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PREMIÈRE PARTIE Le neveu du roi

Chapitre premier. – LE PETIT PRINCE

Madame se meurt... Madame est morte, 9. – Liselotte, 11. – Un


couple insolite, 15. – Le duc de Chartres, 19. – Gouverneurs et
précepteurs, 21. – Dubois, 23. – L'éducation d'un prince,

Chapitre II. – AMOURS, GUERRE ET MARIAGE

Premières aventures, 33. – La ligue d'Augsbourg, 34. – La


campagne de 1691, 37. – Petit-fils de France, 41. – L'audacieux projet,
43. – La défaite de Madame, 46. – Fiançailles et mariage,

Chapitre III. - LA GLOIRE ET LA DISGRÂCE

Steinkerque, 53. – Neerwinden, 57. – Déceptions, 62. – La colère du


roi, 65. – L'artiste, 68. – Charlotte-Marie-Louise et les autres,

Chapitre IV. – DUC D'ORLÉANS

La succession d'Espagne, 77. – Le rêve ambitieux, 81. – La guerre,


83. – Monsieur se fâche et meurt, 86. – L'apanage et la fortune, 89. – A
nouveau le rêve espagnol, 91. – Servir ?, 93. – « Le docteur de la famille
», 96. – L'alchimiste, 97. – Les inquiétudes de l'âme, 99. – Le Templier,

Chapitre V. – LA DÉFAITE ET LA GLOIRE

Un nouveau commandement, 103. – La Feuillade et Marsin, 106. –


Sous les murs de Turin, 109. – La bataille, 111. – La retraite,

Chapitre VI. – En ESPAGNE


Almanza, Valence et Saragosse, 121. – Lerida, 128. – Tortosa, 136.
– Les défaites de Flandre, 140. – Des « tracasseries qui brouillent tout »,

Chapitre VII. – L'ANNÉE TERRIBLE

L'hiver 1709, 147. – L'affaire Regnault, 150. – La tentation,

Chapitre VIII. INTRIGUES DE COUR

La rupture, 161. – Le rang, 166. – Le mariage de « Mademoiselle »,

Chapitre IX. – DEUILS A LA COUR

La petite vérole de Monseigneur, 173. – « Le petit troupeau des


saints », 176. – Orléans et Bourgogne, 182. – Épidémies de morts
mystérieuses, 184. – L'empoisonneur, 188. – Le « prisonnier sans nom »,

Chapitre X. LA SUCCESSION DE FRANCE

Projets pour une régence, 197. – Les traités de paix, 198. – Berry, les
princes et les bâtards, 205. – Le testament, 208. – La chute de la camarera
mayor, 210. – Le plan de Saint-Simon, 213. – Le renouveau janséniste,
217. – Les avances du roi George, 220. – Les derniers feux du soleil,

DEUXIÈME PARTIE Le pouvoir partagé

Chapitre premier. – LA PRISE DU POUVOIR

Les amis et les ralliés, 233. – La matinée du 2 septembre, 236. –


L'ombre de Philippe V,

Chapitre II. – LE RÉGENT INTIME

Portrait, 249. – Grandes et petites maîtresses, 257. – Une santé


toujours chancelante, 264. – Madame Mère, 266. – « Madame Lucifer »,
267. – La duchesse de Berry, 269. – Autres enfants, autres soucis, 274. –
Protecteur des arts et des sciences, 278. – Le collectionneur,

Chapitre III. – L'ÉTAT DE LA FRANCE


Cythère ou Caprée ?, 285. – Bals et jeux, 288. – Duels et violences,
290. – Cafés et salons, 291. – La mode et le style, 292. – La « crise de la
conscience européenne », 294. – Permanence du Grand Siècle, 296. – «
Tragique XVIIe siècle » ?, 302. – Le Régent et vingt millions de Français,
306. – Catastrophes et calamités,

Chapitre IV. – LES PREMIERS PAS

« Adieu paniers, vendanges sont faites », 315. – Le changement ou


l'illusion du changement?, 319. – Le pouvoir modérateur, 325. – L'affaire
du bonnet, 327. – L'affaire des légitimés, 329. – La querelle de la bulle
Unigenitus,

Chapitre V. – DE NOAILLES A LAW

Finance et fiscalité, 343. – Emprunts et effets royaux, 348. – Les


affaires extraordinaires, 350. – Les financiers, 352. – La crise monétaire,
354. – Les mesures de sauvegarde, 356. – La réforme des monnaies, 359.
– Le visa. La Chambre de justice, 361. – Les autres expériences, 368. –
Un magicien nommé Law, 370. – La Banque générale, 375. – La
Compagnie d'Occident,

Chapitre VI. – L'ÉCHIQUIER EUROPÉEN

L'Espagne insatisfaite, 387. – Les autres puissances, 389. –


Préserver la paix, 391. – La menace anglaise, 394. – L'aventure jacobite,

Chapitre VII. – LA TRIPLE ALLIANCE

Les exigences anglaises, 403. – Dubois entre en scène, 404. – Les


négociations de Hanovre, 409. – La signature de la Triple Alliance, 414.
– Intrigues suédoises, 416. – Le tsar en France, 417. – L'alliance russe ?,

Chapitre VIII. – LA QUADRUPLE ALLIANCE

La puissance d'Alberoni, 427. – Le Régent et l'Espagne, 429. – La


Sardaigne occupée, 430. – Les fluctuations du Régent, 432. – « Une
jalousie de femme », 440. – L'occupation de la Sicile,
Chapitre IX. – LE LIT DE JUSTICE

Remontrances et doléances, 445. – La Raquette, 448. – Rhadamante,


449. – Les réformes de d'Argenson, 453. – La fronde du parlement, 456.
– Le coup d'État du 26 août 1718, 459. – La fin de la polysynodie,

TROISIÈME PARTIE Le pouvoir restauré

Chapitre premier. – LA GUERRE DES DEUX PHILIPPE

Préparatifs de guerre, 477. – La conspiration de Cellamare, 481. –


L'arrestation du duc et de la duchesse du Maine, 493. – Les autres
conspirations, 496. – La déclaration de guerre, 498. – Les opérations,
500. – La conspiration de Pontcallec, 505. – La chute d'Alberoni,

Chapitre II. – LE « SYSTÈME »

L'« étatisation » de la Banque, 521. – La Compagnie des Indes, 524.


– Naissance et folies du Système, 527. – De l'apogée aux premières
difficultés, 531. – La corruption des mœurs, 535. – L'intérêt légal à 2 %,
537. – La crise de mai, 538. – La concertation manquée, 544. – L'émeute
de la rue Vivienne, 548. – Une saison orageuse, 553. – Le bilan, 559. –
Le chapeau de Dubois, 565. – « Le Corps de Doctrine », 567. – La
liquidation du Système,

Chapitre III. – ORGANISER LA PAIX

La crise de Gilbratar, 573. – Dubois archevêque, 576. – La volte-


face, 578. – Encore une triple alliance, 579. – La paix de Nystadt, 581. –
La pourpre à prix d'or, 582. – Les mariages espagnols, 586. – L'occasion
de toute une vie, 590. – L'Infante à Paris, 593. – Mademoiselle de
Beaujolais,

Chapitre IV. – DUBOIS OU LE POUVOIR ABSOLU

Le « cardinal chausse-pied », 595. – Exilés et proscrits, 599. – «


Faites-moi arrêter, si vous l'osez », 601. – Dubois Premier ministre, 604.
– L'enfant-roi, 607. – Le sacre de Reims, 610. – La fin de la Régence,
613. – La mort de Dubois,

Chapitre V. – L'ABSOLUTISME ET LA RÉGENCE

Qu'est-ce que l'absolutisme ?, 623. – Juifs et protestants, 627. – Du «


grand renfermement » au grand départ, 629. – Cartouche et les
cartouchiens, 631. – La fissure,

Chapitre VI. – LE PRINCE FOUDROYÉ

Philippe Premier ministre, 637. – L'assainissement, 639. –


L'apoplexie plutôt que l'hydropisie !,

GÉNÉALOGIES

1. La Maison de France

2. La Maison d'Orléans

3. Enfants légitimés de Louis XIV et de Mme de Montespan

4. La Maison de Condé

REPÈRES CHRONOLOGIQUES

BIBLIOGRAPHIE

INDEX
© Librairie Arthème-Fayard, 1986.
978-2-213-66414-9
DU MÊME AUTEUR
L'homme au masque de fer, le plus mystérieux des prisonniers de
l'Histoire, Paris, Perrin, 1970.
La droite en France de 1789 à nos jours, Paris, P.U.F., 1973, (coll. «
Que sais-je ? » n° 1539), 3e éd. 1983.
La vie quotidienne à la Bastille du Moyen Age à la Révolution, Paris,
Hachette, 1975.
L'affaire des Poisons; alchimistes et sorciers sous Louis XIV, Paris,
Albin-Michel, 1977.
Le gaullisme, Paris, P.U.F., 1977 (coll. « Que sais-je ? » n° 1708), 2e
éd. 1981.
Les socialismes utopiques, Paris, P.U.F., 1977 (coll. « L'Historien » n°
30).
La démocratie giscardienne, Paris, P.U.F., 1981 (coll. « Politique
d'aujourd'hui »).
Le véritable d'Artagnan, Paris, Tallandier, 1981 (coll. « Figures de
proue »). Couronné par l'Académie française.
La vie quotidienne des communautés utopistes au XIXe siècle, Paris,
Hachette, 1982.
L'extrême droite en France, Paris, P.U.F., 1983 (coll. « Que sais-je ? »
n° 2118).
PREMIÈRE PARTIE

LE NEVEU DU ROI
« Un fanfaron du vice »
Louis XIV
CHAPITRE PREMIER

Le petit prince

MADAME SE MEURT... MADAME EST MORTE

Bâti à flanc de colline à proximité de la Grande Cascade, le premier


château de Saint-Cloud était l'une de ces élégantes demeures des champs
que les plus riches gentilshommes de la Cour de Catherine de Médicis
avaient fait construire aux environs de la capitale pour y passer la belle
saison. On admirait moins le logis, formé d'un enchevêtrement de
pavillons de style italien, que la magnificence de ses jardins agrémentés
de parterres en dentelle, de jeux hydrauliques, de grottes artificielles et
même – pour le plaisir de l'ouïe – d'une gazouillante volière.
L'alignement tranquille des vertes prairies, l'harmonie des bosquets, l'eau
nacrée des bassins, le parfum troublant des senteurs sylvestres offraient
un enchantement sans cesse renouvelé sur lequel s'extasiaient les
contemporains. Dans cet univers baroque où le décor devenait spectacle à
lui seul, les allées semblaient se perdre à l'infini par l'illusion de
perspectives peintes tandis qu'au cœur des cabinets secrets régnaient
d'obscures divinités figées dans le marbre ou le bronze. Plus loin, cachées
sous la verdure des frondaisons, des fontaines jetaient au ciel leurs perles
d'argent et des cascades frémissantes – probablement dues à l'art de
Thomas Francini – s'épandaient à travers des mascarons actionnant
d'étranges instruments de musique. On louait aussi la beauté des bustes
antiques de la cour et des promenades : quatre esclaves nus, un Bacchus
assis sur son tonneau, une copiede la Cléopâtre du Belvédère de Vienne.
De la terrasse ornée de balustres on embrassait une vue riante sur les bois
alentour, riches en gibier, les vignes et les cerisaies qui descendaient
doucement jusqu'aux méandres du fleuve.
Jérôme de Gondi, ambassadeur et spéculateur issu d'une famille de
banquiers florentins, fut le premier propriétaire de cette demeure
enchanteresse. Elle échut ensuite au comte de Sancerre, maître de la
garde-robe de la reine, revint quelque temps à la Maison de Gondi puis à
un banquier huguenot, Barthélemy d'Hervart. En octobre 1658, Mazarin,
qui avait élevé ce dernier aux fonctions de contrôleur général des
Finances, la lui acheta 240 000 livres pour le compte de Philippe
d'Anjou, frère cadet de Louis XIV, le futur duc d'Orléans. Celui-ci trouva
plaisir en ce lieu. Il agrandit le jardin, fit construire une nouvelle cascade
par Antoine Le Paultre et embellir les parterres par un jardinier alors
inconnu, André Le Nôtre.
Les habitations ne répondent pas toujours à leur vocation. Ce logis bâti
pour le plaisir et l'agrément fut le théâtre en moins d'un siècle de deux
tragédies historiques : l'assassinat d'Henri III par le moine Jacques
Clément et la mort soudaine de la duchesse d'Orléans, Henriette
d'Angleterre, fille du roi Charles Ier. On se souvient que le lundi 30 juin
1670, à deux heures et demie du matin, la jeune princesse – qui venait de
fêter ses vingt-six ans – expirait d'un mal mystérieux au milieu des
larmes et des regrets. « Madame » s'était plainte les jours précédents de
douleurs à l'estomac et d'un point de côté. Après avoir avalé d'un seul
trait un verre d'eau de chicorée glacée, elle avait ressenti d'atroces
brûlures, poussé des hurlements de souffrance et, quelques heures plus
tard, avait succombé devant les médecins impuissants. Le 21 août, en la
basilique royale de Saint-Denis, Bossuet, qui avait exhorté Henriette à
mourir chrétiennement, prononçait la mémorable oraison funèbre : «
Madame se meurt ! Madame est morte ! Madame a passé du matin au
soir ainsi que l'herbe des champs... Le matin, elle fleurissait, avec quelle
grâce vous le savez ! Le soir, nous la vîmes séchée. » Les circonstances
de sa brève maladie, la soudaineté de sa mort firent croire à un
empoisonnement. Entre deux râles, la princesse s'était d'ailleurs écriée : «
Je le sens, je suis empoisonnée ! » Des commérages accusèrent Monsieur,
frère du roi, mari jaloux et rancunier, qui passait son temps à tourmenter
sa compagne. Absurde rumeur ! Philippe d'Orléansétait assurément un
personnage maniéré, égoïste, vaniteux, coquet, bavard, médisant, qu'on
avait volontairement avili dès les premiers troubles de la puberté afin de
ne jamais porter ombrage à son frère aîné ; il n'était pas pour autant
capable d'un aussi noir forfait. Son insignifiance même plaide en faveur
de son innocence.
On se tourna donc vers les ennemis jurés de la malheureuse : les
mignons de Monsieur, les marquis de Beuvron et d'Effiat et surtout le
chevalier Philippe de Lorraine, pour l'heure en exil à Rome, mais qui
aurait très bien pu commanditer l'empoisonnement. Bientôt la rumeur
générale accusa ces fieffés coquins aux moeurs dépravées. Saint-Simon
s'en fera l'écho dans ses Mémoires sans convaincre la plupart des
historiens et des médecins qui se sont penchés sur la nuit tragique de
Saint-Cloud. Pour eux, la thèse d'une mort naturelle – une péritonite
aiguë par perforation d'un ulcère de l'estomac ? – paraît plus
vraisemblable. Quoi qu'il en soit, le mystère demeure...

LISELOTTE

Monsieur, dans l'épanouissement de ses trente ans, ne pouvait


décemment rester veuf. Sa position à la Cour exigeait un prompt
remariage. D'ailleurs, de sa première union, aucun enfant mâle n'avait
survécu. Il ne lui restait que deux filles, Marie-Louise, dite Mlle
d'Orléans, qui épousera le roi d'Espagne Charles II, et Anne-Marie, titrée
Mlle de Valois, qui s'unira à Victor-Amédée, duc de Savoie. Aussi, dès le
1er juillet 1670, avant même les obsèques d'Henriette d'Angleterre, Louis
XIV avait proposé à son frère d'épouser leur cousine germaine, Anne-
Marie d'Orléans, duchesse de Montpensier, de treize ans son aînée mais
fort riche. Malheureusement, celle qu'on surnommait la Grande
Mademoiselle venait de s'amouracher d'un petit gentilhomme gascon,
hardi et extravagant, le comte de Lauzun, qui allait être la grande passion
de sa vie. Épouser le frère du roi ? Devenir la seconde dame du
royaume ? La princesse fit semblant d'hésiter puis refusa
catégoriquement. Pour rien au monde elle ne tenait à vivre l'enfer de la
première Madame, prise entre un pantin puéril et frivole et des
favorisavides et arrogants qui régnaient en maîtres au Palais-Royal ou à
Saint-Cloud.
• Pour un tel personnage il était malaisé de trouver des candidates
sérieuses. C'est alors qu'Anne de Gonzague, veuve d'Edouard, prince
palatin, qui maintes fois durant la Fronde avait fait preuve de son goût de
l'intrigue, suggéra sa nièce, Élisabeth-Charlotte, fille de l'Électeur palatin.
Il ne lui fallut pas moins d'une année de rudes négociations et son
entêtement habituel pour parvenir à un accord. A vrai dire, la future
représentait un parti peu reluisant pour un fils de Saint Louis : elle était
protestante, n'appartenait à aucune famille royale et arrivait sans dot. En
revanche, elle apportait à la France la promesse d'une alliance étroite
avec un État allemand situé sur le Rhin et plus tard – qui sait ? – des
droits à la succession de l'Électeur.
Son père, Charles-Louis, avait reconstruit Heidelberg et le Palatinat,
affreusement saccagés par la guerre de Trente Ans. Les épreuves qu'avait
traversées ce malheureux pays dépassent l'imagination : ruines, famines,
massacres. Si grande était la misère que le peuple était retourné à l'état
sauvage. Le cannibalisme avait en quelque sorte pignon sur rue : on
raconte que, vers 1638, les rares rôtisseries qui subsistaient encore dans
la capitale débitaient quotidiennement de la chair humaine ! L'Électeur
palatin prit à cœur de relever sa patrie meurtrie. Il accueillit sur ses terres
dépeuplées de nombreux réfugiés luthériens, calvinistes ou catholiques et
rétablit les finances publiques au prix d'économies draconiennes. Afin
d'aider les paysans à quitter leurs huttes de terre et à reconstruire leurs
maisons, il allégea les impôts. Son souci d'épargner le peuple était tel
qu'il imposa la plus rude austérité aux membres de sa famille. Sa Cour
ressemblait davantage à la maisonnée d'un hobereau ruiné qu'à
l'entourage fastueux d'un prince d'opérette. On y comptait les bouts de
chandelles et les bouteilles de la cave, et les souliers on les usait jusqu'à
la corde. Joli contraste avec le gaspillage de Versailles ! C'est dans cette
atmosphère rustique, au milieu des piqueurs, des cochers et des
blanchisseuses, que grandit la petite Élisabeth-Charlotte, surnommée
Liselotte. Avec sa santé éclatante, ses bonnes joues et son teint coloré,
elle ressemblait à une jeune et fraîche paysanne. Cette sauvageonne était
naturellement gaie, vive, turbulente, heureuse. Elle gardera toute sa vie la
nostalgie de ce vert paradis sans étiquette ni frontière, où elle pouvait
courir librement dans la campagne avoisinante ets'adonner à son péché
mignon, la gourmandise. « Mon Dieu, écrira-t-elle de Saint-Cloud en
1717, songeant à cette époque à jamais abolie, que de fois j'ai mangé des
cerises dans la montagne, à cinq heures du matin, et avec un gros
quignon de pain ! J'étais alors plus gaie qu'aujourd'hui. »
Ses parents, cependant, ne s'entendaient pas. Charles-Louis accumulait
les défauts d'un mari barbon : il était sensuel, jaloux, grognon, avare,
autoritaire. Sa femme, Charlotte de Hesse-Cassel, adorait les plaisirs
mondains, les fêtes, les chasses, les dépenses. Comme elle avait un
caractère vif, on la trouvait souvent de méchante humeur. Ses accès de
colère étaient redoutables. Bref, ces époux mal assortis passaient leur
temps à se quereller et à se raccommoder. Un jour, à la suite d'une scène
particulièrement violente, l'Électeur annonça à ses fidèles sujets qu'il
avait décidé en toute sérénité de vivre « conjugalement et chrétiennement
» avec une fille d'honneur de sa femme, la jolie baronne Louise de
Degenfeld, sans pour autant divorcer. Et derechef il expulsa de son
appartement l'Électrice pour y loger sa seconde femme, ne laissant à sa
légitime épouse qu'une vétuste chambre à coucher à l'étage inférieur. Les
pasteurs luthériens se voilèrent la face d'indignation mais s'inclinèrent. «
Sa Grâce Électorale », forte de sa puissance temporelle et spirituelle,
imposa à tous ce scandale. Dès lors, le satrape partagea son temps entre
ses deux femmes, l'une lui servant de souveraine officielle, l'autre de
maîtresse. Cette dernière devait lui donner quatorze enfants.
La petite Liselotte, qui avait pris le parti de sa mère, se trouva
rapidement en butte à la sourde hostilité de son père. Dans cette Cour
insolite, la vie pour elle devint peu à peu impossible. Sa présence gênait.
Heureusement, lorsqu'elle eut sept ans, sa tante, la princesse Sophie,
épouse du duc de Brunswick-Lunebourg, la prit sous sa protection et la fit
venir à Hanovre. Elle y retrouva la joie, la santé et la même atmosphère
rustique et débraillée de la Cour de Heidelberg. On y était même
davantage bohème mais, du moins y faisait-on bonne chère. C'est là
qu'Élisabeth-Charlotte, malgré son jeune âge, prit le goût de la
plantureuse cuisine allemande qu'elle devait conserver à Versailles au
grand étonnement de son entourage. Aux mets délicats savamment
préparés par des armées de maîtres queux elle préférera toujours les
soupes à la bière ou aux écrevisses, les boudins, les énormes saucisses,
les salades de choux agrémentées de lard, les purées d'oignon au
gingembre, les crêpes aux harengs saurs...
La duchesse Sophie, tout en aimant la dive bouteille, les mets
abondants et les plaisanteries obscènes, était une personne intelligente et
cultivée, grande lectrice de Montaigne. Aussi s'appliqua-t-elle à former
l'esprit de sa nièce, se gardant toutefois, selon les recommandations
mêmes de son frère Charles-Louis, d'en faire une femme savante. La
jeune Élisabeth-Charlotte apprit l'allemand, le français et quelques
notions d'italien. Elle resta quatre ans à Hanovre et revint à Heidelberg
après le départ volontaire de sa mère pour l'exil. Là, elle vécut tant bien
que mal en compagnie de son père, de son frère aîné, le prince Charles,
de la raugrave Louise (Mlle de Degenfeld) et des nombreux enfants de
celle-ci. Sa bonne humeur naturelle aidait à faire passer les moments
difficiles. Le mariage ? Jamais cette pensée ne l'avait effleurée. Avec son
gros nez, ses petits yeux, ses joues flasques et son teint fade de blonde
laiteuse, elle se savait laide. A l'âge où les jeunes filles passent des heures
à leur coiffure, elle évitait de se regarder dans une glace. Son père, au
contraire, n'avait qu'une idée en tête, la caser pour se défaire d'une
bouche inutile. « Papa me portait sur les épaules, racontera-t-elle,
tremblait que je ne devinsse vieille fille et s'est débarrassé de moi le plus
vite qu'il a pu. » C'est alors qu'après quelques projets avortés se présenta
la fabuleuse proposition d'épouser le frère du tout-puissant roi de France.
Liselotte se soumit avec peine aux volontés de son père. On lui donna
dix chemises de nuit et on la jeta dans une voiture qui partit à vive allure
en direction de Strasbourg. Par indifférence religieuse elle se prêta sans
rechigner à la comédie de l'abjuration imaginée par sa tante Anne de
Gonzague. Pour ne pas irriter les sujets protestants du Palatinat elle fit
croire qu'elle avait agi contre la volonté de son père, tandis que celui-ci
feignit la surprise, mais cette supercherie ne trompa personne. Ce que la
jeune huguenote regrettait le plus n'était pas tant l'austère religion de
Luther que sa petite patrie verdoyante, ses chères Allemagnes. Dans le
carrosse qui la menait de Strasbourg à Châlons elle ne cessait de pousser
des hurlements de douleur. Pendant huit jours on dut même alimenter de
force cette pauvre Iphigénie. A Metz, elle abjura et se confessa le 15
novembre 1671. Le lendemain, elle fit sa première communion, reçut le
sacrement de confirmation et se maria par procuration. La rencontre avec
cet époux inconnu dont on lui avait fait tant de portraits flatteurs eut lieu
entre Châlons-sur-Marne et Bellay. Etque vit-elle ? Un petit homme
affable, juché sur d'immenses talons, enrubanné, parfumé, bichonné
comme une coquette, couvert de fards et de bijoux. Avec ses fines
dentelles, son long visage soyeux et ses boucles poudrées, Monsieur était
vraiment « la plus jolie créature de France », comme l'avaient surnommé
avec malice les poètes du temps. Le frère du roi eut la surprise inverse.
Quand il aperçut pour la première fois son « petit sauvageon tudesque »
(A. Barine), son corps taillé à coups de serpe, taquiné par l'embonpoint,
son visage rustre et sans apprêt, c'est à peine s'il put dissimuler sa
déception. « Oh ! Comment pourrai-je coucher avec elle ? » murmura-t-
il, atterré.

UN COUPLE INSOLITE

Philippe et Élisabeth-Charlotte formaient en effet le contraste le plus


étonnant. Un hermaphrodite marié à une amazone ! De ce couple bizarre
chroniqueurs et historiens se sont plu à souligner l'ahurissante disparité !
Monsieur regrettait de ne pas être né fille ; Madame était un garçon
manqué. Ce chassé-croisé remontait à l'enfance. Le fils cadet d'Anne
d'Autriche, élevé en fille, n'avait joué qu'avec des poupées et des
chiffons. Dès son jeune âge la fille de l'Électeur palatin maniait l'épée et
tirait au pistolet. Philippe était fluet, délicat, précieux, mondain, passait
pour l'arbitre des élégances. Son épouse était impétueuse, hommasse, un
tantinet vulgaire. Il n'aimait rien tant que la parure, les diamants, les
colliers, les pendants d'oreilles et, à la grande irritation de son frère qui ne
pouvait supporter la moindre odeur, s'inondait de parfums aux senteurs
violentes. Elle était rude, franche, détestait la toilette, paraissant toujours
mal fagotée avec son bonnet ou son tricorne de travers et sa lourde
amazone rouge. Certes elle appréciait les égards dus à son rang mais
maudissait les cérémonies. Monsieur, au contraire, prisait les bals, où
parfois il se travestissait en dame, recherchait les belles parades, qu'elles
fussent militaires ou funèbres, adorait les tables de jeu, lieux privilégiés
où se débitaient les cancans et les médisances, où se nouaient les
intrigues. Suant et soufflant dans sa vieille zibeline, Madame préférait
forcer le loup ou le cerf dans les brouillards glacés de Saint-Germainou
de Marly. Le mari goûtait la pompe sacrée et la musique religieuse.
L'épouse ronflait à l'église, gardant pour elle « son petit religion à part soi
». Monsieur se troublait quand passait un joli garçon, Madame restait
insensible aux personnes des deux sexes. Aucun risque de la voir se
perdre en galanterie : cette sentimentale un peu « fleur bleue » exécrait
l'amour physique.
Pourtant ce couple si mal assorti connut de longues années non de
bonheur mais de calme. « Monsieur est le meilleur homme du monde,
écrivait Liselotte à sa tante Sophie le 3 décembre 1672 ; aussi nous nous
entendons fort bien. » Sept ans plus tard, sa tante mandait à son frère,
l'Électeur : « Je trouve Madame une des plus heureuses femmes du
monde. » Leur accord reposait sur une sorte de compromis que n'avait
jamais voulu accepter Henriette d'Angleterre. Tandis qu'elle fermait les
yeux sur la vie dissolue de son mari, ses goûts contre nature qui lui
faisaient horreur, lui la laissait en paix. Elle parvint ainsi à se tailler une
place enviée à la Cour. Sa jovialité, son franc parler, son bon sens, joints
à son plaisant accent tudesque, lui attirèrent tout de suite la sympathie de
Louis XIV. En retour, elle en tomba niaisement amoureuse, sans bien se
rendre compte de ses sentiments : ce beau-frère n'était pas homme
puisqu'il était roi !
Peu à peu cependant le climat se dégrada. Les favoris de Monsieur, qui
gaspillaient allègrement ses revenus, s'enhardirent jusqu'à la tourmenter.
Le prince, naturellement, prit le parti de ces drôles et à son tour persécuta
sa femme. Avec le roi, les relations s'aigrirent également. C'est que la
Palatine, comme on l'appelait, était devenue jalouse – jalouse à en «
crever » – de Mme de Maintenon. Dans sa correspondance – ouverte par
le « cabinet noir » – , elle traitait la veuve Scarron de tous les noms –
vieille ordure, vieille ripopée, vieille ratatinée, pantocrate –, et s'étonnait
pourtant que le souverain lui marquât de la froideur. Avec l'âge, elle
perdit une partie de sa gaieté et devint bougonne. La plupart du temps,
s'échappant des servitudes de la Cour, elle s'enfermait dans ses
appartements avec ses chats, ses épagneuls, son perroquet et, sous les
portraits des Palatins et des princes d'Empire, lisait la Bible germanique,
classait son médaillier à vingt-six tiroirs et – pain bénit pour les historiens
– rédigeait une volumineuse correspondance à sa parenté d'outre-Rhin.
Elle était alors telle que HyacintheRigaud l'a immortalisée. Mais pour la
dépeindre, rien ne vaut sa propre plume (22 août 1698) : « Ma taille est
monstrueuse, je suis carrée comme un dé, la peau est d'un rouge mélangé
de jaune, je commence à grisonner, j'ai les cheveux poivre et sel, le front
et le pourtour des yeux sont ridés, le nez est de travers comme jadis, mais
festonné par la petite vérole, de même que les joues ; je les ai pendantes,
de grandes mâchoires, les dents délabrées ; la bouche aussi est un peu
changée, car elle est devenue plus grande et les rides sont aux coins :
voilà la belle figure que j'ai ! »
D'avoir l'esprit efféminé n'empêchait pas Monsieur de montrer à la
guerre un courage physique et une témérité frisant parfois l'inconscience.
Chaque fois qu'il partait au combat, un mépris peu commun du danger
l'animait. Plutôt que de recevoir un méchant coup de mousquet dans les
reins, ce Narcisse à l'allure martiale redoutait de salir ses beaux atours et
de gâter son teint de lis au vent des batailles. Primi Visconti raconte qu'il
« faisait toilette et s'habillait en campagne comme s'il devait se rendre au
bal ». En 1672, pendant la guerre de Hollande, il mena avec succès les
sièges d'Orsoy, de Rhimberg et de Zutphen. Quatre ans plus tard, en mai
1676, il s'empara de la place de Bouchain qu'une armée ennemie était
venue secourir. Aux Rameaux de l'année suivante, aidé de Luxembourg,
il remporta l'éclatante victoire du mont Cassel, où, déjà en 1328, Philippe
VI de Valois avait mis les Flamands en déroute. Malgré deux balles dans
la cuisse et un cheval tombé sous lui, Monsieur chargea à la tête de la
cavalerie, bouscula le prince d'Orange, fit 3 000 prisonniers et s'empara
de 60 drapeaux et étendards. Dans le royaume ce fut un concert unanime
de louanges. Feux d'artifice et Te Deum accueillirent partout le
vainqueur. « Vive le roi et Monsieur qui a gagné la bataille ! » criait le
peuple en délire sur son passage. Même l'orgueilleux Luxembourg
accepta de s'effacer devant lui. « Monsieur a gagné une des plus
complètes batailles qui se soient données de nos jours », mandait-il à sa
vieille amie, la marquise de Sablé. Tant de vivats, de folles acclamations,
de louanges blessèrent si fort le roi que jamais plus on ne revit son frère à
la tête des armées. Monsieur, attristé, retourna à son miroir, à ses
mouches et à ses mignons...
Il avait le goût raffiné et l'âme d'un collectionneur. Dans ses propriétés
du Palais-Royal, de Saint-Cloud, de Montargis et de Villers-Cotterêts, on
n'inventoria après sa mort pas moins dequatre cents toiles, dont certaines
de grande valeur, notamment des Titien, des Tintoret, des Carrache. Il
raffolait aussi de porcelaines, de bronzes antiques, de cabinets marquetés
d'écaille et d'ivoire, de paravents ou de cabarets chinois incrustés de
lapislazuli. Mais sa prédilection allait aux bibelots rares et curieux taillés
dans le cristal, l'onyx, le jaspe, le bezoard, l'ambre ou l'ébène. Trois
salons où on n'admettait que les intimes étaient consacrés à ses
collections. On pouvait y apprécier des jattes d'or ou de porcelaine, des
chocolatières, des drageoirs et des tabatières d'argent, des gobelets
ciselés, des vases persans, des éventails peints, des croix et des boutons
de pierres précieuses...
Comme son frère, Philippe d'Orléans avait le goût des jardins et des
constructions fastueuses. Grâce à l'acquisition de plusieurs centaines
d'arpents de friche, de vignes et de terres labourables autour de la colline
de Saint-Cloud, Le Nôtre avait peu à peu transformé le surprenant petit
parc baroque de Jérôme de Gondi en un jardin à la française. Il avait
aménagé avec le raffinement que nous lui connaissons de nouveaux
parterres, des bassins, l'allée d'eau des Goulettes, la Grande Gerbe, les
Trois Bouillons, le Cabinet de l'Aigrette, l'Orangerie, le Jardin d'Apollon,
le Carrefour des Treize Fontaines. La Grande Cascade créée par Antoine
Le Paultre avait été doublée par Mansart. Au début de 1676, Monsieur, se
sentant trop à l'étroit dans le château, décida de construire à côté une
nouvelle et plus vaste demeure au sommet de la colline. L'entrepreneur
Jean Girard et Jules Hardouin-Mansart, qui venait d'édifier l'hôtel des
Invalides, s'attaquèrent à cet ouvrage. Ils élevèrent d'abord les deux ailes
puis, pour les relier, un corps central de trois étages flanqué de pilastres
corinthiens et de bas-reliefs. Un avant-corps, soutenu par quatre colonnes
et paré d'un élégant fronton, se détachait du bâtiment principal, face à la
Seine. L'ensemble paraissait à la fois sobre, harmonieux et imposant. Les
peintres Mignard et Nocret se chargèrent de la décoration intérieure. Vers
la fin d'octobre 1678, dès que le palais fut habitable, Monsieur fit détruire
la demeure de Gondi. De ce palais, rival de Versailles, rien ne subsiste.
Abîmé pas des remaniements successifs, il fut pillé et incendié par les
Prussiens en 1870. Il resta à l'état de ruines jusqu'en 1891, date à laquelle
on décida de le raser.

Au Palais-Royal, dont son frère lui avait laissé la jouissance, Monsieur


entreprit de nombreux aménagements intérieurs,notamment dans la salle
des gardes et les grands appartements. Il fit surtout décorer par Antoine
Coypel la fameuse galerie d'Énée.

LE DUC DE CHARTRES
Le prince s'était marié une seconde fois pour continuer sa lignée : il
accomplit donc son devoir conjugal. Madame s'y résigna. Trois enfants
naquirent de leur union : Alexandre-Louis, duc de Valois, Philippe, duc
de Chartres, et Élisabeth-Charlotte, dite Mlle de Chartres. Mais une fois
sa descendance assurée, il proposa à son épouse de faire lit à part, ce
qu'elle s'empressa d'accepter : « Oui, de bon coeur, Monsieur ; j'en serai
très contente pourvu que vous ne me haïssiez pas et que vous continuiez
à avoir un peu de bonté pour moi. » Ni l'un ni l'autre n'eut de mal à tenir
son engagement. Le 2 septembre 1696, la Palatine écrivait en effet : « Si
l'on peut recouvrer sa virginité après n'avoir pas, pendant dix-neuf ans,
couché avec son mari, pour sûr je suis redevenue vierge ! »
L'aîné des enfants, Alexandre-Louis, né le 2 juin 1673, fut un
vigoureux garçon, ressemblant, au dire de sa mère, à un petit
Westphalien. Hélas, à trois ans, il tomba gravement malade et ne résista
pas à l'acharnement des doctes praticiens de la Cour, ce qui explique
peut-être la haine rageuse que Madame leur témoignera toujours. « Ici,
disait-elle, aucun enfant n'est en sûreté : les docteurs ont déjà expédié
dans l'autre monde cinq enfants de la reine [...]. Ils en ont fait autant pour
trois des enfants de Monsieur. »
Le cadet, né le 2 août 1674, à trois heures de l'après-midi, reçut en
naissant le titre de duc de Chartres. « Hier, note la Gazette du 4 août,
Leurs Majestés, avec lesquelles était Mgr le Dauphin, allèrent voir
Madame qui s'y délivra heureusement d'un beau prince. » Comme la
précédente, cette naissance fut marquée par les réjouissances habituelles :
Te Deum en l'église de Saint-Cloud, illuminations, feux d'artifice,
distributions d'aumônes aux pauvres de la paroisse. Quelques jours plus
tard, Louis XIV et Marie-Thérèse se rendirent une seconde fois au chevet
de leur belle-sœur pour constater avec plaisir qu'elle-mêmeet l'enfant se
trouvaient en « une très parfaite santé ». Le mois suivant, la princesse
palatine alla se reposer de ses couches à Villers-Cotterêts où Monsieur
possédait un assez modeste château construit en 1532 par François 1er et
qui lui servait de rendez-vous de chasse. Quel destin attendait ce petit
bambin qui criait, serré dans ses langes ? Nul assurément, penché sur son
berceau, n'aurait pu deviner qu'il deviendrait un jour régent du royaume...
Pour l'heure, la succession de France paraissait assurée depuis la
naissance du robuste dauphin Louis – le Grand Dauphin – alors âgé de
treize ans. « On a fait tirer l'horoscope de mon plus jeune fils, écrivait
Madame le 16 novembre 1674 ; cet horoscope dit qu'il sera pape ; moi je
crains bien que ce petit ne soit plutôt l'Antéchrist. » A vrai dire, elle n'en
croyait rien. L'enfant était doux, obéissant, facile à vivre, toujours rieur et
plein de vie et ne mordait jamais ses nourrices. « Sa première culotte,
note sa mère, fut sa première fierté. » Les excès de turbulence du petit
prince et de sa sœur obligeaient parfois à les punir. Monsieur, mou et
complaisant, ne pouvait s'y résoudre. Aussi laissait-il ce soin à sa femme.
« Ils ne craignent que vous ! » lui avouait-il. Madame, très attachée à
l'éducation de ses enfants – chose rare à l'époque, surtout chez les
princesses – savait se montrer sévère, n'hésitant pas à corriger elle-même
son fils avec énergie. Mais elle prenait soin de ne pas le frapper au visage
de peur de le blesser. « Quand mon fils était petit, racontera-t-elle plus
tard, je ne lui ai jamais donné de soufflets, mais je l'ai fouetté si fort qu'il
s'en souvient encore. »
Sa sœur, née le 13 septembre 1676, était beaucoup plus turbulente.
Madame l'aimait moins et se moquait de son visage d'« ours-singe-chat ».
Les deux enfants reçurent le baptême ensemble à Saint-Cloud, le 5
octobre 1676, dans la chapelle du vieux château, en présence du roi et de
toute la Cour. Le duc de Chartres fut tenu sur les fonts baptismaux par le
prince de Condé et la grande-duchesse de Toscane et reçut le prénom de
son père, Philippe. Quant à Mlle de Chartres, ses parrain et marraine
furent le duc d'Enghien et Mme de Guise. Elle reçut comme sa mère le
prénom d'Élisabeth-Charlotte. La cérémonie, présidée par l'évêque du
Mans, premier aumônier de Monsieur, fut suivie d'une magnifique
collation et d'un spectacle d'opéra.
Madame éprouvait pour son fils un amour d'autant plusintense qu'elle
le savait de santé délicate. Dans sa petite enfance, il ne pouvait courir et
sauter à cause de « ses croûtes de lait » et tombait en faiblesse lorsqu'il se
mettait à genoux. « Il me cause beaucoup d'inquiétude, écrivait-elle en
mai 1676, et je désirerais bien qu'il ait trois ou quatre ans de plus. » En
octobre 1678, il fut victime d'une « apoplexie » qui plongea sa mère dans
le désespoir. Elle le crut perdu. Mme de Rabutin raconte à Bussy qu'elle
tira, dans un geste théâtral, l'épée du chevalier de Beuvron et fit mine de
s'en transpercer le sein... Tout au long de sa vie, Philippe sera ainsi sujet à
de fréquents évanouissements.
En grandissant, l'enfant trouvait plaisir à singer les grandes personnes.
Il s'amusait à battre du tambour et à se moquer des petits-maîtres du
Palais-Royal, malgré les remontrances de ses deux gouvernantes
successives, la marquise d'Effiat et la maréchale de Grancey. Le petit
prince ne fut pas élevé dans la solitude : il eut quelques compagnons de
jeu parmi lesquels Louis de Rouvroy, vidame de Chartres, futur duc de
Saint-Simon.

GOUVERNEURS ET PRÉCEPTEURS

Élevé par les femmes jusqu'à six ans, le duc de Chartres eut droit,
passé cet âge, à un gouverneur. Pour cette charge, on choisit un vieil
homme du monde, à l'esprit léger, connu surtout pour ses dettes de jeu,
Louis Brûlard, marquis de Sillery. Sa nomination surprit. Mme de
Sévigné refusa de croire pareille nouvelle, tout comme son cousin Bussy-
Rabutin, pourtant peu sévère sur le chapitre de la vertu. « Ces sortes de
libertins, grondait Mlle de Scudéry, ne devraient jamais prétendre à de
tels emplois. » Sillery resta pourtant trois ans auprès du jeune prince. On
suppose qu'il se démit de ses fonctions pour raison de santé. Il fut
remplacé par un duc, M. de Navailles, qui mourut quelques mois plus
tard, en février 1684, à l'âge de 78 ans. Lui succéda un autre vieillard, le
maréchal d'Estrades, gouverneur de Dunkerque, valeureux diplomate et
homme de guerre qui signa la paix de Nimègue en 1678. Il demeura en
place un peu plus d'un an et décéda à son tour. En avril 1686, la charge
revint à M. de La Vieuville, duc et pair de France, gouverneur du Poitou,
qui disparut en février 1689 à l'âge de 77 ans. Décidément,ironisait le
poète Bensérade, Monsieur a « beaucoup de peine à élever des
gouverneurs à son fils ! » Peut-être est-ce pour ce motif qu'il songea à lui
donner un homme dans la force de l'âge, un homme entièrement dévoué à
son service, Antoine de Ruzé, marquis d'Effiat... Madame, rouge de
colère en apprenant la nouvelle, se mit à pousser les hauts cris. Effiat ?
Ce cruel, ce débauché, ce vicieux qui servit de mignon à Monsieur et
qu'on accusa d'avoir empoisonné Henriette d'Angleterre ! Non, jamais
elle n'accepterait pareille infamie ! Madame eut beau tonner, tempêter,
rappeler à son mari les plus vilains tours que ce monstre lui avait joués,
rien n'y fit. Celui-ci répondit que le roi et Mme de Maintenon
approuvaient ce choix. Comme elle s'entêtait, il lui dépêcha son
confesseur jésuite, le père Zoccoli, et son chancelier, M. de Terrât, pour
la convaincre par des promesses, et, en cas de besoin, la menacer de «
toutes sortes d'éclats ». La princesse ne se laissa pourtant pas
impressionner. Poussée par son instinct de mère, elle surmonta sa timidité
naturelle et vint parler au roi. Celui-ci nia avoir donné son consentement
et assura au contraire qu'il avait essayé vainement d'en détourner son
frère toute une année. Madame sortit rassérénée du cabinet royal avec la
promesse que son fils aurait un « honnête homme » pour gouverneur.
L'alerte avait été chaude ! Ce fut finalement un diplomate au-dessus de
tout soupçon, René Martel, marquis d'Arcy, ancien ambassadeur à Turin,
qui eut l'agrément.
Cette charge de gouverneur était surtout honorifique, de même que
celle de sous-gouverneur exercée conjointement par MM. de Fontenay et
de La Bertière – deux hommes au demeurant d'un secours peu efficace :
le premier touchait à ses 80 ans et le second, bon gentilhomme, passait
pour borné. Le gouverneur faisait le service habituel des premiers
gentilshommes de la chambre ou des maîtres de la garde-robe. Ainsi
accompagnait-il le prince dans ses déplacements et donnait-il ses
instructions aux serviteurs. Matin et soir il présentait la chemise ou la
robe de chambre et aux heures des repas présidait au service de la table,
veillant toujours à faire traiter le jeune maître avec les égards dus à son
rang. En son absence, le ou les sous-gouverneurs remplissaient les
mêmes fonctions.
En fait, l'éducation du jeune prince reposait tout entière sur son
précepteur, Nicolas-François Parisot de Saint-Laurent, qui n'avait accepté
cette mission qu'à la condition d'être le maître. Les contemporains
(Daniel de Cosnac, Mme de Caylus, Boileau,Saint-Simon) sont unanimes
à faire l'éloge de cet ancien introducteur des ambassadeurs chez Monsieur
et tous le disent doux, humble et pieux, grand érudit et fort éloigné de ce
qu'on appelait « le commerce du monde ». Il avait pour collaborateur un
savant grammairien nommé Saunier, ancien principal du Collège de
France. Celui-ci s'étant retiré au début de l'année 1683, Saint-Laurent, de
faible santé, se mit en quête d'un « sous-précepteur », sorte de répétiteur
chargé de faire réciter ses leçons au prince, de l'aider à préparer ses
thèmes et à chercher les mots dans le dictionnaire. C'est alors que se
présenta un jeune homme maigre, au museau de fouine, couronné d'une
perruque filasse, le regard pétillant d'intelligence : l'abbé Guillaume
Dubois.

DUBOIS

Les Dubois étaient une famille limousine originaire de Juillac et


d'Allassac, à quelques lieues de Brive-la-Gaillarde. Vers 1650, un Jean
Dubois, docteur en médecine et apothicaire installé à Brive, épousait
Marie Joyet de Chaumont. De cette union apparemment heureuse
naquirent quatre enfants. Guillaume, le second, vit le jour le 6 septembre
1656. Élevé chez les pères de la doctrine chrétienne, il reçut la tonsure
minima, premier degré de la cléricature, à l'âge de 13 ans. Ce n'était
certes pas par vocation – ce ne devait jamais l'être – mais, pour un jeune
et pauvre provincial, un tel engagement représentait le seul moyen à peu
près sûr de poursuivre de brillantes études. Trois ans plus tard, grâce à
l'appui du marquis Jean de Pompadour, lieutenant général du Limousin,
qui avait été frappé par son exceptionnelle intelligence, Guillaume
Dubois obtint une bourse au collège Saint-Michel situé à Paris, dans
l'étroite et putride rue de Bièvre. Certains de ses bâtiments subsistent
encore aux n° 10-12 et l'on voit au-dessus d'une porte une statuette à
demi mutilée représentant l'archange saint Michel terrassant le dragon.
C'est là que Dubois termina ses études classiques avant de suivre des
cours de philosophie et de théologie au collège de Navarre. Deux
mauvaises langues, Saint-Simon et l'avocat Barbier, assurent que cet
homme de rien servit de valet au principal, le pèreAntoine Faure, lui
aussi Limousin, ainsi qu'au curé de Saint-Eustache, Léonard de Lamet. Il
est plus vraisemblable d'admettre, avec l'un de ses biographes, le père P.
Bliard, que le jeune Dubois, qui portait alors le petit collet, remplaçait à
l'occasion le père Faure lors des cérémonies religieuses données dans les
églises avoisinantes – mariages ou enterrements – et recevait quelques
menues gratifications pour ses déplacements1. On tiendra également pour
légendaire son prétendu mariage avec la fille d'un aubergiste que Saint-
Simon situe à Brive ou à Limoges et d'autres à Bordeaux ou en Hollande.
L'anecdote plus tardive – rapportée au XVIIIe siècle par Duclos – selon
laquelle M. de Breteuil, envoyé pour arracher la page du registre
paroissial où l'acte était mentionné, aurait enivré le curé pour parvenir à
ses fins, paraît appartenir à un mauvais roman feuilleton.
Il est sûr en tout cas que Guillaume Dubois fut admis en qualité de
précepteur dans plusieurs familles honorables, sur la recommandation du
père Faure : un marchand du Petit-Pont appelé Mauroy, le duc de
Choiseul, le président de Gourgues, le marquis de Pleuvault, grand maître
de la garde-robe de Monsieur. C'est très vraisemblablement ce dernier qui
le fit connaître à M. de Saint-Laurent, si l'on en croit une biographie
manuscrite de l'abbé Dubois datant du XVIIIe siècle2. Quoi qu'il en soit,
Dubois fut agréé sous-précepteur du duc de Chartres, sur le pied assez
modeste de 500 livres par an, par brevet du 15 juin 1683.
Malade, épuisé, Saint-Laurent dut rapidement laisser à l'abbé une
partie de ses responsabilités. Le prince fut tout de suite charmé par
l'habileté, l'esprit et la souplesse du jeune Limousin commis à son
éducation. Le précepteur en conçut probablement une certaine jalousie :
les saints ont leurs faiblesses ! Selon les Mémoires du duc de Luynes, il
s'opposa toujours à ce que son auxiliaire reçût un logement au château de
Saint-Cloud. Aussi le malheureux, qui résidait toujours au collège Saint-
Michel, était-il obligé de venir chaque jour à cheval pour ses répétitions.
Le dimanche 2 août 1687, jour des 13 ans du duc de Chartres, Saint-
Laurent fut emporté par une colique de miserere à l'âge de 64 ans. Il
mourut chrétiennement après avoir entendu la messe,léguant aux pauvres
sa modeste fortune. Racine a décrit à Boileau les difficultés qu'il
rencontra sur la fin de sa vie avec cet élève qui commençait à ruer dans
les brancards. Saint-Laurent l'empêchait par exemple de se gaver de
friandises, de se rendre trop souvent à la comédie ou à l'opéra, et, pour
cette raison, l'entourage de Monsieur, libertin de mœurs et d'idées, se
déchaînait contre lui. Le duc de Chartres, pour sa part, ne lui faisait pas
grief de sa sévérité et lui gardait son affection. Quand il apprit sa mort, il
poussa des hurlements de douleur, se jeta sur le lit de son maître,
l'appelant par son nom comme s'il était encore en vie. A son père, venu le
calmer, il déclara : « Monsieur, la plus grande consolation que vous me
pouvez faire est de me conserver les gens qui m'ont été donnés par feu M.
de Saint-Laurent. » C'est ainsi qu'on garda M. Frémont, lecteur, et l'abbé
Dubois, répétiteur. Ce dernier vit même sa pension tripler, passant de 500
livres à 500 écus, et, le 30 septembre 1687, fut nommé par brevet
précepteur en titre. Pour un homme d'aussi modeste extraction, cela parut
comme un bâton de maréchal. Il avait 31 ans. Il faut ici s'arrêter un
instant et écouter la voix fielleuse de Saint-Simon qui a brossé du « petit
abbé » l'un des portraits les plus noirs et en même temps l'un des plus
contestés de sa fabuleuse galerie. Du fils du médecin-apothicaire de
Brive il a fait un fourbe corrompu jusqu'à la moelle, pis encore, un
monstre possédé par les légions de Satan : « Tous les vices combattaient
en lui à qui en demeurerait le maître. Ils y faisaient un bruit et un combat
continuel entre eux. L'avarice, la débauche, l'ambition étaient ses dieux ;
la perfidie, la flatterie, le servage, ses moyens ; l'impiété parfaite, son
repos. [...] Il excellait en basses intrigues, il en vivait, il ne pouvait s'en
passer... »
Peut-on en si peu de mots pousser une charge aussi loin ? Disons-le
tout net, ce portrait ne correspond nullement à l'authentique, que des
chercheurs scrupuleux se sont efforcés de reconstituer. Autour de l'abbé
Dubois comme autour du Régent flotte une légende chargée d'infamie.
Voltaire et Michelet ont répété que le futur cardinal avait gâté l'éducation
morale du duc de Chartres, l'élevant, à son image, en débauché. Duclos
assure que le soir il faisait entrer en catimini, par une petite porte du
Palais-Royal donnant rue de Richelieu, les jeunes dentellières,
ravaudeuses ou blanchisseuses du quartier qu'il glissait dans le lit de son
élève. Comme il arrive souvent en Histoire, on est passé d'un excès à
l'autre. Deux de ses principaux biographes,M. de Seilhac et le père P.
Bliard, ont soutenu contre toute vraisemblance la thèse de la pure
innocence. La vérité se situe sans doute entre les deux. Sans avoir les
mœurs déplorables qu'on lui a prêtées, il est certain que l'abbé Dubois ne
s'embarrassa guère de scrupules. L'âge venant, il deviendra fameux
coureur de jupons, courtisant la belle et galante Mme de Tencin, une
ancienne religieuse relevée de ses vœux, et ne dédaignant pas de
fréquenter à l'occasion les entremetteuses et les filles de joie. Néanmoins,
il bénéficia longtemps du soutien de la princesse palatine qui prenait
toujours sa défense contre les mignons de Monsieur, le chevalier de
Lorraine et le marquis d'Effiat. Sa correspondance prouve en quelle haute
estime elle tenait le protégé de M. Faure. Sans cesse elle loue sa patience
– et même sa vertu ! –, le remercie des efforts qu'il déploie pour arracher
le duc de Chartres aux tentations, aux mauvais exemples du Palais-Royal.
Ce n'est que plus tard, vers 1715, lorsqu'elle découvrira le rôle joué par
l'abbé dans la préparation du mariage de son fils – mariage toujours
regretté par elle – qu'elle le vouera aux gémonies. « Homme faux et
scélérat », « chien perfide », le qualifiera-t-elle avec cette exagération qui
constitue le principal défaut de sa nature franche et généreuse. Un renard
accroupi qui guette une poule, c'est ainsi qu'il lui apparaîtra. Jamais
pourtant, il faut le souligner, elle ne lui reprochera d'avoir poussé son fils
au dévergondage.
Au vrai, Dubois était infiniment plus ambitieux que débauché. Il avait
tout intérêt – lui, petit bourgeois sans fortune monté à Paris – à jouer la
carte de la vertu. Son intimité avec Mme de Maintenon ou le père de La
Chaise, confesseur du roi, prouve amplement qu'il était considéré, selon
l'expression du marquis de Sourches, comme un homme de « bonnes
mœurs ». M. d'Arcy et M. de La Bertière en rendaient aussi témoignage
et soutenaient son action éducative. « M. l'abbé Dubois, écrivait Fénelon
à une dame Rougaut de Maubeuge, est mon ami depuis un grand nombre
d'années. » Le fils de l'apothicaire de Brive était également en excellents
termes avec le vertueux duc de Beauvillier, gouverneur du duc de
Bourgogne, avec Fontenelle, Houdar de La Motte, l'abbé de Saint-Pierre,
Massillon, Dangeau, l'historien Baluze, le peintre Rigaud, qui tous
s'honoraient de son amitié.

L'ÉDUCATION D'UN PRINCE

En juillet 1688, Dubois jeta sur le papier un plan d'éducation pour son
élève. Ce manuscrit, aujourd'hui disparu, a été publié en 1862 par Seilhac
en appendice de sa biographie3. Il n'est pas sans intérêt, car il révèle,
outre la vaste culture et les qualités pédagogiques de son auteur, quelques
traits de caractère du jeune garçon. Il donne également l'impression que
le petit abbé avait tout investi dans cet ambitieux projet, rêvant pour le
fils de Monsieur de l'éducation d'un dauphin. « M. le duc de Chartres,
observait-il, est né avec beaucoup d'esprit. Il a extrêmement de bon sens
[...]. Il a l'esprit net et agréable. Il est infiniment éloigné du pédant, et
d'inclination et de caractère. Il a un génie particulier pour les affaires, ce
qui paraît, lorsqu'on lui fait lire l'Histoire, par la facilité qu'il a à démêler
les intrigues les plus délicates et les plus embarrassées... » S'il n'avait eu
qu'un esprit médiocre, poursuivait-il, il serait inutile de chercher à lui
donner une éducation poussée ; mais puisqu'il paraissait doué pour les
études, pourquoi ne pas tenter cet effort, surtout si un jour il devait avoir
quelque part aux affaires du royaume ?
L'abbé comprenait qu'il fallait adapter les méthodes d'enseignement au
caractère de son élève. Mieux valait corriger ses fautes, le reprendre
plutôt que le heurter. Philippe, obstiné, voulait toujours avoir raison et ne
prisait pas son confesseur, « rude et chagrin ». Il détestait être mené par
la force et le répétait. Il était également moqueur, tournant en ridicule les
maîtres complaisants. Et aussi quelle inconstance ! Comment pouvait-il
être si doué et montrer si peu d'application soutenue ? Il fallait donc le
distraire de temps à autre, badiner avec lui, mais avec circonspection, lui
donner des divertissements fréquents, lui permettre des lectures gaies.
Comme il appréciait déjà trop les plaisirs de la table, Dubois conseillait
de lui en faire voir les conséquences et de prôner la sobriété. Bref, l'abbé
préconisait une éducation vivante, agrémentée de multiples exemples
tirés de l'histoire ancienne ou récente, exaltant la vie des grandshéros,
César, Alexandre ou Turenne. Il proposait de faire venir auprès de lui des
hommes d'esprit ou de grande culture comme Fontenelle, qui lui
commenteraient leurs œuvres. Enfin, il recommandait de fuir « les gens
du tiers ordre plats », les « gens de la lie », ce qui, venant de sa part,
devait paraître à certains assez piquant.
Dubois ne se contentait pas de ces observations générales. Il détaillait
les connaissances et les sciences indispensables : en premier lieu
naturellement le catéchisme, l'Écriture sainte, la vie des saints, l'histoire
ecclésiastique, celle des conciles et des différentes hérésies, sans négliger,
bien entendu, la morale. Le duc de Chartres devait également connaître
les noms des grandes familles, leur rang, leurs alliances, leurs intérêts,
leurs préséances et leurs forces. Né pour commander, il ne pouvait
davantage ignorer les fonctions des officiers, les exercices de la pique et
du mousquet, la marche des troupes, l'art des fortifications, ce qui
supposait acquis l'arithmétique, l'extraction des racines carrées, les
logarithmes, la géométrie, la trigonométrie. Le précepteur exigeait aussi
un minimum de connaissances touchant les différentes catégories de
vaisseaux, les principales manoeuvres, les règles de pilotage, celles de la
course et du combat naval.
Tenir avec aisance son rang à la Cour, vivre et converser avec les «
honnêtes gens » impliquaient de solides notions de poésie, de
mythologie, d'architecture, d'hydraulique, de décoration, de peinture, de
musique... S'ouvrir aux sciences et aux découvertes récentes – miroirs
brûlants, lunettes d'approche, microscopes, lanternes magiques... – était
aussi une nécessité. Figuraient à son programme de géographie la
description de la terre, les principaux États d'Europe et leurs capitales, la
carte du royaume, ses frontières, principalement celles « qui doivent
servir de théâtre à la guerre ». En histoire, le précepteur imposait de
connaître les grands événements ayant jalonné la vie du pays, la
généalogie des rois et la chronologie des empires de l'Antiquité. Son
élève devait également maîtriser le raisonnement métaphysique, les
preuves de l'existence de Dieu et de l'âme, l'astronomie, l'anatomie mais,
précisait Dubois, « on ne lui doit parler de la génération qu'avec
discrétion ». Les langues étrangères n'étaient pas oubliées : le latin, que
presque toute l'Europe entendait, l'italien, l'espagnol et l'allemand.
Tant de choses si diverses ne pouvaient évidemment pas êtreassimilées
d'un seul trait, mais suivant le développement intellectuel du petit prince.
L'abbé recommandait de commencer par les matières demandant
beaucoup de mémoire mais peu de raisonnement – les langues, la
géographie, l'histoire, la fable et le blason –, et de poursuivre par celles
qui supposent davantage de réflexion – les intérêts des princes, les
mathématiques et la physique.
Pour plaire à la princesse palatine, dont il recherchait obstinément
l'appui, il inscrivit au programme une étude détaillée de l'histoire de
l'Allemagne : généalogie des familles régnantes, intérêts des princes,
mode d'élection de l'Empereur, liste des guerres et des traités de paix...
Deux spécialistes, MM. Guillard et de Saint-Prest, compilèrent plusieurs
mémoires à cet effet. Quand l'élève fut au point, Dubois convia Monsieur
et Madame à assister à un examen public sur le sujet. Dans le jury
figuraient des diplomates employés aux négociations outre-Rhin. Le duc
de Chartres répondit avec brio à toutes les questions, même les plus
savantes, arrachant aux spectateurs des cris d'admiration. Le duc
d'Orléans et sa femme, écrit Dangeau, en furent « surpris et contents au
dernier point », si bien qu'ils doublèrent sur-le-champ les appointements
de Dubois. La Bibliothèque nationale conserve l'un des cours manuscrits
préparés pour cette séance avec pour titre : Abrégé de l'Histoire et des
généalogies des grandes Maisons d'Allemagne... Cet ouvrage, dans
lequel Dubois stigmatise la politique machiavélique des princes
allemands, gouvernant par le vice et le crime, s'achève par un appendice
de trente-six tableaux généalogiques sur lesquels, sans nul doute, se sont
longuement attardés les yeux du studieux garçon...
Tant d'efforts ne tardèrent pas à porter leurs fruits. Dès qu'il paraissait
en public, le neveu du roi faisait l'admiration de tous. En 1690, Ézéchiel
Spanheim, envoyé du Grand Électeur de Brandebourg, assurait dans sa
Relation de la Cour de France que le « beau et heureux génie » du prince
avait dépassé les espoirs des personnes chargées de l'instruire. Et de
vanter son air noble, son esprit vif et son intelligence. A l'aisance
d'expression, Philippe joignait un sens très vif de la repartie. Toutefois sa
démarche, comme celle de Monsieur, était un peu lourde et dégingandée ;
Madame s'en plaignit plusieurs fois dans sa correspondance. Mais à
cheval ou au bal, ce défaut disparaissait et il avait alors l'allure d'un jeune
empereur. « Je n'admire pas seulement M. de Chartres, écrivait Boileau,
mais je l'aime, j'en suis fou. Jene sais pas ce qu'il sera dans la suite ; mais
je sais bien que l'enfance d'Alexandre ni de Constantin n'ont jamais
promis de si grande chose que la sienne. » Tant de flatteries
hyperboliques ne tournaient pas la tête de l'abbé Dubois qui, même à la
Cour, tenait serré son élève. Voici un petit mémoire de sa main détaillant
l'emploi du temps d'une de ses journées :
« Levé à huit heures ; prier Dieu et l'Évangile.
Des armes, demi-heure.
A neuf heures, au manège.
A dix heures un quart, à la messe.
Voir Monsieur et Madame.
Les mathématiques.
Dîner.
L'après-dîner comme à Paris, allemand, latin et
histoire à diverses reprises, jusqu'à l'heure de la
promenade.
Après, deux heures de promenade, ce qui restera de
temps jusqu'au souper, à l'étude.
Au souper du roi, les jours qu'il n'aura pas été à son
lever, ou qu'il n'aura pas dîné avec lui... »

Dubois, cependant, n'était pas en reste pour quémander pensions et


récompenses. Ses lettres de sollicitation à Fénelon ou au père de La
Chaise témoignent d'une rare avidité, d'une soif inépuisable d'argent et
d'honneurs. Il est vrai que l'ancien boursier du collège Saint-Michel
côtoyait un monde pour lequel tout cela paraissait naturel, presque sans
valeur. Ébloui par les fastes de Versailles, le petit abbé au museau de
fouine regardait avec convoitise les beaux écus scintillants rouler sur les
tables de jeu, admirait les costumes soutachés d'or et d'argent des
seigneurs insouciants, jaugeait d'un regard furtif leurs bourses de broderie
et de dentelle. La tristesse et l'envie partageaient son cœur. Pour lui, il le
savait, ce serait seulement pas à pas qu'il pourrait édifier sa fortune et
s'intégrer à ce monde qu'il enviait et méprisait à la fois. Mais qu'il avait
hâte de bousculer les étapes ! Quelques mois après sa nomination comme
précepteur, l'archevêque de Paris, Mgr de Harlay, lui offrait, à la demande
du duc d'Orléans, un canonicat honoraire avec prébende à la collégiale
Saint-Honoré. Cet office ecclésiastique nécessitant une maîtrise ès arts,
l'abbé obtint ce grade avec succès (novembre 1689). Peu après la mort de
son ancien protecteur, M. Faure, il reçut le titrede supérieur du collège
Saint-Michel, promotion considérable. Un arrêt du Conseil (17 avril
1690) le dispensa de résider rue de Bièvre afin de demeurer près de son
élève. Ce n'était pas assez. Sur les instances du duc de Chartres, qui
l'appréciait beaucoup, le roi, en décembre 1690, lui accorda les bénéfices
de l'abbaye d'Airvaux. Un an plus tard, il obtint du pape « le gratis de
l'expédition des bulles » de l'abbaye en question ; il avait brigué entre-
temps le prieuré de Brive qui valait 1 200 à 1 500 livres de rente par an !
Il gémissait aussi que l'abbaye d'Airvaux lui mangeait son revenu,
l'épuisait en réparations, impositions et avances. Le père de La Chaise
n'eut qu'un mot à dire et le roi lui donna en plus l'abbaye de Saint-Just, de
l'ordre des Prémontrés, en meilleur état, qui rapportait un revenu net de 5
050 livres. L'année suivante, Dubois eut l'aplomb de présenter une
nouvelle requête qui, cette fois, fut repoussée. Ce n'était que partie
remise. En 1705, il obtenait encore l'abbaye bénédictine de Nogent-sous-
Coucy, au diocèse de Lyon, et quelques mois plus tard en sollicitait
encore une autre !
1 P. BLIARD: Dubois, cardinal et premier ministre (1656-1723), Paris, 1901.
2 Bibliothèque nationale, Coll. Cangé, vol. 67.
3 V. de SEILHAC, L'abbé Dubois, Premier ministre de Louis XV, Paris, 1862.
CHAPITRE II

Amours, guerre et mariage

PREMIÈRES AVENTURES

L'amour est un domaine où le duc de Chartres n'eut pas besoin


d'attendre les leçons ni les explications du petit abbé. « A treize ans,
écrivait la Palatine non sans fierté, mon fils était déjà un homme ! » Il
avait été instruit « par une dame de qualité, la comtesse de C..., qui frise
la cinquantaine ». C'était à peine plus jeune que Louis XIV, « déniaisé »,
dit-on, vers quatorze ou quinze ans par Catherine de Beauvais, première
femme de chambre et confidente de la reine-mère. Ensuite, enhardi par ce
premier succès, Philippe conta fleurette à la petite Léonore, fille du
concierge du garde-meuble du Palais-Royal qu'il engrossa. L'affaire cette
fois fit quelque bruit. Monsieur se fâcha tout rouge et admonesta son fils.
Madame, qui passait à la Cour pour un parangon de vertu, affecta un air
scandalisé mais prit soin de la mère et de l'enfant, une petite fille que l'on
mariera plus tard au fils d'un conseiller au parlement de Riom, M. de
Charencey. A Léonore succéda une comédienne, la Grandval, mais cette
intrigue fut de courte durée, car on trouva cette femme trop âgée et trop
corrompue pour lui1.
Philippe était beau et séduisant. « Le tour de son visage était charmant,
écrit son premier biographe, son teint était d'un blanc à éblouir relevé par
des cheveux d'un brun tirant sur le noir, et par un vermillon répandu sur
ses lèvres et si bien placé sur ses joues qu'on eût cru qu'il y avait de
l'artifice2... » Un portrait antérieur à 1690, conservé à Versailles, le
représente en armure ciselée, s'appuyant fièrement sur un bâton de
commandement. On ne peut s'empêcher d'admirer ce beau petit prince au
visage fin et délicat, à l'ovale encore enfantin sous une forêt de cheveux
bouclés. On comprend l'irrésistible séduction qu'il exerçait sur les
femmes, beautés en fleur, épanouies ou mûrissantes. Partout il allumait le
feu des passions et rencontrait peu de cruelles. Dans sa quête effrénée de
plaisirs sensuels on chercherait en vain la moindre délicatesse, le moindre
sentiment : les comédiennes, les aventurières, les femmes faciles, toutes
lui étaient bonnes, mais ses préférences, pour des raisons pratiques,
allaient aux filles de l'Opéra. L'Académie royale de musique occupait en
effet une aile du Palais-Royal, et les appartements de la famille d'Orléans
menaient directement aux loges ou à la salle de théâtre...
Il était temps de mettre un terme aux débordements d'un galantin aussi
précoce. Une initiation à la vie militaire parut le meilleur moyen.
D'ailleurs un jeune prince de seize ans se devait de recevoir le baptême
du feu.

LA LIGUE D'AUGSBOURG

Forte de sa puissance continentale, de ses vingt millions d'habitants qui


avaient supporté le fardeau des guerres, des pestes et des famines, de son
administration puissante et centralisée, de son appareil militaire équipé et
entraîné comme aucun autre dans le monde, la France à la paix de
Nimègue (1678) dominait l'Europe. Comment n'y aurait-elle pas exercé
une complète hégémonie ? C'était la contrée la plus peuplée et les autres
pays traversaient tous une crise. Obligées d'entreprendre la
reconstructionde leur pays qui avait été ravagé ou inondé, les Provinces-
Unies étaient de surcroît divisées entre Orangistes et Républicains.
L'Angleterre, obsédée par les complots papistes, paraissait enlisée dans
les âpres luttes entre son roi, Charles II Stuart, et sa Chambre des
communes. En pleine décadence économique, l'Espagne était gouvernée
par un souverain trop jeune, dégénéré et à demi-fou, Charles II, dont on
attendra vingt ans la mort. Le Saint-Empire, morcelé et en partie
stipendié par l'or français, ne représentait une menace pour personne mais
plutôt un objet de convoitise pour l'ambitieux Électeur de Brandebourg.
Quant à l'Empereur Léopold Ier, obligé de compter avec les rivalités
innombrables qui déchiraient ses États, il était paralysé par la révolte
magyare d'Imre Thökôly à laquelle les Turcs avaient apporté leur soutien.
S'appuyant sur l'opinion de ses juristes, Louis XIV avait habilement
exploité les traités de Munster et de Nimègue dans un sens favorable à
ses intérêts, sollicitant les textes, usant de la moindre faille, relevant les
coutumes locales tombées en désuétude, profitant de l'étrange mosaïque
des enclaves et des frontières confusément tracées, de l'enchevêtrement
féodal des seigneuries, fiefs et arrière-fiefs, pour, chaque fois, avancer ses
prétentions. Ainsi avait-il acquis sans coup férir Montbéliard, Deux-
Ponts, Givet, Revin, plusieurs villes de la Sarre, le Comté de Chimay, une
grande partie du Luxembourg. En 1681, l'achat au prodigue duc de
Mantoue de la ville de Cazal, capitale du Montferrat, l'annexion brutale
de Strasbourg, vieille cité libre de l'Empire, émurent profondément les
États et princes européens, mais ceux-ci ne purent que constater leur
impuissance malgré les manœuvres diplomatiques du stathouder des
Provinces-Unies, Guillaume d'Orange. Après quelques brefs
engagements entre l'Espagne et la France, qui permettaient encore à
celle-ci de faire le siège de Luxembourg et d'envoyer une armée en
Catalogne, la trêve de Ratisbonne signée en août 1684 par l'Empereur et
le roi d'Espagne reconnaissait les annexions réalisées en 1680-1681.
C'était l'apogée du règne de Louis XIV. L'Europe entière pliait devant lui.
En mai 1684, l'insolente ville de Gênes, qui n'avait pas tenu compte de
son ultimatum, était bombardée et détruite aux trois quarts par 10 000
bombes tirées par la flotte d'Abraham Duquesne. En janvier 1685, le
doge venait à Versailles apporter la soumission de la République et
s'humiliait devant le Grand Roi. La même année, la mort de l'Électeur
palatin servit de prétexte à celui-cipour réclamer à son successeur,
Philippe-Guillaume de Neubourg, une partie de ses États au nom de
Madame, sœur du prince défunt. Mais plusieurs événements allaient
contribuer à retourner la situation et mettre en échec cette politique
expansionniste, œuvre du secrétaire d'État aux Affaires étrangères,
Colbert de Croissy, et du ministre de la Guerre, Louvois.
Ce fut d'abord la révocation de l'Édit de Nantes (octobre 1685), qui
détourna de la France la clientèle des princes allemands de religion
réformée, jeta sur les routes de l'Europe environ 175 000 huguenots (sur
un million), ralluma les haines religieuses et nourrit un flot de libelles
contre le roi. Ce fut ensuite, en juillet 1686, autour de Léopold Ier, la
formation de la Ligue d'Augsbourg qui groupa bientôt la Bavière, le
cercle de Franco-nie, le Palatinat, le duché de Holstein, le cercle du Haut-
Rhin, la Suède pour ses terres d'Empire et l'Espagne pour le cercle de
Bourgogne. Le Grand Électeur de Brandebourg, Frédéric-Guillaume, et le
prince Guillaume d'Orange étaient prêts à rejoindre cette ligue en cas
d'hostilités avec la France.
La situation s'aggrava soudain à la succession de l'Électeur de
Cologne. Le roi de France, malgré l'opposition scandalisée des princes
allemands, de l'Empereur et du pape, imposa son candidat, le cardinal de
Fürstenberg, évêque de Strasbourg. Par mesure d'intimidation, Louvois fit
occuper Avignon en octobre 1688 et jeta plusieurs armées sur la rive
gauche du Rhin, dans les Électorats de Cologne et de Mayence, dans
l'Évêché de Liège et surtout le Palatinat. Ce coup de force déclencha la
guerre de la Ligue d'Augsbourg. Sur ces entrefaites survint la révolution
anglaise. Guillaume d'Orange, appelé par la gentry anglicane qui
reprochait à Jacques II (frère et successeur de Charles II) son soutien
appuyé aux « papistes », débarqua sur la plage de Torbay avec une petite
armée, chassa son beau-père du trône et le poussa à venir se réfugier en
France. Le 23 février 1689, lui et sa femme Mary se firent proclamer
conjointement par le Parlement roi et reine d'Angleterre. Au printemps,
les armées de Louis XIV ravagèrent le cercle du Palatinat, brûlant et
détruisant systématiquement, pierre par pierre, les villes de Heidelberg,
Mannheim, Spire, Worms et Bingen, à l'indignation de toute l'Europe. A
Versailles, la mère du duc de Chartres, au nom de qui se faisait cette
cruelle conquête, en avait le cœur soulevé d'horreur et pleurait chaque
nuit sur le sac de sa malheureuse patrie.
La guerre générale était devenue inévitable. Le 15 avril 1689, les
hostilités étaient déclarées entre la France et l'Espagne. En mai,
l'Empereur et les Provinces-Unies signaient contre la France le traité de
Vienne, auquel se joignaient un peu plus tard l'Espagne, l'Angleterre et le
duc de Savoie, Victor-Amédée.
En cette année 1690, le royaume de France se trouvait ainsi plus isolé
que jamais. Il était engagé en Flandre, en Allemagne, en Italie, en
Espagne, en Irlande, en Amérique du Nord, aux Antilles, aux Indes. Sur
mer, il devait affronter les flottes réunies des deux grandes puissances
maritimes jusque-là ennemies ou rivales, l'Angleterre et les Provinces-
Unies. En dépit de l'exode des protestants et du déclin de son commerce
maritime, la France restait debout, prête à affronter l'orage. Sa puissance
était telle que, dès les premiers engagements, elle enregistra de brillants
succès. Le 1er juillet, le maréchal de Luxembourg, qui avait hérité le
génie militaire de son ancien chef, le Grand Condé, écrasait à Fleurus,
entre Charleroi et Namur, la puissante armée des coalisés du prince de
Waldeck. Le 10 juillet, Tourville mettait en déroute au cap Beachy une
flotte anglo-hollandaise. Le 18 août, le lieutenant général de Catinat
culbutait l'armée du duc de Savoie à Staffarde, au sud-est de Pignerol.
Seule ombre au tableau, la déroute de la Boyne, en Irlande, où Jacques II,
parti à la reconquête de son trône, se fit battre par Guillaume III. Telle
était donc la situation militaire au début de 1691, lorsque Louis XIV
décida d'initier son neveu à l'art de la guerre.

LA CAMPAGNE DE 1691

Le 17 mars, le roi quitta Versailles accompagné du duc de Chartres et


de ses fils bâtards, le duc du Maine et le comte de Toulouse. Il arriva le
soir du 21 mars devant Mons qu'une formidable armée française de 100
000 hommes venait d'investir par surprise. Louis était d'humeur radieuse :
la guerre de siège – ses longs préparatifs, ses revues chamarrées, ses
soupers fastueux sous les tentes éclairées de lustres d'or et de cristal –
demeurait avec la chasse sa passion favorite. Il prit plaisir à conduire son
neveu et ses enfants par tout le camp. Philippedécouvrit avec ravissement
la vie martiale, les hommes du génie transportant gabions et fascines, les
mineurs creusant les parallèles et s'approchant peu à peu du fossé et du
chemin couvert. Il fit « bonne contenance » en se rendant par trois fois à
la tranchée en compagnie du roi qui n'hésitait pas, avec sa canne à
pommeau d'or et son chapeau galonné, à s'exposer aux coups de canons
et de mousquets.
Le 8 avril, après trois semaines de siège, le prince de Berghes,
gouverneur de Mons, ouvrit les portes et vint apporter au vainqueur les
clés de la ville. Pour Guillaume III, qui ne s'attendait nullement à cette
attaque, ce fut une catastrophe qui ébranla même l'union des coalisés.
Aussi, furieux, décida-t-il de repasser la Manche. Louis XIV, triomphant,
revint à Marly où, pour la première fois, il fit au duc de Chartres
l'honneur de l'inviter : ne l'avait-il pas mérité en recevant à ses côtés le
baptême du feu ?
Il fallait maintenant entreprendre son éducation militaire ainsi que
celle du duc du Maine, double tâche que le roi confia à Luxembourg, le
plus prestigieux de ses maréchaux. Louis XIV, qui aimait tendrement son
petit bâtard boiteux, était persuadé qu'avec son esprit consciencieux et
appliqué il ferait aisément l'apprentissage des armes. « Il me paraît qu'il a
envie de mieux faire qu'un autre, écrivait-il au maréchal le 23 juillet.
Donnez-lui les moyens d'agir, s'il est convenable et si vous croyez qu'il
puisse remplir tous les devoirs. Je ne doute point de l'envie et du
courage... » En revanche, pour le duc de Chartres, les instructions étaient
tout à fait différentes. Le vieux soldat devait le surveiller étroitement, le
traiter en « simple volontaire », sans lui confier le moindre
commandement ni la moindre responsabilité, le faire toujours
accompagner de son gouverneur, M. d'Arcy, de son sous-gouverneur, M.
de La Bertière, et de son précepteur, l'abbé Dubois. En cas de combat on
devait l'isoler entre deux escadrons et ne l'informer de rien.
Contrairement à l'attente du monarque, ce ne fut pas le duc du Maine,
jeune homme sage et vertueux, à l'esprit tourné vers l'étude et la
méditation, qui l'emporta, mais son bouillant cousin germain avide de
gloire. Dès les premiers jours, alors que l'ennemi venait de se dérober à
une attaque près du bourg de Hal, à quelques lieues de Bruxelles,
Philippe fit preuve d'un tel entrain, d'une telle « gaieté dans l'action »,
d'une telle endurance aux longues chevauchées dans les campagnes qu'il
étonna sonmentor pourtant habitué à voir défiler les jeunes recrues de la
noblesse : « Jamais homme n'a eu tant de joie que M. le duc de Chartres
quand il a cru que nous marchions aux ennemis, écrivait-il le 31 mai ; et
pour dire les choses comme elles sont, cette joie fut suivie d'un peu de
poltronnerie, qui ne consistait pourtant qu'à mourir de peur que nous ne
donnions point de bataille quand il s'aperçut des obstacles que nous y
donnions. » Même le duc du Maine dut reconnaître son sens inné du
métier : « Il a dîné chez moi, racontait-il à Mme de Maintenon, il a soupe
avec M. de Luxembourg, il nous a donné à manger, il fut gaillard quand il
vit les ennemis, enfin il fait merveille. » Quelques jours plus tard,
craignant une action de la cavalerie ennemie en direction des lignes
françaises, Luxembourg chargea le duc de Choiseul et le marquis de
Joyeuse de partir en avant-garde avec vingt-huit escadrons. Le duc de
Chartres supplia avec tant d'insistance le maréchal de faire partie du
détachement que celui-ci finit par accepter, ce qui lui valut d'ailleurs une
réprimande de Louvois.
A la Cour, on surveillait de près la conduite du jeune prince. Madame
redoutait ses dissipations. Monsieur, toujours très attaché au cérémonial,
se plaignait de la familiarité dans laquelle vivait son fils : on le traitait
sans respect, on s'asseyait avec désinvolture sur son lit, on déjeunait en le
servant. Le roi, par deux fois, s'informa s'il avait fait ses dévotions à la
Pentecôte. Des jaloux s'inquiétaient de l'ascendant grandissant de l'abbé
Dubois et rêvaient de le contraindre à se retirer dans son Limousin natal.
Pour cela, les mignons du Palais-Royal se déchaînaient contre lui et ses
méthodes éducatives. Le bruit en revint aux oreilles du roi qui le dit à
Monsieur : « D'où vient, mon frère, que mon neveu choisit l'armée pour
faire ses études et qu'il est enfermé six heures du jour avec son
précepteur ; cela est surprenant pour apprendre la guerre. » Dubois,
aussitôt tancé, répliqua que c'était là pure calomnie. Depuis qu'il était à
l'armée, le duc de Chartres n'avait pas lu une seule page et, s'il s'enfermait
une heure ou deux dans la journée, c'était pour se reposer des fatigues du
matin. Le petit abbé savait se défendre. Il ameuta Madame, ses
protecteurs à la Cour, le père de La Chaise, Fénelon, les implorant
d'avertir le roi. Le précepteur du duc de Bourgogne lui conseilla d'aller
son chemin sans tenir compte des caquets, de ne pas trop laisser percer
son ambition ni prêter le flanc à la critique. « Avec la vertu et le bon
esprit que vousavez, lui mandait encore Madame, vous n'avez guère à
vous effrayer de la calomnie, Monsieur l'abbé ; avec le temps tout le
monde vous rendra justice aussi bien que moi. »
La reprise des combats fit oublier ces aigreurs. Le 19 septembre à
Leuze, près de Tournay, dix-neuf escadrons de la maison du roi
tombèrent à l'improviste sur toute la cavalerie des coalisés : 72 escadrons
protégés par 5 bataillons anglais et 2 petites pièces de canon.
Luxembourg, du haut du mont Pagnotte, donna ordre aux dragons de
mettre pied à terre afin de résister à l'infanterie, puis, sans attendre
l'arrivée de la gendarmerie, fit charger la maison du roi à l'arme blanche.
Ce fut un furieux corps à corps. Chaque cavalier français devait faire face
à deux ou trois adversaires et ne revenait, raconte Racine, que « l'épée
sanglante jusqu'à la garde ». Ce coup d'audace désorganisa les ennemis.
Huit ou neuf escadrons de gendarmes du roi arrivés en renfort achevèrent
de les mettre en déroute. Ils abandonnèrent sur le champ de bataille 1 500
tués et 40 étendards. Les Français avaient perdu 400 hommes dont une
majorité de gentilshommes. Au cours de cette charge héroïque qui ne
dura pas moins de deux heures, le duc de Chartres s'était conduit avec sa
bravoure habituelle. Le maréchal avait voulu le faire rester sur le mont
Pagnotte mais il avait vivement protesté et son gouverneur, M. d'Arcy,
avait intercédé en sa faveur. Sur la fin de l'action il s'échappa, prit la tête
de quelques pelotons qui se reformaient en arrière et enfonça la dernière
ligne ennemie.
Très satisfait de ces débuts prometteurs, Louis XIV fit cadeau à son
neveu d'un régiment d'infanterie portant son nom, puis le pria de
rejoindre la Cour à Fontainebleau pour la saison des chasses. Philippe
aurait aimé visiter les grandes places de Flandre comme Lille, Saint-
Omer ou Dunkerque afin d'assister à la distribution des logements avant
les quartiers d'hiver. Mais Monsieur et Madame, trop impatients de
célébrer leur héros, lui intimèrent l'ordre de revenir au plus vite et allèrent
à sa rencontre à Chailly. Il arriva le 28 septembre à Fontainebleau, fut
chaleureusement complimenté par le roi et logé dans le somptueux hôtel
de Ferrare, en face la cour du Cheval blanc.

PETIT-FILS DE FRANCE

Présenté à Versailles pour la première fois en mai 1685 à l'occasion de


la réception du doge de Venise, Philippe y était reparu l'année suivante
avec sa sœur pour les fêtes du carnaval. Il y était revenu encore pour se
faire recevoir chevalier de l'ordre du Saint-Esprit. La cérémonie avait
émerveillé le jeune garçon qui avait alors douze ans. Après la grand-
messe, Philippe, présenté par Monsieur et le Grand Dauphin, avait prêté
serment devant le roi avant de revêtir solennellement le costume des
chevaliers : la cape de velours noir doublée de satin orange, le mantelet
tissé d'argent semé de colombes et de langues de feu, enfin le collier d'or
soutenant la croix, composé de lys et des armes du roi. « En fait de
cérémonies, écrit Madame le 10 juillet 1686 à propos de son fils, il ne me
ressemble pas du tout ; néanmoins il affirme qu'il ne les aime pas autant
que Monsieur, car lorsque dernièrement on lui demandait s'il aimait les
cérémonies et la parure, il répondit : " Je ne les hais pas autant que
Madame, mais aussi je ne les aime pas tout autant que Monsieur ". »
Pour honorer son neveu, Louis XIV lui avait ménagé un rang supérieur
à celui des princes du sang, celui de « petit-fils de France », au même
titre que sa cousine, la Grande Mademoiselle, petite-fille de Henri IV,
distinction lui donnant droit de se faire appeler Altesse Royale. Y étaient
attachées diverses prérogatives. Au lever du roi, il avait le privilège de
présenter la chemise à la place du grand chambellan ou du premier
gentilhomme de la chambre. A la messe, le grand aumônier lui remettait
le pain bénit et, pour la signature d'un contrat de mariage, le secrétaire
d'État lui offrait la plume. Il pouvait aussi prendre ses repas à la table
royale, soir et matin, sans invitation particulière, avoir un dais dans son
appartement, clouer à l'impériale la housse de son carrosse, donner des
chausses retroussées à ses valets de pied. A l'armée, trente gardes du
corps étaient attachés à sa personne. Chaque soir, un capitaine des gardes
françaises et un autre des gardes suisses veillaient devant sa tente avec
leurs compagnies et leurs drapeaux. Les deux premiers jours, on battait
au champ en son honneur et le duc de Chartres « donnaitl'ordre ». Ces
privilèges prêtent aujourd'hui à sourire. Dans un monde ordonné,
hiérarchisé à l'extrême – au point qu'Emmanuel Le Roy Ladurie l'a
comparé un jour à l'Inde et à son système de castes –, un monde dominé
jusqu'à l'absurde par la notion de rang et de différence, ils avaient plus
qu'une valeur symbolique : ils étaient source d'un réel pouvoir, imposant
à tous respect et vénération.
Au sein de l'État la position du fils de Monsieur était claire. Dans
l'ordre de succession au trône il venait directement après les « fils de
France » : le Grand Dauphin (qu'on appelait Monseigneur), ses trois
enfants, les ducs de Bourgogne, d'Anjou et de Berry, Monsieur, son
propre père, fils cadet de Louis XIII. Au rang inférieur se trouvaient les
princes du sang : le prince Henri-Jules de Condé, fils du vainqueur de
Rocroi et de Lens, qu'on appelait « M. le Prince », son fils Louis III de
Bourbon-Condé (« M. le Duc »), enfin le prince François-Louis de
Bourbon, neveu du Grand Condé, d'abord titré prince de La Roche-sur-
Yon, et devenu en 1685, à la mort de son frère aîné, prince de Conti.
Arrivait ensuite la cohorte des bâtards royaux, dépourvus de tout droit
légitime à la succession mais disputant la préséance aux ducs et pairs.
Les amours du Roi-Soleil ont suscité, on le sait, la verve des polygraphes
et des compilateurs. De ses trois principales maîtresses, Mlle de La
Vallière, Mme de Montespan et Mlle de Fontanges, Louis XIV avait eu
treize enfants. Six d'entre eux étaient morts en bas âge, deux autres, les
comtes de Vermandois et de Vexin, dans leur jeunesse. En 1690, ne
restaient vivants que trois filles et deux garçons :
- de Mlle de La Vallière : Marie-Anne de Bourbon, née en 1666,
appelée Mlle de Blois ;
- de Mme de Montespan : Louis-Auguste de Bourbon, né en
1670, Louise-Françoise (Mlle de Nantes), née en 1673,
Françoise-Marie (seconde Mlle de Blois), née en 1677, et
Louis-Alexandre, comte de Toulouse, né en 1678.
Louis XIV n'avait eu de cesse de pousser ces bâtards qu'il chérissait au
rang de princes du sang, d'abord en les légitimant solennellement puis en
les comblant de charges et d'honneurs. Louis-Auguste de Bourbon, titré
duc du Maine en 1673 à l'âge de trois ans, avait été fait chevalier de
l'ordre en même temps que le duc de Chartres. Son cadet, le comte de
Toulouse, avait reçu à cinq ans le titre de Grand Amiral de France et avait
étéfait duc de Damville et pair de France à douze ans. Quant aux filles, le
roi avait adopté pour politique de les marier à des princes de la famille
royale, malgré la réprobation gênée des courtisans. La première Mlle de
Blois, la douce et fière Marie-Anne de Bourbon, avait épousé en janvier
1680 Louis-Armand de Bourbon, prince de Conti, frère aîné du prince de
La Roche-sur-Yon. Devenue veuve, elle vécut à la Cour sous le nom de
princesse douairière de Conti. Sa demi-soeur, Louise-Françoise de
Bourbon, dite Mlle de Nantes, fille aînée du roi et de Mme de
Montespan, s'était unie en juillet 1685 à Louis III de Bourbon-Condé. On
l'appelait habituellement « Mme la Duchesse », comme son mari « M. le
Duc ».

L'AUDACIEUX PROJET

Sans cesse harcelé par Mme de Maintenon, qui avait éduqué les
bâtards royaux nés de Mme de Montespan et les aimait comme s'ils
étaient ses propres enfants, Louis XIV projeta de franchir une nouvelle
étape dans leur élévation. Il voulut marier le duc du Maine et sa sœur
cadette, Françoise-Marie de Bourbon, seconde Mlle de Blois, légitimée
en 1681, non pas à de lointains rejetons de la famille des Condés ou des
Conti, mais aux enfants de son propre frère, Élisabeth-Charlotte et le duc
de Chartres. Un défi ! Il semble que le projet ait germé dans son esprit
dès le printemps de 1688. Madame, qui abhorrait la Montespan et ses
bâtards – issus d'un double adultère –, était déjà à cette époque toute en
émoi. Le 4 avril de cette année-là, elle écrivait à la duchesse de Hanovre :
« On m'a dit en confidence les vraies raisons pour lesquelles le roi traite
si bien le chevalier de Lorraine et le marquis d'Effiat : c'est parce qu'ils
ont promis d'amener Monsieur à le prier très humblement de vouloir bien
marier les enfants de la Montespan avec les miens, savoir ma fille avec ce
boiteux de duc du Maine et mon fils avec Mlle de Blois. » La Palatine
ajoutait que, toutes les fois qu'elle voyait ces bâtards honnis, cela lui
faisait « tourner le sang » !
Pour être moins vive, l'opposition de Monsieur à une telle mésalliance
n'en était pas moins résolue. Très infatué de son rang et de ses
préséances, il partageait le violent dégoût de safemme pour ces enfants
adultérins que le roi patiemment hissait vers les sommets de l'État. Il
exécrait Mme de Maintenon, redoutait son influence pernicieuse sur
l'esprit de son frère, se doutant bien que l'ambitieuse veuve Scarron était
devenue, depuis longtemps déjà, plus que sa maîtresse ou son directeur
de conscience.
On comprend que face à une telle opposition Louis XIV ait dû agir
avec patience et prudence. Premier obstacle à franchir : Monsieur. Durant
l'été 1688 il s'adressa au grand écuyer, Louis de Lorraine, comte
d'Armagnac, afin de gagner à ce projet son frère le chevalier de Lorraine
qui, nous le savons, exerçait un vif ascendant sur le duc d'Orléans. Les
deux frères profitèrent des avances du roi pour demander de figurer dans
la prochaine promotion de l'ordre du Saint-Esprit. Le monarque s'y
résolut avec peine, mais ajouta un présent de 100 000 livres au chevalier
de Lorraine. En échange, celui-ci répondit du consentement de Monsieur.
Le 4 décembre 1689, l'affaire parut conclue et la Cour fut bientôt
informée du double mariage. Madame, cependant, resta inébranlable. Elle
résista victorieusement à tous les assauts et déclara qu'elle ne donnerait
jamais son accord. Elle préférait l'exil au déshonneur ! Dépit de Louis
XIV qui, les jours suivants, ne lui adressa la parole qu'avec sécheresse et,
le 1er janvier, ne lui offrit aucune étrenne.
En fait, le souverain tournait en rond et ne savait comment vaincre sa
farouche opposition. L'affaire fut relancée à l'automne de 1691 à
l'initiative d'une amie de Mme de Maintenon, Mme des Ursins, maîtresse
femme dévorée d'ambition, très versée dans l'art de l'intrigue, que la
veuve Scarron avait connue autrefois chez les d'Albret. Marie-Anne de
La Trémoïlle-Noirmoutier, née en 1642, avait épousé très jeune Adrien-
Blaise de Talleyrand, prince de Chalais, puis, à sa mort, Flavio Orsini,
duc de Bracciano. Devenue par ce mariage princesse Orsini, elle avait
francisé son nom en « des Ursins ». Cette aventurière mondaine,
intelligente et rusée, très belle encore malgré ses quarante-neuf ans,
s'ennuyait à mourir dans son splendide palais romain, au côté d'un mari
de vingt-cinq ans plus âgé qu'elle. Pour revenir à la Cour de France, s'y
incruster, elle avait imaginé se faire nommer dame d'honneur de la future
duchesse de Chartres et avait donc décidé de réaliser coûte que coûte ce
mariage. Mme de Maintenon se piqua au jeu et reprit l'affaire en main. Il
fut aisé de convaincre Monsieur, ébloui devoir une princesse de si haute
naissance briguer une charge de « domestique » auprès de sa future belle-
fille. D'ailleurs son consentement ne soulevait plus aucune difficulté : le
chevalier de Lorraine le lui avait arraché depuis longtemps. Pour
emporter la victoire, Mme de Maintenon se servit habilement de l'homme
qui jouissait du plus grand capital de confiance, tant auprès de la mère
que du fils, l'abbé Dubois. A la fin de 1691, le père de La Chaise
ménagea une entrevue secrète entre l'épouse morganatique du roi et le
précepteur du prince. Le petit clerc tonsuré comprit vite qu'il tenait avec
cette affaire la clé de sa fortune. Pour bien faire sentir le poids de son
intervention, il fit mine d'hésiter, feignit des scrupules, consulta sagement
son ami Fénelon et finalement accepta de parler en premier à son élève.
Dans l'éclat de ses quatorze ans, la petite Mlle de Blois était gracieuse,
plus fraîche que jolie. Le portrait que conserve le château de Versailles
correspond assez bien à ce croquis de Saint-Simon : « Le teint, la gorge,
les bras admirables ; les yeux aussi ; la bouche assez bien avec de belles
dents, un peu longues ; des joues trop larges et trop pendantes qui la
gâtaient mais qui n'empêchaient pas la beauté. Ce qui la déparait le plus
était la place de ses sourcils qui étaient comme pelés et rouges, avec fort
peu de poils ; de belles paupières et des cheveux châtains bien plantés. »
Sa démarche n'avait, dit-on, rien d'élégant : « Sans être bossue ni
contrefaite, elle avait un côté plus gros que l'autre, une marche de côté...
» On remarquait aussi son parler gras « si lent, si embarrassé, si difficile
aux oreilles qui n'y étaient pas fort accoutumées que ce défaut [...]
déparait extrêmement ce qu'elle disait ». Voici maintenant Mlle de Blois
vue par Madame : « Son arrogance et sa mauvaise humeur sont
insupportables et sa figure est parfaitement déplaisante. Elle ressemble,
sauf votre respect, à un cul comme deux gouttes d'eau : elle est toute
bistournée ; avec cela une affreuse prononciation comme si elle avait
toujours la bouche pleine de bouillie, et une tête qui branle sans cesse.
Voilà le beau cadeau que la vieille ordure (Mme de Maintenon) nous a
fait. »
Sans avoir les sentiments excessifs de sa mère, Philippe n'éprouvait
aucune attirance pour cette gamine timide et fière qui vivait encore dans
les jupes de sa gouvernante. On lui avait trop appris à mépriser les
bâtards. Ah ! Si au moins il s'était agi de sa sœur aînée, cette Mme la
Duchesse si piquante, si mutine,si malicieuse, il aurait tout de suite
accepté ! De cette toute jeune femme de dix-huit ans il aimait la grâce
acide, l'esprit mordant, les airs de nymphe perfide, le caractère railleur et
toujours enjoué. Héritière de l'esprit des Mortemart, elle excellait à
décrocher un bon mot, à lancer une réplique cruelle ou cinglante, à
composer un couplet impromptu dont on redoutait les traits acérés. Avec
elle au moins, pas question de s'ennuyer un instant ! Madame la
comparait à une belle chatte « qui rentrait ses griffes pour mieux
égratigner ensuite ». Dubois fit observer à son élève combien cette
amourette de collégien qui ne menait à rien était indigne d'un grand
prince tel que lui. Mme la Duchesse était mariée depuis cinq ans et avait
déjà deux enfants. Patiemment l'abbé lui vanta le charme, la douceur, la
discrétion de la cadette. Il lui souligna l'honneur que lui faisait le roi en le
prenant pour gendre, insista sur la certitude d'en recevoir de grandes
récompenses, bref, lui fit voir « les cieux ouverts ». Comme Philippe
s'entêtait, il fallut menacer : s'il refusait, jamais il ne recevrait de
commandement dans l'armée ; pis encore, on lui interdirait de fréquenter
Mme la Duchesse et on l'enfermerait le reste de sa vie dans le lugubre
château de Villers-Cotterêts.
Madame, qui se doutait de quelque chose, avait retrouvé l'angoisse des
années précédentes. Si son fils devait épouser une bâtarde, autant que
cela fût la princesse douairière de Conti : une fille de La Vallière plutôt
qu'un rejeton de la Montespan ! C'est ce qu'elle fit savoir.
Malheureusement sa manœuvre échoua par le refus assez vexant de la
principale intéressée. Se voyant acculée, elle prit le parti de dire, de
concert avec Monsieur, que si le duc de Chartres acceptait d'épouser Mlle
de Blois, elle et son mari y consentiraient aussi. De fait, elle pensait
pouvoir dormir sur ses deux oreilles puisqu'en secret elle avait fait
catégoriquement promettre à son fils de refuser cette dégradante union.
Vint la journée des dupes...

LA DÉFAITE DE MADAME

Le mercredi 9 janvier 1692, comme il passait dans la galerie haute,


Saint-Simon vit sortir de chez lui par une porte dérobée son ancien
compagnon de jeux suivi d'un exempt des gardes deMonsieur. Il lui
demanda « où il allait ainsi si vite et à cette heure ». « Chez le roi », lui
répondit le prince. A son air embarrassé, le duc devina qu'il s'agissait du
projet de mariage dont la Cour reparlait à voix basse. Philippe trouva
Louis XIV en compagnie de son père ; après quelques formules aimables
et banales, le terrifiant monarque en vint au vif du sujet. La guerre, lui
exposa-t-il, l'empêchait de lui proposer une princesse étrangère. Il ne
pouvait donc mieux faire que de lui offrir sa propre fille, ajoutant
toutefois qu'il le laissait libre de sa décision. Devant l'écrasante majesté
royale, Philippe balbutia que sa réponse dépendait de ses parents. « Cela
est bien à vous, répondit le roi, mais dès que vous y consentez, votre père
et votre mère ne s'y opposeront pas. » Et, se tournant vers Monsieur, il
ajouta : « N'est-il pas vrai, mon frère ? » Celui-ci acquiesça. Restait à
convaincre la rude Palatine. Monsieur se rendit vers trois heures et demie
chez sa femme et lui déclara tout à trac : « Madame, j'ai une commission
pour vous de la part du roi qui ne vous sera pas trop agréable et vous
devez lui rendre réponse ce soir vous-même ; c'est que le roi vous mande
que lui et moi et mon fils étant d'accord du mariage de Mlle de Blois avec
mon fils que vous ne serez pas la seule qui vous y opposerez3. » Ah ! le
traître ! Le chenapan avait donc cédé ! La robuste Allemande en fut toute
courroucée. Mais que faire ? Le soir, vers les huit heures, comme le roi
lui demandait si elle avait réfléchi à la proposition de Monsieur, elle
répondit, la rage au cœur : « Quand Votre Majesté et Monsieur me parlez
en maîtres comme vous faites, je ne puis qu'obéir. »
Peu après la nouvelle éclata dans les salons de Versailles. Le duc de
Chartres, l'air penaud, faisait semblant de jouer aux échecs. Mlle de
Blois, parée comme une petite mariée, mais ne sachant encore rien, crut
d'abord à une réprimande du roi son père et vint se blottir sur les genoux
de Mme de Maintenon. « J'arrivai dans ces premiers instants, narre Saint-
Simon tout palpitant de curiosité. Je trouvai le monde par pelotons, et un
grand étonnement régner sur tous les visages. J'en appris bientôt la cause,
qui ne me surprit pas, par la rencontre que j'avais faite au commencement
de l'après-dîner. Madame se promenait dans la galerie avec
Châteauthiers, sa favorite et digne de l'être ; elle marchait à grands pas,
son mouchoir à la main, pleurant sanscontrainte, parlant haut, gesticulant,
et représentant fort bien Cérès après l'enlèvement de sa fille Proserpine,
la cherchant en fureur et la redemandant à Jupiter. »
La consternation était générale. Monsieur ne parvenait à dissimuler sa
honte, son fils, sa désolation, et la future, son embarras et sa tristesse.
Comme on lui faisait remarquer que le duc de Chartres était encore tout
amoureux de sa sœur, Mme la Duchesse, et qu'elle aurait bien du mal à
l'en détacher, elle répondit avec orgueil de son ton de lendore : « Je ne me
soucie pas qu'il m'aime ; je me soucie qu'il m'épouse. » Au souper,
Madame, les yeux inondés de larmes, respirant à gros sanglots, ne jeta
pas un seul regard du côté de son fils et de son mari. « Je remarquai, note
Saint-Simon, que le roi offrit à Madame presque de tous les plats qui
étaient devant lui, et qu'elle les refusa tous d'un air de brusquerie qui,
jusqu'au bout, ne rebuta point l'air d'attention et de politesse pour elle. »
Au sortir de table le roi lui fit une aimable révérence, « très marquée et
basse », à laquelle la Palatine répondit par une insolente pirouette. Le
lendemain matin, on vint présenter les compliments d'usage à Madame,
Monsieur et au duc de Chartres. Mais comme les courtisans étaient dans
la plus grande gêne, ne sachant que faire ni que dire, ils se contentèrent
d'esquisser une révérence et de passer en silence. On eût dit une scène de
condoléances ! Le surlendemain, dans la grande galerie4, on se pressait
comme d'habitude en attendant la sortie du Conseil et le début de la
messe du roi. On vit alors le duc de Chartres s'approcher de sa mère pour
lui baiser la main. « En ce moment, raconte encore cet irremplaçable
témoin qu'est Saint-Simon, Madame lui appliqua un soufflet si sonore
qu'il fut entendu de quelques pas, et qui, en présence de toute la Cour,
couvrit de confusion ce pauvre prince et combla les infinis spectateurs,
dont j'étais, d'un prodigieux étonnement. »
Diverses raisons obligèrent le roi à retarder la noce. D'abord la
dispense qu'il fallut obtenir de Rome, les deux futurs étant très proches
parents, ensuite un début de petite vérole qui força la pauvre Mlle de
Blois à s'aliter et qui – hélas ! – lui ravit la fraîcheur de son teint. La
princesse des Ursins, qui avait tant intrigué pour conclure ce mariage,
renonça au dernier moment à devenir dame d'honneur pour une raison
mal connue – pro-bablementsous la pression de son mari qui estima que
sa femme, une La Trémoïlle, pour l'heure première dame de Rome, ne
pouvait sans s'abaisser se mettre au service d'une personne autre que la
Dauphine. Quant à l'abbé Dubois, qui était parvenu à décider son élève,
le roi le vit secrètement et lui demanda ce qu'il désirait en récompense. «
Sire, répondit-il avec audace, dans des occasions importantes on ne doit
demander à d'aussi grands rois que Votre Majesté que des grâces
proportionnées à un tel maître. Je vous demande d'être cardinal5. » Le roi
lui tourna le dos dédaigneusement, puis revint et insista. Ne voulait-il pas
quelque abbaye ou bénéfice ? L'autre tint bon, persuadé qu'il obtiendrait
gain de cause : le chapeau ou rien. Il n'eut rien.

FIANÇAILLES ET MARIAGE

Le dimanche 17 février à Versailles, sur les dix heures du soir, après


l'arrivée des dispenses, on procéda à la cérémonie des fiançailles. Le duc
de Chartres, accompagné de MM. de Blain-ville et Desgranges, grand
maître et maître des cérémonies, se rendit à l'appartement de Mlle de
Blois. De là, tous deux gagnèrent le grand salon. Les regards curieux des
dames formant la haie dans la grande galerie détaillaient leurs toilettes.
Philippe portait un habit de brocart d'or, dont les chausses, le pourpoint et
le manteau s'ornaient d'une dentelle cousue de diamants et d'émeraudes.
Un ruban de couleur rose pâle, mêlé d'un ruban d'or, servait de garniture.
La fille du roi resplendissait dans une robe faite d'une étoffe d'or brodée
de petites fleurs noires, bouillonnée sur les bords de points d'Espagne.
Pour la jupe, on avait choisi un fond d'argent à petites raies gris de lin,
agrémenté de points d'Espagne en cerceau et illuminé de diamants et
rubis. On s'extasia sur sa coiffure mêlée de nonpareilles vertes et de
diamants, retenue par un gros ruban vert et or. Ces vêtements somptueux,
confectionnés en grand secret, attestaient que le mariage était prévu
depuis plusieurs mois déjà.
Les fiancés furent bénis dans le cabinet du roi par le cardinal de
Bouillon, grand aumônier de France, puis M. de Pontchartrain, secrétaire
d'État, procéda à la lecture du contrat de mariage au bas duquel Louis
XIV apposa son paraphe majestueux. La fille cadette de la Montespan
recevait une dot considérable de 2 millions de livres. Un quart seulement
devait entrer dans la communauté mobilière. Le reste, à défaut d'enfants,
reviendrait au duc du Maine, au comte de Toulouse ou à Mme la
Duchesse. Il était toutefois précisé que cette dot ne serait versée qu'après
le retour de la paix. En outre, la future duchesse de Chartres se voyait
offrir une pension annuelle de 150 000 livres et des pierreries pour
environ 600 000 livres : une parure de diamants comprenant boucles
d'oreilles, pendentifs et attaches, une parure de rubis, une de saphirs et
une autre de topazes. En attendant les bienfaits que le roi lui avait fait
espérer – un commandement dans l'armée et un important gouvernement
de province –, le duc de Chartres ne reçut qu'une promesse de pension de
200 000 livres au décès de son père, pension qui s'ajouterait alors aux
150 000 livres dont il jouissait déjà.
Après la signature du contrat, s'ouvrit chez le roi un grand bal animé
par deux orchestres de violons. Une centaine de serviteurs, en justaucorps
bleus galonnés d'argent, présentaient aux invités des liqueurs, des
rafraîchissements, des corbeilles de fruits et de confitures sèches. Mme la
Duchesse et la princesse douairière de Conti, fort vexées de voir leur
cadette occuper un rang supérieur au leur, boudèrent le bal, la première
prétextant sa grossesse, la seconde, « une espèce d'abcès à l'œil droit 6 ».
On admit la raison de l'une mais on gronda l'autre. La princesse
douairière se repentait sans doute amèrement d'avoir refusé un si beau
parti. Comme elle était bonne et douce, elle s'en remit très vite. Pour
Mme la Duchesse, qu'avaient flattée les avances discrètes et confuses du
duc de Chartres, ce mariage fut le début d'une haine terrible, cause de
multiples tracasseries dans la vie du futur Régent.
La bénédiction nuptiale eut lieu le lendemain, lundi 18 février, un peu
avant midi. Prenons le Mercure galant qui décrit la cérémonie. Le duc de
Chartres avait fort belle mine dans son habit de velours noir orné de
rubans or et feu. Il portait des chaussures constellées de perles fines et de
petits diamants. Deplus gros pendaient en grappes sur le devant du
manteau. L'habit de la future épouse, taillé dans une étoffe d'argent garnie
de points d'Espagne, scintillait également de mille pierreries. Le roi,
Monseigneur, Monsieur avaient ajouté à leurs brocarts d'or ou d'argent, à
leurs justaucorps de velours tous les diamants de la couronne.
Pour se rendre à la chapelle du château – l'ancienne chapelle, car celle
que nous voyons aujourd'hui à Versailles ne sera achevée qu'en 1710 –,
les deux fiancés précédèrent le roi entouré de sa famille et suivi de toute
la Cour. Ils s'avancèrent fort noblement, prirent place sur les degrés du
bas de l'autel, devant le prie-Dieu du souverain. Lorsque le cardinal de
Bouillon demanda au duc de Chartres s'il voulait prendre Mlle de Blois
pour épouse, celui-ci fit une révérence au roi, à Monsieur et à Madame,
comme pour demander leur consentement. La jeune fille ne fit de
révérence qu'au roi.
Après la messe, en milieu d'après-midi, le roi offrit un somptueux
dîner dans la grande antichambre de la Dauphine. Puis il y eut «
appartement » jusqu'au soir, c'est-à-dire que les courtisans purent
librement bavarder en petits groupes, jouer au portique, au lansquenet ou
au billard, ou écouter de la musique. Servi à neuf heures et demie, le
souper fut plus brillant encore que le dîner. Les girandoles, les lustres de
cristal, les flambeaux des laquais allumaient des feux fugitifs et
éblouissants sur les ors et les pierreries, donnant à cette scène l'allure
irréelle d'un conte de fées. Tard dans la soirée la famille royale se rendit à
l'appartement de la nouvelle duchesse de Chartres où elle admira le
cadeau de Louis XIV à sa fille : un ensemble de toilette orné de bas-
reliefs représentant des allégories et des déesses de l'Antiquité. Après la
bénédiction du lit conjugal par le cardinal de Bouillon, on commença à
déshabiller la mariée selon une étiquette rigoureuse. Le roi d'Angleterre
en exil, Jacques II, venu de sa résidence de Saint-Germain, présenta la
chemise au duc de Chartres. Madame en fit autant à sa belle-fille. Puis les
deux rois ayant constaté que les mariés se trouvaient tous deux sous la
courtepointe de dentelle du lit, l'assistance se retira. Le lendemain fut
consacré aux félicitations. La nouvelle duchesse, étendue sur son lit, subit
l'assaut des voeux et des compliments avant d'assister dans la soirée à un
grand bal qui dura jusqu'à minuit. Philippe y parut dans un habit de
velours incarnat orné de diamants et de perles, œuvre de Berain.« Le
mercredi des Cendres, dit Saint-Simon, mit fin à toutes ces tristes
réjouissances de commande. »
Pour remercier son frère, Louis XIV lui fit cadeau en pleine propriété
du Palais-Royal et de ses dépendances, « afin, disait l'acte, que lui et sa
postérité masculine pussent y avoir un logement qui répondît à la
grandeur de leur naissance ». Le 26 février, le roi se rendit au Palais-
Royal, où les nouveaux maîtres du logis, Monsieur et son fils,
l'attendaient. Paris n'avait pas vu son souverain depuis cinq ans. Oubliant
les fantômes de la Fronde, celui-ci visita les salons, s'arrêta dans les
appartements des jeunes mariés, admira l'ameublement, les velours
carmin, les broderies de satin blanc, les motifs d'or et d'argent, les glaces,
les miroirs, jeta un coup d'œil rapide sur la tapisserie de Jules Romain
retraçant l'histoire de Scipion puis retourna le soir même à Versailles.
Madame, qui n'avait pu éviter le mariage de son fils avec une bâtarde,
fut plus heureuse avec sa fille. Le 19 mars, en effet, le duc du Maine, ce
boiteux chétif qu'on lui destinait, épousa l'une des petites-filles du Grand
Condé, Anne-Louise-Bénédicte de Bourbon. Quel soulagement ! « Dieu
soit loué ! écrit-elle, le mariage de M. du Maine est accompli et ce m'est
un poids de moins sur le cœur ». Il lui restait, il est vrai, celui de son fils :
elle ne l'oubliera jamais. Pour la sœur du duc de Chartres, cette Élisabeth-
Charlotte, si laide et si ingrate, Madame rêvera longtemps d'un parti
fabuleux : le Grand Dauphin, veuf de la princesse de Bavière, ou encore
Guillaume III d'Angleterre. Malheureusement aucune de ces opportunités
ne se présentera. A vingt-deux ans, la dernière fille de Monsieur devra se
contenter de Léopold-Dominique, duc de Lorraine et de Bar, qu'elle
épousera le 13 octobre 1698. Elle sera mère de l'Empereur François Ier et
grand-mère de Marie-Antoinette.
Philippe, toute honte bue, attendit avec impatience la prochaine
campagne de printemps, à laquelle – c'était promis – il devait participer
avec un important commandement militaire.
1 Dans les Mémoires de Maurepas il est question d'une aventure galante avec une demoiselle
Pinet de La Massonnière que le duc de Chartres aurait rencontrée à Lyon alors qu'il se rendait en
Italie pour servir sous le maréchal de Catinat et dont il aurait eu un fils. Histoire douteuse car
jamais le prince ne fit le voyage d'Italie à cette époque.
2 La vie de Philippe d'Orléans, petit-,fils de France, régent du royaume pendant la minorité de
Louis XV, par M.L.M.D.M. [attribuée au P. de La Motte dit La Hode], Londres, 1736.
3 Lettre de la princesse palatine du 10 janvier 1692.
4 La galerie des Glaces.
5 René-Louis, marquis d'ARGENSON, Journal et Mémoires, t. I., Paris, 1859.
6 Dangeau,,fournal.
CHAPITRE III

La gloire et la disgrâce

STEINKERQUE

Au premiers beaux jours les armées du roi et du maréchal de


Luxembourg s'assemblèrent dans le Hainaut, à quelques lieues de Mons,
aux camps voisins d'Etines et de Givry. C'est là qu'eut lieu, le 20 mai
1692, la plus gigantesque revue militaire du siècle. 120 000 hommes,
cavaliers et fantassins en soubrevestes et justaucorps bleus, rouges et
blancs, casqués et cuirassés, composaient une fresque impressionnante
dont le faste comblait l'orgueil royal. Les deux armées s'alignaient sur
quatre rangs et s'étiraient sur près de trois lieues que parcoururent à
cheval, deux heures durant, Louis XIV, le maréchal de Luxembourg, les
princes et les officiers d'état-major.
Quelques jours plus tard, Namur, juchée sur un roc élevé, était cernée
par les premiers éléments de l'armée royale. La technique des sièges,
longuement expérimentée au cours du demi-siècle précédent, était alors
parfaitement au point. Les travaux commençaient toujours par
l'édification autour de la ville d'une ligne de fossés dite de «
contrevallation » pour se protéger des sorties des assiégés, doublée à
l'extérieur d'une ligne de « circonvallation » destinée à empêcher
l'éventuelle incursion d'une armée de secours venant lever le blocus. Les
opérations se poursuivaient par l'ouverture d'un réseau de tranchées
parallèles ou « places d'armes » reliées entre elles par desboyaux de
communication. Par ce moyen on parvenait à s'approcher
progressivement des ouvrages défensifs de la ville tout en se trouvant à
l'abri de l'artillerie ennemie. Venait ensuite la phase finale, celle de
l'assaut, qui donnait lieu parfois à des travaux préparatoires de sape
permettant de miner le chemin couvert et les constructions avancées,
bastions ou demi-lunes.
La ville de Namur ne tint pas plus de six jours après l'ouverture de la
tranchée. Le 5 juin, les édiles municipaux présentèrent humblement les
clés des portes avec leur capitulation en bonne et due forme. Mais il fallut
un mois entier et tout l'art de Vauban pour venir à bout de la citadelle.
Vers la fin juin, sur le bruit que le prince d'Orange envisageait de la
secourir, le duc de Chartres franchit la Sambre avec le corps de réserve de
l'armée de Luxembourg et se posta à Fosse, rendant impossible toute
manœuvre ennemie. Satisfait de ce beau siège, le roi revint à Versailles,
laissant à ses peintres le soin de le représenter et au maréchal de
Luxembourg celui de rechercher le combat avec les confédérés de
Guillaume III. Philippe fut chargé de rendre compte en détail du
déroulement de la campagne en envoyant à Versailles tous les
«ordinaires» – c'est-à-dire chaque semaine – une sorte de journal des
opérations. Il s'acquitta de cette tâche avec application, Dubois l'aidant à
rédiger les rapports et lui-même dessinant de sa fine plume la disposition
des troupes et des campements. Mais manifestement ces travaux
l'ennuyaient. Il n'avait qu'une hâte, celle de se mesurer à l'ennemi. Le 20
juillet, à la tête de 8 000 cavaliers, il faisait une reconnaissance aux
environs d'Enghien. C'est un peu en arrière de cette localité que
Luxembourg vint s'établir avec le gros de l'armée. Il appuya sa gauche à
la Chartreuse d'Hérines et sa droite au village de Steinkerque. L'endroit,
resserré entre les haies et les bois, n'était sans doute pas idéal pour se
déployer mais le maréchal ne comptait pas s'y attarder. D'ailleurs, il
n'avait aucune inquiétude sur les intentions immédiates de Guillaume,
dont l'armée bivouaquait paisiblement à quelques six milles de là. Il
entretenait en effet dans le camp ennemi un espion habile et fidèle, chef
de musique du prince Maximilien de Bavière, gouverneur des Pays-Bas
espagnols, qui portait le nom prédestiné de Millevoix. Le matin du 2
août, à peine arrivé à Steinkerque, Luxembourg avait reçu un de ses
rapports l'avertissant que les coalisés allaient « faire un grand fourrage »
en avant de leurs lignes. Il ne fallait donc pas s'étonner ni s'inquiéterde
voir des détachements ennemis s'aventurer à proximité du camp. Le
vieux soldat s'endormit calmement...
Vers trois heures du matin, un officier de dragons vint le réveiller et
l'avertir qu'une forte colonne de cavalerie s'avançait en direction
d'Enghien. Luxembourg pensa que c'était l'escorte armée des fourrageurs
et se rendormit. Vers huit heures, M. de Tracy, parti la veille en patrouille,
accourut, la monture essoufflée, apporter une nouvelle stupéfiante : toute
l'armée du prince d'Orange, cavalerie, infanterie et artillerie, marchait sur
le camp français ! L'explication, le vieux chef ne la connaîtra que plus
tard : Millevoix s'était fait prendre et Guillaume, lui braquant un pistolet
sur la tempe, l'avait obligé à écrire un rapport erroné avant de le faire
pendre haut et court. Le maréchal sauta de son lit, fit battre la générale et
partit au galop vers la hauteur de Stoquoi dominant Steinkerque, où il
donna rendez-vous d'urgence à tout son état-major. Réveillée en sursaut,
à demi habillée, la « troupe dorée » de M. de Luxembourg rejoignit son
chef. Il y avait là les ducs du Maine et de Chartres, le prince de Conti, le
duc de Bourbon, les deux princes de Vendôme, le maréchal de Villeroy, le
duc d'Elbeuf et le prince Louis-Charles de Turenne. Le spectacle qu'ils
pouvaient contempler du haut de cette éminence était impressionnant,
effrayant même : les premiers rayons du soleil révélaient sur la plaine, à
moins de deux milles de là, une masse sombre et grouillante laissant
échapper parfois le reflet d'un casque ou d'une cuirasse, d'où émergeait
une forêt mouvante de piques, de lances et de mousquets. Aux hampes
des drapeaux flottaient les bannières du Royaume-Uni, de l'Espagne, de
l'Empire et des Provinces-Unies...
La situation paraissait désespérée. Cependant, Luxembourg, gardant
son sang-froid, ordonna aux trois premières brigades d'infanterie qui se
trouvaient prêtes à voler au secours de celle du Bourbonnais qui venait de
se faire surprendre dans le Bois-Moriau par une division anglaise et un
détachement danois alors qu'elle dépliait son camp. Au duc de Chartres,
qui trépignait, le maréchal prêcha la patience. Il le pria de regagner son
corps de réserve, lui donnant sa parole qu'il trouverait bien l'occasion de
l'employer. « Je le conjurai de s'en retourner, raconta-t-il au roi, ce qu'il
fit avec sa douceur ordinaire, m'envoyant pourtant des gens de sa maison
pour me dire qu'il serait bien aise de voir le commencement du combat.
Comme je ne me laissai point vaincreà leurs instances, M. d'Arcy me vint
dire de sa part qu'il était si touché de s'en aller et avait tant d'envie de voir
quelque chose, qu'il voulait que je le laissasse un moment. Je ne pus
résister à ses empressements non plus qu'aux prières de M. d'Arcy... »
L'épée à la main, Philippe chargea à la tête des gardes françaises avec
tant de témérité que son gouverneur, pris d'inquiétude, lui conseilla un
peu plus de prudence. « Monsieur, lui répondit-il fièrement, je ne connais
ici de gouverneur que mon épée. » Et il retourna se plonger dans la
mêlée. C'est alors qu'une balle traversa son justaucorps sans l'atteindre. «
Messieurs, cria-t-il à ses gens, suivez-moi, je ne suis pas blessé. » Mais
un second coup sans gravité l'atteignit au bras. Sommairement pansé,
Philippe voulut repartir. Cette fois le maréchal lui intima l'ordre de
rejoindre la réserve. La mort dans l'âme, le jeune homme dut obéir. Il ne
vit pas la fin du combat, l'action héroïque du prince de Conti, le «
drapeau colonel » en main, refusant, malgré les coups de boutoir de
l'ennemi, de faire le moindre pas en arrière ; il ne vit pas non plus la
manoeuvre du duc de Wurtemberg se faufilant parmi les halliers et les
broussailles avec huit bataillons jusqu'au centre du dispositif français, le
désordre qui s'ensuivit, la glorieuse contre-attaque de la Maison du roi
menée par les princes et les ducs et la déroute mémorable de l'armée de
Guillaume abandonnant 12 000 morts, des milliers de blessés, 1 200
prisonniers, une douzaine de canons et quelques drapeaux. Dans cet
horrible carnage, les Français comptèrent de leur côté 8 000 tués ou
blessés.
L'abbé Dubois ne s'était pas moins ménagé que son élève et, dans le
combat, avait donné à plusieurs reprises des marques de courage. « Voilà
un abbé dont je ferais volontiers un mousquetaire », s'exclama
Luxembourg, ravi. Le soir, les chariots français allèrent ramasser les
blessés. Le fils de Monsieur se signala par un geste humanitaire qui fut
particulièrement apprécié. Il envoya dans la plaine ensanglantée ses
propres équipages et fit soigner à ses frais tous les malheureux qu'on put
sauver, sans distinction de camp. La nouvelle courut à Versailles, où l'on
évoqua à ce propos le courage et la bonté de son ancêtre Henri IV, point
de départ d'une légende que Philippe prendra plaisir à entretenir.
Ne pouvant faire l'éloge du duc du Maine, resté en arrière,
Luxembourg ne s'étendit pas dans sa relation sur les exploits duduc de
Chartres. Cependant, tout Paris « jusqu'aux harangères » ne tarda pas à
les connaître et l'on osa même, dans les faubourgs, faire quelques
réflexions ironiques et peu flatteuses sur le Grand Dauphin, généralissime
de l'armée de Flandre, dont nul n'avait entendu parler. Madame, ivre de
bonheur, adressa deux lettres à son fils, l'une pour lui témoigner sa
tendresse de mère (« Je vous aime, par ma foi, comme moi-même »),
l'autre, selon son habitude, pour lui faire une leçon de morale : « Faites
qu'on croie que toute faiblesse vous a quitté avec l'enfance et que vous
êtes présentement un homme [...]. Car, dites-moi, par ma foi, n'êtes-vous
pas plus touché de ce que votre gloire s'étend au bout du monde, qu'on
vous regarde avec plaisir, respect et admiration, comme on fait, que si on
vous fuyait comme cet hiver ? [...] Régnez sur les cœurs, c'est le plus
grand et le plus beau règne du monde. »

NEERWINDEN

Le roi décida qu'à la prochaine campagne son neveu commanderait


toute la cavalerie de l'armée de Flandre et, le 10 mai 1693, jour de la
Pentecôte, lui remit l'insigne de l'ordre de Saint-Louis, récemment créé
pour récompenser les exploits militaires. Le 1er juin, Philippe quitta la
Cour, installée au Quesnoy et rejoignit l'armée de Luxembourg. Son
premier contact avec l'ennemi eut lieu le 18 juillet près de l'abbaye de
Heylissem, tandis que le maréchal de Villeroy avec 15 000 hommes
assiégeait la citadelle de Huy. Ce fut une légère escarmouche au cours de
laquelle un détachement de la cavalerie française poursuivit l'arrière-
garde des confédérés.
Piqué au vif de s'être laissé surprendre l'an passé dans son propre
camp, Luxembourg voulait rendre à Guillaume la monnaie de sa pièce. A
la fin de juillet, après avoir simulé une marche sur Liège, il s'avança avec
toutes ses forces en direction de Landen et de la rivière Geete, au bord de
laquelle bivouaquaient paisiblement les forces ennemies. L'armée
marchait en silence sur sept colonnes. Par malchance, le retard pris par
certaines unités et la désertion de quelques soldats passés à l'ennemi
firent échouer la manœuvre. Dans la nuit, les60 000 hommes du roi
d'Angleterre se transformèrent en sapeurs du génie, creusant fébrilement
des abris et des tranchées, bâtissant à la hâte des retranchements de pierre
et de terre. Au petit jour, la plaine allant du bourg de Neerwinden aux
villages de Rumsdorf et de Neerlanden était barrée par un immense
parapet de quatre pieds de haut, protégé de fossés profonds, avec, çà et là,
de petites redoutes improvisées. Les gueules d'une centaine de canons
apparaissaient aux meurtrières. Un prodige de fortification réalisé en un
temps record ! On avait utilisé avantageusement tous les accidents du
terrain. Vraiment, pour une attaque-surprise, l'affaire était manquée ! Aux
extrémités de cette ligne de défense, les villages eux-mêmes étaient
soigneusement crénelés et palissadés et les rues hérissées de barricades
hétéroclites.
Devant ce contretemps Luxembourg ne recula pas. Il déploya
méthodiquement son armée, posta sa gauche face à Neerwinden et sa
droite vers Rumsdorf et Neerlanden. Son plan consistait à faire prendre
d'assaut Neerwinden par son adjoint, le maréchal de Berwick, de façon à
obliger Guillaume à dégarnir son centre et, aussitôt cette faute commise,
à lancer une partie de la cavalerie, aux ordres du maréchal de Villeroy,
sur les barricades faiblement défendues. A droite, une fausse attaque en
direction du village de Rumsdorf devait servir à fixer les troupes
ennemies. La cavalerie de la Maison du roi, commandée par le duc de
Chartres, n'était destinée à intervenir qu'en cas de nécessité.
L'engagement commença le 29 juillet, à quatre heures du matin, par
une violente canonnade puis par l'assaut de Neerwinden qui résista plus
longtemps que prévu, tandis que du côté droit les brigades du prince de
Conti, postées derrière les haies de Rumsdorf et de Neerlanden,
supportèrent six heures durant le feu nourri de plusieurs batteries sans
jamais reculer. « Ah ! l'insolente nation ! » s'écria Guillaume, impatient.
Deux fois, Neerwinden fut enlevé par les Français après des combats au
corps à corps dans les rues ruisselantes de sang et deux fois perdu par
l'inaction de Villeroy qui, au centre, s'obstinait à ne pas suivre les
instructions. Il fallait réagir au plus vite. Dans un petit vallon, les officiers
généraux délibérèrent. Conti était partisan d'arrêter le combat. Chartres et
Luxembourg soutenaient au contraire qu'on devait faire donner la réserve.
Leur avis prévalut. Le maréchal partit alors au galop chercher l'infanterie
et la cavalerie de la Maison du roi. « Messieurs, cria-t-il à l'adresse
desglorieux vainqueurs de Steinkerque, souvenez-vous de l'honneur de la
France ! » Puis le génial bossu distribua ses consignes. « Vous en tirerez-
vous bien ? demanda-t-il en souriant au duc de Chartres, impatient d'en
découdre. – Non, répliqua l'autre, je suis un trop jeune fou. Mais donnez-
moi quelques vieux routiers pour me conduire et je frapperai comme tous
les diables ! »
On recommença la manœuvre pour la troisième fois et Neerwinden fut
repris par le prince de Conti et le duc de Bouillon. Guillaume III, tombant
enfin dans le piège, dégarnit son centre et sa gauche pour dégager le
village. C'est alors que le duc de Chartres, suppléant l'incapable Villeroy,
s'élança au centre du dispositif ennemi et emporta la ligne de défense
improvisée la nuit précédente, en un endroit où elle n'était formée que de
chariots d'artillerie disposés en travers.
Luxembourg se montra ravi de l'exploit mais inquiet de la témérité du
jeune homme qui s'était exposé en première ligne. Il pria le marquis
d'Arcy de le faire revenir en arrière. « Et pourquoi le retenir ? Vous y
passez bien ; mon prince y passera aussi. » Le maréchal s'inclina. La
conduite de Philippe fut, comme le dit Nicolas de Pomponne dans sa
relation de la bataille, digne « des héros de l'Antiquité ». A la tête de ses
escadrons, il se jeta dans la mêlée, l'épée à la main. Un instant il se trouva
isolé de son escorte par un peloton ennemi, saisi par son justaucorps et
entraîné dans un chemin creux, environné d'hommes et de chevaux
blessés. Il ne put se dégager qu'en frappant d'un coup de sabre l'officier
qui s'apprêtait à l'emmener prisonnier. Rejoint par quatre ou cinq de ses
gens, il remonta en selle pour son cinquième assaut.
Du haut de l'église de Neerwinden, le curé regardait le carnage avec
effroi. Sous une chaleur accablante, au sein d'un tourbillon de poussière,
130 000 combattants, des escadrons entiers se sabraient dans la plaine au
milieu des hurlements, des cliquetis d'armes blanches et des décharges de
pistolets. Les hommes de Guillaume abandonnaient avec précipitation
tentes, bagages, chariots, s'écrasaient pour franchir l'un des sept ponts
jetés sur la Geete, se précipitaient dans les eaux limoneuses de la rivière,
grossie par les dernières pluies, qui charriait déjà des centaines de corps
ensanglantés. Un spectacle d'horreur ! Neerwinden fut la plus meurtrière
rencontre de tout le XVIIe siècle : près de 30 000 morts. L'été suivant, le
même curé pouvait contempler de son clocher le champ de bataille
couvert d'uneimmense floraison de pavots, comme si, disait un voyageur
anglais de l'époque, le sol avait rendu le sang dont il était gorgé...
A l'issue de ce terrible combat, le maréchal de Luxembourg envoya
Pierre d'Artagnan, major général (et futur maréchal de Montesquiou)
rendre compte au roi du déroulement de l'action. « Vos ennemis ont fait
des merveilles, vos troupes encore mieux, écrivait le vieux chef à Louis
XIV. Les princes de votre sang s'y sont surpassés. Pour moi, Sire, je n'ai
d'autre mérite que d'avoir exécuté vos ordres. Vous m'aviez dit d'attaquer
une ville et de donner une bataille. J'ai pris l'une et j'ai gagné l'autre. »
Chartres fut assailli de félicitations et de flatteries. On vantait son
extraordinaire vaillance mais on blâmait quelque peu son intrépidité qui
avait failli lui coûter cher. « On chante vos louanges partout, lui mandait
le roi le 5 août, et je sens une grande joie de la justice qu'on vous rend.
Continuez avec application à vous instruire, mais ne hasardez pas
toujours ce que vous avez fait en cette rencontre. »

La campagne de 1693 s'acheva par le siège de Charleroi qui dura de la


mi-septembre à la mi-octobre, sous la direction de Vauban, et dont le fils
de Monsieur – toujours aidé par le vaillant abbé Dubois – rédigea le
journal pour le roi. Puis l'armée se mit en quartiers de fourrage en
attendant de prendre ses quartiers d'hiver. Louis XIV, jaloux des lauriers
de Luxembourg – bientôt surnommé par le prince de Conti le « Tapissier
de Notre-Dame » en raison des drapeaux qu'il avait arrachés à l'ennemi –,
accueillit le vainqueur de Neerwinden avec froideur. Il réserva ses
faveurs à Villeroy, médiocre soldat mais courtisan inégalé, puis il
distribua des récompenses à ceux qu'il aimait. Le duc de Vendôme reçut
la charge de général des galères, le duc du Maine la grande maîtrise de
l'artillerie, mais, contrairement aux promesses faites, Philippe n'eut rien.
De l'été 1693 à l'été 1694, la France connut une terrible disette suivie
d'une famine qu'atteste encore la liste impressionnante des décès dans les
registres paroissiaux. Une récolte catastrophique, une montée
vertigineuse des prix accentuée par la spéculation et les émeutes, et les
pauvres mouraient de faim. En Bourgogne, les paysans se nourrissaient
de racines de fougère. A Chalon-sur-Saône, les plus démunis faisaient de
la bouillie avec de la paille d'avoine tandis qu'en Beauvaisis on mangeait
des orties, des chats ou la chair des chevaux jetés à la voirie. Il fautavoir
ce contexte présent à l'esprit lorsqu'on évoque la guerre de la Ligue
d'Augsbourg au cours de laquelle, disait Voltaire, « on périssait de misère
au bruit des Te Deum ». Par suite de difficultés financières les troupes du
roi avaient été réduites et leurs objectifs limités. Cependant, les généraux
n'avaient pas renoncé à mener grand train. Monseigneur, qui remplaçait
le roi à la tête des armées, tenait table ouverte et recevait comme de
coutume de nombreux invités. Au dire même du maréchal de
Luxembourg, les équipages des ducs de Bourbon, de Chartres et du
Maine, du prince de Conti et du comte de Toulouse consommaient à eux
seuls plus de cinq régiments. Pendant les périodes d'inaction les officiers
généraux passaient leur temps à ripailler, à boire, à jouer et à courir le
jupon. Ils délaissaient le service du roi pour celui des dames. Inutile de
préciser que le gendre de Louis XIV n'était pas en reste. La mort à
Maubeuge de M. d'Arcy lui arracha bien quelques larmes sincères mais
ne l'empêcha pas de se replonger dans une vie dissolue. Ses pertes au jeu
passaient pour considérables et fort embarrassantes. L'abbé Dubois se
désespérait ouvertement de ces « folies de jeunesse » et le laissait
entendre à Madame. « Vous me faites quasi peur de dire qu'on fait la
même vie à Maubeuge qu'à Paris », lui répondait-elle. Une querelle éclata
même à l'issue d'un repas fort arrosé entre le duc de Chartres et le duc de
Bourbon, jaloux de ses succès.
A Courtrai, Philippe poursuivit ses fredaines, fréquentant les cabarets
et les jolies Marion tout comme ses compagnons d'armes. La vertueuse
Madame en frémissait d'inquiétude. Et si son fils allait verser dans les
fâcheuses inclinations de Monsieur ? « Voilà ce que c'est que de marier
un homme à dix-sept ans et lui ôter son gouverneur, écrit-elle le 19
septembre à Dubois, car il n'y a plus rien qui le tienne en bride. Je l'avais
prévu, vous le savez, Monsieur l'abbé. Vous ne me dites pas si son
divertissement est donné à tout, ou bien si ce n'est que pour des femmes.
[...] Dieu veuille qu'il n'attrape pas quelque bonne maladie. »
La correspondance royale, au contraire, débordait d'éloges. « On ne
peut pas être plus content que je le suis de votre application et de votre
activité », mandait le roi à son neveu, le 10 juillet. Auprès du comte de
Toulouse il se félicitait de l'amitié que lui portait son neveu. Bref, leurs
rapports étaient au beau fixe. Cela ne devait pas durer.

DÉCEPTIONS

C'était fatal, le mariage du duc de Chartres avec Mlle de Blois ne


pouvait donner qu'une piètre union. Jeté de force à dix-sept ans et demi
dans les bras de cette petite jeune fille de quinze ans à peine, Philippe se
cabra contre cet acte despotique. Gardant le souvenir amer de
l'humiliation publique, il s'en voulait de sa timidité, de sa pusillanimité
qui l'avaient fait plier devant le souverain. Il faut avouer que la jeune
mariée n'y mettait guère du sien. De sa mère, Mme de Montespan, elle
avait hérité, outre la vivacité d'esprit, la morgue et l'orgueil. Toute bâtarde
qu'elle était, elle donnait toujours l'impression à son mari de lui avoir fait
une grâce insigne en l'épousant ! Comment Philippe aurait-il pu avoir de
l'élan pour cette « Madame Lucifer », comme il la surnommait ? La
Palatine, qui souffrait ses grands airs en silence, la comparait à Narcisse
tant elle aimait mirer sa fine silhouette dans la glace. Elle était, disait
Saint-Simon, petite-fille de France « jusque sur sa chaise percée ». A ces
défauts elle alliait une paresse de sultane, se faisant servir au lit à toute
heure, passant le plus clair de son temps à jouer aux cartes avec son amie
préférée, la duchesse Sforza. « Elle voudrait, ironisait Madame, que les
alouettes lui tombent toutes rôties dans la bouche. » Et puis sa compagnie
n'était guère réjouissante : de sa voix lente et un peu chevrotante, cette
oisive et indolente personne se plaignait sans cesse de ses vapeurs et de
ses humeurs. C'était par trop décourageant ! Sa belle-mère lui reprochait
de s'enivrer « comme un sonneur trois ou quatre fois par semaine ».
Surtout, elle lui en voulait de prendre plus à cœur les intérêts de son frère,
le duc du Maine – le bâtard honni –, que ceux de son mari. Ce n'était
pourtant pas une méchante épouse. On pouvait vanter sa prudence, sa
piété, sa douceur, sa vertu. Monsieur, qui s'était pris à la haïr « comme le
diable », fit fausse route lorsqu'il la crut amoureuse du chevalier de Roye.
Jamais elle ne trompa son mari, mieux encore, jamais elle ne soupira
devant ses multiples infidélités. Intelligente, cultivée, pleine de sagesse et
de raison, elle exerça sur Philippe une influence plus forte peut-être que
ne l'ont imaginé les contemporains. De leur union naquirent huit enfants,
sept filles et un garçon(le prince Louis d'Orléans, arrière-grand-père du
roi Louis-Philippe).
Cependant les premières années du mariage furent placées sous le
signe de la rancune et de l'aigreur. « Elle tourmente son mari tant et plus,
écrit, non sans jubilation, la Palatine le 10 octobre 1693, et le pauvre
garçon se repent amèrement d'avoir fait cette folie et de n'avoir pas voulu
me croire. »
Philippe se lassait aussi des enfantillages des trois filles adultérines de
Louis XIV, la princesse douairière de Conti, la duchesse de Bourbon et sa
propre femme. Ces espiègles gamines ne cessaient de se faire des niches
et d'emplir la Cour de leurs criailleries, tirant la nuit des pétards sous les
fenêtres de Monsieur ou allant fumer de longues pipes au corps de garde
des Suisses !
Pendant ce temps, le jeune prince buvait et s'encanaillait avec les filles
de l'Opéra. Chez ce timide introverti, ce n'était pas seulement le goût des
femmes et de la boisson qui le faisait agir ainsi mais l'idée de punir
indirectement le roi en humiliant et négligeant la bâtarde qu'il avait jetée
de force dans son lit ! Projet saugrenu, aussi dérisoire que les jeux aigres-
doux des trois filles, mais qui risquait de devenir beaucoup plus
dangereux pour lui.
C'est ainsi que, peu après son mariage, on le vit s'afficher avec une
danseuse de l'Académie royale de quatorze ou quinze ans son aînée,
Florence Pellerin, dite Mlle Florence, au visage plaisant, mais sans
beaucoup de cervelle. Fille d'un cabaretier de Saint-Germain-des-Prés,
elle était entrée toute jeune à l'Opéra et, comme ses compagnes, était vite
tombée dans la galanterie et avait longtemps été entretenue par un
nommé Mittandier, greffier en chef de l'Hôtel de Ville de Paris. Philippe
prit sa suite, lui fit quitter l'Opéra et le cul-de-sac des Blancs-Manteaux
où elle habitait pour l'installer dans ses meubles rue des Petits-Champs, à
proximité du Palais-Royal. Le 5 avril 1698, elle donnera naissance à un
fils, déclaré à Saint-Eustache par le sieur Ponce Coche, valet de chambre
du duc d'Orléans. Il sera élevé de manière simple à La Flèche, prendra le
nom d'abbé Charles de Saint-Albin et succédera à Dubois à l'archevêché
de Cambrai. Louis XIV refusa toujours que son neveu le légitimât,
alléguant qu'avec une mère aussi légère il n'était pas assuré d'en être le
père ! Madame, qui adora toujours ce petit abbé plein d'esprit, trouvait,
elle, qu'il ressemblait à Monsieur et à sa sœur Mlle deValois. Très épris
de la Florence, Philippe aura du mal à rompre. En 1698, au Palais-Royal,
il se produira même un petit scandale que les gazettes rapporteront à mots
couverts. Pour narguer la société, le duc de Chartres l'introduira déguisée
en homme au bal costumé offert par Monsieur et l'impudente aura la
hardiesse d'inviter à danser la femme de son amant, la duchesse de
Chartres. Il s'en faudra de peu que Monsieur, averti par un intendant, ne
la fasse jeter par la fenêtre. Plus tard, la Florence poursuivra sa carrière
amoureuse en devenant vers 1705 la maîtresse du prince de Léon, fils
aîné du duc de Rohan-Chabot.
Très vite irrité par les frasques de son neveu, Louis XIV ne se pressa
pas de désigner un successeur à M. d'Arcy et celui qu'il choisit, en février
1695, surprit par la médiocrité de son rang : le comte de Cayeux,
gentilhomme de petite extraction, officier de cavalerie, bon vivant et un
peu lourdaud, qui n'avait aucune qualité pour s'occuper d'un prince aussi
turbulent.
Le monarque s'était engagé à donner au duc de Chartres le premier
gouvernement de province qui viendrait à vaquer, mais n'avait nulle envie
de tenir parole. En mars 1695, M. de Chaulnes, gouverneur de Bretagne,
était vieux, fort gros et de santé fragile ; sa charge – considérable, car elle
comprenait l'amirauté de Bretagne – risquait de revenir sous peu au duc
de Chartres, suivant la promesse donnée. Le roi estima qu'elle convenait
mieux au comte de Toulouse, grand amiral de France. Il imagina donc de
faire échanger au duc de Chaulnes son gouvernement contre celui de
Guyenne, dont la survivance serait assurée à son neveu, le duc de
Chevreuse. Le vieil homme, bien que très attaché à ses Bretons, n'osa
refuser le troc royal. Monsieur, fou furieux, se précipita chez le roi et lui
lança qu'il avait déjà patienté à propos du gouvernement de Flandre,
province frontière d'une importance capitale, mais qu'il n'en était pas de
même pour la Bretagne. Louis XIV essuya ses reproches et ses bouderies,
puis, pour apaiser ce frère vindicatif, lui donna comme d'habitude
quelque argent pour le chevalier de Lorraine et pour embellir Saint-
Cloud. Monsieur retrouva sa bonne humeur et il ne fut plus question de
gouvernement.
Comme l'année précédente, le duc de Chartres reçut le commandement
de la cavalerie de l'armée de Flandre. Le 6 juin, il prit la route de Courtrai
en compagnie de l'abbé Dubois. Peu après son arrivée, un accès de fièvre
pourpre inquiéta fort sesmédecins. Madame, affolée, voulut aussitôt le
rejoindre en chaise de poste. On eut quelque mal à lui faire attendre le
prochain « ordinaire », qui apporta heureusement des nouvelles
rassurantes. Le quinquina avait fait tomber la fièvre et le prince avait
participé près de Deinse à un court engagement militaire. Tombant à
l'improviste sur l'arrière-garde du prince de Vaudémont, il avait mis en
déroute quatre bataillons. « Je suis assuré, écrivait Villeroy au roi le 15
juillet, que Votre Majesté ne doute pas que Mgr de Chartres, selon sa
louable coutume, ne se soit trouvé le premier à la tête de vos gardes qui
arrivèrent comme des éclairs sur l'arrière-garde des ennemis... »
Cependant Philippe était à nouveau frappé de fièvre, une fièvre cette
fois si opiniâtre que Monsieur lui avait expédié son premier médecin, le
sieur Duchesnay. Le prince redoutait d'avoir à quitter l'armée à cause de
sa maladie. Aussi écrivit-il au Palais-Royal que sa santé s'améliorait et
qu'un peu de repos lui redonnerait suffisamment de force pour poursuivre
la campagne. Sachant que sa mère avait obtenu du roi l'ordre de son
rappel, il refusa d'entrer dans Mons, de peur de s'y faire enlever par les
gens de sa maison. Au début de septembre il participa à une nouvelle et
brillante charge. Villeroy, marchant le long de la Méhaigne avec son
armée, avait trouvé un corps de dragons ennemis posté dans l'abbaye de
Bonef. Aussitôt, il avait fait avancer deux brigades de cavalerie et le duc
de Chartres avait exigé de les commander. A la tête d'un escadron il
culbuta les Autrichiens et les poursuivit jusqu'aux retranchements de leur
camp, après avoir capturé une vingtaine d'officiers et arraché quelques
étendards frappés de l'aigle impériale.

LA COLÈRE DU ROI

Surmontant la prévention qu'il nourrissait contre son neveu, Louis XIV


avait esquissé un geste d'apaisement. Peu avant son départ il l'avait reçu
seul à seul dans son cabinet et s'était adressé à lui avec une tendresse
toute paternelle. Philippe en avait été apparemment très touché et une
aimable correspondance s'était ensuivie. Tout allait donc pour le mieux.
Madame se réjouissait de voir son fils enfin redevenu « honnête homme
», lorsqueMonsieur, de retour de Marly, lui apprit une nouvelle qui la
plongea dans la plus vive consternation. L'affaire paraît assez mystérieuse
et n'est contée qu'à mots couverts dans la correspondance de Madame. La
voici résumée, telle qu'on peut la deviner. Après l'arrestation d'une
sorcière – sans doute une de ces marchandes de drogues et de philtres
d'amour, avorteuses à l'occasion, qui continuaient d'infester Paris malgré
la grande purge de la Chambre ardente dans les années 1680 –, on avait
trouvé chez elle une lettre du marquis de Feuquières dans laquelle il était
question du duc de Chartres et d'un « infâme achat » que celui-ci avait
fait à cette femme. Le roi, pour ne pas mêler le nom de son neveu à cette
affaire, avait dû subtiliser la lettre à la Justice, mais sa colère était
extrême. Monsieur n'en revenait pas que son rejeton eût pu fréquenter un
tel monstre qu'on s'apprêtait à brûler vif. Madame, quant à elle, en
suffoquait d'horreur. Elle en avait les cheveux dressés sur la tête ! « Ah !
grand Dieu, soupirait-elle, si c'est l'argent qui le jette dans ces misères,
qu'il a de belles et bonnes voies à en avoir plus qu'il n'en aura jamais en
hantant la canaille, et est-il assez sot pour ne pas savoir ce qui est à lui et
ce qu'il peut avoir pourvu qu'il sache parler avec raison ! » Dans une
autre lettre à l'abbé Dubois elle écrivait : « Je ne vois que trop que mon
fils va le grand chemin à se perdre à jamais, et cela me fait une peine
inconcevable. Si les solliciteurs n'étaient qu'une ou deux personnes, on
pourrait y trouver remède ; mais il y en a autant qu'il y en a qui
l'approchent, soit dans la maison de Monsieur ou dehors... » Fin juillet,
elle parlait encore des inquiétantes relations de son fils : « Je ne sais
comment Feuquières pourra nier avoir écrit à cette femme, le roi ayant la
lettre. Cette affaire a fait un furieux bruit à Paris et, comme on ajoute
toujours, on dit que mon fils a voulu apprendre à être sorcier... »
Voilà tout ce que l'on sait de cette étrange histoire. Philippe, comme
d'habitude, s'était laissé entraîner par le mauvais exemple des officiers
supérieurs. Parmi eux, Antoine de Pas, marquis de Feuquières, cousin du
maréchal de Luxembourg, s'était déjà taillé, au moment de l'affaire des
Poisons, une fâcheuse réputation en fréquentant les complices de la
célèbre Voisin. Passionné d'astrologie et de magie noire, celui-ci était en
fait la victime toute désignée des charlatans, marchands de drogues et de
talismans, qui hantaient les bas-fonds de la capitale. Avec Luxembourg il
avait fréquenté le magicien Dubuisson ditLesage, amant de la Voisin, qui
lui avait promis d'entrer en rapport avec Satan. Feuquières avait été
interrogé par les commissaires-enquêteurs de la Chambre ardente au
moment du procès du maréchal de Luxembourg et, comme il s'en était
assez habilement tiré, il n'avait pas été inquiété outre mesure. Vingt ans
après on retrouvera cet incorrigible naïf aux prises avec une autre
sorcière, Anne-Marie de La Ville.
On imagine l'attrait que pouvait représenter pour un jeune homme
curieux de sciences occultes cet officier austère et secret qui traînait une
réputation sulfureuse. Quant à l'affaire elle-même, on n'a
malheureusement aucune certitude. Dans sa biographie de Dubois,
Seilhac a retenu le cas d'une dame Besson, femme d'un marchand mercier
écroué au Grand Châtelet, dont les révélations auraient permis de
découvrir un complot contre le roi qui devait mourir à Fontainebleau
empoisonné par une poudre « infaillible » répandue sur ses habits. Mais
on voit mal le duc de Chartres compromis dans cette tentative de crime.
D'ailleurs les dates ne coïncident pas, puisque les complices de la dame
Besson – Anne de La Fillonnerie, Marie-Madeleine Boutault, le commis
Lécorché, l'avocat Lesserville et un certain Robert Charlat – avaient été
arrêtés un ou deux ans auparavant.

Le procès intenté en 1695 à un prétendu devin nommé Borderie de


Vennejou est peut-être davantage en rapport avec notre affaire. Cet
individu, qui se vantait de communiquer avec les esprits, de jeter des
sorts et de vendre des philtres d'amour, fut enfermé à la Bastille. Son
interrogatoire permit d'arrêter un grand nombre de sorciers qui, comme
au temps de l'affaire des Poisons, étaient en relation avec des « personnes
de qualité ». Si l'on en croit Saint-Simon, le duc de Chartres aurait
travaillé avec « toutes sortes de gens obscurs » pour essayer de voir le
diable et lui parler. Dans ce but il passa vainement plusieurs nuits dans
les carrières de Vanves et de Vaugirard à faire des invocations magiques
en compagnie de Gaston de Mirepoix, sous-lieutenant des mousquetaires
noirs.

L'ARTISTE

Jusque-là Louis XIV avait été agacé par ce neveu trop brillant qui
dérobait la gloire réservée au duc du Maine. Néanmoins, malgré ses
frasques et son goût prononcé pour les plaisirs, il l'avait toujours regardé
avec indulgence, pensant peut-être qu'avec le temps il se corrigerait et
reviendrait à de meilleurs sentiments envers son épouse. A partir de l'été
1696, tout changea brusquement, et Philippe encourut la disgrâce du roi.
Et pourtant un observateur extérieur n'aurait remarqué aucun changement
dans sa situation à la Cour ; le fils de Monsieur était toujours traité selon
son rang : il dînait à la table royale, ne manquait aucune fête de famille,
participait à toutes les cérémonies officielles. Il n'en était pas moins tenu
à distance par le souverain. Une sorte de barrière invisible l'isolait des
autres courtisans. On savait qu'il n'était plus question pour lui du moindre
commandement militaire. Il était devenu une altesse inutile, au passé
oublié, à l'avenir incertain.
Pour tuer le temps, Philippe s'efforça de mettre en valeur ses dons
artistiques. Il avait une prédilection pour la musique italienne qu'il faisait
jouer par un ensemble attaché à sa personne, ensemble qui fusionnera en
1709 avec celui de feu l'archevêque de Rouen. Lorsqu'on connaît la
musique italienne, répétait-il souvent, on trouve les autres bien fades en
comparaison. A Versailles, un jeudi saint, il fit chanter au cours de
l'office des Ténèbres un Miserere qu'il avait commandé au maître de
chapelle de Saint-Marc de Venise (sans doute Giovanni Legrenzi). « Rien
n'est tant à la mode présentement que la musique, écrivait la princesse
palatine le 24 mars 1695. Je dis souvent à mon fils qu'il en deviendra fou,
quand je l'entends parler sans cesse de bémol, bécar, béfa, bémi et autres
choses de ce genre auxquelles je n'entends rien ; mais M. le Dauphin,
mon fils et la princesse de Conti en parlent durant des heures entières. »
Philippe savait jouer de la flûte, de la guitare, du clavecin. Ses recherches
musicologiques dépassaient celles d'un simple amateur. Sa mère raconte
qu'il avait découvert que l'air du cantique Vor Gott willich nicht lassen
était une entrée de ballet du temps de Charles VII.
Son intendant de musique, le célèbre Marc-Antoine Charpentier, lui
donna ses premières leçons de composition1. A vingt ans, il avait déjà
écrit – au moins en partie – la musique d'un premier opéra. Madame en
parle sans autre précision dans une lettre du 10 août 1694 à la duchesse
de Hanovre. Les musicologues pensent qu'il s'agit de Philomèle créé en
collaboration avec Charpentier2. Vers la même époque il composa un
motet qu'il chanta devant le roi et Mme de Maintenon, avec la
participation de la princesse de Conti, de Mme de Villequier, des comtes
d'Ayen et de Toulouse.
En 1704, à la mort de Marc-Antoine Charpentier, le compositeur
Charles-Hubert Gervais lui succéda dans ses fonctions d'intendant de la
musique. Selon Le Mercure galant (février 1705), le prince aurait écrit
avec ce dernier la partition d'un Renaud et Armide. Collabora-t-il aussi à
l'Hypermnestre du même auteur, comme certains l'ont affirmé ? Le fait
est moins sûr car cet opéra, représenté pour la première fois le 3
novembre 1716, lui fut dédié.
Philippe reçut également des leçons de composition de deux autres
célébrités aujourd'hui quelque peu oubliées, Nicolas Bernier et Henri
Desmarets. Il est vraisemblable d'ailleurs qu'il travailla avec ce dernier à
la musique de son Renaud ou la suite d'Armide, représenté seulement en
1722.
La seule œuvre musicale connue du duc d'Orléans est son opéra
Penthée dont le livret dû à La Fare, son capitaine des gardes, reprenait le
thème des Bacchantes d'Euripide. Cette charmante œuvre baroque en
cinq actes, jouée le 16 juillet 1705 et le 15 mars 1709, fut redécouverte en
1980. André Campra en admirait la musique mais trouvait les vers de
médiocre qualité. Philippe écrivit un autre opéra, La suite d'Armide ou la
Jérusalem delivrée, dont le librettiste était le baron de Longepierre et qui
fut exécuté dans la galerie des Cerfs à Fontainebleau le17 octobre 1712,
moins de trois mois après la victoire de Denain3.
Le prince ne dédaignait pas de monter lui-même sur les planches et de
chanter l'opéra. Ainsi, en janvier 1700, interpréta-t-il l'Alceste de Lulli
avec le comte d'Ayen, le chevalier de Villars et le marquis de Châtillon à
l'hôtel de la princesse de Conti à Versailles. Le public, restreint mais
choisi, admira la mise en scène qui avait coûté la bagatelle de 2 000 écus.
Le duc de Chartres adorait aussi les représentations et les farces de la
comédie italienne. Il participait volontiers aux saynètes et aux nombreux
bals masqués qui se donnaient dans le pavillon du roi à Marly ou la salle
de théâtre de Trianon. Un jour on le vit jouer un intermède déguisé en
Polichinelle puis en bouteille de champagne. Une autre fois, il figurait un
personnage de Molière, Mascarille, qui arrivait sur les planches en
costume enrubanné dans une chaise cahotante dont les porteurs étaient le
comte de Toulouse et le marquis de La Vallière. Philippe arborait une «
perruque monstrueuse » couverte de quatre livres de poudre. Ainsi
accoutré, il joua devant le roi une scène des Précieuses ridicules qu'il
acheva par des « contorsions surprenantes » qui firent pouffer les
spectateurs. Il alla ensuite secouer la poudre de sa perruque sur les habits
de Madame et de Monsieur puis esquissa un agréable pas de danse qu'il
termina volontairement par une culbute grotesque, sous les rires et les
applaudissements. Dans une autre mascarade, donnée à Marly en
l'honneur de Jacques II d'Angleterre et de sa femme, il apparut en vieille
maîtresse d'école avec, autour de lui, déguisés en bambins à bonnet et
costume de satin jaune, Monseigneur, le comte de Brionne, le marquis de
Villequier et le marquis d'Antin. Un autre jour, il mima une scène de Don
Quichotte. Le marquis de La Vallière était Don Quichotte, le Grand
Dauphin Sancho Pança. Sous les traits de la Doloride en grand deuil on
reconnut le duc de Chartres qui « dansa, dit la chronique, une entrée bien
étrange pour une dame ».
Auteur fécond, Philippe avait écrit également un ballet-farce mettant
en scène le Grand Turc et sa ménagerie, qui fut représenté à Marly. Au
son de la marche des janissaires, on vitentrer le Grand Seigneur (le
marquis d'Antin) sur un palanquin porté par des esclaves, précédé de
courtisans déguisés en animaux : autruches, demoiselles de Numidie,
singes, ours, perroquets et papillons qui jouaient tous d'un instrument de
musique. A leur suite marchaient les officiers du sérail et les esclaves
turcs : le duc de Bourgogne, le comte de Brionne, le grand prieur de
Vendôme, le duc de Chartres lui-même et quelques autres. La princesse
de Conti, Mmes de Villequier, d'Épinoy et de Châtillon figuraient les
sultanes.
Philippe, on l'a vu, avait une démarche lourde et disgracieuse, courbant
la tête, traînant les bras et les jambes, mais quand il dansait, assure sa
mère, c'était un tout autre homme. Sa voix forte et chaude lui permettait
de tenir des rôles tragiques ou comiques à la perfection. On sait combien
Mme de Maintenon raffolait du théâtre, mais elle avait scrupule à voir
jouer les comédiens professionnels, par principe tous excommuniés.
Aussi avait-elle eu l'idée de faire dresser une scène dans ses appartements
et d'engager la jeunesse de la Cour. Naturellement, le duc de Chartres fut
de ces réjouissances. On le vit tour à tour interpréter un valet revenu des
galères dans la Ceinture magique de Rousseau, le roi David dans
Absalon, tragédie de Duché de Vancy, Abner dans Athalie de Racine... A
ce goût du théâtre, des jeux de miroir et de dédoublement la psychanalyse
trouverait aujourd'hui sans peine quelque ressort caché dans la
personnalité du fils de Monsieur.
Ses talents de peintre surpassaient ceux de l'acteur. Philippe apprit l'art
de la miniature avec le genevois Antoine Arlaud et le dessin avec
Antoine Coypel – que le duc d'Orléans avait chargé de décorer la grande
galerie d'Enée, le long de la rue de Richelieu. Il peignit un petit cabinet
du Palais-Royal en prenant pour sujet la légende de Jason et Médée. On
lui attribue aussi un plafond du château de Meudon. Au dire de Saint-
Simon, il installait souvent son chevalet dans les jardins de Versailles, de
Trianon ou de Fontainebleau, et passait des journées entières à peindre
des paysages. Plus tard, au château de Bagnolet, il ornera le boudoir de sa
femme de vingt-neuf tableaux représentant les amours de Daphnis et
Chloé, réalisés avec l'aide du peintre animalier Alexandre-François
Desportes. Ces œuvres, disparues vraisemblablement lors de la
destruction du château au XIXe siècle, nous sont connues par les gravures
de Benoît Audran publiées en 1718. Elles figurent dans la
traductiond'Amyot du célèbre roman de Longus. Les Danses des chèvres,
Chloé qui se baigne, Le Jardin de Philétas, Le Serment, Les Vendanges
et beaucoup d'autres sont des compositions agréables, pleines de poésie et
de fraîcheur bucolique, comme on les appréciait à l'époque. Dans le
Discours sur la peinture qu'il prononça le 7 décembre 1720 à l'Académie
des Beaux-Arts, Antoine Coypel reconnut les « talents extraordinaires »
de son élève. Sans doute y avait-il quelque flatterie dans l'hyperbolique
dédicace que le peintre ajouta l'année suivante à la série de ses
conférences ; on y apprend pourtant que les talents picturaux de Philippe
étaient reconnus. Il est vrai que la plupart des artistes de l'époque
l'appréciaient, connaissant son amour sincère et réel de la peinture, la
sûreté de son goût, le jugement éclairé qu'il portait sur leurs œuvres. En
1705, visitant l'église Saint-Louis-des-Invalides où Charles Delafosse
était en train de peindre la coupole et les panaches, il monta en haut de
l'échafaudage et se fit expliquer le maniement des couleurs à fresque.
Ébloui par le plafond du parlement de Rouen – que le peintre Jean-
Baptiste Jouvenet venait d'exécuter d'une seule main car l'autre était
paralysée –, il courut féliciter l'artiste et lui prodigua ses encouragements.

CHARLOTTE, MARIE-LOUISE ET LES AUTRES

« Mon fils, écrivait Madame à la duchesse de Hanovre le 26 juillet


1699, a beaucoup d'esprit et je suis convaincue que sa conversation ne
vous déplairait pas ; il sait beaucoup de choses ; il a bonne mémoire, et ce
qu'il sait, il le dit sans pédanterie aucune ; il ne se sert que d'expressions
nobles, mais ses sentiments ne sont pas aussi élevés : il préfère la société
des gens du commun, des peintres, des musiciens, à celle des gens de
qualité... En ce moment, il travaille beaucoup pour vous, il vous peint un
tableau dont le sujet est emprunté à la mythologie, car tout ce qu'il fait est
forcément historique. Cela lui sert de prétexte pour aller de très bonne
heure peindre à Paris ; mais entre nous soit dit, il y a une jeune fille de
seize ans très gentille, une comédienne, qu'il fait venir chez lui, à ce que
je crois. Si ce minois lui sert de modèle pour son Antigone, elle sera
certes jolie... »
Cette jeune beauté à l'air déluré s'appelait Christine-Antoinette-
Charlotte Desmares. Née à Copenhague en 1682, elle était fille de
l'acteur Nicolas Desmares qui faisait partie d'une troupe de comédiens
français au service du roi de Danemark. De retour en France, son père fut
reçu à la Comédie-Française et fit jouer à sa fille des rôles d'enfant sous
le nom de Mlle Lolotte. En janvier 1699, elle remplaça sa défunte tante,
la célèbre Champ-meslé, dans le rôle d'Iphigénie d'Oreste et Pilade de La
Grange-Chancel puis dans les rôles d'amoureuses et de soubrettes. Les
contemporains s'accordaient à vanter sa grâce, sa gaieté, sa fantaisie, sans
oublier le charme de sa voix. Il existe deux portraits d'elle, l'un par
Antoine Watteau dans le costume de Pèlerine, l'autre, de Coypel, plus
tardif, gravé par Lépicié où elle nous montre un visage carré et des
formes plantureuses. Comme beaucoup d'actrices de son temps, cette
coquette n'avait pas froid aux yeux. Elle était de mœurs très libres, ne se
refusait à personne, pas même, disait-on, à son porteur d'eau, « de peur de
le désobliger ». Très jeune, elle fut la maîtresse du Grand Dauphin et eut
une aventure avec Philippe-Jules Mancini, marquis de Donzy, avant de se
faire entretenir par le duc de Chartres, sans cesser pour autant de vivre
avec le comédien Baron, fils du grand Baron de la troupe de Molière. En
1700, elle accoucha d'une fille de Philippe, Angélique-Philippe de
Froissy qui fut enlevée à sa mère et élevée au Palais-Royal puis dans un
couvent de Saint-Denis. Le Régent la mariera en septembre 1718 au
comte Henri-François de Ségur qui lui donnera un fils, le futur maréchal.
La Desmares aurait bien voulu attribuer au duc la paternité d'un autre
enfant, mais il répondit plaisamment : « Non, celui-ci est trop arlequin. Il
est fait de trop de pièces différentes ! » Le prince lui resta longtemps
attaché et, après une interruption de quelques années, la reprit comme
maîtresse vers 1710. Elle fut ensuite entretenue par le banquier Hogguer
qui en était follement amoureux, avant de quitter la scène pour se marier
en 1721, à l'âge de trente-huit ans, avec le fils aîné du comédien Poisson.
Les amours de Philippe étaient à l'image de celles de la Desmares. Il
n'avait aucune constance, ne se donnant pas même la peine d'habiller son
penchant pour les femmes d'un sentiment d'amour. S'abandonnant aux
flots de la volupté, ce séducteur aguerri collectionnait les plaisirs
féminins, courant les ruelles de courtisanes sans dédaigner les amours
ancillaires. « Chez monfils et chez ses maîtresses, écrivait la Palatine,
tout va tambour battant, sans la moindre galanterie. Cela me rappelle les
vieux patriarches qui avaient beaucoup de femmes. Mon fils a beaucoup
du roi David ; il a du courage et de l'esprit ; il est musicien, petit, brave,
et il couche volontiers avec toutes les femmes. Il n'est pas difficile à cet
égard ; pourvu qu'elles soient de bonne humeur, bien effrontées et
qu'elles boivent et mangent bien, il s'inquiète peu de leur figure. » Sa
mère lui soutenait qu'il n'avait jamais été amoureux de sa vie et que ses
amours ne consistaient qu'en débauches avec de joyeuses luronnes. « Il
est vrai, lui répondait-il, que je ne saurais être un héros de roman ou
passionné comme Céladon, mais j'aime à ma mode. » A quoi la Palatine,
toujours ordurière, répliquait : « Votre mode est d'aller comme à votre
chaise percée. » En cela, Philippe était bien un Bourbon, digne parent du
Vert Galant ou de Louis XIV. Lui reprochait-on de passer des nuits
entières en beuveries ou en coucheries avec des filles vénales, il
rétorquait insolemment, par allusion à son père, que lui au moins n'avait
pas de mœurs contre nature. Pour choquer son ami Saint-Simon, il lui
contait qu'il admirait le grand prieur de Vendôme qui ne s'était pas
couché depuis vingt ou trente ans sans être ivre mort. Madame se prenait
à regretter que son fils n'allât pas plus souvent chez Ninon de Lenclos,
cette ancienne libertine qui avait banni toute galanterie et chez qui se
retrouvaient les beaux esprits de l'époque : Coulanges, Dangeau, l'abbé
Dubois, Boileau, Mme de La Fayette. Son inconduite le rendait
particulièrement odieux au roi qui avait oublié jusqu'aux débordements
de sa propre jeunesse. A Versailles, mais surtout à Marly, où la
compagnie était plus restreinte, le sévère monarque s'apercevait de ses
absences. Ne le voyant pas au jeu ou à table, il savait qu'il était encore
parti courir le guilledou. Philippe trouvait des proies faciles et
consentantes parmi les comédiennes débutantes. La chronique galante a
retenu le nom de quelques-unes de ces jeunes beautés que le prince ne se
donna même pas la peine de charmer et qui traversèrent sa vie tels des
météores : la petite Quinault, qu'il abandonna en lui laissant un enfant et
quelques centaines de louis pour l'élever, Mlle d'Uzée, actrice qui mourut
en 1715 à l'âge de vingt-trois ans. Mais la Florence qui fardait de rouge
ses joues fripées revenait toujours en faveur après ses passades.
Il y eut cependant une exception : Philippe aima réellementune femme.
Ce fut la seule. Leur amour dura dix ans et leur liaison prit la forme d'un
faux ménage qui eut toute l'apparence et la constance d'un vrai. L'objet de
cette passion s'appelait Marie-Louise-Madeleine-Victoire Le Bel de La
Boissière de Séry. Cette brunette piquante, enjôleuse et mutine, à la grâce
souriante, était née à Rouen en 1680. Son père, Daniel Le Bel, marquis
de La Boissière, ancien ambassadeur en Hollande, l'avait placée comme
fille d'honneur au service de la princesse palatine lorsque, vers 1700,
Philippe la remarqua et lui fit une cour assidue. Mais la belle, qui avait
déjà résisté aux avances du margrave d'Anspach, résista au duc de
Chartres. Plus elle se refusait plus il redoublait d'ardeur au point qu'elle
métamorphosa en poète ce paillard habitué aux conquêtes faciles. Il
l'accablait d'épîtres enflammées, rimait pour elle des stances dans le goût
très à la mode des pastorales :
Tircis me disait un jour :
Je ne connaîtrais pas l'amour,
Sans vous, Philis, je vous le jure,
Sans vous, Philis.
Quand on a dépeint la beauté,
On n'a jamais représenté
Que vous, Philis.
Je ne demande aucun emploi
Je ne voudrais point être roi
Sans vous, Philis...

La donzelle fit attendre quelques mois son amoureux transi puis finit
par s'abandonner. Cette tendre et timide violette qu'on a comparée à Mlle
de La Vallière était une jeune fille terriblement romanesque. Devenue
maîtresse de Philippe, elle aurait aimé le voir poursuivre ses galanteries,
ses sérénades idylliques, faire toute sa vie le berger qui soupire ! C'était
trop exiger de l'inconstant. « J'ai souvent ri, écrit la Palatine, quand il se
plaignait à moi de ce travers de la Séry. Pourquoi vous affliger ? lui
disais-je en plaisantant. Si cela ne vous accommode pas, laissez-la en
paix, vous n'êtes point du tout obligé de feindre un amour que vous
n'avez pas. »
Fine mouche, la fille du marquis de La Boissière comprit le danger et
changea du tout au tout son comportement. De LaVallière elle devint
Montespan. Moqueuse, altière, impérieuse, provocante même, elle fera
tout pour garder son amant, dominant ses sens, régnant sur son esprit.
Elle y réussira, on l'a dit, pendant près de dix ans, de 1701 à 1710,
asservissant le prince sous sa férule, s'occupant même de ses distractions
et de ses relations. Elle se révélera avide, terriblement dépensière,
profitant et faisant profiter son entourage de ses largesses. Elle aura de lui
deux enfants dont le second mourra en bas âge. En février 1702, elle était
enceinte de quatre mois quand Madame, scandalisée, la chassa. L'enfant,
né le 28 juillet, sera prénommé Jean-Philippe et légitimé plus tard sous le
nom de chevalier d'Orléans. Général des galères en août 1716, il
prononcera ses vœux de religion à Malte trois ans plus tard, prêtera
serment en qualité de grand prieur de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem,
deviendra abbé d'Hautvilliers et grand d'Espagne.
1 Les historiens se recopient les uns les autres avec leurs erreurs. Ainsi deux d'entre eux ont-ils
affirmé avec aplomb que le duc de Chartres avait reçu ses premières leçons de musique de Gluck
(né en 1714 !).
2 Cuthbert GIRDLESTONE, La Tragédie en musique (1673-1750) considérée comme un genre
littéraire, Paris, Genève, 1972. Cette œuvre jouée à trois reprises au Palais-Royal n'a pas été
imprimée, à la demande expresse du duc d'Orléans. Le manuscrit en est aujourd'hui perdu.
3 Le prologue rédigé pour la circonstance par le fils de Monsieur contient des allusions à cette
bataille et à Louis XIV, le plus grand roi du monde « contre qui vingt rois s'arment en vain ».
L'œuvre a été publiée en 1812 sous le nom de Suite d'Armide et n'a jamais été rejouée depuis.
CHAPITRE IV

Duc d'Orléans

LA SUCCESSION D'ESPAGNE

La guerre de la Ligue d'Augsbourg avait épuisé les belligérants sans


donner à aucun d'eux l'avantage décisif. Vint un moment où chaque
camp, envahi par la lassitude, comprit la vanité de poursuivre les
hostilités. Le premier à traiter fut le duc de Savoie qui, en juin 1696, se
retira de la ligue et changea de camp.
En plus de quelques avantages territoriaux il fut convenu que sa fille,
la jeune Marie-Adélaïde (petite-fille de Monsieur et de Henriette
d'Angleterre), épouserait son cousin le duc de Bourgogne et que les
ambassadeurs de Savoie seraient traités en France avec les mêmes
honneurs protocolaires que ceux des rois. La défection de Victor-Amédée
obligea les puissances alliées à s'entendre avec Louis XIV, l'Angleterre
d'abord, l'Empire ensuite, l'Espagne enfin. Les conférences du château de
Nieuwbourg aboutirent en septembre et octobre 1697 à la signature de la
paix de Ryswick. Les Hollandais se voyaient confirmés dans la
possession de Maëstricht, obtenaient des avantages commerciaux mais
restituaient Pondichéry à la France. L'Espagne recouvrait Luxembourg et
sa barrière de places aux Pays-Bas. Les Anglais récupéraient leurs
établissements de la baie d'Hudson et de Terre-Neuve. Guillaume
d'Orange surtout était reconnu par la France comme roi légitime
d'Angleterre,Louis XIV s'engageant à ne plus soutenir son beau-père,
Jacques II, et la cause des Stuarts. L'Empereur retrouvait Trèves, les
villes du Palatinat, Fribourg, Kehl, Philippsbourg et Vieux-Brisach. Le
duc de Lorraine était rétabli dans ses États. Quant à Louis XIV, il
conservait Sarrelouis, Longwy et l'Alsace avec Strasbourg.
Une fois la paix acquise – une paix de compromis – la question
primordiale fut celle de la succession d'Espagne. A trente-six ans, le roi
Charles II était en effet au bord du tombeau. Cet être dégénéré,
épileptique et à demi fou, qui souffrait depuis des années de maux
d'estomac et de violents accès de fièvre, vivait dans une hallucinante
atmosphère au milieu d'exorcistes, de moines fanatiques et d'inquisiteurs.
Il se croyait possédé par des légions de démons pour n'avoir eu d'enfant
ni de sa première femme Marie-Louise d'Orléans, fille de Monsieur et de
Henriette d'Angleterre, ni de sa seconde, Marie-Anne de Bavière-
Neubourg (la reine de Ruy Blas). En pleine décadence, figé dans sa
torpeur, son immense empire représentait un héritage fabuleux :
l'Espagne péninsulaire, les îles Baléares, la Sardaigne, le Milanais, le
royaume des Deux-Siciles, le marquisat de Finale, les presides de
Toscane, la province des Pays-Bas, le Mexique, la majeure partie de
l'Amérique centrale et des Antilles, l'Amérique du Sud (à l'exception du
Brésil), les Philippines et les Mariannes, les îles Canaries et quelques
presides sur la côte du Maroc, en tout vingt-trois couronnes attisant la
convoitise des candidats à la succession. Tous fondaient leurs prétentions
sur leur mariage ou leur ascendance avec une infante : l'Empereur
Léopold Ier, Louis XIV, le prince électoral de Bavière Joseph-Ferdinand,
le duc de Savoie Victor-Amédée, don Pedro, roi de Portugal. Les droits
du roi de France semblaient les mieux assurés car sa mère, Anne
d'Autriche, fille de Philippe III, et sa femme Marie-Thérèse, fille de
Philippe IV, étaient les infantes aînées. Certes, au moment de quitter
l'Espagne, elles avaient solennellement renoncé au trône, mais, selon les
lois fondamentales de la monarchie française, ces renonciations étaient
considérées comme nulles. Monsieur, frère du roi, tenait également de sa
mère des droits éventuels à la couronne d'Espagne.
Chacun des principaux candidats entretenait à Madrid un parti dévoué
à ses intérêts, qui cherchait à pousser le malheureux souverain à tester en
sa faveur. L'Empereur avait le soutien de la reine d'Espagne Marie-Anne
de Neubourg, femme autoritaireet colérique, qui avait peuplé
d'Allemands le palais et la Cour. Mais elle était haïe des Castillans. Plus
habile, l'ambassadeur de France, le marquis d'Harcourt, avait recruté de
chauds partisans dans les Conseils, en particulier le tout-puissant cardinal
Porto-Carrero, archevêque de Tolède, primat d'Espagne. Il disposait aussi
de deux ou trois agents dans l'entourage immédiat du souverain. Un
diplomate nommé Bertier travaillait pour le compte du prince Joseph-
Ferdinand, fils de l'Électeur de Bavière, Max-Emmanuel. La branche des
Orléans avait également ses propagandistes et parmi eux don Manuel
Arias, président du Conseil de Castille, chevalier de l'ordre de Malte et
futur archevêque de Séville. Lors d'une assemblée de grands d'Espagne
réunie à la demande de Charles II, Arias avait soutenu officiellement la
candidature du duc de Chartres, au prétexte qu'elle soulèverait moins de
difficultés de la part des puissances maritimes que celle d'un descendant
de Louis XIV. Selon certains récits, Charles II, plusieurs années
auparavant, voyant qu'il ne pouvait avoir d'enfant de Marie-Louise
d'Orléans, avait envisagé de faire venir le jeune homme et de l'élever en
prince des Asturies. Malheureusement Monsieur aurait refusé.
Louis XIV voulut paraître accommodant. Au lieu de soutenir la
revendication pour lui-même ou pour son fils, ce qui aurait amené
immanquablement le cumul des deux couronnes et aurait été inacceptable
pour l'Europe, il proposa la candidature de l'un de ses petits-fils, Anjou
ou Berry – l'aîné, le duc de Bourgogne, étant destiné au trône de France.
Léopold adopta une position similaire, avançant les droits de ses enfants,
Joseph et Charles. Ainsi, en ce siècle finissant – pour l'Espagne celui du
couchant –, Madrid était devenu un nid d'intrigues, où chaque clan se
toisait, s'espionnait, mesurait son influence.
Parallèlement, la France, qui ne voulait pas tout miser sur un quitte ou
double, menait une autre politique. Au printemps de 1698, Louis XIV
avait accepté de se rapprocher de Guillaume III d'Angleterre pour un
partage concerté des futures dépouilles de l'empire espagnol. Les
premiers contacts avaient été pris à Paris avec le ministre lord Portland.
D'autres suivirent à Londres où un ambassadeur extraordinaire, le comte
de Tallard, fut envoyé à la fin de mars.
Pour quelle raison l'abbé Dubois rejoignit-il Tallard à Londres ? Aucun
document diplomatique ne nous le dit. Ce n'étaitpas seulement pour y
faire du tourisme, y rencontrer le poète Saint-Évremond, épicurien lettré,
ou la duchesse de Mazarin. Selon Seilhac, l'abbé aurait eu pour mission
de défendre les droits des Orléans à la succession d'Espagne et, dans
l'hypothèse d'un démembrement, de réclamer au profit de son maître de
substantielles compensations territoriales. Que se passa-t-il ? On se
plaignit de lui et Torcy, secrétaire d'État aux Affaires étrangères, exigea
son retour immédiat. « Il part incessamment, même sans se servir de la
liberté de passer à Cambridge et à Oxford », écrivait Tallard à Torcy le 18
mai 1698.
Débarrassé de l'importun, les négociations reprirent pour aboutir en
octobre à un premier traité de partage signé avec l'Angleterre et la
Hollande. Cet accord fut vite éventé à Madrid où le « parti national »,
déterminé à maintenir l'intégrité du royaume, poussa le roi à désigner le
prince électoral de Bavière comme héritier de toutes ses possessions
(novembre 1698). Malheureusement, ce jeune prince, de santé délicate,
mourut le 6 février de l'année suivante. Louis XIV, attaché à l'entente
avec les puissances maritimes, reprit ses propositions. Après de longues
discussions le traité de partage définitif fut signé en mars 1700 entre la
France, l'Angleterre et les Provinces-Unies : à l'archiduc Charles
l'Espagne, les Indes et les Pays-Bas ; au Grand Dauphin les Deux-Siciles,
le Guipuzcoa, les presides de Toscane, Finale et la Lorraine, acquisitions
qui reviendraient plus tard à la couronne de France. En compensation, le
souverain de Lorraine recevrait le Milanais. Pour bien montrer sa
résolution de s'en tenir à ce traité, Louis XIV rappela son ambassadeur en
Espagne et n'y laissa qu'un chargé d'affaires, le marquis de Blécourt.
Apprenant ces sordides marchandages, l'opinion publique espagnole
s'en prit davantage à l'Angleterre et aux Provinces-Unies qu'à la France.
Le « parti national », comprenant que l'avènement de l'archiduc
déclencherait la guerre européenne, se rallia à la candidature française.
Le Conseil d'État et le Conseil de Castille se prononcèrent à une immense
majorité pour cette solution. De son côté, Charles II eut in extremis des
scrupules et des hésitations. Il consulta le pape, fit ouvrir le tombeau de
sa première femme, reçut les derniers sacrements et finalement s'en remit
au cardinal Porto-Carrero.

LE RÊVE AMBITIEUX

Le 2 octobre 1700, ce moribond, déjà en route vers le royaume éternel,


signa d'une main lasse les quelques feuillets que lui tendit le notaire
mayor de Castille, Antonio de Ubilla : c'était un testament par lequel il
reconnaissait que, conformément aux lois du royaume, la succession irait
à son plus proche parent, le duc d'Anjou. Au cas où celui-ci viendrait à
disparaître ou à monter sur le trône de France, la couronne passerait à son
frère cadet le duc de Berry puis, dans l'ordre, à l'archiduc Charles, au duc
de Savoie et à ses héritiers. Cet acte fut le dernier de sa pauvre vie. Peu
après, le souverain de toutes les Espagnes entra en agonie et s'éteignit le
1er novembre.
La dépêche du chargé d'affaires à Madrid annonçant la grande nouvelle
parvint à Fontainebleau – où se trouvait alors la Cour – le 9 novembre.
Cruel dilemme pour le Roi-Soleil ! Fallait-il accepter le fabuleux
testament ou s'en tenir au traité de partage ? Refuser c'était rester fidèle
aux engagements pris, satisfaire les puissances maritimes. Mais cela
revenait à installer légitimement l'archiduc à Madrid, à encourager les
Habsbourg à reconstituer l'empire de Charles Quint. La France pouvait
espérer s'agrandir de la Lorraine et de belles provinces en Italie, mais elle
héritait d'une guerre contre l'Empire et l'Espagne. Si encore, dans cette
confrontation qui promettait d'être rude, Louis XIV était assuré du
soutien de l'Angleterre et des Provinces-Unies ! Hélas, rien n'était moins
sûr tant ces deux pays aspiraient à la paix !
Au contraire, accepter le testament de Charles II, c'était réaliser la
prééminence de la Maison de Bourbon sur celle d'Autriche, c'était unir
par les liens d'une même famille deux puissances colossales et
complémentaires. Quelle revanche ! Quel triomphe ! Quelle gloire !
Mais, comme dans l'autre hypothèse, la guerre avec l'Empereur paraissait
inévitable. Elle était cependant moins certaine avec les puissances
maritimes puisque les deux couronnes ne se trouvaient pas posées sur une
même tête. Certes la lymphatique Espagne constituait un poids mort qu'il
allait falloir défendre, un boulet à traîner, un gouffre financier à combler ;
toutefois, à côté de ces inconvénients, que deperspectives immenses pour
le négoce français et de richesses à exploiter outre-mer !
Le 9 novembre, à trois heures de l'après-midi, le conseil d'En-Haut
réunit, autour du roi et de Mme de Maintenon, le Grand Dauphin, le duc
de Beauvillier, gouverneur des Enfants de France, le chancelier
Pontchartrain et Torcy. Le lendemain, Louis XIV tint un nouveau et long
conseil et, le surlendemain, fit venir dans son cabinet le Dauphin
accompagné de ses trois fils, le duc d'Orléans, le duc de Chartres, les
princes du sang et l'ambassadeur d'Espagne, le marquis de Castel-dos-
Rios. Il les informa brièvement de sa décision d'accepter le testament, les
priant de garder le secret quelques jours.
Pendant les deux jours d'hésitation du monarque le duc de Chartres
rêva-t-il de ceindre la prestigieuse couronne de Philippe II ? Fit-il
davantage que rêver ? L'abbé de Margon, auteur d'un libelle intitulé
Lettres de M. Filtz-Moritz sur les affaires du temps (1718), raconte qu'il
conçut le projet audacieux de gagner un port d'Espagne. « Dans ce lieu, il
devait se faire connaître aux Espagnols pour le petit-fils d'Anne
d'Autriche et leur déclarer qu'il voulait tenir la couronne uniquement de
leur choix. Tout ce qui était nécessaire pour exécuter promptement ce
projet fut disposé de cette sorte. M. d'Orléans [le duc de Chartres] avait
alors un cheval anglais, meilleur coureur : il devait le monter et le
pousser jusques où il pourrait aller pour se rendre en fort peu de temps à
Lyon, où un homme envoyé par avance l'attendait avec une cabane pour
descendre le Rhône. Un autre lui avait préparé vers l'embouchure de ce
fleuve un petit bâtiment qui était toujours prêt à mettre la voile. » Ce récit
laisse perplexe. Il paraît invraisemblable pour une question de temps. Est-
ce en deux jours que l'on met sur pied de tels préparatifs ? Il faudrait
alors admettre que le duc de Chartres avait pris ses dispositions avant
même l'annonce de la mort de Charles II. Dans son étude sur Philippe V
et la Cour d'Espagne (1890), Mgr Alfred Baudrillart écarte ce récit parce
qu'il figure dans un ouvrage polémique écrit sous la Régence. Et pourtant
faut-il vraiment le rejeter ? On discerne mal, en effet, comment le Régent,
qui avait inspiré – voire commandé – la rédaction de cet ouvrage, aurait
toléré d'y laisser figurer cette anecdote qui n'était pas particulièrement en
sa faveur, si elle avait été inventée. Le duc de Chartres était assez tête
brûlée pour se lancer dans une aussi folle équipée.
Quoi qu'il en soit, dès le 14 novembre, c'est-à-dire deux jours avant la
proclamation officielle de Philippe V à Versailles, Monsieur élevait une
protestation contre l'omission de son nom et celui de son fils dans le
testament de Charles II. Le 1er décembre, il signait une déclaration devant
deux notaires du Châtelet, affirmant que cette lacune ne pourrait porter
atteinte aux droits de sa famille. Bien entendu, il ne s'agissait pas de
s'opposer à l'avènement de Philippe d'Anjou, mais de prendre rang dans
l'ordre successoral, avant l'archiduc et le duc de Savoie, immédiatement
après le duc de Berry. Monsieur se hâta d'envoyer copie de cette
protestation au nouveau souverain espagnol, son cousin, le priant de
l'approuver par un acte solennel dûment enregistré. Celui-ci communiqua
le document au président du Conseil de Castille, don Manuel Arias,
lequel reconnut en avril 1701 le bien-fondé de la requête. Bien que
n'étant pas nommée dans le testament, il estimait en effet que la famille
d'Orléans était implicitement incluse dans l'ordre successoral. Philippe V
informa Monsieur de cette conclusion par lettre du 7 mai. Il l'assura qu'il
était disposé à lui donner satisfaction, mais ne se hâta pas.

LA GUERRE

Guillaume III d'Angleterre et le grand pensionnaire hollandais


Heinsius furent assez surpris de la décision de Louis XIV. Ils pensaient
que le souverain français aurait préféré le partage de l'empire espagnol
qui lui donnait des avantages territoriaux immédiats. Ils se virent bernés
et voulurent faire payer chèrement au roi cette impudence. Renouer
l'alliance de 1689 et déclarer la guerre aux Bourbons, Guillaume et
Heinsius ne rêvaient que de cela, mais ils n'étaient pas suivis : ni le parti
tory en Angleterre ni le parti républicain en Hollande n'étaient prêts à
reprendre les hostilités. Ils s'accommodèrent donc de l'avènement de
Philippe d'Anjou. Quant aux autres puissances, elles admirent, l'une après
l'autre, le fait accompli. Ainsi l'Empereur Léopold se retrouva-t-il seul à
contester le testament de Charles II dans une Europe hésitante,
préoccupée avant tout de panser les plaies de la guerre précédente, de
refaire ses finances oude développer son commerce. Louis XIV
triomphait. L'Espagne, la vieille ennemie héréditaire, était passée sans
heurt sous la coupe d'un prince français et par chance la paix était
maintenue.

Quelques mois pourtant suffirent à renverser cette situation et à


déclencher la guerre la plus désastreuse du règne... Les responsabilités
sont partagées. Certes Guillaume III et Heinsius souhaitaient
l'affrontement, mais, sans l'orgueilleuse maladresse du Grand Roi,
auraient-ils été capables de l'entreprendre ? Louis XIV, d'habitude si
habile à mesurer les conséquences de ses actes, multiplia les fautes et les
imprudences sans se rendre compte qu'elles exaspéraient au-delà des
limites le concert des nations.
Première imprudence : par lettres patentes registrées au parlement le 1er
février 1701 il conserva au duc d'Anjou ses droits à la couronne de
France. Ce n'était pas violation directe du dispositif testamentaire, car le
souverain n'avait pas spécifié que Philippe V, en accédant au trône de
France, garderait celui d'Espagne, mais du moins cela risquait d'être
interprété ainsi. Seconde imprudence : dans la nuit du 5 au 6 février
1701, les troupes françaises, sous prétexte de prêter main-forte à celles de
Philippe V, pénétrèrent dans les places de la barrière des Pays-Bas
espagnols (Namur, Charleroi, Mons, Ath, Courtrai, Nieuport...) et
retinrent en otage les garnisons hollandaises qui s'y trouvaient depuis
1698. Troisième imprudence : Louis XIV se mit à gouverner l'Espagne
comme il gouvernait la France, laissant à son petit-fils les affaires
subalternes. Des régiments français défendaient le Milanais contre les
Autrichiens, des escadres françaises croisaient le long des côtes de
Floride et d'Amérique du Sud, des commerçants français s'infiltraient
dans le négoce entre l'Espagne et ses colonies, la Compagnie française de
Guinée se voyait accorder le privilège de l'asiento (monopole de la traite
des Noirs en Amérique espagnole). Quatrième imprudence : au lieu de
retirer ses troupes comme il l'avait promis, le roi fit renforcer les défenses
d'Anvers, des places de la barrière et creuser de la Meuse à Ostende une
ligne de fossés et de retranchements. Émotion considérable à la Chambre
des communes qui se décida enfin à accroître la marine militaire et à
envoyer des troupes au secours des Provinces-Unies. Au même moment,
le roi de France, plutôt que de chercher un moyen d'éviter la guerre – s'il
en existait encore un – résolut dereconnaître comme unique souverain
d'Angleterre, sous le nom de Jacques III, le fils de Jacques II Stuart qui
venait de s'éteindre en exil à Saint-Germain. C'était violer le traité de
Ryswick et défier le Parlement anglais qui avait décidé qu'à défaut
d'enfants de Guillaume ou de la princesse Anne la couronne britannique
reviendrait à la princesse Sophie de Hanovre, petite-fille de Jacques Ier, et
à sa descendance.
La mort inopinée de Guillaume III (19 mars 1702) ne modifia
nullement le cours des événements. Sa belle-sœur Anne, qui lui succéda,
aurait sans doute, par sentiment dynastique, accepté de céder le trône à
son frère Jacques III, mais, poussée par une opinion unanime, elle dut se
rallier à la politique belliciste. Le 15 mai 1702, l'Angleterre, la Hollande
et l'Empereur déclaraient la guerre à la France. La coalition disposait de
deux excellents chefs militaires : le prince Eugène, fils du comte de
Soissons et d'Olympe Mancini, qui s'était brillamment illustré dans ses
campagnes contre les Turcs, et John Churchill, duc de Marlborough,
avide et ambitieux personnage qui, grâce à l'étroite amitié de sa femme
Sarah et de la reine Anne, exerçait un rôle prépondérant dans la politique
anglaise.
Face à eux la France regorgeait de courtisans flatteurs et de généraux
dociles mais manquait singulièrement de chefs de guerre lucides et
résolus. Créature de Mme de Maintenon, le comte Ferdinand de Marsin
n'avait pas – et de loin – la valeur de son père qui avait combattu dans les
rangs espagnols au côté de Condé. Constant dans la médiocrité comme
dans la futilité, le duc de Villeroy devait sa fortune et son bâton de
maréchal au fait d'avoir été le compagnon de jeux du roi. Ami de Mme de
Maintenon, il demeurait l'un des rares à pouvoir évoquer avec Louis XIV
les heures heureuses de leur jeunesse. Vaincu à Chiari, prisonnier à
Crémone, le bellâtre ne brillait que dans la servilité et la flagornerie.
Dans les Caractères de La Bruyère il figure sous le nom de Ménippe, «
l'oiseau paré de divers plumages qui ne sont pas à lui ». Le duc de
Tallard, qui avait servi comme ambassadeur à Londres, ne valait guère
mieux. Il sera battu à plate couture à Höchstädt en 1704 : myope comme
une taupe, il ne verra pas venir l'ennemi ! Enfin le marquis de La
Feuillade, hardi et galant, était un jeune coq vaniteux, dont la suffisance
n'égalait que l'incompétence. Pour faire avancer sa carrière, il avait
épousé en secondes noces la fille du ministre Chamillart.
A côté de cette poignée de médiocres, propulsés au premier rang de ses
armées, la France, il est vrai, conservait encore quelques bons chefs de
guerre : Villars, Gascon bouillant et hâbleur, vainqueur des Impériaux à
Friedlingen (octobre 1702), le duc de Vendôme, descendant d'un bâtard
d'Henri IV et épicurien de bas étage aux mœurs crapuleuses, à la gouaille
populacière mais adulé de ses troupes, enfin le maréchal de Berwick, fils
de Jacques II et de sa maîtresse Arabella Churchill, lui aussi descendant
d'Henri IV.

MONSIEUR SE FÂCHE ET MEURT


En avril 1701, le roi régla le commandement des troupes qui allaient
servir : Catinat en Italie, Boufflers en Flandre et Villeroy en Allemagne.
Les bâtards chéris, le duc du Maine et le comte de Toulouse, furent
désignés comme lieutenants généraux en Flandre sous les ordres du
maréchal de Boufflers. Le 15 avril, à Marly, la Cour apprit que le duc de
Chartres ne servirait pas, contrairement à ce qui avait d'abord été
annoncé. Philippe, anéanti par cette décision, se mit alors à imaginer des
projets extravagants. Songea-t-il à quitter la France et à aller servir à
l'étranger ? Ce n'est pas impossible. Saint-Simon écrit qu'avec quelques
jeunes écervelés il se proposait « de faire un trou à la lune tantôt pour
l'Espagne et tantôt pour l'Angleterre ». Son idée était sans doute d'aller
offrir ses services à Philippe V ou encore de participer à une nouvelle
tentative de débarquement jacobite en Angleterre. Il semble que l'abbé
Dubois se soit occupé assez activement du projet espagnol qui consistait
à envoyer le prince à Madrid sous prétexte d'études et à lui obtenir un
commandement digne de son rang et de son expérience. Monsieur
acquiesça à ce plan ou, du moins, n'y opposa pas son veto.

Le roi, apprenant ces folies, reprocha à son frère son manque


d'autorité. Monsieur, pour la première fois de sa vie, osa élever la voix.
Lui qui avait toujours tremblé devant son aîné parla d'un ton vif et
tranchant, lui demanda ce qu'il comptait faire de ce jeune homme
condamné sans appel et dépourvu, malgré ses promesses, de
commandement militaire et de charges à la Couralors que ses beaux-
frères se voyaient comblés de gouvernements et d'honneurs. Il lui était
certes bien douloureux de voir son fils unique fréquenter de mauvaises
compagnies mais pouvait-on en vouloir à un pauvre garçon désœuvré et
justement dépité ? Le responsable n'était-il pas celui qui le traitait si
impitoyablement ? Ils se séparèrent à demi brouillés. Monsieur se réfugia
à Saint-Cloud, espaça ses visites à Versailles ou à Marly; lorsqu'elles
étaient inévitables, il fuyait les tête-à-tête avec son frère. Philippe
d'Orléans avait depuis quelque temps beaucoup changé sous l'influence
de son confesseur, le père du Trévou. Après des années d'impiété il
semblait décidé à mener une nouvelle existence. La terreur de l'enfer lui
tenait lieu de religion, le forçait à multiplier pénitences et gestes de
dévotion. En signe de rupture avec ses mignons il s'était même
ostensiblement réconcilié avec sa femme. A soixante ans, il se sentait
soudain proche du tombeau et considérait avec effroi sa vie passée dans
le vice et « la plus molle oisiveté ». L'avenir de son fils, mal aimé du roi,
le tourmentait. Allait-il lui aussi suivre sa déchéance ?
Le mercredi 8 juin, il vint dîner à Marly. Selon Saint-Simon, une
nouvelle altercation éclata entre les deux frères. Louis XIV fit sèchement
des reproches à Monsieur sur la liaison de son fils avec Mlle de Séry. Il
parla avec humeur de la patience de sa fille qui n'avait que trop supporté
les aventures galantes de son mari. Le duc d'Orléans osa rappeler au roi la
conduite de sa jeunesse, la façon scandaleuse dont il emmenait à la
guerre ou à la chasse, dans un même carrosse, sa femme et ses
maîtresses, Mlle de La Vallière et Mme de Montespan. Le souverain lui
coupa la parole et revint au duc de Chartres dont tout le monde blâmait la
conduite désordonnée. Les deux frères criaient tellement qu'un huissier
vint leur dire qu'on les entendait distinctement à deux salons de là.
Monsieur, le visage empourpré sous sa haute perruque noire, sortit de la
chambre royale, « les yeux étincelants de colère ». Au dîner, un filet de
sang s'écoula de son nez. Les dames firent remarquer qu'il aurait bien
besoin d'éliminer le trop-plein de sang corrompu qui stagnait dans ses
organes et étouffait ses « esprits vitaux ». Mais le prince, qui avait une
peur bleue de son premier chirurgien, Tancrède, vieux et maladroit,
refusa net.
Au sortir de table, il se rendit avec le roi, Monseigneur, la duchesse de
Chartres, le duc et la duchesse de Bourgogne au château de Saint-
Germain, puis regagna Saint-Cloud. A la findu souper, il eut soudain un
malaise alors qu'il versait une liqueur à Mme de Bouillon. Il balbutia
quelques mots incompréhensibles, fit un geste de la main et s'écroula sur
son fils. C'était une apoplexie. Tandis qu'il râlait, les médecins et les
chirurgiens accoururent avec clystère, lancette et cuvette. Après une
bonne saignée, on lui administra une copieuse potion de vin émétique, un
vomitif très à la mode composé de tartrate de potasse et d'antimoine. A
onze heures et demie du soir, Saint-Pierre, gentilhomme du duc de
Chartres, vint avertir le roi que Monsieur avait eu une faiblesse mais que
la médecine qu'il avait prise avait paru le soulager un peu. Louis XIV
commanda ses carrosses puis, après réflexion, se remit au lit en attendant
les nouvelles. Une heure et demie plus tard, un second messager, arrivant
à bride abattue, annonça que Monsieur se trouvait au plus mal et que
l'émétique n'agissait plus. Aussitôt le château s'éveilla, bourdonna de
rumeurs et de cris. Les domestiques couraient en tous sens, des
flambeaux à la main, les princesses s'habillaient en hâte, les valets
d'écurie sortaient à nouveau les carrosses... Le roi, accompagné de Mme
de Maintenon et de la duchesse de Bourgogne, suivi de la plupart des
hôtes de Marly, parvint à Saint-Cloud sur les trois heures du matin.
Il trouva Monsieur dans le coma, étendu sur un petit lit dressé dans son
cabinet particulier. Autour de lui s'agitaient les médecins impuissants. Ils
essayèrent tout ce que la science de l'époque connaissait de remèdes, y
compris l'eau de Schaffhouse que d'aucuns recommandaient en cas
d'apoplexie aiguë. Le duc de Chartres pleurait et gémissait à fendre l'âme.
« Sa douleur était si prodigieuse, écrit le marquis de Sourches, qu'il
perçait le cœur à tous ceux qui le voyaient et l'entendaient. » On l'avait
emmené de force dans sa chambre, mais il s'en était échappé. Avant de l'y
faire reconduire on remarqua que le roi l'embrassa avec tendresse. Moins
bouleversée, Madame s'était retirée dans ses appartements en hurlant : «
Point de couvent! Qu'on ne me parle point de couvent ! » Quant à la
duchesse de Chartres, toujours très émotive, elle faisait son habituelle
crise de vapeurs. L'austère Fagon, secouant sa longue tête osseuse, assura
au roi qu'il n'y avait plus rien à espérer. Il était six heures du matin. Louis
XIV prit le parti d'assister à la messe dite par le père du Trévou et, sur le
conseil de Mme de Maintenon, revint à Marly sans attendre la mort de
son frère. Avant de partir, les larmes aux yeux, il embrassa son neveu.
Celui-ci lança ce cri de sincéritéqui lui alla droit au cœur : « Sire, que
deviendrai-je ? Je perds Monsieur, et je sais que vous ne m'aimez point. »
Le roi apprit le décès de son frère à Marly, trois heures après son
arrivée. Il pleura abondamment et, après le dîner en public, régla avec
Chamillart, contrôleur général, le chancelier Pontchartrain et le maître
des cérémonies Desgranges le protocole de l'inhumation. Le lendemain
matin, vendredi 10 juin, le duc de Chartres vint rendre visite au
monarque, peu après son lever. « Sa Majesté, consigne Dangeau dans son
Journal, lui parla avec toutes sortes de bontés et d'amitiés dont ce prince
parut fort touché et fort reconnaissant. Le roi lui dit qu'il fallait qu'il le
regardât présentement comme son père, qu'il aurait soin de sa grandeur et
de tous ses intérêts, qu'il oubliait tous les petits sujets de chagrin qu'il
avait eus contre lui... »
L'APANAGE ET LA FORTUNE

Le 12 juin, à Versailles, Terrât, chancelier du défunt, fit l'ouverture des


cassettes parfumées de son maître en présence du roi, de Madame et de
Pontchartrain. Elles contenaient de nombreuses pierreries, quelques
lettres et surtout un testament datant de 1699. Par cet acte Monsieur
léguait diverses sommes à des fondations pieuses, donnait un diamant à
chacune de ses filles – Anne-Marie d'Orléans, duchesse de Savoie, et
Élisabeth-Charlotte, duchesse de Lorraine –, un troisième à sa petite-fille,
Marie-Adélaïde de Savoie, duchesse de Bourgogne. Comme légataire
universel il instituait son fils, Philippe, bientôt proclamé à son tour duc
d'Orléans. Celui-ci devenait ainsi l'un des plus riches propriétaires de
France. Son apanage se composait des duchés d'Orléans, de Valois, de
Chartres, de la seigneurie de Montargis, du duché de Nemours, des
comtés de Dourdan et de Romorantin, du marquisat de Coucy et de
Folembray. Il acquérait en pleine propriété le Palais-Royal à Paris, les
châteaux de Saint-Cloud, de Saint-Fargeau et de Champigny-sur-Vende.
Comme son père, il conservait le droit de nommer à tous les bénéfices de
son domaine, excepté aux évêchés. A cela s'ajoutaient les restes de la
succession de la Grande Mademoiselleet les deux tiers de la dot de 1 900
000 livres promise à la défunte reine d'Espagne, Marie-Louise d'Orléans,
fille de Monsieur et de Henriette d'Angleterre. Cet apanage, affermé en
août 1699, rapportait une somme annuelle de 422 450 livres. Et le canal
d'Orléans, toutes dépenses faites, assurait à lui seul une rente de 40 000
livres.
Louis XIV, par remords d'avoir précipité la fin de son frère, ajouta à
cette fortune colossale une pension de 600 000 livres au lieu des 150 000
allouées précédemment. Le nouveau duc d'Orléans eut droit à deux
compagnies de gardes du corps, deux escouades de gardes suisses, seize
gardes de la porte. Aux deux régiments qui portaient déjà son nom, il en
ajouta deux autres, l'un d'infanterie, l'autre de cavalerie. Il hérita aussi des
compagnies de gendarmes et de chevau-légers de Monsieur et reçut
l'insigne privilège d'avoir à Versailles une salle des gardes. Il prit un
chancelier (celui de son père, Terrat), deux chambellans, un surintendant
des bâtiments, des conseillers, des maîtres des requêtes, deux secrétaires
de ses commandements et une foule impressionnante de serviteurs et de
valets qu'énumérait avec soin chaque année L'État de la France, sorte
d'annuaire administratif et militaire du royaume. Pour un petit-fils de
France le traitement parut à l'époque considérable, à tel point que les
princes du sang, Condé et Conti, arrachèrent au roi la promesse que les
enfants du nouveau duc d'Orléans ne bénéficieraient d'aucune préséance
sur eux. Philippe reçut avec plaisir ces marques de considération et en
profita pour augmenter largement la pension attribuée à sa mère. Mais la
seule faveur à laquelle il n'eut pas droit était précisément celle qu'il
désirait : un commandement dans l'armée...
Quant à Monsieur, il fut vite oublié. Son corps n'était pas à Saint-Denis
que la Cour avait repris son train habituel. Le lendemain même de sa
mort, Monseigneur partit pour la chasse au loup, son passe-temps favori,
et le duc de Bourgogne proposa au duc de Montfort de jouer au brelan : «
Au brelan, s'écria celui-ci, indigné, vous n'y songez donc pas, Monsieur
est encore tout chaud. – Pardonnez-moi, répondit le prince, mais le roi ne
veut pas qu'on s'ennuie à Marly. » Madame supporta stoïquement les
quarante jours de grand habit de deuil. Après quoi, elle reçut avec
soulagement la permission de souper tous les soirs en public avec le roi,
d'être de tous les « Marlys », d'écouter la messe en musique et de paraître
à la cour sans mante, voile oubandeau, prétextant que cet attirail lui
faisait furieusement mal à la tête.
En souvenir de son père, Philippe conserva à son service la plupart des
gens de sa maison, renouvela leurs pensions et continua à leur égard les
libéralités antérieures. L'abbé Dubois, qui occupait le poste assez obscur
de secrétaire des commandements adjoint, avait en réalité la haute main
sur la cour du duc d'Orléans et faisait office d'intendant en chef des
affaires domestiques. Cette cour, sur laquelle régnait presque en
maîtresse de maison l'enjôleuse et impérieuse Mlle de Séry, se composait
d'un petit nombre de familiers de Philippe qui le suivaient généralement
dans ses parties de plaisir. Au premier rang figurait le marquis Charles-
Auguste de La Fare, capitaine de ses gardes, épicurien indolent et
précieux, âgé d'une soixantaine d'années. Il y avait aussi le marquis de
Nesles, les comtes de Clermont, de Simiane, le marquis de Nancré, le
vicomte de Polignac, le chevalier de Conflans, M. d'Armentières, tous
joyeux libertins très répandus dans la société galante de leur temps.
Certains feront partie des fameux « roués » de la Régence. A cette troupe
brillante et légère se joignaient parfois le marquis d'Effiat, souvenir
vivant des débauches de Monsieur, qui charmait par son esprit vif et orné,
ou encore l'abbé de Grancey, premier aumonier du duc d'Orléans, qui
entretenait un sérail de jolies filles. Cette cour, tout entière adonnée aux
plaisirs de l'esprit, à la gourmandise et à la galanterie, si elle effarouchait
les âmes vertueuses et les bigots des arrières-cabinets de Versailles,
n'inquiétait nullement le roi. Il savait qu'il ne trouverait jamais en elle un
foyer d'intrigue ou d'opposition ni en son jeune neveu de vingt-six ans un
rebelle en puissance susceptible de le défier. Aussi préférait-il fermer les
yeux sur ce qui se passait au Palais-Royal, ses amusements, voire ses
débordements.

