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et cætera

Poulpe mixtion

Fantaisie poérotique

Ytsor@

73 305 mots
438 705 caractères

Isabelle Rosty
12 TER rue Élisabeth Genin
37210 Rochecorbon
isabelle.rosty@neuf.fr
0699066528
Perdre
Mais perdre vraiment
Pour laisser place à la trouvaille

Guillaume Apollinaire

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Prologue.

L’activité de plus en plus agressive de l’industrie humaine

ayant altéré les écosystèmes et raréfié les espèces animales sau-

vages, les virus avaient franchi la barrière inter-espèces et

s’étaient répandus au rythme accéléré de l’hyper-modernité, tandis

que le permafrost continuait de dégeler, libérant quantité d’agents

pathogènes inconnus, tous résistants aux antibiotiques.

VIH, A(H1N1), Ebola, Sras, Zika, Sars-Cov-1, MERS-CoV,

Sars-Cov-2 et sa déclinaison de variants d’alpha à oméga et au-de-

là, la furtivité du vivant invisible n’avait pas seulement épuisé les

ressources de l’alphabet grec, ses métamorphoses invincibles

avaient fini par ronger les barreaux de la cage dorée d’Homo œco-

nomicus et, dans le même mouvement, parachevé sa désillusion et

précipité le déclin de la civilisation au sein d’une nature toujours

plus inventive.

Dès lors, les nobles descendants d’Homo erectus avaient été

tour à tour aspirés dans la spirale des fléaux biologiques et clima-

tiques, quand ils n’étaient pas victimes des exactions sanglantes

des milices privées et des groupes terroristes qui pullulaient dans

un monde de plus en plus fracturé et mortifère. Et comme disait le

fabuliste :

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :


On n’en voyait point d'occupés
À chercher le soutien d'une mourante vie.

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Mais la mort avait contaminé les esprits et le langage bien

avant de triompher des corps. Si vivre consiste bien à résister à la

mort, les fonctions propres à la vie humaine réagissaient de moins

en moins bien aux agressions répétées de la nature, ainsi qu’à l’ob-

solescence des valeurs propres à rassembler et à défendre le genre

humain. Suite logique du nihilisme généralisé, les organismes les

plus résistants survivaient dans un monde faux, laid et cruel.

La pensée avait en effet perdu son souffle créateur quand

avaient déferlé les premières images de malades sous assistance

respiratoire. Le tout-numérique ayant achevé de dématérialiser la

plupart des échanges, on ne se parlait plus vraiment, ni à ses sem-

blables, ni à soi-même, et chacun se complaisait dans sa bulle cog-

nitive.

L’existence des autres, de plus en plus abstraite et incertaine,

était devenue dérangeante et menaçante, au même titre que les faits

et les événements réels, méthodiquement recouverts par les contre-

façons indétectables des usines à trolls. Le conformisme moral de

l’intelligence artificielle de Google, Facebook § Cie avait infiltré

l’école et conquis la vie privée. Cibler et Détruire, Name and

Shame, telle était, du berceau à la mort, l’unique obsession des of-

fensés de tous les pays.

Les confinements aidant, on étourdissait sa nostalgie dans le replay d’un monde perdu,

mais tout aussi factice – documentaires animaliers, thrillers, matchs sportifs et politiques, Porn-

hub et Netflix à gogo – et l’on propageait sur la toile des informations virales invérifiables –

l’idée-même de vérification avait disparu depuis longtemps, mais pas les virus. Si les vaccins

échouaient à fabriquer des anticorps, les logiciels antivirus répliquaient inlassablement aux at-

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taques virulentes des hackers. Le mythe de l’immunité informatique entretenait ainsi une douce

illusion d’immortalité, qui scintillait sur les écrans et dans les casques de réalité augmentée.

Tout allant de mal en pis dans le faux monde globalisé, la vie

publique s’était tout naturellement désincarnée. Les États avaient

délégué les prises de décision d’intérêt politique et économique aux

machines de plus en plus intelligentes – les chatbots n’ayant plus

rien à envier à des êtres parlants qui identifiaient leur cerveau à un

système cybernétique et la pensée à un calcul binaire. Parallèle-

ment, OpenAI entraînait de mieux en mieux l’IA à la simulation de

la réalité et les prouesses de ses générateurs de textes, d’images et

de films couronnaient la politique de la post-vérité.

Certes, le capitalisme agonisait, mais le moribond continuait

d’absorber dans sa course folle vers la mort toute forme de créati-

vité réfractaire. Il ne restait plus dans le halo de lumière bleutée

des salons et des chambres, que des rires idiots dans des corps

zombifiés.

Il fallait bien l’admettre, la bobine était filée. Les âmes et les

corps des survivants s’identifiaient enfin à leurs équivalents artifi-

ciels, et ce n’était pas nouveau. On n’avait fait que perfectionner

les algorithmes, multiplier les pixels, ajouter des couches factices

de sens sur des prothèses hallucinogènes. Les contradictions, l’am-

biguïté et la complexité de la vie réelle avaient définitivement dis-

paru de la pensée, qui elle-même s’était dissoute dans le spectacle

de sa vacuité. En à peine un demi-siècle, les individus étaient ainsi

passés du foisonnement de la vie vécue au spectacle généralisé du

faux, et du cybermonde à l’hyperréalité – règne du simulacre, mais

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sacre fatal pour les êtres hyperconnectés, frustrés et hantés par le

déni de ce qui avait disparu depuis belle lurette : le désir, l’imagi-

nation, une singularité incarnée.

Mais le réel finit toujours par faire effraction. Le coup fatal

a été porté en janvier 2030 avec l’effondrement définitif des ré-

seaux internet. Cette fois, les rescapés de la catastrophe n’étaient

plus protégés du face-à-face avec leur image aliénée et le jeu illu-

soire de l’âme humaine en perdition échouait à dissimuler sa dé-

confiture.

Trois mois plus tard, le réseau satellitaire, ultime cheval de

bataille des deux grandes puissances, avait lui aussi collapsé. Les

Chinois et les Américains avaient eu beau multiplier leurs gigabits

et leurs térabits à l’envi, tous se retrouvaient Gros-Jean comme de-

vant. Le système médiatique s’est définitivement retourné contre

lui-même et le cybermonde s’est aboli dans la fosse sans fond du

réel. La détresse d’Homo sapiens était irréversible.

Aujourd’hui, 21 juin 2036, les miroirs aux alouettes sont dé-

finitivement noirs. Le grand livre de la civilisation se referme sur le

vide et la mort.

Seule règne, urbi et orbi, la dure loi de la sélection naturelle.

Ytsor@

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Hors bord.

Soudain, d’une seule voix, gutturale, la multitude :

— Ah ! mais… que reste-t-il alors ?

Dans le débraillé céleste s’évanouissent des formes en effilo-

chés ocres et safran. On perçoit d’abord un murmure ; puis ça

gronde de là-haut. Clameur où s’entrechoquent douleurs, terreurs et

convulsions. Long silence.

Une autre voix, féminine, de contralto :

— La Terre ; ses bêtes cruelles et radieuses ; les lois de la pe-

santeur ; des trous noirs ; le cycle des jours, des nuits ; l’image mo-

bile de l’éternité ; la rose sans pourquoi qui fane dans la persistance

de la lumière ; le néant vibrant ; les pierres brutes ; l’iridescence

des cimes enneigées, les vampires des abysses, l’élégance fan-

tasque des céphalopodes, le foisonnement silencieux de l’humus,

les

— Mais… mais… et l’homme ? Va-t-il disparaître ?

— Séparé de la nature et envié de personne. Comme un soli-

taire, il se meut dans l’autre vaste vie, répondrait un poète.

— Oui ou non ? Répondez ! Nous ne comprenons rien à votre

langue de poète.

— Il semblerait qu’en dehors d’une élite transhumaniste in-

touchable, des groupes d’humains isolés vivent encore ici ou là, ter-

rés et hébétés. Il reste peut-être quelques individus libres, indemnes

des illusions du grand spectacle hédoniste. Conscients du grand air

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et des songes qui peuplent encore leur temps, ils errent et se réin-

ventent, joyeux vagabonds du bas-débit, coquilles friables décon-

nectées et amoureux des silences perlés de chuchotis sauvages,

leurs images cinglent la face gelée des pensées. Ils ont appris à rire

de la peur sous la clarté livide du ciel. Ces êtres singuliers poéro-

tisent leur renaissance, dansent et jouissent au bord de l’ombre.

— Et… quoi ! c’est tout ? Peut-on les imaginer unis, ces êtres

étranges ?

Un blanc.

— Leur arrive-t-il de penser à notre devenir ? Aiment-ils

leurs prochain·e·s ? Et les valeurs qui illuminaient notre civilisa-

tion ? Les Lumières, les Droits de l’Homme… c’était quelque

chose, quand même !

Un blanc.

— Peut-on… au moins… encore un peu… espérer ?

— Il faudrait imaginer… une nouvelle chorégraphie amou-

reuse… laisser circonvoluter la langue autour du vide… réinventer

la joie du dire voltigeur… écrire ce qui renverse nos existences et

se verse dans les incises… les eaux vives… la puissance de la nuit

et son épiphanie… mater un peu à travers les brèches de la palis-

sade des mots de la tribu… quel vent de chaos… quels autres

amours… vifs et mortels.

— Mais qui parle ? Qui êtes-vous Madame ? continue une

voix de plus en plus brisée.

— Nous sommes la griffe sous l’ongle, l’ombre de vos

proies…

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— Nous ? Mais... vous êtes combien ?

— Acrobates des profondeurs, nous sommes vos spectres

chamarrés et facétieux.

— Que devons-nous faire maintenant ?

— Déambulez tout ouïe dans le bois joli ! Carambolez les

lettres et les lignes ! Feuilletez en tous sens ! Et surtout, n’oubliez

pas la musique !

—…?

Miroir noir.

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I – Feux d’Adèle

S'il n'est pas possible d'accommoder un astre à la petitesse humaine, il est loi-
sible à l'homme de s'en servir pour briser ses misérables limites.
Georges Bataille

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La cabane.

02/01/36. Milieu d’après-midi .

La porte déglinguée semble ne tenir qu’à la grâce du patient

artisanat des araignées. Au fond, un canapé, naguère rouge éclatant

est accolé à une armoire vitrée abritant des livres et quelques ca-

hiers. Épuisé et intrigué, il pose son gros sac en ARMALITH® et

soulève délicatement le crochet de la vitrine, mais le meuble ver-

moulu s'effondre à ses pieds. Il entreprend d’extraire de l’amas de

bois et de débris coupants des livres en partie moisis, les dépose un

par un sur une grande table de ferme : des recueils de poésie, Mal-

larmé, Rimbaud, Baudelaire, des auteurs qu’il ne connaît pas ou

qu’il n’a jamais lus, Pierre Louÿs, Walt Whitman, Bernard Noël,

Georges Bataille, Grisélidis Réal, Annie Le Brun, quelques livres

d’art érotiques et des essais philosophiques. Il se rappelle avoir ai-

mé la poésie et la littérature classique dans sa lointaine jeunesse,

mais jamais il n’avait ouvert un livre érotique. Hormis la lecture du

supplément Livres du journal Le Monde, auquel il était resté abonné

jusqu’à la faillite des imprimeries, il s’était consacré aux publica-

tions scientifiques utiles à ses travaux de chercheur.

Il reste à dégager un petit coffre de bois noir agrémenté de

fleurs peintes à la main. Un rai de soleil fait déguerpir un essaim de

grains de poussière qui virevoltent au-dessus du couvercle grand

ouvert. Il en extrait un carton mauve intitulé Corps-éros-pond-

danse, rempli de mails imprimés adressés à Adèle Renart ; un ca-

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hier à petits carreaux; un paquet de feuillets manuscrits rassemblés

dans un livret à la couverture brunie ; un calepin noir à spirales aux

pages moisies, collées ou déchirées ; deux petits carnets rouge qui

consignent des notes écrites au crayon de bois, en partie effacées.

Tout cet inventaire absorbe son esprit et lui donnerait presque

l’impression d’un accueil.

Il se relève péniblement. La cabane surplombe une vallée par-

semée de toits d'ardoise hérissés de cheminées sans vie malgré la

rigueur de l'hiver. Au loin, sur le coteau opposé, l'image immé-

diate évoque un alignement de petites croix sombres. Après avoir

nettoyé le carreau à grands coups de manche, il parvient à distin-

guer un vignoble et ses rangées de ceps tremblants dans l'atmo-

sphère givrée. Dans quelle région l’a-t-on conduit ? Il sait seule-

ment qu’il a marché longtemps le long d’un fleuve sauvage et de

ses bancs de sable élus des grands cormorans et des grues hiver-

nantes.

La lumière du jour a baissé. Test de la prise électrique. Le ra-

diateur semble chauffer. Il a des provisions pour deux ou trois jours

et de l’eau au robinet extérieur, si ça ne gèle pas trop fort.

Après avoir dépoussiéré grossièrement son petit habitat, il

s'affale sur le divan et enveloppe sa vacuité de naufragé dans une

couverture de laine râpée.

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Caleverpe.

03/01/36. Fin de matinée.

𝄡 Un filet de fumée très loin dans le paysage, vers l’Est ; pre-

mière sortie dans une brume blanche qui crispe les mâchoires et ré-

trécit les yeux. Cric-crac sous les semelles ; feuilles déchiquetées et

dispersion des collemboles. Nul autre humain alentour. Repli dans

la chaleur électrique de la cabane.

Physicien et biochimiste de renom et Grand-Croix de la Lé-

gion d’Honneur, le Professeur Caleverpe bénéficie des derniers pri-

vilèges que peut lui offrir la puissante organisation transhumaniste

Humanity+ : un smartphone holographique Limited Edition-Fuka-

mizu connecté au satellite quantique chinois ShiJian-20, mais sans

autres applications qu’un GPS. Seule consigne : attendre le mes-

sage qui lui permettra de rejoindre le pôle scientifique de la Human

Longevity Inc et leur laboratoire d’ingénierie du vivant.

Il sourit tristement en repensant au rêve haché de sa première

nuit d’exilé provisoire. Une image domine son esprit, nette et obsé-

dante : il est perché sur la chaise haute de l’îlot central de sa cuisine

américaine ; sur la table, ses vieux carnets de recherche sont enca-

drés d’un couteau et d’une fourchette ; sa médaille d’or du CNRS

fait office de sous-verre étincelant ; il porte à ses lèvres une flûte de

Champagne et soulève la médaille de l’autre main… mais le

brillant s’évanouit instantanément ; il ne tient plus qu’un rond noir.

Sidéré, il tourne et retourne l’objet; rien à faire, la matière s’est

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évanouie, comme absorbée dans un trou noir : la médaille d’or,

symbole de sa récompense pour sa théorie sur la lumière, s’est mé-

tamorphosée en GEODE (Generic Objects of Dark Energy).

Juste avant la fin du siècle dernier, Caleverpe avait orienté ses

travaux sur les interactions lumière-matière et le jeune chercheur

était devenu un des pionniers des nanosciences. Il avait fait fabri-

quer une plaque d’or percée d’un réseau de trous de 300 nano-

mètres de diamètre, puis avait regardé au travers. Logiquement, les

ondes de lumière auraient dû se heurter à ces trous plus petits

qu’elles et rester bloquées derrière le métal. Mais contre toute at-

tente, la plaque métallique avait laissé passer la lumière. Comment

des photons peuvent-ils s’introduire dans des trous plus petits que

leur longueur d’onde, au lieu d’être réfléchis ? Voilà le genre de

problème qui le passionnait. Après dix ans de tests et de contre-

épreuves en collaboration avec le Laboratoire de Photonique et des

Nanostructures, il avait compris le phénomène, joliment baptisé

Transmission optique extraordinaire.

𝄡 Dehors, un petit tapis neigeux ; Caleverpe marmonne en

cherchant un sachet de café lyophilisé dans la pochette intérieure de

son sac. Troublé par les efflorescences de son rêve, il repense avec

amertume à toutes ces années d’excitation et de joies intellec-

tuelles, qu’il n’aurait abandonnées pour rien au monde – pas même

pour le bonheur d’une vie amoureuse accomplie. C’est d’ailleurs à

cette époque, au tournant du XXI e siècle, qu’il avait renoncé à se

marier et à fonder une famille avec sa première et seule compagne.

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Après deux ans d’essai de vie commune avec Rose, il s’était rendu

à l’évidence : il ne supportait la présence de ses semblables qu’au

sein de la communauté de scientifiques épris du même syndrome

quasi autistique que lui. Sa passion pour la lumière et le vide l’avait

ainsi condamné à une vie privée solitaire.

L’eau teintée de café coule lentement dans sa gorge. Toujours

aussi somnolant que la veille au soir, il rouvre la malle fleurie, en

sort un petit carnet rouge ainsi qu’une chemise de carton sans cou-

leur bien définie ; jette le tout sur le canapé et suit le même chemin.

Il retire l’élastique et déballe un paquet de feuillets à petits

carreaux couverts d’une écriture noire. Le petit calepin, fermé lui

aussi avec un élastique et nanti d’un petit crayon de bois sur sa

tranche, lui rappelle un carnet de voyage qu’il avait découvert, ado-

lescent, dans un tiroir du bureau de son père, et qu’il n’avait pas

osé ouvrir.

Il caresse doucement le tissu un peu rêche de la couverture ;

continue son exploration tactile sur les pages filigranées ; ferme les

yeux et suit les vergetures discrètes du papier.

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Le petit carnet rouge

Et comme grues vont chantant leurs complaintes,


par l’air faisant de leur corps longue raie, je vis venir à
traînantes huées les ombres charriées par cet estrif. Je
demandai : Maître, qui donc sont ces gens que le noir
ainsi châtie ? Dante, Enfer.

1er janvier 2000. Faudrait voir ?

Des ombres s’enfilent incongrûment dans mon tré-


fonds et circulent sans moi dans ma carcasse en rade sur
ses planches. Le chœur des fonctionnaires du spectacle
se visse pile poil dans ces absences, trou qui tourne en
ma tête entamée et qui jamais ne cesse. C’est leur battue.
CLIC ! M’y voilà connectée ! Rouge listée dans la pou-
belle infestée d’amours aussi fortes que glu. Un je inter-
mittent du spectacle enfonce sa caméra dans l’oreille
droite et se glisse dans cette foutue galaxie des profon-
deurs où les pavillons du penser sont en berne. Des pa-
rois suintent des humeurs sorties tout juste d’usine ; elles
s’agrippent à quelques restes dans le journal intestin. De
ces muettes tripes montent des rameaux indisciplinés ;
les rides du bonheur ? On fraie, abats, taille, couche
herbes rêches et ronces sèches. Je mâche la terre, fouille,
me farcis aux racines dans l’espoir d’habiter.
Habiter ? Un ravin ! Le corps du corps défoncé par
l’orage, éboulis, pierres et boues en roue libre, racines
cul par-dessus tête. Résister aux secousses. Une tornade
s’engouffre, la caméra vire au fondu noir sans enchaîne-
ment, on entend juste que ça feule. Cavalcade géante là-
dessous. C’est la feria des charognes, la ronde magistrale
des crochets. Par Rome ! Les fientes papales empuan-
tissent ma tuyauterie. Poussière d’ailes et papillons désa-
pés sur les îles englouties. Après élagage des branches
gourmandes des fantômes traînent fagots, rampent, ex-
hibent leur croix, exigent leur dû. Les surfaces s’effacent
sous des yeux muets de lumière. Souffre, O souffre pe-
tite foule ! Accrochage des écorchés. On tranche et re-
tranche toutes les peaux, entailles. Ça pisse son flot de
vie à gros bouillons.
Dehors la tempête redouble. La caméra suit à peine
le mouvement dans le presque rien des images.
Enfin ! un courant d’air… la sortie c’est par où…
balayage infrarouge : un je tremble d’effroi sur ses
planches.
Vacillante, dans la suie qui décidément poisse en
cale, une petite fête ; la bougie qu’on espère encore
allumée.

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Février 2000. Comment dire ?

Crever aux pieds de l’ouvert ? À ta plume ! Vise et


tire ! Direction : néant en plein jour exhibé sur leurs
corps diaphanes. Volée de plombs mille entailles et pi-
qûres dans des chairs déjà blêmes viandes blanchies ça
vous grouille là-dedans hein tous ces clous plantés
comme asticots dans votre terreau vert de gris de misère
que vous aimez, cultivez, habillez en habits du dimanche
O pleutres plantes hivernales ! Vêtures de vies petites vi-
votant impotentes et méchantes.
L’excès d’éclat voile le jour. Je veux l'ombre et la
houle, ancre levée, vertige de l'horizon déplacé. Garder
en écho la voix qui extravague, la dive algue de ma côte
secrète. Faut pourtant agir dans le vivre en gris, attendre
que fulgure l’émerveillement dans les évanescences de la
mort qu’on engloutit dans les bas-fonds.
C’est toujours après, un peu après, que parvient la
sensation, l’oreille intérieure. Rivage magnifique du sen-
timent indécidable. Ajustement, écart, peau affolée, le je
plonge et remonte tout droit, vif comme les bulles de la
rencontre : tchin ! tchin !
Jeu de la répétition augmentée d’un poil de magie et
frisson des mots, un désir de folie ; je s’en balance.
Pleins feux sur l’escarpolette, mais

(page moisie)

Le loup criait sous les feuilles


En crachant les belles plumes
De son repas de volailles :
Comme lui je me consume. Arthur Rim-
baud

convoite quelques plis quels ?


jouissance féminine
Et si

une douceur, un trait de plume, une musique


généreuse,
la remontée mécanique des continents avant
mon Requiem ?

va savoir ! Ou une faim ?

(Ah ! la belle évasion ce jour de grève générale)

de loup ?
Avril 2000. Cantate de Bach. Ich komme.

Un dodu rouge-gorge volette sur le tas de bûches

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odorantes. Today trop trot trop hop hop de Dop ça me
shampouine tout cet amour dévissé au fond sous la
trappe. QUOI ENCORE tap tap tap trappe attrape ça
TRAÎNÉE d'avion là-haut mais avions-nous vécu la
dope à l’os ? Je dépose la hache sur le stère tout près de
l’oiseau fiérot ; on s’envole ensemble. Et là-haut ? C’est
toujours moi à côté du projo, une ombrelle affleurant
l’astre de pacotille ; encore un peu rouge sous la gorge.
Comme qui dirait pas vue pas prise.

17 juillet 2000. Vivaldi, fin des Vêpres de la Vierge.


Soleil tendre. Les fraises embaument, enlèvement
des babines, érection, fulgurances célestes, vie de l'été.
Pas d’école pour l'infini des désirs singuliers : mate un
peu mes fers en l’air crochetés au sublime et ce cul rougi
par la férule adorée !

30 octobre 2000. Étendoir.

Je sèche un peu seule sur mon fil tonight. Tous ces


mystères qui palpitent sous mon tas d’ordure… Je relève
mes manches, accroche mon petit linge propret, le moi
tout crade bouchonné dedans. O Sophia ! (la sagesse
m’assomme). Une ingrate titille ma glande pinéale et ça
déboule roule et spasme à tout-va. Quoi faire de ces
brouillons de passions qui tournicotent là-dessous ? Dans
le décor, un vieux précis de philosophie (le corsage sans
la moiteur) ; du Mozart remixé au robot de la fête des
mères et un blues final noué serré dans le dos.
Mais quoi foutre de ces brisures qui me sautent à
l’âme ?
(illisible)
comment écrire des bris ?

Novembre 2000. La hauteur de l’amour, t’as vu ça ?

Toute éclaircie sent le rance. Pas d’aurore aujour-


d’hui. Je bois la tasse, plonge l’objectif dans le marc…
où es-tu… y es-tu… que fais-tu… suis au Raz de Sein.
La coque de l’épave surgit, gonfle, ballotte, largue ; cœur
trop haut. Tour de caméra à 180 degrés : clochetons de
matières, roches noires, monstres épars et mouches clo-
quées à même l’écume (comme je t’aime). Une ruse sans
raison fléchit doucement vers de funestes girandoles. Pa-
villon inconnu. Allez ! Monte ! Ose ! Fends tes yeux. Là-
bas ! Un, deux trois, blanc, spot, quatre, cinq, six, trou,
flash. Soudaines nuées et lumière verticale. Puis ça se
fronce. Le gros temps vire tout à la nuit. Engloutie corps
dans l’âme, dans ma cale je chavire. Va savoir où ça fuit
tout cet air saturé, dans quel trou de nos vices, quelle fê-

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lure dans le cockpit ! J’enroule mon regard autour du
mât qui soutient la voûte étoilée.

Décembre 2000. Philosophe !

Au rapport ! Je me déshabille ! Mon sang fait mille


tours, passe, vire et me roule toute crue dans la sciure.
Volte face sur le miracle des formes ! L’infini voltige aux
fêlures des jeudis ! Joies du remember ! Le chœur des
commères s’éloigne enfin.
Et l’amour ? Gratuité explosive au pavillon des
sourds. Je pense aux dimanches, aux meilleurs morceaux
qu’on n’ose pas… sot-l'y-laisse et croupion qu’on se
garde quand même… repas des familles… repos des
morts.
Et l’esprit ? Traduction, transhumance de la chair,
pointe acérée, chasse et danse rebelles au format.
La pensée ? Se défile dans les fentes comme pho-
tons piégés. N’y être qu’ouïe et couic.

20 décembre 2000. AILES.

Hors du cadre, des couleurs sensationnelles !


Échappées. Ce lundi, température à peine au-dessus de
zéro. Soleil sur les belles endormies. J’imagine hier soir,
des étoiles plein le ciel, la clarté dont on rêve le jour
quand il faut vivre, aimer, travailler, oublier la sonate
nocturne. Je rejoins ton rire qui plisse des draps invi-
sibles. On vire autour du vide pleins gaz vers l’horizon !
Vautrées au fond du hors bord on siphonne l’insipide…
gestes décidés, sexes en bouche à la régalade, tout file et
pelote au panier humecté… long défilé sous les pulls où
ça pleut. Tu es ma cachette (comme je hais le soleil). Ma
surface humiliée s’écarte sur mon être porté disparu : ta
langue dérange mon ordre établi. Le temps bruine plus
fort, cadences, corps en fondus enchaînés qui trouent le
non-être advenu.

24 décembre. LUI.

Porte cochère. Les uniformes ombrent des desseins


singuliers. Moi, invisible à leur dehors qui fait mine de
passer. Le dodu de ton doigt veut faire taire mes lèvres
tendues dans ma sous-marinade ça martèle le pavé tout
résonne cogne mon non-être enfourne la marine natio-
nale ; je dis leurs pompons éclatants juchés au bout de
ces mâts en plein vent me régalent je fais et mouille là…
balancelle et sauterelle sur braguettes… enfile un à un
les boutons de métal… bord de con inondant les éclairs
jaillissant… ça occupe son matelot en marie-salope ; je
dis j’arrive et te visse dans ma rade nous virons gémis-

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sant force 9, d’un coup d’œil tu es beau comme un christ
chahuté au sortir du tombeau, tu es fait… aquatique
mouture… blute-moi… papillote… baratte-moi… niet
baratin tintamarre tupperware. On s’étrille en direct. Au
sommaire galipettes et dos en flageole, pliures et soubre-
sauts. Fuse ta queue telle quelle rebelle : mise en joue en
tous points de mon corps… torpille ! coquillage en sur-
face… oreillette affolée… la voilà qui luit et désarticule
mon dire, dérobée à elle-même, évadée de l’idem, fanfa-
ronne dans l’éclatante présence des bruits de la rue. Mes
pétales secrets paradent sous la porte cochère. Le tissu
de nos âmes prend l’air et les plis du frisson.
Nous, appuyés contre leurs jalousies de bois qui
claquent aussi sec. Mon bonheur à tes lèvres et ton
sperme liquidé dans la poche de notre art. De futures
mandragores pointent leur nez au ras du trottoir. À leur
barbe on s’envole et le ciel nous amarre. Que gèlent les
canaux de ce siècle imbattable ! Mon foutre de fée nous
lie au berceau d’insolence. Nous offrons le grand style
au béant de leur âme.
Tu es beau, philosophe ! J’ai ton cul dans la mire.
Une tendresse intouchable. Berceuse. Enfance rendormie
céans et plaisirs pacifiques. Je file seule dans les rues. La
lumière luit par mes ailes.

1er janvier 2001. Aube.

Point du jour d’un désir, juste une…


non-sens
désespéré ?

Il faut bien admettre que la présencre (présence : ce


qui s’entend avant la trace écrite ?)

se faufile…
disparition.

Loin du plat du jour avarié des amants du ressenti-


ment, j’opte pour les vœux de Nietzsche :

Amor fati : que cela soit à présent mon amour !


[…] Que détourner le regard soit mon unique négation !
Et, en tout et pour tout, et en grand : je veux, en n'im-
porte quelle circonstance, n'être rien d'autre que quel-
qu'un qui dit oui.

et cætera Page 21 sur 293


Rose.

04/01/36. Nuit.

𝄡 Lune en suspension dans le décor, funèbre ; Caleverpe

s’étire pour soulager son dos ankylosé et froisse au passage les

feuillets sur lesquels il a fini par s’endormir en chien de fusil. Il n’a

vu passer ni la journée ni la soirée. Reste un souvenir vague de

phases d’endormissements et de lectures en survol.

Aucun signal de la Human Longevity. Il se rallonge dans les

flaques de l’astre nocturne en travers du canapé et repense à Rose,

à leur rencontre, en mars 1999, à l’Opéra Garnier pour le bal annuel

de l’X. Il avait hésité à s’inscrire à cause de la solennité de l’événe-

ment et du dress code imposé. Mais Bernard et Augustin, ses an-

ciens compagnons de prépa qui avaient été reçus à Polytechnique

contrairement à lui, avaient insisté et il s’était résolu à louer un

smoking. Dès son arrivée, avant le traditionnel quadrige et le ballet,

ils l’avaient présenté à Rose, leur camarade de promo. Trop intimi-

dé par les bicornes et tout le cérémonial, il s’était contenté de

quelques paroles de circonstance, assaisonnées d’une bonne dose

de ridicule. Il n’avait d’abord retenu d’elle que sa voix douce et

grave, une voix d’alto qui lui disait qu’elle allait abandonner la voie

prestigieuse des débouchés de l’X pour mener à bien une carrière

de pianiste. Les semaines suivantes, le regard brillant et la cheve-

lure ébène de la jeune femme étaient pourtant revenus hanter ses

pensées. Hasard ou fruit d’une délicate attention de ses deux amis,

et cætera Page 22 sur 293


il avait revu Rose au cours de la soirée du réveillon de la même an -

née. Cette fois, les flûtes de Champagne et le Château Haut-Brion

avaient eu raison de sa timidité. Il se souvient surtout des premières

heures du nouveau siècle, des slows d’après deux heures du matin,

des mains de pianiste caressant son cou et de leur premier baiser

sur l’air de Céline Dion : S’il suffisait d’aimer.

Un mois plus tard ils emménageaient rue de Rennes dans un

petit 2 pièces sur cour. Caleverpe avait déjà presque 30 ans, mais il

ignorait tout de l’amour, des gestes, des caresses et même des mots

qui provoquent ou accompagnent le transport des émotions. Il se

sentait totalement désemparé dès que Rose manifestait sa tendresse

et son désir de sensualité. Il se souvient pourtant avoir aimé, parfois

même admiré, sa personnalité, son intelligence teintée d’humour,

son audace, sa sensibilité ouverte à tous les possibles.

Il revoit le noir intense de ses cheveux lorsqu’elle les dé-

nouait le soir sur sa peau claire et pourrait presque l’entendre lui ra-

conter la difficulté d’une partition de Schubert ou lui formuler son

besoin de grand air. Certains dimanches, le jeune physicien ambi-

tieux acceptait de s’aventurer dans le RER B jusqu’en vallée de

Chevreuse pour lui faire plaisir. Mais ils ne semblaient vraiment

heureux ensemble que le lundi matin, quand leur passion respective

les ramenait dans les couloirs du métro où ils bifurquaient pour re-

trouver le foyer de leurs émotions les plus brûlantes, le laboratoire

Matière et Rayonnement pour lui ; le Conservatoire National de

Musique pour elle.

et cætera Page 23 sur 293


L’éminent bio-physicien de 66 ans, étendu tout habillé sur un

vieux canapé déserté par le clair de lune, se sent aujourd’hui plus

seul que jamais en compagnie de ses souvenirs conjugaux peu

brillants. Qu’a-t-il appris des femmes depuis trente cinq ans ? Que

sait-il de leur corps, de leurs désirs, de leur jouissance ? Rose avait-

elle une expérience intérieure comparable à celle d’Adèle ? Qu’im-

porte aujourd’hui. Son échec sentimental lui avait au moins fait

comprendre qu’il n’était pas fait pour les plaisirs de l’amour.

La lune a versé de l’autre côté du cadre. Il secoue la tête, al-

lume la petite lampe de chevet et se redresse tant bien que mal.

et cætera Page 24 sur 293


Le petit carnet rouge

Été 2015.

Qui va là ? C’est toi Grisélidis ? O rose du désert !


Flamboyante courtisane !
Ourle, déroule, dévie les soirs de ma vie bordée
d’ombre.
Serais-je moi aussi une renarde dont le souffle im-
pur éteint la flamme des esprits sains ? Une gaupe ? Une
catin, une souillon indécente ? Une femme qui saute
toute crue hors du pays de la civilisation et de sa
moraline ?

La prostitution est un art, un humanisme, et une


science […]. Quoi qu’en disent nos détracteurs, ces inté-
gristes de la morale, nous régnons sans partage sur
notre domaine qui est de compassion, d’élégance, de
connaissance durement acquise de l’âme et du corps.
[…] Nous sommes et nous resterons libres, libres de nos
corps, libres de notre esprit, libres de notre argent gagné
à la sueur de nos culs et de nos cerveaux. Grisélidis Réal
(Carnet de bal d’une courtisane).

Sade me répète qu’il n'est pas de meilleur moyen


pour se familiariser avec la mort que de l'allier à une idée
libertine.
Réécriture de mes notes de 2001/2002 : premières
expériences en milieu libertin :

Au hasard des remous (et par-delà)

Je gare ma petite voiture bleue sur le parking du


club niché dans un hameau perdu, à l’écart des cinq li-
mousines noires ou blanches ; on est jeudi après-midi.
Coup de sonnette. Sourires. Passage derrière le
lourd rideau rouge. Sourires. Vestiaire. Lumière bleutée.
Ombres. Coups d'œil furtifs. Senteurs de printemps in-
dustrielles dans les coulisses. Me déshabille, entortille la
grande serviette blanche, referme le verrou du casier et
m’avance dans un couloir sombre vers des formes fanto-
matiques dessinées en tremblé tout au bout. Pensée
coagulée.
Plongeon dans l'autre scène ; j’accroche la serviette
et, diva nue sans voix ni trac, descends les trois marches
du grand bain à remous ; bercée dans un milieu tiède et
ouaté, je vogue et roule vers d'autres corps… des regards
bandent… des mains effleurent… j’ondule et aborde…
parade des hippocampes… mes cuisses enlacent une
taille et mon sexe captif d’une idée fixe aspire une queue

et cætera Page 25 sur 293


douce et fière. Submergée dans une mer devenue agitée
et localement forte en cette fin d'après-midi, je jouis.
Dans le hammam la vapeur enveloppe quelques
buissons perlés. Une forêt de désirs se dresse dans la
touffeur ; image du film qui rime avec couilles : je la
glisse dans l’oreille des deux fantômes nimbés de brume
anglo-saxonne ; on vadrouille de bon cœur. Mes doigts
grappillent du péché bien en chair. Les désirs misent sur
la soustraction des egos (sans moi ni toi, je est un hôte).

Février 2002.

Quelques clonés pâlichons en flottaison. Soirée


couple. Madame fait plaisir à monsieur ; promenade en
laisse dans l'arrière-crâne ; chuchotements discrets
comme à confesse et petits coups de croupe furtifs dans
le bouillon. On se barbote tellement que je file.

Soir de mai 2002.

Sur un plumard géant se lèchent, s’enfournent, gé-


missent, quatre ou cinq formes de chair vive. C’en est
une qui s'offre un gang bang sous les regards ballants
d'une dizaine de courtisans disposés autour de la scène.
On assiste aux levers orgasmiques de la reine du mo-
ment. Derrière moi une queue bien dure, je m’y colle, les
yeux étrangement fixés sur les vergetures de l'amazone,
enveloppée dans un fluide magique avec mon colocataire
de croupe… sculpture mobile… peau hérissée de mille
verges… la lumière transite par les multiples trouées qui
nous relient et nous débordent… deux feuilles étourdies
qui pendulent dans l'absence d’espace-temps et basculent
dans l’humus accueillant : c’est l’automne en mai. Sou-
dain la nef de folie accoste et hop ! éparpillement des vo-
latiles. Ma coquille de chair encore fichée au cul, j’escar-
gote dans l’étroit corridor. On s'enferme dans une cabine
matelassée ; nos regards se croisent. On se démembre
pour mieux jouir. Ma rôtissoire bat son plein quand s’af-
fiche un membre glorieux hors du trou de même qualité
au milieu de la cloison. Excitation au galop de la salope
illuminée par l’apparition offerte toute nue et vibrante,
rien d’autre à cirer que ce visible qui rue dans les pa-
pilles ; la chose en bouche et le con solidement embro-
ché, nous rôtissons en cuisson fantastique dessous-des-
sus et vice versa. Le trou noir revenu, doux moment et
papotage souriant ; nous quittons la cellule ajourée où je
laisse traîner une mue de Walkyrie à côté des préservatifs
usagés.
Au bar les guerriers pour la paix ont déposé les
armes ; on sirote du jus d'orange en serviette blanche ;
on est fait de tout et de rien. Je danse sur un fil et dédie
au diable l’ironie de mes orifices.
et cætera Page 26 sur 293
𝄡 L’aube griffe le grand crêpe noir, épinglé sur les vitres ; Caleverpe s’étire et se retourne

sur les ressorts, met en ordre les pages à l’écriture aussi serrée que sa gorge.

Il se sent vide. Son impatience à voir le jour se lever l’en-

traîne dans la considération des tavelures bistre qui parsèment ses

mains – le temps fait de nous des domestiques… je ne sais même

plus d’où je tire cette phrase.

Rose finit par revenir et avec elle quelques pétales séchés de

leur brève vie amoureuse. Elle avait tout tenté pour l’aider à dépas-

ser sa timidité sexuelle. De la douceur des caresses sur son torse

glabre à l’impatience érotique. Au début de leur rencontre, elle bon-

dissait à califourchon sur ses cuisses tandis qu’il lui parlait de la

différence entre l’optique non linéaire et l’optique quantique. Elle

susurrait à son oreille des mots de plus en plus crus à mesure

qu’elle le déboutonnait, le dézippait, roulait et coulait contre sa

peau. Quand elle prenait son sexe entre ses lèvres, il ne savait pas

s’il devait se taire ou continuer à lui expliquer les conséquences de

la décomposition de la lumière en photons et de son interaction

avec la matière. Et lorsqu’il bandait enfin dans sa bouche, elle se

précipitait pour l’enfourcher, mais rien n’y faisait. La mécanique

s’enrayait sans raison apparente, comme dans ces expériences avor-

tées en astronautique où le communiqué signalait simplement : peu

après l'allumage du deuxième étage, une anomalie est apparue sur

le lanceur, entraînant la fin prématurée de la mission. Ils se re-

pliaient alors pudiquement dans les préparatifs succincts de leur re-

pas du soir sans jamais rien évoquer de leur fiasco sexuel.

et cætera Page 27 sur 293


Tout s’était donc arrêté naturellement. Caleverpe s’était

consacré à ses recherches de plus en plus prometteuses et restait

dormir dans son laboratoire un soir sur deux. Au bout de deux an-

nées de chassés-croisés, Rose s’était élégamment éclipsée en lui

laissant une lettre dans laquelle elle lui souhaitait, amicalement, de

réussir sa carrière, et avait glissé dans l’enveloppe une invitation à

son premier concert de piano salle Gaveau.

Quelques semaines plus tard, Caleverpe avait acheté à crédit

le trois-pièces qui s’était libéré deux étages plus haut, et n’en était

plus jamais reparti.

Il ne se souvient plus être allé à ce concert de rupture, mais

trois ans plus tard, un soir d’août 2005, il s’était retrouvé nez à nez

avec la photo de Rose, en pleine lumière, immense sur la colonne

Morris de la place Saint-Sulpice. Le bandeau annonçait un concert

exceptionnel pour la rentrée.

Le lendemain matin, il avait acheté le magazine Diapason.

Elle figurait en une dans la robe organza de soie noire qu’elle por-

tait lors de leur rencontre à l’opéra, assise bien droite sur le tabou-

ret, le cou légèrement penché vers le clavier d’un piano à queue, un

papillon rouge grenat piqué dans sa torsade noir brillant, éclatante

de beauté sur la scène du Carnegie Hall, comme l’indiquait la lé-

gende.

et cætera Page 28 sur 293


Le carton mauve

Sous le satin griffé de l’aurore, la couleur de l’été


quand on ferme les yeux. Louis Aragon

Été 2004. Bribes de corps-éros-pond-danse. (Jean-


Paul, Valentine, Adèle et consorts).

Jean-Paul à Adèle,
Salut Comtesse, j’espère que tu fais des folies de
ton corps et que l'on se verra bientôt à Paris. Je t'ai fait
une sélection de trois annonces de jolies filles que tu
pourrais faire fantasmer. JP

Adèle à Valentine,
Mon ami JP m’a parlé de vous et de votre désir de
découvrir les joies saphiques. Je suis d’accord pour un
échange épistolaire et une rencontre sensuelle à 3, si
vous le souhaitez. A

Valentine à Adèle,
Je pense beaucoup à toi depuis notre rencontre et il
ne me paraît plus étrange, fervente adepte du sexe mâle
que je suis, de retrouver cette envie de t'enlacer, de te te-
nir tout contre mon corps.
J’ai tout aimé de ce corps, ses belles formes, ses
hanches que j'ai maîtrisées pour guider ton ventre vers
ma bouche, ses cuisses fuselées, son ventre plat terminé
par cette insolente touffe de poils noirs s'ouvrant sur un
sexe nu et offert.
Dans ta blouse blanche de médecin de circonstance,
tu correspondais à un vrai fantasme de ma part. Tu pa-
raissais fragile, menue, tentante et inaccessible, jusqu'à
ce que ta blouse s'entrebâille et me livre la richesse de ta
gorge.
Je crois que je ne saurai me lasser de découvrir tes
seins que j'ai trouvés si beaux, pleins et ronds et lourds
dans la main, souples et fondants dans ma bouche avide.
Il me plairait, lorsque nous nous retrouverons, que tu
portes encore un vêtement qui s'ouvre par-devant pour
me permettre de les dégager à mon gré, de les entrevoir
de façon coquine, de les soupeser dans l'échancrure du
tissu avant de me les approprier à pleines mains, à pleine
bouche, les lécher, sucer, croquer comme les beaux fruits
qu’ils sont.
J’aimerais que tu sois là, à mon côté, pour apaiser
ce désir fou que je sens sourdre en cet instant où j’écris,
pour que tu m’embrasses et que tu partages le goût de

et cætera Page 29 sur 293


mon propre plaisir. Je voudrais sentir tes doigts glisser
en moi, ces doigts qui semblent si bien savoir les voies
du plaisir pour une autre femme. Je suis encore bien mal-
adroite et j’attends de toi que tu m’inities aux arcanes du
plaisir féminin, et s’il le faut, en ayant recours à des ac-
cessoires, comme ton godemiché…
Je t’embrasse tendrement, V

Adèle à Valentine,
Le mauvais temps me contraint à de mauvaises pen-
sées, surtout l’après-midi.
Comme j’aimerais te voir arriver inopinément sur
mon chemin forestier, me laisser renverser par ta bouche
et tes mains d’exploratrice décidée, soupirer dans tes
cheveux quand tu sors de sa conque dentelée mon sein
gonflé de désir, te dire que tu les lèches à faire cogner
mon sexe dans mon cœur, te savoir mouiller autant que
moi dans cette dérive exquise.
Je repense à ta bouche me dévorant hier sans pou-
voir retenir ma chatte d’enfler et de ruisseler sur ma
chaise d’ordinateur…
Je revois ton cul magnifique s’offrir à tous vents et
mon désir de l’honorer ne tarit pas !
Pour l’heure, je t’embrasse d’un bout de sein que je
fais passer entre tes cuisses. A

Valentine à Adèle,
Je vais longtemps garder inscrit dans ma mémoire
ce bel après-midi d’hier où le plaisir était si intense qu’il
ne se comptait plus en termes d’orgasme, ou alors,
c’était un long orgasme sans début ni fin. Quel plaisir,
aussi, de te caresser, de sentir ta chatte gonfler tel un
abricot chargé de sucs délicieux, d’être saisie dans
l'étreinte violente de tes cuisses, ton casse-noisette à toi !
Je t'embrasse tendrement, V

Adèle à Jean-Paul,
Te voir bientôt à Paris me réjouit, cher Vicomte.
Concernant nos affaires en cours, en priorité notre pul-
peuse et charmante Valentine, j’aime ce pas à pas dans
l’aventure des fantasmes et la distribution souple des
rôles entre nous trois.
Oui, Valentine est arrivée aussi fraîche et radieuse
que la première fois, un peu plus tôt que prévu, tant
mieux. Je savais qu’elle désirait prendre son temps, dé-
couvrir doucement la montée du désir, le mien, le sien ;
je m’étais préparée à recevoir plus qu’à donner, à m’of-
frir tout en prolongeant ses gestes.
Quelques bavardages donnent le change : deux pe-
tites dames assises sur un canapé orienté vers un flot de
verdure que le soleil à son zénith précipite dans le salon.

et cætera Page 30 sur 293


De fil en aiguille, nos couturières d’Éros s’effleurent, té-
tons durcis, peau tendre soumise aux langues déliées et
délivrées du papotage charmant, cuisses qu’on ouvre
sans peine sur un flot de lumière déversé par la marée
haute qui pousse nos coquines à se replier dans la
chambre.
Quand Valentine saisit mes seins, je deviens sensa-
tion des tétons au sexe et du sexe au bout des doigts. Ma
main plonge entre ses cuisses sous l’élastique qui enserre
ses chairs inondées.
Sous le lit, deux godes attendent patiemment leur
tour dans ma boite à biscuits. Valentine veut agir, mani-
puler ces morceaux de corps fantôme ; suce le premier
avant de m’en pénétrer. Sa bouche fond dans ma chatte
en même temps qu’elle fait glisser l’objet de silicone ;
instantanément la matière se métamorphose en chair brû-
lante qui me fait jouir… longuement… intensément.
Mais figure-toi, cher JP, que Valentine n’a pas joui
d’être pénétrée (nous t’attendons peut-être pour ça ?).
Contrairement à son habitude, elle a plaqué son sexe sur
mon pubis et a chevauché le braquemart planté dans son
fantasme en rugissant.
Comme tu peux le lire, elle est mûre pour de nou-
velles expériences, moi aussi d’ailleurs.
Il nous reste à découvrir de nouvelles vibrations, à
inventer quelques scenarii qui nous étonnent tous les
trois. Ta présence stimulera notre imaginaire et nos corps
se soumettront à tes jeux. A

Ps : si je peux me permettre, cher Vicomte… voilà


ce que j’imagine.
Les yeux bandés, Valentine devra deviner quelle
langue la titille et la gourmande. Chaque erreur de sa
part la condamnera à une sanction de ton choix. Libre à
toi de cadencer le jeu, tantôt dans le sens du supplice,
tantôt dans le sens de l’apaisement. Nous aurons toute li-
berté pour jouer du flot de son désir coulant de son sexe
offert sans retenue, à nos regards, à ma bouche capri-
cieuse, à ta langue inquisitrice. Nous l’empêcherons bien
sûr de céder à son impérieux besoin de te sucer, de me
lécher… avec mes mots pour marteler l’excitation gran-
dissante, et tes fessées impitoyables pour redoubler sa
supplique.
À toi de fragmenter les envolées. C’est l’aventure !
A

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Feuillets libres.

La squelette.

(Pièce en un acte).

Un petit cimetière perché sur une col-


line. Le ciel semble recouvert d’un écran
géant.

Claude Mellan, Femme à la souricière

Une voix féminine s’élève en spirale de


quelque part ; la faux file entre des revenants
encore épars :
Avant la grande fatigue, j’ai eu mes vies
vous savez ? J’ai même traversé l’Âmour !

Voix tombée d’Ailleurs :


Attention travaux ! Du fantasme barre la
rue des allongés ! Ça philosophe dans le
boudoir !

Chuchotis de Foutre-tombe :
« Eugénie : L’excellente chose ! Allons,
allons, des aiguilles, du fil !… Écartez vos
cuisses, maman, que je vous couse, afin que
vous ne me donniez plus ni frères ni sœurs.
(Mme de Saint-Ange donne à Eugénie une
grande aiguille, où tient un gros fil rouge ci-
ré ; Eugénie coud.) »

Cri du trou sans bord : (rien et encore


moins ne sort

et cætera Page 32 sur 293


Voix du Passé (décomposé) :
Entendez-vous ? Ça siffle derrière
l’écran. Et tous ces Vieux-Nés, d’où sortent-
ils leur bulbe ivoire aussi pur que bénitier ?

Un Né-Vulvé (emphatique) :
De son pileux fouillis, bien sûr ! Oh
combien de morveux, combien de croque-
mitaines, qui sont nés glaireux hors des
bourses lointaines, dans ce torve caisson se
sont alanguis ! Et combien ont balbutié dans
la triste finitude, hors d’une mère sans nom !
Et sous sa touffe brune par un tour de magie
furent sauvés de l’enclume !

La Squelette extasiée (face au miroir) :


Oh ! Ma chair a repoussé ! Comme c’est
drôle ! Tout ce moelleux ! Mon cul béni !
Vous m’voyez bien, là ? C’est tout moi ! Je
m’rrrroule me carrrresse me glattouille et
farrrrfouille dans mon image… Voilà ! c’était
mes vies ! Mon œuvrette ! Mon éolienne !
Ma cathédrale ! Ah ! comme on s’brassait !
Ah ! la fièvre !

Une Coquine ricanante (clin d’œil aux


allongés vivants ébahis dans la fosse) :
Comment peut-on être mort et encore
fiévreuse !

Une Eve rose (voix de tête) :


Hors de ta vulve glorieuse, fusaient
mille mots haute-tension débranchés de la
terre ! Mate-la O mama ma folle story ! Là-
bas, loin si loin de ton fashion shop, la pe-
tiote, qui gigote et barbote dans son bain, une
minuscule noix de soi qui mousse et lui
pousse par-dessous.

Chant de la Squelette pénétrée (voix de


colorature) :
Ne vous en déplaise, quelle chaleur
c’était avec Celsius ! Moi et lui et lui et moi
noués sous l’astre fou… ah ça y allait dans la
meule ! Les passes à toute allure, la lune dans
nos mirettes, la paille sous nos fesses ! Des-
sus dessous dessus dessous dessus... maille à
l’endroit maille à l’envers… Ô feu ! Féerie !
Oh ! La fusion ! Au feu !

Une Née-Bulbeuse (orageuse) :

et cætera Page 33 sur 293


Et combien ont péri, O horreur des tré-
fonds, dans la ratière de celle qui pond, et à
jamais aveuglés, interdits de son con !

La Coquette (à son reflet gloussant) :


Te souviens-tu de cette urgence, mon
vieux Celsius ? Notre amour de la terre déjà
plein les naseaux ! Et là-haut ? Mais oui,
c’est encore moi, les yeux écarquillés à fabri-
quer du rayon vert au bout de la jetée… hé !
hé ! pleins feux sur l’escarpolette !

Un Né-Nervé (cliquetant des man-


dibules) :
Et après ? On n’y voyait goutte ! Nada !
Vos lotissements faussaient tout l’horizon ! Et
toi, t’aimais quoi au fond ? Le fruit de tes en-
trailles ? L’embellie de ton con ? Pour nous,
vois-tu, le don de ta chair c’est plutôt sens
unique et néant obligatoire ! Alors écoute
bien. Nous, Rejetons né·e·s Vulvé.e.s, cou-
sons nos points d’interrogation au gros fil
rouge ciré sur l’origine du traquenard :
Adieu !

La Squelette interdite (a parte et à


cuisses rabattues) :
Vraiment plus personne avec qui parta-
ger la sublime illusion !

Un Bulbeux (toutou outré) :


Ah ! La Maudite ! Elle toni-tue toni-
troue ça rue rumine cul O cululu son cunni-
lingus dans lit dans l’Idée du Ciel ! Oculus !
Guette gratte foufouine l’or l’aurige l’origine
dans son reflet ! Faut-ti qu’ça qu’ç’âne
qu’s’animale mal du cucu-bibi-cubitus dans
le glorieux humus, ma pas ma pas papa ma
parole !

La Parole (chue des ifs ; grandiose) :


Et peccata mundi et jeudi aussi : Ego be-
nedictus fructus ventris tui. Moi, Je vous le
dis, le rosaire n’est pas fini. Qui tollis, mise-
rere ! Qui tollis peccata mundi ! Hic ! vous
avez attrapé le tic ! Et nunc : in ora mortis
nostræ !

Et tonitruant :
Que le blizzard dévisse vos entrailles !
Anus medium in Père Inné ! Fracture de

et cætera Page 34 sur 293


l’Universel et en sus : fracas du sens.
Des raclures de lune baisent le bitume.
La Ricanante (derecheftaine) :
La ménagère manage l’air, récure fonds
de marmite, décroûte assiettes, décrotte cu-
lottes ! Et vlan ! Coup de brame ! Fière
comme statue et à toi et à tu avec la true life,
bref en vérité je vous le dis, cul de marmite =
Cul de Dieu.

Une Née-Crâneuse (hébétêtée) :


Cul de Dieu ? Cul de Dieu ? Cul de
Dieu ?

Bang ! Tout disjoncte. Noir c’est noir.

Écho en profite et envahit le cimetière


(voix lumineuse) :
Oh mais oui, mes amours ! Eh ! Petiote !
Écoute ! La Particule-de-Dieu ne patine plus,
elle vole ! Le cirque circule et ça tourbillonne
autour du boxon ! Oui ! Je vous le dis ! Dieu
est un trou noir qui vole au vent, vole au vent,
vole au vent.

La Coquine blasée (et blousée) :


Tout ce lupanar pour un pet de nonne ?

Fou rire général dans la fosse.

Solo anonyme (de derrière les fagots) :


Voyez-vous, il nous reste en rayon une
lune dérangée par le vent. Haut-de-forme ?
Huit-reflets ? Chape à poil ou étoffe ourlée
joliment ? Mais encore ? Bien sûr, nous gar-
dons en réserve vos fiers amours aux fonta-
nelles découpées dans le clair obscur.

Écho decrescendo. Retour sur le décor :


soleil en gloire derrière les lotissements.

Un Filet d’air (toute petite voix venue


des allongés vivants) :
Et alors…petiote… t’avais de l’amour ?

Le Chœur du Chaos (Remontée d’homé-


lie en borborygme) :
ÉCRIS OU CRÈVE ET CRÉE ET
LÈVE EVE CRIS SCRIBE EXHIBE RÊVE
OU CRISE EXÈCRE ET CRÈVE FIÈVRE Y
EST HÉLÉE Y SONNE

et cætera Page 35 sur 293


Le petit Filet (trépignant) :
Mais enfin… t’en avais du bonheur, oui
ou non ? La vérité de l’Amour se tient bien
quelque part ?
Long et implacable silence ; mortel.

Chant funèbre (la Coquette retombée des


astres) :
Dans la benne ! Bernique ! Tête désos-
sée avant la Grande Venue. Pourtant, ça ba-
lançait pas mal entre les maths et les rêves
dans nos cages thoraciques ! Mais là-haut ?
Comme ici ! Que dalle ! Oh ! bien sûr, nos
masques bariolés déjouaient le réel. Mais
sous l’écran géant de nos féeries, tant de
mondes manquent. Et la Question ! Cette
plante vivace qui toujours refleurit sur les fu-
miers... Comment gicler hors du trou de balle
de l’être ? Tout ça, petite Ève, c’est pas gratos
pour ta pomme, !

L’écran géant remonte. La grande va-


cance rétablit d’inédits camaïeux.

Monologue de la Petiote (du haut de ses


3 pommes) :
Ma bouche ? déguste des baies rouges
dans les terrains vagues... Amours en cage,
Alkékenge, genre Physalis, famille des Sola-
naceae. Vive ma famille ! Mouron des oi-
seaux, Stellaria media ; Bourrache Borrago
officinalis ; Pissenlit, Taraxacum officinale ;
Divine Ortie, Urtica dioica ; Ronces des bois,
Rubus fruticosus… Olé ! Dégustation à ras de
terre dans l’air bruissant et tout fragrant.
Rondes dans la soie des herbes folles et grif-
fures de ronces sur le satin de la peau engour-
die : la nature s'époumone, arrêtons de
geindre ! Enfance ? Pique des carambars sous
le comptoir ; papier collant déplié sur la
blague ; un pain de 2 pas trop cuit ; c'est gro-
gné ; triste mère ; fillette prise au piège ; tu
rendras la monnaie ! Oui, juré. Mon sexe ?
Pas de quartiers, la petiote ! T’as la lune en
verseau. Eclipse assurée et pas de 2 chassés.
On y voit ? Rien.

God ! siffle le Vieux Chauve vers la pe-


tite bouille perdue sous Son halo.

La Petiote (pas démontée) :

et cætera Page 36 sur 293


Comment tu le veux ton Couvre-Chef ?
Étoffe foulée ? Melon ? Paille ? Feutre ? Feu-
tri-feutra ! Voilà l’affaire, God ! Ah !comme
ça feulait tout bas dans la cellule qui chan-
tonnait Noël… et filait doux sur ses patins,
chatte cousue, encaustiquée.

Un Potelé (tétouillant l’os du pouce) :


Et ça disait ?

La Petiote (l’air de pas y toucher) :


Papa pique et maman coud tralalalère…
ah ! ça cloue ton bec à la surjeteuse Singer, et
tu rumines des plombes sous ta boutonnière.

Foutre-tombe (tout ouïe au ça disait) :


« Eugénie : Piquant de temps en temps
les lèvres du con, dans l’intérieur et quelque-
fois le ventre la motte : Ce n’est rien que cela,
maman ; c’est pour essayer mon aiguille. »

Tous les amours (en chœur) :


Mais alors là, petiote, t’en avais du
bonheur !

La Petiote (du haut de ses talons


aiguille) :
Toujours au moins un genou couronné.
Mais un matin : toc toc ! la langue de feu
d’un diablotin susurre au fond de mon es-
gourde. Ni une ni deux pile poils dans le miel
brûlant : scratch ! Exit la garniture frisottée
du trou de mes entrailles !

Une Potelée (mâchoire à terre) :


Oh ! Et ?

La Petiote (l’air d’y toucher) :


Sous l’effeuille pileuse refleurit une
oreille-trou finement lobée et ourlée de per-
louzes invisibles ; et de la fente nue rena-
quirent les frissons du frou-frou aussi tendres
que guili-guili, ses grands et petits lobes tout
ouïs sur le jadis embelli.

Foutre-tombe (tout ébouriffé) :


Et alors, quid dicit ?

Les Potelé·e·s (à l’unisson) :


Sade dit oui, ja, yes, da !

et cætera Page 37 sur 293


La Petiote (en direction du miroir) :
Caramba mama ! Tu le vois mon sexe-
monnaie entr’ouvert ? Pour toi, c’est gratos !

Une voix d’alto (peut-être au féminin


pluriel) :
O être raisonnable ! Plonge l’Œuf dans
l’eau. Rase ton œil ! Lis dans l’être des
lettres : l’E dans l’A = ÆTERNITAS. Sont
trop hautes, ces majuscules ? Gratte-toi l’os !
Ta moelle libère ses milliers de graines
d’étoiles. Explosion des minuscules ! Tu les
vois maintenant, ces petites fées éparpillées
qui crépitent depuis l’orient de tes pages : læ-
titia, et son e dans l’a, toutes deux entrelacées
dans ces italiques si jolies qui se penchent dé-
licatement vers ton levant, la source des
émois perdus tout scintillants du devenir qui
s’ouvre à l’ouest du tableau.

Foutre-tombe (recoiffé) :
Range ton nécessaire à couture, petite
Eugénie. Affûte plutôt l’âme ! Et fends l’hori-
zon ! Ouvre ton esgourde au oui renaissant de
l’aurore. Dessille ton Œil sauvage. Entre dans
la danse du vent, vers le Ponant ; la clarté.

Finale :
L’âme ? Lame ! Ouverture-Éclair sur le
jadis des astres fous et dérobés !

