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Elissa Rhaïs

(1876-1940)

BLIDA

Il me souvient d’un drame allégorique que, dans ma tendre enfance, on


m’avait menée voir au Tapis Vert, à ce délicieux théâtre en plein air qui
montrait, au bord de l’Avenue de la Gare (1), ses riches pelouses, ses bosquets,
ses tonnelles croulantes de fleurs. L’auteur—était-ce M. de St-A***, le sous-
préfet de Blida qui publia dans la Revue de Paris, sur « la perle de l’Atlas », de
si chatoyants poèmes ? (J’avais alors deux ans, excusez l’imprécision du
souvenir...).

(1) Ce n’est que plus tard que le Tapis Vert, s’installa aux portes d’Alger dans l’actuel jardin des Amis
Réunis
L’auteur donc campait devant nous deux personnages magnifiques et ardents :
le Roi Jupiter et le Roi Otton. Un beau jour, ils étaient descendus sur Blida et
admiraient la contrée. Et voici que, au fond de la scène, dans un char composé
de fruits d’or et de roses épanouies, une femme superbe venait d’apparaître;
nos deux héros, avant de se disputer ses grâces, se querellaient pour définir son
charme.

Oh ! s’était écrié le roi Otton, qu’elle est belle et qu’elle est étrange !
Blida est une blonde aux yeux noirs !
Mais non, fulminait Jupiter, c’est l’amour qui vous aveugle! Blida est
une brune aux yeux bleus !
C’est bien plutôt ainsi que je la vois, ma chère ville natale, dans sa grâce fière
et voluptueuse.
Au fait, nos pères la connurent mieux encore. Un poète égyptien du siècle
dernier la nomma le berceau de l’amour. Un berceau qui étendrait son ivresse
dans un air pur et vif, sous des ombrages touffus, parmi des orangers en
fleurs, des sources abondantes, des jardins embroussaillés de roses, au pied des
montagnes farouches comme des lions qui se poursuivent, montagnes aux
replis frais garnis de pensées sauvages, montagnes couronnées de neiges
brillantes et de cèdres-rois.
Souvent aussi, Blida, on te compara à une rose. « Tu es une petite ville et moi,
je t’appelle une petite rose... » J’imagine que le poète songeait à une rosé
arabe, au parfum musqué, aux épines rebelles, à l’élégance hautaine.
Car Blida est une ville mystérieuse, une ville qui se cache. Longtemps, elle fut,
dans l’Afrique du Nord, une capitale des fêtes, des plaisirs et des parfums. Et
déjà les habitants étaient jaloux de son charme :

Ô vous qui habitez ces heureux jardins


Dont les treilles sont surchargées de raisin
Et les ruisseaux grouillants de poisson,
Donnez-moi une place auprès de votre fille,
Écoutez ma voix, ou je vais mourir...

La réponse à l’étranger était cruelle :


Notre fille est chez nous.
Que celui qui veut mourir meure.

À Blida, on venait de très loin pour goûter la fraîcheur des ruisseaux qui
coulaient partout et l’air tonifiant de ses montagnes, on venait goûter cette
odeur d’oranges amères, de douces sanguines, de figues mielleuses,
d’amandiers jeunes, de vignes aux grains longs comme des doigts de mariée,
et l’odeur des litières sur lesquelles hennissaient les pur-sang maures, et
l’odeur de la laine noire des biches, et l’odeur des cafés chantants : odeur de
musc, d’œillets rouges, de jasmin et de tombak, odeur des costumes soyeux
des chanteuses et des burnous de laine fine des caïds amoureux...
Mais, surtout depuis la conquête française, Blida est peu accueillante à
l’étranger. L’indigène blidéen, renfermé dans ses souvenirs, tiendrait
beaucoup à la paix voluptueuse de sa ville. Ne vous trompez point à son
abord aimable : ou c’est indifférence, ou c’est une impatience qui se contient.
De Lalla-Marnia jusqu’à Tunis, on connaît la formule d’hospitalité du
Blidéen :
Eh bien, mon ami, quand es-tu arrivé ? Et quand comptes-tu partir?

Ainsi, le charme de Blida est aujourd’hui secret. Le touriste qui, de l’avenue


de la Gare, aperçoit l’alignement des bâtisses européennes, qui parcourt la rue
Lamy, la place d’Armes ou la rue d’Alger, n’a pas vu Blida.
Je voudrais le conduire un peu dans l’intimité de Blida, ce touriste qui le plus
souvent apporte Paris à la semelle de ses souliers, ce touriste si peu préparé à
pénétrer les beautés d’ailleurs, ce touriste quelquefois volontairement ignorant
de civilisations qui ne sont pas la sienne...
Blida fut surtout célèbre par ses cafés chantants. Ces lieux de la joie et de la
volupté arabe, dont l’âme rôde encore à travers toute la ville, méritent que
nous leur accordions un souvenir. Vous en rencontrerez plus d’un, vestige, si
vous vous promenez par les ruelles qui rayonnent et s’enchevêtrent aux entours
de la rue des Kouloughlis. Au-dessus de la boutique d’un tanneur, cette lampe
multicolore vit passer, sous ce porche décoré de dentelles de plâtre, les
bayadères les plus fringantes de l’Algérie ; dans le fond de l’échoppe d’un
bijoutier, cette grande porte aux vitraux crevés se referma sur des amants
cossus, sur de fiers cavaliers dont la poitrine sautait de désir; par un vestibule
de demeure aux claires mosaïques, voyez-vous cette estrade entourée de
draperies fanées, sur laquelle des enfants jouent? C’était le madar, où
s’alignait l’orchestre oriental. Et si vous descendez la rue du Bey, en aval du
marabout de Sidi Abdallah, on vous montrera l’endroit où s’élevait, il y a
quelques années à peine, le café Si Beggar, le plus somptueux de tous, celui
que, dans un de mes premiers livres, j’ai chanté. Outre qu’il réunissait les
chioukh les plus virtuoses, les chanteuses les plus belles et les plus
passionnées, sa découverte était un émerveillement. Quand on avait franchi le
portail à clous de cuivre, longé un petit couloir éclairé par des vitraux, puis
écarté une tenture de velours pourpre, un jardin s’offrait à vos regards, planté
de toutes les fleurs arabes, couvert d’orangers, de grenadiers, de magnolias, de
figuiers, des banians ; des nattes couraient sur la verdure, des berceaux
s’arrondissaient, tout enveloppés de jasmin blanc. Et lorsqu’on pénétrait enfin
dans la salle, l’œil était ébloui par les dorures, les glaces, les marbres, les
enluminures persanes. Une assistance recueillie était dispersée autour de
petites tables. Et au fond, sous un flot de lumière rosé, une scène se dressait,
dans un chatoiement d’or et de soieries tunisiennes, dans la splendeur
fascinante d’une vision des Mille et Une Nuits. Là, derrière un rempart de
bouteilles de Champagne et de liqueurs vertes, sur des matelas de soie, se
rangeaient les maâlmates et les maîtres musiciens. Et l’air était embaumé,
lourd d’ivresse et de désir.

Aujourd’hui, à la place du « café de joie » vous voyez se dresser la villa d’un


colon très sympathique : la villa Morello. Deux beaux pruniers s’épanouissent
encore au-dessus de la grille en fer forgé ; ils servaient d’enseigne au café
qu’on appelait indifféremment le café Si Beggar ou le café des Deux Pruniers.
Et dans la venelle qui longe le mur de clôture, distinguez-vous ces
maisonnettes menues aux portes basses ? Elles cachaient dans leurs flancs, ces
maisonnettes, le roman d’amour des bayadères et des chanteuses.
Lorsque celles-ci étaient débordées par les admirateurs, elles couraient, à travers
des passages secrets, se dissimuler au fond de leurs longues chambres
clandestines et délicieuses. N’allez point croire que ces femmes étaient
vendeuses d’amour. La plupart étaient de véritables artistes. Elles avaient été
pieusement élevées dans la loi de l’Islam, dans le mystère du harem, ignorant
tout du chant et de la musique jusqu’à leur mariage. Puis, le plus souvent, ce
mariage n’avait pas été consommé, l’époux se trouvant être octogénaire. Ou
bien, elles s’étaient échappées des bras d’un tyran brutal ou vicieux. Et une nuit,
après des jours et des jours de marche, elles arrivaient, poudreuses et
frémissantes de peur, et se jetaient au cou du tenancier en le suppliant de les
prendre sous sa protection. Le tenancier les habillait magnifiquement, leur
enseignait la musique ou la danse, selon leurs aptitudes, et les parait d’un nom
nouveau. Et les Blidéens n’ont pas oublié, ne pourront jamais oublier Poumons-
de-bœuf et Rossignol-dans-sa-cage, Bougie d’Amour et Bague-de-Saphir, Fille-
des-Étoiles et Jardin-de-mon-cœur, Cassette-du-secret et Fleur-d’Ennui.
Et, voyez-vous, tout Blida était semé de ces cafés chantants qui s’animaient,
dès la tombée du jour, enveloppés de parfums, de lumières et de cris. Les
bouquetières clamaient à qui mieux mieux :

Voilà des jasmins qui font pâlir les seins !


Voilà des roses qui feront pâlir vos joues !
Voilà les fleurs du soir fleurs des unions !
Les petites négresses, vendeuses de pains chauds piqués d’anis, couraient aux
commissions, pour fixer l’heure des rendez-vous. Et bientôt les clients se
montraient : caïds aux burnous écarlates, chérifs aux gnabs bourrés de
douros, jeunes hommes qui promenaient leur grâce d’éphèbes leur costume
d’une harmonie, d’une délicatesse de nuances empruntées au passé. Il n’était
point jusqu’au marabout de la ville, Sid El Kebir qui, tous les soirs, de sa
demeure lointaine, ne descendît au café de la joie. Radieux de blancheur, de
blondeur, embaumant le musc, un foulard d’or liant sa paire de burnous, il
ressemblait à une nouvelle mariée sur sa jument blanche, qu’il nommait Baya. Et
il entendait pénétrer avec elle dans la salle même du café, malgré toutes les
protestations du tenancier, et il voulait que, comme lui, Baya se grisât de boisson
verte. Volontiers, il fredonnait la qassida marocaine:

II est trois passions et voluptés


De leur amour je ne suis jamais en repos :
Le cheval, les femmes,
Et les verres d’oubli..,

