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Projets pour une régence, 197. – Les traités de paix, 198. – Berry, les
princes et les bâtards, 205. – Le testament, 208. – La chute de la camarera
mayor, 210. – Le plan de Saint-Simon, 213. – Le renouveau janséniste,
217. – Les avances du roi George, 220. – Les derniers feux du soleil,
GÉNÉALOGIES
1. La Maison de France
2. La Maison d'Orléans
4. La Maison de Condé
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
BIBLIOGRAPHIE
INDEX
© Librairie Arthème-Fayard, 1986.
978-2-213-66414-9
DU MÊME AUTEUR
L'homme au masque de fer, le plus mystérieux des prisonniers de
l'Histoire, Paris, Perrin, 1970.
La droite en France de 1789 à nos jours, Paris, P.U.F., 1973, (coll. «
Que sais-je ? » n° 1539), 3e éd. 1983.
La vie quotidienne à la Bastille du Moyen Age à la Révolution, Paris,
Hachette, 1975.
L'affaire des Poisons; alchimistes et sorciers sous Louis XIV, Paris,
Albin-Michel, 1977.
Le gaullisme, Paris, P.U.F., 1977 (coll. « Que sais-je ? » n° 1708), 2e
éd. 1981.
Les socialismes utopiques, Paris, P.U.F., 1977 (coll. « L'Historien » n°
30).
La démocratie giscardienne, Paris, P.U.F., 1981 (coll. « Politique
d'aujourd'hui »).
Le véritable d'Artagnan, Paris, Tallandier, 1981 (coll. « Figures de
proue »). Couronné par l'Académie française.
La vie quotidienne des communautés utopistes au XIXe siècle, Paris,
Hachette, 1982.
L'extrême droite en France, Paris, P.U.F., 1983 (coll. « Que sais-je ? »
n° 2118).
PREMIÈRE PARTIE
LE NEVEU DU ROI
« Un fanfaron du vice »
Louis XIV
CHAPITRE PREMIER
Le petit prince
LISELOTTE
UN COUPLE INSOLITE
LE DUC DE CHARTRES
Le prince s'était marié une seconde fois pour continuer sa lignée : il
accomplit donc son devoir conjugal. Madame s'y résigna. Trois enfants
naquirent de leur union : Alexandre-Louis, duc de Valois, Philippe, duc
de Chartres, et Élisabeth-Charlotte, dite Mlle de Chartres. Mais une fois
sa descendance assurée, il proposa à son épouse de faire lit à part, ce
qu'elle s'empressa d'accepter : « Oui, de bon coeur, Monsieur ; j'en serai
très contente pourvu que vous ne me haïssiez pas et que vous continuiez
à avoir un peu de bonté pour moi. » Ni l'un ni l'autre n'eut de mal à tenir
son engagement. Le 2 septembre 1696, la Palatine écrivait en effet : « Si
l'on peut recouvrer sa virginité après n'avoir pas, pendant dix-neuf ans,
couché avec son mari, pour sûr je suis redevenue vierge ! »
L'aîné des enfants, Alexandre-Louis, né le 2 juin 1673, fut un
vigoureux garçon, ressemblant, au dire de sa mère, à un petit
Westphalien. Hélas, à trois ans, il tomba gravement malade et ne résista
pas à l'acharnement des doctes praticiens de la Cour, ce qui explique
peut-être la haine rageuse que Madame leur témoignera toujours. « Ici,
disait-elle, aucun enfant n'est en sûreté : les docteurs ont déjà expédié
dans l'autre monde cinq enfants de la reine [...]. Ils en ont fait autant pour
trois des enfants de Monsieur. »
Le cadet, né le 2 août 1674, à trois heures de l'après-midi, reçut en
naissant le titre de duc de Chartres. « Hier, note la Gazette du 4 août,
Leurs Majestés, avec lesquelles était Mgr le Dauphin, allèrent voir
Madame qui s'y délivra heureusement d'un beau prince. » Comme la
précédente, cette naissance fut marquée par les réjouissances habituelles :
Te Deum en l'église de Saint-Cloud, illuminations, feux d'artifice,
distributions d'aumônes aux pauvres de la paroisse. Quelques jours plus
tard, Louis XIV et Marie-Thérèse se rendirent une seconde fois au chevet
de leur belle-sœur pour constater avec plaisir qu'elle-mêmeet l'enfant se
trouvaient en « une très parfaite santé ». Le mois suivant, la princesse
palatine alla se reposer de ses couches à Villers-Cotterêts où Monsieur
possédait un assez modeste château construit en 1532 par François 1er et
qui lui servait de rendez-vous de chasse. Quel destin attendait ce petit
bambin qui criait, serré dans ses langes ? Nul assurément, penché sur son
berceau, n'aurait pu deviner qu'il deviendrait un jour régent du royaume...
Pour l'heure, la succession de France paraissait assurée depuis la
naissance du robuste dauphin Louis – le Grand Dauphin – alors âgé de
treize ans. « On a fait tirer l'horoscope de mon plus jeune fils, écrivait
Madame le 16 novembre 1674 ; cet horoscope dit qu'il sera pape ; moi je
crains bien que ce petit ne soit plutôt l'Antéchrist. » A vrai dire, elle n'en
croyait rien. L'enfant était doux, obéissant, facile à vivre, toujours rieur et
plein de vie et ne mordait jamais ses nourrices. « Sa première culotte,
note sa mère, fut sa première fierté. » Les excès de turbulence du petit
prince et de sa sœur obligeaient parfois à les punir. Monsieur, mou et
complaisant, ne pouvait s'y résoudre. Aussi laissait-il ce soin à sa femme.
« Ils ne craignent que vous ! » lui avouait-il. Madame, très attachée à
l'éducation de ses enfants – chose rare à l'époque, surtout chez les
princesses – savait se montrer sévère, n'hésitant pas à corriger elle-même
son fils avec énergie. Mais elle prenait soin de ne pas le frapper au visage
de peur de le blesser. « Quand mon fils était petit, racontera-t-elle plus
tard, je ne lui ai jamais donné de soufflets, mais je l'ai fouetté si fort qu'il
s'en souvient encore. »
Sa sœur, née le 13 septembre 1676, était beaucoup plus turbulente.
Madame l'aimait moins et se moquait de son visage d'« ours-singe-chat ».
Les deux enfants reçurent le baptême ensemble à Saint-Cloud, le 5
octobre 1676, dans la chapelle du vieux château, en présence du roi et de
toute la Cour. Le duc de Chartres fut tenu sur les fonts baptismaux par le
prince de Condé et la grande-duchesse de Toscane et reçut le prénom de
son père, Philippe. Quant à Mlle de Chartres, ses parrain et marraine
furent le duc d'Enghien et Mme de Guise. Elle reçut comme sa mère le
prénom d'Élisabeth-Charlotte. La cérémonie, présidée par l'évêque du
Mans, premier aumônier de Monsieur, fut suivie d'une magnifique
collation et d'un spectacle d'opéra.
Madame éprouvait pour son fils un amour d'autant plusintense qu'elle
le savait de santé délicate. Dans sa petite enfance, il ne pouvait courir et
sauter à cause de « ses croûtes de lait » et tombait en faiblesse lorsqu'il se
mettait à genoux. « Il me cause beaucoup d'inquiétude, écrivait-elle en
mai 1676, et je désirerais bien qu'il ait trois ou quatre ans de plus. » En
octobre 1678, il fut victime d'une « apoplexie » qui plongea sa mère dans
le désespoir. Elle le crut perdu. Mme de Rabutin raconte à Bussy qu'elle
tira, dans un geste théâtral, l'épée du chevalier de Beuvron et fit mine de
s'en transpercer le sein... Tout au long de sa vie, Philippe sera ainsi sujet à
de fréquents évanouissements.
En grandissant, l'enfant trouvait plaisir à singer les grandes personnes.
Il s'amusait à battre du tambour et à se moquer des petits-maîtres du
Palais-Royal, malgré les remontrances de ses deux gouvernantes
successives, la marquise d'Effiat et la maréchale de Grancey. Le petit
prince ne fut pas élevé dans la solitude : il eut quelques compagnons de
jeu parmi lesquels Louis de Rouvroy, vidame de Chartres, futur duc de
Saint-Simon.
GOUVERNEURS ET PRÉCEPTEURS
Élevé par les femmes jusqu'à six ans, le duc de Chartres eut droit,
passé cet âge, à un gouverneur. Pour cette charge, on choisit un vieil
homme du monde, à l'esprit léger, connu surtout pour ses dettes de jeu,
Louis Brûlard, marquis de Sillery. Sa nomination surprit. Mme de
Sévigné refusa de croire pareille nouvelle, tout comme son cousin Bussy-
Rabutin, pourtant peu sévère sur le chapitre de la vertu. « Ces sortes de
libertins, grondait Mlle de Scudéry, ne devraient jamais prétendre à de
tels emplois. » Sillery resta pourtant trois ans auprès du jeune prince. On
suppose qu'il se démit de ses fonctions pour raison de santé. Il fut
remplacé par un duc, M. de Navailles, qui mourut quelques mois plus
tard, en février 1684, à l'âge de 78 ans. Lui succéda un autre vieillard, le
maréchal d'Estrades, gouverneur de Dunkerque, valeureux diplomate et
homme de guerre qui signa la paix de Nimègue en 1678. Il demeura en
place un peu plus d'un an et décéda à son tour. En avril 1686, la charge
revint à M. de La Vieuville, duc et pair de France, gouverneur du Poitou,
qui disparut en février 1689 à l'âge de 77 ans. Décidément,ironisait le
poète Bensérade, Monsieur a « beaucoup de peine à élever des
gouverneurs à son fils ! » Peut-être est-ce pour ce motif qu'il songea à lui
donner un homme dans la force de l'âge, un homme entièrement dévoué à
son service, Antoine de Ruzé, marquis d'Effiat... Madame, rouge de
colère en apprenant la nouvelle, se mit à pousser les hauts cris. Effiat ?
Ce cruel, ce débauché, ce vicieux qui servit de mignon à Monsieur et
qu'on accusa d'avoir empoisonné Henriette d'Angleterre ! Non, jamais
elle n'accepterait pareille infamie ! Madame eut beau tonner, tempêter,
rappeler à son mari les plus vilains tours que ce monstre lui avait joués,
rien n'y fit. Celui-ci répondit que le roi et Mme de Maintenon
approuvaient ce choix. Comme elle s'entêtait, il lui dépêcha son
confesseur jésuite, le père Zoccoli, et son chancelier, M. de Terrât, pour
la convaincre par des promesses, et, en cas de besoin, la menacer de «
toutes sortes d'éclats ». La princesse ne se laissa pourtant pas
impressionner. Poussée par son instinct de mère, elle surmonta sa timidité
naturelle et vint parler au roi. Celui-ci nia avoir donné son consentement
et assura au contraire qu'il avait essayé vainement d'en détourner son
frère toute une année. Madame sortit rassérénée du cabinet royal avec la
promesse que son fils aurait un « honnête homme » pour gouverneur.
L'alerte avait été chaude ! Ce fut finalement un diplomate au-dessus de
tout soupçon, René Martel, marquis d'Arcy, ancien ambassadeur à Turin,
qui eut l'agrément.
