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(1876-1940)
BLIDA
(1) Ce n’est que plus tard que le Tapis Vert, s’installa aux portes d’Alger dans l’actuel jardin des Amis
Réunis
L’auteur donc campait devant nous deux personnages magnifiques et ardents :
le Roi Jupiter et le Roi Otton. Un beau jour, ils étaient descendus sur Blida et
admiraient la contrée. Et voici que, au fond de la scène, dans un char composé
de fruits d’or et de roses épanouies, une femme superbe venait d’apparaître;
nos deux héros, avant de se disputer ses grâces, se querellaient pour définir son
charme.
Oh ! s’était écrié le roi Otton, qu’elle est belle et qu’elle est étrange !
Blida est une blonde aux yeux noirs !
Mais non, fulminait Jupiter, c’est l’amour qui vous aveugle! Blida est
une brune aux yeux bleus !
C’est bien plutôt ainsi que je la vois, ma chère ville natale, dans sa grâce fière
et voluptueuse.
Au fait, nos pères la connurent mieux encore. Un poète égyptien du siècle
dernier la nomma le berceau de l’amour. Un berceau qui étendrait son ivresse
dans un air pur et vif, sous des ombrages touffus, parmi des orangers en
fleurs, des sources abondantes, des jardins embroussaillés de roses, au pied des
montagnes farouches comme des lions qui se poursuivent, montagnes aux
replis frais garnis de pensées sauvages, montagnes couronnées de neiges
brillantes et de cèdres-rois.
Souvent aussi, Blida, on te compara à une rose. « Tu es une petite ville et moi,
je t’appelle une petite rose... » J’imagine que le poète songeait à une rosé
arabe, au parfum musqué, aux épines rebelles, à l’élégance hautaine.
Car Blida est une ville mystérieuse, une ville qui se cache. Longtemps, elle fut,
dans l’Afrique du Nord, une capitale des fêtes, des plaisirs et des parfums. Et
déjà les habitants étaient jaloux de son charme :
À Blida, on venait de très loin pour goûter la fraîcheur des ruisseaux qui
coulaient partout et l’air tonifiant de ses montagnes, on venait goûter cette
odeur d’oranges amères, de douces sanguines, de figues mielleuses,
d’amandiers jeunes, de vignes aux grains longs comme des doigts de mariée,
et l’odeur des litières sur lesquelles hennissaient les pur-sang maures, et
l’odeur de la laine noire des biches, et l’odeur des cafés chantants : odeur de
musc, d’œillets rouges, de jasmin et de tombak, odeur des costumes soyeux
des chanteuses et des burnous de laine fine des caïds amoureux...
Mais, surtout depuis la conquête française, Blida est peu accueillante à
l’étranger. L’indigène blidéen, renfermé dans ses souvenirs, tiendrait
beaucoup à la paix voluptueuse de sa ville. Ne vous trompez point à son
abord aimable : ou c’est indifférence, ou c’est une impatience qui se contient.
De Lalla-Marnia jusqu’à Tunis, on connaît la formule d’hospitalité du
Blidéen :
Eh bien, mon ami, quand es-tu arrivé ? Et quand comptes-tu partir?
Imaginez-vous qu’un soir, il sortait du café des Deux Pruniers, sur sa monture
caparaçonnée d’argent, la tête pleine de vapeurs, le cœur ivre des beautés orientales
qu’il avait pu admirer. Il aimait à s’en aller comme cela, lentement, dans la nuit
tranquille, le regard aux étoiles, aspirant dans le vent tiède le parfum des orangers
et des rosés, suivi par la symphonie des violons et des luths et par la voix puissante
de Poumons-de-Bœuf qui, du bas de la rue du Bey, lançait le Chant de Minuit :
C’est minuit. Lève-toi, ma bien-aimée,
Le rossignol vient de s’éveiller dans les palmes...
Or, comme il approchait de la place des Mûriers (2), d’ordinaire si paisible, il
entendit un fracas assourdissant de tambours et d’instruments de cuivre : on
inaugurait la « Fête de Blida ». Mugissements de bêtes fauves, relent de pommes
frites et de carbure, flonflons de manèges, grincements de tourniquets, cris, appels
des marchands qui vantaient leur pain d’épices et leur nougat d’Espagne... Si
Mohamed El Kebir crut qu’il avait pris le chemin des enfers ! Et quand il arriva
au bord de la place, que vit-il ? Sous une lumière aveuglante, autour de musiciens
soufflant dans des cuivres, des couples enlacés qui tournaient, tournaient comme
des djenoune, se bousculaient, suaient sang et eau et tournaient encore ! Baya,
effarouchée, se cabra et prit au galop une ruelle de traverse. Le marabout s’irrita et
maudit. Il implora Dieu de « balayer cette fête comme le typhus balaie un douar
». Il avait à peine franchi les remparts que la foudre gronda dans les nues. Tous
les vents se déchaînèrent sur la ville. Une pluie diluvienne s’abattit. Au bout d’une
heure, il n’y avait plus, sur la place déserte, que des ruisseaux qui charriaient
ballons, drapeaux et lampes vénitiennes, tandis que, de la ménagerie campée sur la
place de l’Église, les bêtes fauves, dans la tempête, hurlaient à déchirer l’âme ! La
malédiction du marabout s’est-elle prolongée ? Tous les ans, la Fête de Blida, si
courue, si gaie, si folle, se noie sous un déluge...
Le marabout est mort. Il repose dans ce coin ravissant de la Fontaine Fraîche,
sous un sarcophage recouvert d’étoffes précieuses et des étendards des confréries,
au milieu de sa descendance qui habite de petites maisonnettes à flanc de coteau et
qui continue de vivre des offrandes que les croyants viennent déposer à ses pieds,
après la rentrée des récoltes. Si Mohamed El Kebir entend les cris de joie de ses
petits-enfants qui jouent autour de sa tombe, et l’oued dans les nuits calmes,
l’oued au murmure presque éteint assurément, mais qui doit lui parler encore de
toutes les fêtes grandioses qui se déroulèrent sur ses rives et qui enchantèrent tous
les voluptueux de l’Islam.