Imaginez-vous qu’un soir, il sortait du café des Deux Pruniers, sur sa monture
caparaçonnée d’argent, la tête pleine de vapeurs, le cœur ivre des beautés orientales
qu’il avait pu admirer. Il aimait à s’en aller comme cela, lentement, dans la nuit
tranquille, le regard aux étoiles, aspirant dans le vent tiède le parfum des orangers
et des rosés, suivi par la symphonie des violons et des luths et par la voix puissante
de Poumons-de-Bœuf qui, du bas de la rue du Bey, lançait le Chant de Minuit :
C’est minuit. Lève-toi, ma bien-aimée,
Le rossignol vient de s’éveiller dans les palmes...
Or, comme il approchait de la place des Mûriers (2), d’ordinaire si paisible, il
entendit un fracas assourdissant de tambours et d’instruments de cuivre : on
inaugurait la « Fête de Blida ». Mugissements de bêtes fauves, relent de pommes
frites et de carbure, flonflons de manèges, grincements de tourniquets, cris, appels
des marchands qui vantaient leur pain d’épices et leur nougat d’Espagne... Si
Mohamed El Kebir crut qu’il avait pris le chemin des enfers ! Et quand il arriva
au bord de la place, que vit-il ? Sous une lumière aveuglante, autour de musiciens
soufflant dans des cuivres, des couples enlacés qui tournaient, tournaient comme
des djenoune, se bousculaient, suaient sang et eau et tournaient encore ! Baya,
effarouchée, se cabra et prit au galop une ruelle de traverse. Le marabout s’irrita et
maudit. Il implora Dieu de « balayer cette fête comme le typhus balaie un douar
». Il avait à peine franchi les remparts que la foudre gronda dans les nues. Tous
les vents se déchaînèrent sur la ville. Une pluie diluvienne s’abattit. Au bout d’une
heure, il n’y avait plus, sur la place déserte, que des ruisseaux qui charriaient
ballons, drapeaux et lampes vénitiennes, tandis que, de la ménagerie campée sur la
place de l’Église, les bêtes fauves, dans la tempête, hurlaient à déchirer l’âme ! La
malédiction du marabout s’est-elle prolongée ? Tous les ans, la Fête de Blida, si
courue, si gaie, si folle, se noie sous un déluge...
Le marabout est mort. Il repose dans ce coin ravissant de la Fontaine Fraîche,
sous un sarcophage recouvert d’étoffes précieuses et des étendards des confréries,
au milieu de sa descendance qui habite de petites maisonnettes à flanc de coteau et
qui continue de vivre des offrandes que les croyants viennent déposer à ses pieds,
après la rentrée des récoltes. Si Mohamed El Kebir entend les cris de joie de ses
petits-enfants qui jouent autour de sa tombe, et l’oued dans les nuits calmes,
l’oued au murmure presque éteint assurément, mais qui doit lui parler encore de
toutes les fêtes grandioses qui se déroulèrent sur ses rives et qui enchantèrent tous
les voluptueux de l’Islam.
Les cafés chantants ne sont plus. Peut-on en vouloir au gouvernement français
d’avoir ordonné momentanément leur suppression, surtout depuis la guerre ? Ils
étaient la cause de bien des misères. Le Blidéen, ce grand enfant passionné,
vidait, de gaieté de cœur, en un soir, pour l’amour d’une belle, le produit d’une
moisson ou d’une récolte d’olives, pendant que la femme et les petits attendaient
anxieux, là-haut, dans le gourbi de Mimiche ou des Glacières ! Puis, les
Européens commençaient à hanter ces lieux du plaisir, et alors...
Rétablira-t-on les cafés chantants ? Ils répandaient dans Blida une animation si
féerique ! Les Arabes réclament à cor et à cri leur unique divertissement. Et
lorsqu’on leur rappelle les motifs de l’interdiction gouvernementale, ils ne savent
que baisser la tête et soupirer : « Allah est grand ! »
En attendant, les cafés maures se sont multipliés, lieux charmants, refuges de toute
une vie paisible et concentrée. Pot-de-fleurs vous mènera en voir de très
nombreux. Pot-de-fleurs, c’est un bohème honnête et gai qui se tient en faction
sur la place d’Armes. Un sourire amène éclaire sa barbe de patriarche, et dans son
turban, il y a toujours planté, selon la saison, du géranium, de la rose ou de la
fleur d’oranger, parfois le tout ensemble. Pot-de-Fleurs conduit admirablement
son touriste ; d’un coup d’œil d’intelligence il l’avertit aussitôt lorsque le patron
voudrait « augmenter la sauce pour l’étranger ». Probablement vous guidera-t-il
d’abord vers le Café Brenndja, un des plus pittoresques et des mieux achalandés.
Adossé au quartier Bécourt, le Café Brenndja s’ouvre sur le grouillement intense
et bigarré du marché arabe. La salle, toujours lavée de frais, est garnie de nattes et
de bancs bien tenus, presque neufs ; des pots de basilic, de fleurs du soir et de
jasmin s’alignent devant les consommateurs, parmi des gargoulettes d’eau claire
dont la bouche a été goudronnée avec soin. On aperçoit du dehors les mille
étagères de mosaïque bleue sur lesquelles sont rangés les verres à facettes pour le
thé et les petites tasses dorées pour le café turc. On est surtout frappé par
l’étincellement de cuivre rouge des bouilloires ventrues dans le four. La chanson
que ronronne leur cœur, sur les braises de l’oudjaq, Pot-de-Fleurs vous la traduira
ainsi :

Quand je giclais de ma source


Sur la terre je me répandais.
L’arbre que j’ai nourri
Par lui je suis brûlée...

Aux murs, badigeonnés d’ocré ou de rosé, voisinent des illustrations hétéroclites :


M. Fallières jaunit près d’un récent Zaghloul Pacha, qui harangue avec violence
la foule égyptienne ; voici un animal fabuleux de l’Apocalypse dans un cadre
enluminé, et sur une feuille détachée du journal El Ahram, la flotte turque
appareillant dans la baie de la Corne d’Or.
Une très jolie vasque s’arrondit au milieu de la salle ; des rougets se tordent,
flamboient dans son eau cristalline et des fleurs l’enguirlandent. Comme vous
pénétrez, quatre montagnards, accoudés sur la margelle, s’entretiennent de
quelque pacte mystérieux et le frou-frou du jet d’eau couvre leur conciliabule.
Pot-de-Fleurs vous donne la clef de l’énigme : ce sont des Beni-Salah qui traitent
un mariage entre une jeune fille kabyle et ce jouvenceau de Mimich, imberbe et
timide. Le plus vieux du groupe exige la somme que mérite la jeune fille immédia-
tement, à quoi le futur répond, avec une nuance d’hypocrisie : «Quand la Kabyle
sera sur la terre blidéenne, je verserai ce qui est convenu... ». «Il a raison, renchérit
son partenaire, le poisson est dans l’eau et nous le paierions ?... »
Dans un angle, un écrivain public, jambes croisées sur une natte, trace, au moyen
d’une plume de roseau, des caractères hâtifs sur une feuille volante qu’il soutient
uniquement de sa main gauche. Il est environné par un essaim de clients qui
attendent leur tour de faire écrire le papier de justice, le mot d’affaire, la lettre
d’amour. Chacun lui paie d’abord un café pour le mettre en train et ensuite, après
de longs marchandages, on établira le prix du grimoire.
Réuni au fond de la salle, un groupe discute politique. On commente sous le
burnous les dernières nouvelles du journal Essïassa. D’aucuns, la bouche
haineuse, l’œil allumé, déclarent que l’Heure est venue, qu’Ibn-Seuôud ayant
chassé les marabouts du Hedjaz, l’Orient, libéré du poids mort de ses vieilles
traditions, est en marche. Les imaginations s’échauffent. Ou ne nous dit pas tout,
affirment les plus entreprenants, mais, le mois dernier, l’armée égyptienne
bombarda la flotte anglaise dans le port d’Alexandrie, et, avant que l’année se
termine, la France abandonnera la Syrie. D’autres maugréent contre la feuille
d’impôt, contre le billet d’octroi : « Pourquoi nous fait-on souffrir ainsi, comme
des rossignols que l’on mettrait en cage ? Si l’on ne nous aime pas, qu’on nous
jette tous à la mer et nous en aurons fini avec cette vie de misère ! » Les amis de
la France interviennent. Par quelques mots, pondéré ment, ils ramènent à la raison
ces grands enfants emportés. « Bien, consentent ces derniers, nous acceptons nos
impôts. Mais pourquoi nous a-t-on ajouté l’impôt de Ben Ghabrit ? Est-ce à nous
à construire la mosquée de Paris ? O mon oreille ! »

Ils sont chicaneurs, vous dira Pot-de-Fleurs, pour cinq sous ils rouspètent !
Sur un banc de la terrasse, ces deux vieillards à l’air aristocratique, leurs pieds
d’une propreté lisse sous la gandoura blanche, devisent avec sérénité en dégustant
des cafés berlik que l’un paiera aujourd’hui et l’autre demain.
J’ai un peu d’argent, mon ami, dit celui de gauche, je ne sais quoi en
faire pour qu’il me rapporte un petit pain blanc...
Achète une maison, conseille celui de droite, tu connais le dicton :
Une pierre dans un mur vaut mieux qu’une perle à un collier !
Les tolba s’attendrissent sur des souvenirs d’aïeux, sur le temps où régnait
l’abondance, où le cent d’oranges valait un drahm et où personne ne voulait
l’acheter, où les melons d’Espagne, les citrons doux et les grenades étaient
meilleur marché qu’un couffin de concombres !
C’est tout un auditoire humble, anxieux, qu’a réuni autour de lui ce vieux conteur
à la barbe de fleuve, au regard mystique, qui improvise des mélopées, des
chansons de geste, des histoires longues comme le monde...

Et soudain, dominant la rumeur du marché, une voix s’élève :


Allons, mes frères ! On a donné deux francs pour le drap qui a recouvert le mort
! On a donné dix francs pour la gandoura du mort ! On a donné trois francs pour
la chéchia du mort ! On a donné dix sous pour quatre mouchoirs du mort !
Allons, mes frères ! Ajoutez, enchérissez, achetez, et vous hériterez de ses
longues années de vie !
L’homme, les épaules chargées de tout un attirail composite, va et vient comme un
damné entre les bancs des consommateurs...
Et les marchandes à la toilette, non loin de là, ont abandonné leurs étalages pour
venir s’approcher des jouvenceaux qui boivent du thé à la menthe et leur glisser
des murmures à l’oreille. Pot-de-Fleurs, au simple mouvement de leurs lèvres,
comprend que ces lem Settout proposent de jolies filles à bon compte. Voyez-vous
ces fous, comme ils prennent leurs babouches sous l’aisselle et fuient, l’œil déjà
brillant de convoitise ; et voyez les autres, sages : ils détournent la tête sans
répondre, ils pensent : « L’argent mal acquis s’en va dans le péché ! »
Et puis, Pot-de-Fleurs vous conduira au café de Si Mehmoud. Il vous contera peut-
être l’odyssée navrante de ces deux frères, Si Mehmoud et Si Mustapha, fils de
grande tente, qui préférèrent à la vie luxueuse des harems, aux hautes situations
dans le gouvernement, la musique orientale et ses ivresses (3). Chassés de la
maison paternelle, ils parcoururent les villes, connurent la célébrité, grisèrent des
foules ; et bientôt, meurtris par des deuils, minés par la nostalgie et le repentir,
courbés par la misère, ils vinrent se fixer à Blida et ouvrirent ce petit établissement
dans une ruelle qui débouche sur la place des Mûriers, entre la Mosquée des Turcs
et une boutique très vieille où l’on pile et grille du café. Chez Si Mehmoud, on ne
traite point d’affaires et on ne parle plus d’amour. La vasque et le four minuscules,
la salle au plafond bas qui reçoit le jour par une courette, embaument le
recueillement. C’est le café des regrets. Si Mehmoud et Si Mustapha ont attiré
autour d’eux tous les amis qui se souviennent de leur jeunesse triomphante, des
deux chanteurs à l’exquise beauté, de leur chant incomparable, de la somptuosité
que revêtaient les fêtes par leur seule présence ; même des Djebbala de Tlemcen,
qui partagèrent avec eux la débauche du café des Ivresses, là-bas, au pied des
Cascades de l’Ourite, sont venus ,après un pèlerinage à La Mecque. Assis
devant un jeu d’échecs, les coudes frôlant les coudes, un café auprès d’eux
« qui remplace son frère » à chaque demi-heure, les amis vivent là presque tout
le jour, dans la fumée des sebsi, l’arôme des cahouas qu’aspirent les lèvres glou-
tonnes, et les pleurs du petit jet d’eau sur les basilics et les roses. Parfois on
entend le hin ! hin ! du pileur de café : le forçat d’à-côté scande, par des cris
nerveux, les coups sourds de sa masse, et l’on dirait d’une plainte rageuse
qui accompagne le choc de la pioche d’un fossoyeur... Si Mehmoud et Si
Mustapha sont penchés, eux aussi, sur une tablette ; parfois ils relèvent le front,
échangent un regard, poussent un soupir... et continuent de déplacer les échecs.
Par les soirs bleus, par les midis éclatants, la voix du muezzin de la Mosquée des
Turcs interrompt seule les joueurs. Ils se lèvent, secouent leur gandouras, vont à
la vasque faire leurs ablutions et montent vers le grand porche blanc, vers les
nattes et les lustres...
Ils sont bien pittoresques
aussi, les cafés de la place
d’Alger. Ce sont les cafés
des maquignons. les grands
fondouks étant proches, on y
traite surtout la vente des
chevaux, du bétail. Toute
une foule vêtue de burnous
aux couleurs douteuses ou de
brunes qechabïas, est
installée là, sur des bancs,
sur des nattes, voire à même
le sol, sous le clair ombrage
des platanes.