Cette charge de gouverneur était surtout honorifique, de même que
celle de sous-gouverneur exercée conjointement par MM. de Fontenay et
de La Bertière – deux hommes au demeurant d'un secours peu efficace :
le premier touchait à ses 80 ans et le second, bon gentilhomme, passait
pour borné. Le gouverneur faisait le service habituel des premiers
gentilshommes de la chambre ou des maîtres de la garde-robe. Ainsi
accompagnait-il le prince dans ses déplacements et donnait-il ses
instructions aux serviteurs. Matin et soir il présentait la chemise ou la
robe de chambre et aux heures des repas présidait au service de la table,
veillant toujours à faire traiter le jeune maître avec les égards dus à son
rang. En son absence, le ou les sous-gouverneurs remplissaient les
mêmes fonctions.
En fait, l'éducation du jeune prince reposait tout entière sur son
précepteur, Nicolas-François Parisot de Saint-Laurent, qui n'avait accepté
cette mission qu'à la condition d'être le maître. Les contemporains
(Daniel de Cosnac, Mme de Caylus, Boileau,Saint-Simon) sont unanimes
à faire l'éloge de cet ancien introducteur des ambassadeurs chez Monsieur
et tous le disent doux, humble et pieux, grand érudit et fort éloigné de ce
qu'on appelait « le commerce du monde ». Il avait pour collaborateur un
savant grammairien nommé Saunier, ancien principal du Collège de
France. Celui-ci s'étant retiré au début de l'année 1683, Saint-Laurent, de
faible santé, se mit en quête d'un « sous-précepteur », sorte de répétiteur
chargé de faire réciter ses leçons au prince, de l'aider à préparer ses
thèmes et à chercher les mots dans le dictionnaire. C'est alors que se
présenta un jeune homme maigre, au museau de fouine, couronné d'une
perruque filasse, le regard pétillant d'intelligence : l'abbé Guillaume
Dubois.
DUBOIS
En juillet 1688, Dubois jeta sur le papier un plan d'éducation pour son
élève. Ce manuscrit, aujourd'hui disparu, a été publié en 1862 par Seilhac
en appendice de sa biographie3. Il n'est pas sans intérêt, car il révèle,
outre la vaste culture et les qualités pédagogiques de son auteur, quelques
traits de caractère du jeune garçon. Il donne également l'impression que
le petit abbé avait tout investi dans cet ambitieux projet, rêvant pour le
fils de Monsieur de l'éducation d'un dauphin. « M. le duc de Chartres,
observait-il, est né avec beaucoup d'esprit. Il a extrêmement de bon sens
[...]. Il a l'esprit net et agréable. Il est infiniment éloigné du pédant, et
d'inclination et de caractère. Il a un génie particulier pour les affaires, ce
qui paraît, lorsqu'on lui fait lire l'Histoire, par la facilité qu'il a à démêler
les intrigues les plus délicates et les plus embarrassées... » S'il n'avait eu
qu'un esprit médiocre, poursuivait-il, il serait inutile de chercher à lui
donner une éducation poussée ; mais puisqu'il paraissait doué pour les
études, pourquoi ne pas tenter cet effort, surtout si un jour il devait avoir
quelque part aux affaires du royaume ?
L'abbé comprenait qu'il fallait adapter les méthodes d'enseignement au
caractère de son élève. Mieux valait corriger ses fautes, le reprendre
plutôt que le heurter. Philippe, obstiné, voulait toujours avoir raison et ne
prisait pas son confesseur, « rude et chagrin ». Il détestait être mené par
la force et le répétait. Il était également moqueur, tournant en ridicule les
maîtres complaisants. Et aussi quelle inconstance ! Comment pouvait-il
être si doué et montrer si peu d'application soutenue ? Il fallait donc le
distraire de temps à autre, badiner avec lui, mais avec circonspection, lui
donner des divertissements fréquents, lui permettre des lectures gaies.
Comme il appréciait déjà trop les plaisirs de la table, Dubois conseillait
de lui en faire voir les conséquences et de prôner la sobriété. Bref, l'abbé
préconisait une éducation vivante, agrémentée de multiples exemples
tirés de l'histoire ancienne ou récente, exaltant la vie des grandshéros,
César, Alexandre ou Turenne. Il proposait de faire venir auprès de lui des
hommes d'esprit ou de grande culture comme Fontenelle, qui lui
commenteraient leurs œuvres. Enfin, il recommandait de fuir « les gens
du tiers ordre plats », les « gens de la lie », ce qui, venant de sa part,
devait paraître à certains assez piquant.
Dubois ne se contentait pas de ces observations générales. Il détaillait
les connaissances et les sciences indispensables : en premier lieu
naturellement le catéchisme, l'Écriture sainte, la vie des saints, l'histoire
ecclésiastique, celle des conciles et des différentes hérésies, sans négliger,
bien entendu, la morale. Le duc de Chartres devait également connaître
les noms des grandes familles, leur rang, leurs alliances, leurs intérêts,
leurs préséances et leurs forces. Né pour commander, il ne pouvait
davantage ignorer les fonctions des officiers, les exercices de la pique et
du mousquet, la marche des troupes, l'art des fortifications, ce qui
supposait acquis l'arithmétique, l'extraction des racines carrées, les
logarithmes, la géométrie, la trigonométrie. Le précepteur exigeait aussi
un minimum de connaissances touchant les différentes catégories de
vaisseaux, les principales manoeuvres, les règles de pilotage, celles de la
course et du combat naval.
Tenir avec aisance son rang à la Cour, vivre et converser avec les «
honnêtes gens » impliquaient de solides notions de poésie, de
mythologie, d'architecture, d'hydraulique, de décoration, de peinture, de
musique... S'ouvrir aux sciences et aux découvertes récentes – miroirs
brûlants, lunettes d'approche, microscopes, lanternes magiques... – était
aussi une nécessité. Figuraient à son programme de géographie la
description de la terre, les principaux États d'Europe et leurs capitales, la
carte du royaume, ses frontières, principalement celles « qui doivent
servir de théâtre à la guerre ». En histoire, le précepteur imposait de
connaître les grands événements ayant jalonné la vie du pays, la
généalogie des rois et la chronologie des empires de l'Antiquité. Son
élève devait également maîtriser le raisonnement métaphysique, les
preuves de l'existence de Dieu et de l'âme, l'astronomie, l'anatomie mais,
précisait Dubois, « on ne lui doit parler de la génération qu'avec
discrétion ». Les langues étrangères n'étaient pas oubliées : le latin, que
presque toute l'Europe entendait, l'italien, l'espagnol et l'allemand.
Tant de choses si diverses ne pouvaient évidemment pas êtreassimilées
d'un seul trait, mais suivant le développement intellectuel du petit prince.
L'abbé recommandait de commencer par les matières demandant
beaucoup de mémoire mais peu de raisonnement – les langues, la
géographie, l'histoire, la fable et le blason –, et de poursuivre par celles
qui supposent davantage de réflexion – les intérêts des princes, les
mathématiques et la physique.
Pour plaire à la princesse palatine, dont il recherchait obstinément
l'appui, il inscrivit au programme une étude détaillée de l'histoire de
l'Allemagne : généalogie des familles régnantes, intérêts des princes,
mode d'élection de l'Empereur, liste des guerres et des traités de paix...
Deux spécialistes, MM. Guillard et de Saint-Prest, compilèrent plusieurs
mémoires à cet effet. Quand l'élève fut au point, Dubois convia Monsieur
et Madame à assister à un examen public sur le sujet. Dans le jury
figuraient des diplomates employés aux négociations outre-Rhin. Le duc
de Chartres répondit avec brio à toutes les questions, même les plus
savantes, arrachant aux spectateurs des cris d'admiration. Le duc
d'Orléans et sa femme, écrit Dangeau, en furent « surpris et contents au
dernier point », si bien qu'ils doublèrent sur-le-champ les appointements
de Dubois. La Bibliothèque nationale conserve l'un des cours manuscrits
préparés pour cette séance avec pour titre : Abrégé de l'Histoire et des
généalogies des grandes Maisons d'Allemagne... Cet ouvrage, dans
lequel Dubois stigmatise la politique machiavélique des princes
allemands, gouvernant par le vice et le crime, s'achève par un appendice
de trente-six tableaux généalogiques sur lesquels, sans nul doute, se sont
longuement attardés les yeux du studieux garçon...
Tant d'efforts ne tardèrent pas à porter leurs fruits. Dès qu'il paraissait
en public, le neveu du roi faisait l'admiration de tous. En 1690, Ézéchiel
Spanheim, envoyé du Grand Électeur de Brandebourg, assurait dans sa
Relation de la Cour de France que le « beau et heureux génie » du prince
avait dépassé les espoirs des personnes chargées de l'instruire. Et de
vanter son air noble, son esprit vif et son intelligence. A l'aisance
d'expression, Philippe joignait un sens très vif de la repartie. Toutefois sa
démarche, comme celle de Monsieur, était un peu lourde et dégingandée ;
Madame s'en plaignit plusieurs fois dans sa correspondance. Mais à
cheval ou au bal, ce défaut disparaissait et il avait alors l'allure d'un jeune
empereur. « Je n'admire pas seulement M. de Chartres, écrivait Boileau,
mais je l'aime, j'en suis fou. Jene sais pas ce qu'il sera dans la suite ; mais
je sais bien que l'enfance d'Alexandre ni de Constantin n'ont jamais
promis de si grande chose que la sienne. » Tant de flatteries
hyperboliques ne tournaient pas la tête de l'abbé Dubois qui, même à la
Cour, tenait serré son élève. Voici un petit mémoire de sa main détaillant
l'emploi du temps d'une de ses journées :
« Levé à huit heures ; prier Dieu et l'Évangile.
Des armes, demi-heure.
A neuf heures, au manège.
A dix heures un quart, à la messe.
Voir Monsieur et Madame.
Les mathématiques.
Dîner.
L'après-dîner comme à Paris, allemand, latin et
histoire à diverses reprises, jusqu'à l'heure de la
promenade.
Après, deux heures de promenade, ce qui restera de
temps jusqu'au souper, à l'étude.
Au souper du roi, les jours qu'il n'aura pas été à son
lever, ou qu'il n'aura pas dîné avec lui... »
PREMIÈRES AVENTURES
LA LIGUE D'AUGSBOURG
LA CAMPAGNE DE 1691
PETIT-FILS DE FRANCE
L'AUDACIEUX PROJET
Sans cesse harcelé par Mme de Maintenon, qui avait éduqué les
bâtards royaux nés de Mme de Montespan et les aimait comme s'ils
étaient ses propres enfants, Louis XIV projeta de franchir une nouvelle
étape dans leur élévation. Il voulut marier le duc du Maine et sa sœur
cadette, Françoise-Marie de Bourbon, seconde Mlle de Blois, légitimée
en 1681, non pas à de lointains rejetons de la famille des Condés ou des
Conti, mais aux enfants de son propre frère, Élisabeth-Charlotte et le duc
de Chartres. Un défi ! Il semble que le projet ait germé dans son esprit
dès le printemps de 1688. Madame, qui abhorrait la Montespan et ses
bâtards – issus d'un double adultère –, était déjà à cette époque toute en
émoi. Le 4 avril de cette année-là, elle écrivait à la duchesse de Hanovre :
« On m'a dit en confidence les vraies raisons pour lesquelles le roi traite
si bien le chevalier de Lorraine et le marquis d'Effiat : c'est parce qu'ils
ont promis d'amener Monsieur à le prier très humblement de vouloir bien
marier les enfants de la Montespan avec les miens, savoir ma fille avec ce
boiteux de duc du Maine et mon fils avec Mlle de Blois. » La Palatine
ajoutait que, toutes les fois qu'elle voyait ces bâtards honnis, cela lui
faisait « tourner le sang » !