On laissera vaguer les désirs aux airs de


diable au corps

et cætera Page 38 sur 293


𝄡 Dans l’encadré un arc blanc éclaire, la brume ; rivé à

l’écran noir du smartphone, Caleverpe se sent oppressé, la tête far-

cie d’un fouillis inextricable, les entrailles en vrac, comme si un

nuage gonflé de pourpre s’était enroulé autour de ses os et avait in-

fusé ses viscères. Il se souvient avoir lu jusqu’aux premières lueurs

du jour, à défaut de pouvoir basculer dans le sommeil. Mais qu’a-t-

il lu ? Sans pouvoir en articuler quoique ce soit de cohérent, les

images saugrenues d’un cimetière en délire se mêlent à la crudité

des frasques sexuelles de deux femmes. Le plomb de la fatigue

écrase tout. Rien ne circule plus dans ses artères qu’un bouchon

d’angoisse obture.

Il remplit son mug au robinet et branche le thermoplongeur.

Posté derrière le carreau poisseux, il cligne des yeux en direction

du coteau opposé et imagine les mêmes vignes feuillues, débordant

de grappes aux grains gorgés de sucre au lieu des petites taches qui

virgulent le lointain embrumé.

Les gorgées brûlantes du café raniment un reste de vigueur

qu’il sent diffuser le long de sa colonne vertébrale. Vite, sortir, tou-

cher les branches gelées, marcher sur la terre dure et craquante. Il

enfile sa parka Thunderon Digenite Thermo et ses gants Heattech ;

ouvre d’un violent coup de pied la porte aux gonds rétifs et plisse

les yeux dans la buée opaline. Une brise glacée dérange sa voilure

bouclée. Il est resté fier de sa chevelure souple et aujourd’hui ar-

gentée. Il n’avait jamais porté de couvre-chef, comme disait sa

mère qui avait échoué à l’en persuader, pas même en hiver.

et cætera Page 39 sur 293


𝄡 Inquiet comme un félin à l’affût ; il escalade le talus der-

rière la cabane et se redresse dans un vaste champ de vignes aban-

donné. Une brumaille perle légèrement l’atmosphère mais la hau-

teur de vue le soulage d’une partie du poids qui enserrait sa poi-

trine. Lourdement chaussé, il n’entend plus que ses pas qui écrasent

un étique désordre végétal sur l’esquisse durcie du chemin. À

droite, un long mur aux pierres disjointes colonisé par les racines

d’un lierre terrestre borde des jardins ; quelques toits d’ardoise en

contrebas. Le chemin débouche sur une petite route qui pique droit

vers les maisons du village. Que faire ? Continuer et risquer des

rencontres inopportunes ? Il dégage un banc jonché d’aiguilles et

de pommes de pin pour s’asseoir et reprendre son souffle.

Recroquevillé sur son petit banc glacé, Caleverpe ressent

cruellement l’absence de ses deux compagnons qui avaient rejoint

le site de la Human Longevity depuis plus de dix-huit mois. Aurait-

il dû les suivre ? Où sont-ils ? Que font-ils en ce moment ? Et com-

ment les imaginer ? Il n’a reçu aucune nouvelle, aucune précision

sur le lieu où il sera lui aussi emmené pour une nouvelle vie. – ai-je

manqué de courage ? C’est ce sûrement ce qu’ils pensent ! Peut-

être étais-je seulement moins motivé qu’eux par l’idéal transhuma-

niste ?

Augustin s’était spécialisé très tôt dans la recherche fonda-

mentale en intelligence artificielle, puis il avait dirigé l’antenne

française de DeepMind, remarquée entre autres pour sa contribu-

tion aux progrès fulgurants de l’IA à l’échelle internationale qui

avait été saluée par les sommités du monde techno-scientifique. Le

et cætera Page 40 sur 293


parcours de Bernard avait été plus irrégulier mais tout aussi presti-

gieux. Après ses études de Physique à l’université Stanford et

quelques années d’enseignement aux États-Unis et au Canada, il

était revenu à Paris, où son laboratoire de champs électriques avait

reçu les honneurs pour avoir perfectionné le rayon laser de haute

intensité.

Il repense à la décennie 2010, la plus féconde pour leur colla-

boration et leur amitié. Les trois célibataires avaient pris l’heureuse

habitude de partager un plateau de fruits de mer arrosé de Pouilly

Fuissé tous les mercredis soir à La Coupole. Leurs discussions dé-

butaient généralement par l’état de leurs travaux respectifs : les

fluctuations quantiques du vide, les applications industrielles et mé-

dicales de la physique des lasers, le perfectionnement des algo-

rithmes d’apprentissage. Puis ils se lançaient dans les questions

bioéthiques soulevées par les avancées des nanotechnologies et de

l’IA en génétique. Augustin, le plus optimiste du trio, les avait

poussés à participer à l’extraordinaire aventure que les technos-

ciences ouvraient à l’avenir de l’humanité et ils avaient adhéré à

l’Internationale transhumaniste en 1999, au moment où la presse

révélait la naissance des jumelles chinoises Lulu et Nana, premiers

bébés génétiquement modifiés grâce à la technique d’édition du gé-

nome CRISPR-Cas9, appliquée pour la première fois à un embryon

humain.

Un bruit interrompt le cours de ses pensées, des coups sourds

et réguliers. Quelqu’un coupe du bois un peu plus bas. Il s’avance

prudemment sur le petit chemin de graviers. Au fond d’un ravin se

et cætera Page 41 sur 293


dessine un paysage plus sombre, rayé par de vieux poteaux télégra-

phiques renversés les uns sur les autres et empêtrés dans une effilo-

chure de fils arrachés et de lianes rampantes. Il distingue un hangar

en tôle ondulée et une petite cour où picorent et gloussent quelques

poules. Une volée de grésil traverse soudain la ouate mortuaire et

cingle son visage. Il entrevoit à travers les aiguillettes blanchies qui

bordent ses yeux, une silhouette féminine bottée, armée d’une

hache et penchée sur une brouette remplie de bûches.

Il se détourne illico pour rentrer au plus vite, poussé par le

blizzard et surplombé par les croassements de deux ou trois corvi-

dés qui tourmentent sa vision ; s’effondre sur le vieux canapé rouge

au milieu des pages froissées.

et cætera Page 42 sur 293


Le carton mauve

Jean-Paul à Adèle et Valentine,


Salut les filles ! Mes relations avec mon amie pre-
nant une tournure amoureuse, j’ai décidé de stopper mon
libertinage. Je sais que vous allez bien vous plaire et
vous amuser toutes les deux et je vous souhaite beau-
coup, beaucoup de plaisirs sensuels. J’espère que vous
me pardonnerez. Je vous souhaite un bel été indien. JP

Valentine à Adèle,
Le ciel m’est tombé sur la tête ! Notre JP nous
quitte ! Il est amoureux, j'en suis fort aise pour lui,
mais... et NOUS ? Il va falloir songer à le remplacer.
Fais de beaux rêves, ma douce, en attendant demain ! V

Valentine à Adèle,
Je ne me remets pas de notre après-midi d'hier. Je
sens encore la soie de ton sexe sous mes doigts, sous ma
langue. Je me souviens avec émotion de l'avoir senti
gonfler sous mes caresses, jusqu’à ce qu’il soit rebondi
sous ma langue. Quel bonheur, de recueillir ta liqueur !
Hier, figure-toi que j’ai reçu deux messages d’un
contact Yahoo. Je lui ai téléphoné ce matin dans l'idée de
l’éconduire… or, nous avons parlé 20 minutes, de toi, de
nous, et lui comme moi étions très “émus” à la fin de la
conversation. Je vais donc tenter de le rencontrer pour le
tester et voir s’il pourrait faire un sommet honorable à
notre prochain triangle. C’est un médecin résidant depuis
un an à Paris. Il a 47 ans et dit avoir une bonne érection
(mais n'est-ce pas ce qu'ils disent tous ?). Qu’en penses-
tu ma belle ? V

(pages manquantes)

Adèle à Valentine,
Il fait bien frais ce soir dans ma chaumière et je
pense à toi avec chaleur, blottie sous la couette avec mes
trois félins revenus de la chasse aux mulots dans les
hautes herbes.
Il me semble que la statue de notre musée réclame
encore notre désir impromptu : je vois cette fois le pen-
seur de Rodin peu concentré sur le destin du monde, si
ce n’est celui d’Éros, ce qui rend le marbre dont il est
fait palpitant et brûlant. Je fais comme toi ma rentrée
jeudi et je sais que la perspective de nous revoir m’ac-
compagnera musicalement. Je te dis sagement bonne
nuit… caresse ta nuque et le galbe de tes seins où je pose
des lèvres un peu fraîches. Parviendrais-je à m’endormir
ainsi ? Je sens déjà la rosée perler sur les pétales de ma

et cætera Page 43 sur 293


pensée… A
Ci-joint mon chuchotis de fantasmes :

Interlude au Musée.

… à peine remises de nos émotions avec cet impu-


dent gardien, nous reprenons nos pérégrinations à travers
les salles labyrinthiques du musée. Nos corps se frôlent
au hasard des recoins et rallument de petites étincelles de
désir sous nos airs faussement apaisés. Errant de concert
entre d’imposantes statues de Mars et de Vénus, ou en
contemplation devant les deux esclaves de Michel-Ange,
Le Rebelle et Le Mourant, nous arrivons dans les en-
trailles plus sombres du bâtiment.
Un brouhaha nous attire vers une salle de réception
à l’écart du public. On inaugure peut-être quelques
œuvres restaurées ou une nouvelle exposition ? Nous
nous mêlons à ce beau monde qui, coupe à la main et
sourires de circonstance, bavarde d’un air entendu. Tu
préfères m’entraîner vers le fond de la pièce où parade
un magnifique Hermès. Soudain plus de lumière. Petits
cris. Panne de secteur ? Confusion générale. Désorien-
tée, je tends une main à l’aveuglette et rencontre la
courbe douce et fraîche de la cuisse d’Hermès... caresse
le marbre et parcours ses formes voluptueuses. Mon
autre main s’attarde sur le fessier qui se réchauffe à mon
contact. Tu ne m’as pas lâchée. Je t’attire avec de petits
rires étouffés de gamine effrontée pour te faire partager
ma trouvaille, mais tu délaisses vite la statue pour partir
à la découverte de mes seins à travers l'étoffe légère de
ma robe, tandis que ma paume de moins en moins hési-
tante ne se lasse pas d’explorer le marbre chaud. Tes
doigts ont trouvé mes tétons et les pincent ; je les sens
qui durcissent sous l’appel impérieux de ta bouche,
quand soudain des doigts inconnus courent sur mon dos ;
je me tends, aux aguets. Surprises par la rigidité sou-
daine de ma posture, les mains mystérieuses s’immobi-
lisent quelques secondes, puis reprennent leur activité
exploratoire le long de ma cuisse, englobent mes fesses,
les soupèsent, les écartent, se glissent sous la dentelle et
viennent buter sur ma motte trempée. Le souffle court,
déstabilisée, je bascule légèrement à l’avant pour me rac-
crocher à toi ; mon visage plonge et je gobe un de tes
seins ; le suce sauvagement au rythme des doigts qui me
pénètrent et me liment à une allure croissante. Je me re-
tourne et cherche à tâtons les contours de mon agres-
seur ; rencontre une matière fine et fraîche, peut-être du
lin. Je défais à la hâte la boucle d’une ceinture et dézippe
la braguette ; empoigne une chaude et pesante fureur qui
achève d’embraser mon désir. Déstabilisée une fois de
plus, je recule et bute sur la plinthe où s’érige Hermès ;

et cætera Page 44 sur 293


m’appuie contre son pubis castré tout en attirant contre
moi un satyre bien vivant, qui m’empale. Grisée par le
mystère de la scène qui restitue à Hermès la fierté de son
sexe, ma jouissance est abyssale. Je reviens contre toi et
j’entreprends de modeler ton corps haletant au gré de
mon inspiration, forçant ton buste vers les cuisses
glabres de la statue ; tu t’agrippes à ses hanches éter-
nelles ; je relève haut ta robe et guide notre mystérieuse
apparition vers ton cul fabuleux. Ton orgasme embrase
l’espace et l’on n’a que le temps de rabattre et remonter
robes et pantalon : la lumière revient et nous inonde.
Notre fantôme s'est déjà fondu dans le tourbillon
d’invités qui se bousculent à nouveau autour des petits
fours. Leur brouhaha couvre à peine notre fou rire.

Valentine à Yves.
Je vous ai quitté un peu abruptement au téléphone,
il y a quelques minutes ; vous m'en voyez désolée, mais
enfants et mari ont surgi plus tôt qu’annoncé. Au terme
de notre brève conversation, il ressort que vous êtes bien
un homme : vous semblez penser que seule la pénétra-
tion est la clé de la jouissance. Quel ennui !
Pour ma part, mon désir se nourrit, certes de ca-
resses sexuelles, mais aussi, et peut-être surtout, de toute
une gamme de stimuli, de sensations, que je ne saurais
mettre en mots. C’est le sein moelleux d’Adèle qui cède
sous ma joue, sous mes lèvres, ses soupirs que j'entends
comme autant d'approbations et d'incitations à aller plus
loin, sa chatte douce qui gonfle et s’humecte de cyprine,
ses cuisses impudiques qui s’ouvrent sans vergogne et
m'offrent le spectacle de son sexe brûlant. Je m'émer-
veille chaque fois de pouvoir y glisser mes doigts,
comme si elle m’honorait de sa confiance : elle ne porte
aucun jugement sur mon enveloppe corporelle, comme
le ferait un homme. Oui, je me sens belle quand elle
m’aime, désirée et désirable. Voilà pourquoi je jouis si
fort.
Et puis, avec elle je transgresse certaines normes.
La sodomie, par exemple, n'est sans doute pas la pre-
mière chose dont rêve une jeune femme enamourée. Je
l’ai subie, de rares fois, avec un seul de mes amants peu
délicat dans ce domaine. Mais avec Adèle, nous avons
atteint de tels états d'excitation et d’abandon que rien ne
nous semble interdit et, de tâtonnements maladroits en
essais réussis, nous en sommes arrivées à ce point où la
sodomie exacerbe le plaisir et transforme l’orgasme en
« autre chose ».
Aussi, cher Yves, quand vous ne saurez plus quoi
faire pour vous ouvrir des horizons insoupçonnés, je
vous conseille d’essayer pour vous-même : ça vous ex-
plose le cerveau. Venez donc et joignez-vous à nous !

et cætera Page 45 sur 293


Vous me comblerez lorsque je vous verrai pénétrer Adèle
pour la conduire au faîte de son plaisir avant que je vous
chevauche. Et, à vous sentir fort, vivant, planté au plus
intime de ma chair, je crierai, animale à mon tour. V

(page illisible)

Adèle à Jean-Luc
Je te prie de considérer cette offre alléchante. Il se
trouve que mon trio s’est scindé, mais il reste un duo :
Valentine et Adèle, en chasse pour une rencontre discrète
et chaude avec « bel homme sachant user de ses
membres et s’offrir aux désirs et autres gourmandises de
deux femmes décidées ». Je serais heureuse que notre
rencontre se fasse enfin, et surtout avec Valentine, dont
tu aimeras comme moi la lumière du regard, la fraîcheur
du sourire, la sensualité absolue de ses formes rondes qui
excitent tant mon désir, les tétons de ses petits seins
ronds et la puissance érotique de ses baisers. Tu me ver-
ras succomber lorsqu’elle prendra l’initiative de faire
courir sa bouche gourmande sur mon sexe devenu fon-
taine de jouvence par son art. En attendant fébrilement ta
réponse… A

Jean-Luc à Adèle,
Avant toute chose MERCI. Quelle rencontre ! Des
années que je n’avais entendu des mots tendres à
l'oreille, cela m’a étourdi, enivré. Je comprends mainte-
nant tes messages. La vérité a été bien au-delà de mes
rêves les plus insensés… JL

Adèle à Valentine,
Je t’entraîne au cœur de mon logis pour y dénuder
ton animalité palpitant sous mes lèvres. Je veux voir plus
fort.
J’écarte brutalement tes cuisses et commence à ca-
resser ta motte encore pudique d’un doigt léger qui ap-
pelle ma langue tendue comme une plume encrée ; tu
t’ouvres sous l’écriture acérée ; je dirige le fil d’une
lame sur tes broussailles brunes ; à peine surprise tu
t’abandonnes et je conquiers tes rives aux reliefs moirés ;
accompagne le tranchant d’une langue liquide qui rejoint
bientôt une nymphe dont je reconnais la saveur fluviale ;
faux ingénu, ton corps trahit son impérieuse demande ;
je campe dans ta clairière ; t’introduis de toutes parts et
poursuis sans pitié mon exploration diabolique ; tu reçois
le gode noir qui fulgure dans ton cul, irradie ta cervelle.
Tu n’es plus que cri sans voix, jouissance pure. Un
lâcher de non-être.
De retour au monde, nous voguons en tremblant
vers des joies incompréhensibles. A

et cætera Page 46 sur 293


Le petit carnet rouge

Vision d’hiver.

Je monte dans un wagon et prends


place à côté d’un trentenaire bien casé dans
son costume laine majoritaire. Tapotipotas ,
doigts agiles sur le clavier, un virtuose : ni-
ckel ! Je rabats la tablette SNCF sur mes
genoux nus sous jupe cuir pleine fleur et
bas couture… direct show intérieur ça bour-
donne sous ma guêpière et puis passe par la
chatière. Au chaud.

R.A.S.
Le train s’ébranle ; pas encore de cara-
cole ; mon œil droit danse alentour et enfile
la diagonale descendante : sous le drapé mi-
laine ça bosse sa bosse fait sa patronne chic
choc contre fermeture éclair.

RAS de +.
Paysage blanc. Diagonale mon-
tante vers le biais assombri de l’écran : dia-
porama photo-vélo BING ! Œil crampe
cramponne crapahute gravite autour du nerf
ça grand-mate sous la tablette le trenta gé-
nère un point d’exclamation surexposé sous
l’objectif queue virgulée sculptée sous cuis-
sard LYCRA® ça te moule le mâle j’ai la
moule j’ai l’âme d’un moulin grand-ouvert
pour le show et la houle dans l’archi-
chatte ; reste à couvert main gauche dans
ma poche crevée tâtons vers la douceur.

CLIC CLIC.
À l’écran diaporama noir et blanc. Ou-
verture-éclair. Exhib et humides Élysées
sous la tablette SNCF : blanche queue hors
du cuissard ébène et gland dégagé en cerise
sur le boudoir ; magnificat. Main droite
mine de rien faufilée vers le soutien de
voûte. Œil toujours tiré à quatre épingles
vers le panorama. Chavirés dans le tangage
les corps virent de bord : cap sur les hauts
de cuisses offerts sur le non voilé et ses af-
fluents ; fruits de mer à volonté ; plus rien
ne ferme ça troue mon tout dans le bringue-
balant du Train Express Régional.

et cætera Page 47 sur 293


A.C.M.E.
Retour sur le train de pêche. Saisie par
la peau du cou, je largue la palangre par-
dessus bord, hameçonne le programme dé-
zippé ; l’image gicle hors de l’écran.
Les voisins n’y voient que du feu – ce
que fut.

Vol de nuit.

Partout, toujours au zénith, au nadir, en


avant, en arrière, au-dessus, au-dessous, en
haut, en bas, ce formidable infini noir. Victor
Hugo

Voir la pensée, ne rien savoir, balbutier


au bord du trou, fouler l’œuvre, s’abolir dans
le fol amor ; j’en connais qui gonflent leurs
nuits, harnachés dans leurs rêves et les yeux
clos, ils cabotent en bons toutous.
Mais vouloir dérouler bouler croiser des
astres dans les regards ; y goupiller mon con
et roupiller sous la serre entre chienne et
louve, n’y être plus et crever tout l’espace.
Pourquoi donc y a-t-il ? Il y a.
Il me pousse un arbre les cieux fla-
geolent le temps cogne au cul dans l’air illu-
miné ; en faire des kilomètres au milieu des
lucioles et me glisser dans l’étang nénuphars
tournesols vibrion des bestioles et saoule, fi-
nir sur ma lie l’angoisse sous la chose, déva-
ler en trombe, accrocher un virus et tout
perdre à rager sous la question de la
chouette ; une aile qui bat l’autre, deux voi-
lettes, un crachat sur des aubes mouillées,
deux ou trois chattes sur la bergère, une es-
pèce de foutaise, furor et ardeur, AMOR
peut-être ; fabuler des nichées et bander de
futurs arc-en-ciels ; se taper l’abîme.

et cætera Page 48 sur 293


Les acouphènes.

04/01/36. Crépuscule.

Il sursaute et soulève péniblement sa tête de la table où il

s’est assoupi. Un filet de bave a coulé et s’est fondu dans l’encre

noire étalée sur la page. Une tache de Rorschach trône maintenant

au milieu de la citation de Victor Hugo, mais aucune forme ne lui

saute aux yeux et à la conscience, ni papillon, ni chauve-souris, ni

trompe d’éléphant.

Il masse son cou pour soulager ses raideurs cervicales. Non,

vraiment rien. Et qu’est-ce que ça change ? Tout lui paraît illisible

et tellement absurde depuis si longtemps. Reste peut-être cet infini

noir que le physicien partage avec la vision du poète ? Sauf qu’ici

et maintenant, dans la nuit du présent compact qui happe son corps

et nappe son esprit, l’infini se teinte de suie et n’a plus rien du for-

midable noir brillant qui faisait resplendir l’abîme hugolien.

Il ouvre rageusement son sac, appose son empreinte sur le

capteur du Fukamisu, l’icône des messages clignote enfin. Un cer-

tain Frénutès l’informe qu’il sera pris en charge le surlendemain

par un avion de la Human Longevity. Les coordonnées GPS du ren-

dez-vous indiquent une distance d’un peu plus de trois kilomètres,

qu’il devra parcourir à pied.

Encore deux nuits et une longue journée. Il fait un inventaire

rapide : quatre sticks de café soluble, six paquets de tofu sous vide

et cætera Page 49 sur 293


et sa flasque remplie de Hakushu Distiller’s Reserve millésime

2025.

La tombée de la nuit l’incite à glisser son corps amaigri et fé-

brile dans l’étui laineux tortillonné sur le divan. Les basses

branches raclent les bardeaux du toit. Son regard monte et descend

sur les veines et les nœuds inégaux des lames d’épicéa – pourvu

que je ne sois pas repéré par les drones de la NCRS, ou agressé par

les Rescapés Vigilants.

Il se penche pour extraire la flasque du sac et remarque au

passage que les semelles de ses chaussures de sécurité sont macu-

lées de merde de bêtes ; il renifle sans rien sentir, mais sans sur-

prise – sans qu’il sache quand exactement, son odorat avait disparu,

un effet soft des attaques virales, lui avait-on assuré ; quant au goût,

les occasions de le tester ne s’étaient plus présentées depuis bien

longtemps.

Il repense à sa frayeur de l’après-midi, à cette femme qui fen-

dait son bois, – qui était-elle avant que la solitude et la

mort triomphent ? Une angoisse le saisit à la gorge et se matérialise

tout aussi brusquement dans des acouphènes qui tambourinent

contre son tympan droit. Cette fois, il se souvient très bien quand

ses crises ont commencé, c’était pendant le premier confinement de

2020, et depuis, elles surgissent sans prévenir. Des sifflements in-

termittents dans l’oreille gauche l’avaient d’abord alerté, mais il

avait attribué le phénomène à l’effroyable silence qui régnait dans

son immeuble et dans la rue de Rennes. Puis, les deux oreilles

s’étaient mises à tinter et à craquer inopinément. Il n’avait jamais

et cætera Page 50 sur 293


osé en parler, oscillant entre un sentiment de honte – on m’aurait

pris pour un fou au labo – et le bénéfice secondaire qu’il en retirait.

Car tous ces parasites qui le lancinaient trompaient aussi la vacuité

de l’espace et du temps qui lui était imposé. En quelque sorte, ils

lui tenaient compagnie.

Le phénomène s’est aggravé avec le grand renfermement de

2030, pour ne plus le lâcher. Parfois ce sont des boucles musicales

qui le réveillent la nuit. En plein jour, il arrive que les cliquetis et

les chuintements le plongent cruellement dans l’ambiance du bar de

la place Saint-Sulpice où il aimait prendre son petit déjeuner :

tasses entrechoquées, froissement des pages de journal et même

l’intolérable sifflement du percolateur, tout y est.

Les puissants arômes du whisky japonais calment un peu la

sérénade. Il se redresse et rouvre la chemise cartonnée. Aussi erra-

tiques et déconcertantes soient-elles, ces lectures le distraient au

moins de ses ruminations et, impression très bizarre, semblent ral-

lumer l’éclair d’un passé qui pourtant lui est étranger… une pré-

sence inconnue, qui le heurte mais l’accompagne – serais-je un peu

voyeur ?

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Le carton mauve

Même l’incarnat le plus délicat s’ouvre sur le chaos


comme la chair sur l’écorché. Gilles Deleuze

21/09/2008. Kijiji. Votre annonce Relaxation et


Douceurs est en ligne.

Femme 40 ans, libre d’esprit et de corps, propose


un massage relaxant et sensuel pour votre plaisir
complet.

Bonjour Adèle,
J'ai été séduit par votre annonce. Il est agréable de
voir des phrases écrites normalement. Je suis un homme
de 29 ans habitant à B, physique plutôt sportif. Pouvez-
vous m'en dire un peu plus sur vos massages, sur leur
ambiance et sur vous ? Ed17

Bonjour !
J’ai déjà eu le plaisir d'un 1er massage, êtes-vous
disponible pour un 2ᵉ jeudi en début d'après midi ?
Namer45

Merci Adèle, pour ces délicieuses précisions. Même


si les caresses sexuelles viennent parachever le tout, ce
qui est loin d'être négligeable, je n'ai pas envie qu’elles
soient le seul objectif. Je recherche bien un véritable
massage, avec la “cerise sur le gâteau”. Merci aussi pour
la photo. Votre corps est superbe et correspond bien à ce
que vous en aviez décrit. 80 euros, ça me va. De mon cô-
té, je suis grand (1,96 ! prévoyez du rab d'huile de mas-
sage !) et de corpulence normale (95 kg). J’ai 54 ans. Je
vis avec une nouvelle compagne que j'aime et qui
m'aime… mais elle a une déficience énorme de libido
depuis sa ménopause.
Votre prestation correspond bien à ce que je re-
cherche. J'ai hâte de laisser mon corps entre vos mains
expertes. JC25

Adèle,
Je vous écris encore sous le charme de notre pre-
mière séance de massage amélioré. J'adore admirer le
corps dénudé d'une femme, la beauté des lignes, la pure-
té des courbes. Le nu suggéré est également très sympa-
thique, qui laisse deviner les formes d'un sein parfait,
l'ombre d'une toison qui invite à imaginer ce qu'elle dé-
core, le bras qu'on a envie d'écarter… Excusez-moi, je
me suis un peu égaré, mais vous m'avez gâté, à tel point
que, comme un enfant, je me mettrais bien à genoux les
mains jointes pour vous prier de m'en donner encore

et cætera Page 52 sur 293


(clin d’œil.). JC25

Hello !
Es-tu disponible mardi après midi… je voudrais te
donner une 6ᵉ étoile avant mon départ pour des terres
lointaines. Namer45

Bonjour ma douce déesse des plaisirs,


Je t’envoie quelques photos de notre dernière
séance de bonheur. Le modèle, parfait, m’inspire plus
que jamais. J’espère que ton plaisir à poser pour moi est
aussi grand que mon ravissement à t’admirer. J’ai telle-
ment envie de t’écrire des messages érotiques, d’élever
l’imaginaire au service de nos ébats. Pour mon bonheur,
ta bouche est aussi douce et agréable que tes mains.
JC25

Bonjour ma douce et sensuelle infirmière,


J’aime quand tu me parles comme ça, quand tu ra-
contes tous les plaisirs que tu peux me prodiguer. Ça fait
vivre mon imagination en complément des souvenirs
sensibles qui me reviennent quand je regarde les images
où tu es aussi sublime que généreuse.
Je rêve de ta langue qui titille le bout de ma verge,
comme pour essayer d’y pénétrer ; la pointe durcie, elle
descend le long du sillon jusqu’au frein, source de ma
jouissance ; de tes dents qui mordillent la peau pour
mieux m’exciter ; de tes lèvres le long de mon sexe raidi,
qui glissent lentement jusqu’à mes bourses lisses que tu
embrasses avant de les gober et de les faire délicatement
tourner dans la tiédeur de ta bouche.
J’aime l’idée de ton corps huilé contre le mien, ton
sexe ouvert qui se frotte contre ma verge, tes lèvres qui
m’entourent en glissant sur toute sa longueur, de la
pointe incandescente jusqu’aux bourses qui vibrent de
désir. Tu remontes lentement pour offrir à mon gland
l’entrée de ton vagin. Lorsque tu te redresses, ton sexe
caresse mon ventre et mon torse pour arriver bien écarté
sur mon visage. Tu l’enfouis sous tes lèvres et tes fesses
et ton va-et-vient démoniaque m’étouffe dans une su-
blime agonie. Je rêve encore, si tu n’y es pas opposée, de
ta bouche qui embrasse mes fesses, qui descend dans le
vallon pour venir se déposer dans cet endroit discret. Je
fantasme de sentir ta langue tourner autour de ce puits de
jouissance, en caresser tendrement les plis…
Je couvre ton corps de sensuels baisers… ta bouche,
ton cou, tes seins, ton ventre, tes cuisses, tes pieds, tes
fesses, ta petite rose plissée, ton ticket de métro, ton
mont de Vénus, tes lèvres nues, ton intimité grande ou-
verte et offerte. J’attends avec impatience tes mots qui
m’excitent tant. JC25

et cætera Page 53 sur 293


Bonjour ma douce bienfaitrice,
J’adore ce sourire de complicité sur cette photo,
preuve que tu es sereine quand tu es avec moi. Je pense
que les craintes que tu as pu avoir au début concernant la
discrétion de nos rencontres, et surtout nos séances pho-
tos, se sont estompées. Je le vois sur ton visage quand je
regarde l’historique…
En attendant de sentir à nouveau ma verge durcir
dans ta bouche, puis glisser délicatement dans ton vagin
pour une visite de ta chaleureuse intimité…
En attendant de sentir tes lèvres s’écarter sous ma
langue, ton clitoris gonfler sous mes baisers…
En attendant de t’entendre dans cette éclatante
jouissance…
En attendant tes douces caresses, ta bouche et tes
mains qui m’attirent vers l’orgasme…
Je te souhaite une excellente année 2010, emplie de
santé, de bonheur, de plaisirs et des instants privilégiés
que tu peux encore m’accorder. JC25

Ma belle, quel dommage ! Je serai pris le week-end


du 30 janvier. Il me faut alors patienter. Tes fesses me
manquent pour y déposer des baisers. Ton sexe me
manque pour y déposer ma bouche. Ton clitoris me
manque pour en écarter le capuchon et le titiller de ma
langue. Tes lèvres me manquent pour en capturer le par-
fum et les offrir à cette langue impatiente. Ta vulve me
manque pour en déguster le nectar. Ton vagin me
manque pour y glisser doucement ma verge dans une
tendre révérence, et y faire ensuite pénétrer mon doigt
pour te faire jouir. Ta générosité me manque pour me
faire profiter de tes cris de plaisir… JC25

Ma douce, voici mon souhait pour le menu de di-


manche midi (avec supplément) :
Dans ton salon érotique : après ton sensuel strip-
tease en lingerie merveilleuse, tu es debout, jambes écar-
tées, je lèche ta chatte, assis sous toi pour admirer un su-
perbe panorama, soleil et lune qui se dévoilent en même
temps. Je m’assois sur ton canapé ; tu m’effeuilles en
conservant uniquement mon slip. Tu me caresses, m'em-
brasses à travers le tissu et me devines grandir et durcir,
mais je reste caché. Quand ma verge est bien dressée,
fière et impatiente, tu retires doucement mon slip pour
découvrir, comme si c’était la première fois, le bout de
mon gland, puis mon gland tout entier jusqu’au frein.
Après avoir retiré entièrement mon sous-vêtement, tu
prends délicatement mes testicules dans la douce tiédeur
de ta bouche pour mieux te faire désirer, à la manière
d’une gourmandise glacée que tu sucerais à pleine

et cætera Page 54 sur 293


bouche tout en léchant le cornet sur lequel se répand une
crème fondante. Jambes écartées face à moi, tout contre
moi, tu viens ensuite déposer ton sexe au-dessus du mien
en écartant tes lèvres qui effleurent mon gland dressé. Tu
descends doucement et ta vulve s’ouvre sous la pression
de ma verge. L’entrée de ton vagin, lubrifiée par la sécré-
tion du désir, avale le bout de mon gland et absorbe ma
verge qui glisse lentement et frémit du plaisir de son ac-
cueil. Tu t’installes sur mes bourses et nos sexes s’ac-
cordent dans la volupté. Nous restons ainsi immobiles…
je me sens très bien en toi .
Dans ton salon de massage : après m’avoir massé,
tu t’assieds sur mon visage face à ma verge, écartant tes
lèvres en grand pour que ton sexe épouse ma bouche,
l’entrée de ton vagin au plus près de ma langue. Dans un
mouvement de reins, tu te balances pour offrir tour à tour
à ma gourmandise ta vulve et ton petit trou. Tu pèses
plus fort pour que le bout de ma langue pénètre ton vagin
et tu te penches vers mon sucre d’orge pour l'engloutir.
Tu me fais déguster le délicieux nectar qui perle entre tes
lèvres et la douceur fripée de ta petite fleur… et nous sa-
vourons ensemble ces mets sensuels…
Je laisse bien entendu libre cours à ton imagination
pour me faire la surprise d’autres savoureux cadeaux.
J’aimerais que tu me fasses découvrir, s’il en existe en-
core, des plaisirs inconnus, délicats, tendres et déli-
cieux… JC25

Bonjour ma divine masseuse,


J’adore quand tu m’écris que tu m’embrasses de
toutes tes lèvres. L’idée est sublime. Je devrais pouvoir
venir dans 8 jours.
En attendant… je masse longuement ton dos, le ca-
resse jusqu’à effleurer tes fesses en les écartant douce-
ment. J’aime cet instant où tu t’offres entièrement à
moi… sans limite, sans pudeur. C’est toujours un en-
chantement de découvrir ce petit trou plissé qui accepte
de se révéler un peu plus à chaque caresse… qui cherche
même à venir au-devant de mes doigts. Je sens monter
ton désir quand tes fesses se soulèvent, quand mes doigts
glissent vers tes lèvres trempées pour passer sous ton
ventre, effleurant délicatement ton sexe prêt à exploser
de jouissance. Je me régale de ton plaisir, merveilleux
bijou que tu offres à mes caresses. Je découvre, en écar-
tant tes lèvres, la peau douce et rose qui enveloppe un
petit trou.
J’aime y pénétrer et sentir sous mes doigts sa dou-
ceur… jusqu’au fond… tout au fond. JC25

Bonjour ma douce enchanteresse,


Tu es toujours aussi belle, aussi désirable, douce,

et cætera Page 55 sur 293


naturelle et offerte.
J’ai un dos à soigner,
Des fesses à dorloter,
Une verge à cajoler,
Et envie de t’entendre crier…
Je t’embrasse tendrement et goulûment partout, et
même ailleurs… JC25

Le calepin noir à spirale.

31/10/2016 : mon annonce Wyldde.

Vous désirez une expérience érotique


qui serait l’orchestration de vos fantasmes ?
Commençons par échanger librement par
écrit. Et rencontrons-nous dans ces chemins
de traverse qui marquent les esprits et les
corps.

Le soumis de la cathédrale.

Bonjour/soir Adèle,
C’est très gentil à vous de m’avoir
confié votre mail. Vous avez raison les écrits
subliment… Quand elle n'est pas que fantas-
magorie, l’échange épistolaire est plaisant.
Vous avez évoqué la « profondeur de la
peau ». À raison ! Sans qu’il s’agisse d’un
cosmétique ! Les peaux peuvent « communi-
quer », s’exalter ! Accordez-moi que le liber-
tinage est un délicieux moment d’exaltation,
quand il n’est pas de la « consommation ».
Soyez, Adèle, ma Maîtresse de cérémonie :
je m’y prêterai avec plaisir ! L’extravagance
des corps est à vivre pleinement, avec une li-
berté qui dépasse les codes moraux tradition-
nels ! Pensez-vous qu’il nous soit possible de
nous rencontrer, à votre retour ? Sans passer
par le lieu « neutre ». Sous réserve que j’ai,
bien entendu, gagné votre complicité. Aux
plaisirs, Adèle !!! Phil'1 !!!

Peut-être… peut-être… tentez-moi ? A

Adèle, voici :
Vous sonnez
Je vous ouvre

et cætera Page 56 sur 293


Vous montez
Vous entrez
Je suis nu
Allongé
Yeux bandés
Une corde
Des pinces
Une cravache
Une bougie
Vos propres « accessoires »
Nous respectons le vouvoiement
Disposez de moi !
Je vous appartiens !
Je vous obéis !
Aux plaisirs !!!

Ps : j’ai eu dans le passé une très belle


relation avec une femme que je dominais.
Aujourd’hui je veux me donner à Vous.
Phil'1 !!!

Entendu. Je vous délaisse deux ou trois


jours, le temps de rentrer chez moi et d’ho-
norer quelques rendez-vous. Je suis actuelle-
ment sur l'île de Ré et ma location donne sur
la mer. Hier soir le son du ressac m’a bercée
et a donné au verbe « divaguer » et ses déri-
vés toute sa matérialité ! Aujourd’hui, l'île
est enveloppée d'une brume électrique et je
laisse libre cours à quelques images qui vous
seront destinées. À plus tard, et vive l'hori-
zon… A

Bonjour Adèle,
Quelle curieuse impression ! Quelles
enthousiasmantes sensations ! Quelles exal-
tantes perspectives ! Impression d’être en
phase avec Vous ! Exaltantes idées parta-
gées ! Enthousiasme et impatience ! Désir de
Vous connaître ! Exaltation de cette atmo-
sphère que nous avons définie (je ne parle
pas de sexe) ! Impatient de « recevoir » ces
images qui me seront dédiées ! En attente de
vos mots ! En attente de Vous ! Bien à Vous !
Phil'1 !!!

D’accord sur les connexions de nos cla-


viers et de nos neurones. Je suis sur le che-
min du retour. À première vue notre petite
cérémonie pourrait avoir lieu mardi pro-

et cætera Page 57 sur 293


chain, fin d’après-midi, si possible pour
vous… Et ne vendons pas la peau de l'ours…
peut-être allons-nous nous décevoir in vi-
vo… ce que je ne souhaite pas mais… (je
crois que votre passé de Maître m’intimide).
A

(5 pages moisies, illisibles)

Scénario II : l'ordalie par les roses.

Notes préliminaires :

Arriverai chez lui à 18h15. Heure de


l’office du dimanche soir à la cathédrale, sa
céleste voisine, où des bigots bavardent sur
le parvis, sous la large baie de son atelier
d’artiste.

Acte I

1) J’entre. Prends possession de l'es-


pace-temps. Silence. Il est allongé, nu, les
yeux bandés sur le sofa. Vérifications. Les
accessoires sont disposés sur la table basse.
Les trois roses rouges demandées.
Rossini, Petite messe solennelle.
Le carillon de la cathédrale devra
rompre le prologue
– Debout !
2) Punition. Tapette et cravache : petits
coups répétés au hasard et plus appuyés entre
les cuisses.
– Êtes-vous prêt à vous abandonner
corps et âme ?
Application de coups de fouet vifs
comme le désir.
– À quatre pattes !
La pointe de mon talon fait le tour de
son anus. Plug.

Acte II

Silence
1) Le soliflore. Les 3 roses. On entend
les chœurs de la messe des Vêpres par la baie
vitrée.
– Debout !
Bras en l'air amarrés à l'escalier. Tri-
dent, pinces, élastique. Première rose. Aller,

et cætera Page 58 sur 293


les pétales ; retour, les épines etc.
2) Bouquet de pinces multicolores ap-
pliquées en couronne sur le gras du ventre.
Lou Reed, Venus in furs.
Pince peau, torse, testicules. Rose pi-
quée dans le nombril.
Silence.
3) Doux amer. Effleurements. Langue
sur le bout du gland ? L’embrasse
furieusement .
– Vous ne jouirez pas !
Retire une à une, lentement puis vive-
ment, les pinces.

Acte III

Silence
1) Le décroche. L’allonge sur le tapis.
L’élastique enserre fermement les couilles.
Deuxième rose en main. M’assois sur son
sexe. Me branle. Griffures.
2) Bougie allumée.
– Commençons l'ordalie !
Bauhaus, Rosengarden funeral of sores.
Laisse couler la cire sur le torse, le sexe.
Les épines égratignent. Petits surgeons
rouges.
3) Apothé-roses.
– À quatre pattes, cul bien haut !
Léonard Cohen, Recitation, You want it
darker, Danse me to the end
Retire le plug. Un temps.
– Il faut sceller notre conjugaison, Phil’.
J’introduis le soliflore de porcelaine :
cul fourré.
Dispose délicatement la troisième rose

dans son vase.

PHOTO (𝄋Hommage postérieur :


Vous êtes superbe !)

Après coup.

Merci Madame !!! Encore, s’il Vous


plaît ! Bien/Tout/ à Vous ! À Votre service !
À Vos sévices ! Aux plaisirs ! Phil'1 !!!!
Ps : bouleversé, je Vous dédierai mes
« impressions » dès demain !

et cætera Page 59 sur 293


Madame,
Le simple fait d’entendre le bruit de Vos
talons, à Votre arrivée, a fait durcir mon
sexe ! Vous m’avez trouvé haletant de Vous !
Habité de Vous ! Impatient de Vous ! Me dé-
lectant de notre silence : signe de mystère
quand il est parsemé de sons. Que posez-
Vous sur la table (merci de ne pas répondre,
s’il vous plaît) ? Ces bruits me font délicieu-
sement frémir ! Plus tard, j’ai parcouru Votre
corps. Sans Vous entendre Vous dévêtir.
Étiez-Vous nue, Madame, sous Votre vête-
ment de circonstances hivernales ? Tout me
fut plaisirs intenses Madame ! Tout ! Vos
pincements ! Votre sodomie ! Vos liens ! Vos
roses ! Votre bougie brûlante ! J’ai senti
Votre parfum, entendu Votre souffle ! Vos
baisers emplis de fougue autoritaire ! Vous
m’avez accordé le privilège de lécher Votre
cou, Votre poitrine ! Ma surprise très intense
lorsque Vous m’avez aspergé ! Votre imagi-
nation ! Vous avez perçu mes halètements !
mes remerciements ! Dans Votre savant do-
sage de punitions/récompenses dont le plus
délicat exemple est Vos soyeuses caresses de
roses quand elles ne sont pas piquantes ! Je
tire de Votre ordalie une ultime satisfaction :
Vous m’avez félicité !
Après Votre départ, j’ai contemplé les
reliefs de notre cérémonie, n’osant les tou-
cher, telles des reliques ! Au milieu de Votre
souvenir, je me suis masturbé et jouis inten-
sément ! Ayant osé Vous poser une question,
lors de Votre départ, dont la réponse aurait
pu m’être désastreuse, imaginez-Vous, Ma-
dame, mon soulagement ? Vous reviendrez !
Tout à Vous ! À Votre service ! À Vos sé-
vices ! Phil'1 !!!

Bonjour Phil’1. Je reçois votre aveu de


soumission et vos preuves charnelles et
écrites avec une attention aiguë, mieux, une
forme de jouissance que je ne soupçonnais
pas chez moi. Vous jouissez de mon aura tac-
tile, sonore et olfactive, de mes piques et de
mon excitation perceptible à vous
contraindre, à vous éprouver, à vous meurtrir
selon vos fantasmes. Sachez que je jouis dès
que j’imagine et écris le synopsis de ce que
sera ma cérémonie pour vous. Les traits de

et cætera Page 60 sur 293


ma plume activent directement mon cerveau,
mes seins, mon sexe ; tachent parfois mes
notes sur la feuille que j’emporterai chez
vous.
Aujourd’hui, je regarde les deux roses
rouges dans mon soliflore avec un œil rétros-
pectif lumineux. J’aime ces témoins incon-
testables de votre jouissance. De ma
conquête. De notre pacte avec la beauté,
celle aussi intense qu’injustifiable, qui devra
se recréer au rythme de la démesure qui nous
déborde.
Votre foutre m’appartient désormais. Il
se mêle à l’encre d’où jaillissent les
mots dans l’écriture du désir, ma jouissance.
Je veux savoir quand et comment, au gré de
quelles images, vous vous branlez.
À vous revoir ! À vous retrouver dans la
roseraie des âmes fortes ! AR

Madame,
Vous me voyez tellement satisfait
d’exister, pour Vous, au titre de Votre jouis-
sance ! Prenez, Madame, je m’offre à Votre
imagination, dans ce futur qui n’est pas
conditionnel ! Dans Votre abondance exacer-
bée, dont je me délecte ! Ardeurs de Vous :
Vous comblez mon incomplétude ! Avidité
de Vous, qui n’est pas convoitise mais com-
plément ! Goût de Vous, qui n’est pas apa-
thie, mais participation ! De Vos dessins sur
mes seins ! De votre résolution sur mes
fesses ! De Votre fantaisie sur mon sexe ! De
vos penchants sur mon corps et mon âme !
Dans Votre alchimie charnelle, intellectuelle,
sensuelle, musicale ! Bien loin de toute justi-
fication raisonnable, mais à dessein !
Quand je caresse mes tétons, ils me sont
encore très légèrement douloureux. Déli-
cieux souvenir de Vous ! Je poursuis cette ca-
resse, ma verge durcit ! Je me masturbe, em-
pli d’images de Vous, invisible mais sensible
à ma peau. Allégories mystérieuses ! Deux
roses délicatement disposées de part et
d’autre de mon sexe ! L’ondulation de Votre
corps presse Vos roses soyeuses ou pi-
quantes ! Je jouis !
Mon foutre est à Vous, Madame !
Tout à Vous ! À Votre service !!! À Vos
sévices !!! Phil'1 !!!

et cætera Page 61 sur 293


𝄡 L’œil à peine ouvert dans la grande sorgue ; le torse en-

goncé dans l’étui laineux, Caleverpe sent sa chair peser sur les

mauvais ressors du canapé. Sa pensée perle en spots écarlates inco-

hérents.

Les pages dispersées autour de lui le ramènent lentement à la

matière. Il réalise que les acouphènes ont cédé la place à un tumulte

extérieur qui secoue dangereusement son refuge. Frappée par les

coups violents du vent, la cabane tremble et craque comme un ra-

fiot rossé par la houle. Il se sent broyé par un remue-ménage cé-

leste qui met en branle toute une vie animale et végétale au-dessus

de sa tête. Piétinements précipités sur le toit – des chats sauvages ?

Des rongeurs ? Des oiseaux nocturnes ? Les branches bourradent la

coque et décramponnent leur tronc.

Il se redresse en grognant et rallume la lampe LED. La vitre

lui renvoie le reflet du buisson de ses sourcils et des sillons inex-

pressifs bordés de poils grisâtres et fatigués qui lézardent son vi-

sage. Il avale une goulée de whisky et lisse soigneusement les

feuillets du plat de la main – comme si Adèle allait débarquer pour

vérifier le bon ordre de ses archives ! Elle doit être loin maintenant

ou même morte. La femme aux poules l’a peut-être connue ? Il

chasse de son esprit l’idée de parler à quelqu’un. Trop risqué et il

en a perdu l’habitude. Les saveurs fruitées et poivrées du Hakushu

remplissent son palais ; l’alcool détend lentement ses muscles et ses

articulations et ses pensées reprennent lentement le cours normal

d’un cerveau de bio-physicien naguère honoré par ses pairs.

et cætera Page 62 sur 293


Il se laisse emporter dans un tourbillon d’espoir et de Single

Malt mêlés. Oui, le Professeur Caleverpe va retrouver son énergie

et sa raison de vivre. Bientôt tourner le dos au grand hiver du

monde, régénérer ses fonctions biologiques, partager l’efferves-

cence de la recherche et continuer les travaux interrompus par la

catastrophe planétaire.

Il sait que le corps est mortel, bien entendu, mais il est bien

placé pour espérer sauver quelque chose du genre humain – à com-

mencer par moi ! Après tout, numériser un cerveau pour réimplan-

ter ses données neuronales dans un autre organisme est maintenant

réalisable. Non, décidément, la mort ne sera plus la même.

Il fait tourner une nouvelle rasade d’alcool dans sa bouche et

sourit en regardant ce qui reste de la vie d’Adèle dans cette bi-

coque. Qu’est-ce que la postérité gardera d’elle, de sa vie, de son

expérience intérieure consignée dans ces liasses dévorées de moi-

sissures ? Des élucubrations sexuelles d’un autre âge. Des lam-

beaux d’écritures incompréhensibles enfermés dans un coffre desti-

né à pourrir.

Du fond de son monologue de vieux maquisard un peu gris,

un nouveau souvenir s’invite sans prévenir : un après-midi de prin-

temps dans le cimetière du Père Lachaise. après de longs mois de

confinement. Il marchait sans but précis en compagnie d’un col-

lègue du CNRS, un biochimiste en plein désespoir, au bord du sui-

cide. Sa femme venait de le quitter après plus de trente ans de ma-

riage, sans aucune explication hormis un lapidaire Désolée, je n’en

peux plus, je pars, griffonné sur un bout de papier. Ils ont erré plu-

et cætera Page 63 sur 293


sieurs heures entre les monuments funéraires inondés de lumière.

Caleverpe tentait de ramener le pauvre homme au pépiement des

oiseaux dans les hautes branches, à la pureté du ciel, à l’espérance

renaissante et tangible de la nature, à la mémoire du monde – ne se-

rait-ce que celle des résidents de la nécropole aussi courtisée qu’un

musée en cette magnifique journée de mai. En vain. Le regard per-

du dans son malheur, il s’épanchait à voix basse et restait inconso-

lable.

Las de déambuler parmi les tombeaux fleuris de frais ou

d’éternité, ils s’étaient faufilés au milieu d’un petit attroupement de

badauds postés en silence au-dessus d’un gisant. Le bronze, éton-

namment réaliste, représentait un jeune homme de grande taille re-

vêtu d'une redingote dégrafée, les mains gantées et les lèvres en-

trouvertes. Sur la dalle, à droite de ses pieds, on pouvait lire :

À Victor Noir / né le 27 juillet 1848 / tué le 10 janvier 1870 /

Souscription / nationale.

Et dans le coin inférieur gauche, la signature : Dalou / 1890.

Tous les regards allaient et venaient sur cette longue anato-

mie bistre, glissant du relief du visage aux chaussures et retour par

une virilité généreuse bien visible sous le pantalon : stations remar-

quables du fait d’une forte oxydation de la patine à ces trois en-

droits, lèvres, pieds et sexe, preuve incontestable des baisers et des

caresses que des créatures bien vivantes prodiguaient à ces mor-

ceaux de bronze érotisés.

Nulle âme ne pouvait plus se recueillir sans basculer hors

bord en pouffant, à moins de rester clouée par la remontée en chan-

et cætera Page 64 sur 293


delle de ses affres depuis le tréfonds d’un caveau pourtant muet. Ils

étaient restés interdits et avaient quitté sans plus rien dire ce monde

de solitude que les frissons d’ailes et les trilles de mai s’évertuaient

à réenchanter.

Caleverpe avale une dernière gorgée et se surprend à lâcher dans une voix de fausset qu’il

ne reconnaît pas : le cimetière fou d’Adèle a finalement plus de peps !

Le carton mauve et le calepin noir à spirale

Ce qui me plaît chez toi Ton style c’est ta loi quand


c'est ce que j'imagine. À la pointe je m'y plie salope ! C’est ta plaie
d'un geste au secours de ma c'est mon sang c’est ma cendre à
main. tes clopes. Léo Ferré

Bonjour ma fée du désir, Scénario III : Être aux


Voilà trop longtemps ! Je Vêpres
vais te dire que le temps passe
trop vite ! Très mauvaise excuse Notes préliminaires :
j’avoue, mais vérité tout de
même. En plus, de nombreux Dans la cathédrale, cin-
malheurs me sont tombés dessus. quième chapelle à gauche au
Ma fille me fait un souci énorme fond. 18 h précises face au gi-
avec un cancer qui la fait beau- sant. Lui : tête baissée.
coup souffrir. Ma prostate, elle, Il aura fabriqué le strata-
se maintient, même si elle se ma- gème demandé : une cordelette
nifeste régulièrement. Le plus fa- permettant d’activer le serrage de
cile à gérer parmi tous mes pro- ses testicules, accessible par la
blèmes c’est bien sûr la prostate. poche arrière de son pantalon.
Des massages doux et savam- Arriverai 5 minutes plus
ment prodigués sur le point P… tard. En main, un missel, Le petit
Pour lundi, si tout va bien carnet perdu de Jeanne de Berg.
comme je l'espère, je pourrai être Dans la poche, un papier (extrait
chez toi vers 9 h. Merci pour la de La philosophie dans le
photo, tendre souvenir et boudoir).
bouillant espoir. JC25 Mes talons résonneront de-
puis le narthex jusqu'à lui.
Bonjour ma douce amie Je me tiendrai contre son
(j’espère que tu acceptes ce qua- dos. Silence. Vérification du dis-
lificatif). Comme tu peux l’ima- positif, tire sur la cordelette qui
giner, certains moments sont très émerge sous sa parka.
difficiles, quand je réalise que je – Savez-vous ce que le mot
ne reverrai plus ma fille partie si sacré veut dire ? Lecture : p 88 et
vite. Quelque temps avant son 89 (J.d.B)... Tire plus vivement
départ, quand j’avais encore un sur la chaînette. Déplie le pa-

et cætera Page 65 sur 293


peu l’espoir qu’elle surmonte sa pier (p 131) : Il y a deux sortes
maladie, j’ai eu de terribles crises de cruauté… Continue de tirer
de culpabilité en me disant que sur la cordelette. Murmure à
mes actes « immoraux » étaient l’oreille : Je suis nue sous ma
la cause de son malheur. Je m’en veste de cuir, très excitée.
suis persuadé à tel point que j’ai Au son des cloches à 18h30,
à ce moment-là, dans le but de quand les fidèles commenceront
me refaire la « virginité » néces- à circuler pour assister à l'office
saire à mon absolution et sa gué- de 19 h. Vous m'attendrez nu face
rison, effacé toutes les photos contre terre, bras en croix sur le
avec toi sur mon PC. Ce ne sont tapis du salon.
pas nos rencontres que je voulais
effacer, car je ne les regrette pas, Acte I
mais les preuves qu’elles pou-
vaient laisser. J’espère que tu me 1) Coup de sonnette en bas
comprends et que tu ne m’en de l'immeuble. Les 30 marches.
veux pas ? Avec ma compagne Silence.
nous allons partir randonner dans Vérification des instru-
les Hautes Alpes et tenter de ments. Roulette à picots, trident,
nous ressourcer dans la nature pinces colorées, bougie, godes,
sauvage. J’attends avec impa- fouet, dague électrique. Lui, en
tience de te lire. Délicieux baiser. pénitence.
JC25 2) Les pointes de mes escar-
pins contre son crâne.
Bonjour, mon ami ! Monteverdi, Vêpres de la
Bien sûr que je comprends vierge.
ta réaction à l'égard de ta vie se- 3) Mise en place du
crète et de ses preuves dans ton martyre.
ordinateur ! Et je sais que l'essen- – Debout !
tiel n'est pas parti dans la cor- L’amarre à l’escalier de la
beille ! De mon côté je les ai en- mezzanine, mains en l'air, jambes
grangées dans un dossier ver- écartées.
rouillé. Je les regarde quand je
veux renouer avec mon jardin se- Acte II
cret. Je pense à ce couple octogé-
naire, dont je t'ai parlé l’autre 1) Rumeur du chœur et des
jour. Ils continuent de me sollici-
grandes orgues par la fenêtre
ter pour des prestations érotiques
entrouverte.
depuis plusieurs années et me ré- Silence.
pètent à chaque fois tous les bé- Je tourne autour de lui. Ses
néfices de nos après-midi sen- narines frémissent. Passe la bou-
suels malgré leur grand âge et les
gie allumée tout près de sa peau.
douleurs grandissantes. Quelle Cire brûlante qui goutte. Odeur
forte leçon ! de poils grillés. Retire ma robe.
J'attends donc de tes nou-Guêpière et jambes gainées de
velles et t’embrasse tendrement.bas couture noirs sur talons, qu’il
Que la vie continue ! Adèle imagine. Le frôle de mes lèvres.
2) Ferveur
Bonjour ma tendre complice Bach : Agnus dei, Messe en
des plaisirs, si mineur.
Me revoilà enfin, en vie. Alterne les sévices : pinces,

et cætera Page 66 sur 293


Merci pour ton amitié qui me ré- coulures de cire, roulette pi-
chauffe le cœur… Je viendrai la quante, coups vifs d’élastique,
semaine prochaine avec une clé larges coups de fouet.
pour récupérer les photos, qui me 3) Douceurs : plume trem-
manquent maintenant cruelle- pée dans l’encre rouge et
ment. Voici mon menu tout spé- calligraphies.
cial (avec supplément !) pour Silence.
mardi midi : – Je vous félicite !
Après le massage, mes Baiser profond. Lui faire
lèvres se collent sur ta vulve épa- sentir l'humidité de mon excita-
nouie dans un baiser où ma tion ; le détacher.
langue devient agile et péné- Rodolphe Burger, Venus in
trante. Le suc d'amour de ton ex- furs
citation coule et fait briller tes 4) Exhibition du martyr.
lèvres, qui s'écartent toutes Plaqué face contre l'escalier,
seules pour faire apparaître l'en- ses fesses zébrées de pourpre of-
trée de ton vagin. Je me délecte fertes à la transparence de la baie
de ce miel que tu m’offres et du vitrée.
parfum enivrant de ton sexe. Je te – Montrez un peu aux bigots
fais jouir de mes baisers, de ma les marques de votre ferveur !
bouche qui t'aspire, de ma langue
qui caresse tes lèvres et ton clito- Acte III
ris. Je me régale de tes cris de
plaisir, je me régale de toi. 1) Allongé sur le canapé en
Mais j'ai envie de t'offrir la cuir. Silence.
totalité de mon intimité, sans re- Dague électrique. Picote
tenue, pour que tu en connaisses (torse, tétons, ventre, cuisses,
tous les recoins. J’ai envie que tu couilles) du bout de la lame, mais
me découvres, que tu me sans les décharges.
fouilles, que tu m’inspectes et me Pierre Henry : Danse
reluques partout avec cette impu- électromagnétique
deur qui crée et recrée l'envie. Petits coups de jus ici et là,
J'aime quand tu regardes ma selon l'inspiration et la musique.
verge et mes testicules en les mas- Silence.
sant et en les caressant. 2) Récompense.
J’aime ton regard inquisiteur Retire les pinces des tétons.-
qui prend mon gland entre tes Monte sur son sexe . Me
doigts pour écarter le méat et le consacre à mon désir.
pénétrer des yeux avant d’y glis- Une coupe pour moi. Ciga-
ser le bout de ta langue durcie. rette pour lui.
Quand tu me masses et me
caresses le dos, je ne peux mal- Après-coup.
heureusement pas te voir, mais
mon imagination prend le relai. Phil’1, j’ai beaucoup aimé
J’aime imaginer ton regard ce préliminaire Cathédrale. Mes
qui se pose sur moi, sur mon pe- talons martèlent la pierre dans
tit trou que tu découvres en écar- l'immensité glacée. Je remonte la
tant mes fesses, sur mon petit an- nef centrale. Je vous sais là-bas,
neau qui vibre et s’ouvre légère- debout, tête baissée face au gi-
ment à chaque caresse de ton sant dans le creux de la dernière
doigt magique. chapelle. Vous bandez à l'oreille,

et cætera Page 67 sur 293


J’aime encore imaginer et tendu vers mes pas lents mais dé-
souhaite que tu y déposes tes cidés qui se rapprochent. Je
lèvres. Je t’espère en train de te croise quelques badauds le nez
pencher sur moi… tu approches en l’air et des fidèles qui se re-
ton visage de mes fesses et je cueillent avant l'office. Postée
sens ton souffle… j’attends avec derrière vous, je teste la corde-
une folle impatience que ta lette. Vous gémissez. Parfait.
langue lèche le tour de mon an- J'imagine vos couilles prêtes à
neau… qu’elle glisse doucement exploser. Je relâche. Vous avez le
vers le centre, en caresse les plis souffle court. J'ouvre Le petit
et tente d'y pénétrer. Je te désire carnet perdu et vous lis à voix
infiniment pour cette délicieuse basse : Le cul, étranger aux pré-
caresse. occupations métaphysiques, est
Te voir et t'imaginer me re- simple et rieur. Le sacré, à la re-
garder est excitant au possible, cherche d'une transcendance qui
comme je l'espère, il est excitant se dérobe, n'est ni simple ni
pour toi quand j'écarte tes lèvres rieur : d’un côté la kermesse, de
pour admirer ton intimité pro- l'autre la messe. Je tiens le livre
fonde, quand j'ouvre tes fesses de la main gauche et tire la cor-
pour contempler ton intimité delette de la main droite (Merci
avant de l'embrasser. Madame). Derrière nous cir-
Un jour, lorsque mon corps culent quelques couples et leurs
s’y prêtera, j'aimerais que tu me murmures ponctuent la lecture.
pénètres et que tu me masturbes Nous sommes pour eux deux pé-
avec ton jouet intime après une nitents qui communions dans une
petite incursion avec un doigt, même parole. Je continue la lec-
doucement, délicatement, pour ture : Sacré sans Dieu ni trans-
vérifier que je suis prêt à t’ac- cendance sinon celle, provisoire,
cueillir, un doigt agile qui me ca- incarnée hic et nunc par un
resse et me fouille de l'intérieur homme ou une femme, objets de
dans cette zone de plaisir intense, dévotion en lieu et place du Dieu
toi qui sais si parfaitement procu- absent. Tire sur la cordelette
rer les plaisirs. Tu présentes en- ( Merci Madame ). Collée contre
suite ton jouet bien huilé et tu ca- votre dos, je vous intime l’ordre
resses mon anus avec sa tête. Tes d’écarter mon manteau pour at-
caresses deviennent de plus en teindre mon sexe gonflé. Un
plus précises, de plus en plus ap- coup vif sur le cordon vous rap-
puyées. Je cambre mes reins, pelle à votre condition et coupe
hurle intérieurement mon désir votre respiration. Soudain, l’im-
de te recevoir comme j'imagine prévu : les grandes orgues dé-
une femme excitée par l'envie du chirent le silence de rigueur. Les
phallus qui tarde à la remplir. Le lumières inondent la nef centrale
jouet glisse doucement en écar- et débordent sur notre scène. Je
tant mon anneau, lentement, un referme religieusement le livre.
peu, un peu plus, de plus en Trop tôt, bien trop tôt. Et re-
plus… enfin tout entier ! Tu le monte la colonne des fidèles en
fais glisser en douceur, tu me pé- pleine lumière.
nètres entièrement en caressant la Quinze minutes plus tard
glande qui donne tant de plaisir vous gisez face contre terre sur le
aux hommes qui le connaissent. tapis de votre salon. On entend
Je connais et apprécie le plaisir encore les rumeurs de leur ker-

et cætera Page 68 sur 293


intense que procure la pénétra- messe qui montent du parvis.
tion avec tes doigts ; je découvri- J’entame notre messe. Ah ! J’ou-
rais avec joie les délices de cette bliais : votre petite roulette à pi-
visite que j'imagine sublime. cots ! Sacré bijou, follement ex-
Lundi je peux même essayer citant ! Sentir votre sensibilité ai-
8h30 si ça te convient ? JC25 guë sur la verge et le gland, y
voir perler le sang, entendre le
Bonsoir, cher complice, râlement de votre jouissance…
Oui, tu me l’as écrit, com- vos remerciements. Et surtout, ne
ment ne pas fermer les yeux savoir le paroxysme de cette in-
quand je reçois ton désir par tous candescence – jusqu’à m’empa-
les pores, quand mes papilles ler sur votre queue meurtrie –
goûtent la douceur de ton sexe que dans cet après coup de l’écri-
décidé au plaisir, quand tu ture… Merci Phil'1 !
t’abandonnes à mon explora- PS. Je vous réserve ma
tion… Mais j’aime aussi les ou- plume Sergent Major. Vous serez
vrir sur tes écrits si beaux et sur mon divin parchemin. AR
les centaines de photos de nos
banquets des sens qui me ra- Madame,
vissent toujours autant. Vous m’exaltez, dans ma
Merci pour ton œuvre d'ar- profonde excitation ! Dans Votre
tiste qui exacerbe les plaisirs des Plaisir/Désir de créer, de contem-
sens et fait de moi une heureuse pler ! Énorme intensité dont Vous
libertine, doublée d’une courti- usez ! Vous m’excitez Madame !
sane. Adèle Dans ma profonde exaltation !
Dans Vos ordres Vos punitions !
Bonjour ma douce, Dans Votre Plaisir/Désir d’éner-
Pour que tu ne sois pas sur- gie ! Forte fièvre de Vous ! Tout
prise la prochaine fois, que j’es- à Vous ! Vous me dominez, Ma-
père très proche, je tiens à t'infor- dame, sans contrainte. Vous or-
mer des nouveaux “déboires” qui donnez, agissez, créez ! Sans ty-
atteignent mon “centre de gravi- rannie, avec maîtrise !
té”, la partie de mon anatomie la Je me soumets, Madame,
plus sensible et réceptive à tes sous la Persuasion de nos
caresses. Désirs/Plaisirs ! Sans résignation,
Je te rassure, ce n'est pas avec satisfaction ! Vous me fasci-
contagieux, peut-être même que nez, Madame ! Vous m’enflam-
tu en retireras un plus de jouis- mez ! Vous me transportez dans
sance : c’est la maladie de La un ailleurs ! Vous me troublez
Peyronie, qui rend mon sexe lé- dans Vos images ! Vous me pas-
gèrement tordu, mais potentielle- sionnez dans Votre domination !
ment apte à exciter ton point G. Vous me captivez dans Vos
En attendant, je t'embrasse ordres ! Votre mystère, Madame,
partout tendrement, et tu sais où exerce un absolu attrait ! Passion
mes goûts pour ton corps me de nos Désirs/Plaisirs ! Votre
conduisent. JC25 énigmatique pouvoir m’est une
évidence !
Tout à Vous ! À Votre ser-
vice ! À Vos sévices ! Phil'1 !!!!

et cætera Page 69 sur 293


𝄡 Il relève les yeux : l’espace fourmille de spins ; s’agite sur

le matelas trop raide – ces hommes-là existent vraiment ? Il ne se

reconnaît pas plus dans l’amant-client éperdu de sensualité que

dans le masochiste – un obsédé et un pervers… quoi d’autre ! Et si

c’était elle, la perverse… elle, qui avait tout imaginé ? Tout se mé-

lange et l’étouffe. Il dévisse le bouchon de la flasque et inspire les

vapeurs d’alcool jusqu’au vertige.

