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BASTIEN LECOUFFE DEHARME GRAHAM MCNEILL

FRANCK FERRIC JUSTINE NIOGRET

NOUVELLES

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Benjamin Breton (Order #42978322)


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PAGE 5 UN RAT AUX FERS
F r a n c k Fe r r i c

PAGE 11 TROIS CŒURS DU NORD


F r a n c k Fe r r i c

PAGE 19 LES PIERRES AUX


SERPENTS
F r a n c k Fe r r i c

PAGE 25 LARMES DE SANG


B as t i e n L e c o u f f e D e h a r m e

PAGE 31 L’EMPIRE N’AIME PAS


GÂCHER
Justine Niogret

PAGE 35 SQUELETTE
Justine Niogret

PAGE 41 LE MASQUE
Justine Niogret

PAGE 49 LA VAUTOUR
Justine Niogret

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U N R AT AU X F E R S
F r a n c k Fe r r i c

Il était toujours temps d’essayer quelque chose.


De son enfance affamée dans les bas-fonds d’Ael Denn,
jusqu’aux saisons de service dans l’ost d’Avhorae, cela
avait toujours constitué le premier principe de Cyane.
Ne jamais rien céder gratis. Ne jamais renoncer. Même
lorsque la chance partait frayer avec le voisin. Même
quand la merde tombait à verse. Quitte à y perdre sa
fierté ou sa fortune : il existait toujours un moyen de
tirer ses os du bourbier. Pourtant, cette fois, Cyane ne
voyait pas comment s’y prendre.

L’optimisme était un luxe déraisonnable, pour qui se


trouvait enfermé dans une cage à corbeaux.

Cyane avait passé la nuit là. Totalement nu. Son poignet


gauche enchaîné à un anneau suspendu juste assez haut
pour qu’il ne puisse ni se lever ni s’asseoir. Manière d’in-
terdire tout repos aux déserteurs. La cage était plantée en
haut du linteau de la Passe Pourpre. Une ancienne porte
fortifiée, monumentale, vestige d’un verrou posé sur la

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frontière d’un monde désormais évanoui. Ne subsis-
tait des hauts murs du Premier Âge qu’un alignement
de moellons aux tailles variables, qui ondoyait puis
plongeait sous la plaine comme la longue échine d’un
dragon froussard.

Seule demeurait la porte. Colossale. Éternelle. Édifiée


sur deux colonnes massives, ornées des faces sévères
d’une paire de rois titans aux noms oubliés. Des rois
couronnés de cages à corbeaux. Une pour Cyane. L’autre
pour un prisonnier tellement roulé en boule qu’il ne
montrait qu’un cul sale. Cyane n’aurait su dire s’il s’agis-
sait d’une femme ou un homme. Mais ça ne bougeait
plus.

La porte enjambait la Voie des Princes, que l’on nommait


ainsi parce qu’elle reliait Avhorae aux provinces occi-
dentales de l’Empire. Cyane pensait qu’on pouvait bien
la rebaptiser « Voie aux Légions », puisqu’il n’y passait
désormais plus guère que les armées impériales expé-
diées contre la frontière et le pays derrière.

Au levant, sous le soleil rouge, l’une d’entre elles appro-


chait. On entendait toujours les légions avant de les
voir. La faute aux tambours, aux buccins. Aux semelles
cloutées des cohortes heurtant le pavé noir des routes
impériales. Le pas cadencé des légions sur la terre, c’était
les hommes rythmant les battements du cœur de leur
dieu.

À l’ouest, les marches avhoréennes déroulaient leurs


infinies désolations. De loin en loin, par-delà des
bois noirs, on voyait des fumées s’élever. Des bourgs
en flammes. Des champs incendiés. Des charniers
embrasés. Tous ces feux rongeant le pays avaient poussé
Cyane à fuir l’ost. Mais on l’avait repris. Conduit au

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fer crasseux des cages d’où il pourrait voir de loin l’en-
nemi arriver. Il savait ce que les impériaux faisaient
des Avhoréens qu’ils capturaient. Ceux dont les prières
n’étaient pas vouées au Culte finissaient au pal. Pourvu
qu’ils fussent valides, on envoyait les autres aux arènes,
pour la distraction des mille garnisons qui campaient le
long des voies impériales.

Mais en dépit de ses muscles tétanisés de douleur,


Cyane ne se voyait pas finir si vite. Il tenta vainement
d’atteindre le loquet fermant sa cage avec le bout d’un
pied, puis l’autre. Secoua ses chaînes. Tira sur les mail-
lons. Les mordit. La cage était vétuste. Cela se voyait
aux épaisseurs sur le fer des barreaux. Des couches de
crasse noire, recouvrant des couches de rouille noire.
Les épaisseurs de la cage racontaient la succession des
générations de malchanceux piégés là avant lui. Cyane
ne trouva aucun réconfort à l’idée d’intégrer leur triste
généalogie.

Alors qu’il crachait sur son poignet pour tenter de le


glisser hors des chaînes, Cyane entendit quelqu’un
piétiner sous la Passe Rouge. Un vagabond marchait,
seul. Drapé de toile poussiéreuse, il cheminait sans hâte,
paraissant prendre soin à rester dans l’ombre de l’édifice.
On accédait au linteau de la Passe par un escalier étroit,
taillé à même le bâtiment. C’est par là que l’on montait
les encagés, afin qu’ils servent d’avertissement lugubre
aux passants. L’étranger gravit les marches d’un pas tran-
quille. Parvenu sur le linteau, il s’attarda auprès de la
première cage. Échangea quelques mots avec son occu-
pant. Le captif remua. Supplia qu’on lui ouvre. Cracha
sur le vagabond qui tardait à obéir. Puis, sans qu’il y
eut aucun geste de la part de son visiteur, le prison-
nier convulsa et tomba inconscient. D’épuisement. Ou
mort, peut-être. La situation déplut à Cyane, qui se figea

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lorsque le rôdeur de poussière vint se planter devant sa
cage.

Son visage était celui d’un homme sans âge. Une peau
de parchemin doré, percée d’une paire d’yeux qui ne
luisaient que lorsque la lumière du soleil les frappait
selon un certain angle. Des poils drus et épars héris-
saient ses joues maigres. Mais il conservait une carrure
puissante, peu commune aux hommes de son âge. Ses
mains épaisses gardaient un couteau dans son giron.
Après un long silence, il dit dans une langue avho-
réenne parfaite :

« Je cherche un rat. Et tu m’as l’air d’en être un. »

Cyane aurait voulu s’enfuir. Se ratatiner dans le fond de


sa cage, si celle-ci avait pu lui offrir la moindre possibi-
lité de repli. Comme il hésitait à regarder le vagabond
dans les yeux, il répondit en avisant ses pieds nus :

« Et toi, tu m’as l’air d’une sale fouine venue se réjouir


de la déroute d’un plus miséreux… »

Méprisant les mots de Cyane, le visiteur tendit le


couteau devant lui. Sans agressivité : juste comme pour
le présenter. Il s’agissait d’une courte lame à tout faire,
ébréchée de la pointe à la garde. Cela aurait pu n’être là
qu’une arme bien piètre si elle n’avait été forgée dans
l’acier sombre d’Aon. Une fine couche de givre parais-
sait la recouvrir. Le vieux approcha d’un pas. Son habit
exhalait un parfum inhabituel, d’encens ou de myrrhe.
Il ordonna :

« Pose ta main sur ceci ! »

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— Je ne veux pas tâter ton manche, répondit Cyane ! Je
sais bien reconnaître une malédiction lorsque j’en vois
une. Va donc regarder le voisin crever. Et laisse-moi en
paix ! »

— Ton voisin n’est rien qu’un mouton piégé. Ça respire,


mais c’était déjà comme mort bien avant mon arrivée.
Moi, je cherche ceci. »

L’inconnu dévoila le pommeau du couteau. Fondu dans


un bronze délicat, il figurait un crâne de rat décharné :

« Je reconnais un rat lorsque j’en vois un, reprit le vieux.


Vois donc l’armée qui s’avance. Resteras-tu piégé là, à
l’attendre ? »

Il désigna le levant. La légion approchait, telle une


nappe de bitume envahissant la plaine. Une avant-
garde de chars de guerre la précédait, arborant les
étendards carmin frappés du Soleil Noir. Cyane évalua
qu’ils atteindraient la Passe Pourpre en moins d’une
demi-heure. Mais il ne comprenait toujours pas ce que
l’étranger attendait de lui :

« Et quoi, ricana Cyane ? Tu voudrais que j’affronte seul


trois mille hommes ? Que veux-tu que je fasse de ton
couteau tordu ?