Pour être moins vive, l'opposition de Monsieur à une telle mésalliance
n'en était pas moins résolue. Très infatué de son rang et de ses
préséances, il partageait le violent dégoût de safemme pour ces enfants
adultérins que le roi patiemment hissait vers les sommets de l'État. Il
exécrait Mme de Maintenon, redoutait son influence pernicieuse sur
l'esprit de son frère, se doutant bien que l'ambitieuse veuve Scarron était
devenue, depuis longtemps déjà, plus que sa maîtresse ou son directeur
de conscience.
On comprend que face à une telle opposition Louis XIV ait dû agir
avec patience et prudence. Premier obstacle à franchir : Monsieur. Durant
l'été 1688 il s'adressa au grand écuyer, Louis de Lorraine, comte
d'Armagnac, afin de gagner à ce projet son frère le chevalier de Lorraine
qui, nous le savons, exerçait un vif ascendant sur le duc d'Orléans. Les
deux frères profitèrent des avances du roi pour demander de figurer dans
la prochaine promotion de l'ordre du Saint-Esprit. Le monarque s'y
résolut avec peine, mais ajouta un présent de 100 000 livres au chevalier
de Lorraine. En échange, celui-ci répondit du consentement de Monsieur.
Le 4 décembre 1689, l'affaire parut conclue et la Cour fut bientôt
informée du double mariage. Madame, cependant, resta inébranlable. Elle
résista victorieusement à tous les assauts et déclara qu'elle ne donnerait
jamais son accord. Elle préférait l'exil au déshonneur ! Dépit de Louis
XIV qui, les jours suivants, ne lui adressa la parole qu'avec sécheresse et,
le 1er janvier, ne lui offrit aucune étrenne.
En fait, le souverain tournait en rond et ne savait comment vaincre sa
farouche opposition. L'affaire fut relancée à l'automne de 1691 à
l'initiative d'une amie de Mme de Maintenon, Mme des Ursins, maîtresse
femme dévorée d'ambition, très versée dans l'art de l'intrigue, que la
veuve Scarron avait connue autrefois chez les d'Albret. Marie-Anne de
La Trémoïlle-Noirmoutier, née en 1642, avait épousé très jeune Adrien-
Blaise de Talleyrand, prince de Chalais, puis, à sa mort, Flavio Orsini,
duc de Bracciano. Devenue par ce mariage princesse Orsini, elle avait
francisé son nom en « des Ursins ». Cette aventurière mondaine,
intelligente et rusée, très belle encore malgré ses quarante-neuf ans,
s'ennuyait à mourir dans son splendide palais romain, au côté d'un mari
de vingt-cinq ans plus âgé qu'elle. Pour revenir à la Cour de France, s'y
incruster, elle avait imaginé se faire nommer dame d'honneur de la future
duchesse de Chartres et avait donc décidé de réaliser coûte que coûte ce
mariage. Mme de Maintenon se piqua au jeu et reprit l'affaire en main. Il
fut aisé de convaincre Monsieur, ébloui devoir une princesse de si haute
naissance briguer une charge de « domestique » auprès de sa future belle-
fille. D'ailleurs son consentement ne soulevait plus aucune difficulté : le
chevalier de Lorraine le lui avait arraché depuis longtemps. Pour
emporter la victoire, Mme de Maintenon se servit habilement de l'homme
qui jouissait du plus grand capital de confiance, tant auprès de la mère
que du fils, l'abbé Dubois. A la fin de 1691, le père de La Chaise
ménagea une entrevue secrète entre l'épouse morganatique du roi et le
précepteur du prince. Le petit clerc tonsuré comprit vite qu'il tenait avec
cette affaire la clé de sa fortune. Pour bien faire sentir le poids de son
intervention, il fit mine d'hésiter, feignit des scrupules, consulta sagement
son ami Fénelon et finalement accepta de parler en premier à son élève.
Dans l'éclat de ses quatorze ans, la petite Mlle de Blois était gracieuse,
plus fraîche que jolie. Le portrait que conserve le château de Versailles
correspond assez bien à ce croquis de Saint-Simon : « Le teint, la gorge,
les bras admirables ; les yeux aussi ; la bouche assez bien avec de belles
dents, un peu longues ; des joues trop larges et trop pendantes qui la
gâtaient mais qui n'empêchaient pas la beauté. Ce qui la déparait le plus
était la place de ses sourcils qui étaient comme pelés et rouges, avec fort
peu de poils ; de belles paupières et des cheveux châtains bien plantés. »
Sa démarche n'avait, dit-on, rien d'élégant : « Sans être bossue ni
contrefaite, elle avait un côté plus gros que l'autre, une marche de côté...
» On remarquait aussi son parler gras « si lent, si embarrassé, si difficile
aux oreilles qui n'y étaient pas fort accoutumées que ce défaut [...]
déparait extrêmement ce qu'elle disait ». Voici maintenant Mlle de Blois
vue par Madame : « Son arrogance et sa mauvaise humeur sont
insupportables et sa figure est parfaitement déplaisante. Elle ressemble,
sauf votre respect, à un cul comme deux gouttes d'eau : elle est toute
bistournée ; avec cela une affreuse prononciation comme si elle avait
toujours la bouche pleine de bouillie, et une tête qui branle sans cesse.
Voilà le beau cadeau que la vieille ordure (Mme de Maintenon) nous a
fait. »
Sans avoir les sentiments excessifs de sa mère, Philippe n'éprouvait
aucune attirance pour cette gamine timide et fière qui vivait encore dans
les jupes de sa gouvernante. On lui avait trop appris à mépriser les
bâtards. Ah ! Si au moins il s'était agi de sa sœur aînée, cette Mme la
Duchesse si piquante, si mutine,si malicieuse, il aurait tout de suite
accepté ! De cette toute jeune femme de dix-huit ans il aimait la grâce
acide, l'esprit mordant, les airs de nymphe perfide, le caractère railleur et
toujours enjoué. Héritière de l'esprit des Mortemart, elle excellait à
décrocher un bon mot, à lancer une réplique cruelle ou cinglante, à
composer un couplet impromptu dont on redoutait les traits acérés. Avec
elle au moins, pas question de s'ennuyer un instant ! Madame la
comparait à une belle chatte « qui rentrait ses griffes pour mieux
égratigner ensuite ». Dubois fit observer à son élève combien cette
amourette de collégien qui ne menait à rien était indigne d'un grand
prince tel que lui. Mme la Duchesse était mariée depuis cinq ans et avait
déjà deux enfants. Patiemment l'abbé lui vanta le charme, la douceur, la
discrétion de la cadette. Il lui souligna l'honneur que lui faisait le roi en le
prenant pour gendre, insista sur la certitude d'en recevoir de grandes
récompenses, bref, lui fit voir « les cieux ouverts ». Comme Philippe
s'entêtait, il fallut menacer : s'il refusait, jamais il ne recevrait de
commandement dans l'armée ; pis encore, on lui interdirait de fréquenter
Mme la Duchesse et on l'enfermerait le reste de sa vie dans le lugubre
château de Villers-Cotterêts.
Madame, qui se doutait de quelque chose, avait retrouvé l'angoisse des
années précédentes. Si son fils devait épouser une bâtarde, autant que
cela fût la princesse douairière de Conti : une fille de La Vallière plutôt
qu'un rejeton de la Montespan ! C'est ce qu'elle fit savoir.
Malheureusement sa manœuvre échoua par le refus assez vexant de la
principale intéressée. Se voyant acculée, elle prit le parti de dire, de
concert avec Monsieur, que si le duc de Chartres acceptait d'épouser Mlle
de Blois, elle et son mari y consentiraient aussi. De fait, elle pensait
pouvoir dormir sur ses deux oreilles puisqu'en secret elle avait fait
catégoriquement promettre à son fils de refuser cette dégradante union.
Vint la journée des dupes...
LA DÉFAITE DE MADAME
FIANÇAILLES ET MARIAGE
La gloire et la disgrâce
STEINKERQUE
NEERWINDEN
DÉCEPTIONS
LA COLÈRE DU ROI
L'ARTISTE
Jusque-là Louis XIV avait été agacé par ce neveu trop brillant qui
dérobait la gloire réservée au duc du Maine. Néanmoins, malgré ses
frasques et son goût prononcé pour les plaisirs, il l'avait toujours regardé
avec indulgence, pensant peut-être qu'avec le temps il se corrigerait et
reviendrait à de meilleurs sentiments envers son épouse. A partir de l'été
1696, tout changea brusquement, et Philippe encourut la disgrâce du roi.
Et pourtant un observateur extérieur n'aurait remarqué aucun changement
dans sa situation à la Cour ; le fils de Monsieur était toujours traité selon
son rang : il dînait à la table royale, ne manquait aucune fête de famille,
participait à toutes les cérémonies officielles. Il n'en était pas moins tenu
à distance par le souverain. Une sorte de barrière invisible l'isolait des
autres courtisans. On savait qu'il n'était plus question pour lui du moindre
commandement militaire. Il était devenu une altesse inutile, au passé
oublié, à l'avenir incertain.
Pour tuer le temps, Philippe s'efforça de mettre en valeur ses dons
artistiques. Il avait une prédilection pour la musique italienne qu'il faisait
jouer par un ensemble attaché à sa personne, ensemble qui fusionnera en
1709 avec celui de feu l'archevêque de Rouen. Lorsqu'on connaît la
musique italienne, répétait-il souvent, on trouve les autres bien fades en
comparaison. A Versailles, un jeudi saint, il fit chanter au cours de
l'office des Ténèbres un Miserere qu'il avait commandé au maître de
chapelle de Saint-Marc de Venise (sans doute Giovanni Legrenzi). « Rien
n'est tant à la mode présentement que la musique, écrivait la princesse
palatine le 24 mars 1695. Je dis souvent à mon fils qu'il en deviendra fou,
quand je l'entends parler sans cesse de bémol, bécar, béfa, bémi et autres
choses de ce genre auxquelles je n'entends rien ; mais M. le Dauphin,
mon fils et la princesse de Conti en parlent durant des heures entières. »
Philippe savait jouer de la flûte, de la guitare, du clavecin. Ses recherches
musicologiques dépassaient celles d'un simple amateur. Sa mère raconte
qu'il avait découvert que l'air du cantique Vor Gott willich nicht lassen
était une entrée de ballet du temps de Charles VII.
Son intendant de musique, le célèbre Marc-Antoine Charpentier, lui
donna ses premières leçons de composition1. A vingt ans, il avait déjà
écrit – au moins en partie – la musique d'un premier opéra. Madame en
parle sans autre précision dans une lettre du 10 août 1694 à la duchesse
de Hanovre. Les musicologues pensent qu'il s'agit de Philomèle créé en
collaboration avec Charpentier2. Vers la même époque il composa un
motet qu'il chanta devant le roi et Mme de Maintenon, avec la
participation de la princesse de Conti, de Mme de Villequier, des comtes
d'Ayen et de Toulouse.
En 1704, à la mort de Marc-Antoine Charpentier, le compositeur
Charles-Hubert Gervais lui succéda dans ses fonctions d'intendant de la
musique. Selon Le Mercure galant (février 1705), le prince aurait écrit
avec ce dernier la partition d'un Renaud et Armide. Collabora-t-il aussi à
l'Hypermnestre du même auteur, comme certains l'ont affirmé ? Le fait
est moins sûr car cet opéra, représenté pour la première fois le 3
novembre 1716, lui fut dédié.
Philippe reçut également des leçons de composition de deux autres
célébrités aujourd'hui quelque peu oubliées, Nicolas Bernier et Henri
Desmarets. Il est vraisemblable d'ailleurs qu'il travailla avec ce dernier à
la musique de son Renaud ou la suite d'Armide, représenté seulement en
1722.