Les cafés chantants ne sont plus. Peut-on en vouloir au gouvernement français
d’avoir ordonné momentanément leur suppression, surtout depuis la guerre ? Ils
étaient la cause de bien des misères. Le Blidéen, ce grand enfant passionné,
vidait, de gaieté de cœur, en un soir, pour l’amour d’une belle, le produit d’une
moisson ou d’une récolte d’olives, pendant que la femme et les petits attendaient
anxieux, là-haut, dans le gourbi de Mimiche ou des Glacières ! Puis, les
Européens commençaient à hanter ces lieux du plaisir, et alors...
Rétablira-t-on les cafés chantants ? Ils répandaient dans Blida une animation si
féerique ! Les Arabes réclament à cor et à cri leur unique divertissement. Et
lorsqu’on leur rappelle les motifs de l’interdiction gouvernementale, ils ne savent
que baisser la tête et soupirer : « Allah est grand ! »
En attendant, les cafés maures se sont multipliés, lieux charmants, refuges de toute
une vie paisible et concentrée. Pot-de-fleurs vous mènera en voir de très
nombreux. Pot-de-fleurs, c’est un bohème honnête et gai qui se tient en faction
sur la place d’Armes. Un sourire amène éclaire sa barbe de patriarche, et dans son
turban, il y a toujours planté, selon la saison, du géranium, de la rose ou de la
fleur d’oranger, parfois le tout ensemble. Pot-de-Fleurs conduit admirablement
son touriste ; d’un coup d’œil d’intelligence il l’avertit aussitôt lorsque le patron
voudrait « augmenter la sauce pour l’étranger ». Probablement vous guidera-t-il
d’abord vers le Café Brenndja, un des plus pittoresques et des mieux achalandés.
Adossé au quartier Bécourt, le Café Brenndja s’ouvre sur le grouillement intense
et bigarré du marché arabe. La salle, toujours lavée de frais, est garnie de nattes et
de bancs bien tenus, presque neufs ; des pots de basilic, de fleurs du soir et de
jasmin s’alignent devant les consommateurs, parmi des gargoulettes d’eau claire
dont la bouche a été goudronnée avec soin. On aperçoit du dehors les mille
étagères de mosaïque bleue sur lesquelles sont rangés les verres à facettes pour le
thé et les petites tasses dorées pour le café turc. On est surtout frappé par
l’étincellement de cuivre rouge des bouilloires ventrues dans le four. La chanson
que ronronne leur cœur, sur les braises de l’oudjaq, Pot-de-Fleurs vous la traduira
ainsi :
Ils sont chicaneurs, vous dira Pot-de-Fleurs, pour cinq sous ils rouspètent !
Sur un banc de la terrasse, ces deux vieillards à l’air aristocratique, leurs pieds
d’une propreté lisse sous la gandoura blanche, devisent avec sérénité en dégustant
des cafés berlik que l’un paiera aujourd’hui et l’autre demain.
J’ai un peu d’argent, mon ami, dit celui de gauche, je ne sais quoi en
faire pour qu’il me rapporte un petit pain blanc...
Achète une maison, conseille celui de droite, tu connais le dicton :
Une pierre dans un mur vaut mieux qu’une perle à un collier !
Les tolba s’attendrissent sur des souvenirs d’aïeux, sur le temps où régnait
l’abondance, où le cent d’oranges valait un drahm et où personne ne voulait
l’acheter, où les melons d’Espagne, les citrons doux et les grenades étaient
meilleur marché qu’un couffin de concombres !
C’est tout un auditoire humble, anxieux, qu’a réuni autour de lui ce vieux conteur
à la barbe de fleuve, au regard mystique, qui improvise des mélopées, des
chansons de geste, des histoires longues comme le monde...
Et il est tout diffèrent de Hammam Sidna, ce bain que, depuis l’aventure cruelle,
on nomme le bain des mariées juives. Il est vaste, clair et animé. Le long des
galeries sans style et dans les salles sonores, la foule grouille, parle haut, s’ébat ;
les you-you, par intervalles, les cris de joie percent les oreilles ; les pleurs
d’enfants, les appels, les jurons des négresses, le heurt formidable des ustensiles
de cuivre, le giclement de l’eau chaude, tout cela retentit à travers la vapeur
épaisse, sous les dômes où perle la buée et dont les lucarnes vous contemplent
comme des yeux d’aveugle.
Dans la grande vasque, des fruits se rafraîchissent. Des peaux d’orange, de
melon, de pastèque courent sur le sol glissant. La gardienne est une ancienne
bayadère qu’un pèlerinage à La Mecque a purifiée.
Elle est toujours gaie, vous reçoit aimablement, reste sourde aux disputes des
uns et des autres, au tintamarre qui ne veut plus finir. Si vous l’interpellez pour
lui en faire la remontrance, elle vous répond en haussant une épaule : « Bah !
c’est ici le bain brûlant de la servante borgne ! « Dans la salle chaude est
construite une piscine où les femmes juives peuvent venir prendre la baignade
rituelle de chaque mois. Une petite vieille est accroupie, dissimulée dans la
pierre grise, en posture de prière ; elle attend les baigneuses pour leur réciter les
psaumes et être témoin que la jeune femme aura plongé dans l’eau pure tout
son corps jusqu’au dernier de ses cheveux...
Je vous épargne le Hammam El Mzalett, le bain des purotins, derrière la place
de l’Église.
Le Hammam el Delsi, dans la rue du Bey, a un beau cachet d’ancien, avec ses
mosaïques espagnoles, d’un bleu lavé, patinées par le temps, avec ses colonnes
torses que la vapeur a grignotées, trouées comme la variole aurait fait à un
visage de bédouin, avec sa table de massage en marbre et ardoise, où il fait si
bon s’étendre, se laisser pétrir, briser par des masseurs souples, hardis et
silencieux.
