avaler une gorgée de scotch
pur dont j’avais rempli son verre.
— Je me méfie de lui, finit-elle par dire. C’est lui qui a dû faire ce
tour de passe-passe avec les deux cadavres, et je n’arrive pas à
comprendre pourquoi. Je me fais du mauvais sang à cause de ça…
Oui sait ? il cherche peut-être à me compromettre dans le meurtre de
Howard, ou même à me le coller tout à fait sur le dos ! J’étais bien
obligée de réagir, pour le cas où il manigancerait quelque chose dans
ce goût-là…
— C’est complètement loufoque, mais j’ai l’impression que ça se
tient, reconnus-je à contrecœur. Allez, finissez votre verre !
— Vous êtes pressé ?
— Dépêchez-vous !
Elle haussa les épaules et s’exécuta docilement.
L’empoignant par le coude, je l’obligeai à se lever et l’entraînai
vers la porte.
— Al, cria-t-elle en se débattant, je vous ai dit la vérité, toute la
vérité ! Je le jure ! Vous n’allez pas m’arrêter, maintenant que je…
— Du calme ! On va en visite, voilà tout. Oh ! pas loin : au
neuvième étage. Ça ne nous prendra pas plus de deux minutes.
— Chez Penny ? fit-elle, soudain sur le qui-vive. Pour quoi faire ?
— J’ai soif de confidences féminines… Allons voir si elle consent à
nous en faire.
Je l’entraînai le long des couloirs et appelai l’ascenseur. La porte
s’ouvrit quelques secondes plus tard, et nous pénétrâmes dans la
cabine.
— Neuvième, dis-je au petit liftier.
Il jeta un coup d’œil sur le déshabillé de Pru, qui révélait les
formes généreuses de sa poitrine avec la précision d’un ciseau de
sculpteur, puis me dévisagea bouche bée. Lorsqu’il vit mon veston
déchiré et mon pantalon troué aux genoux, sa bouche s’ouvrit de
deux centimètres supplémentaires.
— Le neuvième, lui dis-je, est l’étage qui se trouve entre le
huitième et le dixième. Si tu continues à me regarder comme un
crétin, au lieu de faire marcher l’ascenseur, je t’enfonce mon poing
dans l’œsophage !
— Oui, m’sieur, fit-il précipitamment.
L’ascenseur plongea derechef pour s’arrêter d’une secousse au
neuvième. Je poussai Pru en avant et m’apprêtai à lui emboîter le pas
quand je sentis une main tremblante m’attraper par le bras. Baissant
les yeux, je rencontrai le regard étonné du gosse.
— Vous d’mande pardon, m’sieur, dit-il en bafouillant, z’êtes en
voyage de noces ?
— Comment t’a fait pour deviner ? lui chuchotai-je. On n’a pas
mangé depuis huit jours !
J’entraînai Pru vers l’appartement de Penny et frappai à la porte
à coups redoublés. Aucune réaction. Encore vingt secondes et
toujours rien. « Rythm and Blues » ne convenait pas à mon état
d’âme du moment, aussi entrepris-je d’enfoncer la porte. Un
cinquième de seconde avant ma seconde tentative, elle s’ouvrit
brusquement, mon pied ne trouva que le vide et je manquai de peu
de me déboîter le genou.
Penny recula d’un bond, esquivant de justesse la pointe de mon
soulier qui menaçait son tibia droit. De mon côté, j’exécutai un pas
de cha-cha-cha très compliqué avant de me retrouver d’aplomb.
— Avec Al, on ne s’ennuie jamais ! dit Pru en éclatant de rire. Le
Fred Astaire – au bureau du shérif, dans son numéro de ballet.
— Très drôle, grommelai-je.
J’empoignai son coude, la poussai d’un coup sec vers l’intérieur
de l’appartement et, ayant refermé la porte, la suivis. Penny n’avait
pas bougé, se contentant de nous dévisager, les yeux ronds. Je lui
rendis son argent avec usure ; nous restâmes ainsi à nous contempler
en chiens de faïence et serions peut-être arrivés à des résultats
intéressants, sans la présence de Pru…
Penny lança un regard perçant à sa sœur jumelle.
— Quelle coïncidence, chérie, de nous retrouver toutes les deux
en chemise de nuit ! Mais moi, au moins, je ne me promène pas
comme ça dans les couloirs…
— Et tu fais bien ! riposta Prudence en souriant d’un air perfide.
A force de collectionner des Bouddhas, tu as fini par leur
ressembler !
Les joues de Penny s’empourprèrent.
— A ta place, chérie, je mettrais quand même quelque chose… Je
sais que tu aimes bien faire rire les gens, mais il doit quand même y
avoir d’autres moyens.
— Je ne devrais pas t’en vouloir, chérie, fit Prudence tout sucre,
tout miel. C’est Jonathan qui est la cause de tout… Tu voudrais être
son petit Bouddha et passer ton temps accroupie, à lui cuire du riz,
dans l’espoir que le riz brûlera et que Jonathan te donnera le fouet…
Il le fera, chérie, sois-en certaine !
— Tu mens…, cria Penny avant d’éclater en sanglots.
Pivotant sur ses talons, elle se précipita en courant dans sa
chambre et claqua la porte. Pru s’approcha du bar et aligna
prestement trois verres.
— J’ignore pourquoi nous sommes ici, déclara-t-elle, mais autant
en profiter pour boire un verre, n’est-ce pas ?
— Excellente idée !
Elle mit de la glace dans les verres tout en m’épiant du coin de
l’œil.
— Quelle que soit la raison qui vous a poussé à m’amener ici, j’ai
l’impression que ça ne va pas être drôle, Al, dit-elle.
— Ça dépend de ce que vous appelez drôle. Vous avez un sens de
l’humour très particulier, convenez-en !
D’un geste rageur, elle déboucha une bouteille de scotch.
— Al Wheeler, je vous déteste quand vous vous mettez à parler
comme un livre ! J’aimerais vous avoir à ma merci pendant dix
minutes, pieds et poings liés – vous auriez vite fait de perdre ce
sourire idiot !
La porte de la chambre s’ouvrit pour livrer passage à Penny, qui
avait enfilé une longue douillette et ressemblait à une jeune mariée
sortie tout droit d’une gravure de mode.
— Jonathan n’est pas là, me lança-t-elle d’un air de défi. Sans ça,
vous n’auriez jamais osé entrer de force et m’envoyer un coup de pied
par-dessus le marché !
— Qu’est-ce que tu prends, chérie ? lui demanda Pru.
— N’importe…, dit Penny d’un air tragique. Donne-moi quelque
chose de fort, chérie, j’ai les nerfs dans un état…
Je me laissai tomber dans un fauteuil et allumai une cigarette.
Pru nous servit, puis alla se percher sur le bras du fauteuil qui me
faisait face. Penny demeura debout, indécise, le verre à la main,
avant d’aller s’asseoir sur le divan, également en face de moi, en
ajustant soigneusement le bas de sa douillette de telle sorte que je ne
lui voyais même plus les chevilles.
— Lieutenant, fit-elle d’une voix glaciale, veuillez me dire de quoi
il s’agit. J’aimerais en finir au plus vite, car je suis très, très fatiguée…
Je venais juste de me coucher quand vous avez commencé à défoncer
ma porte.
— Eh bien, voilà ! Pru m’a confié un petit secret et je me suis dit
que vous devriez l’entendre, vous aussi.
— Mon Dieu ! souffla Pru en fermant les yeux. J’espère, Wheeler,
que vous savez ce que vous faites…
— Assurément, ma chère !
Penny m’écouta en silence lui raconter comment Pru avait chargé
John le Messager de voler un cadavre à la morgue et de le mettre
dans le cercueil à la place du mannequin.
— Et maintenant, vous allez dire à Penny pourquoi vous vous êtes
donné tout ce mal ! ordonnai-je à Pru. Je parie qu’elle meurt d’envie
de connaître vos raisons !
— Je vous revaudrai ça, Wheeler, vous ne perdez rien pour
attendre ! me jeta Pru d’un air menaçant.
— C’est entendu. Alors, ça vient ? Ou préférez-vous que ça soit
moi qui la mette au courant ?
— Ça ne changerait pas grand-chose…, dit-elle avec lassitude.
Se tournant vers Penny, elle lui lança :
— Tu comprends, chérie, j’avais décidé de saboter coûte que
coûte tes débuts à la télévision… Ce moyen en valait un autre !
Penny était cramoisie.
— Salope ! siffla-t-elle. Sale petite intrigante, espèce de…
— Je te conseille de te taire, si tu ne veux pas que je te casse la
figure ! riposta Pru sans s’émouvoir.
— Tu es jalouse ! clama Penny d’un ton tragique. Tu as toujours
été jalouse de moi ! Quand on était gosses, tu ne pouvais pas
supporter que j’aie quelque chose que tu n’avais pas. Tu as
commencé à intriguer contre moi quand on allait encore en classe !
Tu as même essayé de monter père contre moi quand j’ai épousé
Howard !
— Je n’ai pas eu beaucoup de mal, chérie ! dit Pru doucement. Ce
qu’il y avait de pire, dans le cas de Howard, c’était Howard lui-même.
Je sais que tu n’as jamais pu résister à un beau mâle, mais pourquoi
épouser cette cloche ? Tu aurais pu l’emmener en Floride, lui donner
cent dollars par semaine d’argent de poche, et il aurait été heureux
comme un roi ! Tout ce qu’il voulait, c’était une vie confortable, sans
toutefois avoir à se plier à la triste nécessité de travailler pour
l’obtenir.
— Il se peut que Howard était… ce que tu dis, fit Penny d’une voix
tremblante, mais je m’en suis débarrassée. Toi, qui as eu la chance
d’épouser un homme merveilleux, tu as été assez sotte pour t’en
séparer !
— Chérie, ce n’est pas possible ! De qui parles-tu ? (L’incrédulité
de Pru était mimée à la perfection.) De Jonathan, le roi des cloches,
qui s’est ruiné en tirant sur tout ce qui lui tombait sous le fusil aux
quatre coins du globe ? De l’Homme de la forêt vierge, celui qui
prend une douche froide tous les matins avant le petit déjeuner ?
Chérie, tu veux rire ?
— Je m’y attendais ! cria Penny d’une voix tremblante de rage.
Toi et ta sale mentalité ! Tu ne peux pas t’empêcher de mentir, même
quand tu parles d’un homme charmant et généreux tel que
Jonathan !