À NOUVEAU LE RÊVE ESPAGNOL

Ce changement de fortune n'avait pas fait oublier au duc d'Orléans ses


droits à la couronne d'Espagne. Il n'avait de cesse que justice lui fût
rendue. En août 1701, Philippe V fit un geste en faveur de ses héritiers en
puissance, les ducs de Berry etd'Orléans et le prince électoral de Bavière.
Il leur décerna l'ordre de la Toison d'or. Le dimanche 7 août, Philippe, en
habit de deuil, reçut le célèbre collier dans la chapelle de Versailles et
prêta serment devant Louis XIV, une main sur l'Évangile et l'autre sur le
crucifix. Ce n'était pas suffisant pour étouffer ses ambitions. Comme
Monsieur, il tenait absolument à faire admettre ses droits même si ceux-
ci, par la présence sur le trône de Madrid d'un prince jeune en âge de
procréer, demeuraient parfaitement théoriques.
Le mariage, le 11 septembre, de Philippe V avec la princesse Marie-
Louise de Savoie, petite-fille de Monsieur et sœur de la duchesse de
Bourgogne, en resserrant les liens de la monarchie espagnole avec la
branche cadette des Bourbons, lui fit espérer qu'il obtiendrait prompte
satisfaction. Comptant plus sur la bienveillance de la jeune reine que sur
un véritable appui politique – elle n'avait que quatorze ans ! – il échangea
avec elle une amicale correspondance.
Conformément à l'avis du président du Conseil de Castille, Philippe
avait fait rédiger un projet de déclaration du roi d'Espagne reconnaissant
l'ordre successoral pour le cas où le souverain actuel ainsi que le duc de
Berry, son frère cadet, n'auraient pas d'enfant. Ce projet, approuvé à
Versailles par le Conseil du roi, fut envoyé le 6 février 1702 par le
secrétaire d'État aux Affaires étrangères, Colbert de Torcy, au comte
Ferdinand de Marsin, ambassadeur en Espagne, avec ordre d'en suivre
personnellement l'exécution. Sur le fond, il n'y avait aucune difficulté.
Philippe V était d'accord pour reconnaître que les droits de son cousin
précédaient ceux de l'archiduc autrichien. Mais, de fait, les choses
traînèrent en longueur. Le dossier transmis au Premier ministre, le
cardinal Porto-Carrero, fut mis en instance. Pour l'heure, le jeune
monarque avait des affaires plus urgentes à régler que sa future
succession ! Philippe se permit d'insister, ce qui prouve – contrairement à
l'image qu'on s'est plu à présenter de lui - à quel point il était obnubilé par
ses droits légitimes. Marsin, quittant la Cour en avril, transmit le dossier
à M. de Blécourt, envoyé extraordinaire de Louis XIV à Madrid. En
septembre, nouvelle dépêche pressante du duc d'Orléans à laquelle le roi
d'Espagne répondit le 26 de Luzzara, en Italie. Il l'assurait que, dès son
retour en Espagne, il aurait satisfaction. Mais Philippe V revint à Madrid
et oublia sa promesse. Trois mois plus tard, le duc d'Orléans écrivit
encore au cardinald'Estrées, conseiller de Louis XIV auprès de son petit-
fils. Et, au début de 1703, il envoya à Madrid son fidèle Dubois avec
pour mission officielle de complimenter le roi et la reine, mais aussi de
rappeler ses intérêts et ceux de sa mère, la princesse palatine, dans
l'affaire de la confiscation des biens de l'Electeur palatin en Flandre et
dans le royaume de Naples. Sur place, Dubois constata le peu
d'empressement que l'on mettait à soutenir les prétentions de son maître.
Il fallait combattre l'indolence naturelle de Philippe V, réveiller l'attention
du cardinal d'Estrées affaibli par l'âge, capter l'intérêt du cardinal Porto-
Carrero, accablé de travail, tenir compte des susceptibilités des uns et des
autres, jouer de leurs rivalités, débusquer les pièges et les intrigues des
ministres membres du Conseil. En dépit de son entregent, Dubois ne
parvint à concrétiser aucune promesse. En juin 1703, à nouveau Philippe
adressa simultanément une requête au Roi Catholique, à la reine, au
cardinal Porto-Carrero, au président de Castille, au cardinal d'Estrées, à
son neveu l'abbé d'Estrées et à la toute-puissante camarera mayor, la
princesse des Ursins. Enfin, après maintes discussions, le 29 octobre
1703, un acte de Philippe V communiqué aux différents conseils du
royaume compléta le testament de Charles II, donnant la priorité à la
postérité d'Anne d'Autriche en cas d'extinction de sa propre descendance
et de celle du duc de Berry. Philippe d'Orléans ne fut que partiellement
satisfait de cette déclaration faite à la sauvette et des années durant se
battra en vain pour obtenir son enregistrement officiel par les Cortes.

SERVIR ?

Cependant, les revers militaires de la France s'accumulaient. Le 13


août 1704, les armées de Max-Emmanuel de Bavière, alliées de Louis
XIV, celles de Tallard et de Marsin, fortes de 53 000 hommes, se
laissèrent battre à Bleinheim, au bord du Rhin, en aval du village de
Höchstädt, où Villars avait triomphé l'année précédente. Neuf lieutenants
généraux y trouvèrent la mort et Tallard fut fait prisonnier. Marsin s'étant
retiré avec la cavalerie, 10 000 « hommes de pied » durent capituler,
déchirant ou enterrant leurs drapeaux. Au total, le roi perdit plus de30
000 hommes – tués, blessés, prisonniers et déserteurs. La débâcle qui
suivit obligea les Français à évacuer la Bavière. Quelques jours
auparavant, le 4 août, l'amiral anglais Rookes s'était emparé de Gibraltar.
L'escadre française du comte de Toulouse vint à la rescousse. Victorieuse
à la bataille de Velez-Malaga, elle fut dispersée par la tempête et les
abordages des vaisseaux ennemis. Conduit par une flotte anglaise,
l'archiduc Charles, prétendant au trône d'Espagne, débarqua l'année
suivante sur les côtes de Catalogne, entra en triomphateur à Barcelone le
9 octobre 1705 et s'empara des royaumes de Valence et de Murcie. En
1706, une armée anglo-portugaise commandée par un protestant français
réfugié en Angleterre, Ruvigny, devenu lord Galloway, repoussa les
troupes franco-espagnoles du maréchal de Berwick, parvint à chasser
Philippe V de Madrid et y proclama roi Charles III. Aux frontières du
nord de la France, la situation s'aggrava soudain par la cinglante défaite
qu'infligea à Villeroy, le 23 mai 1706, le duc de Marlborough près de
Ramillies, en Brabant. Convaincu d'être un grand stratège, Villeroy s'était
obstiné à disposer sa gauche derrière des marais ! Sa retraite tourna au
désastre et fit perdre tous les Pays-Bas espagnols avec Bruxelles, Anvers,
Louvain, Gand, Bruges, Ostende. Le 6 juin, les États de Flandre « libérés
» reconnurent à l'unanimité l'autorité de Charles III. Seule éclaircie au
milieu de ces orages, en Italie du Nord le duc de Vendôme avait conquis
une partie des États du duc de Savoie, Victor-Amédée, et réussi à battre le
prince Eugène à Cassano, victoire qui permit d'entreprendre le siège de
Turin laissé à la conduite du jeune et présomptueux La Feuillade arrivé
tout pommadé, la perruque bien ajustée...
A Versailles, où les chasses, les bals, les fêtes costumées, les feux
d'artifice continuaient de se dérouler imperturbablement tel un défilé
d'automates à l'horloge d'un beffroi, Philippe d'Orléans enrageait de voir
cet énorme gâchis militaire qui peu à peu gangrenait la substance même
du royaume. Il pria instamment Louis XIV de lui donner le
commandement de l'armée française en Espagne. Il parla « très sagement
et avec beaucoup de force », dit le marquis de Sourches, faisant valoir
que sa venue serait regardée par les Espagnols comme un nouveau gage
de la sollicitude de la France. Le monarque lui objecta que « le roi
d'Espagne en pourrait prendre quelque ombrage ». C'était une fin de non-
recevoir. L'appui de Mme de Maintenon,qu'il sollicita par lettre, n'eut pas
meilleur effet. De son côté, l'opinion semblait regretter l'oisiveté forcée
d'un prince si vaillant. Après la défaite de Höchstädt, le poète Lainez lui
avait adressé ces vers :
Tout un peuple alarmé n'a plus qu'une espérance,
Prince; à mille plaisirs livre tes jeunes ans,
Reçois plus que jamais la Séry, la Florence;
Dans l'état où l'Anglais vient de mettre la France,
On ne peut trop avoir de bâtards d'Orléans.

Sur la fin de novembre 1705, après la perte de la Catalogne, Philippe


revint à la charge. Il ne demandait rien d'autre que de partir avec ses
quatre régiments qu'il mettrait sur pied de guerre. Sentant faiblir les
réticences, il pensa qu'une démarche de Philippe V en sa faveur lèverait
les dernières hésitations du souverain. Par deux fois il aborda l'envoyé
extraordinaire du roi d'Espagne, le comte d'Aguilar et, sous le sceau du
secret, lui demanda « s'il croyait qu'il serait du goût de Sa Majesté
Catholique et du peuple espagnol que ce fût lui, duc d'Orléans, qui
commandât dans la péninsule les troupes unies de France et d'Espagne 1
». Aucune suite ne fut donnée à cette offre de service. Philippe, de plus
en plus sarcastique, parlait des erreurs militaires qu'on aurait pu éviter si
l'on avait voulu faire appel aux princes du sang, Condé et Conti, confinés
comme lui dans une semi-disgrâce. Il osa même plaisanter lorsque le roi
fit cadeau au malheureux Tallard, libéré par les Anglais, du
gouvernement de Franche-Comté : « A un homme qui a tout perdu, il faut
bien donner quelque chose. » Sous l'attitude frondeuse de son neveu, son
ironie acide et mordante, Louis XIV discerna autre chose que du
mécontentement ou du dépit, un ton juste, des observations de bon sens.
Au printemps 1706, il l'avait consulté à tout hasard sur la situation de ses
armées en Flandre. Le prince lui en avait démontré tous les dangers. Le
roi avait écouté d'une oreille distraite son avertissement pourtant
judicieux : Villeroy fut battu dans cette plaine maudite de Ramillies, à
quelques lieues d'un village nommé Waterloo...

« LE DOCTEUR DE LA FAMILLE »

Peu après la mort de Monsieur, une passion nouvelle vint accaparer


Philippe, celle de la chimie. Ce n'était pas en soi étonnant. Cette science
balbutiante, à peine dégagée des fantaisies de l'alchimie et de l'astrologie,
avait déjà éveillé la curiosité d'un public cultivé. Le Traité de la Chymie
du maître apothicaire Nicolas Lémery, les Éléments de la philosophie de
l'art du feu ou chymie de William Davidson avaient été des succès de
librairie. Mais ce qui surprenait davantage était de voir un prince de
France né pour la guerre et la chasse se passionner pour un art aussi
mineur.
Sur les conseils de l'abbé Dubois, qui joua un rôle essentiel dans l'éveil
de sa passion scientifique, Philippe avait pris à son service un savant
hollandais de grande réputation, Guillaume Homberg. Cet encyclopédiste
avant la lettre avait déjà mené une existence fort mouvementée. Né à
Batavia, dans l'île de Java, il était fils d'un gentilhomme saxon à demi
ruiné par la guerre, qui s'était engagé dans la Compagnie hollandaise des
Indes orientales. Il avait quitté tout jeune l'archipel de la Sonde pour
revenir en Europe, avait fréquenté les universités les plus réputées et
rendu visite aux sommités scientifiques de son temps. Après des études
juridiques à Magdebourg il s'était lancé dans la botanique et l'astronomie,
puis s'était piqué de physique expérimentale avec le Saxon Otto de
Guerike. A Padoue, il avait découvert la médecine, à Bologne, la
minéralogie, à Rome, la fabrication de verres optiques et à Londres, la
chimie et l'alchimie. Reçu docteur en médecine à la faculté de
Wittemberg, il avait travaillé quelque temps à Stockholm avec le savant
Hierna. Quand il se fixa en France vers 1680, cet impénitent voyageur
était déjà connu pour ses travaux sur le phosphore et les
perfectionnements qu'il avait apportés au microscope et à la machine
pneumatique d'Otto de Guerike. Quelque temps après, il se convertit au
catholicisme et fut reçu à l'Académie des sciences où l'on mit un
laboratoire à sa disposition. C'est là, au tout début du XVIIIe siècle, que
Guillaume Dubois le persuada de venir au Palais-Royal. Il faut croire que
le Saxon s'y plut puisqu'il y resta jusqu'à sa mort en 1715, refusant les
propositions alléchantes de plusieurs princes, en particulier l'Électeur
palatin. A la fin de1704, il fut nommé premier médecin du duc d'Orléans
et, quatre ans plus tard, épousa la fille de Dodart, premier médecin du duc
de Bourgogne, qui l'aidait à son laboratoire.
Homberg était un petit homme doux, de faible complexion, à
l'élocution lente mais à l'esprit précis et rigoureux. Aimable et toujours
gai, jamais il n'affichait le moindre soupçon de pédanterie. Ce savant
éclectique et complet se riait de lui-même, adorait les farces et les
facéties, bref aimait la vie. Philippe s'entendait à merveille avec lui et se
passionnait pour ses recherches. Presque chaque jour il se rendait au
laboratoire qu'il avait fait aménager au Palais-Royal, mettait un masque
de verre et se livrait en sa compagnie à des expériences sur le soufre,
l'antimoine, le mercure ou le fer. Le Musée de la céramique à la
Manufacture nationale de Sèvres conserve encore dans ses réserves son
fourneau orné de fleurs de lys. Le prince s'amusait à fabriquer des pierres
synthétiques, des empreintes de médailles, de pierres gravées, et à
distiller des parfums. Grâce à un mélange à base de vif-argent, il avait
trouvé le moyen d'ouvrir les correspondances sans briser le cachet. Du
physicien allemand Ehrenfried Walter von Tschirnhausen, ami de
Homberg, Philippe acquit l'un des plus gros instruments d'optique de son
époque : un verre biconvexe de trois pieds de diamètre pesant 160 livres,
tiré d'une masse de verre de 7 quintaux. Cette lentille avait la propriété,
au soleil, d'enflammer en un instant le bois vert, de vitrifier la faïence, de
cuire des briques ou des tuiles. Grâce à elle, les travaux du prince
acquirent une haute réputation dans le monde scientifique. Les Mémoires
de Trévoux, les Philosophical Transactions de la Royal Society de
Londres citent ses expériences sur la fusion et les alliages de métaux
réalisés à l'aide de son burning glass. Homberg lui-même était stupéfié de
ses réalisations. « J'ai vu plusieurs fois le maître effrayé de son disciple »,
écrit Fontenelle. Louis XIV l'appelait en riant « le docteur de la famille ».

L'ALCHIMISTE

Bien qu'il se fût moqué plusieurs fois des chercheurs d'or, il est
vraisemblable que Philippe se livra à cette époque à la recherche de la
fameuse pierre philosophale dont le secretcontinuait de hanter les
imaginations. Le commissaire Narbonne l'assure dans son Journal. On
sait en outre que son ami Homberg s'intéressait de très près aux
transmutations alchimiques et s'interrogeait sur la possibilité de fabriquer
de l'or ou de l'argent à partir d'une « poudre de projection ». A l'époque,
ce n'était pas exceptionnel. Sans remonter aux expériences faites à Rueil
par un capucin défroqué nommé Dubois pour le compte du cardinal de
Richelieu, aux travaux de Desnoyers, secrétaire particulier de la reine de
Pologne Marie de Gonzague ou aux recherches de Christine de Suède et
de son extravagant apothicaire Joseph-Gabriel Borri, on doit reconnaître
qu'au début du XVIIIe siècle la majorité des savants croyaient encore à la
possibilité de telles transmutations. C'était l'opinion notamment de
Duclos, membre de l'Académie des sciences et médecin de Colbert, de
Johann Conrad Creiling, professeur de physique à l'université de
Tübingen, du médecin Georg Wolfgang Wedel, membre de l'Académie
royale des sciences de Berlin, ou encore des chimistes allemands Johann
Kunckel von Löwenstern et Georg Ernst Stahl. Sait-on qu'Isaac Newton –
le grand Newton – avait construit un four alchimique et rédigé de
multiples notes sur le sujet ?
Les archives de la Bastille contiennent pour cette époque les dossiers
de nombreux alchimistes, souffleurs, magiciens ou empiriques. Dans un
mémoire de 1703 émanant d'une dame Ubaldini, on apprend ainsi que le
duc d'Orléans avait été en relation avec un prétendu médecin d'origine
italienne, Vinaccio dit Vinache, ancien déserteur du Royal Roussillon,
qui, sous couvert de recherche alchimique, fabriquait de faux louis. Cet
individu lui avait même proposé de « consteller des diamants », c'est-à-
dire de leur jeter un sort pour gagner infailliblement au jeu. Ces relations
suspectes faisaient jaser. Devant les odeurs de soufre et les noires volutes
de fumée s'échappant des cheminées du Palais-Royal, comment ne pas
croire à la réputation de sorcier de Philippe ? Que pouvait donc fabriquer
un prince ardent et ambitieux au milieu des alambics, cucurbites et
athénors sinon des philtres ensorceleurs, des élixirs d'immortalité ou des
poisons redoutables ?

LES INQUIÉTUDES DE L'ÂME

Ces impressions se trouvaient corroborées par son attitude face à la


religion. Lui qui croyait au diable, au point, comme on l'a dit, d'aller
invoquer son ombre dans les carrières de Vanves et de Vaugirard, adoptait
vis-à-vis du christianisme l'attitude d'un « esprit fort », jurant et
blasphémant comme un crocheteur du Port-Saint-Landry. Une nuit de
Noël à Versailles, alors qu'il accompagnait le roi à matines et aux trois
messes de minuit, on fut surpris de le voir la tête plongée dans un livre de
prières. Le lendemain, la première femme de chambre de son épouse,
vieille servante qui avait conservé son franc-parler, lui fit compliment de
ce retour à la piété : « Vous êtes bien sotte, Mme Imbert, lui répondit-il ;
savez-vous donc ce que je lisais ? C'était Rabelais que j'avais emporté de
peur de m'ennuyer. »
Cette absence de piété tourmentait le petit duc, lui-même fort dévot.
Pourtant, Philippe n'était pas un de ces esprits anticléricaux ou
antireligieux, empiristes bornés, obstinément fermés à toute dimension
spirituelle. Autant il trouvait ridicules et sans le moindre intérêt les
querelles théologiques de son temps sur le jansénisme ou le quiétisme,
autant les problèmes métaphysiques semblaient le préoccuper. Saint-
Simon avoue qu'il ne put jamais connaître les convictions profondes du
prince et finit par être persuadé que son esprit flottait sans cesse. Il
touchait là au mystère insondable de cette personnalité fuyante et
insaisissable. Déiste comme le sera Voltaire, le duc d'Orléans
s'interrogeait sur l'existence d'un Dieu personnel, sur l'immortalité de
l'âme. Il était par nature superstitieux et fataliste. L'idée qu'on ne pouvait
échapper à son destin lui était familière. Par curiosité, il se fit expliquer
tous les systèmes cosmogoniques et les différentes religions de la terre.
La philosophie idéaliste de Leibniz retint un moment son intérêt. « Mon
fils n'est pas tout à fait de l'avis de M. de Leibniz, écrit la princesse
palatine, car il prétend que l'unité ne se trouve qu'en Dieu. Il a voulu me
le faire comprendre, mais j'avoue mon ignorance, je n'en comprends pas
un mot. »
En 1713, Fénelon, consulté par le prince, lui adressa différents
mémoires : une lettre « sur l'existence de Dieu et sur lareligion », une
autre « sur le culte de Dieu, l'immortalité de l'âme et le libre arbitre ».
Cette dernière commençait ainsi : « L'écrit que vous m'avez fait l'honneur
de m'envoyer, Monseigneur, comprend trois questions : 1° L'Être
infiniment parfait peut-il exiger quelque culte des êtres qui lui sont
infiniment inférieurs et disproportionnés ? 2° Peut-on démontrer que
l'âme de l'homme est immortelle ? 3° L'Être infiniment parfait peut-il
avoir donné à l'homme le libre arbitre, qui est la liberté de renverser
l'ordre ? » Peu après, dans une troisième lettre « sur le culte intérieur et
extérieur et sur la religion juive », le prélat lui écrivait : « Comme je sais
que vous lisez Abbadie sur la vérité de la religion, je ne puis m'empêcher
de vous proposer quelques réflexions sur cette matière... » On a peine à
croire à ces préoccupations métaphysiques tant l'image du seigneur impie
et libertin s'est imposée à nous. C'est encore un point sur lequel le
jugement de l'Histoire doit être révisé.

LE TEMPLIER

L'ésotérisme passionnait également Philippe. Est-ce pour cette raison


qu'en 1705 il tenta de ressusciter à son profit l'ordre du Temple et fit
renouveler les statuts généraux de cette étrange chevalerie dans un
convent général tenu à Versailles le 25 mars 1705 ? On est en fait assez
mal renseigné sur cette affaire dont seuls deux historiens de la franc-
maçonnerie, F.T.B. Clavel et Le Couteulx de Canteleu, ont parlé. Clavel,
qui écrit en 1843, assure avoir eu en main des documents irréfutables à ce
sujet provenant de la collection Morison de Grennfield. D'après ces
documents, aujourd'hui disparus, un jésuite italien, le Père Bonanni,
aurait fabriqué une fausse charte – dite « charte de Larmenius » –
donnant la liste fictive des grands maîtres du Temple depuis Jacques de
Molay jusqu'à Philippe d'Orléans. Cette association secrète entreprit de se
faire reconnaître par l'ordre du Christ établi au Portugal en 1319, qui
prétendait assurer la continuité des Templiers. Dans ce but, deux de ses
membres se seraient rendus à Lisbonne. Le grand maître de l'ordre du
Christ, le roi Jean V, aurait alors demandé l'ouverture d'une enquête à son
ambassadeur à Paris, don Luiz da Cunha.Les renseignements obtenus ne
furent sans doute pas satisfaisants car, au reçu du rapport, Jean V fit
arrêter les deux envoyés français. L'un d'eux parvint à s'évader et trouva
refuge à Gibraltar. Plus malchanceux, son compagnon resta deux ans
prisonnier des Portugais avant d'être jugé puis déporté en Angola où il
mourut.

En cherchant ainsi à réactiver l'ordre des Templiers, quel but


poursuivait Philippe ? Voulait-il exercer un pouvoir, jouer un rôle
politique, en particulier dans la succession d'Espagne ? La réponse à ces
questions semble à jamais perdue.
1 Lettre du comte d'Aguilar à Philippe V du 3 décembre 1705.
CHAPITRE V

La défaite et la gloire

UN NOUVEAU COMMANDEMENT

Le mardi 22 juin 1706, à Marly, après le souper, le roi, comme à


l'accoutumée, donna le bonsoir à tous ceux qui se trouvaient dans son
cabinet. Les courtisans passaient dans le salon lorsqu'il rappela le duc
d'Orléans et resta un quart d'heure avec lui. A sa sortie, la nouvelle éclata
comme une bombe : celui-ci prenait le commandement en chef des
armées d'Italie en remplacement du duc de Vendôme qui succédait à
Villeroy dans les Flandres.
Ce retour de faveur était en quelque sorte imposé par les événements.
Les désastres militaires, le découragement des officiers nécessitaient la
présence sur les champs de bataille d'un prince de la famille royale
capable de remonter le moral des troupes et de les conduire à la victoire.
Or quel autre prince pouvait-on choisir sinon le duc d'Orléans ?
Chamillart en avait été le premier persuadé et l'avait confié à Mme de
Maintenon. Surmontant sa répulsion naturelle à l'égard de ce débauché
qui, c'était sûr, était en train de perdre son âme, elle avait parlé au roi de
cette proposition. La décision avait suivi. Toutefois, comme il se défiait
quelque peu du tempérament impulsif et du manque d'expérience de son
neveu, Louis XIV décida de lui donner un mentor en la personne du
maréchal de Villars et lui fit promettre de se conformer à ses avis. « Je ne
peux vous écrire la joie demon fils, mandait Madame à la duchesse de
Hanovre le 24 juin ; il se tient plus droit et semble grandi de trois pouces.
Il partira aujourd'hui en huit. »
Dans l'état peu brillant où se trouvaient les affaires d'Italie, la présence
d'un chef de guerre éprouvé s'imposait. Il fallait achever le siège de Turin
que La Feuillade, à la tête de l'armée de Lombardie, conduisait avec une
lenteur désespérante, empêcher également le duc de Savoie, caché dans
les vallées alpines, de revenir en force sur sa capitale et surtout barrer la
route à la puissante armée du prince Eugène qui projetait de franchir
l'Adige et de remonter la vallée du Pô jusqu'à Turin. L'armée du Milanais
devait s'y employer. Philippe ne doutait pas de son succès. On raconte
qu'à l'ambassadeur de Venise qui exigeait la levée du siège de Turin, il
avait répondu « hautement que la déclaration de la République et une
goutte d'eau qui tomberait dans la mer n'étaient qu'une même chose ».
Mlle de Séry, toujours à l'affût, profita du regain de faveur de son
amant pour se faire donner une pension. Par acte du 30 juin, « haute et
puissante demoiselle de Séry, demeurant rue des Victoires », reçut une
rente annuelle de 25 000 livres sur un capital constitué de 500 000 livres,
avec possibilité de réversion à son fils. De ce jeune enfant, Philippe
s'occupa également. Nanti de l'accord du roi pour le légitimer, il rendit
visite au premier président du parlement de Paris et au procureur général
afin d'accélérer la procédure d'enregistrement de l'acte. Le baptême eut
lieu peu après son départ, le 8 juillet, à Chilly, et l'enregistrement des
lettres de légitimation le 27.
Un épisode relaté par plusieurs mémorialistes (Saint-Simon, le duc de
Luynes) montre qu'à cette époque le duc d'Orléans était toujours curieux
de l'avenir et préoccupé de son destin. Quelques jours après sa
nomination à la tête des armées d'Italie Mlle de Séry lui présenta une
adolescente élevée dans sa maison, qui savait lire l'avenir, même lointain,
dans un simple verre rempli d'eau. Philippe aurait demandé à la jeune
voyante de décrire la mort du roi. Celle-ci, qui n'avait jamais été à
Versailles ni fréquenté les gens de la Cour, regarda dans le verre et,
devant les quelques personnes présentes, fit une description minutieuse
de la chambre royale et de son ameublement. Elle dépeignit le roi dans
son lit et près de lui un petit enfant avec le collier de l'Ordre tenu par
Mme de Ventadour. Elle fit ensuite le portrait de Mme de Maintenon, du
docteur Fagon, de Madame, de laduchesse d'Orléans, de Mme la
Duchesse et reconnut Philippe. « Quand elle eut tout dit, raconte Saint-
Simon, M. le duc d'Orléans, surpris qu'elle ne leur eût point fait connaître
Monseigneur, Mgr le duc de Bourgogne ni M. le duc de Berry, lui
demanda si elle ne voyait point de figures de telle et telle façon. Elle
répondit constamment que non et répéta celles qu'elle voyait. C'est ce que
M. le duc d'Orléans ne pouvait comprendre et dont il s'étonna fort avec
moi, et en rechercha vainement la raison. L'événement l'expliqua. On
était lors en 1706. Tous quatre étaient alors pleins de vie et de santé, et
tous quatre étaient morts avant le roi... »
A cette troublante réunion participait également un sorcier qui proposa
au duc d'Orléans, ravi et fasciné, de lui prédire son avenir en projetant sur
le mur de la pièce son propre portrait, le représentant tel qu'il serait
quelques années plus tard. Au bout de quelques instants la silhouette du
prince se dessina sur la muraille avec une couronne fermée sur la tête. «
Elle n'était, poursuit Saint-Simon, ni de France, ni d'Espagne, ni
d'Angleterre, ni impériale. M. le duc d'Orléans, qui la considéra de tous
ses yeux, ne put jamais la deviner ; il n'en avait jamais vue de semblable.
Elle n'avait que quatre cercles, et rien au sommet. » C'est sans doute au
cours de cette même séance que le devin, au dire de Madame, prédit au
prince que dans l'immédiat il accumulerait les déboires et ne verrait une
amélioration de sa fortune qu'au seuil de sa trente-quatrième année, en
août 1707.
La tête emplie de ces prédictions et de ces énigmes Philippe régla les
derniers apprêts de son voyage. Pour faire face à ces premières dépenses
il emprunta 40 000 livres, refusant de gager ou de vendre les bijoux que
sa femme généreusement lui proposait. Le 30 juin, à Versailles, il fit ses
adieux au roi qui lui annonça que, Villars s'étant désisté, le maréchal de
Marsin le chaperonnerait. Enfin, le 1er juillet, il quitta Paris avec l'abbé
Dubois, les gentilshommes de sa maison, ses domestiques, un équipage
de vingt-huit chevaux et cinq chaises roulantes. Il arriva à Lyon le
quatrième jour, s'y reposa seulement huit heures pour parvenir à
Chambéry le 5 juillet. Sa hâte de voir le camp de Turin était telle qu'à
Saint-Jean-de-Maurienne, trouvant sa chaise trop lente, il l'abandonna et
sauta sur un cheval qui le fit arriver au quartier général le 8 juillet à onze
heures du soir.

LA FEUILLADE ET MARSIN

Somptueusement reçu par La Feuillade il visita les lignes le lendemain,


inspecta le pont sur le Pô et les redoutes, pénétra dans la tranchée,
examina les sapes engagées vers deux bastions, une demi-lune et un
ouvrage à cornes et fit de grandes libéralités aux soldats. Il trouva les
travaux du siège moins avancés que prévu. Le mineur le plus proche de la
ville n'était encore qu'à 8 toises (environ 15,50 m) de l'avant-chemin
couvert et venait de tomber sur un terrain difficile, caillouteux, où l'on
pouvait redouter la présence de « contre-mines » ennemies. Tout cela
n'était que trop prévisible, car, tournant le dos au bon sens, le sémillant
La Feuillade avait voulu attaquer Turin par sa citadelle, c'est-à-dire par
l'endroit le mieux défendu. En apprenant cette nouvelle, Vauban, dont on
avait insolemment décliné les offres de service, avait éclaté de rire et mis
sa tête à couper que le « cher gendre » de Chamillart s'y casserait bec et
ongles ! Le vieux maréchal savait de quoi il parlait : c'était lui qui avait
renforcé les fortifications de la capitale savoisienne ! Et cela faisait
maintenant des semaines que le siège durait et que les troupes françaises
– bien équipées et pourvues de tout grâce à l'obligeance ministérielle –
épuisaient en vain leurs munitions, leur peine et leur santé. Dans les
hôpitaux militaires on comptait déjà plus d'une centaine de malades et
neuf cents blessés.
Tout en rendant hommage dans ses lettres à l'esprit « intelligent et
appliqué » du duc de La Feuillade – prudence oblige –, Philippe chercha
à remédier à ses erreurs les plus criantes. D'évidence, il fallait installer
des troupes sur la hauteur des Capucins et la « vigne de Madame Royale
», par où les assiégés pouvaient encore, au prix de quelques efforts,
communiquer avec le plat pays. On lui fit remarquer que c'était dégarnir
le siège et risquer de retarder les travaux entrepris. Objection acceptée :
on était mal engagé et si profondément qu'il était impossible de tout
remettre en cause. Au moins, conclut Philippe, que l'on fasse tout pour
abréger cette épuisante affaire et que l'étourdi La Feuillade cesse de «
voler le papillon » en poursuivant avec des troupes fatiguées
l'insaisissable duc de Savoie qui le narguait au fond de la vallée de la
Lucerna. Il ordonnadonc aux régiments français dispersés dans le
Piémont de venir avec leur artillerie renforcer le camp retranché devant
Turin. Puis il quitta l'armée de siège et se rendit à Milan où il arriva le 11
juillet, salué par des salves d'artillerie. Il y fut accueilli par le gouverneur
général espagnol, le prince de Vaudémont, qu'il avait autrefois combattu
en Flandre mais qui était devenu l'allié de la France depuis le changement
de dynastie à Madrid. A Crémone Philippe rencontra Vendôme qui avait
hâte de lui remettre son bâton de commandement et de rejoindre les
Flandres où l'attendaient d'autres responsabilités. Les deux hommes
tinrent ensemble quelques rapides conférences. Le gros Vendôme,
toujours paresseux et trop sûr de lui, avait, sans réagir, laissé le prince
Eugène franchir l'Adige et le canal Blanc avec 24 000 hommes, mais jura
à son successeur que nul ne pourrait passer le Pô. Quand il apprit
pourtant qu'un parti ennemi l'avait franchi, il s'écria que « cinq ou six
coquins, ce n'était pas merveilles ». Lorsqu'on vint lui dire peu après que
toute l'armée venait de le traverser il tonna : « Eh bien, ils sont passés, je
n'y puis que faire : ils ont bien d'autres obstacles à surmonter avant de se
rendre en Piémont », et sur cette parole salua la compagnie. Le duc
d'Orléans, que venait de rejoindre Marsin, gagna le quartier général de
l'armée de Lombardie à Volta. La situation n'y était guère brillante.
Autant l'armée de siège disposait de tout en abondance, autant celle de
couverture manquait de l'essentiel. Elle était de surcroît en mauvaise
posture. Au lieu de se retirer prudemment derrière le Mincio pour éviter
de se laisser tourner, Vendôme avait dispersé ses troupes du lac de Garde
à Mantoue. Démoralisé par sa nouvelle affectation, il abandonnait à son
successeur le soin de rétablir une situation qu'il avait compromise par
négligence. Le 18 juillet, Philippe rendit compte au roi du triste état dans
lequel il avait trouvé les affaires d'Italie mais, bon prince, ménagea
Vendôme, faisant même l'éloge de « son application et du zèle infini »
qu'il témoignait envers Sa Majesté.
Son premier soin fut de regrouper les troupes disponibles, à l'exception
d'un petit corps laissé à M. de Médavy pour garder l'Adige. Ses forces se
trouvant encore inférieures de 10 000 hommes à celles du prince Eugène,
il écrivit à La Feuillade pour lui demander un renfort immédiat de 30
bataillons d'infanterie et de 30 escadrons de cavalerie à prélever sur
l'armée de siège, faute de quoi, dit Saint-Hilaire dans ses Mémoires, « il
ne répondait de rien et se déchargeait du mauvais succès de la campagne
». Son plan était de ne laisser que de petites garnisons dans les villes du
Mantouan, de précéder la marche des ennemis en direction de Turin en
remontant la rive droite du Pô et de les attendre dans une position sûre
sur les bords du Tanaro, où La Feuillade devait acheminer ses renforts.
Les Impériaux une fois battus, il serait plus facile de revenir à Turin et d'y
achever le siège, les deux armées réunies.
Le 25 juillet, le duc d'Orléans, Marsin et La Feuillade eurent une
longue entrevue à Mantoue. Ce dernier refusa de se priver de ses
bataillons d'infanterie au moment où il espérait s'emparer du chemin
couvert. Marsin, ne songeant « qu'à satisfaire le gendre du tout-puissant
ministre et à lui plaire », appuya cette opinion de toute son autorité.
Philippe dut céder avec le sentiment d'être pris dans une « gaufre » entre
les deux généraux, comme il l'écrivait à Chamillart le 27 juillet. Or, on
devait le savoir par la suite, sa stratégie était la bonne : Dans une lettre
chiffrée à l'Empereur, le prince Eugène reconnaissait que si les Français
se postaient sur le Tanaro, c'était folie que de tenter le passage et de
marcher sur Turin.
Il ne restait plus dès lors qu'une solution, celle de devancer les
Impériaux, de retarder leur progression en coupant les ponts et en
confisquant le bétail et de rejoindre ainsi l'armée de siège sous les murs
de Turin. Une fois réunis, on pourrait marcher avec des forces cette fois
supérieures en nombre et livrer bataille du côté de Moncalieri ou
Carignan. La retraite se passa tant bien que mal, gênée par le manque de
vivres et les chaleurs qui avaient asséché les torrents et les rivières. A
plusieurs reprises les deux armées se retrouvèrent face à face, mais
Philippe pas plus qu'Eugène ne se risqua au combat.
Le 28 au soir, enfin, le duc d'Orléans arrivait au camp devant Turin
tandis que l'armée du prince Eugène et celle du duc de Savoie
s'apprêtaient à faire leur jonction au sud de la ville. Les troupes du siège
lui parurent dans un état pitoyable : soldats fatigués et amaigris, malades
en nombre considérable. Les ingénieurs et les officiers d'artillerie
passaient leur temps à se quereller si bien que depuis un mois et demi le
siège n'avait pas avancé. On s'était certes emparé du chemin couvert et
des contre-gardes mais d'autres ouvrages chèrement acquis avaient été
repris. Voyant que les mesures prescrites n'avaient pas été appliquées, le
prince, raconte le marquis de Sourches, explosade colère devant La
Feuillade : « Il lui dit que, s'il avait des ordres de la Cour pour ne pas
prendre Turin, il les montrât, mais que, s'il n'en avait point, il fallait faire
tout ce qui était nécessaire pour le prendre. »

SOUS LES MURS DE TURIN

Maintenant, l'objectif prioritaire était d'affronter les colonnes d'Eugène


et du duc de Savoie qui se rapprochaient dangereusement. On apercevait
la poussière qu'elles soulevaient en se déplaçant du sud vers l'ouest de la
ville. Dans la journée du 29, Philippe visita les retranchements que La
Feuillade avait fait creuser. Ils lui parurent démesurément longs et
maladroitement réalisés. Les lignes de circonvallation, en particulier,
étaient si étendues qu'une armée trois ou quatre fois plus nombreuse
aurait eu grand-peine à les garder sérieusement. Au cours de leur
manoeuvre enveloppante Philippe remarqua que les Impériaux prêtaient
le flanc aux troupes françaises. N'était-ce pas l'occasion inespérée de
franchir les lignes et de marcher en force à l'ennemi ? Quelques
précautions suffiraient du côté du mont des Capucins pour empêcher
toute tentative d'infiltration dans la ville. Tout doux, jeune homme ! Le
maréchal de Marsin objecta que l'on prendrait des risques considérables à
dégarnir le siège. Si les ennemis n'étaient plus en état de sortir par
manque de munitions, du moins pouvaient-ils recevoir des secours
extérieurs. N'avait-on pas trouvé des peaux de bouc emplies de poudre à
canon flottant sur le Pô ? Objection futile, répliqua le prince. L'armée du
prince Eugène arrive harassée. Si l'infanterie et la cavalerie françaises se
présentent en masse devant elle avec des effectifs supérieurs, rien ne dit
que l'ennemi hasardera un combat. Peut-être même renoncera-t-il à
secourir Turin ? L'armée de secours repoussée, la conquête de la ville
deviendra alors infiniment plus facile. Marsin reconnut la valeur de ces
arguments mais persista dans son opinion. Le plan du duc d'Orléans
nécessitait de dégarnir à l'est les 46 bataillons d'Albergotti juchés sur la
hauteur boisée des Capucins dominant la ville. Or, il estimait pour sa part
que la reddition de Turin n'était pas inconcevable. Ainsi se rangeait-il
encore à l'avis de La Feuillade,lui-même soucieux de ne pas se faire voler
par le duc d'Orléans la gloire d'une victoire. Philippe s'obstina et rétorqua
que les derniers assauts avaient prouvé les difficultés à venir à bout des
assiégés, qu'une nouvelle action nécessitait de longs travaux de sape. En
attendant, les ennemis franchiraient les lignes françaises parfaitement
indéfendables et tout serait perdu. La querelle s'envenimant, Marsin
consentit à convoquer un conseil de guerre où tous les lieutenants
généraux seraient appelés à donner leur avis.
On tint donc conseil le soir après dîner dans la tente d'un officier
général. Chamarande, Galmoy, Vibraye, d'Arène et Mursay furent
d'accord avec Marsin et La Feuillade pour rester dans les lignes. Saint-
Frémont exprima ses inquiétudes mais finalement rallia cette opinion.
Albergotti proposa un compromis : détacher un corps de 100 escadrons et
de 40 bataillons pour tenir l'ennemi en respect. Seul le comte d'Estaing
soutint sans réserve la proposition de Philippe. Saint-Hilaire et Voltaire
assurent que Marsin tira de ses cassettes un ordre secret obligeant le duc
d'Orléans à se conformer à son avis en cas d'action. Surpris et touché au
vif, celui-ci s'écria : « Puisque je ne suis ici qu'un zéro en chiffre, je n'ai
qu'à m'en retourner et le plus tôt sera le mieux ; qu'on me prépare une
chaise de poste. » Saint-Simon, qui ne parle pas de l'ordre écrit, confirme
que le prince voulut quitter l'armée dans l'instant. Tous les officiers
présents se mirent à le supplier. Philippe se laissa fléchir. Eh bien soit, il
demeurerait au camp mais ne se mêlerait en rien du commandement de
l'armée et servirait en simple volontaire ! Il expédia au roi une lettre lui
demandant de trancher le différend qui l'opposait à Marsin et La
Feuillade. Le 6 septembre, il revenait dans une nouvelle dépêche sur le
projet qui lui tenait à cœur. Vu l'opposition de tous les officiers
expérimentés, disait-il, « il ne convient pas, dans mon noviciat de
commandement, de prendre sur mon avis seul une chose de cette
conséquence. Je me rapporte donc à eux de tout, aussi bien que des
inconvénients qui se trouvent dans l'un et l'autre parti ».
Marsin, de son côté, était soucieux mais pour des raisons toutes
différentes. Il avait le très vif pressentiment qu'il périrait au cours de cette
campagne. Cette pensée obsédante obscurcissait son esprit, brouillait son
jugement, annihilait sa volonté. Il est probable que son étrange paralysie
devant l'ennemi, son obstination à ne pas agir venaient de cette psychose
morbide et nond'un ordre de la Cour. On doit, en tout cas, exclure l'idée
d'une intervention secrète de la duchesse de Bourgogne qui l'aurait
supplié de ménager ou d'épargner son malheureux père, le duc de Savoie.
Ce bruit sans fondement, avancé au XVIIIe siècle par Duclos et quelques
autres et repris par Michelet qui le tenait pour « infiniment vraisemblable
», est aujourd'hui écarté par les historiens sérieux, français ou italiens, sur
la base de nombreuses recherches d'archives. Une lettre de la petite
princesse datée du 3 mai 1706 montre seulement son ardent désir d'une
paix honorable entre le roi et son père chéri. L'idée même de trahison ne
l'a sans doute jamais effleurée. Pas plus elle que Mme de Maintenon ne
se sont mêlées des opérations du siège. Quant à Marsin, il n'a pu recevoir
oralement des instructions secrètes puisqu'il avait quitté les Flandres en
juillet 1706 pour rejoindre directement l'armée d'Italie, sans passer par
Paris ou Versailles. Sentant sa fin prochaine, il écrivit à Chamillart le 6
septembre un billet qui ne devait être remis qu'après sa mort et dans
lequel – incorrigible flatteur – il tressait encore des couronnes de fleurs
au superbe et inepte La Feuillade.

LA BATAILLE

L'armée d'Eugène de Savoie avait franchi le Pô le 4 septembre. Le 5,


deux détachements de la cavalerie impériale commandés l'un par
Annibale Visconti, l'autre par le marquis Philippe de Langalerie – un
aventurier promis à un destin hors série –, attaquèrent un important
convoi de ravitaillement se rendant au camp français. Ils s'emparèrent de
600 à 700 mulets chargés de farine, de poudre et de munitions, laissant
seulement les 250 mulets de tête gagner leur lieu de destination. Le
lendemain, le château de Pianezza, à l'ouest de Turin, défendu par le
régiment de dragons de Châtillon, était investi sans coup férir.
Informé de cette attaque, Philippe, malgré son dépit et sa résolution,
courut avertir le maréchal et lui démontra l'avantage d'attaquer l'ennemi
par surprise sans le laisser franchir la Doire. Sur ces entrefaites, un
officier, M. de Saint-Nectaire, de retour de patrouille, confirma l'attaque
du château de Pianezza et appuyala proposition du prince. Marsin resta
inébranlable, persuadé que l'information était fausse et que le prince
Eugène, si habile qu'il fût, ne pouvait arriver si rapidement. Philippe le
supplia de dégarnir la hauteur des Capucins. Le maréchal lui répliqua
sèchement qu'il n'avait pas pouvoir de lever les troupes du siège et qu'il
devait attendre les ordres de Sa Majesté. En vérité, Marsin croyait à une
ruse des ennemis pour l'obliger à affaiblir cette position située à l'est de
Turin. Les troupes, commandées par le duc d'Orléans pour aller reprendre
le château de Pianezza, furent donc décommandées par lui. Or, le
lendemain, répondant à la lettre de Philippe du 30 août, Louis XIV
donnait l'autorisation « s'il en était besoin » de lever le siège et d'attaquer
toutes forces réunies le prince Eugène. Malheureusement, cette dépêche
ne devait arriver qu'après la défaite...
Selon certaines versions, l'algarade entre Marsin et le neveu du roi
aurait eu lieu à cheval et en public, et c'est alors seulement que le
maréchal aurait tiré d'un coffret l'ordre secret de la Cour. Dans ses
Mémoires pour servir à l'Histoire de France, Napoléon Ier a estimé que
Philippe d'Orléans, devant des instructions aussi absurdes, aurait dû
mettre le maréchal aux arrêts et imposer son plan. Mais on était encore
sous l'Ancien Régime, où parfois les manœuvres et les batailles se
décidaient en détail dans le cabinet du roi. Le pauvre Tourville, vaincu à
La Hougue en 1693 par des ordres aveugles venus de Versailles et répétés
plusieurs fois malgré son insistance, en avait subi les conséquences.

Le soir du même jour, 6 septembre, l'armée coalisée vint camper à


Veneria, sa droite appuyée à la Doire Susine et sa gauche à la Sture, en un
endroit où les Français n'avaient établi aucune ligne de défense. Marsin,
qui venait seulement de prendre conscience du danger, ordonna aux
troupes de creuser à la hâte des retranchements. Il était hélas bien tard.
Totalement écœuré, Philippe s'apprêtait à ne participer au combat que
comme volontaire lorsque des officiers, vétérans de Steinkerque, de
Neerwinden et de Leuze, le supplièrent de ne pas les abandonner alors
que l'état-major paraissait désemparé. Un simple soldat du régiment de
Piémont osa l'apostropher et lui demander s'il leur refuserait son épée.
Cette phrase fit plus que tous les discours des officiers. Il reprit donc le
commandement, bien décidé à sauver Marsin et La Feuillade malgré eux.
Comme il était trop tard pour tenter une sortie, il aligna les8 000 hommes
dont il disposait derrière de dérisoires retranchements construits pendant
la nuit dans un terrain caillouteux de 1 200 toises de long. Il y ajouta une
quarantaine de pièces d'artillerie. Face à lui se tenaient Eugène et Victor-
Amédée avec 35 000 hommes. Voyant qu'il n'avait pas assez de troupes
pour occuper le terrain entre la Doire et la Sture, Philippe envoya
chercher les brigades du Perche, d'Anjou et de Bretagne. Par deux fois il
donna ordre à Albergotti de venir le rejoindre avec ses 46 bataillons. Par
deux fois La Feuillade, qui avait autorité sur les troupes du siège, donna
le contrordre. La désobéissance était générale. Un officier du régiment
d'Anjou ayant refusé d'obtempérer, le duc d'Orléans lui balafra le visage
de son épée...
L'attaque commença le 7, sur les dix heures du matin, par une violente
canonnade tirée par les Français. Marchant sur trois colonnes, les
grenadiers et l'infanterie prussienne s'avancèrent le plus près possible des
retranchements mais le feu nourri qu'ils essuyèrent des carabiniers
français et d'un escadron du régiment d'Anjou les obligea à plier. A trois
reprises leurs assauts, toujours renforcés par des troupes fraîches, furent
repoussés. C'est alors que le duc de Savoie remarqua un espace vide du
côté des digues de la Sture, que Philippe, faute de troupes, n'avait pu
combler. Il y jeta les grenadiers prussiens et la brigade du Wurtemberg
qui s'y installèrent solidement, repoussant une charge de la cavalerie
française.
Vers le milieu du combat, Marsin fut grièvement blessé au bas-ventre
et aux reins. On le conduisit dans une cassine proche du champ de
bataille, où il fut fait prisonnier. Soigneusement gardé par un piquet
d'honneur, il eut le temps de dicter quelques lettres sur ses affaires
privées qu'il signa d'une main tremblante – elles sont conservées au
Service historique de l'armée –, puis expira étouffé, dit-on, par la fumée
provoquée par l'explosion d'un dépôt de poudre. Il fut inhumé le
lendemain dans un couvent de Capucins.
Pour les Français, cependant, la situation devenait désespérée. Les
quelques renforts qui arrivaient à la hâte étaient trop essoufflés et trop
peu nombreux pour résister efficacement au flot submergeant des
Impériaux. Une dernière fois, Philippe essaya de rallier la cavalerie et de
charger le duc de Savoie qui s'avançait dangereusement le long de la
Sture, menaçant de prendre l'infanterie française à revers. Mais il dut
bientôt sereplier. Les contemporains sont unanimes à louer son
comportement. Mme de Maintenon, pourtant peu sujette à
l'enthousiasme, écrivait à son amie Mme des Ursins : « Les héros dans
les romans ne poussent pas la bravoure plus loin que ce qu'il a fait. » Et
celle-ci de répondre : « Ce qu'il a fait doit le faire admirer autant par son
courage que par son jugement, puisqu'il n'a pas moins agi en héros que
pensé en grand capitaine. » Il n'avait pas hésité à se tenir à découvert, son
cheval enjambant les retranchements. Dans le fort du combat le prince
tua de ses mains un cavalier allemand qui fonçait sur lui sabre au clair,
mais un peu plus tard il fut blessé à la hanche d'un coup de mousquet.
Malgré le sang qui coulait en abondance, il réussit à dissimuler sa
blessure. Il eut ensuite une légère contusion à la cuisse puis reçut un très
douloureux coup de mousquet au bras gauche, au-dessus du poignet, qui
atteignit l'os. Cette fois il dut se retirer pour se faire panser. Sans l'armure
spéciale à l'épreuve des balles que l'abbé Dubois avait fait forger pour lui
à Milan, son corps aurait été percé de toutes parts : on releva sur cette
armure les traces de six impacts. Hâtivement soigné, il se fit à nouveau
porter en avant afin d'inciter les hommes à reprendre l'offensive, appelant
les officiers par leur nom, encourageant les soldats. Finalement, vaincu
par la douleur, Philippe laissa ses ordres à M. de Saint-Frémont, donnant
pour consigne de repasser la Doire par les ponts de Lucento et d'organiser
la retraite. Quant au duc de La Feuillade qui, pendant l'attaque, avait
imperturbablement continué ses assauts contre la citadelle, voyant la
déroute arriver, il se retira vers Chivasso, au nord-est de la ville, avec ce
qui lui restait de sa peu glorieuse armée de siège.
Peu après, les vainqueurs firent une entrée solennelle dans Turin sous
les acclamations de la population et de la garnison. Le comte de Thaun,
commandant de la place, offrit aux vainqueurs un souper magnifique et
utilisa les quatre derniers jours de poudre qui lui restaient à tirer les
salves d'un Te Deum. Au quartier général abandonné par les Français, les
coalisés s'emparèrent de richesses considérables : tentes, équipages,
carrosses, vaisselles d'argent des généraux, linges et vêtements des
officiers. Ils firent main basse sur 40 000 pistoles, 40 étendards ou
drapeaux, quatre portraits du roi, les chevaux de treize régiments de
dragons, 250 pièces de canon et 108 mortiers, 7 800 bombes, 48 000
boulets, 86 000 quintaux de poudre...

LA RETRAITE

A quelques lieues de Turin, le duc d'Orléans, malgré ses blessures,


rassembla le conseil de guerre qui se tint « tout botté et fort tumultueux »
(Saint-Hilaire). Le prince, parlant en maître, annonça son intention de
couper la retraite des ennemis par le Milanais, riche et préservé, de faire
sa jonction avec le petit corps d'armée du comte de Médavy, d'enfermer
Eugène autour de Turin dans un pays ruiné et désolé où il ne pourrait
subsister. Tous les généraux, La Feuillade en tête, se dressèrent contre ce
plan, n'aspirant plus désormais qu'à retrouver « les plaisirs de Paris ». Ils
conseillèrent donc de se replier dans un premier temps à Pignerol, où le
duc de Savoie avait dû faire approvisionner de bons et solides magasins
de vivres. D'ailleurs, en barrant ainsi la route des Alpes, n'empêchait-on
pas Eugène de voler au secours des Camisards des Cévennes ? Seul,
encore une fois, le comte d'Estaing appuya l'avis de son chef. Philippe
mit un terme aux chaudes discussions de l'état-major, donna ses ordres
pour partir en direction du Milanais et fit avertir Albergotti, dont les
bataillons n'avaient pas combattu, de le suivre. Malgré les murmures des
officiers, il monta en voiture. A la sortie du pont sur le Pô, le lieutenant
général d'Arène arrêta le duc d'Orléans et lui conseilla de rebrousser
chemin, ayant appris de bonne source que les ennemis occupaient
Moncalieri et Chieri. Le commandant en chef refusa de se laisser
influencer. Des racontars ! Tout au plus y avait-il des paysans et des
milices mal équipées qu'il faudrait balayer. Mais d'Arène lui présenta un
officier qui assura avoir vu de ses propres yeux, dans ces deux villes, des
troupes régulières estimées à 6 000 hommes, dont le célèbre régiment de
la Croix blanche, avec à sa tête le duc de Savoie. Le prince voulut malgré
tout poursuivre sa marche en direction du Milanais, quitte à s'arrêter en
route et à forcer le passage. On lui révéla alors que l'armée n'avait plus de
vivres car les convois de ravitaillement avaient malencontreusement pris
la route de France. Philippe, voyant qu'il ne disposait que d'une armée
affaiblie, dépourvue pour ainsi dire de cavalerie, qu'il était lui-même de
plus en plus torturé par ses blessures, finit alors par céder. Ce fut sans
doute la seule faute qu'il commitdurant cette campagne. Toutes les
informations sur les positions ennemies étaient fausses, la route était libre
et le duc de Savoie bien loin de Chieri ou de Moncalieri.
Éreinté, Philippe se jeta au fond de sa chaise et dit « qu'on allât donc
où on voudrait et qu'on ne lui en parlât plus ». Du haut des Capucins,
Albergotti, ne comprenant pas d'avoir à repasser le Pô, se fit confirmer
plusieurs fois le contrordre.
L'après-midi du 8 septembre, l'armée parvint sans trop de désordre à
Pignerol, abandonnant seulement aux avant-gardes ennemies les derniers
traînards et quelques bagages. Naturellement les merveilleux magasins
regorgeant de provisions n'existaient qu'en imagination. « Je trouvai Son
Altesse Royale au lit, raconte Albergotti, au désespoir du parti qu'on lui
avait fait prendre, sans pain pour ses troupes, sans mulets ni caissons
pour les vivres, ni savoir ou en prendre, que soixante sacs de farine qu'on
avait ramassés dans toute la ville, les troupes ne vivant qu'avec du blé
bouilli, quelques légumes et des raisins. Nul approvisionnement en
arrière... »
Les intendants expliquèrent qu'il faudrait au bas mot un mois pour
faire venir du Dauphiné des mulets chargés de blé. Malgré ces obstacles,
le duc d'Orléans demeurait persuadé que la bonne solution consistait à
repasser le haut Pô et à gagner Alexandrie ou Cazal. Mais que faire sans
vivres avec une armée affaiblie ? Philippe se résigna donc à prendre la
direction des vallées savoyardes, ne conservant que les passages de
Pérouse, de Suse et du Val d'Aoste, dans l'espoir de revenir bientôt. En
arrivant à Oulx, près du mont Cenis, le 14 septembre, une nouvelle agit
comme du sel sur ses plaies : le 9, deux jours après le désastre de Turin,
M. de Médavy avec ses 9 000 hommes avait remporté un combat sur le
prince de Hesse-Cassel près de Castiglione, l'obligeant à lever le siège de
cette ville. C'était la confirmation qu'on aurait pu se maintenir en Italie du
Nord. Hélas, après la retraite à laquelle on l'avait contraint, la belle action
de Médavy ne servait à rien. Milan capitulera le 25 septembre, bientôt
suivie de Pavie, Cazal, Lodi, Tortone, Cremone et Alexandrie. A Paris,
on chantonnait sur le Pont-Neuf :
A Turin,
Git Marsin
Et le bâton du Feuilladin.
En quoi d'ailleurs le bon peuple se trompait puisque l'ambitieux gendre
de Chamillart finira par décrocher en 1725 le bâton de maréchal. Pour
l'heure, le paon avait perdu ses plumes : il était tombé lui aussi dans le
plus profond désespoir, gémissant contre les « décrets de Dieu » et jurant
de ne plus porter l'épée de sa vie. De son lit de douleur, Philippe trouva le
moyen d'avoir pour lui des paroles apaisantes, l'excusant avec indulgence
des malheurs survenus et louant auprès de Chamillart les mille qualités
dont il était paré.
Cependant la blessure au bras de Philippe s'aggravait. On s'aperçut
qu'il avait plusieurs tendons sectionnés, ce qui risquait de paralyser au
moins deux doigts. Lui qui avait beaucoup engraissé ces derniers mois,
au point que sa mère le comparait à M. de Vendôme, ne cessait de
maigrir. Il était plongé dans une prostration d'où son entourage ne
parvenait à le tirer. Le souvenir cuisant de la défaite et de la retraite qu'il
n'avait pu ou su éviter assombrissait sa mélancolie. Quand on apprit à la
Cour que son bras était atteint de gangrène et que les chirurgiens de
l'armée étaient partisans de l'amputation, Madame en perdit pendant
plusieurs jours l'appétit et le sommeil. Heureusement deux praticiens
réputés, Pierre Chirac, médecin de Montpellier, et Lardy, premier
chirurgien de Son Altesse Royale, s'opposèrent formellement au principe
de l'opération et entreprirent d'assainir la plaie par des bains d'eau de
Balaruc.

Son action à Turin ne rencontrait qu'éloges et admiration. « Le roi et


toute la terre vous rendent justice et chantent vos louanges partout », lui
écrivait la Palatine le 14 septembre. Chamillart lui parla de la « gloire
immortelle » qu'il s'était acquise et blâma officiellement la conduite de
son gendre. Sa femme, la duchesse d'Orléans, s'arrachant à sa paresse
naturelle, lui exprima par lettre son « extrême tendresse ». M. le Prince,
M. le Duc, la princesse de Conti, la duchesse de Bourgogne, ses amis, ses
relations lui envoyèrent des dizaines de lettres, prenant part à sa douleur
et à son malheur. Plus que l'eau de Balaruc, ce furent toutes ces lettres –
et particulièrement celle du roi – qui le métamorphosèrent, au point que
Madame, radieuse, s'écria devant Louis XIV qu'elle lui devait son fils !
Pour un peu, Mme de Maintenon aurait parlé de miracle ! « Vous n'êtes
pas dévot, écrivait-elle au pauvre blessé, mais vous êtes capable de
remonter à la source de tout ce qui nous arrive. Dieu a voulusauver M. le
duc de Savoie et affliger la France. Vous n'avez pu l'empêcher... » A quoi
celui-ci répondit avec sa finesse et son humour habituels : « Quand je
pourrai sans hypocrisie vous dire que je suis dévot, j'aurai une joie
parfaite de pouvoir vous faire cette confidence ; ceux qui sont
véritablement dévots sont si vrais et si généreux qu'un honnête homme a
plus de disposition qu'un autre à le devenir... »
Dès que Mlle de Séry apprit qu'il se rendait à Grenoble pour y préparer
son retour en Italie, elle voulut l'y rejoindre. Elle fit croire à une retraite
en Normandie et partit en chaise de poste avec Mme de Nancré, belle-
mère du capitaine des Suisses du prince. A la Cour, on eut vent de son
équipée lorsqu'elle se trouva sur le chemin de Lyon. Le chevalier de
Quincy, qui servait à l'armée d'Italie, raconte dans ses Mémoires : « En
arrivant à Moirans, petit bourg entre Grenoble et Lyon (nous étions logés
chez la veuve Paris, au Grand-Saint-François, mère des fameux Paris),
après avoir dîné, étant à la fenêtre, nous vîmes une troupe de femmes et
d'hommes qui revenaient du café. Les femmes avaient beaucoup de
rouge, ce qui nous les fit prendre d'abord pour des comédiennes. Étant
plus près de nous, je reconnus Mlle de Séry, la marquise de Nancré et
l'abbé Dubois, depuis cardinal, qui étaient accompagnés de plusieurs
hommes et de plusieurs femmes. Cette troupe gaillarde allait à Grenoble,
où le duc d'Orléans devait arriver. » Là, les voyageuses s'installèrent dans
une hôtellerie. Philippe, averti de leur venue, s'en montra d'abord fâché.
N'allaient-elles pas gâcher son crédit retrouvé auprès du roi ? Mais
l'amour l'emporta bien vite sur le reste. « Sur les sept ou huit heures du
soir, relate Saint-Simon, les affaires du jour vidées et la représentation
finie, il ferma ses portes, s'enfonça dans son appartement et par les
derrières d'un escalier dérobé arrivèrent les femelles et soupèrent avec lui
et deux ou trois familiers. Cela dura ainsi cinq ou six jours, au bout
desquels il les renvoya et (elles) repartirent. » Ces délices de Capoue
causèrent un prodigieux scandale. Le duc et la duchesse de Bourbon ne
furent pas les derniers à répandre le bruit que ce voyage avait été arrangé
d'avance par le duc d'Orléans et M. de Nancré et qu'on avait donné à
Grenoble en l'honneur de Mlle de Séry une fête des plus magnifiques. Le
roi, mécontent, n'écrivit pas directement à son neveu, mais fit ses
reproches par l'intermédiaire de Chamillart.
Philippe n'était pas au bout de ses malheurs. Sa blessure aubras ne
guérissait pas et l'on craignait une infirmité permanente. Comme il ne
pouvait toujours pas remuer le pouce et l'index, les médecins lui
prescrivirent une cure le printemps suivant à Bourbonne-les-Bains. Mais
lui ne voulut rien entendre, il reprit ses repas plantureux, au grand
désespoir de Madame et envisageait plus que jamais de repartir pour
l'Italie. Avec M. de Bezons, lieutenant général, que le roi lui avait envoyé
dans ce but, il examinait toutes les possibilités d'action et rassemblait en
Dauphiné du matériel, des mulets, des vivres et des troupes fraîches.
Mais il se heurtait partout à la mauvaise volonté des officiers qui rêvaient
de prendre leurs quartiers d'hiver. « J'ai beau prier, parler ferme, n'être
occupé que de cela, tout le monde tourne le dos à l'Italie », écrivait-il à
Chamillart. Pourtant il refusait de se laisser abattre : « J'irai dans tous les
quartiers m'assurer de la vérité et faire honte à ceux qui mollissent pour le
service du roi. » Il tempêtait contre tous, secouait les paresseux, violentait
les incapables, aiguillonnait les intendants, gourmandait les commissaires
des guerres, fustigeait les munitionnaires. Jamais on ne l'avait vu si animé
ni si résolu. Le désir d'une revanche éclatante stimulait son ardeur.
Hélas, quand M. de Bezons revint à Versailles avec les états de la
nouvelle armée d'Italie, le roi décida de repousser jusqu'au printemps la
reprise des hostilités, estimant trop risqué de lancer des troupes aussi peu
nombreuses en Lombardie. Avec les hommes de pied et les 5 000
cavaliers péniblement réunis, comment Philippe aurait-il pu tenir face
aux 25 000 ou 30 000 guerriers du prince Eugène ? Louis XIV se chargea
d'annoncer cette cruelle décision à son bouillant neveu : « J'entre dans la
peine que vous aurez de revenir ici après avoir fait une campagne aussi
désagréable [...]. Vous avez exposé votre personne avec beaucoup de
courage, vous avez proposé tous les bons partis : vous n'avez rien à vous
reprocher et je suis content de vous. »
Philippe, qui avait annoncé son départ imminent à M. de Médavy, fut
terrassé par ce coup qui ruinait ses espoirs. « Je ne cède, dans cette
occasion, à la nécessité que comme on cède à la mort, mandait-il à
Chamillart. Il faut se jeter sur l'avenir pour se consoler, passer un triste
hiver en attendant le printemps... » Il arriva à Versailles le lundi 8
novembre, s'entretint longuement avec le roi à la sortie de la messe, conta
le détail deses entreprises, aborda le premier le chapitre des dames
venues à Grenoble et se justifia des faux bruits. Le souverain, très
aimable, esquissa un geste d'indulgence, le félicita encore de ses
brillantes actions et l'assura qu'il prendrait sa revanche lors de la
prochaine campagne.
CHAPITRE VI

En Espagne

ALMANZA, VALENCE ET SARAGOSSE

Au début de 1707, Louis XIV changea ses plans. Il proposa à


l'Empereur l'évacuation des dernières troupes françaises du Milanais et la
restitution des places qu'il tenait encore. L'offre acceptée, il ne pouvait
plus être question pour le duc d'Orléans de repartir sur ce théâtre
d'opérations. Le 13 mars, on annonça qu'il allait commander l'armée
française d'Espagne avec pour adjoint le maréchal de Berwick. La
nouvelle fit grand plaisir à Philippe V. Cependant, quelques hidalgos
grincheux redoutèrent son ingérence dans la politique du gouvernement.
N'avait-il pas énoncé avec force ses droits au trône ? Averti par son
ambassadeur, Michel Amelot, Louis XIV fit promettre à son neveu de
s'occuper exclusivement des affaires militaires. De son côté, Mme de
Maintenon lui recommanda de ménager la camarera mayor, la princesse
des Ursins, installée à Madrid pour surveiller les intérêts de la Cour de
France. Le temps ne semblait avoir aucune prise sur cette créature à la
fois mondaine et effrontée. A soixante-cinq ans, cette grande femme
brune aux yeux bleus était telle que Philippe l'avait connue quelque
quinze ans auparavant à la cour, rayonnante et superbe, rongée
d'ambition, assoiffée de pouvoir, insatiable. A l'âge où les vieilles dames
se retirent du monde et songent à leur salut, cette mécréante n'avait pas
renoncé, selon le mot d'un contemporain,aux « mœurs à l'escarpolette »,
se piquant d'avoir plusieurs amants, vivant en concubinage avec l'un
d'eux, son secrétaire-écuyer d'Aubigny. Imagine-t-on le scandale que
pouvait soulever pareille conduite dans ce pays encore plongé dans le
Moyen Âge ? Au reste, ce n'était en rien une femme ordinaire ou
médiocre. Louis XIV lui-même avait été ébloui par son intelligence et
son habileté, au point que Mme de Maintenon s'était inquiétée de son
étonnante faveur. Il est certain qu'elle laissa dans l'histoire de l'Espagne
moderne la marque profonde de ses griffes. C'est elle qui fit le mariage
du roi d'Espagne et de Marie-Louise de Savoie, sœur de la duchesse de
Bourgogne ; elle aussi qui, à force d'intrigues, obtint le poste envié de
camarera mayor (première dame d'honneur) de la nouvelle souveraine,
elle encore qui s'empara des rênes de l'État, dominant totalement la jeune
Marie-Louise. Et celle-ci, habile et insinuante, tenait sous son charme
sensuel ce prince triste et à demi schizophrène.
A cette femme impérieuse qui exerçait, dans les faits, les fonctions de
Premier ministre à la place du cardinal Porto-Carrero, Mme de
Maintenon faisait de vifs éloges de Philippe d'Orléans, de « ses
inestimables qualités », mais émettait plus d'une réserve sur sa maison
qui était « à peu près celle de feu Monsieur, et par conséquent assez mal
composée ». Le nouveau général en chef était le cousin du roi d'Espagne
et l'oncle de la reine (puisque celle-ci était la petite-fille de Monsieur et
de Henriette d'Angleterre). Sa réception à la Cour devait être digne de
son rang. On s'y activa à Madrid dès la mi-mars. La princesse des Ursins
décida de le recevoir au Buen Retiro – la résidence royale bâtie par
Philippe IV aux portes de Madrid – où elle lui fit aménager l'appartement
de la reine mère. « A la réserve de chaises, de bureaux, de tables, de
miroirs et de guéridons, dont vous savez qu'on est désabusé ici, rien n'y
manquera, écrivait-elle avec humour au duc de Gramont. Je tâcherai qu'il
n'y ait point de punaises dans les tapisseries et dans les lits, et ce ne sera
pas peu si j'en viens à bout. » Au dernier moment, la Cour renonça à son
séjour au Retiro, jugé encore trop frais pour la saison, en raison de la
grossesse de la reine. On résolut donc de loger le neveu du roi de France
au Palais royal de l'Alcazar, dans le nouvel appartement de Mme des
Ursins, qui communiquait par un escalier privé avec celui des souverains.
Tandis que l'on s'occupait ainsi de son logement, Philippe se chargeait
à Paris de celui de sa maîtresse. Contre une pension de6 000 livres il
reprit à l'abbé Dubois une petite maison construite par Germain Boffrand
dont il lui avait précédemment fait cadeau, rue Neuve-des-Bons-Enfants,
près du Palais-Royal, et l'offrit à Mlle de Séry. Pour 80 000 livres il en fit
une charmante « folie », qu'on alla voir de tout Paris comme une « rareté
» et où Antoine Coypel avait peint l'un de ses chefs-d'œuvre, Le triomphe
de l'Amour sur les dieux, comparable, a-t-on dit, au Festin des dieux de
Raphaël à Rome. Il ajouta à ce cadeau la moitié de la terre et seigneurie
de Sèvres.
Son départ fut retardé de quelques jours, car les troupes qu'on lui
destinait durent se rendre en Quercy, en Périgord et en Agenais où une
révolte populaire venait d'éclater. Ne pouvant attendre, il quitta Paris le 2
avril après avoir pris congé de la famille royale à Marly et à Versailles. Il
partit en chaise de poste avec le comte de Châtillon, son premier
gentilhomme de la chambre, le chevalier d'Étampes, son capitaine des
gardes, le comte de Nancré, capitaine de ses Suisses, le marquis de
Pleuvault, maître de sa garde-robe et premier valet de chambre. L'abbé
Dubois seul resta dans la capitale sur ordre du roi qui se méfiait de lui. Le
8 avril, Philippe fit une courte halte à Bayonne pour saluer la reine
douairière, veuve de Charles II, Marie-Anne de Neubourg, qui vivait là
dans une sorte de semi-exil, car on la soupçonnait d'être restée favorable
à l'archiduc. Elle le reçut avec amabilité, lui fit cadeau d'une tabatière
sertie de diamants et – honneur insigne – lui permit de s'asseoir en face
d'elle sur un fauteuil, privilège que le grincheux Saint-Simon, toujours à
cheval sur l'étiquette, jugea pour sa part proprement scandaleux.
Mais Philippe avait hâte de se rendre à Madrid puis à l'armée, où le
maréchal de Berwick lui avait laissé entendre qu'une bataille décisive se
préparait dans le royaume de Valence. Aussi, quittant rapidement la reine
douairière, reprit-il son chemin. Sa chaise de poste allait si vite que, dans
les montagnes près de Vittoria, elle fit trois ou quatre tonneaux et qu'il en
sortit un peu étourdi et légèrement blessé à la tête. Avec ses compagnons
il dut poursuivre sa route sur « une mule à longues oreilles ».
L'ambassadeur Amelot, venu à sa rencontre pour lui expliquer les secrets
de l'étiquette espagnole, lui annonça qu'il serait reçu en infant, ce qui
équivalait à une reconnaissance officielle de ses droits à la couronne.
L'accueil que lui réserva le 18 avril la capitale espagnole fut
certainement l'un de ses plus beaux souvenirs. Plus d'une lieueavant
l'entrée de la ville, trois rangées de voitures et de chaises à porteurs
occupaient les bas-côtés de la route. Toute la noblesse espagnole était là
pour accueillir en sauveur le héros de Turin ; elle fut charmée par sa
gaieté, sa politesse, sa franchise. « Leurs Majestés ne sauraient être plus
contentes qu'elles le sont de leur jeune oncle », mandait la princesse des
Ursins à Mme de Maintenon. Mais Philippe écourta ces marques de
sympathie pour rejoindre Berwick. A bride abattue il arriva à Albacete le
25 avril. Trop tard, hélas ! Le même jour, dans la plaine d'Almanza, à
douze lieues de là, le maréchal, qui avait contenu l'ennemi jusqu'au
dernier moment, avait dû livrer bataille. Il y avait été contraint par les
Anglo-Espagnols eux-mêmes qui, imputant son inaction à sa faiblesse,
avaient poussé la provocation jusqu'à venir s'aventurer dans son propre
camp. Curieuse bataille où les Français étaient commandés par un
général d'origine anglaise, Berwick, et les Anglais par un protestant
français, Henri de Ruvigny, fait lord Galloway par Guillaume III. Ce fut
une victoire écrasante, remportée dans l'après-midi en moins de trois
heures. L'armée ennemie s'enfuit dans le plus grand désordre dès que les
canons de Berwick se mirent à cracher leurs boulets. Elle eut 5 000 à 6
000 tués, 10 000 prisonniers, abandonna 120 drapeaux ou étendards,
toute son artillerie, la plupart de ses bagages. Treize bataillons entiers
furent pris. Certains, qui s'étaient réfugiés dans les montagnes, durent se
rendre par manque d'eau et de vivres. Deux lieutenants généraux, six
maréchaux de camp, six brigadiers, vingt colonels, 800 autres officiers
figuraient parmi les captifs. Lord Galloway, qui avait échappé de peu aux
Français, avait perdu un œil au cours du combat. Son adjoint, un
Portugais, le marquis das Minas, avait été également touché et sa
maîtresse, une jeune femme toujours habillée en amazone, foudroyée à
ses côtés. Les Français, quant à eux, déplorèrent la mort de 2 000
hommes.
Philippe fut accablé de douleur d'avoir manqué cette bataille :
décidément le sort continuait à s'acharner sur lui. Mais il se garda de
prendre ombrage de son subordonné. « J'ai eu le malheur d'arriver ici un
jour trop tard, écrit-il au roi le 27 avril, quelque diligence que j'aie pu
faire. Je ne puis m'empêcher de dire à Votre Majesté que si la gloire de
M. de Berwick est grande, sa modestie ne l'est pas moins, ni sa politesse,
qui l'engageaient quasi à vouloir s'excuser, sur ce que les ennemis l'ont
attaqué, d'avoir remporté une victoire aussi complète que celle-ci. »
AMarly, quand Mme de Maintenon vint annoncer à la princesse palatine
que son fils chéri n'avait pas encore joint l'armée au moment de la
bataille, celle-ci eut ce mot de dépit : « J'apprendrai bientôt que mon fils
se sera pendu ! »
Philippe soumit sans grande difficulté le royaume de Valence grâce
aux 37 bataillons et aux 50 escadrons de Berwick, car les renforts qu'il
devait conduire en Espagne se trouvaient encore en Quercy. Le 2 mai,
après avoir passé le Xucar, il mit le siège devant Requena. Sous la
menace d'être pendu, le gouverneur se rendit aussitôt avec les 500
hommes de sa garnison. Le duc d'Orléans marcha ensuite sur Valence
qui, elle aussi, dans la terreur du pillage, ouvrit ses portes aux Français.
Le 8, il pouvait écrire à sa mère : « La ville et le royaume de Valence,
Madame, sont enfin soumis : c'est un agréable pays plein d'orangers, de
jasmins, de grenades, de toutes sortes de fruits ; en un mot, bien différent
de l'affreux pays où il a fallu passer pour y arriver. »
Les plus gros ennuis provenaient non pas des ennemis qui cherchaient
à se replier sur Tortosa, mais de l'état misérable des troupes. De France
rien n'arrivait, ni renforts ni vivres ni argent. Le commandant en chef
était obligé de pourvoir à tout. Il confiait ainsi ses doléances à
Chamillart : « Vous direz que je fais ici le métier d'intendant d'armée ;
mais en ce pays-ci, il faut que le général d'armée soit tout ; il faut qu'il
soit munitionnaire, artilleur et fort souvent trésorier, tous métiers
auxquels je n'entends pas grand-chose. Cependant je m'y mets jusqu'au
cou, pour profiter de la conjoncture présente qui doit assurer la couronne
sur la tête du roi d'Espagne. »
Il aurait bien aimé rejoindre le marquis de Bay sur la frontière
occidentale du pays, prendre Ciudad-Rodrigo et entrer au Portugal.
Malheureusement, il n'y avait sur sa route ni magasin ni provisions et la
canicule commençait à se faire sentir. A Saint-Simon, qui lui
recommandait dans sa correspondance secrète de se couvrir de gloire
dans ce dernier pays, le prince répondit avec ironie que sa proposition
était sans doute « bonne et solide » mais pour une « armée de non-
mangeants et de non-buvants » ! Avant de penser au Portugal il fallait
pacifier l'Aragon et neutraliser l'armée ennemie de Catalogne en
s'emparant si possible des places de Lerida et de Tortosa. Tel fut le plan
adopté par Philippe, plan qui reçut l'aval de Louis XIV.
Le 9 mai, le prince reprenait seul le chemin de Madrid pour s'occuper
des subsistances de son corps d'armée enfin rassembléen Navarre. Il ne
resta que deux jours dans la capitale et vint à la rencontre de cette petite
troupe formée seulement de 13 bataillons et de 27 escadrons. La
princesse des Ursins le trouva « encore bien mortifié de ne s'être pas
trouvé à la bataille ». A Mme de Maintenon elle ajoutait : « Je ne m'en
étonne pas puisque vous connaissez combien il est avide de gloire. »
Cette gloire, Philippe comptait bien l'acquérir en prenant Saragosse,
capitale du royaume d'Aragon, où une armée ennemie deux fois plus
nombreuse que la sienne avait trouvé refuge. Le 24 mai, il quitta son
camp, à trois lieues de la ville, et fit avancer ses hommes sur deux
colonnes. Par un paysan il apprit que nul n'attendait sa venue. Il voulut
donc profiter à plein de l'effet de surprise, car il n'avait ni artillerie ni
matériel de siège. Douze mulets seulement portaient les bagages de cette
audacieuse troupe. En avant-garde il lança à la poursuite d'un
détachement de 200 cavaliers 30 hussards qui s'aventurèrent jusqu'aux
portes de la ville, où ils tuèrent à coups de sabre un commandant de
grenadiers et quelques soldats. Leur action, brève et violente, fut
décisive. La population, persuadée jusque-là par le clergé que le camp
militaire français n'était qu'un « fantôme formé par art magique », fut
saisie d'épouvante. Le comte de La Puebla, commandant de la ville,
voyant qu'il ne contrôlerait plus très longtemps la situation, se retira vers
Lerida avec 2 000 fantassins et 800 cavaliers. Le 25 mai, des magistrats
de la ville se présentèrent devant le duc d'Orléans pour signer un accord
de reddition. Mais celui-ci exigea qu'on lui livrât le fort de l'Inquisition et
les trois ponts de la ville. Pour montrer sa détermination, il fit entourer la
place par sa cavalerie, éparpillant ses maigres régiments de manière à
faire croire à une troupe nettement plus importante. Ce coup de bluff
emporta la soumission des Saragossains.
Comment, malgré les promesses faites, Philippe aurait-il pu se tenir à
l'écart de toute activité politique ? La guerre qu'il menait n'était-elle pas
en partie une guerre civile ? N'était-il pas tentant de régler sur place les
affaires courantes, de tirer profit des victoires, d'agir en arbitre ou en
maître plutôt que de passer la main à une administration chétive et
incompétente ? Comment lui, si enthousiaste, si dynamique, aurait-il pu
se soumettre à un gouvernement dont les faiblesses et les erreurs
l'affligeaient ? Qui, à sa place, n'eût été pareillement séduit par le jeu
grisant du pouvoir ?
Dès le lendemain de la capitulation de Saragosse il lançait de son
propre chef, sans en référer à Madrid, une proclamation accordant un
pardon général à condition que les habitants rendissent toutes leurs armes
au fort de l'Inquisition. Pour l'exemple il ordonna la pendaison de deux
bourgeois qui avaient dissimulé chez eux un stock de mousquets et de
munitions. Peu après, il cassa tous les tribunaux locaux, fit jeter en prison
le grand justicier, démit les magistrats ou officiers publics antérieurement
investis par l'archiduc et les remplaça par des édiles provisoires désignés
par lui. Mieux encore, il autorisa les régions libérées à frapper des réaux
d'argent datant de Philippe IV et de Charles II, en l'absence de moules à
l'effigie de Philippe V.
Pour ne dépendre de personne il vécut sur le pays, obligeant les
Saragossains à lui fournir de la farine et de l'avoine, taxant
particulièrement les moines qui s'étaient montrés zélés à soutenir
l'archiduc. Il prit sur lui de lever une imposition générale de 145 000
louis destinée à sa propre armée, ce qui obligea les habitants à faire
fondre leur argenterie. A l'égard des Valenciens il avait conduit la même
politique de fermeté et de pardon. Fier de ses premiers succès, enivré de
pouvoir, Philippe se comportait en vice-roi indépendant, rendant à peine
compte de ses faits et gestes au souverain légitime de toutes les
Espagnes. Son énergie, sa rude poigne surprenaient ceux qui l'avaient
connu en France petit jeune homme timide et tremblant devant Monsieur,
terrorisé devant le roi. A trente-trois ans, il était dans la force de l'âge, sûr
de lui, pénétré de sa valeur, brave et généreux, avec une pointe
d'autoritarisme qui le faisait craindre. Les traits de son visage avaient
atteint leur maturité. Un tableau de cette époque le représente à cheval,
dans un costume bleu galonné d'or, tenant fièrement son bâton de
commandement. Sous une épaisse perruque châtaine, son visage un peu
empâté présente des traits bourboniens accusés le sourcil noir, le nez
aquilin, la lèvre inférieure épaisse. Son air est imposant, majestueux, pour
tout dire, royal. Quelle noble et forte complexion à côté d'un Philippe V
lymphatique et névrosé, usé avant l'âge comme son prédécesseur !
Philippe d'Orléans ne se contentait pas de mener la guerre tambour
battant, de régler l'administration des zones reconquises ; il se permettait
d'étaler des opinions différant de celles du gouvernement espagnol,
prenant par exemple la défense des révoltés de la veille, critiquant la hâte
avec laquelle on voulaitsoumettre Valence et l'Aragon aux lois de
Castille. Certes, sur le principe de cette centralisation à la française
préconisée par Louis XIV en personne, Philippe n'avait rien à redire. Il
redoutait même que le Conseil d'Espagne n'y mît obstacle. Il était clair
pour lui qu'il fallait supprimer les fueros, c'est-à-dire les libertés locales,
le réseau inextricable des privilèges, des immunités et des franchises
empêchant l'installation d'une administration moderne. Il fallait brûler les
archives féodales, abroger d'un trait de plume les institutions politiques
des deux petits royaumes, supprimer le Conseil d'Aragon siégeant à
Madrid ou le tribunal de la Manifestation à Saragosse, étendre aux
Aragonais et aux Valenciens le système judiciaire des « audiences royales
» et la fiscalité de Castille. Mais il conseillait de ne pas se hâter. Que l'on
attende au moins la prise de Lerida ! Aussi la mise en application
immédiate de la constitution de Castille, tant à Valence qu'à Saragosse,
l'avait-elle profondément irrité. Pourquoi n'avait-on pas suivi ses conseils
de modération ? Ayant conquis ces pays, n'était-il pas mieux à même de
juger la situation que les bureaux de Madrid ?
Tout loyal qu'il était au trône d'Espagne, Philippe d'Orléans entendait
mener un jeu personnel qui attirerait à lui les louanges et la popularité.
Dès le 11 juillet, dans une lettre à l'ambassadeur Amelot, il regrettait que
l'on n'eût accordé quelque satisfaction morale à la noblesse de ces régions
restée fidèle. Le même jour, à Philippe V il rappelait les droits de celle
d'Aragon. Il est sûr que le futur Régent outrepassait son rôle d'homme de
guerre venu pour servir et non pour gouverner. Mais nul n'osait lui en
faire ouvertement remontrance, pas plus Philippe V ou le cardinal Porto-
Carrero que l'ambassadeur Amelot ou la princesse des Ursins. L'Espagne
attendait tout de lui. Éternel problème d'un pouvoir faible qui confie sa
survie au sabre d'un général vainqueur...

LERIDA

Cependant la soumission des royaumes de Valence et d'Ara-gon ne


suffisait pas. Avant de pouvoir se retourner contre le Portugal au début de
septembre, encore fallait-il prendre lesdeux plus importantes clés de la
Catalogne, Lerida et Tortosa, de façon à isoler les Anglo-Espagnols
autour de Barcelone. Bâtie sur la rive droite de la Sègre au pied d'une
colline escarpée, Lerida n'était pas une place aussi facile à prendre que
Saragosse. Cette ancienne capitale des Hergètes, où César avait écrasé les
légions pompéiennes d'Afranius et de Petreius, avait laissé de mauvais
souvenirs au comte d'Harcourt et au prince de Condé qui avaient dû lever
le siège, le premier dans la nuit du 21 au 22 novembre 1646, le second le
18 juin 1647. Or, depuis, ses défenses et ses vieilles murailles avaient été
renforcées. Sa citadelle, composée d'un ensemble fortifié regroupant un
solide château, ancienne demeure des rois d'Aragon, plusieurs redoutes et
la vieille cathédrale byzantine et gothique de Saint-André, passait pour
imprenable. Faisant sa jonction avec Berwick, qui avait remonté l'Èbre
jusqu'à Caspi, Philippe mit d'abord le siège devant Mequinença, Marabet
et Monçon. Négligeons ces petits faits d'armes, acquis sans grande
difficulté et reportons-nous aux préparatifs du siège de Lerida. Ceux-ci
étaient retardés par la lenteur exaspérante avec laquelle Paris et Madrid
acheminaient le ravitaillement en armes et en vivres. L'argent manquait.
La guerre faisait rage partout. Les vingt canons de 24 et les 200 milliers
de poudre que le duc de Gramont devait lui envoyer n'arrivaient toujours
pas. Dans sa correspondance Philippe ne cesse de se plaindre des bâtons
qu'un mauvais sort s'acharne à lui mettre dans les roues. Il lui faut
d'urgence de la nourriture, de l'artillerie, des munitions. Il trépigne,
piaffe, tourne en rond dans sa cage. Les lettres à sa mère, d'une amère
ironie, laissent deviner son désenchantement : « Si cela tourne bien,
j'aurai foi aux miracles et vous croirai prophétesse, et c'est un
acheminement à devenir saint. En attendant, je tire, comme on dit, le
diable par la queue mais à brebis tondue, Dieu lui mesure le vent, car ce
qui rebuterait tout autre ne fait que m'obstiner à travailler davantage. Me
voilà aux proverbes comme Sancho, quoiqu'il y ait longtemps que j'aie
quitté son pays, mais il faut bien chercher à se consoler de quelque façon,
tout au moins se chatouiller pour se faire rire... » Il se plaint aussi de
Berwick et du munitionnaire Patiño qui a rompu unilatéralement son
marché d'entrepreneur. Du coup, l'armée a failli mourir de faim et
Philippe, d'urgence, a dû emprunter et mettre ses équipages à contribution
pour convoyer les vivres. « Je trouve ici dans mon grand mulet anglais
toute la lenteur et l'opposition possible àtout ce que je pense de bon [...],
un saint s'impatienterait, et malheureusement je ne le suis pas encore tout
à fait. »
Malgré ces embûches, il décida d'agir. Le 12 juillet, il passa en revue
son armée, forte de 46 000 hommes, et alla camper le lendemain à
Alcalaz à une lieue de Lerida, manquant de peu les troupes de lord
Galloway campées près du village de La Torre de Segra. Le 18, installé à
son quartier général de Balaguer, il proclama un armistice général pour
tous les Catalans qui retourneraient sans armes chez eux et ne prendraient
aucun parti dans la guerre en cours. La campagne s'annonçait bien et le
prince n'avait toujours pas abandonné son projet d'invasion du Portugal
lorsqu'au début d'août il reçut une dépêche de Louis XIV lui apprenant
que le duc de Savoie et le prince Eugène venaient d'entrer en Provence
avec 30 000 hommes. Ils avaient franchi le Var et se dirigeaient à marche
forcée vers Toulon. Aussi le roi lui demandait-il d'urgence d'envoyer
douze de ses meilleurs bataillons, autant d'escadrons et de les confier à
Berwick, chargé de conduire ce détachement au lieu du combat. La mort
dans l'âme, Philippe dut retarder le siège, que les fortes chaleurs auraient
d'ailleurs rendu difficile. Du même ton badin qui trahissait le dépit, il
écrivait à sa mère le 12 août : « J'ai eu ordre hier de me dessaisir de
douze bons bataillons et quelques escadrons pour envoyer en Provence.
J'ai d'abord manqué de poudre et de canon. J'ai négligé ces deux
bagatelles pour soumettre l'Aragon. On m'a ensuite dénié les ponts et le
pain. Je n'ai pas laissé de passer les rivières, de prendre Mequinença et
Monçon en dernier lieu. Il me vient à présent du canon. J'ai tant fait que
j'ai des ponts et du pain. Pour que tout vienne de la main de Dieu, et que
nulle gloire n'en soit donnée aux hommes, on me les retranche. Nos
affaires n'en iront pourtant pas plus mal, jusqu'à ce que la compagnie qui
est devant nous augmente, auquel cas je crois que la nôtre augmentera,
Alléluia ! Je vous demande pardon de vous mander toutes ces folies, mais
il faut bien chercher à s'égayer pour ne pas succomber. »
Le seul événement notable de l'été fut, le 27 août, une brève et rude
rencontre avec l'ennemi. L'armée franco-espagnole faisait en plaine un
fourrage général près du village de Belcaire lorsqu'elle tomba nez à nez
avec celle de l'ennemi. Lord Galloway s'était embusqué derrière le village
avec quatre régiments espagnols, un détachement anglais et un escadron
de hussards tandis que le marquis das Minas avait mis en bataille le corps
desa cavalerie en arrière du village de Lignolla. Comme à Leuze, comme
à Neerwinden, Philippe prit la tête de ses escadrons et chargea bravement
les ennemis presque trois fois plus nombreux. 300 Anglo-Espagnols
furent tués et une centaine de cavaliers prisonniers, dont un lieutenant-
colonel, un capitaine et plusieurs autres officiers. Malgré l'absence de
Berwick, Philippe voulut quelques jours plus tard tomber à l'improviste
sur le camp ennemi. Il rassembla toutes ses troupes : 17 bataillons et 54
escadrons. Malheureusement, la négligence d'un commis des vivres
retarda de trois heures la distribution de pain, de sorte qu'au lieu de partir
à neuf heures du soir, l'armée ne s'ébranla qu'à minuit. Dans la lumière du
petit matin, les ennemis découvrirent les Franco-Espagnols marchant sur
trois colonnes à une lieue et demie de leur camp, au-delà d'un défilé et de
plusieurs bois qui les protégeaient. Ils n'eurent que le temps de décamper,
abandonnant sur place quantité de chariots et de bagages. Philippe se
dirigea ensuite vers Tarragone laissant ses hommes piller la région. « Il a
été impossible dans ce premier jour d'empêcher la maraude, écrit-il à
Louis XIV le 3 septembre, et je n'ai pas cru devoir refuser cette petite
douceur au soldat qui souffre et n'est point payé depuis longtemps... »
Lerida, qui s'attendait à être assiégée, avait approvisionné
abondamment ses magasins d'armes, de poudre et de provisions de toutes
sortes. La garnison commandée par le prince de Darmstadt se composait
de deux bataillons anglais, d'un hollandais, de deux portugais et de deux
autres de miquelets (c'est-à-dire de miliciens). Après les mois de juillet et
d'août particulièrement torrides, ce fut le déluge en septembre. La Sègre
enfla subitement, emportant un pont de bois que les Franco-Espagnols
avaient péniblement établi pour relier leur cantonnement. Malgré tout
Lerida fut investie le 13 septembre. L'armée de siège ne comprenait que
18 bataillons, le reste ayant été dispersé dans de petites garnisons de
façon à protéger en cas de malheur sa retraite vers l'Aragon. Elle ne
disposait que de 3 000 outils de siège, 19 canons et 4 mortiers, manquait
de boulets, de balles, de fascines, de chariots, de tentes, etc. La plupart
des hommes étaient malades et Philippe lui-même, abattu par des accès
de fièvre tierce, avait dû se soigner au quinquina.
Ses déboires allaient-ils bientôt prendre fin ? Une lettre du roi du 5
septembre lui apprit que le siège de Toulon avait été heureusementlevé et
que Berwick revenait avec ses troupes. Il fut si joyeux de cette nouvelle
que, deux jours après l'arrivée du maréchal, il voulut absolument ouvrir la
tranchée. Berwick, toujours prudent, jugea cette décision téméraire et le
lui dit avec sa bougonne franchise. L'armée était si faible qu'elle se
trouverait incapable d'assurer la relève des premiers mineurs. Qu'on
attende au moins le retour de Provence de M. d'Arène, avec ses 12
bataillons et ses 12 escadrons et l'arrivée d'autres effectifs venus de
Castille ! Les ingénieurs de l'armée conseillaient pour leur part de ne rien
faire avant la livraison d'un nombre substantiel de pelles et de pioches
supplémentaires. Ces arguments de bon sens étaient repris par le roi dans
une lettre à Philippe datée du 6 octobre. Louis XIV, se souvenant sans
doute du fâcheux précédent de Turin, lui laissait néanmoins entière
liberté d'action. En réalité, dès la nuit du 2 au 3 octobre, le duc d'Orléans,
acceptant de courir tous les risques, avait fait ouvrir la tranchée du côté
de la ville, entre la Sègre et le monastère Saint-François.
Le 11 au soir, toujours dévoré d'impatience, il voulut lancer l'assaut
mais Berwick et les ingénieurs du génie lui conseillèrent de le remettre au
lendemain, ce qu'il accepta. Le mercredi 12 au soir donc, une salve
d'artillerie donna le signal de l'attaque. Quatre compagnies de grenadiers,
soutenues par les régiments d'Auvergne, Bresse, Augoumois et Orléans
se ruèrent en direction de la contregarde, tandis que le tocsin sonnait aux
couvents et aux églises de la ville. Les ennemis ripostèrent par une
mousquetade nourrie tirée du château et des maisons donnant sur les
remparts. La fusillade dura deux heures mais n'empêcha pas les
grenadiers d'établir un « logement » sur la brèche de la seconde enceinte.
Le lendemain, à la pointe du jour, les Français s'avancèrent sur le chemin
couvert, qu'ils trouvèrent abandonné. Le prince de Darmstadt qui s'était
réfugié dans le château dépêcha vers son adversaire un tambour pour lui
demander d'épargner la foule des paysans réfugiés dans la cité. Philippe
répondit qu'ils n'avaient qu'à se rendre ou à s'enfermer avec lui. Un grand
nombre suivirent ce dernier conseil. Alors, la ville fut envahie par les
Français. La victoire revenait au seul commandant en chef qui s'était
chargé de tout avec une énergie digne des éloges de Saint-Simon : « Son
abord facile, la douceur avec laquelle il répondait à tout, la netteté de ses
ordres, son assiduité jour et nuit à tous les travaux, surtout aux plus
avancés de latranchée, son exactitude à tout voir par lui-même, sa
justesse à prévoir, et l'argent qu'il répandit dans les troupes et qu'il fit
donner du sien aux officiers qui se trouvaient dans le besoin, le firent
adorer et donnèrent une volonté qui fut le salut d'une expédition que tout
rendit difficile. »
On trouva dans les couvents des réserves de vivres considérables et
dans les églises quantité de mules et de bestiaux que les réfugiés avaient
amenés de tous les environs. Le 14 octobre, Philippe, joyeux, rendit
compte au roi de sa victoire et, sans insister sur ses différends avec
Berwick, loua sa conduite et son courage. Louis XIV lui répondit par de
flatteuses félicitations, approuvant tout, y compris le pillage de la ville.
L'esprit de révolte, disait-il, « ne se peut détruire que par la force et par la
crainte ».
Le 15 octobre au matin, le prince vint reconnaître les abords du
château, malgré un fort rhume attrapé dans les tranchées. Dès le
lendemain on commença les premiers travaux d'approche du côté du
couvent des Capucins. Le siège fut long car les sapeurs tombèrent sur des
terrains rocheux.
Les ennemis avaient rassemblé un corps d'infanterie et des miquelets
sous les ordres du marquis das Minas. Le duc d'Orléans voulut alors
entreprendre la manœuvre qu'il avait vainement préconisée à Turin :
regrouper toutes les forces disponibles et foncer droit sur l'ennemi. Ainsi
tiendrait-il sa revanche ! Une fois de plus Berwick et tous les officiers
généraux se récrièrent : pourquoi engager une bataille inutile et risquée
alors que la saison était si avancée et que le château de Lerida n'avait
toujours pas capitulé ? Ils conseillaient au contraire de ne conserver que
les troupes strictement nécessaires au siège et de replier le reste au-delà
de la Sègre. Philippe, après avoir élevé quelques objections, se rangea à
leur point de vue. Louis XIV approuva sa sagesse : « Vous trouverez dans
la suite de cette guerre de nouvelles occasions de vous faire valoir et de
vous dédommager du sacrifice que vous avez fait de votre propre gloire.
»
De Paris, l'abbé Dubois tenait régulièrement son maître au courant des
dernières nouvelles, des rumeurs que les jaloux répandaient sur son
compte et lui recommandait la prudence. Ainsi reprochait-on au prince
les excès de table qui l'avaient rendu malade. « II faut, insistait l'abbé,
jeûner dans l'ordre des grands aussi bien que dans celui des mendiants. »
Le bruitacourait aussi qu'il ne s'entendait plus avec Berwick. Dubois lui
conseillait de le ménager car la victoire d'Almanza l'avait rendu très
populaire en France. A vrai dire, on saisissait tous les prétextes pour
critiquer son action. N'allait-on pas jusqu'à lui reprocher de paraître trop
souvent à la tranchée ? Heureusement Philippe devait bientôt arriver au
bout de ses peines.
Le soir du 10 novembre, les artificiers s'apprêtaient à faire sauter les
grosses mines qu'ils avaient installées sous le bastion de la citadelle – le
saucisson était même allumé – lorsque le prince de Darmstadt fit battre la
chamade et dépêcha un messager auprès du duc d'Orléans. Le lendemain
il capitulait avec les honneurs de la guerre.
Le 19 novembre au matin, le chevalier de Maulevrier apportait à
Versailles la nouvelle si longtemps attendue. Ravi, le roi fit aussitôt
éveiller Madame et la duchesse d'Orléans. Le lendemain, après le Te
Deum d'usage, il adressa à son neveu une magnifique lettre où
résonnaient hautement les mots de gloire, de joie, de plaisir et d'amitié. A
table il loua publiquement sa conduite en présence des détracteurs
habituels, M. le Prince, M. le Duc, Mme la Duchesse et le prince de
Conti, qui durent se composer des mines affectées.
Malgré les retards accumulés, Philippe voulait encore marcher sur
Tortosa et y mettre le siège au début de l'hiver. Il reconnaissait qu'il
n'avait plus de farine ni de cervade (orge), que sa poudre à canon se
trouvait encore en Castille, mais il donnait pour prétexte à son impatience
sa crainte de voir l'ennemi recevoir des renforts au printemps suivant.
Tortosa une fois tombée, on pourrait dès la mi-avril marcher sur le
Portugal, y battre les Anglais et les contraindre ainsi à dégarnir le front
des Flandres. Berwick, d'accord sur ce plan, estimait bien téméraire de se
lancer en décembre dans un nouveau siège. Mieux valait mettre les
hommes en quartiers d'hiver et attendre calmement le printemps.
Cependant, Philippe enrageait d'en découdre. « Je me méfie toujours,
mandait-il à Louis XIV, des partis mitoyens et il me semble qu'ils ne vont
au fait ni de l'un ni de l'autre. » Mais le roi préféra la prudence de
Berwick à l'audace de son neveu. Il fut donc convenu de reporter l'attaque
de Tortosa au printemps puis d'entreprendre le siège d'Almeida, au
Portugal.
Une fois cette décision arrêtée, Philippe partit pour Madrid,après avoir
fait relever les murailles de Lerida et nettoyer le château. Le 30
novembre il arriva en libérateur dans la capitale espagnole, acclamé par
une foule joyeuse. Des relais avaient été préparés pour sa voiture jusqu'à
vingt lieues de la ville. Somptueusement reçu par le roi, la reine, le
cardinal Porto-Carrero et les grands de la Cour, il fut logé au palais des
ducs d'Uceda, ancienne résidence de la reine douairière, où lui avait été
réservé un appartement de vingt pièces couvertes de tapisseries.
Alors qu'il se trouvait encore à l'armée, la princesse des Ursins,
charmée par son affabilité, sa politesse exquise, avait entretenu avec lui
une abondante correspondance. Le prince, assuré de trouver en elle un
appui utile, l'avait priée d'intercéder auprès de Mme de Maintenon afin
d'obtenir pour Mlle de Séry un titre de dame d'atour de la reine
d'Espagne. Sa maîtresse, de la sorte, aurait pu se faire appeler « madame
» et non « mademoiselle ». Mme des Ursins, qui avait entrepris cette
démarche de bonne grâce, reçut en réponse un refus catégorique de sa
correspondante : « Le voyage qu'elle fit à Grenoble et la faiblesse qu'il
eut d'aller s'y enfermer avec elle détruisit tout l'honneur qu'il s'était acquis
à l'affaire de Turin [...], elle perd entièrement ce prince en l'éloignant de
la Cour et en lui faisant passer sa vie avec la plus mauvaise compagnie du
monde. Ne croyez pas, Madame, que je vous parle en vieille dévote
effrayée du péché de cette fille mais vous savez parfaitement que, dans le
mal même, il y a des manières plus honnêtes que les autres... » La
camarera mayor, surprise de la vigueur de cette réaction, ne se rebuta
pourtant pas. Vantant les prouesses accomplies par le vainqueur de
Lerida, sa soumission, son respect envers le roi, elle insista pour qu'on
passât sur ses petites faiblesses. Mais la veuve Scarron ne s'en laissa pas
conter et réitéra son refus.
Le 8 novembre, Philippe représenta Louis XIV au baptême du petit
prince des Asturies, né le 25 août précédent, qui assurait à Philippe V une
descendance. L'enfant fut porté par la princesse des Ursins dans une
chaise couverte de brocart d'or. Le duc d'Orléans, qui avait revêtu un
habit constellé de diamants reçu la veille de Paris, marchait à quelques
pas devant la chaise, précédé de deux évêques en cappa magna, du
cardinal Porto-Carrero et des grands d'Espagne.
Après les réjouissances du baptême, Philippe assista aux Conseils que
le roi d'Espagne tint avec ses ministres sur la prochainecampagne de
printemps. Il se plaignit sans détour du ravitaillement défectueux de son
armée. N'avait-il pas dû dépenser 800 000 livres sur sa propre cassette et
mobiliser tous ses équipages à voiturer les vivres ? Il demanda donc –
exigea presque – que Philippe V se chargeât de fournir entièrement à ses
dépens le pain et le fourrage aux troupes françaises. Pour le budget
espagnol cela représentait une charge supplémentaire de 7 à 8 millions de
livres, mais il fallut bien en passer par là, tant parut ferme et entière la
position du prince. En compensation, Chamillart accepta de payer 3
millions à l'entrepreneur français chargé d'équiper l'armée espagnole en
uniformes, poudre et armes, et d'envoyer à Valence au mois de mars
suivant pour un million de livres de blé et d'avoine.
Pendant son séjour à Madrid, Philippe travailla d'arrache-pied à la
campagne de Portugal. Il fit garnir la frontière de grands magasins de
poudre, de boulets, de bombes, de grenades et d'outils de siège. Avec le
marquis de Santiago il signa un marché de six mois pour la fourniture de
vivres. Les malheureux commis de la guerre s'arrachaient les cheveux
devant toutes ses exigences. Aux forges de Kerganez, dans les Asturies,
ils commandèrent sur ses instructions 20 000 boulets dont 12 000 de 24
livres qui furent conduits à dos de mulet jusqu'à Ciudad Rodrigo, près de
la frontière portugaise. Une fois lancés tous ces travaux, au matin du 18
décembre, Philippe, superbe et triomphant, partit en chaise de poste pour
Paris.

TORTOSA

Tout auréolé de gloire, il arriva à Versailles le 30 décembre à 9 heures


du matin, après avoir galopé jour et nuit depuis Loches. Il fut
chaleureusement reçu par le roi à son lever puis passa deux bonnes
heures tête à tête avec sa femme. Il rayonnait de bonheur. A tous il fit les
éloges les plus vifs de ses subordonnés, de Mme des Ursins et de
l'ambassadeur Amelot. La seule critique qu'il formula touchait au manque
d'amusements de la Cour de Madrid, mais c'était au fond un compliment
déguisé pour celle de Versailles. Mme de Maintenon gloussait de
satisfaction et ne cachait pas qu'elle avait pour ce jeune héros « une
grandeestime et une grande tendresse ». Il se paya même le luxe de
raccommoder solennellement la princesse palatine avec sa nièce, la
duchesse de Bourgogne.
Mais le prince n'était pas seulement revenu pour participer aux fêtes
d'hiver sur le Grand Canal ou tirer les rois avec sa femme et ses enfants ;
il comptait avant tout sur son voyage pour mettre un terme au dénuement
extrême de son armée. Ce fut le sujet de plusieurs conférences avec Louis
XIV et Chamillart dont il résulta que le financier Samuel Bernard lui
livrerait chaque mois 600 000 livres par l'intermédiaire de ses
correspondants à Madrid, Séville et Cadix.
L'objectif militaire était clair. Il fallait consolider la monarchie
espagnole qui avait déjà abandonné aux Impériaux le Milanais et le
royaume de Naples et qui venait tout juste de perdre Oran tombée aux
mains des Maures. Donc, avant de marcher sur le Portugal, on résolut de
prendre Tortosa. L'opération fut confiée au futur Régent, tandis que le
duc de Noailles, lieutenant général, responsable de la petite armée du
Roussillon, devait faire diversion dans les Pyrénées.
Le duc d'Orléans quitta Paris le 23 février. Saint-Simon raconte que,
prenant connaissance de la liste des personnes qui devaient
l'accompagner, Louis XIV s'arrêta sur le nom de Fontpertuis et prit un air
sévère. « Comment, mon neveu, Fontpertuis, le fils de cette janséniste, de
cette folle qui a couru M. Arnauld partout ! Je ne veux point de cet
homme-là avec vous.

– Ma foi, sire, je ne sais pas ce qu'a fait la mère, mais pour le fils, il n'a
garde d'être janséniste, et je vous en réponds, car il ne croit pas en Dieu.
– Est-il possible, mon neveu ? répliqua le roi en se radoucissant.

– Rien n'est plus certain, sire, reprit M. d'Orléans ; je puis vous en


assurer.

– Puisque cela est, dit le roi, il n'y a point de mal, vous pouvez le
mener. »
Cette anecdote, qui en disait long sur les obsessions religieuses de
Louis XIV, amusa beaucoup la Cour et la ville. « Le merveilleux,
poursuit Saint-Simon, fait que le roi n'en fut point fâché. C'était un
témoignage de son attachement à la bonne doctrine. »
A Pampelune, le prince croisa Berwick, rappelé en Francepour servir
sur un autre théâtre d'opérations. D'Espagne le fils naturel de Jacques II
revenait chargé de gloire et d'honneurs : la Toison d'or, la grandesse de
première classe, le gouvernement des villes de Liria et Xerica, un vaste
domaine dans le royaume de Valence, ancien apanage des enfants du roi
d'Aragon. Il était remplacé en Espagne par le lieutenant général de
Bezons, officier de moindre envergure, mais dont Philippe avait apprécié
l'honnêteté et le dévouement lorsqu'il préparait son retour en Italie.
Début mai, l'armée forte de 55 escadrons et de 36 bataillons s'assembla
à Flix, sur la rive gauche de l'Èbre, à neuf lieues au sud de Lerida, et
entra en campagne. Aussitôt ressurgirent les mêmes difficultés que
l'année précédente. L'argent, l'artillerie et le blé manquaient. La plupart
des lettres de change de Samuel Bernard avaient été protestées. Les
entrepreneurs aux armées, Santiago et Govenèche pour les vivres,
Roddes pour les hôpitaux et Yon pour l'habillement, menaçaient
d'interrompre leur service. Pour parer à toute éventualité, Philippe obtint
un crédit des quatorze banquiers les plus riches d'Espagne. Il envisagea
même, pour la campagne suivante, de rompre avec les munitionnaires et
de traiter avec le groupe juif Sacerdoti malgré les vives réticences de
l'inquisiteur général et les scrupules du roi d'Espagne.
L'artillerie promise n'arrivait pas et les mulets qui lui avaient été
envoyés n'avaient pas la force de tirer les rares canons dont il disposait.
Là-dessus, les crues de la Cinca et de la Sègre emportèrent plusieurs
ponts construits par le génie. Comble de malheur, les tartanes parties de
Sète avec un million de livres de farine et de grains sous la protection de
trois frégates légères furent attaquées par une flotte anglaise de six gros
vaisseaux dirigée par le chevalier Leake ! Une partie seulement put
atteindre Valence, l'autre fut capturée.
L'attaque de Tortosa était délicate. La ville, construite dans une région
au relief accidenté, possédait de bons remparts, des tours massives,
quelques bastions et de larges fossés. Sur une colline voisine se dressait
un château protégé par un ouvrage à cornes, un chemin couvert et
quelques constructions récentes. Près de l'Èbre, le couvent fortifié des
Carmes servait d'ouvrage avancé. La place était défendue par 9
bataillons, 2 escadrons, 2 000 miquelets et une quarantaine de canons. En
outre, les ennemis s'étaient retranchés sur le principal pont jeté sur
l'Ebreainsi qu'au col de Balaguer et au village de Falcetta où ils avaient
planté un camp de réserve. Plus au nord, à Tarragone, le général
autrichien Starhemberg et le brigadier anglais James Stanhope
disposaient d'une armée de 8 000 à 10 000 hommes avec quelques
éléments de cavalerie. Ce n'était certes pas suffisant pour menacer
sérieusement « l'armée des deux couronnes », comme on appelait les
troupes franco-espagnoles, mais du moins les ennemis pouvaient-ils lui
créer de sérieux ennuis en attendant l'arrivée par mer de la puissante
cavalerie impériale du Milanais.
Le 12 juin, le duc d'Orléans mit le siège devant Tortosa après s'être
emparé de trois petits châteaux des environs. Il fit d'abord construire deux
ponts sur l'Èbre, l'un en amont, l'autre en aval puis, toujours soucieux
d'épargner des vies humaines, employa la ruse avant d'ouvrir la tranchée.
Il fit passer bien en vue des assiégés quantité de gabions et de fascines du
côté de la nouvelle ville pour faire croire à une attaque. Une autre
manoeuvre de diversion à droite, du côté de l'Ebre, fut menée par le
comte d'Estaing. De la sorte, la vraie tranchée put être ouverte en toute
tranquillité dans la nuit du 21 au 22 juin par 1 500 grenadiers près du
couvent des Carmes.
Le 4 juillet, on lança les premiers assauts. Le 7, opérant une sortie en
masse, les ennemis parvinrent à rompre l'un des deux ponts mobiles
ancrés sur l'Èbre. Philippe n'avait ni bateaux ni planches ni cordages.
Néanmoins à force de ténacité il réussit à se les procurer et à faire réparer
le pont. Les soldats étaient surpris de son entrain, de son intrépidité.
Selon son habitude et malgré les remontrances du roi, il passait de
longues heures dans les tranchées au milieu de ses hommes, faisait des
largesses aux canonniers et aux grenadiers qui avaient bien servi. Chaque
matin, il avait la témérité de venir donner ses ordres dans une petite tente
servant de cible aux artilleurs ennemis. Tel était le défi que ce fataliste
lançait au destin. La mort heureusement déclina toujours le rendez-vous.
D'apercevoir ainsi le chapeau galonné de Son Altesse qui avec audace
venait à heure fixe s'exposer à tous les périls stimulait l'ardeur des
soldats, redonnait du courage aux plus désespérés.
Au soir du 9 juillet on attaqua le chemin couvert. Les assiégés
répliquèrent par un feu violent mais durent céder le terrain. Craignant
l'assaut final, il sonnèrent le tocsin, distribuèrent des armes à tous les
habitants, y compris aux moines et placèrent destorches allumées aux
fenêtres des maisons donnant sur les remparts. Un long silence précéda
une contre-attaque particulièrement vive, qui fut, au prix d'efforts inouïs,
contenue et repoussée. L'échec des assiégés, qui par ailleurs
commençaient à manquer de munitions, provoqua une révolte au sein de
la garnison. Celle-ci comprenait deux bataillons de Français faits
prisonniers à Höchstädt et à Ramillies, qu'on avait contraints à servir
contre leur patrie. Les premiers revers suffirent à rallier massivement ces
hommes au duc d'Orléans. Que pouvait faire dans ces conditions le
gouverneur de Tortosa, le comte d'Effern, sinon capituler ? Philippe,
magnanime, lui accorda les honneurs de la guerre et ne retint aucun
prisonnier. La garnison – du moins ce qu'il en restait – sortit le 15 juillet
et partit immédiatement pour Barcelone rejoindre l'archiduc.
La chute de Tortosa surprit une fois de plus la coterie fielleuse des
détracteurs habituels. M. le Duc, le duc du Maine et le prince de Conti
avaient déclaré sentencieusement devant la duchesse d'Orléans que son
mari avait très mal engagé le siège et qu'il n'aurait jamais le plaisir
d'emporter la ville. Par moquerie, ils envoyèrent Dangeau complimenter
la princesse palatine parce qu'on avait entendu chez elle le galop d'un
courrier. Coïncidence, le soir même, le marquis de Lambert apporta
l'incroyable nouvelle. « J'aurais voulu que vous vissiez l'air fâché de M.
le Duc et du prince de Conti, écrit Madame. Ils n'auraient pu faire une
pire figure si on leur avait annoncé qu'ils allaient mourir. Cela, je l'avoue,
a encore accru ma joie. J'étais heureuse aussi de ce que le roi parût
également en avoir du contentement [...], qu'il se montrât tendre pour son
neveu. »

LES DÉFAITES DE FLANDRE

Les chants triomphants du Te Deum célébré à Fontainebleau furent


couverts par le bruit de nouvelles désastreuses venues de Flandre.
L'armée était divisée dans son commandement entre deux hommes
d'allure et de tempérament radicalement différents, l'énorme et débauché
duc de Vendôme, le chétif et scrupuleux duc de Bourgogne. Après avoir
pris Gand et Bruges audébut de juillet, Vendôme, par négligence ou par
paresse, laissa les 35 000 hommes du prince Eugène faire leur jonction
avec Marlborough en dépit des avis pressants du duc de Bourgogne. Le
11 juillet 1708, le combat s'engagea à Audenarde sur l'Escaut. Vendôme
attaqua à la tête de ses colonnes mais sa charge avait été si mal préparée
que la cavalerie, la maison du roi et l'infanterie s'emmêlèrent et faillirent
se faire envelopper. Des détachements se perdirent dans la campagne et
furent faits prisonniers. Le petits-fils de Louis XIV, qui n'avait pas
approuvé cet engagement, était resté à l'arrière. Une partie de l'armée
regarda ainsi l'action se dérouler « comme on regarde l'opéra des
troisièmes loges ». La nuit tombée sur cette indécise mêlée, se tint un
conseil de guerre tumultueux. Bourgogne voulut parler le premier mais
Vendôme eut l'insolence de le faire taire et d'un ton impérieux, devant
tout le monde, lui rappela « qu'il n'était venu à l'armée qu'à condition de
lui obéir ». Il décréta ensuite que le combat n'était pas perdu, la moitié de
l'armée n'ayant pas combattu. Devant l'état de confusion où se trouvaient
les unités, les officiers généraux protestèrent. De rage, Vendôme tonna : «
Messieurs, je vois bien que vous le voulez tous ; il faut donc se retirer. »
Puis, se tournant vers le duc de Bourgogne, il lui lança : « Aussi bien, il y
a longtemps, Monseigneur, que vous en avez envie. » La retraite, opérée
avec une précipitation étonnante, se transforma en déroute. Une partie de
l'armée se replia en désordre sur Lille, Tournai et Ypres, la maison du roi
se retrancha derrière le canal de Bruges, laissant Marlborough passer la
frontière et dévaster la Flandre maritime et l'Artois. Un gentilhomme du
duc de Bourgogne s'écria à l'adresse de Vendôme : « Voilà ce que c'est de
n'aller jamais à la messe ! Aussi vous voyez quelles sont nos disgrâces ! –
Croyez-vous, rétorqua Vendôme, que Marlborough y aille plus souvent
que moi ? »
Versailles et Paris n'apprirent qu'avec retard la nouvelle de la
débandade d'Audenarde. Dans les salons, les cafés, les maisons de jeu,
sur les promenades publiques, ce fut alors un déluge de libelles orduriers,
de vaudevilles et de chansons injurieuses vomis contre l'héritier du trône,
traité de lâche et de couard. On en inondait les provinces et même les
pays étrangers. C'était l'œuvre des amis et mignons de Vendôme,
notamment de l'abbé Alberoni, fils d'un jardinier de Plaisance qui
deviendra plus tard Premier ministre d'Espagne, et du besogneux Jean
Galbert deCampistron, pâle imitateur de Racine. Ces agitateurs ne mirent
pas seulement le petit peuple de leur côté ; ils trouvèrent une oreille
favorable auprès de Monseigneur, qui haïssait son fils aîné. Dès lors,
Versailles se sépara en deux clans antagonistes : d'un côté, la « cabale de
Meudon » derrière Mme la Duchesse, la princesse douairière de Conti et
le duc du Maine, soutenant bruyamment Vendôme, cherchant à ruiner à
tout jamais la réputation du duc de Bourgogne et espérant ainsi gouverner
sans obstacle le Grand Dauphin après la mort du roi ; de l'autre, les ducs
de Beauvillier et de Chevreuse ainsi que la duchesse d'Orléans défendant
l'honneur du prince calomnié. A leur tête, la duchesse de Bourgogne usait
de son influence sur le roi et sur Mme de Maintenon pour combattre les
mensonges haineux répandus par la cabale. Elle n'y parvenait pas
toujours car Louis XIV, bien qu'indigné par la violence des critiques
adressées à son petit-fils, ménageait Vendôme.
Cependant, à l'armée de Flandre, la querelle homérique des deux chefs
continuait de plus belle. Vendôme voulut attaquer le prince Eugène avant
sa nouvelle jonction avec Marlborough. Bourgogne s'y opposa, arguant
qu'il valait mieux garder Gand et Bruges. Résultat, le 12 août, Eugène de
Savoie, couvert du côté de la campagne par Marlborough et 40 000
hommes, mettait le siège devant Lille, le chef d'oeuvre de Vauban, l'une
des premières places que Louis XIV avait prises au début de son règne.
C'était plus que de l'audace, de l'insolence ! Vendôme avait juré que
personne n'oserait s'y attaquer. Pourtant son armée postée derrière le
canal de Bruges ne bougeait pas. Le roi trépignait.
Il lui fallut envoyer trois courriers pour contraindre l'indolent à
marcher en direction de la ville assiégée et faire sa jonction avec
Berwick, qui commandait un corps d'armée près de Douai. L'arrivée de
ce troisième larron compliqua la situation. Le superbe vainqueur
d'Almanza, arrière-petit-fils de Henri IV comme Vendôme, jalousant la
popularité de son cousin, mit un malin plaisir à jeter de l'huile sur le feu.
Du coup, affolé par leurs querelles, le duc de Bourgogne n'osa plus rien
entreprendre sans l'accord de Versailles. Chamillart vint un moment
ajouter son incompétence à l'indécision des chefs. Bref, l'armée française
de Flandre, pour lors forte de 120 000 hommes, laissa l'héroïque
Boufflers défendre Lille seul avec 9 000 combattants. La ville résista tant
qu'elle put mais, faute de secours, succombale 22 octobre et la citadelle,
le 9 décembre. Bruges et Gand capitulèrent à leur tour.
Cette désastreuse campagne, qui avait ouvert une brèche énorme dans
la frontière nord, fut ressentie par tout le pays comme une honte
nationale. Le roi, accablé de chagrin, accueillit son petit-fils avec bonté,
l'embrassa tendrement sans lui adresser le moindre reproche. Il n'en fit
également aucun à Vendôme qui, après un affront que lui infligea à Marly
la duchesse de Bourgogne, préféra se faire oublier quelque temps dans sa
demeure d'Anet.
En Méditerranée, la situation tournait au désavantage de l'Espagne. Les
presides d'Oran, on l'a vu, s'étaient rendus en janvier 1708. Le 15 août,
les Anglais s'emparaient de la Sardaigne. Le 29 septembre, Port-Mahon,
capitale de Minorque, capitulait devant la flotte du chevalier Leake. La
vieille monarchie espagnole, qui avait en son temps dominé le monde,
s'en allait en lambeaux. Saint-Simon la comparait à un gros arbre usé par
les siècles dont les branches tombaient l'une après l'autre.

DES « TRACASSERIES QUI BROUILLENT TOUT »

Pendant que se déroulaient ces terribles événements qui n'étaient pas


sans conséquence sur la poursuite de la guerre, Philippe tentait d'affermir
ses conquêtes par deux opérations, l'une au sud du royaume de Valence
où il envoya le lieutenant général d'Asfeld prendre Denia et Alicante,
l'autre au nord de la Catalogne, où il projetait de s'emparer de Cardone.
Asfeld mena à bien sa mission, mais Philippe dut, pour sa part, renoncer
à son action à la demande expresse du roi d'Espagne. Il se contenta de
chasser le miquelet et de ravir quelques places sans importance, avant de
mettre ses troupes en quartiers d'hiver.
Cette seconde campagne dans la péninsule Ibérique, Philippe l'avait
menée comme la première, avec brio, panache et fermeté, distribuant à sa
fantaisie les pardons et les gouvernements. L'homme fort du royaume,
c'était lui, et lui seul. Les proclamations qu'il répandait dans les pays
conquis commençaient par ces mots : « Don Felipe, nieto de Francia y
España » (Don Philippe, petit-fils de France et d'Espagne), manière on
nepeut plus claire de souligner ses droits à la couronne. D'ailleurs il ne
dédaignait pas à l'occasion les attributs de la souveraineté. A son entrée
dans Tortosa n'avait-il pas accepté le dais que les édiles avait avancé ?
Quant à la politique proprement dite, Philippe était depuis longtemps
sorti de la réserve que lui avait imposée Louis XIV. A la demande de la
reine d'Espagne, il avait pris contact avec les grands du royaume, s'était
fait exposer leurs plaintes et leurs revendications, était intervenu en
médiateur dans la querelle entre l'ambassadeur de France et le nonce
Zondadari. Le 16 juillet, dans un mémoire adressé au roi d'Espagne il
préconisait pour les pays reconquis une politique rigoureusement opposée
à la Pragmatique de 1707 : restitution aux provinces de Valence,
d'Aragon et de Catalogne d'une partie de leurs fueros; fusion des «
audiences » de Valence et de Saragosse en un tribunal établi à Tortosa ;
suppression des officiers d'État, des corregidors dans les villes ;
nomination des alcades par les vice-rois ; restauration des privilèges de la
noblesse locale, sur laquelle il proposait de prendre appui.
Ses prétentions politiques – c'était fatal – devaient se heurter à celles
de la puissante camarera mayor. Durant toute l'année 1707 et dans les
premiers mois de la campagne de 1708, la correspondance de la princesse
des Ursins ne tarit pas d'éloges envers le duc d'Orléans. Au duc de
Gramont ou à Mme de Maintenon elle ne cesse de vanter sa politesse, les
« honnêtetés » et les amitiés qu'il lui témoigne. Elle avoue même avoir «
un véritable attachement pour ce grand et aimable prince ». C'était le
beau fixe, du moins du côté de la princesse, car Philippe, en butte à des
difficultés matérielles considérables, s'aigrissait et perdait patience. Après
les nombreuses conférences qu'il avait eues à Madrid avec Amelot et
Mme des Ursins, tant en décembre 1707 qu'en mars de l'année suivante,
il ne comprenait pas que les convois d'approvisionnement lui fussent à ce
point mesurés. De là à voir dans ces retards et ces négligences une sorte
de complot mené par l'ambassadeur de France et la camarera mayor, il
n'y avait qu'un pas que Philippe franchit allègrement sans trop chercher
de preuves. Peu à peu, Mme des Ursins devint sa cible favorite. Lorsque
Philippe V le pria de renoncer à envoyer dans le royaume de Valence sept
bataillons qui servaient en Estrémadure, de crainte de trop dégarnir cette
province, sa colère atteignit son comble. Il y vit la marque évidentede la
princesse et derrière elle celle de Mme de Maintenon, dont sa mère lui
avait tant de fois dit pis que pendre. Saint-Simon raconte qu'à la fin d'un
repas d'officiers, où figuraient plusieurs espagnols, il ironisa sur les
talents militaires des deux commères. Un peu éméché, il leva son verre à
la cantonade : « Messieurs, je vous porte la santé du con-capitaine et du
con-lieutenant. » Et les convives de s'esclaffer d'un air entendu. Ces
propos d'après boire ne tardèrent pas à venir aux oreilles de l'intéressée.
Est-ce à cette histoire en particulier ou à l'humeur maussade du prince
que Mme des Ursins fait allusion dans une lettre du 17 août au duc de
Noailles, lorsqu'elle parle des « tracasseries qui brouillent tout et perdent
la plupart des affaires » ? On ne saurait dire. Il paraît en revanche plus
vraisemblable que la princesse évoqua le toast injurieux dans une lettre à
Philippe, car, le 19 septembre, celui-ci la priait de ne pas croire tous les «
beaux discours » venus « très mal à propos » jusqu'à elle. Il ajoutait qu'il
était incapable de se livrer à des attaques personnelles ni de se laisser
entraîner à des paroles qui pussent « inviter au moindre repentir. J'en sais
assez pour savoir qu'en pareil cas, c'est se manquer à soi-même ; et je
puis dire avec vérité que, dans le cours de ma vie, j'ai été sur cela d'une
attention que j'ai poussée jusqu'au scrupule. C'en est assez pour vous faire
voir, Madame, le cas que l'on doit faire une autre fois de semblables
discours ». Cette lettre suffit-elle à dissiper le doute chez l'intéressée ?
Apparemment non car, le 9 décembre, elle se plaignait à Mme de
Maintenon des intempérances de langage du prince devant des
domestiques trop bavards : « Ayant autant d'esprit et de bonté qu'il en a,
je sais qu'il se repent quand il lui est échappé de dire certaines choses
qu'il convient lui-même n'être pas à propos. »
De ces stupides querelles naquirent d'aigres ressentiments. Philippe V,
blessé d'être traité en quantité négligeable, se plaignit à son grand-père
par l'intermédiaire de Mme de Maintenon. Quant à Mme des Ursins,
dépouillée d'une partie de sa puissance par le général en chef, elle
regretta publiquement qu'il eût libéré la garnison de Tortosa. Le 14
octobre, Mme de Maintenon écrivait à son amie de Madrid : « On me dit
que M. le duc d'Orléans demande son retour. Je voudrais savoir, Madame,
comment vous êtes contents les uns des autres. » Deux semaines après : «
On dit qu'il n'est pas content de vous et qu'on ne lui a pas tenu ce qu'on
lui avait promis. » En réponse, le 10 novembre,la camarera mayor lui
envoya un mémoire rédigé par Amelot, lu et approuvé par Sa Majesté
Catholique. Dans ce document l'ambassadeur énumérait longuement les
griefs que la cour de Madrid faisait au duc d'Orléans, en particulier ses
ingérences politiques.
De Paris, une rumeur malveillante – peut-être propagée par la cabale
de Meudon – accusait Philippe de courtiser sa nièce, la reine d'Espagne.
Rumeur fantaisiste, naturellement, mais qui revint aux oreilles du prince.
Embarrassé ou vexé, celui-ci hésita quelques jours à se rendre à Madrid
avant son retour en France, ne sachant si le souverain espagnol prendrait
ou non l'affaire au sérieux. Finalement il envoya son ami Bezons en
émissaire chez la princesse des Ursins afin de tâter le terrain. Apprenant
ses scrupules, la camarera mayor tomba des nues et estima qu'il n'avait
aucune raison valable de bouder ni aucune excuse à ne pas venir. Sur
cette rassurante nouvelle, Philippe se décida. L'accueil chaleureux qu'on
lui réserva dissipa les nuages. Le roi et la reine lui firent fête et la
princesse des Ursins, une fois n'est pas coutume, pratiqua le pardon des
offenses. Philippe fut charmant avec tous, usant avec habileté de son don
naturel de séduction. Cette réconciliation, d'ailleurs, était dans la logique
des choses. Philippe, le premier mouvement d'humeur passé, avait tout
intérêt à revenir l'année suivante, espérant bien cette fois chasser
l'archiduc de Barcelone et libérer intégralement la péninsule Ibérique. De
son côté, le roi d'Espagne n'avait rien à gagner à se brouiller avec ce chef
de guerre fougueux, farouchement déterminé à poursuivre le combat
alors que, depuis la double défaite d'Audenarde et de Lille, il sentait
faiblir la détermination de son grand-père. Qui sait même si le duc
d'Orléans ne serait pas le seul à pouvoir défendre les intérêts vitaux de
l'Espagne à Versailles et à s'opposer à l'idée d'une « paix honteuse » que
redoutait déjà la camarera mayor ?
CHAPITRE VII

L'année terrible

L'HIVER 1709

Philippe arriva à Versailles le 6 décembre et fut accueilli avec les


honneurs dus à un général vainqueur, le seul hélas ! des armées
françaises. Réconcilié avec la princesse des Ursins, il n'eut aucun mal à
se faire pardonner par Mme de Maintenon les propos ironiques qu'il avait
tenus sur son compte. Il expliqua franchement qu'à la suite d'un « petit
chagrin » provoqué par un mouvement de troupes décidé sans son accord
il s'était exprimé avec par trop de « vivacité et d'imprudence ». Bonne
âme, la vieille dame voulut bien tout pardonner. « Cet aveu, raconte-t-elle
à sa correspondante de Madrid le 27 janvier 1709, se fit avec une douceur
et une ingénuité qui me charma et qui ne me laisse pas douter de la
sincérité de ses discours. » Le prince réussit même l'exploit de réconcilier
une nouvelle fois sa mère et la duchesse de Bourgogne, entreprise que les
courtisans avertis jugèrent « plus difficile que celle de Tortose ». Il
profita de cet excellent climat pour demander à Mme des Ursins
d'effectuer une dernière tentative en faveur de Mlle de Séry, ce qu'elle
accepta avec plaisir : « Nous avons besoin qu'un nouveau zèle l'anime
pour la prochaine campagne », mandait-elle à Mme de Maintenon. Mais
le roi ne voulut rien entendre. Sa seule concession, déjà grande, fut
d'autoriser la maîtresse de son neveu à porter le nom d'une terre titrée.
Philippe, ravi, luiacheta aussitôt la baronnie d'Argenton en Berry et la fit
ériger en comté. Mlle de Séry devint ainsi comtesse d'Argenton.
Sans plus tarder, le prince reprit les préparatifs de la campagne de
1709. Dans un mémoire, il exposait son plan de reconquête de la
Catalogne. Une de ses lettres insistait sur la nécessité de pourvoir aux
approvisionnements en blé d'Afrique... Las ! Tout n'était que châteaux en
Espagne ! Les sourires du roi et de Mme de Maintenon, les fastes
habituels de la Cour masquaient mal la situation désespérée du pays. Les
armées se débandaient ; certains régiments n'existaient plus que sur le
papier. Partout l'argent faisait défaut. Résolu à poursuivre la guerre sans
désemparer, le commandant en chef ne trouvait en face de lui
qu'inquiétude, faiblesse ou lâcheté. L'état exsangue de la France, épuisée
par les campagnes militaires précédentes, ne commandait-il pas de traiter
avec l'ennemi, de conclure au plus vite et à tout prix la paix, au besoin en
abandonnant l'Espagne et Philippe V à leur sort ? Il était médusé
d'entendre, jusque dans l'antichambre du roi, des discours défaitistes.
Prenant fait et cause pour cette Espagne chérie qui l'avait acclamé comme
un César victorieux, il voulait sa guerre, sa victoire, et le disait bien fort.
Celui que plus tard, derrière Saint-Simon, les historiens accuseront de
mollesse et d'indécision, était alors peut-être le seul à déployer tant de
fermeté et d'énergie. Le roi, écrivait-il à Mme des Ursins, « pense haut,
ferme et droit à son ordinaire [...], Mme de Maintenon, entièrement
découragée, ne sait plus à quoi avoir recours, et les ministres pensant de
même sont entièrement contre nous. Je leur ai parlé à tous en particulier
et leur ai fait toucher au doigt et à l'œil qu'à la façon dont ils s'y prennent,
ils perdront l'un sans sauver l'autre, et sont cependant dans une telle
léthargie que, malgré la vérité qui leur est connue, ils ne peuvent se
résoudre à rien faire. Et à vous dire vrai, les affaires sont dans un tel état
que je n'ose vous les faire envisager. Ce qui peut seul nous sauver, ce sont
les propositions énormes et extraordinaires qui sont venues de la part des
ennemis... » Mais la situation était si tragique que le roi lui-même se
déclara prêt à les étudier. Au début de mars, il envoya en Hollande
Rouillé, président du grand Conseil, prendre contact avec Van der
Dussen, pensionnaire de Gouda, et Buys, pensionnaire d'Amsterdam.
A ces difficultés sans nombre s'ajouta une calamité naturelle, l'hiver le
plus rigoureux de toute l'histoire de ce pays, le fameux hiver 1709. La
veille de l'Épiphanie, dans la nuit du 5 janvier,une chute brutale de
température paralysa la France. Celsius, qui n'était alors qu'un bambin,
n'avait pas encore inventé le thermomètre centigrade, mais à en juger par
les relations de l'époque et leurs descriptions apocalyptiques on peut
estimer qu'en certains endroits il dut faire – 40°. En quelques jours la
Seine gela jusqu'à son embouchure, la mer, près des côtes, se transforma
en banquise. Ces terribles gelées se prolongèrent jusqu'au 25 janvier,
puis, après une courte accalmie, reprirent jusqu'au 20 février. Les semis
étaient pourris tout comme les vignobles et les vergers. En Provence la
plupart des oliviers étaient perdus. Dans toute la France le bétail périssait
en masse et les convois de grains étaient paralysés par le mauvais temps.
A Versailles – on l'a souvent raconté –, le vin gelait dans le verre du roi. «
Les nouvelles sont courtes, Monsieur, ironisait la marquise d'Huxelles,
l'encre gèle au bout de la plume. » Comme aux temps reculés du roi
Louis XI, les loups affamés sortaient de leurs tanières et s'attaquaient aux
hommes. La famine gagna tout le pays. Début février, les femmes de la
Halle marchèrent sur Versailles pour demander du pain et, en quelques
semaines, le nombre des indigents s'accrut dans des proportions
gigantesques. La charité privée, pourtant active, ne parvenait à endiguer
le flot grandissant des affamés et des vagabonds squelettiques qui
semblaient vomis de l'enfer. Aux gelées de l'hiver succédèrent dans le
courant du printemps des inondations noyant les rares cultures qui
avaient échappé à la rigueur du climat. Les émeutes de la faim ne se
comptaient plus. Boulangeries, couvents, granges étaient
systématiquement pillés. A Paris, la plupart des habitants durent se
contenter d'un peu de pain bis et de pain d'avoine. Dans certaines
provinces, la situation tourna au drame. En Bourgogne, on se nourrissait
d'herbes et de racines bouillies. Dans leur laconisme les registres
paroissiaux laissent deviner l'ampleur de la misère. C'est toujours la
même mention qui revient : Fame periit (mort de faim). En juin, le roi,
suivi de la famille royale et des grands seigneurs, fit porter à la Monnaie
une partie de sa vaisselle d'or pour la faire fondre. Une goutte d'eau !
L'appareil de l'État était paralysé, les impôts ne rentraient plus. Des
placards incendiaires, des libelles séditieux se répandaient dans les
provinces. Le roi recevait quotidiennement des billets lui rappelant « qu'il
se trouvait encore des Ravaillac ». C'est dans ce climat de fin du monde
que Philippe d'Orléans allait connaître son année terrible.

L'AFFAIRE REGNAULT

Le 3 mars, le roi décida que son neveu partirait pour l'Espagne à la fin
du mois. La fin du mois vint, le prince ne bougea pas. Pendant tout le
mois d'avril, sous divers prétextes, on annonça que son départ était
différé, puis, le 3 mai, on apprit qu'il n'irait pas cette année en Espagne et
qu'il avait ordonné à ses gens de se défaire de leurs équipages. Quel était
donc ce mystère ? Pour le comprendre il faut se reporter quelques mois
plus tôt. Lors de son passage à Madrid, en novembre 1708, Philippe avait
écouté les doléances de certains grands seigneurs mécontents de la
princesse des Ursins et d'Amelot. Ces gens – tels les ducs de Montaldo et
de Montellano, Frigiliana et le comte de Monterey – ne cessaient de
gémir sur la suppression des lois et privilèges d'Aragon. Aux remarques
que lui en fit Mme des Ursins en présence du roi et de la reine, il avait
répondu qu'il croyait les bien servir en empêchant les mauvaises humeurs
de dégénérer en conspiration. Comme il proposait de ne plus les recevoir,
Philippe V le pria de n'en rien faire et de poursuivre son rôle
d'intermédiaire. Avant de partir pour la France, il laissa à Madrid son
secrétaire, Pierre Regnault des Landes, homme actif et audacieux qui
avait appartenu autrefois au duc de Noailles. Regnault remplit sa mission
à la perfection, écoutant les discours subversifs des opposants tout en
restant dans les meilleurs termes avec Mme des Ursins et son amant-
secrétaire d'Aubigny. Les choses se gâtèrent dans le courant de février
1709 quand la camarera mayor, comme tout ce qui était français au-delà
des Pyrénées, se sentit menacée d'expulsion : Louis XIV n'envisageait-il
pas d'abandonner son petit-fils ? Saisissant pour prétexte la présentation
par Regnault d'un nouveau mémoire du duc d'Orléans en faveur de la
noblesse d'Aragon, elle prit feu et flamme contre le commandant en chef,
clamant que cet ambitieux ne songeait qu'à bouter hors du trône son
cousin et à prendre sa place. Crime de lèse-majesté d'autant plus
épouvantable qu'elle-même et l'ambassadeur Amelot auraient fait les frais
de l'opération ! C'est de ce temps que date sa haine inextinguible et non,
comme l'ont dit tous ses biographes, de l'affaire du toast injurieux. Le 1er
mars, elle annonça à Mme deMaintenon que quelques grands
complotaient contre le roi d'Espagne et prétendaient avoir à leur tête le
duc d'Orléans. La princesse donnait cette révélation sans autre détail,
ajoutant seulement cette phrase pleine de sous-entendus menaçants : «
Son Altesse Royale, s'il m'est permis de le dire, aurait grand tort de
reconnaître si peu l'attachement sincère que j'ai toujours eu pour elle. »
La veuve Scarron prit les choses avec placidité et se montra sceptique sur
la culpabilité d'un si brave garçon. D'ailleurs, au cours de conversations
particulières, elle n'avait remarqué aucune animosité si ce n'est «
quelques petits coups de pattes » à propos de l'amour immodéré de la
princesse des Ursins pour le pouvoir. Le 26 mars, dans une dépêche à
Louis XIV, malheureusement égarée, Philippe V exposa ses doléances
contre Regnault. Le roi de France répondit sur le ton de la surprise,
demanda des preuves et des explications complémentaires, ce qui ne
l'empêcha pas d'interroger son neveu sur ce serviteur intrigant et de lui
conseiller son rappel. Le 13 avril, nouvelle lettre de Philippe V à son
grand-père, transmise cette fois par l'intermédiaire de Mme de
Maintenon. Le monarque espagnol se déclarait convaincu de la
culpabilité de Regnault, qu'il n'avait pas fait arrêter à seule fin de ne pas
désobliger le roi de France dont il était sujet. A l'égard du duc d'Orléans il
ne voilait pas ses sentiments : « La mauvaise volonté de ce prince ne s'est
que trop fait connaître en parlant en public et en particulier contre deux
rois qu'il devrait respecter. Je voudrais ne la pouvoir attribuer qu'à sa
légèreté mais il semble que je ne puis douter qu'elle lui ait fait concevoir
des desseins trop sérieux pour que je puisse négliger de les empêcher de
réussir. » Pour preuve de sa trahison, il envoyait au roi copie d'une
dépêche de Regnault, que sa police avait interceptée. On y parlait de
grands projets, d'intelligences avec les pays étrangers, d'argent à répandre
pour atteindre le but fixé. Philippe V achevait sa missive en assurant qu'il
voulait bien étouffer l'affaire pour raison d'État, mais demandait un autre
général pour terminer la reconquête de la Catalogne. La réponse de Louis
XIV (29 avril) témoigne du même souci d'apaisement que précédemment.
Accablé par les malheurs du royaume, acculé par les défaites de Flandre
à négocier sur des bases humiliantes, il était agacé par cette nouvelle
querelle de famille. Il ne voulait certes pas indisposer son petit-fils,
surtout au moment où il envisageait de lui supprimer son aide militaire,
mais ne souhaitait pas pour autantle scandale. Tout en l'assurant de
l'innocence de son neveu, il promit, pour lui être agréable, de ne plus le
renvoyer en Espagne.
Pour rapatrier ses équipages, Philippe expédia au-delà des Pyrénées un
de ses aides de camp, Joseph de Flotte La Crau. Celui-ci gagna Madrid, y
rencontra Regnault et les seigneurs de l'opposition, puis s'en alla au
quartier général de l'armée, que commandait par intérim M. de Bezons. Il
y resta trois semaines et décida début juillet de rentrer en France. Alors
qu'il sortait du camp français en chaise roulante, il fut arrêté par un
détachement de gardes du corps qui le recherchait sur dénonciation d'un
seigneur espagnol, Miguel de Pons. Peu après, le marquis d'Aguilar, qui
commandait les troupes d'Espagne sous l'autorité de Bezons, alla trouver
son supérieur hiérarchique et lui présenta ses excuses pour l'action qui
venait de se dérouler et dont il n'avait pas été prévenu. Il ajouta qu'elle
avait été commandée par un ordre secret du roi. Fouillé et dépouillé de
ses papiers, Flotte ne tarda pas à être conduit à la tour de Ségovie, la plus
sûre prison du royaume. Dans une cellule voisine se trouvait déjà
Regnault des Landes que les alguazils avaient arrêté cinq ou six jours
auparavant au village de Mataposuelos.
Le duc d'Orléans, prévenu aussitôt par un courrier de Bezons, réagit
vivement et porta ses plaintes à Louis XIV. Le 13 juillet, celui-ci,
également fort choqué du procédé, demanda des explications à Amelot.
Dans sa réponse datée du 29, l'ambassadeur rapportait les bruits qu'il
avait recueillis sur cette affaire mystérieuse. Des accusations précises,
extrêmement graves, étaient portées contre Philippe, à la suite de
l'examen des papiers des deux complices et de leurs premiers
interrogatoires. On lui reprochait d'avoir négocié pendant la campagne
précédente avec lord Stanhope, commandant les troupes britanniques de
Catalogne. L'objet de ces conversations relevait de la haute trahison : le
neveu du roi aurait cherché à se tailler en Espagne un royaume, en accord
avec l'Angleterre et l'archiduc Charles.
L'intéressé nia les faits, assurant que « sauf les plaintes de quelques
grands contre la princesse des Ursins, on ne trouverait rien de sérieux »
dans les papiers de ses deux envoyés. Cependant, le duc d'Albe,
ambassadeur d'Espagne en France, remarqua qu'il témoignait de «
beaucoup d'inquiétude et d'agitation ». Sur ces entrefaites, on apprit deux
nouvelles arrestations, cellede don Boniface Manriquès y Lara, menin de
la reine-mère et lieutenant général, et celle du marquis Antonio de
Villaroël, également lieutenant général. Selon la Gazette d'Amsterdam,
ces opposants notoires clabaudaient publiquement contre Amelot et Mme
des Ursins. Tous deux naturellement avaient été en étroite relation avec
Flotte et Regnault. Émotion considérable à Versailles. On en oublia pour
un temps la guerre et l'effroyable misère du temps. Cette nouvelle
accréditait en tout cas la thèse de la culpabilité du duc d'Orléans. Jaloux
de sa gloire, excité par Conti et Vendôme, Monseigneur étonnait par la
vigueur de ses propos. Choqué qu'on eût voulu détrôner son fils, il
exigeait un grand procès et le châtiment du coupable, réclamait à cor et à
cri une instruction criminelle sans faille ni faiblesse, une justice
exemplaire, impitoyable. Autour de lui, la cabale de Meudon se ranima.
Mme la Duchesse, qui nourrissait toujours contre Philippe la vieille
rancune d'une galanterie rebutée, n'était pas la dernière à se répandre
contre lui. On débitait ouvertement que ce maudit prince voulait faire
casser son mariage par Rome afin d'épouser la veuve de Charles II,
Marie-Anne de Neubourg, qui avait conservé de grandes richesses.
Ensuite, il se serait débarrassé d'elle pour s'unir à la comtesse d'Argenton
et la faire ainsi proclamer reine d'Espagne.
Mme des Ursins, jubilant d'une joie malsaine, rajoutait d'autres ragots
aussi invraisemblables. A une lettre adressée à Mme de Maintenon le 30
août elle joignait la copie d'un billet anonyme qu'elle avait reçu de France
et qui accusait Mlle de Séry d'être l'âme de la conspiration parce qu'elle
n'avait pas été nommée dame d'atour de la reine d'Espagne. A peine la
duchesse d'Orléans, enceinte de quelques mois, était-elle incommodée
par la fièvre, qu'aussitôt la cabale répandit que son mari lui administrait
du poison. Les plus médisants rappelaient la mort étrange de Henriette
d'Angleterre et susurraient que le duc d'Orléans n'était pas pour rien le
fils de Monsieur. La vie retirée que menait Philippe, loin des flatteurs et
des courtisans obséquieux, ses moeurs débridées ne rendaient-elles pas
tout plausible ? Le conseil d'En-Haut était partagé, hésitant à défendre un
homme si accablé. Le contrôleur général Desmarets, le chancelier
Pontchartrain, le secrétaire d'Etat Voysin, effrayés de voir éclater pareil
scandale dans la famille royale, hochaient gravement la tête en écoutant
les diatribes furibondes de l'héritier du trône. Face à cette meute
déchaînée, heureuse d'avoirtrouvé un bouc émissaire, les rares amis de
Philippe d'Orléans eurent la satisfaction de voir le duc de Bourgogne se
rallier à leurs vues, sans doute par amitié mais aussi par désir de revanche
sur la cabale. Le petit-fils du Grand Roi écrivit sans ambages à son frère,
Philippe V : « Je crois M. le duc d'Orléans incapable d'avoir voulu faire
quelque chose directement contre vous sur le trône d'Espagne. »
Cédant à l'opinion majoritaire, Louis XIV envisagea-t-il sérieusement
de faire instruire un procès criminel contre son neveu, comme le
supposent Saint-Simon et La Beaumelle ? On peut en douter. Son seul
souci fut toujours d'étouffer l'affaire au plus vite. Après avoir laissé
quelque temps ses familiers dans l'incertitude, il leur fit savoir que ces
mauvais propos lui causaient du déplaisir. La tempête se calma aussitôt,
au grand dam de Monseigneur, surpris d'être ainsi désavoué par son père.
S'appuyant essentiellement sur les Mémoires d'un noble espagnol,
Bacallar y Sanna, marquis de Saint-Philippe, François Combes, dans son
Histoire de la princesse des Ursins (1858), consacre plusieurs chapitres à
cette conspiration et conclut à la pleine et entière culpabilité du duc
d'Orléans. Saint-Simon et Voltaire penchent au contraire pour son
innocence. Ils admettent cependant qu'il a envisagé de faire valoir ses
droits à la couronne d'Espagne, qu'il s'est même préparé à régner, mais
uniquement dans l'hypothèse où Philippe V, abandonné de tous, aurait été
contraint de se retirer. Ses plans étaient audacieux, chimériques peut-être,
nullement criminels. Il pensait avoir de meilleures chances de se
maintenir au pouvoir que l'insignifiant fils de Monseigneur. Ce n'est pas
pour autant qu'il chercha à le détrôner. Cette seconde thèse a trouvé une
confirmation éclatante lorsque Mgr Baudrillart découvrit à la fin du XIXe
siècle, dans les Archives espagnoles d'Alcala, un dossier complet intitulé
Papiers secrets sur la captivité des deux Français Regnault et Flotte,
dépendant du duc d'Orléans, année 1709. Rapprochés des archives
anglaises et d'un passage du Journal du ministre Torcy, ces documents
permettent aujourd'hui d'établir à peu près sûrement la trame de cette
affaire.

LA TENTATION

Au cours de la campagne de 1708, les commandements français et


anglais avaient pris l'habitude de s'envoyer de brefs messages au sujet de
passeports à accorder ou de prisonniers à échanger. Le chef du
détachement britannique était alors James Stanhope, fils du premier
comte de Chesterfield. Or cet homme vif et entreprenant, un des
animateurs du parti whig, connaissait bien son homologue français. De
même âge, ils s'étaient rencontrés à Paris une dizaine d'années auparavant
et, prétend Saint-Simon, pendant tout un hiver et un été avaient fait
ensemble « force parties, toutes des plus libres ». Ce genre de complicité
ne s'oublie pas, même lorsqu'on se retrouve face à face et que l'on doit se
battre. Stanhope, le premier, eut l'idée de faire à son vieil ami des
ouvertures favorables aux ambitions de sa Maison. Son raisonnement
était le suivant : la coalition, et plus particulièrement l'Angleterre,
fermement décidées à détrôner un Bourbon qui avait conservé ses droits à
la couronne de France, n'avaient pas les mêmes raisons de s'opposer à un
prince français qui maintiendrait séparées les deux monarchies. Bref, au
cas où Charles III remplacerait à Madrid Philippe V, on ne verrait aucun
inconvénient à céder au neveu de Louis XIV une partie du fabuleux
héritage espagnol, par exemple une principauté comprenant la Murcie, la
Catalogne et Valence, où il s'était couvert de gloire.
A la date du 22 août, l'archiduc Charles notait dans son Journal : «
Stanhope parle en secret au duc d'Orléans. » Les autorités britanniques,
prévenues, semble-t-il, assez tardivement, donnèrent leur bénédiction à
cette initiative, au moins pour des raisons tactiques. Une lettre du
secrétaire d'État lord Sunderland (10 décembre 1708) autorisait Stanhope
à poursuivre les négociations. Les deux commandants en chef ne s'étaient
certes pas personnellement rencontrés mais ils utilisaient pour leurs
discussions des hommes sûrs. Nous connaissons au moins l'un d'eux :
Joseph de Flotte. Grâce à ses interrogatoires à la prison de Ségovie, on
apprend en effet qu'à la fin de la campagne de 1708 il se rendit chez
Stanhope pour se plaindre qu'un régiment français fait prisonnier à Port-
Mahon avait été assez maltraité. Il trouva l'Anglais à Villafranca de
Panades, qui l'accueillit avec affabilité. Sur-le-champ, Stanhope lui
proposa de passer en Hollande où, avec son appui, il irait défendre à la
table de négociation les intérêts du duc d'Orléans. Il fut convenu que lui-
même irait le rejoindre et que le prince lui procurerait un passeport pour
traverser librement la France. Flotte revint au camp avec une lettre de
Stanhope destinée au plénipotentiaire britannique en Hollande. Il n'y
trouva pas Philippe, parti quelque temps plus tôt pour Madrid. Il traversa
la France sous les bourrasques de neige et ne revit son maître qu'à Paris
en janvier ou février. Celui-ci écarta la tentation : « On veut que je fasse
ce qu'a fait le prince d'Orange mais cela ne sera pas, à moins que le roi
d'Espagne ne quitte son royaume. » Il accepta cependant de délivrer un
passeport à son ami anglais. Quant à la lettre pour le plénipotentiaire, il
ne voulut pas même la lire. Les Espagnols la retrouveront plus tard sur
Flotte toujours cachetée. A quelque temps de là, alors que l'aide de camp
se trouvait encore à Paris, un représentant de la noblesse espagnole en
révolte larvée contre Mme des Ursins vint déposer chez lui en faveur de
Philippe d'Orléans une sorte de manifeste dont voici l'essentiel : « Les
Espagnols connaissent bien le caractère de Philippe V et celui de Charles
III ; ils savent que ni l'un ni l'autre n'est capable de les gouverner par soi-
même, et dans l'indépendance de toute autre puissance, ainsi qu'il
convient aux Espagnols et à toute l'Europe ; ils disent que M. le duc
d'Orléans a seul droit à la couronne d'Espagne, selon la loi des
Majorasques [...]. La meilleure partie de l'Espagne est persuadée en
conscience qu'il n'y a pas de droits plus légitimes à la couronne que ceux
de M. d'Orléans ; ils connaissent en outre ses capacités personnelles et
savent qu'il est homme de guerre, travailleur, pénétrant, capable d'affaire,
très éloigné de suivre les maximes du gouvernement français, capable de
se maintenir dans l'indépendance qui peut seule assurer le repos de
l'Europe. Pensant que la France pouvait les abandonner, ont résolu entre
eux de mettre à leur tête M. d'Orléans et de sacrifier pour le soutenir leurs
biens et vies, les principaux de la noblesse qui lui sont dévoués. »
Flotte recopia soigneusement ce mémoire et le présenta à son maître
qui, une fois encore, repoussa la tentation. Pendant ce temps, les
négociations entre la France et la Hollande suivaient leur cours. Au
village de Streydensaas, Van der Dussen, pensionnaire de Gouda, et
Buys, pensionnaire d'Amsterdam, avaientexposé les exigences des
puissances alliées : Philippe V perdrait sa couronne ; Louis XIV
reconnaîtrait la reine Anne comme seule souveraine du Royaume-Uni et
lui céderait Dunkerque ; les places de Furnes, Ypres, Menin, Lille,
Tournai, Condé et Maubeuge seraient remises aux Hollandais. En dépit
de ces exigences exorbitantes, le roi de France chargea le président
Rouillé de poursuivre les négociations. Au cours des entretiens on
envisagea de donner à Philippe V, en compensation de son trône perdu, le
royaume des Deux-Siciles, mais le prince Eugène et Marlborough
intervinrent et contraignirent les Hollandais à faire marche arrière. La
France, aux abois, fut obligé de céder. Le 28 avril, se tint à Versailles une
dramatique séance du Conseil réunissant autour du roi le Grand Dauphin,
le duc de Bourgogne, le chancelier Pontchartrain, le duc de Beauvillier,
Chamillart, Desmarets et Torcy. Louis XIV, dit-on, laissa échapper
quelques larmes. Pour le bien du royaume, pour la paix, il était prêt à
consentir à tout : le rappel de ses troupes de la péninsule Ibérique et la
dépossession de Philippe V, la reconnaissance de la succession
protestante en Angleterre, la cession de Dunkerque et d'une barrière de
places fortes aux Hollandais... Mais les alliés exigèrent en outre la
participation de la France à la campagne militaire visant à détrôner le
souverain régnant à Madrid. Ce point-là était inacceptable.
Philippe d'Orléans n'assistait pas au Conseil mais en eut écho. Il alla
trouver le roi et lui demanda ce que deviendraient ses propres droits sur
la couronne d'Espagne. Si Philippe V était déchu par les alliés, pourquoi,
lui, si populaire dans ce pays, ne pourrait-il pas tenter sa chance et se
battre avec le peuple ? Il ne réclamait ni troupes ni argent, mais le simple
acquiescement de son oncle. Il fut éloquent, comme toujours lorsqu'il
s'agissait de son pays d'adoption. Louis XIV accepta de lui donner carte
blanche : « Mon neveu, prenez vos dispositions. » Les aveux significatifs
de Flotte à son geôlier, Espinosa, les déclarations du duc d'Orléans à
Saint-Simon, les lettres du duc d'Albe au secrétaire d'État Grimaldo (qui
affirment textuellement que le prince « n'a rien fait que de l'aveu du roi
de France »), enfin l'attitude embarrassée du souverain français, sa
volonté d'étouffer l'affaire coûte que coûte, tout semble démontrer « la
demi-complicité de Louis XIV », selon le mot de Mgr Baudrillart.
C'est alors que Philippe renvoya en Espagne son aide de camp Flotte
sous prétexte de ramener ses équipages, mais en réalitéavec des
instructions précises pour créer dans la péninsule un parti favorable à ses
droits. Le gentilhomme emportait la lettre de créance suivante, adressée à
la noblesse espagnole : « Messieurs, j'envoie Flotte vers vous auquel
vous pouvez parler comme à moi-même et ajouter foi à tout ce qu'il vous
dira de ma part. J'agréerai tout ce dont il conviendra avec vous et
ratifierai ce qu'il aura signé pour moi. A Paris, ce 5 mai 1709. Philippe
d'ORLÉANS. »
Afin d'obtenir l'arrestation des deux émissaires, du prince, Mme des
Ursins grossit l'affaire, prétendant en particulier que Regnault envisageait
l'assassinat de plusieurs personnalités à Madrid et que Flotte devait se
rendre maître de Lerida et soulever l'Aragon. Ceux-ci nièrent le tout avec
obstination. Ce qui troubla le plus leur geôlier fut que leurs déclarations,
obtenues par des interrogatoires séparés, concordaient parfaitement. De
son côté, le lieutenant général don Boniface Manriquès y Lara, accusé
d'avoir voulu soulever l'Andalousie et l'Estrémadure pour le compte du
duc d'Orléans, donna avec netteté le sens de sa participation : « C'était
servir ma patrie que de contribuer à lui donner pour roi M. d'Orléans ; ce
prince convient autant à notre monarchie qu'au reste de l'Europe : il
renoncerait volontiers à la couronne de France pour s'attacher à nous. J'ai
écrit de ma main, il est vrai, un plan des mesures qu'il doit prendre avec
le roi de France pour enlever notre couronne à l'archiduc. Ce mémoire
commence précisément par ces paroles : " Supposé que Philippe V nous
abandonne... ", rien ne prouve mieux mon innocence qu'un tel écrit. On
ne prétend pas m'en faire un crime ; je suis coupable pour avoir blâmé
l'ambition et les travers de Mme des Ursins. » Ce dernier propos n'eut pas
l'heur de plaire en haut lieu. On le tira de son cachot mais il resta en
prison tout comme l'autre correspondant de Regnault, don Antonio de
Villaroël.
Assurément, Louis XIV et Philippe d'Orléans ne partageaient pas le
même point de vue sur l'Espagne ni sur la conjoncture européenne en
général. Le 24 juin, Dangeau notait que le prince avait parlé au roi « très
fortement », lui demandant de laisser des troupes dans la péninsule.
Cependant, au matin du 2 août, le monarque donna une longue audience à
son neveu qui, à en croire toujours Dangeau, sortit du cabinet royal « fort
soulagé et fort content ». Quelques jours plus tard, le roi écrivit à son
petit-fils une lettre innocentant totalement son neveu etfaisant porter
toute la responsabilité de l'affaire sur ses deux envoyés trop bavards, qui
avaient outrepassé leur mission. « Non seulement mon neveu désavoue
leurs intrigues, mais il se remet à vous de prendre, à l'égard de l'un et de
l'autre, les résolutions que vous jugerez à propos. La meilleure, à mon
avis, est d'assoupir incessamment une affaire dont l'éclat n'a déjà fait que
trop de mal. » Mais Philippe V ne l'entendait pas de cette oreille. Il
voulait connaître l'entière vérité quelles qu'en fussent les conséquences. «
Ce qui m'anime davantage, écrivait-il à Louis XIV le 12 août à propos de
Flotte, est qu'il ait la hardiesse de dire que vous avez eu connaissance de
toute cette affaire et qu'il ne se soit rien fait par rapport à elle qu'avec
votre permission. » Le monarque espagnol envisageait même de
soumettre le prisonnier à la question. On imagine l'embarras du vieux roi.
Il pria aussitôt Amelot d'user de toute son influence pour faire arrêter «
les recherches dont la découverte ne peut produire que de mauvais effets
», mais Mme des Ursins veillait. Un non-lieu équivalait pour elle à un
désaveu. Aussi fit-elle avertir par un agent stipendié le secrétaire d'État
Grimaldo, que plusieurs Espagnols de haut rang projetaient de délivrer
Flotte et Regnault, preuve évidente de la vaste conspiration. Philippe V
prit peur et fit resserrer la garde autour des deux hommes.
Sans doute irrité d'avoir été à l'origine de cette intrigue, Louis XIV fut
rétrospectivement mécontent de l'attitude imprudente de son neveu. S'il
ne jugea pas son action criminelle, du moins dut-il blâmer sa folle
ambition de ceindre une couronne. Cette ambition qui taraudait le fils de
Monsieur depuis plusieurs années ne pouvait-elle pas pour l'avenir
receler de graves dangers ? Le roi se promit donc de ne plus jamais lui
confier de commandement militaire. Mme de Maintenon, qu'on a souvent
accusée d'avoir cherché la perte de Philippe, s'était tenue en réalité à
l'écart des débordements de l'opinion. Elle mandait alors à l'une de ses
correspondantes : « Le respect que je dois à M. le duc d'Orléans fait que
je ne dis pas un mot sur son affaire. Je vois avec déplaisir le tort qu'elle
lui fait dans le monde. »
CHAPITRE VIII

Intrigues de Cour

LA RUPTURE

Inconsciemment Philippe allait aggraver son cas. Le 18 novembre


1709 en effet, il invitait l'Électeur de Bavière et sa maîtresse, la belle
Mme d'Arco, à venir déjeuner à Saint-Cloud. Ce repas, où Mme
d'Argenton parut en maîtresse de maison, scandalisa le roi et Mme de
Maintenon. On le prit pour une nouvelle bravade et, cette fois, le crédit
du prince fut totalement anéanti, au point que Saint-Simon, arrivant d'un
séjour de quatre mois sur ses terres de La Ferté-Vidame, en fut tout «
navré de douleur ». A Versailles comme à Marly, on se détournait
discrètement, par crainte d'être surpris en sa compagnie. S'il abordait un
groupe de courtisans, chacun rompait après un échange de politesses.
Bref, on le fuyait. A Meudon, chez le Grand Dauphin, c'était pire encore :
on dépassait les bornes de la bienséance pour lui faire comprendre qu'il
était indésirable. Louis XIV lui-même s'inquiétait de la position de son
neveu à la Cour. Le 30 novembre, Torcy notait dans son journal cette
phrase sibylline : « Le roi me donna un ordre secret à son lever au sujet
de M.L.D.D.O. (M. le duc d'Orléans). Quelques jours auparavant, Sa
Majesté avait parlé au Conseil comme bien instruite de plusieurs
particularités. En même temps, elle en avait imposé le secret. »
Atterré par le flot de calomnies qui se propageait, Saint-Simonrésolut
d'aider le malheureux prince à sortir de l'abîme. Il ne vit qu'une solution,
radicale : le forcer à rompre avec sa maîtresse. Rude tâche évidemment,
car Philippe, après un bref accès de mécontentement envers Mme
d'Argenton, coupable de s'être laissé conter fleurette par le chevalier de
Sade pendant sa dernière campagne d'Espagne, était redevenu très
amoureux de sa « brunette », comme l'appelait la princesse palatine. Pour
se faire aider dans cette entreprise pleine d'écueils, Saint-Simon s'adressa
à Bezons récemment promu maréchal de France, que le mémorialiste
dépeint comme un « rustre grossier et brutal, hérissé, qui ressemblait fort
à un sanglier sortant de sa bauge ». Le récit de la rupture se trouve
longuement développé dans les Mémoires du duc qui, à son habitude,
s'attribue les mérites de l'entreprise. En l'occurrence, il paraît assez
vraisemblable.
Le mercredi 1er janvier 1710, à Versailles, après les vêpres, Saint-
Simon et le duc d'Orléans s'enfermèrent dans un arrière-cabinet obscur
(situé à l'emplacement de l'actuelle galerie des Batailles). La conversation
fut longue et tumultueuse. Saint-Simon commença par s'appesantir sur la
disgrâce du prince, lui montrant la bassesse des courtisans qui réglaient
leur attitude sur celles du roi et de son fils. « Que faire donc ? demanda
celui-ci. – Que faire, répondit l'autre, je le sais bien, mais je ne le dirai
jamais, et c'est pourtant l'unique chose à faire. – Ah ! Je vous entends
bien », gémit Philippe en se jetant sur un siège. Après quelques instants
de silence, son ami reprit : « Il n'y a que cela à faire, c'est l'unique porte.
» Philippe ne cessait de soupirer : « Que me proposez-vous là ? – Votre
grandeur, et le seul moyen de vous remettre comme vous devez être, et
mieux que vous n'avez jamais été. » La conversation en resta là le
premier jour. Le lendemain, Bezons accourut à Versailles et, après la
messe, alla s'enfermer avec Saint-Simon et le duc d'Orléans dans l'arrière-
cabinet où s'était déroulé le premier assaut. Les deux hommes
s'efforcèrent de démontrer au neveu du roi tout l'intérêt qu'il aurait à
quitter une vie qui scandalisait la Cour. En rompant avec Mme
d'Argenton, dont on connaissait les mauvaises fréquentations et le goût
pour la magie et l'occultisme, il se déchargeait d'un seul coup de sa
fâcheuse réputation et faisait oublier l'affaire d'Espagne. Ils lui
rappelèrent avec ménagement mais sans dissimulation les « affreuses
énormités » qui couraient sur lui, ses prétendus projets à l'égard de la
couronne d'Espagne, qui le désignaient aux yeux de tous « comme un
homme tourmentéd'une soif ardente de régner ». Philippe, indigné,
balbutia quelques plaintes amères contre les gens capables d'imaginer de
telles calomnies. Torturé, il hésitait encore entre l'attachement violent
qu'il avait pour son impérieuse maîtresse et la nécessaire rupture qu'on lui
conseillait. Saint-Simon insista : il fallait au plus vite lui ordonner de
sortir de Paris. La revoir, même une seule fois, serait une défaillance,
bientôt une défaite. Seule l'absence pourrait soutenir sa résolution.
Ensuite il devait parler au roi, lui demander pardon avec tendresse et
confiance, enfin se réconcilier avec sa femme. Bezons et Saint-Simon
firent l'éloge de la duchesse d'Orléans, de sa patience, de sa vertu. Au lieu
de gémir sur ses infidélités, ne l'avait-elle pas toujours défendu auprès du
roi ? Et quand il se couvrait de gloire aux armées, n'en avait-elle pas
toujours témoigné sa joie profonde ? Ces arguments ne parvinrent pas à
ébranler totalement le duc.
L'entretien reprit l'après-midi, mais fut interrompu par l'arrivée
inopinée de la fille aînée du duc d'Orléans suivie de sa gouvernante, Mme
de Maré. Elle alla embrasser son père, échangea avec lui quelques
paroles, puis disparut. Saint-Simon profita de l'occasion : le roi n'avait-il
pas envisagé deux ans auparavant de marier sa fille à son petit-fils, le duc
de Berry ? Sa conduite rendait pour l'heure impossible ce projet, mais, s'il
s'amendait, tous les espoirs seraient à nouveau permis. D'ailleurs, le roi et
Mme de Maintenon, plongés comme ils l'étaient dans la dévotion, ne
pouvaient voir que d'un œil favorable le repentir du pécheur. L'opinion
publique elle-même le méprisait, ne comprenant pas son concubinage qui
tournait au « ménage public ». Elle ne supportait pas de voir un petit-fils
de France de trente-cinq ans se comporter ainsi alors que les magistrats et
le lieutenant de police châtiaient des gens du peuple pour moins que cela.
Saint-Simon et Bezons s'excusèrent de cette brutale franchise due à la
seule amitié. Il leur fallut encore de pressantes exhortations ponctuées de
longs soupirs et de longs silences pour qu'enfin le duc commençât à
mollir. Tout à coup, se faisant violence, Philippe se leva, appela un
domestique et demanda à parler à Mme de Maintenon : il était vaincu.
L'entretien avait duré près de six heures ! Le lendemain, 3 janvier, en fin
de matinée, Saint-Simon se précipita sur son ami qui se rendait à la
chapelle pour assister à la messe : « Dans l'impatience de savoir s'il avait
vu Mme de Maintenon, je m'approchaide lui, raconte-t-il, et quoique je
lui parlasse bas, n'osant rien nommer, je lui demandai s'il avait vu cette
femme. Il me répondit un oui si mourant, que je fus saisi de la crainte
qu'il l'eût vue pour rien, tellement que je lui demandai s'il lui avait parlé.
Sur un autre oui pareil à l'autre, je redoublai d'émotion. " Mais lui avez-
vous tout dit ? – Eh oui, répondit-il, je lui ai tout dit. – Et en êtes-vous
content ? repris-je. – On ne peut pas davantage, me dit-il. J'ai été près
d'une heure avec elle, elle a été très surprise et ravie. " » Après la messe
Philippe se rendit chez le roi et lui fit le même aveu. Louis XIV parut très
étonné, lui répliquant d'un ton froid qu'il aurait dû mettre fin à sa vie
scandaleuse depuis longtemps. Dans l'après-midi, à la fois soulagé et
vaincu par la douleur, le prince éclata en sanglots devant ses deux
confidents venus aux nouvelles.
Dès lors, les choses allèrent très vite. De concert avec Mme de
Maintenon, Mme de Ventadour, gouvernante des Enfants de France,
chargea une ancienne fille d'honneur de Madame, Mlle de Chausseraye,
d'aller signifier à son amie intime, Mme d'Argenton, son ordre d'exil.
Désagréable message ! L'habile demoiselle usa de tous les détours
possibles, « comme pour annoncer la mort de quelqu'un », sans éviter
pour autant les larmes, les cris et les hurlements. Parallèlement, le duc
d'Orléans dépêcha auprès d'elle son secrétaire des commandements,
l'abbé de Thésut, pour lui remettre une lettre l'informant de ses
résolutions : elle et ses amies – notamment une chanoinesse, Mme de
Fusey, qui tenait une académie de jeu – devaient quitter le Palais-Royal
dans les plus brefs délais. Elle avait liberté de s'établir partout où elle
l'entendrait à l'exception de Paris et des terres de son apanage. Au reste,
Philippe lui assurait une retraite princière : une pension de 40 000 livres
dont 15 000 réservées à l'éducation de son fils, le chevalier d'Orléans.
Terrat, chancelier de Philippe, reçut l'ordre de régler les dettes de cette
femme follement dépensière. Elle put conserver ses pierreries – estimées
à 200 000 livres – parmi lesquelles, disait-on, se trouvait un collier de
perles ayant appartenu à la reine Anne d'Autriche. On lui laissa en outre
le produit de la vente de sa maison du Palais-Royal, l'argenterie et les
meubles.
La nouvelle de la rupture combla d'aise le roi et mit fin à sa méfiance.
La duchesse d'Orléans, qui avait souffert en silence de « l'empire insolent
» de sa rivale, laissa éclater sa joie, toutcomme Madame qui haïssait « la
Séry ». La comtesse d'Argenton, les premiers moments de colère passés,
prit son parti de la rupture et demanda à se retirer à l'abbaye cistercienne
de Gomerfontaine, près de Gisors, où elle avait été élevée et où vivait sa
sœur, Mlle de Sermoise, qui n'avait pas encore fait profession. Mme de
Maintenon, qui protégeait la jeune abbesse, Marie-Anne de La Vieuville,
opposa un refus catégorique. « Elle serait arrivée chez vous, écrivait-elle
à celle-ci, désespérée, passionnée, fardée, magnifique, en un mot toute
mondaine et même toute criminelle. J'avoue qu'un tel spectacle m'a paru
dangereux pour une abbesse de trente ans et pour neuf demoiselles de
Saint-Cyr. » Finalement, Mme d'Argenton se retira à Brenouille, entre
Creil et Pont-Sainte-Maxence, où demeurait son père, le marquis de La
Boissière. Par la suite, elle vécut avec un cadet de Provence, fils du
premier président du parlement de Grenoble, le chevalier de Janson
d'Oppède, exempt des gardes du corps, qu'elle épousa discrètement en
1713. Ce rustaud lui croqua tout son bien et la traita avec la dernière
brutalité.
Comme un suave printemps succédant à un hiver rigoureux le départ
de l'exilée ramena au Palais-Royal la paix conjugale. Pour la duchesse
d'Orléans une nouvelle lune de miel semblait commencer. Que de
douceurs dans cette réconciliation si peu attendue ! Et quelle allégresse
quand elle se rendit à l'Opéra au bras de son époux dans la petite loge de
la d'Argenton ! Jamais on n'avait vu la jeune femme si rayonnante, si
épanouie. Sa langueur naturelle et sa neurasthénie s'étaient soudain
envolées. Philippe aussi paraissait métamorphosé. Il avait tiré un trait sur
sa vie de désordre. Mieux encore, il s'était rapproché de la religion.
Pendant plus de deux mois, avec humilité et repentir, il se prépara à faire
ses Pâques, écouta les exhortations de l'excellent père du Trévou, alterna
lectures pieuses et exercices de méditation. Sa confession générale lui
coûta tant qu'il en fut deux jours malade. A la Pentecôte il voulut à
nouveau communier. Mais là, Saint-Simon et la duchesse d'Orléans
s'opposèrent à cette prétention, malgré l'avis favorable du confesseur.
S'approcher encore de la sainte table six semaines après Pâques, c'était
trop pour un grand pécheur comme lui ! Ils estimèrent qu'il devait d'abord
faire pénitence, donner aux bonnes œuvres et témoigner partout d'un
désir de rachat. Philippe se soumit à ce conseil avec douleur mais
manqua bientôt de persévérance et, au bout de quelque temps, revint à
son impiété naturelle.

LE RANG

Une légende tenace fait du duc d'Orléans un « libéral », traitant avec


dérision la sacro-sainte question de « rang », préfigurant et symbolisant
cette noblesse du XVIIIe siècle qui piétinera par défi ses propres valeurs.
C'est une erreur. De ripailler avec les demi-mondaines, de rire avec les
filles du peuple, de se moquer de la morale avec de lascives courtisanes
ne l'empêchaient pas d'attacher, comme son père et sa mère, une haute
valeur aux hiérarchies et aux préséances. De nombreux exemples
attestent cette attitude qui sera constante dans sa vie. Ainsi, en octobre
1698, lors du mariage de sa sœur avec le prince Léopold-Dominique, duc
de Lorraine et de Bar, avait-on voulu l'exclure de la cérémonie pour ne
pas le faire passer devant sa sœur, comme il en avait le droit. Monsieur
avait donné son accord, mais Philippe lui déclara fermement qu'il irait à
ce mariage et y garderait son rang. Très attaché à sa position de petit-fils
de France, il n'était nullement disposé à fermer les yeux sur les
empiétements des princes du sang. A cet égard, même les symboles
apparemment les plus futiles lui tenaient à cœur. En décembre 1707, il
avait protesté parce que, pendant son séjour en Espagne, les princes
avaient voulu usurper le privilège des enfants et petits-enfants de France
de tenir le coin droit de la nappe devant laquelle le roi venait
communier ! Au printemps 1709, à la mort du prince de Condé (fils du
Grand Condé), il s'opposa à ce que son fils, M. le Duc, prît le nom de «
M. le Prince ». A la même époque, aiguillonné par son ambitieuse
épouse, il soutenait que ses propres filles devaient précéder dans les
cérémonies officielles les princesses du sang, même mariées. Il s'ensuivit
entre lui et la famille de Condé un échange de mémoires exposant avec
force arguties juridico-historiques leurs revendications respectives.
Concrètement, Philippe visait à élever ses filles à un nouvel état, alors
inexistant, celui d'« arrière-petite-fille de France ». Sa femme avait
d'ailleurs commencé au Palais-Royal à instaurer le cérémonial approprié.
Cette prétention éclata au grand jour lorsque la duchesse d'Orléans refusa
que sa fille Élisabeth signât le moindre contrat de mariage après les
épouses des princes dusang. Mieux encore, de peur d'avoir à disputer un
rang pour elle aux sermons de carême, elle préféra la garder cloîtrée !
Quelques mois plus tard, en mars 1710, Philippe pensa porter aux
Condés le coup décisif. Sa réconciliation spectaculaire avec Louis XIV, la
terrible affliction de Mme la Duchesse, due non pas à la mort récente de
son époux, Louis III de Bourbon (petit-fils du Grand Condé), mais à la
disparition l'année précédente de son amant, le prince de Conti, lui firent
croire qu'il pourrait l'emporter. Il pria donc le souverain de rendre son
arbitrage afin, disait-il non sans hypocrisie, d'empêcher « à jamais
l'aigreur qui se glisse toujours infailliblement dans ces sortes de disputes
». Le matin du mercredi des Cendres 1710, le roi rendit son verdict : les
femmes des princes du sang précéderont toutes les filles des petits-fils de
France. Le 12 mars, l'arrêt officiel de sa main en onze articles fut donné à
M. de Pontchartrain, secrétaire de la maison du roi. Philippe accusa le
coup. « Nous sommes condamnés », dit-il simplement. Sa femme fondit
en larmes, feignit une migraine pour ne voir personne et s'en alla bouder
à Saint-Cloud. Mme la Duchesse, en robe de veuve doublée d'hermine,
laissa éclater son triomphe.

LE MARIAGE DE MADEMOISELLE

Autre événement important : le mariage du duc de Berry, fils cadet de


Monseigneur, que Philippe avait autrefois tenu sur les fonts baptismaux.
La guerre et la misère du royaume rendaient impossible une brillante
alliance étrangère. Fallait-il pour autant attendre la paix ? Mme de
Maintenon jugea que cela risquait d'être bien long pour la vertu du jeune
homme. Car ce gros garçon de vingt-quatre ans blond et mafflu, doux et
rêveur, commençait à s'intéresser aux femmes ! Malgré une piété ardente
n'avait-il pas eu plusieurs « commencements de galanterie » ? Bref, il
fallait au plus vite lui trouver une épouse légitime. Deux candidates se
présentaient : Élisabeth d'Orléans, dite « Mademoiselle », fille aînée de
Philippe, et Mlle de Bourbon, fille aînée de Mme la Duchesse. Les
chances de cette dernière paraissaient bien supérieures. Elle avait le
soutien de la cabale de Meudon et l'agrément du Grand Dauphin.
Torcyrapporte dans son Journal que ce dernier « parla plus fortement que
jamais à Sa Majesté à l'occasion de ce mariage ; qu'il lui dit que M. le duc
d'Orléans ne bornait pas son ambition à monter sur le trône du roi
Philippe, qu'il voulait s'asseoir sur celui de France ; qu'il ne serait content
qu'il ne vît exterminés tous ceux qui le précédaient à la couronne par
l'ordre de la naissance ».
Ce projet de mariage donna lieu à de vastes et savantes manœuvres de
Cour, à des luttes de clan, à une guerre de cabinet que Saint-Simon a
retracée avec sa verve habituelle. Lui qui par principe était favorable à un
prince étranger, pour éviter la « souillure de bâtardise » que présentait
chacune des prétendantes, s'était dès le début rallié au camp de
Mademoiselle, par haine de Mme la Duchesse. Le père Le Tellier,
confesseur du roi, les ducs de Beauvillier et de Chevreuse, le maréchal de
Boufflers, le duc du Maine en firent autant malgré leurs préventions
communes à l'égard du neveu du roi. Ils n'eurent pas de mal à persuader
la duchesse de Bourgogne, ennemie enragée de Mme la Duchesse depuis
l'affaire d'Audenarde. Marie-Adélaïde convainquit sa protectrice, Mme
de Maintenon, qui, à son tour, prépara le terrain auprès de son époux.
De son côté, Philippe, à peine réconcilié avec le roi, n'osait solliciter
une si haute faveur. Il était comme « une poutre immobile », convaincu
que son histoire d'Espagne serait un obstacle insurmontable. La vérité est
qu'il n'avait pas le courage d'aborder son oncle. Il fallait donc lui écrire.
Saint-Simon rédigea la missive et dut presque pousser le prince dans
l'antichambre du roi pour le décider. Quelques jours plus tard, le
souverain déclara à son neveu d'un air aimable que sa lettre l'avait
convaincu, mais qu'il cherchait encore l'occasion de parler à son fils dont
la résistance évidemment était à prévoir. Après tout, ce mariage le
concernait au premier chef en tant que père du futur époux...
Les choses en restèrent là pendant plusieurs semaines. C'est alors que
pour la première fois s'éleva une rumeur accusant le duc d'Orléans
d'inceste avec Mademoiselle, adolescente de quatorze ans. Cette rumeur,
on le devine sans qu'on puisse en avoir la certitude, avait pour origine
Mme la Duchesse ou son entourage. On est étonné que des historiens
sérieux se fondant sur la seule réputation de libertinage du futur Régent y
aient accordé quelque crédit. Or, Philippe, quoique débauché, ne fut
jamais un vicieux ou un malade. N'oublions pas non plus que
cetteaccusation a pris naissance à une époque où le prince s'était
rapproché des sacrements et menait une vie fort pieuse. A la vérité, ces
ragots venaient de ce que le prince manifestait pour sa fille une tendresse
toute particulière, un attachement paternel peu commun en des temps où
l'amour des grands pour leurs enfants n'était pas sentiment ordinaire. A
l'âge de deux ans, cette enfant chérie avait eu une maladie si grave qu'elle
était restée six heures dans le coma. Philippe fut le seul à demeurer à son
chevet. Il l'arracha aux médecins – ces fossoyeurs en robe noire –, la
soigna avec patience, la veilla nuit et jour, la cajolant avec tendresse
jusqu'à sa complète guérison. La petite Élisabeth grandit, mais conserva
une santé fragile qui mettait son père en émoi à la moindre alerte. Le 28
juin 1701, Dangeau écrivait : « Mademoiselle, qui n'a que six ans, se
trouva si mal à Saint-Cloud, qu'on l'a crue morte pendant plus d'une
heure. » Deux ans plus tard, atteinte de la petite vérole, elle échappa
encore aux griffes de la mort. Son éducation s'en ressentit. Ce fut celle
d'une enfant gâtée, à qui un père faible permit tous les caprices.

Pour couper court à la malveillance, les partisans du mariage incitèrent


le duc d'Orléans à presser le roi de conclure. Celui-ci accepta de parler à
Monseigneur. Il le fit « d'un ton de père mêlé de ton de roi et de maître ».
Le Grand Dauphin hésita, balbutia et consentit d'une voix éteinte : il
n'avait jamais osé refuser quoi que ce fût à son père. Louis XIV fit alors
la demande officielle à la Palatine qui s'en montra ravie. Ce mariage, dit-
elle, « nous comble d'honneur et de joie ».
Par mesure d'économie, il fut décidé que jusqu'à la conclusion de la
paix les jeunes mariés n'auraient pas de maison, prendraient leurs repas
chez la duchesse de Bourgogne et se serviraient des officiers et des
équipages du roi. Mme de Saint-Simon, connue pour sa sagesse, fut seule
désignée comme dame d'honneur de la nouvelle duchesse.
Les bans furent publiés le dimanche 22 juin simultanément à Versailles
et à Paris en la paroisse Saint-Eustache, proche du Palais-Royal, et la
messe de mariage célébrée le 6 juillet dans la chapelle du palais par le
cardinal de Janson, grand aumônier de France. Le duc de Berry portait un
justaucorps et un manteau noir brodé d'or, Mademoiselle était en grand
habit de moire d'argent. Quoique réduite, la cérémonie fut fastueuse, dans
la tradition des grandes fêtes de l'Ancien Régime. Un souper devingt-huit
couverts fut servi dans le grand salon alors que se pressaient dans la
galerie les curieux et les coupeurs de bourse. Ensuite, le roi, Monseigneur
et les dames accompagnèrent les jeunes mariés à leurs appartements et,
après le cérémonial des chemises de nuit, Berry, précédé du duc de Saint-
Simon qui tenait fièrement le bougeoir, se rendit chez sa femme. Le
cardinal de Janson bénit la couche nuptiale et se retira pour laisser le
mari, l'humeur gaillarde, se glisser auprès de sa femme. Les jours
suivants furent consacrés aux visites et compliments d'usage. On vit ainsi
défiler les princes et princesses du sang, la reine d'Angleterre et sa fille,
les ambassadeurs étrangers, le prévôt des marchands et les échevins de la
ville. Mais il n'y eut ni réjouissances publiques ni illuminations ni feux
d'artifice. Les esprits étaient ailleurs, préoccupés par la guerre.
Pour sa fille préférée Philippe constitua une dot de 800 000 livres, lui
fit présent de pierreries et d'un trousseau de grande valeur. Le roi remit à
son petit-fils une toilette d'orfèvrerie signée Ballin et 900 pistoles d'argent
de poche pour jouer. Avec les duchés d'Alençon et d'Angoulême, le
comté de Ponthieu, la châtellenie de Cognac, il lui constitua un apanage
de 200 000 livres de revenu auquel s'ajouta une pension de 100 000
livres. A sa petite-nièce il offrit une attache de diamant, un collier de
perles et une bague de rubis.
Le duc de Berry était un jeune homme d'allure pataude, au visage
joufflu de paysan en bonne santé. Il adorait la chasse, les chevaux, le jeu
de paume, les repas copieux bien arrosés et bornait là son univers. S'il
avait appris à lire et à écrire, c'est parce qu'on l'y avait forcé. Il faut dire à
sa décharge que son précepteur, M. de Beauvillier, pour la tranquillité
future de l'État, l'avait maintenu à dessein dans une sage et belle
ignorance. Lui-même regrettait sa mauvaise éducation et en voulait à ses
maîtres : « On ne m'a rien appris qu'à jouer et à chasser ; et ils ont réussi
à faire de moi un sot et une bête, incapable de tout, qui ne sera propre à
rien, et qui sera le mépris et la risée du monde. »
Sitôt mariée, la duchesse de Berry relâcha toute contrainte. Pendant
près d'un an, pour échapper à l'empâtement qui la guettait, elle avait suivi
un régime draconien. Le lendemain de ses noces, elle s'empiffrait déjà
sans retenue. En six mois elle rattrapa le temps perdu et devint aussi
massive, aussi carrée que sa grand-mère, la princesse palatine. Avec les
baleines de sescorsets elle jeta aux orties tous les beaux sermons de Mme
de Maintenon ainsi que les remontrances polies de Mme de Saint-Simon.
Elle n'en fit plus désormais qu'à sa fantaisie. Orgueilleuse, violente,
entêtée, elle retrouva les accents de Mme d'Argenton qui l'avait
longtemps opprimée au fond du Palais-Royal. Loin d'être sotte, mais
incapable de suivre sa raison, elle se laissait entraîner par son goût
effréné des plaisirs. Sa gloutonnerie, son sans-gêne, ses allures
choquantes, voire grossières, ses provocations calculées, ses blasphèmes
plongeaient la Cour dans l'embarras et la stupéfaction. Saint-Simon se
mordait les doigts d'avoir trempé dans les intrigues du mariage et d'avoir
permis à sa femme de servir cette gamine trop délurée.
Bientôt elle prit plaisir à semer la zizanie dans sa famille. A sa mère
qu'elle haïssait elle reprocha publiquement sa bâtardise. En remerciement
de ce qu'avait fait pour elle la duchesse de Bourgogne – dont elle
jalousait la grâce et le succès –, l'ingrate se jeta dans le camp de Meudon
où elle fut accueillie à bras ouverts par Mme la Duchesse. Six semaines
après ses noces, premier scandale. Au cours d'une fête donnée à Saint-
Cloud en présence de son mari, de sa mère et de la duchesse de
Bourgogne, elle s'enivra avec son père au point de ne plus savoir ce
qu'elle disait. On fut surpris plus encore que scandalisé, « L'effet du vin,
haut et bas, fut tel, raconte Saint-Simon, qu'on fut en peine de la duchesse
de Berry, mais cela ne la désenivra point, tellement qu'il fallut la ramener
en cet état à Versailles. » On parvint à cacher l'incident au roi, à
Monseigneur et à Mme de Maintenon. Toutefois une telle conduite ne put
longtemps rester secrète. Outrés, le roi, Mme de Maintenon, la Palatine la
morigénèrent vertement à plusieurs reprises. A chaque mercuriale la
petite pleurait, promettait de s'amender, mais reprenait de plus belle.
Berry, amoureux fou de sa bacchante aux grâces épanouies, lui
pardonnait ses incartades. En retour, elle le rudoyait, lui faisait des
scènes. Son père essayait bien de calmer ses débordements, mais lui aussi
n'essuyait que rebuffades et mépris. Elle le traitait, dit Saint-Simon, «
comme un nègre ». La tendresse paternelle pardonnait tout. Il était
captivé par son charme original, son esprit mordant, sa fureur
indomptable, son indépendance, son mépris des conventions, son
caractère primesautier, sa gaieté qui le consolait de sa propre mélancolie.
A nouveau leurs longs tête à tête de l'après-midi firent jaser. La rumeur
desamours incestueuses reprit sa course et « donna beau jeu aux langues
de Satan » (Saint-Simon). Le brave duc de Berry n'y voulait pas trop
croire, mais s'étonnait de toujours trouver son beau-père en tiers. Un jour,
Saint-Simon se résolut à avertir le duc d'Orléans des propos ignobles qui
couraient. « Il en fut étourdi, se récria sur l'horreur d'une imputation si
noire et la scélératesse de l'avoir portée jusqu'à M. le duc de Berry. Il me
remercia du service de l'en avoir averti... » Madame, à son tour, se
plaignit du comportement choquant de sa petite-fille à l'égard de son
père. Mais Philippe, tout pétri d'indulgence pour ce petit monstre de
vanité, laissa la rumeur s'enfler sans réagir.
CHAPITRE IX

Deuils à la Cour

LA PETITE VÉROLE DE MONSEIGNEUR

Le jeudi 9 avril 1711, au château de Meudon, le Grand Dauphin se leva


fatigué et abattu. Lui qui d'habitude paraissait si rose avait la bouche
pâteuse, les joues flasques et le visage cireux. A demi somnolent sur sa
chaise percée, il eut soudain un malaise suivi de frissons et d'une poussée
de fièvre. Il décommanda la chasse au loup prévue et se recoucha avec
des douleurs par tout le corps. Comme on lui trouva le « pouls
embarrassé », les médecins insistèrent pour lui faire une bonne saignée.
Le lendemain Monseigneur était toujours malade. Aussi le roi se rendit-il
à son chevet après la messe du matin, interdisant à ses enfants et à toute
personne qui n'avait pas eu la petite vérole de le suivre. En effet, une
épidémie de l'implacable maladie sévissait alors et l'on redoutait que
l'héritier du trône n'en fût atteint. Crainte justifiée, car, dès le lendemain,
sur les quatre heures de l'après-midi, les terribles petites taches rouges
firent leur apparition sur son visage. Les heures qui suivirent laissèrent
croire à un léger mieux, ce qui permit à Fagon d'assurer sentencieusement
« que les choses allaient selon leurs souhaits et au-delà de leurs
espérances ». Les harengères de Paris, venues à Meudon en carrosses de
louage pour embrasser leur prince chéri, voulurent même faire chanter un
Te Deum pour son rétablissement. Mais le répit fut de courte durée. Le
mardi, on s'aperçut desprogrès sournois du mal. Bonnet noir sur la tête,
les disciples d'Hippocrate tâtèrent le pouls du malade d'un air entendu,
reniflèrent ses urines, scrutèrent ses selles et rendirent leur verdict : à la
petite vérole s'ajoutait une fièvre pourprée. Le pire était donc à redouter.
Le visage enflé et pustuleux, Monseigneur était devenu méconnaissable.
On le saigna au pied, puis on lui administra de l'émétique, des gouttes
d'Angleterre et du lilium. Sur le soir, des convulsions le secouèrent, il
perdit connaissance et s'éteignit à minuit moins le quart tandis que le roi
et Mme de Maintenon, assis sur un canapé du salon, laissaient couler
leurs larmes.
Pendant ce temps, à Versailles, l'émotion sinon l'affliction était intense.
Nuit tragique où la mort vient détruire le fragile équilibre d'un monde
avide d'étourdissements et de plaisirs ! Un trouble étrange saisit
brusquement le château. Des messagers y arrivaient à bride abattue de
Meudon, des valets et des femmes de chambre criaient et couraient en
tous sens, projetant sur le parc endormi la lueur vacillante de leurs
flambeaux. Les femmes en déshabillé, les cheveux défaits, prêtes à se
mettre au lit, sortaient de leur chambre et, toutes portes ouvertes,
commentaient l'incroyable nouvelle. Affolés ou curieux, les seigneurs se
composaient un visage de circonstance, essayant d'arracher quelques
larmes à leurs yeux secs. Le duc et la duchesse de Bourgogne, entourés
de dames d'honneur assises sur le parquet, paraissaient prostrés ; le duc et
la duchesse de Berry, le coude sur un lit de repos, hurlaient à pleins
poumons. Madame, qui pourtant détestait le défunt, s'était rhabillée en
grande tenue et, toute gesticulante, faisait retentir le château de ses cris de
fausse tragédienne, à la stupéfaction générale.
Saint-Simon, qui nous a conté cette nuit agitée, fut étonné de trouver le
duc d'Orléans les jambes tremblantes pleurant à chaudes larmes la mort
d'un prince qui lui avait montré tant d'aversion. Étrange bonté d'âme !
Lui, au contraire, n'arrivait pas à réprimer son intense jubilation de se
voir délivré d'un ennemi dangereux !
A Meudon, à peine le malade avait-il fermé les yeux que le château se
vida. Le roi revint à Marly tandis que les courtisans et les officiers du
défunt couraient dans le parc ou s'entassaient dans la moindre carriole
pour fuir au plus vite ce lieu de mort et de contagion. Les maîtres des
cérémonies, Dreux et Desgranges, persuadèrent le roi de ne faire dans
l'immédiat aucun servicesolennel car « personne n'y viendrait ». Le
corps, devenu noir et puant, ne fut ni autopsié ni embaumé. Aucun
aumônier du roi, aucun prêtre du château ne voulut d'ailleurs le veiller, et
M. de Mont, gouverneur de Meudon, en fut réduit à commettre d'office à
cette corvée six capucins. Les sœurs grises se chargèrent de
l'ensevelissement. On mit du son dans le cercueil. Détail macabre, le
charpentier qui l'avait fabriqué « l'ayant fait trop étroit, raconte le baron
de Breteuil dans ses Mémoires, ne fit entrer le corps dedans qu'à force de
trépigner de ses genoux sur le ventre du Dauphin ». Dans la chapelle, on
se contenta d'exposer la bière sur deux tréteaux sans poêle ni coussin et
de disposer autour les quatre porte-cierges de l'autel. Puis on se hâta
d'expédier le fils de Louis XIV à Saint-Denis avec le minimum de
cérémonial, dans un petit carrosse dont on dut briser la glace pour y faire
entrer le cercueil.
Ainsi disparut à quarante-neuf ans Louis de Bourbon, dauphin de
France, héritier de la couronne des lys, fils de roi, père de roi, qui ne fut
jamais lui-même qu'un néant, un prince falot élevé dans la terreur de son
père qui se plaisait à l'humilier. Un caractère apathique, doublé d'un
tempérament paresseux l'avaient empêché de profiter des leçons de ses
précepteurs. Deux mois plus tard, seuls le duc de Bourgogne, son frère
cadet, le duc de Berry, et leur cousin, le duc d'Orléans, assistèrent au
service funèbre en la basilique de Saint-Denis.
Avec le Grand Dauphin disparaissait dans la trappe de l'Histoire le clan
de Meudon, avide et prétentieux, qui, si son chef avait ceint la couronne,
aurait sans nul doute dominé la France : le crapuleux Vendôme, l'altière
duchesse de Bourbon, la capricieuse duchesse de Berry, l'ambitieuse Mlle
de Lislebonne, la grasse et vulgaire Mlle de Choin, épouse morganatique
du prince. Sous ce règne-là, Philippe d'Orléans aurait probablement été
maltraité, exilé, pire peut-être. Avec le duc de Bourgogne comme héritier
du trône, la situation se présentait dans de bien meilleures conditions. Le
nouveau dauphin devenait l'espoir de tous les opposants au vieux roi. Ils
le regardaient, dit Saint-Simon, « comme un autre Esdras, comme le
restaurateur du temple et du peuple de Dieu après la captivité ». Or, ces
opposants s'étaient forgé un modèle politique qui exercera une grande
influence sur l'opinion « éclairée », à la fin du règne de Louis XIV et au
début de la Régence.