Le Hammam du Trésor, ainsi nommé parce qu’il s’ouvre en face du Trésor
public, est vraiment le plus luxueux. Les mosaïques et les marbres de son
vestibule sont d’une harmonie tendre et féerique. La salle du repos est somptueuse
: hautes galeries claires, colonnes délicieusement peintes, balcons sculptés à la
marocaine, revêtements de faïences d’Alhambra ; et partout des marbres, des
dentelles de plâtre, des vitraux de couleur, des glaces biseautées ; les matelas
s’alignent neufs, garnis de beau linge bariolé. C’est le bain des Mozabites, construit
et tenu par des Mozabites, c’est-à-dire le bain sans préjugés, libre, ouvert à tout, le
monde, entendez : à tout le monde qui paie bien ! Pas de discours, pas
d’accordailles, pas de piscine sacrée, pas d’âme, pas d’ancêtres, pas de passé, pas
d’histoire ; il est, comme les nouveaux riches, net et brillant : l’argent seul compte
!
Et maintenant, tâchez de visiter quelques intérieurs. Blida, avons-nous dit, est une
ville qui se cache ; c’est dans ses intérieurs qu’il faut surtout la chercher, pour saisir
un peu de son âme fière et voluptueuse. Je ne vous dirai point que la chose est
aisée. Pot-de-Fleurs évitera de vous en parler. II vous montrera, sans difficulté
aucune, le Quartier Bécourt, où il y a, ma foi, d’originales maisonnettes,
badigeonnées à la chaux de couleur, avec leur patio qu’ombrage une treille de
vigne ou un citronnier ; il vous montrera la blanche mahhakma du cadi, et cer-
taines demeures sur la place de l’Eglise, dont les cours dallées de noir et de blanc,
les colonnes massives, les grilles de fer forgé font penser à des maisons
marocaines, de Fez ou de Meknès... Mais pour voir de beaux et riches
intérieurs, il faudra que vous insistiez et que Pot-de-Fleurs veuille bien mettre
en œuvre toute sa malice. Il a plus d’un tour dans son sac. D’abord il se
présentera avant le coucher du soleil, avant que les hommes ne rentrent ; il
criera en soulevant le marteau de la porte : Triq ! pour que toutes les femmes,
comme une volée d’oiseaux, fuient et se dissimulent à votre passage ; il
expliquera longuement à la vieille gouvernante qui sera accourue que vous
êtes un voyageur de grand nom, qui aimez de façon purement intellectuelle les
choses exotiques (un vieux monsieur serait préférable) et que vous vous
contenterez, du vestibule, de jeter un coup d’œil dans l’admirable demeure;
qu’au surplus, un roumi n’est pas un homme... Ou encore... je ne sais pas... Il
dira que vous êtes le cousin d’Elissa Rhaïs... et peut-être, devant vous,
s’ouvrira la porte de mes amies.
Donc, demandez à Pot-de-Fleurs de vous montrer la Maison des Pendus, Dar
Mostfa. Elle se trouve derrière le Petit Robinson, à la Porte d’Alger. Le petit
sentier qui vous y conduira est tout fleuri, l’hiver, d’églantines et de violettes
sauvages. La porte, taillée dans une voûte, est sombre, vermoulue, lourde d’un
passé troublant. Tout autour, des moucharabiehs vous regardent
sournoisement, de ces anciens moucharabiehs turcs, au réseau serré pour
défendre le mystère. Soulevez l’anneau rouillé du heurtoir, et un gardien à la
barbe blanche viendra vous ouvrir. Il est silencieux et triste ; si vous lui
demandez la raison de sa mélancolie, il vous répondra : « Celui qui habite ici
peut-il être gai ? » Le corridor fait un coude, pour tromper le regard ; mais, dès
que vous l’avez franchi, une cour immense s’étale à vos yeux émerveillés.
Quel luxe de mosaïques, de bassins de marbre, de balcons ouvragés, de grilles
en arabesques, de vieux bancs de pierre ! Un charme vous prend, au seuil de
cette demeure qu’on croirait inhabitée, un charme fait de la vie luxueuse et
farouche qui jadis l’animait. Vous imaginez très vite les lallates qui se
promenaient le long de ces balcons, vêtues de soie et d’or, dans le rayonnement
du soleil ou la féerie des clairs de lune ; les négresses qui traversaient les
cours, soutenant des plateaux de confiserie; les orchestres qui chantaient, pour
le seigneur, la magnificence des matins, les fleurs épanouies aux terrasses ou la
paix de minuit, le rossignol qui s’éveille dans les figuiers et les palmes...
L’après-midi, les femmes aimaient à venir s’accouder autour de ces bassins, à
y effeuiller des roses, et à laisser leur rêve suivre, au fil de l’eau, les pétales
impondérables.
Puis, on vous fera visiter des salles magnifiques, au plafond en dôme, aux
lucarnes garnies de vitraux, aux boiseries fouillées dans le style de Meknès.
Voici la salle des festins, et voici les chambres à coucher. Voici la salle de
délibération de la Djemaâ. C’est dans cette salle que les ouléma, autour de leur
chef, décidèrent, après une longue résistance, d’ouvrir les portes de la ville au
général de Bourmont. Et tout le harem s’en alla, hommes, femmes, enfants,
vieillards, à dos de chevaux ou de mulets, vers les montagnes du Zaccar ; on dit
qu’une grande partie de la caravane mourut par le froid, la faim, l’abandon...