— Je n’ai dit que la plus stricte vérité, chérie ! fit Pru d’un ton
alangui. En quoi aurais-je menti, d’après toi ? Au sujet de la douche
froide ? Mais c’est vrai, je t’assure ! Tous les matins que Dieu fait,
Jonathan expose sa poitrine virile à l’onde glacée, pendant dix
minutes d’horloge – pas une de plus, pas une de moins. Jonathan est
un homme d’habitude… mais je vais te dire comment tu peux lui faire
plaisir : primo, tu te laisses pousser les cheveux, tu les teins en noir et
les coiffes en frange ; deuxio, tu te fais bronzer à fond et tu t’habilles
à l’orientale… Si, par surcroît, tu arrives à zézayer, eh bien, il ne fera
aucune différence entre toi et une Chinoise ou une Japonaise !
— Tais-toi ! hurla Penny.
— Chérie… (Pru avait pris un air éploré.) Je voulais seulement te
prouver que je ne mens pas. Et je n’ai pas menti non plus en disant
qu’il est ruiné. Oui, il avait un peu de fortune, son père lui avait
même laissé un fort joli magot. Seulement voilà : organiser des
safaris à travers le monde, dans le style qu’affectionne Jonathan, est
un petit jeu qui revient terriblement cher. Et ça faisait des années
qu’il se livrait à ce genre de sport. Il avait commencé bien avant notre
mariage. Pourquoi, à ton avis, ai-je demandé à John le Messager de
me concocter un divorce ? C’est que moi aussi, j’avais un Howard sur
les bras !
— Tu mens…, murmura faiblement Penny.
— C’est la vérité, et rien que la vérité, chérie, répéta Pru. Mais
pourquoi t’en faire ? Après tout, tu as beaucoup d’argent, assez pour
deux. Et si tu n’as pas envie de passer le restant de tes jours à te
balader dans la brousse en dénombrant les tableaux de chasse de
Jonathan, tu n’as qu’à lui acheter une petite jungle à lui ! Tu la
peuples de fauves, tu engages deux jolies femmes de chambre
japonaises, et Jonathan ne demandera pas mieux que de ne plus
jamais sortir de chez lui !
Penny poussa un rugissement et se jeta à la gorge de Pru, la
faisant basculer du bras de son fauteuil. Toutes les deux tombèrent
avec un bruit sourd.
Elles roulèrent sur le tapis, se donnant des coups de pied,
mordant, griffant, se tirant les cheveux et hurlant de toute la force de
leurs poumons. Je les laissai faire tant que je pus le supporter, mais
au bout de trois minutes j’en avais ma claque.
J’allai au bar, remplis d’eau glacée une grande carafe et vins me
planter au-dessus des jumelles. Penny essayait de griffer les yeux de
sa sœur, tandis que Pru, les deux mains enfouies dans la splendide
chevelure rousse de Penny, faisait de son mieux pour la lui arracher,
racines comprises. Et ça piaillait fort !
Je visai soigneusement avant de pencher la carafe : une cascade
d’eau glacée se déversa sur les jumelles, stoppant net leurs
piaillements, le temps qu’elles reprennent leur souffle. Je continuai à
verser jusqu’à ce que la carafe fût vide.
Les deux sœurs se séparèrent enfin ; Pru réussit à s’asseoir et me
regarda d’un air piteux. Je ne lui voyais qu’un œil, l’autre étant
dissimulé par les mèches de cheveux qui lui tombaient sur la figure.
Son déshabillé était en loques et elle était nue jusqu’à la ceinture.
Quatre étroites zébrures rouges marquaient ses seins, là où Penny
l’avait griffée.
Penny se leva en chancelant et se mit à pleurer sans bruit, comme
une enfant. Ses cheveux ressemblaient aux brindilles avec lesquelles
les oiseaux font leur nid, son œil droit était tuméfié et se décolorait
rapidement. La douillette était déchirée de haut en bas sur le devant,
et la chemise de nuit transparente qu’elle portait en dessous bâillait
jusqu’à la taille, laissant à nu son ravissant sein droit au mamelon
d’un rose délicat. Elle essaya pudiquement de le dissimuler d’une
main et alla en clopinant se jeter sur le divan.
Je m’approchai d’elle.
— Eh bien, Penny, lui dis-je, finie la rigolade ! Passons aux choses
sérieuses.
Elle me regarda tristement à travers ses larmes.
— Allez-vous-en ! fit-elle d’une voix étouffée.
— Howard Davis savait quelque chose, repris-je. Quelque chose
qui vous concernait et qui aurait pu empêcher votre mariage avec
Blake. Il vous a suivie à Pin City et vous a menacée de révéler ce
secret. Peut-être voulait-il de l’argent – peut-être même le remariage
avec vous était-il le prix de son silence. Vous êtes folle de Blake, par
conséquent, vous étiez prête à tout pour vous débarrasser de Howard
Davis. Vous avez donc chargé John le Messager de tuer Davis.
Comme Pru lui avait demandé, de son côté, de substituer au
mannequin le cadavre de la morgue, il a eu une idée géniale. En
plaçant dans le cercueil le cadavre de Howard, il faisait d’une pierre
deux coups : d’une part, il se débarrassait du cadavre de sa victime
et, d’autre part, il faisait croire qu’on cherchait délibérément à vous
compromettre.
— Non ! cria Penny. C’est faux ! Il n’y a pas un mot de vrai dans
ce que vous dites !
— Vous tâcherez d’en convaincre les jurés. Je vous ai prévenue :
pour vous arrêter, il me fallait découvrir votre mobile. Voilà qui est
fait – et cela vaut aussi bien pour le meurtre de Howard que pour
celui de son ex-femme, Thelma Davis.
— Vous êtes fou ! Pourquoi aurais-je tué Thelma ?
— Parce que son secret, quel qu’il fût, Howard l’avait confié à
Thelma ! Elle m’a dit ce matin qu’elle savait quelque chose qui ferait
crouler le ciel sur la famille Calthorpe, et sur vous en particulier.
Quand vous avez tué Howard, vous ignoriez qu’il avait parlé à sa
première femme, n’est-ce pas ?
« Elle a dû vous téléphoner ce matin, peu après mon départ. Je
vous avais parlé d’elle – et ce faisant, j’avais retenu sa place à la
morgue… Seulement, à ce moment-là, je ne le savais pas. Elle vous a
téléphoné et vous lui avez fixé rendez-vous, après quoi vous avez
appelé John le Messager pour lui demander d’y aller à votre place.
Pru s’approcha de moi en clopinant.
— Al, dit-elle à mi-voix, ce n’est pas vrai ! Penny est incapable de
faire une chose pareille. Elle est faible, elle est égoïste, parfois elle se
conduit comme une idiote, mais jamais elle n’aurait tué quelqu’un de
sang-froid. Je me refuse à le croire !
— Aux jurés de décider, tranchai-je. (Puis, baissant les yeux sur
Penny :) Vous feriez mieux d’aller vous habiller.
Elle secoua frénétiquement la tête.
— Non ! Ecoutez-moi, je vous en prie ! Accordez-moi une minute
et je vous dis la vérité !
— C’est du temps perdu, mais je veux bien : vous avez une minute
pour vous expliquer, ripostai-je froidement.
Penny se mit à parler précipitamment, avec véhémence :
— Je n’ai pas revu Howard depuis notre divorce et je n’ai jamais
eu de ses nouvelles, commença-t-elle. Il n’y a pas de secret dans ma
vie et il ne savait rien du tout : Thelma Davis a dû vous raconter ça
dans l’espoir de me nuire – elle m’a toujours détestée parce que je lui
ai pris Howard…
« Le soir de ma première émission, j’étais ici, seule. J’avais un
trac fou à l’idée de me présenter devant les caméras, et j’ai décidé de
me reposer avant de partir pour le studio. Il était un peu plus de huit
heures. On a frappé à la porte : croyant que c’était Jonathan qui
venait me souhaiter bonne chance, j’ai couru ouvrir.
« Au moment où j’ouvrais, j’ai entendu une détonation et j’ai vu
Howard devant moi. (Elle frissonna.) J’ai ouvert la porte en grand, il
a basculé en avant et s’est écroulé de tout son long à mes pieds. Sur le
moment, je n’ai pas compris… Je me suis agenouillée à côté de lui –
alors j’ai vu sa blessure et j’ai compris qu’il était mort. Ses pieds
bloquaient la porte, j’ai dû les pousser pour pouvoir la refermer…
— La minute est terminée, dis-je. Allez vous habiller !
— Je vous en supplie ! implora-t-elle. Ecoutez-moi jusqu’au
bout ! J’allais appeler la police quand je me suis dit, tout à coup, que
ça signifiait la fin de mon contrat à la télévision, donc, de tous mes
espoirs de faire carrière sur les planches… En réfléchissant, je me
suis demandé si la police allait me croire. Howard était mon ex-mari,
et moi, je suis sur le point de me remarier avec un autre… La police
aurait pensé qu’on s’était disputé et que j’avais tiré sur lui…
— Et alors ?
— Et alors, je… j’ai téléphoné à John le Messager… Je lui ai tout
raconté et lui ai demandé de me débarrasser du cadavre de Howard.
Il a accepté – moyennant vingt mille dollars. J’ai dit oui – j’aurais
consenti à n’importe quoi, à ce moment-là…
« Il est arrivé une demi-heure plus tard, avec une malle, dans
laquelle il a fourré le cadavre de Howard. Après l’avoir fermée à clé, il
a téléphoné au portier pour lui dire d’envoyer deux hommes parce
que j’avais une malle à faire descendre, et qu’elle était lourde. Là-
dessus, il nous a versé à boire, et quand les grooms sont venus
chercher la malle, nous étions en train de bavarder en buvant des
cocktails…
J’allumai une cigarette.
— C’est tout ?
— Pas tout à fait…, fit-elle d’une toute petite voix. Il ne m’avait
pas prévenue qu’il allait placer le cadavre de Howard dans le
cercueil… Quand j’ai soulevé le couvercle et que je l’ai vu, j’ai cru
mourir ! Et quand vous m’avez interrogée, je me suis affolée… j’ai
prétendu que je ne le connaissais pas… Ensuite, vous êtes venu
m’annoncer que vous aviez identifié le cadavre et que vous saviez que
je mentais… vous m’avez flanqué une frousse terrible, lieutenant !
(Elle grimaça un sourire.) Vous ne pouvez pas savoir à quel point
j’avais peur ! Après votre départ, j’ai téléphoné à John le Messager
pour le mettre au courant. Je lui ai dit qu’il fallait qu’il fasse quelque
chose pour me sortir du pétrin où j’étais, car de la façon dont se
présentaient les choses, j’allais être arrêtée pour meurtre d’un
moment à l’autre…
— Et John le Messager est venu à la rescousse ?