— Je suis certain que tu lui trouveras un usage. Un rat


saurait. »

Le vagabond posa le couteau sur la cuisse du prison-


nier. Il était aussi glacé que s’il venait d’être tout droit
retiré du cœur de l’hiver. Cyane s’en saisit de sa seule
main libre et immédiatement, il lui parut que l’arme
réclamait sa chaleur. À mesure que le gel s’évaporait de

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la lame, la fatigue et la douleur du captif se dissipaient
également. Son cœur palpitait à rompre, propulsant son
sang fort jusqu’à ses tempes. Terrassé de vertige, Cyane
entendit le vagabond conclure :

« Je cherchais un rat. J’en ai trouvé un. »

Puis le vieux au visage doré poussa le loquet. Et s’en


retourna dans les ombres par lesquelles il était arrivé.

Il fallut de longues minutes à Cyane pour recouvrer


ses esprits. Il pendulait désormais sous sa cage, simple-
ment suspendu par son poignet enchaîné. Ses orteils
effleuraient le sol, et son poing droit serrait toujours
le couteau attiédi. Tout près, le roulement des chars
tonnait contre les ruines comme le ressac sur les falaises
d’Ael Denn.

Les rats à la patte piégée savaient quoi faire. Cyane


sourit. Il avait un poignet coincé. Un couteau.

Il était toujours temps d’essayer quelque chose.

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TROIS CŒURS DU
NORD
F r a n c k Fe r r i c
Cinquante-huit.
C’est le nombre de réfugiés qui composent désormais
la colonne.

J’en comptais ce matin encore cinquante-neuf. C’était


déjà cinq de moins que la veille. Et encore douze de
moins depuis la fuite du camp d’hivernage d’Idh, il
y a quatre jours. Tous retrouvés au matin, réduits en
charpie, sans qu’on sache par qui. Qu’importait : tant
que nous étions trois pour garder la colonne, malgré les
pertes, nous avions nos chances.

Mais la différence depuis le décompte du matin, c’est


Ulfdal qui est mort. Le grand Ulfdal, avec sa grande
gueule et son grand cœur, il est là, crevé dans la neige. Sa
broigne lacérée de l’épaule au ventre. Et son cœur, qui
n’est plus là. Ça n’aurait pas vraiment attristé Ulfdal de
savoir qu’il finirait ainsi. Les gens du Valdheim préfèrent
mourir tués par plus fort qu’eux, plutôt que de maladie

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dans leur paillasse. Mais moi, ça m’attriste de savoir que
nous ne sommes plus que deux Passeurs pour protéger
cinquante-huit exilés.

Avec moi, Bragi inspecte le corps rompu d’Ulfdal. À


demi nue lorsque tous les autres grelottent sous le vent
blanc, elle ne dit rien. De nous trois, elle a toujours
été la moins loquace et je l’ai toujours aimée pour ça,
parce que les gens qui l’ouvrent trop finissent toujours
par baver des fadaises. Pourtant, en dépit de son silence,
je sais qu’elle est furie. Ça se ne lit pas sur son visage.
Mais dans la variation des couleurs du fer de sa hache. Il
module du gris à la rouille. De la rouille au sang.

Bragi n’a pas besoin d’un mot, juste de laisser voir l’éclat
de son arme pour exprimer ce qui bout dans sa tête.
Venger son amant. Alentour, elle observe les traces de
l’assaillant dans la neige, et déduit : il attendait derrière
le talus, caché dans les buissons. Il a laissé la colonne
passer devant lui. À son habitude, Ulfdal marchait en
queue de cortège et c’est là que la mort lui a sauté dans
le dos. Ils se sont battus dans le fossé. Pas longtemps.
Sans doute l’assaillant aurait-il pu utiliser une flèche, un
javelot, n’importe quoi qui lui aurait permis de tuer sans
risque. Il ne l’a pas fait. C’est volontairement que l’en-
nemi a engagé un corps-à-corps avec le guerrier le plus
solide de la colonne. Ici, seuls les Vaelkyrs cherchent
à affaiblir les meutes qu’ils traquent en tuant les plus
forts. Prélevant leurs cœurs pour l’offrir à leur Mère des
Glaces privée du sien. Sa fine face blanche tendue de
rage, Bragi ramasse la lance d’os d’Ulfdal. Et d’un bond,
disparaît derrière les ronces gelées.

Je laisse Ulfdal où il est tombé et explique à Odger, le


vieux veilleur de l’orbe, qu’il faut reprendre la route,
immédiatement. J’espère gagner l’autre côté de la

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combe avant la nuit. La colonne se reforme. Femmes
et hommes valides, indifféremment libres ou esclaves,
vont sur les côtés avec de quoi se battre entre les poings.
Ils flanquent les trois chariots sur lesquels s’entassent
quelques bagages, les vieux, les deux enfants. Et dans
sa châsse de chêne noir, l’orbe d’Idh. Plus loin, Bragi
devance la colonne, empruntant des chemins que seuls
ses yeux blancs savent voir. J’ai pris la place d’Ulfdal
aux arrières. Le pas calé sur l’allure des chariots, tout le
monde avance en ordre. Sans dire mot.

Au soir

La combe est derrière nous et la colonne est au repos.


Quelques-uns dorment. Les autres passent leur nuit
comme ils peuvent, en entretenant les feux, en racon-
tant encore comment l’hivernage a été incendié. Les
plus gaillards ont voulu organiser des tours de garde. Je
leur ai ordonné de rester autour de l’orbe. Je ne veux pas
qu’ils s’exposent inutilement dans le noir. Ils ne sont
pas de taille.

Bragi veille sur la falaise, seule, avec le halo de la pleine


lune d’argent dans son dos. Si je la vois, nos poursuivants
doivent la voir aussi. Elle le fait exprès. Elle veut qu’ils
la trouvent. Debout face au vent blanc, elle ressemble
à une statue de gel. N’importe qui d’autre mourrait
d’endurer la morsure de l’hiver avec sa seule peau pour
armure, mais je sais que le froid n’a aucune prise sur
Bragi lorsqu’elle vire furie. Je ne m’inquiète pas.

Le patriarche Odger pense que l’attaque d’Idh vient des


Vaelkyrs. Qu’ils veulent prendre les deux enfants pour
les dresser parmi les leurs. Je ne l’ai pas contredit, mais je
sais qu’il a tort. Lors de l’incendie d’Idh, les enfants ont
failli brûler vifs, signe que l’assaillant se fichait d’eux.

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Et un simple Vaelkyr n’aurait su étriller Ulfdal comme
il l’a été, sans y laisser quelques morceaux. Je crois que
ceux qui nous pistent cherchent autre chose. Le cœur
rythmant les poitrines des forts. Une châsse de bois où
bat le cœur d’un peuple.

Soudain, un cri perce la nuit. Ni bestial, ni tout à fait


humain. Sur la falaise, la silhouette de Bragi a disparu. Je
me rue vers la source du hurlement. Mes yeux percent la
nuit comme ceux de Bragi percent les tempêtes. Au bord
d’un à-pic vertigineux, je vois ma sœur, hache en main
droite, lance en main gauche, tenir tête à un haut marau-
deur vaelkyr. Une gueule d’effroi taillée comme un ours,
parée à la charge. Sa crinière de fauve errant, tressée
de crasse, est coiffée d’un casque à cornes où pendent
des amulettes de bronze. Son armure est une broigne
cousue de plaquettes de fer noircies au feu, visant à le
soustraire aux regards du soleil et des lunes. Le sauvage
se bat sans arme et lorsque je m’attarde sur ses larges
mains, je comprends pourquoi. Elles sont ses armes.
Recouvertes d’entrelacs rituels, tracés à l’encre noire.
Chacun de ses doigts s’achève par des griffes courbes,
pareilles à celles des tigres des glaces. Le Vaelkyr s’élance,
furieux, ses dix dagues de mort noire fendant l’air. Bragi
garde. Esquive un coup. Pare le second du plat de sa
hache. À cet instant, elle pourrait prolonger son geste
pour écorcher l’agresseur au bras, mais elle s’abstient.
Elle veut que ce soit la lance d’os d’Ulfdal qui verse le
premier sang, pour que l’arme soit lavée du déshonneur
d’avoir perdu son porteur sans avoir causé la moindre
blessure. Bragi feint de reculer. Pointe le tronc de son
adversaire, qui charge de plus belle. Mais Bragi n’est pas
Ulfdal. Le fer de la lance ricoche contre les écailles de
fer et l’épaule du Vaelkyr heurte violemment la furie,
l’expédiant dans les congères. Avant qu’elle n’ait eu le
temps de se relever, l’ennemi est sur elle. Je le vois saisir

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Bragi au col. La soulever de terre. Et d’un geste sauvage,
plonger son poing dans la poitrine blanche de ma sœur.
Le Vaelkyr prend son cœur. Puis sans un regard pour
rien d’autre, disparaît au bas de la pente.