La seule œuvre musicale connue du duc d'Orléans est son opéra
Penthée dont le livret dû à La Fare, son capitaine des gardes, reprenait le
thème des Bacchantes d'Euripide. Cette charmante œuvre baroque en
cinq actes, jouée le 16 juillet 1705 et le 15 mars 1709, fut redécouverte en
1980. André Campra en admirait la musique mais trouvait les vers de
médiocre qualité. Philippe écrivit un autre opéra, La suite d'Armide ou la
Jérusalem delivrée, dont le librettiste était le baron de Longepierre et qui
fut exécuté dans la galerie des Cerfs à Fontainebleau le17 octobre 1712,
moins de trois mois après la victoire de Denain3.
Le prince ne dédaignait pas de monter lui-même sur les planches et de
chanter l'opéra. Ainsi, en janvier 1700, interpréta-t-il l'Alceste de Lulli
avec le comte d'Ayen, le chevalier de Villars et le marquis de Châtillon à
l'hôtel de la princesse de Conti à Versailles. Le public, restreint mais
choisi, admira la mise en scène qui avait coûté la bagatelle de 2 000 écus.
Le duc de Chartres adorait aussi les représentations et les farces de la
comédie italienne. Il participait volontiers aux saynètes et aux nombreux
bals masqués qui se donnaient dans le pavillon du roi à Marly ou la salle
de théâtre de Trianon. Un jour on le vit jouer un intermède déguisé en
Polichinelle puis en bouteille de champagne. Une autre fois, il figurait un
personnage de Molière, Mascarille, qui arrivait sur les planches en
costume enrubanné dans une chaise cahotante dont les porteurs étaient le
comte de Toulouse et le marquis de La Vallière. Philippe arborait une «
perruque monstrueuse » couverte de quatre livres de poudre. Ainsi
accoutré, il joua devant le roi une scène des Précieuses ridicules qu'il
acheva par des « contorsions surprenantes » qui firent pouffer les
spectateurs. Il alla ensuite secouer la poudre de sa perruque sur les habits
de Madame et de Monsieur puis esquissa un agréable pas de danse qu'il
termina volontairement par une culbute grotesque, sous les rires et les
applaudissements. Dans une autre mascarade, donnée à Marly en
l'honneur de Jacques II d'Angleterre et de sa femme, il apparut en vieille
maîtresse d'école avec, autour de lui, déguisés en bambins à bonnet et
costume de satin jaune, Monseigneur, le comte de Brionne, le marquis de
Villequier et le marquis d'Antin. Un autre jour, il mima une scène de Don
Quichotte. Le marquis de La Vallière était Don Quichotte, le Grand
Dauphin Sancho Pança. Sous les traits de la Doloride en grand deuil on
reconnut le duc de Chartres qui « dansa, dit la chronique, une entrée bien
étrange pour une dame ».
Auteur fécond, Philippe avait écrit également un ballet-farce mettant
en scène le Grand Turc et sa ménagerie, qui fut représenté à Marly. Au
son de la marche des janissaires, on vitentrer le Grand Seigneur (le
marquis d'Antin) sur un palanquin porté par des esclaves, précédé de
courtisans déguisés en animaux : autruches, demoiselles de Numidie,
singes, ours, perroquets et papillons qui jouaient tous d'un instrument de
musique. A leur suite marchaient les officiers du sérail et les esclaves
turcs : le duc de Bourgogne, le comte de Brionne, le grand prieur de
Vendôme, le duc de Chartres lui-même et quelques autres. La princesse
de Conti, Mmes de Villequier, d'Épinoy et de Châtillon figuraient les
sultanes.
Philippe, on l'a vu, avait une démarche lourde et disgracieuse, courbant
la tête, traînant les bras et les jambes, mais quand il dansait, assure sa
mère, c'était un tout autre homme. Sa voix forte et chaude lui permettait
de tenir des rôles tragiques ou comiques à la perfection. On sait combien
Mme de Maintenon raffolait du théâtre, mais elle avait scrupule à voir
jouer les comédiens professionnels, par principe tous excommuniés.
Aussi avait-elle eu l'idée de faire dresser une scène dans ses appartements
et d'engager la jeunesse de la Cour. Naturellement, le duc de Chartres fut
de ces réjouissances. On le vit tour à tour interpréter un valet revenu des
galères dans la Ceinture magique de Rousseau, le roi David dans
Absalon, tragédie de Duché de Vancy, Abner dans Athalie de Racine... A
ce goût du théâtre, des jeux de miroir et de dédoublement la psychanalyse
trouverait aujourd'hui sans peine quelque ressort caché dans la
personnalité du fils de Monsieur.
Ses talents de peintre surpassaient ceux de l'acteur. Philippe apprit l'art
de la miniature avec le genevois Antoine Arlaud et le dessin avec
Antoine Coypel – que le duc d'Orléans avait chargé de décorer la grande
galerie d'Enée, le long de la rue de Richelieu. Il peignit un petit cabinet
du Palais-Royal en prenant pour sujet la légende de Jason et Médée. On
lui attribue aussi un plafond du château de Meudon. Au dire de Saint-
Simon, il installait souvent son chevalet dans les jardins de Versailles, de
Trianon ou de Fontainebleau, et passait des journées entières à peindre
des paysages. Plus tard, au château de Bagnolet, il ornera le boudoir de sa
femme de vingt-neuf tableaux représentant les amours de Daphnis et
Chloé, réalisés avec l'aide du peintre animalier Alexandre-François
Desportes. Ces œuvres, disparues vraisemblablement lors de la
destruction du château au XIXe siècle, nous sont connues par les gravures
de Benoît Audran publiées en 1718. Elles figurent dans la
traductiond'Amyot du célèbre roman de Longus. Les Danses des chèvres,
Chloé qui se baigne, Le Jardin de Philétas, Le Serment, Les Vendanges
et beaucoup d'autres sont des compositions agréables, pleines de poésie et
de fraîcheur bucolique, comme on les appréciait à l'époque. Dans le
Discours sur la peinture qu'il prononça le 7 décembre 1720 à l'Académie
des Beaux-Arts, Antoine Coypel reconnut les « talents extraordinaires »
de son élève. Sans doute y avait-il quelque flatterie dans l'hyperbolique
dédicace que le peintre ajouta l'année suivante à la série de ses
conférences ; on y apprend pourtant que les talents picturaux de Philippe
étaient reconnus. Il est vrai que la plupart des artistes de l'époque
l'appréciaient, connaissant son amour sincère et réel de la peinture, la
sûreté de son goût, le jugement éclairé qu'il portait sur leurs œuvres. En
1705, visitant l'église Saint-Louis-des-Invalides où Charles Delafosse
était en train de peindre la coupole et les panaches, il monta en haut de
l'échafaudage et se fit expliquer le maniement des couleurs à fresque.
Ébloui par le plafond du parlement de Rouen – que le peintre Jean-
Baptiste Jouvenet venait d'exécuter d'une seule main car l'autre était
paralysée –, il courut féliciter l'artiste et lui prodigua ses encouragements.
La donzelle fit attendre quelques mois son amoureux transi puis finit
par s'abandonner. Cette tendre et timide violette qu'on a comparée à Mlle
de La Vallière était une jeune fille terriblement romanesque. Devenue
maîtresse de Philippe, elle aurait aimé le voir poursuivre ses galanteries,
ses sérénades idylliques, faire toute sa vie le berger qui soupire ! C'était
trop exiger de l'inconstant. « J'ai souvent ri, écrit la Palatine, quand il se
plaignait à moi de ce travers de la Séry. Pourquoi vous affliger ? lui
disais-je en plaisantant. Si cela ne vous accommode pas, laissez-la en
paix, vous n'êtes point du tout obligé de feindre un amour que vous
n'avez pas. »
Fine mouche, la fille du marquis de La Boissière comprit le danger et
changea du tout au tout son comportement. De LaVallière elle devint
Montespan. Moqueuse, altière, impérieuse, provocante même, elle fera
tout pour garder son amant, dominant ses sens, régnant sur son esprit.
Elle y réussira, on l'a dit, pendant près de dix ans, de 1701 à 1710,
asservissant le prince sous sa férule, s'occupant même de ses distractions
et de ses relations. Elle se révélera avide, terriblement dépensière,
profitant et faisant profiter son entourage de ses largesses. Elle aura de lui
deux enfants dont le second mourra en bas âge. En février 1702, elle était
enceinte de quatre mois quand Madame, scandalisée, la chassa. L'enfant,
né le 28 juillet, sera prénommé Jean-Philippe et légitimé plus tard sous le
nom de chevalier d'Orléans. Général des galères en août 1716, il
prononcera ses vœux de religion à Malte trois ans plus tard, prêtera
serment en qualité de grand prieur de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem,
deviendra abbé d'Hautvilliers et grand d'Espagne.
1 Les historiens se recopient les uns les autres avec leurs erreurs. Ainsi deux d'entre eux ont-ils
affirmé avec aplomb que le duc de Chartres avait reçu ses premières leçons de musique de Gluck
(né en 1714 !).
2 Cuthbert GIRDLESTONE, La Tragédie en musique (1673-1750) considérée comme un genre
littéraire, Paris, Genève, 1972. Cette œuvre jouée à trois reprises au Palais-Royal n'a pas été
imprimée, à la demande expresse du duc d'Orléans. Le manuscrit en est aujourd'hui perdu.
3 Le prologue rédigé pour la circonstance par le fils de Monsieur contient des allusions à cette
bataille et à Louis XIV, le plus grand roi du monde « contre qui vingt rois s'arment en vain ».
L'œuvre a été publiée en 1812 sous le nom de Suite d'Armide et n'a jamais été rejouée depuis.
CHAPITRE IV
Duc d'Orléans
LA SUCCESSION D'ESPAGNE
LE RÊVE AMBITIEUX
LA GUERRE
SERVIR ?
« LE DOCTEUR DE LA FAMILLE »
L'ALCHIMISTE
Bien qu'il se fût moqué plusieurs fois des chercheurs d'or, il est
vraisemblable que Philippe se livra à cette époque à la recherche de la
fameuse pierre philosophale dont le secretcontinuait de hanter les
imaginations. Le commissaire Narbonne l'assure dans son Journal. On
sait en outre que son ami Homberg s'intéressait de très près aux
transmutations alchimiques et s'interrogeait sur la possibilité de fabriquer
de l'or ou de l'argent à partir d'une « poudre de projection ». A l'époque,
ce n'était pas exceptionnel. Sans remonter aux expériences faites à Rueil
par un capucin défroqué nommé Dubois pour le compte du cardinal de
Richelieu, aux travaux de Desnoyers, secrétaire particulier de la reine de
Pologne Marie de Gonzague ou aux recherches de Christine de Suède et
de son extravagant apothicaire Joseph-Gabriel Borri, on doit reconnaître
qu'au début du XVIIIe siècle la majorité des savants croyaient encore à la
possibilité de telles transmutations. C'était l'opinion notamment de
Duclos, membre de l'Académie des sciences et médecin de Colbert, de
Johann Conrad Creiling, professeur de physique à l'université de
Tübingen, du médecin Georg Wolfgang Wedel, membre de l'Académie
royale des sciences de Berlin, ou encore des chimistes allemands Johann
Kunckel von Löwenstern et Georg Ernst Stahl. Sait-on qu'Isaac Newton –
le grand Newton – avait construit un four alchimique et rédigé de
multiples notes sur le sujet ?