Penny acquiesça d’un signe de tête.
— Il m’a dit qu’il était prêt à m’aider, mais que ça serait très
difficile et très dangereux pour lui. Il voulait bien courir le risque et
me garantir que je serais lavée de tout soupçon, à condition que je lui
verse cinquante mille dollars.
— Et vous avez accepté ?
— Oui…, avoua Penny d’un air déconfit. Je lui ai remis le chèque
deux heures plus tard.
Soudain, la lumière baissa et la figure de Penny disparut dans le
brouillard. Je secouai la tête une fois ou deux et les choses reprirent
leur aspect normal.
— Al, ça ne va pas ? demanda Pru.
— Ça va très bien ! Pourrais-je avoir un verre d’eau ?
Le silence tomba brusquement. Je regardai Pru, qui retenait son
souffle.
— Vous plaisantez ! fit-elle faiblement.
— Absolument pas ! dis-je, furieux. Il n’y a pas d’eau dans la
maison, ou quoi ?
— Vous ne préférez pas un scotch avec de la glace et un peu de
soda ? insista-t-elle.
— Tout ce que je veux, c’est un verre d’eau… glacée ! grinçai-je. Si
c’est trop vous demander, appelez le maître d’hôtel !
— Al, déclara-t-elle péremptoirement, vous êtes souffrant !
Je la suivis des yeux tandis que toujours en boitillant elle allait
jusqu’au bar me chercher de l’eau.
— Lieutenant…, fit une toute petite voix.
Je baissai les yeux sur Penny. Elle hésita un peu avant de
demander :
— Vous m’arrêtez quand même ?
— Je ne pense pas, non.
Elle poussa un soupir de soulagement.
— Vous me croyez donc ?
— Oui. Ça tient debout.
Pru mit le verre d’eau dans ma main ; je bus avidement et lui
rendis le verre vide. Elle ne me quittait pas des yeux.
— Excellente technique, lieutenant ! dit-elle froidement.
— Hein ?
— La bonne vieille terreur ! J’ai été obligée d’avouer la vérité
parce que vous menaciez de détruire la seule chose à laquelle je
tienne – ma collection. A la suite de quoi vous m’avez entraînée ici
pour vous aider à mettre Penny sens dessus dessous. Une fois Penny
à bout de nerfs, vous avez frappé le grand coup en prétendant
l’arrêter pour deux meurtres. Vous y avez mis tant de conviction que
moi-même j’ai marché ! Penny n’avait plus qu’une ressource : vous
dire la vérité.
— Je renonce… Vous êtes bien trop maligne pour moi, Prudence
Calthorpe ! Et maintenant, il ne me reste plus qu’à vous remercier
toutes les deux de cette soirée plutôt mouvementée… et surtout de la
séance de catch. Veuillez m’excuser, il faut que j’aille voir quelqu’un
au sujet d’un message…
Je fis demi-tour pour me diriger vers la porte. A peine avais-je
fait trois pas que, sans raison apparente, mes genoux fléchirent
brusquement et je me retrouvai assis par terre.
— Al ! s’écria Pru en s’élançant vers moi. C’est bien ce que je
disais, vous êtes souffrant.
Elle s’agenouilla à mon côté.
— Ça va très bien… Un peu surmené, peut-être… Je vais rester
assis un petit moment, et puis…
Un voile léger dissimula soudain ses traits.
— Voulez-vous ne pas remuer la tête quand je vous parle ?
— Mais je ne bouge pas, Al !
— Ah ! vraiment ! dis-je, furieux. Et les murs, peut-être qu’ils ne
bougent pas, eux non plus ?
Sa figure s’effaça dans le brouillard et je sentis un léger choc à
l’arrière de mon crâne – voilà que le sol se mettait à bouger, lui
aussi ! Une vague de ténèbres me submergea et je m’y abandonnai
avec délices.
CHAPITRE XI

J’ouvris les yeux et cillai sous le soleil radieux qui inondait la


pièce. En regardant autour de moi, je constatai que je me trouvais
sûrement dans une chambre à coucher, vu que j’étais dans un lit.
Mais la chambre de qui ? Mystère…
Ma montre-bracelet indiquait neuf heures dix. Je demeurai un
bon moment sans comprendre, puis tout d’un coup la lumière se fit :
je devais avoir dormi huit heures d’affilée pour le moins. Rejetant la
couverture, je sautai du lit.
Je me trouvai face à face avec un gars à la mine patibulaire, nu
comme un ver et l’air quelque peu ahuri. Instinctivement, je reculai
d’un pas : il m’imita. Voyant ça, je lui souris d’un air engageant et il
en fit autant.
— Wheeler ! fis-je. Tu es devant un grand miroir… Mais où diable
sont tes affaires ?
Je jetai un coup d’œil à la ronde – pas trace de vêtements nulle
part. Une porte s’ouvrit derrière moi et la voix de Pru cria
allègrement :
— Bon… oh !
D’un bond, je réintégrai le lit et me blottis sous les couvertures.
Tirant le drap jusqu’au menton, je foudroyai Pru du regard.
— Qu’est-ce que ça signifie ?
— Vous ne vous souvenez de rien ? Je vous comprends ! Hier soir,
vous avez tourné de l’œil sans crier gare. Vous ne deviez pas vous
rendre compte, Al, à quel point vous aviez été malmené à la morgue…
Comme, de plus, vous aviez ingurgité pas mal de whiskys, et que
l’atmosphère était plutôt chargée d’électricité…
— J’ai donc perdu connaissance. Comment suis-je venu dans ce
lit ?
— C’est nous qui vous y avons mis. Vous paraissiez à bout de
forces et il vous fallait une bonne nuit de sommeil.
— Nous ?…
— Penny et moi.
— Où sont mes affaires ?
— Vous auriez voulu qu’on vous mette au lit tout habillé ?
— De là à être nu comme un ver, il y a une marge ! grognai-je. Qui
m’a déshabillé – vous ou Penny ?
— Penny est beaucoup trop pudibonde, déclara Pru avec
désinvolture. Elle est donc partie dès que nous vous eûmes
déchaussé. Moi, je suis une fille de la nature et tout ce qui est nature
m’intéresse prodigieusement. Al, vous avez un amour de grain de
beauté à un endroit absolument invraisemblable ! Le saviez-vous ?
— Je veux mes vêtements ! aboyai-je. Je veux sortir d’ici sur
l’heure ! J’ai des choses à faire qui auraient dû être faites hier soir.
Apportez-moi mes vêtements, nom de nom !
— Charmante façon de me remercier ! riposta-t-elle sans
s’émouvoir pour autant. De toute façon, votre complet n’est plus
mettable, il est en loques. D’ailleurs, je l’ai jeté.
Je faillis m’étrangler.
— Vous avez… quoi ?
— Attention, vous allez attraper un ulcère ! Comme vos clés
étaient dans votre poche, je suis allée chez vous ce matin de bonne
heure et je vous ai rapporté des vêtements de rechange. J’ai même
pensé à prendre en passant le rasoir et la brosse à dents !
— Merci, marmonnai-je. Vous auriez dû commencer par là !
— La bonne vieille terreur ! déclara-t-elle avec un sourire radieux.
C’est vous qui m’avez appris la technique – vous vous rappelez ?
Elle sortit de la chambre pour revenir, quelques secondes après,
portant un baluchon qu’elle laissa tomber au pied du lit.
— La salle de bains est à côté. Que voulez-vous pour le petit
déjeuner ?
— Je n’ai pas le temps de déjeuner, dis-je amèrement. Euh… une
tasse de café !
— Si vous avez le ventre vide, vous tournerez de l’œil une fois de
plus, trancha-t-elle. Ce qu’il vous faut, c’est des fruits, des œufs
brouillés et des toasts !
— Je ne déjeune jamais le matin. Une sale habitude qu’on a vite
fait de prendre ! Avant d’avoir seulement pu dire ouf, on commence à
se lever deux heures plus tôt pour faire sa culture physique et avoir
de l’appétit pour un petit déjeuner dont on n’a nulle envie !
— Je vais appeler le maître d’hôtel, fit-elle d’un ton catégorique,
et elle ressortit.
Je sautai du lit et jetai un coup d’œil sur les vêtements qu’elle
m’avait apportés. A part le fait qu’elle aurait pu choisir une cravate
mieux assortie, elle avait fait du bon boulot. J’enfilai mon pantalon,
pris le rasoir et la brosse à dents et m’en fus au trot dans la salle de
bains.
Vingt minutes plus tard, je me regardai dans le miroir et
constatai qu’il y avait du progrès. La balafre au front n’avait pas trop
mauvaise tournure, quoique l’ecchymose violacée qui se trouvait au-
dessus n’eût rien de particulièrement seyant. L’écorchure au menton
était à vif, mais avait un aspect rassurant. Mon cou continuait à me
faire mal et devenait de plus en plus raide, mais ce n’était plus la
douleur aiguë et lancinante de la veille au soir.
Je sortis pour me rendre au living-room et constatai que je me
trouvais toujours chez Penny. C’était la chambre qui m’avait
désorienté.
Le maître d’hôtel avait dû passer, car une petite table de trois
couverts était dressée au milieu de la pièce. En voyant les pêches qui
m’attendaient, je me rendis soudain compte que j’avais faim.
Pru et Penny, assises face à face, avaient laissé une place libre
entre elles. Je m’assis donc et Penny me gratifia d’un sourire.
— Comment vous sentez-vous, ce matin, lieutenant ?
— En forme. Où avez-vous dormi, la nuit dernière ?
— J’ai partagé la chambre de Pru. Est-ce que vous prenez du lait
dans votre café ?
— Non, merci.
J’avalai les pêches, des œufs brouillés, trois toasts… Prudence,
assise de l’autre côté de la table, me lança un regard moqueur.
— Pour un homme qui ne prend jamais de petit déjeuner, dit-elle,
vous n’avez pas trop mauvais appétit !
— Vous vous êtes donné tant de peine, que je ne pouvais faire
autrement ! D’ailleurs, j’avais faim… Et maintenant, veuillez
m’excuser ! dis-je en me levant. J’ai un certain nombre de choses à
faire. Merci encore !
— Tout le plaisir est pour nous, dirent-elles, en chœur, après quoi
elles se regardèrent en souriant.
— Que signifie cet accord fraternel ? m’enquis-je d’un air
soupçonneux. Hier soir, vous vous battiez comme des chiffonnières !