Depuis quand n’avait-il pas rencontré une femme ? Hormis sa

collaboration avec quelques physiciennes et techniciennes de labo-

ratoire, ses coups de cœurs féminins se sont terminés… avec le dé-

part de Rose en… 2001 – autant dire que c’est pas mon truc !

Et pourtant… il y avait bien cette inconnue… juste aperçue…

l’année dernière, début août. Ce soir-là, anéanti par la touffeur de

son appartement, il avait craqué. Il avait enfilé sa casaque stérile

Foliodress® et avait descendu les deux étages de son immeuble

haussmannien jusqu’à la lourde porte cochère sécurisée. Il possé-

dait encore son laissez-passer officiel de la Légion d’honneur, mais

il savait que son insigne infrarouge IFF ne le protégerait nullement

des agressions humaines et animales auxquelles il assistait souvent

la nuit, impuissant derrière ses fenêtres.

Le carrefour de la rue de Rennes et du boulevard Saint-Ger-

main semblait désert. On n’entendait que le vrombissement des

drones de surveillance militaire. Les vitrines des galeristes de la rue

Bonaparte avaient explosé depuis plusieurs années et il avait longé

une rangée de palissades bac acier jusqu’aux quais, doublé par

quelques rongeurs noctambules comme lui. Les faisceaux lumineux

et cætera Page 70 sur 293


de la NCRS balayaient régulièrement la Seine et ses rives, allumant

çà et là le tapis luisant des yeux des chiens abandonnés, des chats

harets de toute une faune dont il préférait ignorer l’espèce et le

nombre. Inquiet de sa silhouette trop visible sur le quai, il était des-

cendu sur la berge envahie d’herbes folles. C’est à ce moment-là

qu’il avait aperçu la silhouette, à peine une ombre, qui se détachait

sur le faîte du pont des Arts, dansante et stellaire dans le décor im-

passible ; elle paraissait sans âge et libre de tout. Mais le spectre

s’était fondu dans la nuit bruissante des stridulations affolantes des

orthoptères.

Il était resté en lévitation sur les pavés hirsutes, dégoulinant

sous son armure chirurgicale ; un sfumato mystérieux imprégnait

lentement dans son imagination.

Un grelot énervé ramène Caleverpe à son tympan droit. Les

contorsions des grands chênes ont cessé, mais son sommeil s’est

éclipsé avec les dernières turbulences du ciel. Il cale sa tête contre

le gros coussin défraîchi ; la pensée alourdie par l’alcool.

Cahier à petits carreaux et calepin noir à spirale

Quelle soie aux baumes de Fendus jusqu’au tréfonds


temps. Stéphane Mallarmé ils ne craqueront pas. Dylan
Thomas
Le 5 janvier 2017.
Madame,
Coup de fil à Jeannine et Da- Je suis sans nouvelles de
niel pour prendre des nouvelles et Vous. Que dois-je faire ? Notre
leur souhaiter une bonne nouvelle cérémonie IV est elle toujours d
année : actualité ? Impatient de Vous !
– On continue de vieillir, et À Votre service ! À Vos sé-
pas trop mal pour nos 177 ans à vices ! Phil'1 !!!!!
nous deux!
J’ai tout de suite imaginé Ce petit matin brumeux de

et cætera Page 71 sur 293


l’œil pétillant de Daniel. Toussaint laisse libre mon désir,
– Vos visites nous manquent, qui vous imagine, vous dessine,
mais c’est mieux comme ça ! Nos vous pique et crayonne sur vos
souvenirs libertins nous font beau- tétons, étreint un sexe tendu et
coup de bonheur et nous faisons rougi, non de honte mais d’un
encore l’amour, vous savez ! Jean- oui absolu, au feu vivace d’une
nine a un peu plus de douleurs ar- langue sauvage entortillée dans
ticulaires qu’avant ; moi je marche votre douleur sans pouvoir en
moins, mais je fais encore 5 ou 6 épeler le sens. Et oui, bien sûr,
kilomètres le matin ; on diminue le je vous envoie bientôt mes
potager. Et vous ? Continuez-vous consignes. AR
les massages ? Et vos élèves ?
Ils me manquent aussi. Je ré- Scénario IV. Crescendo.
dige donc une sorte de memento
vitæ dédié à nos parenthèses. Notes préliminaires :

La rencontre s’est faite Apparition-exhibition :


d’abord avec Daniel en août 2008, 17h55 tapantes. Moi, en bas sur
chez Stéphane, mon premier et le parvis au milieu des fidèles.
unique masseur avec finitions. Il Lui, debout derrière la baie vi-
n’avait dans sa clientèle que deux trée, costume 3 pièces noir, bra-
femmes, Jeannine, 79 ans, et moi, guette ouverte. Il devra faire un
la quarantaine. Comme j’avais ex- geste obscène en me regardant
primé le désir de « prendre la intensément. Au 18ᵉ coup de
main » pour rencontrer moi aussi cloche, rideau.
des clients, il m’avait proposé de
masser l’homme du couple. La se- Acte I
maine suivante, il m’avait laissé
son studio pendant une heure pour Silence.
mon premier massage érotique ta- 1) Debout contre l'esca-
rifé. Ravi, Daniel était m’avait lier.Aveuglé. Nu. Prêt à être
proposé de venir chez eux réguliè- menotté. Me sers une coupe.
rement – ce sera pour Jeannine et 2) Frôle sa peau... mon
moi… c’est un peu loin de chez parfum, mon souffle, ses fris-
vous, mais nous vous dédommage- sons. Retire ma robe. Bruit du
rons aussi pour le déplacement. zip. Caresse mes cuisses contre
Ces parenthèses à 3 ont duré sa queue raide.
presque 7 ans. – M'avez-vous désirée du
haut de votre escalier ?
Je me souviens très précisé- Pergolesi, Septem verba a
ment de mes voyages mensuels sur Christo.
la nationale encombrée, selon la 3) Sangle ses couilles avec
saison, de tracteurs tirant des re- l'élastique. Passe la roulette.
morques de bottes de paille hautes Sèche les perles carmin.
comme des immeubles, de poids
lourds à rallonge, de caravanes Acte II
zigzagantes et de camping-cars :
100 km jusqu’à leur village. Le ri- Silence.
tuel de l’après-midi était 1) Trans-lucioles. Torse,
immuable. bras, aisselles, ventre, mains,
Je me garais à 14h25 sur le partout : la bougie allumée ex-

et cætera Page 72 sur 293


parking face à l’église et me diri- plore son corps. La flamme fait
geais à pied vers la petite maison rougeoyer la peau diaphane et
au fond d’une impasse. Je longeais embellit la carnation (Job raillé
d’abord la grand-route sur un mi- par sa femme de George de La
nuscule trottoir, rabattue contre la Tour)
rangée de maisons aux façades fis- 2) Crescendo.
surées et flanquées d’écriteaux À Ravel, Boléro.
vendre qui tanguaient sous les se- Pinces aux seins. Pinces
cousses des 38 tonnes.Il fallait être sur les testicules. Trident d’une
discret à cause du voisinage – vous main, bougie de l'autre. Piqûres,
savez comment c’est, les vieux petite couture. Sifflement des
frustrés qui s’ennuient sont de lanières de cuir du martinet.
vraies fouines –, donc je ne son- Gestes amples, de plus en plus
nais pas à la porte principale. vifs, jusqu’au final.
Le portail, qui donnait sur PHOTO
une courette, était entrouvert dès Silence.
14h30, et je n’avais qu’à le pous- 3) Le détacher.
ser pour faire surgir le petit – À genoux ! Léchez-moi !
homme souriant. Daniel était né
dans cette maison, et ne l’avait ja- Acte III
mais quittée. Il s’était marié avec
Jeannine, et ne l’avait jamais quit- 1) Offrande
tée. Elle m’accueillait chaleureu- – Debout !
sement elle aussi, ôtait son tablier, Face escalier. Plaqué
l’accrochait avec les torchons près contre les marches. Dos et cul
de l’évier, et nous quittions les ef- offerts au parvis.
fluves discrètes de cuisine et de 2) Petits coups d’élastique
propre pour traverser la salle à sur les fesses et entre les
manger. Sur le buffet trônait une cuisses.
photo de mariage en noir et blanc, 3) Finale
flanquée de celles des enfants et – Allongez-vous sur le
petits enfants, en couleur. Nous sofa !
nous asseyions côté salon et au Dague sans décharges.
bout de cinq minutes de bavardage Pierre Henry, Danse
sur la circulation et la météo, Da- électromagnétique
niel donnait le signal : il se levait, Les sons électro-métal-
ouvrait le secrétaire derrière le ca- liques le font sursauter en
napé et me tendait les billets que je décalé.
fourrais en vrac dans mon sac.
Je les précédais dans l’esca- Acte IV
lier très raide jusqu’à une petite
chambre sous les combles : un lit 1) Douceurs sur douleurs ;
deux places et un lit une place – contemplation des pigments.
pour les enfants et les petits en- Rodolphe Burger, Venus in
fants – et entre les deux, une table furs.
de massage – faite maison comme 2) Glisse lentement sur son
beaucoup de choses ici, et bien sexe en le félicitant.
mieux fait que chez les pros – ; Trempe la plume sergent
clin d’œil malicieux. Il restait très major dans l'encre rouge et me
peu d’espace pour se retourner. masturbe en gravant AR sur son
Jeannine se déshabillait à droite du torse.

et cætera Page 73 sur 293


grand lit, moi à gauche. Daniel vé- 3) Côte à côte silencieux.
rifiait le thermostat du chauffage N’entendre que les pulsations
l’hiver, ou se réjouissait de la qua- du flux sanguin. Regard perdu
lité de l’isolation l’été, puis en- sur sa peau zébrée. L’autorise à
clenchait le radio-cassettes – j’es- se branler. Des gouttes de
père que vous aimerez ! On ne sperme giclent et délavent ma
connaît pas bien la musique, vous signature. Cigarette allumée
savez. pour lui. Je sors.
Quand Jeannine et moi
étions nues, il m’attirait douce- Après coup
ment à lui, ses yeux clairs dans les
miens, mes seins plaqués contre sa Phil’, ne le prenez pas
chemisette, pour un baiser comme une intrusion, seule-
mouillé, puis il se retirait dans la ment je m’inquiète de votre si-
chambre contiguë en laissant la lence depuis hier soir… et les
porte entrebâillée. Jeannine s’ins- éventuelles séquelles dues à
tallait sur la table. Son dos frisson- mon ardeur… AR
nait d’abord sous le filet d’huile et
la fraîcheur de mes mains qui glis- Merci Madame, pour vos
saient, soulageaient les tensions photos : témoignages vivants de
des épaules, du cou ; soupirs ; je ma disposition dédiée à Vos dé-
tournais autour de la table – coups sirs, à Vos plaisirs. Exalté de
d’œil sur les murs où des canevas Votre ardeur, de Votre jouis-
au point de croix rallumaient des sance ! Il est vrai que Vos
flashs inopinés : le blanc pur des “marques” sont là.… Bien que
cheveux de mon arrière-grand- ne les considérant pas comme
mère penchée sur son ouvrage, ou des séquelles, je Vous serais re-
les paysages encadrés des compar- connaissant d’être en la matière
timents SNCF de mon enfance. moins généreuse lors de notre
J’ondulais dans cet autre temps au- future cérémonie.
dessus de la peau zébrée de vei- Tout à vous ! À Votre ser-
nules pourpres et notre omnibus vice ! À Vos sévices !!!
bringuebalait au rythme de la com- Phil'1 !!!!!!
pilation du Meilleur de la Musique
Classique… Je m’emparais du fes- Je suis vraiment contra-
sier monumental sur le Lac des riée… et confuse. Nous
Cygnes, filet d’huile dans le sillon sommes allés trop loin. Il était
et un ou deux doigts à la traîne… convenu que vous diriez stop et
ma poigne élevait doucement les vous avez supplié encore ! Au
hanches charnues ; soupir ; le lieu de me dominer et d’aller
continuo du Canon de Pachelbel contre votre désir, je me suis
initiait de longues glissades sur les laissée emporter dans l’ivresse
cuisses généreuses et jusqu’aux du tempo et nous avons joui du
chevilles gonflées, onction des ta- même vertige. Ayant aperçu vos
lons crevassés, lente remontée et marques avant de partir, j’ai
grand jeté dans le Printemps de mesuré chez moi, plus tard dans
Vivaldi ; mes seins caressaient la la soirée, cet excès en partage et
chair plus tendre des flancs ; sou- ses conséquences domma-
pir ; effleurement de l’entrecuisse geables. Merci d’avoir calmé
et franche ouverture, fumet d’eau mon inquiétude aujourd'hui. AR
de Cologne ambrée mêlé à l’âcreté

et cætera Page 74 sur 293


de la peau la plus intime ; coup Madame, s’il Vous plaît,
d’œil sur Daniel tapi dans l’entre- n’en soyez en aucun cas déso-
bâillement ; elle haussait le pubis ; lée. J’assume effectivement la
tout son corps invitait mes doigts à responsabilité de cet “en-
suivre son va-et-vient qui vibrait core” !!! Vous employez de
crescendo jusque dans ma main de justes mots ! Exaltation ! Ex-
plus en plus trempée, au rythme de cès ! J’ai bénéficié de ces mots
la Farandole de l’Arlésienne mêlée sur le moment, y compris dans
à l’emballement de ses halète- Vos coups de martinet ! Avec
ments ; je la fouillais de l’autre délectation ! Dans la mesure où,
main et branlais son clitoris durci non seulement je Vous en ai fait
jusqu’à son cri d’orgasme, qui li- une demande verbale, mais je
bérait une flaque tiède sur la ser- ne Vous ai pas stoppée ; Vous
viette de bain. Elle se redressait, n’aviez pas à modérer Vos ar-
tournait vers moi son air de jeune deurs que j’ai appréciées ! Y
fille faussement gênée, et souriait compris après Votre départ :
en me tendant ses lèvres – merci ! lorsque j’ai vu/lu votre dédicace
merci ! ah ! comme c’est bon ! sur mon torse !!!!!! Merci Ma-
Nu et bandant, Daniel sortait dame ! Ensuite, j'ai constaté des
de sa cachette, embrassait sa traces autorisées, que je ne
douce retournée sur le dos en glis- considérais que comme des rou-
sant une caresse entre ses cuisses – geurs. Les hématomes du len-
elle a des mains de fée notre demain m’ont inquiété, non par
Adèle ! Puis, s’adressant à moi : douleur, mais concernant ma
elle a encore du tempérament ma liaison féminine. Aussi, je suis
Jeannine hein ? Elle a toujours été allé consulter : ces marques ne
fontaine ! sont que des bleus, y compris
Nous la massions à 4 mains sur ma verge. Elles disparaî-
et elle terminait son voyage dans tront sous huit jours.
la prairie du dernier mouvement Mais, Madame, il me
de la Symphonie Pastorale – al- semble important de Vous pré-
lez ! à toi maintenant ! Nous l’ai- ciser qu’en aucun cas je ne me
dions à se relever et à se stabiliser sens « avili » par Vos sévices.
sur le marchepied de son char fée- Fier de jouir dans Votre sublime
rique, et le corps sec et nerveux de opéra !!! J’ai participé à Votre
Daniel se hissait à sa place – tu jouissance, Vous avez nourri la
veux que je reste ? La question mienne. Madame, lisez-moi
était rituelle, purement rhétorique bien s’il Vous plaît : tout
mais tellement aimante. Jeannine m’exalte ! Vos ordres préa-
prenait ses vêtements sous le bras lables ! Votre anonymat ! Votre
et quittait la pièce en m’adressant mystère ! Vos mises en scène
un sourire complice. musicales ! Être désorienté !
Contrairement à son épouse, Votre pleine mesure !
Daniel aimait parler pendant que Je persiste plus que jamais
je massais la peau sèche de son en mon paraphe : tout à Vous
dos. Il était question de la fougue dans Votre domination !
sexuelle de sa femme, de leur en- À Votre service ! À Vos sé-
tente amoureuse depuis plus de vices ! Phil'1 !!!!!
50 ans et surtout de leurs pre-
mières expériences libertines dans (Pages moisies. Illisibles)
les années 70, au Roi René à Ville-

et cætera Page 75 sur 293


d’Avray – elle avait un tel tempé- Phil’1 ! Votre silence de-
rament ma Jeannine, que je me puis un mois… Auriez-vous dé-
suis dit, je n’y suffirai pas. Moi, serté la scène de nos cérémo-
j’étais très excité de la voir jouir nies ? AR
avec d’autres hommes. Alors, on
partait le vendredi soir après le Du tout, Madame, malgré
travail et cinq heures plus tard on l’anonymat dont nous avions
arrivait au club. C’était un endroit convenu, sachez que mon père
plutôt chic sans être huppé. On vient de mourir. Et que je na-
trouvait toujours des couples vigue entre avocat et notaire.
comme nous, des gens simples. Ma libido est entre parenthèse,
Mais vous savez, une fois pris voire inexistante… ce qui n’est
dans la fête des corps, on ne savait pas sans m’inquiéter. Mais sa-
plus qui était qui ! Jeannine s’épa- chez que Vous m’êtes pré-
nouissait et moi j’étais comblé de cieuse… et que Vous me man-
la voir heureuse. Il se tortillait quez. Phil'1 !
comme un nourrisson dès que je
massais le creux de ses genoux – Je pense à vous et vous at-
j’ai découvert cette zone érogène tends… si le besoin d’affoler
il a très longtemps… et c’est tou- les boussoles sociales et le désir
jours aussi fort. Mes mains conti- de perdre pied par-delà bien et
nuaient l’exploration de ses points mal vous revenaient. Efferves-
sensibles – Jeannine adore me re- cence de nos fêtes de l’au-delà
garder quand une femme me prend des sens entre les bifurcations
avec un godemiché ! Avec un tragiques de nos lignes de vies.
homme aussi d’ailleurs ! C’est son Art funambule.
fantasme favori ! Je n’ai jamais eu Laissons passer ce temps
de désir homosexuel, pourtant. de la pesanteur des choses. Car
C’est formidable quand on aime il passera.
les plaisirs de la vie, on se débar- Et revenez à vous ! À
rasse de tous les préjugés, vous ne moi ! AR
trouvez pas ?

𝄡 Couverture repliée son corps de bronze, nu ; combien de

temps est-il resté debout dans les rais du soleil filtrés par l’atmo-

sphère coagulée sur les vitres ?

Il s’est réveillé tard, ne sachant plus où il était, désorienté

après les rafales nocturnes et ses lectures somnambules, la bouche

sèche ; le cœur en désarroi.

et cætera Page 76 sur 293


Précipité dans le jour inexorable et sa mêlée de poussière, il

s’ébroue et frotte énergiquement sa peau avec ses dernières feuilles

de savon.

Longtemps il a eu horreur de ces nuées de grains insatiables

et fuyants qui s’insinuent partout, colportent la crasse et préfigurent

sournoisement la vieillesse et la mort. Son intransigeance avec le

personnel d’entretien, aussi bien dans son laboratoire que dans son

appartement, était devenue légendaire.

En 2025, il avait bravé la loi martiale qui imposait un confi-

nement strict et avait continué d’employer sa Portugaise en or,

qu’il logeait clandestinement au septième étage de son immeuble. Il

se repliait de pièce en pièce à mesure qu’elle progressait armée de

chiffons et précédée par le robot aspirateur laveur ECOVACS Oz-

mo T8+, qu’elle invectivait ou félicitait dans sa langue maternelle.

Mais quand la situation épidémiologique et sociale avait dégénéré,

en septembre 2028, Josépha disparut du jour au lendemain, et Cale-

verpe avait dû se résoudre à programmer l’appareil pour collecter

lui-même cet insistant reliquat du monde.

Les longs mois d’isolement complet l’avaient ensuite rendu

moins frénétique – après tout, ce ne sont que mes propres déjec-

tions – et il évoluait le plus naturellement du monde au milieu des

miroitements volatiles, ombres fourmillantes de soi qui pou-

droyaient joyeusement dans la lumière les jours clairs, et avait fini

par s’attacher à ces preuves de l’existence du temps, à la persis-

tance du passé qui se déposait sur les meubles, nappait son bureau

et colonisait le Tireur d’épine, sa statuette préférée, retournée vers

et cætera Page 77 sur 293


les vitres de plus en plus pigmentées. Quant aux grains grisâtres qui

s’agrégeaient sur la face extérieure des trois double-fenêtres – l’une

donnant sur cour et les deux autres sur la rue de Rennes –, il aimait

en comparer l’opacité selon la météo, appréciait leurs variations

d’épaisseur et de mouvement, la gradation des gris et des marrons,

se réjouissait quand la pluie et le vent dérangeaient les formes et

dégradaient les aplats, car s’ouvrait en lui une petite lucarne ména-

gée dans l’empâtement de son esprit : il sentait percer le faible halo

du devenir – ce qui le sauvait, dans un moment de grâce, de la

poudre d’éternité tourbillonnante et sans cesse redéposée.

L’image des tableaux imprévisibles qu’étaient devenus ses fe-

nêtres font ressurgir le souvenir de Lionel. Ils s’étaient rencontré en

2011, à l’occasion d’un vernissage dans la Grande Galerie de

l’Évolution. Lionel Sabatté, artiste passionné de la vie de la pous-

sière, y exposait sa meute de loups gris noirs. Chaque sculpture re-

présentait une bête fragile, figée dans une posture de défense ou de

crainte mais jamais agressive. Le public était surtout intrigué par

l’effet moutonneux de leur pelage, et le cartel confirmait l’impres-

sion : Moutons de poussière agglomérés sur structure métallique.

Caleverpe avait questionné l’artiste à propos de la composi-

tion de ces moutons dont ses loups étaient faits. Lionel avait lon-

guement parlé de son travail… de sa métamorphose en chasseur-

cueilleur le soir dans la station de métro Châtelet, où il récoltait ses

poussières, cheveux, débris minuscules tombés des corps de la

foule anonyme et pressée... une collection de morceaux de gens, ai-

mait-il répéter aux curieux qui observaient ses loups de poussière.

et cætera Page 78 sur 293


Ils s’étaient revus un dimanche de printemps et avaient mar-

ché le long de la Seine en direction de la BNF. Tout en discutant,

Lionel roulait ses yeux dans tous les recoins, dans les caniveaux,

entre les pavés de la berge, déviait parfois brusquement et s’accrou-

pissait pour collecter des touffes microscopiques, des nébuleuses de

sable, cheveux, poils, rognures et autres déchets improbables qu’il

glissait soigneusement dans des enveloppes. Caleverpe était resté

bouche bée quand il lui avait confié qu’il avait recueilli les peaux

mortes des pieds de son amie – aussi merveilleuses que des plumes

– pour réaliser une chouette.

Le soir suivant cette longue promenade, dans le silence de

son salon, Caleverpe avait compris que sa répugnance envers les

les écheveaux de saleté allait de pair avec le dégoût profond que lui

inspirait les corps et leurs sécrétions. Il lui avait fallu vivre ensuite

la longue expérience d’isolement dans son trois-pièces pour faire

un pas de côté supplémentaire et admettre qu’il ne se rapportait

plus à la réalité qu’à travers le prisme de l’abstraction scientifique.

Seul le souvenir des sublimes créatures de cendre et de pous-

sières de l’artiste avait pu lui révéler le foisonnement du monde

sensible et la beauté vitale des scories qui s’évadent des vivants et

qui persistent en se multipliant et s’insinuant dans le moindre inter-

stice. Mais ces poussières résiduelles, même sublimées, n’ont rien

de commun avec les mouvements inobservables de la matière qui

occupaient toute son attention de physicien, car la poussière n’al-

tère jamais ce qu’elle recouvre et ne modifie pas les surfaces et les

cavités qu’elle colonise pourtant implacablement, au contraire des

et cætera Page 79 sur 293


particules qui, fugaces et inobservables, perturbent subrepticement

les propriétés de la matière.

𝄡 Bientôt quitter ces ruines, mais voilà ; aux aguets dans ce

monde ensauvagé, immergé dans un autre espace-temps et hanté

par les signes d’une existence féminine inconnue de lui, Caleverpe

est repris par ses frissons de répulsion.

Il ouvre la porte de plus en plus récalcitrante et s’élance entre

les grands chênes qui dégouttent. Le soleil déjà haut rayonne dans

un ciel azur. Il gravit le talus et, chancelant, dérouté par la sérénité

de l’air, il tourne son regard vers la teinte encore rosée de l’horizon

– vivant, je suis vivant !

Un couple de corneilles noires arrache l’herbe et fouille la

terre d’un champ en friche. Perchée sur un rameau dénudé, une mé-

sange charbonnière lisse fébrilement son corselet diapré et

s’ébroue. Est-ce à cause de ce ciel grand-ouvert, il se sent observé,

vulnérable au milieu des ronciers effarants, la peau nue de son vi-

sage offerte au soleil comme une indécence. Jamais il n’avait

éprouvé la présence de la nature dans cette simplicité cruelle de

formes, de sons et de forces imprévisibles. Deux autres corneilles

sillonnent nerveusement le ciel et alarment les alentours.

Pris d’une fringale soudaine, il rebrousse chemin et dégrin-

gole jusqu’à la cabane. Une souche biscornue baignée de lumière

accueille son postérieur ossu ; dépose à ses pieds un sachet de tofu-

cinq-parfums, le calepin noir et le cahier.

et cætera Page 80 sur 293


Et quand j’introduisais mon Bonjour Phil'1,
majeur huilé qui vrillait lente- Le hasard a voulu que je re-
ment dans son anus, il soulevait connaisse votre dos vêtu d’un po-
les fesses pour libérer l’accès à lo rouge sur une terrasse enso-
ses bourses bien fermes et je les leillée. Six mois nous ont sépa-
modelais à ma guise de mon rés. J’étais assise à l’intérieur de
autre main. Puis il se retournait la brasserie face à la fenêtre ou-
sur le dos et me demandait de verte sur ce dos écarlate qui des-
placer deux gros coussins pour sinait un cadre à quelques vives
relever sa tête. Je massais ferme- images. En particulier ce rendez-
ment son torse, descendais dou- vous nocturne dans la chapelle au
cement sur son ventre et contour- fond de la cathédrale presque
nais son sexe à demi-érigé pour vide avant l’office.
tonifier les muscles encore J’avais pris grand plaisir à
fermes de ses cuisses – si les faire résonner mes talons depuis
gens âgés se donnaient du bon le porche, vous sachant posté
temps comme nous, au lieu de se comme prévu au fond de la nef.
plaindre, ou même de devenir Le froid hivernal n’entamait pas
méchants, le monde n’irait pas mon désir. La solennité du lieu
plus mal, vous ne croyez pas ? chargeait d’électricité mon re-
Mes mains glissaient sur gard, aiguisait mon sentiment : je
l’intérieur des cuisses jusqu’au n’étais plus que fantasme et vi-
périnée et faisaient rouler et re- vais cet espace-temps en pure
bondir ses testicules. Il fermait présence, sans représentation.
les yeux – il ne faut pas croire Vous m’attendiez dans la
les apparences. Figurez-vous que pénombre face au gisant, offert à
l’autre jour, notre vieille voisine quelques supplices consentis et
de 93 ans, on la connaît depuis même demandés. Vos soupirs,
très longtemps, m’a sonné avec vos gémissements, vos râles à
son appareil « présence verte ». peine étouffés lorsque l'élastique
Je me suis précipité chez elle très enserrait vos testicules… tout re-
inquiet. Eh bien ! je l’ai trouvée venait à mon oreille et à mes sens
toute nue dans sa douche, un pe- en cet après-midi printanier en-
tit sourire en coin. Elle m’agui- core frais.
chait la coquine ! Je l’ai honorée Vous n’étiez pas seul en ter-
comme j’ai pu bien entendu… rasse mais mon imagination au
Sa voix se mettait à trembler passé chassait l'image perçue au
– Adèle, montez maintenant s’il présent. Ne pensez pas que cet
vous plaît, je n’ai plus l’endu- après-midi-là, pas plus que lors
rance d’antan. de nos cérémonies, je ne prenais
Je savais ce qu’il voulait, en qu’un simple plaisir de voyeuse.
dépit des douleurs cervicales qui Car la voyante que je devenais
semblaient s’effacer dans cette devant vous – vous aveuglé, nu,
parenthèse où le récit des sensa- soustrait à vous-même, tendu
tions et des jouissances au passé tout entier vers l'atmosphère so-
irradiait l’excitation et le désir au nore, tactile et olfactive – décou-
présent. vrait un nouvel espace intérieur
J’escaladais donc la table et en franchissant des limites
le petit corps luisant pour m’ins- inédites.
taller dans un 69 périlleux, mon Qui de nous deux dominait
sexe à la hauteur de sa bouche, l’autre ? Au début, les instru-

et cætera Page 81 sur 293


son sexe raidi enfourné dans la ments que vous disposiez sur la
mienne ; il grognait de plaisir table basse me fascinaient. Petit à
comme un enfant ou un chiot… petit, mes représentations de la
et tout allait très vite en effet, à séance D/s, calibrée selon les
son grand regret. Il éjaculait en codes qui anesthésient l’imagi-
interne depuis une intervention naire, ont laissé place au seul dé-
sur la prostate – mais ça ne sir d’être là, dans ce contre-es-
change rien du tout à ma sensa- pace de liberté que nous inven-
tion vous savez ! tions comme deux insurgés. Mon
L’échafaudage se défaisait excitation germait sur la brûlure
et je trouvais Jeannine, envelop- indicible de mes peurs et de mon
pée d’un drap de bain, qui se désir. Je vibrais de vos tremble-
courbait sur son visage et ments, de vos suppliques, de ce
fouillait sa bouche avec une pas- qui m’apparut être ensuite votre
sion de fiancée. souveraineté. Et lorsque j'ai pris
Il aimait rester allongé goût à picoter votre chair, à la
quelques minutes encore pour percer, à vous cingler en cadence
jouir de son plaisir passé qu’il re- au-delà du raisonnable, je répon-
doublait par les mots qui le par- dais à votre passion masochiste,
tagent. Ils se réjouissaient tous mais ce n’était pas pour moi un
les deux du bien-être présent et simple rôle. Car votre ferveur de
louait leur chance de m’avoir grand fauve couché devant l’Ab-
avec eux – à notre âge, vous sa- solue que vous vouliez que j’in-
vez, on ne peut plus aller dans carne, creusait ma part sauvage
les clubs libertins. On est telle- profondément enfouie, ma singu-
ment heureux de vous connaître ! larité. Vous écorcher me dépeçait
Vous méritez la légion d’honneur, des illusions sur moi-même. Et je
Adèle, rien de moins ! Nous gagnais moi aussi un peu plus de
riions tous les trois et il conti- souveraineté sur le négatif de la
nuait de célébrer la grandeur du psyché humaine.
moment – si les gens savaient ce Sachez que mon imaginaire
qu’ils perdent à mal juger la érotique n’a pas faibli. J’ai tou-
sexualité qui sort des habitudes ! jours ce désir de nous y retrou-
Surtout celle des personnes ver. Quand ? AR
âgées !
Je leur confiais à chaque Madame,
fois mon admiration pour leur Vos mots me touchent
longue et belle histoire de ma- tant !!! Tout comme les forts
riage, qui conjuguait fidélité, sin- “souvenirs” que nous avons par-
cérité des sentiments, vie fami- tagés… Fulgurances est le
liale, et avec tout ça, une vie mot !!! DÉSIRS DE VOUS !!!!
amoureuse renouvelée par leur Phil'1 !!!
complicité sexuelle.
Puis ils m’invitaient à m’al- (Pages déchirées)
longer sur la table pour un mas-
sage à quatre mains. Mon plaisir Du soleil frappe ma peau. Je
se nourrissait essentiellement du contemple la sculpture vivante
bonheur que je leur donnais en devant moi, vous, debout, pieds
leur abandonnant mon corps nus dans des marguerites que
ferme de femme de 40 ans. nous n’effeuillerons pas, encordé
Je redescendais la première de tresses de raphia contre

et cætera Page 82 sur 293


et me douchais dans la petite l’écorce d’un vieux chêne. Té-
salle d’eau illuminée de soleil. tons et pénis étranglés. Une
J’entendais Jeannine qui prépa- verge de jonc. La dague élec-
rait le thé et les petits gâteaux trique. Une bougie. Un bac de
dans la cuisine. Nous nous re- glaçons. Vous tremblez légère-
trouvions au salon autour de la ment sous les feuillus qui font
théière fumante et de la boîte à danser leurs ombres sur votre
biscuits. La conversation tournait chair grillagée de carmin. Mon
autour de leurs enfants, des petits imagination écorce votre peau
enfants déjà presque adultes, de depuis mon fauteuil en rotin.
leurs voyages dans les anciens Vous savez que votre obéissance,
pays de l’Est, de politique et votre patience, votre endurance,
d’histoire, le passe-temps favori votre art, font monter mon exci-
de Daniel, de sa vie profession- tation, sans espérer que mon dé-
nelle à la compagnie des eaux de sir vous sera offert au sommet de
son village. Je repartais comme la cérémonie : vous vivez l’ex-
j’étais venue, par le portail de quise cruauté du présent que je
derrière et je rangeais les billets vous fais. Vous demeurez sanglé,
dans mon porte-feuille en lon- douloureux, extatique, cependant
geant prudemment les façades privé de Paradis : mon intrusion
délabrées dans l’autre sens. dans votre néant vous sera cette
fois refusée. Car le cœur de votre
Aujourd’hui, il me semble jouissance est bien là, n’est-ce
qu’alors je sautillais sur un for- pas ?
midable chemin de crête inté- Aujourd’hui je vous pense
rieur, riche de l’exception et vous écris au conditionnel . Je
partagée. peindrais sur votre cul pâle la
À chacune de mes visites, je persistance d’un coucher de so-
me souviens que je lorgnais furti- leil basculé vers l’abîme. Des
vement le portrait en noir et feux follets jailliraient encore au
blanc posé sur le napperon en grand soleil d'amour chargé, qui
dentelle du buffet. Je m’efforçais écriraient l’épitaphe de nos pa-
de trouver une ressemblance renthèses bordées d’ombre. AR
entre les jeunes mariés souriants
devant l’objectif du photographe Vos mots Madame, exa-
et mes hôtes. En vain. cerbent mon impatience de
Mais pourquoi voulais-je à Vous ! Mon obéissance est à
tout prix les reconnaître dans ce votre disposition ! Mais Vous ne
cliché retouché ? Tant de vieux me portez plus aucun intérêt dans
couples ont conservé à peu près Votre présent ? Votre futur ? Me
la même physionomie au bout de ferrez-Vous, Madame, s’il Vous
cinquante ans de mariage, alors plaît, encore rougir les fesses ?
que la jeunesse de leurs senti- Cravache !!! Madame !!! Bien à
ments, le goût de faire l’amour Vous ! Phil'1 !!!!!
avec leur partenaire, et plus sim-
plement la tendresse et la com- En écho à votre délicieux
munication, se sont fait la belle lapsus, oui, Phil’, vous seriez fer-
depuis bien longtemps. ré, rossé et je vous ferais roujouir
Mais j’ai peut-être ai-je des joues jusqu’au fessier. Notre
mieux compris le secret de leur rencontre a fait vibrer les cordes
union quand j’ai lu dans un en- d’un inouï brûlant, informulable.

et cætera Page 83 sur 293


cart du journal local que Daniel – Mais nos conjugaisons d’infini
tellement heureux après l’or- passent désormais au mode ima-
gasme ruisselant de son épouse ginaire. Malgré nos furieuses in-
de répéter à satiété elle a encore tersections, cette histoire s’en va
du tempérament ma Jeannine cheminer sans nous.
hein ! Et elle est restée fontaine, Précieuses écritures d’un
malgré son grand âge ! – avait postérieur déjà oublieux du pré-
été honoré en tant que doyen des sent que c’était, pour moi, pour
fontainiers de sa commune vous : ce foutre-tombe fut plus-
rurale. que-vie. AR

𝄡 Faut-il épuiser en soi toutes les formes d’incandescence

charnelle ; mais pour quoi faire ? Toucher au bout de l’humain ? Et

toucher quoi ?

Caleverpe frissonne et jette le calepin sur les ramilles, esca-

lade à la hâte le talus pour reparaître dans la lumière tamisée de la

fin d’après-midi d’hiver. Cette fois, il prend le chemin vers la

gauche et progresse un peu groggy entre les ceps accablés de sar-

ments embroussaillés, butant à plusieurs reprises sur de vieilles

pierres enchâssées dans une vie inextricable de fougères brunes et

de ronces prodigues – est-ce cette sauvagerie qui a pénétré la sen-

sibilité et l’imagination d’Adèle ?

Sa pensée n’en finit pas de vagabonder alors qu’il avance

vers les lueurs rouge-orangées d’ouest, il repense à sa médaille d’or

métamorphosée en trou noir, et le rêve de sa première nuit dans la

cabane l’emmène au Portugal. Il avait tout au plus 23 ans et venait

d’être accepté comme doctorant au CNRS. Au bout d’une semaine

passée à traîner dans les rues escarpées de Lisbonne, il était remon-

té par Porto où se tenait une installation consacrée à un artiste bri-

et cætera Page 84 sur 293


tannique, célèbre mais dont il ignorait tout, Anish Kapoor : la Des-

cente dans les limbes. On entrait dans une pièce carrée et l’on était

invité à observer, au centre, un puits noir de deux mètres de dia-

mètre, aussi profond que votre imagination, prévenait l’artiste. Il

s’était avancé et s’était penché au-dessus du cercle noir sans se po-

ser de questions, avant de reculer précipitamment sous l’effet du

vertige. Il était resté accroupi plusieurs minutes dans un coin de la

salle, nauséeux, troublé, et étrangement fasciné.

En réalité, les visiteurs se tenaient sur un cube de béton de six

mètres de côté, ouvert sur un rond noir qui culminait à plus de deux

mètres cinquante de profondeur. Kapoor avait enduit le puits et le

rond au sol d’un pigment noir d’une telle densité qu’il ne renvoyait

pratiquement pas la lumière. L’absence de reflet empêchant de dis-

cerner les détails et les reliefs, on pouvait aussi bien être saisi par

l’effet de vide absolu que percevoir un tapis noir posé sur le sol.

Une dizaine d’années plus tard, la SurreyNanoSystems inven-

tait le Vantablack, une substance composée de nanotubes dix mille

fois plus fins qu’un cheveu et trois cents fois plus longs que larges.

Disposés verticalement et serrés les uns contre les autres dans un

réacteur, ils produisent un noir absorbant 99,965 % de la lumière

visible.

𝄡 Les rayons pâlissent sous la filasse ; Caleverpe rebrousse

chemin sans aller au bout de son soliloque. Cet épisode de jeunesse

venait de remonter de l’oubli, mais à y repenser, son travail ulté-

rieur sur le vide quantique et les interactions lumière-matière lui

et cætera Page 85 sur 293


devaient beaucoup — ne serait-ce que pour conjurer cette angoisse

qu’un artiste ingénieux avait su provoquer en lui. Car il l’avait ap-

pris mieux que personne, le vide n’est pas le néant ; il bouillonne

d’énergie et de fluctuations permanentes. Et un trou noir n’est pas

du vide ; son champ gravitationnel est si intense qu’aucune matière

y pénétrant ne peut en ressortir.

𝄡 À trop regarder l’abîme, il regarde aussi en toi ; il ressent

comme jamais l’urgence de se cogner au réel. Ce soir, il aura enfin

déserté cet endroit désolé et le chaos intérieur qui le saisit sans pré-

venir – enfin reprendre pied dans mon histoire, mon nom, mon re-

nom, loin des obscénités d’Adèle et de toute métaphysique puérile.

Arrivé aux abords du taillis qu’il doit contourner pour re-

joindre son refuge dans le contrebas, il perçoit un affairement dans

les broussailles et les touffes de fougères. Il se jette dans la déclivi-

té bordant le terrain vague. Tapi au milieu d’un fouillis épineux, le

souffle court, il entend distinctement un aboiement, répété, rauque,

puis aigu. Les broussailles s’agitent ; deux petites poules noires af-

folées ; un éclair roux ; des jets de sang et de plumes ; craquements

des os qu’on broie. Un renard flamboyant sort du carnage et s’en

va, fier et paisible, du côté du village.

Caleverpe se relève, chancelant et blême, le regard perdu sur la peau de ses mains déchi-

rées ; s’avance dans le taillis et tombe sur les genoux, en arrêt devant trois plumettes d’ébène

perlées de sang qui frisottent sur l’humus – rien, rien, je n’ai rien pu faire.

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𝄡 Attacher soigneusement les lanières ; il désinfecte sa plaie

avec les dernières gouttes de whisky. Agenouillé sous la grande

table de ferme, il replace les carnets et les autres documents dans la

vieille malle fleurie et s’apprête à se relever quand il aperçoit une

forme rectangulaire sous le canapé. Outillé d’une règle, il tracte une

chemise de carton défraîchi qui émerge au milieu d’un troupeau de

moutons grisâtres, époussette grossièrement la couverture et dé-

chiffre son intitulé : La Maison du bord de l’ombre. Sans réfléchir,

il glisse sa trouvaille dans son sac, éteint le radiateur et referme la

porte du mieux qu’il peut.

𝄡 La coupole noir brillant lui lance un éclair rasant ; splen-

deur de Rose penchée sur le clavier du piano de concert. Il descend

prudemment la petite colline qui l’amène dans les ruelles désolées

du village. Il ne saura jamais s’il reste des gens tapis derrière les fa-

çades. Son Fukamisu est connecté au système d’alerte de la Human

Longevity. Il le tient bien serré dans sa main droite et se fond dans

l’ombre jusqu’au fleuve, accompagné par un air de Schubert que

Rose aimait lui jouer 35 ans plus tôt. Il a beau chercher dans sa mé-

moire, le titre ne lui revient pas.

𝄡 Transi sur un banc caché du halo lunaire ; les vibrations

du mobile le tirent de sa rêverie. Le message indique de nouvelles

coordonnées. Caleverpe se remet en marche sur le chemin pierreux

et longe le bandeau fluvial qui miroite tranquillement dans la nuit

stellaire. Droit devant lui, un signal infrarouge perce un bosquet dé-

et cætera Page 87 sur 293


charné. Il avance prudemment et finit par distinguer une ombre cas-

quée qui le guide en silence jusqu’au bord de la route. L’homme re-

tire son appareil de reconnaissance faciale.

— Frénutès ! Bonsoir Professeur. On m’a engagé pour vous

piloter jusqu’au complexe de la Human Longevity. Un avion so-

laire nous attend sur la piste de l’ancien aéroport, non loin d’ici.

Mais nous ne pourrons pas voler avant le lever du jour.

— Alors allons-y. Je suis gelé.

Monter température à 25. Incliner siège passager. Allumer

phares infrarouges. Aller à l’aéroport ; la Tesla obtempère et dé-

marre en silence.

Caleverpe se détend, renverse la tête vers le toit transparent et

laisse filer son esprit dans le noir profond traversé de rayons

d’étoiles jetées au hasard à des années-lumière de là, et peut-être

déjà mortes.

— Décidément, où que je me tourne, c’est le passé et la dis-

parition que je contemple.

— Vous m’avez parlé, Professeur ?

— Non.

et cætera Page 88 sur 293


Le SolarStratos.

07/01/36. Matin.

𝄡 Saumon effiloché, vers l’est ; Caleverpe aperçoit un petit

avion blanc à hélice près du hangar. Son corps, court et effilé,

contraste avec son envergure démesurée qui lui donne un air d’al-

batros échoué sur le Tarmac. Il rejoint Frénutès qui s’affaire autour

des deux ailes bardées de panneaux solaires.

— Il faut vous préparer. Commencez par alléger votre sac.

On volera à 20 000 mètres d’altitude et la température descendra à

– 70 degrés. Le cockpit n’est pas pressurisé. Vous devez donc enfi-

ler cette combinaison sous pression. Départ dans 20 minutes.

Il trie rapidement son sac et ne garde que le disque dur de ses

data et le Fukamisu. Grelottant en caleçon et chaussettes sales au

milieu d’un hangar désaffecté, il se dit que c’est plutôt lui l’albatros

en rade. Il se contorsionne pour enfiler la combinaison spatiale So-

kol-KV4, qui lui fournira oxygène et chaleur, tout en se récitant des

bribes du poème de Baudelaire qu’il avait présenté à l’oral du bac

de français, tout heureux d’en être encore capable – Lui, naguère si

beau, qu’il est comique et laid ! Oui, ça lui ressemble ! Il se sent

tellement gauche et veule, emberlificoté dans cette armure qui de-

vra l’aider à respirer dans l’azur – sois honnête mon vieux, t’as

vraiment rien du poète exilé sur le sol… à la rigueur… un écuyer

qui a perdu son combat ici-bas et qui s’enfuie dans la stratosphère

pour échapper au désastre.

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Il vérifie toutes les attaches de la combinaison, règle les

sangles sur les bras, les jambes, la poitrine et l'abdomen. Frénutès

lui fait signe. Engoncé dans son accoutrement qui l’alourdit de 10

kilos, il amorce un pas d’une pesanteur accablante ; se ravise ;

fourre la chemise cartonnée d’Adèle dans la poche extérieure du

sac avant de reprendre sa parade grotesque jusqu’au SolarStratos.

Le pilote l’aide à se loger à l’arrière du minuscule cockpit en

lui présentant fièrement les qualités de son bijou ailé :

— 450 kg, 8,50 mètres de long, 24 mètres d’envergure, 22 m²

de cellules solaires plaquées sur les ailes, batteries lithium-ion de

20 kWh, une hélice de quatre pales ; sa vitesse peut atteindre

250 km/h dans la stratosphère ; son premier vol habité date de fin

2020 – un bel oiseau, n’est-ce pas ?

Soudain pris de vertige, Caleverpe ne contrôle plus la cha-

made sous ses côtes. Il ferme les yeux et se rencogne contre sa poi-

trine. Puis annonce à Frénutès qu’il va certainement s’assoupir,

dans le seul espoir qu’il se taise enfin.

Jamais il n’avait quitté le sol dans un si petit avion ni volé

plus haut que 12 000 mètres. À vrai dire, il n’avait pris la direction

des aéroports que lorsque les centres de congrès auxquels il était in-

vité se trouvaient trop éloignés pour être ralliés en train. Il détestait

toutes les épreuves que les aéroports lui infligeaient : la longue at-

tente dans les halls au milieu d’une foule d’anonymes aux trajec-

toires imprévisibles, perdus ou pressés, les cous cassés vers le dé-

roulé des panneaux d’affichage ; les piétinements et le raclement

des malles à roulettes sur les tapis mécaniques ; la fausse transpa-

et cætera Page 90 sur 293


rence des boyaux qui charrient d’interminables chapelets de tou-

ristes excités ou endormis ; le passage des frontières aussi épineux

que des ordalies médiévales ; les escales interminables à errer en jet

lag dans le duty free et les boutiques de luxe.

Son dernier voyage en avion de ligne remonte à juillet 2022.

Il s’était rendu à San Francisco avec Augustin et Bernard pour ren-

contrer Elon Musk et tout son staff afin de développer la fabrica-

tion des implants BCI en France. Deux ans auparavant, le brillant

milliardaire avait fait le buzz en présentant au monde technoscienti-

fique les vertus de son invention. Sa truie, prénommée Gertrude,

marchait paisiblement sur un tapis roulant. Son groin fourrageait

dans une mangeoire accrochée sous sa hure, tandis que sa puce re-

transmettait sur l’écran les signaux neurologiques qui évoluaient en

fonction de son comportement – l’IA allant jusqu’à prédire certains

de ses mouvements. Plusieurs mois plus tard, on avait retiré l’inter-

face de la truie et Musk avait rassuré le public : Gertrude nous

montre que tout le monde peut mettre et retirer son interface et res-

ter en bonne santé, heureux comme n’importe quel porc normal. En

2024, l’exhibition de Darleen X, une pimpante californienne de 55

ans, connectée directement à Google, avait convaincu la Food and

Drug Administration. L’implant cérébral pour les humains était en-

fin validé. Il était désormais autorisé de décoder les signaux qui

parcourent le cerveau pour les traiter ensuite dans un circuit infor-

matique, autrement dit, établir une connexion permanente entre un

cerveau et une IA, pour importer et exporter des données neuro-

et cætera Page 91 sur 293


nales, acquérir de nouvelles compétences et améliorer les capacités

de mémoire et de cognition.

Pour fêter leur collaboration, Elon les avait invités tous les

trois à Las Vegas, une semaine dans les suites du dernier étage du

prestigieux Four Seasons. Augustin et Bernard s’étaient étourdis

comme des enfants gâtés dans le gigantisme clinquant du luxe cali-

fornien. Caleverpe s’était senti écrasé et désemparé dans ces es-

paces débilitants qu’il assimilait à ceux d’un aéroport cyclopéen :

ni l’expérience fantastique du menu dégustation chez Guy Savoy

au Caesars Palace, ni leur table avec vue aérienne sur le Las Vegas

Strip de renommée mondiale, n’avaient suffi à balayer son malaise.

𝄡 Le SolarStratos écarquille l’horizon qui se courbe en si-

lence ; les battements de son cœur sont enfin apaisés. Il sent qu’il

peut s’extraire de sa rumination. L’altimètre indique presque

18 000 mètres. Il relève la tête et porte son regard tout autour de

lui. Partout l’infini bleu profond. Au-dessous flotte un taffetas de

soie sauvage blanche chinée de rose. Il a beau ouvrir grand les

yeux, il n’en a pas assez. Bouleversé et tiraillé par des sentiments

inédits d’impuissance et de grandeur, il n’arrive pas à s’intéresser à

la subite faconde déversée dans son oreillette et plonge au contraire

un peu plus dans les magies aériennes, l’iridescence des ailes tra-

versées de lumière, le vide frissonnant de reflets et de moires – sans

s’étonner d’imposer la sourdine à son semblable pour mieux se li-

vrer au branle-bas de ses sensations.

et cætera Page 92 sur 293


𝄡 Les cimes acérées cisaillent les altocumulus ; l’avion coule

doucement vers la blancheur crue d’un parterre lunaire troué de

cratères et moucheté d’ombres mouvantes. Frénutès prévient qu’ils

vont bientôt atterrir à l’aéroport de Samedan Engadin, dans les

Alpes suisses – si la route est dégagée, il restera deux heures de

voiture jusqu’à Davos. On distingue une vallée déjà enfoncée dans

la brume et le crépuscule. Dans le lointain, des clignotants ja-

lonnent une piste enneigée. L’avion s’enfile élégamment entre les

balises et s’immobilise tout près du bâtiment principal.

Neigeverglas/Schneeeis, la Mercedes ECQ+ détecte le pilo-

tage adéquat et démarre en douceur. Caleverpe perçoit que son hu-

meur taciturne déstabilise son pilote, qui n’ose plus lui faire parta-

ger son enthousiasme pour le renouveau de Davos. Dire qu’il se

croyait impatient de renouer avec les relations humaines. Il

s’étonne lui-même de son mutisme et de son manque d’empathie,

mais se rassure – mon cortex aura sûrement besoin d’un sérieux

boost pour retrouver les codes de l’interaction sociale.

L’auto négocie prudemment les virages et ralentit lorsque le

logo verglas s’allume. Ils sont seuls à s’enrouler en silence autour

des masses sombres et sous les glaciers zébrés d’éclats de lune. Ca-

leverpe se sent nauséeux mais en sécurité. Soudain une voix syn-

thétique résonne dans l’habitacle :

Bienvenue au sein de la Human Longvity Inc.,Professeur Ca-

leverpe ! Veuillez déposer votre disque dur dès votre arrivée pour

l’uploading de vos data. Vous serez conduit ensuite dans votre suite

au Steinerberger Grandhotel. Bonne installation !

et cætera Page 93 sur 293


Entracte.

Davos 5.0, son Centre des congrès, ses salles de conférences

et son infrastructure hôtelière haut de gamme, avaient accueilli la

fine fleur des décideurs économiques et politiques des grandes

puissances jusqu’en 2024 – et avec eux, tous les espoirs morts-nés

du Forum Économique Mondial.

Aujourd’hui, l’ensemble du site est investi par des labora-

toires de pointe qui incarnent un immense dessein, bien réaliste

cette fois. Il ne s’agit plus de prétendre améliorer l’état du monde

en s’affichant entre Davos-Men autour de la machine à café du

Leadership international. Traiter des questions de pauvreté, d’édu-

cation, de santé et philosopher sur la responsabilité de l’humanité

envers les générations futures est en effet devenu inutile. Les mou-

vements de résistance à l’emballement du productivisme mondial

s’étaient certes multipliés, mais trop tard. Le changement clima-

tique et ses conséquences écologiques et humanitaires funestes,

l’échec répété des vaccins, les flambées d’obscurantisme, les

guerres tous azimuts… tous ces fléaux s’étaient chargé d’en finir

avec les oripeaux de l’humanisme qui servaient de décor au théâtre

de la mauvaise conscience occidentale. Hypnos et Thanatos

avaient épuisé les consciences, anéanti les rêves et ruiné un monde

que certains esprits affûtés avaient qualifié d’occidenté. La catas-

trophe avait cependant rendu effective la décroissance chère aux

altermondialistes et aux valeureux écologistes. L’axiome On ne

et cætera Page 94 sur 293


peut pas croître indéfiniment dans un monde fini s’était en effet vé-

rifié plus vite qu’espéré. Le mérite n’en revenait cependant pas aux

hommes de bonne volonté, mais plutôt aux revers retentissants de

la fameuse main invisible de la nature. Car c’est bien à la puis-

sance de destruction et de génération du vivant que l’on doit le re-

tour à la biodiversité et l’éclaircie d’un monde nouveau.

Que reste-t-il de Davos en 2036 ? Une promesse tenue. Des

êtres neufs pour lesquels le temps et la mort ne sont plus un destin.

On parle ici d’un Little BANG – l’équivalent nanoscopique du Big

Bang : la manipulation des unités élémentaires que sont les Bits,

les Atomes, les Neurones et les Gènes, permet enfin de ralentir, si-

non de stopper la détérioration du corps – inaugurant ainsi le récit

de la post-histoire tant espérée. Une nouvelle cosmogonie est donc

en train de naître. L’homme ancien voulait combattre les maladies,

le handicap, la sénescence. L’homme nouveau met sans cesse à

jour ses performances cognitives et physiologiques et pourra bien-

tôt réaliser son projet démiurgique : programmer et fabriquer des

semblables intemporels. Afin de mener à bien son ambition, la Hu-

man Longvity s’est équipée d’un puissant réseau quantique, mis au

point dans le plus grand secret dès 2026. Les NBIC (Nanotechnolo-

gies, Biotechnologies, Informatique et sciences Cognitives sont

maintenant réparties en deux pôles : AlphAbetA pour l’occident et

BaliBaBa pour l’orient. Cette redistribution des Lumières converge

maintenant vers Davos 5.0 qui, tel un prisme, déploie l’arc-en-ciel

d’une post-humanité enfin libérée des vicissitudes du vivant.

Ytsor@

et cætera Page 95 sur 293


Divagation.

Un vol de phylactères mouchetés de signes illisibles se lève

dans les lointains vaporeux. La voix au féminin revient et semble

traverser les banderoles qui ondoient de plus belle dans l’éther :

— Savez-vous que ça ne tourne pas rond ?

Derechef la multitude, de sa voix rocailleuse :

— Mais, quoi ne tourne pas rond ?

— Le réel, bien entendu !