« LE PETIT TROUPEAU DES SAINTS »

Dans les dernières années du XVIIe siècle, le maréchal de Vauban et


Pierre de Boisguilbert, lieutenant au bailliage de Rouen, avaient déploré
l'immense détresse des campagnes et élevé une première vague de
critiques contre le régime en réclamant des réformes, notamment en
matière fiscale. Mais les mesures proposées s'inscrivaient davantage dans
la perspective d'une nouvelle politique économique et financière que dans
celle d'une réforme de l'État. Une seconde vague, illustrée entre autres
par Saint-Simon, Fénelon et Boulainvilliers, s'attaqua au principe même
de l'absolutisme monarchique. Pour ces réformateurs, le règne de Louis
XIV et sa centralisation excessive, sa domestication de la noblesse
réduite à faire de la figuration à la Cour, son appui systématique à la «
vile bourgeoisie » témoignaient du glissement de la monarchie française
vers le despotisme. Leur rêve d'une société vertueuse, ennemie du luxe et
de la guerre, leur affirmation de la supériorité des lois sur l'arbitraire, leur
aspiration à plus de justice et de liberté ont souvent été interprétés de
façon ambiguë sinon erronée. Ne les a-t-on pas présentés comme les
précurseurs des « philosophes » du XVIIIe siècle ? Fénelon, populaire
parmi les révolutionnaires de 1789, a trouvé des admirateurs parmi les
libéraux du XIXe et fut même célébré par Henri Guillemin comme une
sorte d'apôtre du christianisme social. C'est assurément faire un total
contresens sur leur pensée. Au vrai, ces théoriciens politiques ne rêvaient
pas d'une société nouvelle à édifier, ce qui leur aurait paru inconcevable,
mais, à des degrés divers, voulaient revenir à un état antérieur à la
monarchie absolue, état en partie mythique, où les contre-pouvoirs du
clergé, de la noblesse terrienne, des villes et des jurandes – sans oublier,
pour Saint-Simon, les ducs et pairs – équilibraient harmonieusement
l'autorité royale. Tournant radicalement le dos aux théoriciens du pouvoir
absolu, comme Jean Bodin, Cardin Le Bret ou Bossuet, ils mettaient leur
espoir dans une monarchie tempérée par une représentation seigneuriale
ou corporative de la nation, ce qui explique leur recours à une imagerie
archaïque et médiévale, leurs éloges appuyés du régime délibératif des
plaids mérovingiens,des assemblées carolingiennes réunies au Champ de
mai ou des parlements féodaux composés des barons et des grands
vassaux. Certains réclamaient un nouveau Saint Louis, d'autres
appelaient de leurs vœux un autre Henri IV, d'autres encore regrettaient le
bon vieux temps du roi Louis XIII. Tous, au fond, idéalisant le passé
qu'ils paraient des vertus merveilleuses de « l'âge d'or », étaient des «
réactionnaires » au sens propre du terme. Ils n'avaient de cesse de vouloir
arrêter la marche inexorable du temps. Aussi avec quelle véhémence
dénonçaient-ils l'usurpation graduelle du pouvoir royal au détriment des
corps constitutifs de la nation. La seule solution consistait pour eux à
revenir aux bienfaisantes « lois fondamentales » du royaume, à figer pour
toujours le temps et l'Histoire. A certains égards, ces féodaux libéraux,
ces traditionalistes rétrogrades, ces aristocrates nostalgiques trouvaient
d'excellentes idées dans la révolution anglaise de 1688 qui renouait avec
les principes de la Grande Charte, limitait par le pouvoir parlementaire
celui du souverain, condamnait l'arbitraire policier et les lettres de cachet
en assurant à tous les droits de l'Habeas corpus (voté dès 1679 sous le
règne de Charles II). Mais la façon dont s'était opéré dans cette même
Angleterre le changement de dynastie ne pouvait recevoir leur
approbation. C'est à ce courant de pensée que se rattachera plus tard le
châtelain de La Brède, comme l'a montré Élie Carcassonne dans sa thèse
sur Montesquieu et le problème de la constitution française au XVIIIe
siècle.
Avant même la mort du Grand Dauphin, le duc de Saint-Simon s'était
infiltré dans le « petit troupeau des saints », intimes du duc de
Bourgogne, tels les ducs de Chevreuse, de Beauvillier et de Charost, qui
faisaient chaque semaine de mystérieuses retraites à Vaucresson ou à
Dampierre. Il était parvenu à capter l'attention du jeune prince, jouant le
rôle de conseiller politique ou d'éminence grise correspondant à merveille
à son tempérament et à son goût de l'intrigue.
Il noircissait des pages et des pages d'une fine écriture serrée, égrenant
inlassablement la litanie des doléances nobiliaires, des rites oubliés et des
restaurations à faire. C'était, ce devait toujours être, le centre de son
existence. Quand il se rendait chez le prince héritier pour une audience
privée, il avait toujours la mine d'un conspirateur et les poches bourrées
de petits papiers ou de rapports confidentiels. Pendant le long séjour du
roi à Marly, du printemps à l'été de 1711, il rédigea, à la demande
dunouveau dauphin, un mémoire des droits et devoirs des ducs intitulé
État des changements arrivés à la dignité de duc et pair de France
depuis mai 1643 jusqu'en 1711. Ce texte éclaire les principales
revendications du bilieux et vétilleux duc, infatué de sa race, et permet de
comprendre sa rage trépidante contre tout ce qui heurtait ses préjugés.
Dans ses Projets de gouvernement résolus par Mgr le duc de Bourgogne
figure une des plus fermes condamnations du régime louisquatorzien,
coupable, selon lui, d'avoir élevé scandaleusement le rang des bâtards et
ruiné la vraie noblesse en l'obligeant à croupir dans une « mortelle et
ruineuse oisiveté ». A qui la faute sinon aux ministres bourgeois qui ont
nivelé la nation avec l'appui des intendants roturiers, des financiers
prévaricateurs, des robins arrogants des parlements et de toute cette
tourbe exécrable de commis ramassés dans le tiers état ? A la place de ce
système proprement révolutionnaire qui bouleverse sans cesse les rangs
et les hiérarchies les plus vénérables et mène droit au chaos, Saint-Simon
propose de revenir à une monarchie limitée, associant au pouvoir une
oligarchie de grands feudataires : ducs et pairs – seuls héritiers, prétend-
il, des anciens leudes –, ducs simples mais vérifiés, titulaires des grands
offices. Au sommet, le Conseil d'État réunissant le souverain et cinq
membres appartenant aux plus nobles familles d'épée du royaume. En-
dessous, des conseils spécialisés dirigés par de grands aristocrates. Les
fonctions de contrôleur général, ministre ou secrétaire d'État, source des
malheurs présents, seraient naturellement supprimées. Les parlements,
refuge de la « bourgeoisie superbe », verraient leur rôle réduit à celui de
simples cours de justice. Tous les cinq ans, les états généraux seraient
convoqués pour établir l'assiette de l'impôt, mais leurs prérogatives
seraient limitées, le vrai pouvoir appartenant aux pairs de France.
Saint-Simon n'était pas seul faiseur de projets de ce genre ni seul à
rêver du prochain règne du duc de Bourgogne. L'abbé de Saint-Pierre,
premier aumônier de Madame depuis 1693, envisageait de recréer une
nouvelle chrétienté grâce à son plan de confédération des États
européens. La première version de son Projet de paix perpétuelle paru en
1712 sous le nom de Mémoire pour rendre la paix perpétuelle en Europe
reçut même l'agrément du duc de Bourgogne.
Plus actif était le groupe des opportunistes qui gravitaient autour du
lieutenant général Adrien-Maurice de Noailles, capitainedes gardes de
Louis XIV et ancien commandant de l'armée de Catalogne. Élégant, bien
fait de sa personne, aussi intelligent qu'ambitieux, il avait épousé la nièce
de Mme de Maintenon et jouissait de ce fait d'une position considérable à
la Cour. Médiocre officier mais fin courtisan, ce n'était pas comme Saint-
Simon – qui le détestait – un homme de l'ombre. Il ne cachait pas son
rêve de jouer dans l'État un rôle de premier plan et avait dans ce but
rassemblé autour de lui un cénacle politique assez hétérogène composé
de gallicans et de jansénistes, de dévots et de libertins. Parmi ces gens, on
comptait un savant sinologue, Fréret, et un curieux personnage dont on
découvre aujourd'hui seulement les papiers, Antoine Lancelot, ancien
sous-bibliothécaire du Collège des Quatre Nations, qui était devenu une
sorte de plumitif gagé par les ducs et pairs pour défendre leurs intérêts.
Ce groupe d'arrivistes était moins marqué politiquement que l'entourage
immédiat du duc de Bourgogne, moins « réactionnaire » dans l'ensemble,
encore qu'il comptât parmi ses membres le très féodal comte de
Boulainvilliers, curieux réformateur féru de chartes généalogiques et
d'astrologie, dont les œuvres, trop critiques à l'égard de la monarchie
absolue, ne purent être publiées qu'après la Régence (notamment son
Histoire de l'ancien gouvernement de la France parut en 1727 et son
Essai sur la noblesse en 1732). Par l'entremise de Saint-Simon, qui devait
plus tard s'en mordre les doigts, le clan Noailles se rapprocha rapidement
des ducs de Beauvillier et de Chevreuse et de là tenta de gagner la
confiance du Dauphin. Mais celui-ci ne conservait au fond qu'un seul
maître, son ancien précepteur, vers lequel désormais tous les regards
convergeaient, Fénelon.
Ce prélat, doux et subtil, patient et insinuant, au style souple et fleuri,
fut certainement l'une des personnalités les plus riches et les plus
profondes de son siècle. Derrière l'incontestable ambition de cet
ecclésiastique se cachait une âme ingénue et pure, attirée par la mystique
religieuse et l'utopie politique. Issu d'une vieille famille de la noblesse
périgourdine, François de Salignac de La Mothe-Fénelon commença ses
études au château paternel, les poursuivit à l'université de Cahors pour les
achever à Paris, au séminaire de Saint-Sulpice. A vingt-quatre ans, il fut
ordonné prêtre et chargé, à la demande de Bossuet, d'oeuvres
missionnaires en Saintonge et en Poitou. En 1686, après la révocation de
l'Édit de Nantes, il surveilla notamment la conversion des protestants
d'Aunis et de Saintonge, tâchedont il s'acquitta avec habileté. Remarqué à
la Cour pour ses brillantes qualités intellectuelles, il devint rapidement le
directeur de conscience des duchesses de Chevreuse et de Beauvillier,
filles de Jean-Baptiste Colbert, et exerça même une profonde influence
sur Mme de Maintenon. Bientôt la faveur royale lui fut acquise. Son
Traité de l'éducation des filles (1687) révéla ses aptitudes à la pédagogie.
Aussi, lorsque, deux ans plus tard, le duc de Beauvillier fut nommé
gouverneur du duc de Bourgogne, Fénelon fut-il désigné pour en être le
précepteur. D'un jeune garçon dur et orgueilleux, railleur, au caractère
violent et révolté (« fougueux, dit Saint-Simon, jusqu'à vouloir briser ses
pendules lorsqu'elles sonnaient l'heure qui appelait à ce qu'il ne voulait
pas »), il fit en quelques années un modèle de prince chrétien, droit,
honnête, timide, confit en dévotions, qui vendait ses pierreries pour
soulager la misère des pauvres. Jamais peut-être pareille métamorphose
ne s'était accomplie en si peu de temps. Succès éclatant, dira-t-on ? Il
n'est pas certain cependant – comme l'ont cru et répété les historiens du
XIXe siècle – que le duc de Bourgogne, devenu timoré et scrupuleux à
l'excès, eût fait un bon prince, une fois monté sur le trône. Sa
correspondance avec son précepteur nous livre de lui une image plutôt
affligeante. Sa désastreuse campagne de Flandre de 1709 démontre que
piété et bonne volonté ne peuvent faire office de talents militaires.
Fénelon, bientôt élu académicien et promu archevêque de Cambrai,
rédigea à l'intention de son élève divers ouvrages pédagogiques : les
Fables, les Dialogues des morts et surtout les Aventures de Télémaque,
suite imaginaire du cinquième livre de l'Odyssée. Sous couvert de fiction
il exposait dans ce dernier ouvrage ses conceptions morales et politiques,
glissant çà et là de piquantes critiques sur la France de Louis XIV.
Gravement compromis dans l'affaire du quiétisme, attaqué sans relâche
par Bossuet qui arracha au pape la condamnation de ses Maximes des
saints, Fénelon tomba en disgrâce malgré son désir de soumission et son
humilité totale. Irrité par la publication de Télémaque (1699), Louis XIV
exila le prélat dans sa résidence archiépiscopale de Cambrai où, croyait-
on, il se ferait oublier. Mais ses prédications de carême, ses visites aux
hôpitaux, sa profonde charité envers les malheureux pendant la plus noire
période de la guerre le grandirent encore, l'auréolant d'une réputation de
sainteté. Il était resté en contact épistolaire avec son ancien élèveet
demeurait l'inspirateur vénéré de son entourage. La disparition brutale du
Grand Dauphin plaça ce prélat, confiné depuis douze ans dans son
diocèse, parmi le petit nombre d'hommes appelés à jouer un rôle capital
dans un avenir prochain. A dire vrai, nul ne doutait qu'à la mort du vieux
despote de Versailles il serait nommé cardinal et Premier ministre.
Comme Saint-Simon, Fénelon était un adversaire convaincu de
l'absolutisme royal, jugeant avec sévérité les excès d'un pouvoir sans
limite, donc arbitraire. Pour lui, il fallait remodeler les institutions
corrompues par le lucre, retrouver au plus vite ce qu'il appelle, dans une
lettre au duc de Chevreuse, « la vraie forme du royaume ». La disparition
de Louis XIV qu'il estimait prochaine – il avait soixante-treize ans –
poussa Fénelon à jeter sur le papier un programme de réformes qu'on
mettrait en pratique dès l'avènement du duc de Bourgogne. Tel est l'objet
des fameuses Tables de Chaulnes, rédigées en novembre 1711 après des
entretiens avec le duc de Beauvillier et le fils du duc de Chevreuse.
L'archevêque de Cambrai y préconisait une organisation sociale à la fois
pyramidale et fortement décentralisée, sensiblement différente des idées
de Saint-Simon, trop obnubilé par la préséance de la haute noblesse.
Dans chaque diocèse on établirait des assemblées ou « assiettes »
comprenant, comme en Languedoc, l'évêque local, les seigneurs du pays
et le tiers état. Ces assemblées auraient pour mission de suivre la
perception des impôts selon le cadastre. Au niveau provincial on
trouverait des « états particuliers », composés des députés des trois ordres
de chaque diocèse qui écouteraient les doléances des députés des
assiettes, voteraient et répartiraient les impôts en fonction de « la richesse
naturelle du pays et du commerce qui y fleurit ».
Enfin, auprès du roi, les états généraux, réunis régulièrement tous les
trois ans, auraient pour mission essentielle de voter les impôts nouveaux,
de délibérer sur toutes les matières de justice, de police, de finance, de
guerre, d'alliances étrangères, d'agriculture et de commerce. La noblesse
recensée, purifiée, libérée des mésalliances redeviendrait l'élite
authentique du pays, à qui seraient réservés les grades dans l'armée et les
fonctions judiciaires. Quittant le milieu artificiel de Versailles, elle
retournerait mettre en valeur ses terres et pourrait sans déroger faire le
commerce de gros. L'Église gallicane retrouverait son autonomie face au
pouvoir temporel. Les intendants, les secrétairesd'État, la gabelle, les
fermes générales, la capitation, la dîme royale seraient supprimés de
même que les lettres de cachet.

ORLÉANS ET BOURGOGNE

Partageant l'esprit critique de sa génération, Philippe d'Orléans mettait


beaucoup d'espoir en Fénelon. En juin 1706, peu avant de partir pour
l'Italie, encore sous le coup des étranges prédications faites chez sa
maîtresse, il avait déclaré que « si par des hasards qu'il est impossible
d'imaginer il se trouvait le maître des affaires, ce prélat vivant et encore
éloigné, le premier courrier qu'il dépêcherait serait à lui, pour le faire
venir et lui donner part dans toutes (les affaires) 1 ». Plus tard, écarté du
pouvoir, il était assez naturel que cet opposant solitaire, méditant sur les
défauts du régime louisquatorzien, eût rencontré le seul système politique
cohérent, la seule « idéologie » aristocratique née dans les cercles de «
l'opposition ». Ennemi de l'arbitraire et des lettres de cachet, intéressé par
ce que lui avait raconté Dubois des moeurs et des institutions anglaises,
comment n'aurait-il pas fait siennes les idées d'un Saint-Simon ou d'un
Fénelon ? Comment n'aurait-il pas cru à leur modèle rétrograde ? Seule
l'expérience du pouvoir jointe à son caractère secret et autoritaire le fera
changer d'avis.
En 1711, on n'en était pas là. Le programme de restauration nobiliaire
paraissait même bien près d'être appliqué. Le nouveau dauphin, guidé par
le duc de Beauvillier, en avait manifesté la ferme volonté au grand
ravissement de Saint-Simon qui goûtait « les solides douceurs de l'avant-
règne » comme un avant-goût de paradis. Désormais, le duc de
Bourgogne, à la demande de son grand-père, assistait au Conseil d'En-
Haut et travaillait avec les principaux ministres du roi, Torcy, Voysin,
Desmarets. Chacun remarquait son sérieux et son application à suivre les
affaires de l'État. On s'étonnait même de voir ce prince, naguère si
gauche, si timide, si renfermé, s'exprimer avec aisance et fermeté, tenir
salon à Marly, recevoir leshommages et remercier les courtisans avec
grâce et majesté. Prodigieux changement, annonciateur de beaucoup
d'autres, qui apportait une bouffée d'air frais après des années de terne
routine.
Presque au même moment la situation extérieure se modifia à
l'avantage de la France. Le 10 décembre 1710, Vendôme avait anéanti
l'armée anglo-autrichienne à Villaviciosa et fait prisonnier James
Stanhope, libérant ainsi l'Espagne de toute menace militaire. Philippe V,
engoncé plus que jamais dans la raideur castillane, acclamé par son
peuple, consolidait son trône et sa dynastie. Quelques mois plus tard, le
17 avril 1711, la mort de l'Empereur Joseph Ier venait modifier
sérieusement l'équilibre européen, car l'archiduc Charles, prétendant au
trône espagnol, lui succédait sous le nom de Charles VI. Les Anglais
allaient-ils, par seule haine des Bourbons, travailler à la réunion des
couronnes d'Espagne et d'Autriche sur la tête d'un même Habsbourg ? Le
retournement de la situation politique intérieure du Royaume-Uni devait
au même moment apporter une réponse négative. La reine Anne,
dominée depuis des années par l'écrasante personnalité de son amie
intime la duchesse Sarah Marlborough, femme du duc, résolut de se
libérer de cette tutelle. Elle renvoya aussitôt après le belliqueux ministère
whig, exila le célèbre général sous l'accusation de pillage et de
prévarication et appela au pouvoir les Tories, aristocrates terriens et
conservateurs. Dès le 8 octobre 1711 la signature des « préliminaires de
Londres » entre la France et l'Angleterre témoignait de la volonté de paix
du nouveau cabinet.
Pendant ce temps, Saint-Simon essayait de rapprocher le duc d'Orléans
et le Dauphin. Il s'ouvrit d'abord de ce projet au duc de Beauvillier qui,
passé le premier moment de surprise, acquiesça à cette initiative qui
renforçait l'union de la famille royale. Puis il aborda Philippe et lui
conseilla, dans son propre intérêt, de modifier sa conduite en présence du
Dauphin, d'abandonner devant lui « ce détestable héroïsme d'impiété,
qu'il affectait bien plus encore qu'il n'en avait le fond ». En outre, il lui
recommanda d'aller plus rarement à Paris et « d'y faire la débauche au
moins à huis clos, puisqu'il était assez malheureux que de la vouloir faire
». Le prince ne prit pas ombrage de ces conseils amicaux. Il les accepta
de bonne grâce, comprenant que seul un changement de son
comportement pourrait à terme mettre fin à son désœuvrement et lui
procurerune place éminente dans l'État. Le Dauphin remarqua avec
plaisir ces efforts et les deux hommes, peu à peu, se rapprochèrent. Ainsi
chacun, pour des raisons diverses, attendait avec une impatience à peine
dissimulée l'aube d'un règne nouveau...

ÉPIDÉMIE DE MORTS MYSTÉRIEUSES

Dans la soirée du vendredi 5 février 1712, la jeune Dauphine fut prise


de frissons et se coucha épuisée par une forte fièvre. Boudin, son premier
médecin, attribua ce malaise à une indigestion : la veille, elle s'était un
peu trop régalée d'un ragoût à l'italienne ; au dessert, elle s'était empiffrée
d'un gâteau de sa confection dans lequel entraient trois livres de fromage,
autant de sucre et de blé d'Inde et divers ingrédients épicés. Le
lendemain, elle connut un répit mais le dimanche, sur les six heures du
soir, elle fut assaillie par une violente douleur au-dessous des tempes.
Cette douleur persista jusqu'au lundi 8, malgré les calmants prescrits par
la Faculté : fumée de tabac à respirer, tabac à chiquer, grains d'opium à
absorber. C'est alors qu'on appela Mareschal, premier chirurgien du roi et
homme de bon conseil. Il critiqua les remèdes de ses confrères et pratiqua
deux saignées qui soulagèrent un peu la princesse. Bientôt, la fièvre reprit
de plus belle, plongeant la patiente dans un état de somnolence
entrecoupé d'accès de délire. A la vue de quelques plaques suspectes
apparues sur la peau, Boudin diagnostiqua une rougeole, mais ces
plaques disparurent le lendemain, ce qui jeta tout le monde dans la
perplexité. L'inquiétude grandissait. Le roi et Mme de Maintenon avaient
le visage sombre et grave. Torturé d'angoisse, le Dauphin passait nuit et
jour au chevet de sa femme. Une nouvelle saignée n'apporta aucun
soulagement. Le mercredi 10, on lui administra une forte dose d'émétique
qui eut pour seuls effets des vomissements et des coliques. On força le
Dauphin, blême de fatigue et consumé de fièvre, à descendre prendre l'air
quelques instants dans les jardins. A Paris, par ordre du roi et du premier
président du parlement, on découvrit la châsse de sainte Geneviève, et le
peuple vint en foule prier pour la prompte guérison de la pauvre
Dauphine.
Cependant, le jeudi 11 février, comme son état s'aggravait,entre deux
délires, on lui souffla avec ménagement le conseil de voir un prêtre. La
jeune femme s'affola un instant. Allait-elle donc si mal ? Des voix
s'efforcèrent d'apaiser son inquiétude et lui présentèrent cet entretien
comme une simple précaution. Après une confession générale, la
princesse reçut avec piété l'extrême-onction et le saint viatique. On
l'entendit murmurer : « Aujourd'hui, princesse ; demain, rien ; dans deux
jours, oubliée. »
Sept des plus hautes sommités médicales mandées d'urgence par le roi,
parmi lesquelles Fagon, Dodart et Boudin, votèrent très
démocratiquement, par cinq voix contre deux, pour une cinquième
saignée au pied qui fut exécutée à sept heures du soir. La nuit fut
angoissante. Au matin du 12 février, la duchesse but trois verres
d'émétique qui accrurent ses douleurs et abrégèrent sans doute son
agonie. A huit heures du soir, peu après avoir pris un prétendu remède-
miracle qu'un gentilhomme avait recommandé, la princesse Marie-
Adélaïde expira.
La mort dans sa vingt-septième année de cette charmante jeune femme
plongea la Cour, qui aimait sa grande bonté, sa gaieté naturelle, son allure
insouciante, dans une profonde affliction. Son mari, au désespoir, faisait
peine à voir. Quant au roi, il était saisi par la plus vive douleur, « la seule
véritable qu'il ait jamais eue en sa vie », assure Saint-Simon.
Le lendemain, à onze heures du soir, Fagon, Boudin et Mareschal
pratiquèrent l'autopsie en présence de la duchesse du Lude et de Mme de
Mailly, respectivement dame d'honneur et dame d'atour de la défunte, qui
furent bien près de défaillir au cours de cette lugubre opération. On ne
trouva trace ni de rougeole ni de petite vérole. On remarqua seulement,
dit le marquis de Sourches, qu'elle avait « le sang tout brûlé ». Il s'éleva
une grande discussion entre spécialistes pour savoir si elle était ou non
enceinte de six semaines d'un garçon. Une relation anonyme signale en
outre que les médecins constatèrent que la morte avait les veines du
cerveau un peu gonflées. Seul Saint-Simon affirme que Fagon et Boudin,
convaincus de l'empoisonnement, le dirent sans ambages à Louis XIV et
à Mme de Maintenon. Boulduc, apothicaire du roi, aurait été de leur avis.
Mareschal, plus hésitant, aurait soutenu qu'il avait déjà autopsié des corps
présentant les mêmes symptômes et dont on n'avait jamais douté de la fin
naturelle.
Le Dauphin ne voulut recevoir que son frère, le duc de Berry,son
confesseur, le père Martineau, et son ancien gouverneur, le duc de
Beauvillier. Tous lui conseillèrent de quitter Versailles en deuil et de
rejoindre le roi à Marly, ce qu'il fit le 13 février en début de matinée. Il
avait l'air fiévreux et abattu. Des taches livides étaient en assez grand
nombre apparues sur son visage. Sitôt arrivé, il descendit à la chapelle,
entendit la messe et se fit porter en chaise jusqu'à son pavillon. Le roi,
qui l'embrassa en sanglotant, fut frappé de son état et lui fit prendre le
pouls qu'on trouva « mauvais ». Peu après, le prince s'alita. Rapidement
la fièvre augmenta et avec elle l'inquiétude. Le dauphin se crut-il
empoisonné ? C'est ce qu'il aurait déclaré à son valet de chambre Du
Chesne et au comte de Cheverny. En tout cas, il se prépara à la mort avec
piété et soumission, convoqua les gens de sa maison, les remercia de leur
dévouement et fit quelques aumônes aux familles pauvres dont il avait
l'habitude de s'occuper. Le lundi 15 et le mardi 16, son mal empira. Il se
sentait comme dévoré par un feu intérieur. Son corps se couvrit de taches
violettes et de gros boutons rouges. On célébra la messe dans sa chambre.
Il communia, reçut l'extrême-onction avec dévotion et voulut embrasser
son fils aîné, le duc de Bretagne, mais on lui refusa cette joie par crainte
de la contagion, car on le soupçonnait d'avoir la rougeole. Le 18 février, à
huit heures et demie du matin, le Dauphin s'éteignit à l'âge de vingt-neuf
ans.

L'émotion et la consternation saisirent la Cour tout entière. A son


réveil on apprit la nouvelle au monarque. Celui-ci, ravalant ses larmes,
embrassa le duc de Berry, son dernier petit-fils, en lui disant : « Mon cher
enfant, je n'ai donc plus que vous. »
On pratiqua l'autopsie le lendemain en présence de la Faculté et de
quelques menins du Dauphin. Le marquis de Sourches affirme qu'on
trouva le corps « tout gangrené depuis les pieds jusqu'à la tête, le cœur
flétri et un des côtés du poumon pourri ». L'odeur était intolérable. Le
cœur, présenté au duc d'Aumont pour être placé dans l'urne qu'on devait
porter au Val-de-Grâce, fondit littéralement entre ses mains. « On disait
même la peau du col toute brûlée, poursuit Sourches, aussi bien que
l'œsophage, ce qui donne lieu à beaucoup de mauvais soupçons. » Si l'on
en croit Saint-Simon, Fagon et Boudin parlèrent à nouveau « d'un poison
très subtil et très violent qui, comme un feu très ardent, avait consumé
tout l'intérieur du corps à la différence de la tête qui n'avait pas été
précisément attaquée ». Mareschal,moins péremptoire, aurait répété qu'à
son avis il n'y avait aucune trace de poison dans le corps et aurait attribué
le décès à « un venin naturel de la corruption de la masse du sang
enflammé par une fièvre ardente qui paraissait d'autant moins qu'elle était
plus intense ». Ô Molière ! La querelle des doctes bonnets carrés se serait
même envenimée et poursuivie devant le roi.
Il est regrettable que l'on n'ait pas retrouvé le procès-verbal d'autopsie
des deux cadavres, car les assertions de Saint-Simon ne sont confirmées
par aucune relation du temps. Ainsi, le 21 février, Madame écrit-elle : «
Tous les docteurs qui ont assisté à l'autopsie des deux corps déclarent
qu'ils n'ont trouvé ni dans l'un ni dans l'autre aucune apparence de poison,
que Mme la Dauphine est morte de la rougeole et que c'est le mauvais air
et le chagrin qui ont causé la mort de M. le Dauphin. »
Saint-Simon qui tient ferme pour la thèse de l'empoisonnement semble
accuser, avec d'ailleurs quelques précautions de plume, le duc de Noailles
du forfait. On en voit assez mal la raison, sinon qu'il considérait le duc en
question comme son ennemi personnel. Le mémorialiste se lance alors
dans une confuse histoire de tabatière que le duc de Noailles aurait
offerte à la princesse le jour même où sa fièvre se déclara. A d'autres
endroits des Mémoires, Saint-Simon suggère un autre coupable, le duc du
Maine, avec pour seule vraie raison qu'il le haïssait autant sinon plus que
Noailles. Tout cela ne mérite pas d'être retenu. Il ne fait plus guère de
doute aujourd'hui, après les travaux du comte d'Haussonville, que la
duchesse de Bourgogne et son mari ont été emportés par une rougeole
maligne ou plus vraisemblablement par une scarlatine infectieuse. La
Gazette de Hollande de février 1712 estimait à plus de 500 le nombre des
victimes de cette épidémie, tant à Versailles qu'à Paris.
Le 27 février, le petit duc de Bretagne, âgé de cinq ans et demi, devenu
dauphin de France à la mort de son père, tomba malade à son tour. Cette
fois, on diagnostiqua tout de suite la rougeole. Le roi s'avisa que ses deux
arrière-petits-enfants n'étaient pas baptisés, mais simplement ondoyés. Il
pria donc leur gouvernante, Mme de Ventadour, de réparer au plus vite
cette omission et de les prénommer Louis l'un et l'autre. La cérémonie
célébrée par l'évêque de Metz, premier aumônier, fut brève et pour ainsi
dire improvisée. On prit les parrains et marraines au hasard d'un couloir.
Aussitôt après, la gouvernantedes Enfants de France remit le duc de
Bretagne, le visage empourpré et grelottant de fièvre, aux médecins qui
s'acharnèrent à lui faire prendre de l'émétique et à le saigner
abondamment au bras. Le malheureux bambin ne leur échappa pas et
expira au milieu du traitement. Mme de Ventadour, affolée, leur arracha
le duc d'Anjou. Elle se contenta de tenir au chaud le petit prince et sauva
ainsi d'une mort à peu près certaine celui qui devait s'appeler Louis XV.
A la même époque, le fils de l'ancien ministre de la Marine, Marie-Jean-
Baptiste Colbert de Seignelay, était également emporté par l'épidémie.

L'EMPOISONNEUR...

Tant de décès suspects en si peu de temps firent naturellement parler


de poison. A qui profitaient donc ces crimes sinon au duc d'Orléans, cet
ambitieux, cet insatiable, qui avait autrefois conspiré en Espagne contre
Philippe V et qui se trouvait subitement rapproché du trône par ces morts
en cascade ? Le duc de Berry, prince faible, sans intelligence ni
personnalité, dominé par sa femme, serait pour lui un régent facile à
manœuvrer. Les apparences semblaient crier sa culpabilité. Ne se livrait-
il pas à des expériences de chimie au Palais-Royal ? De son laboratoire
secret s'échappaient d'étranges fumées. D'ailleurs, l'homme avec lequel il
travaillait, le Saxon Homberg, n'était-il pas le gendre de Dodart, médecin
du dauphin décédé ? On racontait aussi une stupide dispute survenue à
Fontainebleau entre la duchesse de Bourgogne et la duchesse de Berry à
propos d'une place à une table de jeu. Philippe aurait promis à sa fille
chérie de la venger. Des quidams assuraient avec aplomb l'avoir vu se
jeter aux pieds de sa fille pour la persuader de prendre patience. Nul ne
faisait observer que le prince, devenu ami du duc et de la duchesse de
Bourgogne, avait tout à gagner durant leur règne. Au contraire, on allait
jusqu'à dire que s'il laissait en vie le petit duc d'Anjou, devenu dauphin,
c'était simplement par peur que le roi d'Espagne ne revînt en France. A
propos de la disparition si brutale du jeune Seignelay, des voix
médisantes susurraient qu'un mois auparavant on l'avait vu souperavec le
duc d'Orléans. En fallait-il davantage pour prouver ce nouveau crime ?
Contre le malheureux neveu du roi ce fut bientôt un flot de sottises et
d'horreurs qui se répandit à la Cour, à Paris, en province, dans les pays
étrangers même. A nouveau personne ne lui adressait plus la parole. Seul
Saint-Simon osa braver l'opinion en lui restant fidèle.
Dès le mercredi 17 février – par conséquent avant même le décès du
duc de Bourgogne –, lorsque Philippe, en grand manteau de deuil, vint
jeter de l'eau bénite sur le corps de la Dauphine, le peuple murmura des
propos insultants sur son passage. Révolté, le prince demanda au roi la
permission d'aller se constituer prisonnier à la Bastille avec son chimiste,
afin de faire preuve de son innocence, au cours d'un procès éclatant.
Louis XIV vit aussitôt le danger de cette solution. Coupable ou non, un
petit-fils de France ne saurait être jeté dans un cul-de-basse-fosse, au
risque de faire rejaillir le scandale sur la famille royale tout entière. Pour
Homberg, il répondit sèchement qu'il serait reçu à la Bastille s'il s'y
présentait, mais peu après se ravisa sur le conseil de son chirurgien
Mareschal. Les ambassadeurs étrangers étaient à l'affût des nouvelles.
Celui de Venise observe dans ses rapports au doge que pour dissiper les
accusations de l'opinion le roi redoublait d'honnêtetés et de marques de
confiance envers son neveu. Le chargé d'affaires d'Espagne à Paris, don
Feliz Cornejo, rapportait au contraire avec une satisfaction à peine
dissimulée que Louis XIV avait ordonné à « des hommes de confiance
d'observer tous les mouvements du prince ».
Madame revient à plusieurs reprises dans sa correspondance sur les
sentiments du souverain. Pour elle, pas un instant celui-ci ne crut à la
culpabilité du duc d'Orléans : « J'ai examiné tout avec soin, note-t-elle le
19 mars ; le roi, c'est certain, ne croit pas aux bruits qu'on répand sur mon
fils non plus que ceux qui les propagent... » Le 8 avril, elle raconte
encore : « Quand les docteurs vinrent rapporter au roi qu'ils avaient tout
examiné minutieusement et que ces deux personnes n'avaient
certainement reçu aucun poison, le roi se tourna vers Mme de Maintenon
et lui dit : " Eh bien, madame, eh bien, ne vous avais-je pas dit que ce que
vous m'aviez dit de mon neveu était faux ? " » Le 14 avril : « Le roi traite
bien mon fils. Cela me fait espérer que ces mensonges, Dieu merci, n'ont
pas fait d'impression sur SaMajesté. » Le 5 mai enfin, elle mandait à la
raugrave Louise : « Dieu merci, tout est fini ! Même ceux qui ont
clabaudé le plus nient tout à présent et font implorer leur pardon auprès
de nous mais ceux qui inventent et répandent de telles choses ne s'en
vantent pas. »
Quoi qu'en dise la Palatine, il est probable que Louis XIV passa par
des moments de doute. On en aura pour preuve l'épisode que Mlle
d'Aumale rapporte dans ses Mémoires. Peu après la mort du duc de
Bourgogne, celle-ci fut convoquée chez le roi avec Mme de Maintenon
afin d'examiner la cassette du défunt. « Il me chargea d'ouyrir cette
cassette, écrit-elle, et d'en tirer les papiers l'un après l'autre, et de les lui
donner après les avoir tous présentés au feu. [...] Je sus après que cette
précaution n'avait été prise que dans la crainte qu'il n'y eût du poison dans
cette cassette. » Le duc de Luynes cite aussi dans ses Mémoires l'histoire
d'une mystérieuse bouteille contenant une liqueur « extrêmement forte »
qu'un inconnu avait remise à Utrecht au cardinal de Polignac pour le duc
d'Orléans. Sans doute s'agissait-il d'une composition chimique d'un
distillateur hollandais de ses amis. Cependant Torcy, secrétaire d'État aux
Affaires étrangères, qui la reçut, crut bon d'en avertir le roi. « Ne la
rendez pas, lui aurait dit celui-ci, gardez-la ; je ne veux pas mettre sur un
échafaud la tête de mon neveu ! » Faut-il accorder quelque crédit à cette
anecdote de seconde main ? Ce qui paraît sûr, c'est que Mme de
Maintenon crut, au moins quelque temps, à un crime. On peut même
dater de cette époque la franche hostilité de la marquise à l'égard du duc
d'Orléans. « Quand mon fils, raconte la Palatine, a reproché tout
doucement à la Maintenon qu'elle le décriait et l'a engagée à rentrer dans
sa conscience puisqu'elle savait que ce qu'elle disait était des
méchancetés, elle a répliqué : " J'ai répandu ce bruit parce que je l'ai cru.
" Mon fils lui a répondu : " Non, vous ne pouviez pas le croire, sachant le
contraire. " Là-dessus, elle a répondu avec insolence, et j'admirais la
patience de mon fils : " Est-ce que la Dauphine n'était pas morte ? – Ne
pouvait-elle pas mourir sans moi ? repartit mon fils, était-elle donc
immortelle ! " Elle répliqua : " J'ai été si au désespoir de cette perte que je
m'en suis prise à celui qu'on me disait en être la cause. " Mon fils lui dit :
" Mais, Madame, vous savez le compte qu'on a rendu au roi ; que ce n'est
pas moi et que Mme la Dauphine n'a point été empoisonnée du tout. – Il
est vrai, répliqua-t-elle, je n'en dirai plus rien ". »
La rumeur, cependant, ne tomba pas si vite. Le lundi 22 février,
lorsque le duc d'Orléans alla se recueillir devant le corps du Dauphin
ramené de Marly, il essuya une fois encore les injures de la populace.
Qu'il était loin le temps où les bouquetières acclamaient le héros de
Steinkerque et de Neerwinden ! Le lendemain, quand le char funèbre
portant les dépouilles du Dauphin et de la Dauphine partit pour Saint-
Denis, ce fut tout au long du chemin des cris et de nouvelles insultes
vomies à l'adresse du duc d'Orléans. Près du Palais-Royal, le
redoublement des huées et la pression de la foule déchaînée firent
pendant quelques minutes craindre le pire. La rumeur continua de courir
bien après l'inhumation. Un mois plus tard, le chargé d'affaires de Madrid
notait que le prince, excédé, avait fait savoir que si le dernier petit
dauphin venait à mourir il quitterait la France sur-le-champ avec tous ses
équipages. C'est dire à quel point il était blessé.
Or ces calomnies n'avaient rien de spontané. Leur intensité, leur durée
prouvent qu'elles ont été sciemment répandues avec la ferme volonté de
nuire. C'est ainsi que des inconnus placardèrent sur les murs du Palais-
Royal des affiches : « Voici où se font les lotheries et où on trouve le plus
fin poison. » Par « lotheries » on voulait naturellement insinuer que
Philippe vivait avec sa fille comme Loth avec les siennes. Qui manipulait
donc l'opinion ? L'Espagne ? La rapidité avec laquelle l'accusation fut
lancée permet d'écarter cette supposition. Nous verrons sous peu – cette
fois avec certitude – la main de Mme des Ursins dans une autre cabale
montée contre le duc d'Orléans, mais il est impossible d'admettre que
deux jours après la mort de la duchesse de Bourgogne, elle ait pu, de
Madrid, lancer et orchestrer pareille campagne. Si l'on a été jusqu'à
afficher des placards sur le Palais-Royal, n'est-ce pas dans un but
politique ? Par exemple pour empêcher Philippe d'entrer au Conseil et de
dominer un roi vieilli et isolé ? On songe alors à la coalition de deux
coteries vivement opposées au prince, l'ancienne coterie de Meudon, avec
en particulier Mme la Duchesse et son ami le duc d'Antin, et l'entourage
du duc du Maine, dont les ambitions politiques commençaient à poindre.
Telle était en tout cas l'opinion commune de Saint-Simon et de la
princesse palatine. Cette dernière remarquait qu'on avait reconnu à Paris
des gens du duc d'Antin en train de lancer des accusations contre son fils.
Certes, il faut prendre en général avec circonspection les assertions
deMadame qui n'hésite pas, dans sa franche brutalité, à couvrir d'ordures
et de vilenies ceux qu'elle hait. En l'occurrence, cette version des faits
paraît assez vraisemblable.
Si assourdissantes étaient alors les calomnies que Fénelon lui-même,
toujours exilé dans son diocèse de Cambrai, en fut troublé et partagea les
soupçons de l'opinion. Dans un mémoire adressé en mars 1712 au duc de
Chevreuse, il s'interrogeait sur les mesures à prendre pour découvrir la
vérité, soupesant avec une circonspection de casuiste les arguments
contradictoires. Fallait-il faire au duc un procès public ? Il serait bien
difficile, objectait-il, d'accumuler des preuves, de susciter des
témoignages contre un personnage de si haut rang. Et si le prince n'était
pas coupable, ne risquait-on pas en le flétrissant outrageusement, en
l'excluant du Conseil, de provoquer la guerre civile ? Après la disparition
du roi, un parti pourrait même se lever en sa faveur. Si au contraire sa
culpabilité éclatait, ferait-on mourir un petit-fils de France, si proche du
trône ? Pourrait-on le garder en prison alors que son gendre, le duc de
Berry, serait appelé à prendre la régence ? Et si au cours de l'enquête on
s'apercevait de la complicité de sa fille, que ferait-on d'elle, alors qu'elle
pouvait devenir reine ?

LE « PRISONNIER SANS NOM »

Bientôt éclata une autre machination contre le duc d'Orléans. En avril


1712, à Madrid, un marchand français, fabricant d'amidon, Antoine
Desquerres, vint dénoncer au secrétaire d'État don Grimaldo un complot
contre la vie du roi d'Espagne et fournit le signalement d'un moine
cordelier nommé Le Marchand, porteur de mystérieux poisons.
L'accusation parut suffisamment précise à la princesse des Ursins pour
envoyer en France son neveu, le prince de Chalais. Celui-ci franchit
incognito la frontière et parcourut le pays poitevin sou un nom d'emprunt.
Le 25 avril, sur la route de Bressuire, aidé du lieutenant du prévôt général
de la maréchaussée de Poitiers, il arrêtait le moine en question et le faisait
conduire pieds et poings liés à la Bastille. Sur lui on trouva un chapelet,
divers laissez-passer et un cachet de l'ordre des Cordeliers. M. de Chalais
se rendit incontinent àMarly où il rencontra Torcy et Louis XIV en
audience privée. Peu après se répandit à Paris comme en province le bruit
que ce moine avait été soudoyé par le duc d'Orléans pour faire mourir le
souverain régnant à Madrid. Ce fut à nouveau un terrible déchaînement
contre le neveu du roi. A la Bastille, on prit des précautions
exceptionnelles pour cacher la présence de Le Marchand. Dans la
correspondance officielle on ne l'appelait que « le prisonnier sans nom ».
C'était un homme de taille moyenne aux cheveux châtains, au visage
allongé et rougeaud, qui portait les traces d'anciennes blessures de guerre.
L'enquête menée personnellement par le lieutenant général de police
d'Argenson permit d'éclairer peu à peu la vie mouvementée de cet étrange
ermite. Augustin Le Marchand était un Breton de vingt-six ans, né à
Loyat près de Ploërmel. En 1702, cet ancien élève des Jésuites de Vannes
s'était laissé entraîner par un sergent recruteur du régiment de Lannion.
Incapable de supporter la discipline militaire, il n'avait pas tardé à
déserter et à entreprendre une carrière d'aventurier dont le détail emplirait
un volumineux roman-feuilleton. D'abord corsaire au Portugal puis
débardeur en Espagne, il s'engagea dans l'armée française d'Estrémadure
comme sapeur, y resta trois ans, participant à la bataille d'Almanza et au
siège de Lerida. Après une nouvelle désertion il fut incorporé dans
l'armée anglaise – où il échappa de peu à la pendaison –, s'enrôla comme
dragon chez les Français sous le pseudonyme de Dumoulin, déserta une
troisième fois et, après un séjour à Lisbonne où il se trouva sans emploi,
regagna la mère patrie. Parvenu à Laval, il entra dans un couvent de
Cordeliers, non par vocation, mais parce « qu'on mangeait chez eux de la
viande pendant tout le cours de l'année, à la réserve du carême ordinaire
».
L'état de religieux ne lui convint apparemment pas plus que celui de
militaire. Au printemps de 1711, il s'enfuit en compagnie d'un certain
père Bertin, vagabond du même acabit, qui alliait des talents de médecin
empirique à des connaissances assez poussées en toxicologie. Les deux
défroqués vécurent plusieurs mois d'expédients, errant sur les routes du
Perche et de l'Anjou, vendant à la sauvette leurs drogues et leurs remèdes.
Le père Bertin finit par se lasser d'une vie aux lendemains aussi
incertains. Il préféra une bonne et sage retraite à la Grande Trappe,
laissant à son compagnon de route un sac de peau violet et une boîte
contenant de l'arsenic, du sublimé corrosif et del'opium. Le dimanche des
Rameaux 1712, Le Marchand se rendit au couvent de Bressuire sans se
douter qu'il était recherché et filé par la maréchaussée. C'est près de cette
localité que, le 22 avril, il fut arrêté par le prince de Chalais.
La princesse des Ursins, qui était à l'origine de sa capture, avait fait
grand cas de la déclaration d'un de ses anciens compagnons, Antoine
Desquerres, natif de La Réole, qui l'avait rencontré à Lisbonne trois ans
et demi plus tôt. Le Marchand, alors déserteur du régiment de Caylus-
dragons lui avait, paraît-il, confié que « la reine de Portugal et l'archiduc
le faisaient agir pour empoisonner le roi d'Espagne ». Il avait surtout
ajouté qu'un grand prince et une grande dame étaient ses protecteurs en
France et ne le laisseraient manquer de rien. Qui donc ? lui avait
naturellement demandé Desquerres. L'autre lui avait répondu que « le
nom ne faisait rien, mais que ce prince avait déjà tenté de se rendre
maître de l'Espagne et que, si ses desseins avaient pu réussir, il y a déjà
du temps que Philippe ne serait plus sur les terres de l'Espagne ». Dans ce
court portrait la princesse des Ursins avait bien évidemment reconnu son
ennemi, le duc d'Orléans, qui, une fois de plus, venait confirmer ses
talents d'empoisonneur. Elle avait aussitôt pris grand soin du
dénonciateur qui vint à ses frais à Paris et fut royalement logé chez une
amie du prince de Chalais, la comtesse d'Egmont.
Le Marchand resta près d'un an à la Bastille, de mai 1712 à avril 1713.
Le lieutenant général de police d'Argenson ne lui fit subir pas moins de
quarante interrogatoires qui remplissent deux volumes – un millier de
pages – des Archives du Quai d'Orsay. La figure de cet aventurier n'en
ressort assurément pas grandie. Il apparaît comme un charlatan sans foi ni
loi, petit gibier de potence qui avait abusé quantité d'honnêtes gens.
Certes il voyageait avec un faux cachet de l'ordre des Cordeliers et un sac
de poisons que lui avait donné le père Bertin, mais rien ne permettait de
l'impliquer dans une tentative d'empoisonnement du roi d'Espagne. Il nia
obstinément les propos que lui prêtait Antoine Desquerres. D'ailleurs la
confrontation avec cet unique témoin à charge ne prit pas la tournure
souhaitée par la camarera mayor. Le Marchand fit si bien remarquer les
nombreuses contradictions de son accusateur que le 20 mars 1713
d'Argenson, en envoyant copie à Torcy du procès-verbal de cette
confrontation, ajoutait : « Je ne sais si, après l'avoir lue, letémoin ne vous
paraîtra pas plus défavorable et plus suspect que l'accusé. »
Philippe d'Orléans, qui se relevait à peine de la venimeuse campagne
lancée contre lui pendant l'hiver, tomba des nues en entendant parler de
ce cordelier et des accusations de la princesse des Ursins. Sur le conseil
de Saint-Simon, il pria le roi de faire interroger le prisonnier par plusieurs
commissaires afin de lever tout soupçon. Atteint dans son honneur il ne
pardonna jamais à la camarera mayor. Voulut-il une nouvelle fois se
constituer prisonnier à la Bastille comme on l'a prétendu ? D'Argenson
sut l'en dissuader : « Monseigneur, lui aurait-il dit, voilà bien le discours
d'un jeune prince ; mais sachez que, pour quelque cause que ce soit, un
prince ne vaut rien à la Bastille. »
A la lecture des procès-verbaux d'interrogatoire de Le Marchand,
Louis XIV se rendit vite compte que son neveu n'était pour rien dans
cette histoire. Il ordonna à son lieutenant de police de remettre le
prisonnier au prince de Chalais pour être conduit hors du royaume où bon
lui semblerait. L'Espagne le prit en charge. Le cordelier fut enfermé à la
tour de Ségovie. Dix ans plus tard, Saint-Simon, de passage en Espagne,
apprendra qu'il s'y trouvait encore. Il jurait alors par tous les diables
contre la Maison d'Autriche et les ministres de la Cour de Vienne, ce qui
fit supposer qu'il avait été soudoyé par eux pour empoisonner Philippe V
et ses enfants, mais sans plus de certitude.
1 Saint-Simon.
CHAPITRE X

La succession de France

PROJETS POUR UNE RÉGENCE

Au printemps 1712, Louis XIV ne se trouvait plus avoir pour héritier


qu'un enfant de deux ans, le duc d'Anjou, fils cadet du duc de Bourgogne,
dont l'état de santé précaire laissait supposer la prochaine disparition.
Pendant la minorité de ce petit prince, la régence revenait de droit au duc
de Berry. Dans l'entourage du roi beaucoup se méfiaient de ce parfait
nigaud qui risquait de livrer le pays aux caprices de sa femme et –
horreur suprême – à son beau-père, le duc d'Orléans. Aussi avait-on
échafaudé plusieurs combinaisons. Un long mémoire remis au roi, inspiré
vraisemblablement par Torcy, préconisait la désignation, dès à présent,
d'un régent par les états généraux. Le chancelier Voysin recommandait
pour sa part un conseil de régence composé d'un député de chaque
parlement et d'un délégué de chacun des états provinciaux. Les rumeurs
allaient bon train. Dès février 1712, don Feliz Cornejo écrivait que Louis
XIV commençait à montrer davantage de considération pour le parlement
et qu'il envisageait d'ôter le pouvoir effectif à son petit-fils Berry pour le
confier à une « junte » de douze maréchaux. On parlait aussi d'un
possible retour en France de Philippe V qui n'avait pas perdu ses droits à
la succession. Le taciturne occupant du palais royal de Madrid pouvait
faire un régent acceptable. En tout cas, les sentiments qu'il portait à son «
oncle » Philippe d'Orléansétaient là pour rassurer ceux qu'épouvantait le
retour d'influence de ce libertin au passé sulfureux. A Madrid, la
princesse des Ursins envisageait froidement un autre arrangement :
aussitôt connue la mort de Louis XIV, Philippe V laisserait une régence
en Espagne et accourrait à Paris disputer la couronne à son cadet, le duc
de Berry. Évinçant son amie et rivale, Mme de Maintenon, la camarera
mayor monterait pour ainsi dire sur le trône par personne interposée !
De son côté, le parti des dévots qui s'était constitué autour du duc de
Bourgogne conservait l'espoir de faire triompher ses idées. Il exerçait
encore un large pouvoir d'attraction sur les ducs et pairs, la noblesse
titrée, voire certains parlementaires. De son exil, Fénelon envoyait à la
Cour mémoire sur mémoire, et cherchait à reprendre contact avec Mme
de Maintenon par l'intermédiaire du duc de Beauvillier. Il craignait de
voir s'allumer à la mort de Louis XIV une guerre civile mettant aux prises
tous les mécontents, huguenots, jansénistes, princes légitimés, peuple
accablé d'impôts, petits rentiers ruinés, troupes indisciplinées... Pour
prévenir ces troubles, il préconisait l'instauration, du vivant du roi, d'un
conseil chargé de préparer les réformes nécessaires, dont la présidence
reviendrait naturellement au duc de Berry, mais sans voix prépondérante.
En seraient exclus le duc d'Orléans « soupçonné de la plus noire
scélératesse », les princes du sang, les légitimés et les princes étrangers.

LES TRAITÉS DE PAIX

Aux soucis internes s'ajoutaient les difficultés européennes. Depuis la


signature avec la France des « préliminaires de Londres » en octobre
1711, l'Angleterre, lasse de supporter la plus grande part de l'effort de
guerre, faisait pression sur les Hollandais et les Impériaux pour les
amener à traiter. Après maintes hésitations, une conférence réunissant les
plénipotentiaires des belligérants tint sa première séance à Utrecht en
janvier 1712. Le maréchal d'Huxelles, l'abbé de Polignac et le négociant
rouennais Mesnager représentaient à la fois la France et l'Espagne, car les
alliés avaient refusé d'admettre à la table de négociationdes envoyés de
celui qu'ils appelaient toujours « le duc d'Anjou ». Les travaux de la
conférence s'enlisèrent immédiatement dans des questions de procédure
et, au bout de trois mois, les délégués se séparèrent. Les entretiens se
poursuivirent néanmoins entre Torcy et un émissaire de la reine Anne,
Saint-John devenu lord Bolingbroke. Pour les Anglais, la question
essentielle était d'obtenir l'assurance que la France et l'Espagne
demeureraient à jamais séparées. Ils exigeaient donc la renonciation de
Philippe V à la succession de Louis XIV et un engagement identique des
ducs de Berry et d'Orléans à l'égard du trône d'Espagne. Après la perte de
tous ses proches, le roi aurait aimé conserver intacts les droits de Philippe
V mais, sous la pression britannique, il dut céder, s'engageant à
contraindre « même par la force » son petit-fils à choisir entre les deux
royaumes. Toutefois celui-ci gardait en mémoire la « trahison » de la
France pendant l'année 1709 et n'entendait pas renoncer à l'héritage de
droit divin. Tout en admettant dans son principe la séparation des deux
couronnes, il aurait aimé en cas de décès de son jeune neveu, le duc
d'Anjou, pouvoir choisir l'une et remettre l'autre à l'un de ses enfants.
Devant son entêtement brutal, les ministres anglais avancèrent des
contre-propositions : ou bien Philippe V conserverait l'Espagne et les
Indes et, dans ce cas, renoncerait définitivement au trône de France, ou
bien, en attendant son retour à Versailles, il se contenterait d'une petite
souveraineté comprenant la Savoie, Nice, le Piémont et le Montferrat, à
laquelle on ajouterait le royaume de Sicile. Parallèlement, Victor-
Amédée, dépouillé de ses États, le remplacerait à Madrid. Louis XIV
présenta à son petit-fils les termes de cette alternative, lui recommandant
vivement de choisir la seconde solution qui avait l'avantage d'agrandir le
royaume de France de quatre nouvelles provinces1.
Le lymphatique souverain madrilène crut habile de faire traîner les
choses. Le roi de France, aiguillonné par les Anglais, s'impatienta et, au
bout de quelques semaines, somma son petit-fils de se prononcer
clairement. S'il refusait, il conclurait une paix séparée, laissant l'Espagne
exsangue s'expliquer seule avec la coalition. Philippe V, mis au pied du
mur, dut prendre parti. Par devoir envers ses fidèles sujets il préféra
conserverpour lui et sa descendance le trône sur lequel Dieu l'avait placé.
Pendant que se déroulaient en secret ces âpres tractations avec les
Tories, les Hollandais et les Impériaux comptaient bien profiter de la
suspension de la conférence européenne pour remporter de nouveaux
succès militaires. Après avoir ravagé la Champagne et les environs de
Metz, le prince Eugène, promu généralissime depuis la disgrâce de
Marlborough, s'empara du Quesnoy le 4 juillet. Pour s'ouvrir la route de
Paris il ne lui restait plus qu'à prendre Landrecies. Le 17, sans
désemparer, il mit le siège devant cette place. Situation dramatique pour
les Français: aux 130 000 soldats ennemis, bien équipés et bien entraînés,
ils n'avaient à opposer qu'environ 70 000 hommes, mal nourris, mal
vêtus, sans artillerie ni munitions. Le maréchal de Villars reçut la
redoutable responsabilité de livrer l'ultime bataille, celle qui scellerait le
sort du pays. Eugène avait commis l'erreur de séparer son armée en trois
corps et de trop l'étirer. Villars fit franchir l'Escaut à son avant-garde,
commandée par le maréchal de Montesquiou, et, sans attendre que tous
ses régiments aient traversé le fleuve, remporta à Denain la victoire qui
sauva la France de l'invasion (24 juillet 1712).
L'armistice avec l'Angleterre, déjà effectif en Flandre, fut signé le 22
août. Il déclencha des suspensions d'armes avec le Portugal et le Piémont.
L'envoyé britannique, lord Bolingbroke, reçut à Fontainebleau un accueil
fastueux. Le 5 novembre, à Madrid, en présence du cardinal del Giudice,
inquisiteur général, Philippe V renonçait à ses droits sur la couronne de
France. Sa déclaration fut approuvée par les cortes quelques semaines
plus tard. Les engagements corollaires des ducs d'Orléans et de Berry
datent des 19 et 24 novembre et leur enregistrement au parlement du 15
mars suivant.
Cette double renonciation constituait assurément une sérieuse entaille à
la monarchie de droit divin et au principe de succession de mâle en mâle
par ordre de primogéniture. Désormais, en cas d'extinction de la postérité
de Philippe V, les Bourbons n'avaient plus aucun droit sur le trône
d'Espagne qui reviendrait à la Maison de Savoie. Parallèlement, les
Bourbons d'Espagne ne pouvaient prétendre à la couronne des lys. Cette
disposition aura au XIXe siècle une conséquence pour le mouvement
royaliste, puisqu'en 1883, à la mort du comte de Chambord,dernier
descendant légitime de Louis XIV, les droits passèrent aux Orléans.
On ignore les réactions intimes du fils de Monsieur lorsqu'il se résigna
à tracer une croix sur le beau rêve espagnol qui l'avait toujours plus ou
moins hanté, mais on peut aisément deviner quel profond déchirement
dut représenter ce sacrifice. Il lui restait ses droits à la couronne de
France. Mais y avait-il vraiment songé ?
Les traités de paix entre la France et l'Angleterre, les Pays-Bas, le
Portugal, la Savoie et la Prusse furent signés en avril 1713 à la maison de
ville d'Utrecht, tandis que se poursuivaient les hostilités avec les
Impériaux ; mais l'ardeur n'y était plus. Quelques revers obligèrent
l'Empereur à demander la paix et à signer les traités de Rastadt et de
Baden (6 mars et 7 septembre 1714). Plus tard, en novembre 1715, une
dernière conférence entre les Provinces-Unies et l'Empereur devait régler
le sort des places de la barrière.
Au terme de cette série d'actes diplomatiques la carte de l'Europe
occidentale se trouva sensiblement remodelée et les forces politiques
redistribuées. Aux Anglais Louis XIV reconnaissait la légitimité de la
dynastie hanovrienne qui devait succéder à la reine Anne. Il s'engageait à
ne plus donner asile au prétendant Stuart, Jacques III – appelé aussi
chevalier de Saint-George – qui, dès février 1713 d'ailleurs, avait quitté
Saint-Germain et s'était retiré à Bar, sur les terres du duc de Lorraine. En
outre, il consentait à raser dans les cinq mois les fortifications de
Dunkerque, à combler le port et à détruire les écluses. Il leur abandonnait
l'Acadie, Terre-Neuve, la baie et le détroit d'Hudson, l'île antillaise de
Saint-Christophe. Sur le plan commercial, les deux pays s'accordaient la
clause de la nation la plus favorisée et la France promettait de rétablir le
tarif de 1664 avantageux pour les négociants britanniques. Les
Hollandais restituaient à Louis XIV Lille, Béthune et Saint-Venant.
Celui-ci, en revanche, admettait l'intégrité des anciens Pays-Bas
espagnols, dont aucune place ne pourrait revenir à un prince français, se
voyait confirmer ses droits sur Strasbourg, toute l'Alsace et la place de
Landau, mais cédait à l'Empereur Vieux-Brisach, Fribourg et Kehl. Il
acceptait, d'autre part, la souveraineté des Habsbourg sur les Pays-Bas, le
Milanais, les presides de Toscane, le royaume de Naples et la Sardaigne.
A Victor-Amédée étaient restitués la Savoie et le comté de Nice, laFrance
recevant en échange la vallée de Barcelonnette et le versant ouest des
Alpes (les vallées d'Oulx, de Bardonecchia et de Pragellas). Le duc de
Savoie se voyait également garantir la possession du Montferrat et du
Vigevanesque et acquérait de l'Espagne la Sicile, avec le titre de roi qu'il
avait toujours convoité. Ainsi avait-il touché le prix de ses trahisons.
L'Électeur de Brandebourg entrait lui aussi dans le cercle restreint des
monarques à part entière en se faisant admettre par l'Europe comme roi
de Prusse, dignité que lui avait accordée en 1700 la diète germanique.
La France se tirait de cette épouvantable guerre dans les meilleures
conditions possible. Hormis quelques rectifications territoriales dans les
Alpes, elle conservait ses limites de 1700, consolidant même une
frontière contestée sur le Rhin. Certes, l'engagement de détruire
Dunkerque pouvait apparaître humiliant au Roi-Soleil, mais pouvait-il
espérer davantage ? N'avait-il pas réussi à maintenir un prince de son
sang sur le trône d'Espagne alors que son éviction avait été le motif
déterminant de la guerre ? Les Bourbons, sur ce plan, triomphaient.
Toutefois, le recul de l'influence française en Europe paraissait sensible,
notamment en Allemagne, où la clientèle des petits princes était plus
réservée, exception faite de l'Électeur de Bavière. Dans le reste de
l'Europe, les alliés traditionnels de la France, Turquie, Pologne et Suède
se trouvaient en pleine décadence. Russes, Danois et Allemands allaient
venir à bout de la brillante mais éphémère aventure de Charles XII, que
Louis XIV soutenait pour faire diversion. Au total, le maintien des
positions territoriales de la France en Europe se faisait au détriment de sa
puissance maritime et coloniale. Option sans doute nécessaire, mais
lourde de conséquences.
En parlant de la prépondérance anglaise après Utrecht, les historiens
ont exagéré le succès diplomatique remporté par la reine Anne. A cette
époque, le Royaume-Uni était encore une puissance de moyenne
importance. Sa population ne dépassait pas 6 ou 7 millions d'habitants,
mais c'était déjà le pays le plus riche d'Europe en termes de revenu par
tête d'habitant. Les traités de paix, consolidant les bases de sa puissance
économique, expliquèrent son essor commercial au XVIIIe siècle et son
règne sans partage sur les mers. La mainmise sur les portes du Canada
renforçait sa présence en Amérique du Nord, de même que l'acquisition
de Minorque et de Gibraltar confirmait l'installationde sa flotte en
Méditerranée occidentale. De Madrid Londres obtint encore deux
avantages considérables : le vaisseau de permission qui assurait une fois
par an à un navire anglais le droit de transporter une cargaison de
marchandises aux foires de Carthagène et de Vera Cruz, et surtout
l'attribution de l'asiento, précédemment exploité par une compagnie
française dirigée par le banquier Crozat.
Obnubilées par les problèmes de la barrière et de leur sécurité sur terre,
les Provinces-Unies avaient négligé de réclamer des avantages
commerciaux, erreur qui allait précipiter leur déclin et faire de cette
nation si puissante au siècle précédent une frêle chaloupe amarrée au
vaisseau anglais.
Sur le continent, la dynastie des Habsbourg de Vienne était assurément
la grande victorieuse. Si elle n'avait pas réussi à mettre la main sur la
péninsule Ibérique, elle obtenait une belle compensation avec des
acquisitions en Italie et aux Pays-Bas. Il est vrai que dans ces derniers, sa
souveraineté se trouvait limitée par la présence de troupes néerlandaises
dans certaines places de la barrière. A l'est, elle avait depuis longtemps
repoussé les hordes turques, conquis la Transylvanie et ajouté à son
hoirie la couronne héréditaire de Saint-Étienne. De ses victoires elle tirait
un prestige considérable en Europe. Mais cet assemblage de territoires
disparates, de peuples aux langues et aux coutumes différentes demeurait
éminemment fragile. Si l'influence de Vienne sur les princes allemands
s'était sans doute accrue, les liens de la confédération germanique
restaient très lâches. Le Saint Empire n'avait toujours pas d'armée
permanente, d'administration ou de finances communes. D'autre part, la
présence autrichienne en Italie constituait pour l'avenir une source de
discorde : l'Espagne n'avait pas renoncé à des territoires qui lui avaient
été arrachés.
La grande perdante était l'Espagne qui avait signé avec l'Angleterre
mais non avec l'Empereur. Philippe V, estimant que la paix européenne
s'était faite à son détriment, rêvait déjà de prendre sa revanche. Pour
l'heure les relations entre la Cour de Madrid et celle de Paris
s'envenimaient. Les Français étaient progressivement éliminés de
l'entourage du roi et remplacés par des Italiens ou des Flamands. Sentant
venir la fin prochaine de la reine d'Espagne que la « fièvre maligne »
consumait, la princesse des Ursins menait un jeu personnel qui
contrecarrait parfois l'action de Louis XIV. C'est ainsi qu'au milieu de
laconfrontation générale des intérêts la camarera mayor intervint pour se
faire attribuer la principauté de Durbuy, aux Pays-Bas espagnols, d'un
revenu de 30 000 écus. Philippe V la lui avait promise en septembre
1711. Elle s'y accrocha farouchement au point d'envoyer à Utrecht son
amant d'Aubigny négocier l'affaire. L'abandon des possessions de
l'Espagne dans les Pays-Bas étant une des conditions de la paix, les
prétentions de la princesse furent écartées. La mort de la jeune reine en
février 1714 aurait pu lui être fatale. Elle parvint cependant à conserver la
plénitude de son influence en se faisant nommer gouvernante des infants
et en cloîtrant le roi. Puis elle s'occupa activement de le remarier avec
une obscure princesse italienne, Élisabeth Farnèse, nièce et héritière du
duc de Parme. Le principe de cette union fut rapidement acquis grâce à
l'intervention d'un ancien serviteur du duc de Vendôme, l'abbé Alberoni.
Tant de tractations effectuées dans son dos avaient indisposé Louis
XIV qui n'osait cependant demander à son petit-fils l'exil de l'intrigante
de peur de voir totalement disparaître l'influence française. Ce fut en vain
qu'en avril 1714 Philippe d'Orléans, profitant de la venue à Versailles du
grand inquisiteur, le cardinal del Giudice, lui demanda sa disgrâce.
Comme toujours, Saint-Simon, tapi dans l'ombre, ne cessait de tarauder
son ami et, pour surmonter sa répugnance à écrire, lui envoyait quantité
de projets de mémoires et de lettres qu'il devait recopier. Enfermé à Paris
à cause de la rougeole de sa femme, le petit duc trépignait, enrageait de
ne plus entendre le bruissement des ragots de la Cour : « Les limbes sont
insupportables, écrivait-il à Philippe le 4 avril, et je n'y puis plus résister.
Quelque fâcheuse que vous soit la proposition d'écrire, un petit mot,
Monseigneur, je vous en conjure. Cela ne m'arrive pas souvent. Où en est
Votre Altesse Royale ? A-t-elle parlé ? A-t-elle ravalé ? Si ravalé est-ce
sans retour et sans étouffer ? Si parlé, comment reçu ? [...] Mes ténèbres
me font enrager ici, et je crains votre inaction dans des temps de crise où
les instants sont précieux. Je ne sais combien durera mon exil de la cour
et ma séparation du monde, qui me tient à l'écart de tout. J'attrape des
faits secs et crus à travers les fentes des portes, et j'en demeure là en
pétillant. Ainsi donc un mot qui pourtant ne soit pas monosyllabe... »

BERRY, LES PRINCES ET LES BÂTARDS

Le jeudi 26 avril 1714, le duc de Berry, à la chasse avec l'Électeur de


Bavière, se blessa en essayant de retenir son cheval qui avait fait un écart.
Le pommeau de sa selle le heurta violemment à la poitrine. A son retour
à Marly, il fut pris de vomissements et d'hémorragie mais défendit au «
garçon de robe » d'en parler sous peine d'être congédié. Il craignait la
dysenterie et plus encore les remèdes des médecins. Apparemment remis
de cet accident, il partit le samedi 28 avril chasser le loup et resta douze
heures à cheval. Le soir, il soupa deux fois, d'abord à Marly avec le roi,
où l'on remarqua qu'il absorbait une quantité prodigieuse de poisson, puis
à Versailles, où sa femme, enceinte, était restée. Vers minuit, il mangea
avec elle autant de viande qu'il avait pris de poisson trois heures
auparavant. Le dimanche, de retour à Marly, son « dévoiement sanguin »
reprit. En guise de remède, il engloutit trois ou quatre tasses de chocolat.
Le soir, après avoir joué au billard sans passion, il se coucha, abattu et
tremblant de fièvre. Le lendemain, comptant aller courre le cerf, il se leva
de bon matin mais de grands frissons le forcèrent à se recoucher. On lui
administra les remèdes habituels : saignées au pied et au bras, prises
d'émétique et d'eau de Rabel. Le malheureux vomit à plusieurs reprises
de grandes quantités de sang noir que les éminents Diafoirus prirent
d'abord pour des renvois de chocolat ! Aux vomissements succédèrent
des saignements de nez, des crises d'étouffement et de hoquet. On envoya
quérir à Paris son confesseur, le père de La Rue. Le jeudi 3 mai, il reçut
l'extrême-onction. Vers minuit, sur le chemin de Versailles, le duc
d'Orléans rencontra sa fille désespérée, qui se faisait conduire au chevet
de son mari. Philippe s'efforça de la calmer et la ramena dans ses
appartements. La même nuit, à quatre heures, le duc de Berry expira. Il
avait vingt-sept ans. Le roi régla le cérémonial des obsèques, décréta un
deuil de six mois, reçut les condoléances des ambassadeurs puis fit venir
son arrière-petit-fils, le duc d'Anjou, âgé de quatre ans : « Voilà ce qui me
reste de toute ma famille », dit-il en le baignant de ses larmes. On reparla
naturellement de poison.Le nom de Philippe d'Orléans fut sur toutes les
lèvres, celui de sa fille dans tous les esprits. L'indigne duchesse de Berry
n'avait-elle pas eu récemment une violente dispute avec son mari?
Le nombre des princes du sang diminuait singulièrement. Après le duc
d'Anjou, Philippe d'Orléans et son fils, le duc de Chartres, venaient dans
l'ordre de succession les princes de Condé et de Conti. Les Condés,
branche collatérale de la Maison de Bourbon, issue de Charles de
Bourbon, comte de Vendôme, étaient représentés à cette époque par les
trois enfants de Louis III de Bourbon et de Mme la Duchesse : Louis-
Henri, Charles, comte de Charolais, et Louis, comte de Clermont. Par
leur mère, fille de Mme de Montespan, ils étaient petits-enfants du roi.
Louis-Henri, né à Versailles le 18 août 1692, porta jusqu'à la mort de
son père en 1710 le titre de duc d'Enghien, avant de se faire appeler à son
tour M.le Duc. En 1714, c'était un échalas au visage osseux et à la voix
rauque. Deux ans auparavant, son cousin, le maladroit duc de Berry, lui
avait crevé un œil à la chasse. A en croire Madame, la nature l'avait
particulièrement disgracié : « Il est grand, maigre comme un éclat de
bois, a le corps voûté, les jambes longues comme une cigogne, le corps
très court, point de mollets, les deux yeux si rouges qu'on ne saurait
distinguer le mauvais œil d'avec le bon, des joues creuses, un menton si
long qu'on ne croirait pas qu'il appartient au visage, des grosses lèvres ;
bref, il est d'une laideur comme j'en ai peu vue. » L'arrière-petit-fils du
Grand Condé était cependant ardent et courageux à la guerre : il le
prouva plusieurs fois en Flandre et sur le Rhin. S'il ne brillait pas par
l'intelligence, du moins avait-il l'impétuosité et l'ambition des princes de
sa race. Sa disgrâce physique ne l'empêcha pas de se tailler une solide
réputation de séducteur. Si l'on ajoute à cela un égoïsme foncier, une
passion du lucre – particulièrement indécente chez un homme de sa
naissance – joints à une avarice sordide, on aura les grandes lignes de son
portrait. Nous le retrouverons sous la Régence, combinant avec sa
maîtresse, la galante et ravissante marquise de Prie, fille du traitant
Berthelot de Pléneuf, de gigantesques spéculations. Plus tard, il succédera
à Philippe d'Orléans comme Premier ministre de Louis XV.
Plus antipathique était encore son cadet, le comte de Charolais, pervers
et maniaque, qui tuait ses valets et s'amusait à tirersur les couvreurs pour
les voir tomber. Réprouvé par tous, il finira par s'exiler pour aller
combattre en Hongrie.
Le dernier des trois frères, Louis, comte de Clermont, était de mœurs
plus paisibles. Cet humaniste aimable et cultivé bornait son ambition à la
vie littéraire et deviendra membre de l'Académie française.
Du côté des Conti, branche cadette qui descendait d'un frère du Grand
Condé et d'une nièce de Mazarin, le représentant le plus illustre était à
cette époque le jeune et turbulent Louis-Armand III, fils du prince
François-Louis. Avec son cousin, M. le Duc, ce poltron sera plus tard l'un
des agioteurs les plus enragés de la Régence.
Louis XIV, c'était évident, n'aimait ni les Orléans ni les Condés ni les
Conti, bien qu'il eût mêlé le sang de ses filles bâtardes à ces trois familles
princières. Si cela avait été possible, il aurait sans doute bousculé la loi
de succession et placé son fils préféré, le duc du Maine, immédiatement
après le duc d'Anjou. Ne pouvant s'accrocher à ce rêve, il se contenta à la
fin de juillet 1714 de signer un édit registré au parlement le 2 août, qui
appelait à la succession au trône le duc du Maine ainsi que son frère, le
comte de Toulouse, et leurs descendants mâles, au cas où la famille
royale viendrait à disparaître. Le même édit disposait que les bâtards
jouiraient de rangs, honneurs et préséances identiques à ceux des princes
du sang. Complétant ce dispositif, une déclaration royale du 23 mai 1715
leur conférera enfin la qualité de princes du sang. Faveur inouïe qui
scandalisera plus d'un gentilhomme mais que nul n'osera dénoncer. «
Tout le monde en a été effrayé d'abord, écrit Mme de Maintenon : on est
convenu ensuite que ce que le roi fait pour eux ne fait de tort à personne.
On dit pourtant que les ducs en sont consternés. On prétend à Paris, où
l'on parle encore avec plus de liberté, que le roi élève ces deux princes
dans la vue de leur donner plus de part à la régence, et pour balancer le
crédit de M. le duc d'Orléans. »
Cet arrangement qui, en effet, ne bousculait pas l'ordre dynastique,
allait être de conséquence pour la suite des événements. Les trois
branches cadettes de la famille royale, Orléans, Condé et Conti n'avaient
cessé jusque-là de se jalouser et de se quereller. Ainsi Mme la Duchesse
n'avait jamais pardonné à sa sœur, la duchesse d'Orléans, le mariage du
duc de Berry. Les petites cours de Sceaux et du Palais-Royal rivalisaient
d'intrigues.La création ex nihilo de deux nouvelles lignées de princes du
sang avec le duc du Maine et le comte de Toulouse eut pour effet
immédiat d'aviver la haine des Condés pour le bâtard chéri – ils étaient
déjà en procès depuis des années au sujet de la succession fort
embrouillée de M. le Prince –, et surtout de rapprocher les Condés des
Orléans. L'alliance entre Philippe d'Orléans et M. le Duc contre leur rival
le duc du Maine – l'une des bases politiques de la Régence – était en
germe dans la décision royale. L'élévation des bâtards gênait davantage
en apparence les droits des Condés et des Conti que ceux de Philippe, qui
occupait le rang incontesté de petit-fils de France. Chacun comprit
pourtant qu'elle constituait une manifestation de défiance à son égard.

LE TESTAMENT

Plus grave encore fut le testament que le roi rédigea de sa main le 2


août 1714, et qui fut minuté par le chancelier Voysin. Trois semaines plus
tard, le dimanche 26 août, le souverain fit venir à Versailles le premier
président du parlement, M. de Mesmes, et le procureur général
Daguesseau. Seul avec eux il tira d'un meuble un gros paquet cacheté de
sept sceaux et leur dit : « Messieurs, c'est mon testament ; il n'y a qui que
ce soit que moi qui sache ce qu'il contient. Je vous le remets pour le
garder au parlement, à qui je ne puis donner un plus grand témoignage de
mon estime et de ma confiance que de l'en rendre dépositaire. L'exemple
des rois mes prédécesseurs et celui du testament du roi mon père ne me
laissent pas ignorer ce que celui-ci pourra devenir ; mais on l'a voulu, on
m'a tourmenté, on ne m'a point laissé en repos, quoi que j'aie pu dire. Oh
bien ! j'ai donc acheté mon repos. Le voilà, emportez-le, il deviendra ce
qu'il pourra ; au moins j'aurai patience et je n'en entendrai plus parler. »
Le lendemain 27, il tint des propos tout aussi désabusés à Mme de
Maintenon en présence de la veuve de Jacques II d'Angleterre : « J'ai
acheté mon repos ; j'en connais l'impuissance et l'inutilité [...], on ne m'a
donné ni paix ni patience ni repos qu'il ne fût fait. » Une autre fois,
s'adressant au duc du Maine dont il redoutait la mollesse de caractère, il
dit d'un tonsévère : « Vous l'avez voulu, mais sachez que quelque grand
que je vous fasse, et que vous soyez de mon vivant, vous n'êtes rien après
moi, et c'est à vous après à faire valoir ce que j'ai fait pour vous, si vous
le pouvez. »
De retour à Paris, le premier président et le procureur général
convoquèrent des ouvriers et leur firent creuser dans un des gros piliers
du Palais une niche où ils déposèrent le testament. L'ouverture fut ensuite
obstruée par une porte de fer, une grille dotée de trois serrures différentes,
le tout recouvert d'une mince couche de plâtre. Le premier président
garda une clé, le procureur général une autre et le greffier en chef la
troisième. Le lendemain, mardi 28 août, M. de Mesmes fit assembler les
chambres et procéda à l'enregistrement de l'édit du roi que le chancelier
lui avait remis la veille à Versailles. Dans ce texte le monarque déclarait
que le paquet contenait le testament « par lequel il avait pourvu à la garde
et à la tutelle du roi mineur et au choix du conseil de régence, dont pour
de justes considérations il n'avait pas voulu rendre les dispositions
publiques ». Ce testament devait être conservé par le parlement et n'être
ouvert qu'en présence de toutes les chambres réunies, des princes de la
maison royale et des pairs de France. Copie serait alors expédiée à tous
les parlements pour y être enregistrée. Pendant huit jours le roi fut d'une
humeur massacrante, semblant regretter son acte. Lui qui d'habitude
restait si maître de soi s'emporta pour une bagatelle contre le cocher qui
le menait à Fontainebleau, le chassa et accabla de reproches injustifiés
son premier écuyer. Il était clair que le redoutable document avait été fait
sur les instances pressantes du duc du Maine, de Mme de Maintenon et
de son confesseur le père Le Tellier, qu'il élevait encore les bâtards, leur
confiait sans doute des responsabilités au sein de l'État, limitait, voire
supprimait les droits du duc d'Orléans. Mais on n'en savait pas plus. La
régence revenait-elle à Philippe V ou au duc du Maine ? Quelle était la
composition du conseil de régence dont parlait l'édit et qui semblait
l'organe central du futur gouvernement ? Seuls le roi et le chancelier en
connaissaient les réponses. Le mystère s'épaissit davantage lorsqu'on sut
que, le 13 avril 1715, le vieux monarque, sentant venir la fin, remit au
chancelier Voysin un codicille dont le contenu ne fut pas révélé... Pas
plus à ce moment que lors du testament le duc d'Orléans ne put réagir : il
était toujours tenu à la Cour pour un pestiféré, un paria, un être satanique.
« Duvivant du roi, note Saint-Simon, il n'y vit point de remède. Le
silence respectueux et profond lui parut le seul parti qu'il pût prendre ;
tout autre n'eût opéré qu'un redoublement de précaution. »

LA CHUTE DE LA CAMARERA MAYOR

Entre-temps, un coup de théâtre s'était produit en Espagne : la disgrâce


de la princesse des Ursins. Au faîte de la puissance et de la gloire, Marie-
Anne de La Trémoille n'avait pas vu se nouer la cabale qui allait l'abattre.
Comment d'ailleurs l'orgueilleuse « Altesse – c'était son nom depuis que
Philippe V lui avait promis une principauté – aurait-elle pu deviner que
l'onctueux et volubile Alberoni, cet insignifiant fils d'un jardinier de
Plaisance, était un être dévoré d'ambition qui rêvait de l'évincer et de
devenir Premier ministre ? C'était ce diabolique petit abbé qui l'avait
convaincue que la fille du duc de Parme, une « bonne Lombarde »,
douce, pieuse et tranquille, élevée à faire de la broderie, serait un jouet
docile entre ses mains. Elle avait donné sans méfiance dans le panneau.
Tragique méprise ! Sous des dehors timides, Élisabeth Farnèse cachait un
tempérament de feu, farouche et opiniâtre. La tête pleine de chimères et
de projets audacieux, elle n'était pas femme à subir les remontrances
d'une duègne. La crise éclata dès leur première entrevue à Jadraque, le 23
décembre 1714, alors que la reine, en route vers Madrid, n'avait pas
encore rencontré son futur époux. Aux premières observations de Mme
des Ursins, Élisabeth s'emporta, la traita d'insolente et d'impertinente.
Derrière la porte, on l'entendit crier : « Me parler ainsi à moi, à moi ! »
Elle appela aussitôt Alberoni, qui attendait sur le palier, et lui demanda
de faire venir le lieutenant des gardes du corps. « Faites sortir cette folle
de devant moi », ordonna-t-elle à l'officier. A onze heures du soir, on jeta
la vieille femme dans une voiture qui s'ébranla en direction de la frontière
française.
Le soir même, Alberoni, qui avait tout prévu, se rendit à Guadalajara,
porteur d'une lettre d'explication au roi. Philippe V, d'abord choqué par la
façon brutale dont la princesse avait été traitée, lui écrivit une lettre de
consolation mais la laissa poursuivre son chemin. Avec la nuit de noces –
seize heures au lit ! –il oublia tout. Le peuple laissa éclater son allégresse.
Partout où la jeune reine passait on l'acclamait du nom de « restoradora
d'España ». La disgrâce de Mme des Ursins marqua la fin de l'influence
directe de Versailles sur la Cour de Madrid. Chalais et Lanti, les neveux
de la princesse, qui avaient reçu permission de rejoindre leur tante en
chemin, eurent défense de revenir sur leurs pas. Le richissisme Jean Orry,
munitionnaire général pendant la guerre de Succession, que la camarera
mayor avait placé à la tête des finances du royaume, fut disgracié, de
même que le père Robinet, confesseur jésuite du roi. L'autoritaire
cardinal del Giudice deviendra Premier ministre et son neveu, le prince
de Cellamare, grand écuyer de la reine, ambassadeur d'Espagne en
France. Alberoni héritera d'abord du titre d'ambassadeur du duc de Parme
à Madrid, en attendant mieux...
Pendant ce temps, sans argent ni vêtements de rechange, la princesse
déchue roulait vers la frontière, couchant sur la paille, se nourrissant d'un
peu de pain et de quelques œufs. Il faisait un froid si rigoureux que le
malheureux cocher eut une main gelée. Elle arriva le 13 janvier à Saint-
Jean-de-Luz après avoir failli périr en route d'un accès de fièvre. Un mois
plus tard, à Châtellerault, elle trouva des lettres de Torcy et de Mme de
Maintenon l'invitant à la Cour. A vrai dire, on la conviait davantage par
humanité que par affection. Dans les difficiles relations franco-
espagnoles elle était devenue un pion bien encombrant et Louis XIV,
encore tout étonné du coup d'État de Jadraque, ne tenait pas à se mettre à
dos la redoutable Élisabeth ! Il y allait de sa politique européenne. En
effet, il comptait fermement sur l'alliance espagnole pour endiguer les
ambitions du nouveau roi d'Angleterre, George 1er de Hanovre, monté sur
le trône en août 1714. A terme il aurait sans doute aimé réconcilier
l'Espagne et l'Empereur, créant ainsi les bases d'une entente continentale
contre l'inquiétante Albion qui venait de tomber aux mains des Whigs,
ennemis jurés du traité d'Utrecht. Mme de Maintenon, trop prudente pour
s'opposer à la volonté du roi, n'était au fond pas mécontente de ce qui
venait d'arriver à sa vieille et ambitieuse amie. Quant à Philippe
d'Orléans, il pria le roi d'ordonner à Mme des Ursins de ne jamais se
présenter devant lui, sa famille et les gens de sa Maison. « M. le duc
d'Orléans est désespéré du retour de Mme des Ursins, écrivait Mme de
Maintenon le 24 février 1715 à Mgr Languet de Gergy. Il veut aller à
Paris parce qu'il craint que, s'il la trouvait sur son chemin, il ne fût
pasassez maître de lui pour s'empêcher de lui faire insulte... Il me regarde
comme son ennemie mortelle et croit que c'est moi qui ai obtenu que
Mme des Ursins vînt ici. Cependant je travaille à empêcher qu'elle ne
couche à Versailles et à la faire sortir de France le plus tôt qu'il se pourra.
» Vae victis...
L'indésirable princesse arriva le même jour à Paris et vint loger chez le
duc de Noirmoutier, son frère, rue Saint-Dominique. Elle ne se rendit que
deux fois à la Cour : la première, le 27 mars, pour obtenir du roi 40 000
livres de rente sur l'Hôtel de Ville, la seconde, le 6 août, pour prendre
congé de Louis XIV et lui annoncer son départ. Le vieux souverain, en
effet, déclinait rapidement et elle ne voulait pas, après sa disparition, se
retrouver aux mains de celui qu'elle avait tant couvert de boue. Elle
gagna Lyon, puis Chambéry, s'établit quelque temps à Gênes et se retira
finalement à Rome dans le magnifique palais que lui avait légué son
second mari.
Cependant les deux victimes de sa haine, Flotte et Regnault,
gémissaient toujours au fond d'un cachot de la tour de Ségovie. N'était-ce
pas le moment d'obtenir leur grâce ? L'idée en vint à Louis XIV, qui
n'avait peut-être pas la conscience tranquille à leur sujet. Le 18 mars
1715, Torcy demandait à l'ambassadeur de France à Madrid, M. de Saint-
Aignan, d'explorer le terrain. L'affaire fut menée habilement. Le 29 avril,
Philippe V proposait à son grand-père non seulement de libérer les deux
hommes, mais également d'oublier « tous les sujets de ressentiment » que
lui avait donnés son cousin d'Orléans. Au seuil de la tombe, le vieil
ancêtre fut enchanté de cette réconciliation familiale qui ramenait la paix
entre ses proches et affermissait l'union des deux couronnes. Il s'ensuivit
un échange de correspondances aimables et chaleureuses entre les deux
Philippe. L'élargissement des captifs ne tarda pas. Mais cette belle
entente cordiale n'était que façade. Le sombre monarque de Madrid, dans
son for intérieur, n'avait nullement renoncé à la régence ou au trône de
France. Au nouvel ambassadeur d'Espagne en France, le prince de
Cellamare, il avait donné instruction de suivre de très près les
événements de la Cour, de l'avertir le plus tôt possible du décès du roi et,
en attendant, de constituer autour de lui une solide clientèle de partisans.
Dans son ordre de mission il ne désignait jamais son cousin d'Orléans
que sous le vocable de « mon adversaire »...

LE PLAN DE SAINT-SIMON

En cette fin de règne M. de Saint-Simon était mélancolique. La perte


du duc et de la duchesse de Bourgogne, la disgrâce de Chamillart, la
retraite du chancelier Pontchartrain, les décès du maréchal de Boufflers,
du duc de Chevreuse et du duc de Beauvillier n'avaient fait que renforcer
son isolement. Le parti des saints n'était plus qu'un heureux souvenir. La
disparition de Fénelon, qui s'était éteint le 7 janvier 1715 à Cambrai des
suites d'un accident de carrosse, aurait dû à jamais le dégoûter du monde.
Si, malgré cette série de malheurs touchant ses proches ou ses amis, il
avait décidé de demeurer à la Cour, c'est que lui restait toujours
l'immense espoir chevillé au cœur de devenir l'inspirateur, le père Joseph
du nouveau régime. Tablant sur son amitié d'enfance avec Philippe
d'Orléans, il ambitionnait de jouer le rôle secret mais primordial de
conseiller intime du Régent. Grâce à son influence sur cet être
apparemment faible et hésitant, il rêvait d'abattre à tout jamais l'œuvre
exécrable de Mazarin et de Colbert, de faire triompher ses idées
aristocratiques et féodales. Dès le printemps de 1714, profitant de la
quarantaine dans laquelle la Cour tenait le neveu du roi, il avait entrepris
de le former méthodiquement à ses vues politiques. Il s'agissait d'asseoir
le gouvernement du royaume sur de nouvelles bases. D'un trait de plume
on supprimerait les charges de contrôleur général des Finances, de
secrétaire d'État à la Guerre et aux Affaires étrangères. Les deux autres
secrétaires, celui de la Marine et de la Maison du roi, verraient leurs
prérogatives sensiblement réduites. A la place de ce système qui écartait
la haute noblesse du pouvoir, on instaurerait une série de conseils dans
lesquels celle-ci se taillerait la part du lion : un conseil des Finances
présidé par le maréchal de Villeroy, un conseil de la Marine conduit par
le comte de Toulouse assisté du maréchal d'Estrées, un conseil de la
Guerre administré par le maréchal de Villars, un conseil des Affaires
étrangères et des Dépêches placé sous la férule du maréchal d'Huxelles,
un conseil des Affaires du Dedans animé par le maréchal d'Harcourt,
enfin un conseil des Affaires ecclésiastiques tenu par le cardinal de
Noailles. Philippe accepta les grandes lignes de ce projet et s'enquit
durôle que comptait se réserver son interlocuteur : « Mais vous, vous me
proposez tout le monde et ne me parlez point de vous ; à quoi donc
voulez-vous être ? » L'autre fit le modeste. Le prince, qui connaissait la
probité et le désintéressement de son ami, lui proposa la direction du
conseil des Finances sous le maréchal de Villars, tâche écrasante mais
exaltante, que le duc, fait pour l'ombre et les coulisses, refusa avec sans
doute une pointe de regret : « Je lui répondis que je n'avais nulle aptitude
pour les finances [...], que le commerce, les monnaies, le change, la
circulation, toutes choses essentielles à la gestion des finances, je n'en
connaissais que les noms, que je ne savais pas les premières règles de
l'arithmétique... » A vrai dire, on n'est pas absolument certain que
Philippe d'Orléans ait fait cette proposition, Saint-Simon étant le seul à la
mentionner. S'il la fit, cela dénote de sa part une grave erreur de
discernement, car personne n'était moins fait pour la gestion des finances
publiques que cet homoncule brouillon et agité, très au fait de l'étiquette
de la Cour des Valois mais plein de mépris pour les questions
d'intendance et incapable d'administrer correctement ses propres biens.
Pour revenir à son projet politique, un conseil de régence devait coiffer
le tout et détenir le pouvoir suprême. C'est là que seraient débattues les
principales affaires du royaume après leur examen par les conseils. Ses
décisions et arrêts seraient pris à la pluralité des suffrages. Sa
composition, plus délicate à élaborer, donna lieu, toujours selon le
mémorialiste, à plusieurs discussions. Les princes de la famille royale
devaient y figurer comme membres de droit, mais ni M. le Duc ni le
prince de Conti n'étaient pour l'heure majeurs. Fallait-il y admettre le duc
du Maine et le comte de Toulouse ? Étant donné le rang où le roi les avait
élevés, on pouvait difficilement les en écarter. Impossible aussi d'exclure
le maréchal de Villeroy : on conserverait donc cette potiche encombrante.
Mais le chancelier Voysin, qui cumulait avec les sceaux la charge de
secrétaire d'Etat à la Guerre, serait exilé et remplacé par l'honnête
Daguesseau. Bientôt, on se trouva manquer de noms. Le vétilleux duc et
pair ne voulait pas entendre parler de Desmarets ni de Jérôme de
Pontchartrain, le fils de l'ancien chancelier, qu'il tenait pour ennemis
personnels. Il attaquait Torcy avec animosité mais Philippe ne paraissait
pas disposé à l'écouter. Pour La Vrillière, c'était l'inverse. Saint-Simon
penchait pour le garder mais satête ne revenait guère au futur Régent : «
On se moquera de nous avec ce bilboquet », ironisait-il.
Sur la seconde partie du programme, de très nettes divergences
apparurent entre le prince et son conseiller. Philippe, qui cherchait des
points d'appui en dehors de la Cour, estimait primordial de s'attacher les
faveurs du parlement, qui avait joué un rôle essentiel lors de l'instauration
des deux dernières régences. Un tel projet ne pouvait convenir à Saint-
Simon. Les ducs et pairs s'opposafent au parlement à propos d'une de ces
disputes de préséance particulièrement épineuses dont l'Ancien Régime
conservait le secret, l'affaire du bonnet. Pour être cocasse et anecdotique
ce litige n'en avait pas moins à l'époque une haute importance, au point
de devenir l'un des ressorts de la vie publique sur la fin du règne de Louis
XIV. Jugeons des faits : depuis quelques décennies, le premier président
et les présidents à mortier avaient l'habitude, lorsqu'ils entraient en séance
plénière, de se faire saluer par tout le parlement, y compris par les ducs et
pairs, qui se découvraient respectueusement devant eux. Lorsqu'il
demandait à chacun son avis, le premier président n'ôtait jamais son
bonnet s'il s'agissait d'un conseiller ou d'un duc, mais l'enlevait devant un
prince légitimé et se levait en présence d'un prince du sang. En revanche,
quand ils prenaient la parole, les ducs et pairs devaient se découvrir.
Ceux-ci, y compris les ecclésiastiques, aiguillonnés par deux ou trois
échauffés dans le genre de Saint-Simon, tenaient cet usage pour
proprement scandaleux et insupportable. Infatués des idées du comte de
Boulainvilliers qui voyait dans la haute noblesse les uniques descendants
de la race des Francs, ils rappelaient qu'ils étaient les héritiers directs des
grands barons du royaume et qu'à ce titre ils méritaient un rang et des
égards particuliers. Le premier président et les présidents à mortier
rétorquaient que par leurs fonctions ils étaient les représentants du roi lui-
même, maître de toute justice, à qui tout noble seigneur – si grand fût-il –
devait pleine et entière soumission. Donc, chapeaux bas, messieurs ! A
cette querelle homérique s'ajoutaient pour les ducs quelques peccadilles
qui servaient à entretenir leur ressentiment, comme le fait de voir de
vulgaires conseillers s'asseoir au bout de leurs bancs. En décembre 1714,
le duc d'Antin, fils de M. et Mme de Montespan, remit au roi un mémoire
sur ces différents griefs. Le monarque se garda bien de prendre parti.
Obnubilée par l'affaire du bonnet, la haute aristocratie pensaitmoins à la
prochaine succession et au sort du royaume qu'à son attitude au
parlement à la lecture du testament royal... Saint-Simon proposait donc
au duc d'Orléans de ne pas laisser une heure s'écouler après le décès du
roi sans convoquer les états généraux. Le prince assemblerait ensuite à
Versailles tous les pairs, les officiers de la couronne, M. le Duc, le duc du
Maine, le comte de Toulouse et, le plus loin possible au fond de la salle,
les secrétaires d'État. Après un bref discours de louange et de regret à
l'adresse du défunt, il les aviserait de son accession à la régence. L'après-
dîner, il se rendrait au parlement où il communiquerait son plan de
gouvernement. Aux états généraux seraient déférées trois questions
essentielles : la crise financière, la renonciation de Philippe V au trône de
France (que Saint-Simon considérait comme juridiquement nulle au
regard de la loi salique et qu'il fallait donc légaliser le plus
solennellement possible), enfin la déchéance des bâtards.
Philippe était trop intelligent pour ne pas se rendre compte que les
idées de son ami trahissaient l'homme de caste, muré dans ses certitudes
mesquines, obsédé par d'étroits préjugés et finalement incapable de
s'élever à la moindre conception politique générale. Bref, il se lassa vite
de ce chaperon borné qui l'accablait de dangereux conseils. Aussi, tout en
conservant ses meilleures suggestions, se détourna-t-il rapidement de lui
et rechercha-t-il des appuis à la fois plus intéressants et moins
compromettants. Il ne s'agissait pas tant de constituer un parti nombreux
que de disposer de quelques serviteurs dévoués et bien placés. Un cercle
étroit d'amis et de confidents travaillait pour son compte : Charles de
Nocé, fils de son ancien sous-gouverneur M. de Fontenay, le vieux
marquis d'Effiat qui, sous des dehors polis, cachait plus d'un tour dans
son sac, le marquis de Canillac, colonel du régiment du Rouergue,
éloquent, voluptueux, mais d'une ironie glacée, le baron de Longepierre,
rat de Cour, poète et musicien, le savant Nicolas-François Rémond,
Nancré, capitaine de ses Suisses, l'abbé de Thésut, secrétaire de ses
commandements, et l'abbé Dubois qui refaisait surface après quelques
années de vie effacée. Parmi les agents les plus actifs, il faut aussi ajouter
une demoiselle d'une soixantaine d'années, Marie-Thérèse Le Petit de
Verno de Chausseraye, fille d'honneur de Madame, qu'on a déjà
rencontrée lors de la rupture entre Philippe d'Orléans et la comtesse
d'Argenton. Selon son biographe, M.-A. Tornezy, cette robuste Poitevine,
habile au jeudes intrigues, avait été quelque temps la maîtresse de Louis
XIV qui, depuis, lui faisait l'insigne honneur de la tutoyer. Elle possédait
un nombre incalculable de relations dans les milieux de la Cour et du
parlement, où on la surnommait la « Sibylle du bois de Boulogne » parce
qu'elle y possédait une petite maison près du château de Madrid.
Ces amis sûrs se glissaient de salon en salon, tissaient des liens,
agissaient en agents recruteurs. Par l'entremise du président à mortier M.
de Maisons, homme d'esprit ambitieux et fort influent, on comptait
trouver des appuis au parlement, où le duc du Maine disposait déjà de
solides partisans, en particulier son premier président Antoine de
Mesmes. Ce fut vraisemblablement dans le bel hôtel parisien de M. de
Maisons et par l'intermédiaire de Canillac que l'on noua relation avec
l'habile et arriviste duc de Noailles. Cette recrue de choix s'imposa vite
comme le pivot de la cabale favorable au duc d'Orléans. Adrien-Maurice
de Noailles était à trente-six ans un homme extrêmement influent. Malgré
sa qualité de duc et pair il ne partageait pas pour les milieux
parlementaires la répulsion de Saint-Simon. D'ailleurs qui ne connaissait-
il pas à la Cour ? Par sa femme, Charlotte-Amable d'Aubigné, nièce de
Mme de Maintenon, il se trouvait en relation avec les proches du roi. Par
son beau-frère, le duc de Guiche, colonel du régiment des gardes
françaises, il était très introduit dans les milieux militaires. Lui-même,
fils du maréchal Anne de Noailles, avait longtemps servi comme
lieutenant général dans l'armée du Roussillon avant de connaître la
disgrâce du roi. Par son oncle enfin, Louis-Antoine, cardinal-archevêque
de Paris, il était au coeur du clan hostile à la bulle Unigenitus. Le
renouveau de la querelle janséniste valut du reste à Philippe de nombreux
renforts.

LE RENOUVEAU JANSÉNISTE

La condamnation du jansénisme, prononcée à la demande de Louis


XIV par la bulle pontificale Vineam Domini (juillet 1705), avait relancé
de plus belle une querelle religieuse que l'on croyait éteinte. Le clergé
français dans son ensemble ne partageait nullement les idées de Jansénius
sur la grâce, le libre arbitreet la prédestination, mais demeurait
farouchement attaché aux libertés gallicanes. Toujours prêt à condamner
la moindre tentative d'immixtion de la Cour de Rome dans les affaires
religieuses de France, il n'avait accepté la bulle qu'en l'accompagnant de
commentaires qui en atténuaient la portée. L'instigateur de cette
manœuvre avait été le cardinal de Noailles, archevêque de Paris par la
grâce de Mme de Maintenon. L'esprit janséniste en profitait pour
subsister, dissimulé derrière le gallicanisme très prononcé de la Sorbonne
et du parlement. Le parti ultramontain avait alors trouvé un renfort
inattendu dans les interventions passionnées de Fénelon, soucieux de se
rapprocher du pape, et surtout dans l'accession aux fonctions de
confesseur du roi du père Le Tellier, membre de la Compagnie de Jésus,
en remplacement du père de La Chaise. Bientôt, les hostilités entre les
deux camps s'engagèrent avec une âpreté, une violence jamais atteintes
jusque-là. Le 29 juillet 1709, le lieutenant général de police d'Argenson
ordonna aux vingt-deux religieuses de Port-Royal-des-Champs, dernier
foyer de l'intégrisme janséniste, de se disperser. Ce fut un acte
d'abominable barbarie. On ne se contenta pas de raser le monastère, on
viola les tombes des religieuses, on dispersa leurs ossements. Ce n'était
pas encore suffisant. L'homme à abattre était le cardinal de Noailles qui,
sans être janséniste à proprement parler, était considéré comme un de
leurs protecteurs. Fénelon, le père Le Tellier, les évêques de La Rochelle
et de Luçon, les Jésuites lui faisaient grief d'avoir approuvé un livre du
père Quesnel intitulé Réflexions morales sur le Nouveau Testament. Un
arrêt du Conseil du 11 novembre 1711 interdit cet écrit séditieux. On eut
un peu plus de mal à forcer la main du pape Clément XI. Finalement, le 8
septembre 1713, celui-ci, par la bulle Unigenitus de filio, condamna 101
propositions extraites du même ouvrage comme hérétiques ou suspectes
d'hérésie. Le cardinal de Noailles refusa d'obéir et interdit dans le diocèse
de Paris la réception de la bulle. Il signa même avec plusieurs évêques
amis un appel au concile général. Malgré de véhémentes protestations le
parlement fut contraint, le 15 février 1714, d'enregistrer la nouvelle
constitution pontificale. Menacés de lettres de cachet, les austères
docteurs de la Sorbonne durent également se soumettre, au moins pour la
forme. En réalité, l'opinion parisienne faisait corps avec son archevêque.
Le parlement, en émoi, redressait la tête sous l'instigation du
procureurgénéral Daguesseau. Une sorte de fronde se levait contre le
pouvoir.
Tout cela profitait au duc d'Orléans qui approuvait sinon encourageait
en sous-main ce mouvement de révolte gallicane. Ses partisans, rejoints
par tous les mécontents de l'absolutisme, s'assemblaient plusieurs fois par
semaine au Palais-Royal, à l'hôtel de Noailles, à l'archevêché ou encore la
nuit dans la maison de Mlle de Chausseraye. Il y avait là le cardinal de
Noailles, son neveu le duc, MM. de Maisons et d'Alègre, de Fortia, l'abbé
Pucelle, le chevalier de Conflans, le maréchal d'Harcourt, Joachim
Colbert de Croissy, évêque de Montpellier, le petit duc de Richelieu, le
père Bernard, de l'Oratoire. Comment d'ailleurs parler de complot ? Le
lieutenant général de police, bien qu'ami des Jésuites, était des leurs. Tous
ces esprits libres frondaient aimablement, parlaient des libertés
gallicanes, des « idées anglaises » et rêvaient de s'émanciper de
l'hypocrisie de la « vieille Cour ». Durant ces réunions on n'échangeait
pas seulement des propos désinvoltes ou impertinents, on s'échauffait
beaucoup. Le président de Maisons proposait de dépêcher au Palais de
Justice, sitôt connue la mort du roi, une sorte de « commando » composé
de soldats, d'officiers, de maçons et de serruriers, afin d'arracher le
testament à sa niche. Noailles, en général sérieux et réaliste, rêvait tout
haut de raser le château de Versailles. La mort de M. de Maisons, le 21
août 1715, fut largement compensée par le ralliement du procureur
général Daguesseau, excédé par l'acharnement du roi à faire admettre la
constitution Unigenitus. Les affaires religieuses prenaient en effet une
tournure dramatique. Poussé par le père Le Tellier, Mme de Maintenon,
les cardinaux de Rohan et de Bissy, Louis XIV résolut de déclarer
solennellement l'adhésion du royaume et du clergé à la bulle par acte
registre au parlement, confirmant ainsi l'acceptation par celui-ci du
document pontifical. En outre un concile national, qu'il présiderait si
nécessaire, se réunirait pour juger et condamner le cardinal de Noailles et
ses thuriféraires. Sentant monter la contestation, le roi se fit menaçant.
D'après l'avocat général Joly de Fleury, il aurait crié dans un accès de
colère au premier président et à Daguesseau « qu'il avait le pied levé sur
eux ; que si le parlement bronchait il lui marcherait sur le ventre ». Ces
fermes paroles n'ébranlèrent pas plus l'archevêque rebelle que les
parlementaires. Quant au pape, il était plus que réservé sur l'opportunité
dece concile. Le 12 août, le parquet, le premier président, les présidents
de chambre et tous les conseillers annoncèrent qu'ils voteraient contre le
projet royal. Louis XIV convoqua aussitôt à Marly le procureur général,
âme de la révolte. Celui-ci, persuadé qu'il coucherait le soir même à la
Bastille, fit ses adieux à sa famille. Le roi l'apostropha sévèrement : « Je
vous ordonne de requérir l'enregistrement de ma déclaration. »
Daguesseau répondit avec respect mais fermeté qu'il ne ferait rien contre
son honneur et sa conscience. Louis XIV, furibond, frappa du pied, tapa
de sa canne sur une table de marbre. Selon certains récits, dans sa rage il
aurait même pris son interlocuteur au collet. Il décida d'exiler le
récalcitrant et d'aller au parlement tenir un lit de justice. Le maréchal de
Villeroy conseilla la modération par crainte de la guerre civile, mais le
vieillard s'entêta. Le destin seul l'empêcha de mettre à exécution son
projet : peu après, en effet, il tomba malade et s'alita pour ne plus se
relever... D'après Saint-Simon, le duc d'Orléans, outré de l'entêtement de
son oncle, était résolu à lui résister publiquement.

LES AVANCES DU ROI GEORGE

S'il faisait flèche de tout bois, enrôlant sous sa bannière des cardinaux,
des ducs, des parlementaires et des officiers généraux, Philippe,
cependant, rejetait toute tentative d'ingérence étrangère. Il lui aurait été
pourtant relativement aisé de bénéficier du soutien actif de l'Angleterre
qui n'attendait qu'un mot de sa part. Le 1er août 1714, la reine Anne
mourait à l'âge de cinquante-trois ans, après douze années de règne. On
l'a vu, par souci de légitimité dynastique, la fille de Jacques II, qui
haïssait la branche cadette de Hanovre issue de Jacques Ier, aurait souhaité
que son frère exilé, le chevalier de Saint-George, lui succédât. Aidée de
quelques Tories, dont lord Bolingbroke, elle avait vainement manoeuvré
en ce sens. En fait, à son décès, ce fut l'Électeur de Hanovre, George de
Brunswick, qui monta sur le trône sous le nom de George Ier,
conformément à l'Acte d'établissement voté en 1701. Cet Allemand borné
et vulgaire qui n'entendait pas un mot d'anglais était fils de Sophie de
Hanovre et cousin germain de Madame, par conséquent procheparent du
duc d'Orléans. Mais les deux hommes ne s'étaient jamais rencontrés. Au
début de 1715, une écrasante majorté de Whigs entra au Parlement.
Tandis que les Tories étaient chassés, persécutés avec une extraordinaire
violence, l'homme fort du régime précédent, lord Bolingbroke, principal
artisan du traité d'Utrecht, se réfugiait en France et passait au service du
Prétendant. Avec lord Charles Townshend, principal ministre, Robert
Walpole et James Stanhope, arrivait au pouvoir une équipe hostile à toute
concession à l'égard de la France et prête, s'il le fallait, à reprendre les
armes. Ces libéraux anglais, très attachés à la grandeur maritime de leur
pays, craignaient par-dessus tout la renaissance de la puissance française,
trop généreusement traitée à Utrecht. Ils voyaient la preuve du danger
français dans les importants travaux portuaires entrepris à Mardyck, ce en
quoi ils étaient clairvoyants : sur la proposition de l'intendant de Flandre,
Claude Le Blanc, Louis XIV avait en effet décidé de créer en ce lieu un
port militaire afin de suppléer Dunkerque, démantelé.
En janvier 1715, arriva à Versailles un grand Écossais, impertinent,
retors et mal élevé, John Dalrymple Stair, envoyé extraordinaire de Sa
Majesté britannique. Comme le représentant d'Espagne, le prince de
Cellamare, cet ambassadeur de combat avait reçu mission de percer le
mystère du testament royal et de suivre avec une attention soutenue le
problème de la succession. L'atrabilaire diplomate, « le nez au vent avec
son air insolent » (Saint-Simon), promena sa morgue dans la galerie des
Glaces, présenta ses lettres de créance au Roi-Soleil et se plaignit avec
aigreur à M. de Torcy des travaux de Mardyck et des menées jacobites en
France, toutes choses contraires au traité de 1713. Avec une maladresse
peu commune il réussit en quelques jours à se mettre à dos à peu près
tout le monde.
Il devait également courtiser le duc d'Orléans, le flatter, profiter de
toutes les occasions pour lui faire savoir que le roi d'Angleterre était prêt
à soutenir ses droits au trône et concerter avec lui un plan d'action.
George Ier redoutait surtout deux choses : d'abord que Louis XIV n'aidât
en secret le Prétendant, ce chevalier de Saint-George qui avait l'audace de
se faire appeler Jacques III, ensuite qu'il n'eût dans son testament investi
Philippe V de la régence. Le souverain britannique ignorait les
sentiments de son cousin d'Orléans à l'égard des Stuarts, mais tous deux
avaient intérêt au maintien du traité d'Utrecht et auxrenonciations. Cela
pouvait constituer l'ébauche d'une alliance à base de services
réciproques : l'Anglais soutiendrait Orléans contre les visées de Philippe
V, à condition qu'il défendît de son côté les intérêts des Hanovre contre
les Stuarts. Accepter ces offres de service aurait pu aider Philippe dans le
différend qui risquait de l'opposer au roi d'Espagne. Cela lui était d'autant
plus facile que son vieil ami Stanhope, l'ancien général des troupes
anglaises en Catalogne, occupait dans le cabinet whig un poste de
secrétaire d'État. Pourtant il rejeta cette proposition, ou plus exactement
se déroba. Les douloureux souvenirs de l'affaire Flotte et Regnault
entrèrent assurément en ligne de compte dans son refus absolu de régler
avec les Anglais la succession de France du vivant de Louis XIV. Stair vit
donc un homme aimable, « le plus poli, dit-il, que j'aie jamais vu, le
mieux élevé, le plus instruit de toute chose », mais impénétrable. Selon
ses instructions, l'ambassadeur devait demander au prince des «
assurances » sur Mardyck et des renseignements sur les desseins et
démarches à la Cour du Prétendant. « Vous lui toucherez cet article
délicatement », précisait Stanhope qui connaissait le caractère du duc
d'Orléans. En échange, il fallait le persuader que le roi George était
déterminé à arrêter avec lui « toutes les mesures possibles pour lui
procurer la régence et, en cas de mort du jeune dauphin, lui assurer la
succession de la couronne de France ». Et Stanhope d'ajouter : « C'est à
M. le duc d'Orléans lui-même à nous suggérer quelles mesures on pourra
prendre. » L'âpre Écossais, toujours impatient, n'eut guère de succès avec
les émissaires du prince, les abbés Dubois et de Thésut. Dans sa
correspondance et dans son journal il peste furieusement contre ces
mauvais serviteurs, leur défiance naturelle, leurs humeurs, leurs réserves,
leurs dérobades, « tout scandalisé, écrit Louis Wiesener, qu'ils ne fussent
pas aussi anglais, aussi whigs que lui-même, et qu'ils crussent avoir des
ménagements à garder 2 ». Dubois, qu'il rencontra en grand secret à l'orée
d'une forêt, lui parut froid et particulièrement fourbe. Vers la fin du mois
d'août, alors que l'état de santé de Louis XIV laissait présager sa fin
prochaine, ses relations avec le duc d'Orléans s'améliorèrent. Philippe
protesta à plusieursreprises de son amitié pour le roi d'Angleterre et eut
sur Mardyck des paroles encourageantes pour l'ambassadeur. Il avoua
qu'il avait eu vent du projet de débarquement en Angleterre du
Prétendant, mais resta évasif, en dépit des pressions de son interlocuteur.
Stanhope fut enchanté de cette première ouverture. « Vous ne devez pas
craindre d'être désavoué, quelques avances que vous fassiez », mandait-il
à lord Stair. Dans le neveu du roi, les Anglais croyaient avoir découvert
un allié sûr. En réalité, ils étaient la dupe du futur Régent, qui inaugurait
ainsi sa « politique secrète ». Qu'auraient-ils dit s'ils avaient su qu'à la
même époque le prince était tout acquis au plan de soulèvement de
l'Angleterre élaboré par le chevalier de Saint-George et en rapport
constant avec ses principaux lieutenants...

LES DERNIERS FEUX DU SOLEIL

Depuis plus d'un an déjà, les proches du roi s'inquiétaient de sa santé


déclinante et sous son masque cireux voyaient venir la mort. Au Conseil,
il ne travaillait plus avec la même ardeur ni au même rythme. Les
audiences prolongées le fatiguaient. A table, son appétit légendaire
s'émoussait. Bref, à près de soixante dix-sept ans le Grand Roi paraissait
usé, proche de sa fin. Le lundi 12 août, il se plaignit d'une sciatique qui
lui interdit tout déplacement. Le lendemain, dans la salle du trône, debout
et sans appui il reçut avec faste l'ambassadeur de Perse, mais le matin
même, pour se rendre à la messe, il avait dû se faire porter en chaise.
Cette cérémonie officielle fut la dernière de son long règne. Les jours
suivants il mena sa vie habituelle : messe, souper, conseil, musique, avec
toujours autant de difficulté à se mouvoir. Fagon, tout empli de sa
science, ne montrait aucune inquiétude : le patient n'avait pas de fièvre.
Cependant, au fil des jours, le mal s'aggravait. A partir du 19 août, le
vieux monarque ne sortit plus de son appartement, recevant en robe de
chambre, assis dans un fauteuil à roulettes. Il avait peine à manger sa
viande et son pain. La Faculté, ne comprenant rien à cette faiblesse,
prescrivit des remèdes de bonne femme : du quinquina à l'eau et du lait
d'ânesse.
Le jeudi 22 août, incapable de paraître au balcon pour larevue de la
gendarmerie prévue depuis longtemps, il chargea le duc du Maine de le
remplacer. Cette délégation de l'autorité royale conférée à un bâtard sur
un corps de troupe dans lequel il n'exerçait aucune charge fit jaser.
N'étaient-ce pas les prémices des pouvoirs militaires que, disait-on, lui
réservait le testament, la preuve éclatante des mauvaises dispositions de
Louis XIV envers son neveu ? Le duc du Maine parut lui-même
embarrassé par cette faveur. Devant l'insulte faite à ses droits, le
vainqueur de Lerida ne broncha pas. Il se borna à accompagner le petit
dauphin de cinq ans, tout fier dans son nouveau costume de capitaine de
gendarmerie, à détailler à l'enfant, à la portière de son carrosse, le nom
des unités et des officiers qui passaient. Quand ce fut au tour des deux
compagnies d'Orléans de défiler, il se mit à leur tête et salua dignement
du sabre le jeune héritier du trône, laissant au légitimé le soin de rendre
compte de la revue au roi.
Veillé pour ainsi dire nuit et jour par Mme de Maintenon, suivi
spirituellement par son confesseur le père Le Tellier, soigné par Fagon et
Mareschal, Louis XIV convoquait régulièrement chez lui les personnes
avec lesquelles il désirait s'entretenir, notamment le maréchal de Villeroy,
le chancelier Voysin et le duc du Maine. Rarement convié, Philippe
faisait de courtes visites de politesse une ou deux fois par jour. Dans la
soirée du 24 août, la santé du malade s'aggrava brusquement. Les
archiatres se rendirent alors compte qu'ils avaient affaire non à un banal
érysipèle mais à la gangrène : la jambe du roi était déjà couverte jusqu'au
genou de tâches noirâtres. Leur désarroi ne fit que croître. Ils
supprimèrent leur traitement au quinquina et au lait d'ânesse sans savoir
par quoi le remplacer. Le roi passa une partie de la nuit à s'entretenir avec
son confesseur. Le 25, jour de la Saint-Louis, il entendit la messe dans sa
chambre et dîna en public sans modifier l'étiquette. Décharné,
méconnaissable, il paraissait toujours digne et majestueux, voulant
ostensiblement donner par sa fermeté et sa résignation une leçon de
courage. Le repas terminé, il parla encore un quart d'heure avec ses
courtisans, puis renvoya tout le monde. Ce fut sa dernière audience
publique.
Vers les sept heures du soir, après une sieste prolongée, le roi se
réveilla l'air accablé. Son pouls était si faible que les médecins lui
conseillèrent d'accepter les derniers sacrements. Tandis qu'on allait quérir
le père Le Tellier et le cardinal de Rohan,grand aumônier de France, le
duc de Tresmes, premier gentilhomme de la chambre, décommanda les
musiciens qui avaient déjà installé leurs pupitres. Deux prêtres de la
chapelle accompagnés de sept ou huit garçons bleus, un flambeau à la
main, apportèrent le saint sacrement par le petit escalier. Le roi reçut
l'extrême-onction et le viatique avec piété. Il profita d'un moment de répit
pour appeler le chancelier et lui dicter une longue lettre destinée au futur
roi, puis, à une petite table, rédigea d'une main tremblante quatre ou cinq
lignes sur la quatrième page du codicille du 13 avril. Il appela ensuite le
maréchal de Villeroy, lui parla près d'un quart d'heure et fit venir son
neveu pour un long entretien. Il lui confia – c'est le duc d'Orléans lui-
même qui l'a répété en sortant – qu'il l'avait toujours aimé, qu'il ne lui
faisait point de tort et qu'il s'en apercevrait par les dispositions de son
testament. Il lui annonça qu'il serait régent du royaume, lui
recommandant de prendre soin du petit roi et de l'Etat. Si l'on en croit les
Souvenirs de Mlle d'Aumale, le mourant rappela à son turbulent neveu
ses devoirs envers la religion, « lui disant qu'il n'y avait que cela de bon
et de solide ». Puis il lui confia Mme de Maintenon : « Vous savez la
considération et l'estime que j'ai toujours eues pour elle ; elle ne m'a
donné que de bons conseils, j'aurais bien fait de les suivre ; elle m'a été
utile en tout mais surtout pour mon salut ; faites tout ce qu'elle vous
demandera pour elle, pour ses parents, ses alliés, ses amies, elle n'abusera
pas de votre bonté ; qu'elle s'adresse directement à vous pour tout ce
qu'elle voudra. » Philippe s'approcha avec respect de la vieille dame pour
lui baiser la main, mais celle-ci se leva et l'embrassa, en larmes. Le
monarque embrassa aussi son neveu à deux reprises et lui dit adieu.
Ainsi, au seuil de la mort, les deux hommes se réconciliaient. Le roi
reconnaissait en ce « fanfaron du vice » le seul et unique régent du
royaume. Contrairement à une opinion couramment émise, leurs relations
n'avaient pas toujours été tendues. Louis XIV n'a jamais condamné sans
appel le fils de Monsieur, pas plus en 1696, quand il apprit qu'il
fréquentait les sorciers, qu'en 1709 lors de l'affaire d'Espagne ou en 1712
au moment des rumeurs de poison. On peut même dire qu'il gardait au
cœur une certaine tendresse à son égard. Mais la jalousie, ses sentiments
pour le duc du Maine vinrent souvent étouffer son indulgence naturelle.
Dans leurs rapports il y eut ainsi des hauts et des bas, suivant les
circonstances ou le jeu des influences.Jamais cependant il ne consentit à
l'admettre au sein du Conseil.
Quand il fut sorti, le roi fit appeler les deux légitimés puis les princes
du sang. Tandis que les médecins arrivaient pour panser la jambe du
patient, le chancelier Voysin prit à part le duc d'Orléans dans la salle du
Conseil et, probablement à la demande du roi, tira le codicille d'une
enveloppe non cachetée et le lui présenta. Philippe, debout, les deux
mains appuyées sur la table où s'était joué tant de fois le sort de l'Europe,
prit connaissance du précieux document puis le rendit au chancelier qui
le remit dans l'enveloppe sans la cacheter. Le premier codicille, daté du
13 avril 1715, donnait toute autorité sur les troupes de la maison du roi au
maréchal de Villeroy, depuis le jour du décès jusqu'à l'ouverture du
testament. Il prescrivait que le jeune roi irait s'installer quelque temps à
Vincennes avant de se rendre au parlement de Paris pour la lecture du
document. Villeroy était nommé gouverneur de l'enfant royal et le
marquis de Saumery, sous-gouverneur. Mais jusqu'à sept ans la duchesse
de Ventadour s'en occuperait plus particulièrement. « Au surplus, écrivait
Louis XIV, je confirme tout ce qui est dans mon testament... » Le second
codicille, rédigé à la suite, complétait la maison du futur Louis XV en
désignant comme précepteur Mgr de Fleury, ancien évêque de Fréjus, et
comme confesseur le père Le Tellier. Les fautes d'orthographe figurant
dans ce dernier texte laissaient deviner l'état de grande faiblesse du
souverain. C'est sans doute lui qui data par erreur ce second codicille du
23 août au lieu du 25. Telle était du moins la date que put lire le greffier
au parlement, Gilbert de Voisins, lorsqu'il recopia le document.
Au cours de cette pathétique soirée, chacun crut que le vieux potentat
n'avait plus que quelques heures à vivre. Le chirurgien Ledran avait
donné deux coups de lancette dans sa jambe, déjà atteinte aux deux tiers
de la cuisse, et le patient n'avait rien senti. Fait exceptionnel, les grilles
du château furent fermées durant la nuit, et les chapelains de Notre-Dame
reçurent l'ordre d'exposer le saint sacrement et de faire dire les prières
publiques pour la santé du roi.
Le lendemain matin, après la messe, le malade retint dans sa chambre
les cardinaux de Rohan et de Bissy, qui avaient toujours été à la pointe du
combat en faveur de la bulle Unigenitus. En présence de Mme de
Maintenon et du duc d'Orléans, il leurdéclara qu'il mourait dans la foi
catholique, apostolique et romaine et dans une parfaite soumission à
l'Eglise. Il ajouta qu'il était fâché de laisser les affaires ecclésiastiques en
l'état où elles se trouvaient, protesta qu'il leur avait toujours fait la plus
totale confiance. « Je ne connais rien dans les disputes que par vos
lumières. Je vais répondre devant Dieu de toute ma conduite ; vous m'y
serez témoins que je n'ai rien fait que par vos conseils. » Pointant le doigt
vers le ciel, il ajouta : « Messieurs, c'est à ce tribunal que je vous cite. »
Ce n'était ni la révocation de l'Édit de Nantes ni la sauvage destruction de
Port-Royal-des-Champs qu'il regrettait alors mais l'acharnement qu'il
avait mis à tenir à l'écart son archevêque, Mgr de Noailles, dont on venait
de lui lire une lettre de soumission fort touchante. Après un moment
d'embarras, les deux prélats se récrièrent, cherchant à calmer ses tardifs
scrupules.
On vint ensuite servir le dîner. Le roi demanda pardon à l'assistance du
mauvais exemple qu'il avait donné et la pria de servir son arrière-petit-fils
avec fidélité. C'est alors que s'adressant à Philippe il prononça ces paroles
dignes d'une tragédie de Racine : « Mon neveu, je vous fais régent du
royaume. Vous allez voir un roi dans le tombeau et un autre dans le
berceau ; souvenez-vous toujours de la mémoire de l'un et des intérêts de
l'autre. » A nouveau, il recommanda à son entourage de vivre en bonne
harmonie, tout particulièrement à ses deux filles, les duchesses de
Bourbon et d'Orléans. Les dames se retirèrent en pleurant et criant si fort
que l'on crut un moment que le roi venait de trépasser. La nouvelle en
courut même à Paris.
Vers midi, la duchesse de Ventadour amena le petit dauphin au chevet
de son arrière-grand-père. La touchante exhortation que fit celui-ci est
restée célèbre, telle une image d'Épinal : « Mon cher enfant, vous allez
être le plus grand roi du monde, n'oubliez jamais les obligations que vous
avez à Dieu. Ne m'imitez pas dans les guerres, tâchez de maintenir
toujours la paix avec vos voisins, de soulager votre peuple autant que
vous pourrez, ce que j'ai eu le malheur de ne pouvoir faire par les
nécessités de l'État. Suivez toujours les bons conseils et songez que c'est
à Dieu à qui vous devez ce que vous êtes... » Puis le vieillard donna sa
bénédiction au futur Louis XV et l'embrassa en larmes.

Avec le duc d'Orléans Louis XIV régla le détail du cérémonial à


respecter après sa mort. Le nouveau roi devait êtreconduit à Vincennes,
où l'air était réputé meilleur qu'à Versailles, en attendant le nettoyage du
château. Le moribond poussa son souci habituel du détail jusqu'à régler
l'habillement et la marche des troupes qui devaient escorter l'enfant :
gendarmes, mousquetaires, chevau-légers et gardes du corps bottés et
revêtus de leurs habits de parade, leurs chevaux harnachés comme aux
grandes cérémonies. Il est infiniment probable aussi qu'il évoqua avec
son neveu les rôles du duc du Maine et du maréchal de Villeroy chargés
de la garde du roi. Puis il pria Mme de Maintenon de lui rendre une
cassette contenant des documents secrets qu'elle avait en garde depuis
une quinzaine d'années. Les papiers furent soit brûlés soit remis au duc
d'Orléans.
L'opinion publique, mal informée, vivait au bruit des rumeurs et des
démentis colportés à une cadence accélérée comme le montre la
correspondance d'un envoyé officieux de la Cour d'Espagne, l'abbé
Mascara. Les ambassadeurs étrangers, à l'affût, tenaient constamment
prête dans la cour de leur hôtel l'estafette qui partirait informer leur
maître du décès du roi. Qu'on l'aimât ou non chacun reconnaissait sa
dignité, louait le mélange d'héroïsme chrétien et de grandeur stoïcienne
qui présidait à son agonie. L'ânerie des médecins, incapables de
diagnostiquer à temps le mal, faisait aussi l'unanimité.
Sur la succession immédiate, c'est-à-dire sur la régence, le mystère le
plus complet demeura au moins jusqu'au 25 août au soir. D'aucuns
parlaient d'un nouveau testament annulant le premier. D'autres
murmuraient que le roi d'Espagne était, en dépit des renonciations
solennelles et des traités, désigné comme régent du royaume avec
délégation au duc du Maine pour l'éducation du roi pendant sa minorité.
Dans cette hypothèse, on ne manquait pas de souligner les difficultés sans
nombre qui risquaient de surgir, « étant donné, comme le notait l'abbé
Mascara, qu'il semble que tout le royaume est favorable au duc d'Orléans
». Si cette remarque était vraie, quel singulier retournement de situation
pour un homme tenu quelques mois plus tôt pour un empoisonneur
patenté ! A partir du 26 on sut que la régence irait à Philippe et la garde
au duc du Maine. Chacun dès lors s'empressa d'obtenir les faveurs du
futur maître de la France.
Le 28 août, un Marseillais nommé Lebrun, prétendant détenir un
remède infaillible contre la gangrène, se présenta à Versailles. Les grands
seigneurs – Saint-Simon le premier – toisèrent cette « espèce de manant
provençal fort grossier » et voulurentl'éconduire. Les médecins furent
naturellement du même avis. Cependant, la duchesse d'Orléans, le duc du
Maine et le comte de Toulouse prirent sur eux d'en parler au roi, en
accord avec Philippe. Le moribond souffrait trop pour refuser
l'expérience. Vers midi, on amena donc le dénommé Lebrun au chevet du
souverain. Il lui présenta dix gouttes de son élixir dans un verre de vin
d'Alicante. L'odeur n'était pas engageante, mais le patient se résigna. Peu
après, fait extraordinaire, il sentit les forces lui revenir. Il prit un bouillon
et même un biscotin. Vers six heures du soir, nouvelle rechute. Aussitôt
les médecins se déchaînèrent contre l'empirique qui crut qu'on allait le
pendre. Mais vers huit heures, comme on avait redonné au roi de cet
élixir, un nouveau soulagement se manifesta. Miracle ! Le jeudi 29, les
Esculapes à bonnet noir, ravalant leur morgue, durent admettre qu'ils
reprenaient espoir. Le monarque n'avait-il pas absorbé deux petits
biscuits dans un verre de vin ? Du même coup, les courtisans refluèrent
de l'appartement du futur Régent vers celui du souverain. « Si le roi
mange encore une fois, ironisa Philippe, je n'aurai plus personne. » C'est
bien ce qui se produisit. Saint-Simon raconte : « J'allai ce jour-là sur les
deux heures après-midi chez le duc d'Orléans, dans les appartements
duquel la foule était au point depuis huit jours et à toute heure
qu'exactement parlant une épingle n'y serait pas tombée à terre. Je n'y
trouvai qui que ce soit. Dès qu'il me vit, il se mit à rire et à me dire que
j'étais le premier homme qu'il eût encore vu chez lui de la journée... »
Mais, dans la soirée, la gangrène reprit sa course, bouleversant les petits
calculs des gens de Cour. La jambe du roi était noire comme charbon.
L'agonie fut lente, marquée par plusieurs états semi-comateux. Le
vendredi 30 août, à trois heures de l'après-midi, Mme de Maintenon
monta dans son carrosse et se retira à Saint-Cyr, où elle comptait finir ses
jours. Le samedi, vers onze heures, on récita la prière des agonisants. Le
roi, qui avait retrouvé sa lucidité, mêla sa voix à celle des moines et des
prêtres. Il répéta plusieurs fois : Nunc et in hora mortis (Maintenant et à
l'heure de notre mort), puis il murmura : « O mon Dieu, venez à mon
aide, hâtez-vous de me secourir ! » Ce furent ses dernières paroles. Il
expira le lendemain matin, dimanche 1er septembre, au moment où
l'horloge de la chapelle frappait le quart de huit heures. Sur les bords de
la Tamise, les joueurs enragés qui avaient misé des fortunes sur la mort
du roi avant la fin d'août avaient perdu leur pari...
1 La Sicile, devait, en ce cas, à la mort de Louis XIV, revenir à l'Empereur.
2 L. WIESENER : « Rapports secrets du duc d'Orléans avec George Ier du vivant de Louis XIV
», in Revue de la Société des études historiques, 1884, 4e série, t. II, pp. 198 et suiv.
DEUXIÈME PARTIE

LE POUVOIR PARTAGÉ
Le duc d'Orléans entra dans la Régence en renard et s'y maintint
en fin politique.
Pierre NARBONNE, premier commissaire de police de Versailles
CHAPITRE PREMIER

La prise du pouvoir

LES AMIS ET LES RALLIÉS

« La mort du roi surprit la paresse de M. le duc d'Orléans, comme si


elle n'avait pu être prévue. » Cette petite phrase de Saint-Simon montre à
quel point celui-ci ignorait les fils de l'intrigue patiemment tissés par le
duc d'Orléans. On commence à les mieux connaître aujourd'hui. Le
prince s'était fixé quatre objectifs : s'assurer l'armée, recueillir l'appui du
parlement, trouver de l'argent et recruter des collaborateurs efficaces.

L'armée ? Il était relativement aisé de la circonvenir. Il suffisait d'avoir


avec soi l'infanterie de la maison du roi, gardes françaises et suisses.
Antoine de Gramont, duc de Guiche, se vit promettre par son beau-père,
le duc de Noailles, la direction du conseil de la Guerre et la survivance
pour son fils de sa charge de colonel des gardes françaises, peut-être aussi
quelques avantages pécuniaires (600 000 livres ?). Selon les mêmes
procédés Philippe acquit également la complicité de Contades, major du
régiment des gardes, de François de Reynold, colonel des gardes suisses,
de M. de Courtenvaux, capitaine des Cent-Suisses de la garde du roi, de
M. de Saint-Hilaire, qui avait la haute main sur l'artillerie. Le maréchal
de Villars, marié à une sœur du président de Maisons, se rallia à la cabale
contre la promesse de la présidence du futur conseil de la Guerre. Par les
« gens du roi »,principalement le procureur général Daguesseau, qui, on
le sait, avait échappé de peu à l'exil ou à la Bastille, Philippe comptait
mater l'éventuelle indocilité du parlement. Dès le 26 août, lord Stair
notait dans son journal l'assurance du futur Régent : « Le duc d'Orléans
me dit que le roi avait observé ses traités, qu'il n'était pas question du roi
d'Espagne, qu'il allait avoir la régence mais qu'il croyait qu'il y avait
quelques conditions dans le dessein de l'embarrasser par un conseil de
régence et une tutelle qui aurait le commandement des troupes mais il me
dit qu'il était peu en peine à ce sujet étant sûr du parlement et des
troupes. »
L'argent ? Son ami, le financier Antoine Crozat, se chargea de lui
avancer les premières sommes nécessaires et les fit parvenir à Le Bas de
Montargis, trésorier de l'extraordinaire des guerres.
Quant à ses futurs collaborateurs, Philippe n'eut pas besoin de chercher
longuement parmi la foule des opportunistes. Dès que l'on connut les
intentions du roi, les ministres et secrétaires d'État, en peine de leur
avenir, entamèrent des manoeuvres de rapprochement. Pour gagner les
faveurs du nouveau maître de la France, Jérôme de Pontchartrain,
secrétaire d'État à la Marine, fit la cour au marquis d'Effiat et au maréchal
de Bezons, lointain parent qu'il avait jusqu'alors négligé. Le contrôleur
général Desmarets chercha de son côté à se rapprocher de Saint-Simon. A
une date que l'on peut difficilement préciser mais qui se situe au plus tard
le 26 août, Villeroy, qui avait longuement sollicité un entretien par
l'intermédiaire de la duchesse d'Orléans, fut reçu par le prince. Selon
Saint-Simon, le maréchal lui aurait alors révélé la teneur exacte du
testament royal : sa désignation comme chef du conseil de régence, la
nomination du duc du Maine à la garde de Louis XV et sa propre
responsabilité sur les troupes de la maison du roi sous l'autorité du duc du
Maine. En échange de ces précieuses informations il aurait demandé de
conserver ses fonctions et intercédé en faveur du chancelier Voysin,
disposé à se défaire, moyennant rétribution, de sa charge de secrétaire
d'État à la Guerre. Philippe aurait accepté à propos du Chancelier, sans
prendre d'engagement pour le vieux maréchal – à qui il en voulait d'avoir
accueilli chaleureusement Mme des Ursins lors de son passage en France.
« Cet habile courtisan, écrit à son sujet l'abbé Mascara dans sa
correspondance secrète, a employé toute son éloquenceà faire des
réparations et des excuses ; mais cet excès de politesse lui sera retombé
sur le nez , comme il le craignait ; car le duc d'Orléans, toujours badinant,
folâtrant et riant, sans s'expliquer ni entrer dans le détail, a loué fort la
politesse naturelle de Villeroy et l'a laissé dans l'incertitude. Villeroy est
retourné à la charge plusieurs fois dans la même conférence, sans en
pouvoir tirer autre chose que des paroles généreuses. »
La lettre de l'abbé ne parvint à la Cour d'Espagne qu'avec grand retard,
car, le jour même, sur ordre de Philippe d'Orléans, on arrêta tous les
courriers et défendit aux bureaux de poste de louer un cheval ou une
voiture sans un billet de Son Altesse Royale. Ainsi celui-ci espérait-il
neutraliser la Cour de Madrid en ne lui faisant connaître que tardivement
la nouvelle de la mort du roi.
Pour contrer l'ambition du duc du Maine, Philippe n'eut qu'à écouter
les suaves conseils de sa vieille ennemie, Mme la Duchesse, et promettre
pour son fils, M. le Duc, une position éminente au sein du futur conseil
de régence.
Le 31 août, le comité secret, qui avait l'habitude de se tenir au bois de
Boulogne chez Mlle de Chausseraye, se réunit une dernière fois pour
mettre au point le dispositif militaire destiné à empêcher le moindre coup
de force lors de la réunion du parlement.
Du 29 août au 1er septembre, Philippe eut avec le chancelier Voysin, les
gens du roi et le premier président, M. de Mesmes, plusieurs entretiens
afin de régler les conditions de transmission de la régence. L'avocat
général Joly de Fleury avait déjà rédigé son discours. « Le point le plus
capital de tous, écrivait Daguesseau dans son compte rendu, est que M. le
duc d'Orléans n'est nullement sûr que le titre de régent lui soit donné par
le testament et, de la manière dont M. le Chancelier nous a parlé, cela est
en effet fort douteux, et il pourrait bien n'avoir que la qualité de chef de la
régence. » Le même jour, 1er septembre, le duc d'Orléans faisait remettre
aux principaux membres du parlement un mémoire réclamant pour lui
seul la plénitude de la régence et s'élevait fortement contre l'attribution du
commandement à quelqu'un d'autre. « Si l'on savait qui a donné ce
conseil, disait-il, il mériterait d'être puni, car c'est vouloir lever l'étendard
de la guerre civile. » Pour se concilier les bonnes grâces des magistrats il
proposait de leur restituer le droit deremontrance révoqué par les
ordonnances d'avril 1667 et février 16731.
Pendant ce temps, chez les ducs et pairs, l'agitation était à son comble.
Ayant appris la convocation du parlement, ces messieurs étaient résolus à
lui soumettre séance tenante l'affaire qui leur tenait le plus à cœur, celle
du bonnet. Trois heures à peine après la mort du roi, ils s'étaient retrouvés
dans l'appartement du duc de La Trémoïlle pour débattre de la question.
Ils s'échauffaient les uns les autres, bien décidés à s'enfoncer le chapeau
sur la tête quand le premier président leur demanderait d'« opiner ». Ces
vaillants barons du royaume s'apprêtaient à briser leurs meilleures lances
contre les robins. Certains, dans la foulée, voulaient même exiger la
rétrogradation des légitimés. Philippe, tenu au courant, s'employa au plus
vite à désarmer cette fronde nobiliaire. Sur le soir, il convoqua tous les
ducs et pairs encore présents à Versailles : l'archevêque de Reims, les
évêques de Laon, Beauvais et Noyon, MM. de Saint-Simon, La Force,
Charost et Chaulnes. Il les pria de surseoir à leur indécent projet par un «
discours bien doré » (Saint-Simon). Tout ce qu'il obtint fut la tenue le
lendemain matin d'une nouvelle assemblée.

LA MATINÉE DU 2 SEPTEMBRE

Le lundi 2 septembre, les gens de robe, convoqués la veille par billets,


prirent place dans la Grand'Chambre. Le premier président informa la
compagnie de l'ordre du jour et de sa crainte de voir les pairs troubler la
séance. Que ferait-on dans ce cas ? Après une courte discussion on
résolut que si un duc refusait de se découvrir lorsqu'on lui demanderait
son avis, le premier président lui dirait poliment : « Monsieur, vous
n'opinez pas. » S'il persistait, il ajouterait : « Monsieur, si vous ne vous
mettez en règle, votre voix ne sera point comptée. » Cette question
préalable résolue, les gens du roi apportèrent la lettre de cachet apprenant
officiellement au parlement le décès de Louis XIV etl'invitant à continuer
ses fonctions pour le bien de la Justice. On remarqua avec satisfaction
que dans cette missive il n'était pas fait mention comme en 1643, à la
mort de Louis XIII, de prestation d'un nouveau serment d'obéissance.
L'assemblée décida d'insérer cette lettre dans ses registres puis passa aux
autres points de l'ordre du jour : la réception de M. de La Rochefoucauld
et surtout la manière dont on allait accueillir le duc d'Orléans.
Pendant ce temps, vers 6 h 30, les ducs et pairs – 5 ecclésiastiques et
23 ou 24 séculiers – se réunissaient chez l'archevêque de Reims, au petit
hôtel de Mailly, face au Pont-Royal. Il fut convenu à l'unanimité qu'au
cas où le duc d'Orléans leur demanderait en séance de délibérer selon les
formes habituelles l'archevêque de Reims lirait une protestation. Cette
ferme décision prise, les pairs se rendirent en un lent cortège de carrosses
jusque dans la cour de la Sainte-Chapelle, d'où ils gagnèrent la
Grand'Chambre. Dehors, place Dauphine, le long des quais, depuis le
Pont-Neuf jusqu'au pont Saint-Michel et au Pont-au-Change, se déroulait
un double cordon de gardes françaises et suisses, plus de 2 000 hommes.
On leur avait distribué deux jours auparavant de la poudre et dix balles
par homme. Les Cent-Suisses et les gardes du corps du duc d'Orléans
étaient en faction sur l'escalier de la Sainte-Chapelle. Dans la grande salle
et les vestibules du palais déambulaient des officiers déguisés ou des
militaires réformés cachant des armes sous leur manteau. Le duc de
Guiche en habit d'ordonnance, son bâton de commandement à la main,
paradait à l'une des lanternes de la Grand'Chambre2. A côté de lui se
tenait l'ambassadeur anglais, l'élégant lord Stair, aimablement invité par
le duc.
Vers neuf heures, Philippe arriva en habit noir, suivi du duc de
Bourbon, de son frère le comte de Charolais, du prince de Conti, du duc
du Maine, de son fils le prince de Dombes et du comte de Toulouse.
Venus tous ensemble de Versailles dans un grand carrosse à six chevaux
ils furent reçus à la porte de la Sainte-Chapelle par les chanoines du
chapitre précédés de la haute croix. Après l'échange des discours
officiels, le prince entra dans le chœur où il assista à la messe. Puis deux
présidents à mortier accompagnés de deux conseillers et de plusieurs
huis-siersallèrent à sa rencontre. Une foule nombreuse et bariolée se
pressait le long du parcours jusqu'à l'entrée de la Grand'-Chambre.
Quand Philippe eut gagné sa place et qu'eut cessé le brouhaha,
l'archevêque de Reims s'avança, sa protestation à la main. Le futur
Régent, s'adressant aux ducs, leur renouvela son appel au calme, les
assurant que la cérémonie ne porterait pas préjudice à leurs droits
éventuels. Saint-Simon se leva et de sa petite voix aigrelette lança : «
Monsieur, vous nous rendrez donc justice au plus tôt. » Ce fut tout son
propos. Plus tard, dans ses Mémoires, il s'attribuera généreusement le
discours que lut en réalité l'archevêque de Reims. Ce discours, que disait-
il ? Les ducs et pairs acceptaient de ne pas troubler l'ordre de la séance.
Néanmoins, redoutant que leur silence ne fût pris pour une approbation «
de toutes les usurpations qui leur avaient été faites au préjudice de leur
dignité », ils s'élevaient par avance contre cette interprétation des faits. «
Acte ! Acte ! » cria le duc de La Force. Saint-Simon se leva une nouvelle
fois et glapit : « Oui, nous étions bien résolus et très résolus », et sans
dire sur quoi, se rassit. Philippe d'Orléans intervint à son tour et expliqua
qu'il avait promis de demander acte à la cour de la protestation des ducs
et pairs. M. de Novion, président à mortier, agacé par ces préliminaires,
fit remarquer que les affaires de l'État ne devaient point être mêlées à
celles des particuliers. L'incident clos, Philippe, avec son aisance
habituelle, fit une déclaration assez brève qui remplit l'assemblée de
satisfaction : « Messieurs, commença-t-il, après tous les malheurs qui ont
accablé la France et la perte que nous venons de faire d'un grand roi,
notre unique espérance est en celui que Dieu nous a donné. C'est à lui,
Messieurs, que nous devons hommage et fidèle obéissance. C'est moi, le
premier de ses sujets, qui dois donner l'exemple de cette fidélité
inviolable pour sa personne et d'un attachement encore plus particulier
que les autres aux intérêts de son État... » Puis il rappela les paroles
pleines de bonté que lui avait adressées le roi peu avant sa mort : « Mon
neveu, j'ai fait un testament où je vous ai conservé tous les droits que
vous donne votre naissance, je vous recommande le Dauphin, servez-le
aussi fidèlement que vous m'avez servi et travaillez à lui conserver son
royaume. S'il vient à manquer vous serez le maître et la couronne vous
appartient. » Philippe rapporta encore le conseil du roi qui revêtait en
cette heure une si grande importance : « J'ai fait les dispositionsque j'ai
cru les plus sages, mais comme on ne saurait tout prévoir, s'il y a quelque
chose qui ne soit pas bien, on le changera. » « Ce sont ses propres termes
», insista-t-il. Cela revenait à autoriser le parlement à rayer les clauses qui
ne lui conviendraient pas. Le prince conclut que, selon les prérogatives
de sa naissance, les lois inaltérables du royaume et la volonté du feu roi,
la régence lui appartenait de plein droit. « Mais, ajouta-t-il, je ne serais
pas satisfait si à tant de titres qui se réunissent en ma faveur vous ne
joigniez vos suffrages et votre approbation dont je ne serai pas moins
flatté que la régence même. » Ces cajoleries n'avaient d'autre but que
d'amener les parlementaires à accepter de délibérer d'abord sur les droits
de sa naissance et seulement après de discuter des dispositions prévues
par le feu roi.
Il poursuivit par l'exposé de son programme politique : soulager les
peuples, rétablir l'équilibre des finances en retranchant les dépenses
superflues, maintenir la paix à l'intérieur et à l'extérieur du royaume,
restaurer la concorde au sein de l'Église, en un mot travailler au bonheur
de l'État. Parla-t-il du droit de remontrance ? Le texte officiel de son
discours imprimé plus tard par ordre du parlement n'en fait pas mention,
sans doute parce que celui-ci considérait ne l'avoir jamais perdu.
Cependant une relation manuscrite du temps, retrouvée dans les papiers
Fevret de Fontette à la Bibliothèque de l'Arsenal, précise qu'il ajouta : «
Que ne puis-je pas, aidé de vos lumières et de vos sages remontrances,
dont je souhaite avec passion le rétablissement authentique ? » Les
Mémoires inédits du duc d'Antin, qui constituent l'une des plus précieuses
sources sur la Régence, confirment également le fait3.
Les gens du roi prirent la parole pour appuyer les propositions du
prince. L'avocat général Joly de Fleury, après avoir expédié un rapide
éloge de Louis XIV, assura que le duc d'Orléans avait droit à la régence
non seulement par sa naissance mais par ses éminentes qualités.
Néanmoins, avant toute délibération, il demanda lecture des testament et
codicilles. Le président de Mesmes, le procureur général Daguesseau et
le greffier en chef qui, on s'en souvient, détenaient chacun l'une des clés
permettant d'ouvrir la niche pratiquée dans la tour se retirèrent quelques
instants et revinrent avec une grande enveloppe « fort gâtée et moisie »
contenant les dernières volontés du Grand Roi. Onen sortit le précieux
document cacheté des sept sceaux qu'on remit à M. de Dreux, conseiller
de la Grand'Chambre, connu pour sa voix de stentor. En même temps le
duc d'Orléans, qui avait apporté le feuillet où étaient inscrits les deux
codicilles, le fit passer au premier président. M. de Dreux commença par
lire l'édit royal d'août 1714 qui confiait au parlement la garde du
testament puis il aborda la lecture du texte proprement dit.
Louis XIV prévoyait un conseil de régence composé du duc d'Orléans,
avec la qualité de « chef du conseil » mais non de régent, du duc de
Bourbon lorsqu'il aurait vingt-quatre ans accomplis, du duc du Maine, du
comte de Toulouse, du Chancelier, du chef du conseil royal des Finances
– le duc de Beauvillier qui était mort entre-temps – , des maréchaux de
Villeroy, de Villars, d'Huxelles, d'Harcourt et de Tallard, du contrôleur
général des Finances Desmarets et des quatre secrétaires d'État. Toutes
les affaires, y compris les nominations aux charges, emplois et dignités,
devaient être décidées à la pluralité des suffrages « sans que le duc
d'Orléans, chef du conseil, pût seul et par son autorité particulière rien
déterminer, statuer et ordonner et faire expédier aucun ordre au nom du
roi mineur, autrement que suivant l'avis du conseil de régence ». Au cas
où l'un des membres désignés viendrait à manquer, il serait remplacé à la
majorité des voix. La garde et la tutelle de Louis XV étaient confiées au
duc du Maine qui recevait toute autorité sur les troupes de la maison du
roi. Le duc d'Orléans ne pouvait même pas changer l'enfant de résidence
sans l'accord du conseil de régence. Enfin, celui-ci devait constituer pour
les affaires ecclésiastiques un conseil de conscience composé du
confesseur du roi et de quelques prélats qui auraient la haute main sur la
distribution des bénéfices. La lecture du deuxième codicille désignant le
père jésuite Le Tellier comme confesseur de Louis XV déclencha rires et
murmures parmi cette assemblée de vieux gallicans.
Ainsi, comme Philippe le redoutait, le testament ne lui conférait
nullement la régence mais la simple présidence du conseil, présidence
toute symbolique puisqu'il devait se conformer à la règle de la majorité
sans pouvoir en modifier la composition. « M. le duc d'Orléans, note
l'avocat Mathieu Marais dans son Journal, a paru très mécontent et on
assure qu'il a dit : " Il m'a trompé ". » Néanmoins, il se leva et déclara
qu'en dépit du respectqu'il devait aux dernières volontés du roi il ne
pouvait s'empêcher de représenter à la cour que plusieurs dispositions
étaient contraires au droit de sa naissance et aux paroles du souverain peu
avant sa mort. Il répéta qu'il demandait avant toute chose l'avis du
parlement sur son droit exclusif et absolu à la régence. Le procureur
général et l'avocat général appuyèrent sa requête et se retirèrent pour
laisser délibérer les gens de robe et d'épée. Le premier président demanda
son avis tour à tour à Le Nain, doyen de séance, à Le Musnier, doyen des
conseillers clercs, aux conseillers d'honneur, maîtres des requêtes,
conseillers de la Grand'Chambre, pairs de France, princes du sang et
enfin présidents de chambre. Tous reconnurent le droit imprescriptible de
Philippe d'Orléans à la régence, y compris le duc du Maine. On remarqua
entre autres les pertinentes observations de l'abbé Robert, qui déclara
qu'un conseil de régence sans régent établissait un gouvernement
aristocratique inconnu en France. Selon lui, il ne devait y avoir qu'un seul
chef représentant le monarque pendant sa minorité. La délibération une
fois terminée, on fit rentrer les gens du roi. Philippe remercia
chaleureusement l'assemblée. Il avait gagné la première manche.
Reconnu régent du royaume sans aucune restriction, toutes les
dispositions contraires du testament se trouvaient de ce fait abolies.
Restait à aborder le fonctionnement du gouvernement. Habilement,
Philippe commença par demander pour les autres avant de demander
pour lui-même. Le duc de Bourbon n'avait que vingt-trois ans. Pourquoi
ne pas l'admettre tout de suite au conseil et lui accorder, en sa qualité de
premier prince du sang, le titre de chef du conseil qu'avait porté son
bisaïeul le Grand Condé ? Le Régent aborda ensuite la question de la
tutelle du roi. Qu'elle fût confiée au duc du Maine, il y souscrivait de
bonne grâce, mais il fit observer que le commandement des troupes de la
maison du roi n'avait rien à voir avec cette responsabilité et que le
pouvoir militaire, comme tous les autres, devait lui revenir.
Il proposa ensuite la création de plusieurs conseils chargés de préparer
les décisions du conseil de régence. « Pour que les affaires soient
sagement décidées, il faut qu'elles soient mûrement examinées par
plusieurs personnes ; car il est étrange qu'un seul homme soit par
exemple chargé de la marine. Ne serait-il pas plus convenable d'établir
des conseils composés degens sages, pour la marine ; tous ces conseils
répondraient au conseil suprême. »
M. le Duc prit alors la parole. Il représenta qu'étant grand maître de la
maison du roi ses droits se trouvaient détruits par le testament. Il
demandait donc à la cour de le déclarer indépendant du duc du Maine
pour l'exercice de sa charge. Puis le légitimé se leva, déplia trois grandes
pages in-folio et déclara en préambule qu'il sacrifierait toujours
volontiers ses intérêts au bien du royaume. Il avait senti que les bontés du
feu roi excédaient ses mérites et était prêt à se soumettre avec plaisir aux
décisions de la cour sur la garde et l'éducation de Louis XV à condition
qu'on ne lui laissât pas que des fonctions symboliques.
Après ce discours timoré, les gens du roi se retirèrent pour délibérer.
Philippe en profita pour suspendre la séance et aller se rafraîchir avec les
princes dans la quatrième chambre des enquêtes où il eut une discussion
assez longue avec le duc du Maine et le comte de Toulouse. Une heure
environ s'était écoulée. L'assemblée ayant regagné sa place, Joly de
Fleury l'informa des conclusions des gens du roi. Pour les deux premières
questions, celle de l'accès immédiat du duc de Bourbon au conseil et sa
nomination comme chef de ce conseil, aucune objection. Les autres
points – le détail de l'organisation des conseils et le commandement des
troupes – nécessitaient mûre réflexion. Comme il était une heure de
l'après-midi, l'avocat général proposa de renvoyer le reste de l'ordre du
jour à une autre séance, et les parlementaires acceptèrent. Ils déclarèrent
par acclamation le duc de Bourbon chef du conseil sous l'autorité du
Régent, décidèrent que les princes du sang y auraient accès à vingt-trois
ans révolus et convoquèrent une nouvelle séance pour trois heures et
demie. Le duc d'Orléans retourna dîner au Palais-Royal.
La séance de l'après-midi s'ouvrit à l'heure prévue. Prenant la parole,
Philippe déclara qu'étant régent il ne pouvait être assujetti au conseil de
régence dans les termes portés par le testament. Il acceptait cependant
d'être soumis à la majorité des voix pour les affaires de l'État, à condition
d'avoir la liberté de composer le conseil à sa guise. En revanche, pour la
distribution des grâces, des charges, des emplois, des bénéfices, il
trouvait inouï de n'en avoir pas seul la libre disposition. Il ajouta cette
phrase qui déclencha un tonnerre d'applaudissements : « Je veux être
libre pour faire le bien, mais je consens à être lié pour ne point faire le
mal. » Puis il revint aux conseils dont l'idée, souligna-t-il,appartenait au
duc de Bourgogne, père du nouveau roi. Ces conseils, de Finance, de la
Guerre, de Marine, du Dedans, des Affaires étrangères, seraient choisis
librement par lui, expédieraient les affaires courantes et rapporteraient les
questions importantes devant le conseil supérieur de la régence. Il y
aurait également un conseil de conscience composé « des plus vertueux
prélats » et d'un magistrat du parlement instruit des libertés de l'Église
gallicane. Il répéta qu'il entendait exercer seul le commandement des
troupes, bien qu'il n'eût aucun soupçon contre le duc du Maine.
Les gens du roi louèrent la sagesse et la modération du prince de s'en
remettre aux délibérations de son conseil. Pour les troupes ils proposèrent
de laisser au légitimé la responsabilité du guet mais, Orléans ayant
objecté que c'était contraire à l'ordre militaire, y renoncèrent aussitôt. Le
duc du Maine déclara alors que ces conclusions étaient à l'opposé des
volontés du roi défunt, qu'il ne pouvait se charger de la sûreté de Louis
XV s'il n'avait pas l'autorité effective sur les troupes de la maison du roi.
« Une chose est la garde et l'éducation du roi, répliqua Philippe, une autre
est le commandement des troupes. » Le sujet fut mis en délibération. Un
ou deux parlementaires, dont le doyen Le Nain, prirent la parole,
s'embrouillèrent sur les questions militaires et la cour, docilement, adopta
les conclusions des gens du roi.
Le duc du Maine persista à demander au parlement de le décharger de
la garde de Louis XV, dans la crainte d'un « malheur ». Il se contenterait
du titre de surintendant de son éducation. « Quel malheur ? lança
Philippe à cette insinuation. Tout le monde n'aura d'autre attention que de
marquer son zèle pour le roi ; mais puisque vous demandez votre
décharge à la cour, quoique ce ne soit pas à moi à opiner le premier, je
suis d'avis qu'on vous l'accorde. » Les parlementaires, par acclamation,
lui donnèrent acte, et Philippe conclut par un bref discours de
remerciement. C'est alors que le petit duc de Saint-Simon se dressa sur
ses ergots et cria d'une voix chevrotante que l'on fit mention sur les
registres du parlement de la protestation des ducs et pairs, la seule chose
importante à ses yeux.
« Acte ! Acte ! glapit-il, acte à la cour. – Si cela est, repartit M. de
Novion, vous nous reconnaissez donc pour juges de vos prétentions ?
– Non, non, pas nos juges, fit l'autre qui se sentit pris au piège.
– Ma foi, tu es un mauvais avocat, lui lança un conseiller. »
Après quelques propos aigres-doux entre ducs et gens de robe au sujet
du « bonnet », Philippe s'impatienta.
« Mais n'y aurait-il pas moyen de finir cette affaire ? Donnez-moi vos
mémoires, je les examinerai et vous dirai ce que j'en pense.
– Monseigneur, coupa le président de Novion, nous vous rendrons
toujours le respect que nous vous devons ; mais permettez-moi de vous
dire que vous ne pouvez pas être juge de ce différend. Le roi seul de son
autorité pourra changer cet ancien usage. »
Philippe, légèrement vexé, répondit que ce n'était ni le temps ni le lieu
d'agiter cette question et qu'il tâcherait de la régler à l'amiable en prenant
l'avis éclairé de M. de Novion. La cour se sépara vers six heures du soir.
« Vive le Roi ! Vive M. le Régent ! » cria la foule sur le Pont-Neuf, au
passage du duc d'Orléans, qui fit jeter une pluie d'écus et de pièces de 30
sols.
Ainsi s'acheva la mémorable séance qui avait totalement anéanti les
dispositions du testament royal, sans même avoir eu besoin de le casser.
Cérémonie de pure forme, puisque tout avait été réglé les jours
précédents entre le prince et le procureur général. Le récit
mélodramatique de Saint-Simon dans lequel on voit le futur Régent
s'opposer violemment au duc du Maine a été exagéré à dessein par
l'atrabilaire mémorialiste, toujours obnubilé par sa haine du bâtard. Les
douze ou treize autres relations de l'événement – y compris celle, inédite,
du duc d'Antin – sont en totale opposition sur ce point comme sur
beaucoup d'autres.

L'OMBRE DE PHILIPPE V

Les historiens, trop enclins à suivre ses Mémoires, se sont


naturellement étonnés de l'excès de précaution pris par Philippe pour
s'emparer du pouvoir. Étrange, ce coup d'État qui se transforme peu à peu
en union nationale ! Et tout cela pour vaincre qui ? Un personnage faible
et chétif, incapable de faire face aux charges écrasantes que lui avait
confiées son père !Comment le duc du Maine aurait-il pu s'emparer du
pouvoir et cantonner son cousin germain dans le rôle potiche de chef du
conseil de régence? L'autorité de Louis XIV était bien affaiblie en un
moment où chacun cherchait à oublier au plus vite sa mémoire. Certes, il
ne s'agissait pas de négliger la puissance politique du bâtard royal.
Colonel général des Suisses et Grisons, il avait le commandement des 25
régiments suisses du royaume. Sa charge de grand maître de l'artillerie lui
donnait la haute main sur cette arme. A cela s'ajoutait le gouvernement de
provinces essentielles comme le Languedoc et la Guyenne. Mais sa
puissance ne menaçait pas directement la personne du duc d'Orléans,
dont il ne pouvait contester les droits.
A l'époque, le vrai danger pour le pouvoir royal n'était pas le pieux
élève de Mme de Maintenon, mais bien le roi d'Espagne, Philippe V, qui
n'avait pas renoncé, malgré son serment, à la couronne de France. Dès le
mois de mai 1714, il se préparait calmement à cette éventualité. Le 23
mai, le secrétaire d'État Grimaldo écrivait au cardinal del Giudice : « Si le
Dauphin vient à manquer, Sa Majesté Catholique voudrait donner la
couronne de France à l'un de ses fils et garder pour elle celle d'Espagne. »
Il envisageait donc à la mort du roi de s'approcher de la frontière et de
s'emparer de la régence par la force. Il ne manquait d'ailleurs pas de
partisans parmi les gens de la vieille Cour. L'ambassade d'Espagne était
devenue un nid d'espions et un foyer d'intrigues, un centre de propagande
étrangère en France. Étranger, beaucoup n'avaient pas compris que
Philippe V l'était devenu après son avènement. Il incarnait l'Espagne, ses
intérêts, ses ambitions, ses rêves.
En combinant cette insolite association au sein du conseil de régence
entre le duc d'Orléans, les princes du sang et les légitimés, Louis XIV
avait eu assurément l'idée de lier son neveu dont il redoutait les initiatives
et de pousser en avant son bâtard chéri. Peut-être avait-il aussi un autre
dessein : celui d'associer les princes français, qu'il savait ennemis ou du
moins rivaux, de les réconcilier autour du trône du jeune Louis XV pour
mieux résister aux pressions et aux tentatives de Philippe V? En agissant
ainsi, il avait probablement conscience de préserver le fragile équilibre né
de la paix d'Utrecht. Ce fut la raison majeure pour laquelle il refusa de
confier la régence à son petit-fils, le roi d'Espagne. Mais au bord du
tombeau, regrettant sans doute certaines dispositions excessives de son
testament, il éprouva lebesoin de dire au duc d'Orléans qu'il lui confiait la
régence. Ce serait une erreur de voir là quelque ruse machiavélique.
Comme tous les vieillards à l'article de la mort, il souhaitait faire régner
l'entente et l'harmonie autour de lui.
Quelles qu'aient été les motivations profondes du testament, Orléans,
tout pétri de l'orgueil de sa race, ne pouvait évidemment admettre la
moindre restriction à son autorité. Mais la menace extérieure s'était
aggravée : les ambitions d'Élisabeth Farnèse et de l'abbé Alberoni avaient
éloigné la Cour de Madrid de celle de Versailles. Il lui fallait donc l'appui
de la plus large fraction possible de la nation pour s'opposer aux
tentatives espagnoles. D'où son appel à toutes les bonnes volontés, son
désir d'entente avec ses ennemis d'hier, son accord avec le personnel
politique du roi défunt. Dans cette perspective, capital était l'appui du
parlement. Il lui conférait une légitimité que plus d'un grand seigneur
était prêt à lui contester. On comprend dès lors pourquoi il avait accepté
d'en payer le prix en lui restituant son droit de remontrance. Un acte
politique aussi grave, pour se débarrasser du duc du Maine, aurait été
absurde : il faut réaliser combien à l'époque l'autorité de Philippe était
vulnérable. La vieille Cour n'avait accepté sa régence que par résignation,
parce que le fils de Monsieur avait subitement retrouvé sa popularité.
Tout le monde, à vrai dire, s'attendait à la prochaine disparition de
Louis XV. Dans cette éventualité, le seul successeur possible, au regard
du droit divin, était Philippe V. Le Régent le savait ; son avènement sur le
trône de France aurait été probablement de courte durée, personne n'étant
disposé à le soutenir. La mort de Louis XV fut pour lui une hantise
permanente. Saint-Simon, encombrant compagnon mais fidèle parmi les
fidèles, n'hésita pas à lui déclarer en 1719 que si le roi d'Espagne entrait
en France pour revendiquer ses droits, il quitterait son ami les larmes aux
yeux et se rangerait du côté de Philippe V. « Si moi, ajoutait-il, tel que je
suis pour vous, pense et sens de la sorte, qu'espéreriez-vous de tous les
autres Français ? » Les événements de la Régence doivent être compris à
la lumière de cet arrière-plan. Ni la minorité de Louis XIII ni celle de
Louis XIV n'avaient connu pareille situation. On se disputait le pouvoir
au nom du roi mais on n'imaginait pas qu'il pût disparaître. Philippe avait
donc besoin autour de lui de tous les dévouements et compétences
possibles. En outre, comme toutchef d'État novice et un peu naïf, il rêvait
d'un gouvernement faisant l'unanimité et conciliant les contraires. Il avait
d'ailleurs toujours l'esprit embrumé par les chimères féneloniennes. Dans
la déclaration instituant les conseils il faisait dire à Louis XV : « Il faut
que les affaires soient réglées plutôt par un concert unanime que par la
voie de l'autorité. » Comment lui tenir grief de ces vues idylliques ?
Avant le 1er septembre 1715 il ignorait tout des affaires publiques, n'avait
jamais assisté à un seul Conseil. Par défiance on l'avait éloigné de toute
responsabilité. A bien des égards l'histoire de la Régence traduit sa prise
de conscience de la nature de la politique et permet de suivre le
cheminement de sa pensée de l'utopie au réalisme.
1 Droit de formuler des critiques – y compris d'ordre politique – sur les textes soumis à
enregistrement.
2 Petites loges surplombant la salle.
3 Bibliothèque nationale, Mss. nouv. acq. fr. 23929.
CHAPITRE II

Le Régent intime

PORTRAIT

Philippe accédait au pouvoir dans la force de l'âge. A quarante et un


ans, la silhouette courte et épaisse, les traits bourboniens accusés, il avait
assurément perdu l'éclat de la jeunesse. Son visage couperosé et
congestionné – dont Madame attribuait naïvement la couleur au soleil
d'Italie et d'Espagne – trahissait un tempérament sanguin au bord de
l'apoplexie. « Mon fils n'est pas beau, confessait-elle, il a de grosses
joues, il est petit, gras et fort rouge ; mais il me semble qu'il n'est pas
désagréable. » Plus indulgent, Saint-Simon lui trouvait « l'air et le port
aisé et fort noble, le visage large, agréable, fort haut en couleur, le poil
noir et la perruque de même ». Dès le premier abord, cet homme d'allure
majestueuse se montrait chaleureux, accueillant, mettant ses
interlocuteurs à l'aise, les séduisant par le son de sa voix et une éloquence
toute naturelle aussi bien dans « les sciences les plus abstraites » que «
dans les discours les plus communs et les plus journaliers ».
Ses hôtes étaient d'abord frappés par son intelligence aiguë, sa capacité
d'assimiler les données d'un problème, d'en saisir les différentes facettes.
Il étonnait par sa mémoire prodigieuse, connaissait comme pas un les
dossiers, la carte de l'Europe, les clauses des traités, les rapports des
chancelleries ou la généalogie des grandes Maisons. « A l'entendre,
remarque encore Saint-Simon,on lui aurait cru une vaste lecture. Rien
moins. Il parcourait légèrement, mais sa mémoire était si singulière qu'il
n'oubliait ni choses, ni noms, ni dates, qu'il rendait avec précision. » Une
personnalité par conséquent hors du commun, peut-être l'une des plus
douées de son temps, qui surpassait infiniment par sa perspicacité et sa
clairvoyance celle des princes du sang et des grands seigneurs de son
entourage. Rien de comparable avec l'esprit d'un Louis XIV, lent,
méthodique, consciencieux, appliqué. « Ceux qui l'ont connu, écrivait
Montesquieu, sont obligés de s'écrier : O altitudo ! ». Cependant, malgré
une aisance naturelle en public et d'indéniables talents d'orateur, son
incurable timidité dominait : Philippe d'Orléans redoutait la foule, ne se
sentait vraiment à l'aise que dans l'étroit cercle des intimes mais, comme
chez tous les timides, un âpre orgueil tisonnait son âme. S'il était «
glorieux » au sens fort que le XVIIe siècle donne à ce mot, il avait perdu
le goût de sa jeunesse pour les lauriers guerriers. Cependant, par bravade,
il adorait encore créer l'inattendu, forcer l'événement. On le verra à
plusieurs reprises supporter patiemment une situation déplaisante, puis
brusquement se cabrer, se rebiffer et, par un foudroyant coup d'éclat,
prendre de vitesse ceux qui avaient compté sur son attentisme habituel.
Car là était le point faible : la grande lucidité de cet homme, la sûreté de
son jugement étaient souvent gâchées par ses hésitations, son indécision
paralysante. Il redoutait trop les conséquences de ses actes, pesait
méticuleusement les avantages et les inconvénients d'un parti à prendre
avant de s'engager et lorsqu'il s'engageait ce n'était qu'à demi et comme à
regret. Ah ! Il avait bien changé le fougueux combattant d'Espagne qui
détestait les « partis mitoyens » et se gaussait des prudentes lenteurs du
maréchal de Berwick ! Son horreur de la violence, sa modération, son
goût de la mesure et de l'équilibre l'incitaient à la conciliation, même
dans les situations n'appelant aucune tergiversation. Ne rien heurter,
trouver un compromis, un mezzo termine comme il disait lui-même,
guidaient constamment sa ligne de conduite. D'où les accusations
d'indolence, de négligence, de manque de persévérance. « Il prenait du
plaisir à s'instruire de tout, notait sa mère, mais dès qu'il savait une chose,
elle ne lui faisait plus aucun plaisir. » Manquait-il pour autant d'esprit de
suite? Était-il un velléitaire, flottant au fil des discours de ses conseillers?
Saint-Simon voudrait nous le faire croire : « C'était l'homme du monde le
plus ferme dans soncabinet tête à tête et qui l'était moins ailleurs. » Mais
il faut parfois se méfier du jugement des amis qui vous veulent du bien!
En brossant le caractère du Régent, le mémorialiste a poursuivi deux
objectifs : d'abord souligner au regard de l'Histoire l'inanité des pires
vilenies qui ont couru sur lui, ensuite démontrer que lui seul, Saint-
Simon, roc inébranlable, avait eu raison contre vents et marées. De là
cette silhouette molle et quelque peu flottante, esquissée en contrepoint,
d'un homme blasé, irrésolu, d'une inguérissable nonchalance, sans
volonté ni ambition. Tout n'est pas faux, sans doute, dans ce jugement,
mais les traits du pinceau vont trop systématiquement dans le même sens
pour bien dépeindre la complexité du personnage. Nous savons par
exemple qu'il était ambitieux, fier de son rang, jaloux de son autorité. Ces
traits ressortent assez mal dans les Mémoires ; il faut les deviner entre les
lignes. Edgar Faure cerne le Régent avec plus de justesse lorsqu'il dit «
qu'il s'enthousiasme vite, se décourage de même mais ne renonce pas
aisément ». Sur une longue période, son action présente même une
étonnante « ligne de continuité ». Combien de fois, en effet, ce timide
obstiné fera-t-il semblant de céder aux pressions pour retourner à son
idée fixe, un peu comme l'aiguille d'une boussole que l'on secoue et qui
revient au nord? Bref, l'homme était certainement moins malléable qu'il
n'en avait l'air. Saint-Simon lui-même doit reconnaître la faible influence
qu'il eut sur lui. Aveu profondément révélateur !
La ruse, le mensonge, la délation, les fausses promesses et les fausses
confidences étaient ses armes favorites. Il s'en glorifiait d'ailleurs. De son
père il avait hérité le goût des intrigues domestiques, des manœuvres
tortueuses, des terrains minés et des moyens obliques. Mais ce qui n'était
chez Monsieur que vaines tracasseries, caquetages futiles ou intrigues de
boudoir d'un courtisan qui s'ennuie s'était mué chez son fils en art de
gouverner poussé au suprême degré. Il excellait à brouiller les gens, se
délectait dans les pirouettes, l'escamotage, la politique des subterfuges.
Divide et impera (divise et règne), telle était sa devise. Habituellement
sceptique et désabusé, défiant à l'égard de tous, il ne croyait guère au
désintéressement ou à la probité. Aussi ne fallait-il pas en attendre
compliments ou flatteries. Pour les promesses, c'était autre chose ! Dieu
sait s'il n'en était pas avare ! Chaque solliciteur pouvait en recevoir
plusieurs quotidiennement, toutes plus alléchantes les unes que les
autres.Il lui arrivait parfois de faire miroiter la même faveur à différentes
personnes ! Combien de fois Saint-Simon ne lui avait-il pas répété que
son manque total de parole lui portait un tort considérable et multipliait
autour de lui les aigris et les mécontents. A force de le voir se perdre dans
l'entrelacs des manœuvres et des mensonges, ses meilleurs amis avaient
fini par ne plus le croire, même lorsqu'il disait la vérité !
Ce faux bavard parlait uniquement pour mettre en confiance et forcer
son interlocuteur à se dévoiler ; mais, derrière un flot de paroles vaines et
un air affable, il dissimulait une suspicion toujours en éveil. Étrange
volupté du secret insondable conservé derrière des lèvres souriantes !
Déroutant jeu de masques auquel répond l'ambivalence des personnages
de Watteau et de Marivaux ! Comment discerner ses desseins les plus
profonds avec son art de manier l'équivoque ? Et quelle tête froide en
toutes circonstances ! « Ce qui est extraordinaire, disait encore Saint-
Simon, c'est que ni ses maîtresses ni Mme la duchesse de Berry ni ses
roués, au milieu même de l'ivresse, n'ont jamais pu rien savoir de lui de
tant soit peu important, sur quoi que ce soit du gouvernement et des
affaires. » Ce mutisme était une force. Ecoutons l'avocat Barbier : « Pour
la politique, jamais personne ne l'a possédée comme lui. [...] Le prince
qui se suffisait à lui seul, par la force de son génie, n'avait confié à
personne ses idées de politique, et la conduite qu'il tenait vis-à-vis des
étrangers. Il n'a rien écrit, il disait qu'un vrai ministre devait avoir tous
ses projets dans sa tête. »
L'aspect machiavélique du personnage, son habileté manœuvrière, son
côté Louis XI ou Mazarin ne doivent pas éclipser cependant sa loyauté
profonde, son sens de l'honneur, lié à sa conception chevaleresque et
médiévale de la noblesse. Il était « sans fiel, comme la colombe », assure
Madame qui lui reprochait son oubli des insultes et son absence de
rancune. Ah ! qu'elle aurait aimé lui connaître des haines féroces,
inextinguibles ! « Il n'est que trop bon et trop équitable et cela lui fait
commettre bien des erreurs », bougonnait-elle, déçue, auprès de ses
correspondants. Pensez donc ! Au lieu de se venger de la « vieille
guenipe », il était allé la voir à Saint-Cyr et l'avait gratifiée d'une pension
de 48 000 livres ! Saint-Simon, pour sa part, ne décolérait pas de l'avoir
vu nommer La Feuillade – le pantin de Turin – à l'ambassade de Rome. Il
croyait le piquer au vif en le comparant à Louis le Débonnaire : l'autre
éclatait derire. Assurément, tant de bonté avait de quoi surprendre ! A ce
chenapan d'Arouet qui venait d'être libéré de prison, il offrit une pension.
Mieux encore, lorsque La Grange-Chancel, l'auteur des venimeuses
Philippiques, s'évada des îles Sainte-Marguerite, il ordonna de le laisser
en paix et lui fit rendre ses hardes et son argent ! Pouvait-on pousser plus
loin le pardon des offenses ? « Louis XIV, écrit Montesquieu, l'aurait fait
mettre dans une cage de fer et l'aurait envoyé chercher en Hollande. »
Surprenant comportement pour un homme connu pour sa défiance ! Mais
Philippe était-il vraiment magnanime ? Dans sa générosité ostentatoire
n'entrait-il pas une bonne part de calcul politique, ne fût-ce que pour
conforter dans l'opinion sa légende « henricienne » ? La démagogie peut
être aussi l'arme des princes.

A l'égard de l'argent, il affectait le désintéressement le plus total. Il est


vrai qu'il ne manquait de rien mais, à côté de la rapacité des Condés, quel
contraste ! Sa mère, plus attachée aux bien matériels qu'elle ne voulait le
reconnaître, trouvait qu'il poussait l'altruisme un peu loin. « Il n'a jamais
voulu toucher ce qui lui revient comme régent. Je ne crois pas qu'il existe
au monde un être plus désintéressé, il l'est même trop, et il fait ainsi de
ses enfants autant de mendiants. » Quand elle s'étonnait de son attitude,
Philippe lui répondait qu'il était au pouvoir « afin d'épargner pour le roi et
non pour lui occasionner de la dépense ».
Autre trait de ce Protée aux multiples facettes : son goût des
moqueries, des bons mots qui le poussait à tourner tout en dérision, y
compris le pouvoir. Il interrompait un discours pour lancer un mot
d'esprit, faire une pirouette. Saint-Simon s'insurgeait : « De mêler les
choses les plus sérieuses de bouffonneries, cela était insupportable. » Le
comte de Bonneval, officier passé au service de l'Empereur, rapporte dans
sa correspondance cette anecdote : « L'autre jour, le duc de Brancas lui
disant que le conseil de Finance était mal réglé et très mal composé, le
Régent répondit : " La régence est tout de même, et je ne vois aucun
président à commencer par moi où il n'y ait bien des choses à dire ", et là-
dessus il fit son portrait et celui de tous les membres de ses conseils avec
un pinceau très fidèle, mais ridicule, donnant à chacun son paquet. »
Désir évident de surprendre, de choquer, de désarçonner ses
interlocuteurs mais difficilement compatible avec le sérieux requis par sa
fonction. Il enétait de même de ses grossièretés calculées. Il n'était pas
pour rien le fils de la Palatine ! Il traitait ses maîtresses de « putains » et
envoyait ses médecins se faire « f... ». Le premier président du parlement,
M. de Mesmes, n'en revint jamais de s'être fait publiquement traiter de «
gros cochon ».
S'il est une caricature, c'est bien celle du prince nonchalant et
paresseux qu'ennuyaient les devoirs d'État. Philippe était un travailleur
acharné. Sur ce point tous les témoignages concordent. Il se levait
généralement vers six heures du matin. Ses domestiques l'habillaient d'un
justaucorps de velours rouge ou marron, lui nouaient sa cravate de
dentelle, lui passaient autour du cou le cordon bleu et lui ajustaient son
ample perruque brune à la mode ancienne. Il buvait alors une tasse de
thé, expédiait les affaires courantes, recevait quelques visiteurs pressés. A
neuf heures, c'était la cérémonie du « grand lever », en général bâclée,
suivie d'audiences privées. Vers dix heures, il s'enfermait avec ses
collaborateurs, Dubois, La Vrillière, Le Blanc, Torcy, pour prendre
connaissance du courrier, disséquer les rapports des intendants,
commenter les dépêches diplomatiques. Il lisait et annotait lui-même les
documents, écrivait quelques billets mais rarement de longues missives à
cause de sa vue basse. « Il regardait son papier si près, nous apprend
Saint-Simon, que le bout de sa plume s'engageait toujours dans sa
perruque ! » L'essentiel de sa correspondance a d'ailleurs disparu. En fin
de matinée, il recevait les chefs des conseils ou le maréchal de Villeroy
qui venait lui apporter des nouvelles du petit roi. D'après Dangeau il
travaillait généralement douze heures par jour, parfois davantage. « Mon
fils a les meilleures intentions du monde, disait la Palatine, il aime sa
patrie plus que sa propre vie. »
Le travail se prolongeait habituellement vers deux heures de l'après-
midi, heure à laquelle il faisait une pause. Il avalait alors en public deux
ou trois tasses de chocolat. C'était là tout son dîner car, prétendait-il, il lui
était impossible de travailler l'estomac chargé. Il se réservait donc pour
son unique repas du soir. Après le chocolat, il se rendait chez sa femme
où il passait environ une demi-heure à bavarder. L'hiver, quand sa mère
était au Palais-Royal, il lui consacrait également une courte visite.
Puis le travail reprenait jusqu'au moment où les laquais venaient
allumer les chandelles. Les dimanches et fêtes, versneuf heures du matin,
il allait entendre la messe dans sa chapelle particulière, souvent suivie
d'une séance du conseil. Le mardi, réservé à l'audience des ambassadeurs,
était la journée la plus chargée.
En réalité, cet emploi du temps était fréquemment bousculé. Le service
du protocole eut toujours quelque peine à reproduire au Palais-Royal la
belle horlogerie de Versailles avec son rituel quotidien, invariable et
soigneusement minuté. On préférait s'en remettre à l'improvisation. Tant
pis pour l'étiquette ! « Les premiers temps, raconte encore Saint-Simon, il
se levait matin, ce qui se ralentit peu à peu et devint après incertain et
tardif, suivant qu'il s'était couché. » Avec ses audiences nombreuses, il
prenait vite du retard sur l'horaire primitivement fixé.
On notera qu'il avait une conception moderne de sa fonction : être
régent était pour lui un métier qu'il fallait exercer consciencieusement,
mais qui ne devait pas empiéter sur son existence personnelle, sur les
temps de liberté qu'il voulait à tout prix se ménager. Comportement en
radicale opposition avec le point de vue de Louis XIV qui ne séparait
jamais le roi de l'homme, la vie publique de la vie privée. Le fils de la
Palatine refusait pour sa part de vivre en perpétuelle représentation. Le
soir, donc, une fois le travail achevé, il se rendait très librement à l'Opéra
ou à Saint-Cloud, ou encore allait dîner chez sa fille au Luxembourg.
Pour se reposer des soucis quotidiens, son délassement préféré était de
souper et de passer la soirée avec ses maîtresses et ses amis, parfois
jusqu'à trois ou quatre heures du matin. Ah ! les petits soupers du
Régent ! Que n'a-t-on dit sur eux ! On les a comparés à des saturnales,
mélange de débauche et de perversité. Toutes les descriptions qu'on en a
pu faire viennent de ragots de seconde main, de témoignages tardifs ou
douteux et de cette littérature érotico-littéraire apparue dès la Régence
mais dont la floraison est contemporaine de la Révolution française. Jean
Meyer le remarque avec pertinence : « Les documents sont infectés à leur
source. » Parmi cette littérature fangeuse, citons : La chronique véritable
du preux chevalier don Philippe d'Aurélie, l'Histoire du prince Papyrius,
Les Amusements de la princesse Amélie, Les avantures (sic) de
Pomponius, chevalier romain ou l'histoire de notre temps (ce dernier
ouvrage attribué au père Labadie et revu par l'abbé Prévost), les
Philippiques de La Grange-Chancel et le flot de chansons ordurières
recueilliesdans les ruisseaux par Maurepas. Les écrits postérieurs
auxquels il est souvent fait référence sont des faux, comme les Mémoires
du maréchal duc de Richelieu (1790) dus à la plume d'un polygraphe,
l'abbé Soulavie, ou la Vie privée du maréchal de Richelieu attribuée à L.
F. Faur. Rien de tout cela ne mérite le moindre crédit, ni les descriptions
galantes de ces prétendues bacchanales ni les anecdotes graveleuses ni les
spectacles licencieux sur lesquels certains historiens se sont étendus avec
complaisance. Dans son Histoire de la Régence le prudent Lemontey a
souligné le rôle joué par l'imagination populaire dans l'éclosion de ces
phantasmes : « Le Palais-Royal, sourd et impénétrable, apparaissait
comme une île infâme, retranchée au milieu des misères publiques :
véritable Caprée où cependant manquait Tibère. »
Saint-Simon, cet implacable censeur dont on connaît la droiture
morale, a réduit l'atmosphère de ces orgies à leurs justes proportions : des
repas détendus, légers, où l'on cultivait le mépris des bienséances, où l'on
débitait de futiles commérages, où l'on contait des histoires gaillardes, où
l'on persiflait les ministres, les courtisans, tout cela dans une atmosphère
de liberté, de bonhomie, de franche gaieté. Rares instants où l'on ignorait
les rangs, le tabouret des duchesses et le bonnet des ducs et pairs. « Les
galanteries passées et présentes de la Cour et de la ville, sans
ménagement ; les vieux contes, les disputes, les plaisanteries, les
ridicules, rien ni personne n'était épargné. On buvait d'autant, on
s'échauffait, on disait des ordures à gorge déployée et des impiétés à qui
mieux mieux, et quand on avait fait bien du bruit et qu'on était bien ivre,
on s'allait coucher et on recommençait le lendemain. »
Les convives étaient toujours les mêmes : Brancas, étourdi et cynique,
Nocé, libertin et avide, Broglie, ordurier et intrigant, Canillac, élégant et
cultivé, La Fare, Biron, Fargis, auxquels venaient se joindre quelquefois
les survivants de la Cour de Saint-Cloud : Nancré, d'Effiat, Simiane.
Philippe n'avait aucune illusion sur ces drôles : il les appelait ses « roués
», c'est-à-dire « bons à rouer ». Parmi les femmes on remarquait Mmes de
Parabère et de Sabran, la princesse de Léon, Mme de Gesvres, Mlle de
Porte, parfois la duchesse de Berry. On se donnait des surnoms plaisants:
Broglie était le Brouillon, La Fare le Gros Poupart, Nocé Bracquemardus
de Nocendo, Canillac la Caillette triste, Brancas la Caillette gaie, Mme
de Parabère leGigot, Mme de Sabran l'Aloyau, la duchesse de Berry la
princesse Joufflotte ou le Beau paon...
Quand les portes de la petite salle du Palais-Royal où l'on soupait
habituellement se refermaient sur ses invités, le prince devenait
inaccessible. « Tout était tellement barricadé au-dehors, écrit Saint-Simon
que, quelque affaire qui pût survenir, il était inutile de chercher à percer
jusqu'au Régent, je ne dis pas seulement des affaires inopinées des
particuliers mais de celles qui auraient le plus dangereusement intéressé
l'État ou la personne du prince, et ce huis-clos durait jusqu'au lendemain
matin. »
Dans ces agapes, comme il n'y avait ni laquais ni cuisinier, chacun
mettait la main à la pâte. L'un goûtait les vins, l'autre faisait sauter
l'omelette au lard ou surveillait les sauces. Philippe, qui avait appris à
faire la cuisine en Espagne, s'amusait à composer lui-même les plats de
son invention : filets de faisans à la financière, laitances de carpes au
coulis d'écrevisses... Le décor était raffiné, la vaisselle d'argent et les
verres de cristal. On buvait beaucoup : du tokay, du sillery, du chypre de
la commanderie, du vin de Pommard. Le Régent, qui ne prenait jamais de
liqueur forte, se grisait de champagne, ce fameux vin mousseux que dom
Pérignon venait de mettre au point à l'abbaye d'Haut-villiers, dans la
montagne de Reims. Un verre ou deux suffisait d'ailleurs à lui faire dire
des folies. Madame grondait son fils en vain. « Il est incapable de se
soumettre plus de deux ou trois jours à la diète. » Aussi, le matin, avait-il
l'estomac chargé et la tête vide. Ses collaborateurs savaient que dans les
premiers instants de la matinée, lorsque les fumées du vin ne s'étaient pas
encore dissipées, on pouvait lui faire signer n'importe quoi...

GRANDES ET PETITES MAÎTRESSES

« Mon fils, note la Palatine le 22 octobre 1717, n'est ni joli ni laid mais
il n'a pas du tout les manières propres à se faire aimer ; il est incapable de
ressentir une passion et d'avoir longtemps del'attachement pour la même
personne. D'un autre côté, ses manières ne sont pas assez polies et assez
séduisantes pour qu'il prétende à se faire aimer. Il est fort indiscret et
raconte tout ce qui lui est arrivé ; je lui ai dit cent fois que je ne puis assez
m'étonner de ce que les femmes lui courent follement après ; elles
devraient plutôt le fuir. Il se met à rire et me dit : " Vous ne connaissez
pas les femmes débauchées d'à présent. Dire qu'on couche avec elles,
c'est leur faire plaisir ". »
Les femmes du Régent avaient à peu près toutes le même caractère :
vives, gaies, sensuelles, capricieuses, aimant la bonne chère. Il leur
demandait avant tout d'être de charmantes convives, pétillantes d'esprit.
Point de sentimentales, d'intellectuelles, de précieuses et surtout point de
jalouses ! Rien dans ces liaisons éphémères, purement sensuelles, qui ne
rappelât sa passion pour Mlle de Séry. Il y avait, comme dit Mathieu
Marais, les « maîtresses alternatives » et les « maîtresses consécutives »,
mais aucune ne régna sur son cœur, encore moins sur l'État.
La « Sultane » fut longtemps la belle et troublante Mme de Parabère,
née Marie-Madeleine Coatquer de La Vieuville, fille d'une dame d'atour
de la duchesse de Berry et d'un officier général gouverneur du Poitou.
Élevée chez les Ursulines de Versailles, elle atteignait à peine ses vingt
ans au moment où s'ouvrit la Régence. En 1711, elle avait épousé un petit
seigneur poitevin, César-Alexandre de Beaudéan, comte de Parabère,
brigadier des armées du roi, que les contemporains décrivent comme un
sot doublé d'un alcoolique. Les quelques portraits que l'on a conservés
d'elle donnent l'image d'une jeune femme mince, au visage fin, aux
cheveux d'ébène, d'une beauté hautaine et un peu froide. Apparences bien
trompeuses ! Hardie, spirituelle, avec un rire éclatant et plein de charme,
le « petit corbeau brun » offrait un cœur volage, avide de plaisirs, une
âme cynique dénuée de tout sens moral. Bref, une femme bien de son
époque ! « Sainte Nitouche », comme la surnommaient les rimailleurs,
s'émancipa à la mort de sa mère en septembre 1715, et trompa
gaillardement son mari avec le chevalier de Matignon et lord
Bolingbroke. Philippe la rencontra pour la première fois chez sa fille, la
duchesse de Berry. Elle supplanta rapidement les deux ou trois passades
du moment comme la jeune Illec ou la petite Heuzé, actrices de l'Opéra.
En cadeau d'« accordailles », elle reçut un magnifique diamant de2 000
louis et une boîte en valant 200. Elle eut l'effronterie, raconte Madame,
de dire à son mari que des amis dans la gêne lui offraient ces bijoux pour
une bagatelle ! Pouvait-on refuser si belle occasion ? Certes, non. M. de
Parabère paya à sa femme le diamant et la boîte de Son Altesse Royale !
Un tableau de Santerre la représente, au côté de son amant, en Minerve
triomphante avec casque empanaché et longue lance à la main. Mais c'est
plutôt en bacchante qu'il aurait fallu la peindre car, c'était de notoriété
publique, elle se soûlait comme un corroyeur. « Cette femme est une
terrible dévergondée, écrivait la Palatine le 2 novembre 1719 ; elle boit
nuit et jour et ne se gêne en rien. »
Le mari, benêt mais jaloux, eut la bonne idée de mourir vers 1716. Dès
lors Mme de Parabère fut couverte de cadeaux. Philippe lui acheta pour 1
800 000 livres de porcelaine. En novembre 1719, elle acquit du comte de
Toulouse le duché de Damville pour 300 000 livres. Le mois suivant, elle
paya 1 100 000 livres la terre et seigneurie de Blanc en Berry. C'était le
temps heureux du « Système » où l'argent coulait à flots. Philippe lui fit
don également du petit château d'Asnières, décoré par Coustou : il
subsiste aujourd'hui, bien dégradé intérieurement1 et mutilé de son parc
qui descendait jusqu'à la Seine. Dans cette agréable demeure offrant toute
la finesse et le charme du style Régence, Mme de Parabère donna des
soupers fins auxquels son amant se rendait souvent en petit équipage,
parfois à ses risques et périls. « Mercredi, dans la nuit, écrit Madame le
15 août 1719, il alla à Asnières où la Parabère a une maison : il y soupa ;
lorsqu'il voulut après minuit remonter dans son carrosse, il tomba dans un
trou et se foula le pied. » Journal de Mathieu Marais, 20 août 1720 : « Le
Régent a pensé périr en passant le bac d'Asnières. La corde s'est rompue ;
il a donné 300 francs au bacqueur (sic) et veut que sa maîtresse change de
maison. On dit qu'il prendra la maison de Jalpin (ci-devant marchand) à
Auteuil. »
La Parabère ne se piquait pas de fidélité. Elle eut pendant son veuvage
deux ou trois enfants que le duc d'Orléans, dans le doute, refusa de
reconnaître. Le don Juan de l'époque, le duc de Richelieu, qui s'était fait
une coquetterie de chiper les maîtresses du Régent, fut un temps son
amant. Quelques fragments deleur correspondance – mais sont-ils
authentiques ? – montrent la marquise folle d'amour et promettant au
jeune gandin de rompre avec Philippe. Promesse vite oubliée, tout
comme celui à qui elles avaient été faites. On la vit coqueter avec Nocé et
M. de Clermont. Le Régent n'était pas jaloux. Écoutons encore sa pauvre
mère toute scandalisée : « Mon fils a une maudite maîtresse qui ne lui est
pas fidèle du tout. Mais il s'en soucie comme d'un fétu, ce qui souvent me
fait craindre qu'il n'attrape quelque chose de laid de ce commerce-là. » La
princesse ne croyait pas si bien dire. Le laborieux résident de Prusse à
Paris, M. de Saint-Albin, à qui rien n'échappait, pas même les détails les
plus intimes, consignait à son maître cette nouvelle digne d'ébranler les
chancelleries : « Il y a quelque temps que Mme de Parabère gagna, à ce
qu'elle disait, de M. le Régent certaines petites bêtes qui ne se logent
qu'en certains endroits du corps, mais, comme M. de Nocé est en
concurrence avec son maître auprès de cette dame, M. le Régent lui
répondit qu'on ne pouvait pas savoir de qui le présent venait puisque ces
bêtes ne portent point de livrée ! »
Une fois cependant, Philippe se fâcha contre sa volage maîtresse. A la
date du 14 janvier 1721, Mathieu Marais note : « On a su que le Régent
est allé chez Mme de Parabère dans le carrosse du marquis de Biron avec
un seul laquais, qu'il est entré par surprise dans sa maison, qu'il l'a
trouvée avec quatre jeunes gens et entre autres le chevalier de Beringhen,
dont il est jaloux, qu'il a battu sa maîtresse et l'a jetée par terre, qu'elle
s'est relevée et lui a chanté pouilles. » Ils se réconcilièrent pourtant et la
jeune bacchante à la grâce olympienne reparut au côté du prince plus
rayonnante et plus railleuse que jamais. La rupture définitive eut lieu en
juin 1721, lorsque Philippe découvrit que la traîtresse continuait
d'entretenir une correspondance secrète avec Beringhen, exilé en
province, par le truchement de M. de Breteuil, intendant du Limousin,
qui dissimulait ses lettres dans ses propres paquets. Il n'y eut ni larmes ni
cris. Le prince se contenta de lui glisser à l'oreille le mot du sultan
Mahomet II à sa maîtresse : « Voilà une belle tête que je ferai couper
quand je voudrai ! » La Sultane sentit le froid de la lame sur son cou !
Elle prit son linge, ses bijoux et courut se réfugier sur sa terre de Boran-
sur-Oise, près de Beaumont.
En même temps que Mme de Parabère, la rumeur publique attribua au
duc d'Orléans de nombreuses passades : Mlle dePortes, Mmes de
Brossay, de Sessac, de Curçay, de Châtillon, de Flavacourt, de Gesvres,
de Nicolaï, de Tencin, la princesse de Léon, la marquise du Deffand... On
parla aussi de la maréchale de Villars, connue pour ses aventures
galantes. Parmi les bourgeoises, Mme Dorvaux, Mme Lévesque, Mlle
Cavalier. Parmi les danseuses de l'Opéra, les deux sœurs Souris, la petite
Leroy et surtout Émilie Dupré. Seules les listes des maîtresses de Henri
IV et de Louis XIV peuvent rivaliser avec celle-ci. Mme de Ferriol
imagina aussi de monter une aventure entre le Régent et Mlle Aïssé, cette
charmante Circassienne achetée toute jeune par son beau-père,
ambassadeur auprès de la Sublime Porte, sur un marché d'esclaves de
Constantinople pour en faire la maîtresse de ses vieux jours. Une
entrevue aurait même été organisée, mais la demoiselle, amoureuse en
secret d'un élégant chevalier de Malte, Blaise-Marie d'Aydie, ne se laissa
pas prendre aux gaillardises de ce grand tombeur de vertus. Sa
correspondance avec M. d'Aydie constitue l'un des plus purs chefs-
d'œuvre de la littérature amoureuse du XVIIIe siècle, surpassant peut-être
par sa grâce et sa beauté les lettres de la Religieuse portugaise et celles de
Mlle de Lespinasse.
La taille haute, un port de reine, Mme de Sabran fut le type même de la
« maîtresse alternative » ou à éclipses. Elle était plus coquette, plus
intrigante, plus infidèle encore que sa rivale Mme de Parabère. « Point
méchante, dit Saint-Simon, charmante surtout à table », mais parfois
d'une rare grossièreté aussi bien avec son mari qu'elle appelait son «
mâtin » qu'avec ses galants, le duc d'Orléans et l'inévitable Richelieu.
C'est elle qui, au cours d'un repas, lança cette boutade : « Après avoir
créé l'homme, Dieu prit un reste de boue dont il forma l'âme des princes
et des laquais. » Pour prolonger un règne toujours chancelant, elle devint
entremetteuse. Elle jeta ainsi dans les bras du Régent la pudibonde Mme
de Nicolaï dont le triomphe ne dépassa pas la soirée et surtout la douce
Marie-Thérèse, duchesse de Falari, qui eut davantage de succès. Née en
1697, celle-ci était la fille d'un nommé Blonel, page et favori de la
duchesse de Savoie qui l'avait entre autres gratifié de la seigneurie de
Raucourt (ou d'Haraucourt) et du marquisat de Saint-André. A dix-huit
ans, elle avait épousé Pierre-François Gorge d'Entraigues qui connut à
travers l'Europe une suite d'aventures et d'escroqueries. Il prit le nom de
comte de Meillan puis le titre de complaisance de duc de Falari que lui
avait accordéen toute confiance le pape Clément XI en souvenir de son
parent le cardinal de Valençay2. Trois semaines après son mariage, il
s'enfuit en Italie, plantant là sa femme. Elle fut d'abord recueillie à Lyon
par Mme de Vauvray, femme de l'intendant de marine, qui l'emmena à
Paris et la plaça dans un couvent. La jeunesse légère et libertine ne tarda
pas à remarquer cette jolie blonde aux yeux bleus, aimable et cultivée. Le
marquis de Tessy, Lévy et Préaux devinrent ses amants, mais durent
bientôt céder la place au Régent, au bras duquel elle parut au bal du
Palais-Royal le 1er décembre 1720. Quatre jours plus tard, Mme de
Parabère avait retrouvé sa place avec éclat. Le 6 décembre, note Mathieu
Marais, la duchesse de Falari « que l'on croyait noyée, revint sur l'eau »
et soupa avec le duc d'Orléans. « C'est le petit jeu : " Je l'ai vu vif, je l'ai
vu mort, je l'ai vu vif après sa mort " ». Mme de Falari plaisait surtout par
ses talents de conteuse. Nulle mieux qu'elle ne savait raconter les
légendes de son Dauphiné natal. Elle venait souvent au Palais-Royal
divertir le prince de ses tumultueuses maîtresses.
Après sa rupture définitive avec Mme de Parabère, le duc d'Orléans fut
troublé par la beauté de Sophie Ferrand d'Averne, fille de M. de Brégy,
conseiller au parlement. Son mari, lieutenant aux gardes françaises, était
un épileptique qu'elle trompait habituellement avec le marquis
d'Alincourt, petit-fils du maréchal de Villeroy. Mme de Sabran, qui
excellait dans son rôle de pourvoyeuse, lui ménagea un rendez-vous. Le
lendemain, Philippe lui fit faire ses propositions : 100 000 écus de
cadeaux pour elle et une compagnie pour son mari. La belle joua
l'offensée, déclara qu'elle avait la vertu aussi solide qu'un rocher mais,
trois jours plus tard, poussée par son époux, capitula. Elle reçut une
corbeille de pierreries et des pièces d'or pour s'acheter une robe d'été.
D'Averne, nommé capitaine aux gardes, fut gratifié du cordon rouge et du
gouvernement de Navarrenx en Béarn. L'avocat Barbier trouvait quant à
lui que le marché n'en valait pas la chandelle : « L'objet ne mérite pas
d'être si fort éclairé, car cela n'est pas joli : cela a trop de gorge et
pendant, est fort noir de corps. » Mais l'amour ne se commande pas. Le
duc d'Orléanss'afficha avec sa nouvelle conquête jusque dans sa loge de
l'Opéra. Il loua pour elle l'ancienne maison de l'Électeur de Bavière à
Saint-Cloud, située près du pont. Là, le 30 juillet 1721, il donna en son
honneur une des plus fastueuses fêtes de la Régence avec souper,
musique, bal masqué, illumination et feu d'artifice sur l'eau. Une foule de
seigneurs en carrosse était venue par le bois de Boulogne, Passy et le
village d'Auteuil, admirer de loin cette féerie. Le public fut choqué de ces
« noces de Thétis et de Pelée » qui avaient coûté, disait-on, au bas mot
100 000 écus. Cela n'empêcha pas la maréchale d'Estrées d'offrir, douze
jours plus tard, aux deux amants une seconde aubade dans sa propriété de
Bagatelle. En novembre 1722, le Régent congédia Mme d'Averne, la
priant de quitter la Cour où elle avait noué une liaison avec Nocé !
Terriblement avide, elle s'était fait donner des robes, des vêtements
cousus de diamants, une rente de 22 000 livres et deux maisons à Paris.
Sa rupture avec le duc d'Orléans permit aux galantins de s'offrir à la
consoler. D'Autray, gendre du garde des Sceaux, lui écrivit que si elle
dédaignait sa flamme, il trépasserait dans les trois jours. En réponse elle
lui dépêcha un Capucin, de crainte, dit-elle, qu'il mourût sans
confession !
En juin 1723, Mme de Sabran, sentant inexorablement décliner son
empire, fit venir de Marseille sa nièce, Mlle Houel, douce et innocente
jeune fille qui envisageait de se faire religieuse. Philippe confia 100 000
livres à Mme de Sabran pour habiller cette fraîche provinciale à qui il
promit en outre 12 000 livres de rente sur la ville et 20 000 écus de
meubles. « A peine avait-elle une chemise, écrit Mathieu Marais, et à
l'heure qu'il est elle a la plus belle garniture du monde. » Le vieux faune
du Palais-Royal déclara « qu'il était content de dormir auprès d'elle ».
Pour tout dire, ses sens commençaient singulièrement à s'émousser. Le
représentant anglais à Paris, Crawford, qui suivait la vie intime du maître
de la France avec un intérêt non moins passionné que le résident de
Prusse, écrivit en français au bas d'une dépêche à lord Carteret, à propos
de sa nouvelle conquête : « Il s'en est tiré à la fin avec honneur. » Mais ce
furent ses derniers feux. Mme de Falari qui revint en grâce après le congé
donné à la jeune Houel en août 1723 fut-elle vraiment sa maîtresse ? On
peut en douter, si l'on en croit Menin, conseiller au parlement de Metz : «
Elle m'a juré, me disait-elle, sans vouloir faire la vestale, qu'elle n'a
jamais couché avec le ducd'Orléans et qu'elle l'amusait tellement par ses
contes qu'il ne pensait qu'à rire et folâtrer quand ils étaient en tête à tête3.
»

UNE SANTÉ TOUJOURS CHANCELANTE

Des responsabilités écrasantes, un régime alimentaire déplorable, une


vie sentimentale débridée et l'absence d'exercice physique contribuèrent à
ruiner progressivement sa santé, une santé que le prince, nous le savons,
avait toujours eue fragile depuis sa tendre enfance. Dangeau, Sourches, la
Palatine font régulièrement état de ses faiblesses, migraines, syncopes,
fluxions et accès de fièvre répétés qu'on attribuait à l'« humeur
mélancolique ». Avec son tempérament sanguin comment n'aurait-il pas
eu le pouls « élancé » ou « convulsif » ? Comme sa mère, il n'aimait
guère les médecins. Chirac était parfois obligé de le suivre pendant huit
jours, la lancette à la main. La seule médication qu'il acceptait sans trop
de difficulté était le quinquina, remède qui faisait fureur depuis qu'un
empirique anglais, Talbot, s'en était servi pour guérir le roi Charles II.
En novembre 1710, dans la forêt de Marly, Philippe fit une grave chute
de cheval qui lui démit l'épaule et réveilla ses blessures de guerre. Sa
douleur était « si atroce qu'il avait l'air d'un moribond », écrivait sa mère
qui l'avait ramené dans sa calèche. Mareschal, le chirurgien du roi, le
soigna avec succès. Le 28 décembre 1714, toujours à Marly, il eut un
malaise et s'évanouit dans sa chambre. Tout déboutonné et sans cravate,
on le traîna à la fenêtre pour lui faire respirer de l'air frais puis on le
saigna. On crut un moment à une attaque d'apoplexie. Fort heureusement,
raconte Madame, « ce n'était qu'un évanouissement provenant de ce que,
toussant affreusement et atteint d'un gros rhume, il avait, chez sa fille,
bâfré comme un loup et lampé davantage encore ».
Sa myopie était parfois cause de maladresse. Ainsi, en janvier 1716,
tomba-t-il assez rudement sur les marches du Luxem-bourg.Quelques
jours plus tard, alors qu'il jouait à la paume pour se détendre, il se donna
un violent coup de raquette à l'œil gauche. Comme il avait toujours eu
l'œil droit faible, il se retrouva presque aveugle. L'inflammation et les
douleurs augmentant, les docteurs lui conseillèrent de se reposer et de
s'abstenir de ce qui pourrait l'échauffer, notamment ses petits soupers trop
bien arrosés. « Son médecin, écrivait, le 27 février, Saint-Albin, le chargé
d'affaires de Prusse, m'a dit qu'il y avait du sang répandu dans le cristallin
et que la prunelle en était devenue oblongue. » Cette blessure ne se remit
que très lentement. Un mois plus tard, il ne pouvait lire que quatre à cinq
lignes d'affilée et encore avec effort. Impatient, il voulut se servir d'une
eau de vitriol qu'une vieille femme vendait à Paris comme panacée. Le
lendemain, il avait totalement perdu la vue. Les médecins affolés lui
appliquèrent en vain un emplâtre sur la tête pour dégager ses « humeurs
». Le 9 avril, le diplomate prussien notait : « M. le duc d'Orléans
commença hier à discerner quelques objets mais il les voit tous brisés, au
lieu que dans son premier mal il ne les voyait qu'inclinés. » Le 30 avril, le
malade réussit enfin à distinguer les couleurs. Ce fâcheux accident de
raquette parut suspect et fit jaser dans Paris. On prétendit que cet
incorrigible galant avait voulu se montrer trop entreprenant avec une
dame – Mme de La Rochefoucauld ou Mme d'Arpajon – et qu'il avait
reçu de l'outragée un coup de coude, d'éventail ou de talon, selon les
récits. Toujours est-il qu'un an et demi plus tard, il n'était pas encore
guéri. Gendron, son médecin ordinaire, continuait de le purger et de le
saigner avec une admirable constance. Un vicaire de Rueil, l'abbé
Moussu, le soigna avec une poudre miracle et des applications de
fromage mou. « Lorsque j'étais avec lui, écrit Madame le 27 novembre
1717, le cardinal de Polignac étant venu le voir, mon fils a très bien
discerné la robe rouge ; il y a donc un mieux sensible. Tant qu'il a été
dans les remèdes, il s'est bien préservé de son excès dans le boire, le
manger et l'inconduite de tout genre ; mais je crains bien qu'après sa
guérison il ne reprenne sa vie désordonnée. Les dames débauchées se
remettront à lui courir après et à le ramener à leurs petits soupers ; alors
son œil s'enflammera de nouveau... » Six mois plus tard, elle remarquait
encore : « Mon fils ne va ni mieux ni plus mal de son œil ; il ne se
ménage nullement. »
Cette santé toujours chancelante occupait une place degrande
importance dans le jeu politique. On savait Philippe près du tombeau,
tout comme le petit roi. Dans l'hypothèse où il décéderait le premier, qui
recevrait la régence ? Son fils, le duc de Chartres, le duc de Bourbon ou
encore Philippe V ? Les candidats ne manquaient pas.