Vous sortez dans le jardin. Le gardien vous montre le banc de pierre sur lequel le
bey rendait la justice. Ici, la voix du vieil homme tremble et s’étreint : « Tuez,
ordonnait le maître aux mokhaznis, tuez, fils de chiens ! » Et ce pin ! Voyez-vous
ce grand pin maritime qui étale ses rameaux à l’air du large ? On pendait à ses
branches les têtes des victimes, pour effrayer les voleurs et les assassins et
montrer au peuple la toute-puissance du seigneur. « La nuit, vous confie le
vieillard, on entend des bruits de chaînes ; des ombres se promènent entre les arbres
; quand le vent souffle dans les aiguilles du pin, on croirait la plainte des
mourants, le bruit des haches qui fendent les crânes ; on voit des mains osseuses
sortir de terre pour s’agripper à vous... Ce sont les âmes des morts qui réclament
justice, qui redemandent leur enveloppe de chair pour vivre leur vie humaine ! »
Quelques Arabes incrédules, alléchés par le prix dérisoire de cette maison,
l’achetèrent, puis la revendirent aussitôt à d’autres incrédules. Un jour, je vis un
courtier venir la proposer à un négociant mozabite. Celui-ci se couvrit les yeux de
ses deux mains et lui cria : « Va-t’en ! Va-t’en, ou je vais t’assommer avec mon
mètre de bois ! La maison des revenants... Qu’Allah nous en préserve ! » Dans
une ruelle qui débouche sur la place de la Gendarmerie, s’élève la maison des
Colombes. Elle est d’aspect menu et tout blanc ; un petit minaret surmonte sa
porte à clous de cuivre. En y pénétrant, vous avez une impression exquise de
fraîcheur, de teintes claires, de grâce et d’harmonie : vous pouvez admirer un
joyau de maison blidéenne. Les colonnades sont de marbre vert et rose ; les
balcons peints d’enluminures ; la vasque ressemble à une tasse d’argent ; des
citronniers mettent une ombre légère sur les dalles .et de vieux pieds de jasmin
montent à l’assaut des galeries. Avant d’appartenir à une courtisane célèbre, cette
maison était la demeure d’un rabbin qui - chose excessivement rare - venu de
Smyrne musulman fanatique, s’était converti au judaïsme. On raconte qu’un jour,
un capitaine et un lieutenant de frégate, dont les vaisseaux étaient en escale dans
le port d’Alger, visitant la ville des roses, vinrent à passer près de cette maison.
Ils furent attirés par la coiffe bizarre des enfants qui jouaient devant la porte. A
cette époque, en effet, les enfants juifs et les femmes juives portaient une sorte de
hennin, en forme de petit pain de sucre, retenu par un ruban sous le menton, et
qu’ils appliquaient sur le côté. Les officiers demandèrent à voir l’intérieur de la
maison juive. Sous les arcades, assises à des métiers de bambou, deux jeunes
filles brodaient sur de la soie, le petit pain de sucre sur la tête, d’où
s’échappaient d’abondants cheveux noirs : les grands yeux hébraïques
brillaient sur les visages roses... Tandis que les deux officiers les
contemplaient, la mère et la tante vinrent à eux : «Ce sont nos filles, dirent-
elles. Ne les regardez pas trop, ou elles fuiraient. — Sont-elles mariées ? — Pas
encore. Mais fiancées depuis leur naissance. — A des hommes dignes d’elles,
bien entendu ? — Nous ne savons pas à qui, mais Jéhovah le sait». Et les
dames montrèrent aux visiteurs le salon, tout de velours cramoisi, les portières
pailletées, le divan massif aux coussins brodés d’or et d’argent, les tapis de
Smyrne et de Damas, la salle à manger, avec ses matelas de cretonne à fleurs
et sa table basse autour de laquelle la famille s’asseyait sur des nattes de
Djelfa, rouges comme des cœurs de grenade ; puis les chambres à coucher, où
les lits à colonnes de chêne flamboyaient au travers de rideaux de mousseline.
« Et, ajouta la mère en désignant là-haut, près du plafond, deux couchettes
suspendues comme des hamacs, à demi cachées par des rideaux de lustrine,
voici les lits des jeunes filles. » Enfin, on montra à ces messieurs les coffres
peints de feuilles d’or et d’oiseaux fabuleux, qui contenaient les riches
trousseaux des jeunes filles : robes au plastron d’or, coupes de brocart et de
satin épais, foulards à franges, aux dessins merveilleux, hennins empierrés et
jusqu’au costume du bain des noces, en satin rouge brodé d’argent d’où
pleuvaient des glands d’or.
Quand les officiers se retrouvèrent dans la cour, les deux jeunes filles avaient
disparu. Mais une table, sous les citronniers, étincelait de tous les beaux fruits
de Blida, confits avec leurs branches mêmes ; le café était servi...
Les deux officiers se retirèrent, ravis par tant de pittoresque, en demandant à
revenir le soir. Ils avaient distribué aux enfants de petits cornets de papier
blanc. Ceux-ci accoururent à la terrasse pour en montrer le contenu à leurs
sœurs aînées : « Vois, Rachel ! Vois, Rébecca ! les beaux bonbons jaunes que
les Français nous ont donnés ! » Ces bonbons, mes chers amis, étaient des louis
d’or !
Le soir, dans la cour, sous le lustre ancestral, le henné des accordailles trônait
sous la forme d’un gros pain doré, qui répandait les parfums champêtres.
Rabbi El Guir, après de longues discussions, avait accordé la main de ses
deux filles aux deux officiers français. Une semaine plus tard, les deux sœurs,
mariées, s’embarquaient avec leurs époux pour la France. Elles s’envolaient
ainsi que des « colombes ». Croyez qu’en les voyant, ces jours-ci, maîtresses
d’intérieurs somptueux, à Paris, dans le Faubourg Saint-Germain, j’ai éprouvé
une bien douce émotion. Elles m’ont dit qu’elles gardent toujours la vision
charmée de la maisonnette de Blida, qui, par son nom, perpétue le souvenir de
leur aventure...
L’une des plus belles demeures arabes de Blida est la maison de Khad-doudja.