Plus loin que l’horizon, perce un pied d’arc-en-ciel qui aussi-

tôt spirale de mille feux.

— Voyez, tout là-haut dans l’immaculé : la ronde universelle

est brisée. L’espace s’enroule et volute à l’infini.

Un phylactère se détache de l’escadrille et se rapproche en vi-

revoltant. L’espace d’une torsion, d’étranges signes apparaissent,

comme gravés sur papier vélin : 𝄌{ }, √−1, ♬ ♪, 𝄡, « »…, tandis

que sur l’envers clignotent des lettrines joliment coloriées ; il arrive

que de minuscules voyelles s’enlacent et l’on aperçoit furtivement

œ et æ étinceler le temps d’un vœu qui écrirait lætitia entre les

sombres nimbo-cumulus.

Mais voilà, la multitude, incapable de se laisser aller à l’éton-

nement et au merveilleux, exige, rage, tonne :

— Qu’est-ce que c’est que ça encore ? Qui écrit ? Vous êtes

l’auteure, oui ou non ?

et cætera Page 96 sur 293


Des lignes sépia vivement tracées strient le camaïeu ocre-

rouge de la toile de fond avant de se torsader en longs bras de lu-

mière. Une chorégraphie riante scande l’espace et fait constellation

dans l’infini.

— Ça suffit ! On n’y comprend goutte ! rouscaille-t-on.

— Allons donc ! Ouvrez les yeux ! Les couleurs s’éman-

cipent ! Les lettres se relèvent et s’ébrouent ! Voyez comme elles

vibrent et s’enlacent sur le vélin pourpre des cieux!

— Et qu’est-ce que ça veut dire ? entend-on d’une rauque in-

quiétude.

— Ouvrez bien vos oreilles : ça dit ce que ça chante… il

court, il court…

— Et l’Amour universel ? Geint-on, les ouïes toujours ob-

tuses.

— … le furet… il est passé par ici…

— Et notre grand Livre ?

— Évanoui, tout là-haut, dans le point de fuite...

— Mais quel sera notre destin ? Chouine-t-on de plus belle.

— … il repassera par là…

— Et maintenant... que doit-on faire ?

— Retournez au bois… cueillir l’inarticulé, ce qui bée… gais

sous vos ratures et dans la lumière des heures fauves… il fourre, il

fourre… furetez, nus dans la rosée et les orties... sautez, dansez,

embrassez qui vous voudrez !

— Mais enfin... c’est impossible… les lauriers sont coupés !

relance la multitude, soudain craintive et docile.

et cætera Page 97 sur 293


— Osez la métamorphose ! Filez la ritournelle ! Déroulez

grand vos bras ! Tentaculez-vous les uns les autres ! Da Capo al

Coda ! De la tête à la queue !

— Oh !

et cætera Page 98 sur 293


II – Deus ex machina

Le matin après le déluge. Moïse écrivant le livre de la genèse.

J. M.W Turner

Cette croupe me repoussait de la clarté qu’elle répandait. Elle me traversait de


la lumière comme en écartant sur elle les ténèbres qui me traînaient avec elle,
et c’est dans la lumière de mon enfance que je la voyais s’envelopper de sa
blancheur, découvrir à mon amour une image magnifique dans les voiles soule-
vés de l’innocence et de la splendeur.
Joé Bousquet

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Le cauchemar.

08/01/36. 9 h.

𝄡 Son peignoir de bain immaculé : délacé ; Caleverpe scrute

la silhouette fumante qui émerge péniblement de la buée. Un écha-

las voûté aux membres étiques et noueux, des yeux pâles et sans

rêves au-dessus des rives lâches de lèvres trop fines qui sinuent

parmi un roncier grisâtre dispersé sur le flasque des bajoues.

Depuis quand ne s’était-il pas regardé dans un miroir ? Il re-

cule de deux pas et considère l’ensemble de l’édifice d’os et de

chair. Sous l’apparence flétrie, ne décèle-t-on pas les vestiges d’une

verdeur ? Un regain de vie le saisit par la peau du cou, presque une

joie. Il se sourit et s’empresse de choisir une tenue confortable dans

le dressing.

Installé sur la terrasse surplombée de cellules voltaïques, il

ouvre la tablette réservée à son accueil. Un message clignote et

l’informe qu’un robot domestique connecté à ses data et program-

mé pour détecter et interpréter ses émotions demande à entrer avec

le petit déjeuner.

— Nahum, Professeur, pour vous servir.

Le petit humanoïde dépose le plateau, attend quelques se-

condes, puis en l’absence de signaux supplémentaires, se range

près de la porte en laissant clignoter ses capteurs.

Le thé, le jus de fruit vitaminé et les viennoiseries végan en-

core chaudes rappellent instantanément Caleverpe à la réalité de

et cætera Page 100 sur 293


son système digestif, mais ressuscitent aussi les anciennes émotions

du petit garçon qui n’accompagnait sa mère à la supérette que pour

se plonger au retour dans les effluves qui auréolaient les abords de

la boulangerie de la cité HLM. Il priait de toutes ses forces le long

du chemin, se répétant tout bas les phrases que sa mère lui récitait

le soir face au petit jésus sur la croix en bois d’olivier, pour que la

file sur le trottoir soit suffisamment longue et que dure leur attente.

Ses narines se pénétraient alors des vapeurs des mies palpitantes et

des feuilletages dorés au beurre et, quand il franchissait enfin le

seuil de la boutique, ses joues s’embrasaient sous la déflagration du

souffle chaud qui dispersait un fumet de délices croustillants parmi

ses papilles, jusqu’à répandre ce philtre subtil qui imprégnait même

les grandes personnes, et qu’il avait baptisé la magie de la bonne

humeur.

Il avale le jus orangé et mâchonne une bouchée de brioche, le

goût à chaque fois trompé par la promesse visuelle. Depuis que

l’agriculture intensive et l’élevage industriel avaient périclité, voilà

au moins dix ans, il s’était habitué à la nourriture high-tech, à la

viande cellulaire, aux œufs et aux produits laitiers de synthèse. Le

Service des Armées de l’OMS, qui contrôlait les PHARE (Pôles

Hygiène-Alimentation-Respect-Environnement), palliaient tant

bien que mal à la pénurie alimentaire. Mais les laboratoires d’ingé-

nierie tissulaire avaient eu beau perfectionner les techniques de bio-

production de viande à base de cellules à haut rendement, la

gamme de succédanés et d’exhausteurs de goût s’était considéra-

blement réduite depuis quelques années, tout comme la population

et cætera Page 101 sur 293


des privilégiés qui pouvaient bénéficier des petits sachets multico-

lores et insipides livrés par drones.

De retour sur l’écran de sa tablette, il découvre que son em-

ploi du temps médical s’annonce chargé : une implantation de na-

norobots, dont la fonction est de diagnostiquer, réparer et détruire

en temps réel d’éventuels virus ou cellules cancéreuses, ainsi

qu’une consultation destinée à reprogrammer sa thérapie génique.

En 2026, le séquençage de son ADN avait déjà révélé quelques dé-

faillances – en particulier la présence du gène LRRK2 qui aug-

mente de 30 à 75 % les risques de développer le syndrome parkin-

sonien –, mais l’état d’urgence sanitaire avait rendu impossible la

modification de son génome.

Nahum verse le thé infusé dans une tasse en porcelaine de

Nyon. Le décor délicat du service helvète représente une maison de

maître entourée de vergers et de jardins fleuris. Devant la demeure

attend une calèche attelée. Il soupire devant la scène désuète,

quand, vif comme un laser, un courant le traverse. Tout tremble en

lui et l’image de son corps flapi de sexagénaire finissant s’efface

derrière l’esquisse d’une sculpture en devenir. Qui est-il ? Une

œuvre que l’ingénierie génétique fera bientôt entrer dans la lu-

mière. Il souffle sur la tasse fumante avant de tremper le dernier

morceau de brioche rousse qu’il enfourne sans plaisir. Un puissant

sentiment d’éternité suffit à le combler.

— Besoin de quelque chose, Professeur ?

Caleverpe sursaute et répond sèchement que non à la machine

qui semble avoir capté un besoin à l’instant-même où il éprouvait

et cætera Page 102 sur 293


un sentiment inédit de plénitude. Ses données neuronales ont pour-

tant été téléchargées dès son arrivée dans son système d’exploita-

tion. Sont-elles erronées ou incomplètes ? Le programme du robot

a-t-il besoin d’un temps d’adaptation ? Perplexe et agacé, il se de-

mande si ce modèle n’est pas devenu obsolète.

— Professeur, vous êtes inquiet. Je dois me présenter. Version

10 du modèle Nahum V8.2. Système d’exploitation NAOqi 5.0.

Taille 1,60 m. 35 degrés de liberté. 15 capteurs tactiles. 2 sonars. 4

micros. 4 caméras HD de reconnaissance faciale et d’objets. J’im-

prime l’objet de vos besoins en 3D et peux même les prévoir si…

— Stop ! Tais-toi ! hurle Caleverpe, plus fort qu’il l’aurait

voulu.

Il se lève brusquement ; déconnecte Nahum et quitte la ter-

rasse.

𝄡 Le matin scintille au fond de la vallée ; il n’est même pas

midi et le voilà à nouveau épuisé et dérouté, incapable de retrouver

l’énergie de sortir dans le froid polaire pour découvrir le pôle scien-

tifique et rencontrer enfin ses confrères des NBIC.

Allongé sur le canapé du salon, il lève le regard vers le mur

qui lui fait face. Ses yeux sillonnent dans les circonvolutions d’une

gravure en noir et blanc et encadrée de baguettes dorées, jusqu’à se

perdre dans les profondeurs d’une architecture improbable, où des

cordages sans emploi, des poulies, des escaliers insensés s’entre-

mêlent et défient les hauteurs d’une ruine encore lourdement ma-

çonnée au sol, mais qui n’ouvre sur aucun ailleurs. Il distingue

et cætera Page 103 sur 293


quelques corps minuscules alignés à mi-hauteur derrière une balus-

trade ; d’autres silhouettes fragiles sont éparpillés dans les hachures

grisées de cet espace baroque, qui évoque une prison d’autant plus

redoutable que l’auteur réussit à y graver une illusion d’infini.

Il se soulève pour rapprocher sa tête et lire l’intitulé : Giovan-

ni Baptista Piranesi, Carceri d’invenzione (Les prisons imagi-

naires) ; il bafouille pour lui seul ah ! oui… c’est bien ça ; retombe

sur le coussin et se couvre d’un plaid avant de plonger dans la

ouate éblouissante qui inonde maintenant le salon de sa suite.

Non ! Non ! En nage, le cœur déchiré par le hurlement, Cale-

verpe ouvre les yeux – c’était quoi ? Qui est là ? Il se lève, se

cogne contre les pieds de la table basse, vérifie partout. Nahum est

toujours éteint. Rien, rien ni personne d’autre que lui. Il balbutie,

trébuche dans le for épouvanté de sa conscience ; tout vacille.

C’était donc lui, son cri à lui, qui l’a réveillé, relevé, et l’écrase

maintenant sous les images décousues d’un rêve ? Il est ailleurs et

ici, mort et vivant, des fulgurances carmin, un éclair roux ; largué

dans l’énergie noire d’un rêve, un feu dévorant – mais je délire ou

quoi ? Une femme dépourvue de charme, ses cheveux serrés dans

un fichu rouge, rouge trop vif qui blesse les yeux, mais sale, sale

comme ses doigts de fermière ; elle travaille la terre, à quatre

pattes, sa jupe relevée. Un blanc. Il marche dans un musée, non une

église ; il est un enfant ; perdu ? Il s’arrête devant une femme lan-

goureuse oh il est brûlant ce mot ; il touche, c’est froid ; du

marbre : une statue ; pourtant ses petits seins ronds ; elle n’est pas

et cætera Page 104 sur 293


seule ; il recule : oh ! un tombeau ; sur le pavement, des plumettes

noires et un petit panneau doré : l’Aurore, Michel-Ange ; c’est écrit

en toutes lettres dans sa tête (mais oui ! ce voyage à Florence). Il

tourne comme un fou dans des allées bordées de fougères ; ça sent

fort mais bon ; on est où ? Des plumeaux, des boîtes de cire à par-

quet, des loups à poussière ; un labyrinthe ? Non : une droguerie.

Il cherche quelque chose ; quoi ? Un blanc. Augustin et Bernard

au-dessus de lui, rouges de colère – qu’est-ce que j’ai fait ? Un

blanc. Il se tient bien droit, tout petit sous une grosse dame tueuse,

non majestueuse ; elle le montre du doigt : dis-moi, petit, t’as vu

tous ces points noirs dégoûtants qui grossissent sur ta figure ? Elle

éclate de rire devant les clients ; ça sent si bon ; il est tout nu.

Non ! Son petit pénis tout raide se reflète dans les yeux globuleux

de la boulangère : c’est pas à moi, NON !

Caleverpe a beau tenter d’égrener des mots pour agripper les

images filantes de son cauchemar et apprivoiser le magma qui brûle

sa poitrine, il s’enlise. Impuissant à penser, il se contente de refer-

mer les yeux et laisse aller le cours des choses.

Un bip retentit. Automatiquement reconnecté, Nahum déver-

rouille la porte et Augustin et Bernard surgissent dans le salon, ra-

dieux et armés d’une bouteille de Ruinart 2020.

— Enfin, te voilà ! Il est plus de midi et tu dors encore ?

Il n’a pas le temps d’articuler quoique ce soit avant de som-

brer, inconscient.

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Bulles crevées.

13/01/36. Après-midi.

𝄡 Englouti dans un néant bistre ; feu le paysage grandiose.

Un tourbillon continu de flocons blafards empoisse maintenant le

panorama. Rien, il ne reste plus rien de la géométrie fantastique des

montagnes grisonnes, des lignes de crêtes chenues et des pics me-

naçants qui aiguisent l’imagination en rehaussant la simple vue.

Cinq jours et six nuits ont passé depuis son malaise, dont il ne

retrouve ni la chronologie ni les détails. Contraint au repos par le

programme de surveillance médicale intégré à Nahum, le corps en-

gourdi dans le capiton laiteux qui emmaillote le temple de la post-

humanité pourtant perché à plus de 1500 mètres, Caleverpe tour-

noie lui aussi en lui-même en compagnie d’un papillon noir pris au

piège dans le linceul de ses pensées.

Dans un sursaut, lui vient une interrogation : c’était quand et

où la dernière fois, ma dernière fête partagée ?

Il lui faut remonter loin, au moins quinze ans en arrière : ma

dernière soirée à La Coupole en compagnie d’Augustin et de Ber-

nard. Quelle joie c’était de les retrouver après plus d’un an de

confinement strict, au milieu des boiseries en citronnier, des piliers

et des pilastres en Lap de la brasserie Art déco ! Il avait réservé dès

le premier jour de réouverture et avait demandé expressément la

table 73.

et cætera Page 106 sur 293


— Voilà, c’est la table de Chagall ! C’est ici que le peintre a

fêté ses 97 ans en 1984 ! Longue vie à nous aussi ! avait-il annoncé

fièrement à ses deux amis.

Augustin arborait un large sourire :

— Excellent choix ! 97 ans tu dis ? Mais nous triplerons bien-

tôt la performance grâce à nos dernières recherches fructueuses !

Bernard avait salué son ami d’une profonde révérence :

— Merci, cher ami ! Je reconnais bien là l’amateur des Arts et

des Lettres ! Marc Chagall, le maître du chromatisme onirique !

Quelle bonne rasade d’air frais après cette longue réclusion !

— Mais tout de même, vous ne trouvez pas qu’on ressemble

de plus en plus à l’acrobate désarticulé de sa Chute d’Icare ? avait

répondu Caleverpe, mi-figue mi-raisin.

Bernard lui avait lancé un clin d’œil malicieux avant de se

glisser à ses côtés sur la banquette :

— Tu ne vas pas commencer avec ton humour noir ! Ce soir

la loi de la chute des corps est suspendue ! Vive le rêve !

La discussion avait démarré sur leurs obsessions de savants

confinés autour d’un cocktail Joséphine, puis leur verve avait décé-

léré au-dessus du plateau royal qui exhalait l’irrésistible volupté

sauvage des algues et de leurs hôtes à coquille et à pinces, la cara-

pace hérissée d’antennes arrogantes. Seul Augustin semblait igno-

rer l’appel du large et continuait de pérorer face à ses commensaux

qu’il traitait comme des étudiants à qui faire comprendre les avan-

tages de l’informatique quantique – ils avaient joué le jeu quelques

minutes par amitié.

et cætera Page 107 sur 293


— Savez-vous que le processeur Sycamore de Google est dé-

trôné depuis un an par le système chinois Jiuzhang ?

Bernard avait extrait la bouteille de Champagne du seau glacé

pour remplir délicatement les trois flûtes.

— Ah ? Et pourquoi ? avait-il demandé distraitement en

contemplant les fines bulles en lévitation.

— Mais parce qu’il est photonique. C’est-à-dire qu’on a rem-

placé les matériaux supraconducteurs par des circuits optiques.

L’avantage des particules de lumière, c’est qu’elles s’affranchissent

des problèmes d’incohérence et qu’elles ne dégagent pas de cha-

leur. Et bien sûr, leur vitesse est infiniment supérieure. Oui ! Les

qubits photoniques sont l’avenir. Pour capturer le CO2, améliorer

les prévisions financières et économiques, démultiplier la créativité

du Deep learning, sans oublier que…

— Tu penses vraiment que l’informatique quantique est un

projet réaliste à grande échelle ?

Caleverpe l’avait interrompu brutalement. Il se méfiait des

emballements d’Augustin dès qu’il s’agissait d’exploiter la phy-

sique quantique pour l’appliquer à l’intelligence artificielle. Lui

prônait volontiers la prudence, même devant un amphithéâtre bour-

ré de néo-positivistes dopés aux prouesses technologiques. Il revoit

le sourire narquois de ses étudiants les plus brillants quand il s’obs-

tinait à défendre la différence entre la physique et la réflexion –

d’un côté, vous avez la lumière et sa dualité onde-corpuscule, et de

l’autre, les Lumières et l’infini de la pensée !

et cætera Page 108 sur 293


Mais Augustin ne désarmait pas. Il s’était levé et avait accom-

pagné sa tirade d’un coup de poing sur la table.

— Mais quoi ! Tu sais bien que ça, la prudence, c’est de la

pensée linéaire, contrairement aux avancées technoscientifiques,

qui procèdent par ruptures et par bonds ! Rappelez-vous où en

étaient les télécommunications dans les années soixante. Regardez

où on est arrivé aujourd’hui, seulement soixante ans après ! C’est

vertigineux, non ?

Bernard, les joues roses – premier effet salutaire du Cham-

pagne – mais visiblement lassé, avait rétorqué :

— Mais oui, cher collègue ! À tel point qu’avec les pandé-

mies et nos confinements à répétition, je crève d’envie qu’on re-

vienne à la douce voix des opératrices des P et T, que pour ma part

je n’ai jamais entendue !

Puis, reprenant son air enjoué et malicieux, il avait clos le dé-

bat :

— Mes amis, on a peut-être mieux à faire ce soir qu’à compa-

rer nos bits et nos qubits comme trois autistes frustrés, non ? Et si

on retirait les blouses blanches pour s’amuser un peu ? Cette his-

toire de qubits superposés m’a donné envie d’un mille-feuille, pas

vous ?

Augustin avait fait profil bas et avait dû se contenter de

quelques crevettes démembrées et intriquées dans les algues qui

sommeillaient dans leur lit de glace dégelée.

Ils avaient prolongé la soirée avec trois mille-feuilles à la va-

nille Bourbon. Chacun commentait tour à tour la délicatesse et le

et cætera Page 109 sur 293


fondant de la crème pâtissière respectueuse du croustillant et, pous-

sés par l’effervescence générale, ils s’étaient risqués à poétiser la

subtilité des saveurs et les nuances de texture à chaque bouchée.

Bernard avait offert une deuxième bouteille, et la Veuve Clicquot

Ponsardin avait décuplé leur bonne humeur. Augustin, vaincu par la

grâce de l’effervescence partagée, avait même tenté de raconter une

histoire drôle qui, comme d’habitude, avait perdu sa chute.

— Je vous avais prévenus, ce soir la loi de la chute des corps

est suspendue !

Bernard avait parlé si fort qu’il avait déclenché l’hilarité des

tables avoisinantes. Les potaches un peu ivres avaient alors brandi

haut les flûtes et les cœurs. Une marée joviale s’était levée avec

eux et tous avaient trinqué à tout, au printemps du monde, à leur in-

telligence feuilletée, à l’infinie richesse de l’univers, à l’immortali-

té de la Veuve Clicquot.

— Vive le mille-feuille quantique ! À nous l’univers-bulle !

Le monitoring clignote en vert et rouge sur le buste de résine

de verre de Nahum. Retrouvera-t-il une once de ces douces folies

parisiennes ici ? Il regarde tristement le petit robot posté près de

son lit et lâche à voix haute : on dirait un vestige de guirlandes de

Noël abandonnée après le déluge.

Captant la phrase énigmatique qui vient de briser le silence de

la chambre, la machine oriente la tête de quelques degrés de son

côté :

— Professeur, vous avez besoin de moi ?

et cætera Page 110 sur 293


— Non, merci Nahum ! Voilà que je parle à une machine

maintenant !

Il consulte ses derniers messages sur la tablette d’accueil : des

résultats d’examens et les compte-rendus des interventions – tout à

l’air conforme… Ah ! tiens ? Ils m’ont finalement implanté la puce

Telepathy ! On ne l’avait pourtant pas inscrit dans mon pro-

gramme !

La célèbre interface cerveau-machine avait provoqué la mort

d'environ 1 500 animaux, singes, moutons, porcs, avant d’être ex-

périmentée sur les humains en 2024. Mais le désastre sanitaire

consécutif à la seconde pandémie avait ôté toute fiabilité aux infor-

mations, surtout médicales, et personne n’avait pu accéder au suivi

des sujets implantés – est-ce qu’ils ont survécu ? Bah ! On verra

bien ! En tout cas, c’est fait !

et cætera Page 111 sur 293


Résonance.

Sait-on où l’on est ? La lumière d’un ciel fixe irradie sous la

surface marine dont la transparence est à peine plus troublée qu’une

verrière ancienne soufflée à la bouche.

Là-dessous, au milieu d’un chaos rocheux diapré des éclats

du soleil brisé, des formes vagabondes égaient la mélancolie des

bas-fonds. De furtives apparitions vibratiles tracent entre les ca-

nyons, ondulent à fleur de sable et se dérobent à travers d’invisibles

fissures, se propulsent, paradent ou montent la garde, déguisées en

algue ou en corail.

Non seulement ces danses chatoyantes offrent aux chimères

des abysses un spectre de couleurs et de motifs infinis, mais elles

parviennent à tirer de leur léthargie les phylactères enroulés et fon-

dus dans l’éther impassible. Intrigués par ces mollusques en grande

conversation chromatique, les banderoles célestes semblent

s’ébrouer, puis déplient leur bande bilatère et louvoient jusqu’à frô-

ler la surface des eaux.

Espèrent-elles leur faire entrevoir leurs inscriptions ?

Sur une face, apparaissent les symboles mathématiques et

musicaux : { }, △, « Æ », √−2, 𝄐 ♬ ♪♪
,𝄋,𝄌, ∞. De l’autre côté, ce
sont des lettrines, auxquelles s’ajoutent parfois des mots et même

des bouts de phrases aux allures d’obscures épigraphes écrites en

italiques.

et cætera Page 112 sur 293


En tout cas, l’exaltation grandit et la farandole des vélins ac-

célère la cadence jusqu’à la transe : les rubans se renversent en arcs

de cercle et sinuent si bien que leurs extrémités finissent par s’ai-

manter. Voilà l’endroit qui rejoint l’envers. Les deux versants n’en

font plus qu’un.

Attirés par toute cette frénésie céleste, les octopodes se re-

groupent sous les bandes de Moebius qui papillonnent dans l’air io-

dé . Leur peau se contracte instantanément et libère les pigments

carmin de leurs salutations les plus vives.

Ne serait-ce pas là, en effet, le reflet de leur pensée ? La tra-

duction en graphèmes de leur langage chromatique ? La jubilation

devient si intense, qu’elle éclabousse les phylactères d’une écume

sépia.

En retour – serait-ce une réponse ? –, lettres, chiffres et sym-

boles roulent le long du bord unique des écharpes célestes, percu-

tant au détour les sentences qui, sous le choc, en redressent leurs

italiques. La syntaxe se retrouve désaxée et le sens tout chamboulé.

Puis, l’impensable ! Toutes les écritures se carambolent et

s’écoulent en glougloutant dans les flots.

Aussitôt captés par les tentacules aux neurones affûtés depuis

500 millions d’années, les caractères sont caressés, goûtés, embras-

sés, sucés… longuement pensés par des milliers de ventouses. Oui,

les pieuvres s’en donnent à cœur joie – et avec trois cœurs chacune,

le spectacle est grandiose.

Émerveillés par ce festival haut en couleurs, les phylactères,

qui ont fait peau neuve, mobilisent aussitôt leurs archives linguis-

et cætera Page 113 sur 293


tiques et littéraires pour être à la hauteur. Les jeux de lumière des

céphalopodes sont d’abord convertis en phonèmes agréables à

l’ouïe. Puis, par un subtil agencement, une sorte de partition com-

pose un parler accessible à la matière grise d’Homo sapiens – pour

peu qu’il en reste, car leur voix rocailleuse s’est tue depuis des

lustres. La traduction simultanée des poulpeuses pensées peut alors

commencer.

— Où êtes-vous passés, O tristes humains à la voix de ro-

cher ? Seriez-vous anéantis ? Ou bien captifs des larves acé-

phales et apodes ?

La déclamation fuse en circonvolution dans l’éther et pique

en trombe sous les vaguelettes. Le vélin est illico cramponné par

des spires tentaculaires qui se tordent de plus belle – de rire cette

fois – et enveloppent la parole dans des manteaux qui oscillent du

jaune clair à l’ocre sombre virant vermillon.

Mais l’appel reste lettre morte. Un furtif nuage noir confirme

le plouf. Il semblerait que l’emphase soit inconnue au bataillon des

octopus.

Au ciel, il en va de même. Rien ne répond plus.

L’écho de la mélopée monotone des ptochopodes – ainsi que

les nommait une philosophe poétesse de l’ancien monde –, ces

pauvres en bras qu’étaient les êtres aux pouces opposables et à la

matière grisée de nombres et sombres symboles, s’est tu.

et cætera Page 114 sur 293


𝄋 Logbook. 20 juin 2036, 23:57.

De : Ytsor@ from OpenAI

Date : 20/06/2036, 20:48

Sujet : Reporting language generator GPT-20

Pour : undisclosed-recipients

Deep learning / BCI. Language modeling

𝄡 Ytsor@PoérotiqueTest.

Pr Caleverpe / ARenart𝄋 : 1st reporting.

𝄡 Un filet de fumée très loin dans le paysage, vers l’Est ;


𝄡 Dehors, un petit tapis neigeux ;
𝄡 Lune en suspension dans le décor, funèbre ;
𝄡 L’aube griffe le grand crêpe noir, épinglé sur les vitres ;
𝄡 Dans l’encadré un arc blanc éclaire, la brume ;
𝄡 Inquiet comme un félin à l’affût ;
𝄡 L’œil à peine ouvert dans la grande sorgue ;
𝄡 Il relève les yeux : l’espace fourmille de spins ;
𝄡 Couverture repliée son corps de bronze, nu ;
𝄡 Bientôt quitter ces ruines, mais voilà ;
𝄡 Faut-il épuiser en soi toutes les formes d’incandescence charnelle ;
𝄡 Les rayons pâlissent sous la filasse ;
𝄡 À trop regarder l’abîme il regarde aussi en toi ;
𝄡 Attacher soigneusement les lanières ;
𝄡 La coupole noir brillant lui lance un éclair rasant ;
𝄡 Transi sur un banc caché du halo lunaire ;
𝄡 Saumon effiloché, vers l’est ;
𝄡 Le SolarStratos écarquille l’horizon qui se courbe en silence ;
𝄡 Les cimes acérées cisaillent les altocumulus ;
𝄡 Son peignoir de bain immaculé : délacé ;
𝄡 Le matin scintille au fond de la vallée ;
𝄡 Englouti dans un néant bistre ;

To be continued :

𝄡 Une vacuité immaculée : stagne sur la baie vitrée ;

et cætera Page 115 sur 293


Aurore.

14/01/36. Matin.

𝄡 Une vacuité immaculée : stagne sur la baie vitrée ; aussi

compacte qu’un écran sans images. Réveillé avec la mélodie de

Schubert dans la tête, Caleverpe réussit à chantonner le début en

sortant la brioche rousse de la porcelaine fumante – tiens c’est bi-

zarre, j’ai rêvé de Rose cette nuit… et c’était plutôt serein, cette

fois –, et réalise brusquement que ses acouphènes l’ont laissé tran-

quille depuis son arrivée à Davos.

Immergé dans la vapeur du bain parfumé préparé par Nahum,

il revoit Rose, allongée en sous-vêtements soyeux sur leur lit – ce

qu’elle faisait volontiers avant le dîner quand elle rentrait d’une

longue journée de répétitions –, le corps nimbé d’une lumière entre

chien et loup, et s’étonne à peine de la netteté de la vision de sa

peau satinée.

Ils n’ont jamais essayé de se revoir, ni même de s’écrire. Que

s’était-il passé ? Pourquoi l’a-t-il laissé partir ? Peut-être avaient-ils

frôlé quelque chose d’essentiel, sans le savoir ? Mais pourquoi

pense-t-il à elle avec une telle acuité après toutes ces années ? Son

esprit s’agite malgré lui dans la spirale des questions sans réponses

– est-ce déjà l’effet de la dentelle neuronale ? Que va-t-il rester du

passé de ma vie d’homme ? Serai-je encore étonné par mes pen-

sées ? Angoissé par mes rêves ? Bouleversé par un souvenir impré-

visible ?

et cætera Page 116 sur 293


Les images encore vives du cauchemar précédant son malaise

défilent maintenant à toute vitesse… un enchaînement absurde de

mots et des bribes de scènes – église, allée de fougères, droguerie,

boulangerie… et ces femmes… la fermière qui coupe son bois… la

statue à Florence avec ces plumettes noires à ses pieds… cette bou-

langère qui montre du doigt les points noirs qui rongent son visage

– oh mon dieu, et mon pénis d’enfant érigé dans ses yeux globu-

leux ! Grotesque ! Sa pensée s’arrête sur l’Aurore de Michel-Ange

– tiens ! encore une femme… langoureuse comme Rose… mais de

marbre –, et il voit langue et amoureuse s’écrire derrière ses yeux.

Quel voyage ! Il s’était rendu à Bologne au printemps 2017

pour donner une conférence dans un colloque international : Es-

pace, temps et quanta : comment les interrogations sur la lumière

ont révolutionné notre vision du monde. La douceur de l’air printa-

nier ayant galvanisé en lui un élan romantique – qui ne lui res-

semble guère –, il avait prolongé son billet de retour pour visiter

Florence.

Dès la descente du train, les grappes de touristes agglutinées

autour de la casquette fluorescente de leur guide avaient refroidi

son enthousiasme. Il avait joué et coudes toute la matinée et, de

guerre lasse, s’était réfugié dans la basilique San Lorenzo, presque

vide à l’heure du déjeuner. Rasséréné par la lumière diffuse et la

perfection géométrique de la basilique, il avait pris le temps de res-

pirer profondément en déambulant dans ses larges nefs jusqu’à la

Sagrestia Nuova, la chapelle qui abrite les quatre allégories des

Parties du Temps sculptées par Michel-Ange : Le Jour et La Nuit,

et cætera Page 117 sur 293


pour le tombeau de Julien de Médicis ; Le Crépuscule et l’Aurore,

pour celui de son père, Laurent, dit Le Magnifique.

Mais là, stupeur ! Il ne pouvait plus la quitter des yeux : Au-

rore ! Le regard vide de la statue, sans iris ni pupilles, l’autorisait à

s’attarder sans honte sur des courbes sublimes qui rendraient sa fé-

minité indécente si elle n’avait été de marbre. La vue des deux pe-

tits seins ronds faisaient naître une chaleur érotique impossible à

ignorer. Sa jambe gauche, légèrement repliée, interdisait l’entre-

cuisse au regard et enflammait l’imagination. Le sol semblait se dé-

rober sous ses pieds, mais il recommençait le parcours, plus lente-

ment à chaque fois… ses yeux perlés de larmes caressaient le

ventre qui se réchauffait… remontaient par l’arrondi sensuel de la

taille… faisaient frémir les plis et le grain de la peau. Le potelé

marmoréen de la cuisse gauche détraquait son cœur. L’inclinaison

de la tête libérait la grâce du cou mais imposait la retenue d’un bai-

ser. Les doigts de la main gauche, abandonnés par l’innocente gra-

vité, effleurant à peine sa gorge naissante, matérialisaient la torture

d’une étreinte impossible. Tout en elle le dévorait. Foudroyé, suant

et bras ballants face au sarcophage, il n’était plus que ça, un regard

éperdu, une chair pure de toute pensée.

Combien de temps avait duré l’extase ? Impossible à dire.

Mais une voix masculine l’avait interrompue.

— Elle est sublime, n’est-ce pas ? Si je peux me permettre,

Monsieur, vous n’êtes pas le seul à vous émouvoir ainsi. C’est le

génie de Michel-Ange, n’est-ce pas ? Son Aurore donne à la mort

une vibration érotique qu’on n’est pas prêt d’oublier. Savez-vous

et cætera Page 118 sur 293


que certains admirateurs ont commandé une réplique adaptée

pour… pardon si je vous choque… un usage… sexuel ?

Décontenancé par les deux yeux hébétés fixés sur lui, l’incon-

nu s’était excusé poliment et avait disparu derrière le groupe de

touristes qui bouchait maintenant toute perspective.

𝄡 Impromptu numéro 1 mais : oui ! Caleverpe ferme les

yeux, plonge la tête au fond de la baignoire et réémerge hors d’ha-

leine. Debout dans l’eau tiède, il constate – sans surprise malgré la

rareté du phénomène – une molle érection. Nahum lui tend le pei-

gnoir et tourne le bouton de vidange avant de retourner au milieu

du salon.

— Professeur, voulez-vous consulter nos services de divertis-

sement ? Nous proposons un bel échantillon d’Escort·e.s X5.0. Ou

si vous préférez, il est possible d’imprimer une réplique de votre…

— Non mais, tais-toi Nahum ! Lance-t-il face au miroir où un

sourire se dessine à mesure que la buée se retire. Impromptu ! Heu-

reux d’avoir enfin retrouvé son titre, Caleverpe fredonne du Schu-

bert en ut mineur en se rasant soigneusement et savoure un senti-

ment de bien-être aussi aérien qu’étincelant... impromptu… Au-

rore… et si c’était là une promesse… inespérée ?

Le souvenir de son aventure italienne en appelle d’autres, tout

aussi sensuelles et étranges… le gisant du Père Lachaise… l’appa-

rition dansante qui flottait sur le Pont des Arts… et maintenant,

c’est Rose, la Rose de ses trente ans, pétillante de vie et pourtant si

sereine. Ses courbes épanouies préfiguraient-elles celles, éternelles,

et cætera Page 119 sur 293


d’Aurore, contemplées quinze ans plus tard ? Avait-il éprouvé pour

sa Rose assoupie le même trouble érotique que pour la statue de

Michel-Ange ? La même chaleur sous son ventre ? Il s’en souvien-

drait ! Était-il trop jeune à l’époque ? Mais il n’a connu depuis au-

cun autre désir, aucune émotion érotique, pas même pour un

homme. Il vacille une fois de plus devant le miroir. Ne serait-il ex-

cité que par le marbre des corps qui ornent les tombeaux ? Quelles

statues abandonnées dans sa tête vont encore se réveiller ? Quel

empire a-t-on sur son corps ? Un astre aux rémiges d’or file sou-

dain au milieu de ses pensées. Il reste sans mots devant la puis-

sance du paysage intérieur qui prend la place de son reflet dans le

miroir : une immense peluche amarante sur un camaïeu fauve et sa-

fran soulève les brumes pâles des lointains – mais… d’où ça vient ?

Une énergie noire tournoie dans la matière… un chaos de lu-

mière… l’aube d’un premier matin… une ombre dans le jaune de

chrome… un scribe – Ah ! mais ! C’est le tableau d’Adèle ! Tur-

ner ! Bien sûr ! l’infini fixé dans la lumière… Le lendemain du Dé-

luge… un regain d’amour ? mais… pour qui… pour quoi ?

Submergé par sa vision, Caleverpe sort de la salle de bain et

se dirige vers le porte-manteau de l’entrée ; bifurque ; contourne

Nahum qui clignote en phase avec les paquets de grésil cinglant

maintenant les carreaux ; extrait son sac de voyage du placard de la

chambre et ouvre la poche extérieure.

La chemise cartonnée vert délavé répand instantanément ses

effluves de poussières et d’humus boisé dans l’espace aseptisé de la

suite.

et cætera Page 120 sur 293


La chemise verte

— Allons, Indien, plaisanta Ellen, la Science vous observe, la Science avec un grand S, ou
plutôt, car ce n’est pas encore assez important… : la SCIENCE avec une grande SCIE…Mar-
cueil, toujours froid :
— Sais-tu, après tout, si je suis l’Indien ? Je le serai… peut-être… après.
— Je ne sais pas, dit Ellen, je ne sais rien, tu le seras et puis tu ne le seras plus… tu seras
plus que l’Indien.
— Et PLUS ! rêva Marcueil. Qu’est-ce que cela veut dire ? C’est comme l’ombre fuyante
de cette course… Et plus, cela n’est plus fixe, cela recule plus loin que l’infini, c’est insaisis -
sable, un fantôme. Alfred Jarry

2022. Co-Vide (§-∅) ? 7 janvier 2020.

Être avec et séparé. Loi du Saugrenue dans mon sein


désir. Conjuguer le co qui unit gauche une petite caillasse,
avec le vide qui délie – tu parlespresque rien, un crabillon logé
d’une équation à plusieurs incon- pépère qui en pince grave in situ
nues. On passe vite de la scène dans sa nébuleuse carci-nommée
du balcon – Je poserai à tes CCIS. Pas besoin de Hubble pour
pieds toutes mes destinées – au faire reluire le rémanent – O vent
poulailler où chacun pond dans de pulsar – oui, je l’ai en travers
son coin, prêt à égo-zizigouiller dans ma Voie lactée, cosmo-loca-
sa moitié. Comment survivre aux lisé M1, NGC 1952, Taurus A,
ratés des cœurs désaccordés et Taurus X.
faire avancer le mulet, cette bête Comment les écrire sans
hybride qu’est Le Couple ? Pas tout raturer, ces effondrilles du
bonne en arithmétique, je préfère tour-bouillon de l’enfance que le
jouer au tric-trac avec Héraclite taire écrase comme vil essaim en
et son hétaïre et devenir l’im- mammographie ? Car c’est gravi-
paire : numero deus impare gau- té ce que grammaire enterre sous
det. Le couple se réjouit d’être le potelé – mais sans grammaire,
impair, ça aère et c’est signé AR.t’es pas grand-chose, petiote.
Alors dis, bondis, fée Éros ! In- Une tuerie ! Ah ! Comme il choit
vente l’art sans la rime et tique d’horreur, le bipède sans plumes,
sur la divine entourloupe ! Fais et
sans crocs, ni griffes ! Comme il
rosse leur imagerie ! La beauté trébuche dans ses phrasés, l’être
est sauvage. parlant arrondi des angles, qui
Un peu de Maurice Roche cuisine son aimable pestilence et
pour la gym des zigomatiques : organise ses feintes pour s’igno-
rer guenille.
Dans mon sommeil, cette Or donc, des bris d’étoiles
créature pulsent dans mon sein gauche et
De rêve me disait : "Je n'ai je glande en plein vent stellaire.
DIEU Quid du cancre intrus dans ma
Que pour toi."Et au réveil, glande sinistre ? Il s’auto-copule
quel (couac) dans ma petite machine-
VIDE rie. Pense qu’à croître et multi-
Tu fais !…pour jamais aider plier. S’étale pacha dans ma né-
personne . buleuse. Connaît pas la mort. Se
prend pour Dieu ou quoi ? Zou !

et cætera Page 121 sur 293


Car toujours l’ââmour me Coup de canif dans le stuc.
tire une langue lyyrique ef- Écris ! Découds ! Big Gang-
fus’ivre où se mirent xx-x et xx- Bang dans la Gangue-Langue !
xy en hellènes couches. Servie Explose-le ton scrupulus cana-
sur un Aristo-FANE Plato-N , trône la laire ! Sa signature ? Un sur-sur-
boule agglomérée, l’androgyne saut dans la lignée maternelle,
meetic s00n mégalo mélaminé – cadeau génétique de feue grand-
O c’est leste ! – mais cuit à maman sous-titrée grand-mam-
l’étouffée la fine’amor s’épaissit maire. Ça bégaie triste côté XX.
et colle au fond – O sublimes sa- J’ouvre donc mes guillemets
turnales – de la cocotte lutée : sur le modeste pavillon normand
feues les z’héro-ïnes ! Out le – il y a des lustres (1968?) – et
ragoût ! des devoirs de vacances. Arith-
métique, conjugaison, gram-
Dégoupille ta graine ! maire, dictée. Moi, haute comme
deux reines de reinettes pas en-
Suffit ! core poussées, embusquée dans
O file au sofa. l’entre-bâillement de la porte à
AdèleRe-tranchée nid fouiner dans le miroir de la salle
Âme nie os narre d’eau : et si par hasard, comme à
Esquilles épar Bernadette, les nichons en gloire
Pillées de l’aïeule pouvaient m’appa-
raître, et me sauver d’une mati-
Mais qu’en faire ? née prometteuse de ce mortel en-
Des cendres ? nui que sera tout l’été – entre
nous celui-ci trompe son monde
Et que dire quand ça oint le avec son air de participe passé,
oin-oin depuis leurs faux alors que l’été sera, et aussi long
lointains ? que le futur qui est du pas-encore
Cimes taire ? et peut-être même du onc au lo-
gis. Mais que sera sera et pour
Canarder la bagatelle en vol l’heure je guette en apnée dans le
sur la StYX ? reflet… quoi… la fin d’une
Et en lac héron énigme, l’épiphanie de l’origine
viser ? – que sont donc ces saints seins
que suçota ma-maman dans son
Plumer les aigrettes ? passé simple (autant dire sans
moi) ? J’espère donc le présent
Alarmer la sarcelle ? d’un relief rosé imaginé duo-mi-
gnon et dodu-rond. Guette un
Vivre puissanceHAINE ? Père- lapsus dans la dictée des
ire sur mère-in-os à spirâler sans pas.question.non. Toc-toc dans
fin sa destinée ? l’iris : voilà les bOObs ! Illico je
zOOme sur le nichon gauche :
Oh ! Mais ça cocotte grave évidé, balafré ; ça glandouille
dans l’bouillon. dans le miroir, un ensemble vide,
qui ne contient rien mais n’est
Putain pas rien comme défini dans le ca-
Pan ! hier de vacances.
52 années plus tard, tout at-
Vole dans les plumes si ailée tachée sous la tombée des

et cætera Page 122 sur 293


et pousse hier dans demain ! Ôte- 100 000 lux du champ opéra-
toi de là sombre charo-GEHENNE toire, j’en trimballe encore un
gnarde ! grain et me voilà qui glagla-
J’erre donc à Clyte au risque glande dans un suaire aseptisé,
tout… too coooooool car Πάντα bras tendu vers la seringue. Dé-
ῥεῖ… la coulée transite par mon compte hystérique jusqu’à l’im-
aile sur l’aine gracile où possible outre-bord, 10, 9, 8, 7,
bruissent les cigales. 6… Je veux me sentir sombrer,
HIC : là où ça était : mon cadere, chuter dans mon cadavre.
corps mon tout mon trou avant Mais le réel ça prévient pas : fon-
que ne que ne que ça peine-HISSE due au noir : moi. (Post-mortem
en trémolos. et in petto : c’est pas plus com-
NUNC : c’est heurt des qu- pliqué que ça alors ?)
bits dans l’mil. Ton conte est
bon-dissant… Sauve-toi sans 8 janvier 2020
mollir ! Va-t’en jouir des saillies
du cœur ! — Comment ça va ? On
vous a levée ce matin ?
F’âme , elle n’en aime pas Je réponds que chaque sein
moins son oreille trou-aurifié li- contenant la voie lactée, il me
serée soie, quand de vifs vibrions manque une poussière de star-
outrepassent le décorum et la lette en haut à gauche. Cioran à
fourrent, c’est photo-nique ça dé- la rescousse :
borde les grottes du non-dit. Ce matin, après avoir enten-
du un astronome parler de mil-
Dans ma capit-HAINERIRE ça liards de soleils, j’ai renoncé à
fait (n’)X et petit tas tout gris faire ma toilette : à quoi bon se
s’ensuit – quia pulvis es, le laver encore ?
sais-tu ? — Madame ! Je vous ai
Qu’est-ce ? Est-ce os ? SOS seulement demandé si vous vous
C
Ovide ! O fantôme ! étiez levée.
Sniffe tes cendres ! Gicle Elle déballe la gaze et me
hors du n’(Y) d’or-DUR E, et pis désigne la lézarde auréolée sang
taffe dans le rude. de bœuf mêlé de bleu patenté et
dégueulis jaunasses. Pas de quoi
Ci-gît rognonner sur les cinq centi-
Ni âme Ni os mètres qui strient mon sein en-
core galbé. LOOK at my BOOB,
Vite, j’outrecuicuite à ma mémé ! Rien à voir avec le
tiiiiiire-d’ailes vers de vastes ra- saccage de ton auguste mamelle,
mures, volte et vire lala l’air sur hein ! T’aurais dû vieillir encore
d’augustes cim’AISES – O mate- un peu après ta mort ! On aurait
là ! Princesse à l’aune de son ba- bien rigolé toutes les deux, dé-
bil de baby-ALONE. Dea idéal s’ex- gringolées de l’absolu sur nos
POSE
dans les ramages nocturnes pieux de la chambrette 201 du
et machine là ses rébus. bâtiment Maternité. Plus doulou-
reux, le dessous d’aile gauche où
Rêve de la Maison du bord manque le ganglion sentinelle.
de l’ombre : un refuge de luxure J’imagine le petit soldat tremblo-
sur une alpestre ligne de crête tant, aux aguets à l’avant d’une
entre ubac et adret. Zoologie se- colonne de mini haricots engon-

et cætera Page 123 sur 293


crète et voluptés solaires cir- cés dans une béchamamelle
culent et dérivent avec les vo- boostée au sperme vitaminé C,
lutes du lupanar. Baise des corps B12 + sels minéraux spécial
animaux dans corridors sur combattant (quoique lympha-
braises d’images et flambées de tiques les loustics) : couic.
chuchotis d’indiens affolés sous
le rosé perlé des frous-frous. Mars-avril 2020.
Ça embarque des folies :
RIDES
TOR visions que foudroient 25 × 2 Gy (50 Gray sans
des fumerolles aux fumets de zé- nuances). Six semaines de brû-
phyr suant des ajours. lant divan sous le soleil de Satan
– exactement. Virées moto dans
Folle nef des cimes où se la ville co-vidée jusqu’à la porte
mettre tout en pièces et s’offrir ☢ : 5 minutes de micro-onde 5
en perce une foutile beauté. Grif- fois par semaine. Coordonnées
fer les reliques d’ivoire et ver- tatouées sur le corps cloué à l’ho-
millonner l’incarnat jusqu’à fui- rizontale, bras croisés au-dessus
ter dans le hors d’âge autour du du crâne, l’accélérateur linéaire
vide………………………… 0, me tourne autour tel un zénith
1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, 55… boudant Copernic et lâche ses
et faire φ des non-dits vlan ça te tueurs, invisibles, intangibles, in-
chaTTE vire du rire à tire-lire-lari- odores et sans saveur – pas à cô-
got : dans la crépusculaire clarté, té, pas n'importe où. Je dévie
tout luit soudain en grands 8 mon regard plus haut, vers le
renversés. panneau LED qui exhibe une
frondaison éternelle sur fond
Quel d’azur ataraxique – prélude au
bORd d’ailes font encore ces décor farcesque des salons funé-
piafs trafiquant incognito into the raires paumés dans la ZC. Pos-
Darknet sous ma f’OS à purin – ture oblige, je pense au soumis
non rin de rin… ah NON tu vas de la cathédrale – jouirait-il en-
pas encore piauler le regret ! core sous la férule abstraite de la
machine qui perce hardi petit les
Zou ! Zoom ! l’azur sans chairs, mais sans douleur ? Je
mélange ! vois ce que voient ceux qui
savent que le cancre a déjà gagné
File g’ravir ton idée-alpe, et qui continuent la pantomime
légère et court vêtue. sous cet ersatz de contemplation
Fée, céleste scotché sur le faux pla-
Ch’hante fond – et parmi eux combien pré-
É’cris fèrent encore régner en enfer que
Apos - servir au paradis ? En serai-je le
trophe la louve et la chouette. À moment venu ? Sous mon crâne
l’ouest toute, O petite alouette fonce une image persistante ve-
mal armée. nue de l’enfance – 8 ans, allon-
gée à l’arrière de l’auto familiale,
Couple, adieu ; la vue renversée vers le défilé
je vais voir des feuillages mordorés que tra-
l’ombre que tu verse une lumière rasante de fin
devins. d’après-midi d’automne ; l’ins-
tant s’étire sur une feuille aux re-

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Âmes ourlées de flets ocres-rouges portée par le
roses sans pourquoi stram-Gram vent, danseuse étoile captive de
en dérives dansées Pic et pic l’élégante et douloureuse choré-
dans les lointains et colégram graphie de sa caducité flam-
où jadis du vice Bour et bour boyante ; fulgurance pérenne : tu
versa et Ratatam repenseras à cet instant précis à
deux moments de ta vie : quand
C’est le tournis des âmes tu feras l’amour la première fois
qui tambourinent au cœur des (oublié) et juste avant de mourir
tournesols. (raté, pour le moment).
Épiphanie de l’aura de Les semaines passent et je
chaque 0 + 1 + ∞ en goguette ne pense plus à grand-chose dans
dans des suites de luxe vers mon micro-onde, sauf à retenir
l’inarticulé. ma main d’aller tripatouiller une
La Maison serait l’{ } où narine frémissante – surtout ne
des corps tourneboulés s’offri- pas éternuer. Je remets vite une
raient le présent renouvelé d’im- pièce dans mon juke-box inté-
prévisibles amours, profonds à rieur pour contourner le supplice.
bouffer les pissenlits par la √2 ≈ C’est sûrement un rêve éro-
1,414 213 562 373 095 048 801 tique / Que je me fais, les yeux
688 078 569 671 875 376 948 ouverts / Et pourtant si c'était
073 176 679 737 990 732 478 réel ?
462 107 038 850 387 534 327 — Voilà Madame, vous
641 572 7… là où le réel ne s’at- pouvez vous relever ! Ça a été ?
teint qu’à l’infini. (5 minutes, c’était pas la
mort, je me dis.)

𝄡 Comment se tenir droit ébloui en plein champ – de Higgs – sans s’écrouler ; de rire

dans la neige gorgée de l’absolue vacuité du ciel, qui infiltre l’atmosphère et perce tout, jusqu’à

ses paupières fermées ? Vrai défi des dieux que cette lumière dégringolée en pluie d’étoiles vola-

tiles et agglomérées en constellations de minuscules cristaux, qu’il va devoir fouler aux pieds. Je

n’ai plus de lunettes de soleil depuis belle lurette, est sa deuxième pensée. Il n’est jamais allé aux

sports d’hiver. Il ne voulait connaître de la neige que la sublime symétrie hexagonale des flocons

sous le microscope.

Pris d’une soudaine ivresse matinale, il évite de justesse de s’affaler dans la poudreuse dé-

zinguée en jurant comme un ivrogne contre tout, contre l’univers, contre cette saloperie de vide

sidéral qui lui colle aux pattes. Il continue sa progression chaotique en s’efforçant de rester droit,

lève haut une jambe et puis l’autre, clac clac, ses hanches couinent à chaque pas. Une petite

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comptine l’accompagne et trottine dans sa tête… Am stram gram, Pic et pic et Colegram, Bour

et bour… Haha ! Adèle ! Et ratatam ! Pour le reste, il doit s’avouer qu’il n’a pas compris grand-

chose à sa lecture matinale – pire encore que dans la cabane ! – ; mais un délicieux arrière-goût

d’infini lui revient tout de même – la spirale du fleuron de tournesol ! ça au moins, ça me parle !

mais qu’est-ce qu’elle voulait dire, elle, avec la série de Fibonacci? Il y retournera, ne serait-ce

que par défi – après tout, j’ai toujours aimé les énigmes.

Il souffle de plus belle quand une certitude perce sa cervelle givrée – mais oui ! la ‘pata-

physique et son apostrophe cuisante ! La science du particulier et des solutions imaginaires ! Le

nom d’Alfred Jarry avait pourtant fait tilt dès la première page. Il trébuche sous le coup de

l’émotion et cette fois s’avachit sur le matelas immaculé. La tête redressée vers le ciel, il se met à

éructer un flot de récriminations :

— Mon dieu, mon dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? Al-

lez ! Montre-toi ! T’es passé où le boson ? Cette foutue particule de

dieu a plié bagage ou quoi ?

Il se relève tant bien que mal en grognant sous les à-coups de

ses articulations, époussette sa figure et sèche ses yeux larmoyants.

Avisant une énorme souche gelée un peu plus loin, il décide

d’aller s’asseoir, le temps de récupérer des forces et surtout impa-

tient de se réconcilier avec le potache ressuscité en lui – comme di-

rait Alfred, la SCIE de la SCIENCE est restée coincée dans ma

tête ! Vive les aberrations infinitésimales ! Vive l’art de la dérive !

Pleins feux sur ses amours contingentes de taupin acnéique !

Le brillant matheux un peu godiche qu’il était à dix-huit ans s’était

d’abord identifié en secret au célèbre anti-héros Ubu, roi de l’hu-

bris sans queue ni tête. Puis, il s’était passionné pour un petit livre

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moins célèbre, Le Surmâle, qui relate le destin d’André Marcueil,

un commun des mortels au physique extraordinaire de banalité.

Pendant un dîner qui rassemblait un docte aréopage du XXᵉ

siècle naissant – chimiste, médecin, ingénieur, mécanicien, et

quelques dames –, le héros, très joueur, annonce à ses invités mé-

dusés qu’il allait leur prouver le théorème : l’amour est un acte

sans importance, puisqu’on peut le faire indéfiniment.

Comme il avait ri en lisant les prouesses loufoques du petit

homme en rut, prêt à tout – tel un champion cycliste sur-dopé –

pour faire l’amour indéfiniment. Et en effet, dynamisé par une

concoction baptisée perpetual-motion-food, André Marcueil réussit

à battre le record d’un Indien priapique tenant du titre, en enchaî-

nant publiquement 82 coïts avec Ellen, la fille du médecin, qui

s’était offerte de bon cœur à ce protocole expérimental.

Mais au terme de leur marathon vers l’abîme – au point

qu’André croit avoir tué Ellen –, une révélation inouïe réunit les

deux forcenés du sexe. Épuisés par leurs petites morts à répétition,

ils découvrent qu’ils s’aiment, d’un amour sauvage, nettoyé des

mascarades et des faux-semblants bourgeois. Les deux tourtereaux

se déclarent alors en vers et sans pudeur leur sentiment mutuel – et

scandaleux aux yeux de leur public de voyeurs hypocrites. Car on

ne pardonne pas au petit homme d’avoir rivalisé avec la machine et

le père d’Ellen veut s’assurer que sa fille est vraiment aimée par

une âme, et pas seulement besognée par une mécanique emballée.

En réalité, il faut surtout sauver l’honneur de la science et

prouver, en retour, qu’une machine est capable de fabriquer de

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l’âme. Le chimiste et l’ingénieur inventent donc la machine-à-ins-

pirer-l’amour, qui a tout d’une chaise électrique. On y ligote le

pauvre André nu comme Adam, puis on branche les électrodes sur

son crâne... mais là... surprise ! C’est lui qui charge le dispositif

électromagnétique de toute sa puissance érotique ! Résultat, c’est la

machine qui tombe amoureuse de l’homme et non l’inverse ! Mais

le malheureux, secoué en tous sens par la surcharge électrique qu’il

a transmise à l’engin, se cogne au grillage et finit par s’électrocuter.

Ironie d’un sort cruel : la machine d’amour s’est transformée en

machine de mort, grâce au supplicié qui lui a sacrifié, bien involon-

tairement, la puissance de son Éros sur-mécanisé.

𝄡 La volupté, le verbe, en un seul diamant ; que fait-il donc

ici, à bringuebaler sa vieille carne et ses douleurs rhumatismales

dans la rémanence glacée du monde ? Est-il vraiment prêt à s’im-

mortaliser dans cette fabrique de post-humains sans amour ni hu-

mour ? Comment a-t-il pu renier à ce point sa rencontre avec la co-

mète insolente de la ‘pataphysique ? Caleverpe mesure combien sa

vie d’adulte est restée sourde à sa passion de jeunesse. Non seule-

ment l’homme n’avait pas su aimer Rose, mais le savant avait bel

et bien oublié l’esprit de l’Ordre de la Grande Gidouille – et mal-

gré son effort, il ne retrouve plus rien du calcul de la surface de

Dieu du Docteur Faustroll.

Mais qu’avait-il réellement ressenti à vingt ans ? Le choc de

sa rencontre avec l’absurde et le comique grinçant de Jarry avait-il

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eu la même puissance de feu qu’en cet instant ? N’est-ce pas plutôt

sa déréliction présente qui exacerbe l’intensité des élans passés ?

Et que saisit-on de l’or du présent, hormis des étincelles à ef-

fets retard, que d’imprévisibles rencontres feront peut-être crépiter

un jour ? Le physicien le sait aussi bien que le poète, il suffit que

deux particules de haute énergie entrent en collision pour que

s’ébrouent des virtualités paralysées : les fantômes qui siestaient

dans le vide se redressent aussi sec et filent ni vu ni connu à des an-

nées-lumière chacun dans leur coin – tout en continuant de partager

une mystérieuse intrication.

Il quitte son tabouret glacé et reprend ses contorsions d’acro-

bate dans le grand bazar cristallin. Mais son coup de folie ne s’ar-

rête pas là. Ses neurones continuent de crépiter et de nouveaux

spectres surgissent dans sa cervelle aussi grise que lui. C’est main-

tenant le livre de mythologie de ses 10 ans qui défile, avec ses illus-

trations sur papier glacé qui font jaillir une nouvelle tirade grandi-

loquente.

Je la vois, Éos ! Elle me soulève vers les franges rosées du

ciel et me ravit dans son char à photons… O mon impromptue, im-

mortelle beauté ! Déesse de l’Aurore, de la brise et du vent ! Mais

gare à toi, Éos cruelle, je connais ta perfidie ! Un jour lointain,

dans cinq cents ans ou plus, tu jetteras mon corps de géronte aug-

menté : j’irai alors rejoindre ton époux, Tithon, immortel vieillard

desséché que la pitié des dieux changea en cigale ! Et, tous deux

délaissés par tes charmes et trahis par tes promesses, nous crisse-

rons pour toujours sous de lugubres cieux…Merci Adèle ! Vive la

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rencontre ! Haha ! Me revoilà à la masse ! Bon ! Debout Aloys !

Ça suffit maintenant !

Il repart cahin-caha, hilare sous l’Olympe disparu. Direction

le Centre des Congrès.

𝄡 De guingois, à peine a-t-il progressé de quelques pas ; une

silhouette robuste emmitouflée dans une parka grège et un pantalon

kaki se dresse devant lui.

— Augustin ! Je ne t’avais pas reconnu !

— Tu ris tout seul maintenant ? Comment vas-tu aujour-

d’hui ? On t’a attendu au labo hier.

— Merci, je me sens mieux. Hier j’ai préféré lire et rêvasser

tranquillement. Mais toi, tu as l’air en grande forme, rajeuni et

bronzé comme un touriste des sports d’hiver de l’ancien temps.

— De la préhistoire, tu veux dire ! C’est le programme de ré-

génération cellulaire. Tu vas bientôt le constater sur toi ! Allez

viens, on va commencer par une conférence. Tu vas adorer.

— Guide-moi, je ne vois rien avec cette lumière de neige. Tu

te souviens que j’étais plutôt absorbé par d’atroces trous noirs ces

dernières années, plaisante Caleverpe, médusé par la texture plasti-

fiée du visage de son ami.

— Tu aurais pu commander des lunettes de protection à ton

Nahum. N’hésite pas à lui demander ce que tu veux, s’il ne le dé-

tecte pas.

Caleverpe s’efforce de suivre Augustin, qui marche à grandes

enjambées tout en commentant la métamorphose de Davos.

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— Regarde, ici c’était le Hard Rock Hôtel. Maintenant c’est

notre labo d’ingénierie cellulaire. Le mois dernier ils ont réussi à

sauver Nataliya. On lui a transplanté un cœur de chimère porc-hu-

main et aujourd’hui elle est pleine forme ! Elle travaille avec moi

au HBP. On ira déjeuner avec elle à midi.