Ma sœur est morte. Comme il faut du temps à la raison


pour admettre les vérités trop crues, j’accours. Mais en
périphérie de mon regard, je perçois des ombres. Deux
hommes, trop menus pour être d’ici. Des étrangers trop
avancés dans le nord sauvage pour être autre chose que
des prosélytes impériaux. Qui ont utilisé le Vaelkyr
pour atteindre l’orbe d’Idh. Leurs visages sont cachés
sous des fourrures. L’un d’eux me tend trois doigts. En
abaisse deux, lentement, l’un après l’autre. Il pointe le
dernier vers moi. Puis sur les quelques braves gens d’Idh
qui ont accouru aux sons du combat. L’ombre aussi
sait compter. Elle sait que je suis la dernière des trois
Passeurs des Vaux. Elle me signifie que si je charge, plus
aucun cœur ne battra jamais à Idh. Les deux hommes
sombres reculent. Sans me tourner le dos. L’écorcheur
vaelkyr n’est pas loin. Je laisse les ombres filer dans la
nuit et donne l’ordre de nous replier au camp.

Au matin

Le vent blanc a recouvert de givre le corps de Bragi, si


bien qu’on ne la distingue presque plus de la pente
enneigée. La colonne est sur le départ. Cinquante-huit
moins Bragi, cela fait cinquante-sept. Je suis la seule
guide qui reste de notre groupe. Mes compagnons sont
morts, mais la parole donnée aux gens d’Idh perdure.
Un peu à l’écart, j’échange avec Odger. Je lui dis :

« Ceux qui nous pistent veulent votre orbe. Si nous le


leur cédons, ils abandonneront leur chasse contre nous.
Peut-être.

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— Es-tu folle, rétorque le patriarche ? L’orbe est le cœur
de notre communauté. Il fut celui de nos pères et sera
celui de nos enfants. J’aime mieux que tu nous laisses à
notre destin, plutôt que de laisser l’orbe à ces chiens. »

Je n’aime pas Odger. Il est plus gros, plus vieux que


les autres. Seuls ceux qui profitent aux dépens de leurs
semblables peuvent vivre si gras, si longtemps. Je
réponds :

« Si nous gardons l’orbe, nous ne verrons pas la


prochaine aube se lever. Et vos enfants non plus.

— Si nous le cédons, nous perdons les âmes de nos


ancêtres, et les nôtres avec. Alors, c’est toute notre
communauté qui ne passera pas l’hiver. »

Il a raison. Nous voilà face à un problème : lui a voué


sa vie à la protection de l’orbe d’Idh, il ne changera
pas d’avis. Les Passeurs des Vaux ont voué leur bras à
la protection de ces gens, et je ne changerai pas d’avis.
Odger s’empourpre :

« C’est un choix impossible. À ta manière, tu es aussi


gardien. Tu sais bien que je ne peux capituler.

— Oui. Je sais. »

Plus tard

Helvegen est encore à dix jours de marche. Je précède la


colonne, la lance d’os d’Ulfdal dans une main, la hache
de Bragi dans l’autre. Les réfugiés avancent courbés sous
le vent blanc. Certains me toisent avec haine, mais je
m’en fous, je suis plus forte qu’eux. D’autres pleurent
en silence pour l’orbe de leurs aïeux, abandonné dans

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la neige. Au profit de la Mère des Glaces, du Soleil Noir
ou de qui sait quoi ? Que m’importe. Je compte mon
troupeau.

Cinquante-sept moins Odger, cela fait cinquante-six.

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LES PIERRES AUX
SERPENTS
F r a n c k Fe r r i c
L e dieu était en pierre. Et traînait sa triste face vaincue
dans la poussière.

Taillé dans le granite rouge du plateau de Tephte, c’était


un dieu ancien. Usé. Mort depuis longtemps. Rongé par
les intempéries, c’était pourtant un dieu qui, un jour,
avait reçu des offrandes, des prières. Le sang de mille
lignées d’esclaves dont il avait méprisé les noms. Mais
un âge avait passé, et c’était désormais un dieu mort. À
leur tour, les hommes avaient oublié son nom.

Le dieu traînait par terre, tiré par un auroch. Un animal


gigantesque, au cuir brun, noué de muscles. Né pour
charrier tous les fardeaux du monde, il ressemblait à
ces bêtes des bas-reliefs d’Uruk, sur lesquelles des rois
géants frappaient de mille manières différentes préda-
teurs mastodontes et grands fauves.

Sur sa lourde tête, l’auroch portait le Soleil Noir. Un


demi-disque de bronze terni, cloué dans ses cornes

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plaquées d’or sali. Sous les poils drus, on ne voyait pas
les yeux de l’auroch, et il était impossible de deviner
l’effort consenti par la grande bête. Le dieu mort mesu-
rait bien deux toises. Sans doute devait-il peser lourd.
Pourtant, sans se plaindre, l’auroch tirait. Le dieu suivait.

Aucun des deux n’avait d’autre choix. Campé sur le dos


de l’animal, sur une selle garnie des mains tranchées des
marchands de Shamazar et à demi nu sous son plastron
radié des rayons du Culte, le capitaine Dorzh regardait
droit devant. Avec une intensité telle, qu’on eut dit qu’il
voulait faire plier tout l’ouest devant lui.

Derrière Dorzh, le soleil au ras du monde étirait l’ombre


des dunes loin sur le reg écorché. On ne trouvait pas
d’auroch dans cette région des Terres Sauvages. Ils pais-
saient loin, dans les plaines du centre. Aux environs de
Shamazar ne vivaient que des bêtes médiocres, crain-
tives du ciel. Elles se cachaient dans des trous ou sous
les pierres. Lézards. Insectes. Serpents. Né au pied des
remparts noirs de l’Empire, Dorzh détestait toutes ces
choses qui rampaient ventres à terre, plus bas que lui.

Le dieu de pierre était aussi un serpent. Autrefois fier,


dressé droit. Les mains qui l’avaient sculpté l’avaient
gratifié de cent blessures et cicatrices. Rien de mortel.
Comme pour justifier sa gueule tordue. La rage muette
qui en sortait.

La veille, en avant-garde de la Légion, la compagnie de


Dorzh avait retourné l’oasis de Shamazar. Les merce-
naires ne touchaient aucune solde, mais pouvaient
garder ce qu’ils prenaient. Pour les compagnons de
Dorzh : des femmes, des esclaves, le peu de richesses que
contenait le village. Leur capitaine savait que depuis le
ciel, l’œil de l’Unique observait. Comme il voulait lui

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plaire, Dorzh avait pris un dieu serpent. Celui-là trônait
un peu à l’écart du village, comme un gardien désuet
sur lequel plus personne ne comptait vraiment. Dorzh
lui avait noué une chaîne autour du cou. L’auroch avait
tiré fort et sans fracas ni tempête, le dieu était tombé.
Le mercenaire savait que les dieux mourraient surtout
d’oubli. Depuis ses hauteurs, l’Unique se réjouissait de
voir disparaître les restes des dieux d’antan. Ceux-là qui,
comme les insignifiantes bêtes de Shamazar, rampaient
sous lui. Et pour soustraire le dieu serpent au regard
du soleil, Dorzh avait les falaises. Surtout, le Siirh qui
coulait en contrebas.

Le chemin s’encaissait entre les rochers. La faute à


la raideur de la pente et au fouet de Dorzh, l’auroch
écumait et soufflait fort. Mais alors qu’il forçait sa
monture, le capitaine vit un vieillard. Un maigre
bonhomme, la peau bistre, les yeux jaunes. Désarmé
et vêtu d’un haillon qui laissait voir son torse recuit
par le ciel d’ici, il était assis sur une grosse pierre plate
posée à dessein au beau milieu de la voie. Là, immo-
bile, il réchauffait ses os aux premiers rayons du soleil.
Le vieux faisait comme les serpents et immédiatement,
Dorzh le détesta. Résolu à faire fi de lui, à passer dessus
sans en faire de cas, le mercenaire fouetta les flancs de sa
monture épuisée. Mais à trop tirer sur sa chaîne, finale-
ment à bout de force, l’auroch flancha. Il s’arrêta, à trois
foulées du vieux. Dans un babelite parfait, celui-ci dit
comme pour plaisanter :

« Cet endroit est une frontière. Beaucoup de choses


passent là. Caravanes. Esclaves. Et aussi des dieux morts,
parfois… »

Dorzh détesta le vieux encore plus fort. En guise de


bague, ce dernier portait à l’index gauche un court croc

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de bronze oxydé. Le vieillard y faisait jouer la lumière
du ciel. Elle frappait le bijou d’un éclat vert qui déplut
à Dorzh. La journée avait été longue. Il y avait l’auroch
harassé, le vieux sur la route et le vert sur le croc. C’en
était assez pour la patience du mercenaire. Il mit pied à
terre et grommela :

« Je hais ce pays. Tout mérite d’y être piétiné. Ses habi-


tants. Ses coutumes. Et aussi les avortons sur ma route.

— Tu piétineras peut-être la surface, ricana le vieux.