Elle dresse, en face de la Remonte, ses hauts murs troués de lucarnes que
défendent des grilles à la marocaine. Le passage du vestibule ombreux à la cour
éclatante est un enchantement. Sol de marbre, vasques qui ruissellent sous le
dôme vitré, hautes galeries, balcons de bois clair, fines dentelles de plâtre et
mosaïques d’Andalousie composent un ensemble joyeux et grandiose. Ce petit
palais est de construction récente, mais il révèle un des rares efforts pour édifier
de nos jours, sur notre terre algérienne, un intérieur de pur style mauresque. Les
salles, spacieuses, sont garnies de meubles authentiques, importés de Tunis ou de
Syrie. De la terrasse, on a une vue immense sur les montagnes de l’Atlas et sur
la Mitidja. En un coin de cette terrasse, s’arrondit la coupole d’un hammam,
lequel est beau comme un foulard d’or, possède un « nombril » de marbre vert et
des fontaines d’argent rehaussées de « mains de Fatma ».
Kaddoudja la propriétaire, jadis, quand elle suivait « l’autre route », avait
épousé un européen ; de cette union deux petites filles étaient nées, qui portèrent
des noms doubles : Juliette-Yamina et Marie-Aïcha. Tant que leur père vécut,
les fillettes fréquentèrent l’école française ; mais dès le lendemain de sa mort, la
mère les fit entrer sous les treilles, c’est-à-dire les voila, puis les maria à des
musulmans. Elle-même, pour obtenir le pardon absolu et être assurée du Paradis,
se rendit en pèlerinage à La Mecque, puis, tout contre le petit palais arabe, fit
construire une école, un bijou de m’sid aux mosaïques chantantes, aux vitraux
frais comme des bonbons, un m’sid dont elle entretient le maître et les élèves. Trois
fois le jour, une porte s’ouvre, comme dans un conte de Shéhérazade, et une
négresse présente aux liseurs du Coran, sur une djefna, des beignets au miel, une
motte de couscous garnie de raisins secs, ou quelque tadjinn savoureux...
D’autres et d’autres maisons, coquettes ou somptueuses, ont chacune leur
caractère, leur âme, leur histoire originale. Dar Saboundji, dans la rue du Bey,
est une vieille et sympathique construction turque. La maison des Chanteuses, non
loin du Tribunal, rappelle, dans la gaieté de ses bassins et la fraîcheur de ses
arcades, l’époque voluptueuse des cafés chantants. A quelques pas, Dar Rdjêm,
c’est la maison hantée, où, chaque nuit, pendant une année, une avalanche de
pierres s’abattait on ne savait d’où, probablement lancée par les djinns dans le
patio magnifique. Route de La Zaouïa, la riche et lumineuse habitation du Cadi
s’étage parmi les cyprès et les fleurs odorantes. Et d’autres, et d’autres encore....
Les Européens, de même, ont fait construire à Blida de fort belles résidences. Le
Cottage Ricci déploie, dans l’âpre solitude des Gorges de l’Oued-El-Kebir, la
splendeur de ses mimosas. (Ces Gorges sont, avec leur prolongement de l’avenue
des Moulins, le berceau des Ricci. Famille essentiellement blidéenne, dont
l’ancêtre eut l’idée géniale d’accrocher au flanc de la montagne, dans le roc, des
canaux qui actionnent aujourd’hui la plus importante fabrique de pâtes de
l’Afrique du Nord. Homme remarquable que ce colon de la première heure,
inlassable au travail, d’une modestie farouche et d’une légendaire bonté : les
indigènes vénéraient le père Ricci à l’égal d’un marabout). Djenane Ourida, dans
l’avenue du Bois Sacré, dissimule ses coupoles, ses vérandas et ses
moucharabiehs derrière les touffes de bambous, les voûtes de roses et les palmiers
glorieux ; la villa Léontine, avenue Bizot, étale son jardin à la française, ses
parapets, sa vasque ovale, ses arbres d’essences lointaines, ses rosiers et ses canas
fulgurants. « Villa Léontine ? demandait un jour un brave homme de vieux curé
au propriétaire qui est un célibataire original et un amateur d’art plein d’esprit,
qui est donc, je vous prie, cette madame ou mademoiselle Léontine que nous ne
voyons jamais ?» Et M. Thiry de répondre : « Léontine, mon père, est le nom de
l’abbesse d’un couvent où l’on ne faisait ni jeûne ni abstinence... » Et il conta à ce
bon abbé Bastide effaré (Dieu ait son âme !) l’histoire de sa maison, follement
pittoresque et que je me garderai bien de reproduire ici...
Enfin, allons nous promener dans les orangeries. Elles sont la grande parure de
notre ville. Le long des routes qui rayonnent autour de Blida et dans les replis
frais des montagnes qui la dominent, les orangeries poussent leur feuillage touffu,
d’un vert profond, vernissé, au-dessus des troncs trapus, riches de sève. Si par
bonheur, c’est le printemps, alors, dans la lumière divine, parmi le bruit des
ruisseaux, le parfum de ces milliers d’arbres en fleur, mêlé à celui des roses, vous
accueille, vous enveloppe ; et vous humez le souffle de Blida, souffle de béatitude
et de volupté. J’ai vu d’autres orangeries renommées : j’ai vu l’Aguedal de
Marrakech, les oasis du Souss, les « édens » de Jaffa, au fruit incomparable. Nulle
part le déploiement des arbres n’avait cet aspect dense, prospère; la fleur, je
l’affirme, n’avait pas cette senteur moelleuse et enivrante.
On raconte qu’un soir, l’ancêtre des marabouts de Blida, le premier Sid El Kebir,
s’était penché sur une source pour se désaltérer. Soudain, dans le courant limpide,
il vit se dessiner des visages de femmes ; il reconnut toutes les femmes qui
avaient été siennes, elles étaient innombrables... Chacune tenait dans une main
une grappe de fleurs blanches, dans l’autre un fruit jaune ; derrière chacune d’elles
se découpait une masse de feuillage vert sombre. Auprès du marabout se tenait un
fqih, un savant illustre qui, du Hedjaz, était venu lui faire visite.