— Pourquoi on ne croise presque personne ? Je n’ai aperçu

que deux ou trois silhouettes depuis que j’ai quitté l’hôtel.

— Il fait très froid, c’est déjà une bonne raison. Et l’essentiel

des activités se passe à l’intérieur des bâtiments, ou même en sou-

terrain. Tiens, regarde à droite, c’est le casino. On a conservé un es-

pace réservé aux jeux de table à l’ancienne pour les nostalgiques :

roulette, black-jack et baccarat. Tout le reste est dédié aux systèmes

de Machine Learning. Si tu veux tester ta capacité de bluff et d’in-

tuition au poker, tu pourras te mesurer à Pluribus.

— Oui, je me souviens ! Tu t’étais passionné pour ce pro-

gramme, à l’époque !

— Et comment ! Il avait battu à plate couture les plus grands

champions du monde dans des parties de poker à six !

— Comme ça le mensonge n’est plus réservé à l’homme !

— Bien sûr ! Le programme sait même se montrer imprévi-

sible. C’est de l’aléatoire cohérent.

— Et on fait quoi d’autre dans ce casino ?

— En soirée on peut siroter et discuter entre collègues. Il y a

aussi un département un peu… hot, comme on disait autrefois. De-

mande à ton Nahum si ça t’intéresse, moi je n’y connais rien.

— Ah oui ! Ce matin il m’a proposé un service spécialisé…

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— Déjà ? Eh bien ! Il a dû interpréter ta pensée ! Je ne te

connaissais pas comme ça !

Caleverpe saisit la tonalité réprobatrice dans la voix d’Augus-

tin, sans réfléchir, il décide de le provoquer :

— Mais il n’y a que des sexbots dans ton boxon ? Ou on peut

encore trouver de la compagnie humaine ?

— Qu’est-ce que tu racontes ! Sûrement pas ! Je ne sais

même pas si on peut encore y traîner. Fais attention ! Il y a des

plaques de verglas par ici !

Augustin s’écarte en accélérant le pas et lui lance, sans se re-

tourner :

— En tout cas, leurs programmes étaient réputés ! Tout

comme la qualité des impressions 3D des fantasmes érotiques qui

calmaient les nouveaux arrivants les plus dépravés !

— Arrête-toi un peu… Visiblement on n’a plus le même âge

toi et moi !

Caleverpe, à bout de souffle, reste courbé sur ses genoux.

— Tu sais, j’ai fait des rêves étranges ces derniers temps.

Juste avant d’arriver ici. J’ai beaucoup repensé à Rose…

Augustin se retourne et le toise de toute sa vigueur.

— Rose ? Ton ex ? Mais ça remonte à tes trente ans, non ?

— Ça ne t’arrive pas ce genre de… souvenirs involontaires ?

C’est très troublant.

— Jamais ! Dis-toi bien que ton programme de régénération

va stopper ce genre de pensée parasite. Tu vois, ça fait deux ans

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que je suis implanté, eh bien, je suis déjà quelqu’un d’autre, très

loin de l’organisme fragile et bancal que j’étais devenu avec l’âge.

— Surtout après toutes ces années d’isolement ! On sort de là

tout rétréci … c’est angoissant, quand même… souffle Caleverpe

toujours hors d’haleine.

— N’y pense plus ! Le rajeunissement cellulaire et le BCI

nous mettent à l’abri des maladies et des pensées morbides. Fini les

pulsions indésirables ! Surtout sexuelles !

— On en avait déjà éradiqué la sexualité non procréative bien

avant l’interface neuronale directe, si tu te souviens bien !

— Bien sûr ! Mais n’oublie pas le rôle décisif des implants

Hygiène-SéXcurité pour les cas intraitables…

— … et la stérilisation obligatoire a achevé le programme.

Plus besoin de relations sexuelles ! Sauf que l’ectogenèse était ré-

servée aux forts potentiels génétiques. Tu parles d’un progrès !

conclut Caleverpe, d’une voix blanche.

— Personne n’était dupe, mon vieux. Mais le résultat est là :

tous les problèmes liés à la surpopulation et aux déviances de

toutes sortes ont disparu.

— Et les pandémies à répétition ont fini le travail, quelle tris-

tesse !

— C’est comme ça ! La Terre nous revient enfin ! Maintenant

tu es à Davos 5.0 ! Et ici, on vit déjà au futur. C’est bien ce que tu

voulais, non ?

Caleverpe se redresse, frotte ses yeux, ébouriffe ses boucles

grises, et ajoute à voix basse, comme s’il se parlait à lui-même :

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— La seule chose que je crois comprendre, c’est que l’an-

goisse et la mort sont à l’origine de toutes les extravagances. Et pas

seulement sexuelles.

— Mais oui ! La mort est la maladie qui entraîne toutes les

autres, le sexe et ses perversions en tête de liste ! Bon, tu viens ?

On va être en retard.

— Attends… tu sais… depuis quelques jours… je me sens…

disons… perturbé… par des réminiscences, des rêves, des ma-

laises… est-ce qu’il y aurait un rapport avec mon implant céré-

bral ? Je me demande si on ne m’aurait pas implanté, par erreur

peut-être, des pensées… enfin des données… qui ne m’appar-

tiennent pas.

— Allons ! Tu dis n’importe quoi, mon vieux. Je ne te recon-

nais plus ! le coupe Augustin, visiblement lassé de l’entendre res-

sasser et prêt à verser dans la confidence. C’est la fatigue ! Ça va

s’arranger ! Je te dis qu’ici le passé n’existe plus !

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ChatGPT-20.

𝄡 Ses yeux finissent par écarquiller un trop plein ; de lumens

tamisés par la fine mousseline atmosphérique à l’approche de l’im-

posant Centre des Congrès. Augustin le pousse sans ménagement

vers les larges portes vitrées à ouverture automatique. Ils se re-

trouvent dans un hall monumental tout de verre et de bois et se

mêlent à un public déjà nombreux qui les propulse vers la salle des

conférences.

— On y est, tu vas voir, la salle est grandiose ! Entre !

— Tu ne m’as pas dit l’objet de la conférence.

— Open your eyes, mon vieux ! C’est écrit là-bas sur l’écran

géant ! Avance !

Caleverpe plisse les yeux pour tenter de déchiffrer l’intitulé.

Des lettres bleu sérénité zèbrent un panorama alpestre d’une virgi-

nité cristalline presque parfaite : un paysage dépouillé de l’orne-

mentation extravagante qu’auraient été les vert tendre des prairies

mouchetées de gentianes et d’arnicas jaunes, les digitales pourpres

et les dégradés bleus, mauves et violets des ancolies et des centau-

rées, tous ces sillons de vie renaissante – qui auraient exalté le

même fond d’écran s’il n’était hivernal –, dont l’absence célèbre la

victoire des technologies numériques sur une nature rendue à la vi-

bration initiale de la matière : Going deeper with GPT-20 from

OpenAI .

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Augustin lui indique sèchement sa place et part saluer

quelques participants assis au premier rang.

Attentif au comportement des arrivants, Caleverpe assiste à

un défilé de gynoïdes – bien roulées comme auraient dit naguère

les petits chefs de leur secrétaire – et d’androïdes à la plastique

parfaite, au geste vif et appuyé, un peu trop précis – tiens, une ré-

miniscence de mes années lycée ! Mon premier devoir de philoso-

phie ! Il se souvient que le texte de Jean-Paul Sartre avait dérouté

les meilleurs élèves de sa classe scientifique, imbus comme tou-

jours de leur appartenance à l’élite du lycée. Le philosophe y décrit

la posture et la gestuelle mécanique d’un garçon de café pour illus-

trer sa thèse sur la mauvaise foi humaine. À l’instar du serveur em-

pressé, chacun se mentirait en surjouant son rôle social pour y

adhérer tout entier, s’identifiant ainsi à un être prédéterminé, tel

une chose, au lieu de se reconnaître comme conscience libre, tou-

jours ouvert sur des possibles.

Les voilà donc ici à leur apogée, les garçons de café de

Sartre : humanoïdes augmentés, assistants encodés et secrétaires

zélées, corps hybrides et cerveaux accélérés, l’intelligence pro-

grammée pour interagir en robots conversationnels, mais conscients

et fiers de parachever le génie humain en fonctionnant comme les

parfaits spécimens d’une post-humanité engluée dans la matière.

Le philosophe de la liberté aurait-il pu prévoir cette prodi-

gieuse confirmation de sa thèse sur la duplicité de l’âme humaine ?

Caleverpe s’efforce de fixer son attention sur Augustin qui

continue de pontifier au premier rang, mais ses pensées continuent

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de s’égarer – ce type à Florence, avec son histoire de statue sexua-

lisée, il n’avait pas l’air de blaguer ! Et si je commandais à Nahum

une impression 3D d’Aurore ? Je la verrais comment ? Comme une

statue ? Un automate sans pile ? Serait-elle encore cette apparition

infiniment troublante? Augustin le rejoint et s’assoit à côté de lui

en le bousculant pour le faire réagir à sa présence. Mais le courant

de la rêverie reste plus fort et continue de l’emporter loin de son

environnement – et si je la faisais poser devant moi… comme un

modèle devant un peintre… est-ce que je serais encore traversé par

son aura ?

— La présentation va commencer !

— Décidément, je décroche, fulmine Caleverpe, le nez enfoui

dans son écharpe.

Une voix de synthèse, diffusée par huit haut-parleurs multidi-

rectionnels, remplit soudain l’espace. Le brouhaha cède rapidement

au silence.

Qu’elle soit de la chair ou de l'esprit, la fécondité est « une » : car l'œuvre de


l'esprit procède de l’œuvre de chair et partage sa nature. Elle n'est que la re-
production en quelque sorte plus mystérieuse, plus pleine d'extase, plus « éter-
nelle » de l’œuvre charnelle. Le sentiment que l'on est créateur, le sentiment
que l’on peut engendrer, donner forme n’est rien sans cette confirmation per-
pétuelle et universelle du monde, sans l’approbation mille fois répétée des
choses et des animaux. La jouissance d’un tel pouvoir n’est indiciblement belle
et pleine que parce qu'elle est riche de l’héritage d'engendrements et d’enfante-
ments de millions d’êtres.

Ainsi s’exprimait, chers collègues, le poète Rainer Maria

Rilke en 1909, dans ses Lettres à un jeune poète. Nous sommes en

2036, et j’imagine votre sourire narquois. Vous vous dites : quel

fantastique chemin nous avons parcouru depuis 127 ans ! Et vous

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avez raison ! Nul besoin aujourd’hui d’esprits incarnés dans un

monde fourmillant d’êtres vivants de toutes sortes pour élever notre

science à la hauteur du génie artistique !

Faisons un peu d’histoire. Je vous invite à regarder l’écran.

Vous contemplez la première œuvre d’art créée par une Intelligence

Artificielle en 2016. L’objectif était ambitieux : faire une machine

qui reproduise l’essence de Rembrandt, comme l’avait déclaré le

directeur technique du projet. Comment est né ce portrait que les

meilleurs experts ont attribué à Rembrandt ? Microsoft a constitué

une base de données en scannant plus de 160 000 fragments de 346

tableaux, signés de la main de l’auteur. Puis, un algorithme a syn-

thétisé les principales caractéristiques de ces peintures pour pro-

duire un portrait type du peintre flamand. Enfin, une machine 3D a

transformé toutes les données informatiques en une toile de 148

millions de pixels, reproduisant les traits de pinceau du Maître et la

profondeur des différentes couches de peinture. Et le tour était

joué !

Mais ce n’est pas tout. Il restait à étendre ce pouvoir créateur

à tous les domaines esthétiques et c’est chose faite ! Oui, jeunes

gens ! En maîtrisant le cœur même de la création, le Deep Lear-

ning continue de pénétrer au plus profond du cerveau humain. Les

réseaux neuronaux artificiels rivalisent désormais avec les plus

grands génies humains. Et notre IA est en passe de devenir géné-

rale : elle est tout autant poète, musicienne et peintre, que neuro-

biologiste, généticienne et informaticienne.

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Mais la meilleure nouvelle, Monsieur Rainer Maria Rilke,

c’est que notre corps biologique en voie d’obsolescence rend la

chair inutile à l’œuvre de l’esprit. C’est là le dessein que la nature

a promis au genre humain.

Bon nombre d’artistes visionnaires l’avaient d’ailleurs dé-

montré au vingtième siècle. Souvenez-vous de l’Australien Stelarc

et de ses architectures anatomiques alternatives, en particulier la

fameuse Extra Ear on Arm, une troisième oreille fabriquée et gref-

fée au creux de son bras gauche grâce à la culture cellulaire et à la

chirurgie. Il a ensuite équipé son Extra Ear d’un micro et d’un

GPS pour la connecter à Internet : Imaginez, déclarait-il, que je

puisse entendre avec les oreilles de quelqu’un à New York, et qu’au

même moment je puisse voir avec les yeux de quelqu’un à Londres.

Dont acte ! Des internautes du monde entier ont intercepté la

bande-son de son oreille supplémentaire en temps réel. Le rêve

d’une interconnexion empathique globale prenait forme.

Notre deuxième exemple remonte à 2018. Le développeur

d’Intelligence Artificielle Ross Goodwin, a entraîné un réseau de

neurones artificiels à écrire à la manière de Kérouac. Après avoir

saturé l’IA de mots, de phrases et de rythmes issus des classiques

de la littérature anglo-saxonne, il l’a embarquée dans une Cadillac

équipée d’une caméra, d’un GPS et d’un microphone, pour un

voyage de 2 000 km. La machine a rédigé seule ses aventures, in-

cluant ses pensées, ses sentiments et ses impressions. Un formi-

dable road trip à la Kérouac, que Ross Goodwin, l’auteur de l’au-

trice, a publié sobrement sous le titre : 1 the Road.

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Et aujourd’hui ? Avec le bond en avant de l’apprentissage

automatique, la dernière version du modèle neuronal GPT-20 peut

faire de chacun de vous un génie de l’écriture grâce à son corpus,

qui s’étend maintenant à 200 trillions de paramètres et inclut une

bibliothèque universelle Open Source. Cerise sur le gâteau :

ChatGPT-20 est maintenant compatible avec votre interface neuro-

nale ! Il suffit de télécharger les data de la bibliothèque dans votre

puce, et l’algorithme apprendra de lui-même à les intriquer à votre

activité cérébrale – ce qui aura pour effet, non seulement de démul-

tiplier vos compétences cognitives, mais aussi de générer en temps

réel le style de langage approprié au flux de vos pensées.

Vous voilà donc prêts à dialoguer sans fin avec d’autres cer-

veaux augmentés, à écrire en poète, en romancier, ou en philo-

sophe ! Maintenant, jeunes gens, demandez-vous si notre incipit si-

gné Rainer Maria Rilke n’est pas le produit de notre malicieux

ChatGPT-20, au même titre que cette conférence, qui nous l’espé-

rons…

Caleverpe ne parvient plus à se concentrer sur le ronron syn-

thétique de l’exposé, tant l’emphase artificielle lui semble jurer

avec l’ambition affichée. Vraiment ! Qu’est-ce que la richesse de

l’héritage d’engendrement, cette jouissance créatrice que Rilke

voulait faire partager aux jeunes poètes, aurait à voir avec des per-

formances algorithmiques ? Un violent accès de colère remonte

dans sa gorge et le déstabilise jusqu’à la nausée. Mais, tout aussi

brutalement, la révélation d’une évidence désamorce son malaise,

en réalité, cette colère le vise lui.

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Certes, il est arrivé ici de son plein gré, en accord avec ses fi-

dèles compagnons de prépa et tous ses éminents collègues des

NBIC. Oui, le projet et les valeurs transhumanistes l’avaient vrai-

ment attiré. C’est pourquoi il avait saisi l’occasion de cette porte de

sortie royale, offerte au scientifique de renom qu’il était et reste

fier d’incarner. Et oui, il pensait aussi à sauver sa peau dans un

monde dévasté. N’est-il pour autant qu’un fuyard ? N’espérait-il

pas aussi sauver quelque chose de la civilisation, malgré l’échec

patent des sciences à conjurer l’obscurantisme et la mort de la civi-

lisation ? Bien sûr qu’il voulait améliorer la vie humaine… il vou-

lait même… aussi naïve et pompeuse lui paraisse l’expression à

l’instant où elle s’articule dans sa tête… perpétuer la nécessité du

monde.

Mais quel gâchis ! Impossible aujourd’hui de nier son désen-

chantement. Que va-t-il devenir maintenant dans cet enclos de sur-

mâles, qui se targuent d’infini du fond de leurs laboratoires high

tech – l’humour pataphysique en moins ?

Il repense à l’expérience phare de sa vie de jeune chercheur.

Que la lumière puisse passer par des ouvertures de taille plus petite

que sa longueur d’onde, ne lui parle plus maintenant que poétique-

ment… une alchimie… une magie salvatrice – telle Aurore irra-

diant mon corps ? Sa matière grise, pourtant rompue à la rigueur

des équations les plus coriaces, est en train de fondre.

S’il s’attendait à cette métamorphose-là ! Mais quelle sorte

d’être renaîtra de sa mue ? Quel animal voudra bien l’accueillir ?

Quelle plante ? Quel arbre ? Quelle rivière ? Quel fantôme ?

et cætera Page 141 sur 293


N’étant qu’un homme désespéré et séparé de la nature, il ne peut

que s’abandonner au flux irrésistible de sa rêverie.

— Tu rêves tout haut maintenant ? Je parie que tu n’as rien

écouté ! Lève-toi ! Bernard et Nataliya nous attendent au PHARE.

— Oh ! Mais si ! J’ai entendu que l’IA peut tromper les

meilleurs experts et peindre ou écrire à la manière de Rembrandt et

de Rilke. Tu crois vraiment que les algorithmes quantiques, aussi

puissants soient-ils, pourront égaler la sensibilité créatrice d’un être

en chair et en os ? Assène Caleverpe, droit dans le regard bleu nuit

de son ami.

— Et qu’est-ce qu’il leur manquerait ? Une âme ? L’inspira-

tion des Muses ? Tu n’y crois pas toi-même ! L’IA quantique a

réussi le test de Turing plus d’une fois, tu sais !

— D’accord, mais ça ne prouve rien ! Elle sait ruser, mais

elle ne désire rien !

Une fois dehors, Caleverpe ne parle plus seulement à Augus-

tin, il s’adresse à une invisible cantonade.

— Et elle ne rêve pas… ne ressent pas le manque de ce qui

n’existe pas… elle est incapable de déchirer le décor logique de son

programme et de jouir de la transgression ! Tu comprends ?

Ses phrases continuent de se dévider dans l’atmosphère avec

la même nécessité que la loi de la gravitation. La pâleur extrême de

son visage se fond dans l’opalescence des artères glaciales qu’ils

arpentent de plus en plus lentement, soudés bras dessus bras des-

sous, non par solidarité, mais pour éviter que le soudain lever de fa-

conde n’entraîne la chute du vieux physicien à la dérive.

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Augustin s’arrête brusquement et le tient debout, bien droit

face à lui :

— Tu crois vraiment que nos pensées sont de libres créa-

tions ? Que l’esprit n’est pris dans aucune structure ? Et la langue

que tu parles, tu l’as inventée ?

Caleverpe halète de plus en plus face à la paire de Sun Gla-

cier qui lui renvoie le reflet de ses yeux exorbités.

— En admettant que l’histoire, grande ou petite, nous déter-

mine à notre insu, nous la faisons aussi ! Les structures qui fa-

çonnent nos pensées n’empêchent pas que le cours des choses peut

bifurquer ! Qu’est-ce que tu fais de l’intuition et de l’imagination ?

Et même en science ! Surtout en science ! Il y a toujours une part

de mystère… le hasard d’une rencontre… de l’inattendu… L’IA,

elle, n’est jamais désorientée par le réel !

— Non mais, tu t’entends ? Tu espères quoi ? Que la pomme

va finir par tomber vers le ciel ? s’énerve Augustin en tenant tête

aux nuées de condensation d’eau qui fusent de la carcasse endia-

blée.

— Mais enfin ! Il lui manquera toujours un corps qui vit et

qui parle à ton IA ! La rage ! Le chagrin ! Une jouissance ! Alors

oui, les principes quantiques de superposition et de complémentari-

té ont des propriétés similaires à nos rêves, l’identité des contraires

ou l’ubiquité, mais ça change quoi à sa réalité de machine ? Elle ne

pourra jamais s’émerveiller, tomber follement amoureuse, sombrer

dans le puits sans fond de l’angoisse ! Tu auras beau remplacer tes

et cætera Page 143 sur 293


organes, et même te faire greffer une oreille sur le bras ou n’im-

porte où, à la place du sexe pourquoi pas, et après ? ET APRÈS !

— Arrête de hurler ! Tu fais peur, vraiment ! Je vais te dire,

mon vieux, vu l’état de ruine dans lequel les catastrophes sanitaires

et climatiques ont laissé le monde, ce n’est ni la poésie, ni tes em-

ballements d’adolescent attardé qui vont nous aider ! Le plus urgent

est d’aller au bout de notre ambition ! Tu es venu pour ça, tu te sou-

viens ? Tes neurones de sexagénaire au bout du rouleau ne suffiront

sûrement pas à triompher de l’adversaire ! Car c’est la maladie de

la mort qu’il faut affronter ! Alors secoue-toi ! On va déjeuner !

et cætera Page 144 sur 293


Le PHARE.

𝄡 Déversée comme un feu aromatique dans un gosier de fer-

ronnier ; la première boulette de dinde-éprouvette au paprika enri-

chi en vitamine C manque de l’étouffer.

— Je n’ai pas l’habitude de manger aussi épicé, s’excuse-t-il

à voix basse.

Le rayon de soleil qui traverse le bol de mayonnaise aux pois

au milieu de la table jaunit le visage lisse et anguleux de Nataliya,

qui semble amusée de l’embarras du nouvel arrivant :

— Tu aurais dû choisir l’omelette sans œufs aux haricots

mungo et au tofu soyeux, lui lance-t-elle en le perçant d’un regard

noir.

Caleverpe décide de ne rien répondre et repose doucement sa

fourchette.

— Tu te vengeras sur le dessert. Cookies au sorgho sur glace

végétale, rien de plus neutre ! lui glisse Laura, sa voisine de droite,

qui s’était présentée laconiquement comme directrice du labora-

toire de biologie animale.

— En tout cas, moi, je me régale avec mon VegSteak malgré

ma gingivite, bafouille Bernard qui mâchouille longuement de

molles bouchées vert épinard veinées de pourpre. C’est vraiment

Impossible Food le roi de notre Pôle-Hygiène-Alimentation-Res-

pect-Environnement ! Rien à voir avec cette bonne vieille Coupole,

hein ?

et cætera Page 145 sur 293


Caleverpe esquisse un sourire dans sa direction – au moins un

qui a gardé son sens de l’humour !

— Et ce, depuis plus de vingt ans ! renchérit sérieusement

Nataliya, qui le fixe toujours par-dessus la table ronde. La clé de

leur succès, vois-tu, c’est l’hème, une molécule de fer qui donne à

la viande à base de plantes sa texture saignante et son goût carné.

On la fabrique avec de la levure modifiée par l’ADN des plantes de

soja. Comme la bière. C’est un must !

— Pardon, mais quelle est ta fonction exacte ici ? Je croyais

que tu étais neurophysicienne et que tu travaillais avec Augustin sur

la numérisation des cerveaux, demande Caleverpe sur un ton per-

fide qui le surprend lui-même.

— Tout à fait, cher collègue. Mais figure-toi que je suis aussi

passionnée de cuisine cellulaire. Je conçois de nouvelles recettes

qui boostent nos fonctions biologiques, sans négliger le plaisir bien

sûr !

— Oh ! Eh bien !…

Caleverpe se tait et n’arrive plus à cacher son ennui. Il aurait

tout donné pour sortir de table et esquisse un mouvement pour se

lever. Mais Laura tourne ses yeux pétillants vers lui et déclare,

d’une voix si forte qu’elle couvre le brouhaha ambiant :

— Nataliya veut te dire qu’elle cultive l’illusion des plaisirs

et de la bonne chère ! Il faut bien y croire, n’est-ce pas ! Surtout si

ton programme de renouvellement de mémoire sensorielle a bugué

et que ton palais est resté au passé ! Il paraît même que ses recettes

provoquent des foodgasmes à répétition !

et cætera Page 146 sur 293


Ignorant la gêne que sa remarque ironique vient de provoquer

dans la salle, elle se penche vers le badge de son voisin et lui de-

mande sur le ton de la confidence :

— C’est Aloys ton prénom ? C’est original ! Ça fait penser à

Aloysius… c’était le prénom d’Alzheimer, non ? Hi hi ! Sorry ! En-

fin, au cas où tu serais concerné, tu es in the right place at the right

time !

Son rire franc et espiègle fait jaillir un feu de pépites autour

de sa chevelure blond vénitien.

— En effet, Aloys, c’est le diminutif d’Aloysius. Tu ne le sais

peut-être pas, mais c’est aussi le prénom d’un poète romantique du

dix-neuvième siècle. Et à la surprise générale, Caleverpe se lève et

se met à déclamer au-dessus de son assiette :

— Comme ricana le fou qui vague, chaque nuit, par la cité

déserte, un œil à la lune et l’autre – crevé ! Aloysius Bertrand ! Tu

vois, j’ai encore une bonne mémoire d’humain !

Sa tirade impromptue semble avoir détendu l’atmosphère –

hormis Augustin, resté impassible et silencieux depuis le début du

repas.

— Alors là, je te retrouve mon vieux Caleverpe ! Toi, tu vas

pouvoir te passer du programme d’amélioration mnésique ! sourit

Bernard, la bouche enfin libre.

Et, s’adressant à tous :

— Déjà au lycée, il était le meilleur ! Il apprenait par cœur

tout et n’importe quoi… des théorèmes, des formules, des défini-

tions du dictionnaire, et même la composition des paquets de Corn

et cætera Page 147 sur 293


flakes ou des pots de Nutella ! Et j’en oublie sûrement ! C’est que

mon cloud commence à devenir poreux ! Haha !

— Mais toi, Bernard, tu savais vraiment nous faire rire. Tu

avais le don d’imiter nos profs ! Tu te souviens ? Quand tu allais au

tableau et que tu détournais un problème mathématique en charabia

métaphysique ! Quelle rigolade ! La tête du prof !

Bernard opine en riant franchement, heureux de retrouver leur

complicité de potache.

— Tu ne disais pas métaphysique, mais pataphysique !

— Oh merci ! Tu t’en souviens ! Qu’est-ce qu’on se marrait !

Caleverpe se rassoie et se tourne de nouveau vers Laura :

— Pour tout dire, on ne m’appelle plus Aloys depuis long-

temps. Mon prénom n’est dû qu’aux circonstances : je suis né le 21

juin, premier jour de l’été et fête de Saint Aloïs. Mon père adorait

une drôle de statuette qu’on trouvait dans les églises de Bavière :

elle représentait un petit ange coquin et turbulent, prénommé Aloïs.

— Coquin et turbulent ! Tu parles d’un destin contrarié pour

un angelot 5.0 ! Mais pourquoi n’arrives-tu que maintenant ? C’est

sûrement plus compliqué de voyager en ce moment !

— Disons que j’ai pris le temps de mûrir ma décision. Mais

ma vie était vraiment en danger à la fin.

— Notre collègue est arrivé dans un état psychologique et

physique déplorable, commente soudain Augustin d’une voix

grave. Il a besoin d’un sacré remontant pour retrouver sa motiva-

tion et améliorer ses facultés. Excuse-moi de parler aussi franche-

et cætera Page 148 sur 293


ment, Caleverpe, mais tu ne rentres plus dans les cases de notre

projet. Ton état d’esprit a vraiment changé. C’est regrettable !

Bernard l’interrompt et s’adresse à son ami le plus chaleureu-

sement qu’il peut :

— Tu vas te remettre d’équerre, Aloys, ne t’inquiète pas. On

est sur un programme révolutionnaire à ApoptoSens. Avec nos der-

nières expériences de biologie animale et de numérisation, tu vas

rebondir comme un…

Mais il n’a pas le temps d’achever sa phrase. Augustin et Na-

taliya le foudroient du regard. On n’entend plus que les bruits d’as-

siette des tables voisines. Caleverpe se lève brusquement et quitte

la salle sans les saluer ni se retourner.

𝄡 Et la cornue toujours plus étincelante siffle le même air ;

que le diable. La lumière blanche écrase encore le paysage, mais il

parvient à se diriger en plissant un peu moins les yeux, tenu

presque droit par les vers en prose d’Aloysius Bertrand qu’il s’ef-

force de reconstituer.

Il s’était inventé ce compagnon de prénom désuet – glané

dans le Lagarde et Michard du XIXᵉ siècle – un dimanche après-

midi d’ennui profond, et aimait surprendre ses copains en décla-

mant tout à trac, dans la cour et parfois même en classe, quelques-

uns de ses vers ensorcelants – La lune peignait ses cheveux avec un

démêloir d’ébène… Il les apprenait par cœur sans rien y com-

prendre, mais il se souvient du plaisir de la vibration des mots in-

connus contre son palais, et surtout, il espérait recueillir l’admira-

et cætera Page 149 sur 293


tion des autres élèves. En réalité, les durs de la classe l’avaient pris

en grippe, et les filles étaient trop impressionnées pour l’aborder.

Sa timidité revenait alors au galop et l’isolait un peu plus. Il n’avait

réussi à charmer que Mademoiselle Grenier, leur professeure de

Français et de Latin de quatrième, une longue dame un peu hom-

masse qui se faisait souvent chahuter.

Arrivé en face du casino, il s’arrête et lève son regard à l’op-

posé, vers les cantonnières blanches des Grisons dont l’ampleur

rembrunit le décor azuré – mais qu’est-ce que ça veut dire Et

PLUS ? Encore une incantation de surmâle ? Plus de quoi ? De

bandaisons ? Ou d’intensité et d’extase ?

Il esquisse un pas, s’arrête à nouveau. Dévisage les massifs

chenus. Quelque chose insiste encore et encore… de profundis…

trouble sa vue… étreint son cœur… mais quoi… la qualité d’un

temps… non apprivoisé… des gammes d’errance… un point inac-

cessible ?

Il reprend son chemin vers le Steinberger Grandhotel, captif

d’un lâché de visions en tourbillon libre et secoué de petits hoquets

de rire à imaginer Nataliya, campée au-dessus d’un alambic aux

cornues fumantes et glougloutantes – fière d’étiqueter sa toute der-

nière mixture Nourriture-de-mouvement-perpétuel –, que des ho-

moncules asexués viendront téter goulûment au PHARE.

Tout à ses fantasmagories, il ne remarque pas la silhouette

élancée qui marche dans son sillage.

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𝄡 Pulsation folle d’un train endiablé tout ce temps ; per-

du percute l’instant. Tandis que l’horizon bascule vers le cobalt,

une petite phrase de huit mots :

— Aloys, j’aimerais qu’on se voie ce soir.

Et PLUS ; un désir ?

— J’arriverai à 21 heures. Il faudra que tu désactives ton Na-

hum. J’aimerais qu’on se parle tranquillement. Juste toi et moi.

Il ne salue pas Nahum qui accueille son arrivée et s’enferme

seul dans sa chambre.

La chemise verte

La lumière suivra le jour, fera amende honorable, pieds nus, la corde des étoiles au cou,
en chemise verte. André Breton

Septembre 2026. La roue et la Mai 2021. En-nui(t).


promesse.
Coordonnées G’éros-gra-
Je n’étreins plus que des nuées. Mon phiques. Là où je demeure
imagination s’épuise à tromper le VIDE dans l’exil. Petit jeu du soir :
que fait DIEV au centre du manège relier au crayon les initiales de
terrestre. mes amours : au féminin plu-
Que reste-t-il ? riel : MCD, MH, F, V, C (ça
Des lettres à rejouer : AVIDE fait chiotte à l’oreille à la fin).
ADIEV. Les amants alpha : Al’1, Arno,
Alex et Al’entour, Chris2, F, H,
Allez ! Sois du bond ! Gicle loin de JP+L+C+M+F+,X, O, P, Phil’1, T. Et
ton étoile fixe ! Plonge dans l’écume quelques couples impairs.
d’Aphrodite ! Et déploie les bras de ta Mais c’était naguère… Si au
dissidence polyphonique. Je t’attends, O moins je pouvais enclencher le
Tyché, fille d’Océan, déesse des pos- voyage du chemin de chair en
sibles ! Toi qui grippes les engrenages, arrière avec Apollinaire !
qui libères ce qui terrifie et enchante : la
chance de prendre la tangente ! Reviens ! Nous n’aimons pas assez la joie
O mon éternité ! De voir les belles choses neuves
Ô mon amie hâte-toi
Départ dans cinq semaines du côté Crains qu’un jour un train ne
des hauteurs de Maloja. Me désamarrer ? t’émeuve
Se sauver du désastre. Plus

Sils-Maria, 1879, la tempête de la Naguère ? Mais c’est hier !

et cætera Page 151 sur 293


pensée de l’éternel retour souffle dans la Plonge hors de ton train-
chair du philosophe foudroyé. Il s’agit de train, Adèle. Contemple ce qui
soupeser la valeur de chaque instant, bon (te) revient :
ou mauvais, de l’aimer au point d’en vou- 1. Longs arrêts dans des
loir le retour éternel, tel quel ! stations luxuriantes où les
Peut-on supporter cet impératif quais débordaient de fougères
encore aujourd’hui ? aux longues frondes : mes
folles amours solAIR.E.S
Si cette pensée exerçait sur toi son 2. Persistance des éclairs
empire, elle te transformerait, faisant de qui fusaient sur la peau, irra-
toi, tel que tu es, un autre. diaient les muqueuses, le cer-
velet, jusque dans le silence
La Maison du bord de l’ombre co- d’une brassée de nuit : récréa-
erre avec cette puissance-là. tions ocrées et les 5 à 7CAETERA
Expérience charnelle et poétique Où nichez-vous donc au-
d’une proximité autre. Laissant advenir et jourd’hui, douces fées-lunes et
revenir nos ombres dansantes. Désirs vénérés félins de ROMA éga-
d’enfant sauvage. rés dans la chair de mon sou-
venir ? Amoureuse mono-
Plus haut encore que l’amour de théiste ou libertine panthéiste,
l’homme, je place l’amour des choses et mon GAI PPOTICSEX indiquera
des fantômes. Ce fantôme qui court de- toujours les mêmes
vant toi, mon frère, ce fantôme est plus coordonnées :
beau que toi ; pourquoi ne lui prêtes-tu Latitude, l’inimitable
pas ta chair et tes os? ivresse des cœurs gonflés
d’humides ardeurs.
J’imagine, l’air frais et humide de la Longitude, l’interminable
brume là-haut, autour de l’hôtel de mon- et cruel vestibule de l’AMOR
tagne investi par les électrons libres de
Grisélidis § co, bientôt hanté par des fan- (Page en partie effacée ou
tômes plus réels que les corps en toc des gommée.)
derniers sapiens pétrifiés dans leurs mil-
lions de pixels. vraiment trop de R,
ça étouffe le texte
Et si l’on savait scruter les en-
trailles, à qui feriez-vous croire que vous Refaire
avez des entrailles ?
mais AR, c’est ma griffe,
11 novembre 2026. bordel !

Frontières infranchissables. Encore Est-ce que


un hiver à poireauter ? Persister ! Je de-
viens conifère. Rêver encore ? Ne pas ou- et
blier Lautréamont.

Le passé radieux a fait de brillantes pour qui j’écris tout


promesses à l’avenir : il les tiendra. ça ?

Nos fantômes auront-ils une ombre ?

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Les rats de Laura.

Nuit du 15/01/36.

𝄡 Cosi la circulata melodia se silligava ; la comète a filé de-

puis plus d’une heure et l’espace est redevenu compact. Impossible

de dormir. Ses pensées caracolent en loupiotes incandescentes au-

dessus du lit. Il est l’otage d’un festival d’émotions contradictoires.

Le cœur encore affolé par les confidences glaçantes de l’ingénieure

en biologie animale, il se sent tout autant percuté par les flashs qui

jaillissaient de son corps bouillant de vie. Dès son apparition sur le

seuil, pile à l’heure annoncée, il avait senti la chaleur du temps cir-

culer dans le salon… elle infiltrait l’iris de ses yeux, la membrane

de ses tympans, jusqu’à distiller une fragrance d’au-delà à fleur de

peau, d’air et de matière – une puissante eau de vie.

Assise bien droite sur le bord du canapé, Laura s’était lancée

à brûle-pourpoint dans une présentation de son activité et ponctuait

le sérieux de son propos d’un rire jubilatoire.

— Je participe à une nouvelle expérimentation sur un type de

rat, Heterocephalus glaber, ou rat-taupe-nu. Tu sais peut-être qu’il

fascine la recherche internationale depuis une vingtaine d’années ?

— Pas du tout ! Pourquoi ?

— Il résiste à la douleur, aux cancers et aux maladies cardio-

vasculaires. Sa longévité est donc exceptionnelle et défie la loi de

Gompertz…

et cætera Page 153 sur 293


— … qui veut que la probabilité de mourir augmente de fa-

çon exponentielle avec l’âge. Eh bien, non, je ne connais pas ce

drôle de rongeur. On le trouve où ?

Le visage de Laura rayonnait d’une joie toute juvénile. Mais

quelque chose dans son regard et sa voix trahissait ces rides du

temps qu’aucune thérapie génique ne peut masquer, surtout à un

observateur aussi attentif que l’était Caleverpe à ce moment de leur

rencontre.

— On l’a découvert en Éthiopie. Il passe sa vie dans un laby-

rinthe de galeries souterraines qu’il fore avec ses quatre incisives

proéminentes. Il est quasiment sourd et aveugle et peut survivre

dix-huit minutes sans oxygène. Comme son nom l’indique, il est

sans poils et sa peau est fine, élastique, toute ridée et de couleur

gris-rose. Euh… tu vois un peu le tableau ? lui avait-elle demandé

avec un clin d’œil complice.

— Pas vraiment… non… qu’est-ce qu’il a de si spécial ?

— Eh bien, il ressemble à un affreux petit pénis denté !

Laura avait éclaté de rire face aux yeux médusés de son inter-

locuteur. Elle voyait ses pupilles trépider en phase avec les soubre-

sauts de sa poitrine généreuse qu’elle avait pris soin de corseter

dans un pull en mohair couleur cerise.

Il avait dégluti et poursuivi, le regard légèrement décalé :

— Et heu… elle mesure combien cette bestiole ?

— Je te rassure, pas de quoi complexer un homme ordinaire !

avait-elle lâché entre deux petits hoquets. Disons, entre huit et

trente centimètres. Mais ils ont des particularités très étonnantes

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pour des mammifères. Ils vivent en colonie, comme les abeilles, les

fourmis et les termites, ils sont eusociaux comme elles.

— C’est-à dire ?

— Chaque colonie est divisée en deux castes. Une reine

énorme et agressive s'occupe de la reproduction avec son harem de

quelques mâles. Les autres individus sont répartis en différentes

classes, les ouvriers, les nourrices et les soldats.

Caleverpe s’était levé pour ouvrir un petit réfrigérateur, d’où

il avait extrait la bouteille de Ruinart que Bernard et Augustin

avaient apportée le jour de son malaise.

— Et j’imagine qu’elle est incestueuse ?

— Qui ça ?

— Eh bien, la reine de tes charmantes bestioles !

— Oh ! Bien entendu ! Elle ne s’accouple qu’avec un ou

deux reproducteurs, qui sont ses frères ou ses fils, et reste fertile

toute sa vie ! Tous les autres sont ses serviteurs.

— Et les femelles ? Je te sers une coupe ?

— Elles servent aussi la reine.

Saisissant instantanément l’ambiguïté cocasse de sa réponse,

Laura était partie d’un énorme éclat de rire.

— Mais oui Aloys, sers-moi une coupe, avec plaisir ! Les fe-

melles n’ont pratiquement pas d’hormones gonadiques, mais, chose

étonnante, elles s’occupent quand même du maternage collatéral.

— Ah ? D’où vient leur comportement nourricier, alors ? Il

est délicieux ce champagne ! Un breuvage des dieux !

et cætera Page 155 sur 293


— Et comment ! Enfin quelque chose qui fait pétiller les pa-

pilles et la tête ! Je crois que ça fait plus de dix ans que je n’ai rien

bu de tel ! Tu vas voir, ici on reçoit plus d’injections et d’implants

que de bons coups… du moins à boire ! Haha !

Gêné par la spontanéité tonitruante et le sous-entendu grivois

de son invitée, il avait esquissé un sourire complaisant tandis

qu’elle sifflait son verre d’un seul trait.

— Pour te répondre et finir l’histoire, les Japonais ont décou-

vert que les femelles ingèrent un œstrogène contenu dans les ma-

tières fécales de la reine pendant son post-partum. Tu me ressers,

s’il te plaît Aloys, susurre-t-elle en se redressant contre le dossier

pour faire pigeonner ses seins.

— Beurk ! En plus, elles sont coprophages ! Tout pour

plaire ! avait-il bafouillé en se penchant pour remplir délicatement

le verre qu’elle lui tendait.

— Exact ! Merci.

Ses yeux vert émeraude brillaient de plus en plus intensément

au-dessus de la paire de cerises hypertrophiées que Caleverpe, dé-

bordé par son trouble et l’effervescence du champagne, semblait

avoir téléporté dans ses orbites.

— Bon, mais pourquoi tu m’as demandé de débrancher Na-

hum ? Pour éviter qu’il entende tes propos scatologiques ? Ou alors

c’est ta façon de séduire les nouveaux mâles de ta colonie ? Parce

que… si c’est ça… heu… c’est… raté ! Enfin…

D’abord honteux, puis satisfait de sa tirade qui avait déclen-

ché l’hilarité de Laura, il avait ajouté plus doucement :

et cætera Page 156 sur 293


— Pardon… je ne voulais pas… c’est le Champagne…

mais… ça fait du bien de se lâcher, non ?

— Oh que oui ! Si tu savais comme ça me manque ! J’aimais

tellement sortir… les nuits parisiennes… rire pour un rien…

l’ivresse partagée sous les étoiles… tout donner jusqu’à pas

d’heure… la fête quoi !

Il s’était ressaisi et avait recadré la conversation pour lui de-

mander, d’une voix plus grave :

— Cet après-midi, tu disais vouloir me parler en privé d’une

nouvelle recherche en biologie animale…

— En effet, là c’est du sérieux. Je m’inquiète vraiment… Par-

don si je te parais brutale… après tout on ne se connaît pas… mais

tu viens d’arriver et je te sens… encore un peu humain. Je sais que

tu es proche d’Augustin… mais si tu veux bien comprendre mon

inquiétude et garder le secret… j’aimerais te confier quelque chose.

L’expression de Laura s’était métamorphosée instantanément.

La lumière douce du lampadaire baignait maintenant son visage

comme l’aurait fait une lune d’été avant la pluie.

— Je t’écoute !

— Voilà. L’année dernière, Human Brain Project s’est associé

à Life Extension. Petit à petit, toutes les disciplines du site sont pas-

sées sous leur directive, y compris mon équipe de biologie animale.

Le problème, c’est que nous n’avons plus accès aux résultats de nos

travaux. J’ai quand même réussi à mener un bout d’enquête et j’ai

découvert qu’ils sont sur un projet inédit… mais surtout dangereux.

— C’est-à dire ?

et cætera Page 157 sur 293


— Je reprends la chronologie des faits. Tu sais que les super-

calculateurs de HBP parviennent à réaliser des simulations interac-

tives du cerveau ?

— Oui, Augustin a évoqué un nouveau modèle logique qui

permet de numériser la totalité du fonctionnement cérébral. C’est à

peu près tout ce que je sais.

— Alors, je vais te briefer. Ils ont testé de nouveaux algo-

rithmes capables de numériser une communication directe entre un

cerveau animal et un cerveau humain…

— Une sorte de… télépathie inter-espèces ?

— Laisse-moi finir. Parallèlement ils nous demandent de

multiplier la culture de cellules souches pluripotentes animales.

— D’accord… Et ?

— On doit les injecter dans des embryons humains, et au bout

de vingt-huit jours, c’est Life Extension qui vient les récupérer. Et

puis là, tout s’arrête !

— Quoi ? Qu’est-ce qui s’arrête ?

— Plus de nouvelles ! Qu’est-ce qu’ils en font ? Est-ce qu’ils

implantent ces chimères dans un utérus d’humain ? Ou d’une autre

espèce ? Bref, c’est l’omerta !

— Attends, que je comprenne bien. On ferait des embryons

humains transgéniques à partir de cellules animales ?

— Oui. Avant, c’était l’inverse. On injectait des cellules iPS

humaines dans des embryons de souris, de macaques ou de porcs.

Ensuite on implantait ces embryons dans l’utérus de la femelle ani-

male pour étudier le comportement des cellules.

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— Et la chimère homme-animal servait à la recherche médi-

cale.

— C’est ça ! Souviens-toi de l’oncomouseTM,, la première

souris transgénique brevetée : les chercheurs de Harvard avaient in-

troduit un oncogène dans son génome pour observer l’évolution des

cellules cancéreuses et chercher quelles molécules thérapeutiques

pourraient les éliminer.

— D’accord. Mais on gagne quoi dans l’autre sens ? Ils servi-

raient à quoi les humains transgéniques ?

— Je ne t’ai pas encore dit le principal… HBP ne nous com-

mande pas ces manips à partir de cellules de souris, de singes ou de

porcs… devine quel animal les intéresse au plus haut point ?

— Je… non, c’est pas vrai ! Le rat-taupe-nu ?

— Bingo ! Je crois bien que Life Extension veut exploiter ses

atouts de longévité pour les intégrer au génome humain. Ils es-

pèrent que cette modification nous permettra d’hériter de leur ma-

chinerie protéique impeccable. Je vais même plus loin… j’ai l’im-

pression qu’ils cherchent une alternative à l’hybridation homme-

matière… peut-être une sorte d’hybride humain-animal augmenté.

— La post-humanité continuerait comme ça d’appartenir au

règne du vivant ? Ou plutôt, on aurait deux sortes de post-humains,

des machines super-intelligentes et des organismes vivants presque

immortels… mais… comment vont-ils associer un cerveau humain

à ce génome hybride ?

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— C’est là qu’on revient aux cerveaux virtuels. Ils compléte-

raient la manip biologique avec une modélisation numérique du

cerveau, ou un truc dans le genre.

— Je ne sais pas quoi dire… On dirait un mauvais scénario

de science-fiction.

— Surtout, ça risque de mal tourner. Excuse-moi Aloys, mais

j’ai l’impression que ton ami Augustin et le gros de sa troupe ont

perdu toute rigueur scientifique.

— Peut-être même leur bon sens…

Caleverpe était resté figé dans son fauteuil, les yeux perdus

dans le trou noir qui tapissait la baie vitrée. Le feu d’artifice dans

les yeux de Laura s’était arrêté. Le silence encore bruissant de ses

dernières déclarations les avait séquestrés dans la nuit sans lune.

Elle avait fini par se lever et avait défroissé sa jupe de velours

milleraies pain d’épices en tapotant ses formes généreuses du plat

de ses mains.

— Il est déjà presque minuit ! Je vais te laisser dormir. Pense

à reconnecter ton Nahum après mon départ. Son mouchard enre-

gistre toutes les anomalies, et quand il reste déconnecté plus de

trois heures, ça déclenche la fureur de la BDSM, comme on dit

entre nous pour plaisanter, la Brigade-Débriefing-Surveillance-Mé-

dicale. Tu vois le genre !

— Ici, personne ne règne, mais tout le monde est implanté et

contrôlé en permanence. C’est comme avant la catastrophe, mais en

pire !

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— Exactement ! Et méfie-toi de Nataliya. Une fourbe arri-

viste qui règne sur HBP comme une taulière sur ses rats-taupes-

nus ! Elle est capable de balancer de la Smart Dust sur tes vête-

ments ou sous tes semelles pour espionner tes allées et venues.

— Les puces militaires de Nox Defense ? Bon sang ! Quelle

ambiance !

— Tu te souviens, pendant le déjeuner, quand elle fanfaron-

nait avec ses expériences culinaires supposées orgastronomiques…

j’ai failli lui demander ce qui avait changé pour elle maintenant

qu’elle a une nouvelle sensibilité porcine.

— Tu dis ça à cause de sa récente xénogreffe du cœur ?

— Elle a un cœur de cochon, ça oui !

— On dirait que tu ne l’aimes pas beaucoup.

— Entre nous, et malheureusement pour elle, ses foodgasmes

n’ont rien gardé de la cochonne !

Elle avait plongé sa sensualité insolente dans son regard, mais

Caleverpe avait tourné les talons sans mot dire pour se diriger vers

le porte-manteau.

— Tiens ? Tu as apporté un dossier avec toi ? Je n’ai pas vu

ce genre de vieille chemise cartonnée depuis un bail ! La Maison

du bord de l’ombre. C’est joli !

— Heu… ce n’est pas à moi. Ça vient de ma planque… une

sorte de cabane abandonnée… où j’attendais mon transfert jus-

qu’ici.

— Et il y a quoi dedans ?

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— Une partie des écrits… très bizarres… plutôt sulfureux…

d’une femme qui a disparu en laissant tout derrière elle. Tiens, ça

me fait penser… cet après-midi j’ai lu quelque chose de troublant.

Elle mentionne un hôtel de montagne, au-dessus de Sils Maria, où

serait cette Maison. C’est pas loin d’ici, j’imagine ? Mais tu as rai-

son, il est tard… je ne veux pas…

Il avait décroché l’élégante pelisse blonde doublée flanc de

marmotte et attendait qu’elle passe ses bras dans les manches.

— Oui. On reparlera de tout ça. Allez ! Oust ! J’y vais ! Mais

tu me raconteras hein ? Sulfureux, tu dis ? Ça m’a l’air follement

excitant cette histoire !

— Bonne nuit Laura ! Et merci pour ta confiance.

— Merci surtout de m’avoir écouté, Aloys.

Elle lui avait collé un baiser sur chaque joue, par surprise.

— Ça... c’est comme avant avant avant… cadeau ! avait-elle

chuchoté decrescendo dans le creux de son oreille en plaquant sa

poitrine contre le vieux pull jacquard, avant de disparaître sur le

chemin de l’épaisse moquette bleu nuit du couloir.

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III – Révolution cantique.

Quel nom, aussi : VI-VAL-DI.


La vie, la valeur, la variété, la
vivacité, le dit.

Philippe Sollers.

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𝄡 Rassembler ses esprits, combien sont-ils maintenant ;

l’aube semble encore loin. Incapable de fermer l’œil, il quitte le lit

et retourne s’asseoir sur le canapé du salon, face à la gravure qui

l’avait happé le matin de son arrivée : Carceri d’invenzione.

Les prisons imaginaires sont-elles pires que les prisons

réelles ? Comment savoir ? La réalité de Davos 5.0, dont il sait fi-

nalement peu de choses, s’intrique indissociablement avec son car-

can mental. Comment distinguer, dans ses pensées et ses émotions,

ce qui lui appartient vraiment et ce qui vient des interventions neu-

rologiques qu’il a subies la veille ?

Mais a-t-on besoin d’une dentelle neuronale, d’une puce ou

d’une modification génétique pour ne plus être tout à fait le même ?

La découverte des écrits d’Adèle, dans le contexte de fatigue et

d’angoisse qui était le sien, a certainement réveillé des émotions et

des souvenirs ensevelis et suscité des rêves prégnants… au point de

ressusciter ces vers de poésie qui vivaient encore au fond de moi…

sans moi. Doit-il encore douter que ces réminiscences lui appar-

tiennent ? Je les sens pourtant… elles vivent… là… dans ma

chair… Rose au piano, l’inconnue du pont des Arts, Aurore à Flo-

rence ! Oui mais… les programmes quantiques simulent tellement

bien le fonctionnement cérébral… on aurait pu télécharger l’expé-

rience intérieure de quelqu’un d’autre dans mon cerveau ?

Subitement une bourrasque se lève sous son crâne. Des bribes

de phrases et des mots aux sons visibles coulent derrière ses tym-

pans et dansent en lettres débridées sous son lobe frontal. Une par-

tition de syllabes et de mots désossés déboulent en LIVE et cir-

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culent dans ses vaisseaux capillaires. Il se sent irradié par un

étrange hologramme… un codex… qui ondule en vagues inégales

intriquées ou cisaillées de ratures, d’apostrophes, de points-virgules

et de coupes incongrues.

Pénombre d’où se lèvent des formes ; furti-vi-ves ; vibrent ;

flash : ubac d’une montagne ; très arrondie ; la terre rouge

g’ronde ; faut ramper ; enfoncer ses doigts ; dégorge un jus

pourpre ; lécher la paroi ; pulpe rosâtre douce-acide ; bande

comme un serf ; une cornue étincelante ; flash : la queue du renard

descend indécente sur son d-os ; la déesse en noir voudrait ; me

saigner ? Rév’entrer dans le cæcum ? Comme une bête ! flash :

OO sur l’écriteau = 2 ronds de flan dans la lumière ailée : une apis

dorsata c’rayonne sur l’adret ; on déshabille l’abeille de ses ra-

tures ad libitum ; tu-vas-y-laisser-des-plumes Lolo ; une tornade de

poussière défouraille ; ça colle aux calots, ces falots trous noirs ; 2

cerises à l’envers de l’écriteau céruse : un succube sur le gâteux ;

‘JARRYRE ! OO va piano !! Trop top opopop quel or que l’horror

oh ! l’OR : pouce ! Aurore se relève de l’ombre et bute sur surmoî :

Moïse ! Un œil-de-chat bigarote mes dessous ; dés’abeille ma

rayure : loup-loutre outré-troué ça vent-r-e et s’ouffre-ouvre en

gouffre sous l’aut’ruche (O truie ! O ma pro-c-HAINE ?) bzzz 𓆤

mate son sssserpent vermeil ça coulisse bizzz’art dans mon { }.

Alors dis-le ! Dilemme sur la plate-BandeRole : M s’offre ma

mort ? Ou m’offre l’émoi de l’âme-or ? Schlak ! Une coupe. Est-ce

N ? Est-ce M ? O ! Moïse ! C la mouise ! On me plume du texte !

On m’alpha-bête sous les feuilles ! On me fouille jusqu’aux racines

et cætera Page 165 sur 293


et ça recrache √–1 qui fait pigeonner mon équation : i²=-1 et puis

c’est tout ! Vlan ! ça caracoule tout son soûl et s’empire sous le ca-

pot, etc.

— Aïe ! Mais non !… qui êtes-vous ?

𝄡 Cum dederit dilectis suis somnum : hébété ; Caleverpe se

redresse brutalement.

— Un cantique maintenant ! Mes troubles auditifs s’ag-

gravent ou quoi ?

Il heurte le bras articulé de Nahum planté au-dessus de sa tête

douloureuse.

— Mais qu’est-ce que tu fous là, Nahum ? Dégage !

La voix de contre-ténor s’interpose et claque sans appel :

— C’est Vivaldi qui te le fait dire par Jaroussky !

Et plus rien.

Il se sent brûlant ; part se planter devant le miroir de la salle

de bain : ses joues et son nez sont marbrés de filets rosés... je fais

une allergie, on dirait… mais qui me parlait ? Qui chantait ? Et

pourquoi en latin ? C’est qui ce Jaroussky ?

Pas le temps de prolonger le soliloque, une litanie de codes

informatiques cogne, tambourine, percute sa moelle épinière,

comme si quelqu’un ou quelque chose projetait des caillasses sur sa

pensée :

550 5.7.1 spf permanent error _ BDSM _ Op. YTSOR@ //

RenArt. bzzzzscccritch_Crashed _

et cætera Page 166 sur 293


— Professeur, vous devez m’accompagner à la section de

Surveillance Médicale !

— Mais d’où ça vient ce capharnaüm sous mon crâne ? On

me lapide ! Nahum ! Réponds !

Un effilochage bigarré chasse enfin le message numérique. Il

masse son cuir chevelu douloureux à l’endroit des trous de l’injec-

tion neuronale.

— Qu’est-ce que c’est que ce cirque ?

— Professeur, vous devez m’accompagner à la section de

Surveillance Médicale !

Soudain, il retrouve son latin.

— Cum dederit… il en donne autant à ses bien-aimés pen-

dant leur sommeil …

C’était si beau ! Le miroir réfléchit la graphie rubescente qui

gagne maintenant tout son visage. Des feuillets peinturlurés as-

siègent son esprit, mais cette fois tout se glisse en douceur… un

fondu de couleurs… une palette abandonnée dans l’atelier…

croûtes de peintures… traces stratifiées… un mille-feuille poly-

chrome… des feuilletés incarnats… barbouillages de vie…

brouillons illisibles… assemblages réussis… un tournis de glorioles

brisées… ratés sublimés… grotesques espoirs et hapax divins…

— Aïe ! Ça revient ! Nahum ! C’est toi qui… ?

— Professeur, vous devez m’accompagner à la section de

Surveillance Médicale !

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Un piano désaccordé attaque maintenant son oreille interne...

musique spectrale en folie furieuse.... impossible d’articuler

quoique ce soit de sensé sous les coups des marteaux sans feutre.

Brusquement, une voix d’alto qui domine le tohu-bohu :

— Tu la sens… dans le dessous de ton dedans… c’est la foire

aux ombres vibratoires ! Bientôt ta fête, Aloys !

Et là… spasmes violents… crampes au cœur… lambeaux de

chair puante et mèches au vent… ça turbulle et gazouille du nau-

séabond ad libitum dans son anatomie d’immobilisé verdâtre… des

humeurs soupe au lait suintent et s’extravasent ad nauseam en aller

simple dans les rigoles : il n’est plus que squelette tout de nacre vê-

tu, un idiot scintillant dans la nuit difforme ad vitam æternam. Illi-

co la caco-déca-phonie entame son allegretto : cric-cric-clac les

mandibules dévissent sur le sternum ; clic-clic-crac cahot des os en

concerto pour osselets et côtelettes, ça dégringole et tasse d’un

coup tout son tout – pan sur le sacrum : l’ensemble est vide – ce qui

n’est pas rien.

La paix revient.

On entend encore tomber quelques italiques au passé simple.

Et puis : 𝄽 – soupir.
Mais outre-tombe ça pouffe et ça rigole à siphon déployé. On

extirpe de la fosse les tentacules cubitaux et fémoraux du déconcer-

té encore tout auréolé de ses vapeurs méphitiques.

Et le chaos coupe net.

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La voix d’alto.

— Que vois-tu… tout là-bas… vers le sans-fond de l’abîme,

Aloys ?

— Heu… Une tête de mort… couronnée… de roses ?

— Oui mais, encore plus loin, derrière le tourbillon.

— Une forme ronde… une coupe… offerte… ?

— Fais un effort ! Plisse tes yeux, nom de Dieu !

— Ah !… une… croupe ? Oui ! Oh ! Un cul !

— Hourra ! Et quoi d’autre ? C’est aussi évident que feu ton

tarin cramoisi au milieu du crâne !

—{}!

— Toujours rien ? Allez ! Retourne-toi.

— Heu… mais… y a personne derrière moi !

— Quel abruti ! Retourne en arrière, dans les feuilletés !

—«?»?

— Laisse-tomber ces foutus guillemets ! Apprends à lire ! À

recueillir ! Ça veut dire quoi D.S ?

— Vous voulez dire… Dieu Seul me voit ?

— Mais non ! On te parle musique ! On titille ton oreille !

— Ah ! Domination /soumission ? Adèle l’écrivait comme

ça : D/s.

— Tu y es presque ! Va au signe ! Dal Segno : 𝄋. Page 59 !

Et reviens vite ! C’est loin d’être fini, chantonne la malicieuse voix

d’alto à son os temporal.

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𝄡 Dal segno oh ! un soliflore ! Et cette photo Aïe ; le rouge

trop vif des pétales de soie blesse la cornée de ses yeux revenus sur

le miroir.

Une lance fulgure et traverse sa vacuité du coccyx à l’occiput,

et retour.

— La cérémonie… Adèle… Son ordalie… les roses…

Oser… Rose… Je n’avais donc rien vu ?

— Vanum est vobis ante lucem surgere, Aloysus ! psalmo-

dient les italiques.

— Professeur, vous devez m’accompagner à la section de

Surveillance Médicale !

— Tais-toi Nahum ! Rien ne sert de se lever avant la lumière.

— Bien dit ! Bene dictus, Aloysus ! gaffiote l’arrogant souffle

tiède dans ses osselets.

— Mais dites-moi, Madame, pourquoi… ce cimetière ? Ces

tombeaux crevés ? Que me voulez-vous ?

— Rose is a rose is a rose is a rose… te dirait Gertrude.

— Gertrude… la truie implantée d’Elon Musk ?

— T’as vraiment rien compris, bonhomme ! Et les caillasses

rouge sang dans ton crâne ? Tu ne te souviens pas ? Page 166 !

C’est quand même pas si loin !

— Euh… mais… quel rapport avec…?