— Aucune importance, fit Pru posément. Nous ne cessons pas de
nous bagarrer, mais ça ne veut rien dire.
— Rien du tout ! confirma Penny.
— Bon, eh bien, merci beaucoup !
Je me dirigeai vers la porte.
— Un instant, lieutenant ! me cria Penny avant de se précipiter
dans la chambre.
Elle revint en tenant délicatement par sa courroie l’étui garni de
mon revolver.
— N’oubliez pas ça, surtout ! me lança-t-elle d’un air mutin. Hier
soir, je l’avais rangé dans un tiroir du secrétaire.
— Merci ! dis-je en lui prenant l’étui des mains.
Quand j’eus ôté mon veston, Pru m’en débarrassa en disant
gaiement :
— Je vais vous le tenir…
— Bon, grommelai-je.
Je passai la bretelle et mis soigneusement l’étui en place. Pru me
tendit mon veston.
— Ne vous baladez pas sans revolver, lieutenant, dit Penny.
Surtout, un jour comme aujourd’hui…
— Oui, tu as raison, renchérit Pru. Soyez prudent, Al Wheeler !
Ne courez pas de risques inutiles – si vous avez le moindre doute,
tirez sur lui sans hésiter !
J’enfilai le veston et m’immobilisai pour les dévisager. Debout,
côte à côte, elles étaient tout sucre, tout miel. Pour une raison
mystérieuse, j’étais devenu leur « chouchou ». Elles avaient noyé
leurs désaccords dans l’océan de leur admiration commune… pour
moi ! Peut-être était-ce mon grain de beauté… Soudain, la lumière se
fit.
— Adorables créatures ! leur dis-je. Vous m’avez dorloté et moi, je
me suis montré grossier avec vous. Vous allez me chercher des
vêtements de rechange, vous commandez mon petit déjeuner, vous
veillez à ce que je n’oublie pas mon revolver en partant… Vraiment,
vous êtes gentilles tout plein !
— Mais c’est tout naturel, Al ! déclara Prudence avec un sourire
engageant. Ça ne vaut vraiment pas la peine d’en parler !
— Absolument pas ! renchérit Penny.
— On se croirait revenu au bon vieux temps, repris-je. Le
chevalier part au combat et les dames de son cœur prennent soin de
lui : elles préparent son repas, astiquent son armure, bouchonnent
son cheval… je trouve ça merveilleux !
— Où voulez-vous en venir, lieutenant ? fit Penny en fronçant les
sourcils. Qu’est-ce que ça signifie ?
— Vous le savez très bien toutes les deux, ripostai-je froidement.
Vous n’ignorez pas qu’en sortant d’ici je vais me rendre chez John le
Messager. Et en me regardant de cet œil candide, vous espérez du
fond du cœur que je l’expédierai ad patres. Vous avez fait de votre
mieux pour préparer le chevalier au combat – ou l’agneau pour
l’abattoir !
— Al, promettez-moi de ne pas faire d’imprudences ! pria Pru
anxieusement. Je l’ai dit tout à l’heure – à la moindre alerte, tirez.
— Entre les deux yeux ! ajouta Penny d’un ton enthousiaste.
— Ça ne vous dirait rien d’y aller à ma place ? Je vous prêterai
mon revolver, moi, je resterai à la maison à tricoter.
— Al, il n’y a plus une seconde à perdre, rappela Penny.
Pru ouvrit la porte, et, m’attrapant par le bout de la manche, me
tira vers la sortie.
— Surtout ne le ratez pas ! fit-elle.
— Ne parlez pas de malheur !
— Quand ce sera fini, il faudra venir nous raconter, ajouta Penny
qui, d’une poussée dans les côtes, m’expédia dans le couloir.
— C’est ça, enchaîna Pru. Nous voulons tout savoir, tous les
détails : comment vous l’avez descendu…
— Et où, compléta Penny.
— … s’il est mort sur le coup ou s’il a eu une longue agonie, fit Pru
d’une voix vibrante.
— … s’il a crié, dit Penny en baissant les yeux. Ça nous intéresse,
n’est-ce pas, Pru ?
— Et comment ! convint Pru.
Penny me décocha sournoisement un nouveau coup dans les
côtes qui m’envoya, chancelant, au milieu du couloir.
— L’ascenseur est par là ! fit-elle d’un air encourageant. Bonne
chasse, lieutenant !
— N’oubliez pas, Al ! me cria Prudence. (Sa voix, à la fois tendre
et rauque, me fit frissonner comme si on m’avait enfoncé la pointe
d’une aiguille chauffée à blanc dans la colonne vertébrale.) Vous
n’aurez qu’à monter chez moi pour me conter ça par le menu.
Emmenez votre brosse à dents ! Je vous attends…
Quand je fus arrivé devant la cage de l’ascenseur, j’appuyai sur le
bouton. Quelques instants après, la porte s’ouvrit. Je me retournai
pour jeter un dernier coup d’œil derrière moi : plantées sur le seuil,
les deux jumelles agitaient gracieusement la main en signe d’adieu.
« Au fond, même avec tout son maquillage, il ne casse rien, ce
Bruno ! méditais-je sombrement pendant la descente. Dans le genre
macabre les jumelles Calthorpe lui donnent drôlement le pion ! »

Hillside est le quartier résidentiel chic de Pin City, le genre de


bled où j’installerais volontiers mes pénates si je pouvais braquer une
banque. Derrière une haie artistement taillée, le numéro 78, Stanwell
Drive, se prélassait avec la tranquille assurance d’un investissement
en six chiffres. Je m’engageai dans l’allée menant au perron et
stoppai l’Austin-Healay derrière la Cadillac verte qui se trouvait dans
le garage à quatre places.
Je gravis les marches du perron et appuyai sur la sonnette. Un
carillon tinta mélodieusement quelque part à l’intérieur de la
maison. J’allumai une cigarette pour passer le temps ; soudain, la
porte fut ouverte par John le Messager, qui me jeta un regard
tranquillement interrogateur.
— Vous désirez, lieutenant ? fit-il posément.
Tout à fait dans la note, John le Messager ! Veston sport en soie
bleu marine, pantalon de flanelle grise et chemise de soie blanche de
coupe classique. L’ensemble donnait une impression d’élégance
raffinée, cette élégance commune aux habitants de Hillside, et à
laquelle la cravate blanche à pois, négligemment nouée, ajoutait un
je-ne-sais-quoi de personnel communément appelé « chic ». Il
n’avait rien du nouveau riche, faisait bien plutôt penser à un membre
de ces clubs dont le nombre des membres est inversement
proportionnel avec l’énorme prix de la cotisation.
Je le contemplai bouche bée.
— Vous désirez, lieutenant ? répéta-t-il.
— Bavarder avec vous. Vous avez un petit moment ?
— Mais bien entendu. (Il ouvrit la porte en grand.) Donnez-vous
la peine d’entrer !
Il me fit traverser la maison à sa suite. Le bar se trouvait tout au
fond, sur une terrasse, d’où l’on avait vue sur la piscine. Le coup d’œil
valait le dérangement !
— Vous prendrez bien quelque chose, lieutenant ? demanda-t-il.
— Volontiers, oui, dis-je en me laissant tomber dans un fauteuil
en rotin.
Il remplit deux verres, un qu’il me tendit, selon la formule que je
lui indiquai, puis vint s’asseoir en face de moi.
— Je veux espérer que vous n’allez pas recommencer l’histoire du
témoin à charge ! fit-il en souriant.
— Oh ! non ! c’était pour rire… Je vous l’aurais dit si seulement
vous m’en aviez laissé le temps… Si mes souvenirs sont exacts, vous
vous êtes éclipsé en quatrième vitesse !
— Vous savez, les affaires…, fit-il sans se compromettre.
— Thelma Davis a été retrouvée hier, morte. Elle avait le cou
brisé. Vous êtes au courant ?
— Je suis au courant, oui. Une horrible histoire, lieutenant ! Mais
vous aussi, vous semblez avoir eu des ennuis… Votre figure – on
dirait qu’il manque un petit bout par-ci, un petit bout par-là…
— Est-ce que vous avez déjà livré le cœur à Prudence ? Ou l’avez-
vous expédié par poste, en port dû ?
Il finit son verre et se mit à le faire tourner lentement entre ses
doigts puissants.
— Bon, finit-il par dire. Ecoutez, Wheeler ! Nous sommes seuls et
je crois que nous pouvons cesser de jouer au chat et à la souris.
Qu’est-ce qui vous tracasse ?
— Vous… et deux meurtres.
— Continuez !
Je lui fis part de ce que j’avais appris : comment il avait emmené
le premier cadavre de la morgue au studio, comment il avait pris en
charge le cadavre de Howard Davis en le fourrant dans une malle et
en le transportant, lui aussi, au studio et comment il avait placé le
cadavre de Howard dans le cercueil.
— Vous semblez fort bien renseigné, remarqua-t-il.
— J’ai mis longtemps à comprendre pourquoi vous aviez pris la
peine de me téléphoner et de me communiquer vos messages,
répondis-je. C’est vous qui m’avez révélé l’identité du cadavre, et c’est
encore vous qui m’avez expliqué en détail les liens entre Howard et
Penny… Votre but était évidemment de m’amener à exercer une
pression sur elle, de façon à l’affoler et à lui faire croire que j’allais
l’arrêter pour meurtre d’une minute à l’autre.
« A ce moment, vous seriez intervenu pour la sortir du pétrin
sans coup férir – moyennant la bagatelle de cinquante mille dollars…
Elle avait déjà casqué vingt mille dollars pour que vous la
débarrassiez du cadavre de Howard… Question fisc, je ne voudrais
pas être à votre place, John le Messager !
— Oh ! on s’arrange, dit-il. Le tout est de ne pas rester trop
longtemps au même endroit et de faire confiance aux banques
suisses. Je vous passe le tuyau, lieutenant !
— Moi, pour mes neuf cent cinquante dollars, je fais confiance à
la Fifth National, répondis-je. Mais revenons-en aux messages que
vous avez eu l’obligeance de m’adresser. Une fois l’argent de Penny
encaissé, vous teniez à écarter les soupçons qui pesaient sur elle ;
vous m’avez donc lancé sur la piste de « El Rancho de los Toros » et
du grand chasseur blanc.
— Je suis ravi de constater que vous avez fini par y voir clair,
lieutenant. Félicitations ! Pour un garde champêtre, vous ne vous
débrouillez pas trop mal !