Les archives de la Bastille contiennent pour cette époque les dossiers
de nombreux alchimistes, souffleurs, magiciens ou empiriques. Dans un
mémoire de 1703 émanant d'une dame Ubaldini, on apprend ainsi que le
duc d'Orléans avait été en relation avec un prétendu médecin d'origine
italienne, Vinaccio dit Vinache, ancien déserteur du Royal Roussillon,
qui, sous couvert de recherche alchimique, fabriquait de faux louis. Cet
individu lui avait même proposé de « consteller des diamants », c'est-à-
dire de leur jeter un sort pour gagner infailliblement au jeu. Ces relations
suspectes faisaient jaser. Devant les odeurs de soufre et les noires volutes
de fumée s'échappant des cheminées du Palais-Royal, comment ne pas
croire à la réputation de sorcier de Philippe ? Que pouvait donc fabriquer
un prince ardent et ambitieux au milieu des alambics, cucurbites et
athénors sinon des philtres ensorceleurs, des élixirs d'immortalité ou des
poisons redoutables ?
LE TEMPLIER
La défaite et la gloire
UN NOUVEAU COMMANDEMENT
LA FEUILLADE ET MARSIN
LA BATAILLE
LA RETRAITE
En Espagne
LERIDA
TORTOSA
– Ma foi, sire, je ne sais pas ce qu'a fait la mère, mais pour le fils, il n'a
garde d'être janséniste, et je vous en réponds, car il ne croit pas en Dieu.
– Est-il possible, mon neveu ? répliqua le roi en se radoucissant.
– Puisque cela est, dit le roi, il n'y a point de mal, vous pouvez le
mener. »
Cette anecdote, qui en disait long sur les obsessions religieuses de
Louis XIV, amusa beaucoup la Cour et la ville. « Le merveilleux,
poursuit Saint-Simon, fait que le roi n'en fut point fâché. C'était un
témoignage de son attachement à la bonne doctrine. »
A Pampelune, le prince croisa Berwick, rappelé en Francepour servir
sur un autre théâtre d'opérations. D'Espagne le fils naturel de Jacques II
revenait chargé de gloire et d'honneurs : la Toison d'or, la grandesse de
première classe, le gouvernement des villes de Liria et Xerica, un vaste
domaine dans le royaume de Valence, ancien apanage des enfants du roi
d'Aragon. Il était remplacé en Espagne par le lieutenant général de
Bezons, officier de moindre envergure, mais dont Philippe avait apprécié
l'honnêteté et le dévouement lorsqu'il préparait son retour en Italie.
Début mai, l'armée forte de 55 escadrons et de 36 bataillons s'assembla
à Flix, sur la rive gauche de l'Èbre, à neuf lieues au sud de Lerida, et
entra en campagne. Aussitôt ressurgirent les mêmes difficultés que
l'année précédente. L'argent, l'artillerie et le blé manquaient. La plupart
des lettres de change de Samuel Bernard avaient été protestées. Les
entrepreneurs aux armées, Santiago et Govenèche pour les vivres,
Roddes pour les hôpitaux et Yon pour l'habillement, menaçaient
d'interrompre leur service. Pour parer à toute éventualité, Philippe obtint
un crédit des quatorze banquiers les plus riches d'Espagne. Il envisagea
même, pour la campagne suivante, de rompre avec les munitionnaires et
de traiter avec le groupe juif Sacerdoti malgré les vives réticences de
l'inquisiteur général et les scrupules du roi d'Espagne.
L'artillerie promise n'arrivait pas et les mulets qui lui avaient été
envoyés n'avaient pas la force de tirer les rares canons dont il disposait.
Là-dessus, les crues de la Cinca et de la Sègre emportèrent plusieurs
ponts construits par le génie. Comble de malheur, les tartanes parties de
Sète avec un million de livres de farine et de grains sous la protection de
trois frégates légères furent attaquées par une flotte anglaise de six gros
vaisseaux dirigée par le chevalier Leake ! Une partie seulement put
atteindre Valence, l'autre fut capturée.
L'attaque de Tortosa était délicate. La ville, construite dans une région
au relief accidenté, possédait de bons remparts, des tours massives,
quelques bastions et de larges fossés. Sur une colline voisine se dressait
un château protégé par un ouvrage à cornes, un chemin couvert et
quelques constructions récentes. Près de l'Èbre, le couvent fortifié des
Carmes servait d'ouvrage avancé. La place était défendue par 9
bataillons, 2 escadrons, 2 000 miquelets et une quarantaine de canons. En
outre, les ennemis s'étaient retranchés sur le principal pont jeté sur
l'Ebreainsi qu'au col de Balaguer et au village de Falcetta où ils avaient
planté un camp de réserve. Plus au nord, à Tarragone, le général
autrichien Starhemberg et le brigadier anglais James Stanhope
disposaient d'une armée de 8 000 à 10 000 hommes avec quelques
éléments de cavalerie. Ce n'était certes pas suffisant pour menacer
sérieusement « l'armée des deux couronnes », comme on appelait les
troupes franco-espagnoles, mais du moins les ennemis pouvaient-ils lui
créer de sérieux ennuis en attendant l'arrivée par mer de la puissante
cavalerie impériale du Milanais.
Le 12 juin, le duc d'Orléans mit le siège devant Tortosa après s'être
emparé de trois petits châteaux des environs. Il fit d'abord construire deux
ponts sur l'Èbre, l'un en amont, l'autre en aval puis, toujours soucieux
d'épargner des vies humaines, employa la ruse avant d'ouvrir la tranchée.
Il fit passer bien en vue des assiégés quantité de gabions et de fascines du
côté de la nouvelle ville pour faire croire à une attaque. Une autre
manoeuvre de diversion à droite, du côté de l'Ebre, fut menée par le
comte d'Estaing. De la sorte, la vraie tranchée put être ouverte en toute
tranquillité dans la nuit du 21 au 22 juin par 1 500 grenadiers près du
couvent des Carmes.
Le 4 juillet, on lança les premiers assauts. Le 7, opérant une sortie en
masse, les ennemis parvinrent à rompre l'un des deux ponts mobiles
ancrés sur l'Èbre. Philippe n'avait ni bateaux ni planches ni cordages.
Néanmoins à force de ténacité il réussit à se les procurer et à faire réparer
le pont. Les soldats étaient surpris de son entrain, de son intrépidité.
Selon son habitude et malgré les remontrances du roi, il passait de
longues heures dans les tranchées au milieu de ses hommes, faisait des
largesses aux canonniers et aux grenadiers qui avaient bien servi. Chaque
matin, il avait la témérité de venir donner ses ordres dans une petite tente
servant de cible aux artilleurs ennemis. Tel était le défi que ce fataliste
lançait au destin. La mort heureusement déclina toujours le rendez-vous.
D'apercevoir ainsi le chapeau galonné de Son Altesse qui avec audace
venait à heure fixe s'exposer à tous les périls stimulait l'ardeur des
soldats, redonnait du courage aux plus désespérés.
Au soir du 9 juillet on attaqua le chemin couvert. Les assiégés
répliquèrent par un feu violent mais durent céder le terrain. Craignant
l'assaut final, il sonnèrent le tocsin, distribuèrent des armes à tous les
habitants, y compris aux moines et placèrent destorches allumées aux
fenêtres des maisons donnant sur les remparts. Un long silence précéda
une contre-attaque particulièrement vive, qui fut, au prix d'efforts inouïs,
contenue et repoussée. L'échec des assiégés, qui par ailleurs
commençaient à manquer de munitions, provoqua une révolte au sein de
la garnison. Celle-ci comprenait deux bataillons de Français faits
prisonniers à Höchstädt et à Ramillies, qu'on avait contraints à servir
contre leur patrie. Les premiers revers suffirent à rallier massivement ces
hommes au duc d'Orléans. Que pouvait faire dans ces conditions le
gouverneur de Tortosa, le comte d'Effern, sinon capituler ? Philippe,
magnanime, lui accorda les honneurs de la guerre et ne retint aucun
prisonnier. La garnison – du moins ce qu'il en restait – sortit le 15 juillet
et partit immédiatement pour Barcelone rejoindre l'archiduc.
La chute de Tortosa surprit une fois de plus la coterie fielleuse des
détracteurs habituels. M. le Duc, le duc du Maine et le prince de Conti
avaient déclaré sentencieusement devant la duchesse d'Orléans que son
mari avait très mal engagé le siège et qu'il n'aurait jamais le plaisir
d'emporter la ville. Par moquerie, ils envoyèrent Dangeau complimenter
la princesse palatine parce qu'on avait entendu chez elle le galop d'un
courrier. Coïncidence, le soir même, le marquis de Lambert apporta
l'incroyable nouvelle. « J'aurais voulu que vous vissiez l'air fâché de M.
le Duc et du prince de Conti, écrit Madame. Ils n'auraient pu faire une
pire figure si on leur avait annoncé qu'ils allaient mourir. Cela, je l'avoue,
a encore accru ma joie. J'étais heureuse aussi de ce que le roi parût
également en avoir du contentement [...], qu'il se montrât tendre pour son
neveu. »
L'année terrible
L'HIVER 1709
L'AFFAIRE REGNAULT
Le 3 mars, le roi décida que son neveu partirait pour l'Espagne à la fin
du mois. La fin du mois vint, le prince ne bougea pas. Pendant tout le
mois d'avril, sous divers prétextes, on annonça que son départ était
différé, puis, le 3 mai, on apprit qu'il n'irait pas cette année en Espagne et
qu'il avait ordonné à ses gens de se défaire de leurs équipages. Quel était
donc ce mystère ? Pour le comprendre il faut se reporter quelques mois
plus tôt. Lors de son passage à Madrid, en novembre 1708, Philippe avait
écouté les doléances de certains grands seigneurs mécontents de la
princesse des Ursins et d'Amelot. Ces gens – tels les ducs de Montaldo et
de Montellano, Frigiliana et le comte de Monterey – ne cessaient de
gémir sur la suppression des lois et privilèges d'Aragon. Aux remarques
que lui en fit Mme des Ursins en présence du roi et de la reine, il avait
répondu qu'il croyait les bien servir en empêchant les mauvaises humeurs
de dégénérer en conspiration. Comme il proposait de ne plus les recevoir,
Philippe V le pria de n'en rien faire et de poursuivre son rôle
d'intermédiaire. Avant de partir pour la France, il laissa à Madrid son
secrétaire, Pierre Regnault des Landes, homme actif et audacieux qui
avait appartenu autrefois au duc de Noailles. Regnault remplit sa mission
à la perfection, écoutant les discours subversifs des opposants tout en
restant dans les meilleurs termes avec Mme des Ursins et son amant-
secrétaire d'Aubigny. Les choses se gâtèrent dans le courant de février
1709 quand la camarera mayor, comme tout ce qui était français au-delà
des Pyrénées, se sentit menacée d'expulsion : Louis XIV n'envisageait-il
pas d'abandonner son petit-fils ? Saisissant pour prétexte la présentation
par Regnault d'un nouveau mémoire du duc d'Orléans en faveur de la
noblesse d'Aragon, elle prit feu et flamme contre le commandant en chef,
clamant que cet ambitieux ne songeait qu'à bouter hors du trône son
cousin et à prendre sa place. Crime de lèse-majesté d'autant plus
épouvantable qu'elle-même et l'ambassadeur Amelot auraient fait les frais
de l'opération ! C'est de ce temps que date sa haine inextinguible et non,
comme l'ont dit tous ses biographes, de l'affaire du toast injurieux. Le 1er
mars, elle annonça à Mme deMaintenon que quelques grands
complotaient contre le roi d'Espagne et prétendaient avoir à leur tête le
duc d'Orléans. La princesse donnait cette révélation sans autre détail,
ajoutant seulement cette phrase pleine de sous-entendus menaçants : «
Son Altesse Royale, s'il m'est permis de le dire, aurait grand tort de
reconnaître si peu l'attachement sincère que j'ai toujours eu pour elle. »
La veuve Scarron prit les choses avec placidité et se montra sceptique sur
la culpabilité d'un si brave garçon. D'ailleurs, au cours de conversations
particulières, elle n'avait remarqué aucune animosité si ce n'est «
quelques petits coups de pattes » à propos de l'amour immodéré de la
princesse des Ursins pour le pouvoir. Le 26 mars, dans une dépêche à
Louis XIV, malheureusement égarée, Philippe V exposa ses doléances
contre Regnault. Le roi de France répondit sur le ton de la surprise,
demanda des preuves et des explications complémentaires, ce qui ne
l'empêcha pas d'interroger son neveu sur ce serviteur intrigant et de lui
conseiller son rappel. Le 13 avril, nouvelle lettre de Philippe V à son
grand-père, transmise cette fois par l'intermédiaire de Mme de
Maintenon. Le monarque espagnol se déclarait convaincu de la
culpabilité de Regnault, qu'il n'avait pas fait arrêter à seule fin de ne pas
désobliger le roi de France dont il était sujet. A l'égard du duc d'Orléans il
ne voilait pas ses sentiments : « La mauvaise volonté de ce prince ne s'est
que trop fait connaître en parlant en public et en particulier contre deux
rois qu'il devrait respecter. Je voudrais ne la pouvoir attribuer qu'à sa
légèreté mais il semble que je ne puis douter qu'elle lui ait fait concevoir
des desseins trop sérieux pour que je puisse négliger de les empêcher de
réussir. » Pour preuve de sa trahison, il envoyait au roi copie d'une
dépêche de Regnault, que sa police avait interceptée. On y parlait de
grands projets, d'intelligences avec les pays étrangers, d'argent à répandre
pour atteindre le but fixé. Philippe V achevait sa missive en assurant qu'il
voulait bien étouffer l'affaire pour raison d'État, mais demandait un autre
général pour terminer la reconquête de la Catalogne. La réponse de Louis
XIV (29 avril) témoigne du même souci d'apaisement que précédemment.