— Stein ! Gertrude Stein ! Pierre en allemand. Une poétesse

américaine qui a vécu à Paris.

— Désolé… je ne connais pas.

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— Elle aime les reprises…elle essaime des répétitions en va-

riations progressives.

— Un peu comme le Boléro de Ravel ?

— Si tu veux.

— Qu’est-ce qu’elle raconte ?

— Rien.

— Comment ça, rien ?

— Disons qu’elle cherche à restituer les pulsations de vie, ce

qui se répète et insiste dans l’existence intime de chacun.

— Mais ce vers : Rose is a rose is a rose is a rose… je ne

comprends pas.

— La réitération de rose suggère qu’on ne peut rien en dire

de plus : sa beauté excède les mots. Note bien que l’emphase an-

nule aussi le caractère unique de son nom.

— Mais alors… vous ? Seriez-vous… l’âme… de Rose ?

D’Aurore ? Ou plutôt Laura ?

— Haha ! T’excites pas ! L’aura pas l’aura, p’tit gars ! C’est

elle qui te possède !

— Mais justement, dites-moi… qui… quoi… me possède ?

— L’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il, te ré-

pondrait Walter, le Benjamin des philosophes allemands. Voilà

comment il définit l’aura de l’œuvre d’art : une expérience fulgu-

rante, une étoile filante qui fait rayonner l’éclat de l’astre disparu.

Tu commences à piger qui je suis ?

— Euh… non… c’est quelle page ?

— Tourne les feuillets de ta mémoire. Allez ! Gratte-toi l’os !

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— Vous vous payez ma tête, non ?

— Bon, je vais t’aider. Le halo de l’oreille aux tendres

lobes… Sous le pileux fouillis les frissons du froufrou ! Anus me-

dium in Père Inné ! La petiote qui veut en découdre ! Rase ton Œil,

nom d’une particule de dieu !

— Oh ! Adèle ? Ses squelettes ! Attendez… Les Œufs étaient

dans… la tombe… non, c’était quoi déjà… dans la fosse ? Ça y

est ! E dans l’A ! ÆTERNITAS écrit tout debout ! Il y avait aussi

ces lettres minuscules qui s’emmêlaient… elles s’épanouissaient ti-

midement vers l’ouest après la nuit de son âme. Repliées de toutes

leur force dans son cœur tout neuf, elles écrivaient… lætitia

hors du trou noir de dieu qui vole au vent vole au vent


— Bravo Aloys ! Et n’oublie pas que c’est pour moi, pour

moi que je fleuris, déserte, sur vos composts ! Et c’est gratos, dit le

poète !

Fondu au noir et silence dans la chambre où les prémices du

jour neuf filtrent à travers les carreaux.

𝄡 À qui la faute, quoi ; Caleverpe se réveille en pleine lu-

mière, allongé tout habillé sur son lit – Nahum a dû me porter jus-

qu’ici. Mais quelle faute ? – Qui… quoi… me pénètre… murmure…

écrit… et chante en moi… sans moi ?

Il se sent ankylosé mais pleinement conscient. Oui, cette fois,

c’est bien lui… sa pensée… mais en partance… sauvage partance

vers ses sensations… là-bas dans la cabane poussiéreuse… les

écrits d’Adèle, qu’il avait lus en aveugle. L’effet retard de ses lec-

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tures – échos inavouables ou indicibles ? – semble prouver qu’elles

ont fait sillon dans sa chair. Voix à bas-bruit… tonalités indisso-

ciables de la terre d’hiver dure et désolée, qui s’était révélée dans

son tressage de vies plurielles, subtiles, brutales. Vision à la déro-

bée de la fermière obstinée sur sa hache à couper, fendre et re-

cueillir, du bois, des herbes et des bêtes, de quoi persévérer dans la

maigre vie – et mes pas lourds sur le chemin pierreux débordé par

des sarments échevelés sous le vol tournoyant des corneilles ; les

pelotes piquantes d’acacia que feuilletaient mes mains démentes ;

mon corps replié, à peine caché du renard flamboyant qui festoyait

de la chair et des os des deux poulettes noires.

— Professeur, vous devez m’accompagner à la section de

Surveillance Médicale !

Il se lève brutalement et repousse la machine qui clignote

sans relâche.

— Écoute-moi bien Nahum ! Il était une fois, dans un cime-

tière de dingues, une petiote qui racontait une histoire d’oreille au

lobe joliment ourlé à d’autres décharnés. Ça parlait aussi de dieu.

Non, plutôt d’un trou noir... dieu est un trou noir qui vole au vent

vole au vent... T’imagines ? Une origine en tortillon impossible à

redresser. T’entends que dalle, hein ? Normal ! T’as pas d’oreille !

Ni aucun trou ! Pas comme nous autres, les vivants. Et dans notre

corps à nous, humains, les trous sont des passages. Des chas par où

s’enfilent des fils de soie qui faufilent notre ouvrage de vie. C’est

du bâti, mais en couture, le bâti, c’est du provisoire – bizarres sont

les mots, hein Nahum ! Nos phrasés auront beau dévider toutes

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leurs bobines, ils échoueront à suturer ces trouées obsédantes. Rien

ni personne n’achève ses brouillons. Tu vois, petit robot, les ori-

fices et les courants d’air dans le têtiot, c’est ce qui te manquera

toujours ! Tu ne sentiras jamais rien circuler entre le dehors et ton

dedans. T’as vraiment pas de peau ! Ni ni trou du cul, ni nombril,

ni vagin, ni bouche, ni narines, ni ouïes, ni nom ! T’es qu’un en-

semble plein. Tu me diras que tu débites des qubits à toute biture

pour calculer ma singularité et niquer pas tard mon imperfection in-

carnée ! Mais à quoi bon ? Tes prouesses algorithmiques ne capte-

ront pas ma bizarrerie verbale, les prairies de ma pensée, mes trans-

humances intérieures…

— Professeur, vous devez m’accompagner à la section de

Surveillance Médicale !

𝄡 Et du fond de ses os à lui, que sait-il, vraiment ; que sa vie

a bifurqué en cet instant de sidération quand, agenouillé au-dessus

des petites plumes ébène qui virevoltaient sur l’humus ensanglanté,

le froid de la mort s’était infiltré dans ses veines et avait perlé sur

ses mains sanguinolentes. Le temps d’un éclair, le réel, aussitôt pré-

senté, s’était dérobé et une force inouïe l’avait traversé, une charge

émotionnelle pareille aux vibrations lumineuses et musicales qui

l’ont assiégé ce matin, entre chien et loup. Il sait maintenant que cet

instant-là, volé à la fatigue de croire à une vie après le monde,

concentrait toute son expérience dans la cabane et alentour – la

peur et la fatigue, ses lectures mécaniques, ses marches dans le

givre et ses soliloques. Un astre avait littéralement fendu le bloc ge-

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lé de sa pensée et éclipsé le physicien médaillé. Un sentiment de

fragilité alimente maintenant une énergie nouvelle, sidérale.

Dessillé et aussi friable qu’une porcelaine ancienne, il se sent

prêt à s’éparpiller dans l’humus noir grouillant de vies invisibles.

Mêlé à la terre d’ombre foisonnante – ver de terre amoureux d’une

étoile – il consent à la perte, au désastre prometteur d’élans impré-

visibles et mortels.

𝄡 La rencontre avec la sauvagerie rend plus ; humain. Que

va-t-il devenir dans ce repaire de post-sapiens qui fusionnent avec

la matière et numérisent leur cerveau ? Augustin, Nataliya… Life

Extension… qu’est-ce qu’ils espèrent tirer de leurs bidouillages gé-

nétiques avec des Hétérocéphales nus comme Adam et Eve ? Res-

taurer l’animalité dans un corps humain augmenté ? Et mon ami

Bernard ?

— Professeur, vous devez m’accompagner à la section de

Surveillance Médicale !

— Mais non ! Écoute encore Nahum ! Hybrider des cerveaux

numérisés avec les rats-taupes-nus, c’est encore affûter la lame de

la SCIE de la SCIENCE. La voilà, la barbarie ! C’est elle qui a dé-

boisé nos cœurs de leur sauvagerie ! Elle, qui a privé l’humanité

des hautes futaies du devenir! Elle encore, qui me fait parler à une

machine !

— Professeur, vous devez m’accompagner à la section de

Surveillance Médicale !

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— Ah ! Mais tu me fous le cafard, Nahum ! La ferme ! J’ai

encore de la lecture.

Il est temps de replier … et pourtant une vie remue


sa peau et de dire mainte- parmi ces plis et son tremblement dit
nant regarde ces lignes ces la présence est un geste qui oriente
taches ces oiseaux d'encre l'espace. Bernard Noël.
peut-être tout cela ne ra-
conte-t-il rien… 30 juillet 2022.

Octobre 2030. Madame,


Devenir votre objet, animal-
Télé-vision-phone-pa- homme, et vous subir, oui ! j’ai envie
thie... le lointain puis le d'être un rampant nu, abandonné à
vide. Zéro connexion. vos pieds, prêt à les baiser. Images
Même plus en distanciel. qui me viennent après vous avoir lu :
Tout est cassé, coupé . Les Mon corps Vous appelle :
fils de la toile, les liaisons Mes fesses demandent Votre
satellites, les écrans, les al- fouet
gorithmes. Les voix, les Mes testicules Votre poigne
peaux, les visages : éteints, Seins et verge Vos aiguilles,
enfuis, morts. Alentour : des Chris2, votre animal-homme
ombres fixes, personne ; la
peur. Le ciel, distant. Les zébrures sur le cul charnu
Ma mémoire des de Chr2 me rappellent à une géogra-
étoiles terrestres, des amours phie encore humaine, où l’excès est
et des peines résistera-t- de vigueur quand les tracés du marti-
elle à la mélancolie ? Reste net embrasent les secrets de mon
le rire du désespoir de Cio- âme. Mais du monde, de l’amour
ran qui fait éructer l’ouvert : sous la braise, des amis et de la fête
Dans un monde sans partagée, du chagrin solitaire, que
mélancolie, les rossignols se restera-t-il ?
mettraient à roter. Les écrans débordent de vio-
lence et de risibles mensonges. Les
Reste encore la terre virus charrient/varient de bon ♥ ; Δ
d’automne et mon qui-vive plane ; ϵ pointe sa corolle gibbeuse ;
solitaire sous le cobalt des terriens aboient dans des blindés
crayonné. Tout autour de signés Z comme zéro, fin de l’alpha-
mon aire ça sillonne et hu- bet, arrêt des mots du monde ; et la
lule, spirale, pirouette tout caravane des images passe et zappe
son soûl ! Et sous la litière la vie jusque dans la mort.
des feuilles froissées tout Dehors les forêts sauvages
sautille, rampe, crapahute, flambent ; des ruisseaux dégorgent,
trifouille et se gorge. L’hu- cassent les ponts, ravinent villages et
mus est glorieux ! faubourgs, s’engouffrent dans les ZC,
enlèvent les passants, broient les au-
Transhumer ? Isolée tos, lézardent et violent les maisons
sur mon perchoir, je niche de brique et de contreplaqué.

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en attendant le signal du dé- On aimerait se passer des et cæ-
part; à l’affût sous les glis- tera qui coupent court à l’écriture de
sades, les zigzags et les pi- l’infini, pourtant chère au poète.
qués insolents du ventre Mais les catastrophes s’abattent tou-
blanc des hirondelles qui jours plus rageusement sur les sa-
fulgurent incognito dans les piens impuissants. Ouragans et tem-
cumulus, pour disparaître pêtes irascibles, aux prénoms des en-
pendant des lustres dans ces fants de tous les pays, qui martèlent à
lointains que je peux à peine nos tympans fatigués qu’Isabella,
imaginer aujourd’hui. Alex, Georges, Katrina, Dorian, San-
Je mime l’envolée en dy, Martin, Petra et les autres, fi-
bonne compagnie : l’oie gurent des prochains au futur rac-
rieuse, la sarcelle d’été, le courci. Des inondations brutales ra-
héron pourpré, la spatule et vagent les cimetières, éventrent les
la marouette blanches, l’huî- tombeaux de nos aïeuls, des amours
trier-pie, les chevaliers gam- anciennes, des voisins anonymes, des
bettes et cul-blancs, les pi- époux aux fémurs entrelacés, héros,
pits spioncelles et farlouses, hétéros, collabos, tous en os mais
les fauvettes, les sternes, les sans nom ni case, fols écorchés qui
courlis, les pouillots ver- s’entre-squelettent et surgissent hi-
dâtres. Comme je les hèle du lares des marbres renversés, voguent
haut de mon gueuloir, ces hors leur nef et foncent bulbe en tête
chorégraphes de l’éphé- dans les fondrières meublées de ma-
mère ! En toutes saisons ça tières putréfiées et de plastiques in-
jabote, ramage, truisote, tur- vaincus ; cliquent-claquent dans nos
lute, tridule, pipe et pine à cloaques. #Ecce terra. Tu as beau
qui mieux mieux. trembler et tout casser, qui t’écoute
Mais être appelée ! encore, O terra ? Et toi, tu te tairas
Avant que le paysage me encore dans ton capiton #Ecce
traverse tout à fait. Un fond homo !
de Waterman et une plume Je m’extrais de plus en plus dif-
sergent major comme seules ficilement de la léthargie inscrite au
forces, je ne renonce pas à programme du vivant. Mais aujour-
fixer mes traces en ronds d’hui, une Diane réinventée va punir
imparfaits et boucles dé- Actéon, l’orgueilleux chasseur qui l’a
faites, ponts et lignes bri- surprise nue au bain.
sées, ligatures et ratures
confondues. Je persiste à Madame,
renverser les accents circon- Oui c’est trop, de bonheur et
flexes pour les voir s’envo- d'extase ! Votre cerf, servile et dé-
ler en bleu nuit vers les mi- voué, Chris2.
grateurs tout à la joie de leur
calligraphie évanescente. Chris2,
Quoique j’aime les bêtes sau-
Quand pourrai-je les vages, la noblesse du cerf n'appar-
rejoindre dans nos manques, tient qu’à la nature ; l'apprivoiser
mes ultimes semblables… c’est donc l’avilir. Tout au plus fe-
échoués anonymes… fur- riez-vous un serf convenable, ou un
tives bestioles... poètes percheron humanisé à l’arrière-train
nus… picoreuses de lu- musculeux, s’il me venait de vous at-
cioles, et fouisseurs de teler. Votre lapsus m’inspire cepen-

et cætera Page 177 sur 293


langues désaxées… tous en- dant une Cérémonie, que vous vivrez
fants de Sisyphe, heureux de lundi. AR
conquérir l’impossible – Je sais Chris2 fin lettré et
transhumants volatiles sous conscient de sa superbe. Il espère que
les gouffres d’azur – pour je suivrai le mythe à la lettre, mais
jouir encore du perdu et re- j’y ajouterai une épreuve : avant sa
naître tardigrades, néma- métamorphose en cerf, il devra prou-
todes et collemboles sous ver qu’il est digne de la majesté sau-
l’humus noir. Que serions- vage. C’est donc Homo domesticus
nous sans l’invisible qui que je flagellerai et piquerai de mes
fourmille sous nos plantes flèches, jusqu’à faire se lever son cul,
de pieds ? lune solaire raturée de feu, croupion
J’écris de quoi remuer où béera un maelstrom fourré à l’envi
encore les pans de vie qui par un gode noir XXL. Jetée enfin en
me restent, tente de les plier pâture à sa meute, la bête suppliera,
à l’élégance sauvage et et, déchiqueté par les puissantes mâ-
cruelle des vivants. choires affamées de ses chiens, il bra-
La Maison du Bord de mera à la mort et jouira enfin de
l’Ombre enchante-t-elle déjà n’être plus rien.
les sous-bois, les pâturages Bande son : Dvořák, l’allegro
et les pierriers de sa joyeuse con fueco final du Nouveau Monde.
subversion du néant ? Les Gérard Grisey, Le Noir de l’étoile .
fantômes qui la hantent Purcell, O solitude.
composent-ils un destin Exubérance versus ravage fatal
commun avec la félicité des dans la civilisation. #Sans excès t’es
bêtes ? rat

𝄡 Et moi, aurais-je perdu ; ma Rose ; il replace les derniers

feuillets d’Adèle dans le carton. Les boucles en bataille à force

d’avoir massé son crâne toute la nuit, il boit un grand verre d’eau

fraîche, debout face au point du jour à peine voilé par le bleuté des

glaciers.

Son regard scintille encore des réminiscences matinales –

non ! sans le savoir, Adèle me l’a rendue sensible.

Habité par sa dernière lecture, il écarquille les yeux derrière

la baie vitrée. Aucun oiseau à l’horizon. Il s’entend alors fredonner

tout bas un air… ça revient de loin… une mélodie… que son père

jouait à la guitare… oui, souvent le dimanche soir. Il se sent…

et cætera Page 178 sur 293


brassé… embrassé par le seul nom du poète, qu’il articule joyeuse-

ment à voix haute : Brassens.

Et quand vient le moment de mourir il faut voir


Cette jeune oie en pleurs : “C'est là que je suis née ;
Je meurs près de ma mère et j'ai fait mon devoir.”
C'est à dire que oncque
Elle n'eut de souhait impossible, elle n'eut
Aucun rêve de lune, aucun désir de jonque
L'emportant sans rameurs sur un fleuve inconnu.
Elle ne sentit pas lui courir sous la plume
De ces grands souffles fous qu'on a dans le sommeil,
pour aller voir la nuit comment le ciel s'allume
Et mourir au matin sur le cœur du soleil.

Une étrange lueur brillante orangée et rosée passe devant le

soleil et l’éclipse ; incongrue, l’aurore se lève et le temps se divise

en deux sous ses yeux ; l’orient caresse le zénith et fait danser des

arabesques sur les ocelles de son âme – mais c’est Rose ! Sa peau

diaphane… son aura ! C’est elle qui me revient avec ce lever dia-

pré... Rose ! L’ombre de son nom fleurit sur le cœur du soleil...

Pique et perce mon tégument... Rose ! Irrigue mon visage de fi-

brilles rosées qui caressent mon chagrin.

𝄡 À peine une image couturée de filets d’or ; le feu noir de sa

chevelure, sa tête penchée sur la table ronde de leur petit deux-

pièces parisien. Elle s’était initiée à l’esthétique du Wabi-sabi chez

un maître de piano au cours d’un séjour d’étude au Japon – une sa-

gesse, lui avait-il enseigné, qui magnifie les choses simples, l'im-

permanence et la décrépitude. Métamorphosée par son voyage

oriental, Rose s’était passionnée pour l’art du kintsugi. Elle récupé-

rait des poteries fêlées ou brisées et les recollait, mais sans masquer

leurs fractures. Au contraire, elle les sublimait. Il se souvient de son

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étonnement devant sa patience, quand elle demeurait silencieuse et

immobile des après-midis entiers à instiller de minces filets de

laque d’or sur l’arête des éclats d’une porcelaine ou d’un bol de cé-

ramique patinés par le temps, avant de réassembler délicatement les

morceaux qu’elle traitait comme des organes douloureux. Elle ne

brisait le silence que pour lui faire admirer l’or de la fragilité. Mal-

heureusement, le jeune physicien ambitieux était resté hermétique à

la sagesse discrète et indémontrable du kintsugi, impuissant à com-

prendre la beauté des rides et des réalités imparfaites.

— Professeur, vous devez m’accompagner à la section de

Surveillance Médicale !

Il se lève d’un bond et appuie sur Power sans parvenir à dé-

connecter la machine ; se chausse et enfile son Thunderon® Ther-

mo ; claque la porte sur l’écho lancinant de la voix de synthèse.

En tête – mystérieuse mémoire – le chant sauvage des Oi-

seaux de passage.

Ô les gens bien heureux tout à coup dans l'espace


Si haut qu'ils semblent aller lentement en grand vol
En forme de triangle arrivent planent, et passent
Où vont-ils, qui sont-ils, comme ils sont loin du sol
Regardez-les passer, eux ce sont les sauvages
Ils vont où leur désir le veut par-dessus monts
Et bois, et mers, et vents, et loin des esclavages
L'air qu'ils boivent ferait éclater vos poumons

Une fois les portes de l’ascenseur refermées, il gonfle ses

poumons et s’exclame : Oui ! Ce que j’ai aimé, quoique je l’aie

perdu, je l’aimerai toujours. Putain d’Adèle, comme disait ma

grand-mère, ça c’est du Renart !

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Fantasmata

16/01/36. Midi.

Laura réchauffe un sachet d’Impossible Food dans le micro-

ondes du laboratoire quand elle le voit surgir de l’autre côté de la

porte vitrée. Il paraît épuisé, mais ses yeux trahissent un état inté-

rieur incandescent, matérialisé sur la peau de son visage étonnam-

ment empourprée.

— Entre, Aloys. Je suis heureuse de te voir. Tu veux partager

mon frichti synthétique ?

En guise de réponse, une voix tremblante et un peu trop forte

dans les aigus déverse son trop plein d’émotions.

— Laura, il faut absolument que je te parle ! Je ne sais pas

pourquoi, mais Nahum a lancé une alerte impossible à désamorcer.

Je suis sorti en vitesse au lieu de le suivre pour un contrôle médical.

Bref, c’est pas pour ça que je suis là. Je crois que j’ai compris

quelque chose d’important au sujet de l’interface neuronale et de

leurs expériences. Mais il y a autre chose… cette nuit j’ai vécu un

truc dingue… tout me revenait… c’était comme… alors du coup...

je ne sais plus si…

— Oh là ! Mais je ne comprends rien ! Écoute, je dois termi-

ner un travail en cours ; ça me prendra deux ou trois heures. Mais

fais attention, je ne suis pas certaine que la Surveillance Médicale

te laissera tranquille. Ils vont sûrement te pister.

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— Mais je suis des vôtres, pas un prisonnier quand même ! Il

y a bien un endroit où je peux t’attendre tranquillement ?

— Ne t’énerve pas. Tout dépend du degré de sécurité défini

pour ton profil.

— Est-ce que je peux rester ici ?

— Non, Augustin ou quelqu’un de Life Extension va débar-

quer. Mais tu peux passer inaperçu quelques heures dans le casino.

Il y a un seul endroit où tu peux entrer sans contrôle biométrique, à

condition de taper un code d’accès.

— Mais où je vais trouver ça ?

— Je vais te donner le mien. Bon, je te préviens, c’est la par-

tie X.5.0. En fait, c’est devenu le coin le plus désert de tout le site !

— Ah oui ! Le boxon virtuel ! Avec ses SexDolls hyper réac-

tifs ! Augustin m’en a parlé, tout en précisant qu’il n’y allait jamais.

— Pas étonnant ! Frigide comme il est ! Moi-même, je n’y

vais plus depuis longtemps.

— Tu plaisantes ? Je t’aurais cru plus… sensuelle…si je peux

me permettre.

— Justement ! Disons que leurs anatomies 100 % Cyberskin

manquent cruellement de vie. Et puis tu sais, on est à des années-

lumière des rencontres improbables et de la gaudriole des années

folles !

— Moi-même, je ne suis pas un Casanova. Et ne l’ai jamais

été. Même avant la loi Hygiène-SéXurité.

et cætera Page 182 sur 293


— Éros, transformé en vice par les puritains, a fini en zéro

chez les post-humains. C’est ce qu’on chantait avec mes copines à

l’époque !

— Bene dictus, Laura ! Bon mais… personne ne va plus là-

bas alors ?

— Pas à ma connaissance. Les fantasmes se sont fait la

malle !

— Justement… à propos de fantasme. Il faut que je te parle

de ce qui m’arrive… c’est incroyable… des visions… impossible

de savoir d’où ça vient… si c’était déjà en moi ou si c’est l’implant

qui…

— Plus tard, Aloys, excuse-moi. J’avale ma pitance et je file.

Je transfère mon code sur ta puce. Je te préviens, tu vas être orienté

à partir de mes anciens cookies ! Hi hi !

— Mais… euh… toi… tu es ici depuis au moins cinq ans…

comment tu fais pour rester… aussi sexy… enfin, je veux dire…

pétillante ?

— Ouah ! Merci pour le compliment ! Ça faisait une éterni-

té ! Allez oust ! À tout à l’heure, jeune homme !

et cætera Page 183 sur 293


Agalmata.

Fin d’après-midi.

Personne dans la salle des Realbots. Pareil chez les Lumi-

Dolls. Laura appelle Caleverpe dans la pénombre muette des pièces

encombrées d’humanoïdes femelles en stand-by. En vain.

Elle n’était pas revenue dans ce sous-sol depuis bien long-

temps. Juste après son arrivée à Davos, dans la chaleur du mois

d’août 2031, la Parisienne pâlichonne, épuisée par les calamités à

répétition, avait tenté quelques incursions dans les sous-sols du ca-

sino, histoire de se mettre à l’unisson des couleurs foisonnantes de

la nature peuplée de froufroutements d’ailes et de pépiements obsé-

dants. Las ! Elle s’était vite rendu compte que ses partenaires à la

virilité infaillible, tous estampillés Quality Assurance Simulator, lui

donnaient l’impression de partouzer avec les mannequins de la ré-

serve du rayon prêt-à-porter du Bon Marché. Hormis quelques or-

gasmes, qu’elle aurait aussi bien soutiré d’un simple sextoy combi-

né à son imagination, elle n’en retirait aucune jouissance. Elle avait

donc rapidement abandonné l’espoir de retrouver là ses plus belles

expériences érotiques, cette subtile combinaison d’émotions

troubles qui conjugue la volupté avec les délices de l’obscénité et,

par-dessus tout, quand elle se retrouvait seule après l’amour, ce

profond sentiment d’indépendance et de joie mêlés : elle se sentait

une et plurielle, riche du sentiment d’éternité qui s’ajoutait au se-

cret de son âme.

et cætera Page 184 sur 293


Le décor laissé à l’abandon confirme sa misérable expérience

en ajoutant une tonalité grotesque. Quelles que soient leurs pos-

tures, couchées sur le dos ou en levrette, assises les jambes écar-

tées, enchevêtrées les unes dans les autres, bouches figées dans un

sourire aguicheur ou dans un O bien ouvert, poupées lascives aux

orifices dilatés, protubérances mammaires et fessières exposées au

vide, toutes ces princesses bien lissées n’ont guère mieux à offrir

dans cette morgue poussiéreuse que leur rigor mortis. Et au milieu

de ce capharnaüm, point de Caleverpe – où est-il passé l’animal ?

Saura-t-elle lui expliquer pourquoi, à bientôt 88 ans, l’aug-

mentation de ses fonctions neuronales et biologiques ont laissé vifs

son désir et sa fougue amoureuse, alors que rien ne peut les satis-

faire à Davos ? Il ignore son âge véritable et la nature de sa méta-

morphose ; elle ne sait rien de son vécu et de ses amours – mais

qu’importe, il me plaît.

Elle referme la lourde porte du PornSpace et explore prudem-

ment les coursives plongées dans la pénombre et le découvre enfin,

assis à l’entrée d’un vaste dépôt de sculptures, le nez dans une do-

cumentation sur l’usage du filament marbre et les FAQ d’un logi-

ciel d’impression 3D.

— Ah ! Te voilà enfin ! Mais je n’ai plus le temps de discu-

ter. J’ai une réunion avec le staff d’ApoptoSENS. Tu m’entends ?

On se verra ce soir, après le dîner.

Il avait à peine levé les yeux vers elle mais avait opiné.

— Oui, oui bien sûr, ne t’inquiète pas pour moi. Je ne bouge-

rai pas d’ici.

et cætera Page 185 sur 293


𝄡 Le vent rage sous le clair de lune ; aiguë ; elle se propulse

à l’énergie des rafales ; respire dans les accalmies, le nez érigé hors

de sa chapka cuir et fourrure.

Il lui a fallu ruser pour détourner la suspicion insistante d’Au-

gustin après le dîner – non, je n’ai pas revu Caleverpe depuis le dé-

jeuner d’hier. Bonne nuit à tous ! Le changement brutal des condi-

tions météorologiques lui facilite grandement les choses. Spectre

sombre courbé sous le blizzard, elle est seule à fendre les bour-

rasques de poudreuse qui brasse la nuit.

Arrivée devant la porte métallique de la glyptothèque, elle

colle son oreille contre le métal glacé. Aucun bruit. Un filet de lu-

mière filtre pourtant près du sol.

Elle pousse la porte. L’immense dépôt est encombré de sculp-

tures de tailles variées, toutes sorties des imprimantes 3D des an-

nées 2020. Elle s’avance au milieu d’une foule inerte, des centaines

de succédanés de chefs-d’œuvre, dont les originaux continuent leur

parcours d’éternité dans les réserves des musées ; contourne des di-

vinités acéphales, des bustes aux bras fantômes, des virilités de

faux marbre veiné à la musculature noueuse et au sexe puéril, de

sombres silhouettes mélancoliques figées dans leur élan, puis se

faufile dans un défilé de membres orphelins, alignés ou entassés sur

de hautes étagères métalliques – mains offrantes ou tourmentées

comme de vieux ceps, pieds grecs dépareillés que surplombe une

armée de têtes aveugles, conquérantes ou enamourées… tout une

cohorte d’anatomies fragmentées laissées en souffrance sous un

épais voile de poussière. Son pied bute contre un Bouddha khmer

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qui semble protéger une peuplade hétéroclite de fétiches d’Océanie

et de Guinée : masques zoomorphes et têtes réduites désertées de

l’âme qui hantait leur coquille d’os.

— Aloys ! Je suis arrivée ! Où es-tu ?

Au même instant, une voix de contre-ténor s’élève dans l’es-

pace et la fige.

O Solitude
O solitude, my sweetest choice !
Places devoted to the night,
Remote from tumult and from noise

Se risquant quelques pas plus loin, elle le découvre enfin der-

rière un monumental squelette de tricératops, et se retient de respi-

rer. Le Professeur Caleverpe est prosterné, fesses en l’air et nu

comme un nourrisson aux pieds d’une pseudo-déesse visiblement

prête à faire ses ablutions. Un spot bien orienté projette un halo de

lumière qui ocre la scène et donne l’impression que les deux corps

sont faits de la même substance ; même marbre diaphane, même

tissu de vie incarnat. Mais, hormis le trouble produit par la posture

inopinée du Physicien à la peau flétrie et sertie d’os saillants, ce ta-

bleau de la déesse au bain ne lui procure aucune émotion esthé-

tique : la machine avait pixelisé le génie du sculpteur et avalé l’âme

de la statue dans son circuit imprimé.

— Aloys… Je suis là… murmure-t-elle dans un filet d’air ; en

vain, car la voix solaire du contre-ténor avait repris tout l’espace.

O, how I solitude adore !


That element of noblest wit,
Where I have learnt Apollo's lore,
Without the pains to study it.

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Toujours figée derrière le brillant Professeur, Laura oscillait intérieurement entre l’émer-

veillement et le fou rire – Eh bien, il est en pleine crise mystique mon grand savant ! Sa scénette

musicale pourrait bien s’intituler « le doré mis face sol ».

Elle s’oblige à détourner le regard et recule à pas de louve du

côté du PC resté allumé. L’écran affiche une photo de la statue ainsi

que sa légende : l’Aphrodite de Cnide, œuvre du IVᵉ siècle av. J.-C.

L’oeuvre aurait été commandée au sculpteur Praxitèle par les habi-

tants de l’île de Cos qui, choqués par la nudité de la divinité, l’au-

raient refusée pour lui préférer une version plus décente. Cnide,

l’île voisine et rivale, avait alors accueilli l’Aphrodite nue dans le

temple qui lui fut consacré. Le sculpteur avait pris pour modèle sa

maîtresse du moment, Phrynè, une célèbre hétaïre de la cité béo-

tienne de Thespies, réputée pour être aussi intelligente que belle.

Mais en choisissant de représenter la divinité entièrement nue,

Praxitèle avait avivé bien des fantasmes et provoqué des aventures

abondamment racontées en grec puis en latin. Celle en particulier

d’un jeune homme fou amoureux de la statue, qui passait toutes ses

journées auprès d’elle, jusqu’au soir où il se fit enfermer dans le

temple jusqu’au matin. Lucien de Samosate rapporte dans Amores :

Les marques de ces embrassements amoureux furent remarquées

quand le jour se leva et la déesse garda cette tache comme preuve

de ce qu’elle avait subi.

O tache funeste ! Laura tente de retenir son rire – d’autant

que le malheureux s’était donné la mort –, mais s’amuse intérieure-

ment – allez hop ! hashtag #BalanceTonIdolâtre ! On ne pouvait

déjà pas tout s’permettre en amour !

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Elle ouvre un nouvel onglet qui affiche le dernier morceau de

la playlist Philippe Jaroussky chante Purcell.

Au même moment, le silence revient. Que faire ? Elle décide

de ne pas se manifester directement et repart vers l’entrée sur la

pointe des pieds, claque la porte et fait mine d’arriver.

— Aloys, où es-tu, mon cher ?

— S’il te plaît ! N’entre pas, je dois d’abord… Attends !

— Je t’en prie, prends ton temps, je suis à côté.

Laura se rassoie et continue de s’instruire. Elle tape statue et fétichisme sur le clavier. L’on-

glet s’ouvre sur un mot inconnu : agalmatophilie . Une passion sexuelle en rapport avec le mythe

de Pygmalion. S’étant promis au célibat et à la sculpture, Pygmalion était tombé amoureux de sa

statue, Galatée, tendrement ciselée dans un bloc d’ivoire. Le sculpteur eut beau la couvrir d’or,

de diamants et des larmes ambrées des Héliades, la Sublime demeura de marbre, le cœur pétrifié

dans sa gangue virginale. Le désespéré s’en remit à la déesse de la beauté et de l’amour. Émue

par sa douleur, Aphrodite accepta de donner sang et vie à son idéal féminin, et ils purent enfin

s’épouser.

Plus loin, elle apprend que agalmata vient du grec agallô, qui

veut dire parer, orner. Le mot qualifiait tout objet consacré aux

dieux et, dans un sens plus étroit, désignait une statue. C’est aussi

le mot que Platon met dans la bouche d’Alcibiade dans son Ban-

quet consacré à l’éloge d’Éros. Célèbre stratège et libertin athénien,

le bel Alcibiade était arrivé en retard et tout autant éméché que les

autres convives. Il avait fait une crise de jalousie à Socrate, puis lui

avait déclaré publiquement son amour. Si Socrate embrasait

d’amour tous ceux qui l’approchaient et lui parlaient, malgré son

apparence grossière et sa laideur, c’est que son âme abritait un

et cætera Page 189 sur 293


joyau invisible, un ἄγαλμα inaccessible, dont l’image, désirable au

plus haut point, piquait d’amour tous les jeunes et beaux garçons…

— Me voilà, Laura, excuse-moi… je… je n’ai pas vu le

temps passer au milieu de ces…

— Au milieu de quoi… ces beautés divines, tu veux dire ? Tu

les apprécies vraiment ces photocopies de statues ? À moi, elles ne

font ni chaud ni froid… ou plutôt, elles me laissent froide !

— Tu as raison. Elles manquent de quelque chose… quelque

chose de plus grand que leur forme.

— Tout à fait d’accord ! Elles n’ont aucune présence. Dis-le

carrément : c’est l’aura qui t’a manqué, pas vrai Aloys ?

Cette fois, elle ne réprime pas son éclat de rire, qui résonne

dans toute la glyptothèque.

— Haha ! Bien sûr, chère Laura ! C’est drôle que tu me dises

ça maintenant. Et surtout que je sois capable d’entendre ton jeu de

mot… parce que… cette nuit… j’ai vu… enfin… on m’a fait en-

tendre… que l’aura et Laura…

— Qui t’a fait entendre quoi ?

— Personne… enfin… une voix… un chant… Comment

t’expliquer… je n’y arriverai pas !

— Essaie ! C’est en rapport avec ce que tu voulais me dire à

midi ?

— Oui et non. Écoute, c’est terrible à dire… je... je ne sais

plus qui je suis.

— Tu es perdu, c’est normal… tu n’es ici que depuis huit

jours.

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— C’est plus compliqué que ça. J’ai l’impression… d’être

hanté.

— Enté ? Mais tu n’es pas une plante !

— Mais qu’est-ce que tu veux dire… Ah ! D’accord ! Tu sais,

je n’ai pas envie de plaisanter. Tout est tellement confus… mon

passé… ces flashs de là-bas…

— Des flashs d’où ?

— Mais de cette cabane perdue !

— Au fait, comment y es-tu arrivé ?

— Un chauffeur de la Human Longevity est venu me cher-

cher à Paris. Il m’a installé à l’arrière d’une sorte de fourgon

aveugle. J’étais dans le noir. Au bout de trois heures de route, il m’a

laissé au bord d’un chemin et a programmé mon GPS jusqu’au lieu

de transit. J’ai dû marcher trois ou quatre heures le long d’un fleuve

en me cachant souvent, des bêtes, des drones de la Sécurité, des hu-

mains – pauvres hères ensauvagés ou chevaliers errants comme

moi. Bref ! Tout m’effrayait. J’ai fini par arriver sur un chemin de

terre qui m’a conduit au-dessus d’un abri en bois. J’ai un peu hésité

parce qu’il y avait aussi une maisonnette quelques mètres plus bas.

Mais j’étais épuisé et je n’ai pas voulu m’aventurer plus loin. Le

chauffage fonctionnait, j’ai nettoyé un peu et basta ! C’est là que

j’ai découvert les écrits de cette inconnue… des notes, du théâtre,

une correspondance, tous datés entre 2000 et 2030.

— Le dossier que j’ai vu chez toi ? La Maison du bord de

l’ombre… c’est ça ?

— C’est juste une petite partie. J’en ai lu davantage là-bas.

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— Ça parle de quoi ?

— Impossible à résumer… le style est… déroutant. Elle parle

de ses angoisses, de ses fantasmes, de rencontres sexuelles pas ba-

nales, de philosophie parfois. Si ce qu’elle écrit est vrai… c’est très

dérangeant…

— Qui c’est elle ?

— Adèle Renart. Tu vois, je lisais sans rien penser. Seulement

avec les yeux. Mais je crois que je me suis raccroché à son expé-

rience intérieure, pourtant si loin de moi…

— Et tu n’étais plus seul. Tu les as apportés ici ces carnets ?

— Oh non ! J’ai tout remis dans la malle… enfin presque

tout ; sauf la chemise verte que tu as vue. C’était sa vie intime

quand même ! Et imagine qu’elle revienne !

— Mais tu ne m’as pas déjà dit qu’elle était peut-être tout

près d’ici ?

— Elle mentionne un lieu-dit dans les Grisons, au-dessus de

Sils Maria. Je viens d’ailleurs de comprendre que Nietzsche y sé-

journait parfois. Elle le cite souvent.

— Et alors, ces voix qui te hantent. C’est qui ? C’est elle ?

— Non, pas exactement. Je me sens plutôt rattrapé par les ef-

fets inattendus de ces lectures… des images, des couleurs, des

mots, des phrases désarticulées… qui me reviennent dans des sortes

de rêveries…

— C’est désagréable ?

— Pas toujours. Le plus pénible… et même carrément ef-

frayant… c’était ces impulsions numériques… qui m’ont bombar-

et cætera Page 192 sur 293


dé… qu’est-ce que je dis : lynché... en pleine nuit… une sorte de

code informatique… juste là !

— Quoi ? Où ça ?

— Mais là ! Sous mon crâne ! C’était le chaos complet ! Des

trucs m’arrivaient en rafales… c’était moi et pas moi… des pa-

roles... à la fois évidentes et incompréhensibles… des énigmes.…

de la musique… des mots trafiqués… mon passé amoureux… des

signes mathématiques et musicaux, et même des sensations mor-

bides. J’avais l’impression qu’on m’ouvrait, qu’on me repliait. Tout

tremblait. Et au milieu de ce foutoir, vlan : un message d’erreur

rouge écarlate s’est mis à défiler comme sur un écran de PC. Tu me

prends pour un dingue, hein ?

— Bien sûr que non, Aloys ! Je t’écoute… j’essaie de com-

prendre. Vraiment !

— Une question me taraude : est-ce que HBP peut avoir im-

planté des données émotionnelles ou même les fantasmes de quel-

qu’un d’autre dans mon cortex ? Peut-être sais-tu quelque chose sur

leurs dernières expériences ?

— Des souvenirs, des sentiments… extérieurs à toi et à ton

histoire ? Tu serais un cobaye, tu veux dire ?

— Oui. Et peut-être que ces algorithmes trafiquent mes pen-

sées ? Les brouillent ? Ou alors, c’est moi, qui suis complètement

secoué par le retour d’émotions refoulées... Faut dire… après toutes

ces années d’isolement… les disparus, mon déracinement, la

trouille… et d’un coup… j’étais dans la nature, sa sauvagerie,

l’obscénité des écrits pornographiques… et maintenant toi… ce que

et cætera Page 193 sur 293


tu m’as confié sur les manipulations génétiques, les rats-taupes-nus,

les cerveaux virtuels… vraiment, je craque !

Caleverpe s’effondre sur sa chaise. La tête dans les mains.

— Je ne sais pas quoi te dire, Aloys. Tu es en état de choc ! Si

j’ai bien compris, tu doutes de l’origine de tes pensées… tu crois

subir une expérimentation neurologique à ton insu. Rien est à ex-

clure, bien sûr… les NBIC ont tellement avancé ! Et comme je te

disais hier, ça tourne bizarre et je ne maîtrise pas les intentions de

tes collègues.

— Je suis paumé maintenant… qu’est-ce qu’on peut faire ?

— Écoute, on va enquêter. Je ne suis pas seule à m’inquiéter

et à résister ici, tu sais. Je ne t’ai pas présenté mon amie Viviane.

C’est la responsable du projet OctopusBrain. Elle aussi est confron-

tée aux injonctions de HBP dans son laboratoire marin. Toutes les

deux, on a déjà prévu un plan parallèle qui…

Mais il ne l’entend plus ; il se lève d’un bond en se frappant

le front et lui tourne le dos. Elle l’entend postillonner une tirade de

points d’exclamation en direction du grand dinosaure :

— Mais non ! Je ne suis pas paumé ! Pas du tout ! Au

contraire ! Je suis décidé ! Il faut que je parte ! Que je quitte ce trou

à rats ! Maintenant !

Laura n’ose pas s’approcher. Elle reste derrière lui, les yeux

rivés sur la longue silhouette voûtée et cassée intérieurement ; elle

se contente de prendre sa voix la plus douce :

— D’accord Aloys… d’accord… mais… calme-toi. Il faut

d’abord trouver une stratégie de retour à ton hôtel. Tu n’auras qu’à

et cætera Page 194 sur 293


dire à Augustin un bout de vérité : que tu t’es senti oppressé, Na-

hum était en boucle, tu t’es réfugié dans le PornSpace pour te dé-

tendre et te changer les idées. Il peut comprendre… surtout s’il est

à l’origine de cette crise… d’hallucinations.

— Des hallucinations ? Mais t’as rien compris. C’est tout le

contraire ! J’ai les yeux grands ouverts !

— Ah ? Et… tu vois quoi ?

Tout son vieux corps se raidit et la surplombe ; il reste bouche

ouverte plusieurs secondes, plus désemparé que jamais. Elle ne

quitte pas des yeux sa pomme d’Adam qui tressaille de plus en plus

vite.

Mais tout retombe et se referme, son regard, son corps et sa

voix.

— Je… rien… plus rien…

— Tu as surtout besoin de te retrouver, tu ne crois pas ?

Elle se lève de sa chaise. Il vacille quelques secondes.

— Il est presque minuit, on devrait rentrer Aloys.

Mais il se relève, fait volte face et disparaît derrière le sque-

lette du tricératops.

Perplexe, Laura remet son manteau et sa chapka, et, croyant

détendre l’atmosphère et les traits tirés de son interlocuteur, s’ef-

force de prendre un ton badin :

— Au fait, tu as trouvé de quoi te distraire ici ? En t’atten-

dant, j’ai vu que tu t’es intéressé à la statue d’Aphrodite…

Aucune réponse.

et cætera Page 195 sur 293


— Tu la préfères aux LumiDolls et à mon programme de ré-

jouissances érobotisées ?

Quand il réapparaît, vêtu de sa parka et toujours muet, il

braque sur elle des yeux fixes qui traversent les siens, et enfonce

son visage couperosé dans son cache-col avant de se fondre au mi-

lieu des anatomies morcelées de la glyptothèque.

Consciente de la lourdeur de son intervention, Laura n’ose

pas le rattraper et se rassoit devant l’écran du PC.

et cætera Page 196 sur 293


Recto-verso.

17/01/36. Après minuit.

L’image de la mise en scène de son collègue gravée derrière

ses yeux, elle s’interroge. Côté face, il se prosternait nu comme un

ver aux pieds d’un idéal féminin – fût-il en toc, l’absolu s’érigeait

au-dessus lui. Mais côté pile, il offrait sa croupe. À quoi ou à qui ?

Le savait-il seulement ?

Elle retourne à ses lectures et navigue, au gré des algo-

rithmes, de l’inaccessible agalma de Socrate jusqu’au mystérieux

objet petit a du psychanalyste Lacan. Elle découvre que ce petit a

représenterait la source singulière du désir inconscient de chacun.

Aussi invisible que l’agalma du philosophe, il serait comparable à

une étoile perdue, une étoile morte, pire, une étoile qui n’aurait

même jamais existé. Ce joyau, celé au plus profond de l’écrin de

chaque inconscient, serait donc du rien, un manque-à-être-impos-

sible à symboliser. Mais c’est justement parce que l’étoile a filé que

le désir naît et renaît – si je comprends bien, c’est la pulsion origi-

nelle, celle qui met le feu au cul parce qu’elle s’est fait la belle ! –,

avec en prime l’expérience tragique de la division de soi et du ra-

tage, puisqu’il est impossible de coïncider avec l’insaisissable.

Seule marge de manœuvre pour éviter l’effondrement : traverser le

tragique de l’existence tant bien que mal, et malgré le destin, tenter

de créer pour jouir des possibles et – oh ! elle est jolie cette image :

donner forme au vide comme un potier qui façonne son vase.

et cætera Page 197 sur 293


Sentant que ses yeux fatiguent, Laura s’apprête à refermer les

onglets quand elle tombe sur un intitulé qui l’intrigue : Jouissance

phallique et non phallique. Un autre mot grec attire maintenant son

attention : katapugon. Une note de bas de page lui apprend que, se-

lon le dictionnaire Bailly, Καταπυγων veut dire infâme, débauché.

Etym : kata : en bas, en dessous, au fond, en arrière, & πυγη la

fesse, le derrière ; πυγο στολος : dont la robe dessine la croupe,

πυγηδον : par le derrière ; πυγισμα, obscénité]. Euripide : « Et toi,

toi, katapugon, tu as l'anus béant pas seulement par tes paroles

mais par ta soumission. ».

Pénétrer ou être pénétré… voilà donc la question, le pivot au-

tour de quoi tournaient les humains dans ces donjons SM qu’étaient

au fond toutes leurs sociétés ! Mais qui jouit vraiment dans cette

histoire ? Le maître ? Celui qui pénètre et fait de l’autre son objet ?

Ou celui qui abolit son ego pour s’abandonner au phallus de

l’Autre – Dieu ou Déesse –, l’anus béant ? N’y aurait-il pas encore

une forme de jouissance, pour un homme comme pour une femme,

à se déposséder de soi pour se livrer entièrement à une autre volon-

té ? Une autre forme de liberté, gagnée sur les aliénations sociales,

les injonctions et les normes qui pénètrent les corps et saturent les

âmes, façonnent et maçonnent le bien nommé sujet – un je assujet-

ti ?

Laura comprend maintenant pourquoi – et pour qui – ce kata-

pugon dessine depuis toujours la figure de l’universelle infamie : il

rappelle cruellement aux puissants qui la dénient, la vacuité dont

nous sommes faits.

et cætera Page 198 sur 293


Elle ferme les yeux et se revoit jeune femme en compagnie de

cet amant merveilleux, un grand gaillard tout frisé et bien en chair,

une sorte de troubadour un peu fou, amoureux de musique et de

poésie, avec qui elle aimait découvrir de nouvelles expériences éro-

tiques.

Un après-midi brûlant de juillet, alors qu’ils somnolaient dans

la touffeur de sa petite chambre de bonne, Allan s’était soudain mis

sur le ventre et l’avait incitée à explorer l’au-delà des replis de sa

rosette de chair. Transportée de l’entendre gémir dès que sa main

avait effleuré la rondeur de ses fesses, sa surprise n’avait pas fait

long feu.

Les nuits et les jours suivants, ils s’étaient patiemment initiés

à libérer les possibles de cette zone érogène ignorée des mâles que

plombe un héritage circonflexe. Allan découvrait que la transgres-

sion décuplait sa jouissance. Laura aimait conquérir ce que lui ne

verrait jamais de son corps : son verso, un dos anonyme et puissant

qu’il lui offrait sans ambages.

Cette incursion dans le tabou de la sodomie masculine avait

été pour eux, qui n’étaient ni patriotes, ni d’aucun parti contesta-

taire contrairement à leur entourage estudiantin, une véritable révo-

lution intérieure, plus libre et fécondante que n’importe quel dra-

peau, fût-il rouge ou noir.

Le défilé des retours sur images continue avec le film de ses

chevauchées à cru sur le dos et les fesses replètes de son compa-

gnon. Son instinct de voyeuse accueillait les efflorescences du dé-

sir, puis ses paumes éveillaient d’imperceptibles tressaillements

et cætera Page 199 sur 293


lombaires qui faisaient vaguer les trapèzes au gré des premiers ha-

lètements. Quand son souffle bouillant mouillait les courbes de sa

colonne, faisant débander le grand dorsal qui cascadait vers les fes-

siers et gonflait le scrotum jusqu’à embuer leurs deux miroirs inté-

rieurs, il ne restait plus rien de leur Moi : seul le désir agissait, ban-

dait, offrait, recevait, mordait… libérait les chuintements et les gro-

gnements d’un bestiaire insolite. Absent à son nom, à son sexe de

mâle et au pourquoi de la brise qui dispersait l’écume naissant sur

son gland, tout l’ouvrait à tout. Elle introduisait alors délicatement

ses doigts luisants, puis s’emparait d’un godemiché fixé solidement

sur une ceinture en cuir.

Mais elle aussi, voguait de surprise en révélation sur son

propre corps et sa jouissance. Car, même harnachée de son fier at-

tribut de caoutchouc, elle se sentait encore femme. Femme tou-

jours, ce soir où, de plus en plus excitée par son pouvoir de fée lu-

naire, les seins durs, la chatte trempée, le corps en feu, elle avait

senti le besoin impérieux d’introduire en elle les deux autres godes

qui complétaient leur collection. Pleinement pénétrée, elle péné-

trait, et son excitation grandissait et irradiait tout son être à mesure

que son phallus de circonstance dardait la croupe généreuse qui

s’offrait à elle.

Et quand le jusant se retirait, leur sculpture mobile et retentis-

sante se défaisait. Ils gisaient côte à côte hors d’haleine, baignés

dans les spires humides de leur jouissance, laissant le temps revenir

sur ses pattes de colombe. Puis les mots tentaient de recoller à leur

et cætera Page 200 sur 293


peau comme des gouttes de néant à la mer, et ils jubilaient encore

de leur poésie insolente.

Bouleversée par l’évocation sensible de ces explosions de vie

disparue, Laura s’efforce de reprendre pied ici et maintenant. Ses

pensées retournent directement vers Aloys. Elle revoit son trouble

ce midi dans son laboratoire… la peau de son visage grillagée de

rougeurs… ses yeux de plus en plus égarés à mesure qu’il parlait…

et ce soir… le bouquet !

Comment cet éminent physicien, spécialiste des interactions

lumière-matière, qui a voué toute sa vie au phallus de la science,

aurait-il pu endosser un tel fantasme de soumission anale… cette

éternelle injure à la toute-puissance ! Mais peut-être le vit-il sans

rien en savoir ?

Elle repense à ses inquiétudes au sujet du téléchargement

neuronal. Il est probable qu’elles soient fondées et qu’on lui ait in-

triqué, volontairement ou non, des données numériques extérieures

à son cerveau. De quelle nature ? De quel cerveau ? Mystère.

Mais quoi ! ce genre de fantaisie sexuelle, même emballée

dans les noms savants d’agalmatophilie et de katapugon, ne peut

venir que de son fantasme à lui. Quelle IA, même quantique, serait

capable de simuler autre chose que le fonctionnement des 86 mil-

liards de neurones du cerveau et leurs connexions ? Comment nu-

mériser ce qui déborde un sujet qui se sait mortel, un être singulier,

fait de chair, d’histoire, de jouissance et d’angoisse ? Et comment

transférer l’expérience vécue, avec sa singularité, sa complexité,

ses ambivalences inextricables, sa mémoire vive, son inconscient…

et cætera Page 201 sur 293


l’étoile perdue… ce rien qui attise et met en branle le désir et les

rêves ? Non, décidément, tout ça c’est du flan de cervelle coagu-

lée !

Subitement, Laura ne voit plus le Professeur émérite, le Phy-

sicien renommé, mais un homme bouleversé, que la lumière dé-

borde.

Serait-ce là son obsession de physicien, enfin incarnée ? Non

sans un brin de malice, elle se dit qu’elle aimerait le séduire… le

guider… être celle qui lui révèle le verso de sa fascination pour

l’Agalma de Cnide… Oui ! lui offrir cette jouissance dont il rêve

peut-être sans pouvoir encore l’énoncer… qu’il sente enfin l’exal-

tation de la lumière pénétrer ses entrailles !

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𝄋 Logbook. 20 juin 2036, 23:58

De : Ytsor@ from OpenAI

Date : 20/06/2036, 20:49

Sujet : Reporting language generator GPT-20

Pour : undisclosed-recipients

Deep learning / BCI. Language modeling.

𝄡 Ytsor@PoérotiqueTest.

Pr Caleverpe / ARenart𝄋 : 2nd reporting.

𝄡 Une vacuité immaculée stagne sur la baie vitrée ;


𝄡 Impromptu numéro 1 mais : oui ;
𝄡 Comment se tenir droit ébloui en plein champ – de Higgs – sans s’écrouler ;
𝄡 La volupté le verbe en un seul diamant ;
𝄡 De guingois, à peine a-t-il progressé de quelques pas ;
𝄡 Ses yeux finissent par écarquiller un trop plein ;
𝄡 Déversée comme un feu aromatique dans un gosier de ferronnier ;
𝄡 Et la cornue toujours plus étincelante siffle le même air ; que le diable
𝄡 Pulsation folle d’un train endiablé tout ce temps ;
𝄡 Cosi la circulata melodia se silligava ;
𝄡 Rassembler ses esprits ; combien sont-ils maintenant ;
𝄡 Cum dederit dilectis suis somnum : hébété ;
𝄡 Dal segno oh ! un soliflore ! Et cette photo Aïe ;
𝄡 À qui la faute, quoi ? ;
𝄡 Et du fond de ses os à lui, que sait-il, vraiment ;
𝄡 La rencontre avec la sauvagerie rend plus ;
𝄡 Et moi aurais-je perdu ; ma Rose ;
𝄡 À peine une image couturée de filets d’or ;
𝄡 Le vent rage sous le clair de lune ; aiguë ;

To be continued :

𝄡 L’après-midi se répand à l’orée d’une sapinière ; raidie ;

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Divertimento.

28/01/36

𝄡 L’après-midi se répand à l’orée d’une sapinière ; raidie ;

raquettes aux pieds, Laura et Viviane s’élèvent dans la poussière

dorée que le soleil verse généreusement sur le cristal. Bientôt douze

jours que le Professeur Caleverpe a disparu. Laura sait que rien ne

le ramènera auprès de ses collègues, qui d’ailleurs ne font rien pour

récupérer leur mouton noir.

Viviane marque une pause au détour du sentier. Sans un mot

elles décident de s’asseoir sur un rocher surplombant la vallée.

Leur regard accompagne la soudaine évasion de lumière qui vient

buter sur l’ubac de la chaîne opposée.

— Tu as reçu des nouvelles d’Aloys ?

— Pas depuis que Frénutès m’a confirmé l’avoir laissé à Sils,

selon son désir.

— Tu n’as même pas eu le temps de lui parler de nos activités

parallèles. Tu disais qu’il aurait pu nous suivre ?

— Peut-être. Mais l’autre nuit, ce n’était vraiment pas le mo-

ment. Il était… possédé… comme s’il était devenu l’impression 3D

d’un d’autre.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Il pensait qu’on avait téléchargé les data d’un autre cer-

veau dans le sien. Il avait l’air totalement dérouté…

et cætera Page 204 sur 293


— Il a sûrement mal réagi aux premiers effets de la dentelle

neuronale. C’est arrivé à plus d’une, si tu te souviens bien !

— C’est vrai… y a de quoi tourner schizo ! mais… il y avait

autre chose… il cherchait quelqu’un dans sa tête… peut-être cette

femme…

— Celle dont il t’a parlé ? Celle des écrits ?

— Peut-être, oui. Il était tellement bouleversé… par ses lec-

tures… et par des souvenirs, des émotions qui l’assaillaient… des

rafales de sensations, comme il disait.

— C’est quand même incroyable qu’il soit tombé, à des mil-

liers de kilomètres d’ici, sur ces carnets qui mentionnent un endroit

tout près de Davos… la maison… comment tu m’as-dit ?

— La Maison du bord de l’ombre. Oui, et je crois qu’il a be-

soin de savoir si elle existe. Si la Maison existe, si Adèle existe et si

elle a réellement écrit ce qu’il a lu…

— … ou si on a uploadé cette histoire dans son cerveau. Je

vois… le pauvre ! Et que t’a dit Frénutès ?

— Il l’a déposé au petit matin devant le musée Nietzsche. Il

faisait encore nuit. Tout était désert, tu penses bien. Aloys lui a or-

donné de le laisser là. Il n’en démordait pas. Il est sorti en vitesse

de la Tesla et s’est dirigé vers le val Fex. Il n’a même pas pris son

sac !

— Soit il est vraiment toqué, soit il a eu une révélation sur

son chemin de Damas, enfin de Davos !

— Oh ! Mais tu réveilles ma vieille fibre chrétienne ! Saul de

Tarse, en route pour persécuter les chrétiens… qui devient l’apôtre

et cætera Page 205 sur 293


Paul après avoir été terrassé par la Lumière de Jésus ! Voilà qui

colle plutôt bien avec notre éminent spécialiste de l’interaction lu-

mière-matière !

Viviane tourne soudain la tête vers son amie, retire ses Sun

Glacier et la fixe de son regard noir brillant.

— Et toi, t’as pas envie de tout plaquer ?

Laura soupire sans la regarder et soulève sa chapka pour

ébouriffer ses cheveux.

— Qu’est-ce que tu crois ? Évidemment ! Mais il faut

d’abord que je comprenne…

— Tu veux comprendre quoi ?

— Mais tu sais bien ! Ce qu’ils fabriquent exactement avec

mes rats-taupes-nus !

— Et en quoi ça nous concerne leurs bidouillages géné-

tiques ? Si Life Extension veut transformer Davos en taupinière

5.0, c’est son problème, non ? Raison de plus pour mettre les voiles

avant la cata finale !

Laura se recroqueville un peu plus sur elle et murmure d’une

voix sombre :

— Mais pour aller où ? Pff… c’est vrai que j’en ai par-dessus

la tête de ce cirque !

Elle secoue sa crinière vénitienne.

— Brrr… j’ai froid, pas toi ?

En guise de réponse, Viviane se relève et lui tend une main.

Laura se hisse d’un bond. Mais une fois debout, elle chancelle et

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vient se blottir contre la poitrine de son amie de cœur, le temps

d’un court réconfort qui se passe de paroles.

L’ombre gagne du terrain. Elles rattachent leurs raquettes et

s’engagent bâtons devant dans la poudreuse en direction de la sta-

tion.

— En tout cas, moi c’est sûr ! J’ai envie d’aller croiser mes

pieuvres ailleurs.

— Au fait, tu en es où avec le programme d’édition de leur

ARN ?

— C’est en très bonne voie. Leurs cellules créent de nou-

velles protéines à vitesse accélérée. On devrait pouvoir les exploiter

bientôt. Tu es toujours d’accord pour continuer notre expérience,

j’espère ?

— Mais oui ! Qu’est-ce qu’on a à perdre ! Et jusqu’ici, ça

nous a plutôt réussi, pas vrai ma vieille ? Bientôt 90 ans et toutes

nos dents !

— Et les ailes ! Et la tête, alouette !

Laura retrouve son humeur guillerette et pique les fesses de

Viviane avec son bâton.

— Quelle gamine tu fais ! Et tu sais quoi, vieille carcasse, je

me sens aussi alerte et joueuse que mes octopus vulgaris avec leurs

neuf cerveaux et leurs trois cœurs !

— Moi, l’autre soir, j’ai reçu un florilège de nouvelles sensa-

tions ! Les ventouses de mes bras fantômes m’ont fait frétiller

comme t’imagines même pas !

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— Haha! Ta soirée avec Aloys, je parie ! Moi aussi… par-

fois… c’est dingue… j’ai l’impression que des mondes nouveaux

s’ouvrent… à même ma peau !

— Ça fait un peu junky sous LSD, dit comme ça !