Fqih, lui demanda Sid El Kebir très ému, quand la vision dans l’eau
se fut évanouie, connais-tu un arbre dont la feuille est presque noire, la fleur
blanche comme la chair des houris et le fruit pareil à une boule d’or ?
C’est sedjrat etchina, l’arbre de Chine, répondit le savant, c’est l’arbre
du bonheur, de la richesse et de la volupté...
En souvenir de l’apparition radieuse, Sid El Kebir, au bord de l’oued, fit planter
une orangerie; et bientôt tous ses fidèles l’imitèrent...
Et je m’arrêterai là. Il n’est si bonne compagnie qui ne se quitte. Les belles choses
et les amis, disait le chantre des Mo’allakates, sont comme le miel : n’en goûtez
pas trop, vous oublieriez leur saveur. D’autres guides de marque vous conduiront
ailleurs, vous montreront d’autres aspects de Blida. Pour moi, quand j’ai dû vivre
quelque temps dans la vieille Europe, sous son ciel noir, parmi sa civilisation
effrénée, sa folie de vitesse, ses gens toujours pressés, toujours excités, je suis
immensément heureuse de retrouver Blida, son air transparent, son soleil
triomphal, ses eaux pures, ses monts couronnés de neige, ses maisons joyeuses,
ses marchés multicolores, ses orangeries et ses jardins de roses, et mes parents et
mes amis, et ce poète arabe qui passe, chaque matin, devant ma porte, chantant la
gloire du Créateur, clamant à l’azur sa joie de vivre et son insouciance de tout...
(1) Ce n’est que plus tard que Le Tapis Vert s’installa, aux portes
d’Alger, dans l’actuel jardin des « Amis réunis ».
(2) Puis place d’Armes, aujourd’hui place Clemenceau.
(3) Leur histoire m’a inspiré un de mes derniers romans : Par la voix de la
Musique.
(4) Je vous laisse le soin de traduire ce dicton montagnard, à la saveur salée.
Notice biographique
Femme écrivaine juive algérienne dans les années 20, Rosine Boumendil, alias
Elissa Rhaïs, eut un parcours atypique
« née des amours d’un musulman et d’une juive, à Blida, ville déjà hantée par
Gide et Oscar Wilde, elle incarna une mythologie de religion et d’interdits.
Décors de souks, soies brodées d’or, parfums d’encens, musiques d’oiseaux en
cage dans les harems : elle a su incarner tous nos rêves d’Orient. » (Jules Roy).
Née à Blida en 1876, mariée à un rabbin d’Alger, elle divorce pour se remarier
avec un riche négociant possédant une villa où Elissa recevra le « tout Alger » de
l’époque et brillera par ses talents de conteuse. On lui conseille donc d’écrire et
de publier.
C’est à Paris que commence l’aventure Elissa Rhais, elle sera publiée dans la
Revue des deux mondes, puis chez Plon, suscitant un engouement hors du
commun.
Saâda la marocaine est son premier roman publié en 1919 : il connaîtra chez
Plon 30 réimpressions !!
GASTON RICCI
CHRÉA
Si Alphonse Daudet avait été sincère et impartial, il eût avoué, qu'au fond de
chacun de nous, il y a un peu de son Tartarin. Je souhaite, cependant, que cette
vérité ne vienne à l'esprit de personne quand j'affirmerai que Blida et ses
environs ont été, à l'origine du monde, la région où se trouvait le « Paradis
Terrestre » qui, d'ailleurs, n'a jamais cessé de s'y trouver depuis.
C'est sur une des oasis les plus merveilleuses de ces lieux enchantés que je
veux essayer, en quelques lignes, de lever le voile, aux yeux de ceux qui n'ont
pas le bonheur de la connaître : je veux parler de Chréa.
Il y a, en Algérie, bien des endroits absolument charmants et pittoresques,
réunissant, pour satisfaire le touriste, tous les attraits désirables. J'en
connais beaucoup ; mais je proclame qu'aucun ne peut être comparé à Chréa. Si
je n'écoutais que mon égoïsme, je souhaiterais voir ce coin idéal conserver son
état sauvage, pour que j'en puisse mieux jouir, dans une tente ou dans un gourbi,
seul, bien seul, roi des cimes enchanteresses ou simplement solitaire heureux,
moi qui adore la solitude. De toute l'Algérie, Chréa est le sommet qui réunit le
mieux les conditions voulues pour devenir inévitablement une station estivale
délicieuse et très importante. Alors que, pour tant de sites des Alpes, des
Pyrénées, de Suisse, des sommes considérables sont employées à attirer, par une
publicité énorme, la clientèle, ici, point n'est besoin : Chréa s'impose.
Quels sont les avantages de ce site unique?
Pour le moins, la température, l'air, l'eau, la forêt.
La température y varie, dans la journée, entre 14 et 22°; c'est là, naturellement,
une moyenne générale.
L'air y est ce qu'il est forcément à une altitude de plus de 1.500 mètres :
pur, sec, léger, parfumé par les senteurs des arbres à essence résineuse.
Régulièrement, de 9 heures du matin à 4 heures de l'après-midi, la brise de mer y
parvient très fraîche, et complètement dénuée d'humidité.
L'eau y est excellente. Son analyse a démontré qu'elle était absolument pure
chimiquement.
La forêt ! Cette forêt de cèdres séculaires et majestueux, comme on a raison de la
protéger et comme on ne saurait trop se réjouir de la décision qui a été prise,
radicale, et seule pratique, d'exproprier toutes les tribus de la région avec leurs
charbonniers, leurs haches, leurs troupeaux de chèvres, sauvagement
destructeurs. C'est un des joyaux de notre belle Algérie. Qu'elle est
impressionnante par son immensité, par son silence, que troublent, seuls, par
intervalles, le chant, le cri des pinsons, des fauvettes, des geais, dominant
l'imperceptible et continuel murmure d'innombrables insectes d'espèces les plus
variées.