Groupés par âge, par


douar, par communauté
de goûts ou par relations
de commerce, ces braves
gens devisent à n’en plus
finir : vous voyez surtout
le commissionnaire en
bestiaux, le ventre
arrondi, la mine
suffisante, le menton
appuyé sur la pomme de
son gourdin ; puis le
bédouin, sec et nerveux,
les mollets enveloppés
de peau de chèvre, qui a
préféré vendre trois fois
moins cher sa marchandise sur les routes que de payer les quarante sous de
l’octroi ; tandis que le djebaïli, l’homme de la montagne, trapu et fort, nu-
pieds, déclare, lui, malicieusement, que ce matin, il n’a pas voulu se rendre
au marché parce qu’en ouvrant la porte de son gourbi, il a vu passer un
homme au lieu d’une femme.
« Lala, ya sidi, riposte-t-il aux citadins qui le raillent, ila cheft el meftoh, ghir roh ;
ila chefl el mdelli, oulli ! (4) » A l’époque du Ramadan, l’animation grandit, le
grouillement devient plus intense, et sur cette place les types les plus bizarres se
coudoient : le conteur saharien et le diseur de bonne aventure, le charmeur de
tortues et le charmeur de femmes, le sourcier et le vendeur d’amulettes, l’Aïssaoui
et le Tebbal Shol, celui qui danse la danse des démons et celui qui fait retentir le
tambourin, résonner les castagnettes de fer de toute la furie des chaleurs
tropicales. On la nomme aussi, cette place d’Alger, la place de Goha. On dit que
Goha, le fameux Triboulet oriental, Goha le simple, aimait à se promener devant
ces cafés, et que les rustauds du bled et de la montagne étaient les victimes de ses
farces célèbres. On dit que, de sa demeure proche, du haut d’un petit observatoire,
le bey venait le contempler parfois le matin et lui décochait quelque bravade à
laquelle Goha répondait par un mot d’esprit foudroyant ou quelque nouvelle farce
appropriée. Ce doit être la même que jadis, cette foule qui, dans les soirs de
Ramadan, parle, discute, gesticule, clame, chante, consomme des cafés et des sebsi
de kif, lampe des citronnades et bat des cartes espagnoles ; les mêmes que jadis,
ces marchands qui, à la lueur de chandelles,
bientôt suivi par le beuglement strident d’un klaxon : l’autocar d’Alger arrive, il
franchit en trombe les portes de la ville.
Un peu plus bas, dans la rue du Tribunal, s’ouvre le Café de Chadi, très fréquenté
aussi, car son propriétaire est une figure blidéenne. A-t-il remué Blida, ce brave
homme que vous voyez aujourd’hui, assis près du four, replet, débonnaire, le sourire
finaud sous les fortes moustaches grisonnantes retournées en accroche-cœur ! A-t-
il aimé les cafés de joie, a-t-il courtisé les chanteuses superbes et les bayadères
affolantes, s’est-il battu pour elles, a-t-il essuyé les coups de feu sous les berceaux
de jasmin du café Beggar ! Il y a un Dieu pour les amants et c’est pour cela que
Chadi vit encore. Son succès était grand auprès des femmes ; les jaloux avaient
composé une chanson que, la nuit, dans le café, ils lançaient à la tête de la
maâlma élue, et que bientôt tout le monde s’en allait fredonnant, à travers les rues
de Blida :

J’ai un petit Chadi


II est dans la maison qui s’agite
II pleure après Fatima
II s’ennuie, bonnes gens, il s’ennuie !
Allons, Chadi, la gargoulette se vide,
Laisse les beautés en repos...
Maintenant, Chadi est un homme bien sage, il est le maquignon le plus
cossu de Blida, il est un « mercanti », s’il vous plaît, et son épouse,
gardienne de l’honneur, est enchâssée comme une émeraude dans une
exquise maisonnette blanche parmi les orangeries de la Zaouïa.
La rue du Bey, la rue des Kouloughlis sont encore tout étoilées de cafés.
Voici le café d’Un Sou, douce appellation des temps heureux. Voici le café
Pour Rien, non point que la consommation y soit moins chère qu’un sou ;
mais Saïd, son propriétaire, qui servait autrefois dans les cafés chantants,
était si beau et le savait si bien que lorsqu’une courtisane venait lui offrir
ses appâts, il lui répondait, sans l’ombre d’un scrupule : «Sais-tu, chez moi
l’amour ne se paye pas ! » Et pendant ce temps, les consommateurs
filaient, eux aussi, sans payer. Voici le café des Gages, où le tenancier
prête sur un plateau de cuivre, sur un mortier, sur un foulard d’or, sur un
bracelet ou même sur une pipe ! Et voici, nombreux, les .cafés des
voyageurs, plus mêlés ceux-là, plus bariolés, plus modernes, plus
clinquants si vous voulez bien. Point de nattes et peu de burnous. Des
tables de marbre, des chaises, des murs ripolinés, des garçons en tablier
bleu, des consommateurs vêtus en grande partie à l’européenne, et des
restaurants contigus, avec leurs rangées de petits fourneaux en terre cuite
sur lesquels mijote le tadjinne, fume le couscous, avec leurs vitrines où
s’étalent fruits et légumes en leur primeur, beaux quartiers de viande, aquariums
rutilants de cyprins...
Il est d’autres cafés encore, plus spéciaux. De ceux-là je ne vous donnerai point
l’adresse exacte. Mais peut-être les découvrirez-vous. Alors, n’allez point dire, je
vous prie, qui vous aura fourni les indications...
Non loin d’une place, contre un fondouk, avez-vous remarqué cette charmante
boutique de cordonnier ? Selon la saison, les murs ont été badigeonnés de vert, de
blanc ou de bleu pâle. Sur le mur du fond, dessiné dans la manière naïve de
l’arabesque, un animal fabuleux s’élance ; ou bien un vapeur fume, glissant sur
des eaux tranquilles. Dans une cage de roseaux, des canaris voltigent parmi des
étoiles de jasmin. Devant son établi, qu’entourent de petits pots d’œillets et de
basilic, le cordonnier fredonne des airs amoureux. Il est jeune et beau ; mais son
œil noir brille de lueurs inquiétantes ; sur sa bouche vicieuse erre un goût insatiable
de volupté ; ses doigts tremblent sur l’ouvrage comme ceux d’un vieillard ; il tient
contre son tablier de cuir un escarpin qu’il n’achève jamais. Cependant que,
derrière la porte du réduit, deux colombes roucoulent et se becquètent tout le
jour...
Ce matelas, roulé soigneusement dans un coin... c’est le lit du cordonnier, diriez-
vous ? Non ! Ce matelas n’est pas une simple couche de repos ; il renferme, dans
son cœur, des choses terribles et délicieuses. Ce jeune homme n’est pas un
cordonnier : c’est un haschaïschi. Il n’exerce ce métier de cordonnier ou feint de
l’exercer que pour tromper l’œil vigilant de la police.
Examinez-le. La nuit tombée, son œil s’avive. Il jette l’escarpin sous l’établi et se
lève pour arroser ses pots de fleurs. Il ferme boutique. Maintenant, il retourne une
caisse sur laquelle il dispose harmonieusement les pots de fleurs tout perlés d’eau.
Ensuite, il déroule son matelas ; il en tire, ô merveille ! un gnibri, une de ces
petites guitares à deux cordes, dont le ventre est une carapace de tortue ; il tire
aussi des boulettes de haschisch, de mâdjona, des pipes de différentes longueurs,
et puis une fiole qu’il contemple avec extase... La chanson lui vient aux lèvres :

L’alcool luit dans son vase


Et sa couleur, oh ! qu’elle me plaît.’...
Il allume des bougies qu’il fiche dans la terre mouillée des pots de fleurs, et il
attend. Une lucarne s’ouvre, décapitant l’animal fabuleux ou privant le vapeur de
sa cheminée. Quelques Arabes, le visage voilé comme des femmes,
apparaissent ; les chaussures sous l’aisselle, ils enjambent le parapet de l’orifice.
Ce sont des haschaïschia, aussi : pantalons étriqués, visages pâles, yeux brillants.
Un salut affectueux ; ils s’installent; et à eux la nuit d’orgie, à eux le chant, les
boissons fortes et l’opium...
Elles sont assez nombreuses, les mehchachates, au long des impasses. Lorsqu’il
n’est pas cordonnier, le tenancier vend ou feint de vendre, le jour, des peaux fines
pour les derboukas et les tambours de basque. Ou bien c’est un éphèbe au teint de
cire qui s’alanguit au milieu des fruits et des fleurs ; à tous les endroits de sa
boutique pendent des oranges, des citrons et des mandarines, avec leurs feuilles
vertes et leurs fleurs, si la saison le permet : car le parfum de la fleur de ces trois
fruits, plus que tout autre, couvre le relent du kif. Les haschaïschia, croyez-le, sont
gens de malice. Le proverbe le dit : « Soûl et malin: il sait toujours où aller se
coucher. »
Des lieux fort agréables, révélateurs d’une vie locale, sont les bains maures. Le
hammam est pour l’Arabe, autant que le café, un lieu de rendez-vous. Le
voyageur, l’esseulé qui arrive à Blida et qui demande : « Je voudrais voir un tel...
» reçoit cette réponse : « Va au hammam. »
Je voudrais trouver un coin au abriter ma tête, cette nuit...
Va au hammam.
Je voudrais connaître le pays et me faire des amis..-
Va au hammam.
Dans les salles de vapeur ou sous la galerie du repos, le torse nu, la cigarette aux
lèvres, les Blidéens s’entretiennent, des nuits durant, de leurs affaires et de leurs
aventures. Entre ces murs chauds, les Arabes se sentent bien chez eux; ils peuvent
parler à cœur ouvert ; la place qu’ils occupent sur le marbre brûlant ou sur le
douillet matelas est celle de leur famille, léguée de père à fils. Les mosaïques et
les colonnades, le glouglou des fontaines, la pluie des vasques leur parlent
d’anciennes splendeurs ; et le plus pauvre se croit riche...
C’est au bain maure, de même, que les femmes se réunissent. Le hammam est leur
institut de beauté. Elles s’y épilent, teignent leur chevelure ou la fortifient par un
emplâtre de henné ; elles y discutent de tel ou tel fard, de telle ou telle étoffe, des
réjouissances qu’offrira la prochaine noce dans la contrée, y exaspèrent leur
coquetterie. Pour le jour du bain la Mauresque a réservé sa plus jolie toilette, son
foulard le plus riche, son parfum le plus évocateur. Et cependant qu’assise sur un
qeb de cuivre retourné, chacune attend que le henné sèche sur ses cheveux, une
négresse vient lui présenter, sur un plateau, les fruits, les pâtisseries, les colliers
de fleurs que l’époux a envoyés à son intention.
Au bain maure se font les demandes en mariage. La mauresque y vient choisir
une fiancée à son fils. Parmi toutes les jeunes filles charmantes qui se meuvent, à
demi-nues, dans l’ombre et la vapeur, qui s’agitent autour des fontaines ou
s’assoupissent sur la table des massages, elle suivra des yeux la mieux faite, celle
qui aura un port majestueux, des hanches arrondies, un bassin préparé à la
maternité, des seins légèrement tombants comme des fruits chargés de sucre aux
branches de quelque arbre fécond, une chevelure qui lui couvre les épaules
comme un burnous, exprimant la bénédiction divine, la vigueur et la beauté. Elle
aura remarqué d’abord si la vierge, après s’être dévêtue, a voilé soigneusement
sa gorge, laissé ses tresses roulées dans le qerdoume, et a pénétré dans la salle
chaude en rasant les murs, au lieu de fendre d’un front impudent la réunion des
jolies baigneuses qui jacassent autour de la vasque en attendant que la teinture
prenne à leurs cheveux. Je vous assure que l’épreuve est concluante, pénible pour
celle qui la soutient, et les profanes qui vous racontent que l’Arabe épouse une
femme sans la connaître se trompent passablement : il la connaît bien mieux par
les yeux et le sens psychologique de sa mère, de ses parentes et de ses amies,
exercés dans la nudité infaillible d’un bain maure, que d’autres qui auraient étudié
la leur pendant des mois, à travers les embûches d’une vie factice et le déguisement
savant d’une robe européenne!
Blida possède de très beaux bains maures. Dans la rue de l’Hôpital (nous,
Blidéens, ne parvenons pas à dire : rue Denfert-Rochereau) à quelques coudées
du marché arabe, s’élève le Hammam Sidna, le Bain de Notre Seigneur. Entrée
sombre, atmosphère farouche. La porte, le plus souvent ouverte à demi,
masquant le vestibule, les colonnades de la cour, la vasque en marbre jauni sont
de vrai style turc, à l’aspect massif, pesant, aux teintes mates et fondues.
Tout un mystère gronde dans les salles successives, aux murs rongés par la vapeur,
aux petits cabinets noirs dans lesquels s’agite le corps puissant, rôti, de quelque
chef arabe ou la maigre ossature d’un taleb aux yeux mystiques. Le caissier, qui,
au milieu de ses coffres, égrène tout le jour un chapelet, le regard perdu, les
lèvres scellées comme deux pierres tombales, les serviteurs qui reçoivent les
clients avec détachement, qui vont et viennent, le geste mou, le pas feutré,
gardent encore une sourde rancune aux gens et aux choses qui ont fait
qu’aujourd’hui ne s’étalent plus, dans le Hammam de Notre Seigneur, les vête-
ments soyeux du bey et de sa suite, les argenteries de Gournah, les matelas de
haute laine et les tapis turcs, les fleurs et les parfums du Hedjaz. C’est ici le bain
des fanatiques. Je ne sache pas qu’un chrétien ou un juif y ait jamais pénétré.
Si, pourtant ! Il y a une quinzaine d’années, une mariée juive qui habitait le
quartier fut conduite au Hammam de Notre Seigneur. On la chassa, demi-nue,
malgré la pluie et le vent qui, au dehors, faisaient rage. Elle et son escorte trouvèrent
bon accueil, à un autre bain, dans une ruelle transversale de la rue des Juifs dont
je préfère ne pas me rappeler le nom officiel. Nous l’appelons beaucoup plus
volontiers, cette ruelle, la ruelle des Isola, parce qu’à un angle s’ouvrait la boutique
où les frères Isola, avant de devenir des princes de Paris, vendaient de petits
cahiers et des crayons d’un sou. Je les revois toujours là, assis devant le seuil,
lisant avec passion quelque livre d’aventures, un mince cache-nez autour du cou,
et n’interrompant leur lecture que pour taquiner une belle fille qui passait !