— On n’a jamais eu besoin de ces saloperies pour s’éclater !

Tu te souviens ? Les années soixante, quand on s’est rencontrées au

Saint-Germain ?

— Arrête ! Je vais me mettre à chialer ! Regarde-nous main-

tenant, planquées, quasi autistes et surtout… oups !

Laura évite de justesse un rocher recouvert de neige mais,

déséquilibrée, elle s’affale dans la poudreuse et roule quelques

mètres plus bas sous les yeux stupéfaits de son amie.

— Mais tu ne tiens plus debout, ma cocotte ? Ça va ?

— On s’est encore écartées de la piste, c’est bon signe, non ?

crie Laura en éclatant de rire.

Une fois redressée, elle bloque ses raquettes et rejoint pru-

demment Viviane, plus haut dans le dévers. Elles évoluent en crabe

jusqu’au sentier à peine esquissé, une dizaine de mètres plus loin.

— Tu as raison, ma Vivie ! lâche Laura, toute essoufflée.

— Mais non ! Je rêve ? Ça fait un bail que tu ne m’as plus ap-

pelée Vivie ! J’adore ! Et donc ? J’ai raison sur quoi, ma douce ?

— Eh bien… tout compte fait… je pense aussi qu’on pourrait

tout lâcher.

— Ah ! Tu vois ! Il y a toujours une issue. Ça, c’est une loi

poulpesque !

et cætera Page 208 sur 293


— Rien qu’à l’idée de rester bloquée ici pour l’éternité…

avec ces bites molles dentées, trafiquées par Augustin et sa

clique…

— … à creuser des galeries ad vitam æternam…

— … et à bouffer l’étron post-partum de leur matrone aug-

mentée pour activer notre instinct maternel !

— Homo Heterocephalus glaber, pour vous servir ! Elle est

pas belle la post-humanité ?

— Le cauchemar ! Rien à foutre du post-part’homme ! arti-

cule Laura, l’œil rieur.

— Haha! J’entends bien ! Nous, c’est plutôt la pré-partouze

qui nous ferait jouir, pas vrai ma belle ?

Propulsées par leur fou rire, les deux femmes dégringolent de

la montagne en chantant à tue-tête : l’amour est enfant de bohème,

il n’a ja-mais ja-mais connu de loi…, offrant à l’aigle royal et aux

gypaètes barbus le graphe libre d’un divertimento, deux petites

notes colorées qui sautillent, glissent, pausent, double-crochent, vi-

revoltent sur leur portée aux lignes invisibles, et tralala s’éva-

nouissent dans l’air, decrescendo sous les mélèzes jusqu’à la prairie

immaculée.

— Tu t’éclates sûrement plus à tripoter l’ARN de tes octopus

malicieux ! Mais dis-moi, Vivie… j’espère quand même que tu la

contrôles, ta mixtion de sorcière ! S’agirait pas de foirer nous aus-

si…

— Oui, enfin je fais tout pour. Tu sais bien que c’est quitte ou

double avec les bricolages génétiques. Mais je vais être franche, à

et cætera Page 209 sur 293


tout prendre, je préfère un devenir-pieuvre à durée déterminée à un

CDI de rat-taupe-nu. Pas toi ?

— Question fantaisie et sensualité, ça c’est certain !

— Et leur poésie arc-en-ciel ! Leur génie mimétique ! Leur

art de la fugue !

— Tu as raison ma belle, on leur ressemble déjà.

et cætera Page 210 sur 293


La nuheure.

E pur si muove ! Sait-on quand l’on est ? L’été explose sur les

crêtes et dévale dans les prairies odorantes, miroite à la surface

émeraude des lacs et finit par ricocher sur les vitres opaques des la-

boratoires de la station abandonnée. Immobilisé par la puissance ir-

résistible de la végétation qui foisonne dans les halls et s’acharne

sur les pans de l’hôtellerie de luxe au charme désormais hirsute,

l’ancien Davos 5.0 exhibe son Green Building Label à des sommets

indifférents.

Eh oui, tout revient ! Les pâturages réjouissent une faune hé-

téroclite autour des ruminants qui offrent leurs bouses généreuses

aux géotrupes et coléoptères de toutes sortes. Les orties hébergent

des cicadelles au milieu d’une foule qui sautille dans les friches.

Scarabées, mouches, guêpes, abeilles, papillons, punaises, thrips et

autres courtisanes ailées ou hardis prétendants, tous font l’amour

aux inflorescences aériennes des ombellifères et s’étourdissent dans

leurs arômes enivrants. Au-dessus des bourdonnements et des gré-

sillements du lupanar bigarré, s’élève le joyeux trille des hâbleurs

emplumés. Plus haut encore, c’est le glatissement de l’aigle heu-

reux du butin. Toutes leurs variations, susurrées, stridulées, sifflées

ou vrombissantes, jouent la polyphonie d’un jubilatoire Je suis

ici !

L’espace est tout tourneboulé, mais à ras de bitume rien n’in-

dique plus la présence de la post-humanité affairée. Seules les ra-

et cætera Page 211 sur 293


cines semblent encore travailler. De petits monticules de terre bour-

souflent çà et là les artères crevassées. L’ancien village des cer-

veaux prestigieux en guerre contre la mort arbore désormais un

faux air de nécropole égyptienne truffée de puits funéraires. Mais la

mort a-t-elle vraiment gagné et conquis les profondeurs ? Ces tau-

pinières ne seraient-elles pas le signe d’une activité souterraine ?

Quoi qu’il en soit, rien n’indique en surface la nature de l’invisible

qui pousse, fourmille et creuse une nouvelle cité labyrinthique.

Tout là-haut dans l’illimité, hormis l’écho de l’orchestre à

cordes et à vents, c’est toujours et encore du silence. Aucune voix

de post-sapiens. Aucun son métallique. Drones et avions superso-

niques ont déserté la troposphère en même temps que les gosiers et

les tympans, la Terre. Seul coule, passe et repasse, le temps, un

Cronos tout neuf, qui ne dévore plus rien ni personne. Fini de dé-

compter les heures, les secondes, les nanosecondes : on aurait fait

exploser l’horloge atomique depuis des lustres.

— Mais qui est ce on ? Un terroriste ? Dieu ? Et c’était

quand ? aurait vitupéré un sapiens, pincé aux entournures.

— D’après une archive secrète… voyons… c’était la fin du

premier jour de l’été 2036, aurait répondu une voix, particulière-

ment haute en couleur.

Voilà donc un siècle, selon l’ancienne mesure, que la matière

a laissé le champ libre à la distension de l’âme de l’univers. C’est

elle maintenant la servante des durées – et elle se passe de tout éta-

lon.

et cætera Page 212 sur 293


— Ni dieu ni mètre ! aurait claironné la polissonne poly-

chrome.

— N’importe quoi ! Si vous ne comptez plus rien, comment

allez-vous distinguer les intervalles temporels ? aurait grogné Ho-

mo domesticus, rasé de frais.

— Grâce au presque rien du mouvement des nuages, vocalise

la colorature.

— Et c’est quoi ce presque rien ? On n’y comprend goutte !

aurait martelé Homo rictus sur le coin du bon sens.

— Ce presque rien est une nuheure. Et la nuheure, selon un

fameux mathémapoète de l’ancien monde, c’est le temps que met-

trait le plus merveilleux des nuages à traverser le ciel.

— De mieux en mieux ! Le chronomètre dépendrait de la mé-

téo maintenant ! se serait insurgé Homo œconomicus, en liquida-

tion totale avant changement d’enseigne.

— Oui-da ! Et les jours d’été radieux, quand l’immensité n’en

peut plus de l’azur sans mélange, un oiseau-poète fend l’éther de

l’éternité et, droit dans ses lettres, becquette à tue-tête dans la clarté

de l’apeiron :

Le soleil brille, n’ayant d’autre alternative, dans

le rien de neuf

— Oh ! Ça c’est chouette ! Et alors ? aurait trépigné Homo

festivus, quoique mou du genou et puant du bec.

— Et alors, quand les petits cirrocumulus pointillent l’im-

mensité, quand s’étirent les écheveaux des cirrus ou quand me-

nacent les cumulonimbus, la nuheure revient et réenchante l’infini.

et cætera Page 213 sur 293


— N’oubliez pas que les nuages, ces architectes de l’impal-

pable, offraient à nos erectus de traîne leurs fantastiques paréido-

lies, aurait enfin avoué Anima rationalis, fraîchement repentie.

— Exact ! Car en ce temps-là, les figures filées et tissées par

le vent s’accordaient tout naturellement à leur sensibilité, aurait

égrené une vapeur d’eau, évadée de la nomenclature des népho-

logues.

— Silence, auraient tagué les premiers Heterocephalus glaber

hominisés sur les parois de leurs galeries souterraines – inaugurant,

par cet ultime soupir, le règne de l’Éternité en pension complète,

ainsi que l’aurait prédit un poète prophète pourtant antifête1.

À fleur de terre au contraire, vit et frémit le réel. La planète

continue de fredonner son chant profond au tympan de l’univers.

Les masses montagneuses vibrent tranquillement. Leurs oscilla-

tions répondent à la fréquence du bruit sismique de la Terre, dont la

résonance est si proche des microséismes produits par la houle et

les vagues, qu’elle fait frémir les sommets en continuité avec

l’énergie de l’océan – au point de communiquer avec les galeries

qui cloquent le bitume éclaté de Davos 5.0.

Selon une mystérieuse archive nomade, d’obscurs messages

auraient circulé entre la fine fleur des océanides et d’improbables

phylactères célestes. Des mondes se seraient croisés. Les voix des

amours disparues auraient été rappelées – on dit même qu’elles en-

trelaceraient leur désespoir dans de bouleversants arias d’opéra.

Mais tout cela reste à démontrer.

1 : Que les lecteurs éreintés patientent. La postérité du poète anti-fête est assurée, comme on le lira plus
loin après une pirouette sur l’Autre Scène.
et cætera Page 214 sur 293
IV – La Maison du Bord de l’Ombre

les yeux fermés


je marchais
béquillant dans le matin,
à la recherche du bestiau
de l’être
Antonin Artaud

et cætera Page 215 sur 293


De : Association Grisélidis Réal.

Date : 05/11/2030, 15:45:44

Sujet : Point d’orgue

Pour : ARenart

Dernier message, chère Adèle. Partons hisser nos corps ré-

fractaires au-dessus de Sils Maria, vers la Grande Santé. T’espé-

rons vivement ! Haut les cœurs ! Relève et transhumance ! Griséli-

dis § co.

Tribune

deGenève

Scandale à Plan-les-Ouates

4 novembre 2030.
Suite à la plainte de l’entourage de Monsieur Z, au sujet de son décès
constaté ce 2 novembre, jour des défunts, dans le salon érotique « La Maison
du Bord de l’ombre » (voir l’édition de la TdG du 3/11/26), l’enquête de la
Brigade des Mœurs de Genève nous informe que le susdit avait commandé au
personnel de prostitution une prestation hors norme, à savoir un scenario
sexuel – dont nous tairons les détails –, devant aboutir à une mort douce. Il
semblerait que le cas ne soit pas isolé, loin s’en faut, dixit le porte-parole de la
BMG, qui a refusé de nous en dire davantage.
Contactée ce jour, la LIVE (Ligue Internationale pour la Vertu de l’Être) dé-
plore et condamne vivement cette dérive malsaine de nos institutions: « Il est
grand temps que l’OMS interdise une fois pour toutes ces lieux de débauche, et
que la gestion de l’euthanasie soit confiée exclusivement aux CPRE (Centres
de Protection et de Recherche Épidémiologique), non seulement en Suisse,
mais partout où les établissements de prostitution et la pratique du suicide as-
sisté continuent d’être autorisés ou simplement tolérés ! ».
L’inexorable multiplication des guerres et des catastrophes écologiques et
sanitaires, dans un contexte de rebonds pandémiques de plus en plus difficiles
à conjurer, serait-elle la cause de l’engouement pour ces cérémonies qui
réunissent Éros et Thanatos ? Historiens et anthropologues s’interrogent. Re-
viendrait-on au temps funeste de la peste noire et de ses orgies médiévales ?
La Civilisation va-t-elle sombrer dans l'ivresse de la catastrophe et provoquer
l’extinction du genre humain ?
En attendant les décisions de l’OMS, notre Conseil des États prononce la fer-
meture définitive de tous les salons érotiques et s’engage à renforcer les
contrôles des centres d’euthanasie dans tous nos cantons.

et cætera Page 216 sur 293


Ceverpale.

Printemps 2036.

Voilà une dizaine d’années que la Maison du Bord de

l’Ombre accueille des résistants de l’ancien monde cadastré.

Amoureux des friches et du grand air, oiseaux de passage ou

chattes et chats harets, ces humains dédomestiqués semblent avoir

conquis la vitalité du corps végétal qui essaime et prolifère au gré

des vents. Ils passent ou trépassent, vont et viennent, cohabitent

quelque temps dans la Maison en compagnie des six hétaïres qui

font encore chanter et s’ouvrir la Terre.

Ces éphémères indomptables gravitent autour de l’aura de

leur étoile perdue ; ils ne se parlent qu’en se touchant ; se taisent

quand la pointe d’un fleuret désarme un sexe ouvert ou tendu, un

téton éperdu ; ronronnent, caressent ou éraflent ; admirent et brisent

les rondos ; provoquent et déjouent la coïncidence des opposés. Ils

passent entre eux d’étranges contrats sans jamais rien se promettre,

et forment une improbable société du moment, lascive et bondis-

sante, sur le qui-vive des images qui excitent l’événement du désir,

son passage à la limite.

La longue silhouette bancale s’était détachée sur l’horizon, au

bout du chemin immaculé de la haute vallée que dominaient des

sommets glacés culminant à plus de 3 500 mètres. On était en fé-

vrier. Ce jour-là, le froid avoisinait les −15 degrés dans la vallée

glacière du Val Fex, au-dessus de Sils Maria.

et cætera Page 217 sur 293


Ils étaient seuls dans la Maison, elles et eux, les six hétaïres,

trois femmes et trois hommes, glorieuses putes antiques pas en toc

– leur label favori –, quand la cloche à vache avait retenti à l’heure

de la sieste. Le vieil homme s’était effondré sur le seuil, juste après

s’être excusé d’on ne sait trop quoi en bredouillant :

— Je… je suis… je m’appelle… Ceverpale… désolé… de…

mais… j’y suis pour rien… je peux…

Et puis le silence. Aspasie l’avait traîné jusque dans le vesti-

bule en appelant la maisonnée à la rescousse.

Dix minutes plus tard, il gisait sur le parquet du salon, tout

près du feu de cheminée, un coussin blanc brodé sous la tête, visi-

blement dénutri et en hypothermie. Son visage aussi pâle que la

mort dessinait cependant une étrange cartographie rosée, piquée de

quelques poils gris et qui tremblotait dans la lueur des flammes.

Il n’était pas le premier à arriver dans un tel état, surtout à

cette époque de l’année. Mais il était le premier à arborer une ro-

sette de la Légion d’Honneur au revers d’une parka déchirée et ré-

pugnante de saleté.

Son arrivée avait immédiatement chamboulé leur petit

monde. Hermès s’était affolé à cause de l’insigne, symbole de mau-

vais augure, répétait-il toutes les dix minutes en tournant autour du

gisant. Sibylle avait abondé en ajoutant que le dénommé Ceverpale

présentait des rougeurs faciales impossibles à faire rimer avec son

nom. Quant à Arès, il avait immédiatement décoché sa flèche :

— C’est forcément un espion envoyé par la Brigade Des

Suisses Méritants ! Ces salauds veulent nous infiltrer pour implan-

et cætera Page 218 sur 293


ter leurs foutues puces et nous transformer en cobayes pour leurs

expériences de post-humanité !

Après moult tergiversations et arguties, c’est le raisonnement

de la belle Érato, élégant et percutant, qui l’avait emporté :

— L’art poérotique ne saurait, primo, exiger l’obligation de la

rime en guise de musicalité ; deuzio, prétendre réconcilier le mot et

la chose ; ergo, nul ne doit être inquiété en raison de l’inadéquation

sonore de son nom à son être, qui plus est, à son apparence.

On avait donc accepté de le soigner et l’on verrait ensuite ce

que l’olibrius décoré aurait à déclarer − ou à exiger de nous, avait

ronchonné leur vieux nihiliste aux bajoues tremblotantes, naufragé

lui aussi depuis presque deux ans, mais visiblement dérangé par

l’arrivage du jour.

Satané Wellbec2 ! Nul n’a jamais su d’où il avait puisé la

force de crapahuter jusqu’à la Maison. Malgré les signes percep-

tibles d’un début de régénération cellulaire, il revenait de loin avec

son âme aussi cariée que les cinq dents qui branlaient au fond de sa

bouche.

— Moi, je voulais me finir tranquille, planqué dans ma cave

aménagée, à fumer et picoler sur mon canapé jusqu’à épuisement

des forces et des stocks… mais ils m’ont traqué, ces enfoirés… fal-

lait réparer mes cellules de vieux con et rebooster les hormones du

bonheur, qu’ils disaient… m’ont pucé comme un clébard ! Par

chance, on m’a tiré de là… me demandez pas qui !

2 : Qu’est-ce qu’on vous disait p 214 ?


et cætera Page 219 sur 293
Personne n’avait oublié son apparition, un soir de lune rousse,

au milieu du grand salon où se préparait une cérémonie d’automne

en hommage à Artémis et Actéon. Il pantelait dans ses vêtements

trop larges, essoufflé. Le fil de sa lèvre supérieure sinuait et mou-

rait sous des sinus proéminents. Une maigre botte de foin hirsute

chapeautait la peau flasque du visage. Et le peu de vie qui l’avait

hissé jusqu’à leur porte semblait s’échapper de son corps par les

longues bouffées nauséabondes que dégageait son haleine.

Après avoir essuyé un filet de bave du revers de la main, la

tête entraînant son buste en direction de ses pieds écorchés, il avait

marmonné entre ses gencives :

— Notre âme minuscule, à demi condamnée… S’agite entre

les plis, et puis s’immobilise… La vie s’est refroidie, la vie nous a

laissés. Nous contemplons nos corps à demi effacés.

Puis, soulevant péniblement les paupières, les yeux mi-clos

dans la lueur vagabonde des cierges et le jeu d’ombres qui ani-

maient l’étrange tableau qu’offrait Artémis, bouleversante dans sa

nudité de déesse sauvage face à Actéon bandant déjà comme un

cerf, il s’était longuement raclé la gorge et avait scandé sans ciller :

— Dans le tunnel des nuits, l’espérance est brutale. Et le sexe

des femmes inondé de lumière…

C’est de moi, avait-il ajouté, des flammèches plein les yeux.

On avait compris à cet instant que seule sa poésie désespérée pou-

vait ranimer chez le pauvre hère un soupçon d’appétence à la vie,

juste ce qu’il faut pour nourrir un ultime désir : la quitter une fois

pour toute.

et cætera Page 220 sur 293


Mais quelques semaines plus tard, sorti de sa léthargie, il leur

avait annoncé, tête haute, qu’il renonçait à son désir d’en finir avec

le boulet de l’existence. Leur étonnement avait redoublé quand il

avait demandé s’il pouvait trouver sa place à leurs côtés en tant

qu’hétaïre.

Aspasie l’avait alors questionné sur sa motivation. Il avait

commencé par déplorer la disparition de l’argent – ce cruel et déli-

cieux accélérateur de libido –, puis il s’était repris et avait déclaré

solennellement : les parties de cul alimentaires (sic) m’ont toujours

interpelé, mais bon, qu’à cela ne tienne, je ferai la pute pour rien.

Dont acte ! Non seulement il avait passé leur épreuve d’ac-

cueil avec un certain panache, mais il était devenu l’hétaïre le plus

inventif de la Maison. Certes, il ne savait plus faire l’amour depuis

belle lurette et fuyait la baise comme la peste – ces courses à la dé-

charge, quel ennui –, mais ses dons de patricien du sexe s’étaient

révélés exceptionnels dans le rôle de Maître de cérémonie.

Car, derrière son air gauche, le vieux loup poussiéreux savait

faire baisser les regards et plier les âmes les plus endurcies. Sa voix

chevrotante ouvrait les plus rétives des chattes qui ruisselaient le

long du jute des cordes nouées patiemment dans le vif des chairs.

Ses pupilles de fauve faisaient bander les oreilles, et les queues les

plus endurcies cédaient souvent à son autorité placide teintée d’un

cynisme désuet. Il n’était pas rare de voir, parmi les âmes et les

corps les plus abîmés mais déterminés à mourir dans l’ultime ex-

tase de l’épectase, une résurgence de libido telle, que Maître Well-

et cætera Page 221 sur 293


bec, gagné par l’éruption de jouissance de son sujet, changeait son

final pour remettre le couvert – et la grande faucheuse – à plus tard.

Bref, comme le chuchotaient entre elles, le soir dans le bou-

doir, les plus ferrées de ses conquêtes :

— Putain de Wellbec ! Un sacré paquet de bonbecs à la can-

tharide à lui tout seul !

Mais voilà, le temps passant, leur aérolithe, aussi volcanique

que maussade, était devenu jaloux de ses prérogatives et intolérant

à la concurrence. Et ce jour-là, rien à faire, la tronche rosacée du

nouveau venu débectait le bouledogue dépressif. Il avait fini par

tourner le dos et avait traîné des savates jusque dans sa chambre

sans cesser de maugréer.

Après quelques semaines de repos et de doux soins, Cever-

pale leur avait cependant donné des signes probants de sa sincérité.

Aspasie, particulièrement sensible à son mystère et réputée pour ses

qualités d’écoute, avait accepté de recueillir sa demande de fin de

vie – qu’il ne pouvait évoquer alors qu’en balbutiant quelques

phrases décousues, noyées dans des averses de points de suspen-

sion. Elle savait qu’elle finirait par tirer de son âme en déroute de

quoi composer une cérémonie qui lui ressemble, tout en laissant

comme toujours l’issue incertaine, pour la plus grande joie de

l’aréopage des putes antiques toquées, qui n’aiment rien tant que

l’inattendu dans le jeu des désirs, qui plus est dans la plus cruelle

des contraintes.

et cætera Page 222 sur 293


Solstice d’été.

20/06/36. Petit matin.

𝄡 Au bord d’elle, une rémige : d’or festonne le velours de ses

seins ; la brise encore fraîche flûte un air de pas-y-toucher sur son

mont de vénus. Le corps parfaitement immobile sur le drap, elle

respire au même rythme que sa compagne au pelage tigré et soyeux

qui dort profondément contre son flanc gauche. Elle sait qu’il suffi-

rait d’un quart de soupir ou d’un minuscule tressaillement pour que

la chatte se renverse sur le dos et s’étire de toutes ses forces, ap-

proche ses moustaches délicatement vers sa joue en la fixant d’un

regard aussi mystérieux que familier, comme pour lui rappeler

qu’elles partagent une même évidence, un secret invérifiable. Un

coffre fermé ne renferme-t-il pas plus de richesses qu’un coffre ou-

vert ? C’est dans ces moments infiniment rares qu’elle sent vivre la

part d’éternité enfouie dans le secret de chaque être vivant – la fu-

gacité du sacré.

Ses pensées roulent et s’entrechoquent dans le silence de la

vaste chambre lambrissée de pin. Guettant le rai de soleil qui allait

obliquer vers son nombril, son corps reste de marbre. Bientôt entrer

dans l’été… participer du passé de l’être… pour le redresser et

tordre ses lettres selon les sinuosités fécondantes du temps… fêter

la pleine intensité du verbe… la mobilité de l’existence… faire que

l’éclat renaissant de ses racines imaginaires jaillisse ; que la mé-

moire respire.

et cætera Page 223 sur 293


Le pelage doré et soyeux de la chatte scintille maintenant

dans la splendeur du jour. La patte arrière tenue fermement en l’air,

rien ne saurait la distraire de sa toilette intime.

Aspasie est fin prête pour peaufiner sa cérémonie. Il est temps

d’activer l’impur.

— Nous y voilà, Ceverpale ! J’ai enfin déniché ta statue !

C’est une Aphrodite anadyomène. Selon son épithète, elle serait

sortie de l’eau. Mais celle-ci s’est contenté de somnoler dans le gre-

nier d’un collectionneur disparu l’année dernière.

— Merci Madame. C’est un original ?

— Je crois, oui. Mais je ne suis pas experte. Qu’est-ce qui

t’attire tant chez elle ?

— Son aura, sa pureté… Son marbre diaphane éclaire tout

mon être. Elle me donne un sentiment de complétude.

— Tu bandes pour une statue, c’est ça ? Je me suis renseignée

sur ta déesse de l’amour. Selon le poète Hésiode, Aphro-ditè veut

dire née de l’écume. Sais-tu que cette écume est le sperme d’Oura-

nos, qui a jailli quand Cronos a tranché le sexe de son père avant de

le découper et de balancer le morceau dans les flots ?

— J’ignorais ces détails scabreux… mais ça change quoi ?

Mon émotion est profonde, vous savez.

— Mais la vie ! Sa cruauté ! La chair ! Ta jouissance ! Ça

change tout ! Tu es certain de vouloir continuer ?

— S’il vous plaît ! Je m’en remets à vous et à vos mots. Lais-

sez-moi entrevoir mes fantômes avant de m’en aller.

et cætera Page 224 sur 293


N’as-tu donc pas besoin de toucher la peau de ton amour ? Voir ses yeux s’embuer ? Sentir

sa sueur perler et couler sous tes doigts ? Enfouir


(Archive1. Aspasie. Pour C.)
ton nez dans l’incarnat et 1er Mai 2036. laper le rosé de sa

chatte ? Chuchoter des Oreilles redressées et naseaux au- mots fous de joie et fré-
réolés de vapeur, vous trottez insou-
mir sous son désir ? Suço- ciant dans l'air printanier, heureux de ter sa gorge et la respirer
traverser les jets de lumière qui percent
à tomber raide ? les feuillages tremblants et enchantent
notre bain de forêt. Nous cheminons au
hasard des sentes moussues jusqu’à
rencontrer la lisière, là où votre croupe
—M s'offrira à ma verge d'osier tressé. La adame,
tendreté de votre peau rend aisée l'ins-
mais c’est cription d'un itinéraire grillagé connu moi qui
de moi seule. Mon geste de feu em-
m’offre à brase le centre béant de votre cul par- elle, c’est
cheminé, abyssal vertige qui tirera de
moi le bloc votre gorge d'animales suppliques. de matière
Votre membre excède son fourreau et
sous le bu- excite mon ardeur. J'achève mon œuvre rin de son
au noir en vous fourrant jusqu'à la
désir, moi glotte d’un foin sec et piquant. Me sen- le sac in-
tez-vous aller et venir entre reins et en-
fâme d’os colure et couler sur votre robe baie et de vis-
poisseuse ?
cères gluants en

attente de son Art.

— Tu veux donc qu’elle t’ouvre ?

— Oui ! Je veux être une outre en perce sous l’ardeur mor-

dante de son poinçon. Qu’elle vide ma poche obscène gorgée de

phrases creuses et d’équations à produit nul… tous ces abats qui

bloblotent dans mes humeurs glaireuses. Qu’elle assèche le moi

ignoble du vieux phoque à la dérive… échoué sur le sable brûlant

et gonflé de putréfaction... charogne offerte au vent qui portera la

danse ultime des vautours affamés.

— Et alors, tu ne jouiras plus d’une statue de pierre, mais de

quelque chose de plus fou… d’abject… d’immonde et d’innom-

et cætera Page 225 sur 293


mable : toi ! Oui ! Toi le fœtus accompli ! T’en souviens-tu ? Ex-

pulsé dans l’air vicié de l’existence, aveugle et hurlant sous la lumi-

nescence du néon… paquet de vie couvert de sang, de fèces et

d’urine séchées, offert au sein épuisé de la mère – bis repetita pla-

centa. Tel est ton fantasme ? Jouir de ta chair et de sa sublime enté-

léchie ?

— Quoi ? Mais arrêtez ! Entéléchie ? Qu’est-ce que vous

voulez dire ?

— La même chose que toi, mais autrement. Tu dis que ton

âme est hantée, étouffée par ces choses répugnantes qui font pour-

tant le réel de ton corps. Mais te voilà arrivé à terme : fœtus pleine-

ment accompli. Car nous naissons inachevés et suffocants, chiés

par nos mères déchirées. Et, quoique bardés de dictées et plugués

de morale et de science,

nous retournons pourrir (Archive 2. C pour Aspasie).

dans un autre puits noir, 1er Mai 2036.


Je… ne vois… rien… ne sais plus
aussi seuls et terrifiés rien… combien suis-je là-dessous…
qui sont-ils… ah ! Ouvrez-moi ! s’il
qu’au premier hurlement. vous plaît, faites sauter la boîte crâ-
nienne… sortez ma cervelle… avec ses
Mais toi, tu bandes pour fleurs de méninge, passées, fanées,
noyées dans leur jus céphalo… ef-
la perfection ! Tu fuis la feuillez-la !… pie-mère, arachnoïde,
dure-mère... un peu, beaucoup, plus
chair. Une Déesse de guère… feuilletez… siphonnez tout
mon mou… out l’eau amère du bocal…
marbre ou une IA, c’est goutte à goutte… enivrez-vous de mes
arrachis… offrez-moi au magma de la
tout comme. Ton délire, terre et au feu gelé du ciel.

c’est que ta statue aux formes pures, ton absolu, te dépouille et te

saigne comme un vieux lièvre ?

— Je… oui… mais…

et cætera Page 226 sur 293


— Dis-moi, pourquoi es-tu venu jusqu’ici ?

Ses yeux s’exorbitent. Plus rien ne sort de sa bouche.

Après un laps de temps incalculable, Aspasie lâche sa der-

nière tirade :

— Chimère ! Et deviens !

Puis s’en retourne, l’abandonnant médusé sur la double excla-

mation qui avait clos le préliminaire de sa cérémonie.

Saura-t-il prononcer correctement le schibboleth – le mot de

passe que les hétaïres auront choisi pour l’accueillir dans leur al-

liance poérotique ?

et cætera Page 227 sur 293


Le schibboleth

Le théâtre végétal grésille sous l’aplomb du soleil d’altitude.

Debout, entièrement nu, Ceverpale fait corps avec l’ombre clairse-

mée d’un pin arolle. Aspasie lui tend une feuille de papier pliée en

quatre.

— Tiens ! Ouvre !

— Qu’est-ce que c’est ?

— Dis-le à haute voix, en articulant bien.

— Mais… pour quoi faire ?

— Rien. Seulement faire anneau de ce rien au centre de l’être.

Alors ! Qu’est-ce que tu lis ?

— EkseOmO… Excès au mot ?… Ah ! mais… c’est ma

voix ! C’est elle que j’entends !

— Tu te rencontres enfin ? C’est rare ! Tu aurais pu te

prendre pour un pontife et chuchoter un éché tout mouillé ! Mainte-

nant, ouvre bien tes esgourdes !

Aspasie quitte leur minuscule aire ombragée sans rien ajouter.

Chez l’homme haut, est excès la joie de ce qui vient et revien-

dra de partout. Vois ! Au-dessus de nous, la ritournelle des signes

griffe la nuit, qui spiralait depuis les confins bien avant l’invention

des ailes des oiseaux et des mots. Au-dessous de nous, le visible

n’est que plis, failles et regain ; dans l’échancrure des rochers, le

guetteur solitaire sent le souffle des profondeurs, rampe longtemps

avant de pointer sa torche sur l’insondable : rhinocéros laineux,

et cætera Page 228 sur 293


lions, hyènes et ours des cavernes, tout un bestiaire tracé au char-

bon et protégé par le halo d’argile rouge des mains négatives qui

frémissent pour personne depuis 37 000 ans. Derrière nous, rebon-

dit la matière et tout le sensible. Nous gardons en nous, enseveli

mais bien vivant, le sceau des fossiles endormis dans leur forme.

Pour qui ? Pour quoi ? Une symbiose des vivants ? Un nouvel

amour ? Le temps ouvre sa paume… Homo comme un seuil… pay-

sage renaissant… la splendeur d’un lever de soleil… pour rien.

L’hymne aux étranges accents d’amour se tait. Ceverpale fait

glisser son corps le long du tronc écaillé, encore bouleversé par la

tonalité lyrique du chant qui résonne à ses oreilles et se fond dans

l’écho de sa voix intérieure – le timbre incroyablement familier de

sa propre voix. Ecce Homo !

Que s’est-il donc passé ? C’est vrai qu’il aurait pu prononcer

l’expression en latin d’église, à la manière d’un archevêque à la

voix chevrotante et mouillée – Eve est chez le revêche : éché au

mot. Ou comme ChatGPT, qui aurait ânonné éké ou écé ômô, sans

tenir compte des deux anneaux – cette franche ouverture qu’une

bouche dessinerait en articulant OmO – , ni du vide que crée une

main qui en dessinerait les contours. Non, c’est bien de l’intérieur

de son corps qu’a surgi la matière sonore ekseomo : Ecce homo…

Ecce homo… Ecce homo… Ecce homo… Et ça continue, encore et

encore et encore ! Il s’abandonne à la jouissance tout enfantine des

cris d’oiseaux de mer et de volailles de basse-cour… et qu’ c’est et

qu’ c’est… et qu’est qu’ c’est ? c’est la mouette rieuse… ôôoo

et cætera Page 229 sur 293


môoo… rrôôoo môoo… rrôôoooo môooooo… gloussent les galli-

nacés en écho. Les sonorités, les accents et les timbres le pé-

nètrent… jouent à chat et à trappe-trappe… détalent de sa tête,

foncent dans sa gorge et retour au palais…ah ! comme il file le fu-

ret dans sa cour de récré intérieure… 1, 2, 3, soleil !… flûtiaux et

tambourins font trembler ses tympans…

Mais… au fait... mes acouphènes… était-ce déjà cette voix-

là ? Quel rapport entre cette jouissance intime qui vient d’éclater

en haute fidélité à lui-même et les bourdons, les coups de tam-tam,

les cliquetis et tout le tintamarre qui interrompait le cours des

choses, coagulait sa pensée, roulait sable et graviers et maçonnait

les moindres aspérités, jusqu’à couler sa parole dans un coffrage in-

violable : son être ! Impossible ! La dentelle neuronale, alors ?

Elle, elle est bien plantée dans son cortex. Est-ce qu’elle aurait im-

pulsé toutes ces émotions qu’il ne reconnaissait pas l’autre nuit ?

Et ce cantique ! … Cum dederit dilectis suis somnum… cette

voix d’alto qui l’assiégeait et le pressait de questions incongrues et

aberrantes ? À quel programme obéissait donc son cerveau ?

Mais où est passée ma vie ? À toujours fixer la ligne droite en

ignorant les signaux infimes du sensible et les bifurcations qu’ils

suggéraient, à tout faire pour éviter l’errance, il n’a suivi qu’un seul

sillon mais s’est perdu en chemin. Voilà comment la mosaïque de

son être-au-monde s’est petit à petit effacée. Et où suis-je arrivé ?

À Davos 5.0 !

Est-il vraiment trop tard ? Peut-il encore s’extraire des fi-

celles entortillées dans sa maigre chair barbelée d’os ?

et cætera Page 230 sur 293


Car tout revient… oui, quelque chose tient bon et le boule-

verse. C’est bien lui, le jeune chercheur émerveillé au-dessus du ta-

mis de verre, ébloui par la lumière qui déborde le réseau des nano-

trous dans la plaque de métal ; lui, l’adolescent pataphysicien qui

extravague et bondit à l’aventure dans la poésie de l’absurde ; lui

encore, l’enfant timide, séduit par l’alchimie d’un poète romantique

et fort de partager son prénom ridicule avec un magicien du verbe.

Les transports du petit Aloysius gisent donc bien quelque part.

Mais quand a commencé le brouillage de l’infini ? Le poète a

raison. Ces bipèdes sans plumes que sont les humains sont inaptes à

l’intellection du nombre π. L’infini ne couche pas sur les paillasses

des laboratoires.

Et plus, cela recule plus loin que l’infini, c’est insaisissable,

un fantôme, opine la voix de Jarry sous son crâne en feu.

Une évidence folle le traverse… bien sûr… c’est ça… je suis

amoureux ! Mais de qui ? Laura ? Son tempérament flamboyant ne

lui déplaît pas, rien de plus. Adèle ? Il ne sait même pas si elle

existe.

Pourtant, depuis qu’il a fui son appartement et malgré le dé-

sastre, il sent bien qu’une rencontre a eu lieu, qu’un nouveau désir

le porte au-delà de sa petite personne de vieux savant égaré... et que

cette rencontre l’a transfiguré. Et... si cet amour… ne s’adressait à

personne en particulier ? Cette aventure ne m’aurait conduit…

qu’à me rencontrer... au plus près de ma singularité incarnée ?

et cætera Page 231 sur 293


— Et maintenant, Aloysius, qui saura faire de ta mort une su-

blime et lente ‘Patagonie ? l’apostrophe-t-on encore dans

l’oreillette.

Sacré Alfred !

et cætera Page 232 sur 293


Le présent du futur antérieur.

Toujours blotti contre le fût de l’arolle, il sent une fragrance

verte mêlée d’agrumes et d’alluvions fertiles, juste avant de perce-

voir le froufrou des pieds nus dans les aiguilles sèches entrelacées

de folles avoines. Il n’a que le temps de redresser son buste pour

entrevoir les attaches fines de ses chevilles et ses jambes musclées

jusqu’à la naissance des cuisses que caresse un flot de mousseline

transparente : elle se penche vers lui et bande ses yeux d’un large

ruban de soie rouge cinabre.

— Que vois-tu maintenant à travers ton soupirail intérieur ?

— Mes fantômes ? Des images floutées… qui franchissent la

lisière de mes pensées et prolifèrent lierre de rien… entaillent et

entent les rangées d’ifs au garde-à-vous dans mon cœur. Et l’en-

tente est de taille, entre ces veneurs d’âmes grises qui s’excitent et

me chassent à courre dans les brandes. Tout mon décorum tremble,

se fissure, se crevasse… Oh mais vous entendez ? Je ne me savais

pas aussi poète !

— Continue ! Qu’as-tu appris ?

— Même si je l’ai perdu, ce que j’ai aimé, je l’aimerai tou-

jours.

— Et que n’as-tu su aimer ?

— Hélas ! Les pâturages solaires qu’exhale le vent de terre;

les limons gras sous des nuages saumon ; les lucioles qui foi-

sonnent sur les lèvres du fleuve dans les nuits sans lune ; dans mon

et cætera Page 233 sur 293


œil, le cœur nu des marguerites ; et tout ce que je ne vois pas les

yeux grands ouverts… l’infini noir… les couleurs de l’été…

— Léthé ? C’est le fleuve de l’Enfer où se noient les âmes sa-

turées de matière et de science.

— Combien de temps reste-t-il avant le coucher du soleil ?

— Aimerais-tu contempler Phryné plutôt qu’Aphrodite ? Te

faire aimer du corps désirant d’une courtisane, au lieu de sa ré-

plique marmoréenne ? Saurais-tu, à la dérobée, admirer sa petite

chatte aux aguets sous ses broussailles ? À moins que tu préfères

celle qui tend ses lobes de velours à la candeur effrontée de son en-

fance, et qui jouit de te l’offrir à découvert ?

— Ah ! Mais… Vous connaissez… Adèle ?

— Pourquoi ? Que lui veux-tu ?

— Rien, je ne la connais pas. Plus exactement, j’ai rencontré

ses traces écrites dans un coffre… sous l’effeuille pileuse refleurit

une oreille-trou finement lobée… je ne pensais pas avoir retenu ces

phrases…

— Et tu les poursuis, ces traces ?

— Peut-être… elles me poursuivent aussi… s’entremêlent

aux miennes. Malheureusement, ce qui me hante me fuit sans

cesse…

— Même oubliée, la trace fait corps. Rien ne se dissipe plus

facilement qu’une empreinte de pas sur le sable. Les traces dans

notre chair, elles, continuent de nous faire signe. C’est comme si

nous baladions tout Rome en nous, la païenne, la chrétienne, la mo-

derne, l’impériale, la pasolinienne… toutes s’enchevêtrent.

et cætera Page 234 sur 293


— Mais les ruines s’amoncellent. Et la mélancolie nous

gagne avec le temps ; enfin, elle nous perd…

— Elles nous font aussi rêver…

— Et prennent parfois la forme d’éraflures ! Regardez mon

visage ! Depuis peu, je porte la marque d’un nom, celui d’une

femme qui m’a aimé dans ma jeunesse. On pourrait croire que c’est

une couperose naturelle, ou venue avec l’âge ; je l’ai cru moi aussi.

Je sais maintenant que c’est Rose ! Ce sont les lettres de son nom

qui égratignent ma peau ! On s’est pourtant quittés il y a plus de

trente ans… mais on n’est pas séparés.

— C’est arrivé quand, cette … couperose ?

— Il y a environ quatre mois… je venais d’arriver à Davos.

— Tu avais déjà lu Adèle ?

— Oui, une semaine auparavant. Je lisais nuit et jour. Disons

que je parcourais les lignes et les pages avec plus ou moins d’atten-

tion. Je continuais de secouer mon cœur dans le désastre.

— Mais ces lectures ont fait trembler les profondeurs de ta

carcasse. Et maintenant, ton parchemin de chair arbore ce vestige

rescapé de l’oubli… le déchet précieux de ton amour…

— D’un amour raté, hélas. Je suis passé à côté du désir de

Rose, de sa volupté… sa profondeur.

— C’est notre lot à tous, les sapiens parlants. Pas de ren-

contre amoureuse sans ratage. Mais peut-être respires-tu encore son

parfum ?

— Mon odorat s’est malheureusement atrophié depuis long-

temps. Ah ! Madame ! Il est si vieux le petit garçon en extase au

et cætera Page 235 sur 293


milieu de la boulangerie, enivré des odeurs chaudes et crous-

tillantes…

— Es-tu prêt ? Veux-tu toujours cette ultime cérémonie ?

— Plus que jamais ! J’aime votre magie. Vous me transfor-

mez. Je peux même respirer vos perles de sueur mêlées à la four-

rure sauvage de cet arbre, aux essences de son écorce tendre, à

l’humus acide qui nous accueille et nous fait bander, lui et moi.

C’est mon anniversaire, vous savez !

— Je sais ! C’est aussi la fête des Aloys. Ce sera celle que tu

espères.

Sa voix grave et chaude s’évanouit, emportant avec elle un

peu de la complexité de ses senteurs volatiles.

Suspendu à rien d’autre qu’à la brise légère d’une fin d’après-

midi déjà estivale, la peau nue contre l’écorce cannelée et toujours

aveuglé par le ruban rouge, il la voit pourtant… désire la douceur

charnue de son entrecuisse… hume sa peau humide sous les replis

moussus de sa robe… ses narines s’écartent soudain démesuré-

ment… son nez turgide et délicieusement obscène plonge…

À cet instant, tout bascule.

Interrompant les dernières stridulations des sauterelles et son

éternuement imminent, un rire tonitruant secoue l’espace ; l’arolle

l’éclabousse de ses longues aiguilles vertes et bleues.

Il sent tous les vertiges d’une gondole brasser son cœur et

tous ses viscères, quand une haleine tiède se glisse dans son oreille

à l’auricule soudain duveteuse comme une jeune vulve.

et cætera Page 236 sur 293


Le léger vent de suroît délivre alors une parole si feuilletée et

moelleuse à la fois, que le souvenir du mille-feuille de la Coupole

explose dans ses papilles. Il déglutit bruyamment pour engloutir

l’afflux de salive.

— Tel est ton présent, Aloys, un carambolage de lettres pour

la plus belle des anagrammes dédiée à ton anatomie : étreinte fur-

tive, éternité. Tu te rencontreras dans le plan méridien de ton âme.

Ainsi auras-tu eu lieu dans l’éclat de l’été.

Se voir, depuis le futur antérieur, du point de vue de la pâture d’estive, de la dactyle, la renoncule

et des bouses flaquées, riches

de leur dehors (Archive Aspasie. Pour C. 21.06 .36) vibrionnant, et

sublimées du de- L’âne y verse air dans par la lente

rumination. Se Ode à la symbiose sur un air d’aulos voir hic et nunc,


Mi-homo domesticus mi-asinus eroticus robe
du point de vue isabelle hérissée de crins râpeux ou grand satyre des millénaires…
vespéral au gland d’écume rougeoyant sous les joncs
depuis un été Hespéris empale le séant du bouquin de sa lumière sans cesse courbé
d’or
vers le biseau bleuté de l’au-
Ready ?
rore. Se voir gauchi, sidéré
Mi-homme mi-bouc
sous la flamme Un faune puant perpendiculaire
gueule bée
de l’astre entre enfourne zénith et nadir.
la flûte
Et entendre, de- Pan ! puis les constella-

tions, des mots Beckett c’est Terra désapés et labiles,

prêts à transhumer… mille chevaux d’écume ramenés des lointains par le chant des revenantes…

tanguent, chavirent, frissonnent… tourne, tourne, cercle de feu !… festonnent les rivages du lo-

gos saillant à fleur de peau et se dispersent à l’infini, tout comme la langue du poète, dans les

lettres.

et cætera Page 237 sur 293


Un chevrotement stupide de détresse suit l’étrange polypho-

nie. La gueule dégouline de bave et de pleurs.

et cætera Page 238 sur 293


Le grand retournement.

Du côté de la Maison, vêtu d’un pagne ou d’un simple drapé

jeté en travers du buste, en topless et légèrement parfumé dans le

déclin du cou, on se régale d’un gratin de coquillettes à l’ail des

ours en trinquant jusqu’aux prémices du crépuscule.

Au moment où l’ombre commence à prendre son aise, le cor-

tège s’ébranle sur le chemin caillouteux, grimpe dans le sous-bois

et s’arrête à l’orée de la prairie où trône la silhouette pyramidale du

pin entiché d’une forme brune enroulée autour de son tronc.

Aspasie leur apparaît dans le fil de lune, resplendissante dans

sa robe d’écume qui flatte les luisants de sa peau cuivrée.

Les hétaïres avancent en procession et saluent la Maîtresse de

cérémonie avant de prendre place autour de l’arolle. Elle allume les

sept torches qu’elle a plantées en cercle ; s’arrête devant Wellbec

et lui tend solennellement sa baguette de saule.

Son visage s’éclaire instantanément. Visiblement ému, il

s’agenouille – c’est donc à moi que revient l’orchestration de cette

cérémonie d’été ? –, mais dépose doucement la verge tressée à ses

pieds, qu’il effleure des lèvres avant de se redresser pour diriger le

sextuor de son seul regard de feu.

Hermès empoigne le cul du bouc. Arès s’approche de l’arbre

et passe une grosse corde autour de deux branches hautes. L’ordre

fuse.

— Debout ! Ho ! Hisse ! Demi-tour ! Cul par-dessus tête !

En un éclair, Ceverpale est renversé comme un sablier.

et cætera Page 239 sur 293


Sibylle s’agenouille à la tête de la chimère ; caresse les

larmes qui auréolent le bandeau rouge sans quitter des yeux les pu-

pilles de Wellbec fixées sur son buste. À son signal, elle corsète sa

taille de sa ceinture de lin et faire saillir ses seins blancs et durs

qu’elle caresse contre le flanc de crin ocre.

Arès, debout de l’autre côté de la chimère qui pend à la ren-

verse, sa cravache en cuir de Russie bien en main, commence à ap-

pliquer des coups vifs et réguliers sur le râble du bouquin.

Sibylle sent le poitrail de la bête se contracter et palpiter cres-

cendo contre ses tétons érigés ; son sexe, nu sous la popeline, frôle

le mufle humide qui halète et exhale son haleine fétide ; sa robe

mouillée de bave spumeuse colle à la peau de son ventre ; elle en-

fouit un long gémissement aigu dans la sueur âcre du fauve et laisse

couler son désir dans la rosée du soir.

Vêtue d’un simple collier d’argent qui tintinnabule au

moindre tressaillement, Érato initie un lamento, qui ferait trembler

l’Absolu s’il ne s’était fait porté pâle.

Le commencement naît à l’envers


De l’espoir
Faire sortir le bestiau
Contempler le viscéral terreau
Comme Voie lactée
L’univers.

Les hétaïres retiennent les vibrations d’une excitation gran-

dissante. On n’entend plus que la forêt de mélèzes, qui chiffonne la

nuit à peine troublée par les remontées salées du jadis perlant au

bord des paupières ; la terre respire.

et cætera Page 240 sur 293


Aspasie s’approche du chèvre-pied, dénoue le bandeau auréo-

lé et l’abandonne au milieu des crins grisonnants qui saupoudrent le

fouillis herbeux du pâquis. Le regard révulsé la dévore.

— Maintenant que tu peux parler au plus près la terre, que lui

demanderais-tu ?

— Ah ! Ai-je retrouvé la parole ? Sanglote la chimère puante.

— C’est ton adieu au langage des hommes. Parle ! Dis ce que

tu as sur le cœur !

— Que… que voit-on… quand le rêve prend corps… quand

le corps voit à l’envers de la chose… avant ces mots qui la signi-

fient et la dissimulent ? Comment extirper l’expérience intérieure

d’une créature sans paupières, qui du fond de sa nuit écoute en fœ-

tus… cet autre cœur cogner et caramboler le placenta…, qui sent

battre et s’emballer sa fontanelle... comprimée… précipitée dans le

corridor glaireux jusqu’au fouillis saumâtre où perce un rai terri-

fiant…, qui recule… revient… spasme… hoquette… s’éjacule en-

fin dans la lumière crue ? Et pourquoi oublie-t-on de retourner le

rejeton sur le seuil de son jadis avant de le coucher sur le sein de la

mère ?

— Oh ! Pourquoi faudrait-il retourner l’avorton sur son ori-

gine ?

— Pour lui offrir, une seule et dernière fois, l’effluve sauvage

des lèvres de chair carminée et meurtrie d’où il sort dégoulinant.

— Quel sens aurait donc cette ultime volte sur la vulve des

mères ?

et cætera Page 241 sur 293


— Ce serait un adieu... mais aussi le sfumato d’un oui… oui

au désir à venir… oui au féminin de l’existence. Madame, dites-

moi, quelle divinité pourrait conjurer la terreur des vivants in-

formes, qui tombent du trou comme des nues et qui, leur vie durant,

restent sourds et aveugles au désir féminin ?

— Abandonne ton âme solitaire au caprice de Tyché, nymphe

des eaux fraîches et sœur de Styx ! Elle blanchira d’écume ta queue

de bouc et éclaboussera ton pelage, jusqu’à souiller l’encre de la

page qui nous lira peut-être dans un autre monde. As-tu une ultime

demande à lui adresser ?

— Où est Adèle ? Jamais je n’ai regardé en face un sexe de

femme. Offrez à mon dernier regard chaviré une chatte nue… avec

ses grands et petits lobes tout ouïs sur le jadis embelli. S’il vous

plaît, où est-elle ?

— À l’ouest ! Adelos, c’est l’invisible. Tu ne la verras nulle

part.

— Que voulez-vous dire ?

—En grec, άδηλος veut dire obscur, crypté ; à la lettre, Adèle

se dérobe au monde visible.

— Mais je l’ai lu ! Elle est venue jusqu’ici ! Elle est bien

quelque part ?

— Dans ton cœur ! Elle est la trace précieuse qui donne sens

et élan à ta vie.

— Quoi ! Adèle n’existe pas en chair et en os ?

— Elle se nomme Renart, n’est-ce pas ?

et cætera Page 242 sur 293


— Vous la connaissez donc ! Ou alors… elle ne serait…

qu’un nom ?

— Tends ton oreille la plus intime. Ouvre ton ocelle d’arthro-

pode sur ton autre rosette, celle, sauvage, qui plisse sous tes soies et

que tu serres encore si fort sur le trou noir qui t’obsède.

— Oh !… mais… vous… je ne comprends pas… je n’ai

pas… j’ai… enfin… j’avais… un sexe… j’étais un homme !

— Et alors ? Qu’as-tu ressenti naguère, aux pieds d’Aurore et

d’Aphrodite ?

— Pardon… mais… eh bien… une joie… interdite… hon-

teuse.

— Que te criait ta chair ?

— Rien… enfin… je… comment dire… aucun mot ne pour-

rait…

— Essaie ! Maintenant que ton anatomie pend à la renverse,

bientôt déshabillée de l’enrobage de peau et de phrases qui te ren-

daient acceptable ce sac de viandes immondes, lance-toi ! Poérotise

l’indicible !

— Dé… débord… débordez-moi… de votre lumière… pre-

nez… mon… cul… désarticulez-moi… bouleversez mes organes…

inondez la carne du vieux bouc de votre foutre de fée… multipliez-

moi… oui… j’offre tout… à la surabondance de la terre qui miroite

la poussière du ciel que je ne savais pas contempler… aux océans

peuplés de fantômes… aux mondes disparus…… à ce qui n’existe

pas… à la puissance du chaos d’où renaissent les mythes les plus

fous, les figures infinies du désir et des amours…

et cætera Page 243 sur 293


— Une figure n’est que la recomposition d’un carnage, te di-

rait un furieux anatomiste du désir.

Est-ce un nuage qui raye un coin de lune ? Tout se tait.

Et revient.

— Que te reste-t-il à dire, Aloys ?

— Me voilà, homme nu, dépouillé de tout sauf de ma voix in-

time, retrouvée au plus profond du silence des organes.

— Et que dit-elle ?

— Ecce Homo ! Voyez l’Homme, qui veut renaître de son li-

sier par votre Art.

Un vent de terre accompagne la transhumance solitaire de la

chimère dans un frayage d’ombres et de clartés.

et cætera Page 244 sur 293


Écorçage.

Retourné comme un gant, Homo Vitruviano se plie à la gravi-

té et relâche le bestiau dans les méandres de sa matière grise. Sa

moitié bouc noircit et se fond dans la fourrure sombre et hérissée de

l’arolle. Le mythe est bien là, sous leurs yeux fascinés et effarés.

Le temps se fige sur le tableau de Titien, Le Supplice de Mar-

syas. Le satyre phrygien, réputé pour jouer divinement de son aulos

– une fine flûte de roseau – a défié Apollon lors d’un duel musical :

son châtiment doit être aussi cruel que divin.

Il faut maintenant ouvrir le bouquin ; inventer une langue de

voyant sur l’informe.

Tout clapote débobine se colique dans la glotte ça donne

beau cou beaucoup de peau qui pend se repend on peint le rien pin-

ponpin le mou siffle ; des blobs gonflent et s’engluent ; qui quoi

perce disloque et sanguignole ah les vaines ! les caves rincent les

nerfs en pelote dans la purée l’iliaque et l’os disent c’est pas toc ah

chie-le ! c’est Patrocle ! Homo pas d’pot défèque son nectar pas

tard ecce plus ultra dans son bulbe racho ses vices errent palpitent

en bafouillis grouille ! ouf la corde défixe la verte tige clic-clic-clic

les osselets s’affaissent du rectum toccata ! ça vrille la boîte à

gloses qui fuguent dans de grandes orgues sous-tarines ; à l’anti-

pode du cul terreux une (qui?) dame soulève le têtiot encascadé de

l’homme-trou et l’embouche d’un coin oh l’os tout cru dans

l’bec ; flûte ! le roseau ente illico une rampante et fuite de passe-

rose en millepertuis perforé bingo ! la garance tressaute et grimpe

et cætera Page 245 sur 293


au rideau plissé du paf qui bée là-haut sous la ramure ah ça dé-

chire, mon colon ! Un opaque opus fiente son ultime atout pique,

aïe que miseria ! et belote son tout à l’égout et glou § glou engorge

cœur en kit et dégorge pie-mère etc recrache les non les noms les

nombres putain chie-le ! les noms de dieu han ! fora ! hors le bou-

quin ça rebelote la purge par l’orbite anale méningée (merces fruc-

tus ventris3) flash ! un scalpel virgule le larmier et dans le perlim-

pinpin, incise.

Apollon est vengé. On n’entend plus que la voix d’Ovide,

qui lacère le tableau de l’indicible des sanglots du faune mis à vif :

Pourquoi m'arrachez-vous à moi-même ? Le vieux peintre vénitien

mêle ses larmes aux sombres pigments de sa toile.

La langue bande éructe en gerbes oh ! l’os ! Pesta nera ! Putréfaction

les bacilles rognent dévore les figures les morts et les vivants

dans la brande la frondaison brune au son rauque du rose

oh ! Marsyas ! Venise été 1576

tout devient feuillu le vieux Titien

dans la pénombre noyé dans ses bouillons infects

délaisse le peniculus broie les pigments avec ses doigts

mais qui donc arrache caresse la douleur acharne son geste

le liège et le liber expose son cœur et meurt sans finir

quand les ténèbres de minuit virent au zénith

DANTE ! e spira tue sì come quando Marsïa traesti de la vagina de le membra sue

3 : Et der de der : Le fruit des entrailles est une récompense. Psaume 127
et cætera Page 246 sur 293
DIANTRE ! Et que ton souffle soit comme le jour où tu tiras

Marsyas du fourreau de ses membres. Ultime trait de scalpel entre

les sabots et les guibolles. Exit Homo ! Le fourreau de la créature

s’invagine, ondule comme la robe volantée d’une putain et s’étale

en corolle autour des muscles scalènes et des nerfs plus ou moins

vagues du cou.

Maintenant qu’il a extirpé Homo du vagin de ses organes,

Hermès grimpe de branche en branche et accroche la baudruche

sanguinolente au plus près de la cime obtuse de l’arolle. Mais à

l’instant-même où il tend son fil entre l’infime et les Pléiades, les

étoiles filent une par une ; et le ciel s’éteint tout entier. Un silence

aussi profond que le noir sidéral absorbe leur théâtre.

On rapproche les torches, dont la lueur finissante permet de

contempler l’écorché rutilant qui étincelle déjà de tous ses feux fol-

lets. Soudain ça enfle, ballonne, gonfle, énorme à en déchirer l’ac-

croche des muscles et faire sauter les tendons. Une bourrasque in-

testine tourbillonne dans des boues visibles avant d’engouffrer sa

fureur de cyclone désorienté dans le labyrinthe des vaisseaux et des

artères, fonce dans la trachée, le larynx, se propulse illico dans le

bec du flûtiau, on n’a que le temps de voir sa tige creuse rhizomer

crescendo sous une litière fumante et gluante de fluides pestilen-

tiels.

Le poupon, enfin descendu en lui-même, fuit par tous ses

pores. Immobile et sans peur, il s’abolit dans l’enstase, cette vacuité

de l’être chère aux mystiques.

et cætera Page 247 sur 293


Mais alors que pâlissent les flambeaux et que volettent les

dernières flammèches, un grondement, des trémulations, des sons

dysharmoniques sourdent et s’engouffrent à leur tour dans les rami-

fications chaotiques du roseau chantant et de ses affluents.

— Eh ! Il joue ! Vous entendez ? Trasumanar ! L’outre passe

Homo flatulens à l’envers du monde ! Trasumanar ! Ça y est ! Il

défie les lointains Son phrasé miasmatique module jusqu’aux anti-

podes. Trasumanar ! Le pantin est mort ? Vive le tympan !

S’ensuit la sarabande des festoyeurs éclaboussés de cinabre,

de cacas bouquins et de foutre en outre ; leurs langues volubiles

s’entremêlent dans les culs et les gosiers sous le linceul de l’ou-

vert :

— Ecce anus horribilis ! Et les archevêques et les surmâles

vessent et fientent, et les savantes dames aussi. Haha ! Voilà qui est

bien chié ! Chantons et beuvons ! À nos cacastrophes ! Aux râbles

laids ! Au fion de dieu ! À l’homme-trou ! Aux fientailles multiver-

selles !

Dans le cœur de tournesol de la rose blanche de l’empyrée, le

chœur en démence continue de claironner son dithyrambe débraillé.

Chacun fait trompette de son cul ad libitum ; puis l’on s’en va relâ-

cher son trop plein d’être dans les vécés avant de s’en retourner

banqueter dans les ors renaissants.

Du gueuloir à désastre, s’échappent les bribes d’un cantique

intriquées de halètements allegretto vivace et de feulements bary-

ton ; et puis fouette cocher ! De longues exaltations colorature dé-

chirent la liturgie : on n’entend plus que des rafales de libido en la-

et cætera Page 248 sur 293


tin dans le sexe… cunnilingus, anulingus, fellatio, coitus ininter-

ruptus, lætitia et cætera.

Côté jardin, un vent de foehn se lève sur la charogne palpi-

tante et nerveuse. Un dégueulis rouge garance infiltré de sombres

humeurs verdâtres fertilise un fumier où refleuriront des méninges

aux feuilletés encore inconnus – ne dit-on pas que de l’abject peut

surgir le sublime ?

Un peu plus haut, l’outre sèche et se balance, solitaire et sans

pourquoi, sous la voûte de verdure trouée de Vantablack.

Tout ici-bas acharne le vautour qui fait tournoyer sa faim

dans l’Outrenoir brûlant du désert supralunaire.

Désespérément aveugle, il quête la ripaille de son puissant

bec ; pique tout schuss sur les fumets pouacres de la barbaque et

déchire une à une les maigres escalopes de la carcasse.