Comme cette pauvre bête qui te suit, avec son gros cul
et son mufle mouillé. Même la statue que vous trim-
ballez le sait mieux que vous deux : il y a des secrets
anciens, dessous ce pays, que les serpents savent mieux
que les bœufs. » Dorzh avança vers le vieux. Fâché
qu’on lui tienne tête. Fâché qu’on lui bloque la voie et
qu’on le moque. Il voulait l’écraser. Dégager la pierre et
reprendre sa route. Le mercenaire commença à délier
la dague courbe passée à sa ceinture. Puis se ravisa.
La colère l’étranglait, il savait que la fureur s’évacuait
mieux par ses poings. Même lorsque l’ombre de Dorzh
fut sur lui, le vieux ne bougea pas de sa pierre. Le croc
de bronze désigna le Soleil Noir entre les cornes de l’au-
roch et le vieillard dit :

« Nous avons déjà notre soleil. Nous n’aimons pas celui


que tu nous apportes. Et puis tu nous fais de l’ombre… »

Dorzh voulut répondre que cette ombre serait la dernière


que le vieux aurait jamais à endurer. Mais ses mâchoires
trop serrées, il se contenta de grogner que les bavards
causaient moins, une fois leurs os rompus. Il saisit le
crâne du vieux à pleines mains. Le souleva de terre, puis
le projeta plus loin. Roulé en boule dans les cailloux,
le vieillard gémit. Un sang clair coulait sur la pierre. Le

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mercenaire chaussait de lourdes sandales cloutées. Il en
posa une sur la tête du vieux. Appuya fort. Un batte-
ment de cil, c’est ce qu’il eut fallu pour que Dorzh en
finisse. Mais c’était aussi le temps nécessaire au croc de
bronze pour mordre la chair du mercenaire. Le doigt du
vieux piqua deux fois, juste derrière la cheville, là où la
peau était tendre. La douleur irradia d’un coup, mettant
un terme net à l’assaut de Dorzh. Une brûlure de feu
liquide, d’acide sur une plaie à vif, qui traversa sa jambe,
sa hanche, jusqu’à sa poitrine. Un flot d’écume remonta
dans la gorge du capitaine. Chaque jour, l’œil unique du
soleil se levait pour voir des hommes tomber. Regarder
Dorzh ramper ventre à terre ne sembla pas le troubler.

L’homme était de chair. Et traînait sa face vaincue dans


la poussière. Le poison le tuerait lentement. Déjà la
fièvre verte ternissait sa vision, changeait tout en teintes
de bronze oxydé. Les couleurs quittaient le monde et
avant de sombrer tout entier, Dorzh s’aperçut que le
corps du vieux portait des blessures. Nombreuses. Rien
de mortel. Comme pour justifier sa gueule tordue. La
rage qui en sortait lorsqu’il dit :

« Il faudra plus que toi, pour imposer ton dieu dans ce


pays. Mais emporte ceci de l’Autre Côté : les serpents
n’existent que pour te rappeler de faire attention où tu
poses tes pieds. »

Puis il vit le vieux égorger l’auroch. Tracer ses signes


dans le sang versé. Le Soleil Noir tomba au sol et le vieil-
lard le jeta par-delà la falaise, droit dans le Siirh qui l’en-
gloutit sans un bruit. La monture et son maître restèrent
là où ils étaient tombés. Aux soins des insectes et des
menues bêtes que Dorzh détestait tant.

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Benjamin Breton (Order #42978322)


Puis le vieux s’en retourna réchauffer ses os sur la
grande pierre de granite rouge qu’on lui avait apportée.
Le soleil la réchauffait déjà.

Les vieux serpents adoraient ça.

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Benjamin Breton (Order #42978322)


LARMES DE SANG
B as t i e n L e c o u f f e D e h a r m e
L es matins qui précèdent les massacres ont une odeur
particulière.

Peut-être parce que la tension dans les muscles de ceux


qui vont se battre leur impose une respiration différente.

Les couleurs changent aussi, et puis les sons.

Quand on se prépare à mourir, tout devient plus


précieux. On se surprend à trouver de la beauté dans
les petites choses. Dans les détails insignifiants. La fraî-
cheur de la rosée, le moment où les animaux de la nuit
laissent place à ceux du jour, le reflet d’un soleil naissant
sur l’acier tout juste poli d’une lame qui sera bientôt
souillée. Le sourire d’un jeune soldat nerveux qui sait
qu’il va crever, sûrement.

Et puis on s’habitue, bataille après bataille, massacre


après massacre.

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Benjamin Breton (Order #42978322)


La rosée du matin, les insectes et les sourires ne sont
alors que les morceaux d’un nouveau jour auquel il faut
survivre. La routine de la guerre.

***

Elle ne dormait jamais avant une bataille, parce qu’elle


pensait aux soldats, à ceux qui allaient mourir et qui
pourtant arrivaient à trouver le sommeil, eux.
Elle pensait à leurs familles restées dans les villes et les
villages d’Avhorae. À ceux pour qui ils se battaient, et
ceux pour qui ils étaient prêts à se sacrifier.

À la veille de chaque bataille, on la voyait souvent


marcher sous les lunes, en silence, entre les tentes. Elle
écoutait ses soldats ronfler, sereins, jusqu’à l’aube. Elle
errait dans le campement en attendant que les veilleurs
achèvent la nuit, avec le sérieux de l’annonce d’une
mort prochaine, et la sérénité de ceux qui savent qu’ils
ne peuvent rien y changer. Tente après tente, lever les
hommes. « Debout, il est temps ».

***

Le crâne vola en éclats sous le choc de la massive lame


noire. Brisé dans un bruit sec.
Le sinistre combattant se dressait sur son cheval de
guerre, couvert d’acier, traçant sa voie meurtrière à
coup d’épée dans les rangs ennemis. Alternant les gestes
lourds et puissants, projetant des arcs de sang dans son
sillage.

Les hommes autour de lui fuyaient en le reconnaissant :


Crâne Noir, le Décimeur. Guerrier maudit au masque
d’acier sombre, oxydé par le sang de ses ennemis. Un

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Benjamin Breton (Order #42978322)


masque noir sans ouverture. Le Décimeur se battait sans
ses yeux, et tuait sans jamais hésiter.

L’épée noire plongeait dans les entrailles, brisaient les


reins, empalait et décapitait sans faiblir pendant que les
sabots du cheval pilonnaient les restes inertes des guer-
riers crevant gueule contre terre.

***

Debout sur le promontoire rocheux, elle observait en


silence. Par intervalles, un messager venait l’informer
des avancées et des mouvements des troupes. C’était
formel : donner des ordres, recevoir les rapports des
hommes postés sur les collines et observant la tuerie
sous tous les angles. Elle jouait le jeu, mais elle avait
vu suffisamment de batailles pour savoir que la victoire
était garantie. Pour cette fois encore.

Elle voyait les hommes mourir, les siens, les autres. Les
masses de métal et de chair onduler comme des vagues,
se heurtant, se brisant. Les mouvements répétitifs, les
cris, les chocs. Souffrance, fureur, agonie.

Ce n’était pas l’Empire lui-même que ses hommes affron-


taient, mais des mercenaires venant des campagnes
impériales. Des recrus. Des hommes qui n’avaient rien à
perdre. Des survivants de la violente expansion de l’Em-
pire. Des guerriers payés pour faire le sale travail. Celui
de tester la puissance d’Avhorae. Ils étaient apparus par
milliers dans les Plaines de Sang, et elle avait décidé de
leur répondre par les armes. Montrer à l’Empereur de
Lux, confortablement installé sur son trône lointain,
que les armées d’Avhorae étaient à la hauteur de leur
réputation.

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Benjamin Breton (Order #42978322)


Elle écraserait ces mercenaires. Et puis ceux qui vien-
draient ensuite. Et quand viendraient les Légions, elle
leur ferait face de la même manière.

Sur son épaule, le corbeau s’impatientait.

Elle leva la main gauche. Le corbeau prit son envol et


les cors de guerre résonnèrent dans toutes les Plaines de
Sang. Alors la terre trembla sous le poids des chevaux.
La légendaire cavalerie avhoréenne lancée à pleine
vitesse, portant l’étendard aux corbeaux, rejoignant le
Décimeur au cœur de la bataille. S’écrasant contre les
lances acérées de l’ennemi qui faiblissait trop peu, trop
lentement.

Le Décimeur redoublait de violence. Fermement


accroché aux rênes de son cheval cabré, le guerrier leva
l’épée noire vers le ciel, éclipsant un instant le soleil
rouge de cette aube de sang. Les ombres l’entouraient.
La nuit et la mort tourbillonnant, se concentrant dans
la lame redoutée qu’il allait abattre, encore, jusqu’à ce
qu’il ne reste rien de vivant autour de lui.

Elle le regardait. Elle l’admirait, dans toute sa puis-


sance destructrice. Elle pouvait voir d’ici la terreur dans
les yeux de ceux qu’il tuait, inlassablement. Elle voyait
ses longs cheveux noirs trempés dépassant de sous le
masque, et ses muscles secs sous la masse de mailles et
de plaques de métal. Ces muscles qui ne faiblissaient
pas, jamais.