— Arrêtez, vous me faites rougir ! Sans parler du fait que je me
ressens encore des émotions d’hier soir, à la morgue…
— Que voulez-vous, il fallait bien que je sorte ! fit-il avec candeur.
Je quittai mon fauteuil en rotin et m’avançai jusqu’au bord de la
terrasse pour contempler, à travers la baie vitrée, la piscine ovale,
dallée de mosaïque bleue, qui étincelait au soleil.
— Vous êtes bien installé, John le Messager !
— Pas mal, oui.
— Penny croit que vous louez la maison, mais moi, je parie qu’elle
est à vous.
— Ah ! oui ? fit-il avec indifférence, comme si ce que je pouvais
penser ne l’intéressait guère.
— Pru, elle, croit que vous ne vous intéressez qu’à l’argent, repris-
je. Elle prétend que c’est pour vous une idée fixe, que vous voulez
amasser des tonnes de fric, simplement par jeu… Pour ma part, je
n’en crois rien.
— Vous cogitez beaucoup, lieutenant !
— Oh ! vous savez… de temps en temps, le samedi soir, quand je
n’ai rien de mieux à faire, je m’assois et je fais travailler mes
méninges.
— Il me semble que nous avons perdu le fil. Vous étiez en train de
me parler de messages, si je ne m’abuse ?
— Personnellement, je pense que si vous cherchez à gagner
beaucoup d’argent, c’est que vous en avez besoin ! déclarai-je avec
conviction, que, quand vous vous y mettez, vous vivez dans un
monde à part, sous le nom de John le Messager, et que vous devenez
un homme très dangereux.
Je pris le temps d’allumer une cigarette.
— Mais une fois les affaires terminées, vous changez de milieu. Ici
vous êtes une notabilité, et vous vous occupez de gérer
judicieusement votre fortune. A Hillside, personne ne connaît John
le Messager. Vous devez vous appeler J. Berkeley Addingham, ou
quelque chose comme ça. Tout le monde ici sait que ce bon vieux J.B.
est toujours prêt à signer un chèque substantiel pour la bonne cause.
Je tournai le dos à la piscine et souris à John le Messager.
— J’ai des tas d’idées comme ça, le samedi soir, lui confiai-je. Ce
que je viens de dire n’en est qu’un petit aperçu…
John le Messager se leva sans hâte et jeta ostensiblement un coup
d’œil sur son bracelet-montre en or.
— Ravi de vous avoir vu, lieutenant, mais je vais vous prier de
m’excuser… un rendez-vous urgent. A moins qu’il n’y ait autre
chose…
— Oh ! un petit détail… Depuis votre premier coup de téléphone,
je me suis toujours heurté à vous à chaque phase de mon enquête !
Vous êtes le seul à tirer un joli petit bénéfice de cette affaire…
Soixante-dix mille dollars, c’est beaucoup d’argent, John le
Messager ! et c’est là la somme que vous avez extorquée à Penny
Calthorpe. Pour cela, il fallait peu de chose : un cadavre devant la
porte de l’appartement de Penny. Vous avez le don de l’organisation,
John le Messager, même si ce n’est pas au sens usuel du terme –
vous n’auriez pas toléré, n’est-ce pas, qu’un détail insignifiant,
comme la nécessité de tuer Howard Davis, se mette en travers de vos
plans ?
Il était planté là, les bras ballants et ses doigts s’étaient mis à
remuer tout doucement. Pris de panique, mon cou chercha un
endroit où se cacher… La mine de John le Messager était sombre et
son élégance vestimentaire éclipsée par une sorte de force maléfique
qui émanait de lui. J’avais, nettement l’impression que l’homme du
monde avait cédé le pas à l’homme d’affaires.
— Vous ai-je bien compris, Wheeler ? demanda-t-il posément.
Vous prétendez que j’ai tué Howard Davis pour l’unique raison que
son cadavre devait me permettre de gagner de l’argent ?
— Vous m’avez bien compris.
— Thelma Davis a été assassinée, elle aussi. Pouvez-vous me dire
pour quelle raison je l’aurais tuée ?
— Je pense qu’il y a un bout de temps déjà que vous avez
manigancé cette affaire. Ce n’est pas par hasard que Howard est
arrivé à Pin City au bon moment ! Pour moi, c’est vous qui l’avez fait
venir en faisant miroiter devant ses yeux la grosse affaire, avec un tas
de fric à la clé. Il a dû affranchir Thelma quand elle l’a rejoint ici ;
sans doute devenait-il fou à l’idée qu’il était sur le point d’empocher
le gros paquet, grâce à vous, et que Thelma risquait de le faire jeter
en prison pour quelques centaines de dollars de pension alimentaire
qu’il lui devait…
« Après le meurtre de son ex-mari, Thelma a commis une erreur
qui lui fut fatale : celle de vous avertir qu’elle savait que Howard était
venu à Pin City sur votre instigation, et qu’il était en affaires avec
vous. Pour peu qu’elle aille le raconter à quelqu’un comme moi, ce
serait le dernier maillon de la chaîne menant de Hillside à la
chambre à gaz. Vous l’avez donc tuée pour la faire taire. D’ailleurs, ce
meurtre porte votre signature : la force colossale qu’il a fallu pour lui
tordre le cou de cette façon-là…
— Vous faites fausse route, Wheeler ! déclara-t-il en pesant
soigneusement ses mots. Je n’ai jamais tué ni l’un ni l’autre, mais je
vous remercie de votre analyse : elle m’a permis de voir quelque
chose qui m’avait échappé. Généralement, on peut juger assez
précisément de l’intelligence de quelqu’un, mais on a tendance à
oublier qu’à défaut d’intelligence, il peut y avoir autre chose : de la
ruse, et une certaine ingéniosité.
— Je proteste ! fis-je mollement.
— Je ne parle pas de vous, lieutenant. Vous êtes doué d’une
intelligence assez remarquable, je suis bien obligé de le reconnaître,
et vous le cachez fort habilement sous des dehors un peu frustes…
N’auriez-vous pas un complexe d’infériorité ?
— J’ai toujours voulu être barman, reconnus-je, mais n’ai jamais
été capable de réaliser ce rêve…
— Vous voyez ce que je veux dire par des dehors un peu frustes ?
demanda-t-il en souriant.
— Autant pour moi. Qui est l’autre, celui dont vous venez de
parler ?
— Je vais m’occuper de lui sur-le-champ. Je trouve vexant qu’il
ait pu, pour ainsi dire, faire preuve de ce qui ressemble beaucoup à
de l’intelligence en me faisant passer à sa place pour le meurtrier ! Je
compte lui adresser un message – le message final…
— Vous oubliez quelque chose, John le Messager : pour le
moment, vous irez là où je vous dirai d’aller. Je vous emmène et je
vais vous faire écrouer pour meurtre.
Il éclata de rire.
— Mille regrets, lieutenant ! J’aurais été ravi de vous être
agréable, mais le message est urgent et ne peut attendre.
— Vous n’imaginez pas que je vous laisserai filer une deuxième
fois ?
Sans même s’en rendre compte, il s’était redressé de toute sa
taille.
— Mon bonhomme, dit-il en ricanant, vous croyez-vous vraiment
capable de m’en empêcher ?
— Moi, non, avouai-je. Mais ceci, peut-être !
Glissant la main à l’intérieur de mon veston, je sortis mon 35.
— Ça non plus, ça ne m’arrêtera pas.
Tout en pointant le pistolet contre sa poitrine, je réfléchis
rapidement. Je n’avais pas encore levé le cran de sûreté : par
conséquent, j’avais le choix. Si je me trompais, j’étais un homme
mort ; si je ne me trompais pas, rien ne disait que ça allait marcher.
« Et puis zut ! me dis-je. Si je réfléchis trop, je rate mon coup de
toute façon. »
John le Messager commença à s’approcher de moi, avançant avec
la grâce d’un félin, chat ou tigre, au choix. Les épaules légèrement
ramenées en avant, il faisait jouer ses doigts.
— Vous ne me faites pas peur, Wheeler, dit-il avec assurance.
Vous n’êtes pas capable de tirer de sang-froid un homme qui n’est
pas armé !
— Si vous approchez encore, vous vous apercevrez que si – à vos
dépens !
Il continua à avancer sans hâte ; encore un pas, et il allait me
toucher.
— Eh bien, vous l’aurez voulu ! fis-je.
Il bondit en avant sur la pointe des pieds et je n’eus plus sous les
yeux que l’énorme masse de son corps. Le monde entier n’était plus
que John le Messager. J’appuyai sur la détente du 38 : il y eut un
déclic, et ce fut tout.
Le rire tonitruant de John le Messager faillit me crever les
tympans.
— Pauvre imbécile ! fit-il avec mépris. Vous ne méritez même pas
que je vous tue. Laissez-moi passer !
Le bras droit levé, le coude plié, la main ouverte, il avait l’air de
vouloir écraser une mouche. Le revers de sa main me frappa à la joue
avec une force brutale ; je me sentis soulevé et projeté en arrière sans
avoir eu le temps d’esquisser un mouvement de défense. Il y eut un
bref temps d’arrêt avant que la vitre de la baie ne vole en éclats sur
mon passage. J’atterris à plat dos sur le bord dallé de la piscine et
perdis connaissance.
Mon évanouissement ne dura sûrement pas plus de trente
secondes. Quand je rouvris les yeux, la première chose que j’entendis
fut le vrombissement d’un moteur, d’abord très proche, puis de plus
en plus lointain. Et ce fut de nouveau le silence.
Ayant constaté que mon bras gauche trempait dans la piscine, je
le sortis de l’eau et repris péniblement la position assise. Ma chute
avait vidé mes poumons d’air, ce qui expliquait peut-être mon
évanouissement. Le fait que j’étais capable de me redresser semblait
prouver que ma colonne vertébrale était intacte – du moins je
l’espérais… Au bout d’un moment, je me levai et retournai en
boitillant aux marches menant à la terrasse. Mon pistolet gisait sous
un fauteuil ; je le ramassai et le remis dans l’étui.
Après avoir exploré les abords immédiats du bar, je trouvai un
appareil téléphonique à la cuisine. Approchant une chaise, je m’assis
à côté du téléphone et le contemplai pendant quelques instants.
Aussi bien Pru que Charlie Katz avaient insisté sur le fait que si
j’avais été un flic comme les autres, je ne serais pas parti tout seul à
la morgue. J’aurais emmené avec moi des voitures de patrouille
bourrées d’agents et équipées de projecteurs, de bombes
lacrymogènes et de tout l’attirail nécessaire. Et si je l’avais fait, John
le Messager aurait été pris au piège, à la morgue, et moi, je n’aurais
pas la gueule que j’avais en ce moment.