Et il est tout diffèrent de Hammam Sidna, ce bain que, depuis l’aventure cruelle,
on nomme le bain des mariées juives. Il est vaste, clair et animé. Le long des
galeries sans style et dans les salles sonores, la foule grouille, parle haut, s’ébat ;
les you-you, par intervalles, les cris de joie percent les oreilles ; les pleurs
d’enfants, les appels, les jurons des négresses, le heurt formidable des ustensiles
de cuivre, le giclement de l’eau chaude, tout cela retentit à travers la vapeur
épaisse, sous les dômes où perle la buée et dont les lucarnes vous contemplent
comme des yeux d’aveugle.
Dans la grande vasque, des fruits se rafraîchissent. Des peaux d’orange, de
melon, de pastèque courent sur le sol glissant. La gardienne est une ancienne
bayadère qu’un pèlerinage à La Mecque a purifiée.

Elle est toujours gaie, vous reçoit aimablement, reste sourde aux disputes des
uns et des autres, au tintamarre qui ne veut plus finir. Si vous l’interpellez pour
lui en faire la remontrance, elle vous répond en haussant une épaule : « Bah !
c’est ici le bain brûlant de la servante borgne ! « Dans la salle chaude est
construite une piscine où les femmes juives peuvent venir prendre la baignade
rituelle de chaque mois. Une petite vieille est accroupie, dissimulée dans la
pierre grise, en posture de prière ; elle attend les baigneuses pour leur réciter les
psaumes et être témoin que la jeune femme aura plongé dans l’eau pure tout
son corps jusqu’au dernier de ses cheveux...
Je vous épargne le Hammam El Mzalett, le bain des purotins, derrière la place
de l’Église.
Le Hammam el Delsi, dans la rue du Bey, a un beau cachet d’ancien, avec ses
mosaïques espagnoles, d’un bleu lavé, patinées par le temps, avec ses colonnes
torses que la vapeur a grignotées, trouées comme la variole aurait fait à un
visage de bédouin, avec sa table de massage en marbre et ardoise, où il fait si
bon s’étendre, se laisser pétrir, briser par des masseurs souples, hardis et
silencieux.
Le Hammam du Trésor, ainsi nommé parce qu’il s’ouvre en face du Trésor
public, est vraiment le plus luxueux. Les mosaïques et les marbres de son
vestibule sont d’une harmonie tendre et féerique. La salle du repos est somptueuse
: hautes galeries claires, colonnes délicieusement peintes, balcons sculptés à la
marocaine, revêtements de faïences d’Alhambra ; et partout des marbres, des
dentelles de plâtre, des vitraux de couleur, des glaces biseautées ; les matelas
s’alignent neufs, garnis de beau linge bariolé. C’est le bain des Mozabites, construit
et tenu par des Mozabites, c’est-à-dire le bain sans préjugés, libre, ouvert à tout, le
monde, entendez : à tout le monde qui paie bien ! Pas de discours, pas
d’accordailles, pas de piscine sacrée, pas d’âme, pas d’ancêtres, pas de passé, pas
d’histoire ; il est, comme les nouveaux riches, net et brillant : l’argent seul compte
!
Et maintenant, tâchez de visiter quelques intérieurs. Blida, avons-nous dit, est une
ville qui se cache ; c’est dans ses intérieurs qu’il faut surtout la chercher, pour saisir
un peu de son âme fière et voluptueuse. Je ne vous dirai point que la chose est
aisée. Pot-de-Fleurs évitera de vous en parler. II vous montrera, sans difficulté
aucune, le Quartier Bécourt, où il y a, ma foi, d’originales maisonnettes,
badigeonnées à la chaux de couleur, avec leur patio qu’ombrage une treille de
vigne ou un citronnier ; il vous montrera la blanche mahhakma du cadi, et cer-
taines demeures sur la place de l’Eglise, dont les cours dallées de noir et de blanc,
les colonnes massives, les grilles de fer forgé font penser à des maisons
marocaines, de Fez ou de Meknès... Mais pour voir de beaux et riches
intérieurs, il faudra que vous insistiez et que Pot-de-Fleurs veuille bien mettre
en œuvre toute sa malice. Il a plus d’un tour dans son sac. D’abord il se
présentera avant le coucher du soleil, avant que les hommes ne rentrent ; il
criera en soulevant le marteau de la porte : Triq ! pour que toutes les femmes,
comme une volée d’oiseaux, fuient et se dissimulent à votre passage ; il
expliquera longuement à la vieille gouvernante qui sera accourue que vous
êtes un voyageur de grand nom, qui aimez de façon purement intellectuelle les
choses exotiques (un vieux monsieur serait préférable) et que vous vous
contenterez, du vestibule, de jeter un coup d’œil dans l’admirable demeure;
qu’au surplus, un roumi n’est pas un homme... Ou encore... je ne sais pas... Il
dira que vous êtes le cousin d’Elissa Rhaïs... et peut-être, devant vous,
s’ouvrira la porte de mes amies.
Donc, demandez à Pot-de-Fleurs de vous montrer la Maison des Pendus, Dar
Mostfa. Elle se trouve derrière le Petit Robinson, à la Porte d’Alger. Le petit
sentier qui vous y conduira est tout fleuri, l’hiver, d’églantines et de violettes
sauvages. La porte, taillée dans une voûte, est sombre, vermoulue, lourde d’un
passé troublant. Tout autour, des moucharabiehs vous regardent
sournoisement, de ces anciens moucharabiehs turcs, au réseau serré pour
défendre le mystère. Soulevez l’anneau rouillé du heurtoir, et un gardien à la
barbe blanche viendra vous ouvrir. Il est silencieux et triste ; si vous lui
demandez la raison de sa mélancolie, il vous répondra : « Celui qui habite ici
peut-il être gai ? » Le corridor fait un coude, pour tromper le regard ; mais, dès
que vous l’avez franchi, une cour immense s’étale à vos yeux émerveillés.
Quel luxe de mosaïques, de bassins de marbre, de balcons ouvragés, de grilles
en arabesques, de vieux bancs de pierre ! Un charme vous prend, au seuil de
cette demeure qu’on croirait inhabitée, un charme fait de la vie luxueuse et
farouche qui jadis l’animait. Vous imaginez très vite les lallates qui se
promenaient le long de ces balcons, vêtues de soie et d’or, dans le rayonnement
du soleil ou la féerie des clairs de lune ; les négresses qui traversaient les
cours, soutenant des plateaux de confiserie; les orchestres qui chantaient, pour
le seigneur, la magnificence des matins, les fleurs épanouies aux terrasses ou la
paix de minuit, le rossignol qui s’éveille dans les figuiers et les palmes...
L’après-midi, les femmes aimaient à venir s’accouder autour de ces bassins, à
y effeuiller des roses, et à laisser leur rêve suivre, au fil de l’eau, les pétales
impondérables.
Puis, on vous fera visiter des salles magnifiques, au plafond en dôme, aux
lucarnes garnies de vitraux, aux boiseries fouillées dans le style de Meknès.
Voici la salle des festins, et voici les chambres à coucher. Voici la salle de
délibération de la Djemaâ. C’est dans cette salle que les ouléma, autour de leur
chef, décidèrent, après une longue résistance, d’ouvrir les portes de la ville au
général de Bourmont. Et tout le harem s’en alla, hommes, femmes, enfants,
vieillards, à dos de chevaux ou de mulets, vers les montagnes du Zaccar ; on dit
qu’une grande partie de la caravane mourut par le froid, la faim, l’abandon...
Vous sortez dans le jardin. Le gardien vous montre le banc de pierre sur lequel le
bey rendait la justice. Ici, la voix du vieil homme tremble et s’étreint : « Tuez,
ordonnait le maître aux mokhaznis, tuez, fils de chiens ! » Et ce pin ! Voyez-vous
ce grand pin maritime qui étale ses rameaux à l’air du large ? On pendait à ses
branches les têtes des victimes, pour effrayer les voleurs et les assassins et
montrer au peuple la toute-puissance du seigneur. « La nuit, vous confie le
vieillard, on entend des bruits de chaînes ; des ombres se promènent entre les arbres
; quand le vent souffle dans les aiguilles du pin, on croirait la plainte des
mourants, le bruit des haches qui fendent les crânes ; on voit des mains osseuses
sortir de terre pour s’agripper à vous... Ce sont les âmes des morts qui réclament
justice, qui redemandent leur enveloppe de chair pour vivre leur vie humaine ! »
Quelques Arabes incrédules, alléchés par le prix dérisoire de cette maison,
l’achetèrent, puis la revendirent aussitôt à d’autres incrédules. Un jour, je vis un
courtier venir la proposer à un négociant mozabite. Celui-ci se couvrit les yeux de
ses deux mains et lui cria : « Va-t’en ! Va-t’en, ou je vais t’assommer avec mon
mètre de bois ! La maison des revenants... Qu’Allah nous en préserve ! » Dans
une ruelle qui débouche sur la place de la Gendarmerie, s’élève la maison des
Colombes. Elle est d’aspect menu et tout blanc ; un petit minaret surmonte sa
porte à clous de cuivre. En y pénétrant, vous avez une impression exquise de
fraîcheur, de teintes claires, de grâce et d’harmonie : vous pouvez admirer un
joyau de maison blidéenne. Les colonnades sont de marbre vert et rose ; les
balcons peints d’enluminures ; la vasque ressemble à une tasse d’argent ; des
citronniers mettent une ombre légère sur les dalles .et de vieux pieds de jasmin
montent à l’assaut des galeries. Avant d’appartenir à une courtisane célèbre, cette
maison était la demeure d’un rabbin qui - chose excessivement rare - venu de
Smyrne musulman fanatique, s’était converti au judaïsme. On raconte qu’un jour,
un capitaine et un lieutenant de frégate, dont les vaisseaux étaient en escale dans
le port d’Alger, visitant la ville des roses, vinrent à passer près de cette maison.
Ils furent attirés par la coiffe bizarre des enfants qui jouaient devant la porte. A
cette époque, en effet, les enfants juifs et les femmes juives portaient une sorte de
hennin, en forme de petit pain de sucre, retenu par un ruban sous le menton, et
qu’ils appliquaient sur le côté. Les officiers demandèrent à voir l’intérieur de la
maison juive. Sous les arcades, assises à des métiers de bambou, deux jeunes
filles brodaient sur de la soie, le petit pain de sucre sur la tête, d’où
s’échappaient d’abondants cheveux noirs : les grands yeux hébraïques
brillaient sur les visages roses... Tandis que les deux officiers les
contemplaient, la mère et la tante vinrent à eux : «Ce sont nos filles, dirent-
elles. Ne les regardez pas trop, ou elles fuiraient. — Sont-elles mariées ? — Pas
encore. Mais fiancées depuis leur naissance. — A des hommes dignes d’elles,
bien entendu ? — Nous ne savons pas à qui, mais Jéhovah le sait». Et les
dames montrèrent aux visiteurs le salon, tout de velours cramoisi, les portières
pailletées, le divan massif aux coussins brodés d’or et d’argent, les tapis de
Smyrne et de Damas, la salle à manger, avec ses matelas de cretonne à fleurs
et sa table basse autour de laquelle la famille s’asseyait sur des nattes de
Djelfa, rouges comme des cœurs de grenade ; puis les chambres à coucher, où
les lits à colonnes de chêne flamboyaient au travers de rideaux de mousseline.
« Et, ajouta la mère en désignant là-haut, près du plafond, deux couchettes
suspendues comme des hamacs, à demi cachées par des rideaux de lustrine,
voici les lits des jeunes filles. » Enfin, on montra à ces messieurs les coffres
peints de feuilles d’or et d’oiseaux fabuleux, qui contenaient les riches
trousseaux des jeunes filles : robes au plastron d’or, coupes de brocart et de
satin épais, foulards à franges, aux dessins merveilleux, hennins empierrés et
jusqu’au costume du bain des noces, en satin rouge brodé d’argent d’où
pleuvaient des glands d’or.
Quand les officiers se retrouvèrent dans la cour, les deux jeunes filles avaient
disparu. Mais une table, sous les citronniers, étincelait de tous les beaux fruits
de Blida, confits avec leurs branches mêmes ; le café était servi...
Les deux officiers se retirèrent, ravis par tant de pittoresque, en demandant à
revenir le soir. Ils avaient distribué aux enfants de petits cornets de papier
blanc. Ceux-ci accoururent à la terrasse pour en montrer le contenu à leurs
sœurs aînées : « Vois, Rachel ! Vois, Rébecca ! les beaux bonbons jaunes que
les Français nous ont donnés ! » Ces bonbons, mes chers amis, étaient des louis
d’or !
Le soir, dans la cour, sous le lustre ancestral, le henné des accordailles trônait
sous la forme d’un gros pain doré, qui répandait les parfums champêtres.
Rabbi El Guir, après de longues discussions, avait accordé la main de ses
deux filles aux deux officiers français. Une semaine plus tard, les deux sœurs,
mariées, s’embarquaient avec leurs époux pour la France. Elles s’envolaient
ainsi que des « colombes ». Croyez qu’en les voyant, ces jours-ci, maîtresses
d’intérieurs somptueux, à Paris, dans le Faubourg Saint-Germain, j’ai éprouvé
une bien douce émotion. Elles m’ont dit qu’elles gardent toujours la vision
charmée de la maisonnette de Blida, qui, par son nom, perpétue le souvenir de
leur aventure...
L’une des plus belles demeures arabes de Blida est la maison de Khad-doudja.
Elle dresse, en face de la Remonte, ses hauts murs troués de lucarnes que
défendent des grilles à la marocaine. Le passage du vestibule ombreux à la cour
éclatante est un enchantement. Sol de marbre, vasques qui ruissellent sous le
dôme vitré, hautes galeries, balcons de bois clair, fines dentelles de plâtre et
mosaïques d’Andalousie composent un ensemble joyeux et grandiose. Ce petit
palais est de construction récente, mais il révèle un des rares efforts pour édifier
de nos jours, sur notre terre algérienne, un intérieur de pur style mauresque. Les
salles, spacieuses, sont garnies de meubles authentiques, importés de Tunis ou de
Syrie. De la terrasse, on a une vue immense sur les montagnes de l’Atlas et sur
la Mitidja. En un coin de cette terrasse, s’arrondit la coupole d’un hammam,
lequel est beau comme un foulard d’or, possède un « nombril » de marbre vert et
des fontaines d’argent rehaussées de « mains de Fatma ».
Kaddoudja la propriétaire, jadis, quand elle suivait « l’autre route », avait
épousé un européen ; de cette union deux petites filles étaient nées, qui portèrent
des noms doubles : Juliette-Yamina et Marie-Aïcha. Tant que leur père vécut,
les fillettes fréquentèrent l’école française ; mais dès le lendemain de sa mort, la
mère les fit entrer sous les treilles, c’est-à-dire les voila, puis les maria à des
musulmans. Elle-même, pour obtenir le pardon absolu et être assurée du Paradis,
se rendit en pèlerinage à La Mecque, puis, tout contre le petit palais arabe, fit
construire une école, un bijou de m’sid aux mosaïques chantantes, aux vitraux
frais comme des bonbons, un m’sid dont elle entretient le maître et les élèves. Trois
fois le jour, une porte s’ouvre, comme dans un conte de Shéhérazade, et une
négresse présente aux liseurs du Coran, sur une djefna, des beignets au miel, une
motte de couscous garnie de raisins secs, ou quelque tadjinn savoureux...
D’autres et d’autres maisons, coquettes ou somptueuses, ont chacune leur
caractère, leur âme, leur histoire originale. Dar Saboundji, dans la rue du Bey,
est une vieille et sympathique construction turque. La maison des Chanteuses, non
loin du Tribunal, rappelle, dans la gaieté de ses bassins et la fraîcheur de ses
arcades, l’époque voluptueuse des cafés chantants. A quelques pas, Dar Rdjêm,
c’est la maison hantée, où, chaque nuit, pendant une année, une avalanche de
pierres s’abattait on ne savait d’où, probablement lancée par les djinns dans le
patio magnifique. Route de La Zaouïa, la riche et lumineuse habitation du Cadi
s’étage parmi les cyprès et les fleurs odorantes. Et d’autres, et d’autres encore....
Les Européens, de même, ont fait construire à Blida de fort belles résidences. Le
Cottage Ricci déploie, dans l’âpre solitude des Gorges de l’Oued-El-Kebir, la
splendeur de ses mimosas. (Ces Gorges sont, avec leur prolongement de l’avenue
des Moulins, le berceau des Ricci. Famille essentiellement blidéenne, dont
l’ancêtre eut l’idée géniale d’accrocher au flanc de la montagne, dans le roc, des
canaux qui actionnent aujourd’hui la plus importante fabrique de pâtes de
l’Afrique du Nord. Homme remarquable que ce colon de la première heure,
inlassable au travail, d’une modestie farouche et d’une légendaire bonté : les
indigènes vénéraient le père Ricci à l’égal d’un marabout). Djenane Ourida, dans
l’avenue du Bois Sacré, dissimule ses coupoles, ses vérandas et ses
moucharabiehs derrière les touffes de bambous, les voûtes de roses et les palmiers
glorieux ; la villa Léontine, avenue Bizot, étale son jardin à la française, ses
parapets, sa vasque ovale, ses arbres d’essences lointaines, ses rosiers et ses canas
fulgurants. « Villa Léontine ? demandait un jour un brave homme de vieux curé
au propriétaire qui est un célibataire original et un amateur d’art plein d’esprit,
qui est donc, je vous prie, cette madame ou mademoiselle Léontine que nous ne
voyons jamais ?» Et M. Thiry de répondre : « Léontine, mon père, est le nom de
l’abbesse d’un couvent où l’on ne faisait ni jeûne ni abstinence... » Et il conta à ce
bon abbé Bastide effaré (Dieu ait son âme !) l’histoire de sa maison, follement
pittoresque et que je me garderai bien de reproduire ici...
Enfin, allons nous promener dans les orangeries. Elles sont la grande parure de
notre ville. Le long des routes qui rayonnent autour de Blida et dans les replis
frais des montagnes qui la dominent, les orangeries poussent leur feuillage touffu,
d’un vert profond, vernissé, au-dessus des troncs trapus, riches de sève. Si par
bonheur, c’est le printemps, alors, dans la lumière divine, parmi le bruit des
ruisseaux, le parfum de ces milliers d’arbres en fleur, mêlé à celui des roses, vous
accueille, vous enveloppe ; et vous humez le souffle de Blida, souffle de béatitude
et de volupté. J’ai vu d’autres orangeries renommées : j’ai vu l’Aguedal de
Marrakech, les oasis du Souss, les « édens » de Jaffa, au fruit incomparable. Nulle
part le déploiement des arbres n’avait cet aspect dense, prospère; la fleur, je
l’affirme, n’avait pas cette senteur moelleuse et enivrante.
On raconte qu’un soir, l’ancêtre des marabouts de Blida, le premier Sid El Kebir,
s’était penché sur une source pour se désaltérer. Soudain, dans le courant limpide,
il vit se dessiner des visages de femmes ; il reconnut toutes les femmes qui
avaient été siennes, elles étaient innombrables... Chacune tenait dans une main
une grappe de fleurs blanches, dans l’autre un fruit jaune ; derrière chacune d’elles
se découpait une masse de feuillage vert sombre. Auprès du marabout se tenait un
fqih, un savant illustre qui, du Hedjaz, était venu lui faire visite.
Fqih, lui demanda Sid El Kebir très ému, quand la vision dans l’eau
se fut évanouie, connais-tu un arbre dont la feuille est presque noire, la fleur
blanche comme la chair des houris et le fruit pareil à une boule d’or ?
C’est sedjrat etchina, l’arbre de Chine, répondit le savant, c’est l’arbre
du bonheur, de la richesse et de la volupté...
En souvenir de l’apparition radieuse, Sid El Kebir, au bord de l’oued, fit planter
une orangerie; et bientôt tous ses fidèles l’imitèrent...
Et je m’arrêterai là. Il n’est si bonne compagnie qui ne se quitte. Les belles choses
et les amis, disait le chantre des Mo’allakates, sont comme le miel : n’en goûtez
pas trop, vous oublieriez leur saveur. D’autres guides de marque vous conduiront
ailleurs, vous montreront d’autres aspects de Blida. Pour moi, quand j’ai dû vivre
quelque temps dans la vieille Europe, sous son ciel noir, parmi sa civilisation
effrénée, sa folie de vitesse, ses gens toujours pressés, toujours excités, je suis
immensément heureuse de retrouver Blida, son air transparent, son soleil
triomphal, ses eaux pures, ses monts couronnés de neige, ses maisons joyeuses,
ses marchés multicolores, ses orangeries et ses jardins de roses, et mes parents et
mes amis, et ce poète arabe qui passe, chaque matin, devant ma porte, chantant la
gloire du Créateur, clamant à l’azur sa joie de vivre et son insouciance de tout...