Elle voyait l’homme est se souvenait de lui avant.

Sa douceur, sa ferveur. Avant les guerres, avant l’épée


noire. Elle se souvenait des conversations jusqu’à l’aube.
Lorsque les aubes étaient paisibles. Et puis les batailles,

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Benjamin Breton (Order #42978322)


et sa souffrance. À elle seule il parlait des yeux de ceux
qui sentaient la vie leur échapper. De cet instant où il
croisait le regard de ses ennemis lorsqu’ils glissaient
lentement sur l’acier froid. Il lui parlait des mille visages
qui hantaient ses nuits. Il tuait pour elle, car il le fallait.
Défendre Avhorae. Elle savait tout de ses cauchemars.

C’est pour lui qu’elle fit forger le masque. Peut-être


parce qu’elle se sentait responsable, ou coupable. C’était
un symbole, une éclipse, une manière pour elle de lui
permettre de fermer les yeux.

Elle se rappelait cet instant où il chevaucha au milieu


des combattants avec le masque qu’elle lui avait offert,
couvrant son visage. Elle le pensa déjà mort. Du suicide.
Mais ce jour-là, il tua plus que jamais. Ce jour-là, elle vit
naître le Décimeur.

Par la suite, elle comprit, démêlant une certaine logique


dans les explications abstraites de son amant : il ne voyait
plus par ses propres yeux. Il voyait les visages des anciens
âges. Les morts des batailles passées. Les silhouettes et
les corps empalés par la lame noire. L’épée guidait ses
mouvements, glissant d’un cœur à l’autre. Par sa lame la
mort parlait. Et par les yeux de la mort, il voyait. Ce que
par le masque il oubliait, l’épée le remplaçait.

***

Le soleil montait à l’horizon. L’air se réchauffait et


l’odeur lourde et âcre de la bataille remplaçait la brume
matinale.
L’armée adverse avait redoublé de violence, criblant de
flèches les rangs avhoréens.

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Elle fit signe aux commandants de préparer la seconde
vague de cavalerie lourde.

Elle se tenait droite sur le promontoire rocheux,


entourée de ses hommes et de ses corbeaux. Fière. Et
malgré la confiance en ses troupes, malgré la routine
de la guerre, elle ne pouvait se défaire du doute. Cette
conscience aiguë du fait que la roue tourne toujours.

Elle songea encore à lui. Elle se demanda s’il lui revien-


drait à la nuit tombée.

Si elle pourrait à nouveau soulever le lourd masque


de métal noir. Et encore une fois contempler ses yeux,
confiants et stoïques. Et son visage, couvert de larmes
de sang.

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L’EMPIRE N’AIME PAS
GÂCHER
Justine Niogret
Je n’ai aucun souvenir du moment où mon bras
a été arraché. Juste l’image, sans douleur ni drame,
d’une branche d’arbre cassée par la foudre, que j’avais
vue quand j’étais enfant. La branche pendait au tronc,
brisée, mais encore accrochée par l’écorce. Autour, une
famille d’oiseaux chantait son désespoir, son nid perdu,
ses œufs brisés.

Je sais que je suis restée à genoux dans l’arène, que j’ai


tenu ce qui avait été mon bras. On m’a dit que j’avais
tiré sur les chairs, à pleine main, l’autre main, la seule,
forcément. Je tirais sur l’os. Je grimaçais, pas de douleur,
mais de répugnance. On m’a tout raconté, expliqué.
On sait tout sur les blessures, dans l’arène. Tout ce que
veulent dire nos grimaces, aussi. Il n’y a aucune limite à
ce que nous endurons.

Et puis on m’a emmenée. Je tirais toujours sur cette


branche déjà morte, et j’entendais le cri déchirant des

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Benjamin Breton (Order #42978322)


oiseaux. C’était peut-être moi qui criais d’une voix trop
aiguë.

On m’a coupé ce qui restait à couper. On a gratté ma


chair pour en sortir les esquilles, puisque l’os avait
éclaté sous le coup de masse, donné au-dessus de mon
coude. Les échardes avaient été projetées jusqu’à mon
torse, et l’une d’elles reste sur le côté de ma gorge, je la
sens lorsque j’appuie, à côté des tendons.

Étrange que je raconte tout cela avec ce que je croyais, à


l’époque : qu’on me soignait. Qu’on m’appréciait, que
j’avais une valeur. Que j’existais, pour l’Empire. C’est
vrai, c’est exactement cela : mais je n’existe pas aux yeux
de l’Empire, j’existe pour eux, comme le chien existe
pour le maître.

J’ai fait gagner beaucoup d’argent dans l’arène, et j’ai


vu la foule chanter mon nom. J’étais quelqu’un. Ils ont
tout effacé. Une fois ma blessure cicatrisée, ils m’ont
mise dans une charrette, bâchée, aveugle, avec d’autres
estropiés. Des jambes, des pieds, des mains en moins.
Un homme sans mâchoire. Nous n’avons pas beaucoup
parlé. Ils avaient peur. Très. J’ai compris que nous avions
été des expériences, des cours, de l’expérience pour de
jeunes médecins et chirurgiens. Notre survie n’avait
jamais été importante. Nous étions les restes, ceux qui
respiraient encore. L’Empire n’aime pas gâcher. Il fallait
bien faire quelque chose de nous.

Malgré les bâches, je devinais le silence sur la route,


lorsqu’on nous croisait. Les roues cessant de tourner, les
rires tus, les chants de marche soudain étouffés. Je le
connais, ce silence. Partout où ils passent, ce silence se
fait.

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Benjamin Breton (Order #42978322)


Le voyage a duré longtemps. J’ai compris quel en était
le but, parce qu’ils ne nous ont pas nourris. Nous étions
de la charogne sur pied. Nos repas coûtaient plus cher
que nos existences.

Après plusieurs jours, la charrette s’est arrêtée et on a


retiré les bâches. Le soleil nous a brûlé les yeux, nous
a coupé le souffle. On nous a fait descendre. L’homme
sans mâchoire a tenté de s’écarter, peut-être de s’enfuir,
je ne sais pas. Ils l’ont frappé d’un coup de bâton, un
de leurs bâtons ferrés : juste sous le palais, là où son
absence de mâchoire ne pouvait pas le protéger. Il s’est
évanoui de douleur.

Devant nous, il y avait un trou. J’ai su que c’était les


mines. Les carrières. Dans mon ventre, je l’ai su. Un
groupe d’hommes et de femmes en est sorti, noir
comme des limaces. Je ne sais pas si c’était un accueil. Je
les ai entendus tousser. Une toux pleine de cristaux, de
pointes, d’aiguilles. Avec eux, ils avaient un cheval aux
yeux crevés. On n’a pas besoin d’yeux, en bas. On n’a
besoin de rien. On n’a plus besoin de rien. Même pas de
deux bras, de ses pieds, de sa mâchoire.

L’Empire n’aime pas gâcher. Il faut bien faire quelque


chose de nous.

Je me suis avancée. Je me suis avancée, pour entrer dans


la mine comme, autrefois, j’avançais pour entrer dans
l’arène. Je n’ai jamais eu peur. Il faut un début à tout.

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SQUELETTE
Pa r J u s t i n e N i o g r e t
J’ai creusé, creusé, creusé.
Je voulais voir ce qu’il y avait en dessous. Les trésors, les
artefacts. Savoir.

Les ruines qui pointaient là, les mêmes bâtiments que


ceux dans lesquels j’avais vécus, exactement les mêmes ;
mais les miens, plus petits, maigres, rachitiques.

Ces rocs taillés de plus en plus petits ; nous, jouant avec


des billes alors qu’eux avaient des montagnes.

J’ai cherché l’entrée, longtemps. Cherché, comme un


chien, le nez collé aux dalles, aux murs, aux recoins.
Cherchant un courant d’air, une faille, n’importe quoi
qui montrerait l’ouverture que je voulais.

Mais rien.

Mes pioches, toutes émoussées, tordues, à la pointe


comme fondues par une forge trop brûlante. Toutes,

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Benjamin Breton (Order #42978322)


brisées sur ces pierres taillées. Leur acier qui ne creusait
rien, à peine une rayure sur la glace du temps.

Comment descendre.

J’ai trouvé un trou, enfin, caché par son propre pourris-


sement. De l’eau avait coulé là, sur une pierre comme
les autres, eau coulée du toit, mais depuis quand ? Des
années ? Des vies ? La pierre était moisie comme du pain
trempé. J’ai creusé là, et la voie s’est enfin ouverte.

J’ai creusé.

Je suis descendu.

Des marches. Aussi hautes que moi, terribles. Des


marches pour géants. J’ai glissé là, gestes gourds et de
ce monde trop grand pour moi. J’ai descendu marche
après marche, en y frottant mes pantalons usés.

Et l’escalier est mort. Fini contre un mur, un mur


immense, un mur aux briques, aux pierres plus larges
que mes mains ouvertes au bout de mes bras.