Bien entendu, ils avaient raison… Et voilà que je me retrouvais
devant le même problème : si je décrochais le téléphone pour appeler
la patrouille routière, je pouvais fournir un signalement précis de
John le Messager, ainsi que de sa voiture – à l’exception du numéro
minéralogique – et je pouvais leur dire où il se dirigeait. En moins
d’un quart d’heure, ils l’auraient rattrapé.
Je me souvins alors du cran de sûreté que, délibérément, je
n’avais pas levé, et du fait que ma figure et mon dos me faisaient mal
– conséquence directe de cet oubli. Je n’allais quand même pas
souffrir pour rien ! Je décrochai le téléphone, demandai le numéro
du « Rancho de los Toros », et attendis.
Pendant deux interminables minutes, je n’entendis que les voix
des standardistes, sans en être avancé pour autant. Finalement, une
voix nouvelle claironna dans mon oreille :
— Ici « El Rancho de los Toros » !
— Lieutenant Wheeler à l’appareil. Je suis le premier adjoint du
shérif de Pin City, et je désire parler d’urgence à M. Jonathan Blake.
Question de vie ou de mort ! Dépêchez-vous de l’appeler !
— Oui, monsieur, fit la voix précipitamment.
Il y eut un bruit sourd quand l’écouteur retomba brutalement sur
le comptoir.
J’attendis en fumant une cigarette. L’attente me parut
interminable, mais en réalité elle ne dut pas excéder soixante
secondes. Enfin, une voix froide dit dans mon oreille :
— Jonathan Blake à l’appareil.
— Ici, lieutenant Wheeler.
— Oui, lieutenant ?
Le ton de sa voix n’avait pas changé.
— John le Messager est recherché par la police pour les meurtres
de Howard et de Thelma Davis. Je me suis rendu chez lui pour
l’arrêter, mais il a réussi à s’enfuir. Il veut vous tuer et nous pensons
qu’il a pris le chemin du « Rancho de los Toros ». Vous feriez mieux
de vous cacher et de rester à l’abri pendant une heure ou deux. A ce
moment, nous aurons cerné les environs et il ne pourra pas nous
échapper.
— Me cacher ? fit-il en éclatant de rire. Vous ne parlez pas
sérieusement, lieutenant ?
— Je n’ai jamais été plus sérieux ! aboyai-je. Cet homme est un
fou dangereux, il a déjà tué deux personnes et il a juré d’avoir votre
peau. Trouvez un trou et rentrez dedans !
— J’étais justement sur le point de me rendre au cañon du Diable
et je ne vois aucune raison de changer mes plans.
— Ecoutez, Blake ! Je compte vous rejoindre le plus vite possible :
aussitôt que j’aurais raccroché, je saute dans ma voiture et je file.
Cachez-vous quelque part, ne serait-ce que jusqu’à mon arrivée !
— Si vous avez à ce point la frousse de John le Messager,
lieutenant, dit-il sèchement, je vous conseille de rester où vous êtes
et de vous cacher sous la première table venue. Je suis parfaitement
capable de me défendre tout seul !
Il raccrocha avant même d’avoir terminé sa phrase.
Je jetai un coup d’œil sous la table de cuisine, mais le carrelage
avait l’air froid et dur… Je m’en fus donc à pas lents, non sans peine
d’ailleurs, retraversai la maison, sortis par la porte du devant et
montai dans l’Austin-Healey.
CHAPITRE XII

Je fonçai à cent trente à l’heure sur le chemin de terre, en


espérant qu’il ne se transformerait pas soudain tout à fait en
fondrière. Après avoir passé l’avant-dernier tournant, je redescendis
à un modeste soixante-dix, et quand j’eus pris le dernier virage, le
chemin s’arrêta pile, tout comme la première fois. Je freinai à fond et
l’Austin-Healey s’immobilisa entre la commerciale chocolat et la
Cadillac vert sombre, toutes les deux vides. Dès que j’eus coupé le
contact, je me trouvai entouré de toute part d’un silence menaçant.
Je restai assis pendant quelques instants, l’oreille aux aguets sans
trop savoir d’ailleurs ce que j’attendais : des coups de feu, le
sifflement des balles ricochant contre les rochers, ou encore –
laissant libre cours à mon imagination débridée – le halètement de
deux géants se livrant un combat sans merci sur l’arête rocheuse qui
se dressait à soixante mètres au-dessus de ma tête… Mais, je ne
m’attendais certainement pas à ce qu’il ne se passe rien !
Le bruit que je fis en claquant la portière se répercuta dans le
cañon comme le grondement du tonnerre. J’allumai une cigarette et
allai me poster devant les voitures pour inspecter l’horizon.
— Hé ! là ! Wheeler ! fit une voix.
Si mes pieds ne quittèrent pas le sol, le reste de ma personne
bondit à au moins un mètre en l’air.
Je fis volte-face : c’était Blake, assis sur le pare-chocs avant de sa
commerciale. Coiffé d’un vieux feutre à larges bords, il suçotait une
non moins vieille pipe en bruyère, au tuyau épais. Il portait une
chemise vert olive au col ouvert, et un pantalon de velours côtelé
enfoncé dans des bottes impeccablement cirées. La serviette blanche
qu’il portait négligemment nouée autour du cou soulignait le ton
cuivré de son hâle. Sur ses genoux était gracieusement posée une
carabine Winchester calibre 458, dont le viseur téléscopique
étincelait au soleil.
— Vous avez fait vraiment vite, Wheeler, dit-il en suçotant le
tuyau de sa pipe. Seul ?
— Seul. Où est John le Messager ?
Levant la main droite, Blake l’agita vaguement en direction du
cañon.
— Quelque part par là, répondit-il.
— Que s’est-il passé ? demandai-je d’un ton rogue.
— Traqué pour traqué, je préfère choisir mon terrain, déclara-t-il
posément. Depuis huit jours que je me promène dans le coin, je
commence à le connaître. C’est pour ça que je suis venu ici. J’ai
prévenu la réception que j’allais au cañon du Diable, et j’ai prié qu’on
veuille bien en indiquer le chemin à quiconque me demanderait.
— Je constate que John le Messager est venu – voilà sa voiture.
(D’un signe de tête, je montrai la Cadillac.) Nom de nom ! que s’est-il
passé ?
— Pas grand-chose, grommela-t-il. Je suis resté là à l’attendre, et
quand je l’ai vu, j’ai fait mine d’avoir peur et ai détalé, avec lui à mes
trousses. Il a une carabine – à la détonation, je dirais que c’est une
Savage calibre 300, mais je n’en jurerais pas.
— Ce qui compte, c’est qu’il est armé ; quant au calibre, je m’en
fous. Continuez !
— Je l’ai emmené à mon terrain de tir, là où vous m’avez trouvé
l’autre jour.
— Je vois, oui.
— Vous savez, j’ai une certaine expérience de ce petit jeu-là !
Simple comme bonjour… J’ai fait en sorte de bien me faire voir de
lui, après quoi je me suis dissimulé derrière les rochers. Autrement
dit, j’ai disparu sous ses yeux ! Bien entendu, il a cru que j’étais allé
plus loin qu’il n’avait pensé. Le voilà donc qui fonce droit devant lui,
s’éloignant de plus en plus du cañon central, tandis que moi, je
reviens tranquillement sur mes pas…
J’allumai une cigarette.
— Et alors ?
— C’est très simple, mon cher : il y a le chasseur et il y a sa proie,
et en l’espace de cinq minutes les rôles sont renversés ! Quand John
le Messager est arrivé au bout du ravin, il s’est trouvé nez à nez avec
une falaise de soixante mètres de haut… Pas moyen d’aller plus loin !
Force lui a donc été de faire demi-tour et de revenir dans le cañon
central. Mais moi, je l’attendais à l’entrée du ravin, et c’est moi qui
avais l’avantage !
Blake s’esclaffa d’un air satisfait :
— Pauvre idiot ! fit-il avec une nuance de commisération dans la
voix. Il a dû s’en mordre les doigts quand il s’est rendu compte de la
situation… J’ai attendu qu’il sorte : inutile de me presser, j’avais tout
mon temps. Je l’ai mis en joue à trois cents mètres, grâce au viseur,
mais l’ai laissé approcher à deux cents avant de tirer.
Il fronça légèrement les sourcils :
— Je me demande ce qui a pu se passer… J’aurais dû faire
mouche – sans doute étais-je trop impatient…
— Vous l’avez manqué ?
Blake me jeta un coup d’œil indigné.
— Manqué ? non, bien sûr ! Je l’ai blessé. Il a fait un bond et je
l’ai entendu hurler en tombant. Mais deux secondes plus tard, il me
tirait dessus, me manquant de peu – de très peu, à vrai dire… Alors je
suis sorti du ravin pour retourner ici.
— Autrement dit, John le Messager est toujours quelque part par
là-bas, armé d’un fusil ?
— C’est ça, acquiesça-t-il. (Jetant un coup d’œil sur sa montre, il
ajouta :) Mais s’il ne se montre pas d’ici une demi-heure, c’est qu’il
est mort.
— Pourquoi ?
Il tapota affectueusement la crosse de sa carabine.
— Une blessure faite avec ce joujou-là, mon vieux, ça ne
pardonne pas ! J’ai dû le toucher soit tout en haut de la jambe, soit
au ventre. En tout état de cause, il doit perdre du sang, beaucoup de
sang… (Il loucha vers le ciel.)… sans parler du soleil, Wheeler ! En ce
moment, il fait au moins quarante degrés dans le ravin. Il ne pourra
pas tenir longtemps, avec un trou dans la peau !
— En ce cas, on devrait aller le chercher. On ne peut quand même
pas le laisser mourir comme ça !
Il secoua la tête d’un air résolu.
— C’est trop dangereux – croyez-en un vieux broussard ! Un
homme blessé, c’est juste comme un rhinocéros blessé – il devient
fou de douleur et on a beaucoup de mal à l’achever. Mieux vaut
attendre encore une demi-heure et y aller à coup sûr.
— Et le lion ? Est-ce facile à achever, un lion blessé ?
— Hein ? fit-il d’un air distrait.
— Je ne savais pas si vous aviez assez de munitions, alors je vous
ai apporté ceci…
Je tirai l’énorme balle de ma poche et la laissai tomber dans la
paume de sa main. Il la contempla pendant un temps qui me parut
assez long, avant de dire :
— Continentale, calibre 600. Une arme extraordinaire ! Où avez-
vous pris ça ?