(1) Ce n’est que plus tard que Le Tapis Vert s’installa, aux portes
d’Alger, dans l’actuel jardin des « Amis réunis ».
(2) Puis place d’Armes, aujourd’hui place Clemenceau.
(3) Leur histoire m’a inspiré un de mes derniers romans : Par la voix de la
Musique.
(4) Je vous laisse le soin de traduire ce dicton montagnard, à la saveur salée.
Notice biographique

Femme écrivaine juive algérienne dans les années 20, Rosine Boumendil, alias
Elissa Rhaïs, eut un parcours atypique

« née des amours d’un musulman et d’une juive, à Blida, ville déjà hantée par
Gide et Oscar Wilde, elle incarna une mythologie de religion et d’interdits.
Décors de souks, soies brodées d’or, parfums d’encens, musiques d’oiseaux en
cage dans les harems : elle a su incarner tous nos rêves d’Orient. » (Jules Roy).

Née à Blida en 1876, mariée à un rabbin d’Alger, elle divorce pour se remarier
avec un riche négociant possédant une villa où Elissa recevra le « tout Alger » de
l’époque et brillera par ses talents de conteuse. On lui conseille donc d’écrire et
de publier.

C’est à Paris que commence l’aventure Elissa Rhais, elle sera publiée dans la
Revue des deux mondes, puis chez Plon, suscitant un engouement hors du
commun.

Saâda la marocaine est son premier roman publié en 1919 : il connaîtra chez
Plon 30 réimpressions !!
GASTON RICCI

CHRÉA
Si Alphonse Daudet avait été sincère et impartial, il eût avoué, qu'au fond de
chacun de nous, il y a un peu de son Tartarin. Je souhaite, cependant, que cette
vérité ne vienne à l'esprit de personne quand j'affirmerai que Blida et ses
environs ont été, à l'origine du monde, la région où se trouvait le « Paradis
Terrestre » qui, d'ailleurs, n'a jamais cessé de s'y trouver depuis.
C'est sur une des oasis les plus merveilleuses de ces lieux enchantés que je
veux essayer, en quelques lignes, de lever le voile, aux yeux de ceux qui n'ont
pas le bonheur de la connaître : je veux parler de Chréa.
Il y a, en Algérie, bien des endroits absolument charmants et pittoresques,
réunissant, pour satisfaire le touriste, tous les attraits désirables. J'en
connais beaucoup ; mais je proclame qu'aucun ne peut être comparé à Chréa. Si
je n'écoutais que mon égoïsme, je souhaiterais voir ce coin idéal conserver son
état sauvage, pour que j'en puisse mieux jouir, dans une tente ou dans un gourbi,
seul, bien seul, roi des cimes enchanteresses ou simplement solitaire heureux,
moi qui adore la solitude. De toute l'Algérie, Chréa est le sommet qui réunit le
mieux les conditions voulues pour devenir inévitablement une station estivale
délicieuse et très importante. Alors que, pour tant de sites des Alpes, des
Pyrénées, de Suisse, des sommes considérables sont employées à attirer, par une
publicité énorme, la clientèle, ici, point n'est besoin : Chréa s'impose.
Quels sont les avantages de ce site unique?
Pour le moins, la température, l'air, l'eau, la forêt.
La température y varie, dans la journée, entre 14 et 22°; c'est là, naturellement,
une moyenne générale.
L'air y est ce qu'il est forcément à une altitude de plus de 1.500 mètres :
pur, sec, léger, parfumé par les senteurs des arbres à essence résineuse.
Régulièrement, de 9 heures du matin à 4 heures de l'après-midi, la brise de mer y
parvient très fraîche, et complètement dénuée d'humidité.
L'eau y est excellente. Son analyse a démontré qu'elle était absolument pure
chimiquement.
La forêt ! Cette forêt de cèdres séculaires et majestueux, comme on a raison de la
protéger et comme on ne saurait trop se réjouir de la décision qui a été prise,
radicale, et seule pratique, d'exproprier toutes les tribus de la région avec leurs
charbonniers, leurs haches, leurs troupeaux de chèvres, sauvagement
destructeurs. C'est un des joyaux de notre belle Algérie. Qu'elle est
impressionnante par son immensité, par son silence, que troublent, seuls, par
intervalles, le chant, le cri des pinsons, des fauvettes, des geais, dominant
l'imperceptible et continuel murmure d'innombrables insectes d'espèces les plus
variées.
Quelle plume serait assez persuasive pour dire le charme exquis de ces
promenades qui ménagent mille surprises et au cours desquelles on ne peut
s'empêcher, à tout instant, de pousser des cris d'admiration !
Grâce à de nombreux sentiers, ce sont, pendant des kilomètres, des sous-bois
épais, à travers, au printemps, de véritables champs de fleurs aux mille coloris
chatoyants et composés, principalement, de pensées mauves, blanches jaunes, de
coquelicots, de marguerites, de tulipes, de petits oeillets parfumés.
Une végétation sauvage persiste tout l'été et constitue un fond de verdure que l'on
apprécie d'autant plus qu'on songe, avec pitié, à la sécheresse
d'ailleurs. Fréquemment, on interrompt subitement sa marche et l'on reste en
extase devant une de ces échappées radieuses que les éclaircies du sous-bois
ménagent.