MADAME MÈRE

D'une vertu irréprochable, la princesse palatine ne cessait de


bougonner contre les débauches de son fils et celles de la Cour, mais ses
lettres étaient ordurières, scatologiques, remplies d'anecdotes salaces et
d'histoires de corps de garde.
Elle était fière de son rejeton, se réjouissait de ses succès, admirait son
intelligence, maudissait ses ennemis, mais souffrait des contraintes que
lui avait values son arrivée au pouvoir : la nuée bourdonnante des
flatteurs, des complimenteurs, des quémandeurs de tout poil qui
pensaient mendier des faveurs par son truchement. Il y avait aussi
l'insupportable corvée de l'étiquette qui lui paraissait plus lourde à porter
que la chaîne d'un galérien. Septembre 1715 : « Je mange entourée de
cent visages avec lesquels il me faut causer, que je sois gaie ou triste. Il
me vient tout le long du jour des gens qui me dérangent d'écrire et qu'il
faut encore entretenir. Cela dure jusqu'à huit heures du soir... » Pour
éloigner les importuns, elle leur répétait qu'elle avait horreur de la
politique et que pour rien au monde elle ne voudrait déranger son fils,
trop souvent assailli.
Vivre libre, indépendante, à sa fantaisie était son rêve le plus doux,
loin de ce Palais-Royal tendu de velours et de satin mais qui puait « le
pissat à ne pouvoir y tenir ». Peu à peu les solliciteurs refluèrent, voyant
qu'ils frappaient à la mauvaise porte. Un beau jour, Liselotte emporta sa
collection de médailles, ses chats et ses écritoires et alla s'enfermer à
Saint-Cloud, d'où elle pouvait apercevoir, au-delà d'un méandre de la
Seine, les fumées rousses de cette Babylone immanquablement
condamnée au feu du Ciel.
Avec l'âge, elle regrettait de plus en plus le vert paradis de son enfance
à Heidelberg, ses forêts, ses montagnes. Grande écrivassière devant
l'Éternel, elle passait son temps à faire crisser sa plume d'oie sur le
papier : huit, dix lettres par jour, de quinze àvingt pages chacune. Le
monde tumultueux et suranné de la vieille Cour ne cessait de la hanter : la
Maintenon, Louvois, les bâtards, l'abbé Dubois, autant d'ombres qui
peuplaient ses cauchemars et alimentaient le chaudron de sa haine.
La nourriture avait pris une place considérable dans ses obsessions,
avec là comme ailleurs des passions et des répulsions violentes. Le
chocolat ? Quelle écœurante mixture ! Le thé ? Du foin, de la paille
pourrie ! « Il m'empêche, sauf votre respect, d'aller à la chaise percée. »
Le café ? Pouah ! Son goût de suie et de lupin lui rappelle l'haleine fétide
de feu l'archevêque de Paris ! Au diable aussi les bouillons qui lui
donnent des flux de ventre ! Ah ! Qu'on lui parle du pumpernickel – le
pain noir et dur de Westphalie –, des saucissons fumés que lui envoyait
toujours Mme Harling, de la soupe à la bière ou aux écrevisses que sa
demi-sœur la raugrave Louise lui expédiait régulièrement en bocal, ou
des caisses de boudin de la tante Sophie ! Et la choucroute, quel régal ! A
condition bien entendu d'avoir été préparée par un cuisinier allemand
avec des choux allemands, car, c'est bien connu, « les choux français ne
valent pas les choux allemands ». Elle se vantait d'avoir mis à la mode
des mets d'outre-Rhin : le jambon cru, le chou blanc, le chou frisé, la
salade au lard, la venaison et les crêpes au hareng saur. « J'ai tellement
affriandé ma gueule allemande à la nourriture allemande qu'il n'y a pas un
seul ragoût français que je puisse souffrir. » De peur de subir l'assaut de
ses conseils ou de ses reproches, son fils, sa belle-fille, ses petits-enfants
ne lui rendaient que de brèves visites. La vue de son cher Philippe la
transportait de joie : « Il ne prend point de chaise devant moi mais
d'ailleurs il ne fait pas de façon et il bavarde rondement avec moi. Nous
rions et plaisantons comme de bons amis. » Lorsqu'il s'éloignait, sa
mélancolie naturelle reprenait le dessus. Vivant loin du monde et hors du
temps, elle attendait la mort tout en la redoutant.
« MADAME LUCIFER »

La Régence n'avait pas arraché la duchesse d'Orléans à ses habitudes.


La même paresse geignarde dominait toujours son existence oisive et
languissante. Comme Madame, elle vivaitdans un univers dont elle se
gardait bien de franchir les frontières. Ses vraies et ses fausses migraines
lui servaient de rempart contre les visites importunes du mari ou des
amies. Chez elle la débauche n'avait pas droit de cité. On venait jouer aux
cartes, débiter d'innocentes mignardises, souper en agréable compagnie.
Le plus souvent, elle vivait dans ses appartements du Palais-Royal,
étendue sur un canapé blanc, au milieu de sa petite cour, ses dames
d'atour, les comtesses de Tonnerre et de Poitiers, Mmes de Conflans et
d'Epinoy, et ses femmes de chambre qui, le soir, lui servaient de lectrices.
Pour masquer ses premières rides, elle mettait en abondance du fard et du
rouge d'Espagne qui la faisaient ressembler à une vieille comédienne.
Parfois, elle se rendait au pavillon de l'Étoile que son père avait fait bâtir
dans les jardins de Versailles. Elle y venait déguster de petits goûters
gourmands en compagnie de ses meilleures amies, Mmes de Jussac, de
Fontaine-Martel, de Castries et surtout la sage et prudente duchesse
Sforza, que l'impitoyable Saint-Simon traite de « rinçure de la princesse
des Ursins... » D'une grande piété, Françoise-Marie allait faire ses
dévotions aux Quinze-Vingts et ses retraites à l'abbaye de Montmartre.
Elle ne s'entendait pas mal avec son mari qui, entre deux infidélités, lui
revenait de belle humeur. Si elle consentait à le recevoir, il se montrait
alors un époux prévenant et affable, quoique un peu taquin. Elle était de
bon conseil et exerçait sur lui une influence certaine, ce qui faisait
enrager Madame.
Très fière, « Madame Lucifer » n'oubliait jamais qu'elle était fille du
Grand Roi. Elle se mêlait davantage de politique que sa belle-mère,
soutenant toujours avec obstination l'intérêt de ses deux frères, les
légitimés, contre son mari. A plusieurs reprises, elle menacera de se
retirer à l'abbaye de Montmartre, donnant au Régent le sentiment d'être
abandonné, voire trahi dans sa propre famille. Assurément, elle ne lui
souhaitait aucun mal, mais elle aurait bien aimé devenir régente. « J'ai su,
écrit la Palatine le 24 janvier 1719, qu'elle avait consulté le premier
président et d'autres personnages pour savoir si, en cas de mort de mon
fils, elle ne pourrait pas être nommée régente et son fils régent. Le
premier président a répondu que ce n'était pas possible, et que la régence
reviendrait à M. le Duc. Cette réponse paraît lui avoir causé une
contrariété extrême. »

LA DUCHESSE DE BERRY

La mort de Louis XIV et la dispersion de la Cour marquèrent pour la


duchesse de Berry la fin des dernières entraves capables de brider son
caractère fantasque et passionné. Plus personne, dès lors, ne put arrêter le
débordement de ses caprices, son père moins que tout autre. Dans son
orgueil insatiable, elle se crut reine de France et mit une application
inconcevable à vouloir jouir de tous les honneurs attachés à ce rang. Ses
680 000 livres de rente et ses 700 serviteurs ne lui suffirent pas ; il lui
fallut une demeure digne d'elle : son père lui donna le palais du
Luxembourg, remis à neuf et décoré par Audran. Elle voulut ensuite un
capitaine des gardes. Jamais princesse n'avait bénéficié d'un tel privilège.
Qu'importe ! Elle désirait un capitaine, elle l'eut. Pour faire passer cette
surprenante décision, le Régent étendit cet honneur à sa mère. Mais
qu'est-ce qu'un capitaine des gardes sans troupe ? Elle exigea donc une
compagnie entière avec lieutenant, enseigne, exempt, maréchal des logis
et trésorier. Va pour la compagnie ! Philippe en fixa les effectifs : 60
gardes pour la fille, 40 pour la mère, tandis que la duchesse en choisit
elle-même l'uniforme. La folie des grandeurs lui montait à la tête. Se
promenant un jour en carrosse à Paris, elle fit jouer les timbales de sa
compagnie le long du quai des Tuileries. Ce fut un beau scandale ! Le
lendemain, le maréchal de Villeroy courut porter ses plaintes au Régent :
tant que le roi demeurait dans sa capitale, on ne devait y entendre d'autres
timbales que les siennes ! Une autre fois, on vit l'excentrique jeune
femme arriver à la Comédie-Française avec fracas. Sur la scène, au pied
de sa loge surmontée d'un dais imposant, quatre de ses gardes vinrent se
mettre en faction tandis que d'autres se placèrent aux différentes issues. A
la représentation de Sémiramis, on fut choqué de la voir trôner sur un
fauteuil doré placé sur une haute estrade entourée d'une trentaine de
tabourets réservés à ses invités !
C'est en reine encore qu'au Luxembourg elle recevait les échevins, les
représentants des puissances étrangères, le nonce du pape. Un jour, elle
accueillit l'ambassadeur de Venise dans un fauteuil surélevé de trois
marches, comme un souverain régnant. Le plénipotentiaire de la
Sérénissime République enfut si scandalisé qu'il salua la princesse d'une
sèche révérence et s'en alla sans mot dire. A la suite de cet incident, les
délégations étrangères se plaignirent au duc d'Orléans qui dut promettre
que pareille excentricité ne se reproduirait plus.
Avec cela, la duchesse de Berry était d'une gourmandise phénoménale.
Dès le réveil, on lui apportait au lit des monceaux de friandises pour
apaiser sa faim du matin. Elle se levait vers onze heures, avalait avec
gloutonnerie son dîner entre deux et trois heures de l'après-midi, faisait
une sieste et vers quatre heures se régalait de fruits à la crème, de
confiture sèche et de salade. Neuf heures du soir marquaient
généralement le début de son souper, lourd, copieux, indigeste, arrosé de
rasades de vin et de liqueurs fortes. Fatiguée des agapes de la journée,
elle se mettait au lit vers trois heures du matin pour recommencer au
lever du soleil. Parfois, au cours d'un repas, il lui arrivait de perdre
connaissance. Rien ne saurait mieux donner une idée des débauches
gastronomiques de la Régence que l'étourdissante collation qu'elle fit
servir à ses invités la veille du carême de 1718. Voici donc les bisques de
pigeon, les perdrix à la reine, les juliennes aux pointes d'asperges, les
pigeons cauchois au parmesan, les carpes à la Chambord garnies de
fricandeau d'anguilles, les terrines aux lentilles, les roulades de dindons,
les cochons de lait aux saucisses et à la moutarde, les pièces de foie gras
aux truffes vertes, les pâtés de bécasse sauce aux truffes, les jambons à la
broche cuits au vin d'Espagne, les tourtes de pigeon de volière, les
canards froids sauce cramoisie, le salpicon aux écrevisses, les bécasses
braisées aux huîtres, les perdrix aux laitances de carpes, les anchois en
allumettes frites, les ragoûts de tortue à l'espagnole, les salades de culs
d'écrevisses... Ce n'est qu'un échantillon de cette monstrueuse ripaille :
l'énumération des plats occupe à elle seule huit pages du Nouveau
Mercure !
Avec un tel régime comment la « princesse Joufflotte » aurait-elle pu
éviter l'embonpoint ? Son médecin se plaignait de ne pouvoir la saigner
au bras tant ses veines étaient noyées dans la graisse. Elle était si forte
qu'au printemps de 1717 elle dut cesser ses promenades à cheval. Elle se
rattrapa en organisant au Luxembourg de folles parties de jeu où se
retrouvaient trois fois par semaine tous les amateurs de lansquenet et de
biribi de la capitale. La chronique rapporte qu'elle perdit un soir la
somme colossale de 1 800 000 livres contre l'ambassadeur du Portugal !
Bientôt le Luxembourg ne lui suffit plus. Elle voulut le château de La
Muette, La Meute comme on disait alors. Mais cette charmante demeure
qu'habitait Fleuriau d'Armenonville, capitaine des chasses du bois de
Boulogne, n'était pas à vendre. Elle insista tant auprès de son père que
celui-ci, toujours d'une affligeante faiblesse, contraignit son propriétaire à
l'échanger contre le château de Madrid. Amboise, que Louis XIV lui
avait concédé en pleine jouissance, paraissait à la duchesse trop éloigné
et malcommode. Elle obtint de le troquer contre le château de Meudon,
plus proche de Paris et que Monseigneur avait aménagé avec goût.
A la bonne chère et aux jeux, la veuve du duc de Berry ajoutait les
plaisirs de l'amour. Cœur sec mais tempérament de feu, si l'on en croit les
récits des contemporains : elle se lassa tour à tour de M. de La
Rochefoucauld, du marquis de Bonnivet et du comte de Dedy. Ces
amants d'occasion furent remplacés par le chevalier de Rions (ou Riom),
petit-neveu de Lauzun, un cadet de Gascogne sans sol ni maille qui
devint lieutenant de ses gardes. Lui seul parvint à s'incruster. Cette
aventure galante était le fruit d'une intrigue sordide menée par une dame
du palais, la marquise de Mouchy, qui avait eu l'idée de jeter dans les bras
de sa brûlante maîtresse ce garçon joufflu, au visage pustuleux, mais qui
traînait partout la réputation d'amant incomparable. Mme de Berry tomba
dans le piège et ne tarda pas à devenir une marionnette docile entre les
mains de son lieutenant, tandis que Mme de Mouchy tirait dans l'ombre
les ficelles.
Rions, promu écuyer de la princesse, reçut les cadeaux les plus
somptueux : habits, dentelles, pierreries. L'achat d'un régiment de
dragons lui permit de porter le titre de colonel. Puis il se fit attribuer le
gouvernement de Cognac qui rapportait 12 000 livres de rente. Sa
maîtresse et complice, Mme de Mouchy, nommée dame d'atour, récoltait
la plus belle part de ces largesses. Régnant en despote au Luxembourg, le
gaillard avait réussi à réduire en esclavage son amoureuse duchesse. Il lui
parlait avec insolence, cherchait à l'avilir pour mieux mesurer son
pouvoir, courtisait sous ses yeux d'autres femmes. Le Régent se désolait
de ce singulier ménage. Il menaça plusieurs fois d'exiler le Gascon
arrogant et son artificieuse complice. Ce fut pis encore. Sa fille jura de se
suicider si l'on touchait un seul cheveu de son cher « Riri ». La moindre
remarque de Philippelui valait un déchaînement de fureur. La situation
prenait chaque jour un tour plus ridicule. En janvier 1717, la Mouchy
accoucha d'une fille. Le père n'était pas son stupide mari, « franc bœuf à
embâter » selon Saint-Simon, mais l'incorrigible Rions. La duchesse de
Berry, qui l'ignorait, joua le rôle de marraine et le petit roi de parrain.
Pendant que la duchesse filait cet étrange amour, exclusif et passionné,
la rumeur publique, alimentée par les coteries politiques, continuait
d'accuser le Régent d'avoir des relations incestueuses avec sa fille. A tout
le moins, son attitude prêtait à équivoque. Cette fille trop gâtée, ce père
trop indulgent, ces soupers fins, tout cela faisait jaser. « On lui a envoyé
dans une petite boîte, écrit un gazetier, son portrait en cire avec Mme de
Berry, sa fille, dans des attitudes tout à fait indécentes. Son Altesse
méprise tout cela. »
Mais la fille du Régent allait encore nous étonner : gourmande,
sensuelle, dévergondée, oui, mais aussi... dévote et mystique ! Malgré les
jurons et les propos impies ! Elle avait connu sa « nuit de feu » à la
Toussaint 1715, au couvent des Carmélites du faubourg Saint-Germain.
Depuis elle s'y rendait souvent pour y faire une retraite de quelques jours,
avec sa dame de compagnie et une fille de chambre. Elle se soumettait
alors au jeûne rigoureux des religieuses, assistait à tous les offices, de
jour comme de nuit. Les Carmélites essayèrent de lui montrer les
incohérences de sa conduite : à quoi sert la dévotion si elle est suivie de
mondanités ? Que vaut pour Dieu une journée consacrée à la prière si le
soir on court au bal de l'Opéra ? La jeune femme écoutait, promettait de
s'amender puis recommençait. Connaissait-elle d'ailleurs l'humilité
chrétienne ? Même dans les exercices de piété elle avait du mal à
renoncer aux manifestations ostentatoires. A la Noël 1716, elle se rendit à
Saint-Sulpice en carrosse, escortée par sa compagnie de gardes jouant du
fifre et des timbales, et assista à la messe de minuit dans une éblouissante
robe de brocart, à genoux sur un prie-Dieu doré, sous la protection de
quarante gardes disposés en double haie.
Massillon la persuada de légitimer par un mariage sa liaison coupable
et scandaleuse avec son lieutenant, puisqu'elle ne pouvait y renoncer.
Devant la folle passion de sa fille, le Régent se résigna à cette union mais
du moins exigea qu'elle demeurât secrète. Au début de 1719, la duchesse
ne put dissimuler une grossesse. Elle continua ses sorties, ses dîners et
ses beuveriessans se soucier de son état et accoucha au printemps d'une
petite fille malingre qui mourut au bout de quelques heures. Les
chansonniers firent semblant d'attribuer la paternité de l'enfant au duc
d'Orléans :
Que notre Régent et sa fille
Commettent maintes peccadilles
C'est un fait qui semble constant.
Mais que par lui elle soit mère,
Se peut-il que d'un même enfant
Il soit le père et le grand-père ?

Sitôt remise de ses couches, l'inconséquente jeune femme reprit ses


excentricités. Elle décida de se vouer au blanc pour six mois et imposa
une livrée immaculée à ses gens de maison, « ce qui fit rire le monde »,
ajoute Saint-Simon. Puis elle supplia son père et sa mère de rendre public
son mariage avec M. de Rions. Alors Philippe se fâcha. Il intima au mari
l'ordre de rejoindre son régiment à la frontière espagnole et supporta sans
broncher la rage et les hurlements de sa fille. Au début de mai, pour se
réconcilier avec son père, la duchesse convia celui-ci à un brillant souper
qui fut servi sur la terrasse. Elle était encore languissante et mal remise
d'une fièvre. La nuit même, elle eut une rechute et dut s'aliter. Son état
s'aggrava vers la mi-juillet. Le docteur Chirac et un empirique du nom de
Garus s'empressèrent vainement à son chevet. Elle se confessa,
communia, reçut l'extrême-onction et, le 21 juillet, vers trois heures du
matin, acheva à l'âge de vingt-quatre ans sa vie tumultueuse et tapageuse.
Elle avait précipité sa fin en continuant en cachette à se gorger à sa
fantaisie. Son mauvais ange, Mme de Mouchy, apaisait sa gloutonnerie
en lui apportant le soir dans son lit des melons, des figues, des prunes,
des fricassées, de petits pâtés, de la salade, du lait et de la bière glacée...
Philippe pleura amèrement sa disparition. « Mon fils a perdu le
sommeil, écrivait la Palatine ; il est dans un état qui attendrirait un rocher.
Il est affligé dans l'âme, d'autant plus qu'il voit bien que s'il n'avait pas eu
une complaisance excessive pour sa chère fille, la malheureuse enfant
serait encore de ce monde. »
Les chansonniers, qui ne respectaient rien, n'épargnèrent pas même la
douleur d'un père :
Est-ce du trépas de Berry
Que ta perfide âme s'oppresse ?
Je vois que ton regard pâlit,
Est-ce du trépas de Berry ?
La pleures-tu comme mari,
Comme ta fille ou ta maîtresse ?

On inhuma de nuit la malheureuse princesse à Saint-Denis. Aucun


prélat n'osa se proposer pour l'oraison funèbre. « On a été tellement
embarrassé pour la faire, avoua Madame, qu'on a jugé à propos de ne rien
dire du tout. » Moins déconcerté, le petit peuple lui composa cette
épitaphe qui résume sa brève et folle existence adonnée au plaisir :
Hic jacet voluptas.

AUTRES ENFANTS, AUTRES SOUCIS

La duchesse de Berry ne fut pas la seule de ses filles à donner des


tracas au duc d'Orléans. Louise-Adélaïde, dite Mlle de Chartres, née en
août 1698, la plus jolie de toutes, avait beaucoup d'esprit, de gaieté, de
spontanéité, le « teint rose et blanc », des « dents de perle », un léger
bégaiement et par-dessus tout un caractère indépendant et fantasque. Elle
dansait bien, chantait à merveille, adorait la musique et les arts mais ne
rêvait que de se faire religieuse. Déroutante demoiselle ! « Je ne puis
croire, écrivait sa grand-mère, qu'elle en ait la vocation, car elle a tous les
goûts d'un garçon ; elle aime les chiens, les chevaux, la chasse, les coups
de fusil. Elle ne craint rien au monde et ne se soucie nullement de ce
qu'aiment les femmes. » La duchesse d'Orléans souhaitait lui faire
épouser son cousin germain, le prince de Dombes. Mais foin du bâtard !
Elle voulait être religieuse, elle le fut ! Au grand dépit de toute la
famille !
A dix-huit ans, en septembre 1716, elle reçut l'autorisation de rendre
visite à la mère Agnès de Villars, sœur du maréchal et abbesse de
Chelles, où elle avait été pensionnaire. Elle profita de l'occasion pour y
demeurer. Le lendemain, son père accourutpour la raisonner. Peine
perdue ! Le mardi de Pâques 30 mars 1717, elle prit l'habit de bénédictine
en présence de ses parents, consternés, qui avaient demandé à leur
entourage de ne point les accompagner. Philippe tenta de fléchir sa fille
avant la fin de son noviciat. Sa grand-mère fit tomber sur elle une pluie
de lettres comminatoires, mais, le 23 août 1718 , en présence du cardinal
de Noailles, l'obstinée fit profession sous le nom de sœur Bathilde. Le
Régent vint au couvent avec sa mère et plusieurs dames et offrit un
souper de 600 couverts, comme aucune des pieuses religieuses n'en avait
jamais vu !
Au lieu de s'abîmer dans la dévotion et l'obéissance, sœur Bathilde
mena au couvent un train d'enfer. Pour 13 000 livres elle fit décorer
somptueusement son appartement, y donna des concerts. « Tantôt austère
à l'excès, dit Saint-Simon, tantôt n'ayant de religieuse que l'habit,
musicienne, chirurgienne, théologienne, directrice, et tout cela par sauts
et par bonds, mais avec beaucoup d'esprit, toujours fatiguée et dégoûtée
de ses diverses situations, incapable de persévérer en aucune... » En
septembre 1719, l'abbesse, lassée de la voir troubler une maison faite
pour le silence et la prière, se démit de ses fonctions et se retira chez les
Bénédictines du Cherche-Midi avec une pension du roi. Alors sœur
Bathilde lui succéda. Elle dirigea le couvent selon son humeur, avec piété
ou mondanité, faisant démolir puis reconstruire une partie des bâtiments
abbatiaux, donnant des soupers brillants, tirant des feux d'artifice dans le
parc et faisant déclamer des pièces de Racine par les novices. Les vieilles
sœurs étaient épouvantées ! Le Régent venait la voir régulièrement
chaque mardi. Il n'en fallut pas davantage pour faire éclore les
médisances et les couplets légers :
De l'abbaye
Où réside Vénus
Nonnes jolies
Disant peu d'oremus
Loin des soins superflus
Ne songent tout au plus
Qu'à bien passer la vie...

On a du reste beaucoup exagéré les extravagances de la jeune abbesse.


Dans ses souvenirs, la princesse de Ligne a prétendu qu'à l'Abbaye-aux-
Bois « elle se déshabillait toute nue et faisaitvenir des religieuses pour
l'admirer, car elle était la plus belle personne de son temps. Elle prenait
des bains de lait et, le lendemain, elle le faisait distribuer à ses religieuses
au réfectoire et leur ordonnait de le boire ». Tout cela est d'autant plus
faux que jamais la fille du Régent ne mit les pieds à l'Abbaye-aux-Bois !
Après quelques folies sans conséquence, elle se tourna vers les
discussions théologiques et devint une passionnée du jansénisme. En
1734, elle se retira au prieuré de la Madeleine de Traisnel où elle mourut
huit ans plus tard, après une fin de vie édifiante. Mais elle était restée «
femme savante ». Au prieuré, elle s'était fait installer une apothicairerie et
trois laboratoires de chimie dans le jardin, avec fourneaux, creusets,
alambics et matras. Dans l'inventaire de ses biens, on trouve mention d'un
microscope, d'une lunette d'approche, de deux boussoles, d'une trousse de
chirurgie. Sa bibliothèque de 2 000 volumes contenait, à côté d'œuvres
pieuses et de traités dogmatiques, des ouvrages de Newton, de Gassendi,
les Essais de Montaigne, des livres de mathématiques, de géométrie,
d'histoire, de géographie, de voyages, de médecine, de pharmacopée, le
Voyage de Télémaque, le Gil Blas et les Centuries de Nostradamus... «
Elle est digne fille de mon frère ! » disait d'elle Élisabeth-Charlotte
d'Orléans, duchesse de Lorraine.
Charlotte-Aglaé, seconde Mlle de Valois – la première était morte à dix
mois en octobre 1694 – était brune, petite, boulotte, faite à ravir. Elle
avait un visage agréable malgré un nez un peu fort que l'incorrigible
Palatine attribuait à des prises de tabac répétées ! Les contemporains
vantaient le charme de ses yeux, des yeux qu'elle ne mettait assurément
pas dans ses poches ! En 1718, à dix-sept ans, cette jeune personne vive
et emportée était déjà la maîtresse du duc de Richelieu. Quel roman à
épisodes que leur idylle ! Ruses de l'amant qui se déguisait en marchand,
en commis de boutique, en débardeur, en galérien et même en femme,
jalousie de Mlle de Charolais, sœur de M. le Duc, elle-même éprise de ce
don juan, arrestation de ce dernier au moment où il s'apprêtait à trahir la
France au profit de l'Espagne, correspondance amoureuse de Charlotte-
Aglaé, scènes de fureur à son père pour obtenir la libération de son
galant, crises de larmes, tentatives pour le faire évader... Comment le
Régent n'aurait-il pas été excédé par tout ce tapage ? Bref, il ne rêvait que
de marier au plus vite son impétueuse fille. Une confidence de Madame,
toujours trop bavardedans sa correspondance, fit échouer un projet avec
le prince de Piémont. On se rattrapa avec un principicule assez misérable,
François-Marie d'Este, fils aîné du duc de Modène. « Tout m'est bon,
avouait cyniquement Philippe, pourvu que je m'en débarrasse. » Ce qui
n'empêchait pas les amateurs d'épigrammes de répandre le bruit de leur
liaison incestueuse. Une de plus !
La Grosse Valois
Fait avec son père
Ce que fit autrefois
Œdipe avec sa mère
Quelle fille ! Quel père !

Le contrat de mariage fut signé le 31 janvier 1720, les fiançailles


célébrées le 11 février et le mariage par procuration le lendemain. On lui
donna 200 000 livres de dot, une collection de pierreries et soixante
habits brodés d'or et d'argent. Philippe n'en fut pas quitte pour autant.
Une rougeole bienvenue retarda son départ. Le 11 mars, elle se résigna
enfin, traîna en route tant qu'elle put, fit durer quatre mois son voyage à
travers la France, écrivant à chaque étape des lettres pathétiques au duc
de Richelieu et recevant de son père des ordres pressants. A Modène, elle
coula une triste et languissante existence bornée par l'humeur sombre de
son mari et l'austérité monacale de la Cour. Son confesseur, le père
Colibeaux, rendait scrupuleusement compte à Paris de ses états d'âme,
guettant une grossesse qui tardait à venir : « Tout irait à merveille,
mandait le bon abbé, sans la faiblesse de tempérament de M. le prince,
pour ne rien dire de plus... »
Le Régent avait encore deux autres filles, Louise-Élisabeth, titrée
demoiselle de Montpensier, et Philippe-Élisabeth, demoiselle de
Beaujolais. Elles connaîtront toutes deux un triste destin. Mariée à Louis
1er, roi d'Espagne, la première sera une éphémère reine d'Espagne.
L'autre, accordée à l'infant don Carlos, sera renvoyée en France en 1725.
Heureusement, en 1715, elles ne donnaient encore aucun souci à leur
père qui se contentait de songer pour elles à un brillant établissement.
L'aînée, en effet, n'avait que cinq ans et la cadette un an à peine ! Une
septième et dernière fille, Louise-Diane, verra le jour en juin 1716. Elle
épousera le prince de Conti à quinze ans et mourra à vingt.
Le seul fils légitime du Régent, Louis d'Orléans, né à Versailles le 4
août 1703, était un être timide et faible, pour lequel son père n'éprouva
jamais de sympathie. Il fut cependant couvert d'honneurs et de dignités. Il
prit séance au parlement en qualité de prince du sang le 12 août 1717,
entra au conseil de régence le 30 janvier 1718, fut fait gouverneur du
Dauphiné, grand maître des ordres de Notre-Dame-du-Mont-Carmel et de
Saint-Lazare et colonel général de l'infanterie française. Cédant aux
habitudes du temps, il se laissa entraîner à la débauche, vécut quelque
temps avec la petite Quinault qui devait laisser derrière elle le souvenir
d'une comédienne accomplie et d'une longue vie de galanterie. « Il est
tombé dans les mains des filles de l'Opéra, se lamentait Madame le 8
décembre 1719. Vous n'aurez pas de peine à imaginer ce qu'elles ont bien
pu lui apprendre ; il est présentement comme un animal déchaîné ! Quand
sa mère s'en plaint à son père, il se tord de rire... » En 1730, après la mort
de sa femme, la princesse Auguste-Marie-Jeanne de Bade, il se retira à
l'abbaye Sainte-Geneviève et rattrapa les dissipations de sa prime
jeunesse par des travaux d'érudition, une piété intense, des fondations
religieuses et d'innombrables charités. Louis d'Orléans, dit le Pieux ou le
Genovéfain, sera le grand-père de Philippe Égalité.

PROTECTEUR DES ARTS ET DES SCIENCES

Contrairement à son père et à son oncle, Philippe ne fut pas un grand


bâtisseur. Il avait horreur de l'apparat, des constructions géométriques
imposantes, froides et ennuyeuses, des trophées et des peintures
ornementales, des vastes galeries sans âme où les voûtes majestueuses
semblent écraser le visiteur de toute leur hauteur. Aussi se contenta-t-il
d'aménager intérieurement et d'embellir les demeures et châteaux qu'il
avait reçus en héritage. Il réduisit le volume des pièces et, par le mobilier,
la décoration, les tonalités lumineuses, leur donna cette chaleur, cette
intimité, ce confort qui avaient tant fait défaut à l'architecture pompeuse
du siècle précédent. Laissant Madame régner à Saint-Cloud, où il ne
venait plus que rarement, il avait fait édifier à l'extrémité du Mail un petit
ermitage pour y donner desfestins galants à l'abri de la censure
maternelle. Son premier architecte, Gilles-Marie Oppenhord, qu'il
nomma directeur des manufactures et intendant des jardins et maisons
royales, restaura le vieux château de Villers-Cotterêts et, en 1722,
aménagea de nouveaux logements pour y accueillir la Cour, au retour du
sacre de Reims. Un autre de ses architectes, Jean-Sylvain Cartaud,
agrandit le Palais-Royal, sa principale résidence. Il doubla l'épaisseur de
l'aile gauche, côté rue Saint-Honoré, afin d'y installer le service de la
bouche et de la garde-robe. Au-dessus de l'entrée principale, pour relier
les deux ailes de la façade, il édifia une petite galerie et ajouta un avant-
corps du côté de la rue de Richelieu. Philippe fit également aménager le
salon de la lanterne, un plafond vitré, la rotonde où il installa son cabinet
de travail, le salon dit d'Oppenhord qui communiquait avec la galerie
d'Énée et les petits appartements où se déroulèrent les fameux soupers.
Meubles rares et colorés, panneaux sculptés en bois des Indes,
trumeaux, glaces cintrées, girandoles de cristal, torchères dorées,
sculptures de Caffieri, tentures de damas, tapisseries des Gobelins,
meubles de Cressent en bois de violette et de rose, cabinets en laque de
Chine, paravents de satin, soieries éclatantes, velours aux couleurs
chaudes décoraient cet intérieur élégant. On poussait le raffinement
jusqu'à changer les tentures avec les saisons, tout en conservant leur
tonalité dominante, cramoisie chez le duc d'Orléans, blanche chez la
duchesse.
Ne pouvant plus, par suite d'un emploi du temps surchargé, s'adonner
lui-même aux plaisirs de la création, Philippe se fit mécène des grands
artistes de son époque, particulièrement des musiciens. Il accorda ainsi
aide et protection à Charles-Hubert Gervais, son maître de musique de la
chambre, qu'il fit nommer maître de la chapelle du roi en janvier 1723 ; à
Michel-Richard de La Lande, surintendant de la musique, qui, après des
compositions d'inspiration religieuse, revint sous la Régence à la musique
profane des ballets et des divertissements ; à André Campra, dont les
œuvres alliaient si finement le style italien – du goût du Régent – au style
classique français ; à Nicolas Bernier, maître de la Sainte-Chapelle du
Palais, qui l'avait autrefois aidé dans ses écritures musicales ; à Jean-
Baptiste Morin, auteur de nombreuses « cantates françaises » et maître de
chapelle de sa fille, l'abbesse de Chelles ; à Jean-Joseph Mouret, qui lui
dédia six recueils de divertissements composés pour lethéâtre italien...
Philippe s'efforça aussi de faire revenir en France son ancien professeur,
Henri Desmarets, surintendant de la musique du duc de Lorraine,
condamné à mort pour rapt et séduction de la fille du président de Saint-
Gobert. Le Régent fit valider son mariage et favorisa, en mars 1722, la
représentation à l'Opéra d'une de ses œuvres anciennes, Renaud ou la
suite d'Armide.
Il avait également conservé sa passion pour les sciences. Aussi fut-ce
avec un plaisir évident qu'il prit sous sa protection personnelle
l'Académie des sciences, fondée par Colbert en 1666. « Il a réparti toutes
les académies entre divers grands personnages, écrivait Madame à
Leibniz le 21 novembre 1715, ne gardant pour lui que celle des sciences
afin de se délasser l'esprit en s'en occupant. » Au début de 1716, il
recevra d'ailleurs les cinquante membres de cette vénérable institution et
se fera expliquer leurs travaux, leurs dernières découvertes, parlera de ses
propres recherches. Son Altesse Royale, écrira l'un d'eux, « a non
seulement daigné se montrer extrêmement gracieuse à notre endroit, mais
elle nous a de plus entretenus avec tant de précision et de science
profonde des merveilles de la nature et en particulier des effets obtenus
par elle à l'aide de sa grande lentille dont on était venu à parler par
hasard, que nous avons tous été remplis d'admiration ». Philippe espérait
d'ailleurs avoir plus tard, après sa régence, suffisamment de loisirs pour
s'occuper de ces questions. « Je compte, disait-il, demander au roi, à sa
majorité, d'être toujours secrétaire d'État de l'Académie des sciences ; ce
serait un amusement pour ma vieillesse. »

LE COLLECTIONNEUR
C'est dans la galerie d'Énée, peinte par Antoine Coypel, que le Régent
plaça les plus belles œuvres de sa collection de peinture. Cette collection,
qui demeure dans l'histoire de l'art comme l'une des plus célèbres et des
plus somptueuses, fut une passion dévorante à laquelle il sacrifia des
sommes considérables. Elle reflète la sûreté de son goût et la finesse d'un
discernement qui sut se garder des modes éphémères. Commencée vers
1690, elle comprendra après sa mort 463 toiles, la plupartde premier
ordre, qui seront inventoriées en 1727 par Du Bois de Saint-Gelais et
partiellement reproduites en planches gravées par Couché dans les trois
in-folio de sa Galerie des tableaux du Palais-Royal (1786-1806). Deux
érudits, W. Buchanan dans les Memoirs of Painting... (1824) et C.
Stryienski dans La Galerie du Régent (1913), conteront l'histoire de sa
formation. Une de ses premières acquisitions fut le Saint Jean dans le
désert de Raphaël, cédé 20 000 livres par le fils du président de Harlay. A
la mort de Monsieur, il hérita de sa collection de toiles de maîtres, déjà
très riche, qui comprenait des Titien, des Tintoret, des Carrache. Le
chevalier de Lorraine lui légua en 1702 un Dominiquin (Saint Jean
l'Évangéliste), un Titien (La porteuse de cassette) et un Pierre de Cortone
(La fuite de Jacob). L'année suivante, il acheta huit tableaux de la galerie
du marquis d'Hautefeuille, dont le Moïse sauvé des eaux de Paul
Véronèse, le Saint Jérôme du Dominiquin et l'Ecce Homo de Guido Reni.
Du cabinet de l'abbé du Camps, il tira La Vierge et l'enfant de Raphaël,
Salmacis et Les laveuses de l'Albane, L'Enfance de Jupiter de Jules
Romain, la Présentation au Temple du Guerchin. En 1709, Philippe
rapporta d'Espagne La prière au jardin des oliviers de Michel-Ange. Son
ami, le duc de Gramont, lui fournit trois Titien célèbres, Diane et
Callisto, Diane et Actéon, et L'Enlèvement d'Europe. Les deux premiers
se trouvent à présent à la National Gallery d'Edimbourg, le troisième au
Stewart Gardner Museum de Boston.
Philippe visitait lui-même les collections privées, faisait des
propositions d'achat ou d'échange, marchandait, suppliait, comme tout
collectionneur passionné, cherchant la moindre occasion pour accroître sa
galerie de chefs-d'œuvre. Il traita ainsi avec De Launay, directeur de la
Monnaie, le marquis de Seignelay, le président Tambonneau, lord
Melford, le duc de Vendôme, le duc de Noailles, le maréchal d'Estrées, le
marquis de Ménard, beau-frère de Colbert, La Ravoye, receveur général
de Poitiers, M. de Nouveau, M. de La Châtaigneraie... Pour lui être
agréable ou obtenir de lui une faveur, les courtisans savaient qu'il fallait
flatter sa passion et lui faire des cadeaux. Nancré, son capitaine des
gardes suisses, lui offrit ainsi sa collection, riche en maîtres italiens,
Annibal et Ludovic Carrache, l'Albane, Mola... Un des roués, Nocé, lui
céda de même deux remarquables Van Dyck, les portraits des Snyders.
Raynaud de la Sagette, greffier au parlement, briguait-il le brevet de
conseillerd'État ? Il fit venir le prince chez lui, rue Saint-André-des-Arts,
lui montra ses plus belles toiles et obtint son brevet. Le grand
collectionneur Pierre Crozat – dit « Crozat le Pauvre » par opposition à
son frère, le financier, qu'on appelait « Crozat le Riche » – jouait parfois
le rôle de démarcheur et de prête-nom. Il lui rapporta ainsi d'Italie Les
Pèlerins d'Emmaüs de Véronèse et diverses autres toiles. En 1717, l'abbé
Dubois, en mission en Hollande, lui acheta pour 120 000 livres Les Sept
Sacrements de Poussin (cinq se trouvent aujourd'hui à Édimbourg, le
Baptême à la National Gallery de Washington, et un a été détruit).
Philippe mettra plusieurs années d'obstination et d'interminables
marchandages à acquérir, par le truchement de Pierre Crozat et du
cardinal Gualterio, la magnifique collection de Christine de Suède,
léguée en 1689 au cardinal Azzolino, puis vendue en 1696 au prince
Livio Odescalchi, neveu du pape Innocent XI, et ensuite au duc de
Bracciano. 260 tableaux la composaient dont une quarantaine de
première qualité : des Raphaël (dont la Sainte Famille alors en fort
mauvais état), des Titien (Allégorie de la vie humaine, Vénus à la
coquille...), des Véronèse (L'Enlèvement d'Europe, La mort d'Adonis,
Mercure, Hersé et Aglaé...), des Corrège (Io, Léda, Danaé...), des
Carrache (Saint Etienne, La Transfiguration...), des Rubens (Thomyris et
Cyrus, La continence de Scipion...), un Tintoret, un Andrea del Sarto, un
Albane, un Michel-Ange (Ganymède), etc. Commencées en septembre
1713, les négociations aboutirent, après de multiples rebondissements
relatés dans la correspondance des directeurs de l'Académie de France à
Rome, à la signature du contrat de vente le 14 janvier 1721. Le prix
d'acquisition, fixé à 93 000 écus romains, était payable dans les quatre
mois et s'accompagnait du versement d'un pot de vin de 3 000 écus que le
duc « souhaitait mettre en poche en particulier et sans que personne ne le
sût ». Pour honorer ce contrat onéreux, Philippe devra vendre en
Hollande plusieurs de ses diamants. Les toiles désencadrées furent mises
en caisses sous la surveillance du peintre Poerson, directeur de
l'Académie de France à Rome puis expédiées à Livourne d'où un navire
français les transporta au Havre. Le Régent, les yeux scintillants de
plaisir, put les découvrir au début d'octobre 1721.
Il accrocha les plus belles toiles sur les satins blancs, les velours bleus
et les brocarts cramoisis du Palais-Royal. Au total, sa collection se
composait en majeure partie d'oeuvres italiennes: vingt-sept tableaux
d'Annibal Carrache, vingt et un du Titien, dix-neuf de Véronèse, douze
du Tintoret, douze de Raphaël, sept du Corrège, sept de Ludovic
Carrache, six de Guido Reni, six du Parmesan, trois du Caravage, deux
de Vinci, deux de Michel-Ange, un de Bellini. Dans cette éblouissante
énumération on remarquera que ne figure aucun des Primitifs italiens qui
ne seront redécouverts qu'au XIXe siècle. Mais l'école hollandaise y était
bien représentée, notamment par neuf Téniers, sept Netscher, six
Rembrandt, quatre Wouwerman, trois Gérard Dou. Parmi les toiles
flamandes on admirait sept Rubens dont Le jugement de Pâris et un Saint
Georges, plusieurs Van Dyck, les Snyders déjà cités, Charles Ier et sa
famille, des portraits du comte d'Arundel et de l'Électeur palatin. De
Holbein, le Régent possédait le très beau Sir Thomas More (New York,
Frick Collection). La peinture française était moins à l'honneur : un Henri
IV (attribué à Clouet), une Gabrielle d'Estrées au bain (école de
Fontainebleau), douze Poussin, un Claude Lorrain, deux Philippe de
Champaigne (Louis XIII et Gaston de Foix), quelques Simon Vouet,
Lebrun et Le Sueur, deux Watteau (Les singes peintres et le Bal
champêtre) et, dans un genre plus académique, le portrait de Madame par
Rigaud. Une place plus restreinte était réservée à la peinture espagnole : à
côté de quelques beaux Ribera, les Velasquez n'étaient pas authentiques,
car le prince, comme la plupart des amateurs éclairés de son temps, ne
put échapper aux pièges des faussaires.

La collection du Régent sera massacrée ou dispersée par ses


propriétaires successifs. Son fils, borné, fera brûler certaines toiles
représentant des nudités. Le reste, vendu en 1791 par Philippe Égalité,
sera éparpillé dans les grands musées nationaux et les galeries privées du
monde entier : Londres, Édimbourg, Prague, Berlin, New York, Boston,
Léningrad...
1 Des restaurations sont en cours.
2 On écrivait aussi Fallary ou Phalaris. Falari est l'orthographe donnée par la Chancellerie
romaine.
3 Le « Pot Pourry » de Menin, in revue Souvenirs et Mémoires, Paris, 1900.
CHAPITRE III

L'état de la France

CYTHÈRE OU CAPRÉE ?

Comment échapper aux clichés et aux stéréotypes ? La Régence


évoque irrésistiblement deux images qui s'opposent et se superposent à la
fois. Celle délicate des fêtes galantes illustrées par les tableaux de
Watteau, les poésies de Verlaine, les comédies de Marivaux : grâce et
tendresse nostalgique des Gilles, Arlequins et Colombines qui se
chuchotent des confidences, une mandoline à la main, froissement des
soies roses ou gris de lin sous les rousses frondaisons de parcs mystérieux
nimbés de brume légère, élégance et désinvolture des personnages
diaphanes, jeux de l'amour, jeux du hasard... Celle plus crue de la
prodigieuse licence des mœurs, naguère portée à l'écran. Foin des
sermons, au diable les belles manières ! Que la fête commence ! Stupre et
luxe ! Appétit éhonté de jouissance, explosion de toutes les audaces, ruée
d'une jeunesse dorée, oisive et dépravée, vers des plaisirs trop longtemps
interdits ! Besoin incoercible de dissipations, d'amusements, de
sensations fortes allant jusqu'aux dernières souillures de la crapulerie. En
juillet 1722, l'avocat Mathieu Marais notait dans son Journal: « On vit en
débauche ouverte à Versailles. Il n'y a personne à la tête qui puisse
contenir les courtisans et les dames. Les princes ont des maîtresses
publiques et il n'y a plus ni politesse ni civilité ni bienséance. Ce n'est
plus la Cour du Grand Roi qui, par unregard arrêtait les plus libertins, et
on y voit régner tous les vices sous un roi mineur qui n'a point encore
d'autorité. »
Pourtant il serait erroné de dater ces mœurs de la mort de Louis XIV.
Déjà dans les dernières années de son règne, le rigorisme étroit, le
moralisme étouffant de Mme de Maintenon étaient battus en brèche par
une partie de la haute aristocratie feignant la dévotion. La société de
Cour, dont le mécanisme a été si finement démonté par le sociologue
Norbert Elias, connaissait alors sa première crise. Versailles, à peine
achevé, cessait d'être un milieu de fêtes et de réjouissances. L'excès de
bigoterie du roi et de la veuve Scarron, leurs habitudes de vieux couple
rangé, ennemi de la fantaisie, avait désagrégé peu à peu ce cadre conçu
pour attirer et soumettre la noblesse. Les jeunes seigneurs raillaient
discrètement les dévots, désertaient en catimini les salons moroses du
palais et – injure suprême – boudaient les « Marly ». Ils se bornaient à de
brèves révérences devant la solennelle perruque du vieillard et les noires
dentelles de son épouse puis, vite, couraient s'amuser dans les beaux
hôtels du Marais, du faubourg Saint-Germain ou Saint-Honoré. Des
bandes joyeuses suivaient dans leurs cavalcades effrénées Mme la
Duchesse et son amant, M. de Lassay. Déjà, Philippe d'Orléans soupait
avec ses roués au Palais-Royal, et de petites cours mi-littéraires mi-
galantes étaient écloses dans les châteaux des environs : à Sceaux chez la
duchesse du Maine, à Choisy et à Champs chez la princesse de Conti, à
Anet chez Mme la Princesse, à Puteaux chez le duc de Guiche. On allait
écouter les belles voix de l'Opéra, se promener au bois de Vincennes ou
au Cours-la-Reine.
Sous la Régence, on se contenta de jeter le masque, d'abolir
l'hypocrisie, de vivre selon sa fantaisie. Ainsi apparurent au grand jour le
cynisme, l'impudence et l'impiété longtemps dissimulés. Certes, les
intrigues des mignons de Monsieur, les amours adultérines du Roi-Soleil,
la société libertine du Temple autour du grand prieur ou les débauches de
son frère, le duc de Vendôme, pour ne citer que ces exemples, n'offraient
guère de spectacle plus édifiant. Mais ces cas restaient limités. La
dégradation profonde des mœurs, prélude à l'explosion de la Régence,
date des années 1713-1714, c'est-à-dire de la fin de la guerre de
Succession. Comme toujours, le retour à la paix fut le point de départ d'«
années folles ». La noblesse, qui avait tant souffert, éprouva un intense
besoin de libération. D'où cetimmoralisme grandissant dont Mme de
Maintenon se plaignait déjà dans une lettre à la princesse des Ursins du 8
octobre 1713 : « Je me garderai bien de vous faire une description des
moeurs présentes, il me semble que je prêcherai contre l'amour qu'on doit
avoir pour sa nation... Les maris s'accommodent des promenades
nocturnes : ce sont eux qui les facilitent... Les hommes sont pires que les
femmes : ce sont eux qui laissent ruiner leurs maisons, qui veulent que
leurs femmes prennent du tabac, boivent, jouent, ne s'habillent plus. »
Madame, bien entendu, était la première à stigmatiser le délire de
jouissance et la fringale de liberté qui s'étaient emparés de la société. A
l'en croire, la débauche gangrenait affreusement toute la France. Aimer
son épouse ou son mari était passé de mode. Jamais les femmes n'avaient
été plus effrontées. Elles se conduisaient comme des « truies » et les
hommes comme des « porcs ». « Sur neuf jeunes gens de qualité qui
dînaient l'autre jour avec mon petit-fils, écrit-elle en avril 1722, il y en
avait sept qui avaient le mal français. » Le chirurgien La Peyronie,
confident de tous les petits secrets des gens de Cour, assurait qu'ils étaient
tous « gâtés ».
Il faut dire que les turpitudes de la haute société allaient bien au-delà
des soupers légers du Palais-Royal. On racontait que la duchesse de Retz
avait dîné nue avec le duc de Richelieu, que Mme de Gacé recherchait les
jeux érotiques les plus dépravés, que Mme de Polignac, insatiable
nymphomane, se donnait au tout venant. Deux anecdotes parmi d'autres:
en juillet 1717, Mme de Gacé soupait chez Mme de Nesles en compagnie
de son amant, le prince de Soubise. Les convives s'amusèrent à l'enivrer.
Lorsqu'elle fut bien éméchée, ils la déshabillèrent et la livrèrent à des
valets. Le lendemain, le mari trompé fit jeter sa femme au couvent de
Picpus et rosser à coups de bâton son galant, tout prince qu'il était. Un
soir de février 1721, M. le Duc, sa maîtresse Mme de Prie, son frère le
comte de Charolais, prirent pour victime une des invitées, Mme de Saint-
Sulpice, la firent boire, glissèrent un pétard sous ses jupes et l'allumèrent.
Un carrosse reconduisit chez elle la jeune femme tout hurlante, les
cuisses en sang. Plaisante aventure dont tout Paris se gaussa en
fredonnant sur l'air Que Marianne était coquette :
Le grand portail de Saint-Sulpice,
Où l'on a tant fait le service,
Est brûlé jusqu'aux fondements.
Chacun s'afflige avec justice
Que les Condés, pour passe-temps,
Aient détruit un tel édifice.
Les ecclésiastiques n'étaient pas en reste. Petit de Montempuys,
chanoine de Notre-Dame, s'habillait en femme pour se rendre à la
comédie, l'abbé d'Entragues en faisait autant pour son plaisir personnel.
L'évêque de Beauvais, M. de Beauvillier, fils du duc de Saint-Aignan,
âgé de trente-deux ans, se promenait en carrosse dans sa ville épiscopale
en compagnie de sa maîtresse, la fille d'un exempt des gardes du corps.
Quand il voulut la loger chez lui sous prétexte de leçons de musique, les
paroissiens lui jetèrent des pierres, les chanoines de son chapitre et le
cardinal de Noailles en personne vinrent lui faire des remontrances. Il
refusa de les recevoir. Quel scandale ! Le duc d'Orléans fit enfermer la
donzelle aux Madelonnettes et le fringant prélat à l'abbaye de Cîteaux.
L'impiété se répandait partout. Madame gémissait que la jeunesse ne
croyait plus en Dieu, que les prêtres et les moines avaient perdu la foi. «
Il arrive à présent des choses extraordinaires, note Barbier en juillet 1722.
La semaine passée, on trouva l'un des autels de la nef de Notre-Dame tout
rempli de m... : on avait fait des ordures sur le dernier évangile [...]. On
dit qu'on a pris avant-hier, dans un cabaret, des gens qui faisaient rôtir un
crucifix avec des maquereaux... »

BALS ET JEUX

Moins d'un mois après la mort de Louis XIV, les spectacles reprenaient
à Paris. Il existait alors quantité de petits bals mal fréquentés où il ne
faisait pas bon s'aventurer. Le chevalier de Bouillon eut l'idée d'ouvrir
dans la salle de l'Opéra, au Palais-Royal, sous la protection des gardes de
Son Altesse Royale, un grand bal public ouvert à tous, moyennant six
sous l'entrée. Le Régent trouva le projet excellent et gratifia son auteur
d'une pension de 6 000 livres. Le duc d'Antin fut chargé d'organiser cette
réjouissance. Le bal avait lieu trois fois par semaine, deonze heures du
soir à quatre ou cinq heures du matin, sauf bien entendu pendant le
carême. Un plancher mobile, actionné par un moulinet, mettait l'orchestre
à hauteur de la scène. Danseurs et danseuses de l'Opéra allaient souvent
se perdre dans la foule. Seigneurs et roturiers s'amusaient de concert.
Sous les masques et les dominos les rangs se confondaient. Le premier
fut inauguré le 2 janvier 1716. Le duc d'Orléans, venu en curieux dans sa
petite loge, fut apostrophé par de joyeux fêtards : « Descends, Régent ! »
Philippe ne se fit pas prier et, très librement, se mêla aux danseurs. Ces
bals connurent un tel succès qu'on ouvrit bientôt une seconde salle au
Louvre.
Le 18 mai 1716, on vit reparaître les comédiens italiens qui
s'installèrent à l'hôtel de Bourgogne, tandis que les comédiens français
restaient rue des Fossés-Saint-Germain (aujourd'hui rue de l'Ancienne-
Comédie). Ils avaient quitté les planches parisiennes quelque vingt ans
auparavant, expulsés par Louis XIV à la suite d'une représentation de La
Fausse Prude jugée insultante pour Mme de Maintenon. Jusqu'en 1718,
leurs pièces étaient jouées en italien et le public s'amusait surtout de leurs
mimiques ; ensuite, elles furent données en français ou en un mélange
comique d'italien et de français.
Le jeu était aussi sous la Régence une véritable passion que rien ne
semblait pouvoir refréner. On jouait à toute heure du jour et de la nuit,
dans les antichambres du Palais-Royal, les salons du Luxembourg, les
hôtels parisiens, les cabarets, les tripots. On jouait et bien entendu l'on
trichait...Les lieux les plus réputés étaient l'ambassade de Gênes, l'hôtel
de Transylvanie et celui de Tresmes. Les seigneurs, les bourgeois, sans
oublier leurs femmes, misaient des sommes folles à la bassette, au
pharaon, au lansquenet, au biribi, au reversi, au brelan ou à l'hombre. Le
28 décembre 1719, le Régent voulut mettre une sourdine à cette fureur.
Une ordonnance défendit sous peine d'amendes de jouer aux dés ou aux
cartes, au hoca, biribi, pharaon ou bassette. Mais on ne respectait rien et
surtout pas les édits ! Alors, plutôt que de s'épuiser à interdire, on préféra
réglementer. En avril 1722, huit académies de jeu reçurent une
autorisation légale moyennant une redevance de 200 000 livres, en
principe destinée aux pauvres...

DUELS ET VIOLENCES

La société de la Régence ? Une société violente. Privée de guerre, la


noblesse batailleuse et turbulente fut saisie par une épidémie de duels,
comme au meilleur temps du roi Louis XIII et du grand cardinal. Le duc
d'Orléans eut beau multiplier les mises en garde, répéter qu'il serait sur ce
chapitre plus sévère que ses prédécesseurs, il ne fut pas plus écouté que
pour les jeux. Pour une femme, pour un soufflet, un coup de canne ou un
propos malsonnant, au sortir d'un bal ou d'un jeu de paume, de la messe
ou de la musique du roi, les épées jaillissaient du fourreau et couchaient
sur le carreau quantité de jeunes écervelés dévorés par la maladie du «
point d'honneur ».
Ainsi, le duc de Richelieu ferrailla-t-il contre le fils du maréchal de
Matignon, M. le Duc contre M. de Richelieu, le marquis de Baillac,
premier capitaine des grenadiers des gardes françaises, contre son major,
M. de Contades, le chevalier de Breteuil contre le chevalier de Gravelles,
tous deux officiers aux gardes, le marquis de Courtenvaux, capitaine des
Cent-Suisses, contre M. de La Baume, mestre de camp, le duc de
Mortemart contre M. de Coigny, etc. De garde aux Tuileries, M. de Saint-
Maurice croisa le fer avec M. de Courtin sous prétexte que celui-ci avait
trop tiré à lui la couverture du lit de camp ! Parce qu'elles se disputaient
le même amant, la marquise de Nesle et sa belle-sœur, la marquise de
Polignac, se battirent à coups de couteau. Des clercs eux-mêmes ne
dédaignaient pas de régler leurs différends les armes à la main. En mars
1722, l'évêque du Puy, M. de Conflans, qui avait eu des mots avec un
officier du roi, accepta le combat et tua son adversaire.
La brutalité, la violence des jeunes seigneurs dépassaient
l'entendement. Louis-Armand, prince de Conti, battait sa femme comme
plâtre parce qu'il la soupçonnait d'infidélité. Une fois, au bal de l'Opéra, il
aborda une jeune provinciale qu'il ne connaissait pas et, par pur sadisme,
« lui appliqua cent soufflets et des chiquenaudes qui lui firent sortir du
sang du nez et de la bouche ». Un jour que le duc de La Meilleraye
conduisait lui-même son phaéton à travers Paris, il renversa une
marchande de fruits près de Saint-Sulpice. Au lieu de lui présenterses
excuses, il la frappa. Un prêtre en surplis voulut s'interposer : il reçut à
son tour des coups de fouet au visage. Au bal de l'ambassadeur de Sicile,
le jeune prince de Léon, accompagné de plusieurs amis, refusa de
déposer son épée au vestiaire et dégaina contre le Suisse. On appela le
guet. Il y eut deux morts et plusieurs blessés.
Le Régent réagissait sévèrement contre tous ces débordements. Le
prince de Léon et le duc de La Meilleraye furent embastillés. Un jour, fou
et brutal, le jeune comte de Charolais tira comme un lapin un brave
bourgeois qui prenait le frais sur le pas de sa porte. Pour le plaisir ! Le
lendemain, dégrisé, il courut implorer le pardon du duc d'Orléans. Celui-
ci, après bien des hésitations, n'osa le refuser au frère de M. le Duc, mais
lui dit avec mépris : « Monsieur, la grâce que vous demandez est due à
votre rang et à votre qualité de prince du sang ; le roi vous l'accorde, mais
il l'accordera encore plus volontiers à celui qui vous en fera autant ! »

CAFÉS ET SALONS

Cependant, un nouvel art de vivre s'installait. A Sceaux, dans la féérie


des fêtes nocturnes et des divertissements burlesques – telles les
cérémonies de l'Ordre de la Mouche à Miel –, la duchesse du Maine
cherchait à renouveler la préciosité du siècle précédent. Le président
Hénault, la marquise du Deffand y discutaient art et littérature. C'est dans
cette « galère du bel esprit » – ainsi appelait-on son salon – que Voltaire
lut la première version de son Œdipe. A Paris, les réunions littéraires se
multipliaient. Rue de Richelieu, la marquise de Lambert, veuve d'un
lieutenant général des armées du roi, recevait Fontenelle, Houdar de La
Motte, Montesquieu, Marivaux, le président Hénault, l'abbé de Saint-
Pierre, le marquis d'Argenson, le père Buffier, Trudaine, le comte de
Plélo, l'avocat Louis de Sacy. Parmi les femmes fréquentant ce « bureau
d'esprit », on remarquait, outre Mme de Saint-Aulaire, fille de l'hôtesse,
la maréchale de Villars, Mme Dacier, la jeune actrice Adrienne
Lecouvreur (future égérie du maréchal de Saxe), Mlle Delaunay, dame de
compagnie de la duchesse du Maine, Mme de Vatry etMme Dreuillet, qui
se piquaient de poésie. Les célèbres « mardis » de Mme de Lambert
ressemblaient à la chambre bleue d'Arthénice. La journée était réservée
aux gens de lettres. Comme à Sceaux, on y lisait les bonnes feuilles des
ouvrages à paraître ; on y préparait aussi la prochaine élection à
l'Académie française. Le soir, venaient les courtisans et les grands
seigneurs. D'autres salons s'efforçaient de reproduire le bon ton, le bon
goût et la politesse exquise qui régnaient chez Mme de Lambert : ceux de
Mme de Tencin, du duc de Sully, du prince et de la princesse de Léon.
Avec l'essor de la société parisienne se développaient aussi les cafés,
où l'on pouvait discuter de sciences ou d'art, jouer aux échecs ou lire le
Mercure galant, la Gazette, et le Journal des savants. En 1723, on en
relevait à Paris près de 380 et, parmi les plus célèbres, le Procope, le Café
de la Régence, celui de la Veuve Laurent, limonadière rue Dauphine, le
café Féret, près du pont Saint-Michel, le café Marchand, le café Gradot et
le Café savant.

LA MODE ET LE STYLE

Grand changement dans la toilette : les vastes perruques à marteaux et


les hauts talons disparaissent, tout comme les somptueux vêtements parés
d'un flot de dentelles et de rubans. Le costume masculin se simplifie :
justaucorps à manches ouvertes, sobre cravate de dentelle, culotte en
fourreau de pistolet, bas de soie, cape à grand collet, perruque plate
finissant en « bout-de-rat » et tricorne avec ou sans plumes. Comme le
révèle la célèbre Enseigne de Gersaint de Watteau, les vêtements
féminins sont amples, souples, soyeux, pleins de grâce et de légèreté. Les
robes sont « volantes », « battantes » ou « ballantes », taillées dans des
étoffes légères, gaze, mousseline, satin ou indienne. On ne porte ni
ceinture ni corset baleiné. Le corsage s'échancre. On s'habille de «
négligés », ce qui fait dire à la Palatine qu'« on a l'air de sortir de son lit
». Les fontanges, les hautes coiffures du siècle précédent, ont fait place
aux cheveux courts frisés en grosses boucles et aux petits chignons que
surmontent cornettes, aigrettes ou bijoux. A partir de 1718, on voit
apparaître les robesà paniers qui remportent tout de suite un vif succès
malgré leur coût relativement élevé, car elles nécessitent une armature de
cerceaux et plusieurs mètres de tissu : robes « à guéridon », « à bourrelets
», « à coupole » ou « à gondole ». Une demoiselle Margot, venue
d'Amboise, amassera une fortune en les confectionnant en série. Sur les
planches, Arlequin facétieux se fait marchand de paniers pour amuser la
galerie : « J'ai des bannes, des cerceaux, des volants, des matelas piqués ;
j'en ai de solides pour les prudes, de pliants pour les galantes et de mixtes
pour les personnes du tiers état. »
Le blanc est la tonalité dominante. Les élégantes se fardent de plâtre.
La mode est au teint d'albâtre rehaussé de touches de rouge et de
quelques mouches délicatement posées. On pousse la coquetterie jusqu'à
se peindre les veines en bleu afin de mieux faire ressortir la finesse de sa
peau ! Le corps prend d'ailleurs une importance qu'il n'a peut-être jamais
connue. On découvre la nécessité des soins corporels, de l'hygiène.
Baignoires et cabinets de toilette font leur apparition dans les riches
demeures parisiennes. Mais ce n'est encore qu'un timide début...
En art, le style aussi change. Au majestueux et au solennel succèdent la
grâce et la secrète tendresse. La fantaisie rococo remplace peu à peu la
pompe classique et la sévérité de l'art louisquatorzien. Le luxe
aristocratique fait d'impertinence, d'ironie, de légèreté devient ce qu'on
appelle alors le « goût moderne » qui s'impose dans tous les domaines.
C'est le triomphe d'Antoine Coypel, « premier peintre du roi »,
d'Oppenord, « premier architecte de Son Altesse Royale », du décorateur
Meissonnier, de l'ébéniste Cressent. Arabesques, lambris, trumeaux,
girandoles, moulures en sarments de vigne, feuillages et coquilles, «
chinoiseries » et « singeries » marquent la rupture avec l'art ornemental et
la symétrie austère du XVIIe siècle avec ses pilastres et ses chapitaux
monumentaux. Les tons clairs, les coloris frais expriment le charme, la
sensualité de l'esprit nouveau qui préfère les « commodités » à l'apparat.
Le jeu subtil du décor, fluide et chatoyant, donne à cette gracile
esthétique du reflet le sens de l'illusion, de l'artifice. Douceur et
mélancolie de l'âme derrière le brio, la transparence des mots ou des
images : voici Antoine Watteau, sacré par l'Académie « peintre des fêtes
galantes ». Virtuosité, rythmes syncopés et symphonie pathétique : voici
Couperin et ses Leçons des ténèbres. Élégance destraits, finesse des
couleurs : voici les pastels de Rosalba Carriera, la Vénitienne venue sur
les bords de la Seine.
Si le décor intérieur connaît une profonde mutation, l'architecture
semble se libérer plus difficilement de l'académisme classique renouvelé
depuis peu par Jules Hardouin-Mansart. Robert de Cotte, Boffrand,
Lassurance manquent parfois d'audace et d'originalité. Cependant un
style libre et élégant, délicat et spirituel commence à s'exprimer dans les
hôtels édifiés à cette époque et qu'entourent le plus souvent des jardins,
des parterres et des bosquets : hôtel Matignon, Palais-Bourbon, hôtels de
Lassay, d'Évreux (l'Élysée), de la Desmares, de Montbazon, de
Roquelaure. Même évolution dans les demeures plus modestes de la
bourgeoisie parisienne, où les ferronneries des balcons, les mascarons des
fenêtres, les tympans des portails évoquent déjà la légèreté et
l'impertinence du style rococo.
En littérature, les Modernes l'emportent définitivement sur les Anciens
et l'on renverse allègrement les monuments les plus vénérables. Témoin
l'Iliade travestie du jeune Marivaux (1716), badinage burlesque et
irrévérencieux dans le genre des bouffonneries de Scarron ou encore le
tumultueux Gil Blas de Lesage évoquant, par sa verve picaresque et le
flot étourdissant de ses aventures, la sève ardente d'un temps nouveau.
Seul l'art théâtral, particulièrement la tragédie, donne l'impression de ne
pas se renouveler. L'Œdipe de Voltaire, qui sera un triomphe, prolonge
par sa technique d'écriture le style le plus classique, le génie racinien en
moins. Il en est de même des œuvres de Crébillon, de Houdar de La
Motte qui recherchent l'emphase et les grandioses mises en scène,
accentuant par là leur tonalité baroque.

LA « CRISE DE LA CONSCIENCE EUROPÉENNE »

Révolution dans les mœurs, la mode, le style, mais aussi formidable


révolution dans les esprits. Comment pourrait-il en être autrement ? Entre
la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle, le champ des connaissances
s'accroît dans des proportions gigantesques. En trois décennies, on en
apprend plus qu'en trois siècles.Picard mesure la distance de la terre au
soleil ; Olaus Römer calcule la vitesse de la lumière ; Newton formule les
règles de la mécanique céleste, qui ne seront remises en cause qu'à l'ère
de la géométrie non-euclidienne et de la radioastronomie. Brutalement,
les frontières se dilatent, l'espace s'ouvre à l'infini. En mathématique,
Newton et Leibniz mettent au point le calcul infinitésimal. Leeuwenhoek
observe pour la première fois les « animalcules » (spermatozoïdes),
Hooke la cellule végétale.
Les grandes découvertes viennent du perfectionnement des instruments
de mesure et des appareils scientifiques imaginés antérieurement,
horloge, montre, chronomètre, télescope, microscope. En quelques
décennies la botanique, la médecine, la pharmacie, la chirurgie, la chimie
vont accomplir des progrès décisifs.
La montée des sciences nouvelles, l'exploration de la nature
s'accompagnent d'un changement dans le domaine des idées. « Dans les
années finissantes du XVIIe siècle, un nouvel ordre des choses a
commencé », écrit Paul Hazard : c'est la « crise de la conscience
européenne ». 1680-1715 : alors même que l'âge classique triomphe à la
Cour du Roi-Soleil, un monde bascule. Le doute s'infiltre partout à
mesure que les limites de la connaissance reculent. Les valeurs établies
deviennent objets de contestation. L'ouverture sur le monde extra-
européen, les voyages d'explorateurs en Perse, en Chine, aux Indes ou
chez les sauvages d'Amérique conduisent à réviser les certitudes les
mieux établies, à relativiser les croyances, à rabaisser les rites sacrés au
rang de simples coutumes. En Angleterre, empirisme et relativisme
gagnent du terrain avec Robert Boyle et John Locke. Une philosophie
mécaniste et fixiste s'élabore, qui repousse Dieu dans l'inconnu en
attendant de pouvoir l'expliquer car, derrière Pierre Bayle les « rationaux
», comme on les appelle, prétendent que tout est intelligible, y compris la
relation à l'être. Locke, en concevant sa théorie du droit des gens, de la
loi naturelle, du pacte social n'énonce pas seulement des idées anti-
absolutistes : il affirme déjà implicitement l'existence d'une science
sociale. Son Essai sur l'entendement humain préfigure par bien des
aspects le message des « philosophes » français des années 1750-1760.
Rien d'étonnant, par conséquent, à ce que les idées nouvelles s'aventurent
dans le domaine religieux. Fontenelle – qui fut, ne l'oublions pas, l'un des
professeurs du futur Régent –met en doute les miracles, le surnaturel, se
gausse de la crédulité populaire, laisse éclater son impertinence dans son
Histoire des oracles. Richard Simon publie dès 1678 une Histoire
critique du Vieux Testament. En philologue sceptique, il passe l'Écriture
sainte au crible, ruine le fondamentalisme d'un Bossuet et annonce déjà la
critique biblique moderne. Ses audaces le font exclure de l'Oratoire.
Mais l'ouvrage qui résume le mieux son époque, ce sont les Lettres
persanes du jeune président de Montesquieu (1721), chef-d'œuvre plein
de finesse et de sous-entendus corrosifs. Comment expliquer son
immense succès ? Par l'engouement du public pour l'Orient mystérieux et
le dépaysement exotique (le voyage de Mehemet Effendi envoyé, en
1721, par le grand vizir Ibrahim a suscité une immense curiosité) ? Par la
satire amusée de toute une société, ses travers, ses intolérances révélés en
quelque sorte de l'extérieur ? Sans doute, mais surtout par la critique
acerbe de l'héritage louisquatorzien, la charge anticléricale et
anticatholique qu'il contient.
PERMANENCE DU GRAND SIÈCLE

Et pourtant, à y regarder de plus près, cette vague de nouveautés a


quelque chose de fragile, de léger comme l'écume des mers. Elle n'affecte
pas les profondeurs, la pesanteur des choses. Gardons-nous des faux
truismes et des généralisations hâtives. Non, la Régence n'est pas
l'antichambre de la Révolution et il serait péremptoire d'affirmer derrière
Michelet, toujours grandiloquent, qu'elle fut « une révélation, une
révolution, une création ». Elle a dévoilé plus qu'elle n'a créé, synthétisé
le passé plus qu'ébauché l'avenir. Elle n'est pas même un tournant, une de
ces périodes « charnières » commodes aux historiens pressés. La
chronologie politique, le mouvement des idées au sein des élites
coïncident rarement avec l'évolution du pays réel. Entrons dans le
domaine de l'« histoire lente » : la mort de Louis XIV a-t-elle changé
quelque chose aux modes de vie paysans, aux comportements ancestraux,
aux mentalités provinciales, aux humbles réalités de la vie quotidienne ?
Nullement ! Les 35 000 paroisses de France vivent à leur rythme propre,
celui des saisons,des gestes sans cesse répétés, des paysages immuables
et du temps immobile. Alors, les perspectives se renversent. On le sait
maintenant depuis les travaux économiques de Jean Meuvret, de Pierre
Goubert, d'Ernest Labrousse et de beaucoup d'autres, le XVIIe siècle ne
s'achève pas en 1700 ou en 1715. Il pousse ses lointaines ramures dans le
siècle suivant. La coupure est plus tardive : 1730-1750 peut-être. C'est
alors seulement que scintillent les premières lueurs du siècle des
Lumières. La Régence n'est qu'un appendice du Grand Siècle, la dernière
coulée d'un monde que va bientôt figer la mort, un temps prolongé qui a
conscience de sa fragilité.
La France gagnée par le libertinage et l'athéisme ? Allons donc ! Rien
n'est plus faux que l'image de débauche généralisée qu'accréditent la
Palatine et les contemporains. Ceux-ci ne font que dépeindre la haute
aristocratie et la grande bourgeoisie parisienne gagnée par contagion
depuis la fusion de la Cour et de la ville. Et encore ! Même dans ces
milieux, les excès ne sont le fait que d'une minorité tapageuse. Mais
considérons le reste de la France. Le contraste est étonnant. Jamais
depuis le début des temps modernes le pays n'a été aussi imprégné de foi
chrétienne. Les années 1725-1730 marquent l'apogée de la Contre-
Réforme issue du concile de Trente (1545-1563), apogée atteint après une
lente reconquête du monde rural, déchristianisé à la fin du XVIe et au
début du XVIIe siècle à la suite des guerres de Religion.
Mis à part le cas de quelques abbés de Cour, l'état moral du clergé était
infiniment supérieur à ce qu'il était un demi-siècle auparavant. Au début
du règne de Louis XIV nombreux étaient les curés de campagne laxistes,
jouant aux dés, fréquentant les cabarets avec leurs ouailles et vivant en
concubinage au milieu de leur progéniture. De 1650 à 1679, observe
Pierre Goubert, l'évêque janséniste de Beauvais fit traduire en jugement
pour intempérance et inconduite morale plus de 400 prêtres. Passé 1680,
le nombre des procès ecclésiastiques de ce type s'effondre. En 1724, 5 %
seulement des prêtres du diocèse de La Rochelle font l'objet de ces
critiques de la part de leur évêque contre 10 à 25 % au temps de la
Fronde. Que s'est-il donc passé ? Les prescriptions tridentines relatives à
la formation des prêtres ont enfin été mises en pratique. Dès 1660-1670,
les séminaires diocésains se multiplient. Lazaristes, jésuites, sulpiciens,
oratoriens, doctrinaires, eudistes, prêtres des Missions étrangères
s'attachentà donner aux ordinands une solide formation théorique et
pratique. A partir de 1696, à Paris, tout clerc aspirant au sacerdoce doit
passer obligatoirement par le séminaire. A cette formation initiale
s'ajoutent les retraites, les conférences ecclésiastiques, comme celles
d'Angers présidées par le chanoine Babin, qui feront l'objet d'une
publication.
Le renouveau spirituel commence au milieu du siècle avec saint
François de Sales, saint Vincent de Paul, le père Olier, Bérulle, l'Oratoire.
Une nouvelle race de prêtres apparaît : prêtres tonsurés portant soutane,
dignes, chastes, sobres, instruits, d'une piété exemplaire. Ils résident dans
leur cure et se consacrent avant tout à l'instruction de leurs fidèles :
prônes, catéchisme dominical, école rurale. En ville, parallèlement, se
développent des collèges tenus par des congrégations enseignantes. C'est
sous la Régence que l'enseignement dans l'Université deviendra gratuit.
Des images pieuses, des ouvrages religieux – exercices spirituels, traités
d'apologétique, sermonnaires, manuels de dévotion pratique, manières de
bien instruire les pauvres, préparations à la mort – ont pour objet de
pénétrer, de façonner la culture populaire. Ces textes très largement
diffusés et de nombreuses fois réédités n'atteignent pas tout le monde
évidemment – les deux tiers des hommes et davantage de femmes sont
incapables de signer leur acte de mariage autrement que par une croix –,
mais ils marquent la société du temps. D'ailleurs les analphabètes ne sont
pas oubliés : retables, tableaux, calvaires, chemins de croix s'efforcent de
leur rendre présent l'essentiel de la foi.
L'Église et ses nouveaux prêtres sortis des séminaires participent à la
lente transformation des mentalités. En prêchant le devoir d'obéissance,
la soumission aux autorités voulue par la providence, ils ont sans nul
doute contribué à renforcer l'absolutisme et la centralisation
monarchique. Ce n'est pas un hasard si au début du XVIIe siècle
s'essouffle le mouvement de jacqueries et de révoltes paysannes. Mais
l'ambition essentielle du nouveau clergé est d'enseigner une foi plus
rigoureuse, plus intériorisée, débarrassée des éléments païens qui
l'obscurcissaient : manifestations outrancières du culte, saints
légendaires, superstitions, dévotions ou processions douteuses. Il n'est
pas certain du reste que ce christianisme ascétique, tenant pour suspects
le mysticisme et le miracle, ait été toujours bien accueilli dans les
campagnes. Les directeurs de conscience sont plus exigeants, ilsinsistent
sur le péché, la colère de Dieu plus que sur sa miséricorde, exploitent
peut-être un peu trop facilement l'angoisse de l'homme devant la mort,
évoquent à tout propos les tourments de l'enfer et tonnent avec la dernière
vigueur contre les bals et les distractions apparemment innocentes. Ces «
techniciens de la foi » marquent-ils des victoires sur la foi du
charbonnier ? Le fait est qu'à l'horizon 1720-1730 un type de piété
populaire amorce un recul : cette piété baroque, si émouvante par la
multiplication des invocations religieuses – à Dieu le Père, au Christ, à la
Sainte Trinité, à la Vierge Marie, à saint Joseph, aux anges gardiens –
figurant dans les testaments. Michel Vovelle a étudié cette mutation pour
la Provence, Pierre Chaunu pour Paris, François Lebrun pour l'Anjou. Le
contenu religieux des testaments décline rapidement, Paris avec dix ans
d'avance sur Marseille. Les demandes de messes pour les défunts, les
fondations pieuses, les legs aux confréries connaissent un sommet vers
1710 puis s'infléchissent. La chute s'accélère après 1750 et la rupture se
situe vers 1770. Comme l'observe Daniel Roche, le discours théologique
« a cassé cinquante ans au moins avant tout le reste ». Cette
sécularisation est symptomatique d'un changement d'attitude devant la
mort. Philippe Ariès l'a bien vu. Là encore, la fin de la Régence et le
ministère du duc de Bourbon marquent un tournant. Au XVIe et au XVIIe
siècle, la préoccupation essentielle était d'être inhumé en terre sacrée,
dans l'église ou l'enclos paroissial, le plus proche possible du tabernacle,
signe tangible de la résurrection glorieuse des corps promise par le
Christ. Après 1720, on préfère le cimetière. On renonce progressivement
au rituel « baroque » de la cérémonie mortuaire, à sa pompe ostentatoire
et théâtrale. Les testaments dévoilent d'autres hantises moins spirituelles,
plus charnelles : la peur de la nudité, celle de l'autopsie, la terreur d'être
enterré vif. Le corps l'emporterait-il déjà sur l'âme ? S'agit-il d'un recul de
la foi ? Probablement pas, du moins dans la première moitié du siècle. On
peut y voir en revanche une mutation des sensibilités, la fin d'une certaine
chrétienté. On n'éprouve plus le besoin de faire l'aveu de ses croyances
devant la chandelle et l'écritoire d'un notaire. Il reste que le catholicisme
tridentin, dans sa version française néo-augustinienne et parajanséniste,
en se frayant une voie sur les décombres de la dévotion populaire,
présente une évidente fragilité, source de reculs qui seront brutalement
mis en lumière après la Révolution. Derrière le rite, le geste, lapratique,
on s'apercevra qu'il n'y a plus rien. Sous le « règne » de Philippe
d'Orléans, nous n'en sommes pas encore là, bien au contraire. La vague
de sécularisation de la culture, étudiée par François Furet à partir de la
production des livres autorisés, n'atteint manifestement pas la Régence,
bien que pour cette époque on ne dispose pas des chiffres du bureau de
Librairie. Mais, entre 1723 et 1727, un tiers encore des titres se rattache
au domaine religieux contre un huitième seulement dans les dernières
années du règne de Louis XVI. Ce n'est en fait que vers 1750 – le temps
des Encyclopédistes – que décline le nombre d'ouvrages consacrés à la
religion, la dévotion, la liturgie ou l'histoire de l'Église, au profit d'études
profanes : sciences, techniques, arts, belles-lettres. Dans les premières
décennies du XVIIIe siècle, il est certain qu'environ 95 % des Français
faisaient leurs Pâques, assistaient à la messe dominicale, respectaient le
repos des dimanches et fêtes, le jeûne et l'abstinence de carême.
La Régence est probablement l'une des périodes de notre histoire où
dans les campagnes la discipline sexuelle fut le plus respectée. Les
naissances illégitimes sont très rares : 1 % peut-être sur l'ensemble du
territoire avec quelques pointes à 3 % ou 4 % dans certaines localités
(Nantes et quelques bourgades normandes). Les conceptions prénuptiales
(calculées à partir des naissances survenues au plus tard dans le huitième
mois du mariage) sont elles-mêmes moins fréquentes qu'au XVIe siècle :
5 à 7 %. Et pourtant, les jeunes filles ne se marient pas avant vingt-quatre
ou vingt-cinq ans, les jeunes gens avant vingt-huit ou trente ans. Les
comportements populaires, par conséquent, se situent aux antipodes de
ceux de la minorité privilégiée.
Quelques îlots de résistance à cette immense vague de christianisation
ne feront tache d'huile que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Ainsi
la société militaire dans son ensemble reste-t-elle en dehors de la Contre-
Réforme française, essentiellement par manque d'aumôniers. La noblesse
de Cour elle aussi, c'est évident, est touchée par le libertinage et l'impiété.
On a observé que les ducs et pairs ont été la première catégorie sociale à
pratiquer le « contrôle des naissances » (lequel fait peut-être déjà son
apparition à l'aube du XVIIIe siècle dans certaines régions du Midi où
l'influence du clergé est moins forte). Les villes, d'une façon générale,
malgré la foule de leurs clochers et l'abondance du clergé paroissial,
commencent à former des foyers d'irréligion.Les naissances illégitimes et
les abandons d'enfants y sont nettement plus nombreux qu'à la campagne.
Il est vrai que les filles-mères des campagnes avoisinantes – en général
de pauvres servantes séduites par leurs maîtres – viennent accoucher en
ville.
Il ne fait aucun doute aussi qu'un état d'esprit sceptique, anticlérical,
raisonneur s'est emparé d'une partie de la bourgeoisie urbaine, notamment
dans la robe. Voyez Voltaire, les premiers écrits de Marivaux, de
Montesquieu. Mais ce libertinage intellectuel ne dépasse guère les limites
de ce qu'il était sous Louis XIV. L'athéisme ? En tant que courant de
pensée, il n'existe pas. Il ne s'exprime que dans des écrits privés qui
seront découverts quelques décennies plus tard, comme le Mémoire des
pensées et sentiments de cet étrange prêtre apostat, Jean Meslier, curé
d'Étrépigny en Champagne, qui souhaitait que « tous les grands de la
terre et tous les nobles fussent pendus et étranglés avec des boyaux de
prêtres » ou la Lettre de Thrasybule à Leu-cippe, écrite en 1722 par
Nicolas Fréret, précepteur du fils du duc de Noailles. Les thèmes
rationalistes dérivés de l'Éthique de Spinoza ou du Dictionnaire de Bayle
(lui-même resté incompris jusqu'aux travaux d'Élisabeth Labrousse qui a
souligné les sources calvinistes de sa pensée) sont fortement combattus
par la littérature apologétique, encore dominante. En 1720-1730, l'Église
est loin de donner l'impression d'avoir perdu le « pouvoir culturel ».
Parler d'une « crise de conscience » au temps de la Régence est
excessif. L'élargissement du champ des connaissances, les découvertes
scientifiques des années 1680-1715 n'ont pas dans un premier temps
remis en cause l'ordre des valeurs. Les Jésuites et les Oratoriens se sont
efforcés de faire la synthèse entre les récents acquis de la recherche et les
dogmes issus de la Révélation. La philosophie cartésienne permet, on le
sait, cette distinction, que le père Malebranche ne s'est pas fait faute
d'exploiter. Faut-il parler des Mémoires de Trévoux qui témoignent de
l'intérêt des Jésuites pour les sciences, de l'importance de l'enseignement
de la physique et des mathématiques dans les collèges de la Compagnie ?
Des travaux de recherches d'Oratoriens comme le P. Lamy, le P.
Jaquemet, le P. Prestet, le P. de Mercastel ? De la place donnée aux
récentes découvertes dans l'enseignement des Bénédictins de Saint-
Maur ? N'exagérons pas, par conséquent, le caractère corrosif des « idées
nouvelles ».Elles ne formeront un corps de doctrine que regroupées dans
l'Encyclopédie, à partir de 1751. Pour l'heure, dans le domaine
scientifique, on continue de raisonner selon les catégories d'Aristote : la
médecine vit encore très largement au temps de Molière, la chimie ne
s'est pas encore dégagée de sa gangue alchimiste et de la physique des
quatre éléments. L'astronomie reste paralysée par des conceptions
archaïques ou des présupposés métaphysiques. Les idées de Newton ne
se propageront en France qu'à partir de 1730-1740, sous l'influence de
Voltaire et de Maupertuis, non sans une volontaire inflexion matérialiste
et anticartésienne. C'est vers cette époque d'ailleurs que Georges
Gursdorf place la véritable séparation entre la culture scientifique et le
domaine proprement littéraire. La recherche devient affaire de
spécialistes.
Postérieures également à la Régence l'anglomanie des Français, leur
admiration pour les modes, les jardins et les institutions d'outre-Manche.
Les voyages de Voltaire datent de 1726-1728 et ses Lettres
philosophiques ou Lettres anglaises de 1734. L'Esprit des Lois, dans
lequel Montesquieu esquisse une description du système politique
britannique (qu'il propose très timidement non comme modèle mais
comme source d'inspiration), paraît en 1748. Contrairement à une idée
reçue, le Régent restera imperméable à l'influence des idées anglaises,
même au temps le plus fort de l'« entente cordiale ». Et Dubois, artisan de
ce rapprochement diplomatique, n'aura jamais l'idée de s'inspirer des
institutions nées de la Glorious Revolution pour transformer la monarchie
française. D'ailleurs le fameux modèle anglais existait-il à cette époque ?
Ce n'est en effet qu'entre 1715 et 1730 qu'il s'élabore progressivement,
avec l'effacement du pouvoir royal, la pratique du cabinet homogène
(whig ou tory) bénéficiant de la double confiance du souverain et du
Parlement et l'émergence d'un Premier ministre.

« TRAGIQUE XVIIe SIÈCLE » ?

Sur le plan économique la Régence se rattache également au XVIIe


siècle. Elle fait partie de cette vaste dépression cyclique qui s'étend de
1650 à 1730 : c'est le temps de l'argent rare, de la baisse des prix
agricoles et des produits manufacturés, de lacirculation monétaire
ralentie, de l'endettement lourd à supporter pour les paysans, bref de la
stagnation économique. Cela, entre parenthèses, éclaire le contexte de
l'entreprise économique de Colbert qui a dû soutenir la production
industrielle et les exportations dans une conjoncture fortement
dépressive. Les partisans de la théorie quantitative de la monnaie
établissent une relation directe entre la variation des prix et celle du stock
métallique. Le XVIIe siècle, qui se caractérise globalement par une
stagnation de la production d'or et la diminution de celle de l'argent, ferait
donc partie d'une phase de récession dite « phase B ». Quelle qu'en soit
l'explication, la réalité du phénomène est indéniable. Pierre Goubert a
montré dans sa célèbre thèse sur Beauvais et le Beauvaisis que les prix-
argent des grains (prix nominaux convertis en grammes d'argent selon le
cours des monnaies afin de neutraliser les fluctuations monétaires) sont
tendantiellement en baisse de 1650 à 1730, le minimum de chacune des
courtes oscillations intercycles étant de plus en plus bas. Selon Ernest
Labrousse, pour la France en général la hausse des prix n'interviendrait
pas avant 1733.
Cette dépression a affecté tous les États européens. Toutefois elle a été
beaucoup plus courte pour les puissances maritimes (Provinces-Unies et
Angleterre), qui ont profité pleinement à partir des années 1680-1715 de
la reprise mondiale du grand commerce d'Extrême-Orient et d'Amérique.
Selon la formule de Pierre Chaunu, en Angleterre « le XVIIIe siècle
commence au XVIIe ». Une des causes du démarrage économique de
cette nation tient certainement à l'afflux de l'or du Brésil, récemment
exploité, qui arrive dans les eaux britanniques après avoir transité par le
Portugal.
Sur cette toile de fond surviennent les crises conjoncturelles liées aux
accidents météorologiques et aux mauvaises récoltes : celle de 1693-1694
causa en France 2 millions de morts, le « terrible hyver » de 1709, au
moins 1,4 million (rien qu'à Paris la mortalité s'accrut de 50 %).
Pour ces années, la théorie des crises de subsistances proposée par Jean
Meuvret et développée par Pierre Goubert reste l'explication la plus
satisfaisante, même si elle a pu être régionalement contestée. Dépression
démographique et récession économique vont de pair. Le processus est
toujours le même. Une série d'accidents météorologiques – étés pluvieux,
automnes et printemps mouillés, hivers gelés – ont d'abord pour effet
d'anéantirles récoltes et de diminuer les provisions. Alors les prix
nominaux montent en flèche, triplant, voire quadruplant. De la pénurie et
de la sous-consommation on passe vite à la disette. Pour survivre, le petit
peuple sans ressource se jette sur tout ce qu'il trouve : semences pourries,
viandes avariées, herbes des champs. Dans certaines régions, on fabrique
des pains d'avoine ou de racines de fougère. La population affaiblie est
alors sujette à des maladies infectieuses, à des dysenteries, des fièvres
pourpres. Le tout s'accompagne de l'émigration de jeunes vers les villes,
de la baisse des naissances et des mariages puis de grandes vagues de
mortalité. Subitement le nombre d'enterrements triple, quintuple, décuple.
A côté de ce mécanisme désormais bien connu, lié à la cherté des
grains, d'autres fléaux peuvent apparaître, par exemple les épidémies de
rougeole, de petite vérole, la malaria ou la typhoïde dans les régions
d'eaux stagnantes (Sologne, littoral languedocien...), les dévastations de
la guerre ou le mouvement des troupes, elles-mêmes porteuses de
germes. Parfois les crises sont mixtes. Ainsi en 1719-1720 une nouvelle
flambée des prix dans la France du Nord se conjugue-t-elle à des
épidémies, accroissant la mortalité dans d'importantes proportions.
Or, un fait est grave : le climat semble durablement perturbé. La
Régence se situe à l'intérieur d'une période qu'on a appelé le « petit âge
glaciaire », selon l'expression de D. J. Schove, et qui couvre plus de trois
décennies : 1690-1720. Hiver 1715-1716 : le froid est intense. La Seine
est gelée du Pont-Neuf au Palais-Royal. Des blanchisseuses qui chavirent
dans l'eau ont la tête coupée par les glaces. En Lorraine, des loups
affamés s'attaquent aux promeneurs isolés. L'été qui suit est brûlant : pas
une goutte d'eau en trois mois. Dans certaines régions, les vignes et la
plupart des cultures sont brûlées. Des processions religieuses implorent la
pluie. Janvier 1718 est le mois des tempêtes tandis que l'été est torride. «
Je n'ai jamais vu un été comme celui-ci », écrit la Palatine. Hiver 1718-
1719: tempête et froid, arbres gelés. Été 1719 : à nouveau la canicule.
1720 : retour du froid et des loups. 1721 : pluies diluviennes. 1723 : été
chaud et sec. Le climat s'améliorera ensuite pendant la décennie 1725-
1735.
Cependant, le tableau noirci par certains historiens – tel l'Allemand
Walter Brauer – mérite d'être retouché. En 1715, la France n'est pas au
fond de l'abîme. La situation financière est assurément d'une extrême
gravité, on y reviendra. Mais il nefaut pas confondre les difficultés de
l'État, son incapacité chronique à se donner de bonnes finances, et la
situation économique de l'ensemble du pays. L'État est pauvre, mais la
France, pour son temps, reste un pays riche. La variété des situations
régionales mérite plus que jamais d'être prise en considération. Dans les
grandes années de détresse, les souffrances ont été inégalement réparties.
Pendant l'hiver de 1709 par exemple, la Bretagne a moins souffert que les
plaines du Bassin parisien. Il en est de même de Marseille et de sa région.
Les régions du Midi n'ont pas attendu 1730 pour connaître la reprise
économique. René Baehrel, dans sa thèse sur la basse Provence rurale,
montre que la hausse des prix repart dès 1690. Son cycle économique se
modèle sur la Catalogne étudiée par Pierre Vilar. Aussi l'expression «
tragique XVIIe siècle » adoptée par certains historiens paraît-elle
excessive à la suite des enquêtes de l'Institut national d'études
démographiques (Y. Blayo et L. Henry) et des travaux du démographe
Jacques Dupâquier. Prenons un seul exemple. Walter Brauer,
impressionné par la gravité des crises et des famines au temps de Louis
XIV tenait pour acquis que la population française n'avait cessé de
décroître : de 24 millions d'habitants en 1660 elle serait passée à 20
millions en 1700 et à 15,5 en 1715. Les chercheurs de l'INED arrivent,
dans le cadre des frontières actuelles (c'est-à-dire la France de Louis XIV
plus une partie de la Lorraine, la Corse, Avignon, Nice et la Savoie), aux
estimations suivantes :
1700 : 21,5 millions d'habitants.
1710 : 22,6 millions d'habitants.
1720 : 22,6 millions d'habitants.
1730 : 23,8 millions d'habitants.
Partant d'un système d'évaluation différent, J. Dupâquier obtient des
chiffres voisins :
1710 : 22,5 millions d'habitants.
1720 : 23,2 millions d'habitants.
1730 : 24,2 millions d'habitants.
L'analyse démographique de la société française a conduit les
chercheurs à dégager un modèle « autorégulé » conduisant à un équilibre
naturel et quasi stationnaire des populations (sauf cas de crise déjà
signalé) :
- Une proportion élevée de célibataires ;
- Un nombre non négligeable de veuvages et de remariages ;
- Une moyenne de quatre à cinq enfants par famille
(contrairement à une idée reçue, les très grandes familles sont
rares du fait de l'âge tardif du mariage et de la mortalité
adulte) ;
- Un niveau de mortalité infantile (0 à 1 an) et juvénile (1 à 19
ans) dramatiquement élevé : un enfant sur quatre environ
n'atteint pas son premier anniversaire, un sur deux n'arrive pas
à l'âge du mariage (mais les différences régionales sont
considérables) ;
- La mortalité des adultes, plus difficile à saisir, laisse apparaître
une surmortalité des jeunes mères et des adultes masculins
vers la quarantaine (les centenaires sont rares au Grand
Siècle).
Le jeu de ces différents facteurs, auquel s'ajoute une petite émigration
vers les villes, équilibre à peu près la population rurale. Mais les grandes
hécatombes sont suivies d'un brusque accroissement des mariages et des
baptêmes qui comblent les vides et permettent aux jeunes, habituellement
contraints à un célibat prolongé par manque de terres vacantes, de
prendre la place des « anciens ». L'âge tardif du mariage ménage une
sorte de « réserve démographique » qui joue en cas de nécessité. Ainsi les
surmortalités de 1693-1694 et de 1709-1710 ont-elles été suivies d'une
brusque reprise de la démographie, un sursaut de la vie face à la mort,
compensant les pertes assez rapidement pour la première crise, plus
lentement pour la seconde.
Vers 1740, le modèle change par l'expansion démographique, le recul
des épidémies et des grandes vagues de surmortalité. Déjà, sous la
Régence, dans certaines provinces comme l'Auvergne, le Languedoc ou
la Provence, ce renouveau démographique peut se constater.

LE RÉGENT ET VINGT MILLIONS DE FRANÇAIS

84 à 85 % de la population vivent en 1715 dans les zones rurales.


D'autres pays sont à la même époque nettement plus urbanisés : la
Flandre, le Brabant, l'Angleterre, sans doute aussi une partie de l'Italie et
de l'Espagne. Au début du XVIIIe siècle, la France profonde, c'est plus
que jamais la France paysanne. Mais que de diversités dans les situations,
les terroirs, les cultures, les modes de vie ! Quels points communs peut-il
y avoir entre un pâtre pyrénéen et un riche laboureur de la Beauce ou de
la Picardie, entre un forestier auvergnat ou vosgien et un
journalierchampenois, un berger provençal et un vigneron bordelais, un
éleveur de Saintonge et un pêcheur-agriculteur de Bretagne ? N'excluons
pas non plus du monde rural ces migrants que sont les Limousins,
Savoyards, Rouergois qui cherchent fortune sur les routes de France
comme colporteurs, compagnons, manouvriers avant de se fixer dans les
villes. Ici subsiste le régime féodal dans toute sa rigueur, là il est oublié
ou atténué, ailleurs s'étendent des « alleux » libres. En Franche-Comté et
en Lorraine on trouve encore des serfs attachés à la glèbe. Dans certaines
contrées, les paysans sont écrasés par les dîmes, les cens et les impôts
seigneuriaux, dans d'autres ils bénéficient d'une fiscalité locale allégée.
Globalement, plus de la moitié des terres appartiennent à des
propriétaires qui ne sont pas des paysans (seigneurs, évêques, abbés,
clergés paroissiaux, bourgeois des villes). Le métayage domine dans les
provinces pauvres du Centre et du Midi. Il s'étend sur à peu près la moitié
des terres louées en Bretagne et en Lorraine. Les grandes campagnes
céréalières du Nord, plus fertiles, connaissent au contraire le fermage. Il
reste que la terre nourrit généralement mal, que les exploitations sont
souvent trop morcelées (quelques hectares) et qu'une majorité de ruraux,
ne parvenant à vivre de leurs champs, sont obligés d'exercer un métier
artisanal complémentaire soit à domicile soit au village. Travaillant dur,
mais pas toujours au-delà de ses nécessités, cherchant rarement à sortir de
sa condition ou à améliorer son niveau de vie, le paysan du début du
XVIIIe siècle mène une existence humble, banale, faite de grande misère
et de petites joies qui paraîtraient aujourd'hui bien dérisoires. On connaît
mal ses pensées, ses croyances profondes. Mais, sans doute, les frayeurs
ancestrales sont-elles toujours présentes à son esprit : « A fame, a peste, a
bello, libera nos, Domine. » La vie ordinaire est rythmée par la grande
horloge des saisons, la lente respiration de la nature, les fêtes de l'année
liturgique. Société « stable en ses permanences, comme le dit Jean
Meyer, mais profondément instable à l'échelle des individus et des
destinées 1 ».
En 1715, la population urbaine représente un effectif un peu inférieur à
4 millions de personnes. Avec 22 000 maisons et 550 000 habitants, Paris
est de loin la plus grande ville deFrance, peut-être même la plus peuplée
du monde. Seules deux métropoles peuvent rivaliser avec elle :
Constantinople et Pékin. Les descriptions ne manquent pas, celle de
Nemeitz, conseiller du prince de Waldeck, de Germain Brice, de
Piganiol, de Jean de La Caille, de Ligier, de Lerouge. La meilleure
représentation graphique est naturellement celle du plan de Turgot,
postérieure seulement d'une quinzaine d'années à la Régence. La capitale
est en pleine mutation. Sous la pression démographique, l'enceinte de
Charles V a éclaté. Au centre, où subsiste encore la vieille structure
ternaire – Cité, Ville, Université –, c'est le prodigieux entassement du
Moyen Age avec sa population grouillante, son animation joyeuse, ses
vagabonds, ses loqueteux et ses fameux embarras qui désespéraient déjà
Boileau. Les ruelles sont étroites, sinueuses, d'une odeur et d'une saleté
repoussantes. Dans les faubourgs, des quartiers plus aérés – résidentiels à
l'ouest, artisanaux à l'est – se sont édifiés. L'Église est partout présente :
47 paroisses, 40 églises et chapelles, 43 couvents de filles, 25
communautés masculines, 13 chapitres, 4 églises collégiales et 17
prieurés. Lentement la ville des Lumières – avec son architecture de
places et de perspectives – va sortir de sa chrysalide.
Les autres agglomérations sont beaucoup moins peuplées : Lyon (97
000 habitants), Marseille (75 000), Rouen (60 000), Lille (55 000). Entre
50 000 et 40 000 habitants on trouve Bordeaux, Nantes, Orléans,
Toulouse. Au-dessous de 40 000 : Caen, Amiens, Angers, Dijon, Tours,
Metz. Au-dessous de 30 000 : Strasbourg, Saint-Malo, Grenoble.
Versailles, qui a atteint les 30 000 habitants au temps de Louis XIV, se
dépeuple considérablement sous la Régence. Certaines de nos grandes
métropoles d'aujourd'hui ne sont à l'époque que de grosses bourgades :
Beauvais n'atteint pas 4 000 habitants, Poitiers en a environ 3 000,
Alençon et Laval moins de 2 000. La croissance urbaine s'effectue
principalement par migration de ruraux, le nombre des enterrements étant
en général supérieur à celui des naissances : les villes sont des mouroirs
pour les campagnes avoisinantes.
Sur le plan des mœurs et des modes de vie un immense fossé sépare
Paris des villes de province. Entre les cités elles-mêmes, les différences
se creusent. Les petites communautés – encore corsetées de leurs
murailles médiévales – stagnent. Elles vivent au rythme ralenti des
campagnes. Certaines ne sont que de grosmarchés agricoles aux rues
fangeuses, souillées de déjections animales, où pataugent bêtes et
paysans. Quelques grands ports où s'édifient les grosses fortunes du
négoce sont en plein essor. Si Dunkerque, trop proche de l'Angleterre, et
Saint-Malo, qui a bâti son développement sur la guerre de course et le
commerce avec la mer du Sud (Pérou, Chili), déclinent à partir de 1713,
Nantes commence sa prodigieuse ascension grâce au trafic négrier et au
commerce des produits tropicaux. D'autres ports connaissent aussi
l'effervescence génératrice de richesses – Le Havre, Rouen, Lorient –,
tandis que Bordeaux vit sur la vitesse acquise, renoue ses liaisons
privilégiées avec les Provinces-Unies, l'Angleterre et l'Allemagne
hanséatique. Charles Carrière a montré la fortune des armateurs
marseillais et le grand dynamisme de la cité phocéenne non seulement en
direction de l'Orient mais des Antilles. Indice significatif : de 1715 à
1720, la population de la Martinique, de la Guadeloupe et de Saint-
Domingue s'accroît d'environ 60 % grâce à l'arrivée de la main-d'œuvre
noire. La production sucrière de ces îles équilibre celle des Antilles
britanniques, alors plus peuplées.
Nombreuses aussi sont les villes vivant du textile, l'industrie
dominante de l'époque. Mais là encore, que de contrastes entre les petits
ateliers de tissage artisanal travaillant pour une production locale et les
grandes unités dont la prospérité dépend étroitement de la mode, des
dépenses somptuaires et des besoins de l'exportation ! A la fin du règne
de Louis XIV, la manufacture royale de draps de Villeneuve-en-
Languedoc emploie 3 000 ouvriers, celle de Van Robais à Abbeville, 3
500. A côté de quelques grands centres où s'activent des centaines, voire
des milliers d'ouvriers et de tisserands tels que Rouen, Beauvais, Tours,
Reims, Troyes ou Lyon, existent une multitude de petites entreprises
urbaines. Sedan, Dijon, Niort, Pau, Arles, Albi, Auch, Péroux, Cuxac ont
leurs draperies. Martigues fabrique des camelots, Nîmes des bas et des
draps pour le Levant, Montpellier des cotonnades blanches ou rayées, des
couvertures de laine, Ganges et Saint-Bauzille des sempiternes. Privas
possède des filatures et des dévidages de soie, des manufactures de laine.
Brissac et Saint-Jean-de-Buèges sont célèbres pour leurs cadis.
Valenciennes, Lisieux, Évreux, Vitré vendent des toiles de lin. La région
de Lyon est spécialisée dans les soieries et les velours, celle de Rouen
dans les siamoises, les mouchoirs, les futaines, les tissus de coton.
Les autres industries sont toutes de caractère artisanal, exception faite
bien entendu des industries de guerre (fonderies de canon, chantiers
navals...) ou de quelques grandes manufactures comme les Gobelins, les
tapisseries d'Aubusson, la savonnerie de Beauvais, les glaces et
cristalleries de Saint-Gobain, les papeteries d'Angoulême, les verreries de
Sainte-Menehould et de Fresnes-sous-Condé...
Dans les villes les plus dynamiques se développe une bourgeoisie aisée
qui représente parfois 15 à 20 % de la population et qui ne cache pas son
désir de promotion, sa soif de se construire une place dans la société.
Émergence de classes moyennes et supérieures qui viennent bousculer la
vieille division en trois ordres, essor des activités productives, de la
richesse mobilière, ce sont là des faits bien connus. La pyramide sociale
se diversifie, s'étage, se fractionne en de multiples milieux sociaux : gens
de négoce, marchands, gens de robe et de basoche, titulaires d'offices,
maîtres de jurandes et artisans opulents. Des solidarités nouvelles
apparaissent. La richesse introduit de nouveaux critères de classification.
Plusieurs types de sociétés semblent cohabiter avec leurs hiérarchies et
leur système de valeurs : la société seigneuriale et féodale qui garde pour
elle le prestige de l'ancienneté et son caractère d'institution civile, la
société de Cour, édifiée sans relâche par Louis XIV dans une perspective
absolutiste, la société marchande apparue à l'aube des temps modernes –
peut-être même avant – avec l'enrichissement commercial du pays.
Ainsi, la noblesse n'est plus la seule catégorie sociale à faire partie des
privilégiés. A côté d'elle figurent désormais les bourgeoisies d'office, de
finance et de « cloche » (bourgeoisie municipale) qui sont, avec le haut
clergé régulier et séculier, de très importants propriétaires fonciers, vivant
en rentiers du sol car les biens immobiliers conservent encore leur
primauté. L'aristocratie ne se confond plus avec l'élite, comme en
Espagne ou dans les pays à l'est de l'Elbe. Les petits gentilshommes qui
exploitent leurs terres ou servent à l'armée dans les grades subalternes en
sont d'ailleurs exclus. La noblesse a toujours été émiettée en une
multitude de milieux sociaux au style radicalement opposé. Les distances
sont moins grandes entre un petit hobereau du bocage breton ou normand
et ses paysans dont il partage les conditions de vie et un duc et pair ou un
prince du sang possédant des dizaines de villages, des fermes et des
châtellenies.Du haut en bas de l'échelle, à peine une solidarité de caste
subsiste-t-elle. Plus généralement le riche seigneur toise de son mépris le
gentilhomme campagnard. Voyez Saint-Simon disséquant avec dédain les
origines familiales des courtisans. Ce n'est qu'à la Révolution que le
peuple englobera les nobles en une seule et même catégorie, lourde de
sous-entendus idéologiques, « les aristocrates ».
Au début du XVIIIe siècle, la noblesse reste encore « ouverte », la
bourgeoisie ayant la possibilité, par divers procédés, de s'agréger à elle et
de bénéficier ainsi de ses privilèges et de ses honneurs. Mais sa tendance
à s'ériger en caste ne fera que s'accentuer avec le temps. Cet aspect de la
« réaction nobiliaire » apparaît dès le règne de Louis XIV, durant lequel
les exclusions pour usurpation de noblesse (les « réformations » de
Colbert) ont été massives, nettement supérieures en tout cas aux
anoblissements par lettres royales ou achats d'offices. Selon certaines
estimations, le second ordre serait passé en un demi-siècle de 3 % de la
population à environ 1,5 %.
Mise à l'écart des affaires et des responsabilités de l'État –
contrairement à ce qui s'est passé en Angleterre dès le XVIe siècle, où la
gentry et la yeomanry se sont mêlées et orientées vers les activités
économiques –, la noblesse française va, tout au long du dernier siècle de
la monarchie, adopter des comportements malthusiens, se repliant sur la
propriété féodale, ressuscitant des droits oubliés, vivant le mieux possible
de la rente qu'elle tire de son domaine propre ou des redevances qu'elle
perçoit sur les tenures paysannes. Exception qui confirme la règle : la
dynamique « noblesse d'affaires » étudiée par Guy Richard n'est en
France qu'une infime minorité, une catégorie hybride dont le statut
appartient à la noblesse et le comportement à la bourgeoisie conquérante.

CATASTROPHES ET CALAMITÉS

La Régence fut-elle le temps des catastrophes ? Pendant l'hiver de


1716, une partie du quai des Orfèvres s'effondra et le pont de Blois fut
emporté par les inondations. Le 27 avril 1718, un incendie éclata sur le
Petit-Pont menant au Petit-Châtelet.Trente-cinq maisons, bâties sur
pilotis, flambèrent. A l'origine de cet accident, l'imprudence d'une mère
éplorée qui, ayant perdu son enfant noyé dans la Seine, avait déposé sur
l'eau un sabot éclairé d'une chandelle. En dérivant, le sabot avait incendié
un bateau de foin bloqué contre une pile du pont...
Le 7 août 1719, la foudre embrasa deux petites villes qui se
consumèrent entièrement : Sainte-Menehould et La Charité-sur-Loire. En
juin de l'année suivante, Rozoy, près de Sézanne-en-Brie, fut frappé à son
tour. Dans la nuit du 22 au 23 décembre 1720, un menuisier ivre mit le
feu à son échoppe de la rue Tristin à Rennes. Les flammes se propagèrent
en quelques heures à toute la ville et ne s'arrêtèrent qu'au bout de sept
jours, après avoir détruit 945 maisons ou édifices, fait une dizaine de
morts et 8 000 sans-abri. L'importance des constructions de bois
expliquait la fréquence de ces incendies.
Mais la plus grande catastrophe fut la peste de Marseille, venue du
Proche-Orient sur un navire chargé de balles de coton sans doute
contaminées, le Grand-Saint-Antoine. Parti de Saïda le 31 janvier 1720,
le vaisseau commandé par le capitaine Chataud avait fait escale à Tripoli,
Chypre, Livourne et l'on avait déploré au cours du voyage neuf décès
attribués hâtivement à des « fièvres malignes ». Le 25 mai, il entra en
rade de Marseille. La vigilance du lazaret s'était relâchée depuis
longtemps. Le 14 juin, après une quarantaine réduite à dix-neuf jours, les
passagers furent autorisés à débarquer. Les 23 et 24, un mousse et quatre
portefaix qui avaient déchargé le navire expirèrent. Le 20 juin, dans une
ruelle misérable, mourut une femme, Marie Dauplan, cinquante-huit ans,
« un charbon sur la lèvre ». Huit jours plus tard un tailleur, Michel Cresp,
décéda à son tour, suivi deux jours après de sa femme. Le 1er juillet, deux
femmes encore disparurent, victimes du mal suspect. Du 1er au 9, les cas
se multiplièrent. Le 7, un chirurgien reconnut la peste aux tumeurs qui
s'étaient développées à l'aine de deux portefaix ayant travaillé sur le
Grand-Saint-Antoine. Le 9, deux médecins diagnostiquèrent la même
maladie au chevet d'un adolescent de quatorze ans. Alors, les échevins
prirent les premières mesures de sécurité – maisons murées, enterrements
dans la chaux vive – tout en essayant de rassurer les populations. Le 21,
un terrible orage s'abattit sur la ville. La foudre frappa des centaines de
fois : on vit là un avertissement du ciel. Le lendemain, dans les quartiers
pauvres, le mal se répandit et avec lui la panique desMarseillais.
Beaucoup s'enfuirent avec leurs biens les plus précieux. Le 31, le
parlement d'Aix décida d'isoler la cité et ses faubourgs, d'interdire aux
habitants de sortir et aux Provençaux de communiquer avec eux sous
peine de mort. La région fut ceinturée de troupes. Les religieux de Saint-
Victor se barricadèrent dans leur abbaye et le parlement lui-même résolut
de se transporter à Saint-Rémi.
Vers le 10 août, il mourait à Marseille une centaine de personnes par
jour. A la mi-août, on était passé à une moyenne de trois cents, à mille au
début de septembre. Dans ce cloaque monstrueux qu'était devenue la cité
phocéenne, les rues étaient couvertes d'ordures, jonchées de malades
placés sur des matelas, qui appelaient à l'aide ou poussaient des
hurlements insupportables. Les cadavres, enflés, noirs, puants,
s'amoncelaient dans les ruisseaux où couraient les chiens affamés. A
partir du 24 août, il n'y eut rien d'ouvert, ni boutiques ni églises ni
hôpitaux. Les habitants se terraient derrière leurs volets clos. Des
galériens, qu'on avait commis d'office, circulaient en ville habillés de
pied en cap de toiles cirées. Avec de longs crochets, ils hissaient les morts
dans des tombereaux et allaient les jeter dans d'immenses fosses
communes, où la terre saturée et gonflée par la putréfaction finissait par
les vomir et les abandonner au soleil. Certains de ces forçats avaient un
comportement digne d'éloge et méritèrent, une fois ce fléau écarté, leur
lettre de grâce. D'autres, au contraire, aidés de la racaille, achevaient les
mourants, pillaient leurs humbles richesses, dévalisaient les maisons
inhabitées.
Les quelques médecins qui acceptaient encore de soigner les malades
ne se déplaçaient jamais sans une longue cape et un faux nez en forme de
bec de perroquet, empli d'aromates et de parfums. De rares prêtres
distribuaient le viatique mais au bout d'une pince de huit pieds de long
inventée par le curé de Saint-Martin. Pour purifier les foyers d'infection,
on brûlait de gigantesques tas de bois aux carrefours, on distribuait du
soufre aux habitants. Dans cette atmosphère dantesque, qui rappelait les
heures tragiques du XIVe siècle, quelques hommes se dévouaient sans
relâche, le chevalier Roze, les échevins Estelle et Moustiès et surtout
l'héroïque Mgr de Belsunce, qui parcourait à pied les rues de la ville, une
éponge imbibée de vinaigre sous le nez, distribuait des aumônes,
soulageait la misère, confessait les mourants, réconfortait les agonisants.
Le 12 septembre, le baillide Langeron, chef d'escadre, nommé
commandant de la ville, s'efforça de reprendre le contrôle de la situation
à l'aide de quelques détachements militaires : il se conduisit avec énergie
et humanité. Les mesures d'hygiène et de sécurité finirent d'ailleurs par
porter leurs fruits. A l'automne, la terrible maladie était en déclin. Au
début de novembre, lorsque Mgr de Belsunce consacra la ville au Sacré-
Cœur, il y avait encore une centaine de morts par jour. Mais à la fin de
l'année, on ne comptait plus que de rares victimes.
Lorsque le mal se retira, on s'aperçut avec effroi des ravages. Malgré
les cordons sanitaires, outre Marseille une soixantaine de communes
avaient été touchées : 50 000 morts dans la cité phocéenne, 13 000 à
Toulon, 10 000 à Arles, 8 000 à Aix, 5 000 à Avignon. La peste atteignit
même le Gévaudan où elle tua plus de 5 000 personnes. Certains foyers
n'étaient pas encore éteints en 1722. Au total : 120 000 morts dont une
centaine de milliers en Provence. A Marseille, la quasi-totalité des
victimes étaient des pauvres, des petites gens qui habitaient les vieux
quartiers dégradés où la saleté et la promiscuité avaient permis le
développement foudroyant de l'épidémie.
Une joie folle suivit les scènes d'horreur. Il y eut une explosion de
fêtes, d'amours, de mariages, de naissances. Une immigration massive
ramena une population joyeuse vers les quartiers morts. A l'étranger, tout
ce qui venait de la cité maudite fut longtemps repoussé avec terreur. On
brûla des ballots, des navires entiers. Les échanges avec le reste du
monde ne reprirent que deux ou trois ans après la catastrophe. Pour
affreuse qu'elle ait été, la peste de 1720 (véhiculée par les puces et non
par les rats) fut une épidémie relativement limitée dans le temps comme
dans l'espace, l'ultime et la plus petite des quatre ou cinq grandes vagues
qui depuis 1600 avaient fait en Europe près de 3 millions de morts. Là
encore, la Régence semble bien marquer la fin d'un monde.
1 Jean MEYER, la Vie quotidienne en France au temps de la Régence, Paris, Hachette, 1979.
CHAPITRE IV

Les premiers pas

« ADIEU PANIERS, VENDANGES SONT FAITES »

Un immense soulagement : tel était le sentiment à peu près général de


l'opinion à l'issue d'un trop long règne, secoué par des guerres épuisantes,
la dernière tout particulièrement, qui avait duré treize ans et dont le pays
ne s'était pas encore relevé. Nul ne se gênait pour manifester sa joie de
voir enfin disparaître le solennel pharaon de Versailles. Le jour de sa
mort, les Parisiens se rendirent en grand nombre à la foire de Bezons,
installée dans les allées de l'Étoile, et, comme à l'ordinaire, se divertirent
par des danses et des mascarades. Les prières publiques ordonnées par
l'archevêché rassemblèrent au contraire peu de monde. Des libelles
traitaient ouvertement le défunt de « banqueroutier » ou de « voleur du
peuple ». Saint-Simon résume ainsi l'état général du royaume : « Les
provinces, au désespoir de leur ruine et de leur anéantissement,
respirèrent et tressaillirent de joie [...]. Le peuple ruiné, accablé,
désespéré, rendit grâce à Dieu. » L'absence de changement à la tête de
l'Etat, l'immobilisme d'un pouvoir qui semblait figé pour l'éternité avaient
accru la lassitude et rendu l'absolutisme monarchique plus pesant qu'en
réalité. A la Cour comme à la ville, les ambitions, les appétits, les
rancoeurs longtemps contenues se réveillaient. Tous ceux que la politique
du feu roi avait blessés, ulcérés ou simplement tenus à l'écart guettaient
avec impatience l'heurede cette minorité pour prendre et savourer leur
revanche. Les princes du sang, les ducs et pairs, la noblesse titrée, les
magistrats, les jansénistes, les protestants, tous relevaient la tête. On
attendait du neuf, de l'inédit, du surprenant. Il fallait répondre à cette
attente.
Ceux qui symbolisaient l'ancien règne – les jésuites, les ministres –
subirent le contrecoup du soulagement populaire. Le père Le Tellier,
inquiet de son sort, se rendit au Palais-Royal : « Je viens, dit-il au Régent,
pour savoir ce que Votre Altesse Royale a résolu de disposer de ma
personne. » Celui-ci répliqua d'un ton d'ironie : « Mon père, vous me
prenez pour un autre. C'est à vos supérieurs de disposer de vous et
nullement à moi. » Le confesseur du roi sera finalement exilé en province
avec une pension annuelle assurant ses vieux jours. Le contrôleur général
Desmarets cristallisa le mécontentement de ceux – fort nombreux – qui
avaient souffert de la politique financière d'austérité des dernières années
du règne. Pour le protéger, on lui donna des gardes. Mais les railleurs
continuèrent de s'en donner à cœur joie. Narquois, le chevalier de
Bouillon vint lui chantonner sous le nez un air à la mode : « Adieu
paniers, vendanges sont faites ! »
Le 4 septembre, dans l'indifférence générale, on porta les entrailles de
Louis XIV à Notre-Dame. Deux jours plus tard, son cœur fut remis à la
maison professe des Jésuites par le cardinal de Rohan. Le 7, à huit heures
du matin, le parlement au grand complet se réunit pour la séance
solennelle appelée « lit de justice » qui devait, en présence du souverain,
enregistrer les dispositions arrêtées à la séance du 2 et déférer la régence
au duc d'Orléans, mais un léger contretemps fit ajourner la cérémonie. Le
Régent, arrivé en carrosse, remercia les parlementaires et les renvoya
chez eux en leur annonçant que le petit roi, affligé d'un fort rhume,
n'avait pu quitter Versailles. Ce n'était que partie remise. On se
préoccupa, en attendant, de transférer l'enfant à Vincennes où, on s'en
souvient, Louis XIV avait désiré qu'il fût envoyé après sa mort.
Cependant les médecins de la Cour, bien logés au palais, élevaient des
montagnes d'objections. Le Régent, qui souhaitait vivement s'installer à
Paris, s'impatienta et, pour briser la résistance des médicastres versaillais,
fit venir six membres éminents de la Faculté qui, comme un seul homme,
jurèrent que l'air de Vincennes serait excellent pour la santé de l'enfant.
Le lundi 9 septembre, à deux heures de l'après-midi donc, Louis XV,
assis dans un carrosse entre Philippe d'Orléans et Mme de Ventadour,
quitta Versailles pour Vincennes. A chaque localité, un grand concours de
peuple se pressait pour voir passer ce roitelet de cinq ans, vêtu d'un
justaucorps noir et portant le cordon bleu et la plaque du Saint-Esprit.
Aux barrières de Paris, où l'attendait une foule compacte de voitures et de
badauds, ce fut un débordement de joie. « Vive le roi ! » scandait la foule.
« Vive le roi ! » répétait l'enfant en battant des mains. Cette franche et
simple gaieté contrastait avec le total désintérêt qui, dans la même soirée,
accueillit le convoi conduisant le Roi-Soleil à sa dernière demeure. Le
char funèbre, entouré de hérauts d'armes, de gardes du corps, de
mousquetaires et de chevau-légers, emprunta le pont de Sèvres, traversa
le bois de Boulogne, puis se dirigea vers Montmartre et la plaine Saint-
Denis. Il n'arriva à la nécropole royale qu'à la pointe du jour. A l'entrée
du parc de Madrid, on avait dû abattre l'une des portes pour laisser passer
la voiture. Spectacle insolite, émouvant même que celui de ces 800
cavaliers galopant dans la brume du petit matin, un flambeau de cire
blanche à la main. Bien peu de monde pourtant s'était dérangé. Qui donc
songeait encore au Grand Roi ? Le jeudi 12 septembre, délaissant ses
nourrices et ses jeux, Louis XV quitta Vincennes à une heure de l'après-
midi pour se rendre au Palais de Justice. Il prit place dans un carrosse
attelé de huit chevaux aux côtés du duc d'Orléans, de Mme de Ventadour,
de M. le Duc, du duc du Maine, du comte de Toulouse et du maréchal de
Villeroy. En avant du cortège caracolaient les mousquetaires, les chevau-
légers, les gardes du corps, les hoquetons de la prévôté de l'Hôtel, les
Cent-Suisses en habits des grands jours. La voiture royale était entourée
de valets de pied portant la livrée voilée de crêpe. Derrière suivaient la
compagnie du guet, les gendarmes puis les carrosses des princes et des
princesses. A la barrière du Trône, le duc de Tresmes, gouverneur de
Paris, le prévôt des marchands, les échevins, les quarteniers, les
dizainiers, les juges-conseils et les principaux notables de la municipalité
attendaient leur souverain. Le carrosse du roi s'arrêta. Le maréchal de
Villeroy prit l'enfant dans ses bras et l'aida à descendre. Genou à terre,
dans sa robe de satin cramoisi, le prévôt lui souhaita la bienvenue dans sa
bonne ville de Paris, lui présenta les clés et formula des vœux de paix et
de bonheur pour son règne. Après les compliments d'usage, leconvoi
reprit sa route. Deux écuyers qui se tenaient aux portes du carrosse
jetaient de temps en temps des pièces d'argent à la foule en liesse. Louis
XV arriva au pied de l'escalier de la Sainte-Chapelle vers trois heures.
Pour ne point faillir à la tradition, des oiseleurs parisiens présentèrent
deux cages que le petit roi, d'un geste amusé, libéra de ses occupants.
Quatre présidents à mortier et six conseillers étaient venus à sa rencontre.
Dans la Grand'Chambre, l'enfant prit place sur le trône semé de lys. Le
maréchal de Villeroy et Mme de Ventadour s'assirent sur un tabouret
quelques marches plus bas. A la droite du souverain, le duc d'Orléans, les
princes du sang et les ducs vinrent garnir les hauts sièges ; à sa gauche
s'installèrent les six pairs ecclésiastiques. Le chancelier Voysin, en robe
de velours violet doublée de satin cramoisi, occupait la chaire réservée au
greffier en chef lors des audiences publiques. Les présidents, les maîtres
des requêtes, les conseillers de la Grand'Chambre en robe rouge, les
conseillers d'État en robe noire occupaient leurs bancs habituels. Au
milieu de la salle, à genoux devant le roi se tenaient deux huissiers avec
leur masse d'argent doré et six hérauts d'armes.
La séance commença par un triple salut du roi à son parlement.
L'enfant portait un justaucorps violet foncé recouvert d'un lourd manteau
et d'un rabat de toile de Hollande. L'émotion et la chaleur lui firent
oublier son petit discours, si bien que Villeroy dut se précipiter pour lui
chuchoter quelques mots à l'oreille. Louis XV se découvrit et dit d'une
voix fluette : « Messieurs, je viens vous assurer de mon affection, mon
Chancelier vous dira le reste. » Voysin se leva, fit l'éloge du roi défunt et
vanta les qualités du duc d'Orléans qui allait lui succéder à la tête de
l'État. L'avocat général Joly de Fleury rappela les décisions de la séance
du 2 septembre et passa la parole au greffier qui lut l'arrêt. Pour la forme,
on prit l'avis de chacun puis le Chancelier déclara : « Le roi, séant en son
lit de justice, de l'avis du duc d'Orléans et des autres princes du sang,
pairs de France et officiers de la couronne [...], déclare, conformément à
l'arrêt de son parlement du 2 du présent mois de septembre, M. le duc
d'Orléans régent en France, pour avoir, en ladite qualité, l'administration
des affaires du royaume pendant la minorité du roi. »
Après la cérémonie, on fit goûter l'enfant dans le salon du premier
président puis le cortège, follement acclamé, repartitpour Vincennes, au
bruit sourd du canon de la Bastille. Une peinture de Pierre-Denis Martin,
conservée au musée Carnavalet, illustre la cohue de cette mémorable
journée. On peut y voir le carrosse du roi et ses équipages sortant du
Palais, dans la cour de la Sainte-Chapelle, au milieu d'une marée de
gardes du corps et de mousquetaires à cheval tenant à distance
respectueuse la foule bigarrée des gentilshommes, des bourgeois
endimanchés et des petites gens, tous avides de ne rien manquer du
spectacle.
LE CHANGEMENT OU L'ILLUSION DU CHANGEMENT?

Le nouveau maître de la France chercha par quelques gestes


spectaculaires à répondre à l'attente fiévreuse de l'opinion. Le retour en
grâce de l'archevêque de Paris, Mgr de Noailles, fut l'une des mesures les
plus appréciées. Quelques heures seulement après la mort du vieux roi,
celui qu'on se préparait à « décardinaliser » arrivait à Versailles, où il était
accueilli avec honneur et déférence par le duc d'Orléans. Les jours
suivants, on remarqua sa présence au Palais-Royal au côté du prince.
C'était désormais aux Jésuites et au parti « constitutionnaire » de
trembler. Le parlement, les jansénistes, les gallicans étaient ravis.
Le 10 septembre, à Vincennes, le Régent examina la liste des détenus
et se fit expliquer les raisons de leur captivité. Bientôt, on annonça
triomphalement l'ouverture des cachots. Allait-on voir la fin de
l'arbitraire, l'abolition des lettres de cachet, l'instauration de l'Habeas
corpus comme en Angleterre ? Pas si vite ! On se contenta de relâcher de
Saint-Éloi, de la Conciergerie et de For-l'Évêque quelques prisonniers
pour dettes. De la Bastille on élargit non pas la totalité des occupants
comme le prétendit une rumeur mais huit individus arrivés peu avant du
donjon de Vincennes. En même temps, on leva les écrous d'un certain
nombre de jansénistes : le père Servien, le père d'Albazzi de l'ordre des
Frères prêcheurs, l'abbé Havard, un ermite nommé Petitjean, un archer de
robe courte et sa femme, un chanteur des rues, deux libraires, un
imprimeur de Rouen, deux ou troiscompagnons imprimeurs et un maître
de latin1. Manière de gagner à bon compte une popularité !
En revanche, s'il est un domaine où des innovations de taille furent
introduites, ce fut bien celui du gouvernement. Comme il l'avait promis
au parlement, Philippe institua en effet, à la place des ministres et des
secrétaires d'État, un régime collégial de conseils, inspiré de Saint-Simon
et du duc de Bourgogne, que l'abbé de Saint-Pierre devait appeler
polysynodie.
Le 14 septembre, le chancelier Voysin démissionna de sa charge de
secrétaire d'État à la Guerre pour ne conserver que les sceaux, ainsi qu'il
avait été convenu avant la mort du roi. Le lendemain, le contrôleur
général Desmarets était remercié par un simple billet, sans aucun
dédommagement. Il payait pour tous. On lui promit toutefois les 350 000
livres qu'il aurait dû toucher au renouvellement des fermes générales.
Quelques jours plus tard, Torcy abandonnait ses fonctions de secrétaire
d'État aux Affaires étrangères contre 80 000 livres. Le 7 novembre,
Jérôme de Pontchartrain renonçait à sa charge de secrétaire d'État à la
Marine et à la Maison du roi en faveur de son fils, Jean-Frédéric de
Maurepas, qui n'avait pas quinze ans. Seul La Vrillière réussit à conserver
son département aux responsabilités déjà limitées.
La plupart des attributions des secrétaires d'État, en particulier la
correspondance administrative, furent dévolues aux différents conseils.
La déclaration royale du 15 septembre 1715 établissait six conseils : les
conseils de Conscience, des Affaires étrangères, de la Guerre, de Finance,
de Marine et du Dedans (c'est-à-dire de l'Intérieur). Cette déclaration fut
portée au parlement en même temps que celle qui rétablissait à son profit
le droit de remontrance. La composition des conseils, leur règlement
intérieur furent arrêtés dans les semaines suivantes. Le commerce était
partagé entre le conseil de Finance et celui de Marine. Cette répartition se
révélant incommode, le Régent institua le 14 décembre un conseil du
Commerce. On songea un moment à en établir un huitième pour la
littérature, qui aurait repris au Chancelier la tutelle sur le bureau de la
Librairie, mais on y renonça.
Le conseil de Conscience avait pour mission de s'occuper detoutes les
affaires religieuses en général. C'est lui qui distribuait les bénéfices,
s'occupait des protestants et des « nouveaux catholiques », fixait la
discipline ecclésiastique, veillait à la défense des libertés gallicanes. A sa
tête, le Régent plaça le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, et
désigna pour l'assister Mgr de Bezons, archevêque de Bordeaux, le
procureur général Daguesseau, l'avocat général Joly de Fleury, l'abbé
Pucelle, conseiller clerc au parlement de Paris. Réuni à l'archevêché, ce
conseil se désigna un secrétaire en la personne de l'abbé Dorsanne, grand
vicaire et official de Paris.
Le conseil des Affaires étrangères reprenait l'ensemble des attributions
incombant au secrétaire d'État à ce département. Il fut dirigé par le
maréchal d'Huxelles, encore tout auréolé du prestige d'avoir négocié le
traité d'Utrecht. Il était entouré de l'abbé d'Estrées, du marquis de
Canillac et du comte de Cheverny. Pecquet, ancien commis de Torcy, fut
choisi pour en être le secrétaire.
Le conseil de la Guerre expédiait les provisions et commissions aux
officiers, contrôlait les marchés de vivres et de fourrage, l'habillement et
l'armement des soldats et surveillait le paiement de la solde. Le maréchal
de Villars, vainqueur de Denain, le présida avec pour adjoint le duc de
Guiche et pour principaux collaborateurs le marquis de Biron, le
chevalier d'Asfeld, Reynold, Jeoffreville, Puységur et Le Blanc.
Le conseil de Marine s'occupait des forces navales – celles du Levant
et du Ponant –, des galères, des consulats, des compagnies maritimes et
de l'administration des colonies. Il eut pour chef nominal le comte de
Toulouse et pour président le duc d'Estrées, vice-amiral. Le maréchal de
Tessé y figurait à titre de général des galères.
Au conseil du Dedans revenaient les affaires contentieuses et
administratives des pays d'élection, autrefois réparties entre les différents
secrétaires d'État. Le duc d'Antin s'en vit attribuer la présidence. Il fut
assisté de sept conseillers, dont Brancas et Beringhen.
Le conseil de Finance héritait des attributions du Contrôle général pour
les matières domaniales et fiscales (y compris les rentes, les grandes et
petites gabelles, les cinq grosses fermes, la ferme des tabacs...). Il eut
pour chef nominal le maréchal de Villeroy et pour président le duc de
Noailles. Y participaient le marquis d'Effiat, Rouillé du Coudray, Le
Pelletier des Forts,La Houssaye, Fagon, les présidents Dodun et Gilbert
de Voisins, les maîtres des requêtes d'Ormesson, Gaumont et Baudry.
Le conseil du Commerce reçut la responsabilité des mesures
protectionnistes, du négoce international, de la réglementation des
manufactures et de la pêche. Sa direction fut confiée au maréchal de
Villeroy qui se fit assister du duc de Noailles, de d'Estrées, du lieutenant
général de police d'Argenson, de Rouillé du Coudray.
Au total, on peut distinguer trois catégories de membres : les grands
seigneurs (Noailles, Huxelles, Villars, d'Estrées, Villeroy, d'Antin,
Guiche, Puységur, Tessé, etc.), les roués et amis du Régent (Canillac,
Brancas, d'Effiat...) et les gens de robe, intendants, conseillers d'État,
maîtres des requêtes, membres du parlement, réputés pour leurs qualités
d'administrateurs (Le Blanc, Daguesseau, Rouillé du Coudray, Fagon,
Joly de Fleury, etc.). « La manœuvre saute aux yeux, écrit Michel
Antoine : la noblesse de Cour et d'épée tentait de prendre sa revanche sur
la robe2. »
Les dossiers arrêtés par les conseils particuliers étaient transmis au
Régent (c'est ce qu'on appelait la « liasse ») puis rapportés devant le
conseil de régence pour y être définitivement adoptés. Ils étaient
présentés par le président de chaque conseil qui, ce jour-là, participait à la
discussion du conseil suprême, sans en faire partie de droit.
Cette révolution de palais marquait l'effacement des deux grandes
familles ministérielles qui avaient dominé la fin du règne de Louis XIV –
les Colbert (Torcy, Desmarets) et les Phélypeaux (Pontchartrain père et
fils) –, effacement partiel puisque Torcy restait comme une sorte de
conseiller occulte du Régent et que les Pontchartrain avaient réussi à
caser leur dernier rejeton, Maurepas, promis à une longue carrière.
Un homme, au contraire, faisait une ascension foudroyante. Ce n'était
pas le timide Saint-Simon, cet encombrant pygmée à haute perruque,
ruminant sans cesse vengeances et chimères, mais le plus intelligent
représentant du parti des ducs et pairs, Adrien-Maurice de Noailles.
L'ancien lieutenant général, disgracié par Louis XIV à la suite d'un
étrange complot visant àdonner une maîtresse à Philippe V, était devenu
une sorte de chef de l'opposition. De par ses fonctions de président du
conseil de Finance, il dominait la nouvelle équipe, jouant quasiment le
rôle de Premier ministre. Sa famille, ses amis occupaient tous des places
essentielles dans les conseils : son oncle, le cardinal, au conseil de
Conscience, son beau-frère, le duc de Guiche, à celui de la Guerre, un
autre de ses beaux-frères, le duc d'Estrées, à celui de Marine, un de ses
cousins, Rouillé du Coudray, à celui de Finance. Enfin, il était apparenté
au duc d'Antin dont le fils avait épousé sa sœur Marie-Sophie-Victoire. Il
ne lui manquait qu'un pied à la chancellerie. Ce fut chose faite en février
1717, lorsqu'une attaque d'apoplexie emporta en quelques heures le
chancelier Voysin. Noailles se précipita alors chez le Régent, qui
envisageait de confier les sceaux à Amelot, et le persuada de les remettre
à son vieil ami, le procureur général Daguesseau, qui pourrait rendre au
gouvernement d'éminents services auprès des membres du parlement.
Daguesseau devint donc chancelier et l'avocat général Joly de Fleury
hérita de sa charge de procureur général.'
Philippe d'Orléans a-t-il vraiment cru aux vertus d'un gouvernement
collégial ? Les historiens ont été nombreux à l'accuser d'avoir créé ces
conseils par machiavélisme, pour se débarrasser des ministres de Louis
XIV, satisfaire les appétits de ses familiers, profiter de leur incompétence
et mener une politique personnelle. Cette vision paraît inexacte, du moins
au début. Avec la polysynodie le Régent a cru sincèrement apporter une
amélioration au fonctionnement du pouvoir central. Après tout, c'était la
forme traditionnelle du gouvernement espagnol, que le prince avait connu
en 1707 et 1708. Il a agi par fidélité à « l'idéologie de Cambrai », peut-
être aussi un peu par lassitude devant le harcèlement continuel du terrible
petit duc. Cette expérience, pourquoi d'ailleurs l'aurait-il tentée s'il avait
su d'avance qu'elle échouerait ?
Il reste que le Régent, grâce à ce mécanisme de décision collégiale,
associait au pouvoir les princes et les seigneurs les plus turbulents, leur
permettait de s'exprimer librement, de discuter et de critiquer à perte de
vue, pendant que le véritable travail gouvernemental se faisait sous sa
direction. C'était aussi un moyen habile et élégant de récompenser ceux à
qui il devait son pouvoir. Tout compte fait, sa décision apparaît comme
une mesure de circonstance, souhaitée par un grand nombre de sesamis.
Machiavélisme ? Non. Empirisme ? Sans aucun doute. Saisissant peu à
peu les inconvénients du système, il le laissera se dégrader, contribuera
lui-même à sa ruine et l'abolira sans regret.
En tout cas, en 1715, une chose était certaine. Son engouement pour
les conseils n'allait pas jusqu'à lui faire organiser son propre suicide
politique. Pas question de démanteler l'État, comme l'auraient voulu nos
rêveurs féodaux ! Déjà, devant le parlement il s'était réservé la
nomination aux charges et emplois, la collation des bénéfices,
l'attribution des gratifications et des grâces. Par une déclaration du 23
septembre 1715 il annonça qu'il conserverait jusqu'à la majorité de Louis
XV « tous les états et ordonnances de fonds et dépenses que le feu roi [...]
avait coutume de signer et arrêter lui-même ». Le 14 novembre, il précisa
qu'il aurait seul la signature de toutes les ordonnances concernant « les
dépenses comptables et les comptants, tant pour les dépenses secrètes,
remises, intérêts, qu'autres de toute nature ». Malgré l'existence du
conseil de Finance, il gardait la haute main sur le Trésor royal et « les
parties casuelles 3 ». Bref, comme Louis XIV après l'arrestation de
Fouquet, le Régent était le seul ordonnateur et surintendant des Finances
du royaume. Pour accomplir cette lourde tâche, il avait prévu de travailler
directement avec Le Couturier, ancien premier commis du Trésor, et
Bertin, trésorier des parties casuelles. La lieutenance générale de police,
symbole de l'arbitraire et de l'absolutisme royal subsistait intégralement
et conservait son titulaire, Marc-René d'Argenson, l'homme de confiance
de Louis XIV, l'ami des Jésuites. Ce dernier reçut pour mission de rendre
compte au Régent seul de toutes les affaires de Paris. La surintendance
des Postes et le « cabinet noir » restaient dans les mains de Torcy, qui
allait lui aussi travailler étroitement avec le nouveau maître de la France.
D'autres secteurs échappaient aussi à la réforme comme la direction des
finances pour les affaires contentieuses ou encore les cours et les
tribunaux qui restaient de la compétence de la chancellerie.
De même aucun changement notable ne fut apporté au sommet de la
pyramide, c'est-à-dire au conseil du roi, devenu conseil de régence. Il
conservait ses attributions habituelles et seréunissait quatre fois par
semaine : le mercredi et le dimanche matin pour les affaires étrangères –
il se transformait alors en conseil d'En-Haut sans en porter le nom –, le
samedi après-midi pour les finances (puis à partir d'août 1718 le lundi ou
le dimanche) – il prenait alors les fonctions du conseil royal des Finances
du temps de Louis XIV – et le mardi après-midi pour les affaires de
guerre, de marine et des provinces, rôle autrefois dévolu au conseil des
Dépêches4. Le Régent siégeait sur un simple tabouret, à droite du fauteuil
royal qui restait vide. Comme Philippe l'avait promis, les décisions y
étaient prises à la majorité des suffrages : faible contrainte puisqu'il s'était
réservé la possibilité de composer le conseil à son gré. Au début, il
comprenait, outre lui-même, M. le Duc, le duc du Maine, le comte de
Toulouse, le chancelier Voysin, le duc de Saint-Simon, les maréchaux de
Villeroy, d'Harcourt, de Bezons, l'évêque de Troyes Bouthillier de
Chavigny, le marquis de Torcy. En étaient exclus les secrétaires d'État qui
n'avaient plus de département ni d'affaires à rapporter. Seul, La Vrillière
eut le droit d'y assister, sans voix délibérative, avec pour unique fonction
de dresser le procès-verbal des séances. Le conseil de régence n'était
qu'un simple organe d'homologation animé de rares débats. Les projets
d'édits, de déclarations et de règlements, élaborés par les conseils
particuliers, étaient en général adoptés sans discussion ni murmure.

LE POUVOIR MODÉRATEUR
Tout pouvoir politique a pour fonction première de maintenir à
l'intérieur de ses frontières l'harmonie et la cohésion du corps social.
Quand ce pouvoir est fort et unanimement reconnu, il lui est aisé
d'imposer l'ordre par voie d'autorité, voire de façonner la société selon
l'image qu'il s'en fait. Au contraire, quand il est faible, il doit ruser,
composer avec les autres corps de la nation, éroder les forces les unes
contre les autres pour tenir le balancier égal et maintenir la concorde et la
paix. Les régences constituaient généralement les temps faiblesde la
monarchie. Cela tenait à la nature même du pouvoir. Le souverain
couronné, oint du Seigneur, détenait par son sacre une autorité quasi
magique, à la fois temporelle et spirituelle, que nul ne contestait. Il était
regardé comme un être d'une essence différente. D'ailleurs n'avait-il pas
le pouvoir de guérir les écrouelles ? C'était le lieutenant de Dieu sur terre,
que l'immense cohorte des peuples et des courtisans idolâtraient presque
à l'égal d'une divinité vivante. Louis XIV, on le sait, avait poussé l'image
à son paroxysme. Souvenons-nous de ce qu'écrivait sur le mode ironique
Mme de Sévigné au chevalier de Grignan : « Les minimes de Provence
ont dédié une thèse au roi où ils le comparent à Dieu, mais d'une manière
où l'on voit clairement que Dieu n'est que la copie ! »
Celui à qui incombait la délicate tâche d'assumer la régence pendant la
minorité d'un roi n'avait pas cette auréole de prestige et de gloire, quelles
que fussent ses qualités. Par nature, son pouvoir se trouvait amoindri.
Aussi, selon un processus classique, voyait-on les grands, les parlements,
les États provinciaux, les autorités municipales ou professionnelles, bref
tous les « corps intermédiaires » relever la tête dès la disparition du
souverain et revendiquer de nouveaux privilèges. A la fin du règne de
Louis XIV, la société française, minée par ses particularismes, ses
rivalités de préséance, ses querelles latentes, ses haines ancestrales, ne
subsistait que par la clef de voûte royale qui maintenait son fragile
équilibre. Après des décennies d'immobilisme apparent, le soudain
changement de tête au sommet de l'État risquait donc de mettre en
mouvement tout le corps social, exactement comme au temps de la
Fronde. Ce bouillonnement intense comportait à la limite un risque grave,
celui de transformer la France, à l'instar de la Pologne, en une monarchie
élective dominée par son aristocratie, bref en un État faible, proie de
toutes les convoitises.
N'étant pas roi, Philippe d'Orléans ne pouvait opposer à la marée des
revendications l'implacable fermeté d'un souverain. Mais il entendait bien
rester le maître et restituer intact à Louis XV, lors de sa majorité, le
pouvoir royal dans sa plénitude. Se posait pour lui le problème de ce
qu'Emmanuel Le Roy Ladurie a appelé la « transition conservatrice ».
Pour cela, il lui fallait sans cesse composer avec les ambitions, les
rivalités et, par son arbitrage, exercer un pouvoir modérateur.
Ce pouvoir se manifestait d'abord à la Cour ou ce qu'il enrestait après
son émigration à Paris. Entre titulaires de charges on continuait de se
disputer les places, les honneurs, les prérogatives. Des différends
naissaient presque quotidiennement entre le grand écuyer et le premier
écuyer, entre les capitaines des gardes du corps et les premiers
gentilshommes de la chambre, entre ces derniers et le maréchal de
Villeroy, gouverneur de Louis XV. La plupart du temps, ces querelles
étaient d'une navrante futilité. Ainsi, les maîtres d'hôtel du roi et les
premiers gentilshommes de la chambre se disputaient-ils le privilège
d'avertir le roi que le repas était prêt ! Régler au mieux toutes ces
broutilles ne soulevait aucune difficulté pour le Régent qui au besoin
envoyait les désobéissants ou les récalcitrants tâter d'un peu de Bastille.
La question devenait beaucoup plus épineuse lorsqu'il s'agissait de
conflits politiques susceptibles d'ébranler l'équilibre du pouvoir. L'affaire
du bonnet en était un.

L'AFFAIRE DU BONNET

A leurs vieilles rancunes recuites et remâchées, les ducs et pairs


ajoutaient un nouveau grief contre les parlementaires. On était convenu
dans le procès-verbal de la mémorable séance du 2 septembre 1715 que,
si un duc refusait de se découvrir, on lui dirait : « Monsieur, vous
n'opinez pas », et s'il insistait : « Monsieur, si vous ne vous mettez en
règle, vous êtes censé ne point opiner, et votre voix ne sera point
comptée. » Cet arrêt, consigné noir sur blanc, les avait mis en fureur.
Le 7 janvier 1716, ces matamores présentaient au Régent un mémoire
imprimé rappelant qu'il leur devait justice au sujet du bonnet et lui
demandant de casser l'arrêt inique du 2 septembre. Le parlement, toutes
chambres réunies, décida de ne pas répondre à ce mémoire, afin de mieux
faire ressortir son dédain. Il pria seulement le Régent d'attendre la
majorité du roi pour régler ce conflit.
Dans un couloir du Palais-Royal, se rendant à une convocation du
prince en compagnie du duc de La Feuillade, le premier président tomba
nez à nez sur Saint-Simon, tout à son courroux. Le « petit Boudrillon »
lança à La Feuillade : « A quoi t'amuses-tuà parler à un Jean-F... comme
celui-là ? » L'insulté pria aussitôt le Régent de lui donner réparation en
infligeant une sévère punition au coupable. Philippe parut extrêmement
embarrassé. Heureusement, La Feuillade, seul témoin de cette sortie,
feignit n'avoir rien entendu, ce qui permit de clore l'incident...
Sur le fond, chacun demandait justice. Saint-Simon noircit coup sur
coup trois mémoires : Idée pour sortir S.A.R. de l'affaire du bonnet ; Sur
les prétentions du Chancelier de France à l'égard des ducs et pairs ;
Réfutations de l'idée du parlement d'être le premier corps de l'État. Pour
prouver son ouverture d'esprit, il était prêt à abandonner cette sordide
querelle d'étiquette pour peu que l'on accordât à sa caste le droit d'entrer
au conseil de régence en tant que descendants des grands feudataires.
Proposition naturellement inacceptable pour le pouvoir.
Trancher un différend où tant de haines s'étaient accumulées, quelle
pénible épreuve pour le Régent qui ne pouvait se permettre de
mécontenter les ducs et encore moins d'humilier le parlement ! A son
habitude, il lanterna puis, le 22 mars, fit rendre par le conseil un arrêt
cassant la décision du 2 septembre sans se prononcer sur le fond. Les
pairs furent déçus de ce jugement à la Salomon. Néanmoins, ils
profitèrent de leur semi-victoire pour titiller davantage le parlement. Le
27 mars au soir, ils firent signifier officiellement cet arrêt au procureur
général et au greffier. Dès le lendemain, le parlement envoya une
députation au Régent pour lui demander de détruire l'original de cette
signification qui n'avait pas été faite dans les formes.
Philippe lui donna raison et déchira devant elle le papier en question.
Un coup à droite, un coup à gauche, c'était sa manière de naviguer entre
les obstacles ! Cette fois, le parlement fut ravi et envoya son premier
président, les présidents à mortier et un conseiller de chaque chambre
remercier Son Altesse Royale. Au tour des ducs d'être courroucés !
Puisque leur signification était juridiquement irrecevable ils réclamèrent
des lettres patentes. Tout le mois d'avril le malheureux Régent perdit son
temps en conférences avec les ducs, le premier président, le Chancelier et
les gens du roi.
En réplique au factum des ducs le parlement riposta par un libelle
cinglant attribué à la plume du président de Novion, qui épinglait de
façon satirique la vanité de ces soi-disant descendants des grands barons
du royaume. De vieille noblesse, tous ces ducs et pairs ? Allons donc !
Les d'Uzès avaient pour ancêtreun apothicaire de Viviers, les Sully un
aventurier écossais. Les Luynes, les Luxembourg, les Chaulnes étaient
issus d'un avocaillon sans cause nommé Honoré Albert et les Villars d'un
greffier. Le glorieux ascendant des Potier de Gesvres vendait des pots de
grès, celui des Neufville-Villeroy du poisson. Les La Rochefoucauld
venaient d'un boucher du nom de Georges Vert, les Noailles et les
Clermont d'un domestique. Le bâtard d'un évêque de Bayeux fit souche
des ducs d'Harcourt. Le bâtard d'un chanoine de Lectoure était à l'origine
des Épernon. Quant aux Boufflers, Boulainvilliers, Lauzun et autres
Saint-Simon, leur noblesse était si récente et de si petite notoriété que
mieux valait n'en point parler...
Tout Paris fit des gorges chaudes de cette charge féroce qui s'appuyait
sur les lettres d'anoblissement conservées dans les archives du parlement.
Les seigneurs visés, ressortant leurs parchemins et leurs chartes
généalogiques, répliquèrent par un mémoire où chaque famille tentait de
prouver son noble lignage. La dispute fit éclore une floraison de
chansons, d'épigrammes et de bouts-rimés que colporteurs et
bouquetières vendirent sur le Pont-Neuf ou aux abords du Palais-Royal.
Le 10 mai, le conseil de régence rendit son arrêt, encore un chef-
d'œuvre de diplomatie mais un déni de justice. Philippe d'Orléans
semblait donner raison à tout le monde et renvoyait l'affaire à plus tard,
non pas à la majorité du roi, pour ne pas paraître se ranger à l'avis du
parlement, mais « quand il plaira au roi ». Les gens de robe furent
satisfaits, les ducs beaucoup moins. C'était le but recherché, le point
d'équilibre politique souhaité.

L'AFFAIRE DES LÉGITIMÉS

Bientôt le conflit des princes légitimés et des princes du sang prit le


relais du bonnet, conflit beaucoup plus grave car touchant aux bases
politiques mêmes de la Régence. Dans le courant de l'année 1716, la
dispute entre le jeune chef de la Maison de Condé et les deux princes
légitimés, le duc du Maine et le comte de Toulouse, fâchés depuis des
années, reprit de plus belle. M. le Duc voulait faire casser l'édit du 28
juillet 1714 et ladéclaration royale du 23 mai 1715 qui donnaient aux
deux bâtards aptitude à monter sur le trône en cas d'extinction de la
branche légitime et rang de princes du sang. Le 22 août, il présenta au roi
une requête afin d'annuler ces deux décisions par lit de justice.
Les deux principaux antagonistes – Maine et Bourbon – étaient des
velléitaires qui auraient laissé mourir la querelle si les femmes ne s'en
étaient mêlées : Mme la Duchesse, mère de M. le Duc d'un côté, la
duchesse du Maine de l'autre. Cette dernière, une Condé brouillée avec sa
famille pour une question d'héritage, avait pris fait et cause pour son
mari. Dès lors, les deux clans, trouvant des plumes serviles pour mettre
en forme leurs arguments, se bombardèrent à coups de libelles, follicules,
mémoires, factums et requêtes. A Chantilly, Mme la Duchesse faisait
venir juristes et généalogistes. Millain, secrétaire des commandements de
son fils, était chargé de la rédaction des textes. A l'Arsenal, au château de
Sceaux, la minuscule mais active duchesse du Maine mobilisait les sujets
de son royaume chimérique de la « Mouche à miel », ses poètes et ses
admirateurs comme M. de Malézieu et le cardinal de Polignac. Elle
enrôla aussi l'avocat Daniel Bargenton et Claude Davisard, avocat
général au parlement de Toulouse. Sa confidente, Rose Delaunay (la
future Mme de Staal-Delaunay), raconte dans ses Mémoires qu'elle
passait ses nuits, étendue sur son lit, à compulser des dizaines de
grimoires, chartes et parchemins.
En redoutable tacticienne, la petite duchesse avait compris que le
danger venait de l'étroite union conclue entre les Maisons d'Orléans et de
Condé. C'était grâce à cette union que le 2 septembre 1715 le Régent
avait aisément triomphé de son mari et que M. le Duc avait gagné son
titre de chef du conseil. Comment semer la zizanie entre les deux
hommes ? L'idée lui vint de faire rédiger un pamphlet contre Philippe par
quelqu'un de l'entourage de M. le Duc, l'abbé de Veyrac, et de faire passer
cet écrit pour une commande du duc de Bourbon. A cette intrigue, dont le
déroulement reste obscur, participèrent un certain abbé Le Camus,
directeur des Dames bénédictines de Montreuil, une dame Dupuy et une
vieille comtesse romanesque, Mme Chauvigny de Blot. Deux
domestiques de Mme du Maine, Avranches et Despavots, travestis en
seigneurs étrangers sous le nom de prince de Listenai et de chevalier de
La Roche, essayèrent de s'introduire chez l'abbé de Veyrac, sous prétexte
de généalogie,pour lui passer commande du pamphlet. L'affaire n'eut pas
de suite, car la dame Dupuy, qui servait aux conspirateurs d'agent de
liaison, était en réalité une espionne du Régent, qui ébruita l'intrigue.
Bientôt, Mme la Duchesse et Mme du Maine comprirent la nécessité
d'élargir le combat en enrôlant sous leur bannière d'autres intérêts. Les
princes du sang trouvèrent dans les ducs et pairs des alliés naturels contre
les bâtards venus se glisser entre eux dans la hiérarchie des rangs et des
honneurs. Le 22 février 1717, une première délégation de pairs se rendit
au Palais-Royal pour remettre au Régent une requête contre les princes
légitimés tandis qu'une seconde sollicita aux Tuileries une audience du
roi. Les pétitionnaires demandaient l'annulation des déclarations de Louis
XIV attribuant « à MM. le duc du Maine et comte de Toulouse et à leurs
descendants mâles le droit de représenter les anciens pairs aux sacres des
rois ». De leur côté, les princes du sang, Bourbon et Conti, menaçaient
d'attaquer en justice les actes de légitimation des bâtards et de les faire
déclarer fils de Mme de Montespan – ce qui, entre parenthèses, était
assez piquant de la part de M. le Duc, lui-même petit-fils de la favorite
par sa mère !
Contre les ducs et pairs, grillant de former une caste à part au-dessus
du commun de la noblesse, quelles meilleures troupes utiliser que celles
des petits et grands seigneurs blessés par cette incommensurable
prétention ? C'est bien ce que pensa la duchesse du Maine, soucieuse de
se créer à son tour une clientèle, voire un parti. Plusieurs de ses
émissaires sillonnèrent la province, notamment l'Anjou et le Poitou,
faisant signer dans les châteaux un mémoire favorable aux thèses des
légitimés. Le plus redoutable, le plus intrigant, était, paraît-il, le comte de
Laval, ancien colonel d'infanterie, grand blessé de guerre, dont la figure
effrayante portait une mentonnière noire lui masquant la mâchoire,
fracassée par un coup de carabine.
A ce rythme la dispute dégénéra vite en affaire d'État touchant de près
à la légitimité du pouvoir. Les princes du sang faisaient grief à Louis XIV
d'avoir violé les lois fondamentales du royaume en complétant, alors qu'il
n'en avait nul droit, les règles de dévolution de la couronne. « Quelque
respectable que soit le pouvoir souverain des rois, disaient-ils dans un
mémoire, il n'est pas au-dessus de la nation et de la loi fondamentale de
l'État. » Dans un autre, ils allaient plus loin encore. Contrel'absolutisme
et le droit divin, ils prônaient la conception du « contrat » liant le roi et la
nation, détentrice de la souveraineté originelle. En d'autres termes, Louis
XIV, en ménageant aux bâtards le droit de lui succéder, avait modifié la
loi salique et ôté à la nation son droit sacré « de déférer la couronne à
celui qu'elle jugerait à propos, au défaut des princes du sang ». Bien
entendu, ce débat restait pour l'heure très théorique, la lignée du duc du
Maine ne pouvant accéder au trône qu'à l'extinction de la branche aînée
des Bourbons (Louis XV), des Orléans, des Condés et des Conti. Mais il
faisait sonner des arguments que l'on n'avait guère utilisés depuis la
Ligue et les monarchomaques.
Les thèses des légitimés avaient des résonances aussi révolutionnaires.
Dans leurs mémoires et requêtes, ils priaient le Régent d'attendre la
majorité du roi pour se prononcer et de ne rien décider sans consulter les
états généraux. Or leur mouvement faisait tache d'huile. Une partie du
parlement, derrière M. de Mesmes, ami de la duchesse du Maine,
soutenait discrètement leur cause et – juste revanche de l'affaire du
bonnet – applaudissait aux attaques contre les ducs et pairs. Le 17 avril,
le bailli de Mesmes, ambassadeur de Malte et frère du premier président,
assemblait les chevaliers de son ordre afin de joindre leur pétition à celle
de la noblesse et, le même jour, une délégation de gentilshommes
présentait au duc d'Orléans un mémoire.
Philippe avait jusque-là regardé cette querelle d'un œil amusé, laissant
s'entre-déchirer deux rivaux potentiels. A son habitude, il avait prodigué
de bonnes paroles à tous sans s'engager sur le fond, au point d'exaspérer
l'impétueux duc de Bourbon : « Il me donne cent paroles, clamait ce
dernier, et il n'en tient pas une et me refuse un jugement qu'on ne refuse
pas au moindre des sujets du roi. » L'appel aux états généraux et
l'agitation de la noblesse contre les ducs et pairs commencèrent à
l'inquiéter. Avait-il lu l'avertissement que lui avait fait parvenir le comte
de Boulainvilliers ? Convoquer les états sur cette affaire, c'était voir
ceux-ci s'en prendre à la légitimité du pouvoir, à la succession de la
couronne. Aussi le prince réagit-il assez vivement après avoir laissé
traîner les choses. Il interdit au bailli de Mesmes de réunir les chevaliers
de Malte sur d'autres sujets que ceux de leur ordre. Au marquis de
Polignac venu le relancer sur le mémoire de la noblesse, il répliqua avec
vigueur : « Il me semble m'être expliqué que quiconque parlerait de
celaje l'enverrais à la Bastille ! » Puis il désigna six commissaires chargés
d'examiner la littérature produite par les deux camps et décida de juger la
cause dans un conseil de régence dont seraient exclus les ducs et les
princes du sang.
Afin de couper court aux manœuvres de la petite duchesse qui
réussissaient trop bien, un arrêt du 15 mai interdit aux membres de la
noblesse, de quelque rang et dignité qu'ils fussent, de signer la prétendue
pétition en faveur des princes légitimés et de la convocation des états
généraux. En réplique, le 17 juin, six gentilshommes, MM. de Châtillon,
de Polignac, de Vieuxpont, de Rieux, de Clermont et de Beauffremont
remirent au parlement une requête portant 39 signatures s'opposant à la
procédure d'instruction par les commissaires. Défi cinglant au Régent !
D'autant plus que l'un des meneurs, M. de Châtillon, était le premier
gentilhomme de sa chambre. Les magistrats, par prudence, préférèrent ne
pas statuer. La perspective de convoquer les états généraux, qu'ils
méprisaient, leur déplaisait fort. Ils s'adressèrent donc au Régent pour
recevoir ses ordres. La réponse ne se fit pas attendre : trois des députés de
la noblesse furent envoyés à Vincennes, les trois autres à la Bastille.
Le 1er juillet, le conseil de régence, siégeant en comité restreint, prit
connaissance du rapport des commissaires et rendit son verdict en cassant
l'édit de 1714 et la déclaration de 1715. Les légitimés perdaient ainsi leur
droit à la succession et leur qualité de princes du sang. Le conseil
annulait toutes les dispositions de Louis XIV à ce sujet et reconnaissait à
la nation le droit de se choisir un roi « au cas que dans la suite du temps,
la race des princes légitimes de la Maison de Bourbon vînt à s'éteindre ».
Satisfaction était donc donnée sur l'essentiel à M. le Duc. Toutefois, par
souci d'équilibre et de modération, Philippe d'Orléans décida d'atténuer la
rigueur des juges et conserva au duc du Maine et au comte de Toulouse
leur préséance au parlement sur les ducs et pairs. Ce compromis ramenait
la paix mais ne satisfaisait personne. Les princes du sang espéraient
mieux. Ils profiteront, comme on le verra, d'une crise politique pour
obtenir la suppression de ce dernier avantage. La duchesse d'Orléans prit,
comme d'habitude, le parti de ses frères et s'affligea du jugement rendu.
Quant aux ducs et pairs, qui avaient reçu interdiction de s'assembler de
nouveau pour parler de cette affaire, ils résolurent, drapés dans leur
dignité, de se rendre en corps au Port-à-l'Anglais pour y déguster une
matelote,ce qui amusa follement les badauds parisiens. Le 17 juillet, les
six gentilshommes emprisonnés furent libérés et conduits devant le
Régent qui leur déclara : « Vous me connaissez assez, Messieurs, pour
savoir que quand je fais du mal, je me crois bien obligé de le faire. »

LA QUERELLE DE LA BULLE UNIGENITUS

En rappelant en 1715 le cardinal de Noailles, Philippe avait eu le désir


de réparer une injustice et non de donner raison au parti janséniste contre
les défenseurs de la bulle Unigenitus. Sa préoccupation était de régler au
plus vite par un compromis acceptable cette stupide querelle dans
laquelle s'usaient les forces vives de l'Église. C'est sur ce terrain plus que
sur aucun autre qu'il eut à exercer son pouvoir modérateur. Et avec quelle
patience ! Pour cet agnostique ouvert et tolérant, ce fut probablement l'un
des plus rudes fardeaux, car les passions étaient vives, les susceptibilités
à fleur de peau. Chaque camp s'embrasait au moindre souffle. Sur le
fond, quelles étaient ses opinions ? Attaché aux libertés gallicanes, il se
sentait certainement plus proche des gallicans que des ultramontains
quoique ne partageant pas l'intransigeance des amis de Noailles. Il aurait
vu avec faveur une acceptation « relative » de la bulle, de façon à
sauvegarder l'indépendance de l'Église de France tout en donnant raison
au pape sur la doctrine. Mais comment imposer cette solution à des
boutefeux mitrés ? Sa première démarche fut d'essayer de fléchir Clément
XI qui, de Rome, saisissait mal la réalité du conflit. Dès le 13 septembre
1715 il envoya par l'entremise de son représentant auprès du Saint-Siège,
le cardinal de La Trémoïlle, une longue lettre au souverain pontife. Il y
expliquait, en manière d'excuse, que son autorité ne pouvant égaler celle
d'un roi, il avait dû composer. D'où la nomination du cardinal de Noailles
à la tête du conseil de Conscience qui lui avait été, pour ainsi dire,
imposée par l'opinion publique. « Telle est la situation d'un régent, et Sa
Sainteté peut juger à combien de ménagements, de précautions, de
condescendances elle l'engage dans une affaire de cette nature et surtout
dans les premiers mois d'un gouvernement qui tient en quelque manièrele
milieu entre une autorité absolue et une entière liberté. » Philippe
affirmait cependant son désir sincère d'une réconciliation et appelait le
pape à la promouvoir. « Les mesures extrêmes ne sont plus de mise et la
douceur seule peut calmer et apaiser un schisme prêt à se former. » Il lui
conseillait donc de ne pas réagir brutalement à sa décision, au risque de
liguer contre lui le parlement et le pays tout entier. Que faire ? Comme
les évêques du parti de Noailles n'accepteraient jamais la bulle purement
et simplement, le plus sage était d'en donner une explication claire et
restrictive, écartant les interprétations outrancières qui avaient surgi çà et
là. Le Régent concluait à la nécessité d'agir vite. « Je voudrais que le
pape fût en état d'en juger par lui-même ; et quand Sa Sainteté aurait vu
de près les esprits aussi échauffés qu'ils le sont, les évêques animés
contre les universités, et les universités contre les évêques, l'épiscopat
divisé, le second ordre entraîné dans la même division [...], en un mot le
schisme prêt à éclater de toutes parts, je prendrais la liberté de demander
à Sa Sainteté s'il m'est, je ne dis pas permis, mais même possible
d'attendre tranquillement un événement aussi triste. »
Mais n'était-il pas déjà trop tard ? Les jours qui suivirent amenèrent un
incroyable regain de tension et de frénésie. Se croyant épaulés par le
nouveau pouvoir, les jansénistes voulaient prendre leur revanche. Le 1er
octobre, à la Sorbonne (la faculté de théologie de Paris), Ravechet,
ennemi juré de la bulle, fut élu syndic en remplacement du conciliant Le
Rouge. Il ne cacha pas son intention de faire rapporter la plupart des
résolutions prises par son prédécesseur. A la réunion mensuelle (prima
mensis) de décembre, les docteurs de la Sorbonne déclarèrent qu'ils
avaient enregistré la bulle pour obéir aux ordres du feu roi sans jamais
avoir eu l'intention de l'accepter ! Décision confirmée trois jours plus tard
par un vote écrasant (140 voix sur 160). Les Jésuites, de tempérament
combatif, réagissaient avec vigueur, parfois même avec emportement.
Prêchant dans la cathédrale de Rouen, le père de La Motte n'hésitait pas à
qualifier le Régent de « petit homme bouffi d'orgueil, sans science et sans
mérite ». Le nonce apostolique Bentivoglio encourageait les plus
violents, qu'il recevait à la nuit tombante dans son hôtel. Il ameutait tout
le monde, réclamant à cor et à cri les sanctions les plus sévères contre
l'archevêque de Paris. Si bien qu'en novembre, il fallut exiler les
membres les plus remuants de laCompagnie de Jésus et ôter à plusieurs
autres le droit de confesser.
La querelle s'envenimait, résonnant à travers toute l'Église de France.
Évêchés, chapitres, facultés, congrégations, monastères, couvents et
séminaires étaient priés de prendre parti. Une quantité innombrable de
libelles outranciers, imprimés ou manuscrits, de pamphlets emplis
d'insinuations ou d'invectives étaient diffusés par les clans antagonistes.
Les quelques pièces qui ont surnagé de ce fatras sont d'une affligeante
indigence théologique. De toutes parts fusaient mandements épiscopaux,
excommunications, accusations d'hérésie. Selon qu'ils appartenaient à un
diocèse ou à un autre, les prédicateurs étaient obligés de lire en chaire des
instructions contradictoires. A croire que chaque diocèse pouvait forger
sa propre religion ! Le cardinal de Noailles avait menacé de suspendre
tout ecclésiastique qui accepterait la bulle. L'évêque de Toulon, au
contraire, avait fait savoir qu'il ne voulait en aucun cas accueillir des
prêtres formés par les facultés hostiles à la constitution Unigenitus. La
faculté de théologie de Poitiers avait donné son adhésion au texte
pontifical tandis que celle de Reims, en conflit ouvert avec son
archevêque, Mgr de Mailly, s'était rétractée. L'évêque de Chalon-sur-
Saône assurait que la constitution était « règle de foi » et qu'on devait
donc l'admettre à l'égal d'un article du dogme. Le parlement d'Aix,
soutenu par les autres parlements de province, critiquait ces écoles « où
l'on veut faire passer comme le point le plus essentiel de la religion
l'obéissance aveugle et sans borne au pape ». Le 4 avril 1716, le
parlement de Paris interdit la publication d'un document qui invitait les
évêques favorables à la constitution à se concerter « dans les provinces et
à s'unir au nonce ». En fait, la querelle ne portait plus tellement sur les
idées jansénistes du père Quesnel, mais sur les rapports de l'Église de
France et de la Cour de Rome. Accepter la bulle sans explication, n'était-
ce pas reconnaître l'infaillibilité pontificale, principe jugé contraire au
gallicanisme ? Par l'intermédiaire de l'abbé Chevalier et du père de La
Borde, oratorien, les évêques hostiles à la constitution (qu'on appelait les
évêques « opposants ») adressèrent au souverain pontife un mémoire
destiné à le faire revenir sur ses positions, mais celui-ci refusa de recevoir
les émissaires.
Le camp janséniste n'était d'ailleurs pas homogène. Les plus radicaux,
conduits par l'évêque de Senez, Jean Soanen, et celuide Montpellier,
Charles-Joachim Colbert de Croissy, estimaient que l'ouvrage du père
Quesnel ne contenait aucune erreur doctrinale. D'autres, plus modérés,
pensaient que cet écrit n'était pas sans défaut et qu'on pouvait accepter la
bulle accompagnée de commentaires. La Sorbonne rallia le camp des
intransigeants à la prima mensis d'avril 1716. Clément XI, de son côté,
conseillé par les Jésuites, le nonce Bentivoglio et le cardinal Fabroni, ne
se départait pas de sa rigueur. Il estimait que commenter la bulle ne
pouvait que porter atteinte à son autorité. Méprisant le pusillanime
cardinal de La Trémoïlle, dédaignant les propositions d'accommodement
du Régent, ne se laissant intimider par personne, l'opiniâtre pontife
adressa deux brefs sévères, l'un au duc d'Orléans, l'autre à la Sorbonne et
au cardinal de Noailles. Un troisième cassait le conseil de Conscience. Il
s'opposa, de plus, à la nomination de nouveaux évêques qui ne
s'engageraient pas formellement en faveur de la constitution Unigenitus.
Ces décisions, loin d'amener l'apaisement, renforcèrent la
détermination du camp adverse. Le 18 août, le cardinal de Noailles refusa
de renouveler aux Jésuites leurs pouvoirs, expirés le 15, pour la
confession, la prédication et la catéchèse. Les évêques de Châlons, Metz,
Montpellier et Verdun en firent autant dans leur diocèse. Seuls quatre ou
cinq confesseurs de la famille royale, dont le père du Trévou attaché au
Régent, échappèrent, par faveur, à cette mesure. En décembre 1716,
Clément XI fulmina un nouveau bref contre le duc d'Orléans, les évêques
non acceptants et la Sorbonne, dont il suspendit les privilèges. Au nom
des libertés gallicanes, le Régent défendit au clergé de recevoir le
document pontifical. Il se retrouvait curieusement dans la position de
Louis XIV quelque trente-cinq ans plus tôt face au Saint-Siège. A leur
tour, les parlements considérèrent la décision du pape comme nulle et
non avenue. En réplique, onze prélats favorables à la bulle, à l'instigation
du cardinal de Bissy, évêque de Meaux, écrivirent au chef de la
Chrétienté une lettre ouverte l'encourageant à rester ferme.
Cependant le cardinal de Noailles commençait à mollir et l'action du
Régent n'y était pas pour rien. Il était prêt à accepter la bulle assortie de
commentaires pontificaux. Mais les curés parisiens et les farouches
docteurs de Sorbonne ne l'entendaient pas de cette oreille. Ils déclarèrent
hautement qu'avec ou sans commentaires, le document serait toujours
pour eux inacceptable.C'était pour l'archevêque de Paris une semonce et
la menace d'une révolte généralisée dans son diocèse. A la fin de
décembre, la cassure s'accentua entre les « durs » et les « modérés » du «
parti anticonstitutionnaire ». Dînant un soir à l'archevêché de Paris,
Colbert de Croissy, évêque de Montpellier, et Soanen, évêque de Senez,
apostrophèrent le fluctuant cardinal : « Est-il possible que Votre
Éminence veuille changer de sentiment et abandonner le parti de la
vérité, vous que nous avons regardé jusqu'à présent comme notre chef,
sur qui nous pouvions compter comme une colonne inébranlable ? – Que
voulez-vous que je fasse, leur répondit-il ; M. le duc d'Orléans me presse
de me déclarer et d'accommoder cette affaire qui l'inquiète ; plusieurs
évêques me pressent, ma famille me presse : voilà ce qui m'embarrasse. »
Philippe naviguait entre les récifs. Il essayait de rapprocher les frères
ennemis, Noailles et Rohan, évêque de Strasbourg et grand aumônier de
France, de rassurer le nonce, de calmer les parlements, de museler les
casuistes querelleurs et les sourcilleux canonistes de la Sorbonne. Il
encouragea les rencontres entre évêques des deux bords et, en janvier
1717, organisa lui-même au Palais-Royal des conférences avec le
cardinal de Noailles, les évêques d'Arras, de Châlons, de Bayonne, de
Boulogne et de Mirepoix. A ces réunions, qui se tenaient en dehors du
conseil de Conscience, assistaient également le maréchal d'Huxelles, le
duc de Noailles, Amelot, le marquis d'Effiat et le procureur général
Daguesseau. Le Régent, observe Dangeau, « est fort peiné de voir que les
esprits ne se rapprochent point. Il se donne tout entier à cette affaire-là,
qui lui tient fort au cœur, comme de raison, et qui l'inquiète beaucoup ; il
est fort au fait de toute l'affaire et la veut finir ». Mais les conférences se
succédaient de semaine en semaine en pure inutilité. Elles s'enlisaient
dans les chicanes, les arguties et la production de mémoires
contradictoires plus indigestes les uns que les autres. « Les saints se
battront ici tantôt », ironisait Philippe en attendant ses invités. Sa bonne
volonté et son désir ardent de paix se heurtaient à la fureur entêtée de
quelques irréductibles : « Je pourrai bien venir à bout de la mitraille, mais
la prêtraille m'embarrasse. »

De fait, le diocèse de Paris était en ébullition. Encouragés par la


Sorbonne, les 350 curés, les bénédictins, les augustins, les prémontrés,
les jacobins, les cordeliers signaient pétition surpétition pour montrer à
Noailles leur détermination. Dans les églises, on disait des prières
publiques pour ramener l'archevêque au « parti de la vérité » ! La
disparition, sur ces entrefaites, du chancelier Voysin, grand ami des
Jésuites, et son remplacement par le très gallican Daguesseau apporta un
baume à l'opinion janséniste. L'auteur de la Gazette (dite de Buvat) se
réjouissait de voir disparaître un appui aussi considérable à la
constitution : « Les Jésuites sont dans la dernière consternation et depuis
cet événement on n'en a point vus dans les rues. Les bons pères se
tiennent enfermés dans leurs couvents comme renards dans leurs trous. »
Après avoir rassuré le clan gallican en nommant Daguesseau
chancelier, le Régent céda à la demande du cardinal de Rohan de faire
rayer des registres de la Sorbonne le texte d'une délibération
comminatoire des jansénistes extrémistes contre le cardinal de Noailles.
Mais chaque mesure provoquait une réaction en sens contraire. Le 1er
mars 1717, quatre évêques, ceux de Senez (Soanen), de Montpellier
(Colbert de Croissy), de Mirepoix (La Broue) et de Boulogne (Langle)
passaient devant deux notaires du Châtelet de Paris un acte par lequel ils
appelaient solennellement de la constitution Unigenitus au futur concile
général. Et pour souligner la gravité de leur geste, ils allèrent porter copie
de leur acte à la Sorbonne, qui les accueillit par un tonnerre
d'applaudissements. 97 docteurs sur 110 présents soutinrent cet appel.
Les autres refusèrent de prendre parti. Le seul opposant déclaré, le curé
de Saint-Merri, s'esquiva et courut avertir le cardinal de Rohan de cette
sédition annonciatrice du schisme. Le duc d'Orléans fut mis au courant
vers midi et s'emporta. Il considérait ce coup d'éclat comme une atteinte à
son autorité personnelle au moment où il s'efforçait d'apaiser les esprits.
De cet instant date vraisemblablement son désir de prendre ses distances
avec le parti anticonstitutionnaire. C'est ainsi qu'il céda aux instances des
cardinaux de Bissy et de Rohan, qui avaient réclamé une punition
exemplaire pour les auteurs de l'appel. Les quatre prélats furent priés par
lettre de cachet de sortir de Paris le jour même et de rejoindre leur
diocèse. L'un des deux notaires, Touvenot, fut envoyé à la Bastille. Quant
au syndic Ravechet, condamné à l'exil, il fut introuvable malgré les
perquisitions de la police. On s'aperçut qu'il était parti avec les registres
de la Sorbonne qui auraient dû être lacérés par ordre du Régent. Il fut
aussitôt remplacé par l'abbé Quinault, théologienpondéré qui avait
accepté la constitution. L'appel au concile général remua une fois de plus
l'Église de France et reçut l'adhésion enthousiaste des curés et des
communautés religieuses de Paris, de la faculté de théologie de Reims, de
celle de Nantes, des chapitres de Chartres et d'Orléans, de plusieurs
prêtres du diocèse de Rouen... Le cardinal de Noailles en eut lui-même la
conscience troublée. Accompagné de quatorze évêques, il alla demander
le rappel des quatre prélats contestataires et, le 3 avril, fit inscrire son
propre appel « au pape mieux conseillé et au futur concile général » au
greffe de l'officialité, mais garda la nouvelle secrète. Dans le camp
opposé, du côté des « constitutionnaires », on n'était pas moins actif. Un
mandement adressé par les évêques du Languedoc excommunia les
ecclésiastiques « appelants » et les fidèles qui recevraient les sacrements
de leurs mains.
Insensiblement, le Régent se rapprochait du parti « constitutionnaire ».
Ce n'était pas, comme le croyait naïvement Saint-Simon, gallican enragé,
par faiblesse et sous l'influence de l'abbé Dubois, du marquis d'Effiat ou
encore du maréchal de Villeroy. Une raison plus profonde le guidait. Elle
était d'ordre politique. Philippe l'exposa à son ami au cours d'un tête-à-
tête de deux heures dans sa petite loge de l'Opéra. Au duc fanatisé, plus
déterminé que jamais à refuser ce qu'il appelait « l'asservissement » à la
Cour de Rome, il fit remarquer « que le grand nombre était pour la
constitution et le petit pour les appels ; que la constitution avait le pape,
la plupart des évêques, les Jésuites, tous les séminaires de Saint-Sulpice
et de Saint-Lazare, par conséquent une infinité de confesseurs, de curés,
de vicaires répandus dans les villes et les campagnes du royaume, qui y
entraînaient les peuples par conscience, tous les Capucins et quelque petit
nombre d'autres religieux mendiants, et que de telle chose pouvait arriver
en France, où tous ces constitutionnaires se joindraient au roi d'Espagne
contre lui ».
C'était clair. Une estimation lucide de la situation, une évaluation des
forces respectives avaient conduit le Régent à pencher pour le parti le
plus puissant et le plus nombreux, celui qui en cas de crise serait
susceptible d'affermir son pouvoir. Politiquement, quel intérêt avait-il à
soutenir les « évêques appelants » qui risquaient de se couper de la
communauté catholique ? Ils n'étaient qu'une quinzaine contre une
centaine favorables au pape et à la bulle. Le 13 juillet 1717, il fit un
derniereffort pour réconcilier les deux partis en adressant une lettre à tous
les évêques pour les exhorter au calme. N'y parvenant pas, il décida de
faire taire tout le monde. Une « déclaration pacifique » du 7 octobre
arrêta les appels, procès ou contestations. Ce fut plus facile à dire qu'à
réaliser. Malgré l'interdiction on continua de parler, d'écrire et de se
disputer. En réplique, le Régent enjoignit aux parlements de poursuivre
les auteurs de libelles ou mémoires sur un sujet considéré comme épuisé.
Au printemps 1718, en dépit de son ralliement tactique aux thèses «
constitutionnaires » modérées, il n'était pas parvenu à se réconcilier avec
l'intraitable Clément XI qui refusait toujours de nommer évêques les
candidats du roi n'ayant pas accepté la bulle. A force d'attendre, on avait
trois archevêques, douze évêques et un coadjuteur à désigner. Tout le
monde trouvait que ce procédé choquant portait atteinte à la sacro-sainte
indépendance de l'Église de France. Au début de mai, le Régent déclara
au conseil que puisque la Cour de Rome « s'opiniâtrait depuis si
longtemps contre la loi réciproque du Concordat, il fallait chercher et
trouver le moyen de se passer d'elle là-dessus ». L'accord d'un concile
national sur les candidats du roi s'imposait-il ? Le 5 mai, Philippe
constitua une commission chargée d'examiner cette question. Elle
comprenait les maréchaux d'Huxelles et de Villeroy, les ducs de Saint-
Simon et d'Antin, le marquis de Torcy, deux théologiens de la Sorbonne,
deux conseillers de la Grand'Chambre et deux avocats au parlement. A
cette nouvelle Rome prit peur et accorda par retour de courrier les bulles
de nomination tant attendues.
Clément XI n'était pas pour autant décidé à céder sur le fond. En
février, l'Inquisition de Rome avait fermement condamné l'appel au
concile général. Le conseil de régence avait retourné le décret à son
destinataire sans même ouvrir le pli. Le 8 septembre, le pape publia la
lettre Pastoralis officii excommuniant les fidèles ne reconnaissant pas la
bulle. Une fois de plus, l'opinion gallicane s'indigna. Pourquoi faire tant
d'histoires pour un livre obscur, déjà bien oublié, sinon pour forcer
l'Église de France à faire acte d'allégeance totale au Saint-Père ? Aussi
les parlements refusèrent-ils de recevoir le document pontifical sous
prétexte qu'il introduisait indirectement dans le royaume la doctrine de
l'infaillibilité. L'initiative romaine suffit à réveiller l'ire du cardinal de
Noailles, qui, le 16 septembre, informa le Régent de sa décision de rendre
public son « appel au papemieux informé et au futur concile général ».
En même temps, il démissionna du conseil de Conscience, cet organe
collégial si peu efficace, dont on n'avait même pas entendu la voix. La
querelle rebondissait à nouveau.
Ainsi le prince avait-il échoué dans sa passion de réconciliation et son
ardent désir de rapprocher les points de vue. Sa conception du pouvoir,
point d'équilibre et d'harmonie entre des forces contradictoires, avait
trouvé ses limites. Les péripéties de cette querelle religieuse ne furent
sans doute pas étrangères à son évolution vers des formes de
gouvernement plus énergiques.
1 F. FUNCK-BRENTANO, les Lettres de cachet à Paris, étude suivie d'une liste des prisonniers
de la Bastille, Paris, 1903.
2 Michel ANTOINE, le Conseil du roi sous le règne de Louis XV, Droz, Genève-Paris, 1970.
3 Le bureau des parties casuelles chargé de recevoir la « finance » des offices nouveaux et les
taxes relatives aux anciens.
4 Miche! ANTOINE, op. cit.
CHAPITRE V

De Noailles à Law

FINANCE ET FISCALITÉ

Archaïque, irrationnel, improductif et injuste, le système fiscal français


à la fin du règne de Louis XIV était bien comme le décrivent les manuels
d'Histoire le talon d'Achille de la monarchie « absolue ». Une maladie
chronique qui devait à terme lui être fatale ! Incapable de créer une
administration des finances moderne, le gouvernement royal était obligé
depuis de longues années déjà de vivre au-dessus de ses moyens, dans un
état de perpétuelle fuite en avant, privilégiant le court terme au détriment
de l'avenir, multipliant les artifices douteux, les subterfuges désespérés et
les expédients les plus misérables, créant, pour apaiser son besoin
constant et impérieux de liquidités, des privilèges dont il était le premier
à souffrir ultérieurement. De surcroît, pour boucler son budget, il devait
recourir aux avances à taux usuraire des traitants, « partisans » et autres
maltôtiers quand il ne faisait pas appel à ses propres agents. Bref, la
mauvaise gestion de sa trésorerie conjuguée à son incapacité à trouver du
crédit le contraignait à s'en remettre aux manieurs d'argent. Certes, les
plans de réforme des donneurs d'avis – les Vauban, les Boisguilbert – ne
manquaient pas. Mais comment réparer tant d'abus dans l'assiette et la
perception des impôts sans établir une administration tentaculaire dont on
n'avait pas les moyens ? Comment abattre le maquis si touffu des
impôts,taxes, droits mal assis, iniques, vexatoires sans mettre à bas un
édifice qui déjà menaçait ruine ? Comment échapper au foisonnement
byzantin de la fiscalité, comment se libérer de l'onéreuse tutelle des gens
de finances et des groupes d'intérêts privés sans appauvrir davantage
l'État ? Les dépenses de Cour, les pensions des grands seigneurs, les
menus plaisirs de Sa Majesté, les subventions versées aux princes
étrangers, la guerre surtout, celle de la Ligue d'Augsbourg puis celle de
Succession d'Espagne avaient singulièrement aggravé la situation au
point de conduire le royaume le plus riche d'Europe au bord de la
banqueroute. Quelle désolation, quel formidable gâchis ! La dépense des
troupes – « l'extraordinaire des guerres » –, l'artillerie, les fortifications,
la marine, les galères creusaient dans le budget annuel un gouffre si
profond que celui-ci se retrouvait singulièrement en déficit de deux ou
trois fois le montant de ses recettes ordinaires.
Parmi les causes des révoltes populaires qui ont jalonné le règne du
Roi-Soleil figurent au premier plan l'accroissement de la pression fiscale,
la volonté constante du pouvoir d'instaurer définitivement des taxes
déclarées au départ provisoires. Comme l'a souligné Roland Mousnier,
l'idée d'un impôt régulier dû annuellement à l'État était considérée encore
au milieu du siècle, par la grande majorité des Français, comme une
anomalie. La contribution personnelle des sujets aux dépenses du roi
devait être exceptionnelle, limitée aux temps de guerre.
Malheureusement, dans la pratique, on n'en était plus là. L'exploitation du
vaste domaine royal, de ses biens-fonds et seigneuries, ses forêts, ses
moulins, ses fours, ses droits annexes (contrôle des actes, greffe, tabac...)
ne représentait plus, en 1715, qu'une très faible partie des ressources
publiques, 6 ou 7 millions tout au plus (y compris le produit des coupes
de bois). L'essentiel des revenus courants provenait des impôts directs et
indirects.
La taille, le plus ancien des impôts directs, avait une origine féodale et
militaire. Elle pesait principalement sur les ruraux, laboureurs, fermiers,
petits et moyens propriétaires. Nombreux étaient les privilégiés, riches
particuliers ou gentilshommes qui s'en étaient affranchis en usant des
procédés les plus divers. Ainsi dans les pays dits de « taille réelle » (pays
d'État, généralités d'Auch et de Montauban, élections d'Agen et de
Condom, Dauphiné), l'impôt étant assis sur les biens roturiers, il
suffisait,moyennant quelques menus services rendus au roi ou à
l'intendant, de faire qualifier sa terre de noble par le Conseil pour ne rien
payer. Dans les pays de taille personnelle, où régnait le plus grand
arbitraire quant à la répartition de l'impôt, seuls les gens de roture étaient
frappés. L'usurpation insidieuse d'un titre de noblesse, l'achat de lettres
d'anoblissement ou d'offices constituaient alors les moyens habituels d'y
échapper. On pouvait aussi racheter sa cote annuelle une fois pour toutes
en payant au roi une somme fixe.
Les bourgeois des grandes villes comme Paris, Versailles, Lyon,
Bordeaux ou Tours avaient la chance d'échapper totalement à la taille.
D'autres cités étaient abonnées ou tarifées. Le clergé quant à lui était
totalement exempté. En compensation, il consentait au roi un « don
gratuit » dont le montant était sans rapport avec l'immensité de ses
revenus. Les pays d'État, beaucoup moins taxés que les pays d'élection,
versaient également un don gratuit, voté par les assemblées provinciales.
Le Languedoc, province riche, fournissait à lui seul la moitié de ces
contributions « volontaires ».
Malgré le nombre grandissant des exemptés on avait dû accroître le
montant des « brevets » de la taille. En 1701, ceux-ci rapportaient 34
millions, 38 en 1705 et 41 en 1715. Le recouvrement était long – deux ou
trois ans, davantage dans certaines régions reculées –, d'une injustice
criante, obligeant à des saisies de bétail, des chicanes, des procès sans fin,
des mesures de contrainte contre les taillables et les malheureux
collecteurs, responsables dans les pays de taille personnelle de la
répartition de l'impôt. Les paysans n'avaient souvent d'autre ressource
que de dissimuler leurs biens, limiter leurs récoltes, voire abandonner
leurs terres. Parfois l'intendant ou son subdélégué était amené à dresser
lui-même le rôle des tailles et à procéder à des taxations d'office chez les
riches, ce qui soulevait alors des tempêtes de protestations. Quand les
intempéries, les épidémies, la disette dévastaient une région, le roi
magnanimement accordait des remises. Il fallait alors trouver d'autres
ressources pour étancher la soif endémique de numéraire qui dévorait
l'Etat.
A partir d'une idée de Vauban – un impôt unique frappant
proportionnellement tous les revenus y compris ceux des privilégiés –,
Pontchartrain et l'intendant Basville imaginèrent en 1694 de créer la «
capitation », contribution directe supplémentaire destinée à disparaître au
retour de la paix. Tous les hommesdu royaume, répartis en vingt classes
fiscales selon leurs revenus supposés, depuis les princes du sang
jusqu'aux manouvriers et apprentis, y furent assujettis. La première classe
était taxée de 2 000 livres, la dernière d'une livre. En réalité, les exemptés
furent légions : le clergé qui racheta sa contribution par un abonnement
annuel à tarif réduit, les privilégiés qui réussirent sans trop de mal à se
dérober. La répartition, mal faite, donna lieu à un grand mécontentement
et même à des émeutes, si bien que, compte tenu des réductions, retards
et frais de perception, la capitation ne rapporta que 22 à 23 millions au
lieu des 30 prévus. Supprimée en 1698, elle réapparut en 1701 pour se
transformer quatre ans plus tard, dans les pays de taille personnelle, en un
nouvel impôt de répartition arbitrairement fixé et, dans les pays de taille
réelle, en un supplément de taxe sur les biens roturiers. Parallèlement, les
possesseurs de biens nobles virent leur contribution allégée et certaines
provinces comme le Languedoc ou la Flandre maritime réussirent à s'«
abonner ».
En 1710, la gravité de la situation extérieure obligea le roi à lever un
nouvel impôt direct sur les revenus, lui aussi déclaré provisoire, le «
dixième ». Toute personne percevant un revenu, rente, loyer ou salaire, y
compris les ecclésiastiques (mais à l'exception des travailleurs les plus
pauvres), devait remettre au maire de sa ville ou au syndic de son village
une déclaration de ses revenus et en verser le dixième. Ce fut encore un
beau tollé ! Des plaintes fusèrent de toutes parts, des plus riches aux plus
démunis. A leur grande fureur, les parlementaires, les bénéficiaires de
gages et de rentes fixes se virent automatiquement amputés par l'État du
montant de leur impôt. Mais, mis à part ces cas simples, il était quasiment
impossible de connaître le revenu réel des contribuables. L'administration
n'avait pas les moyens d'instaurer l'inquisition fiscale. De nombreuses
cités, des provinces, de riches financiers prirent des abonnements. Le
clergé aussi se « racheta » moyennant le versement d'un don gratuit
extraordinaire de 8 millions de livres.
Les impôts indirects frappant la consommation et la circulation des
produits étaient fort nombreux et variés selon les régions. Les gabelles,
impôts sur le sel, étaient assimilées à des contributions directes dans les
généralités dites « de grandes gabelles » (Île-de-France, Picardie,
Champagne, Bourgogne, Orléanais, Touraine, Maine, Anjou, Berry). Les
taillables yétaient astreints à payer un droit sur une quantité minimum de
sel. Les pays de « petites gabelles » (Lyonnais, Mâconnais, Languedoc,
Beaujolais, Dauphiné, Provence, Roussillon...), de salines (Trois-
Évêchés, Alsace, Franche-Comté...), de quart-bouillon (une partie de la
côte normande) et les pays rédimés des gabelles (Poitou, Périgord,
Limousin, Guyenne, Bordelais, Armagnac...) avaient chacun un régime
différent d'imposition, tandis que certaines provinces « franches »
(Artois, Flandre, Bretagne, Béarn...) ne supportaient aucune taxe.
Les traites couvraient les péages royaux et les droits de douane
intérieurs et extérieurs perçus entre les provinces dites de « l'Étendue »
(ou des « cinq grosses fermes ») et les provinces « réputées étrangères »
(Flandre, Limousin, Auvergne, Lyonnais, Bordelais, Guyenne, Dauphiné,
Roussillon...). Au contraire, les pays « à l'instar de l'étranger effectif »
(Alsace, Trois-Évêchés, Franche-Comté, Lorraine...) pouvaient
commercer librement avec le reste de l'Europe mais étaient assujettis aux
droits de douane dans leurs échanges avec le reste de la France. En dépit
de louables efforts de simplification et de rationalisation tentés par
Colbert, traites et péages constituaient encore en 1715 des entraves
considérables au commerce intérieur, sans pour autant empêcher la fraude
et la contrebande.
Les « aides » désignaient la multitude des taxes sur les denrées et
boissons, perçues la plupart du temps à l'entrée des bourgs et des villes :
droits de « gros », d'augmentation, de huitième et quatrième d'annuel,
grands et petits devoirs, impôt et billot de Bretagne. D'autres droits
frappaient le poisson de mer, frais ou salé, la marque du fer, de l'or ou de
l'argent, les huiles et savons, l'amidon, le papier, les cartes à jouer, le
tabac, etc.
Les impôts indirects n'avaient cessé de croître sous le règne de Louis
XIV. Leur perception était confiée à des fermiers généraux dont le bail
prévoyait le versement à date fixe du produit estimé de l'impôt. Si le
fermier parvenait à tirer davantage des contribuables, la différence lui
revenait intégralement. Mais, dans le cas contraire, il devait emprunter ou
puiser dans ses caisses pour satisfaire à ses engagements. L'exploitation
des fermes nécessitait une infrastructure administrative considérable. Près
de 18 000 gardes-archers, organisés en brigades, avaient mission de lutter
contre les fraudeurs et les bandes de faux-sauniers armés qui pillaient les
greniers du roi ou introduisaient du sel en contrebande.
Afin de mieux assurer les rentrées des fermes, Colbert avait poursuivi
une politique de concentration. Les grandes et petites gabelles, les traites,
les aides du Domaine, les cinq grosses fermes constituèrent ainsi les «
fermes unies », plusieurs fois démantelées et reconstituées dans les
dernières années du siècle. En 1683, elles rapportaient 64 millions et les
autres fermes, 2 millions. C'était un point culminant. La baisse sensible
de la consommation, la crise de 1693 ruinèrent si bien les fermiers que
les cinq grosses fermes furent mises en régie en 1703 et que les autres le
furent à leur tour en octobre 1709. Contrairement au principe de la ferme
générale, dans le système de la régie le roi nommait des commissaires
salariés chargés du recouvrement des impôts indirects, commissaires qui
ne pouvaient percevoir d'autre profit qu'un simple courtage sur les fonds
effectivement collectés. Les résultats furent plus désastreux encore car les
commissaires ne mirent pas le même zèle que leurs prédécesseurs à
accélérer les rentrées d'argent. Après la paix d'Utrecht, on revint donc au
régime des fermes générales. En 1715, les fermes unies ne rapportaient
plus que 47 millions de livres (principalement les gabelles) tandis que les
fermes particulières (poste, tabac, contrôle des actes), en sensible
augmentation, atteignaient 13 millions.

EMPRUNTS ET EFFETS ROYAUX

A la fin du règne de Louis XIV, la prolifération des rentes sur l'Hôtel


de Ville ne faisait que traduire les embarras financiers de l'État. En 1700,
le total des émissions dépassait déjà 600 millions. Avec la guerre de
Succession d'Espagne, ce fut une nouvelle flambée. Le crédit de l'État
étant compromis, on dut emprunter à des taux de plus en plus élevés, au
denier 14 ou au denier 12 (c'est-à-dire à 7,14 % ou à 8,33 %). Puis on eut
recours à des emprunts forcés auprès des acquéreurs de titres de noblesse,
des étrangers récemment naturalisés, des commerçants et manufacturiers
à qui l'on remettait des rentes héréditaires ou viagères gagées sur l'Hôtel
de Ville, les aides ou les gabelles.
A côté de ces rentes dont le capital était aliéné existaient des emprunts
temporaires et remboursables qui donnaient lieu àcréation d'effets royaux
et de billets de toutes sortes bénéficiant en principe d'un intérêt mais qui
s'échangeaient par endossement, faute de numéraire. C'étaient des
assignations sur les tailles ou les fermes consenties par le contrôle
général en avances sur recettes, des promesses de la « caisse des
emprunts » créée en 1702, des effets émis par les trésoriers de
l'extraordinaire des guerres, des récépissés des receveurs des finances ou
des fermiers généraux. A partir de la refonte des espèces de 1701 et en
attendant la mise en circulation de nouvelles espèces, le Trésor remit aux
déposants des « billets de monnoie ». Ces certificats valant numéraire
n'étaient que provisoires, mais ils se généralisèrent dès 1704. Pour
maintenir leur valeur, on dut les assortir d'un taux d'intérêt. C'était la
guerre, et la guerre était dispendieuse. Chamillart multiplia follement les
émissions bien au-delà des dépôts d'or et d'argent effectués dans les
hôtels des Monnaies. En décembre 1703, ces billets de monnaie
représentaient 6,7 millions de livres et, trois ans plus tard, plus de 180
millions.
Faute d'être remboursé en temps voulu, ce papier fiduciaire, d'abord
conçu comme instrument de crédit, se mit à circuler comme des effets de
commerce mais avec des taux de dépréciation allant de 60 à 80 %. Ainsi,
bien avant l'expérience de Law, les Français avaient-ils connu les
désagréments de la monnaie fondante et en avaient-ils gardé d'amers
souvenirs. L'agiotage de la rue Quincampoix date d'ailleurs de cette
époque. En avril 1707, le contrôleur général s'efforça de donner cours
forcé aux billets en les acceptant pour partie en règlement des impôts ;
toutefois, devant l'hostilité des commerçants, il dut revenir sur cette
mesure un mois plus tard. Il essaya alors de les consolider en rentes sur
l'Hôtel de Ville ou en nouveaux billets des fermiers et receveurs généraux
payables en cinq ans et rapportant un intérêt. Mais l'inflation continuait :
372 millions de livres en 1708, plus de 700 en 1715. Pendant la tragique
année 1709, le Trésor cessa même de payer les arrérages des rentes et ne
reprit ses versements que l'année suivante en abaissant d'autorité les taux
au denier 20 (5 %). Le poids de la guerre et la misère des temps
dispensaient le souverain de tenir ses promesses. En 1710 et 1711, pour
éviter des faillites en cascade, il dut accorder des « surséances » et délais
de paiement. Si faible était son crédit qu'il était obligé de recourir à des
emprunts cautionnés par des corps d'officiers ou des états provinciaux.

LES AFFAIRES EXTRAORDINAIRES

En dehors des revenus réguliers provenant du domaine, des impôts et


des différents emprunts et effets royaux, s'était développée au fil des ans
toute une série d'expédients : aliénations de biens domaniaux, ventes de
droits et de revenus, d'exemptions, de privilèges fiscaux, de lettres de
noblesse, rachats d'impôts, organisations de loteries donnant droit à des
rentes viagères... Le procédé le plus fréquent était la création d'offices
nouveaux faisant souvent double, voire triple emploi avec ceux déjà
existants. Ces offices, à la différence des « commissions » royales
limitées dans le temps et non monnayables, étaient considérés comme
biens immobiliers, transmissibles avec le patrimoine et susceptibles
d'hypothèques (à l'exception toutefois des charges de la maison du roi).
La vénalité de ces emplois flattait le goût immodéré de la société
française pour le fonctionnarisme en même temps qu'elle remplissait les
caisses de l'État. Cette multiplication des fonctions judiciaires,
financières, municipales faisait déjà partie des mauvaises habitudes du
règne de Henri III. Sous Louis XIII et Louis XIV on en vint à les vendre
en bloc, par lots, à des traitants qui en avançaient le produit estimé et se
chargeaient ensuite de les négocier au détail moyennant des remises
dépassant souvent les 25 %. Les « affaires extraordinaires » étaient
d'abord et avant tout de bonnes affaires pour les « gens de finances ».
Avec la guerre de Succession, l'ingéniosité fiscale des contrôleurs
généraux ne connut plus de bornes. Ce fut l'inflation galopante. On divisa
les offices déjà existants en imposant le service alternatif, triennal,
quadriennal. Pour inciter les acquéreurs éventuels, ces nouvelles charges
étaient assorties de privilèges fiscaux. Politique à courte vue qui avait
pour conséquence de priver à terme l'État de nouvelles rentrées en
réduisant le nombre des contribuables mais qui trouvait dans la vanité
humaine un inépuisable filon ! « Toutes les fois que Votre Majesté crée
un office, disait au roi Pontchartrain, Dieu crée un sot pour l'acheter ! »
C'était merveilleux et si simple à la fois ! Il suffisait de trouver un nom
pompeux, de définir de vagues fonctions bien inutiles, de mettre en vente
un parchemin et le tour était joué ! On vit ainsi surgir du néant des
milliers denouveaux officiers de judicature, auxiliaires des parlements,
cours des comptes, membres obscurs des parquets et des greffes. S'y
ajoutaient les charges de finances : intendants et directeurs de finances,
trésoriers de l'extraordinaire des guerres pour les plus prestigieuses. La
maison du roi se gonfla d'emplois supplémentaires, civils ou militaires. A
leur tour, les charges municipales furent jetées sur le marché. On créa des
offices de maires, d'assesseurs, de lieutenants du maire, d'échevins,
consuls, jurats, capitouls, contrôleurs des deniers patrimoniaux et
d'octroi, concierges, portiers, garde-meubles des hôtels de ville, valets de
villes, tambours ou trompettes, jurés-crieurs d'enterrements. Pour
surveiller la tenue de l'état-civil par le clergé, on ne se contenta pas de
créer des contrôleurs des registres des baptêmes, mariages et sépultures,
on inventa aussi des contrôleurs des extraits de ces registres !
Dans cette société de hiérarchie et d'inégalité, l'essentiel était de se
distinguer de son voisin. Aussi se battait-on jusqu'au plus bas de l'échelle.
A la Cour et à la ville, on monnayait des offices de barbiers-perruquiers,
de contrôleurs des perruques. Sur les quais, halles, ports et marchés, on
trouvait les charges les plus ahurissantes, aux consonances les plus
roturières : débâcleurs, planchéieurs, contrôleurs des porcs et pourceaux,
langueyeurs de cochons, visiteurs de foin, vendeurs de vin, jaugeurs de
vin, gourmeurs de bière, rouleurs de tonneaux, contrôleurs de poisson,
essayeurs-visiteurs d'eau-de-vie, contrôleurs de beurre et fromage,
vendeurs d'huîtres à l'écaille, mesureurs de charbon, contrôleurs des
amendes, maîtres des ports et pertuis, etc. Le service de ces parasites était
inexistant. Ils n'apportaient à l'État que leurs écus et le concours de leur
encombrante sottise. Le roi faisait argent de tout et, sans s'embarrasser de
ses promesses, de temps en temps révoquait les privilèges accordés à
certains officiers ou supprimait des offices déjà existants pour les recréer
aussitôt après moyennant finances...
Les augmentations de gages permettaient aussi de faire rentrer –
parfois de force – de l'argent dans les caisses du Trésor. Chacun des
offices cédés était en effet assorti d'un traitement fixe et régulier (du
moins en principe), variable selon son importance. Décider d'augmenter
les gages d'un office, c'était en réalité obliger son titulaire à verser tout de
suite un supplément de « finance », un capital complémentaire justifiant
l'accroissement de son traitement. Bien entendu, à terme, le Trésor se
trouvaitgrevé de nouvelles charges, mais par ce procédé il avait réussi à
récolter du numéraire et ne regardait pas au-delà. Sur la fin du règne,
cependant, le trafic des offices marqua des signes d'essoufflement, faute
d'acquéreurs solvables.

LES FINANCIERS

Dans le système fiscal et financier du début du XVIIIe siècle, les


banquiers français ou étrangers, les capitalistes bataves, allemands ou
suisses, les cambistes huguenots, dont Herbert Lüthy a autrefois brossé le
tableau si saisissant, ne jouèrent qu'un rôle limité. Leur activité,
principalement tournée vers l'étranger, consistait en remises, transferts ou
achats. Leur influence déclina rapidement après la mémorable
banqueroute de Samuel Bernard en 1709.
En fait, faute de disposer d'une banque centrale capable de lui
consentir des avances, l'État vivait dans un système de crédit généralisé
qui le plaçait sous la dépendance étroite du petit monde fermé et
mystérieux des traitants et financiers que l'on connaît mieux aujourd'hui
grâce aux excellents travaux de Daniel Dessert1. Le mécanisme de leur
participation était toujours le même, qu'ils fussent officiers comptables
(collecteurs de l'impôt direct), fermiers généraux ou traitants intéressés
dans les « affaires extraordinaires ». Il consistait en des avances sur la
recette des tailles, capitation, dixième, sur le produit escompté des fermes
ou le forfait contractuel des « traités ». Ce milieu de publicains, illustré
par le Turcaret de Lesage, était relativement homogène, uni par des liens
de parenté et d'argent, par le jeu des protections et des influences. Il
représentait, y compris les associés, croupiers, sous-traitants et sous-
fermiers, quelques milliers d'individus. Ceux-ci apparaissaient rarement
au grand jour, l'adjudicataire du bail, du traité ou du parti étant le plus
souvent un homme de paille, bourgeois, commis, voire simple
domestique. Cependant, comme l'a montré Yves Durand, ils gagneronten
respectabilité tout au long du siècle, au point de s'agréger à la vieille
noblesse, d'avoir pignon sur rue, château et seigneurie en province2.
En général, ces manieurs d'argent – complaisamment décrits comme
des laquais enrichis – étaient des gens de noblesse relativement récente,
des catholiques plutôt que des protestants, des officiers propriétaires
d'une charge judiciaire ou administrative. Beaucoup étaient secrétaires du
roi. A quelques exceptions près, ils n'appartenaient pas au milieu du
négoce ou de la banque (à dominante huguenote), étaient divisés en clans
liés au contrôleur général et aux ministres, qui, eux-mêmes, à l'occasion,
participaient aux affaires financières. Ils étaient suffisamment riches pour
trouver le crédit nécessaire aux avances qu'ils devaient fournir au roi
mais leur fortune n'atteignait pas – tant s'en faut – celle des grands du
royaume. La part des biens immobiliers et du numéraire dans leurs actifs
était modeste par rapport à leurs avoirs en rentes, billets royaux,
rescriptions, quittances, promesses et autres effets publics, ce qui rendait
leur fortune fragile.
On comprend dès lors que ces affairistes ne suffisaient pas à eux seuls
à relayer la défaillance financière de l'État. Leurs interventions n'étaient
que de façade. D'après Daniel Dessert, des bailleurs de fonds plus
obscurs mais beaucoup plus puissants étaient les protagonistes du
véritable jeu financier. De qui s'agissait-il ? De la haute aristocratie
d'épée, des princes, des ducs, de l'élite de la noblesse de robe ou d'Église,
qui bénéficiaient de revenus considérables et investissaient massivement
dans les « affaires du roi » : revenus domaniaux, aides, sous-
participations dans les fermes et les traités. La technique des compagnies,
des conventions de croupiers ou de prêts simples facilitait leur insertion
dans le monde de la finance, tout comme la prolifération à partir de 1707
des billets au porteur ou des effets royaux en blanc. Ainsi, l'absence d'une
solide administration des finances, efficace et incorruptible, liée à un
besoin incoercible de métal précieux rendait la monarchie dite « absolue
» prisonnière des privilégiés qui non seulement échappaient à l'impôt,
mais spéculaient dans ce qu'on pourrait appeler le « capitalisme fiscal », à
la recherche de profits sans risque et d'un supplément de rente. C'est
indiscutablement contre ces pratiques financières etmonétaires, contre
cette oligarchie de la maltôte, que sous la Régence l'Écossais John Law
échafaudera son Système.