Accablé par les malheurs du royaume, acculé par les défaites de Flandre
à négocier sur des bases humiliantes, il était agacé par cette nouvelle
querelle de famille. Il ne voulait certes pas indisposer son petit-fils,
surtout au moment où il envisageait de lui supprimer son aide militaire,
mais ne souhaitait pas pour autantle scandale. Tout en l'assurant de
l'innocence de son neveu, il promit, pour lui être agréable, de ne plus le
renvoyer en Espagne.
Pour rapatrier ses équipages, Philippe expédia au-delà des Pyrénées un
de ses aides de camp, Joseph de Flotte La Crau. Celui-ci gagna Madrid, y
rencontra Regnault et les seigneurs de l'opposition, puis s'en alla au
quartier général de l'armée, que commandait par intérim M. de Bezons. Il
y resta trois semaines et décida début juillet de rentrer en France. Alors
qu'il sortait du camp français en chaise roulante, il fut arrêté par un
détachement de gardes du corps qui le recherchait sur dénonciation d'un
seigneur espagnol, Miguel de Pons. Peu après, le marquis d'Aguilar, qui
commandait les troupes d'Espagne sous l'autorité de Bezons, alla trouver
son supérieur hiérarchique et lui présenta ses excuses pour l'action qui
venait de se dérouler et dont il n'avait pas été prévenu. Il ajouta qu'elle
avait été commandée par un ordre secret du roi. Fouillé et dépouillé de
ses papiers, Flotte ne tarda pas à être conduit à la tour de Ségovie, la plus
sûre prison du royaume. Dans une cellule voisine se trouvait déjà
Regnault des Landes que les alguazils avaient arrêté cinq ou six jours
auparavant au village de Mataposuelos.
Le duc d'Orléans, prévenu aussitôt par un courrier de Bezons, réagit
vivement et porta ses plaintes à Louis XIV. Le 13 juillet, celui-ci,
également fort choqué du procédé, demanda des explications à Amelot.
Dans sa réponse datée du 29, l'ambassadeur rapportait les bruits qu'il
avait recueillis sur cette affaire mystérieuse. Des accusations précises,
extrêmement graves, étaient portées contre Philippe, à la suite de
l'examen des papiers des deux complices et de leurs premiers
interrogatoires. On lui reprochait d'avoir négocié pendant la campagne
précédente avec lord Stanhope, commandant les troupes britanniques de
Catalogne. L'objet de ces conversations relevait de la haute trahison : le
neveu du roi aurait cherché à se tailler en Espagne un royaume, en accord
avec l'Angleterre et l'archiduc Charles.
L'intéressé nia les faits, assurant que « sauf les plaintes de quelques
grands contre la princesse des Ursins, on ne trouverait rien de sérieux »
dans les papiers de ses deux envoyés. Cependant, le duc d'Albe,
ambassadeur d'Espagne en France, remarqua qu'il témoignait de «
beaucoup d'inquiétude et d'agitation ». Sur ces entrefaites, on apprit deux
nouvelles arrestations, cellede don Boniface Manriquès y Lara, menin de
la reine-mère et lieutenant général, et celle du marquis Antonio de
Villaroël, également lieutenant général. Selon la Gazette d'Amsterdam,
ces opposants notoires clabaudaient publiquement contre Amelot et Mme
des Ursins. Tous deux naturellement avaient été en étroite relation avec
Flotte et Regnault. Émotion considérable à Versailles. On en oublia pour
un temps la guerre et l'effroyable misère du temps. Cette nouvelle
accréditait en tout cas la thèse de la culpabilité du duc d'Orléans. Jaloux
de sa gloire, excité par Conti et Vendôme, Monseigneur étonnait par la
vigueur de ses propos. Choqué qu'on eût voulu détrôner son fils, il
exigeait un grand procès et le châtiment du coupable, réclamait à cor et à
cri une instruction criminelle sans faille ni faiblesse, une justice
exemplaire, impitoyable. Autour de lui, la cabale de Meudon se ranima.
Mme la Duchesse, qui nourrissait toujours contre Philippe la vieille
rancune d'une galanterie rebutée, n'était pas la dernière à se répandre
contre lui. On débitait ouvertement que ce maudit prince voulait faire
casser son mariage par Rome afin d'épouser la veuve de Charles II,
Marie-Anne de Neubourg, qui avait conservé de grandes richesses.
Ensuite, il se serait débarrassé d'elle pour s'unir à la comtesse d'Argenton
et la faire ainsi proclamer reine d'Espagne.
Mme des Ursins, jubilant d'une joie malsaine, rajoutait d'autres ragots
aussi invraisemblables. A une lettre adressée à Mme de Maintenon le 30
août elle joignait la copie d'un billet anonyme qu'elle avait reçu de France
et qui accusait Mlle de Séry d'être l'âme de la conspiration parce qu'elle
n'avait pas été nommée dame d'atour de la reine d'Espagne. A peine la
duchesse d'Orléans, enceinte de quelques mois, était-elle incommodée
par la fièvre, qu'aussitôt la cabale répandit que son mari lui administrait
du poison. Les plus médisants rappelaient la mort étrange de Henriette
d'Angleterre et susurraient que le duc d'Orléans n'était pas pour rien le
fils de Monsieur. La vie retirée que menait Philippe, loin des flatteurs et
des courtisans obséquieux, ses moeurs débridées ne rendaient-elles pas
tout plausible ? Le conseil d'En-Haut était partagé, hésitant à défendre un
homme si accablé. Le contrôleur général Desmarets, le chancelier
Pontchartrain, le secrétaire d'Etat Voysin, effrayés de voir éclater pareil
scandale dans la famille royale, hochaient gravement la tête en écoutant
les diatribes furibondes de l'héritier du trône. Face à cette meute
déchaînée, heureuse d'avoirtrouvé un bouc émissaire, les rares amis de
Philippe d'Orléans eurent la satisfaction de voir le duc de Bourgogne se
rallier à leurs vues, sans doute par amitié mais aussi par désir de revanche
sur la cabale. Le petit-fils du Grand Roi écrivit sans ambages à son frère,
Philippe V : « Je crois M. le duc d'Orléans incapable d'avoir voulu faire
quelque chose directement contre vous sur le trône d'Espagne. »
Cédant à l'opinion majoritaire, Louis XIV envisagea-t-il sérieusement
de faire instruire un procès criminel contre son neveu, comme le
supposent Saint-Simon et La Beaumelle ? On peut en douter. Son seul
souci fut toujours d'étouffer l'affaire au plus vite. Après avoir laissé
quelque temps ses familiers dans l'incertitude, il leur fit savoir que ces
mauvais propos lui causaient du déplaisir. La tempête se calma aussitôt,
au grand dam de Monseigneur, surpris d'être ainsi désavoué par son père.
S'appuyant essentiellement sur les Mémoires d'un noble espagnol,
Bacallar y Sanna, marquis de Saint-Philippe, François Combes, dans son
Histoire de la princesse des Ursins (1858), consacre plusieurs chapitres à
cette conspiration et conclut à la pleine et entière culpabilité du duc
d'Orléans. Saint-Simon et Voltaire penchent au contraire pour son
innocence. Ils admettent cependant qu'il a envisagé de faire valoir ses
droits à la couronne d'Espagne, qu'il s'est même préparé à régner, mais
uniquement dans l'hypothèse où Philippe V, abandonné de tous, aurait été
contraint de se retirer. Ses plans étaient audacieux, chimériques peut-être,
nullement criminels. Il pensait avoir de meilleures chances de se
maintenir au pouvoir que l'insignifiant fils de Monseigneur. Ce n'est pas
pour autant qu'il chercha à le détrôner. Cette seconde thèse a trouvé une
confirmation éclatante lorsque Mgr Baudrillart découvrit à la fin du XIXe
siècle, dans les Archives espagnoles d'Alcala, un dossier complet intitulé
Papiers secrets sur la captivité des deux Français Regnault et Flotte,
dépendant du duc d'Orléans, année 1709. Rapprochés des archives
anglaises et d'un passage du Journal du ministre Torcy, ces documents
permettent aujourd'hui d'établir à peu près sûrement la trame de cette
affaire.
LA TENTATION
Intrigues de Cour
LA RUPTURE
LE RANG
LE MARIAGE DE MADEMOISELLE
Deuils à la Cour
ORLÉANS ET BOURGOGNE
L'EMPOISONNEUR...
La succession de France
LE TESTAMENT
LE PLAN DE SAINT-SIMON
LE RENOUVEAU JANSÉNISTE
S'il faisait flèche de tout bois, enrôlant sous sa bannière des cardinaux,
des ducs, des parlementaires et des officiers généraux, Philippe,
cependant, rejetait toute tentative d'ingérence étrangère. Il lui aurait été
pourtant relativement aisé de bénéficier du soutien actif de l'Angleterre
qui n'attendait qu'un mot de sa part. Le 1er août 1714, la reine Anne
mourait à l'âge de cinquante-trois ans, après douze années de règne. On
l'a vu, par souci de légitimité dynastique, la fille de Jacques II, qui
haïssait la branche cadette de Hanovre issue de Jacques Ier, aurait souhaité
que son frère exilé, le chevalier de Saint-George, lui succédât. Aidée de
quelques Tories, dont lord Bolingbroke, elle avait vainement manoeuvré
en ce sens. En fait, à son décès, ce fut l'Électeur de Hanovre, George de
Brunswick, qui monta sur le trône sous le nom de George Ier,
conformément à l'Acte d'établissement voté en 1701. Cet Allemand borné
et vulgaire qui n'entendait pas un mot d'anglais était fils de Sophie de
Hanovre et cousin germain de Madame, par conséquent procheparent du
duc d'Orléans. Mais les deux hommes ne s'étaient jamais rencontrés. Au
début de 1715, une écrasante majorté de Whigs entra au Parlement.