Si on monte sur ces mamelons qui, tous, seraient autant de belvédères adorables
pour y planter sa tente, le spectacle est alors véritablement féerique. Le panorama
circulaire qu'on aperçoit est, on peut l'affirmer, unique au monde.
C'est, au premier plan, Blida, centre de l'Eden, la « Djenna » des Arabes, qui
s'étale coquette, avec sa couronne de jardins verdoyants. Plus loin, entre la riche
plaine de la Mitidja et la mer bleue, la vue s'étend sur le cap Matifou, les
sommets de la Bouzaréah, de Kouba, puis la tache blanche de Koléa, tout le
Sahel, le tombeau de la Chrétienne, le Chenoua et sa baie, le Zaccar, le pic de
Mouzaia.
Tournez-vous simplement, vous admirez un spectacle qui, pour être différent du
premier, n'en est pas moins enchanteur. C'est une succession de sept à huit
chaînes de montagnes, dont les nuances diffèrent selon l'éloignement, l'heure de
la journée et la position du soleil. Se voilant, par endroits, d'une brume éthérée,
elles forment un ensemble imposant et majestueux, mais qui n'a rien de dur,
d'écrasant. Elles laissent, au contraire, grâce aux tons moirés qui les enveloppent
et qui rendent leur perspective plus caressante à mesure qu'elles s'éloignent vers
l'horizon, une impression de douceur et de charme infinis. Les coteaux de
Médéa, les hauteurs de Boghar, les montagnes de Rovigo, au bas desquelles
roulent les sources de l'Harrach, plus loin le Djurdjura que domine le formidable
Lalla Khedidja, toutes les splendeurs de la nature défilent sur
ce gigantesque écran.
Mais mon imagination, grisée par ces merveilles, m'entraîne dans des
descriptions que, seul, un Loti pourrait avoir la prétention de rendre en se
rapprochant de la vérité.
Après avoir assisté à des couchers de soleil, dont le pinceau le plus vigoureux
des maîtres les plus virtuoses ne saurait rendre la richesse de coloris, il est doux,
le soir, de regarder tomber les étoiles filantes, tout en rêvant à mille choses et en
ne pensant à rien.
Et avant de quitter Chréa, l'on s'efforce de se remplir intensivement les yeux
d'impressions suaves, les poumons d'air vivifiant ; on voudrait en garder, en faire
provision, le plus possible, pour plus tard, après que le séjour enchanteur aura
pris fin.
FERDINAND DUCHÊNE

BLIDA L'AMOUREUSE

« On t'appelle Blida (petite ville). Et moi, je te nomme Ourida (petite rose).»


Ainsi disait, en un jour lointain au temps des Turcs, un caïd monté du Désert et
qui savait bien que « Ourida » est aussi un nom de jolie femme et d'amoureuse
dans les récits des Caravaniers. Plus tard, aux environs de 1850, Fromentin
chanta Blida, ville de couleurs, de grâce, de galanterie. Et aujourd'hui, en dépit
de la nouvelle atmosphère brassée par la mercante, la T. S. F., le jazz et les
sports, la cité des orangers, des rosiers, des allées de rendez-vous, des réduits à
pergolas, donne encore l'impression, suivant un mot récemment cueilli, qu'elle
sent l'amour.
L'auto nous y mène bon train. Nous, c'est-à-dire Jeanne et Marcel mes neveux,
gentil ménage arrivé de France, ma femme et moi. Nous venons de traverser
Boufarik-la-riche qui est aussi une dépositaire de nos gloires d'Afrique. Nous
coulons sur la route plane, blanche, dans la lumière étale de la Mitidja. L'Atlas
commence à se rapprocher de nous, à gauche, vert en bas, coiffé de rouge, de
bleu, de mauve, de violet. Et voici les orangeries. Derrière des rangs serrés de
cyprès, dressés contre le vent et les maraudeurs, ce sont de belles recluses du
pays d'Islam qui nous regardent entre les barreaux des moucharabiehs et nous
envoient, un peu en fraude, semble-t-il, le sourire furtif de leur fleurs et parfois la
brusque caresse de leur haleine. Merci, Mesdames ! Par vous nous savons que la
ville des orangers va, dans un instant, monter des verdures et s'ouvrir devant
notre auto.
Jeanne se proclame ravie de ce qu'elle appelle : notre entrée en ville. Elle
demande le nom de cette avenue toute en villas, en castels. Cette avenue, c'est
encore simplement la route d'Alger qui pénètre dans la banlieue. La petite Blida
du caïd saharien a sauté par-dessus ses murs. A deux kilomètres de ce qui était
autrefois sa cage bastionnée, la voilà en promenade au-devant de ceux qui
viennent lui rendre visite. De même, elle nous accompagnera à notre sortie de
l'enceinte au Nord, au Sud, à l'Ouest. La rose est devenue un bouquet, un massif,
un parterre, une colline fleurie. C'est la princesse du nouveau Jardin des
Hespérides, ce qui se prononce communément : la reine de la Mitidja.
Voici les remparts arrondis comme un grand arc tendu. Rigide et lisse telle une
flèche, une rue part de là et va trouer en plein cœur la place d'Armes. Arrêt de
quelques minutes pour permettre à Marcel de prendre un cliché du carré
d'asphalte entre ses doubles rangées de beaux arbres, au centre duquel s'érige
quelque chose d'assez nouveau, qui n'est cependant qu'un kiosque à musique.
Seulement, jamais jusqu'à ce matin, ni Marcel ni Jeanne n'avaient imaginé, à
l'usage des fanfares et des chorales, une bonbonnière mauresque, blanche, bleue,
jaune, à fines ogives en dentelle de cèdre, coiffée de la chevelure aérienne d'un
palmier.
Lentement nous descendons par le boulevard Trumelet. C'est-à-dire que sur trois
cents mètres nous longeons, devant les murs du quartier des Tirailleurs, une allée
d'arbres qu'on prendrait à leur taille pour des pommiers ou des cerisiers s'ils ne
nous offraient... des oranges.
Hop ! petit ressaut de montagnes russes : la Porte du Samedi (bab el sebt) est
franchie. De ce côté encore de Blida, et cette fois dans quatre directions en
éventail, des villas, des fleurs, vers Montpensier, vers la gare, vers la Chiffa, vers
le Jardin des Oliviers.

Nous tournons à gauche sous une allée conduisant à ce Jardin, dont le nom a fait
relever les yeux de Jeanne, petite croyante un peu romanesque, vers ceux de sa
tante. Marcel en même temps signale précisément une mosquée. La tante sourit :
c'est le Marché aux tabacs.
Un peu plus loin, seconde mosquée, découverte, cette fois, par Jeanne. Pas
d'erreur possible. L'oncle en personne est pris à témoin. L'oncle allonge
simplement le doigt vers une plaque de cuivre portant en rouge un nom bien
français, celui du propriétaire. Jeanne se tait et elle regarde, les cils en auvent.
Sans doute, au fond de ce regard recueilli, la « mosquée », légère, coquette avec
ses faïences, ses ogives, ses piliers de marbre, son porche colorié par des vitraux,
vient-elle de se transmuer en quelque palais de prince charmant... A quoi peut
bien rêver une petite mariée devant tine demeure comme celle-ci, évocatrice de
beaux contes et de mystère?
Voici le Jardin au nom biblique. Nous descendons de voiture. Le chauffeur nous
reprendra de l'autre côté, avenue Bizot. Il est indispensable que les souliers en
lanières de Jeanne promènent leurs petites semelles pointues et leurs hauts talons
parmi ce qui apparaît à mes neveux un rappel de l'Evangile. En vérité, c'est cela
exactement. Oliviers énormes, crevassés de niches moussues. Quel âge donner à
ces géants infirmes, tellement vieux qu'ils s'avèrent, à nos éphémères prunelles,
des arbres sacrés? Dix-neuf cents ans, pour le moins. Peut-être sont ils parents...
éloignés des oliviers de Jésus. De leurs bras immenses, décharnés et pourtant
verts, étendus comme les bras maigres, pleins cependant du Sang de la
Délivrance, du Crucifié sur le Golgotha, descend en une infinie douceur du
recueillement chrétien, et... et à leurs pieds nous butons contre des petites
koubas, des tombes musulmanes.

Toutes blanches, dans un désordre cordial de bonnes amies de harem, au hasard


du tapis de mousse et de sable, elles papotent en une sourdine filée qui est, sans
doute, ce que, tout à l'heure, nous prenions pour des chants d'oiseaux. Autour
d'elles il y a des coins de verdure qui écoutent.
Ah ! voici un autre coin que j'ai failli oublier. Négligé, abandonné, croirait-on
d'ailleurs, digne pourtant de fixer dans la mémoire du touriste une vision durable.
C'est parmi les arbres ce que nous appelons communément en Algérie : un
marabout, c'est-à-dire un cube de maçonnerie coiffé d'une coupole. Coin de piété
musulmane, transformé par la légende en coin d'histoire algérienne.
Je conduis Jeanne et Marcel devant la porte du monument décrépit : « Lors du
voyage de Napoléon III en Algérie, Blida fêta les Souverains en vénération et
splendeur. L'Impératrice des Français reçut un accueil princier chez la Reine des
roses, Impératrice de la Mitidja. Devant « Es Soltana Eugénie ^ s'ouvrirent les
portes les plus hermétiques de l'Islam, tout en verrous. Et le triomphe la promena
parmi les sites les mieux choisis de la ville. De même que nous, elle traversa le
Jardin des Oliviers. Il advint qu'à cet endroit où nous sommes une petite...
exigence de la nature tourmenta Sa Majesté. Et voilà l'anxiété commençant à
pétrir les visages graves des hauts personnages de l'escorte. Où donc se
dissimulait le... réduit sauveur? Rien alors de comparable à cette création des
temps nouveaux sous les oliviers contemporains de Jésus. Pourtant allait-il
pouvoir se faire qu'à une minute du triomphe l'Impératrice formulât à son tour :
<. J'ai failli attendre »? Blida-la-rose en eût rougi... Haut turbanné de poil de
chameau, chapelet au cou voisinant, sur la gandoura de soie, avec la cravate de
Commandeur, un Grand de l'Islam esquissa d'un doigt furtif un tout petit ordre
— et le marabout s'ouvrit. Durant deux minutes le cortège suspendit ou plutôt
ralentit sa marche... pour admirer le jardin. Chacun prenait à cœur d'attirer
l'attention de son voisin sur la splendeur de quelque frondaison aux reflets bleus,
sur la jolie intimité lointaine d'une fuyante pénombre... — Mais, l'Impératrice ?
— Eh bien ! lentement, sans à coup, les admirations éparses une à une se
retournèrent, et l'Impératrice était là, qui souriait... Depuis, jamais plus la porte
du marabout, refermée derrière elle, ne s'est rouverte pour personne. Ce lieu
d'asile d'une faiblesse humaine quoique impériale perdait son caractère de Saint
Lieu des musulmans. Il n'était pas non plus devenu chrétien, bien que... baptisé
par l'Impératrice. »— Après quoi j'ajoute : C'est du moins ce qu'on raconte
parmi les gens, comme disent les arabes, friands toujours de curieux récits
imaginés par les meddahs : / goulou en ness.
Jeanne et Marcel s'amusent comme des écoliers de cette leçon d'histoire(P)
donnée par le grave tonton dans un jardin biblique devenu cimetière barbaresque
et qui se révèle un humoriste placide. L'auto nous cueille à la sortie de ses allées,
dont les hauts feuillages pleins d'oiseaux font concurrence aux trilles de ma
nièce. Nous montons en douceur au long de deux nouvelles rangées de villas,
toujours des villas, chacune ornée de son petit sourire bien à elle, mais toutes
fleuries. Et nous voilà à la grille d'un jardin confrère, dénommé Bizot.
Confrère, mais si différent. Ici rien qui évoque le contraste, rien qui ne mystifie
non plus. Le Jardin Bizot n'est pas autre chose qu'un jardin ; et Bizot c'est de la
vérité (strictement celle-ci) historique. Vérité aussi très expressive de l'Algérie
ces bouquets de palmes balancées dans le bleu sous l'haleine tiède de l'Oued-el-
Kebir, ces « arbres de Judée » qui sont les pastellistes de notre printemps, cette
flore ardente, excessive comme notre sol et nos cerveaux africains. Et vérité
spécifique de Blida-la-rose ces buissons de rosiers, ces espaliers de rosiers, cette
féerie costumée et parfumée de toutes les roses de tous roses.