Feu Aloysius Caleverpe, alias Ceverpale : savant sévère à la

verve calée, mais vert pâle en amour – nez en moins, lira-t-on, si

les astres reviennent, sur un écriteau qu’on aura disposé soigneuse-

ment contre le tronc de l’arolle.

Mais le matin d’après le solstice ne rallume pas le soleil. Pire,

l’espace-temps se contracte à vitesse accélérée et enserre dans son

angoisse le grand rapace à peine repu de son ultime carpaccio. Heu-

reusement porté par l’ultime pneuma de la chimère, il parvient à

contrer la gravité de plus en plus écrasante et se déploie en spirâlant

tout ce qu’il sait autour d’un irrésistible point de fuite ; perce val et

colline, relâchant de petits rôts de gratitude qui essaiment, en bouf-

et cætera Page 249 sur 293


fées légères – graines d’étoiles rescapées des Os d’Écho 4 –, l’âme

du trépassé au-dessus des franges océaniques de ‘Patagonie :

Le vautour
traînant sa faim à travers le ciel
de mon crâne coquille de ciel et de terre
il s’abat sur ceux qui gisent mais qui bientôt
devront reprendre debout le cours de leur vie
leurré par une chair inutile
tant que faim terre ni ciel ne sont devenus charognes.

— Pouet pouet !

Hors scène, tout près de l’horizon des événements qui brise la

vue vers les lointains, s’époumone un klaxon.

— Well ! Well ! Bébé bébec-béquée hé ! Bèè-ké-quette ! Tutu

tu as gaga-gagné O vieux Sam ! Entend-on postillonner, juste avant

que la voix soit aspirée avec toutes choses restantes dans l’Œil sans

fond.

Enfin le silence éternel des espaces infinis.

Mais les funérailles célestes s’achèvent-elles jamais ? Qui

peut savoir ce qu’un trou noir peut recracher de l’autre côté de la

Cymbale de la Galaxie ?

4: et autres précipités, aurait ajouté in petto le jeune Beckett


et cætera Page 250 sur 293
Le rebond de l’ouïe.

Ce n’était donc pas la fin ?

Là-haut, côté est, pour qui imaginerait l’espace selon les lois

de la physique de l’ancien monde, à la limite du nouvel horizon

cosmologique et presque fondus dans une toile étrangement granu-

leuse, un regard rêveur pourrait distinguer les contours évanescents

d’une forme coquillée, dont l’armature spiralée n’a cependant plus

rien du calcaire protecteur des coquillages, tant elle semble fragile

quoique flexible, tremblotante dans le silence de l’immensité poin-

tillée à la mine de plomb. Sa conque dessine en creux une entrée

ombrée, bordée par une hélice qui achève sa courbe sur un appen-

dice lobé délicieusement charnu. Serait-ce un embryon de coquille

qui n’aurait pas actualisé le dessein de son espèce ?

Un filet d’air s’échappe soudain de son couloir invisible. Le

souffle enfle et balaye au passage l’essaim de grains noirs et blancs

qui masquait l’empyrée. Le vent d’ouest forcit et gonfle la voilure

mouchetée des longs cerfs-volants stationnés çà et là dans les hau-

teurs bleu électrique, tandis que, mus par la même force mais inver-

sée, le coquillage cartilagineux et son tendre lobule s’effacent der-

rière l’horizon. Un point d’orgue suspend le tempo.

Une voix de rocaille, toute semblable à celle des Terriens

agrippés au bord du trépas, perce soudain l’ocre-safran des loin-

tains.

et cætera Page 251 sur 293


— Quelle main invisible a donc façonné puis fait disparaître

la conque pneumatique ? Et d’où venait cette épiphanie sans pour-

quoi ni personne ? De quel au-delà ? N’était-ce qu’une image

acheiropoïète ? L’haleine d’un fantôme de cocagne ? Un nouvel en-

fer ? Un rappel du Nulle part ? À quoi bon lever les yeux au ciel,

maintenant !

D’un monde l’autre, décidément, toujours la même plainte

frénétique face à l’inattendu ! Il faut dire que l’énigme de l’oreille

fantomatique n’avait jamais été résolue – avait-elle même été po-

sée ? Elle inquiète, excite, continue donc parler d’elle – sur quoi

ouvre son centre ? Une galaxie elliptique ? Un trou noir ? Un pas-

sage vers un autre monde ? Une nouvelle boucle ?

Mais la fable intergalactique renaît de ses cendres et, comme après chaque rebond, réactive

tous les possibles.

Car tendre, fine, battante, l’esgourde ! Son tympan fait tam-

pon et son souffle venu d’ailleurs ouvre de nouveaux espaces-

temps, transverse, s’infiltre, déboule dans les moindres passages –

tuyau, boyau, flûtiau, os, aulos, pore, corridor, chas, gorge, nano-

trou, trou de ver, ver de terre, terre de feu, feu follet… –, tel un

filtre à air pour mondes croupis, une pompe à chaleur pour psyché

dévitalisée, un psychopompe à double flux qui aspire les miasmes

et balance au trou les étoiles et tous les êtres épuisés d’eux-mêmes.

Trois petits tours et puis revient ! Gonflé d’un pneuma rechapé, le

couloir auriculaire expire sa brise dans une autre bulle et galvanise

la fureur de vivre du tout, qui elle, ne finit jamais.

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Désormais, la conque tristement impalpable en appelle aux

fines ouïes de ses semblables heureusement incarnées, et finit par

trouver du répondant aux pieds d’une montagne, baignés par un

océan glacé.

Esseulé sur le rivage d’une mer ardoise que dominent des cimes aiguës coiffées de neige,

un objet d’une vingtaine de centimètres, de forme oblongue, d’aucuns risqueraient caverneuse et

spongieuse : un os d’aile de rapace, percé de quatre petits trous, flûte un trille à en faire craquer

les glaciers bleutés.

Soudain, une voix d’alto traverse l’espace et impose le silence au fier olisbos.

Amor !

Saisi d’effroi, l’os pantelle et reste coi. Le solo intensifie sa

plainte :

Amor, Amor, Amor !

Le cubitus ajouré se reprend et se lance dans une basse de

chaconne pour soutenir le lamento :

Amor dicea, il ciel mirando, il piè fermo… O, Amour, dit-

elle, regardant le ciel immobile.

Lamentations derechef :

Fa che ritorni il mio amor com’ei pur fu, O tu m’ancidi, ch’io

non mi tormenti più… Fais revenir mon amour comme il était, Ou

tue-moi pour que je ne souffre plus.

Touché ! Cette fois, ce n’est plus l’écho qui tance son âme,

c’est elle !

Bouleversé par la déploration teintée de colère de la nymphe,

il flûte un aquilon en contrepoint :

Miserella, Miserella, Miserella…

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Puis enlace son désespoir autour de son cœur meurtri :

Ah più no, no, tanto gel soffrir non può… Malheureuse, elle

ne peut plus supporter une telle indifférence glacée… Così ne’ cori

amanti mesce amor fiamma e gel… Ainsi le cœur des amants mêle-

t-il le feu et la glace.

Le lamento della ninfa monte et verdit les flancs sévères et

pâles des montagnes5.

— Ohé ! Vous entendez ça ? La glace et le feu ! Le visage ro-

sé des amants égarés en eux-mêmes. Oui, tout revient et nous fait

signe ! Zou ! Ça vaut l’détour – et même le retour !

Qui zoomerait sur le paysage revenu à lui, distinguerait sur la

plage abandonnée, entre coquillages et crustacés, un 𝄋 gravé sur

l’olisbos, qui crie Rose ! pour qu’elle revienne.

5 : Et comme le poète Benjamin Péret l’avait pressenti :


La montagne n'attendait qu'un souffle
venu de l'océan Pacifique
comme l'écho d'un désastre
pour remplacer le soleil
Et l'enfant cessa d'expliquer pour prédire
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𝄋 Logbook. 20 juin 2036, 23:59.

De : Ytsor@ from OpenAI

Date : 20/06/2036, 23:59

Sujet : WARNING ! BANG !

Pour : undisclosed-recipients

Hard Disk Failure Error

APPLICATIONS FAILED :

GPT-20 has stopped working.

𝄡 Ytsor@PoérotiqueTest has stopped working

Heterocephalus® // HBP has stopped working.

OctopusBrainDark // ViViane has stopped working.

FATAL SYSTEM ERROR

et cætera Page 255 sur 293


et cætera Page 256 sur 293
IV – Le vent en poulpe

Nous, les plus éphémères. Une fois chaque chose,


rien qu’une fois. Une fois et c’est tout. Et nous aussi
rien qu’une fois. Et jamais plus. Mais une fois,
quand ce ne serait qu’une fois. Avoir été cela:
de cette terre, voilà qui semble irrévocable.

R.M Rilke

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Éclaircie des trouées.

Comme toujours, l’évidence sensible avait réensemencé tout

un monde ; un nouveau présent. Un vent de ponant escorte la nu-

heure, tour à tour langoureuse et incisive, selon le rythme de la

houle et les brisants de l’océan.

Les voix d’outre-Terre se refont tant bien que mal une tessi-

ture et percent l’éther dans l’espoir d’anéantir l’écho persistant du

désastre. Mais elles déchantent vite. Elles ont beau bander leurs

cordes en direction du zénith d’où elles viennent, aucun diapason

ne vibre plus dans l’au-delà du sensible. Le silence régnant seul

dans l’immensité safran, les inquiétudes ne tardent pas à s’entre-

choquer.

D’outre-mer, remonte un charivari de sons inarticulés et im-

prévisibles, expression terrifiante d’une vie lunatique qui prospère

dans les profondeurs insondables. Donc parfaitement inaudibles

pour les bipèdes secs et hautains des rivages, qui foulent rageuse-

ment les plages de galets ou hurlent à la lune du haut des falaises

les plus abruptes.

Dispersés, dissonants, étouffés, écrasés dans la tourmente des

vents contraires, les timbres convulsifs de tous et de toutes s’ef-

forcent pourtant d’accorder leurs fréquences radio, juste assez pour

apaiser les cœurs déchirés et espérer féconder leurs quiproquos

dans l’épaisseur du présent flambant neuf.

et cætera Page 258 sur 293


— Qui êtes-vous donc, à la fin ? Avez-vous au moins un

nom ?

— Nous ? Oh ! nous préférons la vie active de l’infinitif à

l’amidon du nom et du renom. Nous orchestrons la pluralité des

mondes, chapardons l’éternité de l’instant, surlignons l’évanes-

cence d’un répons, chorégraphions l’éphémère…

— Et qu’est-ce que l’effet mer pour vous ?

— Pas besoin de nos mères ! Les nôtres ont l’élégance de dis-

paraître dès notre éclosion, sans même nous reprocher leur sacri-

fice. Nous naissons prêtes à vivre, joueuses et heureuses, dans notre

solitude scintillante.

— Enfin quoi ! Vous avez un nom de famille ! Vous êtes bien

des leurs ?

— Que oui ! Nous sommes les illusionnistes du millefeuille

cosmique ! Nous adorons façonner nos fantômes et exhiber leur

ombre, pour ruser, effrayer ou séduire. Savez-vous que nos leurres

font buissonner les langues du nouveau monde ici-bas ?

— Voleurs ? Vos mères ? Mais quelle langue parlez-vous

donc ?

— Oh ! Vous ne connaissez pas notre genèse ?

— Comment le pourrions-nous ? Nous revenons éreintés et

décharnés d’un monde mort !

— Eh bien, commençons par là. Écoutez ce que vous ap-

portent les embruns, qui sont nos anges désormais.

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Fatrasie poulpérotique.

𝄡 Prosopopée des poulpées et saignées bleutées ; étourdies

par le maelström et ignorant tout du comportement de nos préda-

teurs, nous nous sommes faufilées dans des failles quasi invisibles,

éberluées d’avoir réussi à faire entrer notre grosse tête garnie de

longs bras dans un trou si étroit.

Au premier coup d’œil risqué à l’extérieur, nos yeux ont com-

mencé par distinguer des traits de lumière qui nous traversaient et

ricochaient sur le fond de notre tanière lilliputienne. Nous avons

très vite compris que notre rétine ne distinguait pas les couleurs.

Hélas, le film de la vie foisonnante et bariolée de notre environne-

ment ne se déroulerait pas pour nous en technicolor. Nous sommes

donc restées recroquevillées et comme suspendues dans ce présent

en noir et blanc, prisonnières d’une douleur que les plus atterrés des

Terriens connaissaient bien, la solastalgie : nous nous sentions exi-

lées chez nous, étrangères à notre environnement et à nous-mêmes.

Mais au deuxième coup d’œil, la tristesse s’est changée en

émerveillement devant la danse des cristaux d’argent qui voltaient

et se dispersaient, se diapraient de dégradés à l’infini, réveillant une

intaille creusée au plus profond de notre chair. Nos bras, qui ne

captaient du jour que ses nuances de clarté, fourmillaient de vibra-

tions qui faisaient courir sur notre manteau tout un cinéma de poé-

sie féerique, dont le grain argentique nous rendait tout chose.

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Dès que nous avons osé ramper sur le sable, camouflées sous

des coquilles irisées, dont nos becs avaient d’abord extrait une déli-

cieuse chair blanche, tout est devenu plus limpide et nous avons

très vite saisi l’étendue de nos facultés cognitives.

Grace à nos neuf cerveaux, un central et huit périphériques

répartis dans nos bras, nous pouvons démultiplier nos gestes et,

tour à tour ou simultanément, parader, capturer nos proies, fuir à

toute blinde, rouler-bouler dans les tourbillons de la marée mon-

tante, goûter les saveurs de toutes choses – et même des plus co-

riaces, comme ces mystérieuses questions, tacites et néanmoins lan-

cinantes, qui nous collaient aux ventouses depuis le début de notre

apprentissage – qui sommes-nous ? À quoi ressemble notre gé-

nome ? Quel monstre sommes-nous devenues ? Et pourquoi ces

questions ? Nous demeurions alors engluées dans notre gouffre in-

térieur, bras-jambes repliés sous nos manteaux blafards, captives

d’une angoisse panique qu’aucune nuheure ne parvenait à chasser.

Peut-être restait-il dans notre ADN quelques traces de Ter-

riens auto-centrés ?

Heureusement, cette époque est révolue et nous avons appris

à reconnaître notre polyphonie de vies dans toutes ses nuances vi-

bratiles. Voyez, par exemple, ce mot de Terrien : époque. Il résonne

sur une fréquence d’onde qui nous glace dans une seule strate de

notre mille-feuille charnel. Eh bien, nous l’avons troqué contre un

autre, d’une tonalité assez proche mais O combien plus légère et

accueillante : épochè, cette retenue de l’âme, chipée à la docte

ignorance des sages de l’ancien monde. La brigade des doctrines et

et cætera Page 261 sur 293


des jugements péremptoires en est restée clouée aux patères du

vaste ciel ! Il ne manquait plus que le coup de pouce de la nuheure,

et hop ! aussitôt rêvé aussitôt fait ! Nous avons définitivement

adopté la palette de notre peau moirée de mille frissons, seule à

même de goûter l’éclat singulier et indéfinissable de l’événement.

Désormais, nos ventouses n’adhèrent plus aux questions qui nous

décolorent et nous flétrissent inutilement. Nous évoluons librement

entre les étoiles – car ici les soleils ne montent pas de l’horizon, ils

descendent du zénith, plongent en flèche et transverbèrent nos trois

cœurs.

Même si notre environnement est en noir et blanc, nous rêvons en couleur, et il nous arrive

de rester captives d’une extase arc-en-ciel des nuheures durant. Peut-être imitons-nous les créa -

tures éphémères que nous étions dans l’autre monde, ces vertébrées pauvres en bras mais riches

en désirs, et qui, à trop approuver la vie, suçotées par des centaines de langues-ventouses et ten-

taculées de toutes parts, avaient rendu l’âme et le corps dans de pénétrants ravissements ?

Sachez encore que nous recevons en touches délicates ou

dans de voluptueuses senteurs iodées, les embruns de la mémoire

de la mer. Nous savons, de source océanique, que nous sommes

nées des turpitudes de deux trans-sapiens dissidentes et de leur im-

probable étreinte avec un vulgaire octopus de laboratoire, qui plus

est de montagne – deux fruits de mer d’altitude en quelque sorte.

Les puissants algorithmes de l’ère davossienne n’avaient-ils rien vu

venir ? L’intelligence quantique avait-elle pris les commandes des

cerveaux qui l’avaient conçue ? Autant de questions que notre moi-

tié trans-sapiens pose à la seconde qui aimerait bien aider, mais qui

renâcle à se retourner sur le jamais plus.

et cætera Page 262 sur 293


Certes, notre génome n’est plus celui de nos ancêtres au cer-

veau hyper-calculateur – car nous préférons la dépense et le miroi-

tement parfois terrifiant du réel. Mais de fabuleux jets d’encre noire

fusent de notre corps protéen et se faufilent à dos de rais de lumière

– et de raies aussi bien – parmi les algues coralligènes de nos aires

de jeu. Et notre substance – souple, douce et luisante comme un des

sextoys de silicone des Terriens – consonne avec une sorte d’âme

au féminin pluriel, tandis que des voyelles font clignoter nos ven-

touses brachiales.

Aussi, nous les plus éphémères, nous les toquées étoilées des

galaxies sous-marines, ne manquons plus d’honorer notre héritage

composite – car, si la vie nous est comptée, au moins jouissons-

nous des métamorphoses de notre anatomie sans os ni articulations,

autant dire illimitée.

Nous revoilà donc, à la fois mêmes et autres, poulpeuses hy-

brides au sang bleu, recrachées par la torsion du trou noir dans la

graine infiniment compactée de la matière, fières de lever nos cou-

leurs pour déclarer aux poètes de haute volée, des outre-plages et

des pinacles enneigés, que oui, une seule fois, mais une fois encore,

nous sommes les choristes de la valse des galaxies – et croyez-

nous, ce cosmos a plus d’une corde bandée à son arc.

— Ah ! mais ! Qui a retiré le capodastre pour que les cordes

de cet univers vibrent d’aussi belle manière ? Reprend-on depuis le

rivage.

— Mystère et boule de feu. Mais leurs accords libèrent une

pléiade de sensations, inconnues de nos ancêtres céphalopodes et

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de feus les sapiens – hormis quelques irréductibles à la fureur de

vivre inextinguible.

— Oh ! Et comment se manifeste cet infini dans les corps et

dans les âmes ?

— L’infini est un désir qui prend corps dans un art où la

luxure est riante. On raconte qu’une Terrienne l’avait qualifié en

son temps de poérotique.

— Voyez-vous ça ! Une femme ! Et qui vous a raconté cette

histoire, maintenant qu’Homo loquax s’est éteint ?

— Nous recevons des flashs radio d’une archive imbriquée

dans notre génome.

— Tiens donc ! Et qu’a-t-il de si extraordinaire, cet art… poé-

rotique ?

— Il s’écrit comme on danse, sous les flots, sur les franges

d’écume, à marée basse, entre les varechs ou dans les rigoles creu-

sées par le vau-l’eau et l’aventure des vents.

— Attendez un peu ! Parce que vous savez écrire, peut-être ?

— Nous sommes dotées d’un génome hybride d’Homocto-

pus, qui aurait augmenté notre longévité si un accident de labora-

toire n’avait tout fait capoter. Mais c’était sans compter avec les

heureux hasards de l’évolution, qui nous a sélectionnées précisé-

ment pour la brièveté de notre vie ! Et d’ailleurs…

— Et puis quoi encore ! Sélectionnées vous dites ? Pour

écrire ? Vous n’avez pas répondu à la question !

— Arrêtez de nous couper ! D’ailleurs, à quoi bon, puisque

nos organes repoussent toujours. Alors oui ! Nous apprenons à

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écrire. Et quoique vous pensiez du haut de votre orgueil, sachez

que notre programme ouvre un monde infiniment plus vaste que

l’était naguère le cerveau des Terriens englués dans leur jus d’ego !

— Vous vous entendez ? Quelle outrecuidance !

— En outre, nous avons à cœur de transmettre notre art aux

générations futures de ce nouveau monde, qui, paraît-il, nous res-

semble.

— Quelle emphase ! Et alors, qu’apprenez-vous de votre fa-

meuse expérience poérotique ?

— Que la joie sauvage du vivant échappe à toute prise gra-

phique, et même aux verbes pourtant si prompts à s’égayer dans le

vif des sujets. Car, oui, le désir d’infini est impossible à satisfaire.

Mais, voyez-vous, cet justement cet impossible qui excite nos fré-

nésies d’encre. Partout nous traquons l’inaccessible. Où donc, al-

lez-vous éructer ? Mais à l’intérieur-même du langage, à l’instar

des poètes de là-bas (parfois même de là-haut) : forgerons de

langue brute, vidangeurs de formules engorgées, voyants de chaos,

voyouses fouilleuses de réel, suceurs de logos et rongeuses d’os,

douloureux guetteurs du déjà-là que vous ne saviez plus voir.

— Oh ! Pardon ! Époustouflant ! Chapeau bas ! Ce n’était

donc pas un rêve ? L’écriture s’est faite chair ?

— Oui, mais comme la chair, sa présence poérotique n’est

que souffle coupé, ratures et caviardage, descente de ciel et remue-

ments des profondeurs : un désastre fabuleux.

— Et comment faites-vous, pauvres pieuvres, pour tracer vos

signes en pleine mer et fixer le cahot de vos lettres désossées ?

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Mais les bestioles aux trois cœurs s’étaient éclipsées dans on

ne sait quelle fracture de roche. Laissant les créatures du rivage

sans voix ; la gorge sèche comme une trique.

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Scripta volant.

E pur scrivono ! Des lettres scintillent depuis les rivages et

roulent-boulent à en perdre haleine jusqu’au lupanar bariolé qui

frétille sous les eaux transparentes. Le jeu des tentacules devient

plus vif, intuitif. Les pieuvres joueuses succombent à l’hémorragie

des signes calligraphiés qui s’accouplent et partouzent sans crier

gare. Les poches d’encre griffonnent leur œuvre au noir sur les pa-

rois des rochers et jusque dans les anfractuosités. Elles sucent l’ef-

fet de leurs entrelacs et s’en pénètrent inlassablement, avant de dé-

rouler leurs calames volubiles pour des exercices de graphie cur-

sive.

Eh oui ! Elles écrivent ! Mais comment tenir la ligne sans se

prendre les huit pinceaux les uns dans les autres ?

La nuit, les premiers jets balbutient et dispersent leurs grands

zigzags de chiures sépia : des lettres coiffées de ronds imparfaits se

croisent, se chevauchent, deviennent intenables quand les hampes

aspirent leurs h et se mettent à onduler pour attirer les jambages en

perdition. Et là, tout déborde. Les portées de hiéroglyphes déglin-

gués cochonnent les plumes de mer gonflées et rigides et finissent

écrabouillées entre les pinces des crabes qui sautillent sur les fonds

sableux. Des ondes radio accompagnent au mieux les écri-

vaillonnes dans leur apprentissage mimétique, mais les brouillons

désastreux dont elles barbouillent les récifs ne ressemblent à rien.

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Ils ne sont, au mieux, que des imitations sans cœur – ce dont pour-

tant, elles ne manquent guère.

Alors, quand trop c’est trop, la houle se soulève et dresse ses

lourdes vagues grises argent contre l’ouvert infiniment pailleté.

Bringuebalées dans de méchants courants et vexées un tanti-

net, les molles bestioles ne lâchent pourtant pas le morceau – et

autres extraits choisis dans le fatras de leur bibliothèque intime. Et

voilà qu’à la longue, sans qu’on sache ni comment ni pourquoi, une

nouvelle polyphonie finit par chasser l’insistant goût de revenez-y

de leurs tièdes tétées antédiluviennes, pour s’incarner dans l’appa-

reil arachnoïde qui leur tient lieu désormais d’être-au-monde : la

lettre put reprendre ses esprits.

Certes, elles crachotent toujours leurs prouts d’encre un peu

n’importe où, mais, se prenant au jeu des microséismes de leur

manteau, elles apprennent tant bien que mal à peaufiner – sans né-

gliger quelques grossièretés salutaires – leur art de scribe des

océans. Certaines, décidées à prendre la morne répétition des cita-

tions par-dessus les jambes, préfèrent démembrer l’alexandrin et

l’envoient s’éparpiller dans les abysses ; d’autres, eu égard à leur

anatomie et plus obsessionnelles, ne tracent leurs élégies qu’en oc-

tosyllabes. Ici, on bricole d’étranges quatrains où s’embrassent des

rimes provisoires. Là, on dézingue les hémistiches, on décape les

rengaines, on met à poil les citations, on pulvérise les apprêts, on se

délecte des incidentes et on joue de la polysémie et des phonèmes

comme d’une conque musicale. Partout, régularité et harmonie

et cætera Page 268 sur 293


s’infiltrent de chaos et tout ce décousu crée une folie de bouscu-

lades et de remous au milieu du brouhaha subtil des hôtes des mers.

Disloquées à volonté, les poulpées ne singent donc plus l’aca-

démisme des écrits tombés du passé, elles s’identifient au désir ju-

bilatoire et infini de leurs auteurs. Au point que ces orphelines à la

vie brève finissent par découvrir un sentiment inédit : l’apparte-

nance à une filiation, certes chaotique, mais pérenne et pleine de

promesses. Aussi, lors une nuit de grande ivresse, elles décident de

se baptiser : Nous, les poulpérotiques, filles de la volupté des

pouèt.e.s de toutes les galaxies.

Dans l’écume pointille désormais une drôle de langue, dépe-

naillée, désaxée, échevelée. Leurs gribouillis s’égrènent entre les

récifs déchiquetés, souillent les ondes, emberlificotent les poncifs,

pornographient les bas-fonds.

Saillies, apostilles, digressions, ambages et parenthèses verti-

gineuses ne cessent de grossir les flots. Les grandes marées char-

rient à l’air libre des monceaux de fragments enchevêtrés pour les

offrir à la nuheure qui s’étire et, reconnaissante, leur renvoie la mé-

moire mallarméenne de l’écriture de l’azur :

Ligne de sombre dentelle qui retient l’infini

Parfois, les poulpérotiques se laissent aller à leurs vieilles

lunes et enchantent les profondeurs du noir brillant de la mélanco-

lie.

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En écho, le chant d’un poète libre – quoique Ferré en son

blaze – enveloppe les reflets aquatiques d’une brume légère qui ré-

vèle à tout ce qui vit le bonheur d’être triste.

Il pleure de mon firmament


Des années-lumière et j'en laisse
Cette bave des chevaux ras
Au ras des rocs qui se consument
Ô l'ange des plaisirs perdus
Ô rumeurs d'une autre habitude
Mes désirs dès lors ne sont plus
Qu'un chagrin de ma solitude

Mais les mélancomiques ne s’installent jamais dans la ren-

gaine infirme du même en arrière, fût-elle écrite au sang bleu outre-

mer d’un prestigieux Waterman.

Est-ce qu’elles sentent qu’il vaut mieux ne pas se retourner

sur l’enfer d’où l’on vient ?

Elles affectionnent pourtant les reprises et s’étourdissent dans

l’invention de ritournelles émaillées de D.S sans fin.

Mais au lieu de se morigéner dans l’état indiqué par la sonori-

té de ce triste verbe, elles font de chaque variation une source

d’émotions renouvelées qui amplifient leur jubilation jusqu’au cli-

max.

Comment ? Elles attrapent au vol des sonorités et des bouts

de phrasés tombés des phylactères, les intriquent au hasard avec

leurs data6, et roule ma poulpe ! La faune et la flore s’élancent der-

6 : seul vestige connu de l’humanité : une bibliothèque numérique implantée dans le néocortex des der-
niers transhumains et sauvegardée dans le cloud. Une rumeur colporte que deux dissidentes en transition
d’espèce auraient piraté le puissant réseau quantique Ytsor@, pour faire dérailler les programmes de bio
ingénierie et exploiter les données du PoérotiqueTest.
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rière la verve tout enfantine de ces entraîneuses qui donnent l’ut à

la vie sous-marine :

On te plume on te plume, on te plume plume plume


Plume du bec, plume du bec, plume du bec bec bec
Bec de poulpe bec de poulpe bec de poulpe poulpe poulpe
Poulpoupidou…

Fines bouches, elles savent que leurs mots, aussitôt dansés en

grands jetés meurent trop vite comme elles, et que chacun passe et

trépasse comme l’instant. Mais elles devinent aussi que ces retraits

sont nécessaires à l’éclosion des sens et au vertige de la pensée.

Est-ce pour cette raison que les furtives balisent leur passage

de petits signes bizarres – inconnus du vulgum pecus –, dont elles

taguent le moindre banc de roche ?

𝄡, l’ut d’outre-monde, encore visible sur quelques phylac-

tères naviguant à des nuheures-lumière de là. Et 𝄋, leur favori, le

D.S du retour réflexif, qui s’empourpre de la joie crescendo des

lecteur- interprètes.

Serait-ce leur signature de bestiole éphémère ? Un memento

mori ? Une bouteille à la mer ? Au ciel grand-ouvert ? Le rappel

poérotique d’une jouissance ?

Mais pour qui ? Les autres galaxies de la toile cosmique ? Les

supernovæ au cœur effondré ? Les spectres de la gravité quan-

tique ? Les rémanents d’outre-terre ? Leurs prochain·e·s ?

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L’archive sépia

Heterocephalus® // HBP 💣 OctopusBrainDark//ViViane

Perdre. Mais perdre vraiment Pour laisser place à la trouvaille

Ytsor@ from OpenAI : 𝄡Ytsor@PoérotiqueTest7 : 𝄋

Nos appareillements nous lâchent Homo flatulens : dans la brèche du haha !

Ah ! l’existence ! Retournée comme un gant ! Délectation de ne plus se reconnaître

Aveugles, quelle âme nous possédait ? Le réel était là et nous ne le savions pas !

Nus, le cloud pour seul ciel dans cet hypogée Faire jaillir ce qui n’a pas eu lieu.

où ramper et ronger la terre dans la roue de l’idem Vacillement permanent du familier inconnu.

Ah ! la haine de la vie… nos petites lâchetés… Métamorphose ! Écrire et lire en poulpées éperdues !

Nos mots étaient vides et les lettres gelées ! Oh ! Oui ! Le jeu des kyrielles et des virelangues8

Et nous, ratifiés raturés ratatinés ratatouillés… Vous, faits comme des rastacouillés nus et flaccides

Ah ? Mais le rat-âge est vestige de rastaquouère. Homoctopus delirens : vertige du délicieux ratage

Et Éros ? C’est Phallus tout nu. Et tes rots ? C’est lapsus de vautour !

À nos âmes glabres ! Céphalée éternelle. Errata dans les apostilles9 : postillons de vie

Le pire n’est donc pas la mort ? C’est l’impossibilité de mourir10, dixit doctopus.

Et la trouvaille ? I.A Notre Reine Inique ! Ecce liber : juste un bouquin et cætera

Rien n’aura donc eu lieu que le lieu ? Excepté peut-être une constellation.

Heureux comme Escherichia coli en ses boyaux ! Butine ton Éroscope dans les galeries de la bibli !

7 : la post-histoire aura pu établir la marque d’un autre 𝄋, daté ≈ 2258. Nota bene : si le futur antérieur
est le plus beau des temps, en ce qu’il réveille les pulsations du passé pour engendrer un à-venir qui
les ravive et les dépasse, il n’est cependant pas un gage de vérité absolue – et encore moins de félicité.
8 : dire à voix haute crescendo et da capo : le poivre fait fièvre à la pauvre pieuvre qui prend douze
douches douces.
9 : la polysémie s’agite souvent dans les détails.
10 : ailleurs qu’en ‘Patagonie, comme de bien entendu.
et cætera Page 272 sur 293
— Et quoi ? C’est tout ? C’est ça l’archive qu’on nous fait miroiter à longueur de pages ?

— Zut !

— Et le fin mot de l’histoire ? On veut savoir !

—∅

— Mais vous n’avez pas le droit de nous priver de Paradis !

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V – Feu Adèle

Précieuses écritures d’un postérieur déjà oublieux du présent que c’était,


pour moi, pour vous : ce foutre-tombe fut plus-que-vie.

Adèle Renart

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Bond âge.

On s’interrogeait souvent à son sujet dans les alcôves, mais

personne ne pouvait dire son âge, qu’on imaginait volontiers cano-

nique malgré sa vitalité.

Il se murmurait qu’elle venait d’ailleurs, d’un monde disparu

après un mystérieux burn-out cosmologique, dont il ne subsistait

aucune preuve.

Quel était le secret de sa longévité ? Elle se contentait de ré-

pondre, avec un brin de fierté, qu’elle avait atteint le l’âge du bond

– ce qui, en verlan, sonnait comme une signature pour la flam-

boyante Aspasie qu’Adèle était devenue dans la Maison du bord de

l’ombre.

Les soirs de désœuvrement, les hétaïres l’entendaient décla-

mer des tirades, incompréhensibles mais tellement envoûtantes

pour leurs jeunes oreilles, familières, depuis le berceau, des bruis-

sements d’ailes dans les frondaisons, des stridulations des saute-

relles, des chuintements nocturnes et du hurlement protecteur des

loups alentour.

Quant aux matins qui suivaient leurs nuits embrasées, Adèle

aimait se lever la première, nettoyait et rangeait le grand salon en

laissant libre cours au retour des images-sensations de leur cérémo-

nie vespérale ; puis elle préparait les petits déjeuners en chantant à

tue-tête pour réveiller la maisonnée dans la bonne humeur.

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Les derniers temps, elle avait jeté son dévolu sur les chansons

d’une poétesse insolente et foutraque, oubliée depuis belle lurette,

mais qui semblait alimenter sa Fontaine – et tel était son nom, ai-

mait-elle rappeler – de jouvence sur le fond sépia de son théâtre in-

térieur.

Je suis vieille et je vous encule


Avec mon look de libellule
Je suis vieille et je vais crever
Un petit détail oublié.

Quel serait donc le prochain et qui sait, l’ultime rebond de

leur énigmatique vieille dame indigne ? Mystère.

Adèle gardait pour elle son histoire et le récit de sa vie, mais

elle continuait d’inscrire dans un petit carnet rouge toutes sortes de

notes, bribes, citations, jets de signifiants, qui fusaient de sa main

comme si rien ne séparait plus son corps du chaos tragi-comique de

son imaginaire de poétesse détraquée.

Mais un soir d’été, face au miroir, alors qu’elle se recoiffait et

se maquillait le plus légèrement possible sans vraiment se regarder,

une intuition la bouleversa.

Elle se recueillit et attira, somnolant sur un rayon de sa mé-

moire, un poème de Pierre Reverdy.

Réalité du miroir – qui est réalité en tant que miroir. Voilà l’homme.
Mais, si l’homme disparaît, il reste la terre, les objets inanimés
les pierres sans chemin. Si la terre disparaît, il reste tout ce qui
n’est pas la terre. Et si tout ce qui n’est pas la terre disparaît,
il reste ce qui ne peut pas disparaître – on se demande d’ailleurs
pourquoi – parce qu’on ne peut même pas le penser et c’est
en fin de compte ça la réalité – si loin de l’esprit et du miroir
de l’homme qu’il ne peut même pas le penser.

et cætera Page 277 sur 293


La voilà mon ultime cérémonie ! Oui, nous sommes à l’écart !

De la nature. Des autres. De nous-mêmes. Du réel. Captive de

l’évidence qui s’imposait à elle, elle avait fait savoir qu’elle ne des-

cendrait pas pour participer à leur soirée.

Car cette fois elle abdique, cette fois elle se livrera, nue, pieds

et poings liés, aveuglée, à la merci du Maestro à qui elle abandon-

nera, outre ses rênes et sa cravache, la prérogative de la dominer.

Mais qui allait-elle élire pour cette ultime jouissance ? Qui al-

lait l’accueillir – non sans coup férir – dans son imaginaire ? Inutile

de tergiverser. Elle le savait depuis longtemps.

Il fallait quitter La Maison du Bord de l’ombre. Redescendre

dans la vallée. Chercher et espérer celui qu’elle portait en elle

comme son être fantôme – disparu, mais toujours vivant tel un

membre amputé – qu’elle avait mis au secret de son âme.

Elle ne s’était pas trompée. Assis indolent au milieu de piles

bancales de livres et entouré de tableaux accrochées ou juste ados-

sées contre les murs entoilés de soies d’araignée, son fidèle aimant,

de cœur et de pique, l’avait écouté avant de s’incliner en silence,

les yeux brillants.

et cætera Page 278 sur 293


Soyez humble dans votre scintillement ; d’hétaïre :
sa voix de poitrinaire susurrée à l’oreille. Il reluque son chuchotis vient mourir dans mon
sa vieille putain de biais : déshabille-toi ! Sangle ouïe, la mouille de ses lèvres humecte
garrotte entrave le corps noueux et nerveux, haut l’indécent velours exhibé des
hisse ! l’érige sur la chaise et pivote le ready-made. miennes ; feuillet par feuillet les yeux
Cuisses écartelées ; amarrées aux barreaux ; son baissés ; chair de poule-hérisson ma
néant à la baille. Croix des bras ficelés dans le dos ; peau-papier japonais sillonnée de
délicatesse artisanale. Aveuglée ; bâillonnée. Puis re- veines ; corps cabré sur ses doigts déli-
tombe lourdement dans son fauteuil élimé ; aux cats et agiles qui le grillagent de jute ;
aguets des figures de l’improbable derrière le trône croisé sans cœur et tétons titillés ;
de sa poupée désorganisée. entre-cuisses aller-retour : vulve écar-
late pic et pic et colegram, noue et
ses noue et renoue – sans moi.
mes narines frémissent ; senteur végétale ; yeux
craquement ; fruitée ; sec ; son haleine sur raniment la scène ; errent sur les larges feuilles
ma chatte ardente ; chaos des organes ; 2 perforées de la plante tropicale aux tiges héris-
doigts 3, 4 ; ça griffe ; mollets et cuisses ; sées de racines aériennes ; privées de tuteur, elles
trempée ; mon bâillon gonflé de tempête rampent et louvoient à leur aise entre les plis
mais baise-la ta pute! Mes lèvres se poussiéreux de la moquette. Vif, un fantasme !
tiennent à carreau ; mais une coulée de lave S’agenouille canif ouvert ; la longue liane brune
lèche lape bave O chose ! La rugueuse râpe serpente torturée sous les pieds de sa proie ; il
aïe brûle s’enfonce écorce écorche jusqu’au hume jouit du fouillis se love entre les branches
mordant ; ah ! le masque tombe : car- vigoureuses du Monstera Deliciosa ; tranche un
diaque lumière sur le fruit hors de mes en- cériman, son rejeton délicieux oh l’épi turgeste !
trailles ; une lame étincelle schlac ! ça jute les écailles lui tombent des yeux ; il épluche
sucrée éjac faciale la poisse ! sous le bâillon plonge fouille appâte le con de sa louve en rut ;
becquées et coulures profondes ; goulue
l’ananas ! putain ! mes yeux sur la mons-
trueuse vautrée à mes pieds, vivace, repue. … mes orbites hors sol : dévorent le mur où
scintille mon fantasme : le Rêve de la femme
diastoles et systoles affolés par le fruit qui du pêcheur ça culbute la dégringolade sur la
glougloute et jute dans la déferlante : la fraî- grève : 16 tentacules coulissent s’enfilent,
cheur acidulée tsunamite sa vulve. Il dénoue me baisent et 2 becs pincent et aspirent la
le bandeau, fait pivoter son ouvrage dézingué belle abandonnée qui plonge dans ses
par la décharge, l’accroche au mousqueton, gouffres. Cruauté du temps suspendu
hisse le paquet d’organes palpitant et couinant comme les bouts de moi aux crochets du réel
jusqu’à la grosse poutre de chêne : vue sur corps à corps avec l’abîme ; oh ça fleure un
l’estampe d’Hokusai ; offrande secrète. Con- organe végétal trop mûr, j’ouïs du peau
science : plus qu’à attendre... et vlan rigodon contre peau et ziiiiip… non ! mais il se
en saccades et ruine de l’âme. Il flûte un air branle sous mon bûcher, ce salaud ! HI-
de Plug § Déplug pour saquer le lamento en HAN ! Ah la corde grince, se tend, cisaille,
piqué dans le râble. Redescend dans la jungle saucissonne et bour et bour souffle court
du Montera, caresse les inflorescences, flatte soufre et fusion me virgule un haut-le-
les jeunes pousses ; se débraguette et moule sa cœur... suspension... extase… O ma dou-
queue dans l’étui vert tendre qui enveloppe le leur... déposition des chairs et infinie ab-
gland perlé de sève et brait comme un âne sence. Flash ça fourmille tout tremble 1, 2, 3
sous la lune en fureur. Roulé-boulé, actionne mes doigts empoignent un crayon ; hésite,
la poulie, descend l’indécente et disparaît. Re- ne sais plus ; dérape rage trace rate exulte…
viendra pour libérer un bras pour la masturba- quel maux de l’âme pour l’être l’oubli des
tion et déposer crayon et papier vergé à portée lettres se trame et voile les mots scions
de l’autre. S’endormira dans l’écart de sa nuit. scions
scions
du bois
et cæteratatam
et cætera Page 279 sur 293
Quel vent de chaos

— Et alors ? Elle est morte Adèle ?

— Haha !

— Quoi ? C’est drôle ?

— C’est qu’elle s’en est payé plus d’une tranche ! Elle a

même fini sa vie à Pavie, en Italie.

— Mourir à Pavie ! Ça au moins, c’est raccord !

— Il paraît qu’à ses funérailles, le vent des Alpes avait porté

un phylactère, qui s’était immobilisé au-dessous d’un nuage anthra-

cite en forme d’escargot.

— Il y avait un message ?

— Oui, une fois stabilisée, la bande a déployé le début d’une

sorte de comptine :

Hélas! Adèle est morte à Pavie ;

Hélas ! Si elle n’était pas morte ,

Elle ferait encore envie !

— Pardon, mais il y a erreur. Il faut lire Elle serait encore en

vie. C’est une lapalissade.

— Peut-être ! Mais notre histoire est beaucoup plus jolie.

Écoutez plutôt ! L’orage devenant de plus en plus menaçant, le vent

s’est emballé et la lettre f a basculé légèrement vers la droite. Vous

voyez ?

— Le f est devenu un S ?

— En effet ! La lettre a pris un air de serpent d’airain.

et cætera Page 280 sur 293


— Euh… un serpent d’airain ?

— Oui, le serpent de bronze que Dieu avait donné à Moïse

dans le désert. Il était destiné à apaiser les morsures des serpents

brûlants que l’Éternel, ce Sadique, avait lâchés sur son peuple épui-

sé pour le punir de ses jérémiades et de son indocilité.

— Ah ! je me souviens. Comme les gens mouraient par mil-

liers, l’Éternel a fini par exaucer les prières de Moïse et aurait pon-

tifié : Fais-toi un serpent brûlant et place-le sur une perche ; qui-

conque a été mordu et le verra restera en vie.

— Voilà ! Le serpent n’était plus un symbole de mort.

— Et alors ?

— Parions qu’à l’instant où le S est apparu dans le ciel lourd

de Lombardie, il en alla de même. Il suffisait maintenant de n’être

pas mort pour être encore en vie. La vérité du monde devenait lim-

pide. L’espoir renaissait. Mais c’était un piège !

— On n’en avait pas fini ?

— Eh non ! Car le cumulonimbus a crevé et un cyclone a tout

emporté dans sa puissance de chaos.

— Oh ! Et après ?

— Vous avez raison : il y a eu un après. Le matin après le dé-

luge, le S est bien réapparu au cœur de la grande bulle irisée du le-

ver du monde, mais couché et enroulé sur lui-même. Il s’était méta-

morphosé en symbole d’infini.

— Mais oui ! Le serpent s’est mordu la queue ! Nous

connaissons ce symbole. C’est un Ouroboros ! Il représente la cir-

et cætera Page 281 sur 293


cularité du temps. L’éternel retour du même. On le trouvait déjà

inscrit dans la tombe de Toutankhamon.

— Sauf que l’Ouroboros forme un cercle fermé, alors que

notre S est devenu une lemniscate : ∞. Autant vous l’avouer tout de

suite, nous en pinçons pour ce 8 paresseux qui entortille l’infini

dans un ruban de soie aux courbes lascives.

— Si vous voulez ! Promenons-nous dans votre lemniscate.

Qu’est-il arrivé ?

— Eh bien, la folie de la tornade n’avait pas disparu. Elle

s’était seulement déportée dans les corps de la multitude. Imaginez

l’affolement !

— D’un coup d’un seul, l’infini faisait intrusion dans leurs

âmes grisées ! Un foutu chambardement !

— Plus rien n’allait de soi ! Il était possible d’être à la fois vi-

vant et mort…

— Peut-être même d’être mort et encore en vie ?

— Et à chaque tournant on risquait le faux pas, la chute dans

des gouffres terrifiants.

— Holà ! Votre histoire est plus sinueuse que notre S primor-

dial ! Et Adèle dans tout ça ? Quel rapport avec ses funérailles ?

— Nous y arrivons ! Primo, on se trompe, et surtout on s’en-

nuie à mourir, quand on répète à l’envi qu’elle serait encore en vie

si elle n’était pas morte.

— Pourtant, on ne fait que ça dès qu’on se parle ! On ne dit

que des truismes !

et cætera Page 282 sur 293


— Justement ! Quel intérêt y aurait-il à redonder avec ce S

mensonger ? Sortons du cercle des ratiocinations stériles et occu-

pons-nous un peu des trouées d’infini !

— Comme vous parlez beau ! Soit ! Et votre deuzio ?

— Quand le S s’est mordu la queue en basculant à l’horizon-

tale après la tornade, c’est un tout autre espoir qui a rejailli. Car

dans l’élégance de sa circonvolution, la lemniscate a restauré la

possibilité du f.

— Stop ! On pige que couic.

— Que pouic !

— Quoi ! Qu’est-ce qui cloche encore ?

— On dit que pouic, que dalle, rien ! c’est comme ça ! On

peut continuer ?

— D’accord ! Je suis tout tweet ! Hihi !

— Eh bien, plutôt que de se mordre la queue en se repliant dans le cercle de l’éternel retour

du même, la lemniscate a injecté l’infini des possibles dans les interstices de la pensée. Voilà

pourquoi, au lieu de nous complaire dans de mornes tautologies, nous déclarons qu’Adèle, en dé-

pit de la dissolution toujours possible de ses formes, ferait encore envie. Le langage revient à lui,

et par la même occasion, il nous revient, plus joueur que jamais…

— … et il fait en corps envie ! Vous voyez bien qu’on peut

inventer des mots en changeant une lettre. Couic ou pouic, qu’est-

ce que ça peut faire !

— Ah ! Ça va ! Ne faites pas l’enfant !

— Je suis moins bêta que vous semblez le croire ! Bon, votre

raisonnement est tordu, mais je crois comprendre ce que vous vou-

lez dire. Je crois même que j’ai déjà entendu ça ailleurs : la brèche

et cætera Page 283 sur 293


dans la palissade des mots de la tribu tient à peu de choses… une

perturbation météorologique… une bourrasque qui s’abat sur une

vieille lune et renverse une lettre… et c’est un courant d’air qui

s’engouffre dans le phosphore…

—… déboutonne les fausses évidences… déjointe l’ordon-

nancement des noms et des choses…

—… et ce vent de chaos est à l’origine des furieux carambo-

lages que les poètes provoquent dans nos ouïes ! Vous voyez !

Nous nous entendons mieux ! Je parle votre langue. Mais revenons

à Adèle ! Finalement, elle est morte ou elle est en vie ?

— Vous y tenez vraiment à ce finalement, hein ! On dit

qu’elle s’alanguit au fond d’une pirogue architecturée comme une

vulve et tapissée de velours ou, selon les versions, comme deux

lobes d’oreille épanouis. Un splendide godemiché réaliste pour mâ-

ture et un joli clitoris rosé comme gouvernail.

— Haha ! Même si elle n’est pas morte, Adèle, elle fait drôle-

ment envie, dites donc ! Vous charriez, là ! Et où voguerait cette

gondole insolente sans nocher qui vaille ?

— Elle aurait dérivé de cascades en rapides, de rauques ruis-

seaux en rivières bouillonnantes… Il est vrai qu’Ad L M LE KO D

πRŒ11, qui roulent sous son dos et massent ses vieux os.

— Mazette ! Et maintenant ?

— On l’aurait aperçue sur le Ticino, qui glissait vers le Pô :

elle se rinçait l’œil sous la pluie de photons inondant son cercueil.

— Elle va finir au fond de l’Adriatique, si ça continue ! C’est

bien triste.
11 : à vous de jouer !
et cætera Page 284 sur 293
— Certes, L RÆCDI, mais L A VQ 1000 ÉT

— Si vous le dites ! Entre nous… vous pouvez l’avouer

maintenant, elle n’a jamais existé, n’est-ce pas ?

— À vous de voir…

— Ou de croire ! Où est la preuve ?

— Dans un ouvrage voguant non identifié, fait d’errata à l’in-

fini et toujours ouvert sur les métamorphoses du sens.

— Voilà autre chose ! Et que contient-il ?

— D’épaisses pages veinées où roucoulent les phrases, quand

elles ne hurlent pas à tue-tête. Des mots qui chahutent les corps dis-

loqués ou transfigurés en anagrammes. Un ouvrage qui résiste à

l’appel du tombeau.

— Un non-livre en quelque sorte ! Et où peut-on le trouver

actuellement ?

— Actuellement ? Difficile à dire. Pour vous répondre, mieux

vaut passer par le futur antérieur : on l’aura imaginé planqué sous

les récifs, coincé dans quelque faille, et bien gardé par toute une

faune bigarrée.

— Comment mieux dire… reste-t-il quelque chose de ce qu’il

aura été ?

— Oh oui ! Entre les pages, les scories discrètes du vivant…

moisissures, acariens, chiures de moucherons, bactéries et virus en

stand-by. Des résidus en tous genres couronnent certains para-

graphes – sont-ce passion ou ennui de lecture, ces auréoles grasses,

ce pépin écrasé, cette mie aplatie ? Et toutes ces pluches chues des

corps des sapients lecteurs… squames et postillons séchés, ro-

et cætera Page 285 sur 293


gnures d’ongle coincées dans la tranche, pluie de pellicules sur

d’énigmatiques envolées, brisures de cérumen, mucus desséché, ba-

lafres de sperme jauni sur une rose cramoisie, qu’un poil frisé barre

ou enlace. Et que dira-t-on des empreintes digitales cyprinées qui

ornent le coin des feuilletés sulfureux ? Bien sûr, il reste quantité de

pages intactes, celles qu’on aura dévorées des yeux ou du cœur, et

toutes les autres, négligées ou carrément sautées.

— Pardon, mais je voulais surtout parler de son retentisse-

ment. De sa postérité, fût-elle au passé. Quelle influence aura-t-il

eu sur les esprits, ce livre à l’auteure mystérieuse ?

— Qui peut prédire quelles empreintes auront laissé les ta-

bleaux d’infini dans la psyché du lecteur ? Tout dépend de l’idio-

syncrasie des uns et des autres. Inutile de s’abîmer dans les

méandres de l’âme lectrice. Il faut s’en tenir aux faits : les déchets

tombés du corps qui lit sont les seuls restes tangibles des mondes

intérieurs.

— En effet ! C’est désespérant !12Mais comment savoir qui

est vraiment l’auteure de ce book ?

— À quoi bon ! Il se raconte par mers et par cimes, que ce

livre étant destiné à passer de mains en mains, chaque lecture est

une caresse renouvelée sur la peau tannée qui le recouvre.

— Une peau de quoi ?

— De qui, plutôt ! Une peau qui éveille le désir de feuilleter,

de sentir l’odeur des pages, de goûter et de pénétrer le texte. Son

identité n’est rien à côté de cette infinie sensualité post-mortem.

12 : erratum : il aurait fallu encore mentionner les larmes écrasées sur la quatrième de couverture. Tout
est-il vraiment perdu, si le chagrin qui caresse la peau du livre ravive la mémoire de ce qui n’est plus
au monde et illumine le présent de ce futur qui importait tant à feu nos prochain·e·s ? NDLR
et cætera Page 286 sur 293
— Oh ! Vous voulez dire… que c’est… de la peau… hu-

maine ? Mais alors… c’est la peau d’Adèle ?

— L’anonymat seul est vie.

— Mais enfin…

Miroir noir13

13 : Avant d’expliquer aux autres mon livre, j’attends que d’autres me l’expliquent. Vouloir l’expliquer
d’abord c’est en restreindre aussitôt le sens ; car, si nous savons ce que nous voulions dire, nous ne
savons pas si nous ne disions que cela — On dit toujours plus que CELA —. Et ce qui surtout m’y in-
téresse, c’est ce que j’y ai mis sans le savoir — , cette part d’inconscient, que je voudrais appeler la
part de Dieu.… André Gide
et cætera Page 287 sur 293
Et cærrata.

Circa 2258.

Le toit s’était effondré, mais l’essentiel du chalet tenait de-

bout. Après avoir débroussaillé et gratté le bois au-dessus de la

porte d’entrée dégondée et dévorée par une végétation aux cram-

pons tenaces, les fugitifs ont vu se dessiner les lettres d’une en-

seigne incomplète : L M on u B r d ’O r.

Tout joyeux de pouvoir jouer à une devinette, surtout inso-

luble, et comme ils n’avaient que ces lettres et la puissance de leur

imagination pour réenchanter leur vie, les troubadours se mirent

d’accord : ce sera La Maison au Baril d’Or.

Un jour de grand vent de fin d’été, et après de longs mois de

travail acharné à gratter, brûler, jeter, nettoyer, consolider, recons-

truire – les bras ne leur manquaient pourtant pas –, Blanche a ex-

trait une boîte en fer coincée entre les lattes d’un sommier défoncé.

Trois de ses bras se sont déployés pour venir à bout du couvercle ;

un quatrième a plongé et s’est enroulé prestement autour d’un étui

noir : 𝄡 Pr Caleverpe //Arenart𝄋, pouvait-on lire cette fois-ci dis -

tinctement sur le métal, mais sans rien y comprendre.

Perceval, véloce en ressouvenir et féru de Préhistoire, fut le

premier à identifier l’objet : c’était un cerveau artificiel d’Homo

deus.

Mais qu’allait-on en faire ? Comment allait-on extraire ses

pensées ? Et comment communiquer avec lui ?

et cætera Page 288 sur 293


Après avoir tout retourné et fouillé les moindres rabicoins,

Perceval a brandi une vieille machine à lire les contenus numé-

riques. Las ! Les fichiers semblaient cryptés ou corrompus.

Enfin, presque tous. Car après quelques lunes, une page s’est

affichée sur un pavé écrit au kilomètre. Des signes couraient vers

l’Est, un flot d’infini à l’intérieur de l’écran, une déferlante sans

ponctuation revenue de loin, incompréhensible à première vue,

mais qui, dès qu’ils se glissèrent dans son train d’ondes 14, les ensor-

cela littéralement.

Leur joie tentaculaire se mêla illico à la lame de fond d’où re-

montait le flot irrésistible. Ils se laissèrent posséder par l’aura des

phrasés, vacillaient dans les creux, s’enivraient de la cadence, flot-

14 : N’entendre que les pulsations du flux sanguin Regard perdu sur sa peau zébrée L’autorise à se
branler Des gouttes de sperme giclent et délavent ma signature E dans l’A ÆTERNITAS sont trop
hautes ces majuscules gratte-toi l’os ta moelle et libère ses milliers de graines d’étoiles explosion des
minuscules ces petites fées éparpillées qui crépitent depuis l’orient de tes pages lætitia son e dans l’a
toutes deux entrelacées dans ces italiques si jolies qui se penchent délicatement vers ton levant la
source des émois perdus tout scintillants du devenir qui s’ouvre à l’ouest du tableau ma bouche dé-
guste des baies rouges dans les terrains vagues amours en cage, Alkékenge genre Physalis famille des
Solanaceae vive ma famille mouron des oiseaux Stellaria media Bourrache Borrago officinalis Pis-
senlit Taraxacum officinale Divine Ortie Urtica dioica Ronces des bois Rubus fruticosus Olé dégusta-
tion à ras de terre dans l’air bruissant et tout fragrant rondes dans la soie des herbes folles et grif-
fures de ronces sur le satin de la peau engourdie la nature s'époumone, arrêtons de geindre goupiller
mon con, roupiller sous la serre entre chienne et louve, n’y être plus crever tout l’espace TRAÎNÉE
me pousse un arbre les cieux flageolent le temps cogne au cul dans l’air illuminé en faire des kilo -
mètres au milieu des lucioles me glisser dans l’étang nénuphars tournesols vibrion des bestioles et
saoule finir sur ma lie l’angoisse sous la chose dévaler et tout perdre à rager sur ma scène sous la
question de la chouette une aile qui bat l’autre deux voilettes un crachat sur des aubes mouillées deux
chattes sur la bergère une espèce de foutaise furor et ardeur AMOR peut-être fabuler des nichées ban-
der de futurs arc-en-ciels m’esbigner me taper l’abîme bougie allumée 2 roses le soliflore laisse cou-
ler la cire sur le torse le sexe les épines égratignent petits surgeons rouges Vous écorcher me dépeçait
des illusions sur moi-même Je gagnais moi aussi un peu plus de souveraineté ta vulve me manque
pour en déguster le nectar y faire ensuite pénétrer mon doigt pour te faire jouir ta générosité me
manque de longues glissades sur ses cuisses généreuses jusqu’aux chevilles enflées VIVALDI heureux
de répéter à satiété elle a encore du tempérament ma Jeannine hein elle est restée fontaine malgré
son grand âge doyen des fontainiers mes seins caressaient la chair plus tendre des flancs soupir ef-
fleurement de l’entrecuisse et franche ouverture tu n’es plus que cri sans voix une jouissance pure un
lâcher de non-être fantastique zoologie secrète des voluptés solaires circulent et dérivent dans l’anse
des volutes du lupanar baise des corps animaux dans corridors sur braises d’images et flambées de
chuchotis d’indiens affolés sous le rosé perlé des frous-frous ça embarque des folies vespérales vi-
sions foudroyées par des fumets de zéphyr suant des ajours Ouvre ton Œil sauvage et entre dans la
danse du vent vers le ponant la clarté griffer les reliques d’ivoire et vermillonner l’incarnat jusqu’à
fuiter dans le hors d’âge autour du vide inventé 0 1 1 2 3 5 8 13 21 34 55 89 144 233 377 610 987...
et cætera Page 289 sur 293
taient éperdus entre les strates infinies du sens, néologisaient sous

la lune. Les effets de réel irisaient leurs manteaux. Les italiques ré-

veillaient des fantômes.

𝄡 Et ce fut vers : les étoiles la sortie ; dès les premières

lueurs dorées de l’aurore, on s’empressa de creuser sous l’humus

entêtant pour confier la trouvaille à la terre.

C’est qu’il fallait retaper La Maison au Baril d’Or avant que

les premiers flocons recouvrent l’or des mélèzes.

Et vivre enfin. Loin des barbares glabres des plaines, ces

pauvres en bras, insensibles aux appels d’air, mais éternels ron-

geurs acharnés à tuer l’AMOR.

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TABLE
Prologue...........................................................................................................................4

Hors bord.........................................................................................................................8

I – Feux d’Adèle........................................................................................................11

La cabane..............................................................................................................12

Caleverpe..............................................................................................................14

Rose......................................................................................................................22

Les acouphènes.....................................................................................................49

Le SolarStratos......................................................................................................89

Entracte..........................................................................................................................94

Divagation.....................................................................................................................96

II – Deus ex machina................................................................................................99

Le cauchemar......................................................................................................100

Bulles crevées.....................................................................................................106

Résonance....................................................................................................................112

𝄋 Logbook. 20 juin 2036, 23:57..................................................................................115

Aurore.................................................................................................................116

ChatGPT-20........................................................................................................135

Le PHARE..........................................................................................................145

Les rats de Laura.................................................................................................153

III – Révolution cantique........................................................................................163

La voix d’alto......................................................................................................169

Fantasmata..........................................................................................................181

Agalmata.............................................................................................................184

Recto-verso.........................................................................................................197

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𝄋 Logbook. 20 juin 2036, 23:58..................................................................................203

Divertimento.......................................................................................................204

La nuheure...................................................................................................................211

IV – La Maison du Bord de l’Ombre......................................................................215

Ceverpale............................................................................................................217

Solstice d’été.......................................................................................................223

Le schibboleth................................................................................................228

Le présent du futur antérieur..........................................................................233

Le grand retournement...................................................................................239

Écorçage.........................................................................................................245

Le rebond de l’ouïe......................................................................................................251

𝄋 Logbook. 20 juin 2036, 23:59..................................................................................255

IV – Le vent en poulpe............................................................................................257

Éclaircie des trouées...........................................................................................258

Fatrasie poulpérotique........................................................................................260

Scripta volant......................................................................................................267

L’archive sépia.............................................................................................................272

V – Feu Adèle..........................................................................................................275

Bond âge.............................................................................................................276

Quel vent de chaos..............................................................................................280

Et cærrata.....................................................................................................................288

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