— Dans une enveloppe jaune qui se trouvait dans le coffre du
Park Hôtel, dis-je d’un air détaché.
— Tiens, tiens…, marmonna-t-il.
— … et qui avait été placée là par Thelma Davis, bien entendu.
Elle la tenait de son ex-mari, Howard Davis.
Ses fortes dents blanches mordillèrent le tuyau de la pipe.
— Si John le Messager est encore en vie, il ne va pas tarder, dit-il.
— Cette cartouche, repris-je, n’est pas une cartouche ordinaire, si
j’en crois l’expert en balistique à qui je l’ai montrée hier. Quelqu’un a
pris la peine de la vider aux trois quarts et de remettre ensuite la
balle en place.
— A votre place, lieutenant, fit-il sèchement, je surveillerais le
cañon, si vous tenez à attraper votre assassin.
— John le Messager a brouillé pas mal de pistes, c’est certain,
déclarai-je d’un ton ferme. Mais lui disparu, les choses se présentent
sous un jour nouveau…
— Qu’est-ce que vous racontez, Wheeler ? fit-il d’un ton bourru.
Je n’y comprends rien !
— Je suis prêt à vous l’expliquer, Blake ! Qu’en dites-vous ?
— Pourquoi pas ? Puisque, de toute façon, nous sommes obligés
d’attendre, je vous écoute !
— Bien. Commençons par Howard Davis, le premier du nom à
avoir été assassiné. Marié à Pénélope Calthorpe ; elle demande le
divorce et l’obtient sans avoir à lui verser un cent. Avant son mariage,
il est professionnel de tennis, joueur de troisième ordre. Après le
divorce, il est trop vieux et trop paresseux pour s’y remettre. De plus,
il est harcelé par Thelma, sa première femme, à laquelle il doit sa
pension alimentaire, et qui le menace de prison s’il ne la paie pas.
— Howard Davis était un bon à rien, déclara Blake. Je l’ai
toujours dit !
— Il a donc désespérément besoin d’argent, poursuivis-je. Il lui
en faut à tout prix. Alors il décide de recourir au chantage. Prudence
Calthorpe, mariée à un certain Blake, chasseur de son état, a divorcé,
elle aussi, sans perte ni fracas. Mais Blake, c’est autre chose que
Davis : sang bleu, vieille famille de Boston, solide fortune – du
moins, c’est ce que tout le monde croit…
— Continuez ! grommela Blake.
— Et c’est là-dessus que tout le monde se trompe ! La chasse au
grand fauve, passe-temps favori de Blake, coûte terriblement cher, et
Blake n’a plus le sou. Prudence le sait, car ça se produit du temps où
elle est encore la femme de Blake, et du vivant du père Calthorpe.
Je m’interrompis pour allumer une autre cigarette. Blake n’avait
pas bougé : tranquillement assis, sa carabine Winchester posée sur
les genoux, il fouillait des yeux le cañon qui s’étendait devant nous.
— J’abrège, Blake ! Le vieux Calthorpe est tué par un lion au
cours d’une partie de chasse où vous l’accompagnez. Mort
accidentelle… bizarre, par certains côtés, mais personne ne peut
avancer quoi que ce soit de précis. Vous tirez le premier et ne faites
que blesser le lion, ce qui, pour vous, est plutôt exceptionnel… Et
avant que vous ayez tiré pour la seconde fois, le lion a déjà fait un
sort au vieux Calthorpe. Son fusil à lui s’était enrayé !
« Howard Davis participe à cette partie de chasse. La mort du
père Calthorpe ne l’attriste pas plus que vous. Vous êtes tous les deux
à fond de cale : or, les deux filles Calthorpe, vos épouses respectives,
vont se partager la fortune de leur père.
« Je suppose qu’après, lorsque papa Calthorpe eut rendu le
dernier soupir, Howard vous a vu vider son fusil de ses cartouches et
les jeter, ou les cacher, quelque part. Howard, qui est un petit
curieux, les ramasse et finit par comprendre ce qui s’est passé.
Vous avez chargé le fusil du vieux avec des cartouches truquées :
quand il a appuyé sur la détente, il y eut déflagration, mais la balle
est restée dans la douille. Seule, une oreille exercée aurait pu
remarquer la différence au milieu du vacarme – une oreille exercée
comme la vôtre.
« Howard garde donc les cartouches, et quand sa situation
devient catastrophique, il décide de s’en servir pour vous faire
chanter. Mais ce qu’il ne sait pas, c’est que vous n’avez pas de fortune
personnelle, et que vous comptez sur Penny pour redorer votre
blason.
Blake fit passer sa pipe d’un coin de la bouche à l’autre.
— Est-ce que vous cherchez à me coller le meurtre de Howard
Dawis sur le dos ?
— Le sien et celui de sa première femme, Thelma.
— Quelles preuves avez-vous ?
— Cette cartouche ! Elle prouve que si vous n’avez pas tué vous-
même le vieux Calthorpe, vous avez fait de votre mieux pour l’aider à
passer de vie à trépas. Quand Howard vous a menacé en vous
montrant une de ces cartouches – il devait en avoir au moins deux –
vous avez dû lui rire au nez en disant que personne ne le croirait, à
quoi il a répondu que Penny, son ex-femme, le croirait, elle. Ce
risque, vous ne pouviez pas le courir.
« Il vous faut passer à l’action et vite. Si Howard Davis raconte à
Penny que vous avez tué son père, elle ne vous épousera pas, et alors,
adieu, la belle vie de gentleman-chasseur ! Je suppose donc que vous
décidez de suivre Howard pour voir s’il met sa menace à exécution.
Vous le suivez à l’hôtel, vous montez derrière lui au neuvième, et
quand il frappe à la porte de Penny, vous l’abattez. Pris de panique
vous prenez la fuite.
« Malheureusement pour elle, Howard a mis Thelma Davis au
courant… Elle a en sa possession la deuxième cartouche ; elle décide
donc de faire du chantage pour son propre compte. C’est moi qui
vous donne l’alerte chez Penny, en faisant allusion à la menace de
Thelma. Un peu plus tard, elle vous téléphone et vous convenez d’un
rendez-vous en promettant d’apporter de l’argent : elle, de son côté,
promet d’apporter la cartouche. De l’argent, vous n’en avez point,
bien entendu ; mais ce que vous ne savez pas, c’est que Thelma,
méfiante, a décidé de laisser la cartouche à l’hôtel…
« Vous allez chercher Thelma en voiture, vous l’emmenez sur la
nationale, puis vous bifurquez dans le chemin de terre. Une fois que
vous avez trouvé un coin tranquille, vous vous arrêtez et vous
étranglez Thelma Davis en lui tordant le cou, après quoi vous cachez
son corps dans les herbes folles en bordure du chemin. Mais, ayant
fouillé son sac et ses vêtements, vous devez vous rendre à l’évidence :
pas de cartouche ! Vous retournez donc à son hôtel, et vous montez
dans sa chambre par l’échelle d’incendie. Vous la fouillez de fond en
comble, mais en vain…
« Il y a deux heures, je vous téléphone pour vous prévenir que
John le Messager vous cherche pour vous abattre – c’est vrai ; qu’il
est lui-même recherché par la police pour double assassinat – c’est
faux…
Ses yeux bleus me scrutèrent longuement.
— Le sort de John le Messager ne vous importe guère, n’est-ce
pas ? murmura-t-il.
— Il m’a causé pas mal d’ennuis, me bornai-je à dire. Hier soir, à
la morgue, il m’a mis dans un triste état, et ce matin il m’a fait passer
par la fenêtre… j’ai failli me rompre le cou ! Non, il ne m’inspire pas
une grande affection, je l’avoue.
— Vous avez donc préféré nous mettre aux prises lui et moi, en
vous contentant du rôle d’arbitre ! Si je sors victorieux de la bagarre,
je serai inculpé de meurtre ; si le vainqueur est John le Messager,
l’inculpation sera moins grave, mais suffisante pour vous permettre
de l’arrêter. Pas mal joué, lieutenant !
— Sans parler du fait que vous avez des chances d’y rester l’un et
l’autre…
— Vous comprenez, n’est-ce pas, que dans ces conditions, je me
trouve dans l’obligation de vous tuer ? fit-il d’un ton peu amène.
Je sortis mon 38 de l’étui, mais en prenant le soin cette fois de
lever le cran de sûreté.
— Essayez toujours ! lui dis-je. Je suis armé !
— Je sais ; n’empêche que votre situation n’est guère enviable.
D’autant que John le Messager peut entrer en scène d’un moment à
l’autre, ce qui la compliquera davantage encore… Il représente une
menace permanente. De plus, comment vous y prendrez-vous pour
me ramener à Pin City ? Je suis chez moi, ici, ne l’oubliez pas ! Je
regrette, Wheeler, mais vous n’avez aucune chance de vous en tirer.
— Il existe un moyen de simplifier les choses, Blake !
Reculant d’un pas, je lui appuyai le canon du 38 dans le dos.
— Et maintenant, annonçai-je, on va faire un petit tour pour voir
ce que devient John le Messager !
— Mais c’est de la folie pure !
— Peut-être… c’est ce que nous allons voir. Allez, Blake, debout !
Comme il ne faisait pas mine d’obtempérer, j’appuyai plus fort.
— Ne me forcez pas à vous tirer dans le dos pour simplifier les
choses ! Qui le saura jamais ?
Blake se mit lentement debout, tenant sa carabine des deux
mains.
— Voilà ce qu’on fait, lui dis-je. On remonte le cañon, vous
devant, moi derrière. Si jamais vous tournez la tête, je tire !
— Et si John le Messager vit encore ?
— Eh bien, vous le descendez ! Après, chacun pour soi !
— En somme, j’ai toutes les chances, Wheeler ! fit-il d’un air
sarcastique. Si lui ne me cueille pas à un coin du ravin, vous êtes sûr
de faire mouche en me tirant dans le dos !
— La mort de Howard Davis m’a laissé à peu près froid, fis-je sur
le ton de la conversation mondaine. Mais pour Thelma, il en va
autrement. Ce cadavre abandonné au bord de la route, le cou brisé,
vraiment, c’était trop ignoble. De vous deux, je préfère John le
Messager – lui, au moins, prend des risques… Tandis que vous, vous
restez assis, une Winchester à la main, et vous vous prenez pour un
surhomme parce que vous êtes capable de tuer un animal sauvage à
deux cents mètres sans salir votre belle chemise !