Un mur.

Comment descendre, comment creuser.

J’ai cherché. Cette fois il faisait noir, et ma lampe à huile


brûlait dru, brûlait fumeux, une toux grasse comme du
beurre.

J’ai cherché. Cette fois mon sac était plus léger, mes
rations plus maigres.

J’ai cherché. Cette fois je n’avais plus de pioche.

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C’était au fond d’un recoin, dans les pâtes fondues
d’un amas de toiles d’araignées, gris sur gris, collant
sur collant, un sucre acide déjà mort plusieurs fois. J’y
ai enfoncé les doigts, les mains, et j’ai creusé dans ces
cheveux tissés, emplâtrés d’une poussière sans nom.

Un trou. Une dalle brisée comme une dent contre une


table, diagonale douloureuse et encore aiguë.

Je m’y suis glissé.

À m’y râper les épaules, je m’y suis glissé. À m’y coller


la joue contre le sol, à m’y coincer une oreille dans une
fente des pierres, tirer, déchirer, brûlure chaude du sang
qui coule. J’ai retiré mes chaussures pour appuyer mes
orteils sur ce passage qui ne voulait pas de moi. J’ai
poussé, les mains tendues devant moi, les omoplates
rentrées dans les côtes par le poids des dalles pesant sur
moi. J’ai cassé mes ongles pour gagner chaque avancée.
J’ai mordu le sol, je crois bien, si fort était mon désir
de descendre. J’aurais déjà pu me poser la question de
la remontée, mais je suis enfin sorti du passage aigre,
du passage anguleux, du passage barbouillé du sang de
mon oreille arrachée, et de mes ongles retournés, et de
mes pieds coupés aux anciennes pierres.

J’ai retrouvé un escalier. Plus grand, plus large que le


premier. Je n’en voyais pas les murs, juste des marches
jusqu’à l’horizon de droite, des marches jusqu’à l’ho-
rizon de gauche. La petite poche de la lumière jaune de
ma lampe, au milieu de rien, au milieu du noir. J’ai dû
me pencher pour voir la marche en dessous de moi. Me
pencher sur ce qui était un gouffre. En était-ce un ? En
était-ce un, vraiment ? Pour moi, oui. Un puits. J’avais
une corde, et plus rien à manger. J’avais une corde, et
déjà l’étincelle brune de la faim au creux du ventre.

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Je suis descendu.

Les marches étaient terribles. Plus hautes que moi.


Creusées au milieu comme des coques de navire. Quels
pas les avaient fait plier ? Quel poids avait usé la pierre ?

Je suis descendu. Araignée au bout du fil de ma corde


blanche, moi, noirci de tout ce terrassement.

Le son de ma respiration flottait devant moi, pur, cris-


tallin. Le silence était tel que j’étais cristal, résonnant,
tous mes os vibrant doux, une flûte où passait mon
souffle. J’en étais terrorisé.

J’ai posé mon pied sur le sol. Était-ce le premier, le véri-


table sol sous tous les autres, la première couche sous
toutes les autres ? Comment savoir. Il faisait trop noir
pour chercher mieux, et ma lampe mourrait douce-
ment. J’avais faim.

Dans la dernière lumière, j’ai vu ; j’ai vu. Le squelette. Il


était couché sur le côté, serein de toute sa blancheur. Le
gros crâne avait roulé un peu loin des vertèbres, comme
la tête des très jeunes enfants qui dorment, le cou
tendu, tordu, fleur trop lourde pour leur tige. Le sque-
lette donnait cette impression de sommeil gourmand,
rêveur. Elle, car je sus que c’était Elle, dormait avec les
mains sous la joue, en tous cas là où s’était trouvée sa
joue. Elle était immense. Immense. J’étais à peine grand
comme sa main. La lampe a craqué une dernière fois
avant de s’éteindre. J’étais seul avec Elle. Seul.

Je me suis accroupi au sol. J’ai tâté autour de moi, en


essayant de ne pas la déranger. J’ai senti les os de son
bassin, et si loin au-dessus, ses côtes. Je me suis roulé
en boule au milieu de cela ; dans son ventre, son ventre

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sans os ni chair, son ventre qui n’existait plus, son ventre
sans trace. Je m’y suis roulé. Je fais silence.

Je fais silence.

Comme un bijou au milieu d’elle. Un artefact.

Que dire.

Une tombe dans une tombe.

Silence.

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LE MASQUE
Pa r J u s t i n e N i o g r e t
Je ne sais pas pourquoi elle me garde auprès d’elle.
À vrai dire, je ne sais même pas si elle me voit encore,
mais qu’importe.

Je ne sais pas pourquoi je reste, non plus.

En souvenir, peut-être. Ou par espoir. Si c’est par espoir,


je suis un imbécile. Et je sais que je reste par espoir.

J’étais le serviteur de son corps. Je l’essuyais, je le lavais à


la fin de ses longues journées. Je la baignais, elle, douces
caresses faites à l’éponge, eau savonneuse, laiteuse,
parfumée. Elle y trempait, elle y flottait comme une
algue. Je la coiffais, je nattais ses beaux cheveux pour
la nuit. J’embrassais ses yeux lorsque le travail l’avait
épuisée, lorsque trop de prières l’avaient épuisée.

Je touchais son corps avec des onguents, des crèmes, je


savais chacun de ses secrets, la peau presque translucide
au creux de son aine, les poils de bronze cachés sous
ses bras durs. Je savais son odeur, chaque fois un peu

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Benjamin Breton (Order #42978322)


différente, plus douce, plus sucrée. Il n’y avait jamais
rien d’autre. Jamais. Cela ne me manquait pas. Je savais
tout, et je ne désirais rien.

Eux, eux c’est autre chose. Je voyais bien ce qui passait


dans leurs yeux ; du désir, bien entendu, mais tellement,
tellement de peur.

Elle était pure. On les juge, ces femmes, on leur donne


des noms qui ne sont pas les leurs. On imagine les plans
et les secrets derrière leurs désirs, mais elle n’avait aucun
plan ni aucun secret. Elle priait en touchant la chair,
tout simplement. Toutes les chairs, toutes. Il n’y avait
pas que ce qui se passait à l’intérieur du temple, à l’in-
térieur de sa chambre. Je l’ai vue… je l’ai vue coiffer un
vieil homme, sortir son magnifique peigne d’or des plis
de sa robe, et le coiffer, là, après lui avoir tendu la main,
l’avoir apprivoisé comme un oiseau rare. Il s’était laissé
faire. Elle avait coiffé ces cheveux d’argent, translucides,
aussi légers que ceux d’un bébé. Je l’ai vue sentir le bras
d’une femme épuisée de porter une jarre d’eau sur sa
tête. Je l’ai vue passer sa joue sur le bras de cette femme,
peau brûlante, couleur de pain cuit, piquante de sueur
et à la fois glissante et glacée par l’eau tombée goutte à
goutte d’une fissure de cette jarre. Je l’ai vue… je l’ai vue
tant faire. Chaque toucher était une prière. Elle savait
voir la beauté dans chaque corps venu à elle.

Mais eux… il n’y avait pas de prière dans leur désir, mais
de la crasse. Pas tous, non. La plupart venaient prier avec
elle, et je les entendais, grands bruits de corps, de râles,
de rires aussi. Ils sortaient de son temple heureux, et
elle était heureuse elle aussi de cette rencontre. Je parle
de ceux qui lui donnaient de vilains noms, je parle de
ceux qui se provoquaient jusqu’à ce que l’un d’eux, les
doigts tremblants, sorte sa bourse et y prenne une pièce

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d’or, un joyau, une somme qui aurait fait manger une
petite famille un mois, deux, parfois plus. Ceux-là, il
leur fallait toujours se défier pour oser.

Je sais qu’ils voulaient lui prendre quelque chose, mais


ils n’y arrivaient jamais. Elle ne donnait rien, elle ne
perdait rien dans ses étreintes. Elle s’y trouvait, comme
elle se trouvait dans les cheveux du vieil homme et la
sueur de la femme épuisée, comme dans les bras de
ceux qui priaient avec elle.

Elle n’a jamais compris cela. J’aurais voulu lui expliquer


qu’il fallait se méfier de ceux aux mains tremblantes. Lui
expliquer qu’ils avaient besoin d’elle et que ce besoin
les angoissait, les mettait en rage. J’aurais voulu lui
expliquer, mais elle ne parlait pas. Elle était tout entière
dévouée à la chair, le chant des mots ne lui était rien.
J’aurais dû lui expliquer, et peut-être qu’elle se serait
méfiée. Je ne sais pas. Je suis un homme d’espoir, donc
un homme stupide, je l’ai déjà dit.

Elle ne s’est pas méfiée lorsque l’un d’eux lui a offert


ce cadeau. C’était un masque laid, mal forgé, grosses
écailles de rouille prises dans les creux. Il puait le fer.
Ses yeux étaient creux, deux gouffres terribles, vides. Ce
n’étaient pas que des trous. C’étaient deux minuscules
choses crevées dans la poussière.