LA CRISE MONÉTAIRE

S'il était un domaine où la royauté gardait sa souveraineté c'était bien


celui de la monnaie. En dépit des efforts déployés par les armateurs
malouins et nantais pour ramener du golfe du Mexique ou de la mer du
Sud (Chili, Pérou) des quantités considérables de métaux précieux,
piastres, lingots d'or et d'argent, le numéraire manquait tragiquement en
France. La guerre coûtait cher. Les espèces disparaissaient à l'étranger ou
dans les bas de laine des Français. Selon la loi bien connue de Gresham,
la mauvaise monnaie chassait la bonne. Tandis que l'or se terrait, le
papier déprécié proliférait. D'où la tentation du pouvoir d'influer sur le
cours des monnaies pour relancer le commerce, mais aussi pour
enregistrer des profits sur les différences de cours. A partir de 1689, on
procéda de la sorte à de multiples manipulations monétaires soit à la
hausse soit à la baisse et, parfois, on annonçait une refonte des espèces en
circulation, ce qui obligeait leurs détenteurs à les échanger contre de
nouvelles. C'était un élément supplémentaire du désordre financier.
Pour comprendre le mécanisme de ces opérations, une brève
explication s'impose. Il existait sous l'Ancien Régime deux types de
monnaies : une monnaie de compte, fictive, qui servait à fixer la valeur
des biens dans les actes notariés, les contrats et les baux, mais ne trouvait
pas d'équivalent matériel sous forme de pièces. C'était la livre tournois
(ou franc). A côté d'elle circulaient des pièces frappées par le roi : louis
d'or, écus d'argent, petite monnaie de cuivre dont la valeur en unités de
compte pouvait varier selon les décisions du prince, procédé dont il ne se
privait pas. Dans ce cas, les monnaies métalliques étaient d'abord «
décriées », c'est-à-dire qu'elles perdaient officiellement toute valeur dans
les échanges, puis reprises par les hôtels des Monnaies – il y en avait
alors trente sur tout le territoire –, frappées d'un coin ou totalement
refondues et remises en circulationsous une nouvelle valeur, le Trésor
ayant levé au passage un droit de seigneuriage sur leur fabrication.
Si, à l'occasion d'une réforme, on décidait de donner aux pièces une
valeur nominale supplémentaire, ce « rehaussement » des espèces se
traduisait automatiquement par une dévaluation de l'unité de compte, la
livre, puisque celle-ci rentrait en plus grande quantité dans la valeur d'une
pièce. Par son pouvoir régalien, la monarchie française, chroniquement
débitrice, allégeait ainsi le fardeau de sa dette, remboursant ses emprunts,
payant ses gages et ses pensions en monnaie dévalorisée. Inversement,
toute diminution d'unités monétaires contenues dans une pièce
correspondait à une réévaluation de la livre. C'est l'opération que l'État
effectuait quand il devait recouvrer ses principaux revenus. Elle répondait
aussi à des nécessités économiques plus profondes, liées à l'activité du
commerce intérieur ou aux variations de change.
En 1713, soucieux de rétablir le crédit et la confiance, le contrôleur
général Desmarets résolut de stabiliser une fois pour toutes le cours des
monnaies. D'où sa décision de diminuer par paliers successifs la valeur
des espèces. Le louis d'or dont le cours avait été fixé en 1709 à 20 livres
devait être ramené à 14 livres au 1er septembre 1715 après onze
réductions. Quant à l'écu, qui valait 5 livres en 1709, il devait être réduit
durant la même période à 3 livres 10 sols. Cette diminution des espèces et
par conséquent cette réévaluation de la livre correspondait à une action
déflationniste. Est-il besoin de le souligner, une telle mesure ne pouvait
qu'aggraver la conjoncture déjà dramatique. L'état exsangue de
l'économie française aurait nécessité au contraire une injection stimulante
de monnaie dans les circuits d'échange, bref une inflation sagement
contrôlée. La diminution progressive de la valeur des espèces
encourageait la thésaurisation et les spéculateurs, jouant sur les
différences de change, exportaient clandestinement les espèces d'or et
d'argent sur les places de Rotterdam, d'Amsterdam ou de Londres. Il est
vrai cependant qu'on a beaucoup exagéré cet exode qui resta en définitive
marginal par rapport aux flux monétaires du royaume.
L'action déflationniste du contrôleur général n'était pas restée sans
conséquences sur le plan économique. Le fermier qui avait son bail
rédigé en unités de compte était obligé de régler son loyer avec un plus
grand nombre de pièces d'or ou d'argentqu'à la signature de l'acte. Il en
résulta un ralentissement de la consommation et une baisse des prix.
Plusieurs manufactures de textile arrêtèrent leurs métiers. Chez les
drapiers, des ouvriers qualifiés s'exilèrent à l'étranger. Les maisons de
commerce retardèrent ou réduisirent leurs paiements. A Bordeaux, les
faillites se multiplièrent, principalement parmi les établissements
spécialisés dans le commerce avec les îles. On nota aussi un frein à
l'exportation des vins et eaux-de-vie. Afin de calmer le mécontentement,
le gouvernement accepta, en juin 1715, de déférer provisoirement les
banqueroutes aux tribunaux consulaires, plus conciliants que les
lieutenants civils. Bientôt la raréfaction du numéraire fit apparaître
d'autres pénuries : celle du plomb, de la viande, du cuivre, du suif et
même du bois, matériaux essentiels dans les économies de cette époque.
Bref, à la mort de Louis XIV, la triple crise financière, monétaire et
économique qui secouait la France avait ruiné l'État, paralysé les
échanges et appauvri le pays au point de le conduire au bord de la
catastrophe.

LES MESURES DE SAUVEGARDE

Le Régent fut atterré en découvrant la situation des finances. Le


tableau qu'il en brosse dans la déclaration royale du 7 décembre 1715
n'est pas exagéré : « Il n'y avait pas le moindre fonds, faisait-il dire à
Louis XV, ni dans notre Trésor royal ni dans nos recettes pour satisfaire
aux dépenses les plus urgentes ; nous avons trouvé le domaine de notre
couronne aliéné, les revenus de l'État presque anéantis par une infinité de
charges et de constitutions, les impositions ordinaires consommées par
avance, des arrérages de toutes espèces accumulés depuis plusieurs
années, le cours des recettes interverti, une multitude de billets,
d'ordonnances et d'assignations anticipées de tant de natures différentes,
et qui montent à des sommes si considérables qu'à peine en peut-on faire
la supputation. » Traduisons en chiffres ces considérations générales : les
revenus nets de l'État, après paiement des rentes, gages des divers offices,
s'élevaient à 69 millions de livres, alors que les dépenses avouées
atteignaient 146 millions. Déficit : 77 millions. La dette constituée
(capitaldes rentes, offices, anticipations et arriérés) avoisinait les 2,1
milliards auxquels il convenait d'ajouter plus de 700 millions de papiers
et divers billets représentatifs de la dette flottante. Le service de cette
dette colossale représentait annuellement 165 millions de livres. Les
revenus des années 1716 et 1717 étaient consommés d'avance. Il ne
restait dans les caisses que 800 000 livres de trésorerie.
Le duc de Noailles, président du conseil de Finance, était quelque peu
effaré par la tâche qui l'attendait : « On a trouvé les choses dans un état
plus terrible qu'on ne peut le dépeindre, écrivait-il à Mme de Maintenon,
[...] il n'y a guère d'exemple d'avoir vu une monarchie dans une pareille
situation. » Saint-Simon préconisait la banqueroute de l'État et tentait de
justifier sa position par l'étrange théorie selon laquelle le roi en France
n'était nullement tenu des dettes de ses prédécesseurs. Noailles, qui avait
travaillé deux ans au contrôle général avec Desmarets, écarta cette
mesure radicale. A l'aurore d'un règne nouveau, il voulait en finir avec les
emprunts à taux usuraires, les ventes d'office et autres affaires
extraordinaires. Il souhaitait rétablir rapidement une saine gestion des
finances publiques, dresser un budget avec prévision de recettes et de
dépenses, toutes choses qui, dans la situation anarchique de l'époque,
étaient inexistantes. Malheureusement, comme son prédécesseur, il sera
écrasé par l'ampleur de la tâche et finira par recourir lui aussi aux
expédients spoliateurs auxquels, au départ, il répugnait.
Pour faire face aux dépenses immédiates – la solde des troupes, les
frais de la maison civile du roi, le service de la dette – Noailles fit le tour
des financiers et des traitants. Les receveurs généraux des finances lui
consentirent une nouvelle avance de 2 millions. Grâce au retour
d'Amérique du vaisseau Le Griffon, Antoine Crozat put lui prêter sur-le-
champ un million et s'engagea pour deux autres. Le duc sollicita aussi
l'assemblée du clergé et les états du Languedoc réputés pour leur bonne
gestion. Mais ce n'était que gouttelettes d'eau dans la mer...
Il rogna ensuite sur les dépenses. Les équipages des chasses furent
ramenés à leur état à la mort de Louis XIII ; l'écurie royale n'eut plus
droit qu'à cent chevaux ; les frais de table furent divisés par vingt et la
musique du roi réduite à 24 violons. 200 mousquetaires, 800 gardes du
corps reçurent leur billet de congé. Les effectifs des Suisses et des gardes
françaises furent limités à 20 soldats par compagnie.
Puis on revint sur l'inflation des offices du règne précédent. En octobre
1715, le Régent liquida les charges des sept intendants des finances et du
commerce et, dans la foulée, annula d'un trait de plume plusieurs
centaines de petits offices qui obéraient inutilement le budget. Les
pensions des courtisans supérieures à 600 livres furent diminuées de
moitié. Les rentes constituées sur les tailles, les recettes générales, les
postes, le don gratuit ou le contrôle furent uniformément fixées au denier
25 (4 %). Le capital de ces rentes subit lui-même des amputations allant
des 2/5 aux 3/4. A partir de janvier 1716, on procéda à une réforme
générale de la gendarmerie puis de l'armée. Il importait en effet de
réduire le budget de la guerre qui représentait à lui seul plus de 47
millions. Une ordonnance d'avril 1716 ramena les effectifs des régiments
à huit compagnies de 25 hommes chacune. Sur les 135 escadrons de
cavalerie de 128 maîtres, on n'en garda que 128 de 100 maîtres. Quant au
corps des dragons, il passa de 42 escadrons à 28. Plus encore que l'armée,
la marine fut sacrifiée sur l'autel des économies budgétaires. A la mort de
Louis XIV, elle était d'ailleurs dans un total délabrement. La France ne
possédait plus qu'une vingtaine de vaisseaux de ligne en état de naviguer.
Visitant Toulon au début de 1716, le maréchal de Villars trouva une
trentaine de navires en train de pourrir le long des quais ; à Marseille, sur
40 galères, aucune ne pouvait prendre la mer. A Rochefort, la moitié au
moins des réserves de bois destinées à la construction des vaisseaux avait
été volée. Le maître d'hydrographie n'avait plus ni sphère ni compas ni
même de cartes ! Le budget de la marine qui s'élevait encore à 30
millions en 1705 était tombé à 14 deux ans plus tard et réduit à 8 à la fin
de 1715. Le conseil de Marine supprima de nombreuses charges, abaissa
l'effectif des compagnies de marine à 35 hommes et celui des compagnies
de bombardiers à 25. Il décida en outre de ne restaurer que 26 galères et
de licencier l'escadre du duc de Tirsis, seigneur vénitien au service de la
France.

LA RÉFORME DES MONNAIES

Pour mettre un terme à la disette monétaire qui démunissait peu à peu


le pays de moyens de paiement et paralysait les transactions
commerciales, les représentants du négoce de province et des six corps de
marchands de la Ville (drapiers, épiciers, merciers, bonnetiers, pelletiers
et orfèvres) exerçaient d'intenses pressions pour faire revenir le pouvoir
sur la politique déflationniste de Desmarets. Ils suggéraient de rehausser
les monnaies – le louis d'or passant par exemple de 14 à 16 livres – et de
donner aux bonnes monnaies étrangères un taux de change avantageux
afin de les attirer dans le royaume. Noailles, en sage disciple de
Desmarets, écarta ces suggestions comme autant d'appels à la facilité. Il
était bien résolu à abolir les errements du passé et à ne jamais – au grand
jamais ! – recourir aux manipulations monétaires. D'ailleurs pouvait-il
dévaluer l'unité de compte au moment où il négociait avec les receveurs
généraux l'octroi de deux nouvelles avances de 6 et 30 millions gagées
sur les impositions à venir jusqu'en 1719 ? Le 12 octobre 1715, jour où
l'on délivrait les quittances comptables représentatives de cette opération,
le conseil de régence garantissait la valeur désormais immuable des
espèces. C'était bien la moindre des choses ! Mais comme l'hémorragie
monétaire s'aggravait, le président du conseil de Finance semblait placé
dans une situation inextricable. Le 26 octobre, il autorisa les collecteurs
des tailles à recevoir les anciennes espèces. Il envisagea même de donner
cours aux piastres espagnoles. En novembre, un maître de forge alsacien,
mandaté par le Régent, était envoyé en Hollande pour examiner à quelles
conditions les banquiers de ce pays pourraient consentir un prêt d'une
quarantaine de millions. A la même date, un maître des requêtes partait
pour Gênes où il devait rencontrer les fondés de pouvoir du groupe
Sacerdoti. Dans les deux cas, les propositions furent jugées si
exorbitantes qu'on préféra y renoncer. C'est dire à quel point le crédit de
la France se trouvait entamé ! Faute de moyens de paiement, les
commerçants français en étaient réduits comme leurs homologues
espagnols à attendre régulièrement l'arrivée de la « flotte d'argent » venue
d'Amérique. Comble de malchance, à la fin dejuillet 1715, une tempête
avait anéanti celle-ci dans le canal des Bahamas3. Il en résulta un surcroît
de faillites et d'innombrables demandes de moratoire. Pris à la gorge par
les députés du commerce, Noailles fut contraint de mettre ses principes
entre parenthèses et de céder à la nécessité.
Le 22 décembre 1715, une réunion extraordinaire du conseil de
Finance arrêta le projet de réforme monétaire qui fut adopté le lendemain
par le conseil de régence. Les anciennes espèces devraient être portées
aux hôtels des Monnaies jusqu'au 1er avril 1716, où elles seraient reprises
à raison de 16 livres pour un louis et de 4 livres pour un écu. Passé cette
date, les louis d'or non réformés ne seraient repris qu'à 14 livres. Comme
toujours, le pouvoir royal était largement gagnant dans l'opération, car il
était prévu que les pièces anciennes seraient marquées d'un coin aux
armes de France et remises en circulation au taux de 20 livres pour un
louis et de 5 livres pour un écu. Ce rehaussement des espèces
correspondait par conséquent à l'inverse du parcours suivi par Desmarets
de 1713 à 1715 : c'était une dévaluation de la livre dont les effets
inflationnistes avaient pour but de stimuler l'activité économique dans
son ensemble.
Cette mesure fut loin de provoquer l'effet escompté, beaucoup de
thésauriseurs étant persuadés que le gouvernement ferait un geste
supplémentaire pour reprendre les anciennes espèces. Les spéculateurs
qui avaient caché leurs avoirs à l'étranger offraient cyniquement de les
rapatrier moyennant un taux de reprise supérieur au barème officiel : 17
livres le louis d'or et 4 livres 5 sols l'écu d'argent. L'intègre Noailles
refusa d'entrer dans ce jeu mais, devant le peu de succès de sa réforme,
dut prolonger le délai de forclusion du 1er avril au 15 juin puis au 1er
octobre.
D'autre part, le rehaussement des monnaies était un encouragement
évident au « billionnage », c'est-à-dire à la fabrication de fausse monnaie.
Il suffisait, en effet, de racheter les anciennes pièces quelques sols de plus
que leur prix de reprise, de les faire frapper d'un coin grossièrement imité
ou dérobé dans un hôtel de la Monnaie puis de les remettre en circulation
à leur nouveau cours de 20 livres le louis et de 5 livres l'écu pourréaliser
des profits considérables. Dans le courant de l'année 1716, intendances et
ambassades signalaient la prolifération de la « fausse remarque », aussi
bien à l'intérieur du royaume qu'à l'étranger. Il y avait des ateliers
clandestins dans le Lyonnais, le Bugey, en Hollande, en Suisse, en
Savoie, en Italie. Avec une rigueur toute militaire, Noailles réclamait le
renforcement de la surveillance et des punitions exemplaires pour les
coupables qui osaient faire concurrence à l'État.
Pour parer à cette situation, on arrêta différentes mesures. En août
1716, on interdit l'entrée en France des pièces réformées, ce qui permit
aux railleurs d'ironiser sur ce gouvernement qui défendait à ses propres
espèces de pénétrer sur son territoire ! En novembre, on décida la refonte
du louis réformé de décembre 1715 et sa conversion en une nouvelle
pièce d'or – bientôt surnommée le noailles – valant 30 livres, dont le
poids était porté de 6 deniers 9 grains 3/5 à 9 deniers 14 grains 2/5. Une
telle pièce était plus difficile à imiter. Pour forcer les espèces à sortir de
leurs cachettes, il fut résolu que les anciennes pièces seraient décriées à
partir du 1er janvier 1717. Après cette date, elles ne seraient plus
remboursées qu'au marc d'or ou d'argent, dont intentionnellement on
abaissa la valeur...
La complexité de ces manipulations éveilla-t-elle la méfiance du
public ? Toujours est-il qu'à la fin du premier semestre 1717, les hôtels
des Monnaies n'avaient reçu que pour 380 millions de livres de pièces au
lieu du milliard espéré. En mai 1718, on atteindra le chiffre de 440
millions et un profit pour l'État de 100 millions de livres.

LE VISA. LA CHAMBRE DE JUSTICE

Pour remettre de l'ordre dans les finances du royaume, Noailles ne


comptait pas tant sur l'ajustement monétaire de décembre 1715 que sur la
vérification des titres de créance représentatifs de l'immense dette de
l'État. L'opération devait se dérouler en deux temps. Par décision du 7
décembre 1715, le conseil de régence stipulait que tous les billets
antérieurement émis – des fermiers généraux, de la caisse des emprunts,
de la douane, de subsistance, etc. – devaient être portés au Louvre pour y
êtreexaminés et visés par l'un des quatre bureaux de vérification qu'on
venait d'établir. Officiellement le visa avait pour objet d'éliminer les
créances douteuses et les innombrables faux en circulation. En réalité, il
s'agissait de déguiser sous une opération de moralisation publique la
banqueroute partielle de l'État, incapable non seulement de rembourser
cette montagne de papiers mais également d'en payer les intérêts. Dans
une seconde étape, ces billets dépréciés seraient échangés contre des
billets d'État d'une seule catégorie rapportant un intérêt de 4 % réglé
semestriellement. Là encore, les résultats obtenus furent loin d'atteindre
ceux que l'on escomptait. Sur une estimation globale de 710 millions de
papiers à la mort du vieux roi, on en vit revenir un peu moins de 600
millions, certains porteurs préférant garder ou détruire les effets qu'ils
avaient raflés à des prix dérisoires plutôt que de perdre leur anonymat. «
Un avocat de mes amis, rapporte Buvat, a vu de ses yeux jeter au feu par
un homme d'affaires 300 000 livres de billets royaux sur la raison qu'ils
ne lui coûtaient que 40 000 livres et qu'ayant d'ailleurs un million, il
aimait mieux perdre 40 000 livres que ce qu'on vît son nom au dos de ces
billets. »
La commission chargée d'apurer les créances sur l'État, présidée par un
groupe d'excellents techniciens originaires du Dauphiné qui s'étaient
illustrés dans les fournitures aux armées, les quatre frères Paris (Antoine,
Claude dit « La Montagne », Jean dit « de Monmartel » et Joseph dit «
Duverney »), tria les papiers selon leur nature, leur origine, le nombre de
leurs titulaires successifs, et rendit officielles ses décisions le 1er avril
1716. Quelques rares billets de l'ancienne caisse des emprunts furent
reconnus pour leur intégralité, les autres réduits entre le 1/5 et les 4/5 de
leur valeur primitive. Leurs propriétaires devaient s'estimer encore
heureux de percevoir sur le nominal ainsi rogné un intérêt de 4 % ! A
l'issue de cette opération, la dette flottante n'atteignait plus que 250
millions. Par des artifices comptables mal connus, l'État escamota encore
50 millions et ne délivra finalement que pour 200 millions de nouveaux
billets.
L'opération d'assainissement ainsi réalisée mit en lumière les abus et
les malversations des traitants. L'opinion, soupçonnant l'existence de
scandales énormes, espérait du gouvernement des punitions exemplaires.
Un richissime munitionnaire, Étienne Berthelot de Pléneuf, dénoncé
comme prévaricateur, n'avait pasattendu la vérification de ses comptes
pour s'enfuir à l'étranger en septembre 1715. Quelques semaines plus
tard, Regnault, receveur des tailles de la généralité de Paris, fit une
faillite retentissante, laissant un déficit de 3 millions. Le 4 novembre, le
conseil de régence arrêta que les traitants, sous-traitants et autres gens
d'affaires devraient rendre compte de leurs « géries ». Un conseiller d'État
intègre, ami et parent du duc de Noailles, Hilaire Rouillé du Coudray,
prépara en secret les mesures d'application de cette décision. Elles
frappèrent par leur rigueur. Le 7 mars 1716, parut une ordonnance
interdisant à tout traitant, fermier, receveur ou commis employé dans les
affaires publiques depuis le 1er janvier 1689, sa veuve ou ses héritiers, de
quitter son domicile sans congé exprès du roi, sous peine de châtiment
pouvant aller jusqu'à la mort. Défense était faite à la poste de louer des
chaises ou des chevaux sans l'autorisation de M. de Torcy. Enfin,
différentes mesures furent prises dans les ports et aux frontières pour
contrôler l'identité des voyageurs.
Cinq jours plus tard était rendu public un édit portant création d'une
Chambre royale de justice, procédé utilisé à plusieurs reprises au XVIIe
siècle, notamment par Colbert en 1661. Cette juridiction extraordinaire,
qui devait siéger au couvent des Grands-Augustins, avait pour mission de
connaître tous les délits relatifs aux finances de l'État ou aux traités
passés pour le compte du roi par les officiers de finance, munitionnaires,
trésoriers, receveurs ou leurs croupiers. Elle avait, en outre, compétence
pour juger toute personne accusée d'avoir agioté sur les billets émis par
l'État et les assignations. A sa tête furent placés deux présidents à mortier
du parlement de Paris, Chrétien de Lamoignon et Antoine de Portail. Elle
comprenait six maîtres des requêtes, dix conseillers au parlement, huit
maîtres des comptes et quatre conseillers de la Cour des aides. Le 13
mars, le chancelier Voysin vint solennellement inaugurer ses travaux. Dès
le premier discours du procureur général Michel Bouvard de Fourqueux,
il ne fut question que de rigueur et de justice implacable. Naturellement,
on n'avait pas l'intention d'emprisonner tous les traitants malhonnêtes.
Toutes les prisons du royaume n'y auraient pas suffi ! La philosophie du
système, comme l'a bien mise en lumière J.-F. Bosher, était plus simple :
il s'agissait de châtier les plus coupables pour faire payer les autres, de
faire peur pour mieux dissimuler la banqueroute partiellede l'État4. Dans
cette optique, on prit des mesures destinées à frapper l'opinion. Le 17
mars, une déclaration du roi demandait à tous ceux qui maniaient ou
avaient manié les fonds publics, signé des traités, de dresser devant
notaire un état détaillé de leurs biens et des marchés auxquels ils avaient
participé. Un délai de quinze jours leur était imparti pour produire cette
pièce en double exemplaire auprès du procureur général de la Chambre
de justice. Défense était faite aux intéressés de sortir de leur maison avant
l'expiration de ce délai et, passé celui-ci, de quitter la ville. Une
déclaration du 1er avril appelait les domestiques à la délation, leur
promettant protection et sauvegarde. De grosses primes étaient offertes
aux sycophantes, même anonymes. Ces mesures draconiennes jetèrent la
terreur parmi les gens de finances qui préférèrent se tenir cois et attendre
sagement la fin de l'orage plutôt que de se risquer sur la route de l'exil. Le
26 mars, M. de Saint-Albin, chargé d'affaires de Prusse à Paris, écrivait :
« Ce qu'il y a de plus certain, à voir la soumission avec laquelle on obéit
à tous ces ordres, c'est que jamais l'autorité souveraine n'a été plus
absolue qu'elle ne l'est aujourd'hui. »
Le duc de Noailles était si impatient de jeter ses foudres qu'il n'attendit
pas la promulgation de l'édit instituant la Chambre de justice pour faire
incarcérer quelques gros gibiers. Dès le 9 mars, Paul Poisson de
Bourvalais était jeté à la Bastille avec ses deux associés, Claude Miotte et
Vincent Le Blanc. Bourvalais était le type même de l'agioteur un peu
crapuleux qui s'était lancé dans les affaires extraordinaires, était devenu
secrétaire du conseil des Finances du roi, gérant du domaine des Condés
en Berry et l'un des financiers les plus en vue du royaume, propriétaire de
125 compagnies industrielles ou commerciales. Il avait été anobli par
Louis XIV et Monsieur était venu dîner à sa table. De son splendide hôtel
de la place Vendôme (l'actuel ministère de la Justice) il ne put emporter
que douze chemises. Ses meubles et son argenterie, chargés sur six
charrettes, furent portés à la Monnaie et son écurie - trente chevaux
d'Espagne et d'Angleterre – mise à l'encan. Si l'on avait arrêté ce
personnage avec tant de précipitation, ce n'était pas tellement parce qu'on
le soupçonnait d'avoir fait sortir du royaume quelque 19 millionsde livres
que parce qu'il connaissait les malversations des principaux traitants.
N'avait-il pas eu l'audace de proposer à Louis XIV, peu avant sa mort, de
lui livrer les noms des plus coupables, moyennant récompense ?
Les dénonciations, visites domiciliaires, arrestations, saisies de biens,
en se multipliant, semèrent la panique. En avril 1716, cité à comparaître,
un homme d'affaires du Marais s'ouvrit le ventre avec un poignard. En
octobre, pour la même raison, le receveur des francs-fiefs d'Orléans se
noya dans un puits et l'abbé de Brancaccio se jeta dans la Seine.
Heureusement, survenaient parfois des épisodes plus comiques, comme
celui que conte Buvat dans son Journal. Un jour, un financier alla trouver
M. de Fourqueux et lui tint ce propos : « Je viens, Monsieur, vous
dénoncer un homme qui a 5 millions de biens, mais avant que de vous en
dire le nom, je vous prie de m'en assurer le cinquième par écrit signé de
vous, puisque la déclaration du roi le porte. » Fourqueux s'empressa
d'accéder à sa demande, mais lorsqu'il le pria de lui donner le nom de ce
spéculateur, il eut la surprise d'entendre son interlocuteur lui répondre : «
C'est moi-même, Monsieur, qui ai présentement 5 millions de biens et je
n'avais que la valeur de 800 livres quand je commençai à exercer un
emploi ; ainsi, conformément à la déclaration du roi, voilà un million qui
m'appartient pour ma dénonciation, qui est juste et sincère. Pour les 4
autres millions, il faudra voir si je les ai bien ou mal acquis dans les
affaires où j'ai eu quelque part. »
Les intègres robins de la Chambre royale n'hésitaient pas à s'en prendre
aux plus hauts personnages de l'État. Louis de Pontchartrain, ancien
contrôleur général des finances et ancien chancelier, retiré chez les pères
de l'Oratoire, fut contraint de livrer un état détaillé de ses biens. Les
magistrats attaquèrent avec acharnement l'exempt Pommereu, un commis
du lieutenant général d'Argenson, avec lequel ils avaient de vieux
comptes à régler. La Chambre pensait ainsi placer le Régent dans une
position délicate, car cet ancien employé de police avait connu les
dessous du dossier Le Marchand, ce cordelier soupçonné - on s'en
souvient - d'avoir voulu empoisonner le roi d'Espagne pour le compte du
duc d'Orléans. Arrêté par ordre de la Chambre, Pommereu fut libéré par
lettre de cachet. Les magistrats, choqués par cette immixtion du pouvoir,
le réclamèrent avec force. Il fallut céder. On leur permit de lancer un
mandat derecherche contre l'exempt, non sans avoir entre-temps pris soin
de cacher le fugitif et de faire disparaître ses papiers.
Il y eut des condamnations à mort commuées en galères à perpétuité,
des scènes choquantes de pilori. Le 11 juillet, un sieur Lenormand,
accusé de trafic de brevets d'apprentissage, faisait amende honorable, nu-
pieds et en chemise, une torche allumée à la main. Il portait autour du cou
un écriteau sur lequel on lisait : « Voleur du peuple ». Il fut attaché à un
arbre de la Tournelle, où la populace put à loisir l'injurier et lui cracher au
visage. Le 12 décembre, Gruet, huissier à cheval au Châtelet de Paris,
préposé au recouvrement de la capitation des communautés d'arts et
métiers, fut également exposé au pilori. Malgré le grand froid, les
vendeuses de la Halle vinrent nombreuses l'insulter et lui lancer des
trognons de choux. Dumoulins, trésorier de l'extraordinaire des guerres,
fut expédié aux galères, tandis que les immeubles de Chastelain, riche
traitant de Tours, étaient vendus aux enchères sur le perron de son hôtel.
Comme, malgré tout, l'argent ne rentrait qu'au compte-gouttes, la
Chambre trouva bientôt plus expéditif de taxer collectivement des
professions entières. Ainsi les notaires furent-ils priés de trouver 12
millions, faute de quoi on éplucherait leurs comptes ligne par ligne. Selon
le même principe, les gens d'affaires furent imposés au dixième de leur
fortune. Receveurs des tailles, employés des vivres, contrôleurs des
monnaies furent tour à tour tarifés. A mesure que la Chambre cherchait
de nouvelles victimes, elle s'éloignait des principes de rigueur et d'équité
qui avaient présidé à sa création, elle s'enfonçait dans l'arbitraire.
Noailles soutenait activement ses efforts, mais il n'en allait plus de même
du Régent. Comment, lui, qui s'était senti directement visé par les
attaques contre Pommereu et d'Argenson, aurait-il pu continuer à
protéger cette juridiction envahissante, maladroite et déconsidérée ? Les
commerçants appuyés par le prévôt des marchands le suppliaient de
mettre fin aux enquêtes et aux arrestations qui entretenaient un climat de
défiance généralisée. La Chambre des comptes, les parlements d'Aix, de
Toulouse, de Dijon, de Grenoble joignaient leurs voix autorisées à ces
réclamations. En province, de nombreux receveurs et commis des fermes
préféraient, par crainte des dénonciations, laisser se développer la fraude
fiscale et ne pas réclamer les arriérés d'impôts. Le public lui-même, qui
avait d'abord trouvé dans le spectacle des escrocs attachés au pilori un
dérivatifà sa mauvaise humeur, commençait à se lasser et à regarder les
victimes avec compassion. De toutes parts des pressions s'exerçaient sur
le Régent. Grâce à Mme de Parabère, le financier Hénaut se vit remettre
une partie de son amende. La Fare, gendre de Paparel, trésorier de la
maison du roi, obtint la grâce de son beau-père, condamné à mort, et se
fit attribuer tous ses biens.
Le duc d'Orléans écoutait avec complaisance ceux qui voulaient arrêter
Noailles dans ses folies. En novembre 1716, Buvat note dans son
Journal: « M. le Régent voulant exempter des recherches de la Chambre
de justice les sieurs Maynon, Le Bas de Montargis, Fargès, les deux
Crozat, Samuel Bernard, les quatre Paris, Prondre et un autre, M. le duc
de Bourbon insista fortement en disant que si quelque partisan en était
exempté, les autres ne manqueraient pas de se récrier, d'autant plus que
ceux que Son Altesse Royale voulait favoriser passaient pour avoir
amassé le plus de biens. Sur quoi, M. le Régent se relâcha et les
abandonna comme les autres. » Ce n'est qu'en mars 1717 que le Régent
parvint à imposer au conseil la suppression de la Chambre de justice.
Comme pour les précédentes juridictions extraordinaires, la montagne
avait accouché d'une souris. De cette lourde machine on avait espéré tirer
entre 300 et 400 millions de livres et pouvoir ainsi, à partir de janvier
1717, supprimer le dixième et la capitation. On en obtint infiniment
moins. Ce ne fut pourtant pas faute d'avoir travaillé. Les magistrats
avaient dressé vingt listes de condamnations, frappé de confiscation ou
d'amendes 4 470 individus. Les plus gros partisans échappèrent aux
sanctions moyennant des forfaits dérisoires au regard de leurs biens. Ne
furent pas inquiétés non plus les banquiers, rarement compromis dans le
trafic des offices, fournitures de vivres et autres affaires extraordinaires.
Samuel Bernard, banquier mais également traitant, ne fut pas taxé. En
revanche, Antoine Crozat le fut de 6,6 millions, Poisson de Bourvalais de
4,47 millions, Jean Oursin, receveur général, et Peyrenc de Moras de plus
de 2 millions. Ils ne payèrent pas tous. Seul le petit gibier supporta les
rigueurs des juges. D'humbles commis, des receveurs des greniers à sel,
des employés des fermes, des agents des tabacs furent lourdement
condamnés. D'après Marcel Marion, sur 219 millions de taxes réclamées
par la Chambre, il n'était rentré à la fin de 1718 que 95 millions dont 1,2
million en espèces etle reste en papiers dévalués5. La Chambre de justice
était donc un moyen de récupérer des billets d'État. Grâce à ses archives,
on peut reconstituer la fortune de cette bourgeoisie d'affaires du début du
siècle qui cherchait à s'agréger à la noblesse. D'après Guy Chaussinand-
Nogaret, trois catégories peuvent être distinguées : les millionnaires au
nombre de 37 (8 fermiers généraux, 15 trésoriers, 14 receveurs
généraux), ceux qui possèdent entre un million et 500 000 livres (17
fermiers généraux, 12 trésoriers et 13 receveurs), enfin 38 financiers dont
la fortune s'élève de 50 000 à 200 000 livres. La poussière des petits
traitants et partisans forme le reste6.

LES AUTRES EXPÉRIENCES


Si l'on se souvient des liens étroits unissant traitants, partisans et
maltôtiers à la haute noblesse, véritables bailleurs de fonds de la
monarchie, on pouvait difficilement aller plus loin. Les gens de robe –
autre pilier du régime –, qui avaient souscrit en grand nombre des rentes
et des billets d'État, approuvaient la remise en ordre des finances du pays
tandis que les négociants, privés de moyens de paiement, applaudissaient
à la chasse aux usuriers et au « rehaussement » des monnaies.
D'autres mesures – conduites plus timidement – visaient à une plus
grande justice fiscale. Ainsi disparurent plusieurs impôts indirects. Une
déclaration royale de mars 1716 portait réduction des droits sur les huiles
et savons, une autre supprimait la taxe au denier 12 frappant les tailles.
Un édit d'avril renonçait au droit complémentaire d'un sou par livre sur
les marchandises voiturées par terre et pesant plus de 50 livres, un autre
encore du mois de juillet abolissait le droit de 2 deniers par livre
revenant, aux étapes, aux commissaires généraux trésoriers de France.
Allaient dans le même sens les mesures de réforme de la comptabilité
publique prises par le duc de Noailles. A partir dejuin 1716, les receveurs
généraux, les recouvreurs des tailles et autres officiers comptables furent
astreints à tenir une comptabilité en partie double détaillant l'origine et la
nature de chaque recette ou paiement, avec obligation d'adresser tous les
quinze jours copie de leurs états au conseil de Finance. De plus, était
instituée une caisse commune des recettes générales centralisant les
versements effectués dans les vingt généralités.
Des réformes plus importantes encore furent entreprises dans le
domaine fiscal, où l'on chercha à substituer la taille proportionnelle à la
taille arbitraire déjà dénoncée par Vauban et Boisguilbert. Noailles
institua même une commission chargée d'examiner les propositions qui
pourraient lui être faites. Les railleurs la surnommèrent le « bureau des
rêveries ». Il s'agissait de créer un impôt direct fondé sur une
connaissance exacte de la richesse des contribuables. Un arrêt du 19
décembre 1716 lança une première expérience dans les pays d'élections.
On enregistra quelques résultats encourageants dans la généralité de
Paris. A Lisieux, des feux de joie accueillirent l'annonce de cette mesure.
Malheureusement ce n'était qu'infimes exceptions. Partout ailleurs on se
heurtait aux privilèges, aux situations acquises, à la routine, à la bêtise.
Non seulement l'administration fiscale n'était pas techniquement équipée
pour mener à bien une telle entreprise mais la mentalité populaire n'était
pas non plus prête à l'accueillir. Comment les taillables, habitués à fuir
les contraintes de l'impôt de répartition, entraînés depuis des générations
à dissimuler, à frauder pour échapper aux rigueurs des collecteurs
auraient-ils accepté de collaborer avec franchise à l'établissement d'un
état de leurs biens ? La méfiance paysanne l'emportait sur le bon sens et
l'équité. Le bouillant abbé de Saint-Pierre, qui s'était fait l'avocat de cette
noble cause, dut bientôt constater son échec.
Noailles commit l'erreur habituelle des dirigeants politiques qui ne
voient dans les affaires économiques qu'une simple question de technique
et négligent leur aspect psychologique. La Chambre de justice, par son
caractère inquisitorial, par l'atmosphère de terreur qu'elle fit éclore dans
les milieux financiers, était allée à l'encontre des conséquences positives
que l'on pouvait attendre de la dévaluation de la livre. Bref, après
quelques mois d'efforts déployés en tous sens, la confiance n'était
toujours pas au rendez-vous. L'accaparement des espèces continuait de
frapper les échanges commerciaux d'une insurmontable anémie.La misère
persistante accablait les provinces et le peuple commençait à murmurer
contre ceux qui avaient tant promis. Les nouveaux billets d'État sortis
tout neufs de l'imprimerie royale perdaient déjà plus de la moitié de leur
valeur. Pour éteindre cette dette monstrueuse et relancer l'économie il
fallait trouver autre chose. On compta alors sur la Banque générale, créée
par un étonnant et dynamique étranger, un gentilhomme d'origine
écossaise, John Law.

UN MAGICIEN NOMME LAW

Né à Édimbourg le 21 avril 1671, John Law était le cinquième enfant


de William Law, le plus riche orfèvre de la ville, et de sa seconde femme,
Jane Campbell7. Quelques mois avant sa mort, survenue en 1683,
William Law acquit des terres et un château appartenant au domaine
royal et put ainsi accoler à son nom celui de Lauriston. Orphelin de
bonne heure, John poursuivit ses études à la High School d'Édimbourg
puis, à l'âge de vingt et un ans, vint s'établir à Londres, dans le quartier de
Saint-Gilles-aux-Champs. C'était alors un beau et grand jeune homme, de
belle prestance, aux cheveux blonds, au visage ovale et au regard doux.
Et quel séducteur ! Comment d'ailleurs un gentilhomme aussi élégant et
raffiné, brillant causeur, aurait-il pu déplaire aux femmes ? A cette
époque, il avait déjà croqué l'héritage paternel et vivait de paris et de jeux
de hasard, utilisant, avec plus ou moins de bonheur, la technique encore
mal connue des calculs de probabilité.
En avril 1694 survint le drame qui devait décider de son destin : pour
une histoire de femme, il tua en duel un dandy de son espèce, Edward
Wilson, âgé de vingt-six ans. Condamné à mort puis gracié, John réussit à
s'évader de la prison de King's Bench, se réfugia dans le Sussex puis
passa sur le continent. Un halo de brume entoure alors la vie de ce
proscrit jeté sur les chemins del'aventure. Il semble qu'il se réfugia
d'abord en France, où on l'aurait vu à la petite cour jacobite de Saint-
Germain. En 1702, on le retrouve en Hollande. Le 6 octobre de cette
année-là, il était reçu bourgeois de La Haye. Cependant, l'année suivante,
de retour en Ecosse, il adressait à la reine Anne un placet implorant sa
grâce et exprimant le désir de servir dans la guerre contre la France et
l'Espagne. Sur sa requête, un mot figure en marge : « Rejected ».
Toujours dans le but de se faire pardonner, il rédigea un plan économique
destiné à relever son pays de la crise qu'il traversait. Ce plan parut sans
signature sous le nom de Money and Trade... (De la monnaie et du
commerce... ). Les idées avancées dans ce court traité annoncent déjà
certaines thèses des écoles monétaristes contemporaines. D'emblée Law y
affirme que la prospérité d'un pays dépend de l'abondance de ses moyens
de paiement. Pourquoi l'Écosse souffrait-elle d'anémie ? Tout simplement
par manque de métal précieux. Le remède consistait à créer, dans une
certaine proportion par rapport à la masse métallique, du papier-monnaie
gagé sur les propriétés foncières du pays, qui aurait cours forcé dans les
transactions. Ainsi parviendrait-on à la démonétarisation des métaux
précieux qui présentaient l'inconvénient d'être lourds à manier, de s'user
et de faire l'objet de variations de cours, de manipulations ou de
falsifications. Dans l'idée de Law, le propriétaire foncier cédait en
hypothèque son bien immobilier et recevait une quantité de billets
équivalant à vingt fois son revenu. Le gage sur lequel était assise la
création monétaire présentait, selon lui, d'immenses avantages par rapport
à l'or ou à l'argent. En effet, la terre, disponible en quantité pour ainsi dire
illimitée, possédait une valeur intrinsèque qui échappait aux décisions du
pouvoir politique et n'était pas susceptible de baisser brutalement, à
l'instar des espèces à l'arrivée des galions d'Amérique. Cette réflexion
constituait une première étape dans la pensée de Law. L'un des principes
de base de son système était la convertibilité du papier-monnaie,
échangeable à tout moment en biens fonciers. Plus tard, on le verra, il
remplacera les terres par les actions de la Compagnie des Indes.
Law bénéficia-t-il de la protection du duc d'Argyll, haut commissaire
de la reine Anne en Écosse ? Là encore le mystère subsiste, et les
chercheurs ne sont pas d'accord sur ce point. Il est sûr en tout cas que cet
appui – si appui il y eut – lui fut d'unfaible secours. Son plan, vivement
combattu par William Paterson, le fondateur de la Banque d'Angleterre,
fut rejeté par le Parlement écossais sans même avoir été examiné.
L'Ecosse se préparant à signer l'Acte d'Union qui allait la rattacher à la
couronne britannique, Law, recherché par la police anglaise, repassa sur
le continent. On le retrouve alors en France, fréquentant tripots et salons
de jeu, spéculant sur les billets et les espèces venus de Hollande. Il vivait
alors avec une jeune Anglaise, Catherine Knowles, petite-fille du premier
comte de Banbury. Il faisait passer cette femme légalement mariée à un
gentilhomme britannique, George Seignior of Saint Andrews, pour son
épouse. Elle sera la compagne de sa vie et lui donnera deux enfants, un
garçon et une fille.
Au cours de ce second séjour en France, Law fit la connaissance de
l'abbé Louis de Thésut, de la maison du duc d'Orléans, qui le mit en
rapport avec Desmarets, alors contrôleur des Finances. En juin 1707, il
adressait à ce dernier un écrit qui reprenait son idée de monnaie terrienne.
Les propriétaires, pour recevoir du numéraire, consigneraient leurs terres
dans les mains du roi qui en percevrait les revenus et éteindrait ainsi les
immenses dettes de la couronne. Ce projet n'éveillant apparemment
aucun écho, l'Écossais dut quitter la France sans avoir pu faire renouveler
son passeport8. De Gênes, où il trouva refuge, il envoya plusieurs
mémoires sur la monnaie au prince de Conti, dans l'espoir de les faire
lire, par cet intermédiaire, au duc de Bourgogne. Comme il ne recevait
toujours aucune réponse, il se tourna alors vers d'autres contrées. En
1711, de Gênes toujours, il proposa au duc de Savoie, Victor-Amédée, de
créer dans ses États une « banque de circulation » qui émettrait des billets
convertibles en or et en argent. Par prudence, il suggérait de conserver les
3/4 de l'encaisse métallique. Il rédigea plusieurs variantes à son texte,
mais aucune ne donna satisfaction aux experts financiers du duc. « Je ne
suis pas assez riche pour prendre le risque de me ruiner », aurait dit
Victor-Amédée en rejetant son plan. L'aventurier, quelque peu découragé,
revint à La Haye, où, semble-t-il, il se lança dans des opérations
spéculatives d'assez grande envergure, jouant au pharaon et à la bassette
et gagnant gros aux loteries hollandaises. En novembre 1713, ilétait de
retour à Paris, apparemment riche et comblé. Il avait acheté un bel hôtel
particulier place Louis-le-Grand (notre actuelle place Vendôme) et ne
circulait qu'en grand équipage. Ses sources de revenus étaient mal
connues. On le soupçonnait de passer avec profit des louis d'or en
Hollande. Après une nouvelle et vaine tentative pour revenir dans son
pays natal au moment du changement de dynastie, Law décida de se fixer
définitivement en France, où, pensait-il, s'offraient à lui d'intéressantes
perspectives.
Ce vieux royaume terrien avait pris du retard dans l'édification d'un
système bancaire efficace et moderne. Certes, pendant la guerre de
Succession d'Espagne, on avait bien agité le projet de création d'une
grande banque d'émission, mais on s'était heurté à la méfiance des
commerçants, déjà saturés des billets à intérêt de l'État, et surtout à la
crainte du pouvoir royal de voir se constituer une nouvelle féodalité
financière. Faute d'une banque institutionnalisée, Louis XIV avait
finalement dû se plier aux conditions de quelques grands brasseurs
d'affaires tels Crozat, Anisson, Legendre ou Samuel Bernard. Sans doute
existait-il dans le royaume des banques privées, mais c'étaient des
organismes rudimentaires qui dans les dernières années du règne
pratiquaient des taux usuraires : environ 30 % pour l'escompte des effets
de commerce et de 25 à 30 % pour les opérations de change. De quoi
décourager les négociants les plus dynamiques !
Tout autre était la situation à l'étranger. Créée en 1609 sous la garantie
de la municipalité, la Banque d'Amsterdam recevait en dépôt les espèces
métalliques et créditait ses clients en monnaie de compte, le florin-banco.
Les paiements de toutes les traites domiciliées en ville passaient par son
intermédiaire. Grâce à cet établissement ainsi qu'à la Bourse des valeurs
où se négociaient chaque jour les actions des manufactures et des
compagnies maritimes ou commerciales, Amsterdam était devenue le
premier marché monétaire et financier d'Europe. Sur le même modèle
fonctionnaient la fameuse Casa di San Giorgio de Gênes, les banques de
Hambourg, Nuremberg et Venise. La banque de Stockholm, fondée par
Palmstruch, fut la première, vers 1650, à émettre à la place de certificats
de dépôt des billets de banque ne produisant aucun intérêt et toujours
convertibles en espèces. Ces billets reçurent quelques années plus tard
cours forcé dans les transactions commerciales. Compte tenu du
faiblepourcentage des retraits en espèces, calculés sur une longue
période, la banque de Stockholm en vint à ne conserver qu'une encaisse
modeste, consacrant le reste de ses dépôts à des opérations foncières et
immobilières. En 1694, à Londres, l'Écossais William Paterson créait une
banque d'émission privée dont le capital de départ fut intégralement
souscrit par le public. Pratiquant l'escompte, émettant des billets au
porteur négociables et représentatifs d'un poids déterminé de métal
précieux, la banque de Londres joua rapidement un rôle moteur dans
l'économie britannique, paya la majeure partie des rentes de l'État, fit des
avances sur impôts au Trésor et reçut le monopole d'émission du papier-
monnaie. La banque d'Écosse, fondée à Édimbourg en 1695 par John
Holland, fonctionna à peu près selon le même modèle.
Bien entendu, Law connaissait les rouages de ces différentes
institutions. Mais il voulait aller plus loin. Sa banque serait non pas un
établissement privé mais une banque royale, protégée par le pouvoir, qui
émettrait des billets convertibles en or et en argent, dont l'abondance
relancerait les échanges et l'économie en général. Ces billets seraient
libellés non pas en livres – monnaie de compte abstraite –, mais en « écus
de poids et titres d'à présent ». Leur usage n'étant pas obligatoire dans les
transactions privées, ils n'auraient donc pas cours forcé. En revanche, ils
seraient exigés pour le paiement de tous les impôts et taxes s'effectuant à
Paris. En province, les comptables publics seraient contraints de les
accepter en paiement et de les échanger à demande contre des espèces,
remplissant ainsi le rôle de guichets ou de succursales de la banque.
En France, la crise financière battait son plein. Les mémoires, projets
et autres plans de sauvetage s'accumulaient sur le bureau du contrôleur
général. Il y en avait plus de 300 ! Par chance Law n'était pas un inconnu.
En 1715, il avait fait la connaissance du duc d'Orléans qui l'avait écouté
avec intérêt et curiosité. C'est sans doute sa recommandation qui valut à
l'Écossais de se voir accorder une nouvelle audience par Desmarets.
Sautant d'un expédient à l'autre, le contrôleur général envisageait pour
l'heure de réduire impérativement les intérêts servis par la Caisse des
emprunts et d'effectuer les amortissements par voie de loterie. Law
déconseilla vivement cette solution qui ruinerait la confiance des
épargnants et produirait un effet désastreux sur les commerçants.
Quelques jours après, il lui fit remettre deuxmémoires, l'un sur
l'acquittement de la dette publique, l'autre sur le projet de banque. C'est
ce dernier, bien entendu, qui lui tenait le plus à cœur. Il proposait même
de régler de sa poche les frais d'établissement, convaincu que les
Parisiens, contraints de payer leurs impôts en billets, se précipiteraient à
la banque pour y changer leur or. Il demandait en contrepartie le titre de
directeur et le quart des profits, le reste revenant au Trésor. « Je ne suis
pas un visionnaire », écrivait-il à Desmarets pour se démarquer de la
cohorte des solliciteurs utopistes. Lui, au contraire, prévoyait un
calendrier d'application. Si une décision intervenait rapidement, il
assurait que la banque pourrait ouvrir ses portes le 13 août et effectuer ses
premiers paiements à partir du 20. Malheureusement, fin juillet, le
contrôleur général hésitait encore. Le roi semble avoir été intéressé par le
projet mais expira trop tôt.

LA BANQUE GÉNÉRALE

Philippe d'Orléans avait eu connaissance du dossier et l'avait suivi pas


à pas, espérant le voir aboutir rapidement. Aussi n'est-il pas étonnant que,
dès les premières semaines de la Régence, Law soit parvenu à reprendre
contact avec lui. Le prince lui fit rencontrer Noailles, Amelot et Rouillé
du Coudray pour examiner en détail les mesures à prendre. Dans le
courant d'octobre, d'autres réunions suivirent, auxquelles participèrent
également Le Pelletier des Forts, d'Argenson, Fagon, de Baudry et Saint-
Contest. Les études furent poussées très loin, puisque Law prépara même
la maquette des futurs billets de 10, 100 et 1 000 écus à émettre. Le duc
de Noailles soutint avec enthousiasme le projet jusqu'au jour où Rouillé
du Coudray lui remit un rapport contenant plusieurs objections contre la
banque. « Il est difficile, écrivait Rouillé, de croire que les particuliers
préfèrent du papier à de l'argent comptant. » Certes, le rapporteur notait
avec satisfaction que Law s'était engagé à ne créer des billets qu'au
prorata du numéraire remis aux guichets. Mais rien, observait-il, ne lui
interdisait de faire fructifier les capitaux ainsi déposés. C'était d'ailleurs
là-dessus que l'Écossais comptait pour réaliser l'essentiel du profit. En cas
de crise de confiance, comment la banque pourrait-elle faire face aux
demandes dede retrait massif de métal précieux ? En dehors même de
cette hypothèse, elle pouvait réaliser de mauvaises affaires avec l'argent
de ses clients et se voir acculée à la faillite. Bref, concluait Rouillé, rien
dans le projet du sieur Law n'assurait la sécurité de l'encaisse. D'autre
part, soulignait-il avec la sagesse d'un homme qui connaissait toutes les
malversations de l'État, cette banque royale, dotée de privilèges, serait
une proie facile pour le pouvoir et une tentation permanente pour celui-ci
d'y puiser comme dans ses propres caisses.
A ces critiques d'ordre technique s'ajoutait la réticence des milieux
d'affaires déjà échaudés par l'avalanche des billets publics et parapublics.
A l'exception de Jean-Baptiste Fenellon, député du commerce de
Bordeaux, les négociants des principales places estimèrent que la création
d'une banque royale serait plutôt nuisible dans la conjoncture présente.
De leur côté, les financiers étaient peu enthousiastes et Samuel Bernard le
plus hostile de tous.
Bref, le 24 octobre, jour où le conseil de Finance examina le projet de
banque, il ne se trouva qu'une seule personne à l'approuver sans réserve,
le lieutenant général de police d'Argenson. Noailles, pour sa part, se
déclara persuadé de son utilité mais fit observer que le temps ne
convenait pas. Mieux valait d'abord réduire les dépenses de l'État et
rétablir la confiance. Daguesseau, Le Blanc, Rouillé, d'Ormesson,
Amelot et des Forts lui emboîtèrent le pas. Le Régent prit la parole le
dernier. Il se déclara personnellement favorable à la création d'un tel
organisme, mais, ne voulant rien imposer, se rangea à l'avis général. Le
rapport de Rouillé, qu'il avait lu la veille, l'avait, lui aussi, ébranlé.
Pourtant il n'était pas homme à renoncer si aisément. Faire de l'or avec du
papier ! Voilà qui avait dû éblouir l'alchimiste qui sommeillait toujours en
lui. Law, reçu à Marly, sut se montrer une fois de plus éloquent et
convaincant. A côté de l'austère Noailles qui proposait de sordides
économies sur la vaisselle et les violons du roi, comment Philippe, habité
par le goût du merveilleux, n'aurait-il pas écouté ce séduisant personnage
qui jonglait avec les chiffres comme avec les rêves les plus étonnants ?
Ne se faisait-il pas fort d'abaisser le loyer de l'argent à 4 %, de supprimer
la décote affectant les rentes sur l'Hôtel de Ville et les billets d'État ? La
richesse, répétait l'Écossais, réside dans le commerce ; le commerce
dépend d'une monnaie abondante et celle-ci, glissant de main en main,
multiplieles échanges, stimule la production et crée de nouvelles
richesses. On imagine combien ce raisonnement pouvait paraître nouveau
dans ce vieux royaume où les valeurs terriennes, rurales et conservatrices
l'emportaient sur le goût du risque, le sens du commerce, l'appât du gain,
si chers aux pays maritimes et protestants. La condamnation par les
théologiens médiévaux du prêt à intérêt continuait d'entretenir à l'égard
de l'argent un sentiment de culpabilité et entravait l'essor du capitalisme
financier. Law apportait à cet égard, sinon un point de vue original, du
moins un regard neuf sur une société frileuse, repliée sur elle-même, qui
préférait la rente au profit risqué. Son habileté consistait, partant d'un
projet somme toute modeste et réaliste, à susciter les rêves les plus fous.
Après la banque, la généralisation du crédit et surtout le lancement d'une
compagnie commerciale s'inspirant de l'exemple britannique de la
Compagnie des Indes devaient développer la richesse du pays de façon
prodigieuse. « La banque, assurait-il en décembre 1715 dans un mémoire
au Régent, n'est pas la seule ni la plus grande de mes idées ; je produirai
un travail qui surprendra l'Europe par les changements qu'il portera en
faveur de la France, des changements plus forts que ceux qui ont été
produits par la découverte des Indes ou par l'introduction du crédit. Par ce
travail, Votre Altesse Royale sera en état de relever le royaume de la
triste situation dans laquelle il est réduit, et de le rendre plus puissant
qu'il n'a encore été, d'établir l'ordre dans les finances, de remettre,
entretenir et augmenter l'agriculture, les manufactures et le commerce
[...]. Ce grand royaume, bien gouverné, serait l'arbitre de l'Europe sans se
servir de la force. C'est sur un commerce étendu, sur le nombre et la
richesse des habitants que la puissance de la France devra être fondée. La
régence de Votre Altesse Royale bien employée suffirait à augmenter le
nombre des peuples à 30 millions, les revenus généraux à 3 000 millions
et les revenus du roi à 300 millions. »
Ces vues correspondaient à merveille à celles de Philippe d'Orléans,
qui souhaitait ardemment relever le royaume de la ruine, en faire un État
riche et puissant. Le mercantilisme rénové de John Law qui,
contrairement à celui de Colbert, excluait tout recours à la force,
rejoignait son propre projet politique. La clé de l'entente entre les deux
hommes réside sans nul doute dans cet accord profond sur l'avenir de la
France, dans cette communion d'idées et de perspectives.
Dans l'immédiat, l'Écossais ne proposait plus de fonder une banque
royale servant de caisse auxiliaire au Trésor mais une simple banque
privée au capital modeste de six millions, représenté par 12 000 actions
de 1 000 « écus de banque » valant chacun 500 livres tournois. Et encore,
au départ, ce capital ne serait-il libéré que du quart, sur lequel on pourrait
verser un quart en espèces et le reste en billets d'État. Cette dernière
disposition n'était évidemment là que pour appâter le duc de Noailles.
Comme dans le projet précédent, la banque recevrait des dépôts,
effectuerait l'escompte des lettres de change et émettrait des billets sans
intérêt, payables à vue, libellés en « écus de banque » dont le poids et le
titre échapperaient aux fluctuations monétaires. L'émission de ce papier-
monnaie serait, bien entendu, limitée aux espèces reçues. Contrairement
au plan précédent, il ne serait pas obligatoire de payer en billets de
banque les receveurs du Trésor.
Sans la passion et la volonté acharnée du Régent à convaincre son
entourage, il est probable que la banque de Law n'aurait pas vu le jour.
Prenant un à un les membres du conseil de Finance, Philippe leur
expliqua le schéma de cette « Banque générale » puis, le 1er mai 1716, fit
venir devant eux Law en personne pour leur apporter les dernières
précisions et emporter leur consentement. Noailles et ses collègues
n'élevèrent aucune objection et acceptèrent de tenter cette expérience
limitée. Le lendemain, le projet fut adopté par le conseil de régence.
Ainsi, chassé par la grande porte, Law était-il revenu par la petite !
Les lettres patentes concédant au « sieur Law et à sa compagnie » le
privilège d'établir une banque générale furent soumises au parlement qui
les enregistra sans difficulté. Les magistrats prièrent seulement le roi
d'accorder préalablement à son futur directeur des « lettres de naturalité
», ce qui fut effectué le 26 mai. Jean-Baptiste Fenellon fut désigné
comme inspecteur général et Étienne Bourgeois comme trésorier. La
Banque, dont le Régent avait accepté d'être le protecteur, ouvrit ses
guichets dans le courant de juin, à l'hôtel d'Avaux, rue Sainte-Avoie. Un
magnifique Suisse habillé de vert était chargé d'accueillir la clientèle. En
dépit des railleries et du dénigrement des beaux esprits, l'établissement
rencontra tout de suite un assez vif succès. On fut étonné de sa régularité,
de sa ponctualité à payer les billets présentés au remboursement et
surtout du faible taux qu'il prenait pour escompter les effets de
commerce : 6 % puis5 %. Pour les opérations de change, il se contentait
d'un simple courtage. On n'avait jamais vu cela !
Law n'avait pas renoncé à son projet initial de drainer les finances du
royaume dans les caisses de sa banque. Là encore, il sut se montrer
persuasif et obtint l'appui du Régent. Le 7 octobre 1716, celui-ci décida
que les receveurs des tailles, des fermes et autres droits levés pour le
compte du roi devraient désormais envoyer à Paris leurs recettes en
billets de la Banque générale. Cette mesure présentait un avantage
évident : elle évitait de « voiturer » les espèces vers la capitale, d'où des
économies de transport et de temps, empêchant par là même de vider les
provinces du précieux numéraire. En outre, les receveurs étaient priés
d'acquitter à vue toute demande de remboursement des billets de la
Banque dès lors qu'ils avaient les fonds dans leurs caisses.
Ces deux mesures furent pourtant mal accueillies en province,
notamment à Bordeaux, où les négociants rejetaient les billets. Par
ailleurs, les comptables publics et les fermiers généraux trouvaient un
intérêt pécuniaire à faire leurs remises accompagnées de lettres de
change. Bref, devant tant de réticences, une circulaire du duc de Noailles
datée du 26 décembre, envoyée à toutes les généralités, revint sur
l'obligation de voiturer les espèces, mais maintint celle d'acquitter à vue
les billets.
Cependant, la situation de la Banque était prospère. A la fin de 1716, à
l'issue d'un exercice de six mois, l'assemblée générale décida de verser
aux actionnaires un dividende de 8 %. Sa position fut encore confrontée
en 1717. Un arrêt du 10 avril rappela avec force les règles de circulation
des billets en province. Pour l'exemple, les receveurs des fermes de
Bordeaux et de Lyon, qui avaient refusé de payer les billets, furent
destitués. Un édit de mai vint interdire aux négociants d'émettre des effets
au porteur sous leur seule signature, ce qui consacrait le monopole de la
Banque générale en matière de monnaie fiduciaire. Un arrêt de septembre
fit obligation aux officiers comptables de la ville et faubourgs de Paris de
payer leurs recettes en billets. Selon certaines estimations Law avait
fabriqué en deux ans pour 50 millions de papier. En avril 1718, la
création monétaire aurait dépassé les 100 millions : c'était encore
modeste.
LA COMPAGNIE D'OCCIDENT

Le financier Crozat, taxé par la Chambre de justice à 6,6 millions de


livres, avait reçu de Louis XIV, en septembre 1712, le monopole du
commerce pour quinze ans et la pleine propriété des mines au centre de
l'Amérique du Nord, autour du fleuve Mississippi, domaine autrefois
reconnu par Cavelier de La Salle et appelé Louisiane en l'honneur du
Grand Roi. Ces territoires peuplés alors de quelques tribus indiennes
couvrent aujourd'hui sept États des Etats-Unis : Louisiane, Mississippi,
Iowa, Arkansas, Missouri, Wisconsin et Minnesota. Crozat, accaparé à
Saint-Malo par le commerce des Indes et de la mer du Sud, avait négligé
cette fabuleuse concession dont la mise en valeur dépassait d'évidence ses
propres capacités. Si bien qu'en 1716 la vallée du Mississippi n'était
occupée que par une centaine de colons réduits à la misère et une
soixantaine de soldats chargés de les défendre. La discorde y régnait et
l'on redoutait fort la pénétration des Anglais, déjà solidement implantés
dans leurs colonies de la côte Est. Le conseil de Marine, préoccupé par
cette situation, avait proposé d'expédier de nouvelles troupes et de
renforcer la population par l'envoi chaque année d'une centaine de faux-
sauniers et d'autant d'orphelines. C'est alors que Crozat, poussé par ses
amis, proposa au Régent de régler une partie de sa dette en renonçant à
cette concession. L'idée, soumise d'abord au conseil de Marine puis au
conseil de régence, fut approuvée en janvier 1717. Pour exploiter la
Louisiane, les richesses de son sous-sol, ses plaines limoneuses, ses
forêts immenses, on résolut de créer une compagnie coloniale avec un
fonds de 2 millions dont une partie ou la totalité serait fournie en billets
d'État. Jean-Baptiste Duché, ancien commis de Voysin, dont la famille
avait des intérêts dans le commerce maritime, fut chargé de rédiger le
projet des lettres patentes de cette nouvelle entreprise qu'on se proposait
d'appeler la Compagnie du Mississipi. Un autre financier, Joseph Le
Gendre d'Arminy, beau-père de Crozat, intervint alors pour proposer
d'étendre l'objet de la nouvelle société au commerce des castors du
Canada et à la traite des Noirs de Guinée, rendue libre depuis un édit de
janvier 1716. Il suggéra de l'appeler la Compagnied'Occident. Ses vues
furent adoptées par les membres du conseil de Marine, qui se tournèrent
alors vers le seul homme jugé capable de mener à bien une telle
entreprise : John Law.
L'Écossais comprit tout de suite le prodigieux parti qu'il pourrait tirer
de cet établissement qui rejoignait son propre projet de compagnie
commerciale, dont il avait laissé entrevoir au Régent les immenses
bienfaits. De prime abord, il vit plus grand que les amis de Crozat : au
lieu d'un capital de 2 millions, pourquoi ne pas commencer tout de suite
avec 50, 60, voire 100 millions ? Les versements se feraient
intégralement en billets d'État qui seraient ensuite remis au Trésor pour
être brûlés. En échange, l'État signerait avec la Compagnie des contrats
de rente perpétuelle stipulant le versement à partir du 1er janvier 1717
d'un intérêt annuel de 4 %. La Compagnie conserverait les revenus de la
première année à titre de fonds de roulement et verserait à ses
actionnaires ceux de la seconde, augmentés éventuellement des profits
dégagés par ses exploitations. Par ce moyen ingénieux, on parviendrait à
éponger des millions de papiers dépréciés qui perdaient alors entre 60 et
70 % de leur valeur, à diminuer d'autant la dette publique, à restaurer le
crédit de l'État et à remettre au pair le cours des billets restants.

Chacun s'exclama sur l'ingéniosité de la proposition, tout


particulièrement le duc de Noailles, intéressé au premier chef par une
réduction de la dette publique. Dans cette compagnie aux objectifs
vagues et lointains il vit un succédané à la Chambre de justice qui avait
piteusement fermé ses portes en mars 1717.
Çà et là, en province, on percevait des signes de reprise : les échanges
s'étaient développés, certaines manufactures tombées en léthargie avaient
retrouvé une activité normale et le monde du commerce, son optimisme.
Mais, malgré ces résultats encourageants, la disette de numéraire
subsistait et nombreuses encore étaient les faillites. En mai 1717, les
intendants demandèrent la propagation de l'édit de juin 1715 attribuant
aux juridictions consulaires les procès de faillite. Le change restait élevé
et le commerce avec l'étranger s'était raréfié.
Après vingt mois d'effort, le président du conseil de Finance semblait
découragé. Devant l'embarras du Trésor royal, la montée du
mécontentement populaire, la querelle des princes, il proposait au duc
d'Orléans de convoquer les états généraux, deleur exposer les difficultés
rencontrées et de demander leur avis. Était-ce parce que Noailles avait
repris son idée que Saint-Simon se montra si farouchement hostile à ce
qu'il avait lui-même préconisé en 1715 ? Le conseiller intime n'eut en
tout cas aucun mal à convaincre le Régent de la nocivité de cette
procédure. Tout prouvait que le gouvernement commençait à s'essouffler.
Le 19 juin, le duc de Noailles fit lecture devant les présidents des
différents conseils d'un long mémoire sur la situation économique et
financière du royaume qui parut comme une sorte de bilan, voire de
testament. Il y soulignait notamment que le déficit, évalué à 77 millions
en septembre 1715, avait été ramené à 7 ou 8 millions. C'était une
première victoire. Restait à en gagner d'autres sur la dette publique et le
flot intarissable des billets d'État. A sa requête, une commission de «
sages », présidée par le Chancelier, examina les mesures à prendre. Ainsi
fut-il décidé de vendre quelques taillis des biens domaniaux, de recevoir
le solde des taxes établies par la Chambre de justice en billets d'État. Le
reste de ces papiers devaient être soit convertis en rente viagère au denier
16, soit remis en échange des lots gagnants d'une nouvelle loterie
mensuelle, soit encore reçus en souscription des actions de la Compagnie
d'Occident dont on annonça officiellement la création. Les billets qui ne
seraient pas placés dans l'une de ces opérations se verraient privés de tout
intérêt à compter du 1er janvier 1718. A ce train de mesures, pris par édit
en conseil de régence, Noailles, à court d'expédients, ajouta la création
d'une nouvelle taxe sur les maisons de Paris pour le nettoiement des rues
et l'entretien des lanternes. Enfin, pour faire passer le tout, il annonça la
suppression du dixième réclamée depuis la paix d'Utrecht.
Le parlement ne s'accommoda pas de ces artifices. Par la voix des
présidents de Novion et de Landron, il s'opposa immédiatement à la taxe
sur les maisons déjà rachetée par les propriétaires en 1704 et surtout à la
conversion obligatoire des billets d'État, assimilée à une banqueroute
déguisée. Les magistrats désignèrent douze commissaires pour examiner
les édits et demander au Régent un état détaillé des finances publiques
depuis le 1er septembre 1715. Malgré la hardiesse de cette démarche, le
duc d'Orléans accepta de recevoir la députation conduite par le premier
président. C'était le lundi 30 août. A ses interlocuteurs il tint des propos
très fermes et refusa de communiquer le moindre renseignement. « Tant
que je serai dépositairede l'autorité royale, je ne souffrirai pas qu'elle soit
avilie jusqu'au point de rendre de pareils comptes. » Il était pâle et
tremblant. « Je ne me possédais plus tant j'étais en colère », avouera-t-il
au sortir de la réunion. Plus souples et plus conciliants, Noailles et
Daguesseau reprirent le dialogue. Les commissaires furent convoqués le
5 septembre au matin pour une séance de travail qui dura près de quatre
heures. Ses papiers étalés sur la table, Noailles accepta calmement de
répondre à toutes les objections et critiques. Cependant, il peinait au
Régent, qui présidait la séance, de passer sous les fourches caudines du
parlement. Il trahissait son impatience en se promenant de long en large
dans la salle de conférence. Il faisait mine de s'étonner de cette « cabale
». L'opinion, grognait-il, devrait pourtant être satisfaite de voir le roi lui
faire la grâce de supprimer le dixième ! « Ce n'est point une grâce,
Monseigneur, lui rétorqua le doyen LE NAIN, c'est une justice que le roi
nous fait et nous espérons qu'il nous la rendra de même sur la capitation.
» Réunis au Palais le lendemain, les magistrats firent des remontrances
solennelles sur deux points : la taxe sur les lanternes et les rues et la
suppression des intérêts sur les billets à compter du 1er janvier 1718. Dans
un souci d'apaisement, le Régent, sur les instances de Noailles et de
Daguesseau, préféra céder et rapporter les mesures en question. Quant à
l'enregistrement de la Compagnie d'Occident, il ne donna lieu à aucune
polémique ni à aucun débat.
Des lettres patentes instituaient en faveur du nouvel établissement un
régime privilégié. Il recevait pour vingt-cinq ans, le monopole du
commerce sur toute l'étendue du territoire concédé et la propriété
perpétuelle sur toutes les terres, côtes et îles qu'il mettrait en valeur. En
outre, il se voyait accorder le droit de législation sur la Louisiane, celui
de désigner les fonctionnaires, celui de haute justice, celui d'édifier des
places fortes où bon lui semblerait, de fondre des canons, de signer des
traités avec les nations indiennes ou de leur déclarer la guerre. Pour
affirmer son autorité on lui attribuait un blason, une flotte et des troupes.
Le roi lui faisait don des magasins du domaine, des vivres et des
vaisseaux abandonnés par Crozat, octroyait aux colons une exemption
d'impôts et renonçait à taxer les importations et les exportations. Le
commerce des castors du Canada lui était accordé, mais il n'était plus
question du monopole de la traite des Noirs sur les côtes de Guinée. En
contrepartie de cesprivilèges, la Compagnie s'engageait à faire venir sur
ses terres au moins 6 000 Blancs et 3 000 Noirs. Quelques jours plus tard,
Law obtiendra même d'étendre son action plus au Nord, sur le territoire
de l'Illinois détaché du Canada et incorporé à son domaine.
La liste des dirigeants de la Compagnie fut arrêtée en conseil. Outre le
directeur de la Banque générale, elle comprenait Castanier, négociant,
Dartaguiette, receveur général des finances d'Auch, Duché, chevalier
d'honneur au bureau des finances de La Rochelle, Moreau, député du
commerce de Saint-Malo, Mouchard, député du commerce de La
Rochelle, et Piou, député du commerce de Nantes. Par rapport aux
anciennes compagnies à monopole du siècle précédent, concédées à des
groupes financiers, la Compagnie d'Occident présentait une double
innovation qui la rapprochait de ses homologues néerlandaises. C'était
d'une part un organisme plus « ouvert », qui associait à sa gestion des
représentants du commerce libre de province, et d'autre part une société
dont les actions offertes au public pouvaient être librement cédées. Pour
la première fois en France, étaient créés des titres au porteur négociables.
Les premières souscriptions se firent dans l'enthousiasme. Entre la
perspective de continuer à percevoir un intérêt fixe de 4 % sur des billets
dépréciés et celle – autrement plus grandiose – d'être associé au
développement d'un territoire grand comme plusieurs fois la France, les
épargnants n'hésitèrent pas. La Banque générale, qui avait engrangé des
billets d'État bien au-delà de son fonds social, en apporta pour 10
millions et devint ainsi l'un des plus gros actionnaires de la Compagnie.
Dès le 25 septembre, les souscriptions atteignaient 36,5 millions de
livres. Elles se ralentirent légèrement par la suite. A l'origine, le montant
du capital n'avait pas été fixé. Devant les premiers succès, un édit du
conseil, enregistré le 31 décembre 1717, fixa ce montant à 100 millions
divisé en 200 000 actions de 500 livres chacune, et précisa sur quelles
recettes de l'État serait gagé le versement des intérêts : la ferme du
contrôle des actes notariaux pour 2 millions, la ferme du tabac et celle
des postes pour 1 million chacune. Un peu plus tard, Antoine Crozat
régularisera la cession de la Louisiane, heureux de se débarrasser pour 2
millions de ce fardeau et de voir en même temps sa dette au Trésor
généreusement réduite de 6,6 à 3,3 millions.
Eut-on à l'époque conscience de la fragilité de l'entreprise ?La
construction d'un aussi vaste empire exigeait des capitaux considérables.
Or, la Compagnie ne démarrait qu'avec un fonds de roulement dérisoire.
Ses actions n'étant pas souscrites en numéraire, elle n'allait disposer que
des 4 premiers millions servis par l'État au titre de l'année 1717, car les
revenus des années ultérieures devaient être versés aux actionnaires à
titre de dividende. Preuve que Noailles, farouche défenseur du projet,
n'avait d'abord vu dans cette idée de lointaine colonisation de la terre
américaine qu'un moyen supplémentaire de résoudre la crise intérieure,
qu'un exutoire à ses billets. Law avait sans doute une conception plus
vaste de l'entreprise mais il avait dû se soumettre aux vues du président
du conseil de Finance.
Ainsi se mettait en route la nouvelle pompe aspirante destinée à
résorber le trop-plein des effets publics. Avec elle s'enclenchait le
mécanisme incontrôlé qu'on appellera plus tard le « Système de Law »,
cette étroite association de la Banque qui produit le crédit et de la
Compagnie qui en vit. La France quittait les eaux stagnantes du
conservatisme économique et commercial pour se lancer dans sa
première grande aventure financière des temps modernes. Quelques mois
encore et le navire allait aborder la tempête...
1 D. DESSERT, Argent, pouvoir et société au Grand Siècle, Paris, Fayard, 1984.
2 Y. DURANDE, les Fermiers généraux au XVIIIe siècle, Paris, 1971.
3 En 1964, un architecte américain, Kip Wagner, retrouva une partie – une infime partie
seulement – des richesses de cette flotte sur la côte de Floride, au large de Fort Pierce.
4 J.-F. BOSHER, French Finances (1707-1795), From Business to Bureaucracy, Cambridge,
1970.
5 Marcel MARION, Histoire financière de la France, Paris, t. 1, 1914.
6 Guy CHAUSSINAND-NOGARET, Gens de finance au XVIIIe siècle, Paris, 1972. Voir
également D. DESSERT, op. cit., annexe 6.
7 Law écrivait habituellement son nom avec un s, Laws ou Law's, abréviation, courante en
Écosse, de Lawson (fils de Law). Ceci explique la prononciation de Lass (ou plus exactement
Laze) utilisée à l'époque. Cf. A. BELJAME, la Prononciation du nom de Jean Law, le financier,
Paris, 1898.
8 Il ne rencontra pas à cette époque le duc d'Orléans qui servait en Italie.
CHAPITRE VI

L'échiquier européen

L'ESPAGNE INSATISFAITE

A la mort de Louis XIV, l'Europe, à peine remise des tueries, des


ruines et des incendies causés par l'une des plus éprouvantes guerres
jamais connues, demeurait une poudrière. On ne savait assurément pas de
quel côté serait allumée la mèche, mais on ne doutait guère que la folie
des uns ou l'ambition des autres allât y porter le feu. Les traités d'Utrecht,
de Rastadt et de Bade n'avaient en effet apporté qu'une trêve sans assurer
de paix véritable entre les puissances.
L'Espagne, officiellement gouvernée par son Premier ministre,
l'austère cardinal del Giudice, était tombée aux mains d'Italiens avides et
sans scrupules. Le bouillant, le volubile, le tonitruant abbé Alberoni était
devenu l'homme fort du royaume, occupant la place naguère tenue par la
princesse des Ursins. « Il a un ascendant illimité sur la reine, notait
l'envoyé d'Angleterre à Madrid, et par là sur le roi qui n'aime pas les
affaires et se laisse mener par sa femme. » Pour mieux surveiller les
souverains, il s'était fait allouer un appartement voisin des leurs. La face
rubiconde, le cheveu frisotté, le regard fourbe, noyant toujours ses
interlocuteurs sous des flots de paroles, on eût dit de prime abord un de
ces personnages grotesques de la commedia dell'arte – Scapin ou
Mascarille – criant et gesticulant sous les coups de gourdin de ses
comparses. Les âmes vertueuses reprochaientà cet abbé de Cour de ne
pas avoir entendu une seule fois la messe en un an, de vivre avec une fille
publique et de l'avoir fait accoucher dans son lit ! Gardons-nous
cependant de ne voir en lui qu'un cabotin plein de verve, un bouffon aux
idées courtes ou, pis encore, un jouisseur de bas étage tout adonné à ses
vices. Sagace et rusé, l'imagination sans cesse en mouvement, l'ancien «
domestique » du maréchal de Vendôme avait la capacité d'échafauder les
plans les plus audacieux. Il surprenait par la mobilité de son esprit,
l'autorité de son caractère, séduisait par le ton de sa voix enchanteresse.
On l'a parfois comparé à son rival français, l'abbé Dubois, ne serait-ce
qu'en raison de leurs origines – toutes deux fort modestes –, de leur rabat
et de leur collet qui ne trompaient personne et de leur commune
convoitise de la pourpre romaine. Ces deux aventuriers cyniques
n'étaient-ils pas représentatifs de leur époque ? Pourtant, ils ne se
ressemblaient guère. Autant Dubois avait pour lui le pragmatisme, le bon
sens, le réalisme, autant le prestolet italien vivait en permanence dans le
rêve, la chimère, l'illusion, la démesure. Son caractère brouillon et
impétueux venait gâcher ses talents. Quant à l'ambition, qu'il avait
immense, elle lui voilait bien souvent tout sens critique et le jetait
inconsidérément dans les pires imprudences et les plus folles
extravagances.
Sous l'influence de cet étrange conseiller qui n'avait pour seul titre que
celui de représentant du duc de Parme, Élisabeth Farnèse, indolente mais
autoritaire, s'était peu à peu intéressée à autre chose qu'à la parure et aux
travaux de broderie, à la politique. Tout en se gavant de saucissons, de
pâtes, de fromages et de friandises, tout en se gorgeant de champagne et
de vins italiens, la petite Parmesane au menton volontaire décachetait
avec impatience les dépêches des ministres et le courrier des
ambassadeurs. Comme ses futurs enfants n'avaient qu'une chance infime
de monter sur le trône d'Espagne – les infants Louis et Ferdinand étant en
parfaite santé –, elle ambitionnait pour eux un établissement souverain en
Italie où elle pourrait, à la disparition de son mari, trouver une retraite
sûre, par exemple le grand-duché de Toscane, sur lequel régnait son oncle
Cosme III de Médicis, ou le duché de Parme occupé par son autre oncle,
François Farnèse.
Emmuré dans son palais madrilène, consumé par ses phantasmes
morbides, alternant les dérèglements sensuels et les crises de dévotion
outrées, courant du lit conjugal au prie-Dieu deson confesseur, le
hiératique Roi Catholique n'était pas loin de verser dans la folie de son
prédécesseur. Ses rares familiers s'inquiétaient à mots couverts de sa
mélancolie profonde, de ses scrupules excessifs, de ses bizarreries
maladives qui trahissaient à coup sûr les vacillements de la raison.
N'avait-il pas, un soir, cru voir dans son lit des draps phosphorescents,
message évident de son épouse défunte, Marie-Louise, qui lui réclamait
des milliers de messes pour le repos de son âme ? Il ne recouvrait sa
lucidité et son orgueil ombrageux que lorsqu'il était question des affaires
de l'État. Il n'avait alors de cesse de reconquérir ses belles provinces
d'Italie que lui avait volées l'Empereur : le Milanais, les presides de
Toscane et le royaume de Naples. Sa convoitise se tournait également
vers la couronne de France. Gagné de vitesse par Philippe d'Orléans, il
s'efforçait depuis lors de lui ravir la régence en suscitant des troubles à
Paris.

LES AUTRES PUISSANCES

Autre brandon de discorde, l'obstiné et insatiable empereur Charles VI


avait toujours les yeux rivés sur l'Espagne et les Indes. Non content de
ses fabuleuses acquisitions en Italie et aux Pays-Bas, ratifiées par les
traités de Bade et de Rastadt, il rêvait de reconstituer l'empire de Charles
Quint et, au passage, de rafler la Toscane, le duché de Parme et Plaisance.
Se considérant l'unique souverain de ce vaste empire, il continuait de
désigner l'usurpateur madrilène sous le nom de duc d'Anjou et présidait à
Vienne un conseil dit des affaires d'Espagne. Il avait même conféré à son
fils le titre de prince des Asturies. Par ailleurs, il gardait rancune au duc
de Savoie d'avoir trahi la coalition antifrançaise en 1712 et d'avoir
conservé les cessions que l'Autriche lui avait consenties neuf ans plus tôt
pour l'attirer dans son camp – une partie du Montferrat et du Milanais. Il
estimait donc naturel de récupérer ces provinces au plus vite.
L'Angleterre, qui avait tiré tant de profit de la paix d'Utrecht, ne
cachait pas non plus son mécontentement. Les Whigs, au pouvoir depuis
l'avènement de George Ier, faisaient grief au parti tory, signataire du traité,
d'avoir bradé les intérêts nationaux. Malgré ses défaites, ses humiliations,
malgré la mort duvieux despote de Versailles la France leur paraissait
encore redoutable.
Dans le nord de l'Europe, la guerre se poursuivait entre la Suède, alliée
au duché de Holstein-Gottorp, et une coalition groupant Frédéric IV de
Danemark, Pierre Ier de Russie, Frédéric-Guillaume Ier de Prusse et
l'Électeur de Saxe. Charles XII, le roi aventurier qui avait passé sa vie à
guerroyer contre les Danois, les Polonais, les Russes et les Turcs, et ruiné
de la sorte son beau royaume, essayait pour l'heure de conserver les
derniers lambeaux de ses domaines germaniques. Il avait déjà perdu
Wollin et Usedom. Sa dernière place forte en Poméranie, Stralsund,
devait capituler le 30 décembre 1715. Le souverain suédois, qui s'était
échappé la veille de la citadelle assiégée, regagna son pays, méditant déjà
de se jeter sur la Norvège, possession du roi de Danemark. De son côté
l'Électeur de Hanovre, qui n'était autre que le roi d'Angleterre George Ier,
menait une politique personnelle visant à agrandir ses possessions en
Allemagne. En fait c'était là sa principale préoccupation, les affaires de
son royaume insulaire lui important beaucoup moins. En mai 1715, il
avait acheté au roi de Danemark deux anciens domaines suédois, le duché
de Brême et la principauté de Verden, qui lui donnaient le contrôle des
bouches de l'Elbe et de la Veser, ce qui avait mis en fureur Charles XII.
La France n'était pas directement partie prenante dans cet interminable
conflit nordique, mais, par le traité d'assistance financière qu'elle avait
signé en avril 1715 avec la Suède – traité aux termes duquel elle
s'engageait à lui verser durant trois ans une somme de 600 000 rixdales
couronnes de Hambourg –, elle risquait de s'y laisser entraîner. Tel était
en tout cas le souhait ardent des conseillers de Charles XII, le baron
Goertz (une sorte d'Alberoni du Nord) et le baron Spaar, ambassadeur de
Suède en France.
Le banquier Antoine Hogguer, d'origine suédoise, était parvenu de son
côté à se lier d'amitié avec le duc d'Orléans par le truchement inattendu
d'une de ses anciennes maîtresses, Christine-Antoinette Desmares, dont il
avait hérité les faveurs. Le parti de la vieille Cour – les maréchaux
d'Huxelles et de Villeroy notamment – exerçait sur le Régent agacé une
pression dans le même sens afin de l'engager à venir au secours de l'allié
suédois, ne fût-ce qu'en soutenant ouvertement les entreprises du
chevalier de Saint-George contre George Ier.

PRÉSERVER LA PAIX

Dans un contexte international aussi délicat, le nouveau maître de la


France avait tout intérêt à pratiquer le renversement des alliances, à
accepter les offres du roi d'Angleterre et à rompre avec l'Espagne où la
hautaine Farnèse et son petit abbé menaient une politique belliciste et
antifrançaise. C'eût été prendre une revanche sur la haine mortelle que
Philippe V lui avait vouée six ans auparavant. Les scrupules que le duc
d'Orléans avait eus du vivant de Louis XIV de répondre favorablement
aux propositions de son cousin George Ier n'avaient plus de raison d'être.
Par un traité d'amitié et d'assistance les deux chefs d'État se garantiraient
mutuellement leurs droits dynastiques respectifs. Aux Hanovre
reviendrait la couronne d'Angleterre. En cas de disparition du petit roi,
celle de France irait tout naturellement aux Orléans. Les deux puissances
uniraient leurs forces à combattre les tentatives d'usurpation, celle du
chevalier de Saint-George et celle de Philippe V. Bref, à l'évidence,
l'intérêt bien compris du Régent résidait dans cette politique, sage et
logique, qui ne faisait que conforter la paix d'Utrecht et ses droits
éventuels à la succession. Cette nouvelle ligne diplomatique bénéficiait
du soutien d'un petit groupe d'anglophiles proches du Régent : le savant
Nicolas-François Rémond, ami de la comtesse de Sandwich, le marquis
de Canillac, le baron de Longepierre et surtout l'abbé Dubois qui se
targuait d'avoir conservé d'excellentes relations avec James Stanhope,
secrétaire d'État du roi George. Un des roués du Palais-Royal, Charles de
Nocé, et le duc de Noailles, « parfait Englishman » de l'aveu même de
l'ambassadeur Stair, partageaient leurs vues.
Pourtant, d'emblée, Philippe écarta cette politique. Tout ce qu'il
proposa à George fut un traité de commerce dont les riches négociants
londoniens ne voulurent pas. Mais d'alliance défensive, point. Il y avait à
cela différentes raisons. L'idée d'un rapprochement avec l'Angleterre
choquait profondément la vieille Cour. Elle heurtait même un homme
pondéré comme le marquis de Torcy, qui passait à juste titre pour le
meilleur spécialiste de la diplomatie européenne. Dans le petit peuple, le
prétendantStuart, ce romanesque chevalier errant que l'infortune obligeait
à vivre en conspirateur, jouissait d'une auréole de prince charmant. La
France dans son immense majorité était passionnément,
sentimentalement jacobite, souhaitant le retour d'une dynastie catholique
amie. Par ailleurs, le roi d'Espagne, pour lequel les Français s'étaient
battus onze années durant jusqu'à épuisement de leurs forces, restait très
populaire. Ignorant ses options farouchement espagnoles et le
comportement préoccupant de son entourage italien, l'opinion le tenait
toujours pour un fils de France, susceptible de monter un jour sur le
trône. L'importance de ces pressions suffirait à expliquer pourquoi
Philippe d'Orléans, régent du royaume, en partie contesté dans son propre
pays, jugea plus prudent d'éluder dans un premier temps les offres
d'amitié pressantes de George Ier. Une autre raison fut peut-être
déterminante. Le prince ne voulait pas donner, dès son accession au
pouvoir, l'impression de sacrifier la paix à ses propres intérêts. Ce n'est
qu'après les fourberies répétées d'Alberoni, l'impossibilité totale de le
raisonner, de s'entendre avec lui, après l'échec du débarquement jacobite
en Grande-Bretagne, que Philippe se rendra compte de son erreur et qu'il
en viendra à suivre cette voie nouvelle, non sans réticence.
En attendant, il poursuivit la politique étrangère de Louis XIV à la fin
de son règne. Schématiquement, celle-ci reposait sur trois principes :
1 ° Le respect du traité d'Utrecht et par conséquent des
renonciations de Philippe V au trône de France et de Philippe
d'Orléans à celui d'Espagne ;
2 ° Le maintien de l'alliance avec la monarchie espagnole, ce qui
impliquait des efforts diplomatiques pour amener l'Empereur à
se réconcilier avec Madrid ;
3 ° La méfiance vis-à-vis de la puissance anglaise, avec en sous-
main le soutien accordé à la cause jacobite.
Mais une préoccupation dominait par-dessus tout : préserver la paix.
Étant donné l'état de ses finances, de ses armées et de sa flotte, la France
n'avait que cette voie à suivre. Elle ne pouvait pas plus se permettre de
prendre sa revanche sur l'Angleterre que de se laisser entraîner dans une
confrontation sanglante avec l'Empire pour plaire à Philippe V. La paix
en Europe constituera l'axe unique de la politique de la Régence, paix qui
permettra à la France de souffler, de se ressaisir, de refaire ses forces
après la bourrasque des guerres louisquatorziennes. Philippe voulait
remettre au roi Louis XV, au jour de sa majorité,un pays redevenu
prospère, uni à l'intérieur et vivant en bonne entente avec ses voisins.
Le souci d'affermir les relations avec l'Espagne se traduisit rapidement,
côté français, par des mesures concrètes. Ainsi, en novembre 1715, après
la tempête qui dispersa la flotte espagnole de retour d'Amérique, le
Régent proposa-t-il immédiatement d'envoyer deux vaisseaux français à
la recherche des épaves. En janvier 1716, toujours pour être agréable au
roi d'Espagne, Philippe signa une déclaration interdisant aux marins
français de faire commerce dans la mer du Sud ; c'était un grand sacrifice.
Ces bons procédés n'entamèrent cependant pas la volonté de la reine
Farnèse et d'Alberoni d'envenimer les relations. On s'étonna de voir
l'armée espagnole réparer le long de la frontière les fortifications qu'elle
avait négligé d'entretenir depuis la mort de Charles II. Voulait-on «
relever les Pyrénées » ? Bientôt les négociants français établis dans la
péninsule furent l'objet d'une multitude de tracas administratifs.
L'ambassadeur de France à Madrid, M. de Saint-Aignan, essuya sans
réagir les rebuffades les plus désobligeantes. Un jour qu'il s'était rendu à
Aranjuez pour saluer l'abbé Alberoni, il se vit répondre sèchement que «
si c'était des compliments qu'il venait lui faire, il le remerciait de sa
visite, n'ayant pas de temps à perdre à ces inutilités ». Comme Saint-
Aignan insistait pour lui souligner les avantages qu'il retirerait de l'amitié
du Régent, ce grossier personnage se mit à hurler : « Vous venez me
tendre un piège, je ne veux plus vous voir ! Je ne me soucie ni de vous ni
de vos offres ! Je me soucie fort peu de ce que vous avez à me dire et ne
veux plus avoir avec vous que le moins de commerce possible. » Le
cabinet whig, ravi de brouiller les relations franco-espagnoles, soufflait
sur le feu et cherchait à profiter de la moindre occasion pour faire
avancer ses intérêts. Alberoni travaillait activement pour leur compte. Le
14 décembre 1715, l'Espagne et l'Angleterre avaient signé un traité de
commerce qui accordait aux négociants anglais la clause de la nation la
plus favorisée ainsi que des tarifs avantageux en Amérique, privilège que
les Français n'avaient jamais pu obtenir du temps de Louis XIV. En mai
de l'année suivante, ils signaient une nouvelle convention qui précisait
l'accord de l'asiento et autorisait les navigants britanniques à posséder à
Buenos Aires un entrepôt pour y loger leurs esclaves noirs. « Les
Français, écrivait l'ambassadeur d'Angleterre à Madrid, n'ontplus ici la
moindre influence » (19 février 1716). L'évolution de la politique
espagnole devenait par conséquent extrêmement préoccupante.
Cependant le Régent ne voulut pas se détourner de Philippe V avant
une ultime tentative. Peut-être, après tout, fallait-il imputer ces échecs
répétés à la roideur bien connue de M. de Saint-Aignan ? Au début de
juin 1716, il envoya à Madrid un ami de longue date du roi d'Espagne, le
marquis de Louville, qui avait servi de mentor au duc d'Anjou quelque
quinze ans auparavant. Le conseil des Affaires étrangères, présidé par le
maréchal d'Huxelles, avait condamné le principe de cette mission
officieuse, mais Philippe avait passé outre, laissant le soin au baron de
Longepierre, secrétaire du duc de Noailles, de rédiger les instructions
détaillées. Il s'agissait de connaître les intentions réelles du roi d'Espagne
à l'égard de la France, de se faire une idée plus précise de l'opinion de la
reine et de son entourage parmesan. Louville devait agir au mieux pour
réconcilier les deux Philippe, obtenir le renvoi du cardinal del Giudice,
jugé hostile à la France, et le rappel de son neveu, l'ambassadeur
Cellamare. L'émissaire secret du Régent arriva à Madrid le 24 juillet en
plein triomphe d'Alberoni qui venait quelques jours auparavant d'arracher
au cardinal del Giudice sa démission de Premier ministre. Voilà au moins,
pensa-t-il tout guilleret, une partie de ma mission accomplie ! Mais, le
lendemain, sur les trois heures de l'après-midi, un valet apporta à son
domicile un billet du secrétaire d'État Grimaldo lui intimant l'ordre de
retourner en France « sans venir au Palais ni paraître en la présence de Sa
Majesté ». Louville crut bon de simuler une crise de coliques
néphrétiques et se mit au bain tout l'après-midi. Alberoni lui rendit une
brève visite, ne se laissa pas abuser par sa maladie et lui réitéra l'ordre de
départ immédiat... Faute de mieux, Philippe d'Orléans savait désormais à
quoi s'en tenir sur la Cour d'Espagne.

LA MENACE ANGLAISE

Non moins préoccupante était l'évolution de la politique anglaise. Non


seulement elle visait à dissocier l'alliance franco-espagnole, mais elle
cherchait à reconstituer la grande coalitionanglo-austro-hollandaise,
cause des désastres de la dernière guerre. George Ier avait intérêt à
s'entendre avec l'Empereur essentiellement pour deux raisons : la
première parce qu'il avait besoin de la sanction impériale pour confirmer
ses acquisitions de Brême et de Verden, la seconde pour contrecarrer les
manoeuvres du chevalier de Saint-George. Au traité de Rastadt,
l'Autriche avait refusé de garantir la succession d'Angleterre à la dynastie
hanovrienne. Le Prétendant disposait à la cour de Vienne d'amis sûrs,
disposés à l'aider. De son côté, l'Empereur, gêné dans ses visées sur
l'Italie et l'Espagne par la guerre avec les Turcs, ne pouvait voir que d'un
œil favorable un rapprochement avec son ancien allié. Bref, la collusion
entre les Whigs et les Habsbourg d'Autriche ne put être évitée. Le 5 juin
1716, après de longues négociations, George Ier et Charles VI, mettant
une sourdine à leur méfiance réciproque, signaient le traité de
Westminster par lequel l'Autriche et la Grande-Bretagne s'engageaient à
une mutuelle assistance en cas d'agression contre leurs possessions
actuelles et – fait plus inquiétant – contre les acquisitions futures
décidées d'un commun accord. Cet acte eut pour effet immédiat de
courroucer Philippe V, qui reprocha à Alberoni de l'avoir leurré. Alors
qu'il avait tout fait pour se concilier les Anglais, voilà que ceux-ci
contractaient alliance avec leur pire ennemi et lui confirmaient ses
acquisitions en Italie !
L'alliance anglo-autrichienne n'était pas moins embarrassante pour le
Régent qui risquait à tout moment de se trouver engagé dans un conflit
militaire avec le belliqueux cabinet britannique. Restait à tenir à l'écart de
cette coalition les Provinces-Unies. Après avoir été pendant une
quarantaine d'années l'âme de la lutte armée contre Louis XIV, la
Hollande n'était plus qu'un petit pays au passé glorieux, aspirant avant
tout à la paix. L'impérieuse soif de vengeance du parti orangiste contre la
France avait hypothéqué ses richesses maritime et commerciale, tari ses
ressources et entraîné sa décadence. Depuis la fin de la guerre, Heinsius
était devenu un petit vieillard qui arrosait sagement ses tulipes : avec la
disparition du Grand Roi il semblait avoir perdu sa raison de vivre et de
combattre. Cette étrange république au système fédératif complexe –
avec ses états généraux, ses assemblées provinciales, ses pensionnaires et
ses bourgmestres, sa démocratie scrupuleuse, lente et tatillonne, paralysée
par la règle de l'unanimité – était parcourue par diverscourants politiques
encouragés financièrement par les puissances étrangères. La vénalité des
députés aux états généraux habitués à mener grand train n'était un secret
pour personne. Il y avait les thuriféraires de l'Angleterre, les partisans de
l'Empire, les stipendiés de l'Espagne. Mais que d'intérêts enchevêtrés !
L'Angleterre était devenue pour les marchands hollandais un concurrent
redoutable sur les routes du commerce maritime. L'Autriche, autrefois
aimée parce que lointaine, était désormais aux frontières, en possession
des ex-Pays-Bas espagnols, où des garnisons néerlandaises s'épuisaient à
monter la garde dans les places de la barrière. L'Espagne, au contraire,
d'ancienne ennemie s'était faite séductrice. Alberoni avait besoin des
négociants de Rotterdam et d'Amsterdam pour reconstituer la puissance
économique et militaire de son pays. Pour sa part, l'ambassadeur de
France à La Haye, l'habile marquis de Châteauneuf, s'efforçait de
rassembler un parti favorable aux intérêts français et d'amoindrir
l'influence de l'Angleterre et de l'Empire. Il insistait sur le désir de paix
de son pays, alors que les autres jouaient les incendiaires, et proposait la
neutralité perpétuelle des Pays-Bas autrichiens. Les Hollandais, flattés
d'être tant sollicités, écoutaient ces propositions avec intérêt et ne se
hâtaient pas de conclure.

L'AVENTURE JACOBITE

Avec l'Angleterre le Régent avait repris la politique de Louis XIV,


encourageant discrètement les partisans des Stuarts. Quelque temps avant
la mort du roi, son ambassadeur à Londres était entré en contact avec les
Écossais qui projetaient de se soulever derrière le comte de Marr dès le
débarquement du Prétendant. Pendant ce temps, Torcy avait fait fréter
secrètement au Havre les navires qui devaient embarquer des armes et
des munitions. Il n'est jusqu'à la chaise de poste destinée à conduire le
chevalier de Saint-George de sa résidence de Bar-le-Duc à son lieu
d'embarquement qui n'ait été préparée. Démuni, Louis XIV avait poussé
son petit-fils Philippe V à fournir 190 000 piastres aux conspirateurs.
Pour cette même et noble cause le financier Crozat avait été taxé de 100
000 écus.La Suède, ravie de créer des ennuis à George Ier, qui occupait
ses possessions de Brême et de Verden, devait fournir des troupes
supplétives. Dans le camp jacobite régnaient une agitation, une fièvre,
une passion où au goût de l'intrigue et du mystère se mêlait, comme dans
les meilleurs romans-feuilletons, une odeur de trahison. Au mois d'août
1715, la santé du roi de France déclinant à vue d'œil, le maréchal de
Berwick, tout acquis à la cause de son demi-frère Jacques III, avait incité
l'un des chefs de l'opération, lord d'Ormond, à resserrer les liens avec le
duc d'Orléans. Ormond n'avait pas trouvé meilleure idée que de glisser
dans le lit du futur Régent une jeune Anglaise, magnifiquement belle
disait-on, qui devait rallier le prince à la cause jacobite. La réalisation de
cette opération fut confiée à l'Irlandaise Olive Trant qui se chargea
d'amener la séductrice et de la loger dans la petite maison du bois de
Boulogne appartenant à Mlle de Chausseraye, autre jacobite enragée.
Philippe succomba-t-il aux charmes de cette beauté d'outre-Manche, dont
le nom est demeuré inconnu ? C'est possible. Lord Bolingbroke, mis au
courant d'une partie de cette intrigue, écrit dans ses Mémoires: « Quel
que fût son mérite auprès de ce prince, il est certain qu'elle entretint une
correspondance avec lui et s'y mit sur le pied de familiarité qu'il permet
de prendre à tous ceux qui contribuent à ses plaisirs. » Rude gaillard au
demeurant que ce Bolingbroke, taillé à merveille pour son époque.
Diplomate, humaniste, homme de grande culture, converti sur le tard au
jacobisme, c'était en même temps un jovial épicurien, adorant la bonne
chère, le luxe, la galanterie, courant les duchesses et troussant prestement
les soubrettes ou les courtisanes de rue. Une de ses égéries était la
spirituelle Alexandrine Guérin de Tencin. Les chansonniers raillaient leur
passion peu discrète :
Bolingbroke, es-tu possédé ?
Quelle est ton idée chimérique
De t'amuser à caresser
La fille de saint Dominique ?

Jetée de force dans un couvent dès sa tendre enfance, contrainte par


son père, le tyrannique président de Tencin, d'y prononcer ses vœux, la
donzelle les avait depuis belle lurette fait annuler en Cour pontificale.
Elle devint la maîtresse de Fontenelle, de l'ambassadeur tory, Mathieu
Prior, puis de l'abbéDubois, dont elle sera aussi la confidente. Plus tard,
elle aura de l'écrivain Destouches un enfant qu'elle abandonnera au
porche d'une église : d'Alembert. Vers 1714, cette femme d'esprit très
attachée aux plaisirs des sens eut également une liaison avec le duc
d'Orléans. Brève liaison : elle aimait trop l'intrigue et la politique pour
plaire durablement à ce solitaire. Elle passait d'ailleurs pour une espionne
au service de Torcy. Philippe la congédia-t-il, comme le prétend Duclos,
en lui déclarant tout à trac « qu'il n'aimait pas les putains qui parlaient
d'affaires entre deux draps » ? Il faudrait admettre alors que Mme de
Tencin n'avait ni amour-propre ni rancune, car elle conserva toujours
pour le prince une tendre amitié et travailla au succès de ses entreprises.
C'est elle précisément qui suggéra à lord Bolingbroke l'idée d'un mariage
entre le Prétendant et l'une des filles du duc d'Orléans, la duchesse de
Berry ou Mlle de Valois. L'Anglais accueillit cette proposition avec le
sourire mais comprit bientôt qu'en raison même de l'amitié de sa
maîtresse avec Philippe la proposition venait de plus haut.
Cette intrigue reste encore de nos jours assez obscure, mais elle fut,
semble-t-il, l'une des raisons déterminantes qui poussèrent le duc
d'Orléans, une fois parvenu aux affaires, à soutenir le clan jacobite. Il
rêvait pour l'une de ses filles du trône d'Angleterre. « Je me suis ouvert
une nouvelle porte d'accès près du Régent, confiait encore Bolingbroke
au Prétendant le 9 novembre. Il a toujours le mariage en tête... »
Quelques semaines plus tôt, Philippe avait reçu au Palais-Royal, en
audience de nuit, le duc d'Ormond et lui avait promis – à condition de ne
rien dire à son comparse Bolingbroke – de lui faire parvenir toutes les
quantités de mousquets et de munitions dont il aurait besoin. Selon
certaines rumeurs, Madame aurait fait plusieurs voyages à Saint-
Germain, lieu de résidence de la veuve de Jacques II, pour le compte de
son fils. Le Régent s'y serait même rendu déguisé en « abbé et petite
perruque noire », accompagné d'un autre personnage plus âgé, également
vêtu en ecclésiastique, que l'on reconnut pour être milord Bolingbroke.
La Gazette de la Régence, attribuée à Buvat, fait allusion à ces
mystérieuses allées et venues, et une lettre du résident français à Genève,
La Closure, semble confirmer le fait. Le cabinet de Londres flaira
quelque chose. Tout en renouvelant ses offres d'entente cordiale, il exigea
du duc d'Orléans un net désaveu des menées jacobites et, pour bien
montrer sa détermination, envoyal'escadre de l'amiral Byng croiser au
large du Havre, où se trouvaient toujours les navires suspects. Devant la
menace, Philippe céda et fit décharger les cargaisons, mais reçut lord
Stair avec une froideur inhabituelle.
Dès la fin de septembre le comte de Marr avait soulevé les
montagnards des Highlands. Bientôt, on annonça à Paris que Perth,
Dundee, Inverness, Aberdeen étaient tombées et qu'Édimbourg n'allait
pas tarder à en faire autant. On n'attendait plus que l'embarquement du
chevalier de Saint-George. Poursuivant son double jeu, Philippe donna
ordre de surveiller les côtes de Normandie et de Picardie, mais en même
temps avertit discrètement le maréchal de Berwick que le Prétendant
pourrait gagner en toute quiétude tout autre point du littoral. Le 8
novembre, on apprit à Paris que Jacques Stuart avait quitté son refuge
lorrain à l'issue d'une partie de chasse offerte par le prince de Vaudémont.
Il s'était engouffré dans la chaise de poste équipée depuis si longtemps
par M. de Torcy, s'était caché une nuit à Chaillot chez M. de Lauzun, où
il avait pu embrasser la reine sa mère, puis avait emprunté la route de
Bretagne. Inutile de dire que la nouvelle provoqua une petite révolution.
Fureur de lord Stair. Étonnement affecté du Régent. Ordre solennel donné
à M. de Contades, major des gardes françaises, de courir sus au
Prétendant. Conseil secret : le manquer. Stair, qui n'était pas dupe, pensa
qu'il ne serait jamais mieux servi que par lui-même. Il dépêcha donc
quelques spadassins sur les routes. Le chef d'une de ces bandes, un
certain Douglas, colonel réformé de l'armée royale, recherché en
Angleterre pour le meurtre de quatre jeunes filles, manqua de peu le
chevalier au relais de poste de Nonancourt, entre Dreux et Verneuil-au-
Perche, sur la route d'Alençon. Grâce à la complicité de son hôtesse,
celui-ci échappa aux tueurs et poursuivit son voyage jusqu'à la côte,
déguisé en abbé de cour. Saint-Simon a conté cet épisode avec maints
détails savoureux. La suite fut moins glorieuse. Le prince infortuné
s'embarqua à Cancale, mais le mauvais temps l'obligea à gagner Saint-
Malo où il resta jusqu'au 23 décembre. De là, il gagna, à cheval,
Dunkerque. Le 26, au moment de s'embarquer, il adressa au Régent un
billet plein de reconnaissance. De fait, le duc d'Orléans paraissait chaque
jour davantage impliqué dans cette affaire. Stair se plaignait de ce que
tout le monde eût jeté le masque. « Il n'y avait plus un seul Français,
quasi personne de la Cour, qui mettait le pied chez moi »,note-t-il dans
son Journal. La tension franco-anglaise atteignait un point d'extrême
gravité. On racontait que Stanhope avait fait irruption chez M. d'Iberville,
l'ambassadeur de France à Londres, et, brandissant le poing, lui avait
hurlé : « Si vous voulez la guerre, vous en aurez bientôt une, la plus
sanglante que la France ait jamais eue. »
Lorsque, le 2 janvier 1716, le chevalier de Saint-George débarqua à
Peterhead, en Écosse, son échec était déjà scellé. Les jacobites du nord de
l'Angleterre avaient été vaincus à Preston et le comte de Marr, à la tête
des révoltés écossais, mis en déroute à Sheriffmuir. Après une tentative
sur Perth, Jacques III se replia sur Montrose, d'où il s'embarqua pour
Gravelines. Cette triste affaire, mal conçue dès le départ, avait valu à ce
pitoyable personnage la satisfaction de se faire appeler « Altesse » par
quelques vieux lords et servir genou à terre par des domestiques en
livrée. Arrivé secrètement à Paris, il alla loger chez Mlle de Chausseraye.
Pour tous, il était devenu gênant. « Cette nuit, écrit l'ambassadeur
Cellamare avec mépris, le roi d'Angleterre est venu me demander
l'aumône. » Après avoir disgracié lord Bolingbroke, soupçonné de
trahison, le prince errant regagna Commercy, en territoire lorrain. Mais là
aussi sa présence fut jugée inopportune et, à la fin de mars, il dut se
réfugier en Avignon, sous la protection du pape.
Implacable, la répression s'abattit sur les jacobites restés en Angleterre.
En mars, deux de leurs principaux chefs, James Darwentwater et lord
Kenmure, n'échappèrent pas à l'échafaud. Le duc d'Orléans était
extrêmement embarrassé de la tournure prise par les événements. Il était
irrité par ces conspirateurs impénitents du bois de Boulogne qui
l'assiégeaient et lui « rompaient la tête ». Cependant, à son habitude, il ne
voulut pas couper les ponts. Après tout, même écrasés, les partisans de
Jacques III pouvaient encore servir de carte dans une négociation avec
l'Angleterre. Il continua donc de prodiguer d'aimables paroles à l'adresse
du Prétendant. « M. Votre Cousin (le duc d'Orléans), écrivait Olive Trant
le 5 avril au chevalier de Saint-George, m'a dit continuellement qu'il
voulait faire des choses magnifiques pour moi et m'a priée hier d'avoir
confiance en lui, mais je crois qu'on doit s'armer de patience. » Un mois
plus tard, recevant le lieutenant général Dillon, qui se faisait le porte-
parole de la petite Cour d'Avignon, le Régent se borna à de vagues
promesses : « Je vous assure que je suis bien touché dela triste situation
où se trouve le chevalier, lui dit-il, son état me fait grand pitié ; aussitôt
que la Chambre de justice aura fait un arrangement pour taxer les gens
d'affaires et fermiers généraux arrêtés, je ferai de mon mieux pour lui
envoyer quelques secours d'argent... » Lord Stair, pour sa part, ne cessait
de le harceler, l'intimant de faire la chasse aux jacobites. Philippe se
défendait de leur avoir apporté le moindre secours. « Comptez, Monsieur,
lui répliqua-t-il un jour, que si je m'en étais mêlé, les choses auraient
tourné bien autrement ! » Mais Stair et les Anglais restaient sceptiques.
Du côté de l'Empereur, le Régent avait multiplié les ouvertures. Dès la
mort de Louis XIV, M. du Luc, notre ambassadeur à Vienne, avait reçu
instruction de le rassurer sur la réunion éventuelle des couronnes
d'Espagne et de France et de proposer une médiation en vue de
réconcilier Charles VI et Philippe V. Le Conseil aulique avait d'abord
paru accepter. L'Empereur avait même désigné comme ambassadeur à
Paris l'un de ses meilleurs diplomates, Johann Christoph Pendtenriedter.
Mais la négociation tourna court faute, du côté impérial, d'une réelle
volonté d'entente. Pour prix d'un rapprochement avec la France, le rapace
Autrichien demandait d'entrée de jeu qu'on lui livrât l'Alsace !
Regardée avec défiance par l'Angleterre, convoitée par Philippe V, ne
parvenant pas de surcroît à sceller une entente avec l'Empereur ou les
Provinces-Unies, la France, en ce printemps de 1716, paraissait donc plus
isolée que jamais, au milieu d'une Europe prête à nouveau à s'embraser.
Ses armées affaiblies, sa marine à demi désarmée, l'autorité de son régent
incertaine et chancelante faisaient d'elle une proie facile et tentante. Ce
n'était pas périls imaginaires. Sans même tenir compte des menées
espagnoles pour saper le pouvoir de Philippe d'Orléans, il existait un plan
visant au démembrement du pays. Son auteur, le redoutable lord Stair,
l'avait mis au point avec l'ambassadeur de Savoie et l'avait communiqué à
M. de Pendtenriedter. En voici les grandes lignes telles qu'elles ressortent
de l'analyse qu'en a faite G. Syveton en 1892 dans la Revue d'histoire
diplomatique. Le duc de Savoie céderait à l'Empereur toutes ses
acquisitions de la dernière guerre, la Sicile, le Montferrat et les places du
Milanais. Pour le dédommager, l'Autriche et les puissances maritimes –
l'Angleterre et la Hollande – sonneraient l'hallali de la France. Cette
guerre ne pouvant être que victorieuse,elles lui enlèveraient la Provence
et le Dauphiné qu'elles remettraient à Victor-Amédée afin de lui
constituer une « sorte de royaume de Bourgogne transjurane ». Le canal
de Bergues serait comblé. Dunkerque, Lille, Condé seraient séparées de
la France. Landau et Kaiserslautern seraient remises à l'Électeur palatin,
Marsal et Phalsbourg au duc de Lorraine, Strasbourg, le Fort-Louis,
Neuf-Brisach, Huningue et Sélestat à l'Empereur.

Ce plan n'eut aucune suite parce que le prince Eugène, fort influent à
Vienne, préférait d'abord en finir avec les Turcs. Philippe d'Orléans
l'ignora probablement. Mais il était conscient des dangers qui planaient
sur son pays. Pour cette raison il se résigna à réviser la politique de Louis
XIV en s'éloignant de l'Espagne et en renouant avec l'Angleterre. Mais il
le fit comme à regret et par nécessité, poussant la délicatesse jusqu'à
instruire Philippe V des motifs pacifiques de sa démarche et l'incitant à le
rejoindre sur la voie de la sagesse.
CHAPITRE VII

La Triple Alliance

LES EXIGENCES ANGLAISES

Les propositions de l'ambassadeur français à La Haye, M. de


Châteauneuf, ne tardèrent pas à rencontrer un écho favorable parmi les
responsables politiques hollandais. Nombre d'entre eux, inquiets du traité
de Westminster signé le 5 juin 1716 par la Grande-Bretagne et le
souverain autrichien, étaient désormais persuadés qu'une entente entre le
Régent et George Ier assurerait la tranquillité de leur nation. Ils
proposèrent donc leur médiation, initiative que la diplomatie française
accueillit avec une extrême satisfaction. Restait à trouver une ouverture
du côté du cabinet whig, plus intransigeant que jamais depuis sa victoire
sur les jacobites. Assurément, Philippe d'Orléans, par sa collusion trop
voyante avec le Prétendant, s'était mis dans une fâcheuse position. Non
seulement il faisait figure de solliciteur, mais ses interlocuteurs d'outre-
Manche le tenaient pour un homme tortueux et artificieux, en qui l'on ne
pouvait guère placer sa confiance. Pour preuve de sa bonne foi, les
Anglais lui demandèrent satisfaction sur trois points :
1 ° Le renvoi du Prétendant d'Avignon et son départ pour l'Italie ;
2 ° L'expulsion de France de tous les jacobites ;
3 ° La destruction du port de Mardyck.
Dans son besoin pressant d'avoir des alliés, le Régent admitces
conditions comme bases de négociation, mais Stair répliqua que
l'exécution des trois articles était un préalable à toute discussion. Une
telle exigence parut aux Français non seulement humiliante mais
inacceptable, car rien n'assurait qu'une fois les jacobites hors du royaume
et Mardyck démantelé, George Ier n'élèverait pas de nouvelles
prétentions. Le duc d'Orléans resta sur ses positions : la signature du
traité d'abord, le renvoi du Prétendant ensuite. C'était l'impasse. La seule
concession des Anglais fut d'accepter de poursuivre les conversations par
l'intermédiaire des Hollandais, comme ceux-ci en avaient émis le souhait.

DUBOIS ENTRE EN SCÈNE

Au début de juin, on apprit à Paris que George Ier, impatient de revoir


son Electorat de Hanovre, avait décidé d'y faire un court séjour en
compagnie du secrétaire d'État James Stanhope. En son absence, il
laissait le pouvoir à son fils, le prince de Galles, et à son principal
ministre, lord Townshend. Occasion rêvée pour entrer en contact et
négocier avec le roi en dehors de l'implacable cabinet whig. Le Régent
chargea son vieux complice, l'abbé Dubois, de cette délicate mission.
L'ancien précepteur n'avait bénéficié jusque-là d'aucune promotion.
Madame, en effet, qui avait découvert avec retard le rôle joué par ce
fripon dans le mariage de son fils, avait fait promettre à Philippe de ne
jamais lui confier le moindre emploi et, comme toujours, le prince avait
juré ses grands dieux sans y attacher la moindre importance. Quatre mois
plus tard, au début de 1716, l'abbé se faisait octroyer, par l'intermédiaire
de la duchesse de Berry, le poste envié de conseiller d'État. Ce n'était pas
lui qu'il fallait convaincre de la nécessité d'une alliance avec l'Angleterre.
Il était acquis à cette idée depuis longtemps. Les 12 mars et 10 avril, il
avait écrit deux lettres à son ami James Stanhope pour démentir l'aide
apportée au Prétendant par le gouvernement français et lui proposer de
travailler au « bien commun des deux maîtres ». Stanhope avait envoyé
une réponse assez froide à la première lettre et négligé la seconde.
L'opération de l'abbé était donc celle de la dernière chance. Elle relevait,
comme lamission Louville, de la « diplomatie secrète », puisqu'elle avait
reçu la désapprobation du maréchal d'Huxelles.
Le 2 juillet, Dubois, le visage grimé, coiffé d'une immense perruque le
rendant méconnaissable, quittait Paris en chaise de poste, en compagnie
de son secrétaire, le sieur de Sourdeval. Il emportait dans ses bagages 20
000 livres en or et en argent, les instructions du Régent, une missive
pleine d'amabilités destinée à Stanhope et une autre à George Ier. La
rencontre devait se faire par hasard. Il s'agissait dans un premier temps de
sonder les intentions britanniques et de prouver la bonne volonté
française. Trois jours plus tard, à la tombée de la nuit, le messager secret
arriva à La Haye après avoir traversé sans encombre les Pays-Bas
autrichiens. L'auberge Aux Armes de Nassau, où il descendit, était
emplie d'Allemands. Il se fit inscrire sous le nom de Saint-Albin (nom
porté par un bâtard du Régent et de la Florence) et se présenta comme un
curiste en voyage, ce qui paraissait très plausible en raison de la fièvre et
de la toux qui l'assaillaient.
Le 7 juillet, au petit matin, après avoir entendu un air de messe à la
chapelle des Français, il rencontra secrètement Châteauneuf dans les
écuries de l'ambassade. Cette première entrevue fut suivie d'une autre le
surlendemain, tout aussi discrète. Comment aborder Stanhope ? Il fut
convenu que l'on placerait aux différents endroits de la côte où l'Anglais
était susceptible de débarquer des agents chargés de lui remettre un billet.
Par ce billet, l'émissaire du Régent informait son vieil ami de son voyage
incognito à La Haye et sollicitait une entrevue secrète afin de l'«
entretenir librement ». En attendant, l'abbé fréquentait les librairies,
consultait les catalogues de vente, marchandait le prix d'oeuvres d'art.
C'est ainsi qu'il acheta pour le compte de son maître la fameuse série des
Sept Sacrements de Poussin.
Le 20 juillet, George Ier et Stanhope débarquèrent en petit équipage à
Maeslandshuys, aux bouches de la Meuse, et arrivèrent le soir même à La
Haye. Grâce au dispositif mis en place, l'abbé obtint un rendez-vous pour
le lendemain à huit heures du matin à la résidence de l'ambassadeur
anglais aux Pays-Bas, Horace Walpole. Dubois et Stanhope
s'embrassèrent avec transports, échangèrent les politesses et
congratulations d'usage. L'abbé raconta sa chasse aux tableaux et aux
manuscrits rares puis glissa vers les questions politiques, regrettant de ne
pas avoir reçu réponse à sa dernière lettre. Enfin il aborda le vif du sujet.
Quelle joie ce serait pour lui de signer un traité franco-anglaisnégocié par
son intermédiaire ! Stanhope l'interrompit : mais ce traité, la France
l'avait dédaigné lorsque l'Angleterre le lui avait proposé. Maintenant la
confiance était bien altérée et il serait difficile de calmer l'irritation du roi
George envers les Français. Dubois déploya sa verve à justifier l'attitude
pour le moins ambiguë du duc d'Orléans. Comment, à lui seul, aurait-il
pu braver l'opinion publique ? Se déclarer ouvertement contre le
chevalier de Saint-George ? On l'aurait accusé de manquer de religion,
d'humanité, peut-être pis encore. Aussi lui avait-il fallu biaiser,
dissimuler ses sympathies naturelles pour la dynastie de Hanovre. Avait-
il jamais favorisé les ennemis du roi George ? Le dénuement dans lequel
le Prétendant s'était trouvé en Écosse prouvait abondamment le contraire.
Certes, le soi-disant Jacques III avait pu traverser la France au nez et à la
barbe de la police, mais comment surveiller toutes les routes, garder
toutes les côtes ? Que de mesures Louis XIV n'avait-il pas prises pour
empêcher les « religionnaires » de sortir de son royaume ! Et pourtant,
des milliers d'entre eux avaient réussi à franchir les frontières sans être
inquiétés.
Stanhope voulut bien convenir de ces arguments mais revint à la «
sinistre impression » produite par la politique du Régent à son arrivée au
pouvoir. Il voyait mal comment il pourrait faire changer d'opinion George
Ier. Ah ! Si au moins les négociations n'étaient pas menées à La Haye...
En une heure, à eux deux, ils brasseraient plus d'affaires qu'en six mois
de conférences officielles ! Dubois fut ravi de cette suggestion : c'était
précisément celle à laquelle il voulait amener son interlocuteur. Rien de
plus souhaitable qu'une alliance entre les deux pays, enchaîna-t-il, mais
comment la conclure avec les exigences excessives de l'Angleterre,
presque déshonorantes pour la France ? Comment imposer à l'opinion
française, si favorable aux jacobites, l'expulsion du Prétendant sans
aucune contrepartie ? Quelle furieuse tempête Son Altesse Royale ne
déclencherait-elle pas si elle prenait cette grave décision sans exhiber en
même temps un bon traité de paix ?
Chacun des deux renards jouait au plus serré. Pour effrayer son
interlocuteur, Stanhope laissa voir une désespérante intransigeance à
propos de la demande de confirmation du traité d'Utrecht. Jamais le
ministère whig n'y consentirait. L'Autriche avec laquelle il venait de
s'allier était fondamentalement hostile à ce traité. L'Espagne, qu'il
ménageait, l'était également. Pourquoiprovoquer d'anciens amis à seule
fin de plaire à des « alliés nouveaux et incertains » ? D'ailleurs, le roi
d'Angleterre n'avait plus rien à craindre dans ses royaumes, où tout lui
était soumis. La France, au contraire, avait besoin de cette alliance pour
se prémunir d'une guerre civile qui, sans cela, paraissait inévitable.
L'abbé se récria. Si, à Dieu ne plaise, il devait y avoir le moindre trouble
dans son pays, du moins la douceur et l'équité du duc d'Orléans
suffiraient-elles à ramener le calme... La conversation avait été fort
amicale, même si on avait échangé, de part et d'autre, quelques amères
vérités et mensonges bien enrobés.
Stanhope et Dubois sortirent tous deux ravis de l'entretien, le premier
parce qu'il était persuadé d'avoir inspiré une peur réelle à son
interlocuteur, le second parce qu'il avait cru discerner chez l'Anglais
moins de fermeté sur les fameux trois points, en particulier sur
l'expulsion du Prétendant. Il avait compris que l'affaire de Mardyck
constituait la seule inquiétude du cabinet britannique.
Le soir même, comme ils en étaient convenus, Stanhope vint dîner
Aux armes de Nassau avec l'abbé. Le dialogue roula d'abord sur les vieux
livres et les objets d'art mais chacun brûlait de reprendre l'entretien du
matin. L'abbé attaqua le premier. L'Angleterre irait-elle jusqu'à se lier à
l'Autriche et rompre les traités de paix ? Consentirait-elle à mettre
l'Europe à feu et à sang au seul avantage de l'Empereur ? Que deviendrait
alors tout le système politique patiemment bâti ces dernières années : la
reconnaissance de la succession protestante par la France, la renonciation
de Philippe V au trône de France, la barrière des Pays-Bas ? Stanhope
admit que les deux nations, unies étroitement, pourraient maintenir la
paix et même gouverner l'Europe, mais objecta aussitôt que son maître
était trop désabusé du Régent pour traiter avec lui. Doit-on renoncer à
tout espoir d'alliance ? hasarda Dubois, inquiet. – Non, mais la voie serait
étroite, lâcha l'Anglais. Au lieu de négocier ouvertement, en présence des
Hollandais, l'Angleterre préférerait des conversations secrètes dont elle
pourrait tirer parti sur deux points : la démolition des écluses de Mardyck
qui pourrait contenter le cabinet de Saint James et l'inciter à garantir le
traité d'Utrecht, le départ du Prétendant pour l'Italie qui rassurerait le roi
George. Sur ce, ils se séparèrent vers minuit.
Le lendemain, Dubois convia le secrétaire d'État à souper. Entre les
deux hommes, la confiance semblait peu à peu serétablir. Après lui avoir
avoué sa déception lors de leur première entrevue, Dubois remit à
Stanhope la lettre du Régent ainsi que celle destinée au roi. Le reste du
dîner se déroula dans la bonne humeur. On parla tambour battant de
politique, d'économie, de finance, le tout agrémenté de pirouettes et de
lieux communs divertissants. Les deux compères invoquèrent quelques
précédents historiques et s'amusèrent à s'envoyer des piques sur leur
gouvernement respectif. Dubois ironisa sur la dette anglaise et la roideur
du Parlement de Sa Gracieuse Majesté : « Ah, milord, lança-t-il, vous ne
connaissez pas la force d'un gouvernement qui fait banqueroute quand il
veut ! » A la fin du repas, une fois les serveurs éclipsés, on revint aux
choses sérieuses. Stanhope parut cette fois nettement plus optimiste et
parla du traité comme d'une chose faite, qui serait « du goût de Madame,
toute hanovrienne ».
Deux jours plus tard, le 24 juillet, tandis que l'Anglais montait dans la
chaise de poste qui allait le conduire aux eaux de Pyrmont, où l'attendait
le souverain britannique, Dubois s'embarquait à Rotterdam. Dès son
retour à Paris, il eut un long entretien avec le Régent pour expliquer et
commenter le rapport de 177 pages qu'il lui avait envoyé. Fiévreux,
haletant, bégayant de joie, l'abbé était au comble de la surexcitation. Oui,
un traité d'alliance avec l'Angleterre était possible et à peu de frais !
George Ier n'étant intéressé que par ses possessions allemandes, il serait
facile de lui faire souscrire aux renonciations du traité d'Utrecht, gage de
paix pour la France et promesse du trône pour la famille d'Orléans, en cas
de décès de Louis XV. Le gouvernement whig, hostile au traité, ne
pourrait, quant à lui, se laisser convaincre qu'au prix d'une concession sur
Mardyck. Mais qu'était-ce que Mardyck en regard des avantages
inestimables de cette alliance ? Un défi insensé au moment où les
puissances maritimes envisageaient de renouer avec l'Empire leur grande
coalition ! D'ailleurs, avec nos finances délabrées, était-on en mesure d'en
achever les travaux ? Il en coûterait encore 35 millions de livres dont le
Trésor royal n'avait pas le premier sol. Dubois exposa ces arguments
devant le conseil des Affaires étrangères mais se heurta aux grimaces du
maréchal d'Huxelles, pour qui tout ce qui venait de la perfide Albion était
suspect. Le Régent trancha en faveur de Dubois et imposa l'abandon de
Mardyck. Huxelles s'inclina mais demanda que ces propositions fussent
portées directement à Hanovre par Dubois – manièrehabile de l'éloigner
et, plus tard, de le désavouer. L'abbé, flairant le piège, exigea des
instructions écrites précises fixant sa marge de manœuvre. Le Régent
appuya sa demande. Le mémoire, rédigé par le maréchal, accordait les
pleins pouvoirs à l'émissaire français pour consentir à l'expulsion du
Prétendant, sous réserve de ne devenir effective qu'après l'échange des
ratifications, et pour donner toute assurance sur Mardyck, où l'on ne
conserverait qu'un « canal d'écoulement pour les eaux du pays et un petit
port pour le commerce de cette frontière ». En échange, on exigeait
impérativement des Whigs la garantie du traité d'Utrecht, mais, par
délicatesse envers Louis XV, la clause prévoyant la dévolution de la
couronne à Philippe d'Orléans ne figurerait qu'en annexe.

LES NÉGOCIATIONS DE HANOVRE

Le 9 août, en compagnie de Sourdeval, Dubois se remit en route,


toujours affublé de son énorme perruque et muni de son passeport au
nom du chevalier de Saint-Albin. Parvenu à Osnabrück, il trouva à l'hôtel
de la Poste un billet de Stanhope l'invitant à le rejoindre directement à
Hanovre incognito. A son arrivée dans la capitale de l'Électeur, l'abbé fut
reçu avec transport par le secrétaire d'État qui le logea chez lui, dans un
bel appartement séparé du sien par un grand salon. La disposition des
lieux facilitait les communications tout en permettant à l'émissaire secret
du Régent de ne pas se faire remarquer en ville. Cependant, dès les
premières discussions, Dubois s'aperçut d'un changement de ton.
Stanhope se montrait exigeant, vétilleux, peu pressé de conclure. Quand
il examina les propositions françaises sur Mardyck, il prit un air
grincheux : « Nous sommes loin du compte ! Nous sommes loin du
compte ! » Non seulement le tracé des écluses était à peine modifié mais
la profondeur des chenaux était toujours la même. Quant au projet
d'obstruer la grande écluse, l'Anglais le trouva totalement inacceptable.
L'obstruer ? Non. Il fallait la combler, en sorte qu'on ne pût jamais s'en
servir ! « Dans un temps où votre Régent a besoin de nous, ajouta-t-il,
souffrez que je vous dise qu'il fait trop de façons pour un simple canal ! »
Dubois commençait à perdrepatience. « Milord Stanhope, écrivait-il au
Régent le 22 août, ne revient pas une seule fois de la Cour sans
m'apporter quelques difficultés et quelques traverses dont il paraît lui-
même très embarrassé. » La vérité est que, depuis la récente victoire des
Impériaux sur les Turcs à Peterwardein, le cabinet anglais trouvait
beaucoup moins d'intérêt à une alliance française.
Sentant que l'affaire prenait mauvaise tournure, Dubois multiplia les
concessions et les gestes de bonne volonté. Ainsi proposa-t-il d'envoyer à
Londres, auprès de lord Townshend, l'ambassadeur de France, M.
d'Iberville, accompagné d'un ingénieur connaissant bien Mardyck pour
expliquer, plans à l'appui, les travaux envisagés. Stanhope le remercia de
cette suggestion, mais ajouta aussitôt que le roi George ne retrancherait
pour autant rien de ses exigences. Sur la référence au traité d'Utrecht, il
fut encore plus catégorique : pas question de l'introduire dans la
convention, sous une forme ou sous une autre, dans le corps du texte ou
en annexe. Pendant trois jours, l'abbé, malade, grelottant de fièvre, se
battit, de son propre aveu, « comme un prévôt de salle », reçut de «
terribles estocades ». De rage, il menaçait de partir sans plus attendre
lorsque, brusquement, Stanhope céda : d'accord, les clauses du traité
relatives à l'ordre successoral en France, en Angleterre et en Espagne
pourraient figurer dans le corps du traité ! Concession considérable !
Dubois en fut tout abasourdi. Il était trop intelligent pour attribuer ce
surprenant revirement à ses propres talents de négociateur, mais, sans
autre information, ne parvenait à se l'expliquer. Cette explication, nous la
possédons aujourd'hui.
En réalité, le grand souci de George Ier n'était ni la France ni l'Espagne
ni l'Autriche mais son alliée dans la guerre du Nord, la Russie. Le tsar
Pierre Ier, qu'il considérait comme son ennemi personnel, devenait
soudain menaçant en Allemagne du Nord où il voulait arracher de
nouvelles dépouilles à l'empire de Charles XII. Sous prétexte de remettre
au pas la noblesse du Mecklembourg, 40 000 soldats russes stationnaient
sur le territoire de ce duché, à la demande du duc Charles-Léopold qui
avait épousé la nièce du Romanov. Ces troupes n'avaient que l'Elbe à
franchir pour se trouver en pays hanovrien. On conçoit l'affolement du
souverain britannique. En cas de conflit, il n'avait à lui opposer que des
effectifs dérisoires, et son principal conseiller pour les affaires de
l'Électorat, Bernstorff, ne faisait rien pour le rassurer, car lui-même
possédait de grandsdomaines sur lesquels campait la soldatesque
moscovite. Sur ces entrefaites, le roi d'Angleterre apprit qu'un émissaire
du tsar allait se rendre en France. Son sang ne fit qu'un tour. Si le Régent
s'unissait au Russe, c'en était fini de l'indépendance du Hanovre !
L'alliance avec la France prenait soudain une coloration toute différente.
Dès lors, George Ier pressa Stanhope de conclure tambour battant, quitte à
bousculer les réticences du cabinet whig. A ses préoccupations politiques
s'ajoutaient d'ailleurs ses soucis de santé. Il était malade, affaibli par
l'hydropisie. Le moindre obstacle prenait des proportions gigantesques.
Pour garder son cher Hanovre, il aurait sacrifié ses sujets anglais s'il
l'avait fallu ! Dubois, qui ne voyait que l'effet de ce ressort puissant, ne
put utiliser la situation pour grignoter quelque avantage. Il se précipita
dans la brèche ouverte, avec pour seule crainte de la voir se refermer trop
tôt.
Le 24 août, il signait avec Stanhope une première convention qui
mettait noir sur blanc les points acquis : l'expulsion du chevalier de Saint-
George au-delà des Alpes après la signature du traité mais avant
l'échange des ratifications ; l'engagement de la France de ne pas donner
asile, conseil ou assistance aux jacobites ; l'alliance défensive entre les
deux pays et la garantie des successions. L'affaire de Mardyck, quant à
elle, devait se régler à Londres par d'Iberville, qui retournait en poste,
accompagné de l'expert-ingénieur proposé par Dubois. Et c'est là que le
maréchal d'Huxelles attendait tout son monde pour faire échouer la
négociation. Son meilleur espoir, il le mettait dans l'esprit retors des
ministres whigs hostiles au rapprochement franco-britannique. D'Iberville
quitta Paris dans la soirée du 2 septembre avec cette consigne écrite du
Régent : « Ne discutez en rien de ce que demandent les Anglais qu'autant
que l'exécution en serait absolument impossible et finissez sans
retardement. » Dûment chapitré par le maréchal, son supérieur
hiérarchique direct, d'Iberville fit tout le contraire, ergotant sans relâche,
contestant la largeur et la profondeur des écluses, le tirant d'eau des
vaisseaux, discutant pied à pied avec les gens de l'Amirauté britannique,
saisissant le moindre prétexte pour soulever des chicanes et multiplier les
tracasseries. Mieux encore, afin d'étirer davantage la discussion, il
présentait ses observations par écrit et attendait scrupuleusement les
réponses écrites des Anglais avant de prendre ses instructions auprès du
maréchal...
Pendant ce temps, Dubois, toujours enfermé dans l'appartementde
Stanhope, était sur des charbons ardents. Le visage ravagé par
l'inquiétude, il piaffait, comptant les jours, griffonnant à la hâte à
l'adresse du Régent, du maréchal, de Châteauneuf ou de Canillac des
billets impatients. « Souvenez-vous, Monseigneur, mandait-il à son
ancien élève, que la chandelle brûle et les pieds me grillent. » « Quand on
se moque du danger, on appelle cela tenter Dieu. » « Si vous ne restez uni
à Sa Majesté britannique vous tomberez du grenier à la cave. » Il
enrageait de savoir le Régent entouré des suppôts de la vieille Cour. « Je
vous supplie, lui mandait-il, de ne communiquer mes lettres à personne et
de ne pas les laisser tomber entre les mains des canailles qui touchent à
vos papiers, car nous avons besoin du secret. J'espère aussi qu'on prendra
des moyens pour faire taire le carillon du Palais-Royal, de peur qu'à force
de sonner les cloches on n'attire le tonnerre. » Ce pessimiste tourmenté
recueillait avec émoi les rumeurs de la ville. L'arrivée à La Haye des
lords Cadogan et Sunderland, réputés hostiles à l'alliance, celle de
l'ambassadeur d'Espagne Beretti-Landi le précipitèrent dans un abîme
d'angoisse. Avec quelle désolation aussi apprit-il que le conseiller
hanovrien du prince, le comte Bernstorff, s'était déclaré contre son plan. «
J'ai l'Europe à mes trousses », soupirait-il.
Chaque matin, Stanhope, en robe de chambre et bonnet de nuit,
traversait le grand salon et venait d'un air flegmatique lui donner le
bonjour. Leur journée se passait en discussions serrées. Un soir, l'Anglais
reçut à dîner l'envoyé de l'Empereur accompagné de douze autres
gentilshommes allemands. Après avoir vidé joyeusement soixante-dix
bouteilles de vin et cinq ou six flacons de liqueur forte, les convives
s'éclipsèrent, fort éméchés, vers neuf heures du soir. L'abbé jaillit alors de
son repère et, profitant des « fumées du vin », s'amusa à faire parler son
hôte. Celui-ci, d'habitude discret, se mit à bavarder abondamment, ce «
qui m'instruisit, raconte Dubois, de la plupart des choses que je voulais
savoir »...
Le souci principal des Anglais était de rendre Mardyck impraticable
aux vaisseaux de guerre et aux corsaires de toutes tailles. Le 18
septembre, lord Townshend lança un ultimatum à d'Iberville : ou il
acceptait les remarques de l'Amirauté britannique ou les négociations
étaient reportées sine die. L'ambassadeur prit peur. Trois jours plus tard il
consentait à toutes les demandes : l'arasement des jetées et fascinages au
niveau de l'estran, la destructionde la grande écluse et la réduction de la
petite de 24 à 16 pieds de largeur.
L'accord sur Mardyck ne fut connu à Hanovre qu'à la fin du mois. On
sortit Dubois de sa tanière. George Ier, rayonnant de joie, lui fit un accueil
magnifique et sous un déluge d'hyperboles le présenta à toute sa Cour. Le
2 octobre, l'abbé vantait une dernière fois les bienfaits de son alliance et
les réactions en chaîne qu'elle ne manquerait pas de provoquer en Europe.
Elle assurera « si fort les droits de Son Altesse Royale, disait-il, qu'il ne
sera plus possible d'y donner atteinte et qu'elle produira la paix entre
l'Empereur et le roi d'Espagne. [...] Cette alliance déterminera le système
de l'Europe pour longtemps et donnera à la France une supériorité qu'elle
ne pourrait pas acquérir autrement. [...] Cela supposé, cette alliance me
paraît sans prix : si j'étais maître de la France, j'aimerais mieux donner 30
millions que de la manquer ». En marge, le Régent signa cette apostille :
« Je pense comme vous sur tout cela : il n'y a nulle dépense qui puisse
contrebalancer l'importance de l'alliance. »
Excellent, cet accord l'était tant pour la France harassée – il apportait la
sécurité et la paix – que pour le Régent à qui il garantissait le trône en cas
de succession. Certains historiens, tels Emile Bourgeois, Henri Robert,
Levasseur, Dom Leclercq et d'autres encore, aveuglés par une
anglophobie de mauvais aloi, ont accusé le duc d'Orléans d'avoir
lâchement sacrifié les intérêts du pays à ses ambitions personnelles. Le
prix payé à la réconciliation franco-britannique n'était pourtant pas
excessif. Que représentait la démolition de quelques écluses en
comparaison de la cession de Dunkerque par Mazarin en 1658, voire de
celle de Pignerol par Louis XIV en 1696 ? On a voulu aussi salir l'abbé
Dubois en l'accusant d'avoir touché des pots-de-vin de l'Angleterre. Non
seulement le fait n'a jamais été prouvé, mais on a établi, au contraire, que
c'était lui qui à plusieurs reprises avait cherché à profiter de la vénalité de
ses interlocuteurs. Même si, convenons-en, Dubois n'a pas toujours fait
preuve de la fermeté nécessaire vis-à-vis des Anglais, on doit lui rendre
justice d'avoir été l'artisan de cette première « entente cordiale » qui fut
aussi bénéfique pour la France que la seconde.

LA SIGNATURE DE LA TRIPLE ALLIANCE

La convention spéciale liant les deux pays fut signée par Dubois et
Stanhope le 9 octobre. Restait à y associer les Provinces-Unies. Quittant
Hanovre le 11 octobre, l'émissaire du Régent arriva à La Haye dans la
nuit du 16 au 17. C'est alors que s'élevèrent les dernières tentatives pour
faire échouer le traité. Le maréchal d'Huxelles comptait bien sur la
lenteur infinie de l'administration de La Haye pour ensabler cette entente
dans les polders de Hollande. Poussés par les échevins de Leyde et de
Rotterdam, les délégués des Provinces-Unies formulaient d'ailleurs des
revendications exorbitantes, notamment la remise en vigueur du tarif de
1664 que Louis XIV avait certes accepté en 1709, mais dans une
situation politique et militaire tragique. Le Régent fut catégorique : non
seulement il s'opposa à cette prétention, mais rejeta toute demande de
réduction des tarifs douaniers sur les draps et les laines.
A nouveau Dubois se trouva plongé dans les affres de l'angoisse. Il
était malade, désespéré de voir l'entourage du Régent – « le carillon du
Palais-Royal », comme il l'appelait – reprendre le dessus. De sa fine
écriture il couvrait des pages et des pages, énumérant les embûches des
uns, les atermoiements des autres, étalant son exaspération et ses
appréhensions. Il crut même la situation perdue : « Dorénavant, mandait-
il à son ami Nocé, je tiendrai pour un miracle au-dessus de tous ceux de
saint Antoine de Padoue quand une affaire étrangère réussira. » Le
malheureux n'avait plus, de son propre aveu, que la peau sur les os, ne
dormait que trois heures par nuit.
Le 30 octobre enfin, le Régent, se rendant à ses supplications, accepta
de conclure séparément avec les Anglais, espérant que les Hollandais
finiraient par les rejoindre. Un mois plus tard, le traité d'alliance, rédigé
en des termes identiques à ceux de la convention de Hanovre, était signé
entre la France et l'Angleterre.
Les négociations se poursuivirent avec les Hollandais plus divisés que
jamais entre un parti favorable à l'Empereur conduit par Heinsius, Faget
et Van der Dussen, et un parti pro-français animé par les frères
Duywenworden. Afin d'emporter la décision, Dubois conseillait au
Régent de consentir « quelque douceursur le commerce ». Ce petit démon
utilisait tous les arguments possibles, y compris ceux d'ordre personnel. «
Cette affaire, assurait-il, est telle que la France et les autres États ne
pourraient plus, si elle réussissait, se passer de l'influence de Son Altesse
et que lorsque la régence serait finie, le roi ne pourrait gouverner sans son
assistance. »
Philippe y fut-il sensible ? Toujours est-il qu'il lâcha quelques
concessions. Il supprima la taxe de quatre sous par livre pour les
marchandises importées des Pays-Bas et étendit à tous les ports l'entrée
de leurs produits, notamment les étoffes de laine, limitées jusque-là à
Calais et à Saint-Valery, mais tint bon sur le tarif de 1664. Nanti de ces
offres, Dubois présenta aux états généraux, vers la fin de novembre, ses
lettres de créance comme ambassadeur extraordinaire. Les unes après les
autres, les villes néerlandaises se ralliaient. Seule Rotterdam s'enfermait
dans son refus. Or, il fallait l'unanimité. Le 26 décembre, Dubois, excédé
d'attendre, lança à ses interlocuteurs un ultimatum qui fit plier les
dernières résistances. Enfin, le 4 janvier 1717, à minuit, le traité de la
Triple Alliance était signé à La Haye. Le Régent apprit la nouvelle avec
une satisfaction non dissimulée et embrassa de joie sa mère, qui se
trouvait présente au moment où il décachetait le courrier.
A La Haye, où toasts et soupers fins se succédaient dans une
atmosphère de franche gaieté, on se confondait en compliments,
congratulations et remerciements de toutes sortes. Dubois était au
pinacle. « Votre voyage a sauvé bien du sang humain, lui déclara, lyrique,
Stanhope, et il y a bien des peuples qui vous auront obligation de leur
tranquillité sans s'en douter. » Couvert de cadeaux pour lui-même et les
filles du Régent, l'abbé s'embarqua sur le yacht officiel à destination de la
France. Le 6 février 1717, conformément aux dispositions du traité, le
Prétendant quitta Avignon. Deux semaines plus tard, à l'ambassade de
France à La Haye, les alliés échangèrent les actes de ratification.
Pour consolider cette fragile et nouvelle amitié, Dubois enverra des
bouteilles de champagne à George Ier et quelques pièces rares de vin de
Bourgogne à lord Stanhope, bientôt promu premier lord de la Trésorerie
et principal ministre en remplacement de Charles Townshend. Philippe
d'Orléans fera mieux. Pour apaiser les scrupules d'un ardent député whig,
Thomas Pitt, beau-père de Stanhope, il lui achètera pour2 millions et
demi de livres le diamant de 136 carats qu'il avait acquis aux Indes à la
suite de transactions commerciales. En juin 1717, un officier accompagné
de sept grenadiers puissamment armés ira chercher à Londres ce qui
demeure encore aujourd'hui le plus beau joyau du patrimoine français, le
Régent.
Insensible au tintement des guinées anglaises, Dubois espérait bien,
cependant, ne pas être récompensé par « de la guenille », comme il
l'écrivait à Nocé.Une fois de plus, on lui donna de quoi satisfaire son
avidité. Il reçut la commende de l'abbaye de Saint-Riquier (au diocèse
d'Amiens), qui rapportait 25 000 livres par an, et succéda à Callières
comme secrétaire du cabinet du roi, ce qui lui faisait une rente
supplémentaire de 60 000 livres. Enfin, le 26 mars 1717, il entra au
conseil des Affaires étrangères, se posant déjà en rival et successeur du
maréchal d'Huxelles. La ligne politique qu'il avait su imposer par son
intuition et sa persévérance plus que par son génie allait dominer les
relations européennes pendant un quart de siècle.

INTRIGUES SUÉDOISES

Dès les premiers jours, George Ier eut tout lieu de se féliciter de
l'accord conclu. A Londres, on découvrit en effet les fils d'une cabale
ourdie par l'audacieux baron Goertz, ministre de Charles XII, afin de
renverser le Hanovrien et de lui substituer Jacques III. Au début de
février, Goertz fut arrêté à Arnheim en Hollande à la demande du roi
d'Angleterre et son « complice », le comte de Gyllenborg, envoyé suédois
à Londres, fut jeté en prison. Leurs papiers, qu'on publia aussitôt,
révélèrent d'inquiétants aperçus sur le projet destiné à rallumer la guerre
dans le nord et à bouleverser l'échiquier européen. L'idée de base
consistait pour la Suède à se concilier quelques-uns de ses ennemis pour
mieux écraser les autres. Charles XII reconnaîtrait à la Russie la
possession des rives de la Baltique et se dédommagerait de cette perte en
se lançant à la conquête de la Norvège, alors province danoise. Après
avoir fixé les troupes de Frédéric IV dans le grand Nord, le conquérant
suédois descendrait en Allemagne, ferait sa jonction avec les 16 000
soldats de Hesse à sasolde, reprendrait la Poméranie, le Mecklembourg,
arracherait la ville de Stettin à la Prusse, les duchés de Brême et de
Verden à George Ier et saccagerait l'Électorat de Hanovre. En même
temps, un corps expéditionnaire de 12 000 hommes débarquerait en
Écosse et foncerait sur Londres où il introniserait le Prétendant. Enfin,
tandis que les Turcs, soutenus par la coalition, immobiliseraient les
hommes du prince Eugène, les troupes espagnoles envahiraient la
Sardaigne... Ce vaste projet conçu, semble-t-il, par Gyllenborg avait à la
fin de 1716 reçu l'appui de Goertz. Des contacts furent pris avec le
médecin personnel du tsar, le docteur Eskine. Plus tard, Alberoni
reprendra une partie du plan en l'intégrant à son dessein méditerranéen1.
Gyllenborg et Goertz furent gardés six mois en prison, en violation de
toutes les conventions sur l'immunité diplomatique, puis relâchés sans
explications ni excuses. Pour sa part, le Régent prit grand soin de se tenir
à l'écart de ces manœuvres et de ne rien céder aux correspondants en
France de Goertz, le banquier Antoine Hogguer et l'ambassadeur de
Charles XII à Paris, le baron Spaar. Quant à George Ier, il eut l'impression
d'avoir échappé à un grand péril. Sa haine du tsar se trouvait confortée
par les inquiétudes du ministère whig qui s'alarmait de l'installation de la
Russie en Baltique et de la menace qu'elle pourrait faire peser sur le
commerce du lin, du chanvre et surtout du bois indispensable à la flotte
anglaise. C'est alors qu'il apprit avec une stupéfaction mêlée d'effroi le
voyage en France de Sa Majesté tsarienne. Le fuyant et insondable
Régent allait-il tenir ses engagements ?

LE TSAR EN FRANCE

Depuis longtemps déjà, Pierre Ier avait émis l'idée de cette visite mais
les malheurs du royaume, le grand âge et la maladie de Louis XIV
avaient fait différer ce projet. En décembre 1716, le souverain russe
arriva à Amsterdam, où un représentant de l'Empereur vint aimablement
lui conseiller d'évacuer le Mecklembourg et de ne pas s'intéresser de trop
près à l'Alle-magne.Pour toute réponse, le conquérant nordique proféra
de lourdes menaces contre le Hanovre ! Ce n'était pas fanfaronnade. Dans
sa tentative de pénétration de l'Empire, Pierre Ier savait que tôt ou tard il
rencontrerait devant lui Charles VI et ses puissantes armées, pour l'heure
occupées au sud-est. Il pouvait momentanément rechercher son amitié,
mais l'échéance lui paraissait inévitable. Or, il n'avait pour seuls alliés
que le Mecklembourg et la Prusse. D'où l'idée de se rapprocher de la
France qui se trouvait alors unie à son ennemie la Suède par un traité
d'assistance financière. Ce projet fut exposé le 13 janvier 1717 par le
prince Kourakine au marquis de Châteauneuf. La Russie offrait de
garantir les traités d'Utrecht et de Bade. En échange, elle demandait à la
France de lui reconnaître les provinces de la Baltique arrachées à la
Suède, d'abandonner son alliance traditionnelle avec ce pays et de lui
accorder un subside mensuel de 25 000 écus.
Une telle proposition n'était pas particulièrement compatible avec les
engagements de la Triple Alliance. Se rapprocher du tsar au moment où
l'on venait de conclure avec George Ier, c'était à coup sûr mettre en fureur
ce nouvel ami. Aussi les consignes données à Châteauneuf furent-elles
d'agir avec circonspection et de faire traîner les négociations. A ce petit
jeu le tsar perdit vite patience et annonça qu'il se rendrait à Paris pour
discuter directement avec le duc d'Orléans. Comment refuser ? Ne
trouvant aucun prétexte pour écarter cet importun qui s'invitait lui-même,
Philippe se résigna à l'accueillir.
Après une visite touristique dans les principales villes des Pays-Bas
autrichiens, le souverain moscovite débarqua à Dunkerque le 21 avril. M.
de Libois, gentilhomme ordinaire de Sa Majesté, chargé de le recevoir,
fut quelque peu surpris en le voyant. Pierre était un homme de haute
taille, dans la force de l'âge, légèrement voûté, maigre, au teint pâle, la
perruque brune coupée à l'espagnole. Il était vêtu d'un habit de bouracan
gris sans cravate, manchettes ni dentelles, barré d'un ceinturon d'argent
d'où pendait un coutelas. De sa personne émanait une impression de force
et de puissance avec « quelque chose de farouche dans la physionomie »,
comme le mandait à la Cour l'envoyé du roi : la bouche, ombrée d'une
fine moustache noire, était dure, les yeux saillants et très mobiles,
affectés de tics, savaient passer de la mélancolie à la fureur, du charme à
la colère. Simple d'allure, souvent familier, il n'étalait sa
provocanterusticité que pour mieux rappeler le respect et les honneurs
dus à son rang...
Sa suite comptait une soixantaine de personnes parmi lesquelles
l'ambassadeur Kourakine, le vice-chancelier Chafirof, le général-adjudant
Yagoujinski, le lieutenant général Dolgorouki et le conseiller privé
Tolstoï. Ces gentilshommes, ces officiers, ces chambellans, sans oublier
le bouffon et le pope, étaient tous des rustres, esclaves du vin et de leur
tyran. A l'exception du prince Kourakine, aucun ne parlait le français.
Pour entretenir cette troupe de goinfres bruyants et mal élevés qui se
plaignaient sans cesse, M. de Libois n'avait reçu qu'une allocation de 1
500 livres par jour, ce que Kourakine trouva tout de suite insuffisant.
Magnanime, le Régent accepta de couvrir le reste des dépenses et de ne
lésiner sur rien pourvu que ses hôtes fussent heureux. Mais quel
gaspillage ! M. de Libois dénonçait par exemple l'abus « d'un chef de
cuisine moscovite qui, sous le prétexte de deux ou trois assiettées qu'il
préparait tous les jours à Sa Majesté, enlevait la valeur d'une table de huit
couverts en viande et même en vin ».
Pierre Ier resta trois jours à Dunkerque, arpentant, un carnet à la main,
le vieux port, les écluses, les bassins, l'arsenal, les fortifications et les
chantiers navals. Il passa en revue les troupes de garnison sur l'esplanade
de Nieuport. Visitant le risban en berline à cause de la tempête, il faillit
être emporté par la marée montante et n'eut que le temps de dételer un
cheval et de s'enfuir. On remarqua combien le Moscovite était exigeant,
fantasque, impétueux. Il changeait constamment d'idées, fuyait les
manifestations organisées en son honneur, refusait les carrosses préparés
à son usage pour des chaises roulantes toutes simples et des chevaux de
selle. Il commandait puis décommandait les préparatifs de son départ,
épuisait sa suite, déroutait les responsables du protocole.
Après avoir annoncé qu'il voulait gagner Paris en quatre jours, il
s'attarda à Calais, inspecta le port et les fortifications et trouva si
séduisante l'épouse du juge royal de la ville, Mme de Thosse, que Libois
craignit de l'entendre « parler galanterie ». Poudré et pomponné, sourire
aux lèvres, le marquis de Mailly-Nesle s'en vint porter les compliments
du Régent au tsar. C'était la Pâque orthodoxe. Il trouva Pierre et sa suite
dans une taverne, buvant de la bière et de l'eau-de-vie au milieu des
matelots et des musiciens ambulants. Chaque jour, l'élégant Mailly-Nesle
seprésentait devant le souverain russe en habits différents. Le tsar n'en
revenait pas : « Ce jeune homme, fit-il, ne peut donc trouver un tailleur
qui lui donne satisfaction ? »
Comme aucune des voitures qu'on lui proposait ne lui plaisait, il
décida finalement de s'en fabriquer une lui-même en fixant avec des
cordes sur deux solives la caisse vermoulue d'un vieux phaéton trouvé
dans un hangar. Grimpé sur le siège avant de ce curieux engin, tirant lui-
même les rênes, il courut ainsi d'un seul trait jusqu'à Paris. M. de Mailly-
Nesle, consterné, écrivait au duc d'Orléans : « Quand Son Altesse Royale
aura vu le tsar et qu'il aura resté quelques jours, je suis persuadé qu'elle
ne sera pas fâchée d'en être débarrassée.Le tsar change d'avis à tout
moment. Je ne peux rien vous dire de positif sur les journées de son
voyage. »
A l'évêché d'Amiens, M. de Bernage, intendant de Picardie, attendit en
vain le souverain avec toutes les autorités locales et la noblesse
provinciale. Pierre Ier était passé sans s'arrêter, dédaignant le souper et le
bal qu'on avait commandés en son honneur. L'évêque avait fait aménager
pour lui ses propres appartements, poussant la délicatesse jusqu'à orner
les tentures des armes du tsar et à placer dans sa chambre les portraits de
ses parents, le grand-duc Alexis Ier et la grande-duchesse Nathalie
Narychkine. A Beauvais, on avait organisé un concert, une illumination,
un feu d'artifice et un dîner aux chandelles. Le mufle préféra dîner pour
18 francs dans la gargote d'un village voisin, Allonne, tirant de sa poche
une serviette « dont il se servait en forme de nappe ».
Il arriva tout couvert de poussière à Paris, le vendredi 7 mai à dix
heures du soir, escorté par 300 grenadiers à cheval. Faubourg Saint-
Denis, un millier de badauds acclamèrent cet ogre russe, si inquiétant et
si fascinant à la fois, sur lequel couraient déjà les histoires les plus
effrayantes ou les plus extravagantes. Les « officiels » ne l'attendaient pas
à cette heure-là. Le petit roi dormait. Le Régent, inaccessible, soupait...
On le mena au Louvre dans l'appartement de la reine mère qui donnait
sur la Seine. Il le trouva trop richement décoré. Deux tables de vingt-cinq
couverts chacune, magnifiques, flamboyantes de mille feux lancés par les
lustres et les girandoles, les attendaient, lui et sa suite. Encore tout
haletant de son voyage, il coupa un morceau de pain, mangea quelques
raves, avala goulûment deux verres de bière, goûta par curiosité les six
espèces de vin qu'on se proposaitde servir, puis, brusquement, se leva, fit
éteindre les bougies et partit pour l'hôtel de Lesdiguières, près de
l'Arsenal, que le maréchal de Villeroy avait mis à sa disposition. Là
encore, la chambre lui parut trop belle et il préféra transporter son lit dans
une obscure garde-robe.
Le lendemain matin, accompagné de ses gardes du corps en tenue de
cérémonie, Philippe d'Orléans vint rendre visite à son hôte et s'entretint
avec lui pendant une heure et demie. Le souverain slave, raconte Saint-
Simon, le reçut « avec un grand air de supériorité » et « sans nulle civilité
». Puis, il se claquemura dans son hôtel, refusant obstinément de rendre
une visite de politesse au roi, prétendant que c'était à l'autre de la faire.
Pour éviter un incident diplomatique, le Régent céda à ce nouveau
caprice. Le lundi 10 mai, à quatre heures de l'après-midi, Louis XV,
accompagné du duc du Maine, du maréchal de Villeroy, de ses gardes du
corps, de l'orchestre de la Chambre, des pages de la Petite Écurie et des
principaux dignitaires de la Cour, s'en vint saluer Sa Majesté tsarienne.
Pierre l'attendait à la portière de son carrosse. Il souleva par les bras
l'enfant aux boucles blondes qui portait le grand cordon du Saint-Esprit et
l'embrassa avec attendrissement. Sans frayeur aucune, le petit garçon
récita un compliment bien tourné qui charma le terrible vainqueur de
Poltava. « On fut frappé, note Saint-Simon, de toutes les grâces qu'il
montra devant le roi, de l'air de tendresse qu'il prit pour lui, de cette
politesse qui coulait de source, et toutefois mêlée de grandeur, d'égalité
de rang et légèrement de supériorité d'âge. » La scène dura un quart
d'heure et le tsar raccompagna l'enfant-roi jusqu'à son carrosse attelé de
huit chevaux.
Le lendemain, il reçut le corps de ville – le prévôt des marchands, les
échevins, le procureur du roi, le greffier et le receveur – venu en robe de
velours lui faire cadeau très solennellement de douze douzaines de
flambeaux de cire blanche et de douze douzaines de boîtes de confiture
sèche...
Un mois durant il visita Paris avec la même fantaisie, la même
désinvolture qu'à son arrivée. Fuyant les curieux, il menait une vie
trépidante, changeait de projet à l'improviste, semait son entourage,
échappant parfois à son guide, le maréchal de Tessé, essoufflé par le
rythme endiablé de ses courses. « Je ne sais point où le tsar dînera,
mandait-il au Régent, ni s'il retournera à Versailles. Avec tous ces
déménagements, il n'y a homme à qui la tête ne tournât... »
On lui montra la place Royale, la place des Victoires, la place
Vendôme : il regarda tout cela d'un œil morne. A l'Opéra, il somnola
pendant le spectacle après avoir absorbé un verre de bière que le Régent
lui avait aimablement tendu avec une serviette. Son intérêt se réveilla à la
visite de l'hôtel des Invalides où il goûta la soupe et but fraternellement à
la santé des vieux troupiers. A la manufacture des Gobelins, on lui offrit
six pièces de tapisserie tissées d'après des tableaux de Jouvenet. Tout ce
qui était scientifique, technique ou médical l'attirait : un arrachage de
dent sur le Pont-Neuf, l'opération de la cataracte par l'oculiste
Woolhouse. A l'Académie des sciences, présidée par l'abbé Bignon, il put
s'entretenir avec des mathématiciens, des géographes, des physiciens et
admira entre autres curiosités la machine à élever les eaux de La Faye,
l'arbre de mars de Lémery, le cric de Dalesme et le carrosse de Le Camus.
L'assemblée enthousiaste l'élut sur-le-champ académicien d'honneur. Un
peu plus tard, il eut une longue conversation avec le mathématicien
Varignon et le chimiste Geoffroy. Il manifesta une curiosité tout aussi
vive pour l'Observatoire, la Ménagerie, la manufacture des glaces du
faubourg Saint-Antoine, l'atelier de mécanique du père Sébastien, place
Maubert, la fonderie de canons, le cabinet de physique du directeur des
postes, le Pont-Tournant des Tuileries. On le mena également au
parlement, à l'Académie française – où il assista à une séance du
dictionnaire –, à la Monnaie – où l'on frappa une médaille en son honneur
–, à la Bibliothèque royale – où on lui offrit les douze volumes de
l'Histoire des campagnes de Louis XIV –, à Notre-Dame - où il grimpa à
l'une des tours.
On le promena à Meudon, Sceaux, Saint-Cloud, Petit-Bourg,
Versailles, Trianon, Marly. Cette visite des monuments se termina chez
Mme de Maintenon, alors âgée de quatre-vingt-deux ans. « Le tsar est
arrivé à sept heures du soir, raconte-t-elle à sa nièce Mme de Caylus. Il
s'est assis au pied de mon lit. Il m'a demandé si j'étais malade. J'ai
répondu que oui. Il m'a fait demander ce que c'était que mon mal. J'ai
répondu : " Une grande vieillesse avec un tempérament assez faible. " Il
ne savait que me dire et son truchement ne paraissait pas m'entendre ; sa
visite a été fort courte. Il est encore dans la maison, mais je ne sais où. Il
a fait ouvrir le pied de mon lit pour me voir. Vous croyez bien qu'il en
aura été satisfait... »
Partout où il allait il choquait ou surprenait. Et quel ladre !Aux
ouvriers des Gobelins il glissa un pourboire de 100 sols. Le concierge de
la Ménagerie n'eut droit qu'à 25 sols. C'était encore plus que les
musiciens de Trianon qui avaient joué pour son plaisir pendant quatre
jours et qui n'eurent rien. Chez la Fresnaye il abandonna royalement un
écu sur la table pour régler quatre tasses de chocolat. On le vit même
marchander à un pauvre diable l'achat d'un manchon ! Cet hôte
encombrant coûtait à la France pas moins de 6 000 écus par jour !
La haute société de la Régence, polie et raffinée même dans ses
débauches, riait de sa grossièreté et de ses manières d'ours. N'avait-il pas
toisé les duchesses de Berry et d'Orléans, refusé de saluer la duchesse de
Rohan, fait un affront au duc du Maine et au comte de Toulouse ? Au
retour d'une chasse à courre en forêt de Fontainebleau, ivre mort, il avait
affreusement souillé son carrosse. A Marly, il avait fait venir dans son lit
une prostituée de seize ans à qui il avait donné deux écus, puis il avait
raconté, sans pudeur, ses exploits amoureux avec cette fille qui l'avait
qualifié de « mâle splendide » mais de « souverain avare » ! Sa suite ne
se comportait pas mieux. Elle ne se déplaçait jamais sans un harem de «
demoiselles », pillait la vaisselle d'or et le linge des chambres, chantait
des couplets graveleux – en russe il est vrai ! –, s'enivrait dans les
cabarets mal famés et partait sans payer. Le plus gaillard de tous était,
paraît-il, le pope, constamment ivre, qui vidait dix à quinze bouteilles de
champagne par repas !
D'abord accueillis avec une curiosité amusée par les Français, le
Moscovite et ses compagnons ne tardèrent pas à lasser tout le monde. On
n'eut bientôt plus qu'une hâte : saluer leur départ.

L'ALLIANCE RUSSE ?

Cependant l'Europe s'inquiétait des conséquences possibles de ce


voyage. Stanhope interrogeait Dubois sur le devenir de la Triple Alliance,
George Ier tremblait pour son cher Électorat de Hanovre et l'Empereur,
toujours va-t-en guerre, caressait l'idée de chasser les hordes moscovites
du Mecklembourg. Le Régent, conscient de cette situation et soucieux
principalement de ne pas porter ombrage à l'Angleterre, avait donné pour
consigne au maréchal de Tessé d'amuser le tsar par un semblant de
discussionpour l'empêcher de se rapprocher de l'Autriche, mais surtout de
ne rien conclure.
Les négociations s'ouvrirent secrètement le 19 mai à l'hôtel de
Lesdiguières. Les ministres Chafirof, Tolstoï et Dolgorouki proposèrent
d'emblée une alliance commerciale, ouvrant leur territoire aux produits
manufacturés français. Puis ils insistèrent sur la situation critique de la
Suède, alliée de la France, incapable en Allemagne du Nord de faire
contrepoids à la Maison d'Autriche. Ces Suédois fatigués, les Russes
proposaient de les remplacer efficacement. En outre, ils offraient
l'alliance du roi de Prusse, Frédéric-Guillaume, ignorant que la France
avait déjà signé avec ce pays un traité d'amitié en décembre 1716. Tessé,
mandaté par le Régent, accepta de ne pas renouveler l'accord avec la
Suède et de conclure avec la Russie une entente commerciale ainsi qu'une
convention de bonne amitié, mais refusa absolument de garantir les
conquêtes baltes. Les négociations achoppaient sur le soutien militaire et
le montant des subsides à fournir.
Brusquement, Pierre Ier, lassé de la France et de la finasserie de ses
diplomates, décida de partir, au grand soulagement de Philippe d'Orléans.
L'une de ses dernières visites fut consacrée aux docteurs de la Sorbonne
qui lui proposèrent de travailler à la réunification des Églises catholique
et orthodoxe. Il répondit qu'il s'occupait davantage d'« affaires militaires
». Sur ce, on lui fit passer l'inspection de la maison du roi dans la plaine
des Sablons. Le 16 juin, il assista encore à un grand défilé de troupes aux
Champs-Élysées, puis eut un dernier entretien avec le Régent dans la loge
du concierge des Tuileries. Quatre jours plus tard, il prenait la route de
Spa. Avant de quitter Paris, il déclara : « Je regrette que mes affaires
m'obligent de quitter si tôt ces lieux où fleurissent les sciences et les arts.
Je regrette que cette belle ville soit destinée, tôt ou tard, à souffrir un
grand dommage à cause du luxe et de la licence qui y règnent et à dépérir
par la puanteur... »
Il trouvait Paris sale, fangeux, incommode, ridiculement petit. Pas de
grandes perspectives, de canaux, de vastes quais, pas de port, pas assez
de manufactures. Qu'était-ce que la Seine au regard de la Neva, cette
Neva à l'embouchure de laquelle des milliers d'ouvriers et de condamnés
de droit commun s'épuisaient sous les coups de knout à construire la plus
belle et la plus vaste capitale du monde ? La France ? Une nation
orgueilleuseépuisée par une fausse grandeur, des richesses stériles
d'œuvres d'art et de bijoux, une noblesse oisive et frivole, un petit peuple
plus discuteur que travailleur, un carcan administratif formaliste et
rigide : rien de tout cela ne lui rappelait cette agitation industrieuse,
débordante de vie et d'imagination des ports d'Amsterdam ou de
Rotterdam avec leurs forêts de mâts, leurs ballots d'épices ou de coton
venus du monde entier que chargeaient et déchargeaient des armées de
débardeurs... Cinglant, Dubois trouva que le tsar « n'était qu'un
extravagant, né pour être contremaître d'un vaisseau hollandais ».
Après son départ, les négociations se poursuivirent avec Chafirof et
Kourakine pour aboutir, le 15 août 1717, à la signature à Amsterdam
d'une alliance entre le tsar, Louis XV et Frédéric-Guillaume Ier. Les
clauses de cette nouvelle convention garantissaient les actes d'Utrecht et
de Bade et prévoyaient la constitution de commissions pour discuter d'un
futur traité de commerce et de navigation. Peu après, la France et la
Russie nouaient pour la première fois des relations diplomatiques
normales et M. de Campredon était désigné pour être le premier ministre
plénipotentiaire français résidant en Russie.
Dans les articles secrets, les signataires reconnaissaient l'occupation de
Stettin par la Prusse, prévoyaient la médiation française dans la guerre du
Nord et prenaient acte de l'engagement de la France de ne pas renouveler,
à son expiration en 1718, l'alliance suédoise.
Au total, cet accord consacrait l'échec du tsar qui n'avait pas réussi à
entraîner le Régent dans son sillage. Celui-ci, au contraire, triomphait sur
toute la ligne. Comme auparavant, il restait l'allié de la Suède, à laquelle
d'ailleurs il ne versait ses subsides que très irrégulièrement. Mieux
encore, par ce simple parchemin signé à Amsterdam il avait réussi à
empêcher le rapprochement entre la Russie et l'Autriche, qui eût pu être
redoutable pour la France. Enfin, il avait sauvegardé, malgré l'hostilité
des conseils et du peuple, son amitié étroite avec l'Angleterre, laquelle
avait été très indiscrètement tenue au courant par l'abbé Dubois du
moindre détail des négociations avec ces étranges « barbares » venus de
l'Est...
1 Claude NORDMANN, la Crise du Nord au début du XVIIIe siècle, Paris, 1962.
CHAPITRE VIII

La Quadruple Alliance

LA PUISSANCE D'ALBERONI

Devenu l'égal d'un Premier ministre, l'abbé Alberoni n'avait pas


épousé, comme autrefois Mazarin en France, les intérêts de son pays
d'adoption. Italien jusqu'au bout des ongles, il restait l'obligé du duc de
Parme, oncle d'Elisabeth Farnèse, et le défenseur à Madrid de sa
politique. Son accession au pouvoir lui permettait de mettre la puissance
de l'Espagne au service de la cause qui lui tenait le plus à cœur : la
libération de l'Italie du joug autrichien. A terme, son rêve était sans doute
de fonder une grande puissance méditerranéenne, unissant l'Espagne et
l'Italie et dominant l'Europe. La France, en elle-même, ne l'intéressait que
médiocrement. Philippe V, au contraire, ne démordait pas de ses droits, et
sa femme se voyait assez bien à ses côtés sur le trône de Saint Louis.
C'est sur ces impulsions sinon contradictoires du moins opposées
qu'agissait la diplomatie espagnole.
Excellent administrateur, Alberoni mit toute son énergie à réorganiser
le royaume, concentrant le pouvoir entre ses mains et réduisant les
attributions du conseil d'État, des conseils de Castille, de la Guerre et des
Finances. Étrange paradoxe d'ailleurs : alors que la France s'était inspirée
de l'Espagne pour mettre la polysynodie en œuvre, celle-ci, peu après,
prenait pour modèle le système louisquatorzien ! L'infatigable Alberoni
luttacontre le désordre et la corruption, de pratique courante dans ce pays,
tenta d'unifier les monnaies. Grâce au renouveau du commerce des Indes
et à une politique de restriction des dépenses somptuaires, il releva les
finances royales, s'efforça aussi de revigorer l'économie espagnole en
introduisant, notamment à Areca et à Guadalajara, le tissage des draps et
toiles fines selon la méthode hollandaise. Surtout, il reconstitua l'armée et
la flotte, lançant les arsenaux dans la construction de bâtiments de guerre.
Sa politique étrangère fut moins habile. Son génie brouillon, empêtré
dans l'imbroglio européen, devait finir par conduire l'Espagne au
désastre. On a vu quelles désillusions lui avait valu son rapprochement
avec l'Angleterre. La diplomatie espagnole se tourna alors vers les Pays-
Bas, que le sémillant marquis de Beretti-Landi, ambassadeur à La Haye,
ne désespérait pas d'amadouer par quelques avantages dans le commerce
des Indes. Malheureusement, c'était compter sans la prudence et la
lenteur traditionnelles des Hollandais. La Triple Alliance avait créé en
Europe une zone de paix entre le Nord et le Sud qui contrecarrait
fortement l'ardent désir de la reine Farnèse de rallumer la guerre contre
l'Empereur dans la péninsule italienne. La seule dupe d'Alberoni fut le
pape Clément XI, qui vit dans ce cher fils d'Italie un champion de la
Chrétienté contre les menaces du Grand Seigneur ! Sa Sainteté,
mécontente des amitiés jansénistes du Régent, soutenait puissamment les
droits de Philippe V au trône de France et ceux de Jacques III à celui
d'Angleterre. Contre ces deux ennemis de la vraie religion qu'étaient
George Ier et Philippe d'Orléans, le souverain pontife s'efforçait de réunir
en une même ligue catholique l'Empereur, le roi d'Espagne et celui de
Sicile. Vaines chimères ! Mais pour porter la pourpre cardinalice que
n'aurait accepté Alberoni ? Il feignit donc de suivre ce dessein, profitant
de la moindre occasion pour flatter ce pape rêveur. En août 1716, il
envoya même une escadre délivrer Corfou assiégée par les Infidèles, ce
qui lui valut la promesse du chapeau et l'accord de Rome pour lever des
droits sur les biens du clergé espagnol.

LE RÉGENT ET L'ESPAGNE

Après l'échec de la mission de Louville, le Régent avait essayé d'attiser


autour de son ambassadeur à Madrid, M. de Saint-Aignan, un foyer
d'agitation hostile à Alberoni, semblable à celui du prince de Cellamare à
Paris. On avait écouté avec bienveillance les doléances des grands et
tenté d'approcher le roi par diverses intrigues dont l'habile confident de la
reine avait triomphé sans difficulté. Après la signature de la Triple
Alliance, le Régent abandonna provisoirement cette voie infructueuse et
misa alors sur la diplomatie à deux, France et Angleterre réunies, pour
maintenir la paix en Europe. Il souhaitait réconcilier l'Espagne et
l'Empereur, moyennant une équitable transaction. D'accord pour ouvrir
des négociations avec Charles VI sur ce sujet, mais sans paraître
abandonner l'Espagne à elle-même, il demandait à traiter parallèlement
avec Philippe V. Vis-à-vis de son allié britannique, il se faisait donc
l'avocat des intérêts espagnols, ce qui irritait l'abbé Dubois, toujours
effrayé à l'idée d'indisposer son ami Stanhope. Ainsi, par-delà le
bouleversement des alliances, persistait, au moins à l'état latent, la
politique familiale des Bourbons. De son côté, le roi d'Angleterre,
davantage intéressé par Vienne que par Madrid, souhaitait vivement
associer l'Empereur à la Triple Alliance, ne fût-ce que pour lui faire
rompre ses derniers liens avec les jacobites. Il devait d'ailleurs réussir sur
ce point, moyennant le versement d'un subside de 130 000 livres sterling.
C'est dans ces conditions que Stanhope et Dubois élaborèrent un plan
de modification des traités de 1714 destiné à intégrer les deux ennemis
irréductibles de l'Europe, l'Espagne et l'Autriche, dans la zone de paix
qu'ils avaient réussi à créer en commun. Les grandes lignes de ce plan
étaient les suivantes : en échange de sa renonciation au trône d'Espagne,
l'Empereur recevrait le royaume de Sicile. A son titulaire actuel, le duc de
Savoie, vieux Scapin que nul n'avait plus besoin de ménager, on offrirait
la couronne de Sardaigne, plus pauvre et de moindre intérêt stratégique,
et on lui reconnaîtrait à titre définitif les cessions faites en vertu du traité
de Turin (1703), à savoir une partie du duché de Montferrat et quelques
possessions dans le Milanais. Enoutre, l'Empereur se verrait reconnaître
le droit de suzeraineté sur le duché de Parme et Plaisance et le grand
duché de Toscane, et s'engagerait à donner l'investiture des fiefs de Parme
et Plaisance à don Carlos, fils d'Élisabeth Farnèse et de Philippe V, à
l'extinction de la dynastie régnante.
Tandis que George Ier essayait de faire admettre le principe de ce
remaniement territorial à Charles VI, le duc d'Orléans se chargea de faire
des ouvertures à son cousin d'Espagne et de le persuader que l'alliance
franco-anglaise n'était nullement dirigée contre lui. On en était aux
prémices des discussions lorsqu'un très grave incident vint mettre en péril
la paix européenne.
LA SARDAIGNE OCCUPÉE

Le 27 mai 1717, don José Molinez, ancien ambassadeur d'Espagne


auprès du pape, récemment promu grand inquisiteur, était arrêté dans le
Milanais par un détachement autrichien, alors qu'il se rendait de Rome à
Madrid. Cet octogénaire fut jeté dans la prison de Colmenero où il
mourut quelques jours plus tard. Or, il était muni des autorisations et
laissez-passer les plus officiels, notamment d'un passeport de Clément
XI, visé par le cardinal de Schrattenbach, ministre de l'Empereur.
Philippe V reçut la nouvelle comme un soufflet. La reine, quant à elle, ne
masqua pas son intense jubilation : elle tenait enfin son casus belli. Tout
le clan italien – le duc de Popoli, gouverneur du prince des Asturies, en
tête – prit fait et cause pour le parti de la guerre, sans s'embarrasser un
instant de la situation militaire de l'Espagne ni de la conjoncture
diplomatique. Mais Alberoni, toujours déconcertant, surprit par sa
modération. Certes, le guet-apens autrichien était un inadmissible outrage
mais quelle folle imprudence aussi de la part du grand inquisiteur – cette
« solemnissima bestia », disait-il – de s'être ainsi laissé prendre dans les
rets autrichiens ! Tout cela parce qu'il redoutait le mal de mer et qu'il
avait préféré regagner son pays par la terre ferme ! Pour sa part, il
estimait que l'Espagne n'était pas prête militairement. Quelques mois
supplémentaires de préparatifs lui paraissaient absolument nécessaires.
Le bouillant Italienavait-il donc changé à ce point ? L'explication de ces
soudaines réticences, il fallait la chercher dans les couloirs du consistoire
qui allait bientôt se tenir à Rome, où l'on parlait beaucoup de la prochaine
élévation de l'abbé à la dignité de cardinal. Celui-ci attendait cette
décision avec impatience avant de jeter le masque. Mais son maître, le
duc de Parme, qui aspirait à se tailler un royaume en Italie à la faveur de
la conflagration générale, n'avait aucun motif de retarder une entreprise
dont il était le plus ardent protagoniste. Alberoni obtempéra, mais réussit
à faire repousser de quelques jours la décision de Philippe V, si bien que
le consistoire, tenu le 12 juillet, lui accorda le chapeau. En guise de
félicitations, le roi d'Espagne le nomma sur-le-champ Premier ministre,
fonction vacante depuis la chute du cardinal del Giudice.
Depuis plusieurs mois déjà, une importante flotte était en cours
d'armement à Barcelone. Officiellement, cette armada devait combattre
les Turcs au Levant, mais les rumeurs parvenues dans les chancelleries
démentaient cette version. Le 17 juillet, elle appareilla sous les ordres du
marquis de Lède pour une destination inconnue. L'Europe tout entière
apprit la nouvelle avec inquiétude. M. de Saint-Aignan, venu demander
des explications au roi, trouva Philippe V totalement muet. Mais
Alberoni, éclatant d'orgueil dans sa pourpre toute neuve, lui fournit les
explications souhaitées. Des deux escadres parties de Barcelone, l'une se
dirigeait vers les Baléares, l'autre vers la Corse. Le 20 août, elles se
réunirent devant Cagliari, capitale de la Sardaigne, et y débarquèrent 9
000 hommes. Les Impériaux ne disposaient dans l'île que de quelques
garnisons symboliques qui en deux mois tombèrent aux mains des
Espagnols.
Cette agression, rompant la paix d'Utrecht, créait une situation d'une
extrême gravité. A la fureur du pape contre son nouveau cardinal
s'ajoutait celle, beaucoup plus inquiétante encore, de Charles VI. Certes,
celui-ci ne possédait pas de flotte, mais son armée demeurait redoutable.
Quelques jours avant la chute de Cagliari, le 8 août, le prince Eugène
avait écrasé les Ottomans près de Belgrade et pris cette ville. Libérées du
front est, les troupes impériales pouvaient donc descendre en Italie.
Les principicules italiens en éprouvèrent une terreur panique, à
l'exception bien entendu du duc de Parme, qui se croyait en sécurité grâce
à son allié espagnol. L'Angleterre, associée à l'Autriche par le traité de
Westminster, se trouvait juridiquementdans l'obligation de défendre
l'Empereur, agressé dans l'un de ses domaines. Par solidarité, les
Provinces-Unies risquaient de suivre, de même que la plupart des princes
allemands. Une formidable coalition menaçait donc de surgir de
l'audacieux coup de dés de Cagliari. Combien de temps la France
pourrait-elle rester à l'écart de ce conflit ? L'opinion publique, toujours
anglophobe, ne comprenait pas qu'on laissât chasser un Bourbon du trône
de Madrid pour plaire à la dynastie protestante. Tandis que Vienne
prenait ombrage du traité d'Amsterdam signé le 15 août entre la France,
la Prusse et la Russie, le Régent s'inquiétait de la puissance accrue de
Charles VI après son éclatante victoire sur la Sublime Porte. Il n'avait pas
oublié ses visées sur l'Alsace, voire sur la Franche-Comté. Bref,
confrontée brutalement au problème de la guerre, la Triple Alliance vivait
sa première grande crise...
LES FLUCTUATIONS DU RÉGENT

Dans la correspondance diplomatique de cette époque on perçoit


nettement les réticences, les hésitations, les fluctuations du Régent, pris
entre une opinion hostile et la conviction passionnée de son ami Dubois,
écartelé même entre ses engagements vis-à-vis de l'Angleterre et son
attachement presque nostalgique à la monarchie espagnole, qu'il voulait
sauver malgré elle. Le parti de la vieille Cour, complaisant envers
Alberoni, avait repris sur lui d'autant plus d'influence que Dubois se
trouvait alors à Londres, appelé par Stanhope. Le maréchal d'Huxelles et
ses amis, le maréchal de Tallard, le marquis de Beringhen, le duc
d'Aumont, croyaient tenir enfin leur revanche sur le petit abbé « crotté »
qui voulait insolemment leur ravir le pouvoir. En attendant, ils
redoutaient de voir George Ier se ranger au côté de l'Empereur, envoyer sa
flotte combattre l'Espagne et entraîner la France dans son sillage. Conçue
pour promouvoir une paix juste, la Triple Alliance ne risquait-elle pas de
devenir une machine de guerre se retournant diaboliquement contre ses
auteurs ? Philippe n'était pas loin de le penser. Le flottement du
gouvernement français était si évident que ses ambassadeurs dans les
cours du Nord recevaient des instructionsen totale contradiction avec les
objets du traité. Ainsi, à Berlin, le comte de Rottembourg se voyait-il
proposer de travailler à une convention unissant la Russie, la Prusse et les
princes de l'Allemagne du Nord...
L'Espagne, visiblement, cherchait à attirer la France dans son camp.
Alberoni était devenu d'une surprenante amabilité à l'égard de Saint-
Aignan, qu'il avait autrefois congédié avec la dernière insolence. Les
Anglais, en revanche, se voyaient de plus en plus maltraités par leurs
anciens amis.
Un étrange personnage, de nationalité britannique mais sans mandat
d'aucune puissance, Charles Mordaunt, comte de Peterborough, poussait
également le duc d'Orléans à s'entendre avec l'Espagne. Ce Whig
convaincu et farouche, au caractère très indépendant, avait été tour à tour
commandant des troupes anglaises en Espagne, capitaine général de
l'Amirauté, ambassadeur à Vienne et à la Diète de Francfort. Depuis qu'il
s'était installé en Italie pour y prendre sa retraite, il dépensait son temps et
son argent au service du Prétendant. De passage à Paris durant l'été 1717,
il avait remis au Régent un mémoire détaillé sur la situation
internationale. La France, y expliquait-il en substance, a le choix entre
deux politiques : soit s'accrocher aux traités de 1713-1714, au risque
d'être rapidement abandonnée par ses alliés anglais et hollandais, eux-
mêmes fort hésitants, soit constituer avec l'Espagne, le roi de Sicile et les
princes italiens une puissante ligue s'opposant à l'ambition hégémonique
de l'Empereur. Selon Peterborough, la France aurait tout intérêt à adopter
cette seconde solution et à prendre la tête de cette ligue.
Le projet rencontra un écho favorable auprès du duc d'Orléans et du
maréchal d'Huxelles mais de nettes réticences auprès de Torcy. A la suite
d'une intrigue assez obscure née de rivalités au sein des milieux jacobites,
lord Peterborough fut arrêté à Bologne sur ordre du légat et jeté en
prison ; il y resta peu de temps et dut probablement sa libération à une
intervention discrète du Régent. En dépit de ce fâcheux contretemps, son
plan parut prendre consistance dans le courant du mois d'octobre.
Alberoni, on l'imagine, poussait à la roue et se déguisait en sirène. Dès le
4 octobre, il avertissait le duc d'Orléans qu'au cas où la France entrerait «
en ligue », le roi de Sicile Victor-Amédée se déclarerait contre «
l'archiduc » (c'est-à-dire l'Empereur).
Pendant ce temps, au palais d'Hampton-Court, le malheureux Dubois –
c'était décidément son sort – se mourait d'anxiété. Fiévreux, goutteux,
atteint d'un violent rhumatisme à la hanche, il se laissait traîner par
Stanhope de dîners en concerts, de chasses en courses de chevaux. Les
lettres qu'il recevait de Paris annonçaient clairement un revirement
politique. Certes, Philippe était toujours d'accord pour une entente avec
l'Empereur, mais, s'empressait-il d'ajouter, si ce prince élevait des «
prétentions inacceptables », il faudrait bien avoir recours à des voies
nouvelles. En conséquence, il donnait ordre de suspendre au moins
provisoirement les discussions avec les Anglais. Nancré, qui servait
d'informateur secret à Dubois, n'eut aucun mal à persuader celui-ci que le
Régent était, par excès de faiblesse et de bonté, tombé dans le piège
d'Alberoni. Lord Stair de son côté était au désespoir. « M. le Régent, se
lamentait-il le 2 novembre, aurait bien besoin ici de M. l'abbé Dubois. »
Frémissant d'indignation et de colère, l'abbé sauta sur son écritoire et
rédigea à l'adresse de son maître une longue épître le mettant en garde
contre le projet de renversement des alliances imaginé par Peterborough,
le maréchal d'Huxelles, le duc de Parme, le roi de Sicile et le cardinal
Alberoni. « Le lion qui a une épine au pied, disait-il, se la laisse tirer avec
toute douceur, mais lorsqu'il a repris ses forces, il n'y a que dans la fable
qu'il se souvient du bienfait. » Armer l'Espagne pour lui permettre de
triompher de l'Autriche en Italie, assurait-il encore, c'est se donner le
risque de la voir un jour revendiquer la couronne de France. L'Empereur,
avec sa soldatesque et tous ses succès militaires, est moins à redouter
qu'elle. « Ce serait une gloire mal placée que de vouloir être le libérateur
de l'Italie, aux dépens du repos et des forces du royaume, et en lui
suscitant un ennemi redoutable, au lieu que par le traité avec l'Empereur
nous pouvons n'avoir personne ni contre le royaume ni contre vous » (11
novembre 1717). Le lendemain, il suppliait Philippe de s'arrêter une fois
pour toutes à une stratégie et de n'en plus changer.
Au moment où il recevait cette correspondance impatiente, le Régent
avait déjà abandonné le projet Peterborough, mais n'était pas pour autant
revenu à la ligne de Dubois. C'est que les nouvelles d'Espagne lui
laissaient entrevoir un projet plus grandiose encore, qui faisait ressurgir
ses rêves de jeunesse. Philippe V était tombé gravement malade. Le 6
septembre, Saint-Aignanl'avait trouvé dans une mélancolie infinie. Il
avait maigri et un état fiévreux persistant l'avait amoindri. Le 4 octobre,
descendant de cheval, il s'imagina qu'un rayon de soleil avait pénétré son
cerveau. Refusant les paroles rassurantes des médecins, il sombra alors
dans un tel état de prostration que l'on crut à sa fin prochaine. Le 26
octobre, à l'Escurial, il fit venir dans sa chambre son confesseur – le père
Daubenton –, un notaire, le patriarche des Indes, le major des gardes, le
duc d'Arcos, le marquis de Santa-Cruz et quelques autres courtisans et
leur tendit d'une main tremblante le testament qu'il venait de rédiger. Ce
vieillard couronné avait trente-quatre ans. Au palais régnait une
dramatique atmosphère de crise. Élisabeth s'apprêtait à prendre la
régence. Le duc d'Escalone, majordome mayor, furieux d'être tenu à
l'écart de la chambre royale, se prit de querelle avec Alberoni et lui donna
des coups de canne comme à un laquais. Le roi mort, une révolution de
palais pouvait bouleverser le destin de l'Espagne. Philippe d'Orléans se
voyait déjà régent des deux royaumes, ainsi que le lui laissait habilement
miroiter Saint-Aignan. Il envisageait – toujours dans l'hypothèse d'une
prochaine disparition de Philippe V – le renvoi immédiat d'Alberoni et
celui du clan italien qui gravitait autour de la reine et l'instauration d'un
gouvernement national composé de quelques grands favorables à la
France. A cette fin, il donna ordre à 30 bataillons et à 50 escadrons de
s'approcher de la frontière pour être rapidement à pied d'oeuvre en cas de
nécessité. Le 10 novembre, il tint deux conseils, l'un le matin avec
Daguesseau, Villeroy et Torcy, l'autre l'après-midi avec Noailles, Saint-
Simon et Amelot. Pour sa part, Saint-Aignan échafaudait déjà un projet
de mariage entre le prince des Asturies et une fille du Régent. Mais, à la
fin de novembre, la sensible amélioration de la santé de Philippe V fit
renoncer une fois de plus le duc d'Orléans à ses châteaux en Espagne. Il
était mûr pour s'abandonner à nouveau à Dubois.
Le 5 décembre, celui-ci quittait Londres pour Paris avec pour objectif
de ramener son maître sur la bonne voie. Il mettait une confiance sans
bornes dans son pouvoir de persuasion. « Cent lettres, disait-il à Nancré,
ne feraient pas autant qu'une demi-heure de conversation. » Il ne se
trompait pas : le 8 décembre, après deux heures de tête-à-tête, tout était
rentré dans l'ordre. Philippe avait reconnu la vanité de ses tentatives pour
amener l'Espagne à la raison. Il était à nouveau arrimé à l'allianceanglaise
et acceptait la reprise des négociations communes avec l'Empereur.
Signer avec lui la Quadruple Alliance et en imposer les clauses à Philippe
V, bon gré mal gré, lui paraissait la seule politique. Le jour de Noël 1717,
Dubois pouvait quitter Paris rasséréné et regagner Londres.
La paix européenne, durement mise à l'épreuve par l'occupation de la
Sardaigne, pourrait-elle être préservée ? Plusieurs indices le laissaient
supposer. L'Angleterre, tout d'abord, était demeurée sourde aux appels de
l'Empereur, qui réclamait l'exécution du traité de Westminster. Les
marchands hollandais s'effarouchaient à l'idée de renoncer à leur
tranquillité. Quant à la France, empêtrée dans les contradictions de sa
politique étrangère, elle souhaitait surtout ne pas se voir entraîner dans un
conflit, tant par ses anciens amis que par ses nouveaux alliés.
Devant cette situation, le conseil privé de Vienne se résigna à la
conciliation et accepta le plan anglais : la renonciation à la couronne
d'Espagne en échange de la Sicile, l'expectative du duché de Parme et
Plaisance pour don Carlos. Oubliant la leçon de Dubois, le Régent
accueillit la nouvelle avec consternation. Il trouvait que la part faite à
Charles VI était encore trop belle. « Je dois aussi, déclarait-il, des
ménagements aux Espagnols que je révolterais entièrement par un
traitement inégal avec l'Empereur. » Sur ses instances, les Autrichiens
acceptèrent de joindre au duché de Parme et Plaisance une partie de la
Toscane, le reste avec Pise, Livourne et toute la côte formant une
république vassale de l'Autriche. Lucas Schaub, ministre d'Angleterre
près la Cour de Vienne, après avoir longuement négocié avec l'Empereur,
vint à Paris au début de février 1718 pour parachever l'accord. Il se heurta
à un Régent plus intransigeant que jamais, soutenu par Torcy et le
maréchal d'Huxelles. Philippe réclama pour le fils d'Élisabeth Farnèse la
Toscane tout entière. Schaub leva les bras au ciel. Charles VI, affirma-t-
il, était allé au bout des concessions possibles. Une nouvelle exigence
ferait tout échouer. Plusieurs conférences avec les Anglais ne purent
ébranler la détermination du prince. Comme toujours, sa grande crainte
était de mécontenter davantage l'opinion, qui n'admettrait pas un traité
avec l'ancien ennemi, le Habsbourg autrichien, sans de substantielles
concessions à l'Espagne. Il ne voulait pas qu'on lui reprochât d'assouvir
une vieille vengeance, de sacrifier son neveu et le royaume à ses intérêts
personnels. Devant cet entêtement, le cabinet de Londres dut reprendre
sacopie et biffer le projet de démembrement de la Toscane. Lucas Schaub
partit pour Vienne le 18 février avec cette nouvelle demande. Grâce à son
habileté diplomatique il parvint à arracher à l'Empereur son accord, à
condition toutefois qu'il n'y eût aucune garnison espagnole ou française
en Toscane et à Parme du vivant des princes régnants. Le 4 avril 1718,
Charles VI apposa sa majestueuse signature au bas du traité.
Cette fois, le Régent ne pouvait plus reculer. Il allait devoir s'exécuter
au risque d'user de la force contre l'Espagne, solitaire et orgueilleuse.
Pour faire pression sur elle, le Parlement anglais décida d'envoyer en
Méditerranée une flotte de guerre. Dubois, toujours à Londres, soutint
avec enthousiasme cette initiative comme la dernière chance de préserver
la paix.
En France, cependant, on traitait l'abbé avec une belle désinvolture. Il
ne recevait pour ainsi dire aucun courrier du Régent ou du maréchal
d'Huxelles, et ses rapports confidentiels n'étaient pas ouverts. Pour le
soutenir, il ne disposait que de quelques amis sûrs comme son neveu
Jean-Baptiste Dubois, le marquis de Nancré, le roué Nocé, Chavigny et –
ô surprise – le duc de Saint-Simon qui, plus tard, oubliant sa
correspondance amicale et chaleureuse avec lui, dira dans ses Mémoires
pis que pendre du fils de l'apothicaire de Brive. L'abbé supporta cette
déconvenue avec stoïcisme et crut sa faveur revenue lorsqu'il apprit que
le Régent avait accepté d'envoyer son ami Nancré à Madrid afin de
persuader Philippe V que la France pèserait de tout son poids pour
défendre les intérêts de don Carlos et obtenir la rétrocession de Gibraltar.
C'était sans compter les ruses et séductions d'Alberoni.
Au faîte de sa carrière, grisé de sa propre puissance, l'ancien cuisinier
du duc de Vendôme déployait une étonnante énergie à mener une suite
étourdissante de combinazione dont l'historien, encore aujourd'hui, a
peine à démêler l'écheveau. Plus que jamais il voulait la guerre et la
préparait grâce aux lingots d'or que lui rapportaient les galions
d'Amérique. Un envoi de 25 000 ducats devait permettre au duc de Parme
de renforcer son armée et ses places. A Barcelone, une nouvelle flotte
comprenant 49 vaisseaux de guerre et 385 bâtiments de transport se
préparait à embarquer 33 000 combattants, 6 000 chevaux, 100 pièces de
24, 24 canons de campagne, 20 000 quintaux de poudre, 100 000 balles,
70 000 pelles, pioches et autre matériel de siège, des bombes, des
grenades en énorme quantité.
L'exécration d'Alberoni pour la perfide Albion n'avait fait que s'aviver
au fil des mois, au point qu'il en était venu à traiter le cabinet britannique
comme une simple émanation du gouvernement autrichien. Les jacobites
étaient accueillis à bras ouverts à Madrid et Jacques III considéré comme
l'unique et véritable souverain du Royaume-Uni. Le bouillant Italien
reprit également à son compte l'ancien plan de Goertz visant, on s'en
souvient, à une entente russo-suédoise, à un débarquement jacobite en
Angleterre et à une expédition punitive sur les terres de l'Électorat de
Hanovre. Dans ce but, il chargea son ambassadeur à La Haye, Beretti-
Landi, de renouer avec les Cours du Nord. Au sud, il comptait sur une
nouvelle offensive du Grand Vizir pour immobiliser les armées du prince
Eugène. Parallèlement, il cherchait à s'entendre avec Victor-Amédée,
qu'on voulait dépouiller de la fertile et opulente Sicile pour lui donner la
maigre et caillouteuse Sardaigne.
Restait la France. Épousant pleinement cette fois les vues de Philippe
V et d'Élisabeth Farnèse, le vindicatif cardinal s'efforçait par tous les
moyens d'exciter l'opinion publique non seulement contre la politique
étrangère du Régent mais contre sa personne même. L'ébauche de ce
qu'on a appelé la conspiration de Cellamare remonte à cette époque. On
en reparlera.
Comme le dieu Janus, Alberoni présentait une double face : côté
guerre, côté paix. Parvenu à Madrid le 23 mars, Nancré découvrit un
monsignore pacifique, doux et mielleux à souhait, grand ami de la
France. S'il laissa éclater sa fureur contre le plan Stanhope, ce fut aussitôt
pour laisser entendre qu'au cas où l'on ajouterait la Sardaigne au lot
espagnol, la question mériterait d'être reconsidérée. Nancré goba tout,
crut l'affaire conclue et en persuada le Régent. Derechef, celui-ci dépêcha
un courrier à Dubois, le priant de convaincre le cabinet de Saint-James de
céder sur la Sardaigne. Celui-ci tint deux conseils à ce sujet et finalement
rejeta la demande française qui déséquilibrait le plan d'ensemble au
détriment de l'Empereur. Dubois, découragé par les réticences de Paris,
parla de démissionner.
Pour tous les observateurs, Philippe était une énigme. Son oscillation
permanente entre Dubois et la vieille Cour donnait l'impression d'un
caractère indécis. C'était pourtant une fausse impression. Ces
changements imprévus, cette politique en zigzag traduisaient en réalité
l'obstination d'un homme qu'aucun des deux clans ne parvenait à
convaincre ou à s'annexer. Il sesituait à mi-chemin entre le parti de
Dubois, passionnément acquis aux intérêts anglais, et celui du maréchal
d'Huxelles, aveuglément favorable à Philippe V. S'il estimait très utile
l'accord avec l'Angleterre, il souhaitait non moins sincèrement faire la
paix – sa paix – avec le souverain espagnol. Sa stratégie tenait compte
d'un équilibre subtil entre des principes contraires. D'un côté, il se méfiait
de ses amis anglais, enclins à vouloir coûte que coûte l'entente avec
l'Empereur – fût-ce au détriment de l'Espagne –, de l'autre, il redoutait de
devenir le jouet de la Farnèse, d'Alberoni et de la clique italienne qui
tenaient sous leur coupe le malheureux monarque. Cette position
médiane, que n'ont pas comprise la plupart des historiens, serait sans
doute à rapprocher des vues personnelles de Torcy. Ses mémoires
manuscrits qui ont servi de sources à Saint-Simon éclairent l'histoire
diplomatique de cette période trouble et laissent deviner le rôle important
qui fut le sien.
En tout cas, contrairement à une idée souvent admise, Dubois ne fut
pas le conseiller le plus écouté et ses conceptions furent loin de toujours
correspondre à celles du duc d'Orléans. Certes, le fougueux abbé
dépensait des trésors d'énergie à convaincre son ancien élève. Il y
parvenait quelquefois mais, vite saisi par le doute, celui-ci écoutait
complaisamment les objections des amis de l'Espagne. Il revenait alors,
avec cette obstination des timides qu'on rebute et qui cèdent
provisoirement devant l'obstacle, à son idée fixe, qui ne satisfaisait ni les
uns ni les autres.
Les Anglais trouvaient ce manège si désespérant que lord Stanhope
résolut de se rendre lui-même à Paris pour parler seul à seul avec le
Régent. Arrivé le 29 juin, le Premier ministre britannique fut accueilli
avec faste et magnificence par le maître de la France. Leurs entretiens se
déroulèrent dans une atmosphère d'extrême cordialité. Toutes les
difficultés semblaient aplanies lorsque, le samedi 9 juillet, Stanhope se
rendit dans la propriété de lord Stair à Montfermeil pour y passer le «
week-end ». Mais le lundi rien n'allait plus. Le maréchal d'Huxelles
refusait en effet de signer le traité sous le prétexte fallacieux que Dubois
n'avait pas voulu le faire à Londres et avait renvoyé la cérémonie à Paris.