Quelle plume serait assez persuasive pour dire le charme exquis de ces
promenades qui ménagent mille surprises et au cours desquelles on ne peut
s'empêcher, à tout instant, de pousser des cris d'admiration !
Grâce à de nombreux sentiers, ce sont, pendant des kilomètres, des sous-bois
épais, à travers, au printemps, de véritables champs de fleurs aux mille coloris
chatoyants et composés, principalement, de pensées mauves, blanches jaunes, de
coquelicots, de marguerites, de tulipes, de petits oeillets parfumés.
Une végétation sauvage persiste tout l'été et constitue un fond de verdure que l'on
apprécie d'autant plus qu'on songe, avec pitié, à la sécheresse
d'ailleurs. Fréquemment, on interrompt subitement sa marche et l'on reste en
extase devant une de ces échappées radieuses que les éclaircies du sous-bois
ménagent.
Si on monte sur ces mamelons qui, tous, seraient autant de belvédères adorables
pour y planter sa tente, le spectacle est alors véritablement féerique. Le panorama
circulaire qu'on aperçoit est, on peut l'affirmer, unique au monde.
C'est, au premier plan, Blida, centre de l'Eden, la « Djenna » des Arabes, qui
s'étale coquette, avec sa couronne de jardins verdoyants. Plus loin, entre la riche
plaine de la Mitidja et la mer bleue, la vue s'étend sur le cap Matifou, les
sommets de la Bouzaréah, de Kouba, puis la tache blanche de Koléa, tout le
Sahel, le tombeau de la Chrétienne, le Chenoua et sa baie, le Zaccar, le pic de
Mouzaia.
Tournez-vous simplement, vous admirez un spectacle qui, pour être différent du
premier, n'en est pas moins enchanteur. C'est une succession de sept à huit
chaînes de montagnes, dont les nuances diffèrent selon l'éloignement, l'heure de
la journée et la position du soleil. Se voilant, par endroits, d'une brume éthérée,
elles forment un ensemble imposant et majestueux, mais qui n'a rien de dur,
d'écrasant. Elles laissent, au contraire, grâce aux tons moirés qui les enveloppent
et qui rendent leur perspective plus caressante à mesure qu'elles s'éloignent vers
l'horizon, une impression de douceur et de charme infinis. Les coteaux de
Médéa, les hauteurs de Boghar, les montagnes de Rovigo, au bas desquelles
roulent les sources de l'Harrach, plus loin le Djurdjura que domine le formidable
Lalla Khedidja, toutes les splendeurs de la nature défilent sur
ce gigantesque écran.
Mais mon imagination, grisée par ces merveilles, m'entraîne dans des
descriptions que, seul, un Loti pourrait avoir la prétention de rendre en se
rapprochant de la vérité.
Après avoir assisté à des couchers de soleil, dont le pinceau le plus vigoureux
des maîtres les plus virtuoses ne saurait rendre la richesse de coloris, il est doux,
le soir, de regarder tomber les étoiles filantes, tout en rêvant à mille choses et en
ne pensant à rien.
Et avant de quitter Chréa, l'on s'efforce de se remplir intensivement les yeux
d'impressions suaves, les poumons d'air vivifiant ; on voudrait en garder, en faire
provision, le plus possible, pour plus tard, après que le séjour enchanteur aura
pris fin.
FERDINAND DUCHÊNE
BLIDA L'AMOUREUSE
Nous tournons à gauche sous une allée conduisant à ce Jardin, dont le nom a fait
relever les yeux de Jeanne, petite croyante un peu romanesque, vers ceux de sa
tante. Marcel en même temps signale précisément une mosquée. La tante sourit :
c'est le Marché aux tabacs.
Un peu plus loin, seconde mosquée, découverte, cette fois, par Jeanne. Pas
d'erreur possible. L'oncle en personne est pris à témoin. L'oncle allonge
simplement le doigt vers une plaque de cuivre portant en rouge un nom bien
français, celui du propriétaire. Jeanne se tait et elle regarde, les cils en auvent.
Sans doute, au fond de ce regard recueilli, la « mosquée », légère, coquette avec
ses faïences, ses ogives, ses piliers de marbre, son porche colorié par des vitraux,
vient-elle de se transmuer en quelque palais de prince charmant... A quoi peut
bien rêver une petite mariée devant tine demeure comme celle-ci, évocatrice de
beaux contes et de mystère?
Voici le Jardin au nom biblique. Nous descendons de voiture. Le chauffeur nous
reprendra de l'autre côté, avenue Bizot. Il est indispensable que les souliers en
lanières de Jeanne promènent leurs petites semelles pointues et leurs hauts talons
parmi ce qui apparaît à mes neveux un rappel de l'Evangile. En vérité, c'est cela
exactement. Oliviers énormes, crevassés de niches moussues. Quel âge donner à
ces géants infirmes, tellement vieux qu'ils s'avèrent, à nos éphémères prunelles,
des arbres sacrés? Dix-neuf cents ans, pour le moins. Peut-être sont ils parents...
éloignés des oliviers de Jésus. De leurs bras immenses, décharnés et pourtant
verts, étendus comme les bras maigres, pleins cependant du Sang de la
Délivrance, du Crucifié sur le Golgotha, descend en une infinie douceur du
recueillement chrétien, et... et à leurs pieds nous butons contre des petites
koubas, des tombes musulmanes.
Du belvédère où le café est servi, notre regard s'en va, s'allonge, frôlant,
feuilletant une immense verdure ovale, moelleuse, au fond de laquelle
transparaissent des blancheurs rondes de koubas, Mystère des feuillages parmi de
la tiédeur bleue et fluide.