En première vitesse freinée, presque au pas de promenade, nous montons par


l'avenue des Moulins. Nous allons déjeuner aux Mimosas, chez mon bon
compagnon de jeunesse, Gaston Ricci, Gaston-le-Blidéen, qui a toujours refusé
de quitter Blida, et que Blida ( la galante et la malicieuse) vient d'envoyer, avec
un sourire, siéger au Palais-Bourbon.
Chère avenue des Moulins aux allées fleuries... fleurs, fleurs... naturellement
puisque nous sommes à Blida. Nous repasserons par là, ce soir ; nous choisirons
une de ces allées d'où si souvent nous sommes partis — de chez nous — pour
monter, aux heures limpides de nos grands soirs bleus, sur les contreforts de
l'Atlas. En ce moment regardons du côté de l'oued-el-Kebir. Un jour, sous nos
yeux, il se gonfla brusquement et s'étendit comme une mer. Arrêté sur son
chemin habituel par un vaste malfaiteur en terre et en rochers dégringolé de la
montagne, il se ramassa et se tendit de toute sa masse, de tous ses muscles
liquides contre ce « coupeur de route. » II le pétrit, l'aplatit, l'étendit en long sur
son lit ainsi qu'il eût fait d'une « couette » de plume. Depuis, le lit de l'oued-el-
Kebir, à nous qui l'avons connu sous un autre aspect, apparaît surélevé et ratissé.
Et sur ses berges, qui ont enseveli quelques cagnas ou gourbis, ont poussé des
hameaux et des jardins.
L’auto beugle, grince, stope. Kodak pointé sur « Les Mimosas ». Blanche maison
à baies aussi larges que des portails, dominés par un belvédère. Des massifs de
mimosas, bien entendu, parmi d'autres de toutes les formes, de toutes les
grandeurs. De l'or semé sur du rose, du bleu, du vert, du violet. Tons nets, chauds
sous la lumière africaine. Et des châtaigniers sont là aussi, en arrière, plus haut.
Ce sont des produits de greffes rapportées par moi, vers 1913, au retour de mes
vacances au pays natal. Acclimatés, ces braves campagnards de la Marche
limousine? Par Dieu ! qui ne s'acclimaterait pas dans ce pays où l'hiver fait de ses
brouillards un édredon aérien, et qui, aux journées de canicule, vous offre avec
une jolie prévenance la petite route des Glacières.

Du belvédère où le café est servi, notre regard s'en va, s'allonge, frôlant,
feuilletant une immense verdure ovale, moelleuse, au fond de laquelle
transparaissent des blancheurs rondes de koubas, Mystère des feuillages parmi de
la tiédeur bleue et fluide.
...Ce soir, pas d'auto. Nous voulons, non plus voir notre Blida, mais la toucher,
— avec nos mains qui reconnaîtront des arbres à certains tournants d'avenues,
des murailles vétustés en somptueux déshabillé à ramages, — avec nos semelles
reprises à .la sonore habitude de la chaussée, égayées parfois par le caprice rude
ou confus des impasses bleuâtres.
Nous contournons ou longeons des moulins, quelques-uns de tous les moulins
de Blida, qui n'ont pas d'ailes comme ceux de Don Quichotte ou celui de la
Galette, mais qui, au long du chemin côtoyé par le canal, véhicule du sang de
l'Atlas qui anime leur pouls, font doucement tourner leurs grandes roues noires,
vernies d'eau et ruisselantes de soleil.
Ah ! voici une villa où, certain soir d'avant la guerre, naquit parmi la nocturne
fraîcheur des orangers et des rosiers une de ces aventures blidéennes, que les
indiscrétions du dimanche matin promènent au hasard des groupes sous les allées
et les arcades de la Place d'Armes, et qui parfois se terminent (celle-ci fut du
nombre) par quelques filets rouges sur du marbre blanc... Jeanne et Marcel se
sont arrêtés devant la grille. Joli refuge d'amoureux, plus exactement de larrons
de joie. Cadre de complicité ouatée de silence et de parfums aux heures de lune...
Blida connaît, bien entendu, d'autres amours que celles-là. Il en est qui répondent
en claire et jolie simplicité à votre salut, du fond de jardins tout aussi fleuris, tout
aussi propices aux tendresses, et dont personne (parce que précisément elles n'en
ont pas) ne pourrait raconter l'histoire. Il en est d'autres dont l'histoire a déjà servi
depuis des siècles dans les villes antiques et dans certaines cités de l'Orient. Le
touriste peut demander leur adresse au garde champêtre et les visiter comme une
exposition coloniale. La galanterie du quartier Bécourt sourit, placide, assise au
seuil des portes d'ocré, dans le sarouel pailleté, les chevilles encerclées d'anneaux
barbares, le frontal de sequins incliné à droite au-dessus des sourcils à
l'antimoine. Petite notation : le hasard caustique a encadré ce monde d'autrefois
entre le Tribunal de simple police et l'Hôpital.
Sur la place voisine il est rituel de goûter, dans de petites tasses peinturlurées, le
café très noir, très sucré, apporté bouillant dans de minuscules cafetières à
bouton de corail, et qui se dénomme kaoua. Nous voilà assis sur un banc-ancêtre,
qui a dû perdre le souvenir des fardeaux de notre espèce et qui peut-être bien,
tout à l'heure, nous versera (en douceur, espérons-le) sur les nattes de palmier-
nain, à côté des arabes à croupetons ou en tailleurs, en train de jouer aux échecs
avec des figurines d'art nègre, usées, déjetées, vernies de crasse. Le jeu est
sérieux. Les joueurs ne parlent pas. Leurs cigarettes sentent le musc, l'eau de
roses ou le benjoin. Derrière une oreille velue, Jeanne aperçoit une petite fleur
d'oranger à corolle plaintive.
Reprenons notre promenade. Le monument aux Morts ouvre sur nos têtes ses
grandes ailes de bronze. Large porte taillée dans le mur d'enceinte qui est le
corset de l'amoureuse ville. Un peu vieux jeu, le corset. Aussi déjà, par endroits,
la coquette l'a fait craquer ; et la jolie peau de Curida transparaît entre les
baleines.
Nous traversons une grande allée extérieure pleine de vastes ombres
et nous nous confions aux chemins de Ouled-Soltane. Nous entrons ainsi dans la
cité indigène, la tribu aux portes hérissées de clous, trouant les murs bleus.
Jardins encore. Orangers, rosiers, toujours. Groupes criards de garçonnets demi-
nus, crépus, aux petits pieds moulés par un artiste dans de l'ocre. Des fillettes à
bracelets de cuivre et ongles rougis au henné viennent nous regarder. « Bonjor !
Donne un sou ! » Et leurs prunelles ressemblent à une cuillerée de kaoua tombée
sur la porcelaine de la tasse.
Les chemins serpentent, fuient, reviennent. Ils ont l'air de chercher à nous
dérouter, à nous rebuter, à nous renvoyer chez nous. Brusquement ils nous
fourrent dans une impasse. Tout de même nous réussissons à nous extirper du
labyrinthe amusant. Un petit crochet à droite, par une allée au sol mou, entre de
très hauts buissons. Belle villa à moulures et vitraux où jadis habita Gaston
Ricci, qui était ainsi mon voisin. Et je conduis mes neveux devant une autre villa
à jardinet, véranda et arcades... C'est bien elle. Elle a un peu changé de visage
pourtant, de nom aussi. Plus cossue, moins charmante peut-être. Que sont donc
devenus nos rosiers grimpants? Et notre néflier du Japon où les gentils pillards
ailés nous donnaient de petites aubades délictueuses?
Jeanne veut absolument que sa tante raconte... Quoi?... Eh bien ! tout...
Les chers plaisirs simples en face des champs de rosiers... Jardinage sous les
matins de printemps... Déjeuners d'amis dans un cadre de mandariniers...
Découvertes amusantes, à la Fabre, parmi le monde pullulant des insectes :
mantes religieuses pratiquant les noces tragiques, vraies filles de Blida prêtes à
courir à l'amour, même si au bout il doit y avoir du sang... Et les grandes nuits
éparpillant « les douros d'Allah » sur la soie bleue, tendue par-dessus l'Atlas.
Ronde et dorée, la lune doucement montait...
Doucement aussi Jeanne s'est rapprochée de Marcel. Leurs épaules se touchent...
La voix un peu émue de la tante module sur des mots qui, ce soir, dans ce coin
bleu de Blida, deviennent eux-mêmes des mots bleus... Je regarde les mains de
nos deux enfants qui viennent de se joindre sans avoir eu besoin de se chercher...
Et il me semble que je n'ai plus rien à écrire.
ROBERT MIGOT

LES GORGES DE LA CHIFFA

Les Gorges de la Chiffa ne sont pas seulement un accident géologique ou


tectonique, une coupure dans la montagne, une faille gigantesque où apparaît,
dans son imposante nudité, la structure intime de l'Atlas tellien, elles sont une
région, elles sont presque un monde.
Pour en apprécier l'entière beauté, en goûter le charme, en connaître toutes les
merveilles accumulées, il convient d'éviter soigneusement d'en entreprendre la
visite en sacrifiant aux errements accoutumés. On ne doit pas se plier à
l'itinéraire banal que préconise tel ou tel guide, encore moins se contenter de la
traditionnelle randonnée en voiture, au cours de laquelle on ne voit pour ainsi
dire rien.
Il faut, au contraire, renouer l'antique tradition des voyages à pied, de la
minutieuse exploration, en dehors de toute contrainte, de tout délai, de tout
horaire, chère à nos pères ; il faut enfin oublier que nous sommes au siècle de
l'auto, de l'avion et des super hétérodynes.
C'est pour avoir adopté cette méthode, renouvelée du bon vieux temps, que nous
avons pu jouir des innombrables satisfactions qu'une excursion rationnelle aux
Gorges de La Chiffa procure à tous ceux qui savent l'entreprendre.
...Une aube fraîche et bleue, une aurore délicieuse où, déjà, les sommets neigeux
de Chréa, de l'Abd-el-Kader et de Talazit s'illuminent de mille feux.
C'est le réveil de Blida, dans la mi-obscurité du matin.
La petite ville industrieuse s'apprête à la longue et pénible besogne du jour;
partout c'est l'activité fébrile, le commencement joyeux d'un effort qui durera de
longues heures.
Nous gagnons, par l'allée coquette, bordée de villas frileusement encapuchonnées
de lierre et de glycines, qui a nom l'avenue Bizot, le Champ de Manœuvres d'où,
utilisant des traverses ignorées, nous atteindrons le Rocher Blanc.
Bordé d'un rectangle de hauts platanes, dans une situation unique, au centre d'un
cirque de montagnes prestigieuses, le quadrilatère militaire pourrait être le lieu
rêvé d'une ville nouvelle. Rigoureusement plate, à peine inclinée vers le
couchant, ventilée par les souffles sains des vents dominants, il semble que cette
parcelle privilégiée de terrain nivelé attende l'érection de quelque cité
tentaculaire...
Devant nous, soudain, c'est l'Oued-el-Kébir qui, à grand fracas, dans son vaste lit
caillouteux, précipite, vers la plaine, ses eaux pures et glacées. Sur ses rives, que
bordent les derniers bouquets de pins de Bou-Arfa, vestiges luxuriants d'une
antique et noble forêt, jasent des milliers d'oiseaux, tandis que les jardins
d'orangers, de mandariniers et de citronniers, où ont élu domicile jasmins et roses
trémières, offrent à la méditation et au rêve des ombrages hospitaliers.
Poursuivons notre marche, hâtons-nous : la journée sera rude !
Voici, cheminant entre des tranchées aux parois d'ocre rouge, la voie ferrée de
Djelfa ; ses rails modestes, aux sinuosités nombreuses, aux dévers audacieux,
aux courbes impressionnantes, seront peut-être ceux qui, bientôt, relieront
l'Afrique du Nord au Sénégal, Alger à Dakar, la France métropolitaine à la plus
grande France coloniale !
Le soleil est déjà haut. Avant de nous enfoncer dans la dépression de la Chiffa,
que nous allons trouver à un coude brusque de la vallée que nous suivons, jetons
un coup d'œil sur la Mitidja étalée devant nous, dans sa splendeur et sa
prospérité.
De ce synclinal qui mesure 50 kilomètres de long sur 20 de large et qui au
moment de la prise d'Alger, n'était qu'un marécage pestilentiel, le courage de nos
colons et leur inlassable ténacité ont fait une Beauce nord-africaine, d'une
richesse inouïe.
Quelle réponse éloquente aux esprits chagrins, contempteurs hypocondriaques de
notre pays, qui vont proclamant partout avec des gestes désabusés, « que le
Français n'est pas colonisateur » !
A perte de vue, s'étendent les vignobles feuillus, les céréales déjà hautes, les
plantations de légumes, les installations grandioses. Dans ce pays neuf, dans
cette plaine conquise en moins d'un siècle à la civilisation et à la fécondité, la
routine n'a jamais réussi à s'implanter et il n'est pas un domaine, parmi tous ceux
qui étalent sous nos yeux leurs champs aux longues diagonales, qui ne soit muni
des derniers perfectionnements réalisés dans la mécanique agricole.
Quelques pas encore et nous voici dans le lit même de la Chiffa qui coule ses
eaux vertes sous trois ponts métalliques de toute beauté.
Dès sa sortie de l'étranglement des gorges, la rivière, guettée, semble-t-il, comme
une proie bienfaisante, par les riverains, est captée, dérivée, répartie en mille
canaux qui irriguent d'immenses vergers, de superbes jardins perpétuellement en
fleurs.
Nous marchons droit au Sud.
Sur chaque rive, les hauteurs se dessinent, se dressent, presque menaçantes, dans
le prestige de leurs sommets perdus dans l'azur immaculé du ciel. Gagnons la
route si nous ne voulons pas nous voir arrêter, dans notre marche, par les
innombrables blocs dont est encombré le cours de l'oued. Justement un café
maure, à quelques pas d'une source qui jase sous les lauriers et les thuyas drapés
de précoces clématites, nous offre un refuge hospitalier.
Après la première étape nous y goûtons quelques instants de repos bien gagné et
de fraîcheur d'autant plus agréable que le soleil, déjà haut, est piquant pour la
saison...
Sur la route, passent à grande allure les autos et les cars, pressés de fuir on ne sait
où, et dont les passagers ignoreront le calme et la tranquillité de l'aimable retraite
que nous avons découverte et que nous quittons à regret.
Le chemin monte en pente raide ; nous allons à tout petits pas. Nous avons ainsi
tout le loisir d'admirer, sur notre droite, une superbe forêt de chênes-liège,
parsemée de blocs cyclopéens, jetés là par le caprice d'on ne sait quel
cataclysme.
Un train, en haletant, s'engouffre sous le tunnel et voici le premier tournant.
Un dernier regard sur la plaine et nous pénétrons dans les Gorges.
Tout de suite, le spectacle est grandiose ; les montagnes enserrent de leurs flancs
escarpés, de leurs croupes puissantes, le mince filet argenté de la rivière qui
serpente entre des à-pics vertigineux. Des éboulis formidables, des coulées de
plus de cent mètres de chute, des bancs escarpés se succèdent en entablements
jusqu'à la ligne des crêtes qui ondoient en houle bleutée. La route déroule aux
flancs des versants son ruban de craie et en contre-bas, grisaille dont les
méandres se coupent de tunnels fréquents, la voie ferrée, elle aussi, s'accroche à
la roche au hasard des convulsions tectoniques.
Un vent léger, chargé de senteurs balsamiques, riche de parfums agrestes, souffle
éternellement dans la vallée tandis que, presque imperceptibles dans l'azur
resplendissant, des oiseaux de proie, — aigles, gypaètes, faucons, vautours —
dessinent inlassablement leurs orbes circulaires et silencieuses.