« UNE JALOUSIE DE FEMME »

Horriblement vexé par cet affront, se sentant lâché par son entourage,
se voyant surtout déconsidéré aux yeux de ses interlocuteurs étrangers,
Philippe connut à son tour le découragement. Il envoya le marquis
d'Effiat chez Huxelles afin de faire cesser la comédie. Crânement, le
maréchal répliqua qu'il se laisserait couper la main plutôt que de signer.
Philippe dépêcha alors chez lui le duc d'Antin, président du conseil du
Dedans, accompagné de M. de Beringhen, parent de l'obstiné courtisan.
Le gros d'Antin lui parla avec sa rudesse habituelle, se moqua de sa «
jalousie de femme » vis-à-vis de Dubois et le menaça de perdre sa place.
Ce langage ramena vite le récalcitrant à la raison... « Oh ! la grande
puissance de l'orviétan, s'exclame Saint-Simon. Cet homme si ferme, ce
grand citoyen, ce courageux ministre qui venait de déclarer deux jours
auparavant qu'on lui couperait plutôt le bras que de signer, n'eut pas
plutôt ouï la menace et senti qu'elle allait être suivie de l'effet qu'il baissa
la tête sous son grand chapeau qu'il avait toujours dessus, et signa tout
court sans mot dire. »
La dernière phrase n'est pas tout à fait exacte. Huxelles se sentait si
fortement soutenu par la cabale qu'il se permit encore quelques
fanfaronnades. D'abord, il exigea de fixer un terme à l'Empereur pour
accéder à l'alliance, terme au-delà duquel, en cas de refus, la France se
trouverait libérée de ses engagements. Objection admise par les Anglais ;
l'on convint d'un délai de trois mois. Le 15 juillet, le maréchal déclara à
Stair et Stanhope qu'il voulait bien signer le traité mais non la convention
secrète qui prévoyait les moyens de coercition – y compris le recours aux
armes – au cas où, dans un délai de trois mois après la signature du traité,
les rois de Sicile et d'Espagne refuseraient les remaniements territoriaux
décidés. « Le Régent, leur dit-il, n'est pas assez puissant pour me
contredire. » Philippe se trouvait à nouveau dans l'embarras. Dans leur
relation des événements, Stair et Stanhope écrivaient : « Nous l'avons
trouvé très ébranlé par les représentations de la plupart de ses conseillers
et, pour ainsi dire, de presque tout le royaume contre le traité et
principalement contre la convention. Il nous a fait voir d'un côtébeaucoup
de bonne volonté et une envie sincère de conclure, et, de l'autre côté,
l'âme et l'esprit remplis d'inquiétudes et de frayeurs causées par la
peinture qu'on lui avait faite des dangers où il s'exposait en faisant une
chose qui était contre le goût de la nation. »
Pour sortir de l'impasse, les deux Britanniques lui suggérèrent alors de
faire approuver par le conseil de régence non seulement le traité mais
aussi la convention secrète, objet de toutes les réticences. Celui-ci trouva
l'idée excellente et s'engagea à la mener à bien. Prenant chaque membre à
part avant la séance et usant, selon le cas, de son autorité ou de son
amitié, il demanda à tous un engagement de soutien. Chacun acquiesça
plus ou moins, sachant à peine de quoi il s'agissait.
Le dimanche 17 juillet, raconte le duc d'Antin dans ses Mémoires, le
conseil se réunit au Louvre après le déjeuner. En guise d'introduction, le
prince débita un petit discours contenant quelques généralités sur le
traité, puis, malicieusement, invita le maréchal d'Huxelles à lire les actes
diplomatiques et à donner son avis. Celui-ci s'exécuta d'une voix
monocorde. Il expliqua qu'il trouvait le traité « bon et utile » pour la
France et susceptible de lui assurer au moins quatre années de paix.
Conformément aux usages, le Régent passa ensuite la parole aux autres
membres du conseil. M. de La Vrillière déclara s'en rapporter à la sagesse
du prince. Plus prolixe, Torcy plaida plus d'une demi-heure en faveur du
traité avec la chaleur et la conviction d'un homme qui visait la succession
du maréchal. Le Pelletier de Souzy demanda pour sa part un ajournement
de l'alliance. Le maréchal d'Estrées se rangea à l'avis éclairé de M. de
Torcy, tout comme le maréchal de Tallard, le duc d'Antin et l'évêque de
Troyes. Villars se déclara également d'accord pour signer, soulignant
toutefois « qu'il avait de la peine à voir déclarer la guerre à l'Espagne ».
Villeroy fut contre par principe. Il demanda la suspension des
négociations, mais nuança aussitôt son propos en ajoutant qu'il se
soumettait aux lumières de Son Altesse Royale. Saint-Simon, le prince de
Conti et le marquis d'Argenson n'élevèrent aucune objection. Le comte de
Toulouse vota contre, demandant deux jours pour examiner les
documents à tête reposée. Il s'exprima avec sa pondération habituelle. En
revanche, son frère, le duc du Maine, « parla assez fortement contre le
traité et conclut qu'il était mauvais pour l'État et pour les intérêts en
particulier de Son Altesse Royale ».Enfin, le duc de Bourbon, mécontent
de n'avoir été informé de ces négociations qu'au dernier moment, glapit
de sa voix rauque que cette affaire aurait dû être traitée par le conseil de
régence, le répéta trois fois pour en bien persuader l'assistance et refusa
sur le fond de donner son avis. Une absence fut remarquée : celle du
marquis d'Effiat, qui s'était excusé sous prétexte d'une crise de goutte
mais qui, dès le lendemain, courut le cerf gaillardement.
Philippe avait réussi son pari : la majorité du conseil s'était prononcée
en faveur du traité et de la convention. Le lendemain, d'Huxelles signa
tous les actes avec Stanhope et Stair. « Tout est fini, Dieu merci ! »,
soupira le prince devant les deux lords venus le complimenter. « Il faut
faire la justice au Régent, écrivaient-ils, que cette affaire est due
entièrement à lui-même. Il l'a conduite contre vents et marées et contre
l'inclination de quasi toute la nation. »

L'OCCUPATION DE LA SICILE

Trois jours plus tard, on apprit à Paris, par un courrier de l'ambassade


de France à Turin, une stupéfiante nouvelle : la flotte espagnole qui avait
mis à la voile le 18 juin sous les ordres de l'amiral Castañeta était arrivée
le 3 au cap Solanto, à quatre lieues de Palerme, et y avait débarqué 30
000 hommes commandés par le marquis de Lède. Devant l'invasion, le
gouverneur de la ville, le comte Maffei, s'était enfui en direction de
Syracuse avec 1 500 soldats piémontais...
Ainsi, une fois de plus, le Premier ministre d'Espagne avait frappé par
surprise. S'il avait décidé cette fois de s'attaquer à la Maison de Savoie
après avoir entretenu d'excellentes relations avec elle, c'est qu'il n'avait
pas trouvé d'autre moyen pour la reconquête de l'Italie péninsulaire. Un
débarquement direct à Naples présentant trop de risques, l'installation
d'une tête de pont dans cette île proche du continent avant l'arrivée de la
flotte britannique et des armées impériales du maréchal Daun, vice-roi de
Naples, lui parut la meilleure stratégie possible.
Cette nouvelle créa un regain d'agitation dans les chancelleries. Victor-
Amédée, dépouillé du plus beau fleuron de sesÉtats, cria plus fort que
tous à la violation du traité d'Utrecht et implora secours auprès de
l'Angleterre et de la France. L'Empereur se hâta de conclure une paix de
vingt-cinq ans avec les Turcs à Passarowitz (21 juillet) : il reçut en
partage la Serbie septentrionale, le Banat, la petite Valachie et quelques
districts de Bosnie. Enfin, le 2 août à Londres, le traité de la Quadruple
Alliance – appelée ainsi par anticipation, dans l'attente de l'adhésion des
Pays-Bas – était paraphé par l'abbé Dubois au nom de la France, lord
Sunderland au nom de l'Angleterre et le chevalier de Pendtenriedter au
nom de l'Empereur.
A Madrid, le colonel William Stanhope, cousin du ministre et
ambassadeur extraordinaire, informa Alberoni des instructions que la
flotte britannique, partie le 15 juin sous les ordres de l'amiral Byng, avait
reçues pour la protection de l'Italie. Le cardinal vociféra : « Les
Espagnols ne sont pas gens à se laisser intimider ; et je me fie tellement à
la bravoure de notre flotte que si votre amiral jugeait à propos de
l'attaquer, je ne serais pas en peine du résultat. » Impassible, le colonel lui
présenta la liste des vaisseaux envoyés en Méditerranée : les meilleures
unités de la Navy. Alberoni lui arracha le mémoire des mains, le déchira
et, de rage, en piétina les morceaux. Quelques jours plus tard, il lui
donnait la réponse officielle de Philippe V : « Sa Majesté Catholique m'a
fait l'honneur de me dire que le chevalier Byng est libre d'exécuter les
ordres qu'il a reçus du roi son maître. » C'était une fin de non-recevoir.
Cependant lord Stanhope – le Premier ministre – estimait que tout
n'avait pas encore été tenté pour éviter la guerre. La position
internationale de l'Espagne était fragile. Aucun pays européen n'osait
franchement la soutenir et les combinaisons ingénieuses d'Alberoni
avaient toutes échoué. Malgré l'ouverture des négociations aux îles
Aland, les hostilités se poursuivaient entre Russes et Suédois ; la tentative
de diversion du côté des Turcs avait tourné court avec le congrès de
Passarowitz ; enfin, le projet d'un nouveau débarquement en Grande-
Bretagne avait dû être ajourné par les jacobites. Stanhope, pensant que la
résolution des Espagnols allait faiblir, décida donc de se rendre à Madrid
personnellement. Il y arriva le 12 août et, accompagné de Nancré, se
présenta à l'audience du cardinal. Il lui remit copie du traité de la
Quadruple Alliance, invita son gouvernement à s'y rallier, moyennant
quoi on lui offrirait en prime le rocher de Gibraltar. Le cardinal fit le bon
apôtre, mais,pendant le dîner, un courrier apporta la nouvelle de la chute
de Messine : la Sicile tout entière allait bientôt tomber aux mains des
Espagnols. Comme en Sardaigne, ils étaient accueillis en libérateurs.
Exultant de joie, Son Emincence déclara qu'il ne pouvait être question de
rendre ces deux îles. Les galiotes de la flotte des Indes venaient de
rapporter dans leurs cales 6 millions et demi en or et en argent. Alberoni
se croyait donc plus puissant que jamais, prêt à affronter l'Europe...
Reçus en audience par Philippe V, Stanhope et Nancré adjurèrent le
malheureux souverain de consentir au moins à une suspension d'armes.
Le regard vide et la bouche dédaigneuse, le petit-fils de Louis XIV rejeta
leur requête d'un ton sans réplique. L'Espagne, imperturbablement,
roulait vers l'abîme.
CHAPITRE IX

Le lit de justice

REMONTRANCES ET DOLÉANCES

En 1715, Philippe n'avait restitué au parlement son droit de


remontrance que pour des raisons tactiques, à seule fin d'obtenir la
cassation du testament de Louis XIV et la reconnaissance de ses droits à
la régence. Mais personne plus que lui n'était disposé à supporter les
empiétements et prétentions des gens de robe qui, comme le note Saint-
Simon, à force de jouer sur le mot parlement « ne se croyaient pas moins
que le Parlement d'Angleterre », c'est-à-dire l'organe représentatif de la
nation. Très vite, le Régent s'en montra agacé et les escarmouches se
multiplièrent. Cela commença dès le mois d'avril 1716 lorsque le
parlement refusa d'enregistrer les charges de surintendant des bâtiments
et de grand maître des postes. Philippe fut vexé mais ne dit rien. Au 15
août, ce fut l'affaire de la procession du vœu de Louis XIII. Ces
messieurs du parlement, en robe et en bonnet, entendaient marcher à la
droite du Régent. Celui-ci s'apprêtait à se rendre à la cérémonie, ses gens,
ses gardes l'attendaient lorsqu'il apprit la détermination des
parlementaires. Aussitôt il décida de rester au Palais-Royal. L'année
suivante, il fit prendre par le conseil un acte spécial au nom du roi afin de
pouvoir occuper la droite des orgueilleux robins.
De tous côtés on cherchait à profiter de la faiblesse du pouvoir central
pour conquérir de nouveaux privilèges, reprendre deslibertés volées,
réhabiliter de vieilles coutumes ou d'antiques usages tombés en
désuétude. C'était particulièrement frappant en Bretagne, où la petite
noblesse était en effervescence depuis la mort de Louis XIV. Elle
demandait la suppression du dixième et de la capitation, la réduction du
don gratuit, des sanctions contre les maltôtiers. Agitation inquiétante, car
tout gentilhomme justifiant d'au moins trois générations de noblesse
faisait partie de droit de l'assemblée des états. Par ailleurs, aucune levée
d'impôts ne pouvait prendre effet en Bretagne sans avoir reçu
l'approbation de cet organe. Ce principe avait été confirmé au début de la
Régence, quand le parlement de Rennes s'était vu restituer – comme tous
les autres – le droit de remontrance. Bref, l'autorité du nouvel intendant,
Feydeau de Brou, et celle du trésorier général des états, Jean-Jacques
Michau de Montaran, était contestée par cette petite fronde nobiliaire. Ce
dernier, en particulier, était exécré comme prévaricateur pour s'être
enrichi à taux usuraire sur le dos des Bretons. Les manières cassantes, la
brutalité entêtée, la roideur toute militaire du nouveau commandant en
chef de la province, le maréchal Pierre de Montesquiou, contribuaient à
alourdir le climat. Maladroit, plein de morgue, ce vieux troupier rigide et
borné méconnaissait gravement la psychologie des Bretons, s'imaginant
que seule la manière forte ramènerait l'ordre et la discipline.
Le 15 décembre 1717, à Dinan, dans la grande salle capitulaire du
couvent des Jacobins, s'ouvrit la première séance des états de Bretagne.
Debout sous son dais semé de lys et d'hermines, le maréchal était
persuadé qu'il n'aurait aucun mal à obtenir le vote du don gratuit, malgré
l'indocilité habituelle de cette assemblée. N'avait-il pas que de bonnes
nouvelles à annoncer : la suppression du dixième et la réduction du don
gratuit de 3 à 2 millions ? Mais quelle ne fut pas sa surprise de voir
soudain se déchaîner tous les mécontentements, les aigreurs, les griefs
contenus durant des années d'absolutisme. En premier lieu, l'assemblée,
rompant avec un usage vieux de plus de quarante ans, refusa d'accorder le
don gratuit dès l'ouverture de la session. Il fallut donc en venir au vote
par ordre. Or, en matière financière, le veto d'un seul des trois ordres
suffisait à empêcher l'adoption du projet royal. Le clergé se prononça
pour, mais la noblesse, sous l'instigation d'un jeune hobereau d'une
trentaine d'années, Louis Germain de Talhouët Bonamour, émit un vote
négatif. Quant au tiers, inquiet et troublé, il préféra surseoir. Le17
décembre, le maréchal de Montesquiou, le visage congestionné de colère,
exigea d'un ton menaçant la soumission des états à la volonté du roi. Plus
conciliant, l'intendant Feydeau s'efforça de convaincre les meneurs un à
un, mais en vain. Dans une atmosphère survoltée on échangea des propos
acrimonieux, des horions, des injures. Un président fut empoigné sans
ménagement et jeté au bas de sa chaire.
Le lendemain, le maréchal prononça solennellement la dissolution des
états de Bretagne. Aussitôt le héraut annonça l'évacuation de la salle et
des ouvriers vinrent démonter les estrades et les gradins sous les huées et
les protestations indignées des évêques, des membres de la noblesse et
des députés des villes. Jamais pareil spectacle ne s'était vu au pays de la
duchesse Anne. Trois députés de la noblesse, le comte de Noyant, MM.
de Grôesquer et de Talhouët Bonamour, se rendirent à Paris pour
présenter au Régent le catalogue de leurs revendications et prendre
l'opinion à témoin.
La dispersion des états créait un vide juridique qui risquait d'empêcher
la perception des recettes en Bretagne. Un arrêt du conseil de régence y
remédia le 21 décembre en décrétant la levée des impôts ordinaires. «
Décision inacceptable ! » clamèrent d'une seule voix les membres du
parlement de Rennes qui, le 30, refusèrent l'enregistrement de l'arrêt et
décidèrent d'envoyer à Paris quatre magistrats porteurs de remontrances.
Deux autres parlementaires connus pour leur esprit frondeur furent
mandés à Paris par lettre de cachet : le jeune et caustique président de
Rochefort et le conseiller Pierre-Joseph de Lambilly, un rêveur passionné
qui deviendra bientôt l'âme de la conspiration de Pontcallec.
La délégation du parlement de Rennes fut admise à faire la révérence
au Régent le 25 janvier, mais « sans lui parler d'aucune affaire ». Le texte
de ses remontrances soulignait en quelques formules lourdes de menaces
que les graves événements de Dinan changeaient le mode de
gouvernement de la province et portaient atteinte, par conséquent, au
fameux Contrat d'Union de 1532 rattachant le duché à la couronne de
France... Philippe d'Orléans prodigua d'aimables paroles à ses
interlocuteurs : « Je suis bien de votre avis quant au fond, mais non point
quant à la forme ! » Et derechef il les pria de refaire leur copie en accord
avec leurs collègues restés à Rennes. C'était un bon moyen de laisser le
temps désamorcer la crise.

LA RAQUETTE

A ces difficultés s'ajoutait pour le Régent une crise gouvernementale


qui couvait depuis plusieurs mois. Le duc de Noailles, qui avait
longtemps fait l'éloge du talent et de l'habileté de Law, se mit
brusquement à le jalouser et à redouter pour son propre pouvoir. Il est
vrai que depuis quelques mois l'Écossais avait pris sur le Régent un
ascendant de plus en plus inquiétant. Le chancelier Daguesseau non plus
n'aimait pas Law et multipliait contre ses entreprises lenteurs et chicanes,
ce que Saint-Simon, dans son langage imagé, appelle ses « hoquets
continuels ». Dubois, revenu de Londres en décembre 1717 pour
raffermir les sentiments anglophiles du Régent, usa-t-il de son influence
pour renverser Noailles ? C'est fort possible, car les deux hommes ne
s'appréciaient guère. Mais Saint-Simon exagère sans doute lorsqu'il en
fait l'animateur d'une cabale décidée à renverser le président du conseil
de Finance, cabale dont Law aurait naturellement fait partie. Des raisons
chronologiques s'y opposent : l'abbé, en effet, ne resta que quelques jours
à Paris et lors de la crise décisive se trouvait à Londres.
Quoi qu'il en soit, vers la fin de 1717, Law, se sentant soutenu par le
Régent, remit sur le tapis son projet initial de banque d'État qui émettrait
des billets d'un usage obligatoire pour toute transaction supérieure à 500
F. Ce projet déplut fortement à Noailles et à Daguesseau qui, connaissant
la méfiance extrême du parlement envers le directeur de la banque, ne
souhaitaient pas se mesurer à lui sur ce terrain. Fidèle à son goût du
compromis, le Régent s'efforça de ramener le calme parmi ses proches.
Dans l'après-midi du 6 janvier 1718, il réunit les antagonistes – Noailles,
Daguesseau et Law – dans la propriété de La Raquette (aujourd'hui La
Roquette), au faubourg Saint-Antoine, qui appartenait au financier Du
Noyer, greffier au parlement. On discuta en détail des avantages et des
inconvénients du projet au cours d'une longue séance. A son habitude,
l'Écossais fit un exposé clair, limpide, convaincant. Noailles et
Daguesseau se battirent pied à pied, mais finalement cédèrent, du moins
en apparence. Ils promirent même de tout mettre en oeuvre pour la
réussite de ce plan. « Le Régent me parut fortflatté de la victoire qu'il
venait de remporter et m'en parla avec enthousiasme, rapporte le duc
d'Antin, présent à la plupart des débats. Je lui répondis comme je devais,
mais je dis au marquis de Nancré en me retirant que l'affaire échouerait. »
Philippe pensait que la rencontre de La Raquette donnerait non
seulement une meilleure cohésion à son gouvernement mais ramènerait
les magistrats à plus de sérénité grâce à l'influence de son Chancelier. Or,
il n'en fut rien. Le 14 janvier, le parlement enregistra deux édits relatifs
aux charges de trésorier des bâtiments et d'argentier des écuries et en
profita pour faire des reproches au Régent sur l'importance des gages
alloués à ces deux administrateurs. Enhardi par sa propre audace, il
réclama le paiement des arrérages des rentes sur l'Hôtel de Ville, des
intérêts des billets d'État et des receveurs généraux. Puis les robins s'en
prirent indirectement à Law en demandant que les « titulaires d'offices
comptables » assermentés fussent les seuls à manier les deniers royaux.
Enfin, empiétant directement sur le domaine politique, le 26 janvier, une
délégation des leurs vint formuler devant Louis XV des critiques sur la
lourdeur et le coût du système de gouvernement par les conseils.
Daguesseau, présent à cette audience, répliqua que cette remontrance, ne
faisant suite à l'enregistrement d'aucun acte législatif, n'entrait pas dans le
cadre prévu par la déclaration du 15 septembre 1715. Malgré la fermeté
de cette réponse, le Régent n'était toujours pas satisfait de son Chancelier
dont il subodorait la duplicité.

RHADAMANTE

Saint-Simon, qui croyait voir sa bête noire – le duc du Maine – parmi


les instigateurs de cette agitation, conseillait vivement au Régent d'en
finir avec l'opposition parlementaire. Au Palais-Royal, pendant une de
leurs longues méditations communes qui les menaient de la galerie
Coypel au grand salon, le prince, raconte le mémorialiste, avait « la tête
basse, comme il avait accoutumé quand il était embarrassé et fâché ».
Tout prouvait que depuis quelques jours déjà il préparait un coup d'éclat.
Le vendredi 28 janvier, de bon matin, La Vrillière se rendit au Palais-
Royal sur convocation du Régent. Le prince lui demandad'aller sur-le-
champ réclamer les sceaux au Chancelier et lui remit un ordre intimant au
disgracié de se retirer sur sa terre de Fresne. Vers sept heures du matin,
La Vrillière se présenta chez Daguesseau qui accueillit la nouvelle avec
amertume mais résignation. « J'ai eu les sceaux sans les avoir mérités,
écrit-il au Régent, vous me les ôtez sans que je les aie démérités. »
Il fut remplacé par le lieutenant général de police Marc-René Voyer
d'Argenson, qui accédait ainsi au conseil de régence. Daguesseau gardait
la dignité inamovible de Chancelier mais sans aucun pouvoir. Noailles,
averti par un billet de ce dernier, accourut au Palais-Royal. Sur la table du
prince il aperçut les sceaux. Voici le dialogue tel que l'a restitué
Dangeau : « Que veulent dire ces sceaux que je vois là ? » Le duc
d'Orléans lui répondit : « Je les ai envoyé redemander au Chancelier. – Et
à qui les donnez-vous, Monseigneur ? – Je les donne à M. d'Argenson. –
Monseigneur, fit alors Noailles, je vois bien que la cabale l'emporte, et
puisqu'on attaque un si honnête homme que le Chancelier et mon
meilleur ami, je vois bien qu'on m'attaque aussi et que je ne puis mieux
faire que de rendre ma commission de président du conseil de Finance. »
Selon d'Antin, à la question : « Pourquoi avez-vous ôté les sceaux au
Chancelier ? » Philippe aurait répondu : « Parce que je veux être le
maître ! »
La précipitation du duc de Noailles à offrir sa démission semble bien
prouver que, las du pouvoir, il cherchait une porte de sortie. Le prince
s'attendait à cette réaction et ne fit aucun geste pour le retenir, se
contentant de lui offrir une place au sein du conseil de régence. « J'en
ferai peu d'usage », lui répliqua Noailles.
Ainsi s'éloignait l'homme qui, dans la première partie de la Régence,
avait incarné à la fois la réaction nobiliaire et la recherche d'une certaine
justice fiscale. Avec une infatigable ardeur il avait tenté de restaurer l'état
délabré des finances, de résorber l'immense dette flottante, de rendre la
taille proportionnelle. Il avait supprimé le dixième, réformé la
comptabilité publique, traduit les traitants et les maltôtiers devant la
Chambre de justice, réformé la monnaie. Noailles laissait l'image en
demi-teinte d'un gestionnaire avisé, mais tatillon, qui n'avait ni le brio ni
l'imagination d'un John Law. Son bilan, même s'il était loin de répondre
aux espérances, avait au moins l'avantage de ne pas s'achever en
catastrophe. Noailles partit sans laisser lemoindre regret et le peuple,
ingrat comme toujours, l'oublia vite. D'ailleurs, observe d'Antin, « il
n'avait jamais rien fait pour avoir des amis ». Recette indispensable en
politique pour laisser un nom...

Tandis que Louis-Charles de Machault recevait les fonctions de


lieutenant général de police, celles de président du conseil de Finance
échurent au duc de La Force mais à titre purement nominal, car ce chaud
partisan de Law ne brillait pas par ses compétences. En fait, ce fut
d'Argenson qui, comme garde des Sceaux, prit la direction effective de
tous les conseils.
L'opinion, dans son ensemble, fut consternée. Elle redoutait surtout
que cet homme, « imbu des maximes de Louis XIV », ne les fit triompher
auprès du Régent. Elle couvrit d'éloges le chancelier Daguesseau, bel
esprit savant, intègre et consciencieux, pour mieux flétrir le geste du
Régent. Les rentiers perdaient confiance. Les nouveaux billets d'État,
œuvre de Noailles, se négociaient avec une décote de 73 % par rapport à
leur nominal. Et pourtant il n'y avait que six mois qu'ils étaient en
circulation. Dans les faubourgs, le petit peuple chantait :
Il faut que le Chancelier revienne
Et que le parlement gouverne.

Seul l'abbé Dubois était ravi de ce coup de théâtre, prélude au retour de


l'absolutisme monarchique. « Mes deux bras franchissent les mers pour
vous embrasser », écrivait-il avec enthousiasme à d'Argenson. Ce choix
était en effet lourd de signification. Au physique, l'ancien lieutenant
général de police était un grand homme noir, d'un abord antipathique, «
d'une figure qui retraçait celle des trois juges de l'enfer ». On se contenta
de lui donner le surnom de l'un d'eux : Rhadamante. Son père,
ambassadeur à Venise et conseiller d'État, avait fait partie de la célèbre et
très fermée Compagnie du Saint-Sacrement. Ce personnage orgueilleux,
austère et sentencieux fut mal reçu par Mazarin et Colbert et préféra se
retirer sur ses terres plutôt que de vivre à la Cour. Marc René resta à Paris
où il végéta longtemps dans une obscure carrière de substitut du
procureur général avant d'hériter de son grand-père maternel la charge de
lieutenant général au bailliage d'Angoulême. C'est là que M. de
Caumartin, familier du contrôleur général Louis de Pontchartrain, le
repéra, apprécia ses qualités d'administrateur et le fit revenir dans
lacapitale. Dès lors, il devint le commis du clan Pontchartrain, qui
l'employa à diverses missions délicates, notamment au ministère de la
Marine. En 1697, après la mort de La Reynie, Jérôme de Pontchartrain le
désigna pour la lieutenance générale de police, tâche dont il s'acquitta
avec ponctualité et sérieux. Ce policier omnipotent était un esprit agile,
souple, mondain, opportuniste, plus brillant que cultivé, qui savait à
l'occasion se montrer ferme et expéditif. Saint-Simon assure qu'il « avait
mis un tel ordre dans cette innombrable multitude de Paris, qu'il n'y avait
nul habitant dont, jour par jour, il ne sût la conduite et les habitudes ». Il
connaissait comme personne les lieux mal famés, les tripots, les cabarets
borgnes et les maisons de jeu. Les potins de Cour, les histoires d'alcôve,
les plaies cachées des familles faisaient ses délices, mais il les utilisait
avec discernement et habileté, savait au besoin rendre service et cultiver
ses relations. Il avait été assez adroit pour ne jamais s'éloigner du duc
d'Orléans, même au moment de sa disgrâce. Dans l'histoire du cordelier
Le Marchand, il avait fait éclater la vérité, rendant par là un service
insigne au neveu du roi qui ne l'oublia jamais.
D'Argenson avait été sous Louis XIV l'homme du parti dévot,
bénéficiant de la pleine confiance du roi et des Jésuites. Dévot il était,
dévot il était resté. « Je vis clairement, écrit Saint-Simon, que le vieux
levain prévalait et qu'il ne se dépouillerait point de cette vieille peau
jésuitique que la fortune lui avait fait revêtir. » On comprend que son
élévation au faîte de l'État ait semé l'inquiétude chez les jansénistes. Le
cardinal de Noailles, oncle du duc disgracié, redoutant un revirement de
la politique religieuse, se précipita chez le Régent pour lui déclarer que
jamais en conscience il ne pourrait approuver la constitution Unigenitus.
« Pour les sceaux, ajouta-t-il, vous les avez ôtés au plus digne sujet du
roi, de l'aveu général de tout le monde, et c'est un coup qui est
universellement désapprouvé. – J'ai eu mes raisons et je suis le maître,
répondit une fois de plus Philippe. »
Pour être dévot, ce tartufe n'en était pas moins homme. Écoutons le fils
parler librement du père : « Il était gaillard, d'une bonne santé, donnant
dans les plaisirs sans crapule ni obscénité ; la meilleure compagnie de la
province le recherchait ; il buvait beaucoup sans s'incommoder, avait
affaire à toutes les femmes qu'il pouvait, séculières ou régulières, un peu
plus de goût pour celles-ci, camuses ou à grand nez, grasses etmaigres ;
disant force bons mots à table, il était de la meilleure compagnie qu'on
puisse être. » Il entreprenait presque ouvertement une liaison avec
Gilberte Veyny de Villemont, prieure du couvent des Bénédictines
réformées de la Madeleine de Traisnel, à Picpus. Deux fois par semaine,
de deux heures de l'après-midi à dix heures du soir, il se rendait chez elle,
travaillant et soupant aux chandelles en carrosse pour ne pas perdre de
temps. On raconte qu'il emportait avec lui les sceaux et qu'il lui arrivait
parfois de les laisser par mégarde chez sa belle abbesse. Afin de faciliter
ses déplacements, il décidera vers 1720 de se faire bâtir un pied-à-terre
près du couvent !
A soixante-sept ans, encore plein de vigueur, il abordait une nouvelle
étape de sa carrière. Si le Régent l'avait choisi pour remplacer
Daguesseau, c'était surtout en raison du contentieux qui l'opposait au
parlement. Courageux, hardi, audacieux même, cet homme, qui n'avait
pas craint de se jeter dans les flammes d'un incendie, était un des rares
commis de l'État à ne trembler ni devant les robins ni devant le peuple. Il
allait droit son chemin, sans compromission ni trahison.

LES RÉFORMES DE D'ARGENSON

En véritable chef de gouvernement, d'Argenson était bien décidé à


mener sa propre politique financière. Rien que de très classique dans les
premières mesures qu'il arrêta. Pour régler les arrérages des rentes sur
l'Hôtel de Ville, il institua un nouveau droit de quatre sols par livre sur les
revenus des fermes et des greffes du royaume. Il reprit également les
tentatives de réforme de la taille du duc de Noailles, mais les poursuivit
tout aussi timidement. Un marin acharné au travail, Renau d'Éliçagaray,
dit le petit Renau, qui s'était illustré comme chef d'escadre, avait proposé
un projet s'inspirant de la Dîme royale de Vauban. Le monde rural ne
vivant qu'en économie partiellement monétaire, il s'agissait de lever une
imposition en nature sur les produits de la terre et une redevance en
espèces sur les bénéfices tirés du bétail ou de l'exercice des métiers
artisanaux. Le Régent, toujours à l'affût des nouveautés, lui laissa
expérimenter son système à partir de juin 1718, dans l'élection de Niort.
L'énergiqueRenau se tua littéralement à la tâche. Son œuvre connut un
succès relatif dans certaines paroisses proches de La Rochelle. Elle
subsistera jusqu'à la fin de la Régence, sans que l'on eût la volonté ni les
moyens de l'étendre.
L'appui constant que d'Argenson donnait à la Compagnie d'Occident
témoignait de sa bonne entente avec Law. Les deux hommes
collaboraient étroitement dans les affaires financières et se rendaient
périodiquement chez le duc d'Orléans pour étudier avec lui les mesures
concrètes à prendre. La grande question était toujours celle de la dette
flottante. Le cours des effets était une insulte permanente au crédit de
l'État. Pour restaurer la confiance il fallait encore et toujours résorber ces
monceaux de papiers. Le 12 février, le conseil de régence autorisait les
particuliers qui portaient aux hôtels des Monnaies leurs vieilles pièces et
leurs objets d'or et d'argent pour y recevoir de nouvelles espèces à joindre
au maximum un cinquième en sus de la valeur apportée en billets d'État
qui seraient repris pour leur valeur nominale. Par cette mesure alléchante,
on espérait tirer des coffres et des bas de laine les vieilles espèces,
diminuer la masse des billets en circulation et ainsi rehausser leur cours
sur le marché.
La nomination de d'Argenson n'avait évidemment pas amélioré les
relations avec le parlement. Sous divers prétextes de procédure, celui-ci
différa l'enregistrement de sa charge de garde des Sceaux lui donnant
même rang que le Chancelier, et se mit une fois de plus à critiquer le coût
des conseils. Le duc d'Orléans lui répondit fermement que, « l'autorité
royale lui ayant été confiée, il ne permettrait pas qu'elle fût avilie sous sa
régence et qu'il voulait la rendre au roi telle qu'il l'avait reçue ». Venus le
21 février chercher la réponse à leurs remontrances du 26 janvier, les
magistrats furent éconduits. La taxe de quatre sols par livre déclencha de
nouvelles protestations, de même que le traité conclu avec le duc de
Lorraine à propos de rectifications de frontières faites au détriment du
domaine royal. La moindre action du pouvoir déclenchait l'ire des
parlementaires. Un conseiller osa lancer en pleine assemblée : « Le
Régent est aussi aveugle d'esprit que de corps, aussi bien que ceux qui le
conseillent. » Et pourtant, on n'en était qu'aux escarmouches. Les
relations prirent une tout autre tournure après la réforme des monnaies de
la fin de mai.
Comme en son temps Noailles, d'Argenson procéda en effet àcette
époque à un nouveau « rehaussement » des monnaies, c'est-à-dire, on l'a
vu, à une nouvelle dévaluation de la monnaie de compte, la livre. Le
nouveau louis d'or – appelé « chevalier » à cause de la croix qu'il portait
sur l'une de ses faces –, reçut une valeur de 36 livres au lieu de 30 au «
noailles » et l'écu de 100 sols valut 6 livres au lieu de 5. On gagnait
également sur la taille des pièces. Le « noailles » pesait 9 deniers 14
grains 2/5 et était de la taille de 20 au marc d'or. Les nouvelles pièces ne
pesaient que 7 deniers 16 grains 8/25 et étaient de la taille 25. Les écus
passaient de la taille 8 à 10. Il était stipulé que les anciennes monnaies,
quelle que fût leur origine ou leur date de création, seraient décriées à
compter du 1er août et reprises aux anciens cours de 600 livres le marc
d'or et de 40 livres le marc d'argent. En attendant, pour gagner sur tous
les tableaux, d'Argenson décida de donner immédiatement au « noailles »
une valeur identique à celle du « chevalier », soit 36 livres.
Dernière mesure pour allécher les récalcitrants : la possibilité
d'apporter, en sus de leurs espèces, 40 % en billets d'État repris à leur
valeur nominale (alors que sur les marchés leur décote était des 2/3 ou
des 3/4). Cette refonte des monnaies avait pour conséquence immédiate
de stimuler les exportations, mais également d'élever brutalement les prix
intérieurs. Par ailleurs, elle constituait un encouragement supplémentaire
aux faux-monnayeurs qui voyaient automatiquement augmenter leurs
profits. Ce n'était pas un risque illusoire à cette époque où proliféraient
les aventuriers de tout poil et les chevaliers d'industrie.
John Law a-t-il collaboré à cette réforme ? Les avis des historiens sont
partagés. D'aucuns ont affirmé qu'il avait montré peu d'enthousiasme à la
cautionner. Pourtant, étant donné sa complexité, il serait bien étonnant
qu'elle ait été l'œuvre du seul garde des Sceaux qui était tout sauf un
technicien des finances. On a la preuve que dès le mois de mars les deux
hommes en discutaient. Et il semble, d'après certains rapports découverts
par Claude-Frédéric Lévy, que Law profita des informations privilégiées
dont il disposait pour se livrer à des opérations spéculatives, achetant à
vil prix des pièces d'or espagnoles ou concluant avant la dévaluation
d'avantageux contrats payables dans le courant de l'été. Conséquence de
ces opérations peu honnêtes, un informateur français signalait la
banqueroute de plusieurs compagnies commerciales d'Amsterdam qui
avaient perdu 25 et 30 % sur la valeur de la livre. La banque de Lawétant
habilitée à recevoir les espèces et les billets d'État en échange de billets
émis par elle, on la soupçonnait de remettre plusieurs fois en circulation
ces billets d'Etat et de réaliser au passage de substantiels bénéfices. Il est
vrai qu'on accusait également les hôtels des Monnaies de recevoir les
écus au cours de 5 livres et de les ressortir à 6 ! Qui connaît la vérité ?

LA FRONDE DU PARLEMENT

Le parlement n'apprit l'existence de l'édit sur les monnaies qu'au


moment de sa publication, le 2 juin 1718. Choqué d'avoir été oublié, il
nomma des commissaires pour examiner le texte, prit avis de quelques
hommes de l'art et des six corps de marchands de la ville, puis invita la
Chambre des comptes, la Cour des aides et celle des monnaies à
s'associer à ses remontrances. Le Régent s'opposa à cette dernière
initiative, interdisant par lettres de cachet aux autres cours souveraines
d'effectuer la moindre démarche commune avec le parlement. Par
précaution, il envoya six gardes protéger la banque de Law. Le 18 juin,
les gens du roi vinrent lui faire part de la demande des magistrats de
surseoir à l'application de l'édit sur les monnaies et à la frappe des
nouvelles espèces. Le prince leur répondit que « le parlement pouvait
maintenir son autorité comme il le jugeait à propos, mais que lui, il avait
fait provision de poudre et de plomb pour maintenir celle du roi ». Voilà
où les choses en étaient arrivées ! Il refusa le sursis demandé et soutint
que les édits concernant les monnaies ne devaient pas être
obligatoirement soumis au parlement. Néanmoins, par esprit de
conciliation, il accepta de recevoir ses remontrances quand elles seraient
prêtes.

Dès le lendemain, le premier président, les présidents à mortier et


plusieurs conseillers se rendirent au Palais-Royal. Ils firent ressortir au
duc d'Orléans les effets néfastes d'une réforme qui portait le louis d'or à
36 livres, alors que, selon leurs propres estimations, sa valeur intrinsèque
ne devait pas excéder 15 livres. Ses conséquences étaient une hausse des
prix de 25 %, une restriction des rentes libellées en livres, la paralysie du
commerce et le risque de voir le royaume inondé d'espècescontrefaites...
Philippe resta insensible à ces arguments. « Je me f.. du parlement ! »
lâcha-t-il dans un moment de colère devant les magistrats médusés. Le
20, la cour décida de faire des remontrances solennelles au roi. En
attendant, par mesure conservatoire, elle interdit l'usage des nouvelles
monnaies et rétablit les anciennes à leur valeur primitive. Cet
empiétement inouï sur les prérogatives du pouvoir fut cassé le jour même
par arrêt du conseil de régence.
Au reçu de cette décision, le premier président ergota, joua le fin
juriste en prétendant que le roi ne pouvait faire connaître ses volontés au
parlement autrement que par lettres patentes ! La tension montait
toujours. On redoutait en particulier des mouvements de foule lors des
traditionnels feux de la Saint-Jean. Des mousquetaires se rendirent à
l'imprimerie du Palais pour y confisquer les presses et lacérer le prétendu
édit. Des soldats du régiment des gardes surveillèrent dans les marchés si
l'on appliquait bien le nouveau cours des pièces. Un magistrat, le sieur La
Ville-aux-Clercs, fut surpris la nuit en train d'arracher des affiches
reproduisant l'arrêt du conseil. Il fut jeté en prison. Un jour, le Régent
trouva dans son assiette une lettre anonyme contenant des menaces de
mort. Il rencontrait des résistances jusqu'au sein du conseil, à tel point,
raconte la chronique, qu'à l'issue d'une séance, il sortit le visage « tout en
feu ».
Le 27 juin, M. de Mesmes se rendit aux Tuileries à la tête de tous les
présidents à mortier et d'une quarantaine de conseillers pour lire au roi et
au Régent le texte des remontrances. Le garde des Sceaux lui répliqua
qu'il y serait fait réponse dans quelques jours. Le 30, ce fut au tour de la
Chambre des comptes et de la Cour des aides de venir présenter leurs
doléances. Le 2 juillet, la réponse du roi, rédigée et lue par d'Argenson,
fut communiquée aux magistrats : c'était une sévère condamnation des
empiétements des robins qui se prenaient pour l'émanation de la nation,
alors qu'ils n'étaient issus à l'origine que d'un simple démembrement du
conseil du roi : « Les lois anciennes et les nouvelles ne subsistent que par
la volonté du souverain et n'ont besoin que de cette volonté seule pour
être loi ; leur enregistrement dans les cours, à qui l'exécution en est
confiée, n'ajoute rien au pouvoir du législateur, c'en est seulement la
promulgation et un acte d'obéissance indispensable... »
Philippe se rassurait en songeant qu'il avait les troupes bien en main et
que l'opinion, dans son ensemble, se tenait avecprudence à l'écart de cette
effervescence. Le parlement ne se considéra pas comme battu et chercha
un terrain plus favorable pour reprendre ses assauts. En vue d'attirer la
faveur des petits rentiers, il fit venir le prévôt des marchands, Trudaine,
ainsi que les membres du bureau de l'Hôtel de Ville afin d'examiner la
question préoccupante des rentes sur la ville qui n'étaient plus payées. Le
12 août, il s'en prit à la banque de Law. Il tenait cette fois un excellent
cheval de bataille, car l'Écossais n'était guère prisé du public. On voyait
dans cet étranger naturalisé et baptisé de fraîche date un dangereux
arriviste qui achetait terres et châteaux grâce à de louches opérations
financières et qui venait de faire concéder à la Compagnie d'Occident la
ferme des tabacs moyennant un loyer de 4 020 000 livres. Un arrêt du
conseil avait précisé que les billets émis par la Banque seraient repris sur
la base du nouveau cours de 6 livres. Cette disposition était la
conséquence logique de la dévaluation décidée par d'Argenson puisque
tous les billets émis par Law étaient stipulés payables en monnaie d'or et
d'argent, au cours du jour. La réévaluation des espèces entraînait donc
automatiquement celle des billets. Cela n'avait en soi rien de choquant.
Le parlement, peu au fait des questions monétaires, y vit une extension
des activités de Law. Le 12 août, donc, il décida de limiter les opérations
de la Banque à son objet social primitif, stipulant que les deniers royaux
devaient être désormais portés aux officiers comptables, sans transiter par
ses guichets. En outre, il faisait défense à « tous étrangers même
naturalisés » de s'immiscer directement ou indirectement dans
l'administration des deniers du royaume. Cette décision énoncée sous
forme de règle générale ne visait qu'une seule personne : Law. Inquiets de
leur propre audace, les parlementaires ne rendirent public cet arrêt que le
18 août.
A nouveau le conseil de régence le cassa et décréta que tous les édits,
déclarations royales et lettres patentes seraient considérés comme
enregistrés si dans les huit jours de leur présentation au parlement ils ne
faisaient l'objet d'aucune remontrance. La guérilla continuait donc. Le ton
montait de part et d'autre pour atteindre dans la seconde quinzaine d'août
une insupportable incandescence. Beaucoup parmi les gens de robe
commençaient à ne plus considérer une régence de Philippe V comme
une absurdité et songeaient au moyen de renverser le duc d'Orléans. Le
parlement, qui délibérait âprement tous les jours, chargea le 22 août les
gens du roi d'enquêter sur le sort desbillets d'État absorbés par la
Chambre de justice, les loteries mensuelles, la Compagnie d'Occident ou
par les hôtels des Monnaies de façon à contrôler si certains n'avaient pas
été remis en circulation. Les commissionnaires, bien embarrassés,
voulurent connaître les sentiments du Régent sur la question. Celui-ci
leur répondit qu'ils n'avaient qu'à obéir à leurs mandataires et leur tourna
le dos. Il faisait une chaleur suffocante et chacun sait que la canicule est
propice aux mouvements de foule et aux révolutions. De mystérieuses
épidémies ravageaient la Picardie, la Normandie, la Bourgogne. Les
fraudeurs de la gabelle, les faux-sauniers commençaient à s'organiser en
bandes, rejoints par des soldats réformés. Ce temps de troubles créait des
difficultés dans le commerce. On ne savait pas bien si les nouvelles
espèces avaient ou non également cours ni qui avait raison du Régent ou
des magistrats. Le résident de Prusse à Paris notait dans ses rapports que
la cherté du pain et des produits de première nécessité soulevait la grogne
de la population parisienne. Le parlement parviendrait-il à canaliser à son
profit cette sourde montée des mécontentements ? Les Mémoires du
cardinal de Retz et de Guy Joly, récemment parus, faisaient rêver les têtes
chaudes d'une nouvelle fronde. La situation se prêtait d'ailleurs à de
faciles analogies. On assimilait Law au cardinal Mazarin, tous deux
étrangers, le duc d'Orléans à la régente Anne d'Autriche et le parti de la
Fronde à la coterie de Sceaux. Quant au maréchal de Villeroy qui adorait
les bains de foule, il se comparait volontiers au duc de Beaufort, le « roi
des Halles », avec l'avantage supplémentaire de détenir l'otage royal.
Law, en tout cas, prenait très au sérieux la menace de quelques magistrats
de le faire arrêter par les huissiers de la Chambre et de le pendre haut et
court à un gibet dressé dans la cour du Palais. Le malheureux tremblait de
peur au point qu'on dut le loger au Palais-Royal même, dans la chambre
de M. de Nancré parti pour l'Espagne.

LE COUP D'ÉTAT DU 26 AOÛT 1718

La situation était devenue intolérable. Il fallait en finir, frapper un


grand coup et pour cela tenir un lit de justice contraignant le parlement à
se soumettre. Les trois personnes à qui leRégent confia son projet –
Saint-Simon, le duc de La Force et le conseiller Fagon – ne lui
dissimulèrent pas la difficulté de l'entreprise. Le maréchal de Villeroy,
responsable de l'éducation du jeune Louis XV, se ferait certainement un
malin plaisir de la faire avorter en refusant, sous un prétexte ou sous un
autre, le déplacement de l'enfant. Saint-Simon s'attribue l'idée qui leva
l'obstacle : plutôt que de se rendre au Palais, pourquoi ne pas tenir un lit
de justice aux Tuileries, aménager de nuit une salle et n'avertir le
maréchal que le matin même ? Jouer à plein la surprise ? La proposition
parut excellente.
Dans cette rude partie qu'il engageait contre la robe – la crise majeure
de sa régence, avouait-il –, Philippe estima nécessaire d'avoir pour allié
M. le Duc, premier prince du sang. Celui-ci demanda en retour
l'abaissement du duc du Maine et la surintendance de l'éducation. Il fallut
en passer par là. Quitte à s'attaquer aux légitimés, autant donner
satisfaction aux ducs et pairs, dont le concours pouvait être utile en la
circonstance, en supprimant le « rang intermédiaire » instauré pour les
deux bâtards de Mme de Montespan. On voit ainsi le duc d'Orléans
pratiquer un subtil jeu de bascule : pour annuler le testament de Louis
XIV, il s'était allié au parlement en négligeant les ducs ; pour mater celui-
ci, il se mettait à les flatter.
Bientôt, deux d'entre eux furent désignés pour entrer au conseil de
régence, le duc de Guiche, colonel des gardes françaises, et le duc de La
Force, président du conseil de Finance. « Nous sommes déjà beaucoup »,
objecta Saint-Simon. « Vraiment, oui, et beaucoup trop », reprit le prince
qui, un moment après, ajouta : « Mais au bout du compte, pour ce qu'on y
fait, et au nombre qu'il y a, deux de plus ou de moins n'y font pas grand-
chose ! »
Saint-Simon avait accepté avec une intense jubilation de se charger de
la « machine matérielle du lit de justice », c'est-à-dire de l'aménagement
intérieur de la salle. Le samedi 20 août, d'un pas de conspirateur, il se
rendit place Vendôme chez Moïse-Augustin Fontanieu, le garde-meuble
de la Couronne. Il lui exposa l'objet de sa visite sous le sceau du secret,
car il ne fallait surtout pas mettre au courant son supérieur hiérarchique,
le duc d'Aumont, premier gentilhomme de la chambre, acquis au duc du
Maine. Le confident du Régent lui dessina les plans, désigna la place de
chacun, indiqua les meubles dont il avait besoin, esquissa le tracé de
l'estrade permettant de placer princes et ducsdans une position
dominante, lui donna toutes les explications voulues mais, pour ne laisser
aucune trace, les lui dicta.
Tout fut préparé avec la plus minutieuse attention. Dans la nuit du 25
au 26 août, Philippe convoqua au Palais-Royal le duc de Guiche, le duc
de Villeroy, capitaine des gardes du corps en quartier, le duc de Chaulnes,
capitaine des chevau-légers, MM. d'Artagnan et de Canillac, capitaines
des deux compagnies de mousquetaires, et leur distribua les consignes.
Le vendredi 26, Paris se réveilla dans une atmosphère d'état de siège. Dix
compagnies de gardes françaises avaient pris position le long des
Tuileries, dix autres à la Grange-Batelière, douze sous les arcades de la
foire Saint-Germain. Fiévreusement, des officiers, des tambours, des
enseignes, des estafettes galopaient dans les rues en tous sens. Plusieurs
escadrons de gendarmes du roi attendaient dans la cour de l'hôtel de
Soubise ; la compagnie des mousquetaires gris se tenait prête dans sa
caserne de la rue du Bac ; celle des mousquetaires noirs, venue de
Charenton, s'était postée aux abords de l'abbaye de Saint-Germain-des-
Prés. Vers six heures, le maître des cérémonies, Desgranges, se rendit de
la part du roi à la Grand'Chambre du Palais pour y porter la lettre de
cachet convoquant pour le matin même à dix heures le parlement aux
Tuileries.
Pendant ce temps, au château, tout était paré pour la cérémonie. Dans
la nuit, Fontanieu et ses ouvriers avaient monté leur « machine » dans la
grande antichambre où le roi prenait ordinairement ses repas. Ce travail
s'était accompli si discrètement que, vers sept heures, le premier valet de
chambre du roi fut littéralement abasourdi en voyant la pièce
métamorphosée par les tapisseries, les tentures, le trône, les velours, les
ors, les lys... N'en croyant pas ses yeux, il courut réveiller le maréchal de
Villeroy.
Pour l'heure, on préparait le conseil d'En-Haut au cours duquel le
Régent devait annoncer le lit de justice et son objet. D'Argenson, l'air très
naturel, avait à portée de la main deux gros sacs de velours renfermant les
sceaux. Dans la pièce voisine, se trouvaient le chauffe-cire avec de l'eau
et un feu continuellement entretenu. C'était l'heure du lever. On tira le
petit roi du sommeil et on l'habilla. Tandis que des valets en livrée bleue
enlevaient les housses de son lit et celui du maréchal de Villeroy (il
couchait par précaution dans la même pièce), on dressa la table du
conseil. Vers neuf heures, le duc d'Orléansarriva l'air dégagé, presque
insouciant. M. du Maine, qui se doutait de quelque chose, entra à son tour
en grand manteau, suivi du comte de Toulouse. On ne les attendait pas.
Philippe eut un moment de surprise. « Le Rubicon est passé », lui glissa
Saint-Simon pour l'empêcher de faiblir. Le prince attira alors le comte de
Toulouse dans un coin et lui conseilla amicalement de ne point assister à
cette séance car on devait y traiter de sujets le concernant ainsi que son
frère. Le comte se récria, insista pour avoir une explication. En deux
mots, Philippe lui dit qu'il allait se passer des « choses désagréables »
pour son frère, dont il ferait mieux de ne pas être témoin, mais que, quant
à lui, il serait épargné. « Allons, Messieurs, prenons nos places », fit-il à
haute voix, à l'adresse de la compagnie. Voyant le duc du Maine et le
comte de Toulouse quitter la pièce en tapinois, Saint-Simon se précipita
vers le Régent avec émotion : « Monsieur, les voilà qui sortent. – Je le
sais bien, répondit l'autre calmement. – Oui, mais savez-vous ce qu'ils
feront quand ils seront dehors ? – Rien du tout, le comte de Toulouse
m'est venu demander la permission de sortir avec son frère ; il m'a assuré
qu'ils seront sages. – Et s'ils ne le sont pas ? – Mais ils le seront et s'ils ne
le sont pas, il y a de bons ordres de les bien observer... »
Les membres du conseil, qui avaient vu cette scène sans rien
comprendre, écoutèrent avec attention le Régent leur annoncer la tenue
sur place et dans l'heure d'un lit de justice. Il ajouta qu'il profiterait de
l'occasion pour y faire enregistrer les lettres de provisions du garde des
Sceaux et pria d'Argenson d'en donner lecture à la compagnie. Puis il
parla de la nécessité de remettre le parlement « dans les bornes du devoir
» et fit lire l'arrêt cassant ses dernières décisions. Cette lecture achevée,
Philippe, prenant un air d'autorité et un ton qu'on ne lui connaissait pas,
ajouta : « Pour aujourd'hui, Messieurs, je m'écarterai de la règle ordinaire
pour prendre les voix et je pense qu'il sera bon que j'en use ainsi pour tout
ce conseil. » Tous, étonnés ou abattus par la surprise, n'osèrent élever la
moindre protestation. « Mais viendront-ils ? », grommela entre ses dents
le maréchal de Villeroy, à qui toutes ces surprises ne plaisaient guère. Le
Régent répondit qu'il n'en doutait pas puis, « redressé sur son siège d'un
demi-pied », annonça avec fermeté qu'il avait à soumettre un sujet de
plus grande importance encore : l'abaissement des légitimés à leur rang
de pairie, ce qui était rendre justice aux ducs. Une fois de plus,
d'Argenson lut le projet d'arrêt.
Saint-Simon, qui s'était composé un visage de marbre, savourait
intérieurement l'ivresse de la félicité. C'était l'extase, le paradis. «
Immobile, collé sur mon siège, compassé de tout mon corps, pénétré de
tout ce que la joie peut imprimer de plus sensible et de plus vif, du
trouble le plus charmant, d'une jouissance la plus démesurément et la
plus persévéremment souhaitée, je suais d'angoisse de la captivité de mon
transport, et cette angoisse même était une volupté que je n'ai jamais
ressentie ni devant ni depuis ce beau jour. »
Le texte ne rencontrant aucune opposition, Philippe proposa de
conserver sa vie durant au comte de Toulouse tous les honneurs dont il
jouissait, et ce en considération de sa probité, de sa vertu et de son
désintéressement. Le conseil acquiesça. Alors, M. le Duc demanda la
parole : « Monsieur, dit-il au Régent, puisque vous faites justice à MM.
les ducs, je crois être en droit de vous la demander pour moi-même...
Non seulement M. du Maine n'est plus prince du sang mais il est réduit à
son rang de pairie. M. le maréchal de Villeroy est aujourd'hui son ancien
et le précède partout : il ne peut donc plus demeurer gouverneur du roi
sous la surintendance de M. du Maine. Je vous demande cette place. »
Le duc d'Orléans jeta un regard sur la compagnie puis déclara que cette
requête lui paraissait juste, qu'on ne pouvait laisser le maréchal de
Villeroy sous les ordres de son cadet en pairie. D'un soupir, d'un murmure
ou d'un hochement de tête, les membres du conseil donnèrent leur accord
à ce bouleversement qu'en majorité ils n'approuvaient pas. Après un long
silence, Villeroy, pâle et agité, dit d'une voix chevrotante : « Voilà toutes
les dispositions du roi renversées, je ne le puis voir sans douleur. M. du
Maine est bien malheureux. » A quoi, Philippe lui repartit d'un ton « vif
et haut » : « Monsieur, M. du Maine est mon beau-frère, mais j'aime
mieux un ennemi découvert que caché. »
L'atmosphère était lourde. Pour essayer de la détendre le garde des
Sceaux donna connaissance du discours qu'il se proposait de prononcer à
l'ouverture du lit de justice. Peu après, on annonça que les parlementaires
délibéraient toujours au Palais et que beaucoup, terrorisés à l'idée de
venir aux Tuileries, conseillaient de ne pas se jeter dans un pareil piège.
Philippe, tout comme d'Argenson, doutait d'un refus qui placerait les gens
de robe dans une situation encore plus critique vis-à-vis du pouvoir, sans
avoir la moindre certitude du soutien populaire. Ilajouta d'ailleurs que si
le parlement commettait la faute de ne pas venir, il ne s'en embarrasserait
pas.
Bientôt Desgranges rassura tout le monde : les magistrats avaient
quitté le Palais. Il était dix heures passées. Le prince leva la séance, mais
interdit à quiconque de sortir et, pour bien montrer sa détermination, se
mit lui-même devant la porte. Collés aux fenêtres « comme des enfants »,
les membres du conseil, encore tout abasourdis, virent arriver par la
grande porte les robes rouges et les bonnets noirs qui marchaient deux
par deux avec une lenteur solennelle. Saint-Simon conte la scène
burlesque qui s'ensuivit. Quelques maréchaux et ducs demandèrent à
s'éclipser « pour des besoins ». Le Régent le permit à condition de
revenir sur-le-champ et en silence. Il organisa même les tours de sortie :
La Vrillière avec le maréchal d'Huxelles et quelques autres suspects ! «
J'en usai de même, écrit le petit duc, avec les maréchaux de Villars et de
Tallard, et, ayant vu Effiat ouvrant la petite porte du roi pour le maréchal
de Villeroy, j'y courus, sous prétexte de l'y aider, mais au vrai pour
empêcher qu'il ne parlât à la porte et qu'il n'envoyât quelque message au
bâtard. » De pareils détails ne s'inventent pas !
Les fiers parlementaires tremblaient tous de frayeur. Blamont,
président aux enquêtes, l'un des plus turbulents, ne put aller jusqu'au
bout : il s'arrêta, essoufflé, sur les degrés des Tuileries, se réfugia à la
chapelle, où il fallut le remonter avec du vin de messe. Chacun prit place
dans la grande salle où Fontanieu avait monté ses tréteaux, disposé ses
velours et ses tapis. Un brouhaha accueillit l'arrivée du petit roi qui
n'avait pas revêtu ses vêtements de cérémonie. Le premier président,
voyant les places des deux légitimés occupées par les ducs de Sully et de
Saint-Simon, était perplexe et abattu. Le Régent entra, majestueux et
triomphant.
D'Argenson ouvrit la séance, monta quelques marches, s'agenouilla,
prit « l'ordre » du petit roi et regagna sa chaire après avoir remis son
chapeau. Il annonça d'abord la création de l'office de garde des Sceaux à
son profit et pria le greffier civil de la Cour de donner lecture de l'arrêt,
ce qu'il fit. Le Régent, allant à son tour s'incliner devant Louis XV, fit
semblant de lui parler, redescendit les marches et déclara : « Sa Majesté
veut être obéie sur-le-champ ! » Par cette procédure la charge était
considérée comme enregistrée. Alors d'Argenson, reprenant la parole,
condamna avec sévérité les prétentions politiques duparlement et ses
tentatives pour s'emparer du pouvoir législatif. Puis le greffier donna
connaissance des lettres patentes du roi. La consternation régnait sur tous
les visages. Les robins, accablés, baissaient la tête sans mot dire. Le
premier président se leva et d'une voix blanche demanda un délai afin
d'examiner l'arrêt du conseil et les lettres patentes en raison de «
l'importance, l'étendue et le nombre des matières qui y étaient traitées... »
D'Argenson, avant de répondre, vint refaire la même génuflexion devant
le souverain puis déclara : « Le roi veut être obéi et obéi sur-le-champ ! »
A nouveau le silence et l'accablement s'étaient emparés de l'assemblée.
Le garde des Sceaux passa sans tarder au reste de l'ordre du jour. Il
annonça que le roi rendait aux ducs et pairs « le rang et les prérogatives
dont ils avaient cessé de jouir », mais conservait les honneurs au comte
de Toulouse. Le premier président avait du mal à dissimuler sa rage.
Chacun donna son avis puis l'on prononça l'arrêt d'enregistrement. Nul
n'avait osé prendre la défense du duc du Maine.
Comme un diable jaillissant de sa boîte, M. le Duc se leva et réclama
la surintendance de l'éducation. Le Régent appuya sa demande. Là non
plus, aucune opposition. La cause était entendue. Avant de clore la
séance, d'Argenson appela le greffier en chef et le pria de procéder en
présence du roi à l'enregistrement des décisions. Le petit Louis XV,
jusque-là figé dans une majestueuse raideur, profita de ce moment pour
se détendre et s'amuser avec ceux qui se trouvaient près du trône. On le
vit se moquer de M. de Louvigny venu par une chaleur accablante en
habit de velours, qui semblait en effet bien incommodé. Le coup d'État
était achevé. La cérémonie n'avait pas duré deux heures. Le parlement
s'en alla comme il était venu, tandis que ducs et maréchaux regagnaient
leurs carrosses au milieu d'une foule de badauds qui s'interrogeaient sur
la signification de ce rassemblement inhabituel.
Tout au long de la séance, Saint-Simon avait vécu dans l'extase la plus
sublime. C'était le plus beau jour de sa vie : on avait rétabli les ducs dans
leurs droits et chassé les conseillers de leurs bancs ! Il en était si
transporté qu'il en oublia de remettre sur le tapis l'affaire du bonnet ! De
ces « nuits de noces de la haine », selon la forte expression de M. Van der
Cruysse, est sortie l'une des plus puissantes pages de la littérature
française. Bien qu'elle soit connue, on ne résiste pas à en citer quelques
extraits :
« Ce fut là où je savourais, avec tous les délices qu'on ne peut
exprimer, le spectacle de ces fiers légistes, qui osent nous refuser le salut,
prosternés à genoux et rendre à nos pieds un hommage au trône, tandis
que [nous restions] assis et couverts sur les hauts sièges, aux côtés du
même trône. [...] Mes yeux fichés, collés sur ces bourgeois superbes,
parcouraient tout ce grand banc à genoux ou debout, et les amples replis
de ces fourrures ondoyantes à chaque génuflexion longue et redoublée,
qui ne finissait que par le commandement du roi par la bouche du garde
des Sceaux, vil petit-gris qui voudrait contrefaire l'hermine en peinture, et
ces têtes découvertes et humiliées à la hauteur de nos pieds. [...] Moi,
cependant, je me mourais de joie. J'en étais à craindre la défaillance ;
mon cœur, dilaté à l'excès, ne trouvait plus d'espace à s'étendre. La
violence que je me faisais pour ne rien laisser échapper était infinie, et
néanmoins ce tourment était délicieux. [...] Je triomphais, je me vengeais,
je nageais dans ma vengeance ; je jouissais du plein accomplissement des
désirs les plus véhéments et les plus continus de toute ma vie. J'étais tenté
de ne me plus soucier de rien. »
Le lit de justice du 26 août était un triomphe non seulement pour Saint-
Simon, mais aussi et surtout pour le Régent, enfin débarrassé des
empiétements continuels du parlement. C'en était un autre pour
d'Argenson, qui prenait ainsi sa revanche sur les magistrats qui l'avaient
longtemps humilié et dont certains – tel M. de Lamoignon – auraient bien
voulu le faire pendre par la Chambre royale de justice. C'en était un autre
encore pour l'avide duc de Bourbon qui venait d'arracher à son rival les
dernières dépouilles de sa puissance. A Saint-Cloud, la duchesse
d'Orléans, informée par Saint-Simon, versa des larmes sur le sort de son
infortuné frère. La princesse palatine, au contraire, laissa éclater sa joie :
« Elle me répondit avec un grand enfin redoublé qu'il y avait longtemps
que son fils aurait dû l'avoir fait, mais qu'il était trop bon. »
Malgré l'interdit, les parlementaires se réunirent le soir même, le
lendemain puis le dimanche pour mettre un peu d'ordre dans leurs idées.
Certains préconisaient la résistance, l'appel au peuple. La réaction du
Régent ne tarda pas. Le lundi 29 août, à quatre heures du matin, des
détachements de mousquetaires allèrent arrêter trois magistrats de la
quatrième chambre des enquêtes, considérés comme les plus séditieux, le
président Blamont et les conseillers Saint-Martin et Feydeau deCalendes.
Le premier fut conduit aux îles d'Hyères, le second à Belle-Ile, et le
troisième à Oléron. Dans l'après-midi, une délégation vint protester
auprès du roi contre ces violences, mais d'Argenson la congédia en
répliquant que c'était une affaire d'État.
Le parlement se réunit à nouveau et décida, en signe de protestation, de
se mettre en congé pour deux jours. Les avocats lui emboîtèrent le pas et
votèrent la grève des plaidoiries. Barbier raconte que le Régent,
apprenant cette nouvelle, s'exclama : « Quoi, ces b...-là s'en mêlent
aussi ? – Eh, Monseigneur, lui fit-on, ce sont ceux qu'il est le plus
difficile de réduire ; car il est permis de faire taire un avocat, mais il est
impossible de le faire parler malgré lui ! »
LA FIN DE LA POLYSYNODIE

Le 30 août, le Régent reçut la nouvelle d'une grande bataille navale au


cap Passaro en Sicile, qui avait vu la déroute espagnole. Voici les faits.
Le 9 août, l'amiral Byng proposa au marquis de Lède, qui assiégeait
Messine, un armistice de deux mois et la médiation du roi George. Le
marquis répondit par une fin de non-recevoir. C'est alors que l'Anglais
résolut d'attaquer l'amiral Castaneta. Le 11 août au matin, la flotte
espagnole regagnait lentement la côte de Spartivento. Les 22 navires de
Sa Majesté britannique se présentèrent à portée des derniers vaisseaux
espagnols qui fermaient la marche de l'escadre. Byng somma une frégate
de se rendre. Pour toute réponse, il reçut une bordée de canon. La bataille
se déclencha aussitôt. Les Anglais, inférieurs en nombre, mais mieux
déployés, firent un massacre : vaisseaux de ligne, galiotes, brûlots,
bombardes, galères, frégates, bâtiments de transport, navires auxiliaires,
tout fut pris ou coulé. Les oriflammes rouge et or du Roi Catholique
avaient cessé de flotter sur la mer de Sicile. Des marins, des soldats
périrent en grand nombre. Les rescapés – plus de 5 000 – furent recueillis
en mer et emmenés prisonniers à Syracuse. Le lendemain, Byng, avec un
humour très britannique, présenta toutes ses excuses au marquis de Lède
pour l'incident regrettable dû à une canonnademalencontreuse, incident
qui, bien entendu, ne remettait pas en cause les relations d'amitié anglo-
espagnoles !
Jubilant intérieurement, le duc d'Orléans s'empressa d'adresser une
lettre de félicitations à George Ier. Il pouvait se frotter les mains. La
nouvelle de cette bataille navale, connue quatre jours après le coup d'État
du 26 août, affaiblissait encore un peu plus le parti espagnol. Pour la
première fois depuis le 2 septembre 1715, il se trouvait enfin investi
d'une autorité sans partage. Cette situation nouvelle n'avait pas échappé à
lord Stair : « A l'heure qu'il est, écrivait-il le 31 août au secrétaire d'État
Craggs, la chance est bien tournée en sa faveur, tout plie devant lui et il
est absolument le maître. »
Philippe allait en apporter la preuve en réformant son système de
gouvernement et en se débarrassant de ses ennemis qu'au début de la
régence il avait cru bon d'associer au pouvoir. Cette évolution était le
fruit paradoxal de l'alliance anglaise. En effet, le choix d'une politique
étrangère impopulaire conduisait immanquablement au renforcement de
l'État et au retour à l'absolutisme. En se rapprochant des Anglais et des
Hollandais, ses anciens adversaires, la France était pour ainsi dire
contrainte sur le plan intérieur de s'éloigner des idées « avancées » et de
l'esprit d'ouverture de ces États maritimes, commerçants et protestants,
pour en revenir au système louisquatorzien.
A ces pesanteurs nées de la politique étrangère, il faut bien entendu
ajouter le caractère du Régent, secrètement orgueilleux et autoritaire au
point de ne plus pouvoir supporter les bornes qu'il s'était lui-même fixées.
Au début de septembre, comme chaque année à même date, le Régent
accorda quelques semaines de vacances aux membres des conseils,
annonçant pour la « rentrée » de grands changements dans la méthode de
gouvernement. Chacun comprit qu'il allait rétablir les secrétaires d'État.
L'ambassadeur d'Autriche à Paris, le comte de Koenigsegg, lord Stair
ainsi que lord Stanhope, de passage à Paris, le pressèrent alors de
désigner aux Affaires étrangères l'artisan de l'alliance victorieuse,
Dubois. Philippe, qui avait horreur de se laisser forcer la main, se déroba
habilement, semant le doute chez ses interlocuteurs et, pour mieux les
inquiéter, se mit à louer publiquement les qualités de M. de Torcy...
Le 9 septembre, le Régent, encore secoué par les événements de l'été,
eut une nouvelle apoplexie que l'on soigna au jus detabac et au
quinquina. Sa mauvaise santé inquiétait. Pour la première fois, on parla
ouvertement de succession. Au chevet du malheureux prince bouffi et
congestionné qui ne voulait pas se priver du plaisir des petits soupers, les
cabales furent promptes à surgir. L'inepte mais ambitieux duc de Bourbon
se voyait déjà, avec son œil de cyclope, dans le fauteuil du Régent. C'était
sans compter sur sa chère tante, la duchesse du Maine, qui s'était mise
dans l'idée de soutenir la candidature de la duchesse d'Orléans ou celle de
son fils, le duc de Chartres. Le rétablissement du malade dissipa ces
dangereuses chimères. Mais cette alerte était une raison supplémentaire
de réformer l'État, d'abolir le gouvernement fragile des conseils qui avait
surtout engendré déceptions, désordres et confusions...
Au lieu de vivre en harmonie, ceux-ci, en effet, ne cessaient depuis
leur création de se disputer leurs champs de compétence. Parce qu'il avait
la responsabilité des mouvements de fonds, le conseil de Finance était
enclin à se considérer comme supérieur aux autres. Comme l'a noté
pertinemment Michel Antoine, non seulement le conseil de Finance avait
calqué sa structure administrative sur celle de l'ancien contrôle général
des Finances, mais il en avait repris les habitudes, les conceptions
centralisatrices et le comportement impérialiste. A tel point que ses arrêts
n'étaient même pas discutés en conseil de régence où l'on se contentait,
d'une séance à l'autre, d'en donner la liste.
En outre, les conseils entraient fréquemment en conflit avec les
secrétaires d'État, soucieux de préserver leur pouvoir déjà réduit. Ainsi, le
conseil de la Guerre se plaignait-il que M. de La Vrillière expédiait très
souvent à des officiers des lettres de provisions sans lui en référer.
Mais, par-dessus tout, ce qui empoisonnait ce système à direction
aristocratique et collégial, c'étaient les âpres batailles de préséance. Il faut
toujours y revenir pour comprendre cette époque. Les conseillers d'État,
par exemple, n'acceptaient de céder le pas qu'aux princes du sang, aux
ducs et pairs et aux maréchaux de France, exigeant de précéder les
ambassadeurs, les lieutenants généraux et les autres seigneurs. Pour tirer
de cet embarras le marquis d'Effiat, vieux souvenir ambigu de la Cour de
Monsieur, le Régent avait dû, en septembre 1715, le nommer vice-
président du conseil de Finance. Peu après, en octobre, Dangeau rapporte
une grande dispute au conseil des Affaires étrangères entre l'abbé
d'Estrées, le marquis de Canillac, lecomte de Cheverny et Amelot, puis
une autre au conseil de Marine entre MM. de Bonrepos, Champigny,
Ferrand et Vauvré. A l'entrée de l'abbé Dubois au conseil des Affaires
étrangères, en avril 1717, Philippe avait été contraint de délivrer à
Canillac, Cheverny et d'Estrées des brevets antidatés de conseillers d'État,
pour leur conserver leur rang. A son arrivée au conseil de la Guerre, M.
de Saint-Contest, conseiller d'État, eut maille à partir avec Saint-Hilaire,
lieutenant général, à propos de la direction de l'artillerie. La zizanie
s'étendait jusqu'au conseil de régence, organe suprême de la pyramide
polysynodiale, où les maîtres des requêtes avaient décidé de rapporter
assis et d'obliger ceux qui n'étaient ni ducs ni officiers de la Couronne ni
conseillers d'État à se tenir debout tant qu'ils y seraient eux-mêmes.
Par ailleurs, l'articulation entre les différents conseils et les intendances
de province était mal conçue et surtout mal perçue. Pour un seul dossier,
les intendants avaient souvent affaire à plusieurs conseils et, à l'intérieur
de chacun d'eux, à plusieurs responsables aux compétences différentes.
D'où des circuits anarchiques et un surcroît paralysant de bureaucratie et
de paperasserie qu'avait dénoncé le parlement dans ses remontrances de
février 1718.
La plupart du temps, les questions importantes leur échappaient. Le
conseil de Conscience n'intervint pour ainsi dire pas dans les efforts du
pouvoir pour régler la querelle de la bulle. Le conseil des Affaires
étrangères ne sut rien de la « diplomatie secrète » menée directement par
le Régent, Torcy et l'abbé Dubois, pas plus d'ailleurs que le conseil de
régence. Vidé de sa substance par les efforts conjugués du conseil de
Finance et du garde des Sceaux, le conseil du Dedans n'avait plus que des
miettes. Le conseil de Marine, dirigé par le comte de Toulouse, menait
une existence paisible, justifiée par le sacrifice de la flotte sur l'autel de
l'entente cordiale. Quant au conseil de la Guerre, c'était, au dire de Saint-
Simon, une « pétaudière » où rien d'important ne se décidait. Le Régent
avait même dû envoyer pour deux ou trois jours à la Bastille le marquis
de Beauffremont pour insulte à son président, le maréchal de Villars. Ce
dernier voyait avec peine le duc d'Orléans nommer des brigadiers sans lui
en parler et apprit un jour avec colère qu'on avait profité de son absence
pour décider une réforme des troupes contre laquelle il s'était
précédemment élevé. Même leconseil de Finance, si actif et si
envahissant du temps de Noailles, perdit de son lustre avec l'arrivée de
d'Argenson et la faveur croissante de Law.
Si, au début, Philippe d'Orléans, égaré dans son rêve fénelonien, avait
cru pouvoir associer à la marche du gouvernement la noblesse titrée, il y
avait longtemps que ces multiples embarras l'en avaient dégoûté. Quand
il avait une question à régler, il la traitait directement avec le président du
conseil concerné, voire avec ses conseillers personnels, et se passait
généralement de la bénédiction du conseil de régence, où, comme le
déploraient Saint-Simon et Villars, on se contentait de commenter les
nouvelles de la Gazette. Dès 1717, le Régent avait hésité à supprimer ces
organes inutiles qui coûtaient au Trésor la bagatelle de 500 000 écus par
an. Il s'était ravisé, probablement pour ne pas donner l'impression de
suivre les recommandations du parlement. Lors de l'exil de Daguesseau,
il avait caressé à nouveau ce projet mais d'Argenson, prudent de nature,
lui avait demandé un délai.
Ce fut à ce moment que l'abbé de Saint-Pierre fit dans son Discours
sur la Polysynodie un éloge si outrancier qu'on s'est demandé si le Régent
ne l'avait pas commandité pour mieux saper les murs de cette institution
vermoulue. Certes, l'aumônier de Madame était conscient du
fonctionnement défectueux des conseils, mais il proposait d'en élargir le
recrutement et de les systématiser plutôt que de revenir « au vizirat »
comme au temps des secrétaires d'État. La vigueur de la critique contre
l'administration du Grand Roi, traité de despote inhumain, souleva
d'émotion la vieille Cour, qui exigea la saisie du livre et le châtiment du
coupable. Philippe lui lâcha cette proie facile, et l'Académie française,
convoquée à la requête du cardinal de Polignac, exclut l'indésirable de ses
rangs. Son étude méritait mieux car elle ne renfermait pas que
d'utopiques considérations d'ordre constitutionnel. Elle proposait
notamment une réforme de la taille, la création d'une école primaire pour
tous, la suppression du droit d'aînesse et de la vénalité des charges.
A peu près à la même époque, Dubois envoya d'Angleterre au Régent
un plan pour supprimer les conseils et rétablir les secrétaires d'État.
L'idée essentielle était déjà de former un gouvernement homogène,
composé de personnes dévouées au prince. Le 13 avril 1718, se faisant
son interprète, Law persuadait le ducd'Orléans que, s'il voulait devenir
Premier ministre à la majorité du roi, il ne fallait pas confier les plans les
plus importants de l'État à de grands seigneurs influents qui pourraient
insuffler à Louis XV le goût de s'affranchir de la tutelle de son oncle. Et
pour la première fois il lui suggéra d'employer Dubois à la direction des
Affaires étrangères. L'abbé qui, de Londres, tirait les ficelles par
l'intermédiaire du fidèle Chavigny, ne doutait pas du succès et s'efforçait
déjà de recruter un personnel politique dévoué à ses intérêts.
La crise entre le pouvoir et le parlement fit passer au second plan les
projets de réforme. Ceux-ci redevinrent d'actualité après le coup d'État du
26 août et la bataille de Passaro. Dans un mémoire au duc d'Orléans,
Dubois rassembla ses arguments en faveur d'un retour aux secrétaires
d'État. Comme toujours il insistait sur l'intérêt personnel du prince,
flattait son ambition, jouait sur sa soif du pouvoir et ne plaidait
qu'indirectement pour lui-même : « Je n'examine pas la théorie des
conseils. Elle fut, vous le savez, l'objet idolâtré des esprits creux de la
vieille Cour. Humiliés de leur nullité sur les fins du dernier règne, ils
engendrèrent ce système sur les rêveries de M. de Cambrai. Mais je
songe à vous, je songe à votre intérêt. Le roi deviendra majeur ; ne doutez
pas qu'on ne l'engage à faire revivre la manière de gouverner du feu roi,
si commode, si absolue et que les nouveaux établissements ont fait
regretter. Vous aurez l'affront de voir détruire votre ouvrage. Mais ce n'est
pas tout : les grands du royaume approchent le monarque par le privilège
de leur naissance ; si à cet avantage ils joignent celui d'être alors à la tête
des affaires, craignez qu'ils ne vous représentent comme un simulacre
inutile et ne s'établissent sur votre ruine. Supprimez donc les conseils si
vous voulez être toujours nécessaire, et hâtez-vous de remplacer les
grands seigneurs, qui deviendraient vos rivaux, par de simples secrétaires
d'État qui, sans crédit et sans famille, resteront forcément vos créatures. »
Autrement dit : Éliminez Huxelles et consorts et prenez-moi auprès de
vous, car moi, de si humble origine, je ne pourrai porter ombrage à votre
secrète ambition du pouvoir ! Un commis roturier comme Dubois, c'était
évident, n'avait pas sa place dans un système de réaction nobiliaire même
mâtiné de parlementarisme. Il ne pouvait s'épanouir que dans une
monarchie absolue de type louisquatorzien s'appuyant sur la bourgeoisie
et tenant à distance les grands. Son destin personnel était lié à cette
métamorphose de laRégence qui devait retrouver les bases du système
bourbonien en reniant ses origines équivoques.
De tout cela, Philippe aussi était depuis longtemps convaincu. Après sa
victoire remportée sur le parti espagnol, il n'avait plus besoin du masque
des conseils pour dissimuler son pouvoir et disperser ses rivaux. Il était
temps de se débarrasser de cet encombrant et ruineux théâtre d'ombres,
où il avait parqué la haute aristocratie pour mieux la surveiller. Il ne lui
manquait qu'un prétexte. Le 16 septembre 1718, le cardinal de Noailles
démissionnait de la présidence du conseil de Conscience et, une semaine
plus tard, lui demandait la permission de rendre public son appel au futur
concile général. Le conseil de Conscience tint sa dernière séance le 23,
chez l'archevêque de Bordeaux. Le lendemain, les conseils des Affaires
étrangères, du Dedans et de la Guerre étaient cassés. Hormis le conseil de
régence réduit peu à peu à l'insignifiance, trois conseils subsistaient
donc : ceux du Commerce, de Marine et de Finance.
A la place des organes supprimés, le Régent créa deux charges de
secrétaire d'État, l'une à la Guerre attribuée à l'ancien intendant Claude
Le Blanc, l'autre aux Affaires étrangères confiée à Dubois, et répartit les
provinces et les administrations secondaires entre les trois autres
secrétaires d'État. Le département du marquis de La Vrillière comprenait
désormais l'expédition de la feuille des bénéfices, la plupart des dons et
brevets à l'exclusion des militaires, l'administration des réformés. Le
jeune comte de Maurepas avait en charge la maison du roi, les rapports
avec le clergé, les dons et brevets pour les provinces de son ressort, dont
Paris et l'Ile-de-France. A M. d'Armenonville incombaient la Marine et
les Galères, la signature des expéditions relatives au Commerce colonial.
En 1715, Philippe avait conquis le pouvoir en s'appuyant
principalement sur le parlement et la haute noblesse. Par l'arrêt du 26
août, il s'était débarrassé des prétentions politiques du parlement. Par
celui du 24 septembre, il liquidait l'hypothèque que faisait peser sur lui
l'orgueilleuse aristocratie de Cour.
Il accorda aux présidents des conseils supprimés une place au conseil
de régence et n'osa refuser la direction de quelques services à des
courtisans ou amis privés d'emploi par sa décision : Beringhen eut les
ponts et chaussées, Brancas, les haras, le comte d'Évreux, la cavalerie, le
marquis de Coigny, les dragons,Biron, l'infanterie française et étrangère à
l'exception des Suisses, Asfeld, les fortifications, Saint-Hilaire,
l'artillerie... Sa trop grande générosité servait son dessein. Ne sachant
refuser aux quémandeurs, il limitait par là-même les prétentions
éventuelles des secrétaires d'État.
TROISIÈME PARTIE

LE POUVOIR RESTAURÉ
Le duc d'Orléans n'a contre lui que le fameux système de 1720,
qui a renversé tout le royaume, c'est-à-dire ruiné bien des familles
particulières, car en général le royaume n'a jamais été si riche ni
si florissant...
Journal de BARBIER
CHAPITRE PREMIER

La guerre des deux Philippe

PRÉPARATIFS DE GUERRE

Dans les semaines qui suivirent la bataille de Passaro, la situation de


l'Europe ressemblait à une mer agitée par la houle avant le passage de la
tempête. Un moment, la Cour d'Autriche fit mine de revenir en arrière.
On s'aperçut ainsi que la renonciation de l'Empereur au trône de Madrid,
datée du 14 septembre, ne correspondait pas sur plusieurs points
importants à celle qu'on lui avait demandée : Charles VI continuait de
porter le titre de roi d'Espagne et excluait de la succession éventuelle à
cette couronne les familles de Condé et de Conti. Dubois dut piquer une
violente colère pour faire rentrer les choses dans l'ordre et contraindre
l'Empereur à signer le texte primitif.
Pendant ce temps, les états généraux des Provinces-Unies palabraient
et tergiversaient sans se décider à rejoindre la Quadruple Alliance.
Sentant venir la guerre, les Hollandais s'accrochaient plus que jamais à
leur pacifisme douillet. Après tout, peu leur importait la lointaine Italie,
l'Empereur et le roi d'Espagne ! Ces « Messieurs d'Amsterdam », associés
au bourgmestre de Rotterdam, Gualterius Hennequin, s'évertuaient à
retarder les négociations, écoutant avec intérêt les contre-propositions
alléchantes que leur faisaient miroiter les Espagnols en échange de leur
neutralité bienveillante : des lettres d'octroi pour le commerce de la laine
et le trafic des esclaves. En attendant,les affaires allaient bon train.
L'ambassadeur de France à La Haye signalait que des agents d'Alberoni
sillonnaient le pays, achetant tous les cordages, voiles, fusils, munitions
qu'ils trouvaient. Ils avaient même passé commande de cinq frégates de
54 et de 62 canons.
Après être longtemps demeurée indécise, la situation s'aggrava soudain
dans le nord où, à la fin d'octobre 1718, Charles XII, accomplissant un
vieux rêve, débarqua en Norvège avec 22 000 hommes et mit aussitôt le
siège devant Fredriksten. Il s'était rendu aux conseils du baron Goertz,
déchaîné contre l'Angleterre depuis sa libération de prison. Sitôt réalisée
la conquête de cette province danoise, le souverain suédois comptait faire
payer à l'Électeur de Hanovre le prix de ses impudences, débarquer en
Écosse et introniser à Londres Jacques III Stuart. S'efforçant une fois de
plus de synchroniser la ligue du Nord et sa stratégie sud-européenne,
Alberoni avait envoyé à Paris un négociateur secret, don Manuel, avec
pour mission de s'aboucher avec le banquier Antoine Hogguer,
dépositaire des projets secrets du roi guerrier. Pas plus les espions de
l'abbé Dubois que les sbires du garde des Sceaux d'Argenson n'avaient pu
percer cette intrigue. Le Régent usa alors d'un autre moyen : il fit venir la
Desmares, son ancienne maîtresse devenue, comme on l'a vu, celle de
Hogguer, et sut bientôt le fin mot de l'affaire. Hogguer, de son côté,
reconnut honnêtement les faits. Il en profita pour avouer au prince le peu
de confiance que lui inspirait Alberoni et lui proposa de négocier au nom
de son maître, Charles XII, « un traité d'alliance offensif et défensif » qui
le dégagerait d'une trop grande dépendance vis-à-vis de l'Angleterre.
Hogguer révèle dans ses Mémoires que le duc d'Orléans, séduit par ce
plan, accepta d'en poursuivre la réalisation. Il convoqua Dubois et, en
présence du baron suédois, lui infligea une sévère admonestation : «
Voilà donc quels sont vos travaux pour découvrir la chose la plus capitale
qu'il y ait alors en Europe. J'en ai fait plus en un quart d'heure avec cet
homme-ci, et ici, que vous dans toute l'Europe en six mois, et votre
Angleterre et le diable vous emportent ! » Le projet d'alliance suédoise
n'aura d'ailleurs pas de suite. Quelques mois plus tard en effet, dans la
nuit du 11 au 12 décembre, l'impétueux conquérant du Nord sera tué au
siège de Fredrikshald d'une balle de fauconneau alors qu'il inspectait la
tranchée. Sa sœur Ulrique Éléonore, épouse du landgrave de Hesse, lui
succédera.Elle renouera avec l'Angleterre, fera arrêter Goertz qui, après
un procès expéditif, sera exécuté publiquement.
Cet intermède montre qu'à cette époque le Régent se méfiait encore du
tête-à-tête avec l'Angleterre, tant était grande sa crainte de se laisser
entraîner par elle dans une guerre contre la Suède ou la Russie. Conforté,
sur le plan intérieur, par son coup d'État contre le parlement, il n'en était
pas moins ravi d'avoir lié les mains à l'Autriche, l'empêchant ainsi de se
montrer par trop arrogante après la victoire de Passaro et la paix conclue
avec la Sublime Porte. « J'ai eu grande raison, mandait-il à Saint-Aignan
le 4 septembre, de penser à la Quadruple Alliance pour assurer la
tranquillité de l'Europe en donnant de justes bornes à la Maison
d'Autriche, au-delà desquelles elle ne peut point passer, ce qui a toujours
été mon unique vue, bien loin de travailler à son agrandissement contre
l'intérêt de la France et de l'Espagne ».
C'était à cette dernière désormais d'apporter la preuve de sa bonne
volonté. Il était encore temps pour elle d'accéder à l'alliance et de se
soumettre au plan de paix des alliés comme venait de le faire – la mort
dans l'âme il est vrai – Victor-Amédée, en acceptant de rejoindre la
coalition et de troquer la Sicile contre la Sardaigne. En vertu de la
Quadruple Alliance, qui agissait « comme une sorte de Société des
Nations1 », l'Espagne avait jusqu'au 2 novembre pour donner sa réponse.
La victoire de l'amiral Byng avait été si complète que pas un navire
survivant n'avait pu porter la nouvelle en Espagne. Ce fut seulement
quatre semaines plus tard, le 6 septembre, qu'à Madrid, Nancré, l'air
navré, vint faire part du désastre au cardinal Alberoni. Atterré, celui-ci
attendit plusieurs jours avant de l'annoncer au roi, redoutant une réaction
violente et irréfléchie. Il avait vu juste. Étouffant de rage, Philippe V
n'écouta aucun conseil de modération. Une nouvelle arrivée de galiotes
en provenance du Pérou, chargées de 40 millions d'or et d'argent, fortifia
sa détermination. D'un trait de plume, il supprima pour l'année à venir le
« vaisseau de permission » que la Compagnie anglaise de la mer du Sud
avait le droit d'envoyer dans les colonies espagnoles puis, le 19
septembre, fit expulser les consuls de Sa Gracieuse Majesté et saisir les
biens des commerçants bri-tanniquesinstallés dans la péninsule ibérique.
A s'en rapporter à l'article 3 du traité, les puissances européennes se
trouvaient placées devant un casus belli.
Plus réaliste que son maître, Alberoni était sur le point d'accepter le
traité, moyennant d'ailleurs de sérieuses retouches comme la rétrocession
de la Sardaigne et de Gibraltar. Mais Philippe V, atteint dans son orgueil,
fut incapable de la moindre concession. Pendant plusieurs jours, Alberoni
d'un côté, le père Daubenton de l'autre, s'efforcèrent de le faire fléchir,
mettant en jeu ses scrupules religieux et sa terreur panique de l'enfer. Le
19 octobre, ils crurent leur affaire conclue. Dans une phase de profonde
dépression, le roi avait cédé. Mais le lendemain, il rejetait tout. On
comprit vite la cause de ce revirement : la reine avait passé la nuit avec
lui. « Le prie-Dieu, cette fois, n'a pas été de force avec l'alcôve », laissa
tomber le père Daubenton. Le même jour, avant de partir pour la chasse,
le roi donna congé à Nancré : « Il est bien étonnant, lui dit-il, qu'après ce
que la France a fait pour me maintenir sur le trône d'Espagne en
s'épuisant d'hommes et d'argent, M. le duc d'Orléans soit entré dans des
mesures capables de causer la ruine des deux couronnes. » Philippe V
avait un air farouche et dur. La reine, rapporte Nancré, ne put réprimer «
un sourire que je qualifierais de malin si le respect me le permettait... »
Devant cette intransigeance inébranlable, l'Angleterre opta pour la
guerre, une guerre que bien entendu mèneraient les Français mais dont
les négociants de la City tireraient le meilleur parti dans les colonies
d'Amérique. Le discours du trône lu à Westminster le 11 novembre 1718
par lord Stanhope était on ne peut plus clair à ce sujet. Pour cette noble
cause, le pays tout entier se prit d'enthousiasme, s'étonnant de trouver à
Paris réticences et atermoiements. L'abbé Dubois – dont la préoccupation
première était désormais le chapeau de cardinal – devenait un allié moins
souple qu'autrefois. Il semblait partager le souci d'équilibre européen du
Régent et de son conseiller secret Torcy. Devant lord Stair indigné, il
osait soutenir que l'alliance n'obligeait pas expressément la France à
déclarer la guerre. A tout le moins il demandait des délais, un mois, deux
mois peut-être, afin de convaincre les membres les plus hésitants du
conseil de régence. A ces mauvais prétextes, l'atrabilaire ambassadeur
s'emportait et répondait parfois par des jurons. « Mylord, écrivait-il à
Stanhope, le chapeau a tout à fait tourné la tête ànotre pauvre ami l'abbé.
[...] Je le trouve depuis quelque temps obstinément et avec passion
contraire à tous les points qui peuvent faciliter l'exécution de notre traité.
» Le 28 novembre, revenant à la charge, le secrétaire d'État Craggs
somma Dubois de déclarer la guerre à l'Espagne.
Philippe V ne sut aucun gré des efforts désespérés de son cousin
français pour prévenir l'affrontement. Le 13 décembre, à 7 heures du
matin, un exempt et plusieurs gardes du corps se présentèrent à l'hôtel de
M. de Saint-Aignan à Madrid avec un ordre d'expulsion immédiat.
Brusquement, en Picardie, en Champagne, on vit surgir des bandes de
plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de contrebandiers, de faux-
sauniers, de « gens sans aveu ». Ils « grossissaient sans cesse, explique
Saint-Simon, et le gouvernement commençait à bien sentir que le faux-
saunage, quoique effectif, n'était que le prétexte d'autres desseins ». Plus
affirmatif, l'avocat Barbier estimait que les meneurs étaient d'anciens
officiers stipendiés par Alberoni pour porter la guerre civile sur le
territoire français. Le conflit, en tout cas, paraissait imminent. Mais avant
de le déclencher, le Régent et son complice Dubois avaient besoin d'un «
coup » qui frapperait brutalement l'opinion et l'amènerait sans réticence à
se regrouper derrière le pouvoir en place. Ce « coup » fut la conspiration
de Cellamare.

LA CONSPIRATION DE CELLAMARE

L'arbitrage rendu par le Régent dans l'affaire des princes légitimés


avait plongé la lilliputienne duchesse du Maine dans la plus vive des
fureurs. Hurlante et trépignante, la petite « mouche à miel » de la cour de
Sceaux se mua alors en une guêpe vengeresse pointant un dard menaçant
en direction du maître de la France. Plus que jamais, elle entretenait
autour d'elle un cénacle de seigneurs aigris, de rimeurs et de plumitifs qui
avaient trouvé dans la haine du Régent la source principale de leur
inspiration. « Dès que quelqu'un parle mal de mon fils et se montre
mécontent, raconte la Palatine, la duchesse le fait venir à Sceaux, le
caresse, le plaint et n'épargne rien pour l'exciter contre mon fils. »
Mais cette outrancière petite personne ne se contentait pas de
pensionner les plumes satiriques. Très vite elle se mêla de politique. Par
réaction contre le roi d'Angleterre qui avait commis l'erreur de s'allier au
duc d'Orléans, ses sympathies allèrent au souverain espagnol. Elle se prit
à espérer que l'oncle de Louis XV lui accorderait son soutien et rétablirait
son mari dans ses droits. Mais comment prendre contact avec lui ? Un
jésuite de renom, le père Tournemine, lui recommanda un gentilhomme
liégeois, Blaise-Henri de Corte, baron de Walef, qui se rendait
fréquemment en Espagne pour affaires personnelles. En réalité, ce
personnage, connu pour ses opinions jacobites, plus qu'un grand
voyageur, était un aventurier prêt à servir toutes les causes pour de
l'argent. Capitaine au service du prince, évêque de Liège dans sa
jeunesse, il était entré ensuite dans l'armée française. Passé peu après au
service de l'Espagne, il avait fait campagne deux ou trois ans en Hongrie
et, pendant la guerre de Succession, avait commandé des troupes anglo-
hollandaises avec le grade de maréchal de camp. C'était aussi un poète,
un bellâtre, grand admirateur des Grecs et des Latins. Raison
supplémentaire pour la dame de compagnie de la duchesse, Rose
Delaunay, de l'inviter à Sceaux. Après une entrevue avec la maîtresse des
lieux, il fut convenu que le baron se rendrait à Madrid, conseillerait au
cardinal Alberoni de ne pas adhérer à la Quadruple Alliance, s'enquerrait
de la position du roi en cas de disparition de Louis XV, enfin et surtout
engagerait Philippe V à prendre la défense du duc du Maine. Afin de ne
pas compromettre la duchesse, sa correspondance devait être rédigée à
l'encre sympathique et adressée à l'une de ses amies à Paris, danseuse à
l'Opéra, pour être remise à Mlle Delaunay. Walef ajouta qu'il devait
d'abord se rendre en Italie et qu'il en profiterait pour s'informer de l'état
d'esprit de la Cour de Sicile, où il connaissait bien le comte Maffei,
ministre de Victor-Amédée.
Pour entreprendre ce long voyage, il confia à Mlle Delaunay qu'il allait
vendre ses bijoux et un cabinet de porcelaine : on comprit qu'il demandait
de l'argent. La duchesse du Maine lui fit compter cent louis. Pendant
plusieurs mois elle n'en entendit plus parler. Enfin, elle reçut une lettre
datée de Rome l'informant qu'il avait fait part de son projet au comte de
Gallasch, envoyé de l'Empereur. La conspiratrice de Sceaux, surprise de
cette démarche imprévue, pressa son émissaire de prendre le chemin de
Madrid. Quelque temps après, une nouvelle dépêchede Walef l'informa
qu'arrivé à bon port il avait vu Alberoni. Pour se rendre important il avait
remis au cardinal un mémoire de son cru qui prévoyait le partage des
royaumes de France, d'Espagne et de Sicile. La duchesse du Maine goûta
peu ce galimatias, le gronda d'avoir outrepassé sa mission et lui intima
l'ordre de ne s'occuper de rien à l'avenir. Redoutant les conséquences de
ses extravagances, elle pria l'ambassadeur d'Espagne, le prince de
Cellamare, de lui procurer quelque emploi en Espagne où il désirait se
fixer. Walef obtint le grade de lieutenant général et l'emploi de
gouverneur militaire de Valence.
Si la duchesse du Maine avait depuis longtemps abandonné cette
chétive intrigue, c'est qu'elle en avait noué une autre beaucoup plus
conséquente, précisément avec le prince de Cellamare. Sa première
rencontre secrète avec le ministre du roi d'Espagne avait eu lieu vers la
fin du mois de mai 1718 dans une petite maison qu'elle possédait près de
l'Arsenal. L'entrevue avait été soigneusement organisée par l'un des
gentilshommes de son entourage, le comte de Laval, qui avait pu
approcher le prince par l'intermédiaire d'un de ses vieux amis, le marquis
de Pompadour. Au cours de cette première réunion à laquelle assistaient
trois personnes, l'ambassadeur, la duchesse et M. de Pompadour, on avait
surtout parlé de politique étrangère, principalement du projet de traité de
la Quadruple Alliance. Mme du Maine déconseillait vivement à Philippe
V de s'y rallier et faisait valoir que si la France perdait le petit roi, la
noblesse dans sa grande majorité serait prête à soutenir la noble et juste
cause du roi d'Espagne contre le Régent. Elle avait composé un mémoire
sur le sujet que l'ambassadeur fit parvenir à Alberoni.
Antoine del Giudice, duc de Giovenazzo, prince de Cellamare, était
tout le contraire du pétulant et plébéien Alberoni. Ce Napolitain racé,
jouisseur et mondain, qui se frottait à la société la plus raffinée, était
sceptique de nature. Plein de finesse et d'intuition, il avait suffisamment
de bon sens pour discerner la part de rêve dans les propos de ses
interlocuteurs. N'étant pas homme à s'emballer, il ne remplissait qu'à
moitié la mission que son maître lui avait confiée. Mais quoi, à soixante
et un ans, on a passé l'âge de jouer les sergents recruteurs et les
conspirateurs à manteau couleur de muraille. Et puis la vie parisienne
était si douce, si attachante, pourquoi courir le risque de devoir y
renoncer par quelque malheureux faux pas que l'on pouvait fort bien
éviter ? Il ouvrait sa porte à tout le monde, écoutait patiemmentles
doléances des uns et des autres contre le gouvernement, glissait çà et là
quelques paroles d'encouragement mais ce patelin confesseur à perruque
blanche répugnait à trop s'engager. Il laissait les besognes sales et
obscures à des subordonnés faciles à désavouer. Son hôtel de la rue
Neuve-des-Petits-Champs, naguère habité par Colbert, bruissait toujours
de mille intrigues qu'il faisait semblant d'ignorer. Comme un délicat
collectionneur de papillons, il préférait recueillir les couplets satiriques
chantés sur le Pont-Neuf ou les féroces pamphlets contre le Régent et sa
cour que l'on distribuait sous cape, aux alentours du Palais-Royal. Il
envoyait à Madrid cette littérature de ruisseau qui faisait glousser d'aise
la Farnèse. C'était sa manière à lui de faire sa cour. En revanche, les
avances de la tourbillonnante descendante du Grand Condé
l'inquiétaient : « Je continue à cultiver notre vigne, mais je ne veux pas
tendre la main pour cueillir les fruits avant leur maturité », écrivait-il à
Alberoni le 4 juillet 1718.
La petite fée ardente et passionnée ne roulait jamais dans sa tête de
grands projets politiques. Nulle ambition pour la France ne la hantait. Le
cercle étroit et obsédant de ses rancoeurs suffisait amplement à son
égoïsme. Elle n'avait d'autre aspiration que de châtier le duc d'Orléans et
de rétablir son mari dans ses droits.
Après la conclusion de la Quadruple Alliance, une seconde entrevue se
tint à l'Arsenal. La duchesse était accompagnée de MM. de Laval et de
Pompadour, pour qui elle n'avait plus de secrets. L'ambassadeur lui
annonça aimablement que le roi son maître avait beaucoup apprécié les
pertinentes observations contenues dans son mémoire et qu'en aucun cas
il ne signerait le traité. Au cours d'autres rendez-vous nocturnes, il fut
convenu que l'on répandrait dans le royaume différents manifestes
encourageant les Français à se soulever contre le duc d'Orléans et à
réclamer la convocation des états généraux afin de rompre les
conventions conclues avec l'Angleterre et l'Autriche et déférer la régence
à Philippe V. On dressa également la liste des écrits nécessaires : une
requête des Français au roi d'Espagne, une lettre de ce dernier à son
neveu Louis XV, une autre adressée à tous les parlements du royaume,
enfin une proclamation soulignant l'urgence et la nécessité de réunir les
trois ordres de la nation.
Ces objectifs fixés, on se répartit les tâches. M. de Pompadourse
chargea principalement des liaisons avec l'ambassadeur d'Espagne. M. de
Laval reçut mission d'entretenir des correspondances avec les provinces,
notamment avec la Bretagne, où la noblesse était troublée par la cassation
des états, le Poitou et l'Anjou, où le comte avait ses terres et de
nombreuses attaches. Cela faisait dire à la duchesse du Maine en riant
que l'un était son ministre des Affaires étrangères et l'autre son ministre
du Dedans.
A un troisième personnage, l'abbé Louis Brigault, échut la
responsabilité de rédiger la majeure partie des documents. Que n'a-t-on
dit de cet étrange ecclésiastique ! On l'a traité d'aventurier, de tartufe.
Madame, qui prétendait bien le connaître, voyait en lui un intrigant et un
vaurien qui avait longtemps fait le dévot et qui était devenu « maquereau
» en attirant auprès de lui « des jeunes filles qu'il vendait en secret ».
Mais il faut toujours se méfier des médisances de la Palatine... Il est sûr
en tout cas que cet habile oratorien, chanoine de Cambrai et prieur de
Boisse, au diocèse de Lyon, était un polygraphe qui louait sa plume pour
des causes plus ou moins avouables. Au printemps ou au début de l'été
1718, il avait rédigé pour le compte du prince de Cellamare une
réfutation des Lettres de M. Fitz-Moritz sur les affaires du temps. Ce
dernier libelle avait été composé par l'abbé Guillaume de Margon sinon
sur l'ordre, du moins avec la caution du Régent, afin de rappeler ses
droits sur la couronne d'Espagne et de dévoiler les intrigues de la
princesse des Ursins. La réfutation de l'abbé Brigault avait été imprimée
– comme l'écrit en question – à Amsterdam aux frais de l'ambassadeur et
la duchesse du Maine s'était fait un plaisir de le répandre avec d'autres
diatribes contre le Régent. « J'ai lieu de croire que ces libelles ont été
faits chez vous et pour vous, lui fit un jour remarquer le prince ; des gens
qui ont été à votre service attestent qu'ils les ont vu faire. » A cela la «
femme du bossu », comme l'appelle méchamment la Palatine, répondit
qu'elle ne s'occupait de rien d'autre que d'élever ses enfants et de les
rendre dignes de leur rang.
Philippe avait deviné juste. Nos conspirateurs en chambre noircissaient
nombre de papiers. C'était d'ailleurs à peu près la seule activité de ces
nouveaux précieux qui s'imaginaient pouvoir renverser le gouvernement
de la France en trempant leur plume d'oie dans du vinaigre. Les délices
littéraires des grandes heures de Sceaux n'avaient rien perdu de leur
actualité, car pourêtre comploteur on n'en restait pas moins puriste et bel
esprit. Le beau langage avant toute chose, dût-on périr à la Bastille ! La
duchesse du Maine avait un mot favori pour renvoyer les copies mal
écrites : « galimatias ». Galimatias que le jargon verbeux et touffu de M.
de Pompadour ! Galimatias que la prose provinciale et barbare de l'abbé
Brigault ! Avec de pareils écrits où allait-on sinon à la catastrophe ?
Aussi proposa-t-elle à deux esprits talentueux de sa petite cour de
traduire en beau langage tous ces « galimatias » -là, le cardinal de
Polignac, membre de l'Académie française, et M. de Malézieu, secrétaire
de ses commandements et grand ordonnateur des « jeux floraux » de
Sceaux. Elle leur avait caché jusque-là ses liaisons avec l'ambassadeur.
Au vu des documents, les deux Trissotin s'effrayèrent du sentier périlleux
dans lequel leur égérie voulait les jeter. Le cardinal, à qui pourtant la
petite duchesse accordait tout, ne voulut rien savoir. Malézieu résista trois
jours puis succomba. Il griffonna deux brouillons de lettres pour le roi et
le parlement, mais implora aussitôt l'impétueuse duchesse de n'en pas
faire usage. Pris à son tour dans l'engrenage, Son Éminence apporta
quelques retouches à ces écrits, supprimant des mots impropres ou
communs pour de plus riches ou de plus élégants. Restait à composer le
manifeste de Philippe V au peuple français, la pièce maîtresse. Cette fois,
les deux hommes se récrièrent qu'ils en avaient déjà trop fait. La
princesse ne recula pas. Elle prit elle-même une plume et le rédigea d'un
trait en leur présence. M. de Laval le recopia, le porta au prince de
Cellamare qui le transmit à l'abbé Brigault, lequel à son tour le trouva «
diffus et sans ordre » et le recomposa entièrement. On n'en finissait pas !
On imagine pendant ce temps le cruel embarras de l'ambassadeur
d'Espagne. Il envoya à Alberoni toute cette littérature ainsi qu'une
demande d'aide financière présentée par les conspirateurs, conseillant la
prudence et la temporisation : derrière la princesse à l'imagination un peu
vive, il y avait peu de monde et surtout des exaltés. Et puis, comment le
roi d'Espagne, malade et déjà si préoccupé par les affaires de son
royaume, pourrait-il remplacer le Régent ? Bref, concluait le nonchalant
Italien, il fallait amuser les conspirateurs par des promesses jusqu'au jour
où l'on pourrait s'en servir. Alberoni admit le bien-fondé de ces
arguments. En l'état actuel, d'évidence, Philippe V était incapable
d'exercer la régence. En revanche, on pouvait soutenir la campagne en
faveur des états généraux quimettait directement en cause l'autorité et la
légitimité du duc d'Orléans. Le ministre renvoya donc les lettres signées
de Philippe V à Louis XV et au parlement. Cellamare, pour encourager
les conjurés, leur montra comme une faveur les documents revenus de
Madrid et revêtus du paraphe royal mais se garda bien de les leur
remettre...
Pendant ce temps, la situation internationale évoluait à vive allure.
L'invasion de la Sicile par le marquis de Lède, la bataille de Passaro, la
détérioration rapide des relations entre la France et l'Espagne
nécessitèrent de réécrire les manifestes. Le cardinal de Polignac et M. de
Malézieu supplièrent de nouveau la princesse de cesser tout commerce
avec l'ambassadeur et ses deux mauvais anges, Laval et Pompadour.
Malheureusement, après le lit de justice qui avait ôté à son mari les
honneurs de prince et l'éducation du roi, elle était en fureur, raconte
Madame, « s'emportait en menaces horribles et disait publiquement qu'on
trouverait bientôt moyen de donner au Régent une croquignolle telle qu'il
mordrait la poussière ». Un jour, on l'avait entendue s'exclamer à table : «
On dit que je pousse le parlement à la révolte contre le duc d'Orléans,
mais je le méprise trop pour prendre une si noble vengeance de lui ; je
saurai bien me venger autrement. »
La charmante sirène de Sceaux aurait bien aimé lui enfoncer elle-
même un stylet dans le cœur ! En attendant, elle encouragea MM. de
Laval et de Pompadour à remettre sur le chantier leurs lettres et leurs
manifestes...
Quelles qu'aient été les précautions prises, Dubois ne tarda pas à être
au courant des réunions nocturnes de l'Arsenal et de l'existence d'un
complot. Bientôt, il eut des renseignements plus précis par les
conspirateurs eux-mêmes. Pour disposer de plusieurs exemplaires de
leurs nouveaux documents, le prince de Cellamare eut en effet besoin
d'un copiste à gages. C'est alors que son secrétaire, don Fernandez
Trivignano de Figueroa, eut la malencontreuse idée de s'adresser au sieur
Jean Buvat, cinquante-huit ans, écrivain à la Bibliothèque du roi et réputé
pour ses talents de calligraphe. Les allées et venues de ce modeste
employé éveillèrent immédiatement l'attention de la police. Dès le 16
juillet 1718, Dubois avertissait l'abbé de Targny, supérieur de Buvat, qu'il
avait aperçu rapidement un mémoire de Cellamare et reconnu l'écriture
de son commis. Il lui demandait en conséquence de le surveiller
étroitement. Interrogé, le scribe n'eut d'autre ressource que d'aller tout
confesser au secrétaired'État. En guise d'absolution, celui-ci lui demanda
de continuer ses transcriptions et de l'avertir de ce qu'il apprendrait
d'important. Ainsi Dubois tenait-il en main tous les fils de la conspiration
et pouvait-il à son gré la faire éclater.
Pour l'heure, la jugeant peu dangereuse, il préféra la garder en «
réserve ». Au début de novembre, les commandants des places frontières
des Pyrénées furent seulement avertis que devait passer un jour prochain
un courrier « chargé de dépêches importantes » qu'il convenait
naturellement d'intercepter. Un mois se passa sans nouvelle. Au début de
décembre, Cellamare eut besoin d'envoyer à Alberoni de nouveaux
documents : il les confia à deux jeunes Espagnols de passage à Paris,
Vincent Acuna, abbé Porto-Carrero, fils du comte de Montijo, et Antoine
Cassado de Monteleon, fils de l'ambassadeur de Sa Majesté Catholique à
Londres. Il avait une si totale inconscience du danger qu'il se contenta de
placer ces papiers compromettants, dont certains écrits de sa propre main,
dans le double fond de leur chaise roulante, sans prendre la précaution
élémentaire de les faire coder. Les deux jeunes gens quittèrent la capitale
le 4 décembre en compagnie d'un financier espagnol en déconfiture,
Joseph Hodges, chevalier de Mira, qui voyageait avec un passeport établi
au nom de don Valerio.
Dubois fut, semble-t-il, avisé de cet envoi par différentes sources :
d'abord par Buvat qui apprit la nouvelle le soir même à onze heures et
courut le réveiller ; ensuite par la tenancière d'un mauvais lieu, la Fillon,
vieille commère qui lui servait d'indicatrice. L'un de ses « clients », le
secrétaire d'ambassade, avait dû annuler en effet un rendez-vous en
raison de dépêches urgentes à remettre à un émissaire en partance pour
Madrid. Enfin, à deux lieues de Paris, à la suite d'un léger accident, les
voyageurs prirent tant de précautions au relais de poste qu'ils éveillèrent
les soupçons d'un cocher.
Le 5 décembre au soir, l'abbé Porto-Carrero et ses compagnons de
route furent assaillis par une dizaine d'archers de la maréchaussée de
Poitiers, alors qu'ils dînaient dans une hôtellerie. Pendant que les
argousins fouillaient la chaise de poste et découvraient les documents de
l'ambassadeur, l'abbé parvint à glisser quelques mots à un domestique qui
sauta aussitôt en selle et arriva le 7 au soir, la monture essoufflée, à
l'ambassade d'Espagne, avec plusieurs heures d'avance sur l'officier
chargé de porter la nouvelle.
Cellamare ne prit pas l'affaire au tragique. Il fit avertir le comte de
Laval et envoya 2 000 livres à l'abbé Brigault en le priant de trouver en
province quelque retraite sûre et discrète. Le lendemain, fort de son
immunité diplomatique, il se rendit chez Dubois et réclama avec hauteur
les dépêches qu'on lui avait dérobées. Le secrétaire d'État apprit par cette
démarche l'heureux succès de l'expédition et promit au diplomate tout ce
qu'il voulut. L'arrivée du courrier officiel avec les papiers de la
conspiration le remplit d'aise. On avait saisi deux projets de manifeste,
l'un rédigé par M. de Pompadour, l'autre par M. de Laval, des notes et un
mémoire de ce dernier destiné à fomenter des troubles en province, une
liste d'officiers français sollicitant du service dans les rangs de l'armée
espagnole, enfin deux lettres de Cellamare. Dans l'une notamment il
conseillait à Philippe V de ne jamais renoncer à la couronne de France. Si
vous le faites, disait-il, le jeune roi ne sera pas en vie dans trois mois. Le
9, à 6 heures et demie du matin, Dubois réveilla le Régent et, quelques
instants plus tard, une escouade de mousquetaires, commandée par le
chevalier de Terlon, envahit l'hôtel de la rue Neuve-des-Petits-Champs,
où méticuleusement Buvat achevait la septième copie d'un pamphlet
antigouvernemental. Cellamare, endormi par les paroles de Dubois, avait
négligé de se débarrasser des documents les plus compromettants.
Furieux et impuissant, il assista aux perquisitions en compagnie du
secrétaire d'État Le Blanc et de Dubois. Le Blanc ayant saisi un paquet :
« Monsieur, lui répliqua Cellamare d'un ton de mépris, ce sont des lettres
de femmes ; c'est l'affaire de l'abbé qui a été maquereau toute sa vie. » On
négligea les lettres de femmes, mais tous les papiers de la conspiration
furent soigneusement collationnés. M. de Libois, gentilhomme ordinaire
du roi, celui-là même qui avait accueilli le tsar à Dunkerque, fut chargé
de garder l'ambassadeur à vue.
Le même jour, à cinq heures de l'après-midi, le duc d'Orléans annonça
au conseil de régence la découverte de la conspiration, donna
connaissance des dépêches saisies et montra sans la lire la liste des
officiers félons. La nouvelle produisit l'effet attendu, paralysant de
stupeur les membres de la vieille Cour, notamment les maréchaux de
Villars, de Villeroy et d'Huxelles qui craignaient d'être mis aux arrêts. «
La morgue était déposée, écrit Saint-Simon, ils étaient devenus polis,
caressants, ils mangeaient dans la main. » Au même moment, à Sceaux,
le chevalier de Gavaudun,gentilhomme du duc du Maine, arrivant de
Paris, fit une annonce qui glaça d'effroi la duchesse au milieu de ses
invités : « Voici une grande nouvelle. L'hôtel de l'ambassadeur d'Espagne
est investi et son quartier est rempli de troupes. On ne sait encore de quoi
il s'agit. » Profitant d'un instant, Mme du Maine se retira dans sa garde-
robe, fit appeler Mlle Delaunay et lui demanda d'aller aux
renseignements. Bientôt les deux femmes apprirent la saisie des papiers
de l'abbé Porto-Carrero et ceux de l'ambassadeur. « C'est alors, raconte la
confidente de la duchesse, que nous nous vîmes plongés dans l'abîme,
dont il n'y avait pas moyen de se tirer. » Que faire sinon se tenir coites et
attendre ? Toute réaction désordonnée, toute fuite précipitée signaient
immanquablement leur complicité.
L'abbé Brigault de son côté n'avait pas eu de telles angoisses. Suivant
les conseils de Cellamare, il s'était acheté un cheval et avait fui en
province. Avant son départ, il avait remis à l'un de ses amis, le chevalier
de Menil, qui n'était au courant de rien, une cassette contenant son
testament ainsi qu'un paquet cacheté renfermant les documents de la
conspiration. Le sage jeune homme, soupçonnant quelque intrigue
jacobite, eut la curiosité d'y jeter un œil. Il les parcourut avec effroi et se
hâta de les jeter aux flammes. Brigault reconnu à Nemours fut arrêté et
conduit à la Bastille. Machault et Le Blanc, venus l'interroger, lui dirent
que Catherine Marette, sa servante, et le chevalier de Menil se trouvaient
sous les verrous avec ses papiers. Il ne put soupçonner qu'il ne s'agissait
que de son testament : « Eh bien ! dit-il, puisque vous avez ces papiers,
vous savez tout car il n'y a rien qui n'y soit. » Et il se mit à parler comme
si la police avait tout découvert.
Le dimanche 11, à Sceaux, Mme du Maine jouait au biribi à son
ordinaire. M. de Châtillon, qui tenait la banque, s'écria soudain : «
Vraiment, il y a une nouvelle fort plaisante. On a arrêté et mis à la
Bastille, pour cette affaire de l'ambassadeur d'Espagne, un certain abbé
Bri... Bri... » Les conjurés se regardèrent consternés. « Brigault, acheva
enfin le maladroit. Ce qui en fait le plaisant, c'est qu'il a tout dit ; et voilà
bien des gens fort embarrassés. » Et notre homme – d'habitude froid et
taciturne – que jamais personne n'avait vu plaisanter ni sourire, éclata de
rire... « Oui, cela est fort plaisant, fit la duchesse. – Oui, cela est à faire
mourir de rire, reprit-il. Figurez-vous ces gens qui croyaient leur affaire
bien secrète, en voilà un quidit plus qu'on ne lui en demande et nomme
chacun par son nom ! »
Le 13, l'ambassadeur quitta Paris sous la conduite de M. de Libois et
d'un détachement de mousquetaires. Le convoi s'arrêta à Blois où
Cellamare fut interné deux mois dans le château puis renvoyé en
Espagne. Autant le plénipotentiaire espagnol fut expulsé dans la dignité,
recevant à chaque étape les honneurs dus à son rang, autant celui de
France fut traité comme un criminel, chassé manu militari de Madrid,
avec son épouse, une chambrière et trois valets. Pour échapper au prince
de Castiglione, vice-roi de Navarre, qui cherchait à l'arrêter près de
Pampelune, il avait dû demander à l'un de ses domestiques de prendre sa
place dans la voiture et poursuivre sa route à dos de mulet jusqu'à Saint-
Jean-Pied-de-Port, après avoir abandonné ses dernières pistoles à des
paysans armés qui lui bloquaient le col de Roncevaux.
Le 14, ignorant encore la perquisition et la découverte de la
conspiration, Alberoni donnait à Cellamare ses dernières
recommandations avant le déclenchement des hostilités : « Ne quittez
Paris que lorsque vous y serez contraint par la force et ne partez pas avant
d'avoir mis le feu à toutes les mines. » Ce billet, intercepté à Bayonne par
le maréchal de Berwick, fut montré à son destinataire : « Mines sans
poudre ! » fit-il avec un geste de dérision.
A ces mines, en tout cas, le Régent et Dubois s'efforçaient de donner
consistance. Cette conspiration servie à point était une magnifique
aubaine dont il fallait tirer profit pour retourner l'opinion. Ils firent
distribuer à l'audience hebdomadaire des ministres étrangers et répandre
largement dans le public, aussi bien à Paris qu'en province ou aux
armées, des copies des lettres de l'ambassadeur. L'opinion connut
quelques sautes d'humeur. Elle fut d'abord indignée ; ses sympathies
allèrent au duc d'Orléans, d'autant plus que Dubois avait sciemment laissé
courir des rumeurs d'assassinat. Puis, il y eut un mouvement de recul. Le
premier choc passé, cette cabale parut, tout compte fait, bien légère.
Quelques comparses sans envergure se trouvaient sous les verrous,
comme l'abbé Brigault ou le marquis de Pompadour, incarcéré à la
Bastille dès le 10 décembre. « Je tiens la tête et la queue de ce monstre,
avait avoué Philippe, mais je ne tiens pas encore le corps. » Bientôt, on
tourna en rond et, pour convaincre une opinion rétive et sceptique, on se
mit à accuserun peu tout le monde, le pape, le nonce Bentivoglio, auteur
d'un pamphlet féroce contre le Régent, et bien entendu les Jésuites. Mais
cela ne suffisait pas. Il fallait donc jeter en pâture au public quelques têtes
supplémentaires.
Le 24 décembre, à quatre heures de l'après-midi, le Régent réunissait
au Palais-Royal M. le Duc, d'Argenson, les ducs de Saint-Simon et
d'Antin, le marquis de Torcy et l'abbé Dubois. Il leur fit un petit discours
sur « la douleur où il était de déclarer la guerre à l'Espagne » (d'Antin).
L'abbé Dubois donna ensuite lecture d'un manifeste justifiant l'attitude
française, manifeste composé par Fontenelle, qui devait être diffusé avant
l'ouverture des hostilités. Le lendemain, à la séance officielle du conseil
de régence, le duc d'Orléans, pour rallier les hésitants, communiqua une
lettre d'Alberoni au prince de Cellamare demandant à l'ambassadeur de
persuader son collègue lord Stair que le Régent, de mèche avec les
jacobites, avait facilité le récent voyage du duc d'Ormond d'Italie en
Espagne. A l'issue de ce conseil – auquel le maréchal d'Huxelles s'était
abstenu de participer –, Philippe retint M. le Duc et Saint-Simon
quelques instants. Sous le sceau du secret, il leur révéla sa décision de
faire arrêter le duc et la duchesse du Maine. Saint-Simon explosa de joie,
convaincu qu'il allait arracher au bâtard la grande maîtrise de l'artillerie.
Quant à la félicité du duc de Bourbon, aucun terme ne la pourrait décrire.
Sa haine pour la duchesse du Maine, sa tante, était telle qu'il accepta avec
empressement de la garder enfermée dans son château de Dijon. Cette
combinaison était habile : d'un côté, elle mettait en évidence la culpabilité
de la princesse puisque sa propre famille acceptait de la châtier, de
l'autre, elle soulignait la bassesse de M. le Duc – un rival potentiel –, qui
jouait le rôle peu reluisant de geôlier.
Le 27, le bruit d'une nouvelle vague d'arrestations se répandit quand on
apprit que les mousquetaires avaient été consignés dans leur hôtel, avec
ordre de « se tenir bottés et prêts à monter à cheval » (Villars). A
nouveau, les maréchaux de la vieille Cour – Villeroy, Villars, Huxelles et
Tallard – crurent venus leurs derniers moments de liberté.

L'ARRESTATION DU DUC ET DE LA DUCHESSE DU MAINE

Le 29, à huit heures du matin, M. de La Billarderie, lieutenant des


gardes du corps, se présenta au château de Sceaux accompagné de vingt
gardes et de vingt mousquetaires à cheval. « Je m'attendais depuis
quelques jours à ce compliment », fit simplement le duc du Maine
lorsqu'on lui présenta l'ordre d'arrestation. Sans tarder, La Billarderie le
fit monter en carrosse et le conduisit au château de Doullens, en Picardie.
Tout au long de son voyage, nous raconte Saint-Simon, le prisonnier
protesta de son innocence, de son dévouement envers le roi et le Régent,
assurant qu'il était bien malheureux de voir Son Altesse Royale donner
créance aux médisances de ses ennemis, « tout cela par hoquets et parmi
force soupirs, de temps en temps des signes de croix et des marmottages
bas comme des prières et des plongeons de sa part à chaque croix par où
ils passaient ».
Pour bien marquer la différence existant entre le duc, simple bâtard
royal, et sa femme, de la Maison de Condé, on choisit pour arrêter cette
dernière un capitaine des gardes du corps, le marquis d'Ancenis.
L'officier se rendit avec gardes et mousquetaires à la petite maison de
louage qu'elle occupait rue Saint-Honoré près du couvent des Jacobins.
La « poupée de sang » qui attendait fiévreusement leur venue avait passé
la nuit à jouer au biribi. Loin d'avoir la pieuse résignation de son mari,
elle s'emporta contre la violence faite à une personne de son rang, poussa
des cris stridents. Elle voulut prendre avec elle ses cassettes, ses bijoux et
sa nombreuse domesticité. On ne lui accorda que quelques parures, un
mauvais carrosse pour ses habits et deux femmes de chambre : une
misère ! Elle quitta Paris sous bonne escorte pour Essonnes. De là, le
chevalier de La Billarderie, aide-major des gardes du corps et frère cadet
de celui qui avait arrêté son mari, la conduisit jusqu'à Dijon. Le voyage
fut mouvementé. La berline s'étant rompue, on dut prier l'archevêque de
Sens de prêter la sienne. A Auxerre, la princesse prétexta un malaise pour
gagner quelques jours. Finalement, elle n'atteignit Dijon que le 14
janvier, après avoir passé le voyage à dire pis que pendre de son neveu,
M. le Duc...
Le jour de l'arrestation du duc et de la duchesse du Maine,
onconduisait à la Bastille quelques membres éminents de la Cour de
Sceaux dont Rose Delaunay, sa servante Rondel, Nicolas de Malézieu et
Mlle de Montauban. Le Régent épargna au cardinal de Polignac la honte
d'être arrêté. Il le fit exiler dans son abbaye d'Anchin, en Artois,
commettant à sa garde M. de Moncheny, gentilhomme ordinaire de la
maison du roi.
Certains auraient souhaité une répression sévère. Il n'en fut rien. A la
Bastille, la rigueur des premiers temps s'estompa bien vite. Les
prisonniers eurent le droit de lire, d'écrire, de se rencontrer, de se
promener sur les tours et dans le jardin du bastion. Derrière les vieux
murs de la forteresse du faubourg Saint-Antoine on nouait des intrigues
amoureuses, on jouait des parties de hombre ou de piquet, on chantait
d'une fenêtre à l'autre des airs d'opéra et le soir, gaiement, on allait souper
chez le gouverneur. Dubois s'inquiétait seulement de la quantité
anormalement élevée de lavements que les prisonniers réclamaient. «
Abbé, ironisa Philippe, puisqu'ils n'ont que ces divertissements-là, ne les
leur ôtons pas ! » La captivité de la duchesse s'était également adoucie.
On lui avait donné une dame d'honneur, une demoiselle de compagnie, un
aumônier, un médecin et cinq femmes de chambre. Elle souffrait malgré
tout de son isolement, s'ennuyait, se plaignait de l'air de Dijon. Au bout
de cinq mois, le Régent l'envoya à la citadelle de Chalon et poussa la
sollicitude jusqu'à faire construire, spécialement pour elle, un bâtiment.
Mais on ne parvenait pas à la distraire. Trois mois plus tard, comme elle
dépérissait toujours, le prince consentit à l'envoyer au château de Savigny
où elle put inviter tous ses amis. Mais c'était encore en Bourgogne, chez
M. le Duc. De là, elle obtint d'aller résider à Chanlay, à trente lieues de
Paris.
Pendant sa réclusion, elle ne cessait d'écrire à Philippe des lettres
obséquieuses, implorant la générosité, la clémence, la pitié, l'absolution
de celui que naguère elle rêvait de poignarder. Elle jurait sur tous les
Évangiles de son extrême désir de réparer ses torts, protestait
inlassablement de son sincère attachement. Moyennant la double
promesse de vivre à Sceaux en toute liberté et d'obtenir le pardon pour
toutes les personnes dont elle citerait le nom, elle fit au Régent une
confession générale sous forme d'un long mémoire relatant la genèse et le
déroulement de la conspiration. Elle assura que son mari était innocent,
qu'il n'avait jamais su le moindre mot de cette intrigue, connue dans son
intégralité par trois personnes seulement : le prince de Cellamare,MM. de
Laval et de Pompadour. Les autres, y compris sa demoiselle de
compagnie, Rose Delaunay, ne furent que des comparses à qui elle
distilla seulement quelques bribes. Philippe lut en conseil cette
déclaration par laquelle sa perfide ennemie s'humiliait et faisait amende
honorable. Au début de 1720, il tira le duc de prison et rendit à sa femme
complète liberté : il ne pouvait en effet maintenir incarcéré le couple
princier sans lui faire de procès, et lui faire un procès c'était mêler le
parlement à l'affaire. De plus, son épouse, sœur du duc du Maine, le
harcelait nuit et jour, l'accusant d'injustice envers « l'homme le meilleur
et le plus pieux du monde » et le menaçant des foudres du Ciel.
Lorsqu'elle revit le Régent, l'exubérante petite duchesse lui sauta au
cou et l'embrassa sur les deux joues. Mais à Sceaux elle trouva le château
vide : ni mari ni enfants. Indigné d'avoir été injustement soupçonné par sa
faute, le duc du Maine refusait de reprendre la vie commune. Il était allé
s'enfermer à Clagny et avait défendu à ses enfants de revoir leur mère. Il
fallut six mois de négociations délicates et l'intercession d'un prêtre pour
le faire revenir sur sa décision. Sollicité par la duchesse du Maine de
raccommoder son ménage, le duc d'Orléans avait refusé formellement : «
Je ne m'en mêlerai pas, car j'ai appris de Sganarelle qu'entre l'arbre et
l'écorce, il ne faut jamais mettre le doigt. » Le marquis de Pompadour fut
exilé ainsi que tous les domestiques et amis de la conspiratrice. Mlle
Delaunay resta à la Bastille un peu plus longtemps que les autres. Mais ce
séjour fut pour elle le moment le plus délicieux de sa vie : elle y
rencontra l'amour passionné du chevalier de Menil et celui, plus timide,
du brave lieutenant du roi de la forteresse, M. de Maisonrouge. La
demoiselle n'avait jamais eu autant de soupirants. Elle relatera cet
épisode avec grâce dans ses Mémoires, qui comptent parmi les pages les
plus charmantes écrites sur cette période.
Cloîtré dans son abbaye artésienne, le cardinal de Polignac s'était
consolé en rédigeant l'Anti-Lucrèce. Il fut libéré en juillet 1720. Mais
contrairement au mari trompé, l'amant furieux ne pardonna jamais à sa
virevoltante et frivole maîtresse de l'avoir ridiculisé.
A Sceaux, la vie avait repris comme autrefois. Le doux élève de Mme
de Maintenon était retourné à ses écritures et à ses exercices de piété. Sa
femme avait retrouvé ses pastorales enrubannées et ses jeux de bergère
amoureuse. A quarante-cinq ans,elle écoutait avec le même ravissement
madrigaux, rondeaux et roucoulades que des flagorneurs insatiables lui
adressaient, l'air extasié. Revenu d'un exil de six mois à Étampes, le cher
Malézieu était là, souriant et rimaillant à tout propos :
Oui, oui, j'oublie ma captivité
Et mes soucis, mes ans et ma colique.
Songer convient à soulas et gaieté
Quand je revois votre face angélique.

Quittant les eaux marécageuses de la politique où elle avait bien failli


se noyer, la petite déesse capricieuse et chimérique était repartie vers les
rivages enchanteurs de Cythère...

LES AUTRES CONSPIRATIONS


Le complot politico-littéraire de la duchesse du Maine n'était qu'une
faible partie des activités subversives d'Alberoni qui, dans les derniers
mois de l'année 1718, se surpassait. « Il y avait plusieurs intrigues
distinctes de la nôtre, rapporte dans ses Mémoires Mlle Delaunay, qui,
sans se communiquer entre elles, aboutissaient toutes à l'Espagne et
traitaient séparément avec l'ambassadeur. » Le comte Antoine d'Aydie et
Nicolas-Joseph Foucault de Magny, ancien intendant de Caen, avaient
chacun « leur cabale particulière ». Dès les premières arrestations, ces
deux hommes s'enfuirent en Espagne. Un aventurier allemand vivant en
France, le comte de Schlieben, cherchait à négocier une entente secrète
entre l'Espagne et la Prusse. Cet ancien agent de la princesse des Ursins
passé au service d'Alberoni fut arrêté à Bayonne en janvier 1719 et
conduit à Paris par la diligence ordinaire. Cette diligence, raconte
Madame, entra au trot dans la cour de la Bastille, à la grande frayeur des
autres voyageurs qui n'avaient pas été prévenus ! Une quarantaine
d'officiers réformés avaient aussi offert sans esprit de trahison leurs
services au petit-fils du Roi-Soleil.
Parmi eux, on notait la présence du colonel Claude-François de
Ferrette, du baron de Sandraski, ancien brigadier de cavalerie, du marquis
Louis-César de Saint-Geniès, colonel des dragons,du chevalier de Folard,
du lieutenant-colonel de Bonrepos... Devant des « demi-solde » sans
cervelle qui, bien entendu, demandaient tous titres, grades et honneurs,
Alberoni fit la fine bouche.
Il fut enchanté, en revanche, de la proposition du jeune duc de
Richelieu que lui transmit un de ses agents nommé Marini. Ce jeune
libertin de vingt-trois ans connu pour ses bonnes fortunes offrait de
mettre à son service son régiment, celui de son ami, M. de Saillant, et de
lui ouvrir les portes de la place de Bayonne ! Rien de moins ! En
récompense, il demandait, lorsque Philippe V serait régent, la charge de
colonel du régiment des gardes françaises. Par malheur, Marini était un
agent double : il vint le dénoncer au duc d'Orléans qui fit aussitôt arrêter
le jeune fat. Saisi au saut du lit, le jeune homme demanda à ses gardiens
un moment pour satisfaire un besoin naturel, et en profita pour avaler un
billet compromettant. N'importe ! La police avait en sa possession des
lettres signées qui prouvaient amplement son crime.
Pourtant Alberoni n'avait pas totale confiance en son ambassadeur à
Paris, neveu du cardinal del Giudice dont il avait autrefois obtenu le
départ. Pour les entreprises les plus secrètes, il lui préférait son ministre à
La Haye, le marquis de Beretti-Landi, aux manières plus expéditives.
Dans le courant de l'année 1718, un premier attentat contre le Régent
fut organisé par un ancien mestre de camp de cavalerie, Pierre-Joseph de
Noiel, dit La Jonquière, qui, n'ayant pu obtenir ni charge ni pension en
France, était allé offrir ses services au Premier ministre d'Espagne. Il
s'agissait d'enlever le duc d'Orléans, qui prenait généralement peu de
précautions dans ses déplacements, et de le livrer « mort ou vif ».
Madame, dans sa correspondance, parle d'une embuscade tendue par 200
hommes apostés au bois de Boulogne. La Jonquière, poursuit-elle, « n'a
manqué mon fils que d'un quart d'heure, au bois de Boulogne, que celui-
ci avait traversé pour aller dîner chez sa fille à La Muette. Cet homme en
a été désespéré et s'est sauvé dans les Pays-Bas. Là, il a dit avec jactance
que puisqu'il avait manqué mon fils une fois, il prendrait désormais si
bien ses mesures qu'on entendrait bientôt parler d'un grand coup ». De
fait, un informateur secret de Dubois signalait de Rotterdam le 22
décembre qu'il y avait une nouvelle « intrigue contre la personne de Mgr
le Régent pour attenter de s'en défaire ». Philippe,ayant appris la retraite
de La Jonquière à Liège, dépêcha l'un de ses agents qui contraignit le
spadassin à le suivre, un pistolet sous la gorge. Quand il vit qu'on le
conduisait en territoire français, celui-ci se mit à hurler : « Je suis perdu,
je serai écartelé. » Le cardinal de Richelieu n'aurait pas manqué de lui
faire infliger ce supplice pour crime de lèse-majesté. Philippe se contenta
de l'envoyer à la Bastille, où il mourut quatre ans et demi plus tard oublié
de tous.
Il est probable qu'Alberoni échafauda plusieurs autres actions
criminelles contre le Régent dans le courant du premier semestre 1719.
Tandis que le bruit de son assassinat courait à Londres, le prince avouait
à lord Stair qu'il avait fait l'objet coup sur coup de trois tentatives
d'empoisonnement.
Parallèlement à ces misérables expédients, un Français nommé
Bouciquault Le Maingre, auteur, l'année précédente, d'un venimeux
article contre le Régent paru dans la Gazette de Rotterdam, avait reçu
mission du marquis de Beretti-Landi de fomenter une révolte dans les
anciens Pays-Bas espagnols occupés par les Autrichiens. A cette
occasion, cet agitateur s'était vu offrir le grade de colonel dans l'armée
d'Espagne. La sédition devait commencer dans les garnisons de Mons.
Tandis que des partisans wallons se dirigeraient vers Ostende, une
escadre espagnole chargée de troupes viendrait bloquer le port. Tout cela,
joint au plan de débarquement jacobite dans les îles Britanniques, avait
pour but de paralyser les Anglais. Pour empêcher les garnisons de la
Flandre française de réagir, Bouciquault devait entrer en contact avec les
bandes de faux-sauniers apparues aux confins des Ardennes et les diriger
vers l'Artois. Alberoni, on le voit, n'était pas à court d'imagination.

LA DÉCLARATION DE GUERRE

A la fin de décembre 1718, le Régent et l'abbé Dubois ne savaient


encore rien de ces multiples et dangereuses intrigues. Ils n'avaient en
main que la conspiration d'opérette de la duchesse du Maine et la liste des
officiers prêts à servir le roi d'Espagne découverte dans les papiers de
l'ambassadeur. L'action psychologique de grande envergure menée par le
pouvoir – diffusion aux quatre coins du pays des lettres de Cellamareet
du manifeste de Fontenelle – contribua pour une part essentielle au
retournement de l'opinion. La maladresse du roi d'Espagne ne fit
qu'accélérer cette évolution. Le 25 décembre 1718, en effet, celui-ci
lançait une proclamation contre le Régent dont l'outrance choqua
beaucoup. A cette diatribe était joint un appel à la désertion adressé aux
officiers, sous-officiers et hommes de troupe de l'armée française, invités
à rejoindre les rangs espagnols. Un millier d'exemplaires de ce « tract »
avaient été adressés à Paris aux personnalités les plus en vue : courtisans,
prélats, membres du parlement. « Les gens de bien rapportent eux-mêmes
les paquets qui leur ont été envoyés, écrit Madame, les autres les gardent
et ils sont couchés par écrit à la poste, sans que le public en ait
connaissance. »
Le parlement condamna la déclaration du roi d'Espagne dans les
termes les plus nets, ébauchant ainsi un rapprochement avec le maître de
la France. D'instinct, la nation menacée faisait corps derrière Philippe
d'Orléans, reconnaissait en lui l'incarnation du patriotisme et dans le
petit-fils du Grand Roi le représentant de l'étranger. C'était une
révolution : l'acceptation par l'opinion des renonciations d'Utrecht et de
l'aménagement de la loi salique.
Le 3 janvier 1719, l'Angleterre déclarait la guerre à l'Espagne, suivie
six jours plus tard par la France. A Paris, l'avis en fut publié à son de
trompe à tous les carrefours. Le conseil de régence avait pris cette
décision à l'unanimité « quoique les membres dudit conseil, note d'Antin,
même le Régent, fussent très fâchés d'en venir là contre un roi de notre
sang et qui nous a tant coûté ».
Le Régent mit à profit les mois d'hiver qui retardaient l'ouverture des
hostilités pour réorganiser le commandement et constituer une armée de
36 600 hommes chargée de porter l'offensive sur le territoire espagnol. La
France n'avait que deux chefs militaires capables de prendre la direction
d'un tel corps de troupe (dont les effectifs d'ailleurs étaient sans
comparaison avec les puissantes cohortes du temps de Louis XIV), le
maréchal de Villars et le maréchal de Berwick. Le premier, très lié au
parti de la vieille Cour, se récusa. Homme de guerre avant tout, le
vainqueur d'Almanza ne mit au contraire aucun scrupule à se battre
contre un pays qu'il avait autrefois sauvé. Il avait un fils, le duc de Liria,
qui servait dans les rangs adverses : il se contenta de lui recommander de
faire son devoir. Berwick ne fut pas laseule personnalité jacobite à
bénéficier d'une promotion : le lieutenant général Dillon fut nommé en
Dauphiné, le marquis de Mézières reçut ordre de faire la chasse aux faux-
sauniers dans le Nord, le colonel Nathanaël Hooke reçut l'ambassade de
Prusse... Il y avait là de la part du Régent la volonté soit d'associer à la
guerre des gens qui étaient le moins enclins à la faire, soit de disperser
dans les provinces les meneurs les plus en vue.

Berwick se composa un état-major qui connaissait bien l'Espagne :


Cilly, Asfeld, Jeoffreville. Il ne put éviter la présence du jeune prince de
Conti, paresseux et débauché qui, en tant que prince du sang, exigea le
commandement de la cavalerie, mais il s'efforça de l'entourer d'adjoints
compétents. La promotion des autres officiers supérieurs fut rendue
publique le 6 mars : 6 lieutenants généraux, 71 maréchaux de camp, 110
brigadiers d'infanterie, 85 brigadiers de cavalerie et de dragons.
LES OPÉRATIONS

Malgré la mort inopinée de Charles XII, Alberoni avait résolu de


poursuivre son projet de débarquement jacobite en Angleterre : 8 navires
de guerre, 50 bâtiments de transport devaient embarquer à Cadix un corps
expéditionnaire de 5 000 Irlandais, des fusils et des munitions pour
plusieurs dizaines de milliers de partisans, un train d'artillerie complet et
un trésor de guerre s'élevant à un million de piastres. Le tout était placé
sous la responsabilité du duc d'Ormond, promu capitaine général des
armées de Sa Majesté Catholique. L'idée était de faire une descente du
côté de Bristol où les jacobites, nombreux parmi les mineurs et les
tisserands au chômage, préparaient avec fébrilité le soulèvement qui
devait saluer leur arrivée.
Afin d'égarer les espions du roi de France, les Espagnols faisaient
courir le bruit que l'armement de Cadix avait pour but de porter secours
au marquis de Lède, bloqué en Sicile. Mais personne n'était dupe. Dès le
15 mars 1719, Dubois avertissait lord Stanhope des détails du projet et le
Régent convoquait Stair pour lui offrir « tout ce qui pourrait dépendre de
la France ». Pour preuve de sa loyauté, le prince constitua un corps
d'arméede 18 bataillons et de 10 escadrons qu'il dirigea vers Le Havre.
Quelques centaines de matelots rapidement levés dans les tavernes de
Normandie et de Picardie furent même envoyés à Portsmouth. Des
marins français au secours de l'Angleterre, c'était presque de la
provocation ! Stanhope, quelque peu vexé, fit rapatrier ces auxiliaires
encombrants en leur versant un mois de solde. Il refusa également les
régiments sous prétexte de ne pas mêler des papistes à cette entreprise,
leur préférant de bons huguenots hollandais.
Alberoni était-il superstitieux ? Il se souvint en tout cas de la
maladresse du Prétendant lors de l'expédition ratée de 1715. Aussi, afin
de mettre toutes les chances de son côté, prit-il sur lui de ne l'avertir qu'au
dernier moment. Il lui offrit de quitter Rome, où il vivait de la charité de
quelques grandes dames, pour venir s'établir en Espagne. La joie au cœur,
l'exilé quitta sa résidence en compagnie du duc de Marr, de quelques
gentilshommes de sa suite et de ses domestiques. A douze milles de la
Ville éternelle, en pleine campagne, les deux chaises du convoi
s'arrêtèrent. Le jeune homme échangea son costume avec celui de son
chirurgien, lui passa au cou l'ordre de la Jarretière et sauta sur un cheval.
La petite troupe prit la direction du Milanais, où l'attendaient de pied
ferme les soldats du maréchal d'Empire Visconti, avertis par le comte de
Galatz, ambassadeur de Charles VI à Rome. Pendant ce temps, le
chevalier de Saint-George gagnait sans encombre le cap d'Antio où,
discrètement, une frégate espagnole se tenait au mouillage. Il arriva à
Madrid le 27 mars, fut accueilli avec les honneurs réservés à un
souverain et logé au Buen Retiro.
Hélas, c'était le destin de ce roi sans couronne d'être toujours pour ses
partisans un oiseau de malheur. Sortie de Cadix le 7 mars, la flotte
espagnole connut le sort de l'Invincible Armada. Une violente tempête la
surprit en effet dans le golfe de Biscaye et la poursuivit douze jours
durant. Pour survivre, les marins durent jeter toute leur cargaison à la
mer : canons, boulets, cordages, vivres. Même les chevaux ne furent pas
épargnés. Un grand nombre de bâtiments s'abîmèrent. Quelques-uns, très
endommagés, réussirent à trouver refuge dans les rades de Portugal et de
Galice. Seuls deux rescapés poursuivirent leur route jusqu'en Écosse, où
ils arrivèrent le 16 avril. Sans désemparer, les quelques téméraires qu'ils
transportaient accostèrent et s'emparèrent d'un château fort réputé
imprenable. Ils croyaientêtre l'étincelle qui allait embraser les royaumes
de l'usurpateur : ils furent immédiatement assaillis par une armée
régulière et promenés la corde au cou à travers le pays. Une fois de plus,
Alberoni gémit sur les rigueurs de la Providence. Quant à l'infortuné
Jacques III, on lui fit comprendre qu'on n'avait plus besoin de sa
présence. Il regagna donc l'Italie où l'attendait sa douce et émouvante
fiancée, la princesse Marie-Clémentine Sobieska, qui avait réussi à
échapper à la surveillance de l'Empereur. Comme le dit Lemontey, le seul
service que l'on pouvait attendre de lui était « la continuation de sa race 2
».
Pendant ce temps, à Paris, penché sur de grandes cartes, le Régent
arrêtait les plans de la campagne. Son expérience militaire en Espagne lui
avait appris l'importance stratégique de la Catalogne. C'est là, assurait-il,
que devrait se jouer le sort de la guerre. Tandis que les forces françaises
s'avanceraient en direction de Barcelone, la flotte de l'amiral Byng
couperait toute retraite par mer. Mais, au préalable, pour détourner
l'ennemi de ce théâtre d'opération, on résolut d'effectuer une diversion en
Pays basque et en Biscaye.
Le 20 avril, le marquis de Cilly franchit la Bidassoa avec un important
corps de troupe et, n'ayant rencontré qu'une résistance symbolique, se
dirigea à vive allure en direction de Passage, le plus grand arsenal
militaire de la côte nord. L'arrivée des premiers cavaliers français sema la
panique dans la garde espagnole. Six gros vaisseaux non encore calfatés
furent détruits dans les chantiers maritimes. Bois de construction, canons,
boulets, armes, provisions, tout fut pris ou saccagé. Les Anglais
pouvaient se frotter les mains : ils n'avaient plus désormais de concurrent
sérieux sur les mers.
Dans son délire de somnambule couronné, Philippe V prit ce nouvel
échec pour une simple péripétie. Il se persuada qu'à la vue de son
panache blanc aucun Français n'oserait tirer contre ses troupes. Le 26
avril, il quitta Madrid avec son fils aîné, le prince des Asturies, et la reine
qui, bien qu'enceinte, ne voulait pas manquer ce triomphe. Et s'il se
faisait prendre ? Alberoni en avait des sueurs froides... Ignorant les
consignes données par le commandement français de ne capturer le roi en
aucun cas, il imagina de le faire égarer par ses guides. Ce fut une belle
farce digne du bouffon italien qui naguère amusait tant M. de Ven-
dôme.Dans une proclamation solennelle répandue chez l'ennemi, le petit-
fils de Louis XIV, qui signait avec audace Philippe de France, promettait
quatre pistoles à tout soldat déserteur. Pour émouvoir les officiers, il avait
fait peindre des fleurs de lys sur ses étendards ! Avec pareil emblème
comment ne pas être sûr de vaincre ? Et, pendant ce temps, lui et son
cortège erraient impuissants de grange abandonnée en village en ruine, de
route défoncée en chemin creux, à la recherche de l'armée que le prince
Pio rassemblait sur la frontière !
Les Français, pour leur part, ne cueillaient que des lauriers faciles. Ah,
le bon temps de la guerre en dentelle ! Partout où ils se présentaient,
l'Espagnol se rendait avec la meilleure grâce du monde, donnant à peine
l'illusion de résister. Pour exorciser sa mauvaise conscience, chacun des
deux camps s'efforçait d'expédier chez l'adversaire des ballots remplis de
proclamations, d'appels et de déclarations expliquant solennellement les
raisons de son intervention. Le manifeste de Louis XV, daté du 20 mai et
rédigé par Dubois, prenait soin de rappeler qu'on ne faisait la guerre ni au
roi ni au peuple espagnols, pour lesquels on ne pouvait avoir que de
l'amitié, mais à « un gouvernement étranger qui opprime la nation, qui
abuse de la confiance du souverain..., à un ministre qui ne respire que
l'embrasement de l'Europe ».
Conçue au départ comme une attaque de diversion, l'offensive sur la
frontière du sud-ouest parut si réussie que Philippe d'Orléans décida d'en
faire l'attaque principale. Le 27 mai, on ouvrit la tranchée devant
Fontarabie défendue par une solide et opiniâtre garnison. Les choses cette
fois devenaient plus sérieuses. Les Espagnols redoublèrent d'efforts pour
déclencher la rébellion au sein de l'armée de Berwick. Le 9 juin, une
lettre anonyme remise au prince de Conti lui offrait la Sicile pour prix de
sa trahison. Il était aisé d'y reconnaître la patte du diabolique Italien. Le
12, une seconde missive était adressée au même Conti. Elle émanait de
Philippe V en personne qui le priait de transmettre au Régent le plan de
paix suivant : en cas de mort de Louis XV, la succession irait à l'infant
don Philippe et on taillerait au duc d'Orléans un royaume allant de la
Bourgogne à la Flandre française. Une nouvelle Lotharingie !
L'Empereur marierait sa nièce au duc de Chartres, fils du Régent, lui
donnerait les Pays-Bas autrichiens en dot et, en échange, recevrait
l'Alsace qu'il convoitait toujours. La paix ainsi rétablie sur lecontinent, la
France, l'Espagne et l'Autriche pourraient imposer au roi George le
partage de sa couronne avec le Prétendant à qui il céderait l'Ecosse et
l'Irlande. « Souvenez-vous que vous êtes né français », lui avait dit Louis
XIV avant de le laisser partir pour Madrid. Par ce plan ahurissant, le
Bourbon espagnol apportait la preuve que de l'autre côté des Pyrénées il
avait tout oublié. Au vrai, ces propositions étaient plus dérisoires et
incohérentes que révoltantes.
Brûlant d'impatience, le monarque n'attendit pas l'effet de sa lettre pour
se mettre à la tête d'une armée de renfort et voler au secours de
Fontarabie. Alberoni le supplia en larmes de n'en rien faire. Philippe V
s'entêta. Le 17 juin, il gagna le camp de San Esteban et adressa un vibrant
message de soutien aux défenseurs de la ville assiégée, message
intercepté dans les lignes françaises. Le lendemain, poursuivant sa
marche, il arriva à la Sacca, à deux lieues des avant-postes de Berwick.
Là, il apprit qu'un boulet avait décapité le gouverneur de Fontarabie et
que la place venait de se rendre. Il ne lui restait plus qu'à revenir à San
Esteban puis à Pampelune, la rage au cœur, tenaillé par l'envie d'abdiquer.
Les Français mirent ensuite le siège devant Saint-Sébastien, qui tomba
le 19 août. Un régiment embarqué sur des frégates anglaises, sous le
commandement du colonel William Stanhope, s'attaqua au port de guerre
de Santona, près de Santander, et y brûla trois vaisseaux en construction.
La campagne tournait au désastre pour l'Espagne. Les défaites
s'accumulaient. En Floride, le fort de Pensacola était tombé aux mains
des Français (mai 1719). En Sicile, des troupes impériales, venues
d'Allemagne ou de Hongrie, ne cessaient d'affluer dans l'île. Une contre-
offensive menée par le maréchal autrichien Mercy reprit Messine le 18
octobre après des combats acharnés. Le marquis de Lède dut battre en
retraite du côté de l'Etna. Une fois de plus, Alberoni préféra attribuer
cette série de catastrophes à la volonté divine plutôt qu'à l'agitation
brouillonne et à l'état d'impréparation qui avaient présidé à cette guerre.
Cependant, tout n'allait pas pour le mieux dans le camp adverse. Des
désertions en assez grand nombre avaient réduit les rangs. Les hommes
étaient partis moins pour toucher les quatre pistoles du roi d'Espagne que
pour rentrer chez eux. « Du lieutenant-colonel au dernier soldat, écrivait
William Stanhope au secrétaire d'État Craggs, il règne une aversion
presque inconcevablepour cette guerre. Ils ne se font aucun scrupule de la
manifester en toute occasion ; et, du matin au soir, on n'entend que des
vœux pour la paix, langage que jamais jusqu'ici je n'avais rencontré dans
aucune armée. »
Le siège de Saint-Sébastien, particulièrement éprouvant, avait achevé
le moral des troupes. Dans ces conditions, Berwick était convaincu de ne
rien pouvoir entreprendre contre l'imposante place de Pampelune où,
malgré son état, l'indomptable Elisabeth caracolait en robe bleue brodée
d'argent devant des troupes fanatisées. Les Anglais prirent la relève. En
septembre, alors que le souverain espagnol avait regagné l'Escurial pour
les grandes chasses annuelles d'automne, son plaisir favori, lord Cobham
à la tête d'une forte escadre débarqua près de Vigo des troupes bien
entraînées. Le feu mis à 2 000 barils de poudre fit sauter le port et les
navires rescapés de la tempête. Après avoir raflé 8 000 fusils, les Anglais
rembarquèrent pour aller recommencer en toute quiétude la même
opération contre les ports de Pontevedra et de Rivadeo.
Berwick revint au projet d'invasion de la Catalogne mis au point par le
Régent. Du Pays basque et du Béarn, les troupes françaises longèrent les
Pyrénées pour se redéployer en Roussillon. La campagne d'automne sur
ce nouveau théâtre d'opérations fut paralysée par les pluies, le manque de
paille et de fourrage. On prit cependant Urgel, la Seu d'Urgel, Castel
Ciudad. Pour réussir le siège de Rosas, on attendit le ravitaillement par
mer. Le 7 novembre, 26 tartanes convoyées depuis Toulon par un
vaisseau de ligne et une frégate se présentèrent sur la côte espagnole. Une
violente tempête les dispersa ou les rompit. On récupéra sur la plage les
débris d'une dizaine de navires fracassés. A ce malheur s'ajouta
l'inondation du camp qui obligea la cavalerie et les 22 bataillons français
à se retirer en Roussillon. Le mauvais temps et la venue de l'hiver se
chargèrent de mettre fin à la campagne.

LA CONSPIRATION DE PONTCALLEC

La fronde du parlement de Bretagne s'était poursuivie pendant le


printemps de 1718 par le refus d'enregistrer le nouvel impôt de « quatre
sols par livre » qui devait en principe augmenterd'un quart les recettes des
fermes générales. Pour obtenir gain de cause, le duc d'Orléans avait
promis le prochain rappel des turbulents états de Bretagne, dont la
dissolution, on s'en souvient, avait déclenché la crise. L'assemblée se
réunit le 1er juillet, toujours à Dinan. Le maréchal de Montesquiou, sur
instructions de Paris, changea de ton. Il jura de maintenir les libertés
bretonnes et de réduire la capitation. A la séance de rentrée, le don gratuit
fut voté sans difficulté. La noblesse, cependant, plus nombreuse que
l'année précédente, regimbait toujours. Montesquiou, d'accord avec le
Régent, décida d'empêcher l'accès des états à une vingtaine de
gentilshommes qui s'étaient manifestés lors de la session précédente et,
parmi eux, aux trois délégués, MM. de Noyant, de Bonamour et du
Gröesquer, qui se trouvaient à Paris. L'assemblée les réclama
bruyamment et refusa de les remplacer au sein des commissions. Autre
point de friction, les bureaux diocésains. On appelait ainsi les comités
établis directement par les états pour dresser les rôles de la capitation et
juger les litiges relatifs à cet impôt. Le pouvoir central avait supprimé ce
privilège. Les Bretons réclamaient leur reconstitution. Mais le conflit le
plus grave avait trait au renouvellement de la taxe sur les boissons dite «
droits d'entrée », créée en 1709, qui s'ajoutait à celles déjà existantes
comme les « grands et petits devoirs », perçus au profit de la province et
les « impôts et billots », versés au roi. Cette nouvelle taxe,
particulièrement impopulaire en Bretagne, s'élevait à dix livres par
barrique de vin étranger, cinq livres par barrique de vin de Nantes et deux
par barrique de cidre. Elle avait été affermée pour huit ans et son bail
devait être reconduit le 1er octobre 1718. Les états votèrent, le 7 juillet, sa
suppression en s'engageant à la remplacer par des recettes équivalentes.
Montaran, trésorier des états et l'un des plus riches traitants de la
province, était directement visé par cette décision. Le 30, il obtint du
conseil de régence un arrêt cassant celle-ci. Le 4 août, le maréchal
annonça le maintien des « droits d'entrée » et pria l'assemblée
d'enregistrer l'arrêt. Comme l'année précédente, chahuts et tumultes lui
répondirent. Mais trois jours plus tard, s'appuyant sur un vieux règlement
de 1667, il réussit à faire entériner par les présidents des trois ordres la
règle suivant laquelle une majorité de deux ordres suffirait pour adopter
un arrêt : premier pas permettant d'isoler la noblesse insoumise. Alors, le
fougueux procureur général syndic des états, M. de Coëtlogon, s'éleva
vivement contre cette décision et rappelaque la règle de l'unanimité était
un principe intangible en matière fiscale. Ces messieurs de la noblesse lui
firent une bruyante ovation et le chargèrent d'aller à Paris déposer un
recours devant le conseil de régence. Le ton monta aussitôt : refus
hautain du maréchal, mécontentement des trois ordres, départ pour
Rennes de M. de Coëtlogon qui fit enregistrer au parlement sa
protestation, arrestation du procureur général syndic, exilé avec une
vingtaine d'autres agitateurs... Le 7 septembre, prenant fait et cause pour
les opposants, le parlement de Bretagne résolut d'envoyer des
remontrances au roi « sur les infractions aux droits et privilèges des états
» et interdit, en attendant, toute levée de deniers ou impositions dans la
province.
De leur côté, 62 gentilshommes signèrent une pétition qui s'élevait
contre le recouvrement des impôts « jusqu'à ce qu'il ait plu à Sa Majesté
de répondre aux remontrances du parlement et de rétablir les états dans
leurs droits et privilèges ». Les pétitionnaires furent derechef exclus par
le maréchal de Montesquiou. Par solidarité, la plupart de leurs collègues
refusèrent de retourner siéger. Le Régent, qui avait maté la révolte des
magistrats parisiens, n'allait pas courber l'échine devant ceux de
Bretagne ! Le 29, un nouvel arrêt du conseil cassa les décisions du
parlement de Rennes des 13 août et 7 septembre et des lettres de cachet
exilèrent aux extrémités de la France plusieurs des contestataires.
Au lieu de se calmer, une partie de la noblesse s'enfonça dans la
révolte. Deux des trois députés venus à Paris, M. de Noyant et de
Talhouët Bonamour, avaient rencontré un soir la duchesse du Maine dans
les jardins des Tuileries et avaient reçu d'elle des encouragements. Dans
sa confession au Régent, la petite princesse relate l'événement en le
minimisant probablement : « Ils m'entretinrent fort des affaires de la
Bretagne et de leur mécontentement du maréchal de Montesquiou ; ils me
firent une proposition fort étrange, dont je leur fis voir le ridicule ; ils me
demandèrent si je n'avais pas quelques liaisons avec l'Espagne ; je leur
dis que non et leur cachai très soigneusement mon commerce avec
l'ambassadeur, ce que l'on ne doit pas avoir de peine à croire, puisqu'il eût
été de la dernière imprudence de dire à des gens que l'on n'a jamais vus,
et que l'on ne connaît pas, des choses de cette conséquence. Je leur fis
seulement beaucoup de compliments et leur dis que je souhaitais fort que
la noblesse eûtsatisfaction dans les choses qu'elle désirait. Ils me parurent
même fort fâchés de ce que je ne leur proposais rien et de ce que je ne
leur ouvrais aucun avis. » Quant au troisième gentilhomme, M. du
Gröesquer, celle-ci l'avait simplement aperçu de loin à Bercy chez la
duchesse de Rohan. Elle tenait à éviter ce dangereux agité qui, un jour, au
cours d'un repas arrosé, avait déclaré devant de nombreux convives : « Le
moment est venu d'ôter la régence au duc d'Orléans. Que le duc du Maine
se mette à notre tête ; la Bretagne et sept autres provinces se soulèveront
aussitôt. »
Ce furent les seuls liens, semble-t-il, qui existèrent entre la
conspiratrice de Sceaux et la conjuration bretonne qui ne prendra
d'ailleurs son essor qu'après son exil, pendant la guerre franco-espagnole.
Il n'en est pas moins certain que Noyant, Bonamour et Du Gröesquer
rencontrèrent le prince de Cellamare au cours de l'été de 1718. Mais ils
n'eurent vraisemblablement pas besoin de la duchesse pour lui être
présentés. L'élégant Napolitain écouta avec une aimable attention le récit
des troubles de Bretagne ; il se garda toutefois d'étourdir ses
interlocuteurs de fausses promesses et de les épauler dans une entreprise
chimérique. En fait, il ne voulait pas avoir sur le dos une nouvelle « mine
» sans poudre ! Il leur prêcha donc patience et modération.
De modération il n'était guère question dans les landes et manoirs de
Bretagne, où l'on commentait avec colère l'arrivée de nouvelles troupes
dans la province. A la mi-septembre 1718, à Rennes, dans l'auberge du
Vert-Bois face à la cathédrale, Bonamour, Noyant, Du Gröesquer et le
conseiller au parlement Joseph de Lambilly mettaient la dernière main à
un « Acte d'Union pour la défense des libertés de la Bretagne ». Ce
manifeste habilement conçu rappelait les droits et privilèges de la
province, les prérogatives inaliénables de la noblesse, mais protestait du
respect dû au roi et au Régent. En même temps, il constituait une sorte de
pacte d'assistance au cas où l'un des signataires se trouverait « troublé ou
attaqué dans la suite en sa personne, sa liberté ou ses biens ». Le texte
s'achevait sur ce paragraphe qui laissait deviner le caractère subversif de
l'entreprise : « Nous nous promettons de nous garder un secret inviolable.
Enfin, nous déclarons sans foi et sans honneur et comme dégradés de
noblesse les gentilshommes de la province qui ne voudront pas signer le
présent traité d'union. »
De septembre à décembre 1718, ce manifeste circula dans les châteaux
et recueillit entre 500 et 600 signatures. Aux plus déterminés, on
présentait également un cahier de doléances où figurait la demande de
convocation des états généraux. Pour les plus timorés, il y avait un «
billet d'association » édulcoré, qui faisait une vague référence à l'Acte
d'Union. Bonamour et Lambilly étaient à la fois les meneurs et les
commis voyageurs de la conjuration.
Mais parmi les signataires de l'Acte d'Union un personnage allait
occuper une place de premier plan : Clément-Chrysogone de Guer de
Malestroit, marquis de Pontcallec. Étrange personnage que ce ténébreux
hobereau, grincheux et procédurier, qui s'était retiré sur ses terres après
avoir été mousquetaire, capitaine de dragons et avoir beaucoup perdu au
jeu. Ce célibataire d'une quarantaine d'années traînait la réputation de
vivre dans son domaine en despote violent et féroce. Tel un seigneur du
Moyen Age, il terrorisait ses vassaux, bastonnait ses domestiques,
enfermant au cachot les plus récalcitrants fers aux pieds. S'étonnera-t-on
dès lors de le savoir intensément haï dans le pays ? A cause de lui trois
recteurs de Berné avaient même demandé à changer de paroisse. Et
pourtant, ce terrible potentat exerçait un magnétisme étonnant. Il vivait
d'un peu de chasse et de contrebande. Comme beaucoup de
gentilshommes bretons de cette époque, il fraudait la ferme des tabacs en
participant au trafic très lucratif établi avec les îles anglo-normandes.
Plusieurs signataires de l'Acte d'Union en faisaient autant, notamment
François Coué de Salarün, beau-frère du procureur général de La
Bédoyère, et les frères Jean-Baptiste et Jean-Louis de Rohan-Pouldu.
L'imposant château de Pontcallec que l'on peut voir aujourd'hui près de
Kernascléden, avec son étang romantique que traverse le Scorff et son
parc d'arbres centenaires, n'est pas celui de notre marquis, qui fut détruit
sous la Révolution par les colonnes mobiles. Des quelques vestiges qui
en subsistent sur un mamelon broussailleux, situé non loin de là, on a du
mal à imaginer le solide château fort qu'il était au début du XVIIIe siècle.
Limitée jusque-là à la signature de pétitions et de manifestes, la
conjuration bretonne ne prit réellement forme qu'en avril 1719. Le 13 de
ce mois-là, les signataires de l'Acte d'Union se donnèrent rendez-vous
dans les landes de Lanvaux, au paysde Vannes, au prétexte d'une chasse.
Il ne vint que seize gentilshommes, grimés, affublés de nez postiches ou
de barbes de capucins. C'étaient les plus résolus, les plus pauvres aussi,
ceux qui n'avaient rien à perdre. Bonamour lut un libelle de sa
composition que l'on applaudit. Il fut décidé à l'unanimité d'adresser au
Régent une requête sur l'irrégularité des comptes de Montaran, trésorier
des états. Puis, afin de structurer davantage l'association, on procéda à la
nomination de trois commissaires par évêché. Le plus enragé de tous, le
conseiller de Lambilly, proposa d'envoyer un émissaire auprès de la
noblesse du Poitou et un autre en Espagne pour solliciter une aide
financière et militaire. Ce qui n'était jusque-là que simple grogne de
gentillâtres rustiques devenait ainsi entreprise de trahison, car depuis trois
mois la France était entrée en guerre. Et pourtant personne ne s'éleva
franchement contre. M. de Becdelièvre fut requis pour aller en Poitou.
Pour l'Espagne, Lambilly finit par trouver un volontaire en la personne de
Jacques Hervieu de Mellac, ancien capitaine au régiment de Champagne,
pour l'heure sans emploi, qui demeurait ordinairement à Josselin. Il partit
à la fin du mois de mai pour Madrid avec un pécule que lui avait remis
Lambilly, le seul seigneur fortuné de l'association.
Bientôt le bruit courut que le marquis de Pontcallec allait être arrêté
pour fraude et déporté en Louisiane. A son appel, le 24 juin, 150 à 200
personnes, intendants et domestiques compris, se retrouvèrent dans les
landes de Questambert, armées de pistolets et de fusils. Leur présence ne
passa pas inaperçue, notamment à Guérande où beaucoup se procurèrent
des armes à feu et les essayèrent dans la rue, au sortir de chez l'armurier.
Au lieu du rendez-vous, on parla et on s'échauffa beaucoup. D'aucuns
voulaient attaquer le régiment de Champagne cantonné à Vannes, d'autres
suggéraient de marcher sur Malestroit, Josselin ou Ploërmel. Après avoir
erré toute la journée, les seigneurs bretons apprirent avec déception, par
un des leurs de retour de Vannes, qu'aucun détachement militaire ne
songeait à investir la seigneurie de Pontcallec. Comme il se faisait tard,
les conjurés allèrent coucher dans un château voisin puis, le lendemain,
se dispersèrent.
Le 27 juillet, au manoir de Kergrois, près de Locminé, propriété de
Lambilly, les principaux chefs, y compris Pontcallec, se réunirent pour
écouter Hervieu de Mellac, de retour d'Espagne,leur rendre compte de sa
mission. Celui-ci lut avec fierté un message de Philippe V qui les
félicitait du « très glorieux parti qu'ils prenaient » et promettait de les
soutenir. De son côté Alberoni, rencontré au camp de San Esteban, n'avait
pas été avare de promesses : il offrait une contribution financière de 2
millions, deux bataillons et un général, le duc d'Ormond, disponible après
l'échec de l'expédition d'Écosse. Pour ne pas demeurer en reste, les
conjurés promirent de lever une armée de 50 000 hommes dès que les
voiles espagnoles seraient en vue des côtes bretonnes. En attendant,
chacun des neuf évêchés fournirait un bataillon. Des contingents de
Picards, de Dauphinois et de Provençaux, c'était sûr, se mettraient en
marche à leur tour. Lambilly, au comble de l'exaltation, se fit fort
d'obtenir du parlement de Bretagne la reconnaissance de Philippe V
comme régent. Les conjurés présents consignèrent ces propositions dans
deux lettres, l'une au roi d'Espagne, l'autre à son Premier ministre. Ils en
profitèrent pour demander une avance de 100 000 écus. Une fois encore,
Hervieu de Mellac se chargea d'aller porter ces dépêches à leurs
destinataires.
En attendant son retour, Bonamour, le comte et le chevalier de Rohan-
Pouldu, le marquis de Pontcallec amassaient dans leurs châteaux un
arsenal de guerre : tonneaux de poudre, balles de plomb, fusils,
baïonnettes. Afin de faire face à toute éventualité, ce dernier avait installé
dans la forêt des « cabanes de feuillages » où il venait passer la nuit,
gardé par une quinzaine de ses gens en armes.
Au cours d'un nouveau conciliabule dans la forêt de Kerlain, près du
Faouët, Pontcallec, qui s'était désigné colonel sous l'autorité du duc
d'Ormond, proclama lieutenants-colonels, au nom de Philippe V, trois
anciens capitaines de dragons comme lui, François du Couëdic, Laurent
Le Moyne de Talhouët et Thomas-Siméon de Montlouis. Mais ces
officiers n'avaient pas de troupes. Le noyau dur de la conjuration n'était
formé que d'une quarantaine de gentilshommes tout au plus, auxquels
s'étaient agrégés quelques déserteurs du régiment de Champagne. S'il
bénéficiait de complicités dans le pays breton, le mouvement n'avait pas
d'assise populaire. Pas plus les habitants des ports que ceux des paroisses
rurales ne se seraient soulevés à l'approche des vaisseaux espagnols.
Comme l'a fort justement noté Pierre de La Condamine, historien de la
conspiration, « ilserait inapproprié d'avancer par comparaison le mot de
chouannerie. Fronde, oui ; chouannerie, non 3 ».
Les autorités de la province étaient en éveil. Deux jours après la prise
d'armes de Questambert, l'intendant Feydeau de Brou avait la relation des
événements sur son bureau. Le 18 août, un président au parlement de
Bretagne, Guillaume de Marbeuf, avertissait Claude Le Blanc que les
placards séditieux réclamant la convocation des états généraux avaient
été imprimés et que de mystérieux courriers faisaient l'aller et retour avec
l'Espagne. Peu après, un médecin irlandais établi à La Roche-Bernard
fournissait les noms des principaux animateurs et une indicatrice signalait
que les correspondances avec l'Espagne étaient cousues dans de petits
étuis de cuir que l'on glissait dans des bouteilles de vin. Au début de
septembre, un notable guérandais, Michel Roger, ancien avocat au
parlement de Paris, était arrêté et incarcéré au château de Nantes. Il
n'avait participé que d'assez loin au mouvement, mais, sous la menace de
la torture, confessa de précieux renseignements.
Il était temps de frapper et de frapper fort. On monta d'abord une
expédition contre le manoir du Pouldu, où s'étaient barricadés les deux
frères de Rohan. Grâce à un mendiant qui avait vu venir de loin les
soldats du roi, les comploteurs eurent le temps de brûler leurs papiers et
de déguerpir. Le 23 septembre, une seconde expédition fut organisée
contre le château de Pontcallec, où le marquis avait convoqué, sous les
pires menaces, le ban et l'arrière-ban de ses vassaux. Curieusement, ce
féodal avait proclamé qu'il fallait mettre la Bretagne « en République » et
résister à outrance. Mais dès qu'il aperçut les vestes bleues de la
compagnie du Royal-Marine, tout ce vaillant monde s'enfuit dans la forêt
profonde, ne laissant au château que quelques domestiques, un vieux
religieux et deux demoiselles. C'en était fini de la conspiration bretonne.
Dès lors, elle allait se désagréger inexorablement.
Pontcallec n'était plus qu'un fuyard restant une nuit ou deux dans un
couvent, un presbytère ou une ferme isolée, changeant constamment de
refuge pour échapper aux limiers lancés à ses trousses. Avec un toupet
magistral il envoyait au Régent lettre sur lettre. « Je reçois souvent des
billets de M. de Pontcallec,disait celui-ci avec ironie, mais il ne me
mande point le lieu auquel je lui dois répondre !» Il y eut encore une
manifestation de maquisards en forêt de Lanouée, le 6 octobre : idée
insensée de l'abbé Brandonnier, recteur de Berné. 1 500 personnes
devaient se retrouver, marcher sur Rennes, prendre en otage le maréchal
de Montesquiou et négocier sur un pied d'égalité avec Philippe d'Orléans.
De fait, il ne vint que quinze personnes dont Bonamour et Lambilly,
toutes démoralisées.
Alberoni ignorait ces événements lorsque, dans les derniers jours
d'août 1719, il revit Hervieu de Mellac. Son plan était arrêté. Au duc
d'Ormond seraient adjoints deux maréchaux de camp, don Blas de Loya
et don Timon Connok. Les deux bataillons promis partiraient de
Santander avec 2 000 fusils, des pierres à fusil et quelques tonneaux de
poudre, débarqueraient dans la Bretagne mutinée et marcheraient sur
Paris, se grossissant au passage des contingents poitevins et picards. En
route, ils distribueraient des manifestes pour le parlement de Bretagne,
celui de Normandie et celui de Paris, pour les ducs et pairs. Les frégates,
longtemps bloquées à La Corogne par la flotte anglaise, ne parvinrent à
Santander que le 20 octobre. Elles prirent à leur bord les deux bataillons,
mais, au dernier moment, don Blas de Loya refusa d'appareiller et fit
débarquer les troupes. Fou de rage, le duc d'Ormond en référa
immédiatement au cardinal, qui tempêta ou plutôt fit semblant, car, en
réalité c'était lui qui, l'instant d'exaltation passé, avait donné un
contrordre secret à don Blas. Informé de l'arrivée en Bretagne d'un
renfort de troupes de 15 000 hommes et de la découverte de la
conspiration, il avait compris que la partie était perdue et que mieux
valait, cette fois, éviter un nouveau désastre.
Néanmoins, pour ne pas jeter dans le désespoir les derniers
combattants, il assura à Hervieu de Mellac que l'opération était
simplement reportée en raison du mauvais temps. Et pour le duper, il le
fit partir en avant-garde sur une frégate de 20 canons avec un trésor de 6
000 pistoles. Le vaisseau alla mouiller à l'embouchure de la rivière
d'Auray, au pied du château de Kergurioné où il débarqua un
détachement de soldats. Bonamour était ravi. Il croyait voir là le premier
élément de la flotte promise par Alberoni. François du Coué, seigneur de
Salarün, propriétaire du landier où s'étaient cachés les Espagnols, l'était
beaucoup moins, car il venait d'apprendre que le Régent avait réuni à
Nantes une Chambre royale spécialement chargée dejuger les
conspirateurs bretons. Pris de panique, il ordonna au capitaine espagnol
de rembarquer sa compagnie et de prendre le large. Celui-ci obtempéra
après avoir laissé aux conjurés un sac de pièces d'or. Puis Salarün courut
avertir le commandant de la maréchaussée de Vannes que les ennemis
croisaient au large de Quiberon et s'apprêtaient à débarquer.
Dès lors les événements se précipitèrent : Montesquiou arriva à Vannes
avec des renforts, fit fouiller la côte et réparer les batteries de marine.
Après avoir vainement attendu la flotte espagnole, Bonamour, Lambilly,
Hervieu de Mellac et les frères de Rohan-Pouldu gagnèrent Santander sur
un petit chasse-marée. La répression s'abattit sur ceux qui étaient restés.
On arrêta Mmes de Lantillac et de Lambilly – qui furent très bavardes –
et M. de Saint-Pern du Lattay, conseiller au parlement de Rennes. Un peu
plus tard, le pilote qui rapportait une lettre d'Espagne signée des fugitifs
fut également appréhendé. Mais l'armée régulière répugnait à ce métier
de basse police. Par solidarité de caste, beaucoup d'officiers laissèrent
échapper les principaux gentilshommes, presque tous anciens militaires.
L'un d'eux, M. de Valogne, lieutenant au régiment de Champagne,
troublé, dit-on, par les deux demoiselles demeurées au château de
Pontcallec, était passé à la rébellion avec armes et bagages.
Il fallait réagir. La Chambre de justice, présidée par le marquis de
Châteauneuf, ancien ambassadeur aux Pays-Bas, fit défense aux habitants
de donner asile aux proscrits, sous peine de crime de lèse-majesté. Les
autorités ecclésiastiques brandirent la menace d'excommunication. Enfin,
un colonel intègre et zélé, M. de Mianne, ancien compagnon de guerre de
Pontcallec, prit en main la chasse aux rebelles. Au château de Bot, en
Nivillac, où Bonamour avait souvent trouvé refuge, la propriétaire, Mme
de Derval, protesta qu'elle était seule, mais la maréchaussée s'aperçut que
le lit de la chambre de son fils était encore chaud. On fouilla de fond en
comble la vieille demeure. Une trappe secrète révéla la cachette de
Derval fils. Une cassette laissée par Bonamour contenait des chansons
satiriques et des réflexions politiques. On lut ces écrits au Régent qui
s'exclama que « tout y respirait l'indépendance, l'esprit républicain, la
sédition et la révolte ». Qu'il était loin le temps où celui-ci admirait les
idées de Fénelon sur une monarchie patriarcale, protectrice des libertés
provinciales ! Une autre perquisitionchez M. de Kersulguen permit de
découvrir un violent pamphlet contre le duc d'Orléans, intitulé Dialogue
des morts, qui reprenait le vieux refrain de ses amours incestueuses.
Le 28 novembre enfin, Pontcallec était arrêté au presbytère de Lignol,
près de Kernascléden, par le grand prévôt et trois archers en armes. Il
avait été trahi par la femme de son valet. Au total, près de 80 personnes
se retrouvèrent sous les verrous du château de Nantes. Plusieurs inculpés
avaient réussi à se dérober à l'action de la justice. M. du Gröesquer trouva
refuge en Hollande. M. de Kervasic l'aîné se fit passer pour mort et
organisa son propre enterrement ! D'autres firent croire qu'ils avaient péri
en mer près de Tréguier... Interrogé à Nantes, Pontcallec se montra d'une
diabolique habileté. La conspiration ? Quelle conspiration ? Personne ne
s'était jamais révolté, personne n'avait tiré contre les soldats du roi. La
noblesse voulait seulement défendre les privilèges de la Bretagne que le
maréchal de Montesquiou s'efforçait de réduire. On lui objecta que lui et
ses amis avaient noué des relations avec Philippe V, préparé un
débarquement. Est-ce donc un crime, rétorqua l'arrogant, que d'écrire à
un prince du sang de France ?
Pour éviter l'échafaud, la plupart des inculpés n'eurent pas la même
audace. Ils avouèrent honnêtement tout ce qu'ils savaient ou avaient fait.
Informé au jour le jour des interrogatoires, le Régent aurait aimé faire
preuve de sa mansuétude habituelle. Mais l'affaire était infiniment plus
grave que la conspiration de boudoir de la duchesse du Maine. Il y avait
cette fois haute trahison. La raison d'État, la terrible raison d'État
s'opposait à la clémence d'Auguste. Le prince comprit que toute grâce
serait immédiatement interprétée comme un signe de faiblesse et, dans
cette province bretonne en ébullition, comme un encouragement à de
nouvelles séditions. Il fallait des exemples. La justice suivrait donc son
cours. Justice des plus expéditives d'ailleurs : il n'y eut ni audience
publique ni débats contradictoires ni plaidoiries ni comparution des
accusés. Le 26 mars 1720, convaincus de félonie et de crime de lèse-
majesté, les quatre conjurés les plus obstinés, Pontcallec, Montlouis,
Talhouët Le Moyne et Du Couëdic, furent condamnés à l'échafaud. Des
peines d'emprisonnement et de confiscation des biens furent prononcées à
l'encontre de leurs complices. Les autres, les comparses, ceux qu'on avait
enrôlés de force, furent libérés. La sentence de mort était exécutable
immédiatement. Le jour même, àhuit heures du soir, place du Bouffay, à
la lueur sinistre des torches portées par la garde à cheval de la Chambre
royale, le bourreau trancha la tête des quatre anciens dragons. Le
lendemain, le greffier de la cour, en robe noire, vint procéder sur la même
place à l'exécution en effigie des seize autres condamnés à mort par
contumace, dont Lambilly, Bonamour, Hervieu de Mellac, Du Gröesquer
et les frères de Rohan-Pouldu. Presque tous se trouvaient alors en
Espagne, où Philippe V leur avait distribué des brevets de colonel ou de
brigadier dans ses armées. Lambilly, sans doute le plus coupable, fut
gratifié pour sa part d'une charge de gentilhomme ordinaire du roi.
Philippe le Débonnaire eut-il des remords d'avoir laissé périr les quatre
suppliciés bretons ? Toujours est-il qu'en avril il mit un terme à la
Chambre royale, amnistia la plupart des coupables à l'exception des
contumaces et leur fit restituer leurs biens. Le mois suivant, le maréchal
de Montesquiou, qui s'était attiré tant de haine de par toute la province,
fut remplacé par le conciliant maréchal d'Estrées. La colère des Bretons
s'apaisa peu à peu, mais ceux-ci gardèrent un souvenir ému de l'entreprise
malheureuse de M. de Pontcallec et, des quatre petits seigneurs sacrifiés
sur la place du Bouffay à Nantes, ils firent des héros et des martyrs.

LA CHUTE D'ALBERONI

Les secrétaires d'État anglais Stanhope et Craggs se rangèrent à l'avis


du Régent : l'expulsion de cet incorrigible boutefeu d'Alberoni était un
préalable à toute paix solide avec l'Espagne, la porte définitivement
fermée sur les basses intrigues et les misérables vengeances. Sans cette
mesure de salubrité, l'adhésion de Philippe V à la Quadruple Alliance
n'était qu'un leurre. Le cardinal devenait l'ennemi numéro un de l'Europe
coalisée, l'homme malfaisant à renverser. « Puisqu'il est maintenant aux
abois, ne le laissons plus se relever », écrivait Dubois. Pendant la
campagne militaire une tentative d'enlèvement avait échoué. On en revint
donc aux méthodes plus classiques de l'action diplomatique.
Devant la menace très réelle de voir les hordes germaniques fondre sur
sa minuscule principauté, le duc de Parme avaitperdu de sa superbe et
modifié sensiblement son appréciation de la situation. Il voyait sa
protectrice naturelle, l'Espagne, s'enferrer dans une guerre ruineuse et
désastreuse, tellement absorbée par ses propres difficultés qu'elle serait
bien incapable de voler à son secours. La paix entre les Bourbons lui
paraissait donc d'une urgente nécessité. C'est la raison pour laquelle il
envoya à Madrid son gentilhomme de la chambre, le marquis Annibal
Scotti. Élisabeth Farnèse eut du mal à reconnaître dans cet homme affligé
d'un monstrueux embonpoint, « dont l'épaisseur, assure Saint-Simon, se
montrait en tout ce qu'il disait et faisait », le svelte et élégant seigneur de
la Cour de Parme avec lequel, dans sa jeunesse, elle avait échangé des
regards langoureux. Malgré sa réputation de lourdeur et de maladresse,
Scotti s'acquitta parfaitement de sa mission. Le 31 juillet 1719, il quitta
Madrid pour La Haye avec un plan de paix agréé par les souverains
espagnols, plan qui consistait essentiellement à demander la médiation
des Hollandais. Ceux-ci, en effet, n'avaient toujours pas déclaré la guerre
à l'Espagne et pouvaient donc se placer dans une position arbitrale. Le
duc d'Orléans se méfia de cette manœuvre de dernière heure qui aurait
mis le vaincu sur le même pied que les vainqueurs, sans tenir compte de
la constante duplicité des Espagnols et de leur situation militaire
désespérée. Bref, après avoir consulté l'Empereur et le roi d'Angleterre, il
refusa de délivrer à l'émissaire du duc de Parme un passeport pour La
Haye. Bien qu'ils eussent ainsi ruiné son plan, les Français découvrirent
en Scotti un interlocuteur facile à convaincre et à corrompre. Tandis que
le Régent lui glissait un bijou de 100 000 livres, Dubois se mit à le
chapitrer sur le renvoi du cardinal qu'il pourrait aisément obtenir du duc
de Parme. Pour l'intéresser à cette affaire aux conséquences incalculables,
il prit soin de lui faire miroiter la fabuleuse succession de son
compatriote à Madrid. Scotti, faut-il le dire, fut vite converti par ces
arguments et écrivit à son maître.
Une autre intrigue était menée parallèlement par ce curieux diplomate
indépendant qu'on a déjà rencontré dans la grande partie d'échecs se
jouant alors dans les chancelleries européennes : lord Peterborough.
Partisan d'une alliance étroite entre la France, l'Espagne, le duché de
Parme et une Angleterre revenue à sa vraie dynastie, ce farouche jacobite
ne pouvait que se lamenter sur cette guerre stupide et fratricide. Lui aussi
était convaincu que rien ne serait plus dangereux pour l'avenir de
sonprojet que le maintien au pouvoir du tout-puissant cardinal. Ce grand
voyageur se rendit à Paris, vit le Régent, reçut de lui encouragements et
subventions puis, en octobre 1719, descendit en Italie sous le
pseudonyme d'Antonio Gavassi. A Parme, il rencontra Gazzola, ministre
de François Farnèse, qui fut rapidement convaincu de « mettre le cardinal
à la raison ». Informé à son tour, le duc de Parme demanda une lettre du
Régent afin de prouver à Philippe V que le renvoi de son Premier
ministre était la condition nécessaire à l'ouverture des négociations.
Pendant ce temps, Annibal Scotti, réexpédié à Madrid, était entré en
contact avec la reine puis avec le roi, à l'insu d'Alberoni. Pour réaliser
cette prouesse, il avait dû lâcher quelques écus à la chère nourrice
d'Élisabeth, doña Laura Piscatori. Il la persuada de remettre à sa
maîtresse un billet de son oncle François Farnèse.
Le 5 novembre, de bon matin, le couple royal se rendit à la chapelle du
Pardo pour y entendre la messe. A ce moment, don Miguel Fernandez
Duran, secrétaire d'État à la Guerre, s'approcha du cardinal Alberoni et
lui remit un décret lui interdisant de s'immiscer dorénavant dans le
ministère, de se présenter au palais royal ou ailleurs devant Leurs
Majestés Catholiques et lui enjoignant de quitter Madrid dans les huit
jours et les terres du roi dans les trois semaines. La nouvelle de cette
disgrâce fut saluée dans la capitale espagnole par des vivats et des feux
de joie. Le 18 décembre, l'abbé Landi, ambassadeur du duc de Parme à
Paris, vint faire part de l'heureuse nouvelle au Régent. Celui-ci témoigna
de sa profonde satisfaction et se déclara enchanté que ses cousins « se
fussent délivrés de l'ennemi de leur gloire aussi bien que du repos de
l'Europe ». A Londres, la Chambre des lords éclata en un tonnerre
d'applaudissements. A Rome même, le pape poussa un soupir de
soulagement et remercia Dieu d'avoir délivré l'Europe de ce fléau.
Alberoni quitta Madrid le 12 décembre avec sa belle-sœur, son neveu,
ses amis, ses domestiques, un convoi de cinq chaises de poste, une
douzaine de mulets et une escorte d'une cinquantaine de cavaliers.
Comme on s'était aperçu qu'il avait emporté des papiers d'État –
notamment le testament de Philippe V en faveur de la reine et de son cher
ministre ainsi que plusieurs blancs-seings signés par le roi pendant sa
maladie –, un détachement militaire le rattrapa du côté de Lerida, fouilla
ses bagages, ses vêtements et saisit les pièces en question. Plus loin,
alorsqu'il traversait le défilé de Treinta Pasos, il tomba dans un guet-
apens tendu par des miquelets. L'engagement coûta la vie à plusieurs
personnes de sa suite et lui-même ne put forcer le passage qu'en sautant
sur un cheval et en chargeant sabre au clair. Arrivé à la frontière, il
s'exclama : « Grâce au ciel, me voilà sur une terre de chrétiens ! J'aime
mieux y mourir en prison que d'être libre en Espagne où j'ai souffert tant
d'indignités ! »
Chevaleresque, le Régent se donna l'élégance de ne pas terrasser
l'homme dont la chute rappelait celle de Mme des Ursins. Il accepta de le
laisser partir pour l'Italie. Le cardinal traversa ainsi le sud de la France,
de Perpignan à Antibes, sous l'escorte débonnaire du chevalier de
Marcien, colonel du régiment des Vaisseaux. Gémissant sur sa misérable
destinée, il ne sortait de son apathie que pour expectorer sa haine envers
l'Espagne et les Espagnols. Le tumultueux prélat retrouvait alors sa
volubilité naturelle et contait avec des détails grivois les histoires
d'alcôve de l'Escurial, les lubies, les désordres, la folie érotique de ce
pauvre roi asservi à « l'instinct animal », à qui pour être heureux il ne
fallait « qu'un prie-Dieu et les cuisses d'une femme ». Ravalant son
amertume, Alberoni tournait au moins provisoirement la page de la
politique. Il ne rêvait pas pour autant de disparaître dans une délicieuse
Thébaïde. Se fixer à Rome était son objectif, Rome où, grâce à son
entregent habituel, il espérait pouvoir se constituer un parti et – pourquoi
pas ? – se faire élire pape.
On ne contera pas la suite des aventures de cet esprit inquiet et
remuant : son arrivée à Sestri di Levanti, le mandat d'arrêt lancé par
Clément XI, sa vie de vagabond dans les Apennins, sa réapparition
triomphale à la mort du souverain pontife, sa réclusion dans la maison
des Jésuites pour cause de libertinage, sa candidature au conclave – où il
obtint une dizaine de voix –, sa retraite à Castel Romagno, sa nomination
à la légation de Ravenne, sa guerre picrocholine contre la petite
république de San Marino... Un roman-fleuve n'y suffirait pas ! Tant
d'agitation ne put jamais guérir cet homme extraordinaire d'avoir perdu la
confiance de la fascinante et brûlante passionaria de l'Escurial qui lui
avait permis d'exercer une autorité à la mesure de ses ambitions. «
Alberoni, disait Benoît XIV qui le connut dans la dernière partie de sa
vie, ressemble à un gourmand qui après avoir bien dîné aurait envie d'un
morceau de pain bis ! »Le fils du jardinier mourut dans une obscure
disgrâce le 26 juin 1752, à l'âge de quatre-vingt-sept ans, l'esprit toujours
vif et l'appétit aussi insatisfait.
Philippe V crut que le sacrifice de son Premier ministre suffirait à
contenter les alliés. Il porta donc très haut ses conditions de paix : non
seulement il demandait l'évacuation immédiate des troupes françaises de
son territoire, mais également la réparation des dommages causés et des
compensations pour les vaisseaux détruits. De surcroît, il exigeait
toujours la restitution de Gibraltar, de Port-Mahon et de la Sardaigne,
enfin la survivance de Parme et de la Toscane pour don Carlos. Scotti,
qui avait succédé à Alberoni, reprit les manœuvres de division de son
prédécesseur et proposa à la France une paix séparée, qui fut aussitôt
rejetée. Le 19 janvier 1720, dans une déclaration commune, les alliés
renouvelèrent leurs conditions. Le roi d'Espagne n'avait plus les moyens
de reprendre les hostilités. Il se résigna donc. Le 17 février, en Hollande,
son ambassadeur Beretti-Landi notifia au nom de son maître l'adhésion
de l'Espagne à la Quadruple Alliance.
1 Antoine BÉTHOUART, Eugène de Savoie, soldat, diplomate et mécène, Paris, Perrin, 1975, p.
358.
2 P.-E. LEMONTEY, Histoire de la Régence, Paris, 1832, t. I, p. 262.
3 Pierre de LA CONDAMINE, Pontcallec, une étrange conspiration au cœur de la Bretagne,
Le Bateau qui vire, Guérande, 1973, p. 148.
CHAPITRE II

Le « Système »

L'« ÉTATISATION » DE LA BANQUE

En cette fin d'année 1718, tandis que les feuilles mortes roussissaient
les allées du parc de l'hôtel de Mesmes, les affaires de la Banque générale
prospéraient, mais Law ne demeurait qu'à demi satisfait. Son plan de «
royalisation » de la Banque avait été, on s'en souvient, entravé quelques
mois auparavant par le duc de Noailles et le chancelier Daguesseau. Il en
était résulté la première grande crise de la Régence : le départ des deux
opposants, l'arrivée au pouvoir de d'Argenson, le conflit larvé puis ouvert
avec le parlement, le tout couronné par la fin de la Régence aristocratique
et le retour à l'absolutisme monarchique.
En novembre 1718, après neuf mois de troubles et de remous qui
avaient fait différer le projet de l'Écossais, il parut opportun d'y revenir.
Law et le duc d'Orléans le souhaitaient pour des raisons différentes.
Raisons de prestige pour le directeur de la Banque générale : son
établissement cesserait d'être une entreprise privée bénéficiant d'une
simple bienveillance des autorités pour devenir une émanation directe du
pouvoir, pour devenir le pouvoir ! Raisons financières également. Grâce
à l'« étatisation » de son établissement, il espérait augmenter le volume
des émissions de billets qui atteignait déjà la somme de 148,5 millions de
livres. Il roulait dans sa tête des projets plus fabuleuxencore : le
remboursement massif de la dette publique, notamment des rentes sur la
Ville, là mainmise sur la gestion des fermes, dont la concession venait
d'être accordée par d'Argenson à une compagnie sinon rivale, du moins
concurrente, dirigée par les quatre frères Pâris (septembre 1718), la
démonétisation de l'or et la mise en circulation d'une monnaie de papier
libellée non plus en écus, mais directement en monnaie de compte, en
livres.
Le Régent, pour sa part, était depuis longtemps convaincu de la
nécessité de franchir une nouvelle étape et la réussite de Law ne faisait
que renforcer chaque jour davantage sa détermination. Sa seule crainte
était de heurter de front une opinion insuffisamment préparée. D'autres
motifs d'ailleurs l'incitaient à accroître le contrôle de l'État sur la Banque
générale. La guerre avec l'Espagne approchait, et, pour y faire face, le
régime avait besoin de finances saines, d'un budget équilibré, d'une dette
publique allégée. Dans sa remarquable étude sur la Banqueroute de Law,
Edgar Faure a mis en lumière un fait important jusque-là ignoré des
historiens : dès 1718 la Banque générale, malgré la rigidité des principes
hautement proclamés (pas de création de billets sans remise d'espèces
équivalentes), avait fourni de discrètes avances au Trésor, aidant ainsi
l'État à régler ses échéances. Des concours tout aussi discrets avaient été
consentis aux trésoriers de la marine. Il était évident que la
transformation de cet établissement en organisme public ne pouvait
qu'accélérer ce phénomène de vases communicants.
Autour du Régent, la lutte pour le pouvoir s'était amplifiée.
D'Argenson, qu'on avait appelé aux affaires pour remplacer le turbulent
Noailles, était devenu à son tour hostile au financier, dont il jalousait
l'éclatante faveur. A l'automne de 1718, il se crut assez puissant pour
contrecarrer ses projets. Le duc d'Orléans dut lui forcer la main, bien
décidé à le briser s'il élevait la moindre résistance. Le cauteleux
bureaucrate céda. Le 4 décembre, une déclaration royale convertissait la
Banque générale en Banque royale. Aussitôt soumise au parlement elle
fut repoussée par 84 voix contre 23. Qu'à cela ne tienne ! Un arrêt du
conseil lui donna force de loi sans avoir été enregistrée. Il confirma Law
dans ses fonctions de directeur, décida de rembourser les actionnaires de
leur mise initiale et d'ouvrir des succursales à Orléans, Amiens, Tours, La
Rochelle et Lyon.
Une fois rondement menée cette première étape, Law passa àla
seconde: le 27 décembre, on annonça que seuls l'or et les billets seraient
désormais employés dans les transactions importantes. Les paiements en
argent ne pourraient dépasser 600 livres, et les espèces de billon et de
cuivre être utilisées au-dessus de 60 livres. Cette mesure visait à étendre
l'usage du papier-monnaie, car, l'or étant rare, on se servait fréquemment
de pièces d'argent dans la plupart des paiements.
Le même jour on créa un nouveau type de papier-monnaie qui allait
rapidement supplanter l'ancien : la livre-papier. Cette fois, les billets
n'étaient plus libellés en écus de banque mais directement en livres. Les
premières coupures de 10 000, 1 000, 100 et 10 livres firent leur
apparition au début de 1719. La nouvelle monnaie n'était plus rattachée à
une pièce de métal comme l'ancienne. Dans l'esprit de Law, cette
innovation constituait une première étape vers la démonétisation des
espèces. La formule présentait un avantage évident : le public, habitué à
traiter des opérations libellées en monnaie de compte (contrats de
fermage, de métayage, de complant, actes de vente ou d'achat...), n'avait
plus besoin de convertir les livres en louis ou en écus. C'était une
simplification, une amélioration sensible des transactions.
Pour convaincre les sceptiques, un arrêt du 22 avril 1719 crut utile de
préciser que les billets en livres tournois ne seraient pas affectés par les
diminutions pratiquées sur les espèces. L'Écossais poussa la pédagogie
jusqu'à faire un exemple en grandeur réelle. Le 7 mai, un arrêt du conseil
diminuait le louis d'or de 36 à 35 livres. L'or seul était touché afin de
laisser entendre qu'à son tour l'argent serait frappé. Le succès fut
magistral : le public se précipita en grand nombre aux guichets de la
Banque, ne se rebutant pas devant la queue, suppliant même les caissiers
d'accepter leurs espèces. Quatre arrêts du conseil, de février à juin,
accordèrent à la Banque royale la faculté d'émettre pour 160 millions de
billets. Le 8 juillet, on autorisa les créanciers à exiger de leurs débiteurs
le paiement en billets de banque nouvelle formule. Quant aux anciens
billets d'écus, ils devaient être rapportés à la Banque dans les trois mois ;
passé ce délai ils perdraient toute valeur. Le Régent était ravi, la Cour en
extase. C'était superbe, d'une habileté presque diabolique.

LA COMPAGNIE DES INDES

Le char triomphal de John Law était tiré par un second cheval : la


Compagnie d'Occident. Celle-ci continuait de prospérer aussi rapidement
que la Banque. Après s'être portée adjudicataire le 1er août 1718 de la
ferme des tabacs, elle acheta à la fin de la même année pour 1 600 000
livres les actifs de la Compagnie du Sénégal dont onze vaisseaux et un
stock important de gomme (caoutchouc), très recherché par les
imprimeurs européens. Pour peupler et mettre en valeur sa concession de
Louisiane, elle put dès lors se livrer au fructueux « commerce triangulaire
» : exportation en Afrique de poudres, de fusils et de verroterie
permettant l'achat d'esclaves noirs pour les îles d'Amérique et retour en
France avec du sucre, de l'indigo et du taffetas...
Au printemps de 1719, deux autres compagnies en difficulté furent
reprises à leur tour, celle des Indes orientales et celle de Chine.
L'opposition des « Messieurs de Saint-Malo », créanciers de la première,
la résistance du parlement ne tinrent pas plus que fétus de paille. Un arrêt
du 17 juin 1719, pris en vertu des décisions du lit de justice du 26 août
1718, considéra cette absorption comme enregistrée. L'une des dernières
compagnies maritimes encore indépendantes, celle d'Afrique, qui
travaillait avec Alger et Tunis, tomba à son tour. Ainsi la Compagnie
d'Occident, qui prit désormais le nom de Compagnie des Indes, se trouva-
t-elle investie du monopole de la quasi-totalité du commerce maritime
français. Certes, sa flotte ne comprenait encore qu'une vingtaine de
vaisseaux en état de naviguer, mais elle avait le droit de faire le négoce
sur toutes les mers du monde, à Madagascar, à l'île Bourbon, en Chine, au
Japon, sur les côtes de l'Afrique et du Nouveau Monde. De gigantesques
perspectives s'ouvraient donc devant elle.
Pour régler les actionnaires des sociétés absorbées, liquider le passif de
certaines d'entre elles, Law fut autorisé à créer 50 000 actions nouvelles
au nominal de 500 livres. Ces titres furent émis au prix unitaire de 550
livres, soit avec une prime de 50 livres. Un droit préférentiel de
souscription fut ménagé aux propriétaires des actions anciennes : pour
quatre actionsanciennes appelées « mères », on pouvait acquérir une
action nouvelle ou « fille ». L'opération fut un immense succès. Le cours
des actions anciennes dépassa rapidement le pair. On les recherchait
comme des perles rares afin de participer à la nouvelle émission.
D'ailleurs, le fait pour le souscripteur de n'avoir à verser immédiatement
que la prime et de payer le capital en vingt échéances constituait un
encouragement évident à la spéculation.
Le Mississippi, la ferme des tabacs, le domaine d'exploitation des
anciennes compagnies maritimes représentaient autant d'actifs
immobilisés longs à dégager des profits. Law, dans sa boulimie
capitaliste, voulut assurer à sa compagnie de nouvelles sources de
recettes. Le 25 juillet 1719, le Régent, qui ne pouvait plus rien lui refuser,
lui accorda la concession de la fabrication des monnaies pour neuf
années. Cette acquisition n'a pas toujours été bien comprise des
historiens. L'Écossais n'avait nul besoin du bail des monnaies pour inciter
le conseil à procéder à des manipulations monétaires ; cela lui permettait
en revanche de tirer un profit immédiat de la diminution ou du
haussement des espèces.
Résumons la situation : placé à la tête de la Banque royale, organisme
public qui détenait le privilège des émissions de papier-monnaie,
dirigeant la Compagnie des Indes, société privée régentant le commerce
extérieur de la France et bénéficiaire en lieu et place du Trésor des profits
régaliens, John Law était parvenu en quelques mois à se rendre maître
absolu des finances de l'État et de l'économie du royaume, dans sa
presque totalité. Son influence sur le Régent, hypnotisé par une telle
réussite, faisait le reste. Le jour même de la concession des monnaies à la
Compagnie, un édit réduisit encore la valeur du louis de 35 à 34 livres.
Nouvel avertissement aux détenteurs d'espèces ! Que ne venaient-ils donc
les déposer aux guichets de la Banque et recevoir de bonnes livres en
papier garantissant le maintien de leur pouvoir d'achat ! Parallèlement,
afin de faire face à l'afflux des demandes, la Banque royale fut autorisée à
imprimer de nouveaux billets pour 240 millions.
Le privilège des monnaies avait été cédé à la Compagnie des Indes
moyennant le versement en quinze mensualités d'une somme de 50
millions, somme que naturellement celle-ci n'avait pas dans ses caisses
mais que Law pouvait aisément lever sur le « marché financier ».
L'action ancienne de 500 livres,achetée avec des billets d'État dépréciés,
valait, courant juin, 650 livres et atteignait à la fin du même mois 2 300
livres. Pourquoi ne pas profiter d'un pareil engouement ? Le 26 juillet, au
cours d'une assemblée générale, l'Écossais annonça deux nouvelles
alléchantes : d'abord le versement d'un dividende de 60 livres à chaque
action de la Compagnie puis le lancement dès le lendemain d'une
nouvelle augmentation de capital de 50 000 actions, toujours au nominal
de 500 livres, mais émises cette fois au prix de 1 000 livres, payable en
vingt échéances. La prime d'émission représentait donc le double de la
valeur nominale, mais l'opération restait encore plus attrayante que
l'achat d'actions sur le marché. Afin de protéger les porteurs de titres
anciens, on résolut une fois encore de leur réserver la souscription
nouvelle : pour avoir le droit à une « petite-fille », il fallait posséder
quatre « mères » et une « fille ». Le dividende de 60 livres après le bail
de la Monnaie, autant de bonnes nouvelles savamment orchestrées qui
valurent à cette opération financière un succès sans précédent. Au début
d'octobre, les actions anciennes bondirent pour atteindre 3 000 livres.
Fabuleux, inouï, stupéfiant : le retournement de la situation
économique et financière permettait les qualificatifs les plus flatteurs.
Law paraissait capable, tel un étourdissant alchimiste, de transformer à
volonté l'or en plomb et le papier en or ! Et tout cela en six ou sept mois !
La France offrait un nouveau visage. De moribond, le commerce des
provinces sortait de sa léthargie. La disette monétaire n'était plus qu'un
souvenir, l'argent, l'or, les billets, tout circulait aisément et librement ; les
fermiers payaient leurs baux et les commerçants honoraient leurs traites à
bonne date ; les friches étaient à nouveau cultivées, les manufactures
voyaient leurs carnets de commandes se gonfler ; le change était
redevenu favorable. Attirées par l'espérance du profit, les espèces
étrangères venaient massivement s'investir en France : on n'avait jamais
vu cela ! Les ouvriers qui avaient fui la misère des années 1714-1715
prenaient le chemin du retour.
Dans la fièvre spéculative qui peu à peu s'emparait du pays, le rêve
d'un nouvel Eldorado sur la terre américaine fut loin d'occuper la
première place. Comme l'a montré Marcel Giraud, l'attrait du Mississippi
n'a joué qu'un rôle marginal. Les récits décrivant les richesses mirifiques
de cette terre lointaine sont relativement peu nombreux dans la presse de
l'époque. Quelques entrefilets enthousiastes, quelques récits un peu trop
vivementcolorés, une ou deux gravures dont la légende imprudente parle
de montagne d'or, d'argent et de cuivre, ne suffisent pas à expliquer
l'engouement du public1. Pas plus que son prédécesseur Crozat, Law ne
fut un colonisateur ou un bâtisseur d'empire. Il n'en eut ni le loisir ni la
vocation. Ainsi ne joua-t-il aucun rôle dans la fondation en 1717, entre le
lac Pontchartrain et le fleuve Mississippi, au milieu des marécages et des
bayous, d'une bourgade appelée, en l'honneur du Régent, La Nouvelle-
Orléans. Et s'il acquit une concession de 256 lieues carrées et y appela en
assez grand nombre des travailleurs allemands, ce fut essentiellement
pour montrer l'exemple et activer un mouvement de colonisation qui
tardait à venir. Il avait la sagesse de croire que la mise en valeur de ce
pays immense et dépeuplé, dépourvu d'infrastructures portuaires et de
voies de communication, nécessiterait de longues années de patience
avant de devenir rentable. Ce n'était pas tant avec la Louisiane, ce beau
fruit encore acide, qu'il comptait faire la fortune de sa Compagnie
qu'avec le développement du commerce maritime. Sur ce point, Law
rejoignait l'une des idées maîtresses de la politique étrangère du Régent :
reconstituer une flotte marchande capable de rivaliser avec celles des
puissances maritimes et la libérer du fret étranger. Voilà pourquoi la
Compagnie fut encouragée à faire construire des navires, pourquoi elle se
vit accorder l'exploitation du port de Lorient et la concession de Belle-Ile.