...Ce soir, pas d'auto. Nous voulons, non plus voir notre Blida, mais la toucher,
— avec nos mains qui reconnaîtront des arbres à certains tournants d'avenues,
des murailles vétustés en somptueux déshabillé à ramages, — avec nos semelles
reprises à .la sonore habitude de la chaussée, égayées parfois par le caprice rude
ou confus des impasses bleuâtres.
Nous contournons ou longeons des moulins, quelques-uns de tous les moulins
de Blida, qui n'ont pas d'ailes comme ceux de Don Quichotte ou celui de la
Galette, mais qui, au long du chemin côtoyé par le canal, véhicule du sang de
l'Atlas qui anime leur pouls, font doucement tourner leurs grandes roues noires,
vernies d'eau et ruisselantes de soleil.
Ah ! voici une villa où, certain soir d'avant la guerre, naquit parmi la nocturne
fraîcheur des orangers et des rosiers une de ces aventures blidéennes, que les
indiscrétions du dimanche matin promènent au hasard des groupes sous les allées
et les arcades de la Place d'Armes, et qui parfois se terminent (celle-ci fut du
nombre) par quelques filets rouges sur du marbre blanc... Jeanne et Marcel se
sont arrêtés devant la grille. Joli refuge d'amoureux, plus exactement de larrons
de joie. Cadre de complicité ouatée de silence et de parfums aux heures de lune...
Blida connaît, bien entendu, d'autres amours que celles-là. Il en est qui répondent
en claire et jolie simplicité à votre salut, du fond de jardins tout aussi fleuris, tout
aussi propices aux tendresses, et dont personne (parce que précisément elles n'en
ont pas) ne pourrait raconter l'histoire. Il en est d'autres dont l'histoire a déjà servi
depuis des siècles dans les villes antiques et dans certaines cités de l'Orient. Le
touriste peut demander leur adresse au garde champêtre et les visiter comme une
exposition coloniale. La galanterie du quartier Bécourt sourit, placide, assise au
seuil des portes d'ocré, dans le sarouel pailleté, les chevilles encerclées d'anneaux
barbares, le frontal de sequins incliné à droite au-dessus des sourcils à
l'antimoine. Petite notation : le hasard caustique a encadré ce monde d'autrefois
entre le Tribunal de simple police et l'Hôpital.
Sur la place voisine il est rituel de goûter, dans de petites tasses peinturlurées, le
café très noir, très sucré, apporté bouillant dans de minuscules cafetières à
bouton de corail, et qui se dénomme kaoua. Nous voilà assis sur un banc-ancêtre,
qui a dû perdre le souvenir des fardeaux de notre espèce et qui peut-être bien,
tout à l'heure, nous versera (en douceur, espérons-le) sur les nattes de palmier-
nain, à côté des arabes à croupetons ou en tailleurs, en train de jouer aux échecs
avec des figurines d'art nègre, usées, déjetées, vernies de crasse. Le jeu est
sérieux. Les joueurs ne parlent pas. Leurs cigarettes sentent le musc, l'eau de
roses ou le benjoin. Derrière une oreille velue, Jeanne aperçoit une petite fleur
d'oranger à corolle plaintive.
Reprenons notre promenade. Le monument aux Morts ouvre sur nos têtes ses
grandes ailes de bronze. Large porte taillée dans le mur d'enceinte qui est le
corset de l'amoureuse ville. Un peu vieux jeu, le corset. Aussi déjà, par endroits,
la coquette l'a fait craquer ; et la jolie peau de Curida transparaît entre les
baleines.
Nous traversons une grande allée extérieure pleine de vastes ombres
et nous nous confions aux chemins de Ouled-Soltane. Nous entrons ainsi dans la
cité indigène, la tribu aux portes hérissées de clous, trouant les murs bleus.
Jardins encore. Orangers, rosiers, toujours. Groupes criards de garçonnets demi-
nus, crépus, aux petits pieds moulés par un artiste dans de l'ocre. Des fillettes à
bracelets de cuivre et ongles rougis au henné viennent nous regarder. « Bonjor !
Donne un sou ! » Et leurs prunelles ressemblent à une cuillerée de kaoua tombée
sur la porcelaine de la tasse.
Les chemins serpentent, fuient, reviennent. Ils ont l'air de chercher à nous
dérouter, à nous rebuter, à nous renvoyer chez nous. Brusquement ils nous
fourrent dans une impasse. Tout de même nous réussissons à nous extirper du
labyrinthe amusant. Un petit crochet à droite, par une allée au sol mou, entre de
très hauts buissons. Belle villa à moulures et vitraux où jadis habita Gaston
Ricci, qui était ainsi mon voisin. Et je conduis mes neveux devant une autre villa
à jardinet, véranda et arcades... C'est bien elle. Elle a un peu changé de visage
pourtant, de nom aussi. Plus cossue, moins charmante peut-être. Que sont donc
devenus nos rosiers grimpants? Et notre néflier du Japon où les gentils pillards
ailés nous donnaient de petites aubades délictueuses?
Jeanne veut absolument que sa tante raconte... Quoi?... Eh bien ! tout...
Les chers plaisirs simples en face des champs de rosiers... Jardinage sous les
matins de printemps... Déjeuners d'amis dans un cadre de mandariniers...
Découvertes amusantes, à la Fabre, parmi le monde pullulant des insectes :
mantes religieuses pratiquant les noces tragiques, vraies filles de Blida prêtes à
courir à l'amour, même si au bout il doit y avoir du sang... Et les grandes nuits
éparpillant « les douros d'Allah » sur la soie bleue, tendue par-dessus l'Atlas.
Ronde et dorée, la lune doucement montait...
Doucement aussi Jeanne s'est rapprochée de Marcel. Leurs épaules se touchent...
La voix un peu émue de la tante module sur des mots qui, ce soir, dans ce coin
bleu de Blida, deviennent eux-mêmes des mots bleus... Je regarde les mains de
nos deux enfants qui viennent de se joindre sans avoir eu besoin de se chercher...
Et il me semble que je n'ai plus rien à écrire.
ROBERT MIGOT