Je le poussai en avant avec le canon du pistolet.
— Fini le chiqué ! On va voir comment vous vous comporterez en
face d’un homme aux abois, et armé ! J’espère que John le Messager
est vivant, quelque part dans le ravin. Pour la première fois de votre
vie, vous allez vous trouver sur un pied d’égalité avec votre gibier !
Nous nous mîmes à avancer lentement. Quand nous eûmes
atteint l’entrée du ravin, Blake s’immobilisa.
— Je vous le répète, c’est de la folie pure ! s’écria-t-il. Il est
quelque part par là, peut-être à dix mètres de nous, et quand nous le
verrons, il sera trop tard !
— Qu’avez-vous, Jonathan ? Auriez-vous peur ?
— Entre avoir peur et être idiot, il y a une nuance ! rétorqua-t-il
avec hargne. Comme ça, nous sommes fichus d’avance !
— Bien moins que ne l’étaient Howard et Thelma Davis. A vous
de choisir – vous entrez dans le ravin, ou je vous loge une balle dans
le dos !
Il attrapa un bord de la serviette blanche nouée autour de son cou
pour s’éponger le front.
— Plus que cinq secondes, Blake ! fis-je. Choisissez !
Il resta immobile trois secondes encore avant de se remettre en
marche ; lentement, il entra dans le ravin. Nous avions parcouru une
cinquantaine de mètres quand il y eut une détonation sèche et Blake
s’écroula en poussant un cri. La carabine lui échappa des mains et
roula bruyamment sur le sol rocailleux.
Je demeurai figé sur place, ayant la sensation de mesurer trois
mètres de haut et deux de large, avant de m’agenouiller à côté de
Blake.
Il tourna la tête pour me lancer un regard plein d’une haine
farouche. Ses traits étaient convulsés par la souffrance.
— Ma cuisse ! gémit-il. L’os est brisé, je ne peux pas marcher.
Faites quelque chose, Wheeler ! Il faut me sortir d’ici !
Il tira sur la serviette nouée autour de son cou, épongea sa figure
ruisselante de sueur, puis attacha la serviette au-dessus du genou
droit. Le sang coulait à flots le long de sa jambe et dans sa botte.
Un second coup de feu claqua ; je reçus des éclats rocheux en
plein dans la figure. La balle s’enfouit dans le sol, quasiment à mes
pieds.
— Wheeler ! hurla une voix rauque. Je suis à cinquante mètres et
je vous vise à la tête. Faites ce que je vous dis, ou je vous loge une
balle entre les yeux !
Il ne bluffait pas, j’en étais sûr ! Le coup de feu qu’il venait de
tirer était un avertissement trop précis pour que je n’en tienne pas
compte.
— Qu’est-ce que vous voulez ? criai-je.
— Vous allez avancer droit devant vous jusqu’à ce que je vous dise
de vous arrêter, reprit la voix. Prenez la carabine de Blake et tenez-la
par le canon de la main gauche ; tenez votre pistolet par le canon de
la main droite.
— D’accord.
— Vous ne pouvez pas faire ça ! glapit soudain Blake. Vous ne
pouvez pas me laisser là ! Il va vous tuer dès que vous approcherez de
lui ! Je n’aurai plus qu’à crever là, tout seul, comme un chacal !
Sa voix se brisa dans un sanglot et il se mit à marteler
frénétiquement le sol de ses poings.
Je ramassai la Winchester en la tenant par le canon, pris mon 38
par le canon de l’autre main et me mis à avancer.
Ce furent les cinquante mètres les plus longs de toute mon
existence…
— Stop, Wheeler ! dit une voix épaisse presque sous mes pieds.
Arrêtez-vous !
J’obéis. John le Messager était allongé derrière un rocher
triangulaire ; ses mains serraient une carabine. Sa figure, d’un rouge
brique, semblait irradier sa propre chaleur ; ses yeux n’étaient plus
que deux fentes sous des paupières tuméfiées.
— Jetez la carabine de Blake le plus loin possible ! m’ordonna-t-il
en remuant avec peine ses lèvres sèches et craquelées.
Quand la carabine eut atterri une trentaine de mètres plus loin,
dans la rocaille, il reprit :
— Videz le chargeur de votre 38 et jetez les cartouches. N’essayez
pas de tricher – je compte avec vous !
Je m’exécutai une fois de plus. Pendant tout ce temps, le canon
de sa carabine resta braqué sur ma poitrine sans dévier d’un pouce.
— Ça va ! fit-il. Et maintenant, rentrez votre pistolet.
Je remis le revolver dans son étui et baissai les yeux sur John le
Messager.
— Vous n’auriez pas un peu d’eau ? demanda-t-il.
Sans me laisser le temps de répondre, il reprit en hochant la tête :
— Question idiote – bien sûr que non… Ça fait deux heures que je
cuis, ça donne soif…
— Pourquoi n’êtes-vous pas sorti ?
— Blake vous l’a dit, non ? Il m’a attiré ici et s’est sauvé en
revenant sur ses pas. Ne vous mettez jamais en colère, Wheeler !
C’est un luxe que personne ne peut se permettre.
Il fut interrompu par une quinte de toux.
— Blake m’a touché à la hanche pour m’immobiliser –
maintenant ça n’a plus aucune importance… Et il a foutu le camp en
me laissant crever ici. Seulement voilà – je ne suis pas mort ! Je ne
voulais pas mourir avant d’avoir rendu à ce salaud la monnaie de sa
pièce ! (Il ricana.) J’aurais pu lui loger une balle dans la tête depuis
longtemps – je n’ai pas voulu… C’est vous qui avez eu l’idée de le
ramener ici ?
— C’est moi, oui.
— Bien entendu, vous saviez que l’assassin, c’est lui ! dit
lentement John le Messager. Seulement vous ne vouliez pas que je
disparaisse les mains pleines… Alors vous avez prétendu que quoi
que je fasse, je serais condamné pour deux meurtres, et cela par la
faute de Blake. Vous vouliez me monter contre Blake, me faire voir
rouge – pour qu’au mépris de tout j’essaie d’avoir sa peau ! Et vous
avez réussi… (Il toussa de nouveau.) Vous n’aviez pas l’intention de
m’inculper, n’est-ce pas ?
— Non.
— Et vous saviez parfaitement que le cran de sûreté était mis
quand vous avez appuyé sur la détente – ça faisait partie de votre
bluff ! Pour ce qui est de ma double vie, vous ne vous êtes pas trompé
de beaucoup… Oui, je suis un homme considéré – pas à Hillside,
mais dans le Connecticut. La maison de Hillside, je l’ai louée… les
affaires, c’est une chose, et le plaisir une autre… Une dernière
question, Wheeler – vous allez emmener Blake ?
Je le regardai sans répondre.
— Ne le faites pas ! marmonna-t-il. Il m’a laissé crever ici et lui
est allé s’asseoir à l’ombre. Ne le faites…
Ses mains lâchèrent la carabine et sa tête tomba en avant, sur le
rocher chauffé à blanc. Un faible grésillement se fit entendre, mais il
ne bougea pas.
Quand je revins auprès de Blake, il ne blasphémait plus. Ses traits
étaient tirés et il paraissait épuisé.
— Wheeler ! s’écria-t-il en levant les yeux sur moi. John le
Messager, où est-il ?
— Mort.
— Ah ! fit-il en s’animant. Je ne l’ai pas raté, hein ?
Il sourit, mais son regard demeura froid. Il ne me quittait pas des
yeux.
— Bon, reprit-il, comment allez-vous me sortir de là ? Vous savez,
mon vieux, je suis incapable de marcher !
— Je n’ai pas l’intention de vous sortir de là.
Je le vis qui cédait brusquement au désespoir.
— Qu’est-ce que je vais devenir ? pleurnicha-t-il. Je n’arrive pas à
arrêter l’hémorragie. Ça m’affaiblit terriblement, et puis cette chaleur
me tue… Vous ne pouvez pas m’abandonner, Wheeler ! (Il se souleva
en prenant appui sur ses mains.) Vous allez me sortir de là ! hurla-t-il
de toutes ses forces.
— Bon. Je vais vous donner votre chance, Jonathan !
— Je le savais ! fit-il soulagé. Je savais que vous n’alliez pas me
laisser mourir tout seul…
— Le cadavre de John le Messager est à une cinquantaine de
mètres, en ligne droite. Vous êtes capable de ramper ; ça sera dur,
mais vous pouvez y arriver.
— Que voulez-vous dire ? chuchota-t-il.
— Sa carabine est à côté de lui.
Je rebroussai chemin en direction du cañon central et, au bout
d’un moment, ses hurlements et ses imprécations se firent de plus en
plus lointains, et finalement je n’entendis plus rien.
Je retournai à l’endroit où se trouvaient les voitures et m’affaissai
sur le pare-chocs avant de la commerciale. J’étais trempé des pieds à
la tête, et mes vêtements me collaient au corps. J’avais la gorge sèche
comme une cheminée d’usine et la figure rouge comme un brasero.
Au bout d’un moment, je me levai pour aller m’installer au volant
de l’Austin-Healey. Le temps me parut long ; à vrai dire, je ne sais
combien de temps je restai là. Je ne regardai pas ma montre.
Le coup de feu rompit brutalement le silence, se répercutant tout
au long du cañon – un seul coup de feu, tiré par une carabine au fond
du ravin. Puis ce fut de nouveau le silence.
Je mis le moteur en marche, reculai d’entre les deux grosses
voitures, braquai et repartis par le chemin de terre. Une seule fois, je
jetai un coup d’œil en arrière, avant que le tournant ne m’eût
dissimulé deux formes miroitant au soleil – toutes deux assez
grandes pour ressembler, de loin, à des monuments…
Après tout, c’étaient des monuments : la commerciale, érigée à la
mémoire d’un chasseur et d’un gentleman ; l’élégante conduite
intérieure, à la mémoire d’un homme d’affaires et d’un gentleman.
Qu’est-ce que j’allais bien pouvoir raconter à Lavers ?…
Impression Bussière à Saint-Amand (Cher),
le 22 avril 1987.
Dépôt légal : avril 1987.
Numéro d’imprimeur : 566.
ISBN 2-07-043579-2./Imprimé en France.
40210
{1}
Revue satirique
{2}
Célèbre détective, héros de bandes dessinées.
{3}
Salle de concerts de New York.
{4}
Célèbre parricide.
{5}
Texte de la Constitution garantissant la liberté d’expression.
{6}
Fête de l’indépendance aux Etats-Unis.
{7}
Whisky de seigle.

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