Tandis que les Tories étaient chassés, persécutés avec une extraordinaire
violence, l'homme fort du régime précédent, lord Bolingbroke, principal
artisan du traité d'Utrecht, se réfugiait en France et passait au service du
Prétendant. Avec lord Charles Townshend, principal ministre, Robert
Walpole et James Stanhope, arrivait au pouvoir une équipe hostile à toute
concession à l'égard de la France et prête, s'il le fallait, à reprendre les
armes. Ces libéraux anglais, très attachés à la grandeur maritime de leur
pays, craignaient par-dessus tout la renaissance de la puissance française,
trop généreusement traitée à Utrecht. Ils voyaient la preuve du danger
français dans les importants travaux portuaires entrepris à Mardyck, ce en
quoi ils étaient clairvoyants : sur la proposition de l'intendant de Flandre,
Claude Le Blanc, Louis XIV avait en effet décidé de créer en ce lieu un
port militaire afin de suppléer Dunkerque, démantelé.
En janvier 1715, arriva à Versailles un grand Écossais, impertinent,
retors et mal élevé, John Dalrymple Stair, envoyé extraordinaire de Sa
Majesté britannique. Comme le représentant d'Espagne, le prince de
Cellamare, cet ambassadeur de combat avait reçu mission de percer le
mystère du testament royal et de suivre avec une attention soutenue le
problème de la succession. L'atrabilaire diplomate, « le nez au vent avec
son air insolent » (Saint-Simon), promena sa morgue dans la galerie des
Glaces, présenta ses lettres de créance au Roi-Soleil et se plaignit avec
aigreur à M. de Torcy des travaux de Mardyck et des menées jacobites en
France, toutes choses contraires au traité de 1713. Avec une maladresse
peu commune il réussit en quelques jours à se mettre à dos à peu près
tout le monde.
Il devait également courtiser le duc d'Orléans, le flatter, profiter de
toutes les occasions pour lui faire savoir que le roi d'Angleterre était prêt
à soutenir ses droits au trône et concerter avec lui un plan d'action.
George Ier redoutait surtout deux choses : d'abord que Louis XIV n'aidât
en secret le Prétendant, ce chevalier de Saint-George qui avait l'audace de
se faire appeler Jacques III, ensuite qu'il n'eût dans son testament investi
Philippe V de la régence. Le souverain britannique ignorait les
sentiments de son cousin d'Orléans à l'égard des Stuarts, mais tous deux
avaient intérêt au maintien du traité d'Utrecht et auxrenonciations. Cela
pouvait constituer l'ébauche d'une alliance à base de services
réciproques : l'Anglais soutiendrait Orléans contre les visées de Philippe
V, à condition qu'il défendît de son côté les intérêts des Hanovre contre
les Stuarts. Accepter ces offres de service aurait pu aider Philippe dans le
différend qui risquait de l'opposer au roi d'Espagne. Cela lui était d'autant
plus facile que son vieil ami Stanhope, l'ancien général des troupes
anglaises en Catalogne, occupait dans le cabinet whig un poste de
secrétaire d'État. Pourtant il rejeta cette proposition, ou plus exactement
se déroba. Les douloureux souvenirs de l'affaire Flotte et Regnault
entrèrent assurément en ligne de compte dans son refus absolu de régler
avec les Anglais la succession de France du vivant de Louis XIV. Stair vit
donc un homme aimable, « le plus poli, dit-il, que j'aie jamais vu, le
mieux élevé, le plus instruit de toute chose », mais impénétrable. Selon
ses instructions, l'ambassadeur devait demander au prince des «
assurances » sur Mardyck et des renseignements sur les desseins et
démarches à la Cour du Prétendant. « Vous lui toucherez cet article
délicatement », précisait Stanhope qui connaissait le caractère du duc
d'Orléans. En échange, il fallait le persuader que le roi George était
déterminé à arrêter avec lui « toutes les mesures possibles pour lui
procurer la régence et, en cas de mort du jeune dauphin, lui assurer la
succession de la couronne de France ». Et Stanhope d'ajouter : « C'est à
M. le duc d'Orléans lui-même à nous suggérer quelles mesures on pourra
prendre. » L'âpre Écossais, toujours impatient, n'eut guère de succès avec
les émissaires du prince, les abbés Dubois et de Thésut. Dans sa
correspondance et dans son journal il peste furieusement contre ces
mauvais serviteurs, leur défiance naturelle, leurs humeurs, leurs réserves,
leurs dérobades, « tout scandalisé, écrit Louis Wiesener, qu'ils ne fussent
pas aussi anglais, aussi whigs que lui-même, et qu'ils crussent avoir des
ménagements à garder 2 ». Dubois, qu'il rencontra en grand secret à l'orée
d'une forêt, lui parut froid et particulièrement fourbe. Vers la fin du mois
d'août, alors que l'état de santé de Louis XIV laissait présager sa fin
prochaine, ses relations avec le duc d'Orléans s'améliorèrent. Philippe
protesta à plusieursreprises de son amitié pour le roi d'Angleterre et eut
sur Mardyck des paroles encourageantes pour l'ambassadeur. Il avoua
qu'il avait eu vent du projet de débarquement en Angleterre du
Prétendant, mais resta évasif, en dépit des pressions de son interlocuteur.
Stanhope fut enchanté de cette première ouverture. « Vous ne devez pas
craindre d'être désavoué, quelques avances que vous fassiez », mandait-il
à lord Stair. Dans le neveu du roi, les Anglais croyaient avoir découvert
un allié sûr. En réalité, ils étaient la dupe du futur Régent, qui inaugurait
ainsi sa « politique secrète ». Qu'auraient-ils dit s'ils avaient su qu'à la
même époque le prince était tout acquis au plan de soulèvement de
l'Angleterre élaboré par le chevalier de Saint-George et en rapport
constant avec ses principaux lieutenants...
LE POUVOIR PARTAGÉ
Le duc d'Orléans entra dans la Régence en renard et s'y maintint
en fin politique.
Pierre NARBONNE, premier commissaire de police de Versailles
CHAPITRE PREMIER
La prise du pouvoir
LA MATINÉE DU 2 SEPTEMBRE
L'OMBRE DE PHILIPPE V
Le Régent intime
PORTRAIT
« Mon fils, note la Palatine le 22 octobre 1717, n'est ni joli ni laid mais
il n'a pas du tout les manières propres à se faire aimer ; il est incapable de
ressentir une passion et d'avoir longtemps del'attachement pour la même
personne. D'un autre côté, ses manières ne sont pas assez polies et assez
séduisantes pour qu'il prétende à se faire aimer. Il est fort indiscret et
raconte tout ce qui lui est arrivé ; je lui ai dit cent fois que je ne puis assez
m'étonner de ce que les femmes lui courent follement après ; elles
devraient plutôt le fuir. Il se met à rire et me dit : " Vous ne connaissez
pas les femmes débauchées d'à présent. Dire qu'on couche avec elles,
c'est leur faire plaisir ". »
Les femmes du Régent avaient à peu près toutes le même caractère :
vives, gaies, sensuelles, capricieuses, aimant la bonne chère. Il leur
demandait avant tout d'être de charmantes convives, pétillantes d'esprit.
Point de sentimentales, d'intellectuelles, de précieuses et surtout point de
jalouses ! Rien dans ces liaisons éphémères, purement sensuelles, qui ne
rappelât sa passion pour Mlle de Séry. Il y avait, comme dit Mathieu
Marais, les « maîtresses alternatives » et les « maîtresses consécutives »,
mais aucune ne régna sur son cœur, encore moins sur l'État.
La « Sultane » fut longtemps la belle et troublante Mme de Parabère,
née Marie-Madeleine Coatquer de La Vieuville, fille d'une dame d'atour
de la duchesse de Berry et d'un officier général gouverneur du Poitou.
Élevée chez les Ursulines de Versailles, elle atteignait à peine ses vingt
ans au moment où s'ouvrit la Régence. En 1711, elle avait épousé un petit
seigneur poitevin, César-Alexandre de Beaudéan, comte de Parabère,
brigadier des armées du roi, que les contemporains décrivent comme un
sot doublé d'un alcoolique. Les quelques portraits que l'on a conservés
d'elle donnent l'image d'une jeune femme mince, au visage fin, aux
cheveux d'ébène, d'une beauté hautaine et un peu froide. Apparences bien
trompeuses ! Hardie, spirituelle, avec un rire éclatant et plein de charme,
le « petit corbeau brun » offrait un cœur volage, avide de plaisirs, une
âme cynique dénuée de tout sens moral. Bref, une femme bien de son
époque ! « Sainte Nitouche », comme la surnommaient les rimailleurs,
s'émancipa à la mort de sa mère en septembre 1715, et trompa
gaillardement son mari avec le chevalier de Matignon et lord
Bolingbroke. Philippe la rencontra pour la première fois chez sa fille, la
duchesse de Berry. Elle supplanta rapidement les deux ou trois passades
du moment comme la jeune Illec ou la petite Heuzé, actrices de l'Opéra.
En cadeau d'« accordailles », elle reçut un magnifique diamant de2 000
louis et une boîte en valant 200. Elle eut l'effronterie, raconte Madame,
de dire à son mari que des amis dans la gêne lui offraient ces bijoux pour
une bagatelle ! Pouvait-on refuser si belle occasion ? Certes, non. M. de
Parabère paya à sa femme le diamant et la boîte de Son Altesse Royale !