NAISSANCE ET FOLIES DU SYSTÈME

Le fameux « Système » de Law naquit à proprement parler à la fin


d'août 1719, lorsqu'une série de dispositions nouvelles vint renforcer la
puissance de la Compagnie des Indes. Moyennant une redevance
annuelle de 52 millions, celle-ci reprit pour neuf ans le bail des fermes
générales, adjugé l'année précédente aux frères Paris, sous le prête-nom
d'Aymard Lambert, valet de chambre de M. d'Argenson. Au terme du
même arrêt daté du 27 août, la Compagnie prêtait à l'État au taux de 3 %
la somme fabuleuse de 1,2 milliard de livres pour lui permettre de rem-
bourserles « finances » des offices supprimés, les billets de la caisse
commune et des receveurs généraux, les rentes assignées sur les aides,
gabelles, tailles, recettes générales, contrôle des actes et des postes. Tous
ces effets publics, qui rapportaient un intérêt uniforme de 4 %, étaient
supprimés et les titres justificatifs échangés en assignations sur la
Compagnie des Indes au taux de 3 %. Le montant du prêt consenti à l'État
fut bientôt porté à 1,5 puis 1,6 milliard.
Afin de couvrir ses engagements, la Compagnie lança le 13 septembre
une première souscription de 100 000 actions, puis une seconde le
28,d'un même montant suivie le 2 octobre d'une troisième et le 4 d'une
quatrième (cette dernière limitée à 24 000 titres). Le prix d'émission, fixé
à 5 000 livres, devait être acquitté en dix paiements égaux de 500 livres.
La première émission fut réservée aux petits rentiers que l'on autorisa à
payer en récépissés de la Compagnie, billets de l'État ou actions de la
société des fermes des frères Pâris. L'engouement fut tel que, dès le 27
septembre, les billets d'État se négociaient à 12 % au-dessus de leur
nominal. Les vieux financiers n'en croyaient pas leurs yeux ! Law oublia
alors très vite les petits rentiers, ouvrit les autres émissions au public et
accepta le paiement en billets de banque. D'où l'autorisation d'imprimer
de nouvelles coupures pour 240 millions. Ainsi fonctionnait le « Système
», comme une merveilleuse pompe aspirante. L'or et l'argent affluaient
dans les caisses de la Banque (qui, dès le mois d'avril, avait transféré ses
bureaux dans le spacieux hôtel de Nevers, rue de Richelieu). A peine
secs, les billets qui sortaient de ses presses couraient s'investir à côté, au
palais Mazarin, dans les actions de la Compagnie des Indes2.
Complétant le dispositif, un arrêt du 12 octobre confia la gestion des
recettes générales (chargées du recouvrement des impôts directs) à la
Compagnie des Indes. Ainsi tout l'appareil fiscal du royaume était-il
passé des mains des officiers comptables, fermiers généraux et traitants,
dans celles de l'Écossais et de sa tentaculaire entreprise. Par rapport au
régime antérieur,la formule présentait l'avantage de la clarté et de la
simplification. Le Régent en profita pour supprimer les droits sur les
huiles, le suif, les cartes à jouer et diminuer ceux sur le gibier, la volaille,
le cochon de lait, les œufs, le beurre et le fromage. En même temps, il
appela au remboursement des offices inutiles créés sur les ports, quais,
halles et marchés de Paris.
Papiers, actions, titres de rente circulaient de main en main dans la
fièvre générale d'un agiotage effréné. La rue Quincampoix connut alors
une activité sans précédent. On ouvrait des bureaux, on louait des
appartements, des échoppes. Le prix des loyers flambait. Le moindre
galetas, la cave la plus sordide se négociaient à prix d'or. L'agitation
gagnait les rues aux Ours, Aubry-le-Boucher, Saint-Denis et Saint-
Martin. Monde étrange et bigarré où se croisaient, s'abordaient et
négociaient âprement des individus d'origines très diverses : gens d'épée
et de robe, magistrats et docteurs de Sorbonne, moines et abbés de Cour,
gardes françaises, bedeaux et domestiques. On y trouvait pêle-mêle des
Genevois, des Italiens, des Lorrains, des Flamands ou des Suisses,
quelques Juifs et des provinciaux en grand nombre : Normands,
Lyonnais, Gascons, Provençaux, Dauphinois... A certains moments,
assure-t-on, la population de Paris s'enfla de plus de 350 000 personnes.
Naturellement ce rassemblement de joyeux spéculateurs attirait une
population interlope de gagne-petit, parasites sociaux, voleurs à la tire,
coupeurs de bourses, filles publiques. Un faux abbé faisait de nombreuses
dupes en vendant des billets d'enterrement à la place d'actions de la
Compagnie des Indes ! Un bossu – le fameux, celui de Paul Féval ! –
prêtait sa bosse en guise d'écritoire et empochait à chaque contrat signé
une poignée de bons billets de M. Law. Bientôt, pour éviter les rixes, on
installa aux extrémités de la rue Quincampoix un cordon de soldats puis
une grille, ouverte à 6 heures du matin et fermée à 7 heures du soir, après
un coup de cloche destiné à chasser les badauds.
En une journée, les variations de cours permettaient les gains les plus
fabuleux. Les profits se comptaient par centaines de milliers de livres, par
millions. Dans cette atmosphère survoltée, les rumeurs les plus
ahurissantes se propageaient de bouche à oreille : un abbé avait gagné 18
millions, un ramoneur 40, un laquais 50. Le record des profits passait
pour être détenu par une mercière de Namur, la dame Chaumont. Venue à
Paris avec quelques billets reçus en paiement d'une ancienne dette,
elleaurait amassé en quelques jours une soixantaine de millions ! Elle
acheta aussitôt l'hôtel de Pomponne et le château d'Ivry où elle donna des
fêtes magnifiques. « Elle consommait tous les jours, écrit Buvat, un
bœuf, deux veaux, six moutons, outre la volaille et le gibier, avec force
vin de Champagne et de Bourgogne. Bienfaitrice des arts, elle faisait
travailler aux Gobelins des tentures, des tapisseries superbes et d'un
nouveau dessin. »
Un lot d'anecdotes inépuisables, plus ou moins inventées, couraient à
propos de ces nouveaux riches qu'engendrait le Système. Sortant de la
comédie, un seigneur de fraîche date, mais cousu d'or, monta
machinalement derrière son carrosse ; un autre, qui avait commandé un
équipage flamboyant, ne sachant quelles armes y faire peindre, répondit :
les plus belles ! Les gens de la bonne société, attirés par le gain, menaient
un jeu d'enfer. La belle Mme de Tencin, maîtresse du Régent et de l'abbé
Dubois, avait même fondé avec quelques dignes magistrats un bureau
d'agiotage. Les princes, les grands seigneurs n'étaient pas en reste. Grâce
au trafic des actions de la Compagnies des Indes, le duc de Bourbon
empocha, dit-on, 20 millions, le duc d'Antin, 12, et le prince de Conti,
4,5... Quant à la vieille noblesse sans écus, elle courait cyniquement après
les parvenus : voici le marquis de La Vrillière qui n'hésite pas à marier
une de ses parentes à un sieur Panier ! Voilà encore le marquis d'Oise qui
accepte de se fiancer à une petite fille de deux ans contre une pension de
20 000 livres versée par le père de l'enfant jusqu'à l'âge du mariage !
Même au plus beau temps du Roi-Soleil, le commerce de luxe n'avait
jamais été aussi prospère. On portait sur ses habits perles, diamants,
rubis ; les orfèvres recevaient commande de services en or massif. Pour
freiner les débordements, le Régent dut bientôt prendre des lois
somptuaires, interdire le port de vêtements trop riches.
Le Trésor soudain renfloué, le duc d'Orléans fut pris d'une prodigalité
insensée. Les pensions supprimées ou rognées du temps de Noailles
furent toutes augmentées dans des proportions inimaginables. Dons,
gratifications, pourboires, prébendes, le Régent ne lésinait sur rien. Il se
grisait de générosités, jetait l'argent par les fenêtres. Il ouvrait sa bourse
sans compter aux courtisans, soldats, officiers combattant en Espagne.
Madame était aux anges. « On ne parle plus ici que de millions,écrivait-
elle le 1er septembre. Mon fils m'a rendue plus riche aussi en augmentant
ma pension de 150 000 livres. » Le 28, elle ajoutait : « Mon fils m'a
donné pour ma maison 2 millions de livres en actions. Le roi en a pris
quelques millions pour sa maison. Toute la Maison royale en a reçu, tous
les enfants, petits-enfants de France et princes du sang. » Les roués, les
maîtresses n'étaient pas oubliés, pas plus d'ailleurs que les institutions
charitables : un million pour l'Hôtel-Dieu, un autre pour l'Hôpital général,
un autre encore pour les Enfants-Trouvés. Afin de libérer les prisonniers
pour dettes, Philippe accorda aussi 1,5 million à leurs créanciers.
Law était regardé comme un magicien tombé du ciel. On le courtisait,
on le flattait, on le recherchait comme un roi. Un jour, pour attirer son
attention, Mme de Poncha passa en carrosse sous ses fenêtres et fit crier
au feu par ses laquais. « Il n'y a rien de si curieux, observait la Palatine,
que de voir les gens se coudoyer, se presser, s'écraser pour être seulement
aperçus de Law ou du fils de Law, comme si un de leurs regards pouvait
enrichir ceux sur qui il tombe. » Comment n'aurait-il pas joué lui aussi au
personnage fastueux ? Outre les hôtels de Nevers et de Mazarin, qui
abritaient la Banque et la Compagnie, il avait acquis les hôtels de
Soissons, Tessé, Rambouillet, deux immeubles rue Neuve-des-Petits-
Champs, six maisons rue Vivienne. En province, il possédait le duché de
Mercœur, le marquisat d'Effiat, la baronnie d'Hallebosc, les seigneuries
de Domfront, Roissy-en-Brie, les terres de Tancarville, Saint-Germain,
Guermande, la tour d'Ancenis...

DE L'APOGÉE AUX PREMIÈRES DIFFICULTÉS

Tout en encourageant ouvertement la spéculation autour des actions de


la Compagnie, John Law poursuivait son plan de démonétisation du
métal précieux. Au début de décembre, il procéda à une nouvelle
diminution du louis de 34 à 32 livres, puis, quelques semaines plus tard, à
31 livres.
Pour détourner les porteurs de billets de la tentation de les échanger
contre des espèces, un arrêt du 21 décembre fixa la valeur des billets à 5
% au-dessus du numéraire et parallèlementexclut l'or de tous les
paiements supérieurs à 300 livres et l'argent des paiements supérieurs à
10 livres. Quelques jours plus tard, la Banque était autorisée à émettre
une nouvelle tranche de 300 millions de billets, ce qui portait leur
montant total à un milliard. A la fin de décembre, les actions de la
Compagnie se négociaient à 10 000 livres et plus.
L'assemblée générale de la Compagnie du 30 décembre fut une séance
imposante et solennelle à laquelle assistèrent le duc d'Orléans, le duc de
Chartres, M. le Duc, les maréchaux et ducs du conseil et près de 1 200
actionnaires. On y annonça la distribution d'un dividende de 200 livres
par action et la création d'un bureau d'achat et de vente pour régulariser
les cours. Le plan de Law était de maintenir la valeur des actions entre 9
000 et 10 000 livres, de façon à parvenir – compte tenu du versement
prévu de 200 livres – à un taux de rendement de l'ordre de 2 %, taux
faible qu'il voulait imposer progressivement à l'ensemble des prêteurs
d'argent, donc à l'économie tout entière. En outre, pour inciter les
actionnaires à la hausse, il institua un mécanisme de « primes »
achetables qui garantissaient pendant six mois toute cession d'actions au
prix unitaire de 11 000 livres. Ces primes connurent aussitôt un franc
succès.
Jamais le triomphe de Law n'avait paru si grand. Pour se préparer à
assumer de hautes fonctions dans l'État, il s'était converti au catholicisme
durant l'été de 1719 et avait solennellement abjuré le 17 septembre, à
Melun, en l'église des Récollets. Le 5 janvier 1720, il était déclaré
contrôleur général des Finances, le poste de Colbert. Trois mois plus tard,
le Régent rétablissait pour lui le titre envié de surintendant des Finances
supprimé en 1661 après l'arrestation de Fouquet. Autant de nouvelles qui
ne plaisaient guère au garde des Sceaux. Le duc d'Orléans n'était pas
dupe de cette sourde rivalité : il appréciait les deux hommes chacun dans
son domaine et ne pouvait se séparer ni de l'un ni de l'autre.
A ce moment apparurent les premiers signes de dégradation. En un
mois et demi, le bureau de régularisation avait dû « ravaler » pour plus
d'un milliard de livres de titres, soit à peu près l'équivalent de la masse
des billets en circulation. Mais le mouvement ne s'arrêtait pas là. Les
particuliers, inquiets de détenir tant de papier-monnaie entre leurs mains,
se rendaient alors en grand nombre aux guichets de la Banque où ils les
échangeaient contre des espèces, elles-mêmes aussitôt investies
enpierreries, objets de luxe, biens fonciers ou immobiliers, charges à la
Cour, etc. La Banque avait donc à supporter sur son encaisse de très
importants retraits d'or et d'argent. Elle ne pouvait indéfiniment faire face
à une telle situation.
Pour enrayer ce phénomène, Law n'hésita pas à user d'une politique
autoritaire et répressive. Un arrêt du 28 janvier donna cours forcé aux
billets de banque, ordonna la remise aux hôtels des Monnaies des espèces
décriées et autorisa la Compagnie à poursuivre les récalcitrants, à
effectuer des visites domiciliaires, y compris dans les couvents, châteaux
et maisons du roi. Écrivant alors à la marquise de Balleroy, Caumartin de
Boissy constatait l'efficacité de ces mesures : « Tout le monde porte à la
Banque, il y arrive des trésors immenses, on court le papier. » Mais le
public était dans l'ensemble mécontent : il n'avait pas suffisamment de
billets, notamment de petites coupures de 100 et de 10 livres. Par ailleurs,
la hausse des prix commençait à se manifester à Paris, ce qui obligea les
autorités à prendre des mesures draconiennes contre les bouchers et les
rôtisseurs.
A l'assemblée générale de la Banque du 22 février, on annonça une
mesure d'importance qui concentrait davantage encore le pouvoir
économique et financier : désormais, la Compagnie des Indes se
chargerait de l'administration de la Banque ; John Law, tout en demeurant
contrôleur général, était nommé « inspecteur général de la part du roi »
des deux établissements ; le Trésor cédait à la Compagnie des Indes sa
participation de 100 000 titres au prix unitaire de 9 000 livres payable en
plusieurs échéances. La suppression du bureau d'achat et de vente
s'imposait. Elle entraîna immédiatement la chute des actions de 9 600 à 7
800 livres sur le « marché libre ».
Malheureusement, ce train de mesures ne ramena pas la confiance sur
le front monétaire. Très vite les demandes d'espèces reprirent et comme
les guichets de la Banque et les hôtels des Monnaies ne parvenaient pas à
les satisfaire, les billets circulèrent bientôt avec de sensibles décotes
(environ 20 %) par rapport à leur nominal. Donnant le mauvais exemple,
le duc de Bourbon et le prince de Conti retirèrent à plusieurs reprises
d'énormes quantités d'or et d'argent. On parla de 25 millions pour le
premier et de 14 pour le second. Le Régent reprocha vivement aux deux
princes de s'être ainsi attaqués au crédit de la Banque, donc de l'État.
Law trouva la parade en limitant de fait la convertibilité desbillets. On
se souvient qu'en décembre il avait prohibé les paiements en espèces au-
dessus de 500 livres. Cette fois, par un arrêt du 27 février, il interdit à
quiconque de détenir chez soi plus de 500 livres en or ou en argent, sous
peine de confiscation et d'amende. La Banque pouvait ainsi refuser les
versements en espèces supérieurs à ce plafond. Pour accentuer le
caractère répressif de cette disposition, on confirma aux agents de la
Compagnie le droit de procéder à des visites domiciliaires et l'on
encouragea les dénonciations. Le 5 mars, Law augmenta fortement la
valeur des espèces : le louis passa à 48 livres et l'écu à 8 livres 10 sols.
Cette mesure était prise dans la perspective de nouvelles dévaluations qui
devaient décourager les porteurs d'espèces.
Le même jour, pour lutter contre le discrédit qui frappait les actions, le
contrôleur général décida de créer un bureau de conversion, chargé non
plus de régulariser les cours mais de racheter ou de vendre les titres de la
Compagnie au prix unique de 9 000 livres. Dans son esprit, ce
mécanisme automatique était la pièce essentielle du Système qui
démontrait l'équivalence de la monnaie et des actions. En réalité, à terme,
elle signait son arrêt de mort, condamnant la Banque à des émissions
répétées de papier pour satisfaire les demandes de remboursement des
actions et contraignant l'État à une forte inflation. Le 11 mars, un arrêt
annonça la démonétisation totale de l'or pour le 1er mai. Passé cette date,
les espèces d'or n'auraient plus cours en tant que monnaie et seraient
reprises – mais jusqu'au 1er juin seulement – au prix de 750 livres le marc
d'or. Les pièces d'argent faisaient également l'objet d'une dépréciation
progressive jusqu'au 1er décembre mais subsistaient comme menue
monnaie. Au 1er janvier 1721, il ne devait plus y avoir que des pièces de
10 sols et de 5 sols. Naturellement de nouvelles dispositions répressives –
perquisitions vexatoires, confiscations, amendes – venaient accompagner
ces mesures financières.
Pendant un mois environ, la situation se rétablit. « On continue de
porter des sommes très considérables à la Banque, reconnaissait lord
Stair le 18 mars, de manière qu'il y a apparence que la plus grande partie
de l'or et de l'argent qui avait été cachée sera portée à la Banque. » Au
début de mars, en province, la situation était devenue critique. D'Amiens,
de Caen, de Tours, de Montpellier, intendants et directeurs des Monnaies
signalaient que le public faisait queue pour obtenir des espèces et
semettait en colère quand il ne parvenait pas à en avoir. A Toulouse,
plusieurs centaines de manifestants tentèrent de forcer les portes du
bureau de change. Les autorités parlaient de « sédition », réclamaient des
renforts. A Lille, les ouvriers, mécontents de la hausse de la monnaie de
billon, étaient venus manifester devant l'Hôtel de Ville. A Montpellier, les
femmes réclamaient le blé que les marchands resserraient en attendant la
hausse. Mais, vers la fin du mois, un peu partout, le climat se calma et la
tendance s'inversa. L'or et l'argent affluèrent de nouveau à tel point qu'on
manqua de billets. Au total, une centaine de millions rentrèrent ainsi à la
Banque. Malheureusement, la bataille que Law semblait gagner sur le
plan monétaire tournait à la déroute sur le plan financier : en effet, la
Banque ne cessait d'émettre de nouveaux billets afin de rembourser les
actions de la Compagnie des Indes au tarif surévalué de 9 000 livres.

LA CORRUPTION DES MŒURS

La frénésie du jeu, le spectacle du gain, le luxe insolent des parvenus,


l'extravagance des « Mississippiens » (les agioteurs) représentaient autant
de tentations faciles pour les vauriens, de proies séduisantes pour les
coupeurs de bourses et toute cette tourbe de parasites faméliques et
criminels qui hantaient la capitale. Non loin du Palais-Royal on découvrit
le corps du valet de chambre du comte de Buscia. Son maître lui avait
remis 100 000 livres d'actions à négocier. Le domestique de confiance du
sieur Ganeau, secrétaire du roi, disparut avec 800 000 livres, sans doute
assassiné. Dans la nuit du 26 au 27 mars, le guet trouva près des murs du
Temple un carrosse de louage abandonné, sans chevaux, et dans ce
carrosse un sac contenant le corps d'une femme coupé en morceaux. On
l'avait tuée pour lui dérober 300 000 livres. La semaine précédente, dix
ou onze crimes avaient été perpétrés aux alentours de la rue
Quincampoix, et des mariniers avaient découvert dans les filets de Saint-
Cloud les corps de sept personnes jetées à la Seine.
Plus encore que ces tragiques faits divers caractéristiques de la
corruption des mœurs, le crime du comte de Horn remua l'opinion, en
raison de la haute naissance de l'assassin. Ce jeunehomme de vingt-deux
ans, au visage d'ange, Antoine-Joseph de Horn, ancien capitaine au
régiment autrichien de la cornette blanche, était le fils d'un grand
d'Espagne, le prince de Horn, et de sa femme, la princesse de Ligne. Il
était aussi apparenté au Régent et à l'Empereur. L'honneur, l'ancienneté,
le rang, la fortune de sa Maison auraient dû préserver ce noble rejeton des
sordides tentations du pavé parisien. Il n'en fut rien. Ayant perdu sa
bourse au jeu à la foire Saint-Germain, il tenta une première fois de voler
un commis de banque en l'attirant dans un cabaret. Puis, avec un
complice, Laurent de Mille, capitaine réformé au régiment de Bréhenne-
Allemand, il tua un riche courtier, Lacroix. Cela se passait le 22 mars, en
début de matinée, au deuxième étage du cabaret de l'Épée-de-bois, rue de
Venise. Lacroix était venu pour acheter des titres. C'était un piège. Le
comte de Horn lui jeta une nappe sur le visage tandis que Mille le lardait
d'une quinzaine de coups de poignard. On ne sait trop comment les deux
criminels se retrouvèrent aux mains de la maréchaussée. Ils ne tardèrent
pas à être convaincus du forfait. La famille et les amis du jeune homme
firent dessaisir du dossier le lieutenant criminel, connu pour sa rigueur.
Mais le duc d'Orléans, ému par l'horreur de ce meurtre prémédité, cassa
l'arrêt du Grand Conseil et fit condamner le jeune seigneur à être roué vif.
La roue ! Ce supplice infamant réservé aux roturiers !
Cette sentence souleva de nombreuses protestations parmi la haute et
la petite noblesse qui, s'estimant offensées, supplièrent le Régent de faire
périr le coupable par la décollation. A en croire Buvat, 8 000 placets lui
furent adressés. Mais Philippe tint bon. Le 26 mars 1720, sur les 4 heures
de l'après-midi, Horn et Mille furent exécutés comme prévu. Le même
jour, mardi saint, à Nantes, sur la place du Bouffay, tombaient les têtes de
Pontcallec et des trois autres conjurés bretons. Qui donc a dit que le
Régent était faible ? « Dès qu'il s'agit d'une offense à sa personne,
murmurait-on dans le peuple, il pardonne tout ; dès qu'on nous offense, il
ne pardonne rien. »

L'INTÉRÊT LÉGAL À 2 %

Le bureau de conversion automatique coupait l'herbe sous le pied des


spéculateurs. Une ordonnance royale du 22 mars leur interdit donc de
s'assembler rue Quincampoix. Qu'à cela ne tienne ! L'agiotage reprit aux
abords de la Banque, place des Victoires. Une seconde ordonnance prise
le 26 fit alors défense à quiconque de vendre des titres ou des billets dans
les cabarets, cafés, jeux de paume et autres lieux publics. Il n'est pas
certain qu'elle ait été mieux respectée...
Law, en tout cas, était persuadé qu'il avait suffisamment colmaté les
brèches de son Système pour que celui-ci pût enfin produire ses meilleurs
effets. Sa dernière précaution fut d'imposer un plafond légal au taux
d'intérêt. Un édit fixa au denier 50, c'est-à-dire à 2 %, l'intérêt de tous les
contrats à venir, privés ou publics. Il s'agissait d'un maximum. Le
contrôleur général pensait même ramener le loyer général de l'argent aux
environs de 1 %, de façon à relancer l'attrait pour les actions de la
Compagnie des Indes.
Le parlement fut outré. Le 18 avril, il présenta au Régent d'habiles
remontrances, faisant observer que le clergé, la noblesse et la
magistrature étant exclus du droit de faire commerce, il convenait de leur
laisser percevoir des rentes à des taux supérieurs. Le 22 avril, le Régent
envoya au parlement des lettres de jussion ordonnant l'enregistrement
immédiat de l'édit, ce qui fut fait.
En mai, il y avait en circulation pour plus de 2,5 milliards de livres en
billets, mais toujours aussi peu de numéraire. Les espèces d'or et d'argent
drainées par la Banque ne restaient d'ailleurs pas toutes dans ses coffres.
Une partie, chargée sur des voitures soigneusement escortées, prenait la
direction de l'étranger, notamment de la Hollande. Dans quel but ? Il
semble, d'après divers recoupements tirés des correspondances
diplomatiques de cette époque, que Law investissait massivement dans
les fonds publics anglais et les titres de la Compagnie de la mer du Sud,
qui faisaient outre-Manche l'objet d'une fièvre spéculative comparable à
celle de la Compagnie des Indes. A Londres, d'ailleurs, le contrôleur
général avait en place un actif agentfinancier, l'ancien munitionnaire
Étienne Berthelot de Pléneuf qui, on s'en souvient, avait échappé en 1716
aux poursuites de la Chambre de justice en s'enfuyant en Italie.
Par ces opérations d'envergure, le mystérieux Écossais cherchait-il
autre chose qu'un surcroît de profit ? A ruiner le crédit de l'Angleterre par
exemple ? Les responsables britanniques le crurent, Stair et Stanhope les
premiers. De là à l'accuser de menées jacobites, il n'y eut qu'un pas, vite
franchi. L'intéressé, pourtant, s'en défendit toujours farouchement. Une
autre raison du mécontentement anglais envers Law venait de ce qu'il
cherchait à attirer en France des ouvriers britanniques qualifiés. Avec
eux, il avait déjà constitué une manufacture d'horloges à Versailles, une
fonderie à Chaillot, une verrerie à Harfleur, une fabrique de draps et de
tissage de laine à Charleval, entreprises qui faisaient concurrence à
l'Angleterre.

LA CRISE DE MAI

Notre grand argentier avait-il à se plaindre ? Le Système fonctionnait


cahin-caha, mais plutôt bien que mal. Les taux de change n'étaient pas
vraiment défavorables, la douce euphorie inflationniste réveillait peu à
peu les membres engourdis de l'économie, le papier se diffusait lentement
jusque dans les bourgades rurales les plus reculées. Mais la perversion
était au cœur du mécanisme. Cette convertibilité automatique des actions
en papier-monnaie à raison de 9 000 livres tournois par titre – taux
fabuleux qui encourageait évidemment les cessions – était la porte
ouverte à la spirale inflationniste et aux bourrasques monétaires. La
sagesse eût conseillé à Law de renoncer à cette hémorragie constante s'il
n'avait considéré cette disposition comme la pièce fondamentale de sa
politique permettant d'abaisser à 2 % au plus le loyer de l'argent en
France.
Pourtant cette planche à billets, il fallait bien l'arrêter ! Et vite !
Massivement, les actionnaires de la Compagnie profitaient de l'aubaine
pour se faire rembourser en billets de banque qu'ils s'empressaient ensuite
de convertir en espèces puis en valeurs refuges, bijoux, pierreries, biens
immobiliers. Pour répondreauxdemandes de rachat on ne cessait donc
d'imprimer de nouveaux billets et ceux-ci, naturellement, perdaient de
leur valeur.
Par arrêt du 21 mai, Law décida de réduire par paliers successifs la
valeur des actions et des billets de banque. Les actions devaient passer de
9 000 à 5 000 livres en décembre ; les billets de 10 000 étaient réduits à 5
000, ceux de 1 000 à 500, ceux de 100 à 50 et ceux de 10 à 5, avec des
étapes de dévalorisation le 1er de chaque mois. A titre transitoire, on
laissait toutefois pleine valeur aux billets jusqu'au 1er janvier 1721 pour le
paiement des impôts et l'acquisition des rentes viagères nouvellement
créées. Mieux valait une monnaie réduite mais forte qu'une monnaie
abondante mais fondante. Cette amère potion déflationniste était le seul
moyen de faire baisser les prix, estimait Law, qui avait conscience que
son remède de cheval allait révolter le public. Le Régent, d'Argenson et
Dubois furent les seuls au courant. L'arrêt parut pendant les fêtes de la
Pentecôte, en l'absence du parlement en vacances. Abasourdis, accablés,
consternés, les Parisiens n'en revenaient pas ! Ces billets dont la valeur
devait être constante – ce diable d'Écossais l'avait juré ! –, voilà qu'ils
allaient perdre la moitié de leur nominal ! L'État, c'était clair, faisait
banqueroute, dans l'incapacité où il se trouvait d'assurer la conversion en
or et en argent du flot de billets en circulation. Si grande fut la surprise
que les premiers jours il n'y eut presque pas de réaction. Le 25, on jeta
quelques pierres dans les vitres du palais Mazarin, siège de la Banque. Le
lundi 27 au matin, quand les parlementaires revinrent de leur maison des
champs, ce ne furent que plaintes, lamentations, soupirs. Par crainte des
mouvements de foule, les marchands fermèrent leurs échoppes. La
plupart refusèrent de vendre à qui voulait payer en papier. Les créanciers
de l'État, les rentiers de l'Hôtel de Ville, les gens de robe qui avaient
vendu leurs terres pour des actions se virent ruinés, trahis par Law et le
duc d'Orléans. « Quelques malintentionnés, écrit le résident de Prusse à
Paris, ont semé des billets dans le public à l'intention d'exciter le peuple
encore davantage, l'avertissant de fermer les boulangeries et les maisons,
de faire provision et de se souvenir que la Saint-Barthélemy est proche...
» Très agité, le parlement envisageait d'envoyer une députation au roi. Ce
même lundi matin, le duc d'Antin, qui avait passé les fêtes dans son
château d'Évry-Petit-Bourg, se rendit chez le duc d'Orléans. « Dès qu'il
me vit, raconte-t-il dans ses Mémoires, il me tira à part, memarqua la
peine où il était et me dit qu'il avait fait une étrange sottise, mais qu'il
fallait voir comment on pouvait s'en tirer, qu'il me demandait mon
conseil, qu'il lui paraissait que depuis que Law était contrôleur général
des Finances la tête lui avait tourné. »
Il s'ensuivit une explication entre le Régent, Law, d'Antin et La
Vrillière. M. le Duc, qui se trouvait aux Tuileries pour recevoir la
délégation du parlement, vint les rejoindre. D'Antin insista vivement pour
casser l'arrêt. M. le Duc fut du même avis. Le contrôleur général se
défendit mollement. Le Régent avait compris la situation. Il était seul,
tragiquement seul. La ville grondait de toutes parts. Personne, dans son
entourage – même les plus gros spéculateurs comme d'Antin et le duc de
Bourbon – ne voulait prendre la défense de Law. C'était sûr, le conseil
allait se dresser contre lui et exiger la démission de l'Écossais. Face à ce
danger, mieux valait reculer quand il était encore temps, quitte à se
déjuger. « Un pilier, dit-il, ne peut arrêter le courant d'une rivière ! » Vers
midi, donc, M. de La Vrillière vint annoncer au parlement le retrait de
l'arrêt du 21.
Le lendemain 28, Law parut au Palais-Royal, un nouveau plan dans la
poche. Faute d'appliquer la cure déflationniste qu'il avait proposée, on
ferait payer les actionnaires de la Compagnie. On leur demanderait 200
livres par action, payables en billets. Le remède parut assez dérisoire. A
supposer que tout le monde payât, cela ne faisait qu'une rentrée de 40
millions de livres. Cependant Philippe n'éleva aucune objection et fit
même « semblant d'approuver l'expédient ». Mais d'Antin, de son œil
avisé, vit tout de suite son trouble. « Mon âge et les longues années que
j'ai passées à la Cour me donnent une connaissance plus particulière des
gens avec qui j'ai vécu ; je trouvai dans le visage de M. le Régent la peine
dont il était agité ; je le dis à M. le Duc en sortant sans savoir sur qui
devait tomber l'orage. »
Le soir même, à 8 heures, Le Blanc vint annoncer à Law qu'il était
déchargé de toutes ses fonctions. Un piquet de seize gardes suisses,
commandé par le major de Bésenval, se plaça en faction à sa porte,
officiellement pour assurer sa sécurité, en réalité pour le tenir sous bonne
garde. Ses attributions furent partagées : les fermes générales et la
Compagnie des Indes à Le Pelletier des Forts, la Banque à Fagon, le
Commerce à Amelot. En outre, les scellés furent apposés sur la Banque
en attendant la venue de commissaires vérificateurs.
L'exil de Law avait été demandé par le maréchal de Villeroy, Dubois,
Canillac et d'Argenson. Le Régent le leur avait accordé. Il consentit
même à le faire conduire à la Bastille, mais le garde des Sceaux préféra
attendre quarante-huit heures avant de prendre une mesure aussi
spectaculaire. Cette erreur allait lui être fatale...
M. le Duc, qui était à Saint-Maur dans la journée du 28, apprit avec
colère cette nouvelle. Certes, il avait fortement conseillé le retrait de
l'arrêt du 21, mais il ne souhaitait pas pour autant le départ de l'Écossais
et la fin du Système dont il avait jusque-là tiré des profits colossaux.
Poussé par sa mère, Mme la Duchesse, et tout son entourage qui comme
lui avait joyeusement trempé dans l'agiotage, il vint marquer sa
désapprobation au Régent. Philippe le reçut aimablement, lui expliqua
qu'il avait dû sacrifier le contrôleur général à la vindicte populaire, que
ses comptes étaient en cours de vérification et qu'il « verrait après cela ».
Il ajouta que pour lui le Système était bon mais que Law galopait à un
rythme endiablé qui bousculait imprudemment les habitudes des
populations.
Sur le plan financier, on prit les mesures qu'attendait le public après ce
coup d'éclat. L'or et l'argent purent à nouveau circuler librement et l'on
supprima d'un trait de plume tout le système répressif de perquisition et
de dénonciation mis en place précédemment. Amer, Barbier écrit : « Il y
a un arrêt qui permet à tout le monde d'avoir tant d'argent chez soi qu'on
voudra. Cette permission vient quand personne n'en a plus. »
Le mercredi 29 après-midi, les commissaires désignés pour vérifier la
comptabilité de la Banque, Le Pelletier des Forts, Le Pelletier de La
Houssaye et Fagon, commencèrent leurs travaux. Edgar Faure suppose
qu'au préalable ils avaient été mis au courant d'un fait grave et secret.
Law, en effet, avait fabriqué bien davantage de billets qu'il n'en avait
théoriquement le droit : plus d'un milliard de livres sur une masse de
papier fiduciaire d'environ 2,7 milliards. Le Régent avait accepté de
couvrir ces émissions clandestines par « des arrêts du conseil rendus sous
la cheminée ». Les commissaires retournèrent à la Banque le jeudi. C'est
alors, selon toute vraisemblance, qu'ils découvrirent trace, non seulement
de ces émissions légalisées après coup, mais d'émissions
supplémentaires. Le prince avait de quoi perdre Law, le traîner devant un
prétoire, mais pouvait-il le perdre sansse perdre lui-même ? Sur son
ordre, le contrôle fut immédiatement interrompu...
Le ministre disgracié n'avait d'ailleurs pas dit son dernier mot. Ce
même jeudi, il réussit à faire passer au duc d'Orléans un billet lui
demandant audience. Il essuya un refus. Mais le lendemain, M. de
Sassenage, premier gentilhomme de la chambre de Son Altesse Royale,
le mena par un escalier dérobé dans les appartements de son maître qui le
reçut avec « mille amitiés ». La contre-offensive ne tarda pas à porter ses
fruits. Le 2 juin, la garde suisse regagna son cantonnement habituel, et
Law parut au conseil, la mine haute, l'air assuré. « Nous vîmes ce jour-là
une chose assez rare, note d'Antin, un ministre très dépossédé depuis
plusieurs jours auquel on avait donné le major des gardes suisses pour
garde, rentrer au conseil, y proposer un arrangement général et être
approuvé de toute l'assemblée. » Peu après, on apprit qu'en compensation
de son poste perdu de contrôleur général il était nommé conseiller d'État
d'épée et intendant général du commerce. Un peu plus tard, il sera reçu
comme secrétaire du roi en la chancellerie du Palais.
Quel talisman possédait donc ce diable d'homme ? Perdu la veille, il
allait le lendemain frapper son ennemi le plus acharné, d'Argenson,
détesté du peuple mais apprécié du Régent pour son dévouement à toute
épreuve. Law obtint son renvoi et le rappel de Daguesseau. Le 6, il se
rendit en personne à Fresnes, où le Chancelier et plus encore sa femme se
mouraient d'ennui. Les deux hommes parlèrent de la conjoncture
financière et des remèdes à y apporter. Daguesseau, qui redoutait les
foucades audacieuses de son interlocuteur, lui demanda « s'il n'avait plus
à ruer de ces grands coups qui faisaient trembler tout le monde3. » L'autre
jura que non et qu'il ne ferait rien sans son avis. Daguesseau accepta alors
de revenir aux affaires. Law arriva à Paris le 7 de bon matin, annonça la
nouvelle au Régent qui ordonna aussitôt à Dubois d'aller réclamer les
sceaux à d'Argenson. Celui-ci les rendit sans trop de mauvaise grâce et,
au lieu de l'ordre d'exil habituel, obtint l'insigne faveur de se retirer
auprès de sa chère prieure. « Ne croyez-vous point voir la retraite du rat
dans son fromage de Hollande ? » écrivait malicieusement un des
correspondants de la marquise de Balleroy. Des facétieux placardèrent
une affiche sur les murs de Paris :« Il a été perdu un grand chien noir
avec un collier rouge et des oreilles plates. Ceux qui le trouveront
s'adresseront à l'abbesse de Traisnel et on les récompensera. »
Commentaire de Barbier : « M. d'Argenson est grand et noir. Il est
chevalier de l'ordre de Saint-Louis, il a le grand cordon rouge et les
oreilles plates à cause de l'événement. » Pourtant ce chevalier à la triste
figure profita peu de sa Thébaïde. Onze mois après son renvoi, il rendait
l'âme.
Autres victimes du retour en grâce de Law, les frères Pâris. Les
financiers dauphinois étaient en effet au plus mal avec lui. En mai, l'aîné,
Antoine Pâris, avait remis au Régent, à sa demande, un long mémoire sur
la situation financière du royaume, dans lequel il critiquait sévèrement le
Système et proposait son abandon. Le mémoire n'étant pas signé, le
prince avait cru bon de le communiquer à Law pour observations. Mais
celui-ci, informé qu'Antoine Pâris venait d'avoir coup sur coup deux
audiences au Palais-Royal, en devina aisément l'auteur. Dès son retour au
pouvoir, il résolut donc sa perte et celle de ses frères. Ne pouvant les
obtenir du Régent, il fit intervenir le duc de Bourbon qui insista vivement
à deux reprises, demandant leur éloignement comme « une grâce
personnelle ». Philippe finit par s'y résoudre, mais protesta : « Monsieur,
vous exigez de moi une chose injuste car ces gens-là ont toujours bien
servi et. loin de mériter l'exil, ils seraient dignes de récompense et vous
me faites faire sur moi une grande violence pour me rendre à vos
instances. » Quoi qu'il en soit, les protégés de d'Argenson prirent la route
du Dauphiné. « On prétend, écrit Mathieu Marais, qu'ils avaient
consommé la ruine de la Banque par les sommes considérables qu'ils en
avaient retirées. » Mais ils reviendront quelques mois plus tard pour
diriger la liquidation du Système.
Deux autres personnages furent encore éliminés par Law fin juin,
début juillet : le lieutenant général de police, Marc-Pierre de Voyer
d'Argenson, fils de l'ancien garde des Sceaux, remplacé par Gabriel
Tachereau de Baudry, et le prévôt des marchands, Charles Trudaine, à qui
succéda M. de Châteauneuf, ancien ambassadeur à La Haye.
La nouvelle combinaison politique, associant Law et Daguesseau, fut
bien accueillie. La capitale laissa éclater sa joie au retour du Chancelier.
Quant au Régent, il n'était pas mécontent de la façon dont finalement il
avait surmonté la crise : il avait sauvé le Système, récupéré Law, sacrifié
un bouc émissairedont personne ne voulait et rappelé un homme adoré
des faubourgs et des gens de robe. Il pensait ainsi, par cette alliance
scellée avec le peuple et le parlement, restaurer la confiance et ouvrir une
ère nouvelle. Il se trompait lourdement.

LA CONCERTATION MANQUÉE

Dans l'esprit de Philippe, il était clair que le retour de Daguesseau


devait permettre la poursuite du Système, au prix de quelques
ajustements décidés dans la plus parfaite concertation. En application de
cette nouvelle politique, les députés du parlement furent reçus par le
prince en présence du duc de Chartres, du duc de Bourbon, du
Chancelier, de MM. de La Vrillière et Le Pelletier des Forts. Afin d'éviter
les grimaces, on avait pris soin de ne pas convier le bouillant Écossais.
Chacun parla très librement de la situation financière. Le Régent,
déployant son charme habituel, se montra d'une particulière amabilité
envers ses interlocuteurs, leur donna lecture du projet de création des
rentes sur la ville à 2,5 %, regretta de ne pouvoir donner davantage et
accepta de tenir compte de la plupart de leurs observations. Sur les
monnaies, il fournit également toute assurance. Les parlementaires, qui
percevaient habituellement des rentes, des revenus fixes, des fermages
libellés en livres, s'inquiétaient en effet du dernier « rehaussement » des
espèces qui avait porté le louis de 36 à 49 livres 16 sols (et donc dévalué
d'autant la monnaie de compte). Philippe leur annonça qu'on allait plutôt
vers la « diminution » des espèces d'or et d'argent, ce que confirma un
arrêt du surlendemain qui procédait à une nouvelle manipulation
monétaire. Fait significatif: le 14 juin, on annonça la frappe de nouvelles
pièces d'or sur le modèle de 1718. C'en était donc fini de la campagne
antimétalliste ! Law tirait un trait sur son projet le plus cher.
Quant aux billets, on se mit à en brûler pour plusieurs centaines de
millions de livres sur les places publiques. Le restant devait faire l'objet
de conversions en nouvelles coupures. Ces mesures spectaculaires
faisaient partie d'un ensemble visant à restructurer raisonnablement le
Système autour d'une série de moyens de paiement : les louis de nouvelle
fabrication, les piècesd'argent et les billets nouveaux imprimés en
quantités plus restreintes. Ce plan sage était un trompe-l'œil ! Malgré les
« brûlements » de papiers destinés à frapper l'opinion, la Banque
continuait à diffuser les anciennes coupures. Les chiffres minutieusement
reconstitués par Edgar Faure à partir des tableaux manuscrits de Dutot
sont éloquents : le 22 mai, sur un total d'autorisations, régulières ou non,
de 2,697 milliards de livres, il y avait en circulation pour 2,117 milliards,
en stock dans les caves de la Banque pour 302 millions. Il restait à en
créer pour 278 millions. Au 31 mai, la valeur nominale des billets dans le
public était passée de 2,117 à 2,235 milliards. Un mois plus tard, ce
montant était porté à 2,381, puis au 1er juillet à 2,424. Entre-temps, on en
avait brûlé, à la fin de juin, pour 272 millions. Malgré l'action entreprise
auprès du public, le Système semblait grippé et la confiance
irrémédiablement perdue. Personne ne se précipitait pour souscrire aux
nouvelles rentes à 2,5 % grâce auxquelles Law espérait absorber pour un
milliard de livres de billets. Les taux de change avec l'étranger s'étaient
dégradés. Les billets eux-mêmes commençaient à se déprécier, les
commerçants prenant l'habitude de majorer automatiquement les prix
lorsqu'on voulait les régler en papier-monnaie. « Personne en France n'a
plus un sou ni un liard, écrivait alors Madame, mais avec votre
permission et en bon langage palatin, on a des torche-culs de papier à
foison. »
Fermés après le 27 mai, les bureaux de la Banque rouvrirent le 1er juin.
Dès les premières heures de la matinée, la foule se précipita pour obtenir
l'échange de ses billets contre de bonnes espèces sonnantes et
trébuchantes. Devant l'afflux, on ne remboursa que les billets de 100
livres puis seulement ceux de 10 livres. Enfin, on limita les heures
d'ouverture. Tous les jours se reproduisaient les mêmes scènes : une
cohue bruyante de laquais, de petits artisans, de chômeurs envahissait la
rue Vivienne et les rues voisines du palais Mazarin, attendant avec
impatience l'ouverture. Les 3 et 5 juin, il y eut des bousculades, des
empoignades, des gens commotionnés. A la suite de ces incidents, les
guichets restèrent fermés du 7 au 11 sous prétexte de vérification des
caisses. Ils rouvrirent le 12, mais ne délivrèrent aucune espèce.
Cependant, afin de répondre aux demandes les plus pressantes, les huit
commissaires du Châtelet furent chargés de changer les billets de 10
livres dans les marchés.
Depuis le 27 mai, la Banque avait cessé de racheter les actionsau prix
fixe de 9 000 livres. Les négociations de gré à gré avaient donc repris.
Refoulés de la rue Quincampoix et de la place des Victoires,
boursicoteurs et agioteurs s'étaient installés dans la cour du palais
Mazarin. Expulsés, ils s'en vinrent, le 1er juin, place Vendôme, qui prit
alors l'aspect d'un champ de foire avec ses tréteaux, ses tentes, ses
échoppes de planches, ses marchands à la sauvette et ses coupeurs de
bourses. On y négociait non seulement les actions de la Compagnie des
Indes, dont le cours était tombé aux alentours de 4 200-4 500 livres, mais
également les billets que des changeurs reprenaient avec décote, en
raison des multiples entraves que la Banque mettait à leur convertibilité.
On surnomma ce rassemblement bigarré le « camp de Condé ». Un
placard satirique en désignait les principales figures : M. le Duc, prince
des spéculateurs, était bien entendu le généralissime de cette singulière
armée, assisté à l'aile droite du maréchal d'Estrées et à l'aile gauche du
marquis de Mézières. D'Antin, rose et joufflu, tenait la réserve. Law
figurait le médecin, l'abbé de Tencin, l'aumônier. Les joyeuses
vivandières étaient Mmes de Prie, de Sabran et de Parabère...
John Law, on l'a vu, n'avait pas retrouvé sa charge de contrôleur
général mais il en exerçait les fonctions. En joueur d'échecs désorienté
par un coup imprévu, il multipliait les contre-offensives sans parvenir à
rétablir la situation. Il revint d'abord à son idée de faire payer les
actionnaires de la Compagnie au moyen d'un échange spoliateur : pour
trois titres anciens de 9 000 livres, on donnerait deux nouveaux de 12
000. Perte pour l'actionnaire : 3 000 livres. Puis il décida de procéder à
une nouvelle émission et, pour attirer les souscripteurs, promit un
dividende de 3 %. Mais comment le croire ? Il mit aussi ses plus grandes
espérances dans un nouveau type de monnaie qui avait connu un certain
développement à l'étranger, la monnaie scripturale. Grâce à un jeu de
comptes courants et d'écriture dans les livres de la Banque et en province
dans les hôtels des Monnaies, les négociants pourraient régler leurs
factures, verser des capitaux ou effectuer leurs autres opérations de
commerce sans transfert matériel de fonds. Les comptes courants
résorberaient donc une partie du papier en circulation et, comme
l'Écossais se méfiait maintenant de la convertibilité – et pour cause ! –, il
envisagea d'isoler ce « sous-système » en rendant les comptes
inconvertibles en espèces et même en billets.
Les mesures se succédaient ainsi dans un désordre fébrile quitrahissait
autant l'agilité intellectuelle du beau Law que l'improvisation et
l'incohérence. Une ordonnance du 20 juin faisait injonction de rapatrier
les capitaux investis à l'étranger. Un arrêt du 4 juillet interdisait à
nouveau de porter sur soi des pierres précieuses, perles ou diamants, et
d'en importer...
Le parlement s'étonnait de ne pas voir le calme revenir rapidement sur
le plan monétaire. L'engrenage de la discorde était en marche. Le 3
juillet, le conseiller Gon s'en prit à la politique financière du
gouvernement. Le même jour, la cour des Monnaies publia un arrêt
menaçant d'amendes, de confiscations, de carcan et des galères ceux qui
achèteraient ou vendraient des billets à perte. Le 6, une délégation du
parlement, venue au Palais-Royal, dut insister pour obtenir audience. Elle
se plaignit au Régent de la pénurie de numéraire qui créait parfois des
situations dramatiques. Celui-ci promit qu'on donnerait bientôt de
l'argent. « Quand ? insista-t-elle. – Ah, quand, quand, quand, je n'en sais
rien ; c'est quand je pourrai ! »
Le 8, on annonça que la Banque payerait en espèces un billet de 10
livres par porteur. Le 9, aux aurores, pour profiter de l'aubaine, une foule
considérable s'entassait déjà rue Vivienne et dans les jardins du palais
Mazarin. Barbier parle de « personnes étouffées ». S'agit-il de morts,
comme l'affirme dans une relation postérieure Nicolas-Robert Pichon,
maître des comptes ? Probablement pas, du moins pas encore. On
suppose qu'à la suite d'une empoignade un peu vive plusieurs personnes
s'évanouirent. Le 10 juillet, voici le premier drame. Aux jets de pierres de
quelques excités venus forcer les portes, un caporal de fusiliers du roi
commis à la garde de la Banque répondit par un ou plusieurs coups de
feu. Un homme, un cocher, fut mortellement atteint, un autre, semble-t-il,
blessé à l'épaule mais tenu pour mort, fut emmené par une foule hurlante
en direction du Palais-Royal. En chemin, relate Mathieu Marais, la
victime reprit connaissance et demanda un confesseur. Cette résurrection
dégrisa les manifestants qui se dispersèrent dans le calme.
A partir de ce jour, l'atmosphère se dégrada rapidement.
Manifestations, échauffourées, rues dépavées, fenêtres brisées,
l'ouverture de la Banque donnait lieu chaque jour à des scènes violentes.
Les 12 et 13, il y eut encore plusieurs personnes contusionnées. Il est
probable d'ailleurs que la composition sociologique de cette foule s'était
modifiée. Aux artisans, auxouvriers des manufactures, aux valets de pied
des grands bourgeois, venus changer quelques menus billets, avaient
succédé des individus louches, agioteurs de bas étage, amateurs de
mauvais coups...
Or, le parlement, au lieu de s'en tenir sagement au pacte tacite conclu
avec le Régent, prenait fait et cause pour la rue. Le 9 juillet, le chancelier
Daguesseau, qui cherchait à faire enregistrer les derniers arrêts sur la
Banque et la Compagnie se vit opposer un refus catégorique par une
délégation de quatre magistrats conduits par le conseiller Lambert. Le
lendemain, dans une atmosphère houleuse, le parlement invita le Régent
à « couper » plus rapidement les billets, à révoquer l'arrêt sur les parures
somptuaires et celui de la cour des Monnaies, incompétente en matière de
fraude sur les billets. « On nous cache tout », lança le président Gilbert,
qui réclama l'installation à la Banque d'un commissaire du parlement.
Le Chancelier faisait de son mieux pour maintenir le dialogue. Le 13,
il expliqua pendant quatre heures à une nouvelle délégation le plan arrêté
pour résorber une partie des 2,2 milliards de livres en circulation : la
création des rentes, l'échange et la diminution des actions, l'instauration
des comptes courants. Ce plan, au moins sur les deux derniers points,
souleva une nuée d'objections mais le conseil de régence décida de passer
outre. Une dernière conférence le 16, au cours de laquelle intervinrent
Daguesseau et Le Pelletier des Forts, se termina par un constat d'échec.
Le parlement ne souhaitait plus qu'une chose : le départ de Law.

L'ÉMEUTE DE LA RUE VIVIENNE

On en arrive aux événements du 17 juillet dont Edgar Faure, dans son


ouvrage, a probablement sous-estimé la gravité sous prétexte qu'il n'a
trouvé trace, dans les archives de la préfecture de police, que d'un
cadavre. Mais ces archives sont-elle exhaustives ? A en croire Buvat, il y
aurait eu au moins huit morts : un jeune homme « correctement vêtu »,
enterré au cimetière des Quinze-Vingts, trois autres au cimetière des
Innocents et quatre cadavres exposés à la morgue du Châtelet. Le récit de
l'avocatBarbier permet de confirmer ce chiffre. Mais rappelons le
déroulement de la journée.
Dans la nuit du 16 au 17 juillet, dès trois heures du matin, une foule de
plusieurs milliers de porteurs de billets – on a parlé de 15 000, chiffre
sans doute excessif – commencèrent à s'assembler pour être aux premiers
rangs dès l'ouverture des jardins du palais Mazarin. Pour accéder aux
bureaux de la Banque, on devait en effet traverser ces jardins et passer
par un étroit corridor délimité par le mur et une barricade de planches. On
ouvrit les portes vers cinq heures (c'était l'habitude à Paris de se lever et
de travailler tôt). Buvat raconte : « Douze ou quinze personnes furent
étouffées [commotionnées] dans la presse et foulées aux pieds de ceux
qui faisaient leur possible d'avancer, sans pouvoir reculer ni se dégager
dans la presse. » Comme toujours, des « resquilleurs » jouaient des
coudes et des poings pour progresser. Certains, juchés au haut de la
barricade, sautaient dans cette cohue bouillonnante à « corps perdu ». On
imagine cette scène au milieu des plaintes, des cris, des injures. La fureur
populaire ne connut plus de bornes lorsqu'on découvrit à terre plusieurs
cadavres. On en porta quatre ou cinq au Palais-Royal vers lequel le flot
grouillant des manifestants, évalué à 4 000 ou 5 000 personnes, s'était
progressivement dirigé. Une bande s'en détacha, soutenant un mort à bout
de bras, et alla battre les grilles des Tuileries. Le maréchal de Villeroy fit
distribuer 100 livres et la populace se dispersa. Plus grave était la
situation au Palais-Royal où une masse hurlante s'était engouffrée dans la
cour en criant : « Le Régent ! Le Régent ! » La garde crut s'en tirer par un
mensonge : « Il est à Bagnolet ! » Des voix répliquèrent : « Ce n'est pas
vrai ! Il n'y a qu'à mettre le feu aux quatre coins, on le trouvera bientôt ! »
On se hâta de faire venir discrètement des renforts : 50 gardes du corps
vêtus en bourgeois, une vingtaine de mousquetaires en habit ordinaire.
Mais il n'y eut rien de grave, ni bagarre ni affrontement avec la troupe.
Les manifestants étaient des braillards excités, certainement pas des
émeutiers résolus à prendre d'assaut le palais.
Le duc de Tresmes, gouverneur de Paris, essaya de haranguer la foule.
Médiocre orateur, il ne put que dire en tremblant : « Hé, messieurs,
messieurs ! Qu'est-ce que cela, messieurs, messieurs ? » Quand il voulut
s'éclipser le peuple entoura son carrosse et le malmena. Il jeta de l'argent,
de l'or, eut ses manchettes arrachées. Le Blanc, qui venait de conduire le
détachementde renfort sur les portes de derrière, fut à son tour pris à
partie. Une femme hurlante et tout échevelée le saisit par la cravate,
vociférant qu'ayant perdu son mari elle n'avait plus rien à perdre ! Les
soldats réussirent avec peine à le dégager. Avec sang-froid le ministre fit
emporter par la troupe les morts – qu'on avait déposés comme par défi
aux portes du palais –, ce qui apaisa les esprits.
A peu près au même moment, un carrosse déboucha sur la place,
essuya quelques injures sur son passage. On s'aperçut trop tard que c'était
celui de Law, à qui on s'était juré de faire un mauvais sort ! L'Écossais
profita de la confusion pour se faufiler à l'intérieur du palais et, encore
tout tremblant, alla s'enfermer dans l'appartement de Mme de Nancré où
il resta huit jours. Son cocher eut moins de chance. Voulant reconduire le
carrosse à l'hôtel de son maître, rue Neuve-des-Petits-Champs, il fut traité
de « canaille » et blessé par un jet de pierres qui brisa les glaces de la
voiture. Tout guilleret, le premier président, qui avait assisté à ce
spectacle, courut au parlement et s'écria ironiquement :
Messieurs, messieurs, grande nouvelle.
Le carrosse de Law est réduit en cannelle.

Vers midi, la foule commença à se disperser et le calme à revenir dans


les rues. Le parlement s'était assemblé pour examiner un édit accordant à
perpétuité à la Compagnie des Indes la jouissance de ses privilèges en
Louisiane, au Sénégal, aux Indes, en Chine ainsi que le droit de percevoir
50 livres par tonneau de marchandises de France et 75 livres par tonneau
de marchandises des Indes. En échange, elle devait s'engager à retirer de
la circulation 600 millions de papier-monnaie en douze mois. Les
magistrats trouvèrent les avantages consentis trop importants : il risquait
d'en coûter à l'État une centaine de millions de livres. Ils auraient
souhaité en outre que les directeurs fussent tenus responsables sur leur
personne et leurs biens de la non-exécution de l'engagement pris. Bref, ils
supplièrent le roi de retirer l'édit.
Philippe d'Orléans, qui venait de supporter le tumulte à ses fenêtres,
accueillit leur requête avec mauvaise humeur. Avait-il eu peur de la
foule ? Ce n'est pas impossible. On peut être brave sur les champs de
bataille et redouter le déchaînement populaire.Barbier raconte qu'à son
lever, alors que les manifestants braillaient autour du palais, il était «
blanc comme sa cravate ». Barbier, il est vrai, n'est pas un témoin direct.
Saint-Simon, qui vit le prince en fin de matinée, remarque au contraire
qu'il était « fort tranquille et montrait que ce n'était pas lui plaire que de
ne l'être pas ».
En tout cas, il avait compris la gravité de la situation. L'alliance du
peuple et du parlement, c'était la Fronde avec son cortège de désordres
sanglants et ravageurs. Il fallait briser l'émeute dans l'œuf. Le régime,
partout décrié, n'avait plus qu'un seul appui, et encore n'était-il pas
totalement sûr, l'armée. On fit appel à elle. Les troupes qui travaillaient
au canal de Montargis reçurent instruction de venir à Charenton. On
déplaça également le régiment de Champagne, le Royal-Comtois et
quelques escadrons de cavalerie et de dragons. Le régiment du roi vint se
poster sur les hauteurs de Chaillot et d'autres détachements à Saint-Denis,
tandis que les mousquetaires et les gardes françaises furent consignés
dans leurs casernes.
Dans l'après-midi du 17 on afficha que, par suite des incidents
survenus dans la matinée, la Banque ne convertirait plus les billets
jusqu'à nouvel ordre. De fait, elle n'en convertira plus jamais. Le soir, une
ordonnance royale interdit les attroupements et rassemblements sur la
voie publique.
Le pouvoir redouta-t-il un coup de force ? La rumeur courut alors que
le prince de Conti, le seul prince du sang à conserver un reste de
popularité, avait été sollicité pour renverser le Régent et faire proclamer
le roi majeur. Barbier pense qu'il aurait pu y parvenir s'il n'avait été aussi
couard. « Il est certain, écrivait alors l'ambassadeur anglais à Craggs, que
les hommes les plus hardis et les plus actifs au parlement étaient en train
de prendre des dispositions pour déclarer la majorité du roi et qu'une
douzaine d'entre eux ont cru tenir une réunion au domicile de M. de
Novion, président à mortier, pour débattre de ce sujet. Ils ont ainsi gagné
à leur dessein plusieurs grands, de nombreux nobles et des officiers. »
Toutefois, on ne peut exclure une autre hypothèse : que ces bruits aient
été propagés par le Régent et son entourage afin de justifier les mesures
qu'ils préparaient contre le parlement. Dès le 18 juillet en effet, à 4 heures
de l'après-midi, un conseil extraordinaire se tenait au Palais-Royal en
présence du duc d'Orléans, de M. le Duc, du Chancelier, du duc de La
Force,de Dubois, de Canillac, de La Vrillière, de Le Blanc et du marquis
de Cilly. Philippe proposa d'exiler le parlement à Blois, puisque,
conformément aux dispositions du lit de justice d'août 1718, on pouvait
se passer de l'enregistrement des édits. Finalement, sur la suggestion de
Daguesseau, on choisit Pontoise.
Le vendredi 19 fut un jour calme. Comme prévu, les troupes opérèrent
discrètement leur concentration autour de Paris. Le lendemain, jour de
marché, on nota quelques désordres dans les rues, mais sans gravité.
Soldats du guet, mousquetaires et gardes françaises, constitués en
escouades, sillonnaient la capitale. On avait pris la précaution de payer
les boulangers en bon argent afin d'assurer l'arrivée du pain de Gonesse.
Dans la soirée et la nuit du samedi au dimanche, des estafettes des
deux compagnies des mousquetaires allèrent porter au premier président,
aux présidents à mortier et aux magistrats membres du parlement de Paris
leur lettre d'exil. Le Régent fit compter généreusement 200 000 livres au
procureur général pour défrayer ces messieurs de leurs frais de voyage.
Comme prévu, la nouvelle éclata le dimanche dans un Paris désert :
boutiques fermées, bourgeois à la campagne. Personne ne broncha. Le
coup de force avait réussi.
A Pontoise, M. de Mesmes s'installa chez le duc d'Albret tandis que les
principaux dignitaires louèrent les plus belles résidences et les hôtelleries
de cette petite ville calme au charme provincial. N'ayant plus d'intrigues à
moudre, ils se consolèrent en faisant bonne chère, organisant des
réceptions, des jeux de hasard, des concerts, des bals, des courses et des
promenades dans la campagne. Le premier président faisait débauche de
mets délicats, de vins fins et de liqueurs. Midi et soir, le président
Chauvelin tenait table ouverte de vingt-cinq couverts. Il avait embauché
un cuisinier et huit marmitons. Mêmes dîners somptueux chez le
président Pelletier, les conseillers Bernard et Rouillé de Meslay, où l'on
frondait en portant des toasts contre le Régent. Celui-ci se faisait un
plaisir de régler leurs factures, à la grande indignation de Saint-Simon.
Mais il préférait encore payer, payer largement, et ne plus avoir ces
robins insupportables sur le dos !

UNE SAISON ORAGEUSE

Malgré leurs mines rubicondes, les exilés de Pontoise faisaient figure


de martyrs à qui la cour des Monnaies, l'université de Paris, le grand
conseil adressaient leurs vœux et leur soutien. Le mécontentement était
général et les noms de Law et de Philippe d'Orléans universellement
honnis. Jusque dans l'armée on entendait des murmures et des plaintes, à
tel point qu'on dut rapidement augmenter les rations de fourrage et
calmer les troupiers avec des distributions de pain supplémentaires.
Comme au meilleur temps des « mazarinades », on voyait fleurir
chansons, épigrammes, libelles, pasquinades et « philippiques » appelant
au meurtre :
François, la bravoure vous manque,
Vous êtes plein d'aveuglement,
Pendre Law avec le Régent
Et nous emparer de la Banque
C'est l'affaire d'un moment.

Barbier raconte dans son Journal qu'on jetait des billets anonymes
dans les carrosses : « Sauvez le roi, tuez le Tyran et ne vous embarrassez
pas du trouble. » Un jour, sur une porte de son appartement, le Régent put
lire cette parodie de la dernière scène de Mithridate:
C'en est fait, j'ai vécu...
Le papier établi, les Français ruinés
Suffisent à ma cendre et l'honorent assez.

Philippe s'exclama: « Je voudrais pour 100 000 écus en connaître


l'auteur. » Le lendemain, sur la porte, il put lire :
Tu promets beaucoup, Régent :
Est-ce en papier ou en argent ?

Le prince semblait affecté nerveusement par ces troubles et cette


campagne de calomnies. Le 29 juillet, au cours d'unconseil, il eut un
moment d'absence puis on l'entendit crier : « On investit le palais, voilà
qu'on tire ! » En fait, c'était une ménagère qui secouait un tapis ! A peu
près à la même époque, se rendant à Asnières chez Mme de Parabère, il
fut conspué par les habitants du village du Roule : « A laou ! A laou ! (A
l'eau !) Voilà l'homme qui emporte notre papier et notre argent ! » En
août, croyant qu'un complot se tramait pour enlever le petit roi, le
conduire à Pontoise et le proclamer majeur devant le parlement, il décida
d'aller coucher aux Tuileries dans une chambre voisine de celle du
souverain.
On signalait des incidents en province, à Lille, Strasbourg, Montargis,
Perpignan, Bordeaux, Angers. Malgré l'abondance de la récolte de 1720,
des régions entières comme la Guyenne se trouvaient manquer de grains.
Les paysans stockaient, les marchands refusaient de vendre, le papier
brûlait les doigts...
La situation était grave, mais nullement dramatique. Pas plus Law que
le Régent n'avaient renoncé à y porter remède. L'arrêt sur la Compagnie
des Indes avait été publié nonobstant l'opposition parlementaire et l'on
comptait toujours sur les trois « débouchés » pour réduire la masse des
billets en circulation : les rentes, les comptes courants et les nouvelles
actions. Les comptes courants, en particulier, rencontraient un certain
succès. En attendant le retour d'Amérique de plusieurs dizaines de
millions d'espèces pour le mois d'octobre, il n'y avait en caisse que 8 ou 9
millions. Il fallait assurer les échéances. Le 25 juillet, se tint au Palais-
Royal une conférence solennelle où l'on réunit la plupart des banquiers de
la place ainsi que les représentants du commerce. On parla beaucoup,
chacun donna son avis, prodigua ses conseils mais nul ne proposa – pas
même Samuel Bernard et Antoine Crozat – de délier les cordons de sa
bourse. Law était abandonné à lui-même. A la fin de juillet, celui-ci
ajouta deux nouvelles mesures destinées à enrayer la chute des billets et
des actions. D'abord une forte hausse des espèces, le louis passant à 72
livres et l'écu à 12, suivie immédiatement d'une diminution par paliers –
tous les quinze jours – pour arriver à une valeur du louis fixée à 36 livres.
Cette technique, déjà utilisée, avait toujours pour objet d'inciter les
détenteurs d'or et d'argent à s'en débarrasser au profit du papier-monnaie.
Les billets étaient tombés au-dessous de 50 % de leur nominal. Ils
remontèrent momentanément au pair mais retrouvèrent très vite leur
niveau précédent. L'effet psychologique était manqué; on observa même,
après cette énième manipulation monétaire à étage, une accélération des
tendances au renchérissement et au stockage. La seconde mesure visait à
organiser officiellement une bourse des valeurs. Le « camp de Condé »,
place Vendôme, avec sa canaille et sa bohème crasseuse, fut démantelé.
Début août, dans les jardins de l'hôtel de Soissons, loués par le prince de
Carignan, le lieutenant général de police vint inaugurer les nouvelles
échoppes des courtiers : 138 pavillons de bois peints et numérotés,
flambant neufs, dont dix réservés à la Compagnie des Indes.
Malheureusement, la confiance ne revenait toujours pas. L'impatient
théoricien de la monnaie n'avait pas compris que les mesures d'ordre
financier suivent leur rythme propre, qu'elles sont lentes à produire des
effets. En multipliant les instructions et les contraintes, en faisant
s'enchevêtrer les réformes à une cadence précipitée, en jonglant avec la
monnaie, en jouant sur les nerfs des populations désorientées, il avait
contribué lui-même à aggraver la crise.
Le 15 septembre, cet insatiable fit annoncer que les billets de 10 000 et
1 000 livres seraient tous retirés de la circulation après le 1er octobre
tandis que ceux de 100 et 10 livres cesseraient d'avoir cours le 1er mai
1721. Ces papiers devraient être soit absorbés par l'un des trois «
débouchés » déjà prévus, soit convertis en actions rentières portant intérêt
à 2 %. Le même jour, Law prit une mesure plus stupéfiante encore : les
comptes courants – son enfant chéri – étaient amputés des trois quarts de
leur valeur. En d'autres termes, le commerçant qui avait déposé à son
compte 10 000 livres ne se trouvait plus posséder que 2 500 livres ! Une
spoliation manifeste ! Pourtant le mirobolant financier était persuadé que
la plupart des titulaires l'accepteraient de bon cœur en contrepartie de la
proposition qu'il leur faisait : la faculté d'échange automatique des
nouvelles sommes inscrites en compte contre des actions nouvelles. 2
000 livres (c'est-à-dire 8 000 livres avant réduction) donneraient ainsi le
droit d'obtenir une action de la Compagnie d'un nominal de 12 000 livres.
Par cette combinaison Law comptait une fois de plus relancer le Système
sur la base d'une monnaie forte et d'une économie assainie. Pour les rares
grincheux qui n'accepteraient pas ces perspectives enthousiasmantes, il
avait prévu un délai d'un mois afin de leur permettre de retirer sans
abattement leur avoir en billets.
L'arrêt du 15 septembre fut très mal accueilli. « Les banquiers et les
marchands, raconte un parlementaire whig en mission à Paris, David
Pulteney, entrèrent dans une forte colère. Ils vinrent se plaindre au
Régent qui les éconduisit avec des expressions très sévères contre eux. »
Ce n'était ni la première ni la dernière fois que le pouvoir tenait les
commerçants pour seuls responsables de la hausse des prix !
La réalité, simple et limpide, le bon sens échappaient maintenant à
Law, dont le cerveau était embrouillé par des combinaisons de plus en
plus subtiles qu'il arrivait à peine à démêler ! Contrairement à son attente,
les titulaires de comptes courants présentèrent en masse des demandes de
remboursement. On leur répondit qu'il n'y avait plus assez de billets,
qu'ils avaient été biffés ou brûlés. C'était désespérant ! Même les
promesses les plus récentes n'étaient pas tenues. « C'est une infidélité
perpétuelle », geignait Mathieu Marais.
Le 1er septembre, jour de la foire de Bezons, Mme Law et sa fille
furent reconnues dans les allées du Roule et leur carrosse essuya des jets
de pierres. Le mécontentement populaire s'aggravait à mesure que
l'inflation faisait sentir ses effets. Barbier écrit à cette époque : « On ne
donne plus d'argent nulle part, on ne veut plus de billets dans le
commerce, en sorte que le bourgeois est obligé de perdre la moitié de ses
biens et avec l'autre moitié d'acheter tout deux tiers au-dessus de sa
valeur. »
Le 10 octobre, un arrêt stipulait que les billets cesseraient d'avoir cours
au 1er novembre et ne seraient plus admis en paiement des impôts. A la
date de cet arrêt on avait brûlé pour plus de 700 millions de livres, mais il
restait encore en circulation pour 1,2 milliard de papier, le reste ayant
disparu dans les différentes nasses posées par l'ancien contrôleur général :
rentes viagères, comptes courants, etc.
Pendant qu'il poursuivait impavidement son plan de liquidation en
douceur de la monnaie fiduciaire, Law s'efforçait de renforcer la
Compagnie des Indes dont les affaires étaient d'ailleurs florissantes. Elle
possédait désormais plusieurs dizaines de gros vaisseaux, brigantins et
frégates. Son activité dans le commerce colonial et maritime était en
plein développement et, grâce à sa bonne gestion, elle avait accru le
produit des fermes et le recouvrement des recettes générales des finances.
La frappe des nouvelles espèces et des monnaies anciennes, une nouvelle
diminution du louis (de 45 à 36 livres) devaient lui procurer desrecettes
supplémentaires grâce à son privilège de fabrication. Une refonte
générale de ses statuts permit au duc d'Orléans de s'en faire nommer
protecteur et gouverneur perpétuel et à Law de récupérer son titre de
directeur général de la Compagnie et de la Banque et de rapporteur des
affaires de ces deux entreprises au conseil. Le 10 septembre, poursuivant
sa mainmise sur l'empire colonial français, la Compagnie des Indes
s'emparait des actifs de la Compagnie de Saint-Domingue pour 6 millions
de livres. Quelques jours plus tard elle recevait le monopole perpétuel de
la traite des Noirs, un arrêt ayant révoqué la liberté de ce trafic instauré
en janvier 1716. Divers privilèges complémentaires lui étaient en outre
accordés : exemption des droits de sortie sur les marchandises destinées à
la côte de Guinée et aux îles d'Amérique, réduction de moitié des droits
sur les marchandises importées en métropole, octroi d'une subvention de
13 livres par « nègre » transporté et de 20 livres par marc de poudre d'or
importé...
On voit par conséquent que le tableau ne comportait pas que des
ombres et de sombres perspectives. Crise financière d'un côté, prospérité
économique de l'autre. En cet automne 1720, Law était loin d'être
totalement abattu. Il semblait même avoir retrouvé sur le Régent la toute-
puissance de sa séduction. C'était, comme le remarquait avec dépit le
président Hénault, « un enchantement que rien ne pouvait dissiper ». Ce
qui n'empêchait pas l'intéressé de ménager l'avenir et de mettre un
nouveau fer au feu. Redoutant une nouvelle et définitive disgrâce il avait
envoyé à Rome son secrétaire particulier Dominique Angelini pour y
préparer une retraite éventuelle et, grâce à ses relations dans les milieux
jacobites, y échafauder le projet d'une compagnie internationale orientée
vers l'Espagne et l'Amérique latine.
Il lui restait à s'attaquer de front à la spéculation. Il espérait tirer de ce
combat quelque argent des « Mississippiens » qui avaient boursicoté sur
les actions de la Compagnie, avec au départ, il est vrai, ses
encouragements personnels (mais Law omettait bien de le rappeler). La
bourse de l'hôtel de Soissons, avec ses cabines multicolores, avait eu le
malheur de refléter trop fidèlement la dépréciation des actions. On la
ferma et l'on créa, pour régulariser les échanges et revaloriser les cours,
60 charges d'agents de change. Les agioteurs impénitents, pourchassés
par le guet à pied et à cheval, la compagnie dugrand prévôt et celle de
prévôt de l'île, allèrent se réfugier pour un temps dans la cour du palais
Mazarin, la rue Quincampoix puis dans les cafés de la rue Saint-Martin.
Law eut alors l'idée de faire une vérification générale des actions de la
Compagnie. Tous les souscripteurs d'origine étaient tenus de rapporter
leurs titres pour les faire timbrer et ceux qui les avaient cédés devaient
impérativement les racheter et ce, afin de favoriser la reprise des cours.
S'ils ne parvenaient à se les procurer sur le marché, la Compagnie leur en
offrait, mais au prix fort (13 500 livres par titre) payable en billets jusqu'à
leur démonétisation puis en espèces (nouveau moyen de faire rentrer
l'argent dans les caisses). A la suite de cette vérification, ceux qui seraient
reconnus comme agioteurs verraient leurs titres immobilisés pendant trois
ans, mais avec possibilité d'en toucher les dividendes. Par ce blocage on
escomptait raréfier l'offre, donc renchérir les cours. Ce fut une nouvelle
cohue dans la cour du palais Mazarin pour obtenir le fameux timbre de la
Compagnie. Nicolas-Robert Pichon, maître des requêtes, nous en a laissé
une narration pittoresque : les soldats menaçants, la foule bigarrée se
pressant aux portes, la canaille se mêlant aux officiers des cours
souveraines et aux chevaliers de Saint-Louis en habits brodés.
La répression a sa logique : elle mène à la terreur. En 1720, on n'alla
pas jusque-là mais on en prit le chemin. Le 31 octobre, une ordonnance
établissait un passeport spécial pour tout sujet voulant se rendre à
l'étranger d'ici au 1er janvier. Les noms des demandeurs étaient aussitôt
communiqués à la direction de la Compagnie qui signalait à la
maréchaussée ceux qu'il convenait d'arrêter. Ces mesures de police
donnèrent lieu naturellement à toutes sortes de trafics : pots-de-vin,
ventes de passeports en blanc (Mme de Parabère s'en fit, paraît-il, une
spécialité), fabrication de faux, etc. « La taxe sur les anciens actionnaires,
observait l'Anglais Pulteney, est recouvrée avec beaucoup de dureté, de
partialité et à la manière d'une exécution militaire. »
Law semblait faire flèche de tout bois. Pour assurer les dépenses
essentielles des ministères, le prêt du soldat, il faisait venir à Paris toutes
les espèces disponibles dans les hôtels des Monnaies de province. Le 17
novembre, il imaginait une nouvelle taxe portant sur l'ensemble des
actionnaires de la Compagnie, avec un nouveau timbrage de leurs titres,
le tout assorti de promesses mirifiques...
La démonétisation des billets et la thésaurisation des pièces rendaient
l'échéance de fin novembre très délicate, d'autant que les convois de la
Compagnie des Indes attendus pour octobre n'étaient toujours pas arrivés.
De l'or, de l'argent ! Mais il y en avait plein les caisses ! C'est du moins
ce qu'assura Law, avec un imperturbable aplomb, au conseil de régence.
Malheureusement, lorsqu'on lui présenta des ordonnances de paiement, il
dut reconnaître qu'il n'y avait plus rien. Selon l'ambassadeur Sutton,
successeur de lord Stair, on n'avait compté dans toutes les recettes et
hôtels des Monnaies du royaume que 2,6 millions en espèces. Le Trésor
était en état d'insolvabilité ! Le 3 décembre, Philippe d'Orléans, grave et
soucieux, vint en personne à la Banque et passa deux heures en
conférence avec les directeurs. Il fallut tout avouer. C'était la fin de
l'aventure. Le joueur avait achevé sur une faillite son parcours fulgurant.
Malgré l'amitié que voulait bien encore lui porter le prince, il était
virtuellement perdu. Une autre cause allait provoquer sa chute : la
nécessité de mettre fin à la querelle religieuse, de faire enregistrer la bulle
Unigenitus par le parlement, de rappeler celui-ci de Pontoise et donc, en
échange, d'exiler son pire ennemi, John Law. Avant d'en venir à ces
circonstances, quelques mots s'imposent en guise de bilan du Système.

LE BILAN

Pourquoi cette chute si rapide du Système ? Certains ont voulu y voir


la main de l'Angleterre qui, comme on le sait, avait plus d'une raison de
se méfier de cet Écossais entreprenant, naturalisé français et converti au
catholicisme, qui mettait tout en œuvre pour assurer la prospérité
maritime et commerciale de son pays d'adoption. Les Anglais auraient
donc usé de leur puissance politique, économique et financière pour
ruiner cette redoutable entreprise. Une brochure anonyme parue à La
Haye en 1721, Le secret du système de M. Law dévoilé en deux lettres
écrites par un duc et pair de France à un mylord anglais, prétend que les
ministres de la Quadruple Alliance – hormis bien entendu le représentant
de la France – auraient, au cours d'une réunion spéciale, décidé de les
soutenir dans cette action. Cettehypothèse éminemment douteuse est à
rejeter. Aucun document ne permet d'affirmer que la Grande-Bretagne,
les Provinces-Unies ou l'Autriche ont entrepris directement ou
indirectement des manoeuvres financières contre la France. Les intérêts
contradictoires de ces puissances et leur égoïsme national étaient bien
trop forts pour permettre une action concertée d'une telle envergure.
Faut-il accuser les ennemis personnels de Law ? Ils étaient nombreux
dans l'entourage du Régent, à commencer par d'Argenson et les frères
Pâris. D'abord favorables, Le Blanc et Dubois s'étaient aussi déclarés
contre lui. Samuel Bernard, Antoine Crozat, les financiers genevois
attendaient tous avec impatience son départ, de même que certains
députés du commerce de province évincés de la direction de la
Compagnie des Indes. A l'automne de 1720, les intrigues contre l'ancien
contrôleur général étaient sans doute fort actives, un certain nombre
aboutissant comme d'habitude chez la « sibylle du bois de Boulogne »,
Mlle de Chausseraye, mais tout cela n'explique pas la chute de Law. La
jalousie, l'ambition de rivaux potentiels ont pu jouer un rôle, mais de
façon minime. Edgar Faure a magistralement démoli la fable de l'Anti-
Système qu'auraient bâti et animé les frères Pâris.
L'écroulement de l'expérience a-t-il alors été provoqué par le rejet de la
communauté financière française, plus particulièrement par les anciens
traitants et partisans, désireux de ressusciter leur influence et leurs
pratiques antérieures ? Là aussi les preuves manquent. Il est certain que
les conceptions dirigistes de John Law étaient en totale opposition avec
les habitudes des riches officiers de la finance qui, à la fin du règne de
Louis XIV, avaient mis l'État en coupe réglée. Il apparaît non moins
évident que ces gens ont considéré avec suspicion l'œuvre de l'Écossais et
n'ont rien fait pour lui venir en aide quand les choses ont mal tourné.
Mais peut-on dire qu'ils sont à l'origine de sa chute ? Non.
Alors, que conclure ? Le rejeton trop habile de l'orfèvre d'Édimbourg a
sans doute été son propre fossoyeur. Emporté par son élan, sa fougue,
vivant dans les inextricables combinaisons de son utopie financière, grisé
par le philtre de ses songes, il n'a su ni s'adapter aux réalités ni
comprendre la société française, réticente par nature devant le capitalisme
commercial du monde protestant. Il s'est heurté au particularisme
nationald'un pays continental aux racines paysannes, aux traditions
multiséculaires, à un système socio-économique fondé sur la rente
terrienne et la vénalité des offices, à des mentalités radicalement
différentes de celles qu'il avait pu connaître outre-Manche. Sa fragile
aventure s'est brisée sur ces récifs. La faute première en revient à ce
navigateur solitaire, impulsif et imprévisible, qui n'a pas su tenir la barre
droite et ferme.
Sur les conséquences du Système, les divergences apparaissent moins
nettement. En quelques mois, la France a expérimenté avec frénésie des
mécanismes inconnus ou mal connus : la puissance du crédit, la mobilité
du capital financier, les titres au porteur, la spéculation boursière, le
marché à terme, les primes... Le Régent a libéré l'État, au moins
partiellement, des dettes qui pesaient sur lui : 1,5 milliard en 1723 au lieu
de 2,2 en 1715. Il a pu entreprendre la guerre d'Espagne, acheter ses
ennemis, doter richement ses filles. En revanche, l'échec du Système a
renforcé la méfiance atavique des Français envers l'Etat, qui n'avait cessé
de renier ses engagements et sa parole. Il a tragiquement retardé
l'avènement du crédit et d'un système bancaire dans notre pays. Handicap
majeur dont les usuriers d'État ont fait le plus grand profit. Il faudra
attendre Bonaparte pour voir naître la Banque de France. Le système
fiscal injuste et archaïque va continuer sa route jusqu'à sa chute finale en
1789, entraînant avec lui la monarchie. Pendant des générations, le
peuple tiendra en sainte horreur le papier-monnaie, la folie des assignats
sous la Révolution ne le confirmant que trop dans ses convictions.
Aujourd'hui, cependant, les historiens ont tendance à revenir sur le
bilan négatif dégagé au XIXe siècle et à insister sur les aspects
bénéfiques, fort nombreux, du Système. On ne peut plus désormais se
contenter de la vision apocalyptique que nous ont transmise les
chroniqueurs de l'époque, les Barbier, les Buvat, les Marais, les Pichon.
Ces bourgeois parisiens reflétaient l'opinion des prêteurs, des rentiers, des
petits possédants à revenus fixes, principaux perdants de la crise. Leur
insistance à parler de drames sociaux, de souffrances, de suicides, de
misère ne s'explique pas autrement. Mais il faut se garder de toute
exagération. Edgar Faure l'a souligné, l'inflation a été grave mais point
vertigineuse. Les billets et les actions ne se déprécièrent que lentement.
La comparaison avec l'effondrement du mark allemand pendant la
République de Weimar est hors de propos.En revanche, la masse de
papiers imprimés – environ 2,7 milliards – est à mettre en parallèle avec
les dettes de l'État à la mort de Louis XIV : 2,2 milliards (sans compter la
dette flottante). En moyenne, les prix ont été multipliés par deux.
Certains pays contemporains ont connu pire.
Cette inflation a sans doute ruiné beaucoup de rentiers, de prêteurs
comme les communautés de métier. Elle a porté un coup sévère à un
certain nombre de congrégations religieuses, notamment féminines,
dépourvues de patrimoine foncier ; plusieurs d'entre elles disparurent à
cette époque. La correspondance des intendants montre la misère des
hôpitaux, des fabriques de paroisse, la réduction des œuvres de charité.
Mais, d'un autre côté, l'inflation a eu des effets bénéfiques qu'on
pourrait appeler « keynésiens ». L'État, libéré de ses dettes, s'est lancé
dans une politique de grands travaux : amélioration du réseau routier,
construction du pont de Blois, percement du canal du Loing, etc. La
Compagnie des Indes a donné l'impulsion à la marine de commerce, a
entrepris la colonisation de la Louisiane, la mise en valeur des territoires
d'outre-mer. L'abondance des moyens monétaires a favorisé le bâtiment,
l'artisanat. Dans ces secteurs, on ne parle plus de banqueroute comme en
1714-1715. Bien au contraire, on voit affluer les commandes ; on élève
de nouveaux bâtiments, on répare les anciens ; des manouvriers enrichis
deviennent menuisiers, maçons, charpentiers ; on procure du travail aux
chômeurs, aux pauvres tirés des hôpitaux généraux. Le monde paysan
n'est pas en reste. On signale un peu partout des terres en friche remises
en culture. Cette prospérité relative ne profite pas seulement aux riches
laboureurs. Les journaliers, les domestiques voient aussi leur salaire
grimper. « Un valet de charrue, écrit la municipalité de Rouen, qui les
années précédentes ne gagnait que 40 à 50 livres, exige aujourd'hui
jusqu'à 150 au moins. [...] Les journaliers pour la culture des terres, qui
gagnaient 7 à 10 sols par jour, dont ils étaient bien contents, exigent
aujourd'hui du laboureur jusqu'à 20, 25 et même 30 sols par jour... » Le
maréchal d'Estrées qui visite la Bretagne pendant l'été 1720 – la Bretagne
de Pontcallec et de ses affidés – est étonné de sa soudaine aisance : les
fermes sont repeintes, les paysans ont jeté leurs vieux vêtements et se
nourrissent mieux... Naturellement, la situation variait selon les régions.
Ainsi dans les derniers mois de 1720, à Paris, les difficultés
d'approvisionnement, lestockage des denrées, la raréfaction du numéraire
provoquèrent une contraction passagère de l'économie.
Autre effet du Système : le bouleversement des fortunes individuelles
– difficile à mesurer mais sans doute moins important qu'on ne l'a cru.
Cependant l'expérience de Law montra que les structures sociales
pouvaient changer plus vite qu'on ne l'imaginait. Ce qui se faisait
imperceptiblement en quelques décennies s'est trouvé tout à coup réalisé
en l'espace de quelques mois, voire de quelques jours : c'était proprement
révolutionnaire. De grande conséquence aussi furent les transferts de
propriétés foncières. Des terres, des fiefs changèrent de main : les
archives des notaires prouvent l'importance des mutations immobilières à
cette époque. Des officiers, des marchands, des spéculateurs enrichis ont
placé leur argent dans la terre, acheté des seigneuries, rassemblé des
fermes.
De plus grande conséquence encore fut le phénomène de
désendettement. A partir de février-mars 1720, les billets pénétrèrent en
province. La hausse des prix de vente conjuguée au maintien du prix des
fermages accrut les revenus réels des paysans. Ceux-ci en profitèrent
pour se libérer d'anciennes dettes dont certaines remontaient au temps de
Colbert. Les remboursements par anticipation se multiplièrent, et l'on
obligea parfois le créancier à les accepter. Les sondages pratiqués par les
chercheurs dans les minutes notariées et les registres du contrôle des
actes attestent l'intensité de ces pratiques. Les taux d'intérêt ayant baissé,
on emprunta pour rembourser. Les débiteurs achetèrent des billets au
rabais pour régler des contrats libellés en monnaie de compte. Les
campagnes, soulagées de leur misère, prirent un nouveau départ.
L'élevage et les cultures allaient rapidement s'en ressentir. Sans doute y
aura-t-il encore des années noires et la crise sera-t-elle sévère sous le
ministère du duc de Bourbon, mais on peut considérer la fin de la
Régence comme le point de départ d'une ère nouvelle, celle de la «
douceur » du XVIIIe siècle. Emmanuel Le Roy Ladurie, avec justesse, a
comparé le Système à une sorte de New Deal.
La dernière remarque nous ramènera directement à Philippe d'Orléans.
En donnant son appui à l'expérience, a-t-il recherché autre chose que la
simple libération des dettes publiques ou le rétablissement de ce que nous
appellerions les grands équilibres économiques ? En d'autres termes, a-t-
il eu un dessein politique ? A-t-il voulu, comme on l'a soutenu, faire
craquer le vieilordre social, hiérarchisé et cloisonné, désacraliser la
société, brasser les classes sociales, créer une nouvelle élite, insuffler au
pays le goût de la liberté et de la libre entreprise ? C'est aller un peu vite
et oublier que Philippe n'était en révolte ni contre les idées ni contre la
société de son temps. Un réformateur, un précurseur de l'« orléanisme »
et de la société libérale ? Allons donc ! Cet homme, profondément
marqué par le règne précédent, était trop attaché à l'ordre, à la tradition,
trop respectueux des formes et des rangs pour vouloir modifier
brutalement l'état des choses.
Un tel raisonnement conduirait d'ailleurs à commettre un contresens
sur le Système qui ne ressembla en rien à une entreprise libérale ou
prélibérale, même si Law s'attacha, surtout au début de l'année 1720, à
abolir une série de droits indirects, même s'il atténua les douanes
intérieures ou favorisa la liberté des échanges entre provinces. Rien ne fut
plus dirigiste que cette gigantesque tentative d'aimantation de l'économie
nationale par une banque et une compagnie commerciale étroitement
associées à l'Etat. « Il est fort aisé à présent de deviner le but et la fin du
Système, écrivait Barbier le 12 octobre 1720 ; c'est un jeu de gobelet qui
a duré deux ans pour attirer dans les coffres du Régent tout l'argent du
royaume. » C'est non sans raison que Louis Blanc a revendiqué l'Écossais
parmi les précurseurs du socialisme, que plusieurs historiens allemands
(Fritz Pappenheim, Herbert Koenig, Jacob van Klaveren notamment) ont
souligné les thèmes néo-colbertistes présents dans sa pensée et qu'en
France, Henri Trintzius a intitulé son étude : John Law et la naissance du
dirigisme (1950).
Le séduisant théoricien de Money and Trade eut certainement en
matière sociale des idées plus audacieuses que Philippe d'Orléans, esprit
concret et empirique, qui se contentait de naviguer prudemment entre les
tenants obtus de la réaction nobiliaire et son grand argentier aux projets
visionnaires. A plusieurs reprises celui-ci envisagea d'abolir la vénalité
des charges, de modifier le système judiciaire, de supprimer les privilèges
fiscaux, d'instaurer un impôt proportionnel sur le revenu des terres. Il
rêva aussi d'associer la noblesse à la grande aventure du commerce,
libérant la société de son temps de sa dépendance stérilisante de la « rente
», cet éternel « mal français ». Malheureusement, la spéculation
mobilière ne donna pas pour autant aux classes dirigeantes le goût du
risque : sitôt leurs gainsengrangés, elles se hâtèrent de les investir dans la
pierre, la terre ou les objets de luxe. L'esprit d'entreprise ne supplanta
jamais leur mentalité de parasites sociaux et si parfois elles se lancèrent
dans le négoce, ce fut encore par pur et sordide esprit de lucre, comme le
duc d'Antin – qui trafiquait sur les étoffes –, ou le duc de La Force, pair
de France et membre du conseil de régence – qui avait emmagasiné au
couvent des Grands-Augustins des caisses de savons, de sucre, de
bougies, de l'eau-de-vie, du charbon de bois et des peaux pour profiter de
la hausse des prix... En ce sens, l'expérience de Law fut un échec, une
greffe qui ne prit pas et peut-être aussi une révolution manquée...
LE CHAPEAU DE DUBOIS

L'histoire du Système et de sa ruine nous a entraîné loin dans le temps,


nous contraignant à laisser de côté d'autres aspects de la politique
intérieure. Revenons quelques mois en arrière et concentrons notre
attention sur un personnage laissé un peu dans l'ombre, l'abbé Dubois.
L'homme n'était plus tout à fait le même depuis qu'une pensée occupait
son esprit : obtenir le chapeau de cardinal. On se souvient que telle était
déjà son ambition en 1692 lorsqu'il avait réussi à conclure l'union du duc
de Chartres et de Mlle de Blois. Mais, depuis l'été 1718, c'était une
obsession. Pour cet homme ambitieux, la pourpre cardinalice offrait non
seulement une sécurité en cas de revers de fortune, mais un puissant
moyen de promotion. Elle lui permettrait de voler enfin de ses propres
ailes. Précisément, c'était pour cette raison que le Régent ne voulait pas
entendre parler de cette élévation qui transformerait son « domestique »
en un homme d'État respecté, indépendant et dominateur. Que seraient
alors ses crises de colère, ses accès d'autorité, son insupportable humeur ?
« Dubois est un plaisant petit drôle pour s'imaginer de se faire cardinal »,
avait-il remarqué devant Saint-Simon et Madame. L'abbé connaissait trop
les sentiments du duc d'Orléans pour insister : inutile de courir après un
refus cinglant. Il chercha plutôt à faire avancer ses intérêts par des
chemins détournés. Il comptait ainsi sur son vieil ami Stanhopepour faire
pression sur l'Empereur et, par celui-ci, gagner le pape. Mais, par
précaution, il préféra mettre un second fer au feu.
Voilà pourquoi il jugea nécessaire d'avoir sur place, c'est-à-dire à
Rome, une sorte de chargé d'affaires parfaitement dévoué à ses intérêts,
l'abbé Pierre Lafitau, jésuite gascon, batailleur et roublard, qui ne cachait
pas ses convictions « constitutionnaires ». Le plan de Dubois était
simple : en échange de son ralliement à la bulle Unigenitus il demandait à
Clément XI le rappel du nonce Bentivoglio, dont les excès avaient
exaspéré les esprits, et sa propre nomination au Sacré Collège. Cette
mission devant rester secrète, on convint d'un langage codé : le père
jésuite était chargé d'activer devant la sainte rote (le consistoire) le vieux
procès d'une plaideuse opiniâtre, Mme de Gadagne (Dubois) et
convaincre le président de ce tribunal (Clément XI) du bien-fondé de sa
cause. Quelles que fussent les précautions dont s'entourèrent les deux
complices, Torcy, surintendant des Postes, éventa leur correspondance et
courut la mettre sous le nez du Régent. Philippe vit rouge et, dans sa
fureur, déclara que si ce petit impudent se mettait cette folie dans la tête,
il le jetterait dans un cul-de-basse-fosse.
Dubois était exaspéré. Certes, il avait obtenu le rappel du nonce
Bentivoglio, certes, Clément XI avait paru acquiescer à l'idée de l'élever à
la pourpre, mais les propos pontificaux étaient restés vagues et ambigus.
Rien ne paraissait possible sans l'appui du Régent. Mais comment le
retourner, comment l'amadouer ? Là encore, ses amis anglais furent d'un
inestimable secours. George Ier accepta de recopier un modèle de lettre
que Dubois lui avait fait parvenir par l'intermédiaire de Stanhope.
Philippe n'osa rejeter la demande pressante du souverain britannique et
écrivit à Clément XI. Dubois, ravi, saisit aussitôt sa plume : « Il faut,
mandait-il à Lafitau, que le procès de Mme de Gadagne soit jugé dans la
première instance et l'arrêt prononcé publiquement. » Puis il attendit avec
impatience le consistoire au cours duquel on devait connaître les heureux
promus : il y en eut dix, dont le scandaleux Bentivoglio, et deux Français,
Mgrs de Gesvres et de Mailly, réputés pour leurs opinions
ultramontaines. C'était un camouflet non seulement pour Dubois, mais
aussi pour le Régent, car Mgr de Mailly, archevêque de Reims, avait
prôné une grève du « don gratuit » pour contraindre le gouvernement à se
rallier à la constitution Unigenitus.Son factum avait été condamné par le
parlement de Paris et brûlé sur les marches du Palais. Avec amertume,
Dubois écrivait à Stanhope : « Voilà mes plus grandes espérances à vau-
l'eau. »

« LE CORPS DE DOCTRINE »

Tirer la leçon de cet échec était aisé : ce que le pape attendait de


Dubois, c'étaient des gages de sa bonne volonté. L'abbé prétendait être le
meilleur soutien des « constitutionnaires », eh bien qu'il le prouve !
Depuis que l'ondoyant cardinal de Noailles avait rejoint le camp des
jansénistes extrémistes en rendant public son appel au concile général et
en démissionnant de ses fonctions de président du conseil de Conscience,
la querelle était repartie de plus belle. Le chapitre de Notre-Dame, les
curés de Paris avaient emboîté le pas de leur pasteur avec allégresse, de
même que la toujours effervescente Sorbonne. Le parlement de Paris
avait suivi par son arrêt du 5 octobre 1718. Le feu s'était propagé à la
province : les universités de Reims, Caen, Nantes, les parlements de
Rouen, Aix, Metz, Grenoble, Rennes, Bordeaux, Toulouse avaient
interjeté appel.
Ce tumulte n'impressionnait pas le Régent. Malgré son souci apparent
de maintenir la balance entre les deux camps, il avait depuis longtemps
déjà choisi le sien : celui du pape et de l'Église universelle, qui était aussi
celui de l'ordre, ce qui était d'importance, car, insensiblement, le débat
religieux s'était déplacé sur le terrain politique. Des brochures,
notamment l'Instruction familière sur la soumission due à la Constitution
Unigenitus de l'abbé de Saint-Pierre, comparaient le concile général aux
états généraux, démontrant que ces deux assemblées plénières étaient
dépositaires de la souveraineté primitive et que, par conséquent, leurs
droits étaient inaliénables. Un « constitutionnaire » enragé, l'évêque de
Soissons, Languet de Gergy, dans une lettre au Régent, distinguait les lois
promulguées pendant la minorité des rois – donc contestables ou du
moins sujettes à révision – et celles du souverain majeur, qui traduisaient
sa véritable pensée. Cet écrit impertinent, comme celui de son ami Mgr
de Mailly dont on a déjà parlé, fut condamné par le parlement deParis et
symboliquement brûlé au pied du grand escalier du Palais. Aux deux
notaires venus lui signifier l'arrêt, l'évêque de Soissons répondit qu'il était
moins touché de cette affaire « que de la mort d'un faisan qu'il venait de
perdre ».
Pendant toute l'année 1719 le Régent avait essayé de faire taire le
vacarme des « appelants » et des « constitutionnaires ». Une déclaration
royale du 5 juin avait renouvelé l'interdiction d'invoquer publiquement,
par oral ou par écrit, cette dispute théologique. Sans succès ! Il fallait
donc trouver autre chose.
Le retour du cardinal de Noailles à plus de modération permit, au
début de l'année 1720, d'élaborer un compromis destiné à clore la
querelle. C'est ce qu'on appela pompeusement le Corps de Doctrine. Cet
écrit, auquel collaborèrent, outre Noailles, l'évêque de Clermont,
Massillon et le père de La Tour, supérieur général de l'Oratoire, acceptait
pleinement les condamnations portées par la bulle Unigenitus tout en les
accompagnant de commentaires circonstanciés. Il fut signé le 13 mars au
Palais-Royal par les cardinaux de Noailles, de Rohan, de Bissy, de
Gesvres et de Mailly, la plupart des prélats constitutionnaires et les «
appelants » modérés. Les autres, les irréductibles du jansénisme,
clamèrent à tout vent leur indignation. On les compta : ils n'étaient qu'une
dizaine, dont ceux de Marseille, de Montpellier, de Boulogne, de
Mirepoix et de Pamiers, quelques curés obstinés et la vieille Sorbonne
avec ses scribes orgueilleux. Ces gens étaient isolés, virtuellement
vaincus.
Avec le Corps de Doctrine, Dubois disposait d'un document acceptable
par la papauté et qui avait de surcroît le mérite de casser en deux blocs
inégaux le courant janséniste. Enfin, le chapeau était en vue ! Encore
fallait-il convaincre le parlement d'enregistrer la bulle. Son exil à
Pontoise, en juillet 1720, ne le rendait pas particulièrement
accommodant. Des lettres patentes du roi, datées du 4 août, cassant les
appels au concile général et imposant le respect du document romain,
furent accueillies par des cris d'hostilité presque unanimes. Pour lui
forcer la main, le Régent se résolut à un coup d'éclat. Le 23 septembre,
accompagné du Chancelier, de tous les princes du sang et du comte de
Toulouse, il se rendit à la séance du Grand Conseil. 33 conseillers d'État,
maîtres des requêtes et officiers contre 16 se prononcèrent pour la
cassation de tous les appels passés et l'enregistrement de la Constitution.
Or, tout le monde en convenait, un tel acte n'était pas dans les pouvoirs
de cette juridiction rivale duparlement. Le pape n'y vit qu'un artifice de
procédure contraire au droit, par conséquent aisé à désavouer. Ne voulant
pas être la dupe des Français, il exigea l'enregistrement en bonne et due
forme.
Le Régent se fâcha. Les propos lancés contre lui par les magistrats
l'incitèrent alors à exiler le parlement à Blois, comme il en avait eu l'idée
en juillet. Les intéressés en furent avertis par lettre le 11 novembre au
matin. Daguesseau avait supporté bien des avanies sans broncher, à la
grande déception de ceux, fort nombreux, qui lui vouaient une véritable
vénération, mais, cette fois, il ne put se contenir. Il jura qu'on lui
couperait la main plutôt que de sceller l'édit d'exil. Il fit part au prince de
sa résolution de démissionner si celui-ci persistait dans son projet. A ce
chantage Philippe aurait répondu : « Va te faire f... avec tes sceaux ! »
C'était à nouveau l'impasse. Les intrigues de Cour allaient bon train. Les
avocats firent savoir qu'ils n'iraient pas plus à Blois qu'ils n'étaient allés à
Pontoise. Le 16 novembre, enfin, à la suite de multiples pressions, le
cardinal de Noailles signa le mandement qui acceptait la bulle
accompagnée d'explications, condition sine qua non du ralliement des «
appelants » modérés au Corps de Doctrine. Sa reddition allait apaiser la
situation et convaincre les magistrats. Les lettres de cachet annulant l'exil
à Blois furent expédiées quelques jours plus tard et remises aux
magistrats par les buvetiers de chaque chambre. Au même moment, on
annonça la réconciliation du Régent et de son Chancelier.
On est assez mal renseigné sur les tractations qui se déroulèrent alors
entre le duc d'Orléans, l'abbé Dubois, le cardinal de Rohan, le premier
président et les derniers irréductibles de Pontoise. Il est vraisemblable
qu'en échange de l'enregistrement de la bulle on ouvrit au parlement le
chemin de Paris. On lui offrit en prime l'exil de Law. La chronologie des
faits, dans la première quinzaine du mois de décembre 1720, semble en
tout cas confirmer cette hypothèse. Le 4 décembre, à Pontoise, le
parlement au grand complet enregistra la bulle. Trois jours plus tard, le
samedi 7, le duc d'Orléans eut un nouvel entretien avec M. de Mesmes,
revenu dans la capitale pour le mariage de sa fille. Le 9, Law présenta sa
démission. M. le Duc tenta de sauver son protégé mais en vain. Philippe
lui répondit qu'il ne lui était plus possible en l'état présent des affaires de
se servir de lui. « C'est le cardinal de Rohan et son parti, observe
l'ambassadeur anglaisSutton, qui ont le plus contribué à déterminer Son
Altesse Royale à cette démarche qui est proprement le fruit et même une
condition de la réconciliation avec le parlement qui va revenir dans peu
de jours. »
Le 11 décembre, Félix Le Pelletier de La Houssaye, ancien maître des
requêtes au parlement, ancien intendant et conseiller d'État, chef du
conseil particulier du Régent, fut nommé contrôleur général des
Finances, avec pour adjoints MM. de Gaumont et d'Ormesson. Law
quitta la capitale le 14, et le 16, le parlement regagna le Palais.

LA LIQUIDATION DU SYSTÈME

L'Écossais s'était rendu à Guermande, en Brie, à sept lieues de la


capitale, furieux contre Nocé, Mme de Parabère et l'abbé Dubois, qu'il
rendait responsables de sa disgrâce. Dans une lettre au Régent, il
s'insurgeait encore contre ceux qui l'accusaient de complicité avec les
jacobites : « Monseigneur, le temps fera voir que j'ai été Français. Les
établissements que j'ai formés seront attaqués, mais ils subsisteront, et la
postérité me rendra justice. » Le bruit courut qu'il serait exilé dans son
domaine d'Effiat en Auvergne, voire incarcéré à Pierre-Encize, près de
Lyon. Mais c'est probablement sous la pression du jeune chef de la
Maison de Condé que le Régent accepta de le laisser partir pour l'étranger
dans un équipage fourni par Mme de Prie. Avec son fils le bel Écossais
gagna Bruxelles, où il loua un appartement à l'hôtel du Grand Miroir sous
le nom de M. du Jardin. Il n'avait emporté que 36 000 livres en espèces et
un ou deux diamants. Il considérait ce départ comme un simple voyage à
l'étranger ; sa ferme intention était de revenir aux affaires.
Le nouveau contrôleur général était un homme sage, de bon sens,
sachant écouter les conseils. Dès le lendemain de sa nomination, il
rappelait d'exil les frères Pâris. Avant même leur retour, le 29 décembre,
se tint une assemblée générale de la Compagnie des Indes. Le Régent y
parut et annonça son projet de dissocier les « affaires du roi» de celles de
la Compagnie. Quelques jours plus tard, un arrêt ôtait en effet à cette
entreprise les baux des monnaies, des fermes générales et particulières
(àl'exception des tabacs) et la régie des recettes générales. On rétablit les
receveurs généraux dans leurs fonctions et l'on forma avec quarante
traitants un nouveau bail des fermes. Le système fiscal traditionnel de
l'État se trouvait ainsi reconstitué. Quant à la Compagnie des Indes,
malgré plusieurs plans de reprises – dont un présenté par des armateurs
de Saint-Malo (probablement soutenus par Antoine Crozat) et un autre
par les frères Paris –, on préféra la laisser en somnolence, quitte à lui
imputer tout le passif de la Banque pour en dégager le Trésor.
Le 26 janvier 1721, au conseil de régence, un âpre débat opposa le duc
d'Orléans au duc de Bourbon. M. de La Houssaye ayant proposé de
mettre à la charge de la Compagnie des Indes les émissions de billets de
banque, le duc de Bourbon critiqua violemment ce projet. Les arrêts, dit-
il, n'ont autorisé l'émission que de 1,2 milliard de papier-monnaie alors
qu'il y en avait eu pour 2,7 milliards en circulation. Pourquoi voudrait-on
en rendre responsables les actionnaires de la Compagnie qui ne s'étaient
pas réunis depuis février 1720 ? C'est alors que le Régent reconnut qu'il
avait validé les émissions complémentaires par des « arrêts rendus sous la
cheminée » et qu'après le 21 mai il avait encore dû légaliser a posteriori
des émissions clandestines. Il s'ensuivit une altercation assez vive entre
M. le Duc et le Régent, chacun accusant l'autre d'avoir fait partir Law
pour l'étranger. A l'issue de cette séance tumultueuse, il fut décidé que la
Compagnie des Indes assumerait le passif de la Banque et qu'on
effectuerait un visa général des actions et des billets. Cette opération,
comme celle de 1716-1717, fut confiée aux frères Pâris. Elle fut longue et
minutieuse, car on résolut de recourir aux extraits des actes notariés pour
retrouver l'origine de tous les biens. Les enquêtes, menées par 1 200 à 1
500 commis, ne s'achevèrent qu'en juin 1722 et coûtèrent à l'État 9
millions de livres.
Il y eut 511 009 chefs de famille ou de communautés à remplir une
déclaration, ce qui prouve la diffusion considérable du Système. A raison
de six personnes par famille, cela représente déjà plus de 3 millions
d'individus concernés (soit 15 % de la population, et ce dans une
économie partiellement monétaire). Encore doit-on noter que de
nombreux particuliers avaient, pour des raisons plus ou moins avouables,
préféré rester dans l'ombre. Paris avait 107 936 déclarants et la généralité
de Lyon 10 205. Le cinquième de la population concernée avouait10 000
livres et plus de papiers. Près de la moitié, soit 251 500, indiquaient
moins de 500 livres. La plupart d'entre eux virent leurs créances
intégralement reconnues (205 000 environ), de même que ceux qui
avaient acquis des actions contre remboursement de créances publiques.
Les autres furent réduits à des taux variant de 1/6 à 19/20 selon la
provenance de leurs billets ou de leurs actions : ventes mobilières ou
immobilières, cessions privées, etc. Les actions de la Compagnie – 194
000 créées, 125 000 déclarées – furent ramenées à 55 481 avec une
valeur admise de 800 livres. Les remboursements ne furent que très
partiellement effectués en espèces. La majeure partie de la dette reconnue
fut couverte par des rentes perpétuelles à 2,5 % et des rentes viagères à 4
%. Six commis et deux magistrats coupables de prévarication se virent
condamnés à mort, mais le Régent commua leur peine en prison à vie. Au
total, cette opération, nécessairement préjudiciable mais indispensable,
fut bien menée et beaucoup moins injuste que celle de 1716.
Restait à sanctionner les agioteurs ordinaires. La précédente
expérience de Chambre de justice avait suffisamment montré ses défauts
pour ne pas être renouvelée. On se contenta donc d'établir une liste de
180 noms parmi les spéculateurs notoires et, sans audition préalable ni
débat, on les frappa d'une taxe allant de 60 000 à 7 millions de livres,
payable la moitié sous huitaine, le reste sous quinzaine. Les «
Mississippiens » épinglés durent brader qui leurs titres, qui leurs terres,
leurs hôtels ou leurs châteaux. A l'issue de ces diverses opérations, la
dette publique se trouva ramenée de 2,47 à 1,5 milliard. L'État était ainsi
moins endetté qu'en 1715. Le 17 octobre 1722, dans une cage de fer de
10 pieds sur 8 installée dans la cour de l'hôtel de Nevers, on brûla tout :
les archives du visa, les comptes de la Banque royale, les vieux papiers
démonétisés. La chronique raconte que les flammes du brasier furent si
ardentes qu'elles en tordirent les barreaux. Avec ce gigantesque et ultime
autodafé s'envolait en fumée la trace d'un beau rêve...
1 Marcel GIRAUD, Histoire de la Louisiane, t. III, 1966.
2 La Banque royale et la Compagnie des Indes occupaient le quadrilatère formé aujourd'hui par
les rues de Richelieu, Colbert, Vivienne et des Petits-Champs. L'hôtel ou palais Mazarin subsiste
en majeure partie. L'hôtel de Nevers a disparu, remplacé par les bâtiments de la Bibliothèque
nationale. L'aile nord de l'hôtel de Nevers était occupée du temps de Law par le salon de Mme de
Lambert.
3 D'ANTIN, Mémoires de la Régence.
CHAPITRE III

Organiser la paix

LA CRISE DE GIBRALTAR

C'est une loi bien connue de l'Histoire qu'il est plus difficile d'organiser
la paix que de faire la guerre. La défaite espagnole n'avait que faiblement
contribué à dénouer l'imbroglio européen. Le seul avantage acquis –
d'ailleurs salué par les vainqueurs à sa juste valeur – avait été le départ du
principal responsable de l'affrontement, le cardinal Alberoni. Mais les
antagonismes, les appétits, les forces en présence restaient les mêmes.
L'Espagne, conduite par Scotti et la reine Farnèse ne songeait qu'à
reprendre pied en Italie. Ayant adhéré par la contrainte à la Quadruple
Alliance (janvier 1720), elle aurait aimé profiter de sa réconciliation avec
la France pour l'entraîner dans un conflit contre l'Empereur. Si le Régent
souhaitait une entente avec son cousin, ce n'était évidemment pas à ce
prix ni à celui d'une rupture avec l'Angleterre, qu'on jetterait alors dans
les bras de Charles VI. De son côté, Stanhope se méfiait d'un
rapprochement franco-espagnol et redoutait un dialogue direct entre les
deux branches des Bourbons.
Philippe V, en préalable à toute manifestation de sa bonne volonté,
exigeait la restitution des places occupées par les Français, y compris le
fort de Pensacola en Floride, et la rétrocession de Gibraltar que les
Anglais avaient acquis au traité d'Utrecht. La base navale de Port-Mahon,
dans l'île de Minorque, où lesAnglais disposaient d'un arsenal et d'une
puissante forteresse, rendait secondaire la possession de ce rocher isolé à
la pointe méridionale de la péninsule Ibérique. Aussi, dès juillet 1718,
avant le déclenchement des hostilités, ceux-ci avaient-ils envisagé de le
rendre. Le Régent croyait donc l'affaire acquise depuis longtemps et se
porta fort vis-à-vis du roi d'Espagne de lui obtenir satisfaction. Or, au
même moment, de l'autre côté de la Manche, ce projet soulevait une
tempête dans l'opinion et une levée de boucliers à la Chambre des lords.
Le ministère, accusé de brader les possessions britanniques, fut contraint
de faire marche arrière et de désavouer le Régent. La nouvelle, annoncée
par le représentant français à Londres, Destouches, le 12 février 1720, fit
l'effet d'une douche glacée. Philippe avait engagé sa parole. Il se crut
trahi, prit ce revirement pour une injure personnelle et en fit violemment
reproche à Stair et à George Ier. Les Anglais s'étonnèrent qu'il ait pu ainsi
disposer de leur bien sans même leur en avoir parlé. La situation avait
changé et les engagements pris avant la guerre étaient devenus caducs par
les refus systématiques de Philippe V et son attitude belliqueuse.
Les relations franco-britanniques connurent alors un net
refroidissement. Le système de la vieille Cour, jamais oublié, refit
surface. Pourquoi la France, au lieu de se laisser traîner à la remorque de
ces perfides insulaires ne conclurait-elle pas une bonne et solide alliance
avec Madrid ? La disgrâce d'Alberoni, la rondeur de Scotti, la bonne
volonté de Philippe V rendaient bien des choses possibles. James
Stanhope, lors de sa venue à Paris en janvier 1720, avait promis à Law,
récemment promu contrôleur général, de rappeler à Londres lord Stair
qui s'était répandu en propos acerbes contre lui. Moins de deux mois plus
tard, il n'était pas loin de penser que, dans cette querelle d'Écossais,
l'arrogant Stair n'avait pas tous les torts. Bientôt, il fut convaincu non
seulement que le directeur de la Banque royale cherchait à éloigner le
Régent de George Ier, mais qu'il soutenait avec ardeur les prétentions des
Stuarts et envisageait froidement une alliance franco-hispano-moscovite
dressée contre son pays. Était-ce vrai ? Les historiens sont d'avis
partagés. Edgar Faure estime que l'inventeur du Système a sans doute
aidé pécuniairement certains exilés jacobites, mais qu'il s'est bien gardé
de prendre des positions aussi tranchées dans un domaine qui n'était pas
le sien. Bref, jamais Law n'aurait songé à renverserles alliances ou à
distendre les liens amicaux avec Londres. Il est sûr en tout cas que les
Anglais crurent le contraire et que Dubois, qui avait encouru les foudres
du Régent à propos du faux pas sur Gibraltar, fit tout pour les en
persuader. « M. Law est fort altéré contre l'Angleterre, écrivait-il à
Destouches le 24 février 1720. Il a fait entrer M. Le Blanc dans ses vues.
Ils m'attaquent comme prévenu et favorisant l'Angleterre. Son Altesse
Royale fort irritée pourrait se jeter en des extrémités. » A Londres, la
colère montait aussi, car l'on soupçonnait des négociations secrètes entre
la France et l'Espagne. Le 29, Destouches mandait à Dubois : « On
commence à être jaloux ici que Son Altesse Royale s'empare de cette
négociation et on soupçonne que le mécontentement qu'elle témoigne
n'est qu'un prétexte qu'on lui inspire pour l'autoriser à changer de
système, à prendre les plus étroites liaisons avec le roi d'Espagne et à
rompre ensuite celles qu'il a contractées avec le roi d'Angleterre. » Ces
difficultés prouvent une fois de plus que l'alliance anglaise, souvent
présentée comme une donnée de base de la politique du Régent à partir
de 1717, était loin d'être un fait définitivement acquis. Sa fragilité même
la soumettait à la moindre bourrasque.
Stanhope, l'infatigable voyageur de l'Europe, estima utile de faire un
saut à Paris. Il arriva le 26 mars et fut reçu en audience le lendemain par
le duc d'Orléans. Celui-ci lui réserva un accueil des plus aimables et,
dissimulant ses premières tractations avec le roi d'Espagne, déploya tous
ses efforts à dissiper les nuages entre les deux nations. Le Premier
ministre britannique sortit rasséréné de l'entretien, persuadé qu'il venait
encore d'échapper à la catastrophe. « Depuis quelques semaines, écrivait-
il le 1er avril, nous avons été à deux doigts de notre perte. Cette Cour s'est
cru assurée de pouvoir disposer de l'Espagne comme elle voudrait. Cela
posé, une cabale qui était la plus forte il y a quinze jours, et qui pourra le
redevenir dans quinze autres, n'a point balancé de proposer à Mgr le duc
d'Orléans de nous faire la guerre à l'Empereur et à nous. M. l'abbé Dubois
s'est cru perdu, a crié au secours et m'a fait venir ici. »

DUBOIS ARCHEVÊQUE

Plus que jamais, Dubois songeait à conforter sa position en devenant


prince de l'Église. Au début de 1720, le cardinal de La Trémoïlle,
archevêque de Cambrai et frère de la princesse des Ursins, était mort à
Rome. Fort de l'appui de George Ier, pourtant souverain protestant, notre
secrétaire d'État aux Affaires étrangères s'était fait octroyer ce bel et
prestigieux archevêché, naguère occupé par Fénelon, qui faisait de son
titulaire un prince d'Empire et lui rapportait 150 000 livres de rente.
C'était l'époque où Philippe V venait d'accéder à la Quadruple Alliance.
Le Régent, réticent, n'avait cependant pas cru pouvoir refuser cette faveur
à l'artisan de cette victoire. Il n'avait évidemment aucune illusion sur les
qualités morales du nouveau prélat. L'agnostique inquiet qu'il était
s'effarouchait de son athéisme tranquille. A Saint-Cloud, au cours d'un
repas entre amis, il avait déclaré : « J'ai nommé à l'archevêché de
Cambrai. Je ne crois pas que Dieu m'en sache beaucoup de gré, car j'ai
nommé le plus grand coquin, le plus grand athée, le plus grand scélérat et
le plus mauvais prêtre qu'il y ait au monde. » De fait, Dubois n'étant pas
encore prêtre, Mgr de Tressan, évêque de Nantes et premier aumônier de
Son Altesse Royale, se chargea de lui conférer dans la foulée les ordres
mineurs, le sous-diaconat et le diaconat. Cela se passa à Chanteloup dans
le vicariat de Pontoise. Discrétion oblige ! Mais comme tout finit par se
savoir, on plaisanta beaucoup dans le public sur cette ahurissante
promotion. « Ne lui faudrait-il pas aussi le baptême ? » ironisa-t-on. En
attendant, son neveu, chanoine de Saint-Honoré, se chargea de lui
apprendre à dire la messe. Mais l'élève n'était guère appliqué. «
Mordieu ! jurait-il dans sa chasuble cousue d'or et de dentelle, je
n'arriverai jamais à apprendre ce b... de verset-là »
L'élévation du fils de l'apothicaire à l'archevêché de Cambrai était un
pas considérable en direction du fameux chapeau rouge. A Rome, Lafitau
redoubla aussitôt d'activité. Bientôt, il acquit la conviction que si son
maître pouvait verser au Prétendant la pension que la France lui avait
promise à son départ d'Avignon, celui-ci userait en sa faveur de son droit
de proposition.Dubois sauta sur l'occasion, envoya une première avance
de 50 000 écus romains et recommanda à tous le secret le plus absolu.
Que dirait George Ier, en effet, s'il apprenait qu'il subventionnait son pire
ennemi ? Le mois de mars se passa avec la Cour de Rome en une série de
manœuvres tortueuses, de marchandages et de bassesses qui frisaient la
simonie. Ainsi Dubois recommandait-il à Lafitau d'acquérir le mobilier
du feu cardinal de La Trémoïlle et de l'offrir au cardinal Corradini, qu'on
disait fort écouté du Saint-Père. A ce dernier, grand amateur de vieux
livres, il adressa même plusieurs caisses d'ouvrages rares.
Clément XI, qui n'était pas homme à se laisser acheter, continuait à
hésiter. Il se souvenait de sa bévue d'avoir admis Alberoni au sein du
Sacré Collège. Et puis, il y avait déjà beaucoup trop de cardinaux
français. Une nouvelle nomination pourrait légitimement mécontenter
l'Autriche et l'Espagne. Alors, le pontife tranquillement faisait monter les
enchères. Il demandait au préalable la reconnaissance des droits du Saint-
Siège sur Castro et Ronciglione, territoires revendiqués également par le
duc de Parme, l'admission au futur congrès de la paix – qui devait
s'ouvrir à Cambrai – de son légat, don Alexandre Albani... Dubois,
fébrilement, négociait ces requêtes avec les Anglais, qui s'étonnaient ou
feignaient de s'étonner de l'insistance mise par les Français à défendre les
couleurs de la papauté. Son caractère impatient, sans cesse survolté,
s'accommodait mal des lenteurs calculées, des démarches souples et
feutrées des monsignori qui semblaient se perdre dans les fastueux
dédales des palais romains. « La Cour de Rome, pestait-il dans une
dépêche à Lafitau, est un labyrinthe dont nous ne sortirons peut-être
jamais. On compte pour rien les services reçus et on ne promet que pour
en obtenir de nouveaux ; on consume la vie des aspirants ; il n'est d'un
homme sensé ni d'un homme d'honneur de passer sa vie dans ce
purgatoire. »
En attendant d'atteindre l'inaccessible barrette, toujours juchée au
sommet du mât de cocagne, Dubois se contenta de recevoir le 14 avril
l'indult de l'archevêché de Cambrai, puis un mois plus tard les bulles, le
pallium et le gratis. La cérémonie du sacre eut lieu au Val-de-Grâce le 9
juin, sous la présidence du cardinal de Rohan – le chef de file des «
constitutionnaires » – , en présence du Régent, des princes, des
ambassadeurs et des dames de la Cour. Elle fut suivie d'une somptueuse
collation offerte au Palais-Royal à plusieurs centaines d'invités.
Quelquestables disposées dans la rue Saint-Jacques, quelques barriques
de vin clairet permirent aux badauds joyeux et goguenards de boire et
ripailler à la santé du nouveau Monseigneur !
On était alors au plus fort de la crise du Système. Le 7 juin, Dubois
redemandait les sceaux à d'Argenson et Law partait pour Fresnes
chercher le Caton du régime, le chancelier Daguesseau. L'Espagne
essayait de profiter de ces troubles pour renverser la situation à son profit
et liquider l'axe franco-anglais. Telle était l'œuvre de son ambassadeur à
Paris, don Patricio Laulès, un jacobite originaire d'Irlande dont le vrai
nom était Patrick Lawless. Ce digne successeur du prince de Cellamare
avait choisi délibérément de jouer la carte de la vieille Cour contre
l'archevêque de Cambrai. Ses manœuvres étaient d'autant plus
redoutables qu'elles bénéficiaient d'appuis influents, notamment de M. le
Duc, jaloux du Régent, et de l'abbé Landi, envoyé à Paris du duc de
Parme. Saint-Simon, outré par la mascarade du Val-de-Grâce, s'était rallié
à cette coterie et avait demandé secrètement à Philippe l'exil de son
ancien précepteur.

LA VOLTE-FACE

Dubois était un réaliste et un empirique. Il comprit très vite qu'il


pourrait difficilement se maintenir en soutenant un système diplomatique
trop exclusivement orienté vers l'alliance anglaise. Ne pouvant se rallier
aux idées et préjugés de la vieille Cour, il adopta la position médiane –
celle de Torcy – qui, on le sait, avait toujours été, dans le fond, celle du
Régent. Il n'était certes pas question de revenir sur les accords passés
avec le roi George, mais de rééquilibrer l'alliance au sud par une entente
avec Philippe V. Cette nouvelle formule avait l'avantage de réconcilier
définitivement les deux Philippe et d'isoler l'Empereur, l'ennemi
héréditaire. Le Bourbon de Madrid, étroitement corseté par une solide
alliance, ne serait tenté par aucune nouvelle aventure. Quant à Charles
VI, qui cherchait déjà le moyen de refuser l'investiture des duchés à don
Carlos en dépit de ses engagements, il serait ainsi menacé par la coalition
des royaumes occidentaux et n'aurait d'autre ressource que de se tenir coi.
La paix de l'Europe serait assurée pour plusieurs décennies...
Dubois fut remarquable. Il parvint à convaincre Lawless de sa
sincérité, à s'allier à Torcy, son ennemi de la veille, et même à faire
quelques sourires crispés aux derniers débris de la vieille Cour, aux
légitimés, au maréchal d'Huxelles. Sa volte-face en politique étrangère
avait été aussi habile que celle qu'il avait réalisée en politique intérieure
par son ralliement au camp des « constitutionnaires ». Elle lui conférait
indiscutablement la stature d'un homme d'État.

ENCORE UNE TRIPLE ALLIANCE

En juillet 1720, les puissances désignèrent leurs plénipotentiaires au


congrès de Cambrai : côté espagnol, le marquis de Beretti-Landi et le
comte de San Esteban, côté impérial, le prince de Windischgraetz, côté
français, MM. de Morville et de Saint-Contest. En réalité, personne ne
semblait décidé à ouvrir la conférence et à débattre publiquement de la
paix. Les diplomates passèrent leur temps à s'amuser et, comme le dit
Saint-Simon, les cuisiniers eurent plus d'affaires que leurs maîtres,
chacun, grâce à l'indulgence de l'archevêque, pouvant faire gras pendant
le carême !
Dès lors qu'il s'agissait de négocier directement avec l'Espagne, il
convenait d'avoir à Madrid une équipe efficace et fidèle. Le marquis de
Maulevrier-Langeron retrouva la place de M. de Saint-Aignan et eut pour
adjoint un sieur Robin, ancien commissaire ordonnateur. Mais tout
reposait sur un agent de Dubois, l'abbé de Mornay, précédemment
ministre de France à Lisbonne.
Le plan italien, développé successivement par Scotti, François Farnèse
et lord Peterborough, était inacceptable pour le Régent. Consistant en
effet en une alliance offensive contre l'Empereur, il aurait aussitôt
embrasé l'Italie. Dubois l'écarta. Dans une lettre à Mornay du 26
novembre 1720, il dénonçait l'ambition du duc de Parme « aspirant à
devenir le vicaire de l'Europe » et celle non moins insensée de lord
Peterborough qui poussait à la guerre générale dans l'espoir de « faire
grande figure à la tête des troupes alliées contre l'Empereur ». Il fallait
négocier sur des bases plus raisonnables.
Un événement intérieur devait fortement accélérer le rapprochement
franco-espagnol : l'enregistrement de la bulle Unigenitus le 4 décembre
1720. Le jésuite Daubenton, confesseur de Philippe V, qui, quelque sept
ans auparavant, avait largement contribué à la rédaction du document
romain, admit que le Régent et Dubois avaient sincèrement changé de
politique à l'égard des appelants. Pour cet homme qui redoutait avant tout
le schisme de la catholicité, c'était l'essentiel. Il se rallia dès lors à la
politique française et se chargea de convaincre son royal pénitent. Le
gros Scotti fut disgracié, malgré l'appui de la reine, et ses plans
aventureux abandonnés. Le 27 mars 1721, Maulevrier et le secrétaire
d'État Grimaldo signaient un traité d'alliance défensive aux termes duquel
le Roi Catholique confirmait les avantages accordés aux Français par les
précédentes conventions, notamment la clause de la nation la plus
favorisée. Des articles séparés prévoyaient que le roi de France rendrait à
l'Espagne toutes les places conquises pendant la dernière guerre et userait
de ses bons offices auprès des Anglais pour obtenir la restitution de
Gibraltar.
Ce traité qui libérait le Régent de l'hypothèque de la vieille Cour n'était
que la première pierre de la paix européenne. Il fallait évidemment y
associer l'Angleterre, une Angleterre sourcilleuse, pour l'heure en proie à
une crise politique et financière. La Compagnie de la Mer du Sud avait
fait une faillite retentissante, ruinant des milliers d'épargnants. Dans une
atmosphère d'émeute, le Parlement avait interpellé le gouvernement. Le 4
février 1721, James Stanhope, commotionné par l'âpreté des débats à la
Chambre des lords, était frappé de congestion cérébrale et mourait le
lendemain. Onze jours plus tard, son collaborateur James Craggs, brillant
secrétaire d'Etat de trente-cinq ans, disparaissait à son tour. La monarchie
hanovrienne semblait vaciller sur son socle. A Londres, on reparlait avec
insistance de Jacques III, dont la femme, la princesse Sobieska, venait
précisément de mettre au monde un fils aussitôt titré prince de Galles.
Le nouveau cabinet britannique, animé par Charles Townshend et John
Carteret, était sentimentalement moins proche de la France que le
précédent. Y manquaient l'estime, l'amitié et la relation personnelle des
hommes. L'Angleterre poursuivit cependant la même politique. Le
colonel William Stanhope, cousin du défunt et héros de la guerre contre
l'Espagne, futdésigné à titre d'ambassadeur extraordinaire pour négocier
avec Paris et Madrid une nouvelle Triple Alliance qui, avant même
l'ouverture du congrès de Cambrai, réglerait les grandes lignes du
système diplomatique européen.
Dubois, soucieux de conclure, craignant peut-être de voir le nouveau
cabinet se rapprocher de Charles VI, appuya auprès du roi d'Espagne
toutes les revendications anglaises : le privilège de l'asiento, le vaisseau
annuel de permission et le retour aux traités de commerce signés en 1715
et 1716. Naturellement, dans son esprit, ces concessions devaient faire
l'objet d'un accord à part entre l'Espagne et l'Angleterre, la France n'ayant
pas à cautionner des avantages commerciaux qui entraient en
concurrence avec ses propres intérêts. On n'y consentait que pour le bien
de la paix. L'ambassadeur Maulevrier commit la maladresse de signer le
traité officiel de la Triple Alliance comportant ces clauses. N'allait-on pas
dire encore que le Régent sacrifiait le royaume ? Colère de Dubois qui,
pour rattraper la bévue de son subordonné, supplia le colonel Stanhope de
revenir sur sa signature. Refus de l'Anglais, trop ravi de l'engagement de
la France qui ne faisait que conforter les avantages acquis par son pays.
Bref, il fallut bon gré mal gré se faire une raison. « C'est une affaire finie,
mandait Dubois à Maulevrier le 24 juin, et, si cet accident peut avoir des
inconvénients, la chose est si bonne et si avantageuse dans le tout qu'il
faut se consoler de ce qui manque à sa perfection. »

LA PAIX DE NYSTADT

Dans le nord, de grands changements aussi se préparaient.


L'Angleterre, qui, comme l'avait avoué lord Stanhope, « aspirait à
l'empire de la mer », était plus que jamais résolue à s'opposer à
l'expansionnisme russe dans la Baltique. Elle s'était donc rapprochée de
la Suède qui avait fini par reconnaître la cession de Brême et de Verden à
l'Électeur de Hanovre. Pour un peu les Anglais auraient entraîné leurs
amis français dans une croisade contre l'ogre russe ! En tout cas la flotte
de l'amiral Norris qui croisait dans le Skagerrak et le Kattegat était prête
à en découdre avec les vaisseaux de Pierre Ier à la moindre occasion.
MaisPhilippe d'Orléans refusait catégoriquement d'entrer en guerre. Il
conseilla avec succès à la reine de Suède, Ulrique-Éléonore, puis à son
successeur, Frédéric Ier, de traiter avec la Prusse, le Danemark, la
Pologne, et de leur céder les territoires conquis en Allemagne, y compris
Stralsund et l'île de Rügen, en Poméranie. Dès lors, le tsar se trouva isolé
face à une Suède, certes mal en point, mais soutenue par l'argent français
et les vaisseaux anglais. Après avoir lancé un dernier raid en territoire
suédois en mai 1720, il refusa la médiation de l'Angleterre, mais accepta
celle de la France. M. de Campredon, ministre de Louis XV à Stockholm,
devint rapidement le centre des négociations. Il se rendit à Saint-
Pétersbourg et obtint l'ouverture d'une conférence russo-suédoise à
Nystadt, en Finlande. Contrairement aux discussions précédentes qui
s'étaient déroulées aux îles Aland, un accord de paix fut conclu assez
rapidement (septembre 1721). La Russie conservait la Livonie, l'Estonie,
l'Ingrie et la Carélie, y compris Viborg. La Suède se voyait reconnaître la
souveraineté sur le grand-duché de Finlande ainsi qu'une indemnité de 2
millions de thalers.
La joie fut immense dans tous les pays de l'Europe du Nord, éprouvés
par vingt et un ans de guerre, de misère et de souffrance. « Mir ! Mir ! »
criait la foule massée le long des rives de la Néva, en acclamant son
souverain qui agitait un mouchoir à l'avant de son brigantin... Dans les
chancelleries, M. de Campredon fut salué comme un diplomate de grand
talent. Des négociations s'ouvrirent même entre la France et la Russie en
vue de conclure un traité de commerce.
Ainsi, grâce à sa prudence et à sa politique d'équilibre européen, le
Régent, sans armée ni argent, avait-il rétabli la France au rang des
grandes puissances qu'on écoute et qu'on respecte, au point d'en faire
l'arbitre de l'Europe.

LA POURPRE À PRIX D'OR

Tandis que se déroulaient du nord au sud de l'Europe ces négociations,


l'archevêque de Cambrai ne perdait pas de vue sa quête du chapeau. Il
faudrait un ouvrage entier pour décrire les manœuvres, les marchandages,
les bouffonneries qui accompagnèrentses intrigues romaines. Tous les
moyens lui étaient bons : crises de colère, supplications, cadeaux,
maquignonnage, achat des consciences. Commediante ! Tragediante !
Bientôt l'entente établie avec le Prétendant devint un secret de
Polichinelle. Dubois jura effrontément que tout était pure calomnie ! Les
Anglais feignirent de le croire et rirent sous cape. Ils avaient tant besoin
de lui en France qu'ils auraient été prêts à le lui offrir s'ils l'avaient pu, ce
chapeau de cardinal ! Mais, de grâce, qu'il n'en oublie pas l'essentiel ! «
L'archevêque de Cambrai, écrivait leur représentant à Paris, Sutton, le 13
octobre 1720, néglige totalement toute autre affaire qui ne sert pas ses
vues sur le chapeau pour lequel il se meurt de désir. » Le malheureux
Clément XI était traqué par le père Lafitau qui faisait manœuvrer sans
vergogne pour le compte de son maître ses neveux Albani, le Prétendant
Stuart et le cardinal Gualterio. Fatigué, malade, le Saint-Père cherchait
toutes les échappatoires possibles. De guerre lasse, il finit par se laisser
extorquer la promesse écrite tant demandée, mais ce fut aussitôt pour
ajouter qu'il y avait déjà tant de cardinaux étrangers que dans l'immédiat
il serait « peu convenable d'en créer encore un » ! Son engagement n'était
donc valable que pour la prochaine série de promotions. En attendant, le
madré pontife demandait au roi de France des sûretés « sans équivoque et
sans condition » sur Castro et Ronciglione... Lafitau en fut quitte pour
une furieuse admonestation. « En vérité, c'est un chef-d'œuvre de
dextérité que l'engagement que vous avez tiré du pape, lui mandait
Dubois le 14 janvier 1721. La Discorde l'aurait fabriqué elle-même
qu'elle n'aurait pu rien imaginer de pire. M. le Régent est outragé, le
Prétendant compromis, et je suis couvert aux yeux de l'Europe de ridicule
et de preuves de trahison. Je n'ai plus qu'à souhaiter que cet écrit ne soit
vu de personne et qu'il tombe éternellement dans l'oubli. »
Bientôt, un événement redonna à Dubois du baume au cœur. Le pape,
peut-être épuisé par toutes les sordides tractations qui se déroulaient au-
dessus de son lit de douleur, eut la bonne idée de quitter ce bas monde.
La perspective d'un nouveau conclave enflamma derechef l'imagination
débordante de l'archevêque de Cambrai. Il fallait coûte que coûte faire
élire un pape bien à lui, qui promettrait de le nommer cardinal. Lafitau
ayant échoué, il envoya à Rome le frère de sa maîtresse, Pierre Guérin de
Tencin, jeune et intrigant abbé. De son côté, le cardinal deRohan, grand
aumônier de France, rameuta les cardinaux d'Espagne, de Venise, de
Gênes, de Toscane en faveur de son candidat au trône de Saint-Pierre,
Michel-Ange Conti, évêque de Viterbe, vieillard pieux, timide, souffrant
de la gravelle et qui, dans sa demi-somnolence permanente, avait accepté
de souscrire aux deux points essentiels de son programme : le silence sur
la constitution Unigenitus pendant la minorité de Louis XV et la
promotion de Dubois. Le naïf Conti fit-il plus que donner sa parole ?
Selon certains, il aurait signé un engagement, rédigé en italien et en
français, malgré l'interdiction formelle de ce genre de pacte par le droit
canon. L'abbé de Tencin en aurait été le dépositaire. Toujours est-il que le
doux prélat fut élu à l'unanimité des 55 cardinaux composant le conclave,
moins une voix, la sienne. Il prit le nom d'Innocent XIII. Sa famille avait
déjà fourni huit pontifes à la chrétienté.
Une fois élu, Michel-Ange Conti oublia tout. Alors, les intrigues
infernales de Dubois et de ses agents reprirent. Un jour que Mgr
Scaglione, prélat très écouté du nouveau Saint-Père, se plaignait de l'état
de délabrement de ses appartements, Tencin lui glissa d'un air entendu : «
Monseigneur, je suis sûr que la même providence, qui fera éclore la
promotion de M. l'archevêque de Cambrai avec celle du frère du pape,
pourvoira en même temps à l'ameublement de votre appartement. » Ce
propos remplit d'aise Dubois. « Votre lettre, mon cher abbé, écrivait-il à
Tencin le 20 juin 1721, est un chef-d'œuvre, vos observations sont justes,
vos résolutions nobles (!) et sûres. [...] Si l'abbé Scaglione est efficace,
n'hésitez pas à lui faire donner mille pistoles. » Un peu plus tard, Tencin
s'efforça de gagner un autre personnage très influent à Rome, le duc de
Poli, par l'intermédiaire d'une courtisane, Marinacia, qu'on disait
secrètement mariée au duc...
Le 16 juin, déception ! Le frère du pape, Bernard-Marie Conti, évêque
de Terracine, fut seul promu au cardinalat. Tencin allait-il être obligé de
rendre public l'engagement accablant du cardinal Conti ? Il semble qu'on
ait reculé devant cet ultime chantage. En attendant, le Régent, qui
soutenait de son mieux les efforts de son ancien précepteur, chargea le
cardinal de Rohan de faire savoir au chef de l'Église universelle son
profond mécontentement.
A vrai dire, dans cette comédie de mauvais goût, l'hypocrisierégnait
partout. « Cardinal, ce petit faquin ! Vous vous moquez de moi, il
n'oserait y avoir jamais songé ! » Ainsi s'exprimait le Régent devant
Torcy venu lui faire part de ses inquiétudes. Mais le lendemain, sans
prendre la peine de ménager les transitions, Philippe tira son interlocuteur
par la manche : « A propos, monsieur, lui fit-il, il faut écrire de ma part à
Rome pour le chapeau de M. de Cambrai ; voyez à cela, il n'y a pas de
temps à perdre. » Puis il s'éloigna, laissant Torcy pantois.
Innocent XIII n'avait ni la subtilité ni la force de caractère de son
prédécesseur. Aux trop vives pressions des Français il ne put résister plus
longtemps. Il accorda donc la barrette à Dubois. La nouvelle arriva à
Paris le 25 juillet et se répandit le lendemain dans un concert de
ricanements. « On croyait ce chapeau perdu, ironisa Mathieu Marais, le
voilà retrouvé ! » On chantonna sur le Pont-Neuf :
Or, écoutez, petits et grands,
Un admirable événement,
Car l'autre jour notre Saint-Père
Après une courte prière
A, par un miracle nouveau,
Fait un rouget d'un maquereau.

« Alberoni a un copain », écrivait Madame qui ne décolérait pas.


L'avocat Barbier remarquait que cela faisait « bien du tort à la religion de
voir placer un homme connu pour être sans foi et sans religion dans une
des premières places de l'Église ». Pour cette coquetterie, la France,
estimait-il, avait dépensé la bagatelle de 4 millions. L'historien Lemontey,
au XIXe siècle, doubla le devis sans citer ses sources. Lorsqu'on essaie de
refaire les comptes, ces chiffres paraissent assez fantaisistes : Mgr
Scaglione perçut 1 500 écus romains (soit environ 12 000 livres) pendant
le conclave et 4 000 à la nomination de Dubois. Le duc de Poli, neveu du
pape, eut aussi droit à une belle gratification et le reste de la famille à
quelques sacs d'écus. S'y ajoutèrent les frais d'entretien de Lafitau et de
Tencin à Rome. Au total, même si cela ne représentait que quelques
centaines de milliers de livres, c'était déjà trop...

LES MARIAGES ESPAGNOLS

Pivot de l'alliance franco-espagnole, l'entente entre l'abbé Dubois et le


père Daubenton n'avait pas fini de porter tous ses fruits. On sait que
Philippe d'Orléans, profondément pénétré de ses droits à la couronne de
France, se tenait prêt à toute éventualité. Il ne se préoccupait pas moins
du sort de ses enfants. A la fin de février 1721, un jurisconsulte alsacien,
Obrecht, lui avait remis, à sa demande, un Mémoire concernant le
mariage du duc de Chartres et quelques autres alliances propres à
assurer le droit de la Maison d'Orléans sur la succession du trône de
France1, dans lequel il préconisait le mariage de Louis XV avec l'une de
ses filles, Mlle de Montpensier. Dans la conjoncture internationale, cette
combinaison n'offrait pas suffisamment d'avantages pour être retenue. Du
moins pouvait-elle constituer une menace suffisante à l'égard du roi
d'Espagne pour l'amener à composition. C'était encore l'époque où les
mariages princiers servaient à remodeler la carte de l'Europe. Afin de
conforter les prétentions de sa famille sur le royaume d'Espagne, Charles
VI avait longtemps rêvé d'une alliance matrimoniale avec les enfants de
Philippe V, par exemple le mariage de l'archiduchesse Émilie, deuxième
fille de l'Empereur Joseph, avec le prince des Asturies, ou celui de sa
propre fille, Marie-Thérèse – la future impératrice d'Autriche – avec l'un
des deux infants don Ferdinand ou don Carlos.
Conseillé par Dubois, le père Daubenton se chargea de faire oublier à
son royal pénitent ces mariages aventureux avec les Habsbourg. Pourquoi
ne pas affermir l'alliance française par une double union : celle de
l'infante Anne-Marie-Victoire avec Louis XV et celle du prince des
Asturies avec Mlle de Montpensier ? N'était-ce pas le moyen le plus
solide de sceller à tout jamais la réconciliation des Bourbons et des
Orléans ? Philippe V était d'autant plus pressé de marier son fils que lui-
même, sentant le besoin de faire son salut, avait, le 15août 1720, fait le
serment secret d'abdiquer avant le 1er novembre 17232. Le mariage de
l'héritier du trône avec une princesse d'Orléans assurerait l'avenir de la
dynastie et de l'alliance privilégiée avec la France tandis que l'union de sa
fille avec Louis XV ferait récupérer par sa descendance les droits
inaliénables qu'il prétendait posséder sur la couronne des lys.
Au centre de cette intrigue matrimoniale s'agitaient Dubois, son
représentant officieux à Madrid, l'abbé de Mornay, et le père Daubenton.
Le 20 juillet 1721, Sourdeval – celui-là même qui avait accompagné le
futur cardinal dans sa mission secrète à La Haye, en 1717 – arrivait à
Madrid muni des ratifications du traité de la Triple Alliance. Il fut reçu
dès le lendemain à l'Escurial où il passa trois jours à rencontrer le père
Daubenton, le secrétaire d'Etat Grimaldo et la reine. L'objet de ces
entretiens était d'amener Philippe V à ce double mariage et surtout de le
persuader que l'idée venait de lui. Pour hâter sa décision, on l'avait
informé de l'intention du duc d'Orléans d'unir Mlle de Montpensier à
Louis XV. Le piège fonctionna à merveille. Le père Daubenton se montra
habile et insinuant. Quant à la coquette Mme Grimaldo, qui avait si bien
su lever les scrupules de son mari, on lui remit 30 000 livres en bijoux et
en diamants. Le 26 juillet, Sourdeval, qui faisait mine de préparer ses
équipages pour Paris, fut soudain convoqué par le roi d'Espagne qui le
chargea de transmettre au Régent la proposition attendue. L'affaire,
montée tout entière par Dubois, fut un chef-d'œuvre de diplomatie, de
ruse et d'audace. Elle se solda par un succès au moins aussi éclatant que
le voyage de La Haye, car, lorsque l'on songe aux rapports tumultueux
des deux Philippe, aux rancunes accumulées de part et d'autre, porter une
fille du Régent sur le trône d'Espagne relevait de la gageure.
Cette offre souleva chez le duc d'Orléans des transports de joie, et le
pouvoir du cardinal s'en trouva d'autant conforté. Sous le sceau du secret,
le prince ne put s'empêcher de confier à son ami Saint-Simon que « cela
s'était fait en un tournemain, que l'abbé Dubois avait le diable au corps
pour les choses qu'il voulait absolument ». Élisabeth Farnèse, longtemps
hostile au Régent, fut ivre de bonheur en lisant sa lettre
d'acceptation.Madrid pavoisa. Embrassades, bals, Te Deum saluèrent
l'importance de l'événement.
Mais cette nouvelle, comment l'annoncer à Louis XV ? Certes, à onze
ans le petit roi n'était pas encore majeur, mais on le savait opiniâtre,
n'aimant guère être mis devant le fait accompli. M. le Duc, Mgr de
Fleury, le maréchal de Villeroy acceptèrent d'aider le Régent dans cette
délicate mission. Il fut convenu que l'on prendrait à part le souverain
quelques instants avant le conseil. Tout le monde arriva aux Tuileries,
raconte Saint-Simon. Philippe « pirouetta un peu dans le cabinet du
conseil, en homme qui n'est pas bien brave et qui va monter à l'assaut ».
En compagnie des maréchaux d'Huxelles et de Villars, notre futur
mémorialiste réussit à se faufiler et à entrevoir la fin de la scène. Que vit-
il ? Les yeux du roi emplis de larmes, le visage du duc d'Orléans « plus
rouge qu'à son ordinaire », la mine allongée de M. le Duc, l'air
embarrassé de l'abbé de Fleury, l'allure grave de Dubois. Il entendit
Villeroy, « secouant sa perruque tout à son ordinaire », s'écrier : « Allons,
mon maître, il faut faire la chose de bonne grâce ! »
Comme on l'avait redouté, Louis XV se ferma, se buta, refusa de se
rendre au conseil. L'intervention de son précepteur fut déterminante.
Fixant sur l'enfant son regard bleu plein de douceur, il lui parla avec
calme et persuasion, fit appel à sa raison et finalement apaisa les craintes
et les réticences de ce petit être effarouché. Alors s'ouvrit le conseil.
Saint-Simon était encore là, aux aguets. « Assis tous en place, les yeux se
portèrent sur le roi, qui avait les yeux rouges et gros et avait l'air fort
sérieux. Il y eut quelques moments de silence pendant lesquels M. le duc
d'Orléans passa les yeux sur toute la compagnie qui paraissait en grande
expectative ; puis, les arrêtant sur le roi, il lui demanda s'il trouvait bon
qu'il fît part au conseil de son mariage. Le roi répondit un oui sec, en
assez basse note, mais qui fut entendu des quatre ou cinq plus proches de
chaque côté, et aussitôt M. le duc d'Orléans déclara le mariage et la
prochaine venue de l'infante, ajoutant tout de suite la convenance et
l'importance de l'alliance, et de resserrer par elle l'union si nécessaire des
deux branches royales si proches, après les fâcheuses conjonctures qui les
avaient refroidies. Il fut court, mais nerveux, car il parlait à merveille... »
Le mariage du roi fut rendu public le 14 septembre 1721 mais le
Régent prit soin de n'annoncer celui de sa fille que deuxsemaines plus
tard afin de ne pas laisser voir que les deux affaires étaient liées. Mais qui
fut dupe ? Certainement pas les tenants de la vieille Cour. Eux qui avaient
si ardemment souhaité le rapprochement franco-espagnol frémirent
d'indignation et de dépit : ne perdaient-ils pas le principal sujet de
critique et de fronde contre le régime ? Alors ils se mirent à haïr
l'Espagne autant qu'ils l'avaient précédemment adorée. Ils accusèrent le
duc d'Orléans de machiavélisme. En mariant un roi de onze ans à une
infante de trois, ne repoussait-il pas de plusieurs années la date à laquelle
le monarque pourrait se donner une postérité ? Pendant cette même
période, il conservait ainsi, lui ou sa descendance, ses chances de régner.
C'était encore et toujours la « criminelle espérance ». Que le Régent ait
songé à cette éventualité n'est sans doute pas à exclure. Il est sûr
d'ailleurs que les mariages espagnols présentaient beaucoup plus
d'avantages pour la Maison d'Orléans que pour celle des Bourbons3.
Villeroy, ineffable mannequin, après s'être réjoui du mariage de son
pupille, changea de visage lorsqu'il réalisa tous les avantages qu'allait en
tirer Philippe. Trop tard, hélas ! Dubois, au contraire, arborait une mine
réjouie. Par vantardise, il laissa deviner à ses amis anglais qu'il avait tout
manigancé. Schaub écrivait à lord Carteret : « Le cardinal m'a fait lecture
des lettres que le roi d'Espagne a écrites au jeune roi, au Régent et au
maréchal et quand je lui ai demandé si c'était lui qui les avait dictées ou
composées, il ne l'a pas trop nié. »
Il fut convenu que l'échange des princesses se ferait sans tarder à la
frontière espagnole, dans cette île des Faisans qui avait vu la première
rencontre de Louis XIV et de Marie-Thérèse. L'infante Anne-Marie-
Victoire se rendrait en France où elle serait élevée en attendant l'âge
nubile. Quant à Mlle de Montpensier, qui avait déjà douze ans, elle
poursuivrait sa route jusqu'à Lerma, à une quarantaine de kilomètres au
sud de Burgos, où elle épouserait le prince des Asturies, qui en avait
quatorze.

L'OCCASION DE TOUTE UNE VIE


En attendant, il fallait de part et d'autre présenter la demande officielle.
Saint-Simon profita de l'aubaine pour supplier Philippe de lui accorder la
faveur de se rendre à Madrid avec la qualité d'ambassadeur
extraordinaire. Ce voyage, le petit duc ne le cachait pas, avait un autre
motif : il voulait faire de son second fils, le marquis de Ruffec, un grand
d'Espagne. Pourquoi grand d'Espagne ? Parce qu'une convention passée
naguère entre Louis XIV et Philippe V assimilait aux ducs ces hauts
seigneurs de la monarchie espagnole. Ainsi, par ce biais, ses deux enfants
pourraient-ils se prévaloir de la dignité ducale. C'était là le summum de
ses ambitions. Le Régent pouvait-il refuser cette grâce sans conséquence
à un serviteur fidèle, un ami sincère qui avait jusqu'à présent refusé tous
les honneurs et toutes les charges qu'il lui avait proposés ? Évidemment
non. Alors, va pour l'ambassade ! Dubois, qui avait songé envoyer à
Madrid le maréchal de Berwick, dut se résigner. Le point le plus délicat
allait être les rapports entre les deux hommes fort mal ensemble depuis la
cérémonie du Val-de-Grâce. Pas question pour M. de Saint-Simon de
donner un tour personnel à son ambassade ni d'utiliser sa mission à
infléchir la politique de la France dans le sens de ses lubies ! On attendait
de lui soumission et obéissance.

C'était la mission de sa vie. Il la prépara avec une application et une


minutie extraordinaires, puisant des renseignements sur l'Espagne, les
coutumes de ses habitants, l'étiquette de sa Cour auprès des meilleurs
spécialistes : le marquis de Louville, le duc de Saint-Aignan, Amelot, le
maréchal de Berwick... Il voulait entourer ce voyage d'un faste propre à
éblouir l'aristocratie espagnole tout entière. Pour l'honneur, pour la
gloire ! Ce sera en effet une sorte d'apothéose, mais une apothéose qui
annonce le crépuscule, celui de sa Maison, peut-être aussi celui de sa
caste. Car – noblesse oblige – Saint-Simon refusa tout : pensions,
subventions, appointements, frais de représentation. Il régla tout de sa
poche, se ruina en dépenses évaluées à 840 000 livres. Pour paraître à la
Cour, il se fit confectionner manteaux, capes, justaucorps de velours,
culottes garnies d'or etde rubans à profusion. Rien que pour sa
domesticité il commanda 40 habits de livrée ornés de deux galons de soie
séparés par un d'argent. A Madrid, on s'affairait à lui préparer six
carrosses dont quatre armoriés et à lui réserver trois douzaines de mulets
pour ses bagages.
Il partit le 23 octobre 1721 après avoir embrassé sa femme et fait son
testament, voyageant à petites journées avec toute la solennelle lenteur
que requérait l'importance de sa mission. Il emmenait plusieurs
gentilshommes chamarrés de dentelles, des officiers, des chevaliers de
Saint-Louis, 36 valets de pied, sans compter les serviteurs personnels, en
tout 200 personnes. Hélas ! A ce don Quichotte inconséquent manquait
un Sancho économe...

Le duc ne résista pas à l'envie de visiter les forts, les citadelles, les
places d'armes qu'il n'avait pas connus dans sa trop courte vie militaire. Il
y recevait les honneurs, faisait chère lie avec les gouverneurs et les
lieutenants de roi. Il accueillait avec bonne grâce les délégations des
corps de ville, venues chapeau bas lui offrir les présents traditionnels :
flambeaux de cire blanche et de cire jaune, pots de confiture, flacons de
liqueurs et de vins fins. Avec quel délice savourait-il les égards de ces
édiles locaux, jubilant à la péroraison des jurats en grand apparat, à leur
prévenance obséquieuse, leurs « honnêtetés » toujours assaisonnées de
formules dithyrambiques auxquelles Son Excellence voulait bien
répondre en quelques mots d'une orgueilleuse modestie ! De ce périple
enchanteur à travers les provinces il gardera le souvenir émerveillé d'un
monde immobile, soumis à son roi, respectueux envers ses notables, très
éloigné des saveurs frelatées de la Cour et de la vie parisienne.
Chemin faisant, il croisa sur sa route le duc d'Ossone que Philippe V
envoyait pareillement en ambassade à Paris. Le 13 novembre, Ossone fut
reçu en audience par le jeune roi à qui il présenta la demande officielle en
mariage de Mlle de Montpensier. Signé deux jours plus tard, le contrat fut
suivi, comme en pareil cas, de bals, soupers et réjouissances. Saint-
Simon, quant à lui, arriva à Madrid dans la nuit du 21 au 22 novembre.
Le lendemain, le marquis Grimaldo vint lui faire son compliment. Puis
l'envoyé du Régent se rendit au Palais-Royal. La vue de Philippe V le
frappa de stupeur : « Le premier coup d'œil m'étonna si fort que j'eus
besoin de rappeler tous mes sens pour m'en remettre. Je n'aperçus nul
vestige du duc d'Anjou, qu'ilme fallut chercher dans un visage fort
allongé, changé. [...] Il était fort courbé, rapetissé, le menton en avant,
fort éloigné de sa poitrine, les pieds tout droits, qui se touchaient et se
coupaient en marchant [...]. Ce qu'il me fit l'honneur de me dire était bien
dit, mais si l'un après l'autre, l'air si niais, que j'en fus confondu. Un
justaucorps sans aucune sorte de dorure, d'une manière de bure brune... »
Le Bourbon était devenu Habsbourg ! Aimable, souriante, Élisabeth
Farnèse lui parut fort belle de corps, de gorge et d'épaules mais le visage
effrayant, « marqué, couturé, défiguré à l'excès par la petite vérole ».
Cette réception privée fut suivie le 25 novembre de l'audience publique
et de la signature du contrat de mariage de la petite infante, en présence
du président de Castille, des deux secrétaires d'État, du légat du pape et
des principaux grands d'Espagne.
Madrid se donna en réplique les mêmes réjouissances que Paris :
illuminations, soupers, bals, feux d'artifice, messes d'action de grâce.
Comme convenu, l'échange des princesses se fit le 9 janvier 1722 dans
l'île des Faisans, sur la Bidassoa. La fille du Régent, Mlle de
Montpensier, choqua tout de suite par son manque d'éducation, ses
caprices extravagants, son humeur insupportable, son entêtement d'enfant
gâté. « C'est la personne la plus désagréable que j'aie vue de ma vie,
avouait sa grand-mère, la Palatine ; dans toutes ses façons d'agir, qu'elle
parle, qu'elle mange, qu'elle boive, elle est insupportable ; elle n'a pas
versé une larme en nous quittant, et c'est à peine si elle nous a dit adieu. »
A son retour de Lerma, elle tomba malade. On s'aperçut alors que cette
étrange gamine de treize ans à peine, devenue par la bénédiction nuptiale
princesse des Asturies, avait les glandes du cou anormalement gonflées.
Il n'en fallut pas davantage pour entendre des murmures contre le sang
gâté des Orléans. Le rétablissement de la jeune fille fit taire
heureusement ces ragots.
L'ambassadeur extraordinaire du Régent, qui se relevait lui-même
d'une terrible attaque de petite vérole, reçut de Philippe V son lot de
récompenses : la grandesse de première classe pour lui et son fils cadet,
le marquis de Ruffec, la Toison d'or pour son aîné, le vidame de Chartres.
C'était plus qu'il n'en avait jamais espéré. « Tout retentit de votre
magnificence, lui écrivait Philippe, de votre présence d'esprit, de votre
activité et de la dignité de vos démarches. J'en ai autant de joie pour la
part que je prends à votre gloire que pour celle qui m'intéresse. »
Le rutilant seigneur était ravi, mais ruiné. Pour soutenir son rang, il lui
avait fallu faire preuve d'un surcroît de prodigalités, jeter l'or par les
fenêtres de son carrosse, engloutir ses derniers écus à recevoir le carré
assidu des importuns. Lorsqu'il se retrouva les poches vides, sans un sol,
il lança des appels pathétiques à sa femme et à Dubois. Mais la gloire ne
vaut-elle pas toutes les fortunes ? D'ailleurs notre archiviste poussiéreux
de toutes les vanités humaines entassait fébrilement un bien plus
estimable encore à ses yeux : des notes, des fiches, des croquis, le tableau
complet de la Cour espagnole, les plans de sa fabuleuse horloge
protocolaire avec son mécanisme séculaire et son inflexible cérémonial,
de sa minutieuse hiérarchie, le détail des préséances, des génuflexions,
des révérences imposées, la liste complète des grands, la généalogie
exhaustive des sombres hidalgos, le rang de leur Maison, bref, quelque
chose d'unique, d'exceptionnel, un monument dressé comme un défi aux
siècles futurs...

L'INFANTE À PARIS

Pendant ce temps, Anne-Marie-Victoire, accompagnée de son ancienne


nourrice, traversait la France sous les acclamations. Le 1er mars 1722, à
Berny, où l'abbé de Saint-Germain-des-Prés avait sa maison des champs,
elle rencontra le Régent qui lui présenta sa famille. Le lendemain, elle
monta en carrosse avec Madame, les princesses du sang et Mme de
Ventadour, et se rendit à Bourg-la-Reine où l'attendaient son fiancé, les
princes et le reste de la Cour. Louis XV, l'air emprunté, le visage rouge «
comme une cerise », salua respectueusement la petite demoiselle
mignonne et toute gazouillante. Paris s'était couvert d'arcs de triomphe,
de tribunes et de barrières pour la recevoir et lui ouvrir son cœur. Les
troupes de la maison du roi étrennaient de nouvelles casaques rouges et
bleues. Tandis que le bourdon de Notre-Dame sonnait à toute volée, la
foule en liesse ovationnait la princesse jusqu'au Vieux Louvre, où ses
appartements avaient été établis. Les réjouissances populaires se
prolongèrent plusieurs jours. Les gens de Cour furent tout de suite
charmés parleur future reine. Ils vantèrent sa grâce, sa vivacité, la
maturité de son esprit, mais, remarquant la morosité du roi, murmurèrent
déjà « qu'il n'aimait pas sa petite infante ».
MADEMOISELLE DE BEAUJOLAIS

Le rapprochement franco-espagnol n'avait pas comme par


enchantement aplani toutes les difficultés. En attendant l'ouverture du
congrès, apparemment remise aux calendes grecques, Philippe V, sur les
instances du Régent, avait renoncé à envoyer l'infant don Carlos en Italie,
comme le réclamait le duc de Parme. Mais au printemps 1722, les
maladies du grand-duc de Toscane, Cosme III, âgé de quatre-vingts ans,
et de son fils, Jean-Gaston, cinquante-deux ans – les derniers Médicis –
soulevèrent un brusque regain de tension internationale. La Toscane
allait-elle se trouver subitement sans prince régnant ? Élisabeth Farnèse
n'était pas femme à oublier les droits de sa famille. Retrouvant ses airs
d'amazone impétueuse, elle crut le moment propice pour envoyer son fils
dans ce duché qui lui avait été promis tout autant que celui de Parme et
Modène. Bientôt une armée fut réunie à Barcelone et une flotte de guerre
équipée. Vers quelle nouvelle folie l'Espagne allait-elle encore se
précipiter ? Toutes les conditions semblaient réunies pour faire renaître la
crise. « Eh bien ! Vive la guerre ! » disait déjà le représentant de
l'Empereur, le chevalier de Pendtenriedter, en se frottant les mains.
Le Régent, une fois de plus, réussit à éviter l'explosion générale.
Comment ? Par un nouveau projet de mariage ! Et quel mariage ! Celui
de sa sixième fille, Philippe-Élisabeth dite Mlle de Beaujolais, âgée de
huit ans, avec don Carlos. Dubois et le père Daubenton ne furent
évidemment pas étrangers à cette ingénieuse combinaison montée à l'insu
des diplomates en place. Assurés par cet engagement que la France
saurait, le moment venu, faire valoir les droits de leur fils, les souverains
espagnols décommandèrent leurs préparatifs de guerre4.
1 Archives des Affaires extérieures, France, Mémoires et documents, t. 312.
2 Philippe V n'abdiquera en fait que le 9 février 1724, se retirant au nord de la sierra de
Guadarrama, à la Granja de Saint-Ildefonse, où il se fera bâtir un palais. La mort de son fils, Louis
Ier, la même année, le contraindra à revenir sur le trône.
3 On sait qu'en 1725, après une grave maladie qui fit craindre pour ses jours, les fiançailles du
roi furent rompues. L'infante renvoyée en Espagne, Louis XV épousera la fille du roi de Pologne
détrôné, Marie Leczinska.
4 En fait, ce mariage ne se fera pas. Mlle de Beaujolais sera renvoyée en France en mai 1725 à
la suite de la rupture des fiançailles de Louis XV et de l'infante. Elle mourra en mai 1734, dans sa
vingtième année.
CHAPITRE IV

Dubois ou le pouvoir absolu

LE « CARDINAL CHAUSSE-PIED »

Ce n'était pas pour parader en cappa magna, arborer le chapeau à


glands ou la barrette rouge que Dubois avait dépensé tant d'énergie à
devenir prince de l'Eglise. Il laissait ces menues vanités à la tourbe de la
hiérarchie, protonotaires ou archidiacres de sacristie. Son ambition était
infiniment plus grande, tout entière tournée vers la politique. Il voulait
devenir Premier ministre du royaume, à l'instar de ses illustres
prédécesseurs, Richelieu et Mazarin, auxquels il se comparait volontiers :
« Il faut trouver l'occasion de remettre les ecclésiastiques dans les places
du gouvernement qu'ils ont longtemps occupées en France presque seuls
et dont on les avait éloignés », écrivait-il le 7 août 1721 au cardinal de
Rohan.
Il partit pour ce combat comme à l'assaut d'une place forte. La
première position à conquérir était, au conseil de régence, un rang
intermédiaire entre les princes du sang et les ducs. Les précédents
historiques ne manquaient pas. Mais le petit homme de Brive était
réaliste. Il savait qu'en élevant cette prétention on lui rirait au nez. Il
fallait une occasion favorable et, en attendant, veiller à ne pas créer de
précédent fâcheux. Il cessa donc de se rendre au conseil où ses dossiers
furent rapportés par M. de La Vrillière. L'occasion favorable se présenta
avec le retour de Rome du cardinal de Rohan. Ce grand seigneur, léger et
présomptueux, avait accumulé quelques griefs contre le
gouvernementlors de son ambassade dans la Ville éternelle. Le faire
entrer au conseil, n'était-ce pas le moyen de le calmer à bon compte ? Au
fil des mois le conseil de régence était devenu un organe hypertrophié et
inutile: 12 membres en 1716, 14 en 1717, 17 en 1718, 29 en 1719 et
1720, 33 en 1721, 35 en 17221. Mais on appréciait toujours d'y être
nommé. Le duc d'Orléans applaudit à cette proposition. Dubois lui
confia-t-il qu'il comptait profiter de cette brèche ouverte par un
représentant de la pourpre pour s'y engouffrer à sa suite ? Philippe n'eut
sans doute pas besoin d'explication et comprit à demi-mot le stratagème.
Le dimanche 8 février 1722 donc, le prince présenta le grand aumônier
de France au roi et le pria de récompenser par une place au conseil les
éminents services qu'il lui avait rendus à Rome. En entrant en séance, il
montra tout naturellement au cardinal la place du comte de Charolais – le
frère de M. le Duc –, qui s'était excusé. « Monsieur, voilà votre place, qui
est la première après les princes du sang. » Les ducs, toujours
chatouilleux sur le point d'honneur, sursautèrent et protestèrent contre
cette atteinte à leur dignité. Le Régent leur répondit que les anciennes
ordonnances avaient fixé cet ordre et que le Chancelier lui-même venait
après les cardinaux. Daguesseau, arrivé sur ces entrefaites, reçut les
mêmes explications et dut s'en contenter. Les jours suivants, les ducs qui
ne décoléraient pas tinrent conciliabule sur conciliabule afin d'adopter
une ligne de conduite. Tous avaient deviné la manœuvre de Dubois et
bientôt Rohan ne fut plus surnommé que le « cardinal chausse-pied » ! Le
duc de Noailles, dont le but était de revenir aux affaires à la majorité du
roi – c'est-à-dire dans un an –, prit la tête des opposants. Le parti de la
vieille Cour était reconstitué, avec l'appui du maréchal de Villeroy, du
parlement et des jansénistes. Ses ambitions s'étendaient bien au-delà de
cette question de préséance. Il régnait alors une atmosphère de fin de
règne et, comme toujours, la noblesse titrée relevait la tête. Ces
chevaliers de la chimère rêvaient encore et toujours de restauration
nobiliaire, de privilèges et de droits féodaux. Leurs vues étaient si courtes
que, par simple haine du Régent, ils étaient disposés à briser l'union des
deux branches des Bourbons, qu'ils avaient pourtant appelée de leurs
vœux.
Au conseil suivant, quinze jours plus tard, on vit arriver Mgr Dubois
en simarre rouge qui, comme prévu, se faufila derrière le cardinal de
Rohan et prit place à côté de lui. Afin de prévenir la contestation
naturellement prévisible, un ordre signé du roi le matin même avait réglé
le rang des cardinaux siégeant en séance. Mais le Chancelier, les
maréchaux de France, les ducs et pairs étaient absents. Seuls les ducs de
Noailles et de Saint-Aignan vinrent porter les protestations de leurs amis.
Apostrophant Dubois, Noailles lui lança : « Vous ne pouvez disconvenir,
M. le cardinal, que le jour de votre entrée au conseil sera une époque bien
marquée dans notre histoire, puisque ce sera le jour que la haute noblesse
du royaume s'en sera absentée. » La mine renfrognée, le maréchal de
Villeroy accompagna le roi et s'éclipsa aussitôt. « C'est autant de
pensions de 20 000 francs de gagnées », ironisa Philippe en comptant les
places vides.
Mais quelle attitude Saint-Simon, toujours éloigné par son ambassade
extraordinaire, allait-il adopter ? Resterait-il fidèle au Régent en un temps
où ses idées les plus chères se trouvaient par lui piétinées ? Allait-il à son
tour se rallier à Noailles par haine de Dubois ? M. de Belle-Isle se
chargea pour le compte du nouveau cardinal de retenir le malheureux au
bord du précipice. « Jamais cabale n'a été si bien formée depuis la
Régence, lui écrivait-il le 23 février. Elle a levé le masque, au point
qu'hier ils s'abstinrent au nombre de douze au conseil de régence, et tous
les discours qui ont été tenus depuis marquent assez leurs projets et leurs
desseins pour le temps de la majorité. [...] Comme Son Altesse Royale est
extrêmement piquée de ce manque de respect et de cet attentat
authentique fait à son autorité et même à celle du roi, surtout de la part du
Chancelier, elle est résolue de se conduire avec la fermeté qui est
convenable et nécessaire. » Belle-Isle se plut à ajouter que tous ces gens,
jaloux du Régent, cherchaient à le brouiller avec le roi d'Espagne et à
renvoyer l'infante à Madrid, autrement dit à ruiner l'œuvre pour laquelle
lui, Saint-Simon, était parti en ambassade. A bon entendeur, salut !
Quelques jours plus tard, Dubois crut bon de remettre au duc d'Ossone,
ambassadeur extraordinaire du roi d'Espagne, une note destinée à lui
rappeler à tout hasard le risque que les rêveries rétrogrades de Saint-
Simon pouvaient présenter dans la conjoncture actuelle...
Le samedi 28 février, vers une heure de l'après-midi, La Vrillièrese
présenta chez le Chancelier et, avec l'air de s'excuser, lui demanda les
sceaux et lui ordonna de se retirer sur sa terre de Fresnes. « J'en ai
l'habitude ! », soupira le vieil homme. Jean-Baptiste Fleuriau
d'Armenonville, secrétaire d'État à la Marine, lui succéda. Les « rebelles
– Villars, d'Estrées, Tallard, Huxelles, Bezons, Montesquiou, Guiche,
Saint-Aignan, Antin et Noailles – furent considérés comme
définitivement exclus du conseil de régence. Seul Villeroy, en raison de
ses fonctions, eut encore le droit de s'y rendre mais, par esprit de
protestation, prit soin de ne point s'asseoir à la table et demeura assis sur
un tabouret derrière le fauteuil du souverain. A la suite de ces
événements, le conseil se trouva ramené à de plus justes proportions.
Delisle, greffier au parlement, a laissé dans un recueil de souvenirs le
croquis ironique de l'entrée en séance des survivants : « Ce jourd'hui
(dimanche 19 avril 1722), sur les trois à quatre heures après-midi, le
conseil de régence a été tenu à l'ordinaire. J'y ai vu entrer M. le Régent,
maigri de sa dernière maladie, M. le duc de Chartres, mal bâti, M. le
prince de Conti, de même et paraissant fatigué, M. le comte de Toulouse,
bien fait et gracieux à son ordinaire, Son Éminence le cardinal de Rohan,
avec un visage rougeaud et en parfaite santé, porté dans un fauteuil par
six ou huit personnes de sa livrée, paraissant gai et gaillard, sans avoir
aucune honte de se faire ainsi porter, ceux qui le voyaient l'étant plus que
lui [...], Son Éminence le cardinal Dubois marchant gaillardement avec
un air joyeux et content, le nouveau garde des Sceaux, avec toutes ses
médailles et cordons de Saint-Louis, marchant avec pompe et
magnificence, se tenant fort droit et faisant le gracieux, M. de La
Vrillière, secrétaire d'État avec sa petite taille à l'ordinaire, M. l'ancien
évêque de Troyes, prélat fort estimé, marchant comme il lui convenait et
fort simplement, et enfin M. de La Houssaye, contrôleur général des
Finances, avec son cordon bleu...2 »
La coterie de la vieille Cour mena sans illusions un combat d'arrière-
garde pour empêcher Louis XV d'avoir un confesseur jésuite, ainsi que
Dubois l'avait promis au roi d'Espagne. Le père Tachereau de Linières,
attaché au service de Madame, fut désigné pour ces fonctions en
remplacement de l'abbé Claude Fleury, âgé de quatre-vingt-douze ans,
qui se retirait pour infir-mité.Aussitôt le cardinal de Noailles qui, à
l'égard des membres de la Compagnie de Jésus, n'avait rien oublié ni rien
pardonné, refusa de délivrer le mandement l'autorisant à confesser une
personne autre que sa pénitente habituelle. Ce fut un beau tollé chez les «
constitutionnaires » et l'archevêque de Paris fut accusé de vouloir
rallumer la guerre religieuse. Le Régent lui-même ne parvenant à plier
l'inflexible prélat, il fallut imaginer une solution : le jeune roi irait de
Versailles rencontrer son nouveau directeur de conscience à Saint-Cyr,
situé sur le diocèse de Chartres!... Heureusement, le 18 mai 1722, un bref
pontifical, balayant la résistance obstinée du parti des « appelants »,
accorda les autorisations requises.

EXILÉS ET PROSCRITS

Vainqueur de ses ennemis, Dubois était désormais décidé à briser la


moindre opposition et à exiler quiconque s'en prendrait à sa dignité ou à
son autorité. Torcy, qui n'était plus rien dans l'État, surtout depuis que
Dubois s'était rallié à ses conceptions diplomatiques, reçut le premier le
coup d'estocade. Le 21 novembre 1721, il perdit au profit du cardinal la
surintendance générale des Courses, Postes et Relais et fut gracieusement
convié à se retirer dans sa terre de Sablé. Nocé, le persifleur, l'ami intime
du Régent, l'homme qui avait osé dire à son maître « qu'il pouvait bien
faire d'un cuistre un cardinal, mais non pas du cardinal Dubois un
honnête homme », Nocé, le noceur qui avait osé chasser sur les terres de
Son Éminence en lui empruntant pour quelques nuits sa maîtresse, Mme
de Tencin, Nocé fut exilé à Blois. Exilés aussi le trop spirituel Broglie et
le duc de Noailles, chef du parti des ducs, qui avait déclaré que le
mariage du roi et de l'infante aurait le même sort que le Système de M.
Law, exilé encore l'intrigant Canillac, pourtant habile négociateur. Pour
échapper à ses foudres le gros maréchal de Bezons était parti pour sa
campagne, et Brancas, « la caillette gaie », se soustrayant à cette furie en
robe rouge, avait fini par se retrouver à l'abbaye du Bec, en Normandie,
tenue par les Bénédictins de Saint-Maur.
Nul à la Cour n'était désormais capable de s'opposer à sapuissance. Le
maréchal de Villars, qui rêvait de l'épée de connétable, se produisait de
moins en moins dans le monde. Quant à M. le Duc, aiguillonné d'un côté
par sa mère, Mme la Duchesse, et de l'autre par sa maîtresse, Mme de
Prie, sa sottise d'étourneau rendait inoffensive son ambition. Au reste, il
était totalement déconsidéré dans l'opinion par ses agiotages éhontés, tout
comme son cousin le prince de Conti. Un homme dévoué aux intérêts du
cardinal, Charles-Gaspard Dodun, d'intendant des finances, devint
contrôleur général, en remplacement du peu efficace Félix Le Pelletier de
La Houssaye, qu'une crise d'apoplexie venait de frapper. Dodun lui-même
n'était qu'un prête-nom derrière lequel agissaient les frères Pâris, dont
l'opération réussie du visa avait souligné une fois de plus le talent et
l'irréprochable probité. Ceux-ci faisaient partie de l'équipe restreinte des
collaborateurs fidèles auxquels Dubois accordait les yeux fermés sa
confiance. Dans cette équipe figuraient encore Nicolas-François Rémond
devenu introducteur des ambassadeurs, et Alexandrine de Tencin, dont le
salon mondain servait plus ou moins de couverture à des activités
d'espionnage.
Restait à engager le combat décisif pour gagner le roi. Tout d'abord,
Dubois n'eut aucun mal à faire approuver par l'enfant le retour de la Cour
à Versailles, loin des Tuileries et de la cohue parisienne, disposition
s'inscrivant d'ailleurs parfaitement dans la perspective prochaine de sa
majorité. Seul le Régent, qui détestait Versailles pour les trop mauvais
souvenirs qu'il y avait laissés, dut se faire un peu tirer l'oreille. Quitter
Paris, c'était pour lui tourner le dos à ses maîtresses, à sa petite loge de
l'Opéra, à ses collections de tableaux. Le retour de Louis XV dans le
palais de sa petite enfance eut lieu le 15 juin. Dans l'avenue du château
une foule joyeuse l'accueillit et une bande de jeunes gens portant des
rubans bleus et blancs entourèrent son carrosse aux cris de Vive le roi.
L'enfant espiègle découvrit avec ravissement le parc rafraîchi par le
ciseau des jardiniers, courut se cacher dans les bosquets, suivi d'un pas
essouflé par son grand-oncle, puis alla s'asseoir à terre dans la galerie des
Glaces. On l'installa dans l'ancien appartement de Louis XIV, au centre
du château, tandis que la jeune infante fut conduite à celui de la duchesse
de Bourgogne. Le Régent occupa au rez-de-chaussée le logement du
Grand Dauphin. Quant à Dubois, il eut le vaste bâtiment de la
surintendance, naguère habité par Colbert et Louvois. Le retour à
Versailles obligea la Cour àengager des dépenses considérables, car il n'y
avait plus un seul meuble dans le château ni dans les hôtels particuliers
avoisinants. Privé de vie en 1715, Versailles mettra de longues années à
retrouver son faste d'antan.

« FAITES-MOI ARRÊTER, SI VOUS L'OSEZ »

S'il était un homme d'importance qui n'approuvait pas toutes ces


innovations, c'était bien le maréchal de Villeroy, détenteur des tables
sacrées de la monarchie française. Ce vieillard podagre ne cessait de
maugréer contre l'isolement du roi et l'influence grandissante de Dubois
et du duc d'Orléans. Par mauvaise volonté il ne cessait de dresser des
obstacles entre son pupille et sa petite fiancée. Le 20 juillet, rencontrant
le cardinal de Bissy en compagnie de Dubois, il lui lança : « Vous aussi
donc, vous pliez devant l'idole ! » Et se tournant vers Dubois, il ajouta
avec véhémence : « Vous voulez tout gouverner, Monsieur, mais je ne le
souffrirai pas ! » Le cardinal-ministre répondit fermement. Le ton monta
et une algarade s'ensuivit. Ecumant de colère, Villeroy courut chez le duc
d'Orléans demander réparation. Aurait-il l'audace de donner raison à ce
manant ? « En tout ceci, laissa tomber le prince d'un ton détaché, je ne
vois que votre tort, Monsieur le maréchal. »
A quelques jours de là, deux scandales éclaboussèrent la famille de
Villeroy. Sa petite-fille, la duchesse de Retz, une dévergondée de la pire
espèce, fut accusée d'avoir voulu livrer sa belle-sœur, Mme d'Alincourt,
aux entreprises galantes du duc de Richelieu. Un peu plus tard, ses deux
petits-fils, Retz et d'Alincourt, furent surpris dans le parc du château se
livrant à des ébats contre nature avec quatre autres jeunes dépravés... Le
vieux matamore, atteint dans sa dignité, fut contraint de solliciter lui-
même une lettre de cachet contre ses indignes rejetons. Le précepteur du
roi, Hercule de Fleury, tout bouleversé par ces événements, expliqua à
son élève qu'on avait exilé ces jeunes gens parce qu'ils avaient arraché
des palissades la nuit au clair de lune ! « Arracheurs de palissades », le
mot resta et servit à désigner les adeptes du « vice italien ».
Conscient de sa position affaiblie, Villeroy chercha à se
raccommoderavec Dubois. Il se rendit chez lui avec le cardinal de Bissy,
qui avait offert sa médiation. Les choses ne tournèrent pas comme prévu.
Le maréchal joua la scène comique de celui qui, venu se réconcilier avec
son adversaire, se laisse soudain emporter par son discours et, repris par
ses démons, se brouille à mort avec lui. En effet, après quelques mots
conciliants, il ne put s'empêcher de glisser des propos aigres-doux
auxquels Dubois se serait cru déshonoré de ne pas répondre. Le dialogue
alla crescendo. Le visiteur se lança dans des imprécations, des menaces,
des injures et vomit le reste de son fiel dans le feu du discours. « Vous
êtes tout-puissant, lui lança-t-il à la fin d'un ton de défi ; tout plie devant
vous, rien ne vous résiste ; qu'est-ce que les plus grands en comparaison
de vous ? Croyez-moi, vous n'avez qu'une seule chose à faire, usez de
tout votre pouvoir, mettez-vous en repos et faites-moi arrêter, si vous
l'osez... » C'en était trop ! On vit alors ce spectacle étonnant d'un prince
de l'Église, en rabat et dentelle – le cardinal de Bissy –, saisir par la peau
du dos un maréchal de France et le pousser de force vers la porte de
sortie. Aussitôt, Dubois se précipita chez le Régent où il entra « comme
un tourbillon, les yeux hors de la tête ». Tout haletant, plus bégayant que
jamais, il s'écria : « Je suis perdu ! Je suis perdu ! » Après ce scandale, il
fallait choisir : ou lui ou Villeroy. Avec l'aide de Saint-Simon, de retour
d'Espagne, Philippe mit au point un stratagème pour se débarrasser du
vieux faquin emperruqué. Le mieux était de l'attaquer sur son terrain
favori : la garde précautionneuse et soupçonneuse qu'il affectait de
monter auprès du petit roi, au point de laisser croire que, sans sa
présence, son cousin l'empoisonnerait.
Le lundi 10 août, vers 10 heures du matin, le Régent se rendit chez
l'enfant pour lui montrer selon son habitude la liste des emplois vacants,
des bénéfices à pourvoir et des personnes qu'il se proposait de
récompenser. A l'issue de cet entretien, il pria le roi de passer dans un
arrière-cabinet pour lui dire quelques mots en particulier. Veto du
maréchal. Le Régent lui répondit que le souverain, à l'approche de sa
majorité, devait être instruit de certains secrets d'État. Nouveau veto de
Villeroy, qui rappela les devoirs de sa charge. Son interlocuteur le toisa
d'un air de grandeur. Se méprenait-il ? Songeait-il donc à qui il parlait ? Il
ajouta que le respect de la personne royale l'empêchait pour le moment de
répondre à son insolence et, d'une révérence appuyée, prit congé de Louis
XV. Comme à Ramillies, le vieil étourneau étaittombé dans le piège. Les
gardes du corps de Son Altesse Royale, un détachement de chevau-légers
et quarante mousquetaires aux ordres de M. d'Artagnan, capitaine-
lieutenant de la première compagnie, reçurent ordre d'occuper
discrètement les antichambres du palais.
L'après-midi du même jour, Villeroy, l'air altier et fat, se présenta chez
le duc d'Orléans pour justifier sa conduite. Saint-Simon nous a conté la
suite mieux que quiconque : « Il entre en comédien, s'arrête, regarde, fait
quelques pas. Sous prétexte de civilité, on s'attroupe autour de lui, on
l'environne. Il demande d'un ton d'autorité ce que fait M. le duc
d'Orléans. On lui répond qu'il est enfermé et qu'il travaille. Le maréchal
élève le ton, dit qu'il faut pourtant qu'il le voie, qu'il va entrer, et dans cet
instant qu'il s'avance, La Fare, capitaine des gardes de M. le duc
d'Orléans, se présente vis-à-vis de lui, l'arrête et lui demande son épée. Le
maréchal entre en furie et toute l'assistance est en émoi. En ce même
instant, Le Blanc se présente. Sa chaise à porteurs, qu'on avait tenue
cachée, se plante devant le maréchal. Il s'écrie, il est mal sur ses jambes,
il est jeté dans la chaise qu'on ferme sur lui et emporté dans le même clin
d'œil par une des fenêtres latérales dans le jardin... »
Un carrosse, dans lequel s'enfournèrent d'Artagnan et M. de Libois, le
conduisit à son château de Villeroy, au sud de Corbeil sur la paroisse de
Mennecy, puis, cinq jours plus tard, à son gouvernement de Lyon. Le
maréchal, fou furieux, ne cessait de vitupérer les auteurs de ce forfait. Il
était persuadé qu'une réaction se produirait. Voyons, le parlement, les
halles, le peuple de Paris allaient se soulever ! Mais, non ! Rien ne
bougea, ni la capitale ni la province. Pour justifier sa décision, Dubois
rédigea un manifeste destiné au public, un acte d'accusation qu'on devait
présenter au roi ainsi qu'une dépêche d'explication aux principaux
ambassadeurs en poste. Villeroy fut remplacé par le doux et conciliant
duc de Charost, héritier spirituel du « parti des saints » et tout acquis au
cardinal. On annonça d'abord à l'enfant que le maréchal était malade de la
petite vérole. Le crut-il ? Le lendemain, comme le Régent voulait le
mener en promenade, il refusa d'un ton bourru et lui ferma sa porte au
nez. Une explication s'imposait. Philippe, embarrassé, se résolut à la lui
donner. Aux premiers mots, l'enfant rougit et ses yeux se mouillèrent. La
nuit se passa dans les larmes, mais deux jours après, tout était oublié et,
le 15 août, il faisait sa premièrecommunion à la paroisse de Versailles. Le
17, nouvelle désolation du roi, infiniment plus profonde cette fois-ci : on
venait de lui apprendre la disparition mystérieuse de son précepteur. Ce
bon M. de Fréjus, comme on l'appelait en souvenir de la mission
épiscopale qui l'avait fait remarquer de Louis XIV et de Mme de
Maintenon, avait quitté Paris de grand matin et n'était pas venu au
château pour sa leçon. Il laissait une lettre au Régent donnant pour
explication à sa retraite sa fatigue et son grand âge (il allait sur ses
soixante-dix ans). La vérité était autre. Au début de la Régence, Fleury et
Villeroy avaient conclu un pacte secret, promettant qu'au cas où l'un des
deux connaîtrait la défaveur, l'autre démissionnerait sur-le-champ. Fleury,
pour respecter sa parole, était parti en catimini pour le château de
Courson, chez son ami le président Chrétien de Lamoignon. Dubois
aurait bien aimé l'y laisser. Peu de temps auparavant, n'avait-il pas
cherché à se débarrasser de ce précepteur doucereux et papelard en lui
faisant offrir l'archevêché de Reims, vacant à la mort du cardinal de
Mailly ? Les sanglots du roi lui révélèrent qu'il était déjà trop tard pour
l'écarter. Le mieux était donc de le faire revenir. D'ordre du Régent, le
comte de Belle-Isle et le conseiller d'État Le Pelletier des Forts coururent
à Courson. Un billet du roi suffit à ramener le vieil homme dans la soirée
du 18, la conscience en paix et ravi d'avoir respecté à si bon compte son
serment. Cette comédie ne fit d'ailleurs qu'accroître la fureur de Villeroy
qui, lui, restait bel et bien exilé !

DUBOIS PREMIER MINISTRE

Dubois triomphait. Il lui restait maintenant à convaincre le duc


d'Orléans de la nécessité de le déclarer Premier ministre. Obstacle aisé à
franchir ! Philippe, depuis quelques mois, vivait dans une sorte de dégoût
du pouvoir et de lui-même. Il avait sacrifié ses meilleurs amis à la
vindicte de son ancien précepteur. A sa demande, il avait également
rompu avec sa maîtresse, la coquette Mme d'Averne, pour ne pas donner
de mauvais exemple à un roi de douze ans. Versailles l'ennuyait. Dans un
écrit satirique, qui donnait la liste des récentes victimes du cardinal, on
pouvait lire ceci : « Le Régent, exilé à Versailles parordre du cardinal
Dubois. » La compagnie de sa femme l'accablait de tristesse. A Saint-
Simon il avait avoué « qu'il n'avait plus besoin de femmes et que le vin
ne lui était plus de rien, même le dégoûtait ». Sa fille chérie, Élisabeth,
emportée à la fleur de l'âge, reposait à Saint-Denis depuis près de trois
ans. Ses autres enfants étaient casés ou assurés de l'être. Que demander
de plus à la vie ? Il n'attendait que la majorité légale du roi pour aller «
planter ses choux » à Villers-Cotterêts, du moins le disait-il.
C'est à ce Régent, diminué, affaibli, las de tout, que Dubois ne cessait
de réclamer le poste de Premier ministre. Divers mémoires, écrits sous sa
dictée par son commis Pecquet, exposaient en long et en détail les
avantages qu'il y aurait à rétablir en France une telle charge3. Philippe,
malgré ses moments de dépression et ses états d'âme, hésitait à
abandonner son autorité, même à cet homme dévoué qui n'était rien sans
lui. « Et il n'est pas content, avouait-il à Saint-Simon, il me persécute
pour être déclaré Premier ministre, et j'en suis sûr, quand il le sera, qu'il
ne sera pas encore content ; et que diable pourrait-il être au-delà ? Se
faire Dieu le Père s'il le pouvait ! »
Il finit par céder cependant, à demi résigné, conservant la présidence
des conseils, l'ordonnancement des dépenses publiques et l'autorité
éminente d'un lieutenant général du royaume. Afin de prévenir toute
réaction brutale de la part de M. le Duc, Dubois eut recours aux
arguments palpables pour gagner sa maîtresse, Mme de Prie, laquelle se
chargea de convaincre l'impétueux jeune homme. Le 22 août à 9 heures
du soir, le duc d'Orléans présenta au roi son ancien précepteur en qualité
de principal ministre et le lendemain celui-ci prêta serment. Un concert
d'applaudissements accueillit le nouveau Richelieu : les ambassadeurs
étrangers, le prévôt des marchands, l'Académie française, la Chambre des
comptes, la Cour des aides, l'Université, la Sorbonne vinrent tour à tour
lui présenter leurs compliments. Seul, le parlement préféra ignorer un
événement qui ne lui disait rien qui vaille. L'Angleterre pour sa part était
ravie, car elle voyait dans cette nomination l'assurance de la continuité de
la politique française. « Nous aurons donc de notre temps un Premier
ministre cardinal, ironisait l'avocat Barbier. Pour le coup voilà une belle
fortune ! »
Dubois se donna avec ferveur et passion à ses nouvelles fonctions,
saisissant à bras-le-corps ce pesant fardeau, malgré sa santé toujours
délicate. Lever : 5 heures du matin. Correspondances, signatures jusqu'à
7 heures. 9 heures moins le quart : lever du roi. Son bureau s'ouvrait
ensuite aux visiteurs. Les dimanches, lundis, mardis et vendredis, il
recevait les commis, secrétaires d'État et ministres. Les mercredis, c'était
au tour des ambassadeurs, tandis que les jeudis étaient réservés aux
audiences publiques. 11 heures : l'heure des conseils, conseil de régence
le dimanche, de Conscience, le lundi, des Finances, le mardi, des
Dépêches, le samedi. Vers 3 heures de l'après-midi, après un souper
frugal, il reprenait son labeur jusqu'à 7 heures et demie, 8 heures du soir.
Puis il chipotait les reliefs d'un chapon et allait se coucher pour
recommencer le lendemain. Dubois avait un appétit d'oiseau : point de
soupers galants ni d'épuisantes beuveries. « Il ne boit pas, dit Barbier, ne
voit aucune femme ni ne joue. Cela ne fait que rêver creux et travailler. »
Chapitre galanterie, Barbier se trompait. A en croire Vénier, son
secrétaire particulier, de temps à autre Dubois se faisait conduire une
grisette ou une prostituée qui repartait discrètement le matin, en passant
par la garde-robe et, parfois, venait aussi la belle Alexandrine de Tencin,
la maîtresse en titre, en mante aurore doublée de taffetas bleu.
Le 26 août, quelques jours après sa nomination, commença
l'instruction politique du roi. Elle se fit méthodiquement, à raison de cinq
leçons d'une demi-heure chacune par semaine. Tous les sujets – affaires
intérieures, extérieures, militaires, financières, ecclésiastiques – étaient
passés en revue. Le roi, assis dans un fauteuil, devant une petite table et
un écritoire, était entouré du duc d'Orléans, de M. le Duc, de M. de
Fleury, du duc de Charost et du cardinal Dubois. Ce dernier lisait en
général un mémoire rédigé au nom du Régent. De temps à autre, Philippe
interrompait la lecture pour fournir une explication complémentaire,
préciser un point obscur. Il aimait beaucoup parler des « grands principes
du gouvernement », rapporte son valet de chambre, Jean-Imbert Chastre
de Cangé, et préparait minutieusement ses interventions. « Je l'ai vu lire
quelquefois un chapitre du Testament politique du cardinal de Richelieu
et quelquefois d'autres mémoires4. »

L'ENFANT-ROI

Cependant la majorité du roi approchait et son caractère donnait des


inquiétudes. Les premières années de la Régence, l'opinion n'avait cessé
de s'extasier sur le rejeton royal chétif et délicat, « beau comme l'Amour
», avec ses yeux de jais et ses soyeuses boucles blondes, qui avait
échappé par miracle aux griffes de la mort. Le cœur des Français battait
de tendresse pour cet orphelin que l'Empereur appelait « l'enfant de
l'Europe ». Ses espiègleries, ses farces, ses malices ne recueillaient
qu'extase, indulgence, attendrissement de la part de ses éducateurs. Bien
peu voyaient, comme la vieille Madame, que c'était un enfant boudeur,
mutin, obstiné. Comment n'aurait-il pas été d'une effroyable vanité ?
Jamais il ne recevait la moindre punition, la moindre réprimande. Tout le
monde le couvait, le flattait, l'encourageait, lui passait ses mille caprices
par crainte de le voir tomber malade.
Le jour de ses sept ans, le 15 février 1717, il passa, selon la formule
consacrée, des mains des femmes à celles des hommes. Quelques jours
auparavant, pour respecter un très ancien rituel de la Cour de France,
l'enfant avait été déshabillé de la tête aux pieds et examiné, en présence
des princes et princesses du sang, par ses médecins et ses chirurgiens qui
avaient établi ensuite un procès-verbal de leur visite. Mme de Ventadour
remit l'enfant au Régent : « Monseigneur, fit-elle, voilà le dépôt que le
feu roi m'a confié et que vous m'avez continué ; j'en ai pris tous les soins
possibles et je le rends en parfaite santé. » Philippe s'adressa alors à
l'enfant-roi : « Sire, vous ne devez oublier les obligations que vous avez à
Mme de Ventadour ; elle vous a sauvé la vie par ses bons soins et chacun
est content de l'éducation qu'elle vous a donnée... »
Le maréchal de Villeroy prit la relève de son éducation, surpassant
l'inconsciente vieille dame dans la faiblesse, la courtisanerie, la
flagornerie. On connaît le propos, souvent rapporté, qu'il tint au roi le
jour de la Saint-Louis en lui montrant par la fenêtre le peuple criant sa
joie : « Mon maître, regardez ce monde, cette multitude, tout cela est à
vous, vous en êtes le maître... » S'étonnera-t-on dès lors des caprices du
jeune dieu ?Il jetait du fromage mou à la tête d'un abbé, coupait la cravate
d'un gentilhomme, arrachait les manchettes d'un autre, souffletait son
valet de chambre, insultait un respectable officier. Son précepteur, le sage
et vieux Fleury, ressemblait physiquement à Bossuet, mais à un Bossuet
qui aurait perdu sa solennité et ses certitudes carrées. Il était toute bonté,
toute douceur. Le cardinal de Bernis rapporte que le roitelet facétieux
s'amusait à lui poser des papillottes dans ses cheveux blancs.
On trouverait aisément des excuses à ce caractère farouche et
capricieux. Privé de la tendresse d'une vraie mère, de l'amour d'un père,
le jeune garçon ne fut élevé que par de moroses septuagénaires : Mme de
Ventadour, Villeroy, l'abbé Hercule de Fleury, l'abbé Vittement, son sous-
précepteur, l'abbé Claude Fleury, son confesseur...
Encore convient-il de ne point trop forcer le portrait. A propos de cet
enfant idolâtré à l'excès, on a parlé d'insensibilité, de férocité, voire de
cruauté. Tout cela est faux. Louis XV était timide, d'une timidité
maladive, fragile, émotif. Quand on le sépara de Mme de Ventadour, qu'il
appelait sa « chère maman », il pleura à chaudes larmes et on eut ce jour-
là du mal à l'alimenter. Mêmes crises de pleurs lorsqu'on lui annonça son
mariage, l'exil du maréchal (son « cher papa » qu'il appelait aussi, il est
vrai, le « vieux radoteur »), la fugue de M. de Fréjus. Une anecdote
éculée, notée au vol par l'avocat Barbier, traîne dans tous les manuels :
celle de la biche apprivoisée qu'il aurait abattue et froidement achevée
alors qu'elle se précipitait vers lui pour manger dans sa main. Pourtant,
s'appuyant sur un passage du journal du marquis de Calvières,
compagnon habituel du petit roi, les frères Goncourt ont depuis
longtemps rétabli la vérité. Calvières, qui rapporte jour après jour les
gestes et les menus propos du souverain, note à la date du 30 avril 1722 :
« Comme le roi revenait de La Muette au château, je me suis mis sur la
portière de sa calèche. Une petite daine fort jolie nous suivait, elle mange
du papier et ne craint point les coups de fusil que le roi tire à ses oreilles.
» Il est aisé d'imaginer comment l'anecdote se transforma dans le public :
la biche, les coups de fusil, le massacre, le sadisme du petit roi...
Au reste, pour monotone et lassante qu'elle fût, l'éducation de Hercule
de Fleury n'a pas été aussi mauvaise qu'on a bien voulu le dire.
D'Argenson a raconté qu'un volume de Quinte-Curce resta ouvert six
mois à la même page et qu'au lieu de stimulerson élève, le bonhomme le
divertissait par des tours de carte. Les sept ou huit recueils de dictées,
copies, devoirs corrigés par le précepteur et ses adjoints, conservés à la
Bibliothèque nationale, attestent la légèreté de ce propos. Malgré Villeroy
et grâce à Fleury, Louis XV apprit avec sérieux et application son métier
de roi. Le 18 février 1720, il fut admis pour la première fois au conseil de
régence et s'y rendit dès lors régulièrement.
Il est vrai cependant qu'en grandissant, il devenait inquiet, morose,
sauvage. Douze ans et déjà misanthrope ! Fuyant le monde, haïssant la
foule, il gardait bien souvent le silence, même devant ses proches.
Singulier contraste avec la petite infante gazouillante, pépiante, tout
exubérante et pétillante de vie. Au cours d'un feu d'artifice, alors qu'elle
s'extasiait, manifestait bruyamment sa joie, son fiancé lâcha un « oui »
laconique à l'une de ces nombreuses questions. « Mais, vraiment, s'écria-
t-elle, il m'a pourtant parlé ! » A ce prince maussade, la musique, la
comédie, les ballets n'inspiraient qu'indifférence ou dégoût. Quelle corvée
que de le divertir ! Deux distractions dissipèrent quelque temps son
éternel ennui : un camp militaire en réduction, créé spécialement pour lui
à Porchefontaine, avec champ de manœuvres, et simulacre de combats,
puis des travaux de typographie ; une petite presse et des caractères de
plomb lui permirent d'imprimer quelques opuscules, notamment un
ouvrage sur les Cours des principaux fleuves et rivières de l'Europe.
Philippe d'Orléans, esprit ouvert, intelligent, aurait pu conte-balancer
l'influence néfaste du maréchal de Villeroy si la stupide malédiction de
1712 n'avait continué de peser sur lui. Le glorieux benêt montait la garde
avec une insultante insistance, faisant croire que la vie de l'enfant était
menacée. « Il portait la clé du beurre dont le roi mangeait, raconte Saint-
Simon, [...] et il fit un jour une sortie épouvantable et avec apparat parce
que le roi en avait mangé d'autre, comme si tous les autres vivres dont il
usait tous les jours, le pain, la viande, le poisson, les assaisonnements, le
potage, l'eau, le vin, tout ce qui sert au fruit n'eût pas été susceptible des
mêmes soupçons. Il fit une autre fois le même vacarme pour les
mouchoirs du roi qu'il gardait encore... » Ce comportement pesa
beaucoup dans la décision de Dubois et du Régent de l'exiler.
La moindre indisposition de l'enfant faisait jaillir les soupçons. Le 31
juillet 1721, alors qu'il assistait à la messe chantéecélébrée par le chapitre
de Saint-Germain-l'Auxerrois, le jeune roi se trouva mal. « Il est
empoisonné », clama-t-on aussitôt ! Émotion considérable ! Le cardinal
de Noailles autorisa l'exposition de la châsse de Sainte-Geneviève et les
prières des quarante heures. Les médecins étaient embarrassés car la
fièvre ne tombait pas. L'un d'eux, Jean-Claude-Adrien Helvetius (le père
du célèbre philosophe), conseilla de saigner le malade au pied et de lui
administrer de l'émétique. Ce n'était pas très original, mais deux jours
plus tard l'enfant se trouva guéri et le peuple de Paris explosa de joie :
illuminations aux fenêtres, distribution de vin clairet dans les rues, danses
à tous les carrefours. On donna des représentations gratuites à l'Opéra et
chez les Comédiens-français. Dans la France entière, les parlements, les
communautés, les collèges commandèrent des Te Deum d'action de grâce.
Les femmes des Halles, les charbonniers avec cocardes au chapeau et
tambours allèrent s'incliner devant le roi. Le 6 août, Barbier notait qu'il
n'y avait jamais eu tant de monde la nuit dans les rues de la capitale, «
jusqu'à trois heures du matin, avec des folies étonnantes, c'étaient des
bandes avec des palmes et un tambour, d'autres avec des violons ; enfin,
les gens âgés ne se souviennent point d'avoir vu pareil dérangement et
pareil tapage ». Et Louis XV n'était pourtant pas encore surnommé le
Bien-Aimé ! « Vive le roi, la Régence au diable ! » criaient les
harengères venues danser dans le jardin des Tuileries.

LE SACRE DE REIMS
Les cérémonies solennelles du sacre, qui se déroulèrent à Reims du 24
au 29 octobre 1722, permirent encore au peuple de clamer sa joie et de
s'émerveiller de la beauté de son petit prince. « On se souviendra
longtemps qu'il ressemblait à l'Amour, le matin de son sacre à Reims,
avec son habit long et sa toque d'argent, relate d'Argenson dans ses
Mémoires. Je n'ai jamais rien vu de plus attendrissant que sa figure alors ;
les yeux en devenaient humides de tendresse. »
Ces cérémonies furent marquées par la bouderie des ducs et pairs,
mécontents du dernier privilège conservé aux bâtards, celui de
représenter au sacre les anciens pairs en vertu d'un éditde 1711 dont ils
réclamaient à cor et à cri l'abrogation. La plupart d'ailleurs refusèrent de
se rendre à Reims, Saint-Simon le premier qui, plein d'amertume,
présenta au duc d'Orléans un Mémoire des prérogatives que les ducs ont
perdues depuis la Régence. Aussi, dans ses Mémoires ne s'étend-il guère
sur le sacre de Louis XV. Il ne souffle mot du décor grandiose, de la
cathédrale tendue des plus belles tapisseries de la couronne, du maître-
autel paré de drap d'argent galonné d'or aux armes de France, du dais
royal couvert de velours violet et semé de lys d'or, des cardinaux en
rochet et chape, des pairs ecclésiastiques avec leur mitre, des maréchaux
de France, des pairs laïques en drap d'or et manteau doublé d'hermine,
des Cent-Suisses, gardes de la prévôté, hérauts d'armes aux costumes
chatoyants, du cortège des grands officiers, de la nuée tourbillonnante des
chanoines, diacres et sous-diacres, ni enfin de l'enfant royal en satin
cramoisi et robe longue d'argent, portant sur la tête une toque de velours
noir garnie de plumes blanches et d'une aigrette noire. Il ne s'attarde pas
non plus sur l'arrivée de la sainte ampoule sous un dais d'argent conduit
par le prieur de Saint-Remi, le serment du roi au pied de l'autel, les sept
onctions rituelles du saint chrême, la remise solennelle au souverain de
l'épée de Charlemagne, du sceptre et de la main de justice, enfin le
couronnement proprement dit, suivi d'un lâcher de pigeons, de salves de
mousqueterie et du fracas joyeux des cloches de la ville... Non, notre
vétilleux mémorialiste ne retient que le désordre « inexprimable », la
confusion des rangs, les règles de préséance bousculées, les cardinaux et
pairs ecclésiastiques mal placés, les secrétaires d'État prenant rang devant
la plus haute noblesse de France. Il s'attache à énumérer les « indécences
», « faussetés », « dissonances », « bévues » et « fautes énormes »
ressortant des témoignages et des relations imprimées de la cérémonie, et
remarque avec ses contemporains la magnificence du cardinal Dubois qui
affichait en cette occasion un luxe tapageur. Ses équipages – trois
carrosses, trois chaises de poste et des mulets pour les bagages – étaient
drapés de velours cramoisi et frappés de ses armes. Sa suite comprenait
une trentaine de personnes : officiers, maîtres d'hôtel, courriers, Suisses,
laquais en tenue. Le jour du sacre, il prit place à la gauche du roi, avant
les cardinaux de Rohan, Bissy et Polignac, et s'installa sur une estrade
dominant l'assemblée...
Le roi quitta Reims le 30 octobre pour aller passer les fêtes dela
Toussaint à Soissons, puis, le lendemain, vint loger au château de Villers-
Cotterêts, où le duc d'Orléans le régala d'une fête somptueuse agrémentée
de bals, de concerts, de courses de bagues, de chasses au cerf et au
sanglier. Dans le parc, on avait installé des échoppes ornées de glaces et
de girandoles, devant lesquelles jouaient des saltimbanques, des
marionnettistes et des comédiens italiens. Des bijoux, des porcelaines du
Japon, de Chine et des Indes récompensaient les heureux gagnants des
loteries. Aux buffets, des serviteurs distribuaient des pâtisseries, dragées,
fruits secs et servaient café, chocolat, limonade et boissons de toutes
sortes. La Gazette énonce que l'on déboucha 80 000 bouteilles de vin et
de champagne, 8 000 flacons de vin du Rhin, 1 400 bouteilles de cidre et
de bière d'Angleterre, 3 000 flacons de liqueurs... Deux jours plus tard,
M. le Duc fit au roi les honneurs de son château de Chantilly, cherchant à
son tour à éblouir le jeune dieu par la variété des divertissements : pêche
dans l'étang, chasse au cerf, visite de la ménagerie, comédies,
illuminations et feux d'artifice...
C'est au retour de ce grand voyage que la vieille Madame prit froid et
s'alita. « Mourir, avait-elle écrit, est la dernière sottise qu'on puisse faire,
plus on la recule, mieux cela vaut ! » A soixante-dix ans passés, épaisse,
essoufflée, guettée par l'hydropisie, elle ne fut plus en mesure de reculer
cette suprême sottise. « Vous pouvez m'embrasser, dit-elle sur son lit de
mort à une dame qui voulait lui baiser la main, je vais dans un pays où
nous sommes tous égaux. » Elle chassa les médecins venus à son chevet
– tous des ignares ! –, sermonna une dernière fois son fils en pleurs en lui
rappelant « qu'il avait une âme à sauver et qu'il n'y pensait point » et
s'éteignit le 8 décembre 1722, à quatre heures du matin, veillée par les
siens. « On perd une bonne princesse et c'est chose rare », disait le
peuple. Son corps fut porté à Saint-Denis où Massillon – le seul prélat qui
avait eu le privilège de ne pas l'endormir à l'église ! – prononça l'oraison
funèbre.