Je ne sais pas comment et qui lui a donné le masque. Je


l’ai trouvé sur son grand lit blanc, posé sur un des cous-
sins. Il m’a répugné. J’ai voulu le prendre, le ranger, le
cacher, je l’avoue. Mais elle a posé sa main sur la mienne
pour arrêter mon geste. J’ai bu ce contact, comme à
chaque fois que sa peau touchait la mienne. J’ai levé
les yeux et je l’ai regardée, elle, dans ces yeux qui ne
voyaient que la beauté, l’innocence, la vie. J’ai hésité,

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mais je n’étais pas son maître, ni son dieu, ni même son
ami. J’étais son serviteur, alors j’ai retiré ma main.

Le lendemain matin, je l’ai trouvée debout devant sa


fenêtre. Elle portait le masque. Elle regardait dehors. Il
devait faire froid, puisque deux fumeroles montaient
des trous de ses yeux. Elle s’est tournée vers moi, et a
sursauté, a semblé se réveiller d’un rêve douloureux. Elle
a retiré son masque. Elle en gardait une barre creusée,
rouge, dans la chair de son nez. Elle m’a souri, m’a
caressé la joue. Elle sentait qu’elle devait me rassurer. Et
puis, la journée a été comme les précédentes, et elle a
prié, elle a travaillé.

D’autres matins, je l’ai trouvée à regarder par les yeux


morts de ce masque de fer. Toujours, les fumées.
Toujours, la barre rouge en travers du nez. Toujours,
cette caresse sur ma joue. J’ai compris, plus tard, qu’elle
s’excusait. De quoi ? De se faire dévorer, peut-être. De
disparaître.

Un matin, je suis entré et elle n’était pas là. Je connais-


sais tant son parfum, celui de son corps, celui de ses
cheveux, et j’espérais si fort, que j’ai réussi à la suivre.
Je l’ai trouvée dans les montagnes. Elle avait couru et
ses pieds saignaient. Elle a entendu mon cri, elle s’est
retournée. Elle avait pleuré et son masque avait bavé sa
rouille sur ses joues. Car elle le portait encore, et elle
pleurait à l’intérieur. Elle m’a laissé approcher d’elle,
elle m’a saisi aux épaules, ses mains fortes sur ma chair,
et malgré tout cela j’ai frissonné. Nous étions seuls
dans la montagne, et elle a crié, un désespoir aussi pur
que l’avait été son désir, autrefois, déjà autrefois. Son
masque fumait par les trous de ses yeux, et j’ai tenté de
le lui retirer, mais elle a frappé mes mains, sèchement,
en poussant des cris douloureux. J’ai repensé à son nez,

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à cette barre rouge, et j’ai eu l’idée de ce masque ayant
poussé des racines dans son visage, son si doux visage.
J’ai cherché ses yeux dans les trous de son masque et je
n’ai rien vu. Rien. Elle a tendu les bras, soudain, elle s’est
dirigée vers quelque chose que je ne comprenais pas
encore ; un ancien feu. Elle s’est laissée tomber devant,
un de ses genoux se coupant profondément à une pierre
de silex perçant le sol. Elle a saisi la bûche consumée de
ce foyer, elle l’a prise à pleines mains devant moi, et elle
a broyé ce charbon, elle l’a dispersé dans le vent, sur la
terre, et j’ai compris ce qu’elle voulait dire. Elle ne voyait
plus que des cendres. Elle a saisi mon visage et y a frotté
cette suie, et j’ai compris encore que même les corps,
pour elle, n’étaient plus que des cadavres consumés. Elle
ne voyait plus que la mort. Elle ne voyait plus que le feu,
ou plutôt ce que le feu aurait laissé derrière lui. Elle s’est
frappé le cœur de ses mains noircies, et elle a taché ses
seins, étoiles noires, froides. Je l’ai prise dans mes bras
et j’ai pleuré avec elle.

Nous avons erré. Elle a changé. Elle est devenue autre,


et au début, tout lui a été douloureux. Elle avait physi-
quement mal d’être séparée d’elle, d’une part d’elle qui
étouffait, qui ne trouvait pas la sortie vers le monde. Je
la coiffais, mais au lieu de sécher ses cheveux à l’odeur
de jasmin, je frottais une crinière poussiéreuse, usée par
les courroies de ce masque. Au lieu de lustrer sa peau, je
bandais les coupures saignantes de ses pieds. Au lieu de
caresser ses joues, je tentais de retirer la suie tombée des
yeux fumants de son masque. Je ne l’ai jamais trouvée
laide. Même sale, même sous ce masque. Même lors-
qu’elle a commencé à se couvrir de cicatrices, qu’elle a
maigri, que j’ai vu ses côtes sous sa chair. Je ne désirais
rien ; juste être avec elle, et j’étais avec elle.

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Un matin, elle a ri. Je me suis réveillé, et l’espace d’un
instant je me suis cru chez nous, dans son temple, sur ce
lit gigantesque et ces coussins de soie. Mais nous étions
dans les montagnes, encore, et elle était maigre, et elle
était sale, mais elle riait et le soleil levant lui donnait
un masque de sang, rouge, luisant comme d’une fièvre.
La fumée sortie de ses yeux était noire, plus que jamais.
Elle m’a tendu ses deux mains ouvertes en coupe, et j’ai
hésité à regarder ce qu’elle me faisait voir. Mais je l’ai
fait. C’était le cadavre d’un rat. Elle l’avait décharné avec
ses ongles, avec précaution. Arraché le moindre tendon,
la moindre veine. Toute la viande crue était jetée sur le
sol, et elle me tendait un squelette presque parfait, déjà
blanc. Elle riait. Elle me demandait de comprendre, et je
l’ai fait, par amour pour elle. Ses deux moitiés s’étaient
retrouvées. Son amour de la chair, et sa vision de mort.
Tout tenait dans ce secret, dans ce rat décharné. Une fois
les os à nu, elle ne voyait plus de cendres. Tout était à
nouveau magnifique, lisse, heureux.

Certains diraient que je l’ai vue devenir folle, ce matin-là.


Mais moi, je l’ai vue redevenir heureuse.

Nous avons trouvé des chevaux. Nous avons trouvé des


armes. Elle a recommencé à prier. Elle les coursait, elle
les dénudait, elle leur arrachait la chair et les muscles.
Elle priait. Elle a commencé à garder les os, à en faire
des mobiles dans le vent, pendus aux arbres. À en faire
des sculptures dans les montagnes. Des chemins pavés
d’os.

Je vais, parfois, en bas des montagnes. Je vole ou j’achète


de quoi nous nourrir, selon la richesse des hommes et
des femmes qu’elle tue. Je reviens, mon cheval chargé de
nourriture. Je reviens, parfois avec des hommes et des
femmes à qui je fais croire qu’il y a un filon de métal,

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une relique, n’importe quoi. Nous dormons sur le
chemin, et elle descend de sa cachette, la nuit, et elle fait
ses prières, et je ne demande jamais ce qu’elle fait des
corps, mais le lendemain il y a un crâne de plus noué
à sa selle, des nouveaux mobiles pris dans les branches
des arbres. Elle a fixé des choses à sa selle, des choses
sur lesquelles elle s’assied, des os longs et trapus, et cela
aussi sont ses prières, et je préfère ne pas y penser trop
longtemps.

Je ne sais pas pourquoi elle me garde auprès d’elle.

Je pense qu’elle sait qu’elle m’en demande trop. Puisque


parfois, lorsque je reviens seul, elle vient sous mes
couvertures et elle essaye de prier comme elle le faisait
avant, dans son temple.

Moi, je ne désire rien ; juste être avec elle, et je suis avec


elle. Même si son sexe est glacé et si ma chair ne sait pas
lui plaire autant que les os fixés sur sa selle.

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LA VAUTOUR
Pa r J u s t i n e N i o g r e t
Quand il est mort, nous l’avons laissé aux vautours.
Il était déjà froid, mort de la blessure qui le faisait
respirer en sifflant. À la fin, il puait.

Sa blessure n’avait rien eu d’extraordinaire. Un ennemi


lui avait planté une lame dans le dos, mais le trou était
minuscule, comme ceux que les fourmis font dans la
terre. Personne n’y avait prêté grande importance, pas
même lui. Mais comme les trous des fourmis, celui-là
s’enfonçait loin, et il avait poussé ses racines dans ses
poumons.

Il avait eu l’odeur de pourri dans le nez et la bouche en


quelques jours, et puis même moi je m’en étais tenue
éloignée, parce que chacun de ses souffles portait la
mort.

Je l’ai trouvé froid dans sa tente, un matin.

Nous l’avons laissé aux vautours.

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Les vautours de la fin de caravane sont les plus gras,
les plus lourds ; ce sont eux qui mangent le mieux. Les
autres, ils sont en avant de nous, ils cherchent, ils sont
vifs, secs, nerveux. Ils doivent gagner leur nourriture.
Les autres sont repus de la graisse des cadavres. Je les ai
regardés le manger.