Au fur et à mesure que nous avançons, le défilé s'étrangle ; la route est en


corniche ; les pentes qui de plus en plus se boisent de lentisques, de chênes-zéens
et d'arbousiers, se rapprochent de la verticale et, du côté du ravin, on a dressé
pour parer à l'imprudence des voyageurs, de hauts parapets de pierre dure.
Des sources fusent, nombreuses, à droite et à gauche de la route, que l'on a,
presque partout, aménagées en fontaines ; aux murmures des eaux se mêlent des
concerts d'oiseaux...
Un indigène s'avance vers nous, nous fait ses offres de service pour la visite
d'une grotte merveilleuse qui se trouve sous la route, à une vingtaine de mètres
en contre-bas. Des pages seraient nécessaires à la description détaillée des
surprises admirables qu'elle nous offre. L,a nature, aux caprices divins, y a donné
libre cours à sa fantaisie.
Le guide indigène qui nous a conduits nous montre, au moyen d'un quinquet
fumeux, la prestigieuse floraison des stalactites que les siècles ont permis aux
eaux de faire s'épanouir.
Brusquement, c'est un enchantement, une splendeur digne d'un conte des Mille et
Une Nuits : un de nos compagnons a allumé une flamme de Bengale, et, sous des
flots de lumière alternativement rouge, verte et jaune, la Grotte du Lion nous
révèle, dans leurs plus infimes détails, les richesses minérales qu'elle renferme.
La clarté s'éteint ; nous remontons vers le grand jour et, durant de longues
minutes, nous demeurons sous le charme, véritablement prenant, de cette
remarquable curiosité naturelle...
Le site est sauvage ; la route, taillée à même le roc, est étroite à ce point que deux
voitures ne peuvent s'y croiser en dehors des gares ménagées, tous les cent
mètres, par la prévoyance du Génie militaire, qui l'a construite au prix d'efforts
parfois surhumains.
Le silence est profond ; on n'entend que la voix du torrent qui gronde sur les
blocs, au fond du précipice, la plainte du vent à travers les genêts épineux qui
s'agrippent aux pentes et, de temps en temps, l'appel mélancolique d'un rapace
planant à des hauteurs vertigineuses, en plein azur.
Nous marchons d'un bon pas, dans une fraîcheur délicieuse ; nos compagnons
géologues s'extasient devant une carrière calcaire qui leur révèle, à nu, la
structure invraisemblablement tourmentée de la montagne.
On s'arrête quelques minutes et, hâtivement, nos savants, enthousiasmés prennent
des notes...
Or, soudain, des cris joyeux éclatent :
— Des singes! Des singes ! Venez voir!...
Les dames, qui nous ont précédés,
nous montrent, dans les buissons
qui surplombent la route, quelques
quadrumanes agiles qui fuient, très
lentement d'ailleurs, à notre
approche ; ils se replient, avec
force gambades et, bien entendu,
en faisant mille grimaces
divertissantes, vers le ruisseau
boisé où ils ont, depuis des siècles,
élu domicile et où un arrêté
gubernatorial récent interdit
absolument qu'on les vienne
troubler. Un tournant brusque et
voici le Ruisseau des Singes, un

coin idyllique qui semble à mille


lieues de l'agitation et du bruit des
grandes cités.
Nous n'avons aucune peine à obtenir
l'autorisation de nous engager dans
la montagne, de suivre le sentier
capricieux, qui, après
d'innombrables détours, conduirait à
la crête du Mouzaïa, s'il prenait
fantaisie au voyageur de s'y rendre,
et il nous est donné, une fois déplus,
de tomber au milieu d’une véritable
colonie de singes.
Ces bêtes charmantes ne
sont pas sauvages ; les plus âgées acceptent volontiers le pain que nous leur
distribuons. Elles nous regardent curieusement de leurs petits yeux vérons aux
prunelles extrêmement mobiles. Les guenons bondissent avec, au bras, leurs
nourrissons que des sauts périlleux de plusieurs mètres semblent n'effrayer
nullement. Il en vient maintenant de partout. Les vieux mâles, méfiants dès
l'abord, se sont enhardis ; ils s'approchent à pas furtifs pour recevoir, eux aussi,
leur part de prébende...
Mais, brusquement, comme sur l'ordre d'un chef invisible, c'est un sauve-qui-
peut général ; la horde, avec des crissements bizarres, s'égaille à l'envi, se
disperse dans toutes les directions, et, en un clin d’œil, nous demeurons seuls sur
la clairière.
Si là-bas, une houle roussâtre n'agitait bizarrement les frondaisons des thuyas et
des chênes-zéens, nous nous demanderions si nous n'avons pas rêvé et s'il est
bien vrai qu'il y a deux minutes à peine, une bande de trois cents quadrumanes
batifolaient autour de nous!...
Quoique l'auberge du Ruisseau des Singes soit fort moderne et offre aux plus
gourmets des menus délectables, nous nous installons, pour déjeuner, aux abords
immédiats du tunnel, en contrebas de la route. Le ravin offre des plates-formes
charmantes qui se prêtent parfaitement à un pique-nique.
Comme l'air vif des Gorges a aiguisé les appétits, le repas est joyeux et
rondement mené...
Nous avons prévu notre départ pour deux heures ; tandis que certains savourent
sur l'herbe un délicieux café préparé à la turque, d'autres, prévoyant pour l'après-
midi un rude effort, s'abandonnent aux douceurs de la sieste.
...La caravane continue sa route, toujours vers le Sud.
Maintenant l'attention est retenue par la beauté du versant Est de la coupure.
D'un seul bond, en éboulis de schistes, en cailloutis gréseux, en coulées de
calcaires, la paroi s'élance du fond du ravin et gagne les crêtes de l'Atlas. Le
soleil oblique exagère les ors, allume les ocres, incendie les grisailles, anime les
verts. C'est une véritable féerie de couleurs à laquelle l'œil, loin de s'accoutumer,
ajoute, d'instant en instant, de nouvelles nuances. Tandis que les dames, les
rêveurs s'extasient, deux alpinistes, qui se sont associés à l'excursion, parlent de
rentrer à Blida en escaladant cet à-pic formidable.
Et le plus curieux est que nous pouvons dire dès maintenant qu'ils ont réussi leur
exploit...
La route, qui montait âprement, accuse une pente assez douce. Comme, d'autre
part, le lit de la rivière est en descente continue, le ravin diminue très rapidement
de profondeur tandis qu'il nous faut lever la tête pour apercevoir, entre les lignes
sévères des crêtes haut perchées, un lambeau de ciel pur et bleu, resplendissant
de lumière.
La chaussée est ouverte en plein schiste noirâtre où se pendent des buissons épais
de myrtes et d'arbousiers, voire, dé-ci dé-là, des bouquets d'arbres épineux.
De partout s'élancent les cascades aux blanches écumes, striant de coulées
presque vaporeuses, les rochers sombres aux parois lisses.
Un monde d'oiseaux hantent les capillaires des cascatelles qui permettent
l'éclosion en tout temps d'un parterre de fleurs.
Voici une échappée vers le Mouzaïa ; un torrent impétueux en dévale et, là aussi,
ont élu domicile de joyeuses familles de singes.
Une maison cantonnière abandonnée assure un refuge aux excursionnistes, aux
voyageurs et aux... amoureux, ainsi qu'en témoignent nombre d'inscriptions
enthousiastes ou mélancoliques, rabelaisiennes ou poétiques, tracées, souvent
d'une main inhabile, sur la chaux délavée des murs mal crépis.
Passons rapidement cet étranglement dangereux, —à vrai dire, on n'y a jamais
enregistré d'accident grave — où les schistes s'effritent et tombent d'assez haut
sur la route, d'un gîte minéral que son peu de résistance à l'érosion a fait
dénommer le Rocher-Pourri. C'est le point le plus étranglé du défilé. Une
quinzaine de mètres à peine sépare les deux montagnes. Dans ce cañon, les eaux
du torrent s'accumulent au moment des crues et nous apercevons, tracée en plein
roc, une ligne qui rappelle la hauteur atteinte par la rivière au paroxysme d'une
montée exceptionnelle demeurée fameuse.
La ligne ferrée, qui, à quelques kilomètres, était très en contre-bas de la route et
sur la rive gauche, surplombe maintenant le chemin, des escarpements schisteux
de la rive droite.
Le défilé s'évase, le ciel est plus large, les croupes s'arrondissent, les rochers
rentrent sous l'humus ; on a l'impression d'être plus à l'aise.
Les versants ont perdu de leur verticalité redoutable ; des troupeaux de chèvres,
venus des douars lointains dont les lentes fumées montent, rectilignes, dans la
lumière d'or, paissent au hasard des éboulis, surveillés par des pâtres,
descendants de Tytire, aux sons des chalumeaux et des flûtes.
Au fond du ravin, la Chiffa roule toujours ses eaux d'absinthe, mais plus calme et
moins rapide.
Les géologues remarquent, dans les éboulis qui, de-ci de-là, se montrent encore à
flanc de montagne, une structure plus tranquille, des bouleversements moins
fréquents...
Décidément, nous approchons de la sortie...

Devant nous, un merveilleux pont métallique enjambe, d'une seule travée, la


rivière et la route.
Nous apercevons une échancrure profonde dans la muraille de droite, une vaste
perspective s'y développe bientôt vers Agueni et Ferdjouna.
Nous avons atteint l'Oued Merdja, aux riches mines de cuivre. La randonnée est
terminée.
Les Gorges de la Chiffa sont franchies.
Le soir descend, un soir de moire et de guipures ; des cirrus légers qu'incendie le
soleil oblique, glissent à des hauteurs incommensurables à travers l'étendue. Une
soudaine et poétique animation donne, à ce coin de terre algérienne, que va
submerger la nuit, une vie biblique, faite de calme rustique et de douceur
ineffable : sonnailles des troupeaux, qui rentrent, susurrements des flûtes, chants
lointains, cris des oiseaux, murmures de la rivière apaisée, sirène d'une auto en
fuite...
Avant la séparation, goûtons le charme exquis de la minute qui se hâte, de l'heure
qui ne reviendra jamais plus, de la belle aventure qui, hier encore, était un espoir
et qui n'est plus qu'un souvenir.
Les rayons derniers du soleil montent, montent au long des versants empourprés,
l'ombre envahit la vallée profonde, le ciel, vers l'Orient se glace d'une teinte
violacée.
Un suprême reflet sur la plus haute tache neigeuse...
Tout s'est éteint.
Le rêve est fini...

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