LA FIN DE LA RÉGENCE

Dubois s'était mis en tête d'égaler, voire de surpasser ses


prédécesseurs. Aussi, à peine nommé Premier ministre, avait-il chargé
quelques collaborateurs de fouiller les archives des ministères, le trésor
des Chartes et de lui rapporter ce qui avait trait aux honneurs et
prérogatives réservés aux cardinaux-Premiers ministres.
Il s'aperçut que lui manquait, entre autres, la consécration du monde
littéraire et scientifique. Omission vite réparée. Le 16 octobre, le cardinal
de Rohan lui proposa un fauteuil à l'Académie française, celui du
secrétaire perpétuel André Dacier, récemment décédé. « Je leur ai
répondu, écrit Dubois, que c'était la seule dignité qui pouvait être ajoutée
à ma fortune. » Il fut reçu le 3 décembre 1721 par son vieux complice,
Fontenelle, qui le traita de « Monseigneur », contrairement aux usages.
La seule dignité qui pouvait être ajoutée à sa fortune ? Voire ! Dubois en
accepta bien d'autres ! Le 15 décembre, il remplaçait d'Argenson à
l'Académie des sciences et peu après se voyait attribuer la présidence de
cette compagnie pour l'année 1723. Pour ne pas être en reste, l'Académie
des inscriptions le nomma membre honoraire et surnuméraire...
Mais il n'est point de situation inexpugnable. A mesure que le roi
s'approchait de sa majorité, l'inquiétude gagnait Dubois et le duc
d'Orléans. Et si cet enfant qu'on disait secret et sournois en profitait pour
se débarrasser d'eux ? Villeroy, fort de l'appui discret du précepteur
Fleury et de M. le Duc, n'attendait qu'un appel de son ancien pupille pour
revenir en grâce et prendre les rênes du gouvernement. Du 3 au 5 janvier,
les leçons du Régent furent exclusivement consacrées à la lecture d'un
long réquisitoire contre le vieux maréchal. Le mémoire rédigé par Dubois
ne critiquait pas seulement son arrogance naturelle, son orgueil, mais
insistait surtout sur sa soif du pouvoir, son âpre ambition, une ambition
d'autant plus redoutable qu'elle prenait appui non pas sur la confiance du
souverain mais sur le parlement, le peuple, les halles. « Je puis encore
être nécessaire à Votre Majesté pour le maintien des alliances étrangères
et pour la restauration des finances, concluait le prince ; mais je ne
sauraishabiter en même lieu avec M. de Villeroy. Je ne suis point haineux
ni vindicatif, tout homme le sait ; mais je suis incompatible avec M. de
Villeroy, parce que M. de Villeroy est incompatible avec le bien du
royaume. » A l'issue de ces entretiens, le Régent et Dubois demandèrent
au roi sa parole de ne pas faire revenir aux affaires cet ennemi de l'État.
Le jeune garçon les regarda et ne répondit rien...
Dans le combat qu'ils livraient pour conserver leur place, les deux
hommes avaient évidemment parti lié. Dubois savait que son sort
dépendait de celui de son maître. Quant à Philippe, il avait besoin de son
ancien précepteur non pas pour conserver sa position mais pour lui
préparer le travail quotidien, s'occuper des affaires courantes, suppléer à
la nonchalance qui commençait à l'envahir. Certes, leurs relations
n'étaient pas dépourvues d'épines, mais chacun d'eux avait conscience
que leur association faisait leur force. Ils avaient besoin l'un de l'autre, un
peu comme Louis XIII et Richelieu qui s'estimaient sans vraiment
s'aimer. « Il faudrait que j'eusse perdu le sens pour devenir jaloux du
cardinal, avait avoué Philippe à Lucas Schaub. Après tout, je pourrais
encore me soutenir sans lui, mais il ne saurait se soutenir sans moi. » On
comprend que l'union de ces deux hommes complémentaires ait formé un
obstacle de taille que leurs adversaires s'efforcèrent de briser. L'un des
plus acharnés était le propre fils du Régent, le duc de Chartres, qui faisait
pression sur son père et surtout sur sa mère pour obtenir son renvoi. En
juin 1722, ce jeune sot de dix-neuf ans, qui était entré au conseil, ne
faisait pas mystère de ses ambitions. En tant que prince du sang, appelé à
prendre la Régence au cas où son père disparaîtrait, il prétendait
participer à l'éducation politique du roi et assister aux séances de travail,
comme le lui permettait sa charge de colonel général de l'infanterie. Il
avait déclaré à la cantonade que si son père l'obligeait à travailler avec
Dubois il n'irait que pour l'insulter. Il racontait aussi que l'action la plus
pénible de sa vie avait été de lui faire son compliment lors de son
élévation à la pourpre. De se voir des ennemis jusque dans la famille du
roi tourmentait d'autant plus Dubois qu'à chaque fois qu'il en parlait au
duc d'Orléans, celui-ci traitait la chose à la légère. « Mon fils n'est qu'un
enfant ! » répétait-il.
Au début de février, Louis XV tomba subitement malade. Il eut une
forte fièvre et des plaques rouges envahirent son corps. Qu'avait-il donc ?
Était-ce la petite vérole ? Un empoisonnement? L'émotion étreignit la
Cour et avec elle ressurgirent les rumeurs venimeuses. Certains
n'hésitaient pas à raconter une histoire d'hostie empoisonnée que le jeune
souverain aurait reçue le jour de la Purification. Le 10, malgré la purge et
la saignée, l'état de l'enfant s'améliora. Le Régent poussa un soupir de
soulagement.
Étant né le 15 février 1710, Louis XV entra le 16 février 1723 dans sa
quatorzième année, l'âge de la majorité pour les rois. Le matin de ce jour-
là, raconte le duc d'Antin, « M. le duc d'Orléans vint au réveil du roi. Il
n'y avait que M. le Duc, M. le duc de Tresmes et moi. Il dit à Sa Majesté
qu'il venait lui remettre le soin de l'État qu'il avait bien voulu lui confier,
qu'il avait le bonheur de le lui rendre tranquille en dehors et en dedans ;
qu'il avait fait de son mieux, et continuerait toute sa vie ses services avec
le même zèle et la même affection ; et qu'il était présentement le maître
absolu. Le roi ne répondit rien, car il ne répond rien à personne ; il fut
même assez sérieux dans son lit ; mais quand il fut levé et retiré dans son
cabinet, il parut fort gai et content. Une puce l'incommodait ; M. de
Fréjus lui dit : " Sire, vous êtes majeur, vous pouvez ordonner sa
punition. – Qu'on la pende ", dit-il ».
Il n'y eut ni révolution ni surprise. Le roi conserva son précepteur et
son gouverneur. Il maintint le duc d'Orléans à la tête du gouvernement et
Dubois dans ses fonctions de Premier ministre. De nouvelles lettres de
cachet confirmèrent l'exil de Villeroy, du chancelier Daguesseau et du
duc de Noailles. Quant au turbulent duc de Chartres, il fut prié de
renoncer à sa charge de colonel général de l'infanterie française.
Le lit de justice tenu au Palais le 22 février ne fut que pure formalité.
Quelques mots du duc d'Orléans et du garde des Sceaux, quelques
compliments ou échanges de solennelles banalités et l'acte proclamant le
roi majeur fut enregistré. Dubois s'était gardé de venir, car les ducs,
outrés de la cérémonie du sacre, avaient juré de sortir en corps s'il osait
entrer.
L'administration du royaume, telle qu'elle fonctionnait du temps de
Louis XIV, fut alors rétablie. Le conseil d'En-Haut remplaça le conseil de
régence avec, autour du roi, le duc d'Orléans, Dubois et Fleury. Le
conseil de Marine fut supprimé et Maurepas, secrétaire d'Etat sous la
tutelle de M. de La Vrillière, reçut ce département. La Vrillière lui-même
restait secrétaire d'Etat à la Maison du roi ; Claude Le Blanc conservaitle
département de la Guerre et Charles Fleuriau de Morville sa charge de
secrétaire d'État sans fonction. Le conseil des Finances se composait des
membres du conseil d'En-haut, du garde des Sceaux Fleuriau
d'Armenonville, et du contrôleur général Dodun. Le conseil des
Dépêches réunissait le duc d'Orléans, les princes du sang, Dubois et les
quatre secrétaires d'État. Bien entendu, ces conseils n'avaient plus rien à
voir avec les « ministères collégiaux » de la polysynodie. C'étaient,
reconstitués, les organes traditionnels du pouvoir. La Régence finissait
par une restauration.
Sur ce pouvoir, préservé pendant la minorité, le cardinal veillait
jalousement. Afin d'isoler davantage le roi, il supprima la plupart des «
grandes entrées » que le Régent dans sa mansuétude avait accordées aux
solliciteurs, et se fit reconnaître le droit de voir le souverain à tout
moment. A l'égard des bâtards, il menait un subtil jeu d'équilibre. Le
comte de Toulouse, aimé du Régent, aurait pu devenir dangereux : il
perdit la présidence du conseil de Marine sans aucune compensation et se
retira à Rambouillet. En revanche, le duc du Maine, qui gémissait à
Sceaux sur une infortune imméritée, fut rétabli dans ses honneurs à
l'exception de son droit à la couronne. L'édit du 26 avril 1723, point final
de la querelle des princes légitimés, consacrait le « rang intermédiaire »
des bâtards, après les princes du sang mais avant les ducs et pairs. Le
retour en grâce du duc du Maine n'était qu'une opération tactique qui
permettait, selon l'expression de Nicolas-François Rémond, le
collaborateur de Dubois, de dresser une « contre-batterie » à l'ambition
grandissante de M. le Duc.
Au reste, Dubois ne cherchait nullement à entrer en conflit avec le
descendant du Grand Condé. Qui sait ce que l'avenir peut réserver ? En
tout cas, leurs intérêts se rencontrèrent pour éliminer du pouvoir le
secrétaire d'État à la Guerre, Claude Le Blanc. Voici les faits.
En avril 1722, on avait retiré de la Seine, non loin de Marly, le corps
percé de deux coups de poignard de Sandrier de Mitry, receveur général
des finances de Flandre et proche collaborateur de Gérard-Michel de La
Jonchère, trésorier de l'extraordinaire des guerres. Ce crime mystérieux
passionna l'opinion. Bientôt le bruit courut que Le Blanc et La Jonchère
avaient détourné des sommes vertigineuses des caisses de l'extraordinaire
des guerres et qu'ils avaient fait disparaître le malheureuxMitry, témoin à
charge de leur malversation. En septembre 1722, un état des dettes du
secrétariat d'État à la Guerre, établi par Le Blanc à la demande de
Dubois, jeta l'alarme. Le déficit était de 50,8 millions de livres, soit
beaucoup plus que le montant de la subsistance des troupes pendant une
année. Le cardinal chargea aussitôt les frères Pâris, et plus
particulièrement Pâris-Duverney, de lui présenter un mémoire sur ces
dépassements. Le Blanc prit très mal ce contrôle. « J'ai vérifié les états
des trésoriers, dit-il au duc d'Orléans, ils sont justes, et, si les trésoriers
sont coupables, je le suis aussi. » Les frères Pâris protestèrent à leur tour,
et l'on dut confier l'instruction de l'affaire à une commission présidée par
le maréchal de Villars. Le dépouillement des comptes de La Jonchère
confirma les soupçons. Il fut arrêté le 27 mai 1723 à une heure du matin
et conduit incontinent à la Bastille. Pour se disculper, il chargea Le Blanc
et son ami Belle-Isle, les accusant tous deux d'avoir puisé dans les caisses
pour leur propre compte.
Philippe d'Orléans qui appréciait Claude Le Blanc, neveu du maréchal
de Bezons, collaborateur poli, serviable, diligent et grand travailleur,
aurait aimé lui conserver sa protection. Mais le secrétaire d'État se
trouvait dans une situation difficile, en butte à une double attaque : d'un
côté celle de Dubois, protecteur des frères Pâris, qui voyait dans
l'éviction de cet ami fidèle du Régent le moyen de renforcer son autorité
sur un secteur clé qui lui avait toujours plus ou moins échappé, l'armée ;
de l'autre, M. le Duc, dont l'acharnement n'avait d'autre raison que la
haine portée à Le Blanc et à Belle-Isle par sa maîtresse, Mme de Prie,
haine qui trouvait son origine dans la passion des deux hommes pour la
mère de cette déesse jalouse, Mme Berthelot de Pléneuf.
Dans un conseil qui se tint à Meudon, Philippe exprima ses réticences
à exiler Le Blanc qui lui avait rendu tant de services éminents,
notamment durant la crise du Système. « Monseigneur, coupa Dubois, il
ne s'agit pas ici des services particuliers rendus à Votre Altesse Royale, il
faut préférer le bien public. » Le 1er juillet, Le Blanc fut prié de
démissionner et de se retirer à Doué-en-Brie, près de Coulommiers. Il fut
remplacé par François-Victor de Breteuil, intendant de Limoges. Quinze
jours après, le comte de Belle-Isle fut décrété d'ajournement personnel. Il
sera quelques mois plus tard jeté à la Bastille ainsi que son ami Le Blanc.
Dubois était devenu le maître incontesté de l'État. C'était, dira Saint-
Simon, grand lecteur de l'Apocalypse, le « règne absolu de la Bête ».
Malgré sa santé chancelante, ce petit homme, au cerveau toujours en
ébullition, continuait de travailler avec acharnement. Il s'usait au labeur
quotidien par sa manie de tout voir, tout lire, tout écrire, de centraliser et
monopoliser les dossiers sans jamais rien déléguer. Les demandes de
grâces ou d'emplois, la feuille des bénéfices, les projets de dépenses, les
mémoires des ministres, les rapports des ambassadeurs ou des simples
chargés d'affaires, les missives des intendants, tout devait impérativement
passer sous son regard inquisiteur avant d'être soumis pour approbation
au duc d'Orléans et au roi. Ce qui était encore concevable au siècle
précédent – témoin la fureur paperassière d'un Louvois – ne l'était plus
guère à cette époque d'intense activité administrative. A sa mort, on
retrouvera d'ailleurs dans le désordre de ses dossiers quantité de dépêches
non décachetées... Cette folie de vouloir embrasser le monde à lui seul
non seulement isolait le duc d'Orléans, réduit à n'exercer qu'une
magistrature symbolique, mais entravait aussi le bon fonctionnement de
la machine bureaucratique.
Au milieu de cette activité tourbillonnante, Dubois ne perdait pas le
sens de ses intérêts ni celui de sa famille. Il avait acheté un bel hôtel
particulier à Paris, l'avait meublé avec la bibliothèque de Law et y avait
installé son frère aîné, Joseph, promu successivement secrétaire de
cabinet, secrétaire des commandements de la jeune infante et directeur
général des Ponts et Chaussées. Et avec quelle âpreté recherchait-il de
nouveaux bénéfices ! Il cumulait les revenus de 6 abbayes : Airvaux,
Saint-Just-enChaussée, Nogent-sous-Coucy, Bourgueil, Cercamp,
Bergue-Saint-Vinoc. Ce n'était pas suffisant, Richelieu en avait eu 22 !
Depuis plusieurs mois, il en convoitait une septième, l'une des plus riches
de France, Saint-Bertin, qui rapportait près de 100 000 livres de rente.
Cette abbaye n'étant plus en commende aurait dû être dirigée par un abbé
régulier. Qu'à cela ne tienne ! Le rapace fit intervenir auprès du pape
l'abbé de Tencin et le duc d'Orléans lui-même. Et, en juin 1723, il ajouta
ce nouveau fleuron à sa couronne. C'était moins de deux mois avant son
décès.

LA MORT DE DUBOIS
Au début de janvier 1723, la santé du cardinal s'était singulièrement
aggravée. Le 14, il avait eu une défaillance en plein conseil. En février,
un accès de fièvre l'avait immobilisé au lit. En avril, passant la revue de
la maison du roi, il n'avait pu dissimuler davantage le mal secret qui le
rongeait. On l'avait vu à cheval faire des contorsions et des grimaces qui
amusèrent follement le public. Le malheureux se tordait de douleur, car
l'abcès qui s'était formé au col de la vessie venait de se rompre. Pour
lutter contre le mal, il prit du quinquina, suivit un régime lacté, se fit
expédier des eaux de Barrège, de Bristol, réputées contre le diabète et la
gravelle.
Il n'en continuait pas moins son activité débordante. Il voulut assister
aux réunions de la Compagnie des Indes réorganisée sous sa protection et
– suprême honneur – se fit offrir par Mgr de Vintimille, archevêque
d'Aix, la présidence de l'assemblée générale du clergé, réunie au couvent
des Grands-Augustins, où il vint prononcer un discours. La maladie
l'avait rendu plus irascible, plus grossier que jamais. Toujours impatient,
il tempêtait contre valets et commis, lançait des jurons en agitant
fébrilement sa petite sonnette d'argent. Ainsi, Mme de Feuquières fut-elle
accueillie par ces mots : « Je suis accablé d'affaires et il faut encore que
des putains viennent m'embarrasser ! » Mme de Montauban eut droit à un
« Madame, allez vous faire f... ! » Les plus hauts dignitaires de l'Église
n'échappaient pas à ses jurons : le cardinal de Gesvres fut un jour
congédié « dans les termes les plus sales ». Mais, toujours avide de
gloire, il commanda son portrait à Lefebvre et à Rigaud : le voici tel
qu'en lui-même, le visage émacié, griffé de rides, le sourcil épais, le
regard insinuant et plein de vie, la lèvre un peu charnue, le sourire
ironique où flotte une ombre de scepticisme. On dirait Voltaire âgé.
Les voyages en carrosse de Versailles à Paris le faisaient hurler à
chaque cahot de la route. Aussi, par commodité, s'installa-t-il dans
l'ancien appartement du Grand Dauphin au château de Meudon, plus
proche et d'accès plus aisé. Au début de juin, sous prétexte de faire curer
le grand canal et d'entreprendre quelquesréparations à l'intérieur du palais
de Versailles, il y fit venir le roi et la Cour. Tout gravitait ainsi autour de
Son Eminence et vivait au rythme de sa maladie. Le 26 mai, le chargé
d'affaires anglais, Crawford, informait lord Carteret que le Premier
ministre était remis de sa crise mais qu'il fallait d'ores et déjà travailler à
sa succession afin d'empêcher le retour aux affaires de Torcy – « notre
ennemi mortel », disait-il. En juin, Mathieu Marais note : « Le cardinal a
toujours son mal ; il jette du pus par les urines. » Son état empira au long
du mois de juillet. Il eut à plusieurs reprises de violents malaises et à la
fin dut garder le lit. Il se nourrissait à peine, mais conservait sa lucidité.
Au président Hénault, venu lui rendre visite, il parla des mérites
comparés de Richelieu et de Mazarin, ses deux modèles, et trouva la
force de sourire et de plaisanter. « Je remarquai, écrit son visiteur, qu'il
prit son pot de chambre cinq ou six fois, et, quoique je l'observasse fort, il
ne parut aucune altération sur son visage. » Le 6 août, il était si mal en
point que le duc d'Orléans accepta de tenir le conseil dans sa chambre.
Cependant, le public se gaussait de sa maladie que l'on attribuait
complaisamment à ses « vices ». L'avocat Barbier parlait des suites «
d'une vérole invétérée ». Boudin, son médecin, ayant annoncé que sa
vessie était toute percée, l'impertinent Nocé, de son exil, lui répondit : «
Vous ne me ferez pas accroire que les vessies sont des lanternes. »

Pour calmer ses douleurs, le malheureux prenait du pavot. Mais Chirac


et son chirurgien, La Peyronie, furent bientôt plongés dans les plus vives
inquiétudes. On redoutait la « cangrène », comme on disait alors. Il fallait
d'urgence nettoyer l'abcès par incision. Avant de s'y résoudre, Dubois
demanda à être transporté à Versailles. A cet effet on aménagea un de ces
grands carrosses qu'on appelait – funeste présage ! – « corbillards ». On
installa le malade sur des matelas suspendus par des cordes pour lui
éviter le moindre soubresaut. Le convoi avança au pas, suivi de ses gens
en livrée, de ses aumôniers, de ses médecins et chirurgiens.
Il arriva à destination le 9, par une chaleur suffocante. Le père
Germain, des Récollets de Versailles, vint lui proposer les derniers
sacrements. Son Éminence pesta. Que diable, rien ne presse ! « Ne savez-
vous pas qu'il y a un cérémonial pour recevoir le viatique aux cardinaux,
allez vous informer de ce que c'est, et puis après nous verrons. » Le brave
religieux, quin'avait de sa vie entendu parler de pareil cérémonial, sortit
de l'entretien fort marri.
Le duc d'Orléans, averti par Chirac de l'état désespéré du patient, arriva
à Versailles sur les trois heures et demie. « Vous n'avez guère de
courage ! » lança-t-il à son Premier ministre qui ne voulait plus entendre
parler d'opération et vouait les médicastres au feu de l'enfer. « J'en ai
contre toute autre chose que la douleur mais je ne saurais me déterminer
à ce qu'ils veulent me faire ! » Le prince sortit de sa chambre les larmes
aux yeux, atterré par les progrès du mal. La Peyronie lui répéta que le
seul espoir de le sauver était de l'opérer d'urgence et encore ne pouvait-il
jurer de rien. Philippe revint au chevet du moribond, le conjura d'accepter
et arracha enfin son consentement. Alors, trois ou quatre apprentis
barbiers lui sautèrent dessus et l'immobilisèrent tandis que La Peyronie,
assisté de Mareschal, premier chirurgien du roi, et de Thibaud, chirurgien
de l'Hôtel-Dieu, s'approcha avec son scalpel. L'intervention – pratiquée
bien entendu sans anesthésie – ne dura que quelques minutes. Dubois
hurlait comme un possédé. Soudain, dans le ciel, on entendit un violent
coup de tonnerre. La Peyronie, qui avait peu confiance en son art,
murmura : « Nous sommes perdus ! » Le confesseur ordinaire de Son
Éminence courut aux nouvelles : « Mon père, lui confia le praticien, il a
plus besoin de vos prières que de nos remèdes. » Lucas Schaub, le
ministre anglais, voulait croire au succès. « Il fallut ouvrir tout le canal de
la verge jusqu'à l'orifice de la vessie mais comme l'abcès se trouva
entièrement hors de la vessie et que toutes les chairs étaient vives on
conçut assez d'espérance. » Malheureusement, quand on enleva le
premier « appareil » – c'est-à-dire le premier pansement – on constata que
la gangrène s'était installée. Le président Hénault revint à Versailles le
lendemain, 10 août. « J'y trouvai, écrit-il, le cardinal couché à plat et
râlant entre deux valets de chambre qui lui soutenaient la partie où on lui
avait fait l'opération, un apothicaire qui lui tenait une cuiller dans la
bouche et un prêtre en surplis qui priait Dieu devant un crucifix. » Vers
quatre heures et demie, Dubois expira. C'était un an jour pour jour et
presque heure pour heure après l'arrestation de Villeroy. Le soulagement
fut général. Sous les injures du petit peuple il fut inhumé dans la crypte
des chanoines de l'église Saint-Honoré, près de l'autel du chœur...
Dubois ! Que de passions son nom n'a-t-il pas suscitées !Ses
contemporains en ont fait un personnage immonde, un taré affublé de
tous les vices : prêtre marié en secret, prélat impie et blasphémateur,
diplomate vendu aux Anglais, voire aux Autrichiens pour une pension
colossale que Saint-Simon a même chiffrée à 40 000 livres sterling (960
000 livres tournois), chevalier de l'« ordre de la Manchette » (sodomite)...
Si on laisse de côté les calomnies sans fondement, fut-il à tout prendre
plus amoral qu'un Richelieu, plus rapace qu'un Mazarin, plus cynique
qu'un Louvois ? L'allée du pouvoir a-t-elle jamais été considérée comme
un chemin de vertu ? En réalité, ce qu'on lui reprochait surtout ce n'était
ni ses prétendues débauches ni son avidité insatiable ni son
machiavélisme ni son esprit de brigue ni même son athéisme, réel ou
supposé ; c'était d'être un homme de basse extraction qui n'aurait jamais
dû sortir de la tourbe plébéienne où il était né. Passe encore que Louis
XIV ait élevé des commis d'obscure bourgeoisie, on ne pouvait protester.
Mais avec la Régence, tout était différent, du moins tout aurait dû l'être.
On sent là contre l'homme de Brive comme une haine frémissante, non
pas la haine médiocre des envieux, mais une haine collective, la volonté
de rejet de toute une société qui se sent obscurément solidaire et pour qui
l'ascension sociale ne peut se faire que par une lente émergence familiale
étalée sur plusieurs générations. Créature sortie du néant, Dubois avait le
malheur de ne pas appartenir à ce monde, un monde clos, aux mailles
étroites où les mentalités et les rapports entre individus sont dominés par
les liens de parentèle et de clientèle. Avec ce parvenu qui ne lui
ressemblait pas, la vieille France eut peur d'être dépossédée de son
pouvoir en un temps où elle espérait au contraire l'affermir. Voilà
pourquoi Dubois fut rejeté, honni, sali, dégradé.
1 Michel ANTOINE, op. cit.
2 Archives nationales, Reg. U 365.
3 Archives des Affaires extérieures, France – Mémoires et documents, vol. 1252-1253 ;
Bibliothèque nationale, Manuscrits français, 25135 et Nouvelles acquisitions françaises, 9735.
4 Bibliothèque nationale, Manuscrits Clairambault, 529.
CHAPITRE V

L'absolutisme et la Régence

QU'EST-CE QUE L'ABSOLUTISME ?

Si étonnant que cela puisse paraître, la minorité du règne de Louis XV


a constitué l'une des périodes de notre histoire où l'absolutisme s'est
déployé avec le plus d'ampleur. Absolutisme ? Terme ambigu, qui appelle
immédiatement des réserves si on le prend dans son sens éthymologique,
terme malaisé à comprendre dans sa version d'Ancien Régime, surtout à
notre époque qui a connu les formes les plus accomplies de perversion du
pouvoir. Essayons d'en cerner la signification. Ce n'est assurément pas le
despotisme à la mode orientale, où rien ne compte ni ne résiste aux
caprices des gouvernants, encore moins le totalitarisme de certains États
contemporains, fondé sur l'endoctrinement idéologique et le
conditionnement des masses, coupées de leurs racines profondes. Serait-
ce alors un « régime fort » ? Pas même ! Que l'on songe à l'impuissance
congénitale de la royauté à se faire obéir spontanément de ses sujets, à
son administration centrale squelettique, affaiblie par le principe de la
vénalité des offices qui privait le pouvoir de la faculté de recruter lui-
même la plupart de ses agents, que l'on songe encore au désordre de ses
finances, à son système fiscal en partie affermé à des traitants et à des
compagnies privées. Rien de commun, par conséquent, entre cette
situation de faiblesse chronique et notre État puissant, Léviathan
monstrueux mais reconnu par tous les citoyens et fondé sur des bases
juridiques simples mais solides. Aucune comparaison non plus avec notre
bureaucratie tentaculaire fortede plusieurs centaines de milliers de
fonctionnaires ou notre administration fiscale rigoureuse.
Qu'est-ce alors que l'absolutisme ? On pourrait le comparer à une
volonté de centralisation, un effort unificateur venu du sommet, une
tension pour faire régner l'ordre dans une société aux rouages
enchevêtrés, foisonnante de forces centrifuges – coutumes locales,
privilèges sociaux, féodalités de toutes sortes –, une lutte sans cesse
renouvelée contre le chaos menaçant. En ce sens, il fut la grande idée des
Bourbons, voire des Capétiens dans leur ensemble. Clef de voûte d'un
édifice disparate et mal cimenté qui s'effondrerait rapidement sans cette
énergique pression venue du sommet, il se confond avec l'État en action,
face à la diversité de la société, à la raison d'État face au morcellement
féodal, à la multiplicité des intérêts, à la bigarrure des coutumes, au
dédale confus des privilèges et des dérogations locales. N'oublions pas
aussi que les dimensions du royaume se trouvent dilatées par la lenteur
des moyens de communication : l'acheminement d'une lettre pour Lille
demande deux à trois jours. Pour Marseille, il faut une semaine.
Au total, la Régence marque un progrès de l'autorité royale, mieux
acceptée dans les provinces que sous le règne précédent. Car le pouvoir a
fini par user les môles de résistance et ne rencontre plus les obstacles qui
au XVIIe siècle entravaient encore la marche du centralisme. Les grands,
la noblesse sont matés, domestiqués, les insurrections provinciales ont
disparu. Les timides mouvements d'opposition comme la grogne des gens
de robe, la querelle des princes légitimés et des ducs, la cabale de la
petite duchesse du Maine ou la conspiration de Pontcallec n'ont été que
l'écho affadi des grandes controverses et des passions d'autrefois. La
France de 1720 apparaît plus unie qu'à la mort de Mazarin ou de Colbert.
On est passé brusquement d'une monarchie militaire s'épuisant dans les
jeux de la guerre à une monarchie administrative qui, libérée de toute
entrave intérieure, a pu se déployer avec une ampleur et une intensité
jamais connue jusque-là. Comme l'a souligné Robert Mandrou, le XVIIIe
siècle n'a pas été seulement le siècle de la « raison » des philosophes et
des encyclopédistes mais aussi celui de la raison du prince, de la raison
d'État1.
La monarchie française n'a pas pour autant changé de nature. Elle
reste, avec ses traditions, ses pesanteurs et ses archaïsmes médiévaux, la
monarchie de droit divin guidée par la Providence. Il ne sera pas question
sous la Régence de « despotisme éclairé », cette forme froide et laïcisée
de l'État, expérimentée par Frédéric II à Berlin, Catherine II à Moscou,
Kaunitz à Vienne, Pombal à Lisbonne, qui combine, comme l'a souligné
François Bluche, le climat des Lumières, la forme politique du Grand
Siècle et les acquis économiques de l'Angleterre.
Non seulement l'autorité de l'État s'est renforcée, mais également sa
puissance. La polysynodie n'a été qu'un intermède. L'administration
louisquatorzienne s'est reconstituée d'abord autour du contrôle général,
des secrétariats d'État aux Affaires étrangères, à la Guerre et à la Maison
du roi, ensuite autour du Premier ministre. Cette administration a gagné
en cohésion grâce à un corps de gestionnaires de grande qualité dont
Michel Antoine a dressé le minutieux répertoire : intendants, conseillers
d'État, maîtres des requêtes. Dodun, Amelot de Gournay, Bignon de
Blanzy, Le Pelletier des Forts, d'Angervilliers, d'Ormesson, Harlay-Cély
et beaucoup d'autres préfigurent nos modernes technocrates par leur
compétence et leur froide passion du pouvoir2. L'oeuvre accomplie en
province par les intendants, en lutte contre les tyranneaux locaux, les
oligarchies municipales, les parlements ou les états mériterait plusieurs
monographies. Période de remise en ordre, la Régence fut aussi celle de
la réorganisation de l'administration militaire (l'ordonnance de septembre
1719 sur la construction des casernes), du corps de la maréchaussée
(création de trente compagnies par l'édit de mars 1720) et des Ponts et
Chaussées.
En termes d'effectifs, l'État de la Régence ne représente sans doute pas
beaucoup plus que les 230 000 personnes de 1665, un office pour 10 km2
et 380 habitants, selon les estimations de Roland Mousnier. Mais son
pouvoir s'est consolidé, ses moyens démultipliés.
L'absolutisme se fait sentir aussi dans le domaine économique où, se
superposant à un corporatisme déjà étroit et stérilisant, une administration
tatillonne maintient sur le commerce et l'industrie sa tutelle oppressive.
Le colbertisme, destiné audépart à servir de tuteur à des entreprises
nouvelles fragiles comme de jeunes pousses, a perduré et s'est mué en
étatisme insupportable avec ses règlements généraux, ses armées
d'inspecteurs et l'ordinaire de l'appareil répressif : carcan, pilori, prison,
galères... Chaque marchandise ou matière première fait l'objet d'arrêts
minutieux, étourdissants de détails, qu'il faut scrupuleusement respecter.
La qualité des fils et des laines à employer dans les tissages, des chiffons
dans l'industrie du papier, la nature du poil des animaux pour la
confection de chapeaux, les importations d'indienne, la dimension des
fourneaux de forestier, tout est réglementé... Ce corset est d'ailleurs admis
sans trop de protestations, car bien rares sont les capitaines d'industrie
prêts à se lancer dans le libre jeu de la concurrence intérieure ou
internationale. Le principal souci de ces industriels frileux est plutôt de se
faire accorder des avantages fiscaux et le monopole de fabrication qui
entraîne le qualificatif prestigieux de « royal » accolé à leur manufacture.
L'absolutisme du pouvoir répond à l'attente servile de la lettre patente.
C'est moins vrai en d'autres cas. Les prix au détail demeurent étroitement
contrôlés. Le commerçant soupçonné de friponnerie est vite conduit au
Châtelet et sa boutique murée. Le Code Michaud, vieux de près d'un
siècle, reste en vigueur : ouvriers, apprentis ou compagnons n'ont pas le
droit d'assemblée ni d'association. Le chômage et la crise des salaires
après 1720 feront d'ailleurs éclater des mouvements de révolte de type
pré-syndical (Abbeville, Lyon, Sedan...).
Mais c'est dans le domaine des libertés individuelles que la notion
d'absolutisme prend sa connotation péjorative habituelle. Dans ce sens-là
aussi la Régence fut une période absolutiste. Débarrassons-nous, une fois
encore, des stéréotypes et des lieux communs. Cessons de l'opposer au
règne de Louis XIV en la dépeignant sous les couleurs d'un libéralisme
doucereux et d'un régime bon enfant. Quelques exemples de l'aspect «
policier » du régime suffiront à nous convaincre.

JUIFS ET PROTESTANTS

Certes, au XVIIe et au XVIIIe siècle, la condition des Juifs s'était


sensiblement améliorée par rapport au Moyen Age, mais, suspectés et
tenus à l'écart, ils gardaient encore un statut particulier. La communauté
juive du Sud-Ouest, d'origine espagnole ou portugaise, était la mieux
traitée. En 1716, l'intendant de Bordeaux conseillait de ne point trop la
pressurer fiscalement de peur de la voir quitter le royaume, « ce qui
porterait un grand préjudice au commerce ». En revanche, les Juifs
d'Alsace, réputés usuriers, étaient beaucoup moins bien acceptés. Un arrêt
du 9 juillet 1718 fixait à 480 le nombre de familles juives autorisées à
vivre à Metz, astreignait leurs membres à porter la rouelle jaune et à
payer des redevances spécifiques.
Plus précaire encore était la situation des huguenots. On sait que l'édit
d'octobre 1685 révoquant l'Édit de Nantes avait interdit tout exercice du
culte protestant. La déclaration du 8 mars 1718 allait bien au-delà. Elle
considérait les religionnaires restés en France comme membres de fait de
la religion catholique, les obligeait à élever leurs enfants dans cette foi et
à recevoir en cas de maladie grave les sacrements de l'Église sous peine
de galères et de confiscation des biens. En fait, malgré l'interdiction
officielle de toute cérémonie, malgré la disparition presque complète des
pasteurs, la résistance des huguenots se poursuivait par la pratique
domestique ou par des réunions clandestines.
En arrivant au pouvoir, le duc d'Orléans aurait aimé améliorer leur sort
et cesser les persécutions dès lors qu'ils ne troublaient pas l'ordre public.
Aux sollicitations des protestants, il répondit « qu'il espérait trouver dans
leur bonne conduite l'occasion d'user de ménagements ». Le cardinal de
Noailles, venu au contraire réclamer un renforcement des mesures de
coercition, eut droit à cette réplique : « Cela était bon, Monseigneur, sous
l'autre règne ; mais dans celui-ci il semble qu'on doive plutôt penser à les
convertir par la raison. »
Voulut-il aller plus loin, rappeler les protestants émigrés, rétablir l'Édit
de Nantes ? Beau programme pour celui qui aimait à se comparer au roi
Henri. Cependant, il n'osa jamais rien faire en ce sens, de crainte de
soulever le royaume. Carjansénistes et « constitutionnaires » ne
s'accordaient que sur ce point : les parpaillots étaient des hérétiques
voués à l'enfer. Sa mère et l'ambassadeur Stair le pressaient de gracier
tout au moins quelques « galériens pour la foi ». Le 8 octobre 1715,
Madame mandait à sa tante : « En cachette, j'ai sollicité pour les pauvres
galériens. On m'a fait des promesses, ce que mon fils a fait pour plaire au
roi d'Angleterre. » A l'automne de 1716, 69 d'entre eux dont le courageux
baron de Salgas virent leurs fers rompus. 69 sur 1 200 ou 1 500 ! Mesure
timide, vite oubliée et qui ne réglait rien. C'était moins d'ailleurs que
n'avait obtenu de Louis XIV la reine Anne en 1713 et 1714.
D'autres motifs poussèrent Philippe à rechercher l'apaisement.
Craignant les intrigues d'Alberoni pour soulever les réformés du Midi, il
prit contact avec un pasteur influent retiré en Hollande, Jacques Basnage.
Celui-ci le mit en rapport avec un jeune prédicant du Vivarais, Antoine
Court, qui avait restauré le culte clandestin du désert et organisé plusieurs
synodes et consistoires dans les Cévennes et le Bas-Languedoc. Court
donna toute assurance à l'émissaire du Régent : seul le retour des
persécutions pourrait provoquer un nouveau soulèvement armé.
Cette période de tolérance fut de courte durée. Bientôt la répression
reprit. Tout dépendait en fait des autorités de la province, de l'état d'esprit
de l'intendant ou du gouverneur. Dès 1716, à Molières, près d'Anduze, il
y eut une fusillade et dans la région de Valence et en Languedoc,
plusieurs arrestations. Une cinquantaine de femmes furent enfermées à
Carcassonne et à la tour de Constance à Aigues-Mortes. Vingt-quatre
hommes rejoignirent la chiourme. L'année suivante, en Dauphiné, on
signala plusieurs maisons rasées et l'installation de garnisaires. En 1719,
la renaissance protestante dans le Poitou fut durement réprimée : quatre
hommes exécutés, dont un sous les yeux de sa femme et de ses enfants,
d'autres expédiés aux galères. En 1720 et 1721, divers incidents à La
Baume de Fades, Castres, Saint-Hippolyte, Saint-André de Valborgne
entraînèrent encore des peines de galères, des incarcérations à la tour de
Constance, à la citadelle de Montpellier, des réclusions de femmes dans
des couvents, des déportations en Louisiane.
Persécuté, coupé de ses ministres et de ses prédicateurs naturels, le
protestantisme était menacé de déviations ou de schismes par des
prophètes, des inspirés qui voulaient l'entraîner sur lechemin du
fanatisme. Une étrange secte installée à Montpellier, les multiplicants, se
sépara ainsi de l'orthodoxie calviniste. Une quinzaine de ses membres
furent arrêtés et jugés : quatre condamnés à mort, quatre à la prison
perpétuelle, les autres aux galères.
Le Régent intervenait de temps en temps, mais ses gestes étaient
timides et limités. Ainsi fit-il relaxer quelques protestants qu'on avait
arrêtés à la sortie d'un culte à l'ambassade d'Angleterre, malgré l'avis
défavorable du conseil de Conscience. En 1720, plusieurs condamnations
aux galères ayant été prononcées à La Rochelle, le secrétaire d'État
Craggs alerta l'ambassadeur Sutton et celui-ci entreprit aussitôt le siège
du duc d'Orléans qui hésitait à revenir sur cette décision de justice. « J'ai
insisté au moins trente fois », écrit Sutton. Le 29 novembre, enfin,
Philippe signa leur ordre de mise en liberté, malgré l'opinion défavorable
de son entourage. En 1722, Sutton lui présenta une nouvelle liste de
protestants condamnés « au Mississippi pour crime d'assemblée ».
Dubois s'opposait farouchement à la clémence, mais le Régent signa
l'ordre d'élargissement.

DU « GRAND RENFERMEMENT » AU GRAND DÉPART

Que la thèse bien connue de Michel Foucault sur le « grand


renfermement » des pauvres ait été excessive et systématique, comment
le contester. Jamais, même dans ses aspects les plus sinistres, l'Ancien
Régime n'a atteint la rigueur implacable, scientifique des totalitarismes
modernes. Il n'en reste pas moins qu'au début du XVIIIe siècle
l'assimilation entre « classe pauvre » et « classe dangereuse » est déjà
faite et que, comme l'a bien noté Jean-Pierre Gutton, « une idéologie
nouvelle de l'enfermement s'oppose à la théologie ancienne de l'aumône
»3. Une ordonnance de 1716 ira jusqu'à interdire à Paris la mendicité,
menaçant de peines sévères celui qui serait surpris à faire la charité !
Pour se débarrasser des loqueteux, clochards et autres « gens sans aveu
» qui fournissent les gros bataillons de la délinquance, le meilleur moyen
n'était-il pas de les interner ? Une ordonnance de novembre 1718 décidait
le recensement et l'arrestation des vagabonds. Dès la fin du règne de
Louis XIV, on allait bien au-delà de la notion d'errance. C'étaient en fait
tous les marginaux, les anormaux, les déviants – homosexuels, libertins,
prostituées, épileptiques, invalides – qui se trouvaient menacés de
réclusion perpétuelle.
Hôpitaux généraux, maisons de force, dépôts de mendicité couvrirent
peu à peu la France. De 1 400 âmes en 1661, la population de Bicêtre
était passée à 2 000 en 1720. A cette époque, plus de 4 000 filles
enceintes, folles, libertines, aveugles ou estropiées, vêtues de tirelaine et
chaussées de gros sabots se serraient dans les locaux de la Salpêtrière,
couchant à quatre ou cinq par lit. L'entassement était à son comble. D'où
l'idée de la déportation en Louisiane. C'était faire d'une pierre deux
coups : d'un côté, on débarrassait la métropole de ces indésirables, de
l'autre on peuplait une contrée déserte vers laquelle Law, en dépit de ses
méthodes persuasives, n'était pas parvenu à envoyer suffisamment de
volontaires. Le 10 mars 1719, les magistrats furent priés de condamner à
la relégation « aux isles de Mississipy » ceux qu'ils avaient l'habitude
d'envoyer aux galères. Bientôt, on vit des parents venir dénoncer leurs
enfants, des maris leurs femmes, des maîtres leurs domestiques et
demander au roi une lettre de cachet pour les envoyer dans ce nouveau
pénitencier d'outre-mer. Comme on n'arrivait toujours pas à réunir les
contingents suffisants, on forma en mars 1720 des brigades spéciales
d'archers revêtus d'un uniforme bleu, d'un chapeau brodé d'argent et d'une
bandoulière semée de lys (d'où leur nom de « bandouliers »). Choisis en
général parmi les crocheteurs et les portefaix, ces ruffians répandaient la
terreur, arrêtant à tort et à travers, à tel point qu'une ordonnance du 3 mai
dut placer ces brigades sous l'autorité des commissaires de police. On
leur attribua l'enlèvement d'au moins 5 000 personnes.
Plus que la lecture de Manon Lescaut, celle du Journal de Buvat nous
éclaire sur l'atmosphère de ces sinistres convois de déportés. A la date du
18 septembre 1719, il note : « On maria dans l'église du prieuré de Saint-
Martin-des-Champs, à Paris, 180 filles avec autant de garçons, qu'on
avait tirés de la prison de ce prieuré et d'autres prisons de la ville, ayant
laissé la liberté àces pauvres filles de choisir leur époux dans un plus
grand nombre de garçons. Après la cérémonie, on les fit partir liés d'une
petite chaîne, deux à deux, le mari avec sa femme, suivis de trois
charrettes chargées de leurs hardes. »
Un autre jour, le brave Buvat voit partir trente charrettes « remplies de
demoiselles de moyenne vertu, ayant toutes la tête ornée de fontanges de
rubans de couleur jonquille, et un pareil nombre de garçons ayant des
cocardes de pareille couleur à leur chapeau et allant à pied. Les donzelles,
en traversant Paris, chantaient comme des gens sans souci et appelaient
par leur nom ceux qu'elles reconnaissaient sans épargner les petits collets,
en les invitant au voyage à Mississippi. »
En route, c'est à peine si on leur donnait à manger. La nuit, au hasard
des chemins, on les enfermait dans des granges où, de loin, on les
entendait pousser des hurlements. Beaucoup n'arrivaient pas au terme du
voyage. Parfois des révoltes éclataient. En août 1719, 500 jeunes gens
quittèrent Bicêtre et la Salpêtrière. « Les filles étaient dans des charrettes
et les garçons allaient à pied avec une escorte de 32 archers. » Arrivés à
La Rochelle, après une route éprouvante, les 150 filles se jetèrent «
comme des furies sur les archers, leur arrachant les cheveux, les mordant
et leur donnant des coups de poing ». Ceux-ci ripostèrent avec des armes
à feu. Bilan : 6 morts, 12 blessés. Les survivantes, hébétées de frayeur, se
laissèrent embarquer comme des moutons.
Sur place, l'Eldorado du Mississippi révélait tout de suite sa misère
béante : chaleur torride, eaux stagnantes et polluées, épidémies, faim,
alcoolisme. Non, la Régence ne fut pas seulement un embarquement pour
Cythère. Ce fut aussi la déportation pour l'enfer...

CARTOUCHE ET LES CARTOUCHIENS

Cette peur du pauvre et de l'errant s'explique sans aucun doute par la


recrudescence du grand banditisme. Des groupes de criminels très
organisés parcouraient les provinces, attaquaient les diligences, parfois à
cheval et masqués, pillaient les coches d'eau, dévalisaient les bourgeois,
violaient les filles, torturaientou assassinaient. Les gazettes et
correspondances du temps sont remplies de ces tragiques faits divers. Les
folies du Système n'y étaient évidemment pas pour rien. Le 14 octobre
1721, on arrêta le fameux voleur et chef de bande, Jean-Dominique
Cartouche, dans le cabaret de la Grande Motte à La Courtille. L'homme
était un symbole. Pendant des mois, il avait défié les autorités, nargué les
commissaires du Châtelet et les archers de la maréchaussée, pour la plus
grande joie du public qui oubliait ses violences et ses crimes. Après une
tentative d'évasion du Grand Châtelet qui faillit bien réussir, il fut
transféré à la tour Mont-gomery de la Conciergerie. Le même jour, la
foule se pressait chez les Comédiens français pour voir jouer la pièce en
trois actes de Le Grand, Cartouche ou les voleurs.
La répression fut impitoyable. Cartouche, jugé et torturé, expira sur la
roue, en place de Grève, le 28 novembre, après avoir dénoncé
d'innombrables complices. Plus de 150 d'entre eux rejoignirent les
cachots du roi. On pendit Mlle Néron, sa jolie maîtresse. Son frère, âgé
de quinze ans, condamné aux galères à perpétuité, eut d'abord à supporter
deux heures durant le supplice de la pendaison par les aisselles. Il en
mourut. « Il cria beaucoup au commencement et demanda qu'on le fît
mourir, rapporte Barbier, parce que la pesanteur du corps faisait
descendre tout son sang à la plante des pieds ce qui est la souffrance des
pendus, ensuite la langue lui sortit, et il ne lui fut plus possible de parler...
»
On ne s'arrêta pas là. Pendant toute l'année 1722, le parlement envoya
à la potence des centaines de grands et petits voleurs qu'on présenta
comme complices de Cartouche. Chaque semaine, pas moins de sept ou
huit périssaient place de Grève ou sur le préau de la Conciergerie.
Parfois, les charrettes étaient plus fournies. Le peuple venait toujours fort
nombreux assister au spectacle. On exécutait même de nuit. « C'est la
mode à présent, écrit encore Barbier, de pendre les voleurs aux
flambeaux. En voilà deux qui passent devant ma porte à dix heures du
soir. » Jamais il n'y eut tant d'exécutions publiques, même du temps de
l'affaire des Poisons : plus de 300 pendus en dix-huit mois selon le
commissaire Narbonne. Nécessité de l'ordre, rigueur des temps ? Peut-
être, mais que de sang versé ! La douceur du XVIIIe siècle n'était pas
encore éclose.
Si le régime des galériens s'était quelque peu amélioré faute de
bâtiments en état de prendre la mer, celui des prisons n'avaitguère varié
depuis Louis XIV. Elles étaient vétustes, sordides, pleines à craquer. La
Bastille battit tous les records d'affluence sous la Régence et le ministère
Fleury : 52 entrées en moyenne par an contre 43 sous le règne de Louis
XIV, 33 sous le gouvernement personnel de Louis XV et 20 sous celui de
Louis XVI4.

LA FISSURE

Cependant le pouvoir devait se mesurer à une force nouvelle en pleine


croissance : l'opinion publique. Les rassemblements et les attroupements
étaient régulièrement interdits (juin 1717, mars 1720). Craignait-on,
après l'affaire Law, de nouvelles « émotions » populaires ? Ainsi, à Paris,
en mars et novembre 1721, ces mouvements de domestiques et de laquais
en colère qui protestaient contre les condamnations de quelques-uns des
leurs au carcan et aux galères : plusieurs milliers de manifestants
descendus dans les rues brisèrent des vitres et renversèrent des carrosses.
La compagnie du guet tira : il y eut des morts. Puis le calme revint.
La continuelle répression contre les gens de lettres et l'opposition ne
faiblissait pas non plus. Le règlement de février 1723 sur la librairie
reprenait les grandes lignes de la vieille ordonnance de Moulins :
autorisations préalables pour tout livre ou brochure, censure des textes
selon le cas par le lieutenant général de police ou le bureau de la Librairie
dépendant du Chancelier, délimitation des échoppes des libraires à
l'intérieur d'une zone restreinte, tutelle de l'Université sur les imprimeurs.
La Bastille n'avait jamais tant accueilli derrière ses vieux murs
d'imprimeurs, graveurs, libraires, compagnons ou apprentis relieurs.
Les auteurs de « nouvelles à la main » faisaient l'objet d'une
surveillance toute particulière. A la fin du règne de Louis XIV et sous la
Régence s'étaient en effet créées de petites officines de nouvellistes
auxquelles collaboraient quantité d'informateursoccasionnels : cuisiniers,
domestiques, concierges de grands personnages. Ces groupes diffusaient
de minces gazettes manuscrites, inlassablement recopiées, dans lesquelles
figuraient les derniers potins de Paris et de Versailles. Ils travaillaient
pour une clientèle fidèle qui les faisait vivre : avocats, magistrats, grands
seigneurs ou grandes dames de province, commis ou secrétaires
d'ambassade. Les gazettes les plus répandues et sans doute les plus
prisées étaient celles des sieurs Vanneroux, Chapelle et d'Anfreville5. En
général, leurs auteurs étaient gens prudents qui ne cherchaient pas à
encourir inutilement les foudres du gouvernement. Mais, tout ce qui
échappait au contrôle du pouvoir étant jugé par principe dangereux,
celui-ci s'efforçait de surveiller ces milieux le plus étroitement possible,
grâce à des « mouches » qui fréquentaient les cafés et les lieux publics.
Les limites de la délinquance restaient seules connues de la police et
variaient d'ailleurs selon les humeurs du moment. Il suffisait de quelques
propos un peu libres contre Dubois ou le Régent pour justifier une
arrestation. Diffuser à l'étranger les nouvelles de la Cour et de la ville,
apparemment les plus anodines, était assimilé à des activités
d'espionnage : ainsi, Denoux, ancien procureur au parlement devenu
nouvelliste, embastillé en avril 1722 pour avoir transmis à Rotterdam «
tous les faits publics qui se passaient à Paris et tous les bruits de la ville et
du royaume ». En janvier 1723, poussé par le directeur de la très
officielle Gazette de France, le lieutenant général de police convoqua les
principaux rédacteurs de « nouvelles à la main » et leur interdit de
diffuser leur copie sans la censure préalable de ses services.
Ces mesures n'empêchaient pas les épigrammes, les chansons
satiriques, au ton si violent qu'elles se transformaient parfois en simples
appels au meurtre, les libelles clandestins et autres feuilles volantes de
proliférer. Les boucs émissaires étaient toujours les mêmes – Law,
Dubois, le Régent –, les accusations toujours aussi démesurées, aussi
venimeuses. On allait jusqu'à imputer à l'Écossais et au duc d'Orléans la
peste de Marseille ! Du fait de leur dispersion, les milieux littéraires
échappaient non seulement à l'emprise du pouvoir mais servaient d'abri à
cette opposition frondeuse. Littérature et politique se mêlaientétroitement
dans les cafés et les salons. Des écrivains n'hésitaient pas à prostituer leur
plume et leur talent pour ces causes douteuses. C'est sous l'inspiration de
la duchesse du Maine qu'en 1719 La Grange-Chancel, ancien maître
d'hôtel de Madame et médiocre auteur de tragédies et d'opéras, composa
sa célèbre série d'odes haineuses contre le Régent – Les Philippiques –
qui reprenaient complaisamment les accusations d'inceste et
d'empoisonnement.
Le jeune Arouet était le représentant typique de ces pamphlétaires
prêts à tout pour faire parler d'eux. Et quel toupet ! Non seulement il
composait de méchants vers contre Philippe d'Orléans, mais, par bravade,
par vanité d'auteur, il revendiquait des œuvres qui n'étaient pas les
siennes, par exemple l'injurieux Puegno regnante ou le caustique « J'ai
vu... » qui dénonçait la litanie des scandales du régime (« J'ai vu ces
maux et je n'ai pas vingt ans »). Un premier exil à Sully-sur-Loire ne lui
avait pas suffi. Rencontrant un jour au Palais-Royal l'auteur supposé du «
J'ai vu », le Régent l'apostropha : « M. Arouet, je gage de vous faire voir
une chose que vous n'avez jamais vue. – Laquelle, Monseigneur ? – La
Bastille. – Ah, Monseigneur, tenez-la pour déjà vue ! » On ne l'écouta
pas, et c'est ainsi que le turbulent rejeton du notaire royal au Châtelet
passa onze mois derrière les barreaux de la célèbre prison, de mai 1717 à
avril 1718. Les indicateurs de police avaient soigneusement relevé les
propos furieux qu'il tenait dans les cafés contre le maître de la France et
sa fille : « Comment, vous ne savez pas ce que ce b... m'a fait ? Il m'a
exilé parce que j'avais fait voir en public que sa Messaline était une p... »
Plus tard, bon prince, le Régent pardonnera tout, fermera les yeux sur les
allusions transparentes à ce prétendu inceste dont il avait émaillé sa pièce
Œdipe. « Monseigneur, lui dira Arouet – enfin devenu Voltaire dans la
république des lettres –, je trouverai fort bien si Sa Majesté voulait
désormais se charger de ma nourriture, mais je supplie Votre Altesse de
ne plus se charger de mon logement. » Philippe d'Orléans trouvera le
propos spirituel et lui accordera la pension sollicitée. Voltaire écrira alors
des pièces à la gloire du Régent, du lieutenant de police et de la Chambre
de justice...
Au Club de l'Entresol, fondé vers 1720 par l'abbé Alary, l'abbé de
Saint-Pierre et le marquis René-Louis d'Argenson, on était moins
outrancier, mais on agitait ouvertement les questions politiques du
moment. Assis dans de bons fauteuils, devant unthé ou une limonade, les
beaux esprits parlaient des libertés anglaises, du pape, de la bulle ou
commentaient, le sourire aux lèvres, les Lettres persanes du président de
Montesquieu. En province, un phénomène analogue se développait avec
les académies littéraires et artistiques.
Comme au temps de Louis XIV, le pouvoir redoutait la moindre
manifestation d'indépendance de l'esprit public. Mais la différence était
de taille : sous la Régence, il n'avait déjà plus les moyens de museler
l'irrespect grandissant. La ville s'était émancipée de la Cour. Le monde
des lettres avait conquis son autonomie et – avant même l'apparition des
fameux « philosophes » – formait déjà un foyer d'« esprit républicain »,
comme on disait alors, c'est-à-dire d'esprit frondeur. Tel était le fait
nouveau : cette fissure ouverte dans la société monolithique de l'Ancien
Régime, cette sorte de contre-pouvoir qui, timidement, lentement,
obscurément, se mettait en place et entamait sa conquête de l'opinion
éclairée. Contre celui-ci, l'absolutisme aveugle et sourd, incapable de se
réformer, n'avait d'autres armes à opposer que la répression. Ce n'était
encore qu'un imperceptible commencement, enfoui au milieu des
scintillements de ce Grand Siècle qui n'en finissait pas de mourir. Mais,
quand soixante-dix ans plus tard les idées auront miné jusqu'aux
fondements de la monarchie très chrétienne et que le pouvoir en sera
paralysé au point de ne plus savoir se défendre, alors, le peuple, inspiré et
guidé par une minorité agissante, balayera tout.
1 R. MANDROU, la Raison du prince, l'Europe absolutiste, 1649-1775, Paris, Fayard, 1977.
2 Michel ANTOINE, le Gouvernement et l'administration sous Louis XV, Paris, 1978.
3 J.-P. GUTTON, la Société et les pauvres en Europe, XVIe-XVIIIe siècles, Paris, PUF, 1974.
4 Claude QUÉTEL, De par le Roy. Essai sur les lettres de cachet, Toulouse, Privat, 1981.
5 Françoise WEIL, « Les nouvellistes », Centre aixois d'études et de recherches sur le XVIIIe
siècle, la Régence, Paris, 1970.
CHAPITRE VI

Le prince foudroyé

PHILIPPE PREMIER MINISTRE

La disparition du cardinal fut un soulagement pour Philippe. Il avait


trop souffert d'avoir été évincé des affaires. Dans les derniers temps, non
seulement ses conseils n'avaient eu aucun effet, mais ils n'étaient même
plus écoutés. Aiguillonné par la maladie, l'irascible personnage avait
multiplié les affrontements comme à plaisir, sachant que le prince, par
horreur des scènes, préférait battre en retraite ou se rendre.
De santé chancelante, fatigué de surcroît par des excès de toutes sortes,
Philippe aurait pu lâcher les rênes, laisser la succession de Dubois se
régler entre M. de Fleury et le duc de Bourbon et prendre une retraite
paisible dans l'un de ses châteaux. Mais il avait une fringale folle de
reprendre du service, d'achever l'éducation politique de Louis XV,
d'éprouver encore une fois l'ivresse du pouvoir et aussi de se prouver à
lui-même - comme à l'opinion – qu'il n'était pas un homme fini. Avant
même l'opération du cardinal, il avait obtenu du roi qu'en cas de décès du
Premier ministre il lui succéderait. Il en avait d'ailleurs tenu informé
Lucas Schaub afin de donner tous les apaisements nécessaires à Sa
Majesté britannique sur le sort de l'alliance et « l'intime union des deux
couronnes ». La succession était donc réglée d'avance.
Dès la mort de Dubois, le duc d'Orléans se rendit à Meudonchez le
roi : « Sire, M. le cardinal est mort ! – J'en suis fâché. – Sire, je ne vois
personne qui soit plus en état que moi pour rendre service à Sa Majesté
en qualité de Premier ministre, et sans faire attention à mon rang et à ma
dignité de premier prince de votre sang, je prêterai demain le serment de
fidélité à Votre Majesté. » Louis XV acquiesça. Philippe constitua un
cabinet restreint composé de M. de Morville aux Affaires étrangères, de
M. de Breteuil à la Guerre, et du comte de Maurepas à la Marine et à la
Maison du roi. Dodun conservait le contrôle général. Chacun fut surpris
de l'ardeur avec laquelle le duc d'Orléans, réputé si languissant, reprit les
dossiers de l'État. « Il travaille d'une force à se tuer », notait le ministre
anglais Crawford. Et quelle autorité ombrageuse ! On eût dit Dubois se
succédant à lui-même ! « Il se comporte avec une fermeté à laquelle on
ne s'attendait pas de lui », remarquait Schaub le 5 septembre. « Depuis la
mort du cardinal, poursuivait-il le 20 octobre, il est devenu plus âpre et
plus jaloux de l'autorité qu'il ne l'a jamais été, au point que, dans cet
instant, il n'y a personne qui puisse se vanter d'avoir de l'ascendant sur
lui. » A éplucher minutieusement les papiers secrets de Dubois, à régler
prestement les affaires en suspens, il semblait avoir retrouvé une nouvelle
jeunesse. Peu à peu, on vit revenir les amis. D'abord Nocé, à qui Philippe
écrivit ce court billet, mais qui en disait long sur ses sentiments : « Morte
la bête, mort le venin. Je t'attends ce soir à souper au Palais-Royal. » A
son arrivée, le prince l'accueillit à bras ouverts : « Ne parlons plus du
passé ; je n'ai pu faire autrement ; mais à présent, demande-moi ce que tu
voudras, je te l'accorderai. – Je vous demande seulement la vie sauve ;
vous avez accordé mon exil au cardinal, vous donnerez ma vie au
premier qui la demandera. » Le prince se mit à rire et l'embrassa. En
réparation, il lui accorda un présent de 50 000 livres et une pension de 2
000 écus.
Saint-Simon qui, ces derniers mois, était demeuré à l'écart, se hasarda à
pointer le nez chez le duc d'Orléans. « Dès qu'il me vit entrer dans son
cabinet, raconte-t-il, il courut à moi et me demanda avec empressement si
je voulais l'abandonner... Je le trouvai content, gai et reprenant le travail
avec plaisir. » Après Nocé et Saint-Simon, ce fut Canillac. Torcy fut aussi
de retour mais Philippe se garda de lui rendre la surintendance des
Postes : il connaissait trop l'importance de cette fonction pour ne pas se la
réserver. A son tour, le duc de Noailles parut, métamorphosé.La retraite
avait fait de ce libertin prodigue, grand amateur de jupons, un dévot «
friand de vêpres et de saluts » (Mathieu Marais), ladre au point de faire
peser sa viande tous les jours. La réapparition de ce personnage causa
bien des inquiétudes. L'ombre du jansénisme planait à nouveau sur la
scène politique. Toutefois, les « gens de la Constitution » venaient de se
trouver un solide chef de file en la personne de l'abbé de Saint-Albin, le
fils de la Florence, évêque de Laon, que son père fit nommer archevêque
de Cambrai, en remplacement de Dubois. Si Mgr de Saint-Albin était un
prélat digne et fort pieux, il n'en allait pas toujours de même de ceux qui
obtinrent alors des bénéfices vacants. L'évêché de Laon fut donné au
frère de La Fare, connu pour ses escroqueries. Celui de Rouen échut à un
débauché notoire, Tressan, évêque de Nantes et premier aumônier de Son
Altesse Royale. L'abbé de Bussy-Rabutin, davantage attiré par les muses
que par la théologie, eut celui de Luçon. Ces attributions choquèrent les
âmes vertueuses. De sa fille bénédictine, Louise-Adélaïde, Philippe reçut
une sévère lettre de remontrances qui le menaçait de la colère divine. « Il
en fut assez ému pour en parler et même pour le laisser voir », remarque
Saint-Simon. Cette admonestation n'était pas la première. La jeune
abbesse avait quitté Chelles pour l'abbaye du Val-de-Grâce, où son père
venait souvent la voir et dîner avec elle. Lentement, patiemment, la
religieuse – janséniste farouche – cherchait à arracher cette âme hésitante
et insatiable aux plaisirs futiles de ce monde, à lui montrer la voie de la
réconciliation divine et de l'amour vrai. La soudaine conversion, à
l'abbaye du Bec, d'un de ses anciens roués, le duc de Brancas, l'avait
ébranlé. Vit-il secrètement un prêtre comme d'aucuns l'assurent ? C'est
possible. Malheureusement le destin ne laissera pas le temps à son âme
de mécréant voluptueux, après son voyage au bout de la nuit,
d'apercevoir les fraîcheurs de l'aube...

L'ASSAINISSEMENT

La liquidation du Système n'avait pas – tant s'en faut – aboli toutes les
difficultés. Six mois consécutifs de sécheresse avaient à demi ruiné
l'économie rurale, renchéri le prix desdenrées, ravivé la misère. Plus de
foin, plus d'avoine. En certaines régions, les vignes étaient grillées.
Bestiaux et volailles périssaient en grand nombre. A Paris, la plupart des
puits étaient à sec. Le 25 octobre, on avait découvert la châsse de sainte
Geneviève et fait des prières publiques dans toutes les églises, en
présence du saint sacrement. A cette calamité naturelle s'ajoutait une
épidémie de petite vérole qui, selon Mathieu Marais, emporta 3 000
enfants en quelques mois. Sinistre époque !
Sur le plan financier, l'abaissement des monnaies permit
l'assainissement de la situation. L'édit du 20 août 1723 réduisit la valeur
du louis d'or de 44 livres à 39 livres 12 sols, celle des écus de 7 livres 10
sols à 6 livres 18 sols, celle des pièces de 50 sols à 46 sols, celle des
pièces de 25 sols à 23 sols, celle enfin des pièces de 12 sols 6 deniers à
11 sols 6 deniers. Une nouvelle taxe dite de « joyeux avènement » (une
taxe peut-elle être joyeuse ?) payable en espèces permit de drainer du
numéraire dans les caisses de l'État. « On m'a assuré, écrit Jean Le
Chambrier, ministre de Prusse à Paris, que le roi serait dans peu en règle
pour tout ce qu'il doit, c'est-à-dire qu'on serait bientôt en état de payer
non seulement le courant mais aussi les sommes arriérées, ce qui rétablira
considérablement le crédit de la Cour et remettra dans le commerce un
argent considérable. »
Après avoir équilibré tant bien que mal les comptes de l'État, Philippe
rêva d'assurer la reprise économique. S'entendant plutôt mal avec les
frères Pâris, ennemis des audaces financières, il fit venir le baron Antoine
Hogguer et lui demanda de réfléchir au plan d'un établissement bancaire
sans lien officiel avec l'État, mais capable de le faire bénéficier d'un
crédit « très secret et très étendu », à l'insu du public, encore traumatisé
par l'expérience précédente. C'était aussi l'idée d'un exilé dont le nom
restait présent dans toutes les mémoires, John Law. D'Angleterre, où pour
l'heure il était au mieux avec les ministres de George Ier, il songeait à
repasser sur le continent pour y prendre sa revanche. Qu'est-ce qu'une
partie perdue pour un joueur quand la chance d'une autre s'offre à lui ?
On savait qu'il était resté en correspondance avec le duc d'Orléans, et la
rumeur de son retour aux affaires ne cessait de s'amplifier. On avait
remarqué que son ami intime, le marquis de Bully, avait pris à bail un bel
hôtel rue de Richelieu et, lors de la vente des équipages du cardinal
Dubois, s'était porté acquéreur de tous les grands carrosses. Ces
dépenses, pour qui d'autre auraient-elles été faites sinon pour le
fastueuxÉcossais ? « Il faut que la France soit en valeur, écrivait de son
exil John Law au duc d'Orléans, et pour mettre la France en valeur, il faut
rétablir le crédit public et simplifier les revenus. Il faudrait avoir 20 ou 30
millions de revenus au-delà des dépenses ordinaires pour fournir des
augmentations de dépense qui seront jugées nécessaires pour la sûreté et
l'honneur de l'État sans mettre de nouvelles impositions sur le peuple et
sans être obligé d'emprunter aux gens d'affaires. [...] La véritable manière
d'agrandir le royaume est de le mettre en valeur et rendre le roi chef d'un
peuple aisé. Sa Majesté aura alors augmenté sa puissance plus qu'elle ne
pourrait faire en conquérant ses voisins. »
Ces belles idées simples étaient précisément celles du nouveau Premier
ministre, résolu à maintenir l'équilibre européen, la double alliance
espagnole et anglaise, et décidé à profiter de la paix pour assurer l'essor
économique du pays, notamment par la voie coloniale où s'étaient déjà
engagées depuis longtemps les grandes puissances maritimes.
L'Empereur lui-même venait de se lancer dans le commerce international
en créant la Compagnie d'Ostende. La France, avec sa Compagnie des
Indes, avait un rôle à jouer, ne fût-ce qu'en tirant parti de ces rivalités.
Pour renforcer cette entreprise commerciale, diverses mesures furent
prises. On apura d'abord son passif, l'État couvrant le déficit de la Banque
royale qui lui avait été primitivement imputé. Puis, un arrêt du 6
septembre restitua à la Compagnie le privilège exclusif des plantations de
tabac dans les colonies concédé précédemment au sieur Duvivier.
Pour contrecarrer les ambitions impériales, Philippe envisageait aussi
de conclure une alliance avec Pierre Ier. En octobre 1723, le ministre de
France en Russie, M. de Campredon, avait réussi à convaincre le tsar non
seulement de se rapprocher de la France mais de s'entendre avec
l'Angleterre. M. de Chavigny, de son côté, était chargé de suggérer aux
Anglais un ancien projet de Dubois consistant à abolir la dignité
impériale et à donner une nouvelle forme au Saint Empire romain
germanique. Tout cela laissait augurer de grandes manœuvres
diplomatiques permettant à la France de reprendre l'offensive. Mais l'état
de santé de Philippe ne lui permit pas de poursuivre son œuvre...

L'APOPLEXIE PLUTÔT QUE L'HYDROPISIE !

Le prince déclinait à vue d'oeil. Un matin, comme Saint-Simon était


allé le voir à Versailles avec le duc d'Humières, il en eut la soudaine
révélation : « Nous le trouvâmes qu'il allait s'habiller, et qu'il était encore
dans son caveau dont il avait fait sa garde-robe. Il y était sur sa chaise
percée parmi ses valets et deux ou trois de ses premiers officiers. J'en fus
effrayé. Je vis un homme la tête basse, d'un rouge pourpre, avec un air
hébété, qui ne me vit seulement pas approcher. Ses gens le lui dirent. Il
tourna la tête lentement vers moi sans presque la lever et me demanda
d'une langue épaisse ce qui m'amenait. Je le lui dis. J'étais entré là pour le
presser de venir dans le lieu où il s'habillait, pour ne pas faire attendre le
duc d'Humières ; mais je demeurai si étonné que je restai court. Je pris
Simiane, premier gentilhomme de sa chambre, dans une fenêtre, à qui je
témoignai ma surprise et ma crainte de l'état où je voyais M. le duc
d'Orléans. Simiane me répondit qu'il était depuis fort longtemps ainsi les
matins, qu'il n'y avait rien ce jour-là d'extraordinaire en lui, et que je n'en
étais surpris que parce que je ne le voyais jamais à ces heures-là ; qu'il n'y
paraîtrait plus tant quand il se serait secoué en s'habillant. » Depuis plus
d'un an, relate encore Saint-Simon, son médecin Chirac « le purgeottait
sans cesse sans qu'il y parût parce qu'il était si plein qu'il se mettait à
table tous les soirs sans faim et sans aucune envie de manger ». Il ne
faisait aucun doute que ses habitudes alimentaires, ses soupers trop
copieux et trop généreusement arrosés avaient complètement déréglé sa
santé. Comme il souffrait depuis quelque temps de difficultés
respiratoires, Chirac l'avait mis en garde : s'il continuait, c'était
l'apoplexie ou l'« hydropisie de poitrine ». Philippe avait répondu qu'il
préférait encore l'apoplexie qui tuait raide que l'hydropisie qui était « un
mal lent, suffocant, contraignant tout, montrant la mort ». Il n'allait pas
tarder à être exaucé.
Le 1er décembre 1723, le fils du feu garde des Sceaux, René-Louis
d'Argenson, intendant du Hainaut, le rencontra dans le parc de Versailles.
Lui aussi fut frappé par son état. « Il faisait un vilain temps, raconte-t-il,
le Régent avait un commencement derhume [...]. Il avait un gros surtout
rouge et toussait beaucoup ; le col court, les yeux chargés et tout le visage
bouffi ; l'activité de l'esprit paraissait même se ressentir de l'embarras des
organes corporels : il cherchait ce qu'il voulait dire. » Le lendemain,
contrairement à son habitude, le prince dîna chez sa femme, avant de
prendre sa tasse de chocolat. Il était mal en point : « Je me sens la tête
fort chargée, dit-il, et une grande douleur à l'estomac : il faut pourtant que
j'aille travailler avec M. Le Couturier pour des affaires pressantes. » Au
sortir de table, il bavarda quelques instants avec le ministre anglais
Schaub puis Saint-Simon entra. « Je fus trois quarts d'heure seul avec lui
dans son cabinet, où je l'avais trouvé seul. Nous nous promenâmes
toujours parlant d'affaires, dont il allait rendre compte au roi ce jour-là
même. Je ne trouvai nulle différence à son état ordinaire, épaissi et
appesanti depuis quelques jours, mais l'esprit net et le raisonnement tel
qu'il l'eut toujours. Je revins tout de suite à Meudon... » Le mémorialiste
omet de dire qu'au cours de cette entrevue, il avait eu une assez vive
altercation avec le marquis de Nangis venu solliciter la charge de premier
écuyer, vacante depuis la mort du marquis de Beringhen, et que le duc
d'Orléans avait paru fatigué de leurs cris.
En attendant l'arrivée de Le Couturier, le prince reçut MM. de La
Vrillière et de Maurepas. Sur les quatre heures de l'après-midi, le duc de
Chartres, qui partait pour l'Opéra, vint lui demander ses ordres. Il
répondit qu'il n'irait pas à Paris de la semaine à cause de son gros rhume.
A cinq heures, Le Couturier arriva enfin. Les deux hommes travaillèrent
ensemble environ une heure. Quand le commis sortit, il restait à Philippe
quelques minutes de battement avant le rendez-vous chez le roi. Il
demanda à son premier valet de chambre, Denots, quelles étaient les
personnes qui l'attendaient dans le grand cabinet. Celui-ci répondit qu'il y
avait la marquise de Prie, la duchesse de Falari et son propre fils, Jean-
Philippe, chevalier d'Orléans. Il fit renvoyer la marquise et fit entrer le
chevalier qu'il corrigea affectueusement pour ses dernières fredaines.
Après le départ du jeune homme, un ecclésiastique nommé Richard en
profita pour se glisser dans son cabinet et lui présenter l'épître dédicatoire
qu'avait rédigé en son honneur un sieur Bonnet, en préface à son Histoire
générale de la danse sacrée et profane. Philippe remercia aimablement le
visiteur, le congédia et fit appeler la duchesse de Falari. La jeune femme,
toujours gaie et souriante,entra tandis que le prince préparait son sac de
velours pour se rendre chez le roi. Comme il continuait de souffrir de sa
crampe d'estomac, il appela son valet de chambre qui lui fit absorber
quelques gouttes de cinnamone. « Crois-tu de bonne foi qu'il y ait un
Dieu, un enfer et un paradis après cette vie ? demanda-t-il à la belle
visiteuse d'un air mélancolique. – Oui, mon prince, je le crois,
certainement. – Si cela est comme tu dis, tu es donc bien malheureuse de
mener cette vie. – J'espère cependant que Dieu me fera miséricorde. » Ce
dialogue rapporté par les gazetiers a-t-il été réellement échangé ? Il est
bien difficile de le savoir, car l'entretien s'est passé sans témoin. Le seul
récit digne de foi semble être le rapport secret, en date du 6 décembre,
qu'en fit le chargé d'affaires anglais, Thomas Crawford, d'après les
confidences de Mme de Falari. Celle-ci était venue soumettre au prince
un mémoire de son amie la duchesse de La Meilleraye, mais elle vit tout
de suite qu'il n'était pas en état de l'écouter. Elle se contenta de lui
exposer en deux mots l'affaire. Philippe donna son accord sans y prêter
attention et s'assoupit aussitôt dans son fauteuil. Il se mit à ronfler assez
bruyamment. Mme de Falari ne fut point surprise : elle l'avait déjà vu
cent fois ainsi lorsqu'il avait l'estomac chargé. Sans faire de bruit, elle
s'assit auprès de lui pour le veiller. Au bout de quelques instants, il eut un
sursaut et lui demanda pardon de s'être endormi en sa présence. Tandis
qu'elle commençait à parler, il sombra à nouveau dans le sommeil, mais,
cette fois, sa respiration parut plus embarrassée. La visiteuse se leva
doucement afin de prévenir les valets de chambre. Elle s'aperçut avec
effroi qu'il avait les yeux ouverts et la bouche de travers. Son visage
congestionné, au teint de brique, était soudain devenu livide. Elle sortit
en hurlant, traversa en courant le grand cabinet, les antichambres, la cour
et la galerie basse, secouant, l'air affolé, ses grandes mèches blondes,
sans rencontrer personne. Les domestiques du prince savaient que c'était
l'heure de la visite au roi et s'étaient tous retirés. Elle finit par trouver un
laquais de la princesse de Soubise, revint avec lui chez le duc d'Orléans
où quelques personnes étaient accourues à ses cris. Philippe avait glissé
sur le plancher ; sa tête était appuyée sur un coin du fauteuil. Chirac,
mandé d'urgence, aida à le déshabiller tandis qu'on se mettait en quête
d'un chirurgien. Au bout d'un quart d'heure on en trouva un qui saigna le
malade à trois reprises et tira jusqu'à six palettes de sang sans parvenir à
le faire revenir à lui. On essaya vainementde le faire vomir, et, pour lui
donner de l'air, on cassa une vitre. « On ne trouva même pas assez à
temps une cuillère pour lui faire ouvrir la bouche et lui faciliter la
respiration, ni une serviette pour l'essuyer », relate le commissaire
Narbonne. Une demi-heure après, vers sept heures et demie du soir,
Philippe rendit le dernier soupir.
Ainsi disparaissait à quarante-neuf ans et quatre mois ce prince
sceptique et fataliste, stupidement usé par les plaisirs. D'après le Journal
de Barbier, au moment où le chirurgien allait ficher sa lancette dans la
veine, Mme de Sabran se serait écriée : « Eh mon Dieu, qu'allez-vous
faire ? Il sort d'avec sa gueuse ! » Mais ce mot semble avoir été forgé a
posteriori tout comme le récit de Menin, conseiller au parlement de
Metz, qui fait mourir Philippe dans les bras de la duchesse de Falari et
d'une certaine Julie, danseuse de l'Opéra. Les plus fielleux répandirent le
bruit qu'il s'était involontairement empoisonné avec une tasse de chocolat
qu'il destinait au roi ! Jusque dans la mort, son destin aura été de recevoir
le soufflet des calomnies.
Tandis que Mme de Falari, bouleversée, partait précipitamment en
carrosse pour Paris, la nouvelle courut tout le château. Sans perdre un
instant, M. le Duc se précipita chez le roi pour demander la charge de
Premier ministre. D'un sourire onctueux, Fleury appuya sa requête. Louis
XV, ému, regarda son précepteur sans mot dire puis fit un signe de tête
approbateur.

Dans la soirée, le corps du défunt fut conduit à Saint-Cloud. Le


lendemain les chirurgiens procédèrent à l'autopsie. « On a ouvert le corps
du duc d'Orléans, écrit Mathieu Marais. Il s'est trouvé les parties nobles
fort saines, mais avec une grande quantité de sang regonflée ; c'est un
catarrhe suffocant qui l'a tué. Il avait des pustules extérieures à une
cuisse, à la gorge et à la tête qui ne disaient rien de bon. Il mâchait du
tabac depuis peu et se faisait vomir avec effort. » De son côté, Barbier
conte cette anecdote macabre, nulle part ailleurs confirmée : « On a
ouvert le corps à l'ordinaire, afin de l'embaumer et de mettre le cœur dans
une boîte pour le porter au Val-de-Grâce. Pendant cette ouverture, il y
avait dans la chambre un chien danois, au prince, qui, sans que personne
ait eu le temps de l'en empêcher, s'est jeté sur le cœur et en a mangé les
trois quarts. »
L'archevêque de Rouen, premier aumônier du duc d'Orléans, le comte
de Clermont, prince du sang et le duc de Montmorency,fils du duc de
Luxembourg, se chargèrent de porter le cœur – ou ce qu'il en restait – au
couvent du Val-de-Grâce. Le corps fut conduit de Saint-Cloud à Saint-
Denis avec la pompe habituelle. En tête du convoi chevauchaient le
chevalier de Biron, premier écuyer, et le comte d'Étampes, capitaine des
gardes, suivi des troupes et des principaux officiers de la Maison du
prince.
La cérémonie des obsèques n'eut lieu que le 4 février. Le duc de
Chartres, devenu duc d'Orléans, le comte de Clermont et le prince de
Conti portaient le grand deuil. L'archevêque de Rouen officia devant un
parterre de princes, de ducs et de dignitaires des cours souveraines.
Poncet, évêque d'Angers, prononça une oraison funèbre médiocre et
conventionnelle qui, comme le dit Saint-Simon, ne répondait pas « à la
grandeur du sujet ».
Personne sur le moment ne le regretta, si ce n'est le petit roi. Sa veuve,
raconte Saint-Simon, reçut les condoléances de la Cour sans une larme, «
avec toute la décence qui pouvait suppléer à la douleur ». Son fils, le duc
de Chartres, avait l'air embarrassé mais nullement affligé. Quant à sa
belle-sœur, Mme la Duchesse, elle « se contint fort convenablement ».
Chacun rappela avec complaisance ses défauts et ses vices, le scandale
de sa vie. Le clergé souligna que cette fin si brutale, loin des sacrements
de l'Église, ne pouvait être qu'un avertissement divin adressé aux impies.
« Il ne nous reste, écrivait Brancas, l'ancien roué converti, qu'à adorer les
jugements de Dieu et le prier de faire passer jusqu'à notre cœur cette voix
de tonnerre dont il vient de frapper nos oreilles. » Jésuites, jansénistes,
parlementaires, soldats, moines, courtisans ou victimes du Système
avaient tous de bonnes raisons de se consoler, voire de se réjouir de sa
disparition.
Les Cours étrangères lui rendirent davantage justice, y compris les
Anglais qui en avaient été pourtant « étrangement abusés ». Elles
louèrent la « grandeur de son génie », sa singulière pénétration, son
adresse politique, sa sagesse, la fertilité de son esprit.
Ses compatriotes, après quelques mois du gouvernement de M. le Duc,
reconnurent leur ingratitude. « La mort de M. le duc d'Orléans, écrit
Montesquieu, m'a fait regretter un prince pour la première fois de ma vie.
Il avait une chose que je ne peux pas bien exprimer en français et que
Tacite appelle imperii facilitatem1 ; dès qu'on fait tant que d'avoir des
princes, il faudrait qu'ils fussent tous comme celui-là. » Et plus tard, se
souvenant du temps lointain de sa jeunesse, il dira : « La régence du duc
d'Orléans était un beau spectacle. »

Il y a dans la destinée de Philippe une sorte de fatalité, un


enchaînement des événements logique et implacable qui, comme dans les
tragédies grecques, auraient pu conduire à la catastrophe. D'évidence,
dans l'atmosphère étouffante de la fin du règne de Louis XIV ce jeune
prince trop brillant, trop fougueux, trop sensuel aussi, ne pouvait
s'entendre avec un monarque vieilli, au cœur endurci, jaloux des lauriers
des autres, muré aux préoccupations de la jeunesse et égoïstement tourné
vers le salut de son âme. Ses ambitions mal dissimulées – notamment
dans l'affaire espagnole de 1709 – ont contribué à aggraver leurs
relations. Pourtant, il s'en serait fallu d'un peu plus de lucidité de part et
d'autre pour rapprocher les deux hommes qui, dans le fond, s'estimaient
et se ressemblaient dans leur timidité orgueilleuse.
L'erreur de Louis XIV – pis encore, sa faute – fut de ne pas avoir
surmonté sa méfiance et sa jalousie, de ne pas avoir appelé au conseil ce
neveu dont l'intelligence éclatante surpassait – ô combien – l'esprit
médiocre et alangui du Grand Dauphin ou du duc de Berry. Lui, qui
connaissait mieux que personne les dangers qui guettaient une régence,
aurait dû se soucier de sa succession et préparer un pouvoir fort. En
prévoyant, sous la pression malencontreuse de son entourage un partage
des responsabilités, il a fait tout le contraire, rendant la tâche du duc
d'Orléans plus ardue encore.
Ainsi, outre les épreuves inhérentes à tout régime intérimaire, le
Régent a-t-il dû surmonter deux handicaps : son inexpérience en matière
politique d'abord, l'hostilité d'une fraction de la Cour restée fidèle à la
mémoire du vieux roi ensuite. Le plus étonnant est qu'il soit parvenu
assez vite à neutraliser ce trop-plein d'ambition qui encombrait les
marches du trône : ces ducs futiles, ces princes du sang pleins de superbe,
ces princes légitimés étouffant de jalousie, ces vains conspirateurs de
Sceaux ou de la lande bretonne, ces maréchaux rancis dont quelques-
unsétaient couverts de gloire mais beaucoup de monstrueuse sottise. Il y
eut, bien sûr, le revers de la médaille, comme le droit de remontrance
restitué au parlement. On y a vu la source des graves embarras qui
paralyseront le gouvernement royal sous le règne de Louis XV. C'est
oublier la nécessité absolue dans laquelle Philippe s'était trouvé, dès lors
qu'il s'agissait d'abroger les clauses d'un testament créant les conditions
d'une guerre intestine. Du reste, le fameux lit de justice du 26 août 1718
ramena l'exercice de ce droit aux strictes limites de l'ordonnance de 1667
et des lettres patentes de février 1673. S'il y eut débordement et abus de
pouvoir de la part des magistrats, ils furent assurément postérieurs à la
Régence. « Quelque temps avant sa mort, raconte le commissaire
Narbonne à propos du duc d'Orléans, ce prince avait dit dans un repas, à
plusieurs de ses confidents, qu'il se reprochait trois choses : la première,
de n'avoir pas fait mettre aux arrêts le maréchal de Marsin lorsqu'il ne
voulut pas déférer son opinion devant Turin [...] ; la deuxième, d'avoir
rendu un arrêt qui permettait de convertir les actions en billets de
banque ; la troisième d'avoir rendu un autre arrêt qui défendait à toutes
personnes de garder plus de 500 livres en espèces. »
Sans doute, d'autres fautes furent-elles commises. A première vue, la
Régence offre une suite d'images chaotiques, comme celles que renvoie
un miroir brisé. Champ d'expériences décousues et inachevées en matière
politique, économique, fiscale, elle donne l'impression de confusion, de
désordre, d'improvisation. Plusieurs hommes se sont succédé auprès du
prince sans réussir à s'imposer durablement : Noailles, d'Argenson, Law,
Dubois. « Le style du maître s'était forgé à l'épreuve, remarque avec
pertinence Claude-Frédéric Lévy ; de ses hésitations, Philippe d'Orléans
avait fait une politique ; de son balancement entre l'Angleterre et
l'Espagne étaient sortis la Quadruple Alliance et le triple mariage
espagnol, miracle d'équilibre qui défiait toutes les perspectives
diplomatiques ; de son va-et-vient entre Law et les Pâris, restaient la
Compagnie des Indes et la marche vers la stabilisation monétaire, de ses
volte-face entre jésuites et jansénistes étaient nées la paix religieuse et
l'adhésion du parlement au régime. Ses démons lui avaient été
profitables. »
Investi de la plénitude du pouvoir, revêtu de l'onction sacrée de Reims,
Philippe d'Orléans eût sans doute fait un grand roi.Au demeurant, en tant
que Régent, il a largement rempli le contrat qu'il s'était fixé en 1715. A la
mort du vieux monarque, la France était à bout de souffle, épuisée par les
épreuves qu'elle avait traversées, plongée dans une crise financière sans
précédent, prête à sombrer dans les luttes de factions. En 1723, elle se
retrouvait dans une situation économique, certes encore fragile, mais
assainie, en paix avec ses voisins, sans troubles intérieurs, somme toute
heureuse.
Ces résultats obtenus en si peu de temps montrent combien est fausse
ou du moins très incomplète l'image habituelle du prince versatile,
licencieux et sceptique, pâle reflet d'une société charmante et corrompue.
L'immense mérite de Philippe d'Orléans – plus que toutes les expériences
originales lancées sous son impulsion – est d'avoir rétabli l'ordre, sauvé le
pays du précipice vers lequel il roulait. Ce « novateur » fut avant tout un
« restaurateur » qui réussit la gageure de concilier la grandeur de la
France et le bonheur des Français. N'est-ce pas là l'œuvre d'un grand
Capétien ?
1 Qu'on pourrait traduire par « l'aisance à commander ».
Généalogies

MAISON DE FRANCE
MAISON D'ORLÉANS
Repères chronologiques
Sources et bibliographie

SOURCES MANUSCRITES

1. – ARCHIVES NATIONALES

Série E: Conseil du roi


Collection formée par les secrétaires du conseil : E 879 à 978C (sept.
1715-déc. 1723).
Collection formée par les secrétaires d'État 1 : E 1977 à 2051 (minutes
d'arrêts rendus en commandement).
Délibération du conseil de Finance : E 3640 à 3643.
Édits et déclarations rendus en matière de finance : E 3644 (sept. 1715-
déc. 1716).
Lettres et ordres expédiés par le duc de Noailles : E 3645 à 3648 (avril
1716-janv. 1718).
Affaires financières rapportées et décidées au conseil de régence : E
3649 à 3653 (oct. 1715-janv. 1718).
Mémoires sur les affaires financières rapportées au roi : E 3654 et
3655 (mars-décembre 1723).

Série G7: Archives du contrôle général des Finances


G7 23 à 30 (1715-1723), minutes de lettres du duc de Noailles, de M.R.
Voyer d'Argenson, Law, Le Pelletier des Forts, Le Pelletier de La
Houssaye et Dodun.
Correspondance des intendants : G7 146-147 (Bordeaux), G7 197 à 203
(Bretagne ; sur la conspiration de Pontcallec : G7 202), G7 265 à 268
(Flandre), G7 323-324 (Languedoc), G7 442-443 (Paris), G7 481 à 483
(Provence).
Lettres des secrétaires d'Etat : G7 533 à 539.
Lettres de princes et de princesses : G7 541.
Lettres de ducs et de maréchaux : G7 5431-2.
Lettres d'ambassadeurs et d'autres personnages : G7 544.
Placets et requêtes : G7 668 à 672.
Enregistrements des expéditions journalières : G7 744 à 748.
Billets de banque et succession de Law : G7 1628-1629.

Séries K et KK
Cartons du roi : K 137 (démêlés entre la France et l'Espagne). K 543 -
K 557 (documents provenant de la chancellerie d'Orléans).
Registres KK 1321-1322 (correspondance du duc d'Orléans pendant la
campagne d'Espagne de 1707).

Série O1 : Maison du roi


Correspondance : O1 59 à 67 et O1 368 à 370.
Notes historiques sur la Régence : O1 239.

Série R
Apanage d'Orléans : R4 1 à 1190.

Série U: Archives du Parlement


Mémoires et registres du greffier Delisle : U 357 - U 365.
Journal du parlement de Paris en 1718 : U* 416.

Archives de la Maison de France - Fonds Dreux


Papiers de Philippe d'Orléans : 300 AP I.116 - 117.

2 – BIBLIOTHÈQUE NATIONALE

Fonds français
6923 (Correspondance de l'ambassadeur Amelot et du duc de Noailles,
1706-1709).
6925 (Lettres du duc de Noailles à Chamillart, 1706-1709).
6929 (Lettres du duc de Noailles).
6930 (Délibération du conseil de Finance).
6931 à 6 942 (Lettres du duc de Noailles et du duc d'Orléans).
6791 et 6 792 (Dépenses de police sous la Régence).
6797 et 6 800 (Travail du Régent avec le conseil de Régence).
7507 (Requêtes des ducs et pairs).
7584 à 7592 (Documents sur la Chambre de justice de 1716-1717).
7688 à 7690 (État des distributions du Régent).
7768 (Banque de Law).
7769 (Mémoires au Régent sur les finances).
9523 (Papiers de l'abbé Claude Fleury).
10234 (Guerre franco-espagnole et conspiration de Cellamare).
10670 à 10672 (Mémoires diplomatiques de Torcy).
10678 à 10680 (Documents sur les affaires du Nord et de l'Allemagne).
10961 à 10965 (Documents sur la Chambre de justice de 1716-1717).
11159 (Mémoires sur les monnaies).
18540 (Obsèques du Régent, récit d'un religieux).
20946 (Pièces et mémoires sur la Constitution Unigenitus).
21768 (Banque royale).
21778 - 21779 (Compagnie des Indes).
22568 (Pièces en vers sur le Régent).
23039 (Relation de la séance du Parlement du 2 septembre 1715).
23211 (Papiers du cardinal de Noailles).
23663 à 23673 (Registre des procès-verbaux du conseil de régence,
1715-1719).
24447 (Pièces en vers sur le Régent).
25030 (Régence de Louis XV).
25135 (Mémoires adressés à Dubois).

Nouvelles acquisitions françaises


332, 345 et 8442 à 8447 (Pièces relatives à la Chambre de justice de
1716-717).
9640 - 9641 (Divers documents sur la Régence).
9735 (Mémoires adressés à Dubois).
22200, 22938, 22941, 23179 (Lettres du Régent).
23648 (Remontrances du Parlement).
23929 à 23 937 (Mémoires du duc d'Antin).
24241 à 24 249 (Ambassade de Saint-Simon et papiers de M. de
Maulevrier).

Collection de Cangé
41 à 43 (L'armée sous la Régence), 64 (Conspiration de Cellamare,
guerre d'Espagne, disgrâce de Villeroy...)
67 (Ecrits séditieux contre le Régent, lit de justice, mort de Madame,
documents sur Dubois).
68 (Documents sur Claude Le Blanc).
70, 74 (Maison du duc d'Orléans en 1714).
Collection Clairambault
529 (Mémoires et documents sur la Régence et les finances).
719 à 721 (Pièces diverses sur la Régence).
911 (Abrégé de l'histoire et des généalogies des grandes Maisons
d'Allemagne qui a servi aux études du duc de Chartres).
Collection Joly de Fleury
3 (Relation de la séance du parlement du 2 septembre 1715).

Collection Morel de Thoisy


67 (Mort de Louis XIV, mémoires de Desmarets, mémoires contre les
ducs et pairs).
364 (Mémoires du parlement contre les ducs et pairs).
365 (Réponses du roi aux remontrances du parlement, 1715-1718).
366 (Discours du duc d'Orléans au parlement, 1715, Lit de justice de
1718...)
398 (Pièces relatives à la Chambre de justice de 1716-1717).

3. – BIBLIOTHÈQUE DE L'ARSENAL

2962 (Oraison funèbre du duc d'Orléans par Mgr Poncet de La


Rivière).
3724 (Relation de la séance du parlement du 2 septembre 1715).
3857 (Mémoires sur la Régence).
3858 (Histoire de Dubois).
3868 (Recueil historique sur la Régence).
4494 (Discours de Pâris la Montagne à ses enfants).
6113 (Relation de la séance du Parlement du 2 septembre 1715).
6413 (Documents relatifs à la Chambre de justice de 1716-1717).
6619 (Lettres du Régent).
6639 (Penthée, opéra de La Fare et du duc d'Orléans).

Archives de la Bastille
10677 et 10678 (Conspiration de Cellamare).
10679 à 10687 (Conspiration de Pontcallec).
10688 à 10695 (Visa de 1719-1723).

4. – BIBLIOTHÈQUE MAZARINE

2205 (Remontrances du Parlement au Régent).


2342 (Mémoires de Desmarets au Régent).
2347-2348 (Pièces relatives à la Chambre de justice de 1716-1717).
2349 (Affaire des princes légitimés).
2350-2351 (Affaire des ducs et pairs).
2354 (Vie de Dubois).
2747 à 2749 (Registre de Desgranges).
Suppl. A 15 384 (Renonciation du duc d'Orléans à la couronne
d'Espagne).
Suppl. A 15 393 (Pièces relatives à la Constitution Unigenitus).
5. – ARCHIVES DU MINISTÈRE DES AFFAIRES EXTÉRIEURES

Correspondance politique :
Angleterre
266 à 345.
Suppl. 4 à 7.

Espagne
176, 177, 184, 186, 187, 238 à 331.
Suppl. 12.

Hollande
280 à 353.
Suppl. 10.

Prusse
48 à 73.

Rome
545 à 574, 586 à 615.
Suppl. 2 à 4.

Russie
7 à 14.
Suède
131 à 153.
Suppl. 7 et 8.

Mémoires et documents:
Angleterre
75-76.

Espagne
92, 135 (Lettres de Cellamare).

France
139 (Sur le gouvernement du royaume de France sous la régence du
prince Philippe... par Le Dran).
445 et 457 (Notes de Chavigny).
481 à 484 (Correspondance de Dubois relative au congrès de
Cambrai).
1209 à 1256 (notamment 1233 : Journal de la main de Dubois ; 1229,
1251, 1252, 1253 : Mémoires adressés à Dubois).
1999 à 2001 (conseil du Commerce).

6. – SERVICE HISTORIQUE DE L'ARMÉE

Section moderne. – Série A1 : Correspondance.


1662, 1953, 1958, 1963 à 1967, 1972, 1988, 2047 à 2050, 2104, 2105,
2132, 2187, 2268 (Lettres diverses du duc d'Orléans).
2547 (Conspiration de Cellamare).
2549 (Guerre d'Espagne).
2558 (Correspondance du maréchal de Berwick avec le Régent et
Claude Le Blanc).
2559 (Lettres du Régent).
2562-2564 (Guerre d'Espagne).

II

SOURCES IMPRIMÉES

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par E. de Barthélemy, Paris, 1887 (l'attribution à Buvat de cette gazette
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séjour à Paris en 1720 et 1721, pub. par Alfred Sensier, Paris, 1865.
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CROŸ (duc de), Journal inédit, pub. par M. de Grouchy et P. Cottin,
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Maintenon d'après sa correspondance authentique, pub. par A. Geffroy,
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III

BIBLIOGRAPHIE

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6. – LA VIE RELIGIEUSE

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7. – ECONOMIE, DÉMOGRAPHIE ET COMMERCE

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8. – FINANCES ET FINANCIERS

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Jonchère », Mémoires de la Société d'Histoire de Paris et de l'Ile-de-
France, 1898, t. XXV.
BELJAME (Ad.), La prononciation du nom de Jean Law, Paris, 1891.
BLUCHE (François), La vie quotidienne de la noblesse française au
XVIIIe siècle, Paris, 1973.
BOSHER (J.F.), French Finances 1707-1795. From Business to
Bureaucracy, Cambridge, 1970.
BOUVIER (J.) et GERMAIN-MARTIN (H.), Finances et financiers
d'Ancien Régime, Paris, 1962.
CHAUSSINAND-NOGARET (Guy), Les financiers de Languedoc au
XVIIIe siècle, Paris, 1970.
CHAUSSINAND-NOGARET (Guy), Gens de finance au XVIIIe
siècle, Paris, 1972.
DESSERT (Daniel), Argent, pouvoir et société au Grand Siècle, Paris,
1984.
Du HAUTCHAMP (B. Marmont), Histoire du Système des finances
sous la minorité de Louis XV pendant les années 1719 et 1720 précédée
d'un abrégé de la vie du duc Régent et du sieur Law, La Haye, 1739.
DUMAS (R.), La politique financière de Nicolas Desmarets, 1708-
1715, Paris, 1927.
DURAND (Yves), Les fermiers généraux, Paris, 1970.
FAURE (Edgar), La banqueroute de Law (1720), Paris, 1977.
FORBONNAIS (F. Véron du Verger de), Recherches et considérations
sur les finances en France depuis 1595 jusqu'en 1721, Paris, 1758.
GERMAIN-MARTIN (L.) et BEZANÇON (L.), L'histoire du crédit en
France sous le règne de Louis XIV, t. I : « Le crédit public », Paris, 1913.
GIGNOUX (G.J.) et LEGUEU (F.F.), Le bureau des rêveries 1715-
1725, Paris, 1926.
GIRAUD (Marcel), Histoire de la Louisiane française, t. III, L'époque
de Law, Paris, 1966.
HARSIN (Paul), Contribution à l'étude du Système de Law, Paris,
1927.
HARSIN (Paul), La création de la Compagnie d'Occident », Revue
d'histoire économique et sociale, t. XXXIV, 1956.
HEINRICH (P.), La Louisiane sous la Compagnie des Indes, 1717-
1731, Paris, 1908.
HILLAIRET (Jacques), La rue de Richelieu, Paris, 1966.
JOSEPH-NOËL (Yolande), « Toulouse à l'époque du Système de Law
1715-1722 », Annales du Midi, 1960, n° 2.
LAW (John), Œuvres complètes, pub. par P. Harsin, Louvain-Paris,
1934, 3 vol.
LEVASSEUR (Émile), Recherches historiques sur le Système de Law,
Paris, 1854.
LEVASSEUR (Émile), « Law et son Système jugé par un
contemporain », Travaux et Mémoires de l'Académie des sciences
morales et politiques, t. 171, 1909.
LÉVY (Claude-Frédéric), Capitalistes et pouvoir au siècle des
Lumières; t. I : Des origines à 1715 ; t. II : La révolution libérale, 1715-
1717 ; t. III : La monarchie buissonnière, 1718-1723, La Haye, 1969-
1980.
LÉVY (Claude-Frédéric), « Finances et spéculation sous la Régence »,
Bulletin de la Société d'histoire moderne, 15e série, n° 20, 76e année.
LUTHY (Herbert), La banque protestante en France, de la révocation
de l'Édit de Nantes à la Révolution, Paris, 1959, t. I.
MARION (Marcel), Histoire financière de la France depuis 1715,
Paris, 1927.
NICAISE (A.), « La Chambre de justice. Épisode de l'histoire du
XVIIIe siècle 1716-1717 », Mémoires de la Société d'agriculture,
commerce, sciences et arts du département de la Marne, 1876-1877, t.
XXI.
OUDART (Georges), La très curieuse vie de Law, Paris, 1927.
POLLITZER (Marcel), Le règne des financiers, Samuel Bernard, J.
Law, G.-J. Ouvrard, Paris, 1978.
SAINT-GERMAIN (Jacques), Les financiers sous Louis XIV, P.
Poisson de Bourvalais, Paris, 1950.
SAINT-GERMAIN (Jacques), Samuel Bernard, le banquier des rois,
Paris, 1960.
TRINTZIUS (René), John Law et la naissance du dirigisme, Paris,
1950.
VILAR (Pierre), Or et monnaie dans l'histoire, Paris, 1974.
VILLAIN (J.), Le recouvrement des impôts directs sous l'Ancien
Régime, Paris, 1952.
VUITRY (A.), Les désordres des finances et les excès de la
spéculation à la fin du règne de Louis XIV et au commencement du règne
de Louis XV, Paris, 1885.

9. – MONOGRAPHIES RÉGIONALES

BAEHREL (René), Une croissance: la Basse-Provence rurale, essai


d'économie historique, Paris, 1961.
FRÉVILLE (Henri), L'intendance de Bretagne (1689-1790), Rennes,
1953, 3 vol.
GARDEN (M.), Lyon et les Lyonnais au XVIIIe siècle, Paris, 1970.
GOUBERT (Pierre), Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730.
Contribution à l'histoire sociale de la France du XVIIe siècle, Paris, 1960.
LEBRUN (François), Les hommes et la mort en Anjou aux XVIIIe et
XVIIIe siècles. Essai de démographie et de psychologie historique, Paris,
1971.
LE ROY LADURIE (Emmanuel), Les paysans de Languedoc, Paris,
1966, 2 vol.
MEYER (Jean), La noblesse bretonne au XVIIIe siècle, Paris, 1966, 2
vol.

10. – VIE QUOTIDIENNE ET FAITS DIVERS

BIRRABEN (J.-N.), Les hommes et la peste en France et dans les pays


européens et méditerranéens, Paris, 1977, t. I.
CARRIÈRE (C.), COURDURIE (M.), REBUFFAT (F.), Marseille,
ville morte, la peste de 1720, Marseille, 1968.
CHAILLOU (Michel), La petite vertu. Huit années de prose courante
sous la Régence, Paris, 1980.
COURT (J.), « L'exécution du comte de Horn », La Cité, 1904-1905, t.
II.
DUBOIS DE SAINT-GELAIS (Louis-François), Histoire journalière
de Paris, Paris, 1717, 2 vol.
GAFFAREL et DURANTY, La peste de 1720, Paris, 1911.
HENRY (Gilles), Cartouche, Paris, 1984.
KUNSTLER (Charles), La vie quotidienne sous la Régence, Paris,
1960.
MEYER (Jean), La vie quotidienne au temps de la Régence, Paris,
1979.
NIERCES (C.), L'incendie de Rennes et la reconstruction de la ville
(1720-1750), Rennes, 1973.

11. – LA FIN DU RÈGNE DE LOUIS XIV

CARRÉ (lieut.-col. Henri), La duchesse de Bourgogne, Paris, 1934.


CORDELIER (Jean), Mme de Maintenon, une femme au Grand Siècle,
Paris, 1955.
DRUMONT (E.), La mort de Louis XIV. Journal des Anthoine, Paris.
HAUSSONVILLE (Gabriel comte d'), La duchesse de Bourgogne et
l'alliance savoyarde, Paris, 1898-1908, 4 vol.
TRENARD (L.), Les mémoires des intendants pour l'instruction du
duc de Bourgogne, Paris, 1975.

12. – LA POLITIQUE INTÉRIEURE

ALIGRE (président d'), « Relation de ce qui se passa au parlement de


Paris à la mort de Louis XIV», Revue rétrospective, 1836.
BOISLILE (Arthur de), « Le séjour du parlement à Pontoise en 1720 »,
Revue des Sociétés savantes des départements, 1880, 7e série, t. I.
ÉGRET (Jean), Louis XV et l'opposition parlementaire, Paris, 1970.
FLAMMERMONT (Jules), Remontrances du parlement de Paris au
XVIIIe siècle, Paris, 1888-1898, 3 vol.
FROSTIN (C.), « La famille ministérielle des Phélypeaux ; esquisse
d'un profil Pontchartrain (XVIe-XVIIIe siècles) », Annales de Bretagne et
des pays de l'ouest, t. LXXXVI, 1979.
GRELLET-DUMAZEAU (A.), L'affaire du bonnet et les Mémoires de
Saint-Simon, Paris, 1913.
LACOMBE (Bernard de), La résistance janséniste et parlementaire au
temps de Louis XV, Paris, 1948.
LE ROI (J.-A.), « Mémoires adressés par Blouin, gouverneur de
Versailles, au duc d'Orléans, Régent du royaume (1715-1717)», Revue
des Sociétés savantes des départements, 1867, 4e série, t. V.
LE ROY LADURIE (E.), « Réflexions sur la Régence, 1715-1723 »,
French Studies, vol. 38, juillet 1984, n° 3.
LESCURE (Mathurin de), Les Philippiques de La Grange-Chancel,
Paris, 1858.
MONNIER (Fr.), Le chancelier Daguesseau, sa conduite et ses idées
politiques, son influence sur le mouvement des esprits pendant la
première moitié du XVIIIe siècle, Paris, 1859.
PICCIOLA (André), « Sur l'établissement de la Régence, Mémoire
inédit du chancelier Pontchartrain », XVIIIe siècle, 1976, n° 8.
PIÉPAPE (général de), Histoire des princes de Condé au XVIIIe siècle.
Les trois premiers descendants du Grand Condé, Paris.
TABARIES DE GRANDSAIGNES, « La sibylle du bois de Boulogne,
Mme de Chausserais », Bulletin de la Société historique d'Auteuil et de
Passy, 1907-1909, t. VI.
TORNEZY (M.A.), Mademoiselle de Chausseraye; histoire d'une
poitevine aux XVIIe et XVIIIe siècles, Poitiers, 1892.
VALLÉE (O. de), Le duc d'Orléans et le chancelier Daguesseau,
études morales et politiques, Paris, 1860.
WALLER (R.E.A.), « Men of letters and the " Affaire des princes "
under the Regency of the duc d'Orléans », European Studies Review,
1978, vol. 8, 1.

13. – LES CONSPIRATIONS

CLOSMADEUC (G. de), « La conspiration de Pontcallec en Bretagne


sous la Régence », Bulletin de la Société polymathique du Morbihan,
1871, t. XVI.
LA BORDERIE (A. de), « La Bretagne et le Régent. Histoire de la
conspiration de Pontcallec (1717-1720) », Revue de Bretagne et de
Vendée, 1857, t. I, II, III, IV et VI.
LA CONDAMINE (Pierre de), Pontcallec, une étrange conspiration
au cœur de la Bretagne, Guérande, 1973.
LE DIGABEL (F.), « La conspiration de Pontcallec », Revue
morbihannaise, 1891.
MAUREL (André), La duchesse du Maine, reine de Sceaux, Paris,
1928.
PIÉPAPE (général de), Une petite-fille du Grand Condé. La duchesse
du Maine, reine de Sceaux et conspiratrice, 1676-1753, Paris, 1910.
RAVAISSON-MOLLIEN (François), Archives de la Bastille, t. XIII,
Paris, 1882.
VATOUT (J.), La conspiration de Cellamare, Paris, 1832, 2 vol.

14. – DUBOIS ET SON ENTOURAGE

AUJOL (Jean-Louis), Le cardinal Dubois, ministre de la paix, Paris,


1948.
BLIARD (Le P.P.), Dubois, cardinal et Premier ministre, Paris, 1901, t.
I.
BOUTRY (Maurice), « Le chapeau de Dubois », Revue de Paris, 1898,
t. V.
BOUTRY (Maurice), Une créature du cardinal Dubois. Intrigues et
missions du cardinal de Tencin, Paris, 1902.
CHÉRUEL (A.), « Saint-Simon et l'abbé Dubois. Leurs relations de
1718 à 1722 », Revue historique, 1876, t. I.
COYNART (Ch. de), Les Guérin de Tencin, 1520-1758, Paris, 1910.
DEPPING (Georges), « La princesse palatine, son fils et l'abbé Dubois
», Revue politique et littéraire, 1898, 4e série, t. X.
FONTAINE DE RAMBOUILLET, La Régence et le cardinal Dubois,
relations anecdotiques, Paris, 1836.
MASSON (P.-M.), Une vie de femme au XVIIIe siècle, Mme de Tencin,
1652-1749, Paris, 1909.
MONGEZ, Vie privée du cardinal Dubois, Londres, 1789.
SEILHAC (comte de), L'abbé Dubois, Premier ministre de Louis XV,
d'après les mémoires manuscrits de l'abbé d'Espagnac, accompagnés de
lettres inédites écrites par la mère du Régent et de nombreux papiers de
la famille Dubois, Paris, 1862, 2 vol.
SÉVELINGES (M.V. de), Mémoires secrets et correspondance inédite
du cardinal Dubois, Paris, 1815.
VAILLOT (René), Qui étaient Mme de Tencin... et le cardinal ?, Paris,
1974.

15. – LES GUERRES ET LA POLITIQUE MILITAIRE

BELLERIVE (chevalier de), Histoire des campagnes du duc de


Vendôme, Paris, 1714.
BÉTHOUART (Antoine), Eugène de Savoie, soldat, diplomate et
mécène, Paris, 1975.
CHURCHILL (Winston), Marlborough, Paris, 1949, 3 vol.
CORVISIER (André), L'armée française de la fin du XVIIe siècle au
ministère de Choiseul. Le soldat. Paris, 1964, 2 vol.
GRIFFET (Père Henri), Recueil de lettres pour servir d'éclaircissement
à l'histoire militaire du règne de Louis XIV, La Haye, 1764, t. VII.
HENDERSON (Nicholas), Le Prince Eugène de Savoie, Londres,
1964, trad. fr. 1980.
LACOUR-GAYET (G.), La marine militaire de la France sous Louis
XV, Paris, 1902.
LEONARD (E.-G.), L'armée et ses problèmes au XVIIIe siècle, Paris,
1958.
Louis XIV, Correspondance de Louis XIV avec le duc d'Orléans
(1707), pub. par la Société des Bibliophiles François, Paris, 1903.
MENGIN (capitaine E.), Relation du siège de Turin en 1706, Paris,
1832.
PAJOL (général), Les guerres sous Louis XV, Paris, 1881, t. I.
PARIS (Louis), Les papiers de Noailles à la bibliothèque du Louvre,
dépouillement de toutes les pièces, Paris, 1875, 2 vol.
PELET (lieut. général), Mémoires militaires relatifs à la guerre de
Succession d'Espagne, Paris, 1836-1862, 11 vol.
PETRIE (sir Ch.), The duke of Berwick, Londres, 1954.
QUINCY, Histoire militaire du règne de Louis le Grand, Paris, 1726, t.
V et VI.
QUINCY (Joseph Sevin, chevalier de), Mémoires, Paris, 1898-1901, 3
vol.
SÉGUR (Pierre, marquis de), Le tapissier de Notre-Dame: les
dernières années du maréchal de Luxembourg, Paris, 1903.
STURGILL (C.), Claude Le Blanc, servant of the King, Gainesville,
1975.
SWARTE (V. de), « Claude Le Blanc, intendant d'Auvergne, intendant
de la Flandre maritime, secrétaire d'État au département de la Guerre
(1669-1728) », Mémoires de la société dunkerquoise pour
l'encouragement des sciences, lettres et arts, 1899-1900, t. XXXIII.
TRUC (Louis), MM. de Vendôme ou les pourceaux d'Épicure, Paris,
1956.

16. – LA SITUATION EUROPÉENNE AU DÉBUT DU XVIIIe SIÈCLE

BARAUDON (Alfred), La Maison de Savoie et la Triple Alliance


(1713-1722), Paris, 1896.
BLIART (P.), « La question de Gibraltar au temps du Régent, d'après
les correspondances officielles », Revue des questions historiques, t.
LVII.
BLIART (P.), « Dubois et Saint-Simon. Une ambassade extraordinaire
à Madrid, 1721-1722 », Revue des questions historiques, 1901, t. LXX.
BOURGEOIS (Émile), « La collaboration de Saint-Simon et de Torcy
», Revue historique, 1905, t. 87.
BOURGEOIS (Émile), La diplomatie secrète au XVIIIe siècle, le secret
du Régent et la politique de l'abbé Dubois, Paris, 1909, 2 vol.
DELACOUR (A.), « La conspiration antibritannique de 1717-1719 »,
Revue hebdomadaire, 1900, 2e série, t. V.
GUICHEN (Eugène, vicomte de), Pierre le Grand et le premier traité
franco-russe (1682 à 1717), Paris, 1908.
JEANTON et MARTIN, Le château d'Huxelles et ses seigneurs, Paris,
1908.
LEFEBVRE (Ch.-A), « Le congrès des plaisirs 1720-1725 »,
Mémoires de la société d'émulation de Cambrai, 1860, t. XXVII, 1re
partie.
LIVET (Georges), Les relations internationales au XVIIIe siècle, Paris,
1973.
MAZADE (Ch. de), « L'expédition de Sicile », Revue des Deux
Mondes, 1er novembre 1860.
NORDMANN (Claude-J.), La crise du Nord au début du XVIIIe siècle,
Paris, 1962.
NORDMANN (Claude-J.), Grandeur et liberté de la Suède (1660-
1792), Paris, Louvain, 1971.
PICHON (Jérôme), Vie de Charles-Henri comte de Hoym,
ambassadeur de Saxe-Pologne en France, 1694-1736, Paris, 1880, 2 vol.
POUY (F.), Mémoire du baron Hogguer, financier, diplomate,
concernant la France et la Suède, Amiens, 1890.
SAINT-LÉGER (A. de), « La question de Dunkerque et du canal de
Mardyck à la fin du règne de Louis XIV », Union Faulconnier. Société
historique et archéologique de Dunkerque et de la Flandre maritime,
1903, t. VI.
SYVETON (G.), « Un projet de démembrement de la France en 1716
», Revue d'histoire diplomatique, 1892.
WEBER (Ottocar), Die Quadrupel-Allianz von jahre 1718, Prague-
Vienne-Leipzig, 1887.

17. – L'ANGLETERRE ET LE MOUVEMENT JACOBITE


BAXTER (S.B.), William III, Londres, 1966.
BENNET (I.G.V.), The tory crisis in Church and State, 1688-1730,
Oxford, 1975.
CAMPANA DE CAVEILI (marquise de), Les derniers Stuarts à Saint-
Germain-en-Laye, Paris, 1870.
CARSWELL (J.), The south sea Bubble, Londres, 1960.
COXE (W.), Memoirs of the life and administration of sir R. Walpole,
Londres, 1798.
Du HAMEL DE BREUIL, « Le mariage du Prétendant, 1719 », Revue
d'histoire diplomatique, 1895, t. IX.
FILON (Ch.), « L'alliance anglaise au XVIIe siècle depuis la paix
d'Utrecht jusqu'à la guerre de succession d'Autriche », Comptes rendus de
l'Académie des sciences morales et politiques, 1860, 4e série, t. II.
HARKNESS (Sir D.), Bolingbroke, Londres, 1957.
HARDWICKE (S.), Miscellaneous States Paper from 1501 to 1726,
Londres, 1778, t. II.
JARVIS (C.), Collected Papers on the Jacobite Rising, Manchester,
1973-1975, 2 vol.
LACOUR-GAYET (Georges), Les projets de débarquement en
Angleterre, Paris, 1901.
LECKY (W.-E.), A history of England in the eighteenth century,
Londres, 1878.
MAHON (Lord), History of England from the peace of Utrecht to the
peace of Versailles, 1713-1783, Leipzig, 1853.
PETRIE (Sir Ch.), Bolingbroke, Londres, 1937.
PLUMB (J.H.), Sir Robert Walpole, Londres, 1956.
REMUSAT (Charles de), L'Angleterre au XVIIIe siècle, Paris, 1856, 2
vol.
TERRY (Charles Sanford), The chevalier de Saint-George and the
jacobite movement in his favour 1701-1720, Londres, 1915.
TERRY (Charles Sanford), The Jacobites and the Union, Cambridge,
1922.
WIESENER (Louis), « Rapports secrets du duc d'Orléans avec George
1 du vivant de Louis XIV », Revue de la Société des études historiques,
er

1884, t. II.
WIESENER (Louis), Le Régent, l'abbé Dubois et les Anglais d'après
les sources britanniques, Paris, 1899, 3 vol.
WILLIAMS (Basil), Stanhope, a study in eighteenth century war and
diplomacy, Oxford, 1932.
WILLIAMS (Basil) et STUART (C.H.), The whig supremacy (1714-
1760), Oxford, 1942.

18. – L'ESPAGNE DE PHILIPPE V

ALBERONI (Cardinal), Lettres intimes adressées au comte J. Rocca,


ministre des Finances du duc de Parme, pub. par E. Bourgeois, Paris,
1893.
ARMSTRONG (Edward), Élisabeth Farnèse, the termagant of Spain,
Londres, 1892.
BAUDRILLART (Mgr Alfred), « Rapport sur une mission en Espagne
aux archives d'Alcala de Henares et de Simancas », Archives des missions
scientifiques et littéraires, t. XV, Paris, 1889.
BAUDRILLART (Mgr Alfred), Philippe V et la Cour de France,
Paris, 1890-1898, 4 vol.
BOURGEOIS (Émile), Le secret des Farnèse, Philippe V et la
politique d'Alberoni, Paris, s.d.
CASTAGNOLI (Pietro), Il cardinale Giulio Alberoni, Piacenza, 1929-
1932, 3 vol.
CERMAKIAN (Marianne), La princesse des Ursins, sa vie et ses
lettres, Paris-Montréal-Bruxelles, 1969.
COMBES (François), La princesse des Ursins, essai sur sa vie et son
caractère politique, Paris, 1858.
COXE (William), Histoire d'Espagne sous les rois de la Maison de
Bourbon, Paris, 1827.
DES URSINS (Mme) et la Succession d'Espagne, Fragments de sa
correspondance, Paris, 1902, 2 vol.
ERLANGER (Philippe), Philippe V d'Espagne, un roi baroque esclave
des femmes, Paris, 1978.
FILTZ-MORITZ, Lettres de M. Filtz-Moritz sur les affaires du temps,
traduit de l'anglais par M. de Garnesai, Rotterdam, 1718. (Œuvre de
Guillaume Plantavit, abbé de Margon).
GIRAUD (Marcel), Un aspect de la rivalité franco-espagnole au début
du XVIIIe siècle, 1713-1717, Paris, 1957.
HIPPEAU (Célestin), Avènement des Bourbons au trône d'Espagne,
correspondance inédite du marquis d'Harcourt, Paris, 1875.
LEGRELLE (Arsène), La diplomatie française et la succession
d'Espagne, Paris, 1882-1892.
LOUIS XIV, Correspondance avec M. Amelot, ambassadeur en
Espagne (1705-1709), pub. par M. de Girardot, Nantes, 1864.
ROUSSET (Jean), Histoire d'Alberoni, 1720.
SUNKY DE COTTE, Mme des Ursins, roi d'Espagne, Paris, 1946.
1 Cf. Inventaire des arrêts du conseil du roi pub. par Michel ANTOINE, Paris, 1968-1974, 2 vol.
Index
AGUILAR (Comte d'), envoyé extraordinaire de Philippe V : 95.
AÏSSE (Mlle) : 261.
ALARY (abbé) : 635.
ALBANE (1'), peintre : 281, 282.
ALBE (duc d'): 152, 157.
ABERGOTTI (comte d'): 110, 113, 115, 116. ALBERONI (cardinal
Giulio) : 141, 204, 210, 211, 246, 387, 390, 391-396, 417, 427-435, 437-
439, 442-444, 478-483, 486, 488, 489, 491, 492, 496-498, 500-502, 504,
511, 513, 516-520, 585, 628.
ALBRET (duc d') : 552.
ALÈGRE (Yves, marquis d') : 219.
ALEMBERT (d') : 398.
ALINCOURT (François-Camille de Neufville, marquis d') : 262.
ALINCOURT (marquise d') : 601.
AMELOT (Michel, Jean), conseiller d'État, ambassadeur de France à
Madrid : 121, 123, 128, 136, 144, 146, 150, 152, 159, 323, 338, 375, 376,
435, 470, 540, 590.
AMELOT DE GOURNAY : 625.
ANCENIS (Paul-François de Béthune, marquis d') : 493.
ANFREVILLE (d') : 634.
ANGERVILLIERS (d') : 625.
ANISSON (Jean), député de Lyon au conseil de Commerce : 373.
ANJOU (Philippe, duc d') : voir PHILIPPE V
ANNE (reine d'Angleterre) : 85, 157, 201, 202, 220, 371, 628.
ANNE D'AUTRICHE : 15, 78, 93, 164, 459.
ANNE-MARIE-VICTOIRE (infante) : 589, 593, 594, 597, 609.
ANTIN (Louis-Antoine de Pardaillan, duc d') : 70, 71, 191, 215, 239,
244, 288, 321-323, 341, 440, 441, 449-451, 492, 499, 530, 539, 540, 542,
546, 565, 598, 615.
ANTOINE (Michel) : 322, 469, 625.
ARCO (Mme d') : 161.
ARCY (René Martel, marquis d') : 22, 26, 38, 40, 56, 61, 64.
ARÈNE (d'), lieutenant général : 110, 115.
ARGENSON (Marc-René de Voyer de Paulmy d'), lieutenant général
de police puis garde des Sceaux: 193-195, 218, 219, 291, 322, 324, 365,
366, 375, 376, 441, 450-455, 457, 458, 461-467, 470, 471, 478, 492, 521,
522, 527, 532, 539, 541-543, 560, 613, 648.
ARGENSON (Marc-Pierre de Voyer de Paulmy d'), lieutenant général
de police : 543, 578.
ARGENSON (René-Louis de Voyer de Paulmy d'), intendant du
Hainaut : 49, 452, 608, 610, 635, 642.
ARGENTON (Marie-Louise-Madeleine-Victoire Le Bel de La
Boissière de Séry, comtesse d') : 75, 87, 91, 95, 104, 118, 123, 135, 147,
148, 153, 161, 162, 164, 165, 171, 182, 216, 258.
ARGYLL (duc d'), haut commissaire de la reine Anne : 371.
ARIAS (Manuel) : 79, 83, 93.
ARIÈS (Philippe) : 299.
ARLAUD (Antoine) : 71.
ARMAGNAC (Louis de Lorraine, comte d') : 44.
ARMENONVILLE (Jean-Baptiste Fleuriau d') : 271, 473, 598, 616.
ARMENTIÈRES (d') : 91.
ARTAGNAN (Joseph de Montesquiou, comte d') : 461, 603.
ASFELD (chevalier d'), lieutenant général : 143, 321, 474, 500.
AUBIGNY (d') : 122, 150, 204.
AUDRAN (Benoît) : 71, 269.
AUMALE (Mlle d') : 190, 225.
AUMONT (Louis, duc d'), ambassadeur de France à Londres : 186,
432.
AVERNE (Sophie Ferrand d') : 262, 263, 604.
AYDIE (Biaise-Marie d') : 261.
AYDIE (Antoine, comte d') : 496.
AYEN (comte d') : 69, 70.
AZZOLINO (cardinal) : 282.
BABIN (chanoine) : 298.
BAEHREL (René) : 305.
BALLEROY (marquise de) : 533, 542.
BANBURY (William Knowles, comte de) : 372.
BARBIER (Edmond-Jean-François), avocat : 23, 252, 262, 288, 467,
481, 541, 543, 547, 548, 551, 553, 556, 561, 564, 585, 605, 606, 610,
620, 632, 645.
BARGENTON (Daniel), avocat : 330.
BARON (comédien) : 73.
BASVILLE (Nicolas de Lamoignon, marquis de), intendant de
Languedoc : 345.
BAUDRILLART (Mgr Alfred) : 82, 154, 157.
BAY (marquis de) : 125.
BAYLE (Pierre) : 295, 301.
BEAUFFREMONT (de) : 333, 334.
BEAUFORT (François de Vendôme, duc de) : 459.
BEAUJOLAIS (Philippe-Élisabeth, Mlle de) : 277, 594.
BEAUVILLIER (duc de), gouverneur du duc de Bourgogne et
président du conseil des Finances : 26, 82, 142, 157, 168, 170, 177, 179,
183, 186, 198, 213, 240.
BEAUVILLIER (François-Honoré de), évêque de Beauvais : 287.
BELLE-ISLE (Charles Fouquet, comte puis duc de) : 597, 604, 617.
BELLINI (Giovanni), peintre : 283.
BELSUNCE (Mgr François de Castelmoron de), évêque de Marseille :
313, 314, 568.
BENOIT XIV : 519.
BENTIVOGLIO (Corneille), cardinal: 335, 337, 492, 566.
BERETTI-LANDI (Laurent Bersuzo, marquis de), ambassadeur
d'Espagne à La Haye : 412, 428, 438, 497, 498, 520, 579.
BERGHES (prince de) : 38.
BERINGHEN (Jacques-Louis, marquis de), premier écuyer: 260, 321,
432, 440, 473, 643.
BERNAGE (Louis de), intendant de Languedoc : 420.
BERNARD (Samuel) : 137, 138, 352, 367, 373, 376, 554, 560.
BERNIER (Nicolas), musicien : 69, 279.
BERNSTORFF (André Gottlieb, baron de ) : 410, 412.
BERRY (Charles, duc de) : 42, 79, 81, 83, 91-93, 105, 163, 167, 169-
172, 174, 175, 185, 186, 188, 192, 197-200, 205-207, 271, 647.
BERRY (Marie-Louise-Élisabeth, duchesse de) : 163, 166-172, 174,
175, 188, 191, 192, 197, 205, 206, 252, 255-258, 264, 269-274, 398, 404,
423, 497, 605.
BERTHELOT DE PLÉNEUF (Jean-Étienne) : 206, 362, 538.
BERTHELOT DE PLÉNEUF (Agnès Rioult d'Ouilly) : 617.
BÉRULLE (Mgr Pierre de), cardinal : 298.
BERWICK (Jacques Fitz-James, duc et maréchal de) : 58, 86, 94, 121,
123-125, 129-134, 137, 142, 250, 397, 399, 491, 499, 500, 503-505, 590.
BÉSENVAL (Jean-Victor de), major des gardes suisses : 540.
BEZONS (Jacques Bazin de, comte de), maréchal de France : 119,
138, 146, 152, 162, 163, 234, 325, 598, 599, 617.
BEZONS (Mgr Armand Bazin de), archevêque de Rouen : 321.
BIGNON (abbé) : 422.
BIGNON DE BLANZY : 625.
BIRON (Charles-Armand de Gontaut, marquis de) : 256, 260, 321,
474, 646.
BISSY (Mgr Henri Thiard, cardinal de): 219, 226, 227, 337, 339, 568,
601, 602, 611.
BLAMONT (Nicolas-Rémy Frison de), président au parlement : 464,
466.
BLAYO (Y.) : 305.
BLÉCOURT (Jean-Denis, marquis de) : 80, 92.
BLIARD (Père P.) : 24, 26.
BLOIS (Marie-Anne de Bourbon, Mlle de Condé) : voir CONTI.
BLOIS (Françoise-Marie, Mlle de) : voir ORLÉANS.
BLUCHE (François) : 625.
BOFFRAND (Germain), architecte : 123, 294.
BOILEAU (Nicolas) : 22, 25, 29, 74.
BOISGUILBERT (Pierre Le Pesant de), lieutenant au bailliage de
Rouen : 176, 343, 369.
BOLINGBROKE (Henry Saint-John, vicomte de) : 199, 200, 220, 221,
258, 397, 398, 400.
BONAMOUR (Louis-Germain de Thalouët de) : 446, 447, 506-511,
513, 514, 516.
BONNEVAL (Claude-Alexandre, comte de, dit Bonneval Pacha) : 253.
BORRI (Joseph-Gabriel) : 98.
BOSCHER (J. F.) : 363, 364.
BOSSUET (Jacques-Bénigne) : 10, 176, 179, 180, 296, 608.
BOUCIQUAULT LE MAINGRE (Maurice Le Maingre dit) : 498.
BOUDIN (médecin) : 184-186, 620.
BOUFFLERS (Louis-François de), maréchal de France : 86, 142, 168,
213.
BOUILLON (Mgr Emmanuel-Théodose de La Tour d'Auvergne,
cardinal de) : 50, 51.
BOUILLON (Godefroy-Maurice de la Tour d'Auvergne, duc de),
grand chambellan de France : 59.
BOUILLON (Mme de) : 88.
BOUILLON (Frédéric-Jules de La Tour d'Auvergne, chevalier de) :
288, 316.
BOULAINVILLIERS (Henri, comte de) : 176, 179, 215, 332.
BOURBON (Louis III de), Monsieur le Duc : 42, 55, 61, 95, 117, 118,
134, 140, 166, 167, 206.
BOURBON (Louise-Françoise, duchesse de), Mme la Duchesse
épouse de Louis III de Bourbon : 42, 43, 45, 46, 48, 50, 63, 105, 118,
134, 142, 153, 167, 168, 171, 175, 191, 206, 207, 227, 235, 286, 330,
331, 541, 600, 646.
BOURBON (Louis-Henri), Monsieur le duc : 206-208, 214, 216, 235,
237, 240-242, 266, 268, 276, 287, 290, 291, 299, 317, 325, 329-332, 367,
442, 460, 463, 465, 466, 469, 492-494, 530, 532, 533, 540, 541, 543,
551, 554, 556, 563, 569-571, 578, 588, 600, 605, 606, 612, 613, 615-617,
637, 645, 646.
BOURGEOIS (Émile) : 413.
BOURGEOIS (Étienne), trésorier de la Banque de Law : 378.
BOURGOGNE (Louis, duc de), dauphin : 42, 71, 77, 87, 90, 105, 140-
142, 154, 157, 174, 175, 177-187, 189-191, 197, 198, 213, 243, 320.
BOURGOGNE (Marie-Adélaïde, duchesse de), dauphine : 77, 87-89,
92, 111, 117, 137, 142, 143, 147, 168, 169, 171, 174, 184, 185, 187, 188,
190, 191, 213, 600.
BOUTHILLIER DE CHAVIGNY (Mgr François), membre du conseil
de régence : 325, 441, 598.
BOUVARD DE FOURQUEUX (Michel), procureur général de la
chambre de justice : 363, 365.
BOYLE (Robert) : 295.
BRACCIANO (Flavio Orsini, duc de) : 44, 49, 212, 282.
BRANCAS (Louis, duc de), lieutenant général en Provence : 253, 256,
321, 322, 473, 599, 639, 646.
BRAUER (Walter): 304, 305.
BRETAGNE (Louis, duc de) : 186-188.
BRETEUIL (François-Victor Le Tonnelier, marquis de), secrétaire
d'État à la Guerre : 24, 260, 617, 638.
BRICE (Germain) : 308.
BRIGAULT (abbé Louis) : 485, 486, 490, 491.
BRIONNE (comte de) : 70, 71.
BROGLIE (Charles-Guillaume, marquis de) : 256, 599.
BUFFIER (Père): 291.
BULLY (Jean-Louis de Lestendart, marquis de) : 640.
BUSSY-RABUTIN : 21.
BUSSY-RABUTIN (Mgr de) : 639.
BUVAT (Jean) : 339, 362, 365, 398, 487-489, 530, 548, 549, 561, 630,
631.
Buys (Willem, Pensionnaire d'Amsterdam) : 148, 156.
BYNG (George), amiral : 399, 443, 467, 479, 502.
CADOGAN (William, comte de) : 412.
CAFFIERI (sculpteur) : 279.
CALVIÈRES (marquis de) : 608.
CAMPISTRON (Jean Galbert de), poète : 142.
CAMPRA (André) : 69, 279.
CAMPREDON (Jacques de), ambassadeur de France en Russie : 425,
582, 641.
CANILLAC (Jean de Montboissier, comte de Beaufort) : 216, 217,
256, 321, 322, 391, 412, 469, 470, 541, 552, 599, 638.
CANILLAC, capitaine des mousquetaires : 461.
CARAVAGE (le), peintre : 283.
CARIGNAN (prince de) : 556.
CARLOS (don, infant), fils de Philippe V et d'Elisabeth Farnèse : 277,
430, 436, 437, 520, 578, 594.
CARRACHE (Annibal et Ludovic), peintres : 18, 281-283.
CARRIERA (Rosalba), peintre : 294.
CARRIÈRE (Charles) : 309.
CARTAUD (Jean-Sylvain), architecte : 279.
CARTERET (John), secrétaire d'État : 263, 580, 589, 620.
CARTOUCHE (Jean-Dominique) : 632.
CASTARETA (amiral) : 442, 467.
CASTANIER (François), directeur de la Compagnie d'Occident : 384.
CASTEL DOS RIOS (marquis de), ambassadeur d'Espagne : 82.
CASTIGLIONE (prince de), vice-roi de Navarre : 491.
CATHERINE II, impératrice de Russie : 625.
CATINAT (Nicolas de), maréchal de France : 33, 37, 86.
CAVELIER DE LA SALLE (Robert), explorateur : 380.
CAYEUX (comte de), gouverneur de Philippe d'Orléans : 64.
CAYLUS (Marthe-Marguerite Le Valois de Vilette, comtesse de) : 22,
422.
CELLAMARE (Antoine-Joseph del Giudice, prince de) : 211, 212,
221, 394, 400, 429, 438, 481, 483-492, 495, 497, 498, 507, 508, 578.
CHAFIROF (Pierre) : 419, 424, 425.
CHALAIS (prince de), neveu de la princesse des Ursins : 192, 194,
195, 211.
CHAMILLART (Michel de), contrôleur général des Finances : 85, 89,
103, 106, 108, 111, 117-119, 125, 136, 137, 142, 157, 213, 349.
CHAMPAIGNE (Philippe de), peintre : 283.
CHAMPMESLÉE (La) : 73.
CHARENCEY (de), conseiller au parlement : 33.
CHARLES II, roi d'Angleterre : 36, 177, 264.
CHARLES II, roi d'Espagne : 35, 78-83, 93, 127, 153, 393.
CHARLES QUINT: 81, 389.
CHARLES VI, Empereur (Charles III d'Espagne) : 79-81, 94, 127,
152, 155, 183, 194, 199, 201, 203, 211, 253, 389, 392, 395, 401-403, 407,
412, 413, 418, 423, 428-434, 436-440, 443, 477, 502, 503, 517, 536, 558,
568, 578, 579, 581, 586, 641.
CHARLES XII, roi de Suède : 202, 390, 410, 416, 417, 478, 500.
CHARLES-LOUIS (Électeur palatin) : 12, 13, 15, 16, 35.
CHAROLAIS (Charles de Bourbon Condé, comte de) : 206, 207, 237,
287, 291, 596.
CHAROLAIS (Louise-Anne de Bourbon, Mlle de) : 276.
CHAROST (Armand de Béthune, duc de), gouverneur de Louis XV :
177, 236, 603-606.
CHARPENTIER (Marc-Antoine), musicien : 69.
CHARTRES (Élisabeth-Charlotte, duchesse de, duchesse de
Lorraine) : voir LORRAINE.
CHARTRES (Louis d'Orléans, duc de, dit Le Génovéfain) : 63, 206,
266, 268, 278, 283, 469, 503, 532, 544, 586, 598, 614, 615, 643, 646.
CHARTRES (Louise-Adélaïde, Mlle de, abbesse de Chelles) : 274-
276, 279.
CHARTRES (Louise-Diane, 2e Mlle de) : 277.
CHASTRE DE CANGÉ (Jean-Imbert), valet de chambre de Philippe
d'Orléans : 606.
CHÂTEAUNEUF (Pierre-Antoine de Castagnère, marquis de),
ambassadeur de France à La Haye : 396, 403, 405, 412, 418, 514, 543.
CHATILLON (marquis de) : 70.
CHÂTILLON (comte de) : 123, 333, 334.
CHAULNES (duc de) : 64, 236.
CHAULNES (de), capitaine des chevau-légers: 461.
CHAUNU (Pierre) : 299, 303.
CHAUSSERAYE (Marie-Thérèse Le Petit de Verno de) : 164, 216,
217, 219, 235, 397, 400, 560.
CHAUSSINAND-NOGARET (Guy) : 368.
CHAUVELIN (Président) : 552.
CHAUVIGNY DE BLOT (comtesse de) : 330.
CHAVIGNY (Théodore de Chavignard, marquis de), diplomate : 437,
472, 641.
CHEVERNY (Louis de Clermont-Montglat, comte de), membre du
conseil des Affaires étrangères : 321, 470.
CHEVREUSE (Charles-Honoré d'Albert de Luynes, duc de) : 64, 142,
168, 177, 179, 181, 192, 213.
CHEVREUSE (duchesse de) : 180.
CHIRAC (Pierre), médecin : 117, 264, 273, 620, 621, 642, 644.
CHOIN (Mlle de), maîtresse du Grand Dauphin : 175.
CHOISEUL (duc de) : 24, 39.
CHRISTINE, reine de Suède : 98, 282.
CHURCHILL (Arabella) : 86.
CILLY (marquis de), maréchal de camp : 500, 502, 552.
CLAVEL (F.T.B.) : 100.
CLÉMENT XI (Jean-François Albani, pape): 218, 219, 262, 334-337,
340, 341, 400, 428, 430, 431, 518, 519, 566, 583.
CLERMONT (Louis de Bourbon, comte de) : 206, 207, 645, 646.
CLERMONT (comte de), « roué » du Régent : 91, 260, 333, 334.
CLOUET (François), peintre : 283.
COBHAM (lord), amiral : 505.
COCHE (Ponce), valet de chambre de Philippe d'Orléans : 63.
COËTLOGON-MEJUSSEAUME (de), syndic des états de Bretagne :
506, 507.
COIGNY (marquis de) : 290, 473.
COLBERT (Jean-Baptiste): 213, 280, 303, 311, 347, 348, 363, 377,
451, 484, 532, 563, 600, 624.
COLBERT DE CROISSY, secrétaire d'État aux Affaires étrangères :
36.
COLBERT DE CROISSY (Mgr Charles-Joachim), évêque de
Montpellier : 219, 337-339, 568.
COLBERT DE SEIGNELAY (Jean-Baptiste, marquis) : 188, 281.
COLBERT DE TORCY (Jean-Baptiste, marquis) : 79, 80, 82, 92, 154,
157, 161, 167, 182, 190, 193, 194, 197, 199, 211, 212, 214, 221, 254,
320-322, 324, 325, 341, 363, 396, 398, 399, 433, 435, 436, 439, 441,
468, 470, 480, 492, 566, 578, 579, 585, 599, 620, 638.
COMBES (François) : 154.
CONDÉ (Louis II de Bourbon, prince de, dit le Grand Condé) : 20, 37,
42, 85, 129.
CONDÉ (Henri-Jules de Bourbon, duc d'Enghien puis prince de) : 20,
42, 90, 117, 134, 166.
CONFLANS (Philippe-Alexandre, chevalier de) : 91, 219.
CONNOK (Timon), maréchal de camp : 513.
CONTADES (de), major des gardes françaises : 233, 290, 399.
CONTI (Marie-Anne de Bourbon, Mlle de Blois, princesse douairière
de) : 42, 43, 46, 50, 63, 69-71, 117, 142, 286.
CONTI (François-Louis de Bourbon, prince de La Roche-sur-Yon,
prince de) : 42, 43, 55, 56, 58, 59, 61, 90, 95, 134, 140, 153, 167, 207.
CONTI (Louis-Armand de Bourbon, prince de) : 207, 214, 237, 277,
290, 331, 372, 441, 500, 503, 530, 533, 551, 598, 600, 646.
CONTI (cardinal Bernard-Marie), évêque de Terracine : 584.
CORNEJO (don Feliz) : 189, 191, 197.
CORRÈGE (le), peintre : 282, 283.
CORTONE (Pierre de), peintre : 281.
COSME III Médicis, grand duc de Toscane : 388, 594.
COSNAC (Daniel de) : 22.
COTTE (Robert de), architecte : 294.
COUËDIC (François de Kerbleizec du) : 511, 515.
COULANGES (Philippe-Emmanuel, marquis de) : 74.
COUPERIN (François) : 293.
COURT (Antoine), pasteur : 628.
COURTENVAUX (marquis de), capitaine des Cent-Suisses : 233, 290.
COYPEL (Antoine) : 19, 71-73, 123, 280, 293, 449.
CRAGGS (James), secrétaire d'État: 468, 481, 504, 516, 551, 580,
629.
CRAWFORD (Thomas), ambassadeur d'Angleterre en France : 263,
620, 638, 644.
CRÉBILLON (Prosper Jolyot, dit) : 294.
CREILING (Johann Conrad) : 98.
CRESSENT (ébéniste) : 279, 293.
CROZAT (Antoine), financier : 203, 234, 282, 357, 367, 373, 380,
381, 383, 384, 396, 527, 554, 560, 571.
CROZAT (Pierre), financier : 282, 367.
CRUYSSE (Van der) : 465.
CUNHA (Luiz da) : 100.
DACIER (André), académicien : 613.
DACIER (Anne Lefèvre, Mme) : 291.
DAGUESSEAU (Henri-François), chancelier : 208, 209, 214, 218-
220, 234, 235, 239, 241, 244, 321-323, 328, 338, 339, 376, 383, 435,
448-451, 453, 471, 521, 542, 544, 548, 551, 552, 568, 569, 578, 596-598,
615.
DALESME (savant) : 422.
DANGEAU (Philippe de Courcillon, marquis de) : 26, 29, 74, 89, 140,
158, 169, 254, 264, 338, 450, 469.
DARMSTADT (prince de), gouverneur de Lerida : 131, 132, 134.
DARTAGUIETTE (Jean-Baptiste-Martin d'Iron), receveur général des
Finances d'Auch : 384.
DARWENTWATER (James), jacobite : 400.
DAS MINAS (marquis) : 124, 130, 133.
DAUBENTON (Père Guillaume), confesseur de Philippe V, roi
d'Espagne : 389, 435, 480, 580, 586, 587, 594.
DAUN (maréchal) : 442.
DAVISARD (Claude), avocat général au parlement de Toulouse : 330.
DEGENFELD (Louise, baronne de) : 13, 14.
DELAFOSSE (Charles), peintre : 72.
DEL SARTO (Andréa), peintre : 282.
DELAUNAY (Marguerite-Jeanne Cordier, baronne de Staal, dite Rose
Delaunay), dame de compagnie de la duchesse du Maine : 291, 330, 482,
490, 494-496.
DELISLE (greffier au parlement) : 598.
DENOUX (procureur au parlement) : 634.
DESGRANGES (maître des cérémonies) : 49, 89, 174, 461, 464.
DESMARES (Christine-Antoinette-Charlotte) : 73, 390, 478.
DESMARETS (Nicolas), contrôleur général des Finances : 153, 182,
214, 234, 240, 316, 320, 322, 355, 357, 359, 360, 372, 374, 375.
DESMARETS (Henri), musicien : 69, 280.
DESNOYERS (secrétaire particulier de la reine Marie de Gonzague) :
98.
DESPORTES (Alexandre-François), peintre : 71.
DESSERT (Daniel) : 352, 353, 368.
DESTOUCHES (Philippe Néricault dit), ambassadeur de France à
Londres : 398.
DES URSINS (Marie-Anne de La Trémoïlle-Noirmoutier, princesse
Orsini, dite Mme) : 44, 48, 93, 114, 121, 122, 124, 126, 128, 135, 136,
144-148, 150-153, 156, 158, 159, 191, 192, 194, 195, 198, 203, 204, 210-
212, 234, 268, 287, 387, 496, 519.
DILLON (Arthur), lieutenant général: 400, 500.
DODART (médecin) : 97, 185, 188.
DODUN (Charles-Gaspard), contrôleur général des Finances : 322,
600, 616, 625, 638.
DOLGOROUKI : 419, 424.
DOMBES (Louis-Auguste de Bourbon, prince de) : 237, 274.
DOMINIQUIN (le), peintre : 281.
DONZY (Philippe-Jules Mancini, marquis de) : 73.
DORSANNE (abbé Antoine), secrétaire du conseil de Conscience :
321.
Dou (Gérard), peintre : 283.
DOUGLAS (colonel) : 399.
DREUX (de), grand maître des cérémonies : 174.
DUBOIS (Guillaume, cardinal) : 23-31, 38, 39, 45, 46, 49, 54, 56, 60,
61, 63, 64, 66, 67, 74, 79, 86, 91, 93, 96, 105, 114, 118, 123, 133, 134,
182, 216, 222, 254, 267, 282, 302, 340, 388, 391, 398, 404-416, 423,
425, 429, 432, 434-440, 443, 448, 451, 468, 470-473, 477, 478, 480, 481,
487-489, 491, 492, 494, 497, 498, 500, 503, 516, 517, 530, 539, 540,
542, 552, 560, 565-570, 578-590, 593-606, 611, 613-622, 629, 634, 637-
641.
DUBOIS (Jean-Baptiste, abbé) : 437.
Duc (M. le) : voir BOURBON (Louis III et Louis-Henri).
DU CAMP (abbé) : 281.
DUCHESSE (Mme la) : voir BOURBON.
DUCLOS (Charles Pinot) : 24, 25, 111, 398.
Du DEFFAND (Marie de Vichy-Chamrond, marquise) : 261, 291.
DUPÂQUIER (Jacques) : 305.
DUPUY (Mme) : 330, 331.
DUQUESNE (Abraham) : 35.
DURAND (Yves) : 352.
DUSSEN (Van der), Pensionnaire de Gouda : 148, 156, 414.
DUTOT : 545.
Du TRÉVOU (Père Pierre): 87, 88, 165, 301, 337.
DUYWENWORDEN (Frères) : 414.
EFFERN (comte d'), gouverneur de Tortosa : 140.
EFFIAT (Antoine Ruzé, marquis d') : 11, 22, 26, 43, 91, 216, 234, 256,
321, 322, 338, 340, 440, 442, 464.
EFFIAT (marquise d') : 21.
ELBEUF (duc d'), lieutenant général : 55.
ELIAS (Norbert) : 286.
ESTAING (comte d') : 110, 115, 139.
ESTE- MODÈNE (François-Marie d') : 277.
ESTRADES (maréchal d') : 21.
ESTRÉES (Victor-Marie, maréchal duc d'), président du conseil de
Marine : 213, 281, 321-323, 441, 516, 546, 562, 598.
ESTRÉES (cardinal d') : 93.
ESTRÉES (abbé d'): 93, 321, 469, 470.
ÉTAMPES (chevalier d') : 123, 646.
ÉVREUX (comte d'): 473.
FABRONI (cardinal) : 337.
FAGON (Guy-Crescent), médecin : 88, 104, 173, 185, 186, 223, 224.
FAGON (Louis), conseiller d'État : 322, 375, 460, 540, 541.
FALARI (Pierre-François Gorge d'Entraigues, duc de) : 261.
FALARI (Marie-Thérèse Blonel d'Haraucourt, duchesse de) : 261, 263,
643-645.
FARNÈSE (Élisabeth), épouse de Philippe V, roi d'Espagne : 204, 210,
211, 246, 388, 391, 393, 427, 428, 435, 438, 439, 480, 484, 502, 505,
517, 518, 592, 594.
FAURE (Edgar) : 251, 522, 541, 545, 548, 560, 561.
FAURE (Père Antoine) : 24, 26, 30.
FÉNELLON (Jean-Baptiste Fénelon, dit), député de Bordeaux au
conseil de Commerce : 345.
FÉNELON (François de Salignac de La Mothe) : 26, 30, 39, 45, 99,
176, 179, 180, 182, 192, 198, 213, 218, 472, 514.
FERDINAND (don), infant : 388, 586.
FEUQUIÈRES (Antoine de Pas, marquis de) : 66, 67.
FÉVAL (Paul) : 529.
FEYDEAU DE BROU (Paul-Esprit), intendant de Bretagne : 446, 447,
512.
FEYDEAU DE CALENDES (Denis-Joseph), conseiller au parlement :
466, 467.
FLEURIAU D' ARMENONVILLE (Joseph-Jean-Baptiste), garde des
Sceaux : voir ARMENONVILLE.
FLEURIAU DE MORVILLE : voir MORVILLE.
FLEURY (abbé Claude), confesseur de Louis XV : 598, 608.
FLEURY (Mgr Antoine-Hercule), précepteur de Louis XV, ancien
évêque de Fréjus : 588, 601, 604, 606, 608, 609, 613, 615, 633, 637, 647.
FLOTTE LA CRAU (Joseph de): 152-159, 212, 222.
FONTANGES (Marie-Angélique de Scorailles de Roussille, duchesse
de) : 42.
FONTANIEU (Moïse-Augustin) : 460, 461, 464.
FONTENAY (de), sous-gouverneur de Philippe d'Orléans : 22, 216.
FONTENELLE (Bernard Le Bouvier de) : 26, 28, 98, 291, 295, 397,
492, 499, 613.
FONTPERTUIS (de): 137.
FORTIA (de), conseiller d'État : 219.
FOUCAULT (Michel) : 629.
FOUCAULT DE MAGNY (Nicolas-Joseph), conseiller d'État : 496.
FOUQUET (Nicolas), surintendant des Finances : 324, 532.
FRANCINI (Thomas), sculpteur : 9.
FRANÇOIS Ier, Empereur : 52.
FRANÇOIS Ier, roi de France : 20.
FRANÇOIS DE SALES (Saint), évêque : 298.
FRÉDÉRIC IV, roi de Danemark : 390, 416.
FRÉDÉRIC II, roi de Prusse : 625.
FRÉDÉRIC Ier, roi de Suède : 582.
FRÉDÉRIC-GUILLAUME Ier de Prusse, Grand Électeur de
Brandebourg : 35, 36, 202, 390, 424, 425.
FRÉRET (Nicolas) : 179, 301.
FROISSY (Angélique-Philippe de) : 73.
FURET (François) : 300.
FÜRSTENBERG (Guillaume Egon, cardinal de), évêque de
Strasbourg : 36.
GACÉ (comtesse de) : 287.
GALATZ (comte de), ambassadeur impérial à Rome : 501.
GALLOWAY (Henri de Ruvigny, lord) : 94, 124, 130.
GAUMONT (Jean-Baptiste de), maître des requêtes : 322, 570.
GAZZOLA (Gian Angelo), ministre de Parme : 518.
GELÉE (Claude dit le Lorrain), peintre : 283.
GEOFFROY (chimiste) : 422.
GEORGE Ier, roi d'Angleterre : 211, 220-223, 389-392, 395, 397, 403-
413, 415-418, 423, 429, 430, 432, 468, 478, 482, 504, 517, 566, 578,
581, 628, 640.
GERVAIS (Charles-Hubert), musicien : 69, 279.
GESVRES (Léon Potier de), cardinal, archevêque de Bourges : 619.
GESVRES (duchesse de) : 256, 261, 568.
GIRARD (Jean), entrepreneur : 18.
GILBERT (Président) : 548.
GIRAUD (Marcel) : 526, 527.
GIUDICE (François, cardinal del) : 200, 204, 211, 245, 387, 394, 431.
GLUCK (Christophe-Willibald), musicien : 69.
GOERTZ (Georges-Henri de Schlitz, baron de) : 390, 416, 417, 438,
478, 479.
GONCOURT (Edmond et Jules Huot de) : 608.
GON, conseiller au parlement : 547.
GONDI (Jérôme de) : 10, 18.
GONZAGUE (Anne de), princesse palatine : 12, 14.
GOUBERT (Pierre) : 297, 303.
GOURGUES (Président de) : 24.
GRAMONT (Louis-Antoine-Armand de, duc de Louvigny, duc de) :
122, 129, 144, 281.
GRANCEY (abbé de), premier aumônier de Philippe d'Orléans : 91.
GRANCEY (Mme la maréchale de) : 21.
GRAND DAUPHIN (Louis, fils de Louis XIV, dit Monseigneur) : 19,
20, 41, 42, 50, 52, 57, 61, 68, 70, 73, 80, 82, 90, 105, 142, 154, 157, 161,
167, 168, 170, 171, 173-175, 177, 181, 271, 619, 647.
GRANVAL (Mlle) : 33.
GRAVELLES (chevalier de) : 290.
GRIGNAN (chevalier de) : 326.
GRIMALDO (José Guttierez, marquis de), secrétaire d'État de
Philippe V, roi d'Espagne : 157, 159, 192, 245, 394, 580, 587, 591.
GROËSQUER (Auguste-François de Bossan du) : 447, 506, 508, 515,
516.
GUALTERIO (Philippe-Antoine), cardinal: 282, 583.
GUERCHIN (le), peintre : 281.
GUERIKE (Otto de) : 96.
GUICHE (Antoine de Gramont, duc de), colonel des gardes
françaises : 217, 233, 237, 286, 321-323, 460, 461, 598.
GUILLAUME III, roi d'Angleterre : 17, 35-38, 52, 54-59, 77, 79, 83-
85, 124, 156.
GUILLEMIN (Henri): 176.
GUISE (Mlle d'Alençon, duchesse de) : 20.
GURSDORF (Georges) : 302.
GUTTON (Jean-Pierre) : 629.
GYLLENBORG (Charles, comte de), ambassadeur de Suède à
Londres : 416, 417.
HANOVRE (Sophie de Brunswick-Lunebourg, duchesse de) : 13, 14,
16, 43, 69, 85, 104, 220, 267.
HARCOURT (Henri de Beuvron, marquis d'), maréchal et
ambassadeur à Madrid : 79, 213, 219, 240, 325.
HARDOUIN-MANSART (Jules), architecte : 18, 294.
HARLAY (Mgr François de), archevêque de Paris : 30.
HARLAY (Président de) : 281.
HARLAY DE CÉLY : 625.
HAUSSONVILLE (comte d') : 187.
HAUTEFEUILLE (marquis d') : 281.
HAZARD (Paul) : 295.
HEINSIUS (Antoine), Pensionnaire de Hollande : 83, 84, 395, 414.
HELVÉTIUS (Jean-Claude-Adrien), médecin : 610.
HELVÉTIUS (Claude-Adrien), philosophe : 610.
HÈNAULT (Jean-François), président au parlement : 291, 557, 620,
621.
HENNEQUIN (Gualterius) : 477.
HENRI III, roi de France : 10, 350.
HENRI IV, roi de France : 41, 56, 74, 86, 142, 177, 261, 627.
HERVART (Barthélemy d'), banquier : 10.
HERVIEU DE MELLAC (Jacques-Mathurin) : 510, 511,513,514,516.
HESSE-CASSEL (Frédéric, prince de) : 116.
HESSE-CASSEL (Charlotte de) : 13.
HIERNA (savant) : 96.
HOGGUER (Antoine, baron de Presles), banquier : 73, 390, 417, 478,
640.
HOLBEIN (Hans), peintre : 283.
HOLLAND (John), fondateur de la Banque d'Écosse : 374.
HOMBERG (Guillaume), savant : 96, 97, 188, 189.
HOOKE (savant) : 295.
HORN (Antoine-Joseph, comte de) : 535-536.
HOUDAR DE LA MOTTE (Antoine) dit Lamotte-Houdar : 26, 291,
294.
HOUEL (Mlle), maîtresse du Régent : 263.
HUMIÈRES (Louis-François d'Aumont, duc d') : 642.
HUXELLES (Nicolas de Laye du Blé, marquis d'), maréchal de France
et président du conseil des Affaires étrangères : 198, 213, 240, 321, 322,
338, 341, 390, 394, 405, 408, 409, 414, 416, 432-434, 436, 437, 439-442,
464, 469, 472, 489, 492, 579, 588, 598.
HUXELLES (marquise d') : 149.
IBERVILLE (Charles-François de La Bonde d'), ambassadeur à
Londres : 400, 410-412.
INNOCENT XI (Odescalchi) : 282.
INNOCENT XIII (Michel-Ange Conti) : 584, 585.
JACQUES Ier, roi d'Angleterre : 85, 220.
JACQUES II, roi d'Angleterre : 36, 37, 51, 70, 78, 220.
JAQUEMET (Père) : 301.
JEAN V, roi de Portugal : 100, 101.
JEAN-GASTON de Médicis, grand-duc de Toscane : 594.
JEOFFREVILLE (de), lieutenant-général: 321, 500.
JOSEPH Ier, Empereur: 79, 586.
JOLY DE FLEURY (Guillaume-François), procureur général : 219,
235, 239, 241, 242, 318, 321-323, 328, 459.
JOSEPH-FERDINAND de Bavière, fils de l'Électeur Max-Emmanuel :
78-80.
JOUVENET (Jean-Baptiste), peintre : 72, 422.
JOYEUSE (marquis de), maréchal de France : 39.
KAUNITZ (Wenceslas-Antoine, prince de) : 625.
KENMURE (Lord), jacobite : 400.
KNOWLES (Catherine), « Mme Law » : 372, 556.
KOENIGSEGG (Lothaire-Joseph-Dominique) : 468.
KOURAKINE (Boris, prince) : 418, 419, 425.
LA BEAUMELLE (Laurent Angliviel de) : 154.
LA BERTIÈRE (sous-gouverneur de Philippe d'Orléans) : 22, 26, 38.
LA BILLARDERIE (Frères de) : 493.
LA BORDE (Père de) : 336.
LA BROUE (Mgr de), évêque de Mirepoix : 339, 568.
LABROUSSE (Ernest) : 297, 303.
LABROUSSE (Elisabeth) : 301.
LA BRUYÈRE (Jean de) : 85.
LA CAILLE (Jean de) : 308.
LA CHAISE (Père François de) : 26, 30, 31, 39, 45, 218.
LA CLOSURE (Pierre Cadiot de), résident de France à Genève : 398.
LA CONDAMINE (Pierre de) : 511, 512.
LA FARE (Charles-Auguste, marquis de), capitaine des gardes de
Philippe d'Orléans : 69, 91, 256, 367, 603.
LA FAYE: 422.
LA FAYETTE (Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, comtesse de) :
74.
LA FEUILLADE (Louis d'Aubusson, duc de), maréchal de France :
85, 94, 104, 106-116, 252, 327, 328.
LAFITAU (Père Pierre-François) : 566, 583, 585.
LA FORCE (Henri-Jacques Nompar de Caumont, duc de): 236, 238,
451, 460, 551, 565.
LA GRANGE-CHANCEL (Joseph) : 73, 253, 255, 635.
LA HOUSSAYE (membre du conseil de Finance) : 322.
LAINEZ (poète) : 95.
LA JONCHÈRE (de), trésorier de l'extraordinaire des guerres : 616,
617.
LA JONQUIÈRE (Pierre-Joseph de Noïel, dit) : 497, 498.
LA LANDE (Michel-Richard de), surintendant de la musique : 279.
LAMBERT (marquis de) : 140.
LAMBERT (conseiller au parlement) : 548.
LAMBERT (Aymard), valet de chambre : 527.
LAMBERT (Anne-Thérèse de Marguenat de Courcelles, marquise
de) : 291, 292, 528.
LAMBILLY (Pierre-Joseph, comte de), conseiller au parlement de
Bretagne : 447, 508-510, 513, 514, 516.
LA MEILLERAYE (Guy-Paul-Jules, duc de) : 290, 291.
LA MEILLERAYE (Louise-Françoise de Rohan-Soubise, duchesse
de) : 644.
LAMET (abbé Léonard de), curé de Saint-Eustache) : 24.
LAMOIGNON (Guillaume-Henri de), président à mortier : 363.
LAMOIGNON (Guillaume-Urbain de Courson de), intendant de
Guyenne : 604.
LA MOTTE (Père, dit La Hode) : 34.
LAMY (Père) : 301.
LANCELOT (Antoine), érudit : 179.
LANDI (Abbé Giovanni), ambassadeur du duc de Parme en France :
518, 578.
LANGALERIE (Philippe de Gentils de Lajon-chapt, marquis de) : 111.
LANGERON (Bailli de) : 313.
LANGLE (Mgr F. de), évêque de Boulogne : 339, 368.
LANGUET DE GERGY (Mgr), évêque de Soissons : 211, 567, 568.
LA PEYRONIE (François Gigot de), chirurgien : 287, 620, 621.
LA PUEBLA (comte de), commandant de Saragosse : 126.
LA RAVOYE (de), receveur général de Poitiers : 281.
LARDY (premier chirurgien de Philippe d'Orléans) : 117.
LA REYNIE (Nicolas-Gabriel de) : 452.
LA ROCHEFOUCAULD (duc de) : 237, 271.
LASSAY (marquis de), amant de Mme la Duchesse : 286.
LASSURANCE (architecte) : 294.
LA TOUR (Père de) : 568.
LA TRÉMOÏLLE (cardinal de), frère de Mme des Ursins : 334, 337.
LA TRÉMOÏLLE-NOIRMOUTIER (duc de), frère de Mme des
Ursins : 236.
LAUNAY (de), directeur de la Monnaie : 281.
LAUZUN (Antonin Nompar de Caumont, duc de): 11, 271, 399.
LAVAL (comte de) : 331, 483-487, 489, 495.
LA VALLIÈRE (Louise de La Baume Le Blanc, duchesse de) : 42, 75,
76, 87.
LA VIEUVILLE (duc de), gouverneur de Philippe d'Orléans : 21.
LA VRILLIÈRE (marquis de), secrétaire d'État : 214, 254, 320, 325,
441, 449, 450, 464, 469, 473, 530, 540, 544, 552, 595, 597, 598, 615,
643.
LAW (John) : 349, 354, 370-380, 384, 385, 448-451, 454-456, 458,
459, 471, 521-529, 531-535, 537-548, 550, 553-561, 563-565, 569-571,
578, 599, 618, 630, 633, 634, 640, 641, 648.
LAWLESS (Patrick), ambassadeur d'Espagne en France : 578, 579.
LEAKE (chevalier) : 138, 143.
LE BAS DE MONTARGIS (Claude), trésorier de l'extraordinaire des
guerres : 234, 367.
LE BLANC (Claude), secrétaire d'État : 221, 254, 321, 322, 376, 473,
489, 490, 512, 540, 549, 552, 560, 603, 615-617.
LE BLANC (Vincent): 364.
LEBRUN (Charles), peintre : 283.
LEBRUN (empirique marseillais) : 228, 229.
LEBRUN (François) : 299.
LE CAMUS (abbé) : 330.
LE CHAMBRIER (Jean), ambassadeur de Prusse en France : 640.
LECLERCQ (Dom Henri) : 413.
LE COUTURIER (Louis), premier commis du Trésor : 324, 643.
LECOUVREUR (Adrienne) : 291.
LÈDE (marquis de) : 431, 442, 487, 500, 504.
LEDRAN (chirurgien) : 226.
LEEUWENHOEK : 295.
LE GENDRE D'ARMINY (Joseph), financier : 373, 380.
LE GRAND (auteur dramatique) : 632.
LEGRENZI (Giovanni), musicien : 68.
LEIBNIZ (Gottfried Wilhelm) : 99, 280, 295.
LE MARCHAND (cordelier): 192-195, 365, 452.
LÉMERY (Nicolas), maître apothicaire : 96.
LEMONTEY (Pierre-Édouard) : 502, 585.
LE NAIN (doyen) : 241, 243, 383.
LENCLOS (Anne, dite Ninon de) : 74.
LE NÔTRE (André) : 10, 18.
LÉON (prince de), fils du duc de Rohan : 291, 292.
LÉON (princesse de) : 256, 261, 292.
LÉOPOLD Ier, Empereur : 35-37, 78, 79, 83.
LE PAULTRE (Antoine), architecte : 18.
LE PELLETIER DE LA HOUSSAYE (Félix), contrôleur général :
541, 570, 571, 598, 600.
LE PELLETIER DES FORTS (Michel-Robert), conseiller d'État : 321,
375, 376, 540, 541, 544, 548, 604, 625.
LE PELLETIER DE SOUZY (Michel), membre du conseil de
régence : 441.
LÉPICIÉ (François-Bernard), peintre et graveur : 73.
LE ROI LADURIE (Emmanuel) : 42, 326, 563.
LE ROUGE (syndic de Sorbonne) : 308, 335.
LESAGE (Alain-René), auteur dramatique : 294, 352.
LE SUEUR (Eustache), peintre : 283.
LE TELLIER (Père Michel) : 168, 209, 218, 219, 224, 226, 240, 316.
LÉVY (Claude-Frédéric) : 455, 648.
LIBOIS (Étienne Rossius, chevalier de): 418, 419, 489, 491, 603.
LIRIA (duc de), fils du maréchal de Berwick : 499.
LISLEBONNE (Mlle de) : 175.
LOCKE (John): 295.
LONGEPIERRE (Hilaire-Bernard de Roqueleyne, baron de), poète
dramatique: 69, 216, 391, 394.
LORRAINE (Léopold-Dominique, duc de) : 52, 78, 166, 201, 454.
LORRAINE (Elisabeth-Charlotte, duchesse de), sœur du Régent : 19,
20, 43, 52, 89, 276.
LORRAINE (chevalier de): 11, 26, 43-45, 64, 281.
LOUIS Ier, roi d'Espagne : 277, 388, 430, 502, 586, 587, 589.
Louis IX (Saint Louis), roi de France : 177, 427.
LOUIS XI, roi de France : 252.
LOUIS XIII, roi de France : 42, 177, 237, 246, 290, 350, 357, 445,
614.
LOUIS XIV, roi de France : 19, 22, 33, 35-38, 40-44, 47, 50-54, 57,
60, 61, 64-66, 68, 70, 74, 77-90, 93, 94, 103, 112, 117, 119-121, 125,
128, 130-135, 137, 142, 144, 150-152, 154, 155, 157-159, 161, 163, 164,
167-171, 173-176, 179-181, 184-187, 189-191, 193, 195, 197-199, 201-
209, 211, 212, 214-217, 219-229, 233-236, 238-246, 250-253, 255, 261,
268, 269, 271, 285, 286, 288, 289, 295-297, 301, 305, 308-311, 315-320,
322-326, 331-333, 335, 337, 343-348, 350-351, 356, 358, 364, 365, 373,
380, 387, 391-393, 395, 396, 401, 402, 408, 413, 414, 417, 422, 445,
451, 460, 471, 504, 530, 560, 562, 589, 590, 604-615, 622, 626, 628,
630, 633, 636, 647.
LOUIS XV, roi de France : 187, 188, 191, 197, 199, 205-207, 209,
222, 224-228, 234, 238, 240-247, 253, 266, 269, 272, 280, 286, 316-319,
324, 326, 327, 329-332, 341, 356, 364, 392, 408, 409, 414, 420, 421,
425, 449, 460, 464-466, 472, 482-484, 487, 500, 503, 531, 580, 582-588,
589, 593, 594, 598-600, 602-615, 618, 623, 633, 637, 638, 645, 648.
Louis XVI, roi de France : 300, 633.
LOUIS-PHILIPPE Ier, roi des Français : 63.
LOUVILLE (Charles-Auguste d'Allonville, marquis de) : 394, 405,
429, 590.
LOUVOIS (Michel Le Tellier, marquis de) : 36, 39, 267, 600, 618,
621.
LÖWENSTERN (Johann Kunckel von), chimiste : 98.
LOYA (Don Blas de), maréchal de camp : 513.
Luc (comte du), ambassadeur de France à Vienne : 401.
LULLI (Jean-Baptiste), musicien : 70.
LUTHER (Martin) : 14.
LÜTHY (Herbert) : 352.
LUXEMBOURG (François-Henri, duc de), maréchal de France : 17,
37-40, 53-61, 67.
LUYNES (duc de) : 24, 104, 190.
MACHAULT (Louis-Charles de), lieutenant de police : 451, 490.
MADAME : voir Orléans (duchesse d').
MAFFEI (comte), gouverneur de Palerme : 442, 482.
MAILLY (Mgr de), cardinal archevêque de Reims : 336, 566-568, 604.
MAILLY-NESLES (comte de) : 419, 420.
MAINE (Louis-Auguste de Bourbon, duc du) : 37-39, 42, 43, 50, 52,
55, 56, 60, 61, 68, 86, 140, 142, 168, 187, 191, 207-209, 214, 216, 217,
224-226, 228, 229, 234, 235, 237, 240-246, 268, 317, 325, 329-333, 421,
423, 441, 449, 460, 462, 463, 465, 482, 490, 492, 493, 495, 508, 616.
MAINE (Anne-Louise-Bénédicte de Bourbon, duchesse du) : 52, 286,
291, 330-333, 469, 481-487, 490, 492-496, 498, 507, 508, 515, 624, 635.
MAINTENON (Françoise d'Aubigné, marquise de) : 16, 22, 26, 38,
43-45, 47, 69, 71, 82, 85, 88, 94, 103, 104, 111, 114, 117, 121, 122, 124-
126, 135, 136, 142, 144, 145, 147, 148, 151, 153, 159, 161, 163-165,
167, 168, 171, 174, 180, 184, 185, 189, 190, 198, 207-209, 211, 217-219,
224-226, 228, 229, 245, 252, 267, 286, 287, 289, 357, 422, 603.
MAISONS (Claude de Longueil, marquis de), président à mortier :
217, 219, 233.
MALEBRANCHE (Père Nicolas de) : 301.
MALÉZIEU (Nicolas de) : 330, 486, 487, 494, 496.
MANDROU (Robert) : 624.
MANRIQUÈS Y LARA (don Boniface), lieutenant général : 153, 158.
MANSART (François) : 18.
MARAIS (Matthieu), avocat : 240, 258-260, 262, 263, 285, 543, 547,
556, 561, 585, 620, 639, 640, 645.
MARESCHAL (chirurgien) : 184-186, 189, 224, 264, 621.
MARGON (abbé Guillaume de Plantavit de) : 82, 485.
MARIE de Gonzague, reine de Pologne : 98.
MARIE LECZINSKA, épouse de Louis XV, roi de France : 589.
MARIE-ANNE de Bavière-Neubourg, épouse de Charles II, roi
d'Espagne: 78, 123, 135, 153.
MARIE-ANTOINETTE d'Autriche, reine de France : 52.
MARIE-LOUISE d'Orléans, épouse de Charles II, roi d'Espagne: 11,
78, 79, 90, 203, 204, 389.
MARIE-LOUISE de Savoie, épouse de Philippe V, roi d'Espagne : 92,
122, 144, 146.
MARIE-THÉRÈSE d'Autriche, épouse de Louis XIV, roi de France :
19, 78, 589.
MARIE-THÉRÈSE, fille de l'Empereur Charles VI, impératrice
d'Autriche : 586.
MARION (Marcel) : 367, 368.
MARIVAUX (Pierre Carlet de Chamblain de) : 252, 285, 291, 294,
301.
MARLBOROUGH (John Churchill, duc de) : 85, 94, 141, 142, 157,
200.
MARLBOROUGH (Sarah Jennings, duchesse de) : 85, 183.
MARR (John Erskine, duc de): 396, 399, 400, 501.
MARSIN (Ferdinand, comte de), maréchal de France : 85, 92, 93, 105-
113, 116, 648.
MARY, reine d'Angleterre, épouse de Guillaume III d'Orange : 36.
MASCARA (abbé) : 228, 234.
MASSILLON (Mgr Jean-Baptiste), évêque de Clermont : 26, 272,
568, 612.
MAULEVRIER-LANGERON (Jean-Baptiste-Louis Andrault, marquis
de), ambassadeur de France en Espagne : 579-581.
MAUPERTUIS (Pierre-Louis Moreau de), géomètre : 302.
MAUREPAS (Jean-Frédéric, comte de), secrétaire d'État : 33, 256,
320, 322, 473, 615, 638, 643.
MAXIMILIEN II EMMANUEL de Wittelsbach, duc – électeur de
Bavière : 54, 79, 93, 202.
MAYNON (Vincent), financier : 367.
MAZARIN (cardinal Jules) : 10, 213, 252, 413, 427, 451, 459, 595,
620, 621, 624.
MÉDAVY (de), lieutenant général : 107, 115, 116, 119.
MÉHÉMET EFFENDI, ambassadeur extraordinaire du roi de Perse :
296.
MEISSONNIER (décorateur) : 293.
MENIL (chevalier du) : 490, 495.
MENIN (conseiller au parlement de Metz) : 645.
MERCASTEL (Père de) : 301.
MESLIER (abbé Jean) : 301.
MÉNARD (marquis de) : 281.
MERCY (maréchal autrichien) : 504.
MESMES (Jean-Antoine de), premier président du parlement : 184,
208, 217, 220, 235, 239, 241, 254, 268, 318, 327, 328, 332, 456, 457,
464, 465, 550, 552, 569.
MESMES (Bailli de) : 332.
MEUVRET (Jean) : 297, 303.
MEYER (Jean) : 255, 307.
MÉZIÉRES (Eugène-Marie de Béthizy, marquis de) : 500, 546.
MIANNE (de), lieutenant de roi : 514.
MICHEL-ANGE : 281-282.
MICHELET (Jules) : 25, 111, 296.
MIGNARD (Nicolas), peintre : 18.
MILLAIN (secrétaire des commandements de M. le Duc) : 330.
MILLE (Laurent de) : 536.
MILLEVOIX (chef de musique du prince Maximilien de Bavière) : 54,
55.
MIOTTE DE LOCHEPIERRE (Claude), financier : 364.
MIRA (Joseph Hodges, chevalier de), financier espagnol : 488.
MIREPOIX (Gaston, marquis de), sous-lieutenant des mousquetaires
noirs : 67.
MOLINES (Don José), grand inquisiteur d'Espagne : 430.
MICHAU DE MONTARAN (Jean-Jacques), trésorier des états de
Bretagne : 446, 506, 510.
MONSIEUR : voir ORLÉANS (duc d').
MONTAUBAN (Mlle de) : 494.
MONTELEONE (Isidoro Cassado de Azavedo, marquis de),
ambassadeur d'Espagne à Londres : 488.
MONTELEONE (Antonio Cassado de) : 488.
MONTESPAN (Françoise-Athénaïs de Rochechouart, marquise de) :
42, 43, 50, 62, 76, 87, 206, 331.
MONTESQUIEU (Charles de Secondat, baron de La Brède et de) :
177, 250, 253, 291, 296, 301, 302, 636, 646.
MONTESQUIOU (Pierre d'Artagnan, comte de), maréchal de France :
60, 200, 446, 447, 506, 507, 513-516, 598.
MONTLOUIS (Thomas Siméon de) : 511, 515.
MONTMORENCY (duc de) : 645, 646.
MONTPENSIER (Anne-Marie-Louise d'Orléans, duchesse de, dite «
La Grande Mademoiselle » : 11, 41, 89.
MONTPENSIER (Louise-Élisabeth d'Orléans, Mlle de) : 277, 586-
589, 591, 592.
MOREAU (René), député de Saint-Malo au conseil de Commerce :
384.
MORIN (Jean-Baptiste), musicien : 279.
MORNAY (René, abbé de), ambassadeur de France au Portugal : 579,
587.
MORTEMART (duc de) : 290.
MORVILLE (Charles-Jean-Baptiste Fleuriau de), secrétaire d'État aux
Affaires étrangères : 579, 616, 638.
MOUCHARD (François), député de La Rochelle au conseil de
Commerce : 384.
MOUCHY (marquise de) : 271-273.
MOURET (Jean-Joseph), musicien : 279.
MOUSNIER (Roland) : 344, 625.
NANCRÉ (Louis-Jacques-Aimé-Théodore de Dreux, marquis de) : 91,
118, 216, 256, 281, 434, 435, 437, 438, 443, 444, 449, 459, 479, 480.
NANCRÉ (marquise de) : 118, 550.
NANGIS (Louis-Armand de Brichanteau, marquis de) : 643.
NANTES (Louise-Françoise de Bourbon, Mlle de) : voir BOURBON.
NAPOLÉON Ier : 112, 561.
NARBONNE (Pierre), commissaire : 98, 632, 645, 648.
NAVAILLES (duc de), gouverneur de Philippe d'Orléans : 21.
NEMEITZ (conseiller du prince de Waldeck) : 308.
NETSCHER (Gaspard), peintre : 283.
NEWTON (Isaac) : 98, 295, 302.
NOAILLES (Mgr Louis-Antoine, cardinal de) : 213, 217-219, 227,
275, 288, 319, 320, 323, 334-341, 452, 473, 567-569, 599, 610, 627.
NOAILLES (Adrien-Maurice, duc de), président du conseil de
Finance : 137, 147, 150, 178, 187, 217, 219, 233, 281, 301, 321-323, 338,
357, 359, 360, 361, 363, 364, 366-369, 375, 376, 378, 379, 381-383, 385,
391, 394, 435, 448, 450, 451, 453, 454, 471, 521, 522, 530, 596-599,
615, 638, 639, 649.
NOAILLES (Charlotte-Amable d'Aubigné, duchesse de): 217.
NOAILLES (Marie-Sophie Victoire de), sœur du duc : 323.
NOCÉ (Charles de, seigneur de Fontenay) : 216, 256, 260, 263, 281,
391, 414, 416, 437, 570, 599, 620, 638.
NOCRET (Jean), peintre : 18.
NORRIS (John), amiral : 581.
NOVION (de), président à mortier: 238, 243, 244, 328, 382, 551.
NOYANT (Antoine-René de Ranconnet, chevalier, comte de) : 447,
506-508.
OBRECHT, jurisconsulte : 586.
OLIER (abbé Jean-Jacques) : 298.
OPPENHORD (Gilles-Marie), architecte: 279, 293.
ORLÉANS (Philippe Ier duc d', dit « Monsieur », frère de Louis XIV) :
10, 14-20, 22, 23, 25-27, 29, 30, 33, 39-44, 46-48, 51, 52, 61, 63-66, 70,
77-79, 83, 86-90, 92, 122, 127, 153, 166, 251, 281, 286, 364.
ORLÉANS (Henriette d'Angleterre, duchesse d', dite « Madame ») :
10, 11, 16, 22, 77, 78, 90, 122, 153.
ORLÉANS (Elisabeth-Charlotte de Bavière, duchesse d', dite «
princesse palatine » ou Madame : 12-17, 19-22, 26, 29, 30, 33, 36, 39-41,
43-48, 51, 52, 57, 61-63, 65, 66, 68-70, 72, 74, 76, 88, 89, 93, 104, 105,
117, 119, 125, 129, 134, 137, 140, 145, 147, 162, 165, 170-172, 174, 187,
189-192, 206, 216, 220, 249, 250, 252-254, 257, 259, 260, 264-269, 273-
276, 278, 280, 287, 288, 297, 304, 398, 404, 408, 415, 466, 471, 481,
485, 487, 496, 499, 530, 531, 545, 565, 585, 592, 593, 607, 612, 628.
ORLÉANS (Françoise-Marie de Bourbon, dite Mlle de Blois, duchesse
d'), épouse du Régent : 42-51, 61, 63, 87, 88, 105, 117, 134, 140, 142,
153, 163, 165, 166, 171, 207, 227, 229, 234, 254, 267, 268, 273, 274,
278, 279, 333, 423, 466, 469, 565, 646.
ORLÉANS (Jean-Philippe, chevalier d') : 76, 104, 643.
ORMESSON (Henri-François de Paule Lefèvre d'), maître des
requêtes: 322, 376, 570, 625.
ORMOND (Jacques Butler, duc d'): 397, 398, 492, 500, 511, 513.
ORRY (Jean) : 211.
OSSONE (duc d'), ambassadeur extraordinaire d'Espagne : 591, 597.
OURSIN (Jean), receveur général des Finances : 367.
PAPAREL (Claude-François), trésorier de la Maison du roi : 367.
PARABÈRE (César-Alexandre de Baudéan, comte de) : 258, 259.
PARABÈRE (Marie-Madeleine Coatquer de La Vieuville, comtesse
de) : 256, 258-262, 367, 546, 554, 558, 570.
PÂRIS (Antoine), financier : 362, 367, 522, 528, 543, 560, 570, 571,
600, 617, 640, 648.
PÂRIS LA MONTAGNE (Claude), financier : 362, 367, 522, 528,
543, 560, 570, 571, 600, 617, 640, 648.
PÂRIS DUVERNEY (Joseph), financier : 362, 367, 522, 528, 543,
560, 570, 571, 600, 617, 640, 648.
PÂRIS DE MONMARTEL (Jean), financier : 362, 367, 522, 528, 543,
560, 570, 571, 600, 617, 640, 648.
PARME (François Farnèse, duc de) : 204, 210, 211, 388, 427, 431,
434, 516, 518, 579, 594.
PARMESAN (le), peintre : 283.
PATERSON (William), fondateur de la Banque d'Angleterre : 372,
374.
PECQUET (secrétaire du conseil des Affaires étrangères) : 321, 605.
PEDRO, roi de Portugal : 78.
PELLERIN (Florence, dite Mlle Florence), maîtresse de Philippe
d'Orléans : 63, 64, 74, 95, 405.
PENDTENRIEDTER (Jean-Christophe, baron de) : 401, 443, 594.
PETERBOROUGH (Charles Mordaunt, comte de) : 433, 434, 517,
579.
PHILIPPE II, roi d'Espagne : 82.
PHILIPPE III, roi d'Espagne : 78.
PHILIPPE IV, roi d'Espagne : 78, 122, 127.
PHILIPPE V, roi d'Espagne : 42, 79, 80, 83, 84, 86, 91-95, 121, 127,
128, 136, 144-146, 148, 150, 151, 154-157, 159, 175, 183, 188, 193-195,
197-200, 203, 204, 209-212, 216, 221, 222, 228, 234, 345, 246, 266, 323,
340, 389, 391-396, 401, 402, 407, 413, 427-431, 434-440, 443, 444, 458,
467, 477, 479, 480, 482-484, 486-489, 497, 499, 502-504, 511, 515, 516,
518-520, 578, 580, 581, 586, 587, 590, 591, 594, 597.
PHILIPPE (don, infant) : 503.
PHILIPPE-EGALITÉ : 278, 283.
PICARD (abbé Jean), astronome : 295.
PICHON (Nicolas-Robert), maître des comptes : 547, 558, 561.
PIERRE Ier, dit le Grand, tsar de Russie : 390, 410, 411, 417-425, 581,
582, 641.
PIGANIOL DE LA FORCE (Jean-Aimar) : 308.
PIOU (Jean), député de Nantes au conseil de Commerce : 384.
PISCATORI (Laura), nourrice d'Élisabeth Farnèse : 518.
PITT (Thomas, comte de Londonderry) : 415.
PLÉLO (comte de) : 291.
PLEUVAULT (Louis Boyer de Chanlecy, marquis de), grand-maître de
la garde-robe de Philippe d'Orléans : 24, 123.
POERSON (Charles-François), peintre, directeur de l'Académie de
France à Rome : 282.
POISSON DE BOURVALAIS (Paul), financier : 364, 367.
POLI (duc de), neveu du pape Innocent XIII : 584, 585.
POLIGNAC (Mgr Melchior de), cardinal : 190, 265, 330, 471, 486,
487, 494, 495, 611.
POLIGNAC (marquis de) : 91, 332-334.
POLIGNAC (marquise de) : 287, 290.
POMBAL (don Sébastien-Joseph de Carvalho e Mello, comte
d'Oeyras, marquis de) : 625.
POMMEREU (exempt) : 365, 366.
POMPADOUR (Jean, marquis de), lieutenant général du Limousin :
23.
POMPADOUR (Léonard-Hélie, marquis de) : 483-487, 489, 491, 495.
POMPONNE (Nicolas de) : 59.
PONCET (Mgr de), évêque d'Angers : 646.
PONTCALLEC (Clément Chrysogone de Guer, marquis de): 447, 505,
509-512, 514-516, 536, 562, 624.
PONTCHARTRAIN (Louis de Phélypeaux, comte de), chancelier : 82,
89, 153, 157, 213, 322, 345, 350, 365, 451, 452.
PONTCHARTRAIN (Jérôme de Phélypeaux, comte de), secrétaire
d'État à la Marine : 50, 167, 214, 234, 320, 322.
POPOLI (Rostaing Cantelmi, duc de), gouverneur de Louis, prince des
Asturies : 430.
PORTAIL (Antoine de), président à mortier : 363.
PORTLAND (Jean-Guillaume de Bentinck, comte de), ambassadeur
d'Angleterre en France : 79.
PORTO-CARRERO (Mgr Luis-Manuel Fernandez, cardinal) : 79, 80,
92, 93, 122, 128, 135.
PORTO-CARRERO (Vincent Acuna, abbé), fils du comte de Montijo :
488, 490.
POUSSIN (Nicolas), peintre : 282, 283, 405.
PRESTET (Père) : 301.
PRIE (Agnès Berthelot de Pléneuf, marquise de) : 206, 287, 546, 570,
600, 605, 617, 643.
PRIOR (Mathieu), ambassadeur d'Angleterre à Paris : 397.
PRONDRE (Paulin), président de la Chambre des comptes : 367.
PUCELLE (abbé), conseiller clerc au parlement : 219, 321.
PULTENEY (David) : 556, 557.
PUYSÉGUR (de), membre du conseil de la Guerre : 321, 322.
QUESNEL (Père Pasquier) : 218, 336, 337.
QUÉTEL (Claude) : 633.
QUINAULT (abbé) : 339.
QUINAULT (Mlle), maîtresse de Philippe d'Orléans : 74.
QUINCY (chevalier de) : 118.
RACINE (Jean) : 25, 40, 142.
RAPHAËL : 123, 281-283.
RAVECHET (syndic de la Sorbonne) : 335, 339.
RAYNAUD DE LA SAGETTE (greffier au parlement) : 281.
REGNAULT DES LANDES (Pierre), secrétaire de Philippe
d'Orléans : 150-154, 158, 159, 212, 222.
REMBRANDT : 283.
RÉMOND (Nicolas-François), savant et introducteur des
ambassadeurs : 216, 391, 600, 606.
RENAU D'ELIÇAGARAY (Bernard dit le petit Renau) : 453, 454.
RENI (Guido), peintre : 281, 283.
RETZ (Mgr Jean-François-Paul de Gondi, cardinal de) : 459.
RETZ (duchesse de) : 287, 601.
REYNOLD (François de), colonel du régiment des gardes suisses et
membre du conseil de la Guerre : 321.
RIBERA (José), peintre : 283.
RICHARD (Guy) : 311.
RICHELIEU (Mgr Armand-Jean du Plessis, cardinal de) : 290, 498,
595, 605, 606, 614, 618, 620, 621.
RICHELIEU (Louis-François-Armand de Vignerod du Plessis, duc
de) : 219, 256, 259-261, 276, 277, 287, 290, 497, 601.
RIEUX (de) : 333, 334.
RIGAUD (Hyacinthe), peintre: 17, 26, 283, 619.
RIONS (chevalier de), lieutenant de la compagnie des gardes de la
duchesse de Berry : 271-273.
ROBIN (Jean-Baptiste) : 579.
ROCHE (Daniel): 299.
ROCHEFORT (de), président du parlement de Bretagne : 447.
ROHAN (Mgr Armand-Gaston-Maximilien, cardinal de), évêque de
Strasbourg, grand aumônier de France : 219, 224, 226, 227, 316, 338,
339, 568, 569, 584, 595, 596, 598, 611, 613.
ROHAN (Anne-Geneviève de Levis Ventadour, princesse de) : 423,
508.
ROHAN POULDU (Jean-Baptiste, comte de, et Jean-Louis, chevalier
de) : 509, 511, 512, 514, 516.
ROMAIN (Jules), peintre : 281.
RÖMER (Olaus), astronome : 295.
ROOKES (amiral) : 94.
ROUILLÉ DU COUDRAY (Hilaire), membre du conseil de Finance :
148, 157, 321-323, 363, 375, 376.
ROUSSEAU (Jean-Baptiste), dramaturge: 71.
RUBENS (Pierre-Paul), peintre : 282, 283.
RUFFEC (marquis de), second fils du duc de Saint-Simon : 590, 592.
SABRAN (Madeleine-Louise-Charlotte de Foix Rabat, comtesse de) :
256, 257, 261, 263, 546, 645.
SACERDOTI (financiers italiens) : 138, 359.
SACY (Louis de), avocat : 291.
SAINT-AIGNAN (Paul-Hippolyte, duc de), ambassadeur de France à
Madrid : 212, 287, 393, 394, 429, 431, 433-435, 479, 481, 491, 579, 590,
597, 598.
SAINT-ALBIN (de), résident de Prusse à Paris : 260, 265, 364, 459,
539.
SAINT-ALBIN (Charles de, abbé puis archevêque de Cambrai) : 63,
639.
SAINT-AULAIRE (Mme de), fille de la marquise de Lambert: 291.
SAINT-CONTEST (Dominique-Claude Barberie de), plénipotentiaire
français au congrès de Cambrai : 375, 470, 579.
SAINT-ÉVREMOND (Charles de Marguetel de Saint-Denis de) : 80.
SAINT-GEORGE (Jacques, chevalier de, Prétendant au trône
d'Angleterre sous le nom de Jacques III) : 85, 201, 220-223, 390-392,
395-397, 399, 401, 403, 404, 406, 407, 409, 411, 415-417, 428, 432, 438,
478, 501, 502, 504, 580, 583.
SAINT-HILAIRE (lieutenant général, membre du conseil de la
Guerre): 107, 110, 115, 233, 470, 474.
SAINT-LAURENT (Nicolas-François Parisot de) : 22-25.
SAINT-MARTIN (conseiller au parlement) : 466.
SAINT-PHILIPPE (Bacallar y Sanna, marquis de) : 154.
SAINT-PIERRE (Charles-Irénée de Castel, dit l'abbé de) : 26,178, 291,
320, 369, 471, 567, 635.
SAINT-SIMON (Louis de Rouvroy, duc de) : 11, 21-25, 45-48, 52, 62,
67, 71, 74, 86, 87, 99, 104, 105, 110, 118, 123, 125, 132, 137, 143, 148,
154, 155, 157, 161-163, 165, 168, 170-172, 174-183, 185-187, 189, 191,
195, 204, 210, 213-217, 220, 221, 228, 229, 233, 234, 236, 238, 243,
244, 246, 249-257, 261, 268, 272, 273, 275, 311, 315, 320, 322, 323, 325,
327, 328, 340, 341, 382, 399, 421, 435, 437, 439-441, 445, 448, 449,
452, 460, 462-466, 470, 471, 481, 489, 492, 493, 517, 551, 565, 578,
579, 587, 588, 590-592, 597, 602-605, 609, 611, 622, 638, 639, 642, 643,
646.
SAINT-SIMON (Mme de), dame d'honneur de la duchesse de Berry :
169, 171, 593.
SALARÜN (François de Coué, seigneur de) : 509, 513, 514.
SANDRIER DE MITRY (Jean-Baptiste), receveur général des
Finances de Flandre : 616.
SANDWICH (Élisabeth Wilmot, comtesse de): 391.
SAN ESTEBAN DEL PUERTO, (Manuel Dominique de Benavides,
comte de), plénipotentiaire espagnol au congrès de Cambrai : 579.
SAUMERY (marquis de), sous-gouverneur de Louis XV : 226.
SAVOIE (Eugène de, dit le prince Eugène) : 85, 94, 104, 107-109, 111-
113, 115, 119, 130, 141, 142, 157, 200, 402, 417, 431, 438.
SAVOIE (Anne-Marie d'Orléans, duchesse de) : 89.
SCAGLIONE (Mgr) : 584, 585.
SCHAUB (Lucas), ambassadeur d'Angleterre à Paris : 436, 437, 589,
614, 621, 637, 638, 643.
SCHLIEBEN (comte de): 496.
SCHRATTENBACH (cardinal de), ambassadeur de l'Empereur à
Rome : 430.
SCOTTI (Annibal, marquis) : 517, 518, 520, 579, 580.
SCUDÉRY (Madeleine de) : 21.
SEILHAC (V. de) : 26, 27, 80.
SÉRY (Marie-Louise-Madeleine-Victoire Le Bel de La Boissière): voir
Argenton.
SÉVIGNÉ (Marie de Rabutin-Chantal, marquise de) : 21, 326.
SFORZA (Louise-Adélaïde de Damas Thiange, duchesse) : 62, 268.
SILLERY (Louis Brûlard, marquis de), gouverneur de Philippe
d'Orléans : 21.
SIMIANE D'ESPARRON (Louis, comte de), premier gentilhomme de
la chambre de Philippe d'Orléans : 91, 256, 642.
SIMON (Richard) : 296.
SOANEN (Mgr Jean), évêque de Senez : 336, 338, 339.
SOBIESKA (Marie-Clémentine), épouse du chevalier de Saint-
George : 502, 580.
SOUBISE (François de Rohan Montbazon, prince de) : 287.
SOUBISE (princesse de) : 644.
SOULAVIE (abbé Jean-Louis Giraud) : 256.
SOURCHES (Louis-François du Bouchet, marquis de) : 26, 88, 94,
108, 185, 186, 264.
SOURDEVAL (Charles Salomon de), secrétaire de l'abbé Dubois :
405, 409.
SPAAR (Éric Axelson baron de), ambassadeur de Suède à Paris): 390,
417.
SPANHEIM (Ezéchiel), ambassadeur de Brandebourg à Paris : 29.
STAHL (Georg-Ernst), chimiste : 98.
STAIR (John Dalrymple comte de), ambassadeur d'Angleterre en
France : 221-223, 234, 237, 391, 399, 401, 404, 434, 439, 440-442, 468,
480, 481, 492, 498, 500, 534, 538, 551, 559, 628.
STANHOPE (James), secrétaire d'État : 139, 152, 155, 156, 183, 221-
223, 391, 400, 404-412, 414, 415, 423, 429, 432, 434, 438-444, 468, 480,
500, 501, 516, 518, 538, 565-567, 580, 581.
STANHOPE (William), colonel: 443, 504, 505, 580, 581.
STARHEMBERG (comte de), général autrichien : 139.
SULLY (duc de) : 292, 464.
SUNDERLAND (Charles Spencer comte de), secrétaire d'État : 155,
412, 443.
SUTTON (Robert), ambassadeur d'Angleterre en France : 559, 570,
583, 629.
SYVETON (G.) : 401.
TACHEREAU DE BAUDRY (Gabriel), maître des requêtes puis
lieutenant général de police : 322, 375, 543, 555.
TACHEREAU DE LINIÈRES (Père Bertrand): 598.
TACITE : 646.
TALHOUËT (Laurent Le Moyne, dit le chevalier de) : 511, 515.
TALLARD (Camille d'Hostun de La Baume, duc de), maréchal de
France, membre du conseil de régence : 79, 80, 85, 93, 95, 240, 432, 441,
464, 492, 598.
TANCRÈDE (premier chirurgien de Monsieur) : 87.
TARGNY (abbé de) : 487.
TENCIN (Claudine-Alexandrine de Guérin de) : 26, 261, 292, 397,
398, 530, 599, 600, 606.
TENCIN (abbé Pierre Guérin de) : 546, 583-585, 618.
TENIERS (David), peintre : 283.
TERLON (chevalier de), lieutenant de mousquetaires : 489.
TERRAT (Gaston-Jean-Baptiste), chancelier : 22, 89, 90, 164.
TESSÉ (René de Froullay, comte de), maréchal de France et membre
du conseil de Marine : 321, 322, 421, 423, 424.
THAUN (comte de), commandant de la citadelle de Turin : 114.
THÈSUT (abbé Louis de): 164, 216, 222, 372.
THÖKÔLY (Imre) : 35.
TINTORET (le) : 18, 281-283.
TITIEN (le) : 18, 281-283.
TOLSTOÏ (Pierre, comte) : 419, 424.
TORCY (Jean-Baptiste Colbert, marquis de) : voir COLBERT.
TOULOUSE (Louis-Alexandre de Bourbon, comte de) : 37, 42, 50, 61,
64, 69, 70, 86, 94, 207, 208, 213, 214, 216, 226, 229, 237, 240, 242, 245,
259, 268, 317, 321, 325, 329-333, 423, 441, 462, 463, 465, 470, 568,
598, 616.
TOURNEMINE (Père) : 482.
TOURVILLE (Anne Hilarion de Costentin, comte de): 37, 112.
TOWNSHEND (Charles), secrétaire d'État : 221, 404, 410, 412, 415,
580.
TRANT DE DINGLE (Olive) : 397, 400.
TRESMES (duc de), premier gentilhomme de la chambre : 225, 317,
549, 615.
TRESSAN (Mgr Louis de La Vergne de), évêque de Nantes : 639.
TRUDAINE (Charles), conseiller d'État et prévôt des marchands : 291,
458, 543.
TURENNE (Henri de La Tour d'Auvergne, vicomte de), maréchal de
France : 28.
TURENNE (Louis-Charles, prince de) : 55.
TURGOT (Anne-Robert-Jacques, baron de l'Aulne) : 308.
TSCHIRNHAUSEN (Ehrenfried-Walter von), physicien : 97.
UBILLA (Antonio de), notaire mayor de Castille : 81.
ULRIQUE-ÉLÉONORE, reine de Suède : 478, 582.
UZÉE (Mlle d'),maîtresse de Philippe d'Orléans : 74.
VALOIS (Alexandre-Louis, duc de), frère aîné de Philippe d'Orléans :
19.
V ALOlS (Charlotte-Aglaé, Mlle de): 64, 276, 277, 398.
VAN DYCK (Antoine), peintre : 281, 283.
VANNEROUX : 634.
VARIGNON (mathématicien) : 422.
VATRY (Mme de) : 291.
VAUBAN (Sébastien Le Prestre, seigneur de) : 54, 60, 106, 142, 176,
343, 344, 369, 453.
VAUDÉMONT (prince de) : 65, 107, 399.
VELASQUEZ : 283.
VENDÔME (Louis-Joseph de Bourbon, duc de), maréchal de France :
55, 60, 86, 94, 103, 107, 117, 140-143, 153, 175, 183, 204, 281, 286, 388,
502, 503.
VENDÔME (Philippe de), Grand Prieur de France : 55, 71, 74, 286.
VENTADOUR (Charlotte-Eléonore de La Mothe Houdancourt,
duchesse de), gouvernante de Louis XV : 104, 187, 188, 226, 227, 317,
318, 593, 607, 608.
VÉRONÈSE (Paul), peintre : 281-283.
VEYNY DE VILLEMONT (Gilberte), abbesse de Traisnel : 453, 542,
543.
VEYRAC (abbé de) : 330.
VICTOR-AMÉDÉE II, duc de Savoie et roi de Sicile : 11, 37, 77, 78,
83, 94, 104, 106, 108, 109, 111, 113, 115, 116, 118, 130, 199, 201, 202,
372, 389, 402, 428, 429, 433, 434, 438, 440, 442, 479, 482.
VIEUXPONT (de) : 333, 334.
VILAR (Pierre) : 305.
VILLAROËL (Antonio, marquis de), lieutenant général: 153, 158.
VILLARS (Claude-Louis-Hector, duc de), maréchal de France et
membre du conseil de régence : 86, 93, 95, 103, 105, 200, 213, 214, 233,
240, 321, 322, 358, 441, 464, 470, 471, 489, 492, 499, 588, 598, 600,
617.
VILLARS (duchesse de) : 261, 291.
VILLEQUIER (marquis de) : 70.
VILLEQUIER (marquise de) : 69, 71.
VILLEROY (François de Neufville, duc de), maréchal de France,
gouverneur de Louis XV et membre du conseil de régence : 55, 57-60,
65, 85, 86, 94, 103, 213, 214, 220, 224-226, 228, 234, 235, 240, 254,
269, 317, 318, 321, 322, 325, 327, 340, 341, 390, 421, 435, 441, 459-
464, 489, 492, 541, 549, 588, 589, 596-598, 601-604, 607-609, 613-615,
621.
VINACCIO (dit Vinache) : 98.
Vincent DE PAUL (saint) : 298.
VINCI (Léonard de) : 283.
VINTIMILLE (Mgr de), archevêque d'Aix : 619.
VISCONTI (Primi) : 17.
VISCONTI (Annibale), maréchal d'Empire : 111, 501.
VITTEMENT (abbé), sous-précepteur de Louis XV : 608.
VOISINS (Gilbert de), greffier au parlement : 226, 322.
VOLTAIRE (François-Marie Arouet) : 25, 61, 99, 110, 154, 252, 291,
294, 301, 302, 635.
VOUET (Simon), peintre : 283.
VOVELLE (Michel) : 299.
VOYSIN (Daniel-François), chancelier, membre du conseil de
régence : 153, 182, 197, 208, 209, 214, 224-226, 234, 235, 240, 318, 320,
323, 325, 339, 363, 380, 381.
WALDECK (prince de) : 37.
WALEF (Blaise-Henri de Corte, baron de) : 482, 483.
WALPOLE (Horace), ambassadeur d'Angleterre aux Pays-Bas : 405.
WALPOLE (Robert), secrétaire d'État : 221.
WATTEAU (Antoine), peintre : 73, 252, 283, 285, 292, 293.
WEDEL (Georg-Wolfgang), membre de l'Académie royale des
Sciences de Berlin : 98.
WIESENER (Louis) : 222.
WINDISCHGRAETZ (prince de), plénipotentiaire de l'Empereur au
congrès de Cambrai : 579.
WOOLHOUSE (oculiste) : 422.
WOUWERMAN (Philips), peintre: 283.
ZOCCOLI (Père), confesseur de Monsieur : 22.
ISBN 2-213-01738-7

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