J’ai grandi sans lui, et son absence n’a pas été doulou-
reuse. Tous les pères meurent, et tous n’ont pas une
poignée de jours pour se voir mourir, pour dire adieu. Le
mien ne m’a pas dit adieu. Il regardait les vautours, les
gras, les repus. Il n’avait pas peur. Mais de quoi peut-on
avoir peur ? Les fins sont déjà toutes écrites.

Des années après, j’ai trouvé le bijou enfoncé dans le


sable. Après une charge, écrasé par les sabots, rouillé
d’un sang qui n’était pas le mien. Il ne venait pas de
nous. Je n’en avais jamais vu de pareil. Une griffe, une
serre dorée. Le poids des chevaux ne l’avait même pas
déformée. Une main de vautour.

Je l’ai prise, regardée. Elle me faisait penser à mon père,


bien sûr. À nos vautours, qui portaient tous, mainte-
nant, un peu de lui.

J’ai cousu le bijou à ma ceinture, caché. Je ne voulais pas


que d’autres me l’envient.

Cette nuit-là, j’ai rêvé que je volais, haut sur le vent, que
l’immense plaine se déroulait dans toute sa splendeur,
sa violence, son inhumanité. Nous sommes voyageurs
dans les herbes dures, l’endroit n’est pas à nous. Nous
ne faisons que passer. Seuls restent les vautours.

J’étais une guerrière sans importance. Mon cheval était


volontaire, mais petit. Mes bras étaient forts, mais pas

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assez pour me battre dans le sable, entre amis, comme
faisaient d’autres guerriers et guerrières, à la presque
nuit, à s’entretuer pour la gloire, pour qu’on chante
leur nom l’espace d’un instant. Je n’aurais eu aucune
chance d’y survivre, on m’aurait cassé les dents et
j’aurais dû rejoindre la queue de la caravane, avec les
vieux et les malades. Je n’ai pas les oreilles coupées, les
lèvres brûlées, je n’ai rien fait à mon nez pour le rendre
comme ceux des créatures de cauchemar. Je n’aime pas
la douleur, elle me repousse. Je suis trop douce, je l’ai
toujours su.

Malgré tout cela, je savais tuer l’ennemi. Tous ceux que


j’ai tués n’avaient vu venir à eux qu’une petite femme
sur un petit cheval. Certains avaient même ri. Ceux-là,
je leur avais cousu la bouche dans les joues, retroussées
dans un sourire forcé, pour qu’ils n’oublient pas, même
morts, que leur vie avait été soufflée par quelqu’un dont
ils s’étaient moqués.

De plus en plus, je touchais mon bijou. Pendant les


haltes, les chevauchées. Avant les batailles. Il me rassu-
rait. Et je rêvais, de plus en plus souvent, que je volais
devant la horde, que je voyais le monde par des yeux
jaunes.

Et puis, nous avons attaqué Meerkath. Une petite ville


fortifiée au milieu du grand rien, plantée là dans le
désert d’herbes hautes. Ramassée autour de ses trois
puits, de grandes voiles tendues au-dessus des murailles
pour attraper le vent et la rosée du petit matin. Ils ont
toujours peur de manquer d’eau, à Meerkath. Alors
nous y passons parfois, pour abattre leurs voiles et jeter
les cadavres dans les puits. Petit plaisir comme un autre.

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Et cette nuit-là, j’ai fait le premier véritable rêve. Je
survolais Meerkath, mes yeux jaunes voyant tout, notant
tout. Nous n’avons jamais frappé au cœur de Meerkath.
Je ne saurais pas dire pourquoi. Je ne fais pas partie
des savants, de ceux qui montent les plans de guerre.
J’imagine que l’amusement suffit, cette petite ville de
la soif comme un pot de miel entre deux véritables
combats. Il faut dire que la muraille est dure, même
pour nous. Il faudrait beaucoup de force pour la percer
réellement, et Meerkath n’en vaut pas l’effort. Mais cette
nuit-là, donc, j’ai rêvé. Je faisais le tour du mur, je volais
là, en silence, sans me faire voir des gardes. Je les frôlais
de ma main, ou de mon aile, je ne savais pas. Leurs joues
étaient douces, elles se hérissaient à mon contact et ils
regardaient autour d’eux, surpris, sans rien voir d’autre
que le vent. Le mur était le même depuis toujours,
épais, planté loin dans le sol, en forme de triangle, la
base si large que rien ne pouvait la faire basculer. Je
suis montée dans le ciel, à boire les étoiles, et quand
j’ai baissé les yeux j’ai vu le trou. J’ai ri, quelque chose
d’aigu. Une part du mur était tombée à l’intérieur de la
ville, effondré, et les habitants n’avaient pu reconstruire
que l’extérieur, une façade fragile. J’ai ri, encore, et mon
rire m’a réveillée.

Le lendemain, à la charge, j’ai fait les gestes de bataille,


qui disent sans avoir à parler, qui disent malgré le bruit
des armes et les hurlements. Les combattants autour de
moi ont froncé les sourcils, ils ont hésité. Après tout, je
n’étais personne, ou presque ; juste la fille de mon père,
mon père mort d’un trou de fourmi dans les poumons.
J’ai touché mon bijou, et j’ai dû avoir quelque chose
dans les yeux, parce qu’ils ont hoché la tête et à leur tour
fait les gestes qui disent « on te suit, montre le chemin ».
J’ai galopé, j’ai quitté la troupe avec mes combattants
autour de moi. Nous avons rejoint le pan de mur fragile.

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Nous avons tué les gardes ; jeté les grappins attachés aux
selles de nos chevaux. Nous avons détruit cette façade
creuse, et puis nous sommes entrés dans Meerkath.
Nous nous sommes gorgés. Les vautours vomissent
parce qu’ils ne savent pas s’arrêter de manger, et j’ai
ressenti la même chose. Pour une fois, j’étais quelqu’un,
pour une fois, on m’obéissait.

Les autres avaient vu, deviné qu’il se passait quelque


chose, et ils nous rejoignaient. Nous savons l’odeur du
sang, et celle de la sueur des combattants, ce poivre qui
dit la joie de détruire. Nous nous sommes gorgés. Je
touchais le bijou à ma ceinture et je tuais, et je riais. Les
voir morts ne me suffisait pas, il me fallait me venger
de ces rires, de ce cheval trop petit, du trou de fourmi
qui avait dévoré mon père. Les rares qui vivaient encore
s’étaient retranchés dans la tour au milieu de Meerkath,
la tour faite autrefois, lourde et épaisse, imprenable.
J’ai ordonné qu’on sorte leurs morts de leurs tombes,
leur petit cimetière de paysan, et je les ai fait planter sur
des piques pour qu’ils soient debout, qu’ils regardent
la tour, qu’ils regardent les vivants. Je les ai fait habiller
d’armures, je les ai fait tenir des armes, grosse corde
nouée autour de leurs mains pourries. C’est aux morts
de Meerkath que j’ai fait assiéger les vivants. Et je suis
restée là, à les regarder, à les entendre hurler des noms
que je ne connaissais pas. Certains sont sortis. Je les ai
fait tuer. Je les ai fait planter sur d’autres piques. Ils ont
monté la garde eux aussi. Et puis, quand les rares, très
rares habitants encore vivants ont voulu sortir de leur
tour, je les ai recouverts d’huile et j’y ai mis le feu. Ils ont
couru sur la plante herbue, de plus en plus lentement,
de plus en plus bas. Ils hurlaient, mais ça n’était plus les
noms de leurs morts. Nous avons rasé Meerkath. Sauf la
tour, mais j’y ai laissé les morts, et les piques.

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Meerkath a été la première ville. Ma première ville. Je
sais, chaque nuit avant l’assaut, je sais les faiblesses des
murs, et le plan des cités, et là où vivent les gardes, et
là où se cachent les femmes et les enfants. Je sais où
ils mettent leurs provisions et où jeter des ordures pour
atteindre leur puits. Je sais tout.

Maintenant, mes chevaux sont grands, bien coiffés,


perles d’os dans les crins, selles du meilleur cuir. On
m’appelle La Vautour, et on raconte que mon père est
mort au combat, fier et orgueilleux, et on ne compte
plus les villes et les villages que j’ai rasés jusqu’au sol.

J’ai tué mon petit cheval, et je l’ai offert aux vautours. Il


ne reste rien de ma vie d’avant, à part mon bijou. Mon
bijou qui fait rêver jaune. Les vautours ne m’ont pas
quittée des yeux pendant qu’ils mangeaient mon cheval,
pendant qu’ils mettaient chaque os à nu. Et c’est ma cein-
ture qu’ils regardaient, et le bijou, cousu dans ses plis.

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BASTIEN LECOUFFE DEHARME GRAHAM MCNEILL
FRANCK FERRIC JUSTINE NIOGRET

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