Un tableau de Santerre la représente, au côté de son amant, en Minerve
triomphante avec casque empanaché et longue lance à la main. Mais c'est
plutôt en bacchante qu'il aurait fallu la peindre car, c'était de notoriété
publique, elle se soûlait comme un corroyeur. « Cette femme est une
terrible dévergondée, écrivait la Palatine le 2 novembre 1719 ; elle boit
nuit et jour et ne se gêne en rien. »
Le mari, benêt mais jaloux, eut la bonne idée de mourir vers 1716. Dès
lors Mme de Parabère fut couverte de cadeaux. Philippe lui acheta pour 1
800 000 livres de porcelaine. En novembre 1719, elle acquit du comte de
Toulouse le duché de Damville pour 300 000 livres. Le mois suivant, elle
paya 1 100 000 livres la terre et seigneurie de Blanc en Berry. C'était le
temps heureux du « Système » où l'argent coulait à flots. Philippe lui fit
don également du petit château d'Asnières, décoré par Coustou : il
subsiste aujourd'hui, bien dégradé intérieurement1 et mutilé de son parc
qui descendait jusqu'à la Seine. Dans cette agréable demeure offrant toute
la finesse et le charme du style Régence, Mme de Parabère donna des
soupers fins auxquels son amant se rendait souvent en petit équipage,
parfois à ses risques et périls. « Mercredi, dans la nuit, écrit Madame le
15 août 1719, il alla à Asnières où la Parabère a une maison : il y soupa ;
lorsqu'il voulut après minuit remonter dans son carrosse, il tomba dans un
trou et se foula le pied. » Journal de Mathieu Marais, 20 août 1720 : « Le
Régent a pensé périr en passant le bac d'Asnières. La corde s'est rompue ;
il a donné 300 francs au bacqueur (sic) et veut que sa maîtresse change de
maison. On dit qu'il prendra la maison de Jalpin (ci-devant marchand) à
Auteuil. »
La Parabère ne se piquait pas de fidélité. Elle eut pendant son veuvage
deux ou trois enfants que le duc d'Orléans, dans le doute, refusa de
reconnaître. Le don Juan de l'époque, le duc de Richelieu, qui s'était fait
une coquetterie de chiper les maîtresses du Régent, fut un temps son
amant. Quelques fragments deleur correspondance – mais sont-ils
authentiques ? – montrent la marquise folle d'amour et promettant au
jeune gandin de rompre avec Philippe. Promesse vite oubliée, tout
comme celui à qui elles avaient été faites. On la vit coqueter avec Nocé et
M. de Clermont. Le Régent n'était pas jaloux. Écoutons encore sa pauvre
mère toute scandalisée : « Mon fils a une maudite maîtresse qui ne lui est
pas fidèle du tout. Mais il s'en soucie comme d'un fétu, ce qui souvent me
fait craindre qu'il n'attrape quelque chose de laid de ce commerce-là. » La
princesse ne croyait pas si bien dire. Le laborieux résident de Prusse à
Paris, M. de Saint-Albin, à qui rien n'échappait, pas même les détails les
plus intimes, consignait à son maître cette nouvelle digne d'ébranler les
chancelleries : « Il y a quelque temps que Mme de Parabère gagna, à ce
qu'elle disait, de M. le Régent certaines petites bêtes qui ne se logent
qu'en certains endroits du corps, mais, comme M. de Nocé est en
concurrence avec son maître auprès de cette dame, M. le Régent lui
répondit qu'on ne pouvait pas savoir de qui le présent venait puisque ces
bêtes ne portent point de livrée ! »
Une fois cependant, Philippe se fâcha contre sa volage maîtresse. A la
date du 14 janvier 1721, Mathieu Marais note : « On a su que le Régent
est allé chez Mme de Parabère dans le carrosse du marquis de Biron avec
un seul laquais, qu'il est entré par surprise dans sa maison, qu'il l'a
trouvée avec quatre jeunes gens et entre autres le chevalier de Beringhen,
dont il est jaloux, qu'il a battu sa maîtresse et l'a jetée par terre, qu'elle
s'est relevée et lui a chanté pouilles. » Ils se réconcilièrent pourtant et la
jeune bacchante à la grâce olympienne reparut au côté du prince plus
rayonnante et plus railleuse que jamais. La rupture définitive eut lieu en
juin 1721, lorsque Philippe découvrit que la traîtresse continuait
d'entretenir une correspondance secrète avec Beringhen, exilé en
province, par le truchement de M. de Breteuil, intendant du Limousin,
qui dissimulait ses lettres dans ses propres paquets. Il n'y eut ni larmes ni
cris. Le prince se contenta de lui glisser à l'oreille le mot du sultan
Mahomet II à sa maîtresse : « Voilà une belle tête que je ferai couper
quand je voudrai ! » La Sultane sentit le froid de la lame sur son cou !
Elle prit son linge, ses bijoux et courut se réfugier sur sa terre de Boran-
sur-Oise, près de Beaumont.
En même temps que Mme de Parabère, la rumeur publique attribua au
duc d'Orléans de nombreuses passades : Mlle dePortes, Mmes de
Brossay, de Sessac, de Curçay, de Châtillon, de Flavacourt, de Gesvres,
de Nicolaï, de Tencin, la princesse de Léon, la marquise du Deffand... On
parla aussi de la maréchale de Villars, connue pour ses aventures
galantes. Parmi les bourgeoises, Mme Dorvaux, Mme Lévesque, Mlle
Cavalier. Parmi les danseuses de l'Opéra, les deux sœurs Souris, la petite
Leroy et surtout Émilie Dupré. Seules les listes des maîtresses de Henri
IV et de Louis XIV peuvent rivaliser avec celle-ci. Mme de Ferriol
imagina aussi de monter une aventure entre le Régent et Mlle Aïssé, cette
charmante Circassienne achetée toute jeune par son beau-père,
ambassadeur auprès de la Sublime Porte, sur un marché d'esclaves de
Constantinople pour en faire la maîtresse de ses vieux jours. Une
entrevue aurait même été organisée, mais la demoiselle, amoureuse en
secret d'un élégant chevalier de Malte, Blaise-Marie d'Aydie, ne se laissa
pas prendre aux gaillardises de ce grand tombeur de vertus. Sa
correspondance avec M. d'Aydie constitue l'un des plus purs chefs-
d'œuvre de la littérature amoureuse du XVIIIe siècle, surpassant peut-être
par sa grâce et sa beauté les lettres de la Religieuse portugaise et celles de
Mlle de Lespinasse.
La taille haute, un port de reine, Mme de Sabran fut le type même de la
« maîtresse alternative » ou à éclipses. Elle était plus coquette, plus
intrigante, plus infidèle encore que sa rivale Mme de Parabère. « Point
méchante, dit Saint-Simon, charmante surtout à table », mais parfois
d'une rare grossièreté aussi bien avec son mari qu'elle appelait son «
mâtin » qu'avec ses galants, le duc d'Orléans et l'inévitable Richelieu.
C'est elle qui, au cours d'un repas, lança cette boutade : « Après avoir
créé l'homme, Dieu prit un reste de boue dont il forma l'âme des princes
et des laquais. » Pour prolonger un règne toujours chancelant, elle devint
entremetteuse. Elle jeta ainsi dans les bras du Régent la pudibonde Mme
de Nicolaï dont le triomphe ne dépassa pas la soirée et surtout la douce
Marie-Thérèse, duchesse de Falari, qui eut davantage de succès. Née en
1697, celle-ci était la fille d'un nommé Blonel, page et favori de la
duchesse de Savoie qui l'avait entre autres gratifié de la seigneurie de
Raucourt (ou d'Haraucourt) et du marquisat de Saint-André. A dix-huit
ans, elle avait épousé Pierre-François Gorge d'Entraigues qui connut à
travers l'Europe une suite d'aventures et d'escroqueries. Il prit le nom de
comte de Meillan puis le titre de complaisance de duc de Falari que lui
avait accordéen toute confiance le pape Clément XI en souvenir de son
parent le cardinal de Valençay2. Trois semaines après son mariage, il
s'enfuit en Italie, plantant là sa femme. Elle fut d'abord recueillie à Lyon
par Mme de Vauvray, femme de l'intendant de marine, qui l'emmena à
Paris et la plaça dans un couvent. La jeunesse légère et libertine ne tarda
pas à remarquer cette jolie blonde aux yeux bleus, aimable et cultivée. Le
marquis de Tessy, Lévy et Préaux devinrent ses amants, mais durent
bientôt céder la place au Régent, au bras duquel elle parut au bal du
Palais-Royal le 1er décembre 1720. Quatre jours plus tard, Mme de
Parabère avait retrouvé sa place avec éclat. Le 6 décembre, note Mathieu
Marais, la duchesse de Falari « que l'on croyait noyée, revint sur l'eau »
et soupa avec le duc d'Orléans. « C'est le petit jeu : " Je l'ai vu vif, je l'ai
vu mort, je l'ai vu vif après sa mort " ». Mme de Falari plaisait surtout par
ses talents de conteuse. Nulle mieux qu'elle ne savait raconter les
légendes de son Dauphiné natal. Elle venait souvent au Palais-Royal
divertir le prince de ses tumultueuses maîtresses.
Après sa rupture définitive avec Mme de Parabère, le duc d'Orléans fut
troublé par la beauté de Sophie Ferrand d'Averne, fille de M. de Brégy,
conseiller au parlement. Son mari, lieutenant aux gardes françaises, était
un épileptique qu'elle trompait habituellement avec le marquis
d'Alincourt, petit-fils du maréchal de Villeroy. Mme de Sabran, qui
excellait dans son rôle de pourvoyeuse, lui ménagea un rendez-vous. Le
lendemain, Philippe lui fit faire ses propositions : 100 000 écus de
cadeaux pour elle et une compagnie pour son mari. La belle joua
l'offensée, déclara qu'elle avait la vertu aussi solide qu'un rocher mais,
trois jours plus tard, poussée par son époux, capitula. Elle reçut une
corbeille de pierreries et des pièces d'or pour s'acheter une robe d'été.
D'Averne, nommé capitaine aux gardes, fut gratifié du cordon rouge et du
gouvernement de Navarrenx en Béarn. L'avocat Barbier trouvait quant à
lui que le marché n'en valait pas la chandelle : « L'objet ne mérite pas
d'être si fort éclairé, car cela n'est pas joli : cela a trop de gorge et
pendant, est fort noir de corps. » Mais l'amour ne se commande pas. Le
duc d'Orléanss'afficha avec sa nouvelle conquête jusque dans sa loge de
l'Opéra. Il loua pour elle l'ancienne maison de l'Électeur de Bavière à
Saint-Cloud, située près du pont. Là, le 30 juillet 1721, il donna en son
honneur une des plus fastueuses fêtes de la Régence avec souper,
musique, bal masqué, illumination et feu d'artifice sur l'eau. Une foule de
seigneurs en carrosse était venue par le bois de Boulogne, Passy et le
village d'Auteuil, admirer de loin cette féerie. Le public fut choqué de ces
« noces de Thétis et de Pelée » qui avaient coûté, disait-on, au bas mot
100 000 écus. Cela n'empêcha pas la maréchale d'Estrées d'offrir, douze
jours plus tard, aux deux amants une seconde aubade dans sa propriété de
Bagatelle. En novembre 1722, le Régent congédia Mme d'Averne, la
priant de quitter la Cour où elle avait noué une liaison avec Nocé !
Terriblement avide, elle s'était fait donner des robes, des vêtements
cousus de diamants, une rente de 22 000 livres et deux maisons à Paris.
Sa rupture avec le duc d'Orléans permit aux galantins de s'offrir à la
consoler. D'Autray, gendre du garde des Sceaux, lui écrivit que si elle
dédaignait sa flamme, il trépasserait dans les trois jours. En réponse elle
lui dépêcha un Capucin, de crainte, dit-elle, qu'il mourût sans
confession !
En juin 1723, Mme de Sabran, sentant inexorablement décliner son
empire, fit venir de Marseille sa nièce, Mlle Houel, douce et innocente
jeune fille qui envisageait de se faire religieuse. Philippe confia 100 000
livres à Mme de Sabran pour habiller cette fraîche provinciale à qui il
promit en outre 12 000 livres de rente sur la ville et 20 000 écus de
meubles. « A peine avait-elle une chemise, écrit Mathieu Marais, et à
l'heure qu'il est elle a la plus belle garniture du monde. » Le vieux faune
du Palais-Royal déclara « qu'il était content de dormir auprès d'elle ».
Pour tout dire, ses sens commençaient singulièrement à s'émousser. Le
représentant anglais à Paris, Crawford, qui suivait la vie intime du maître
de la France avec un intérêt non moins passionné que le résident de
Prusse, écrivit en français au bas d'une dépêche à lord Carteret, à propos
de sa nouvelle conquête : « Il s'en est tiré à la fin avec honneur. » Mais ce
furent ses derniers feux. Mme de Falari qui revint en grâce après le congé
donné à la jeune Houel en août 1723 fut-elle vraiment sa maîtresse ? On
peut en douter, si l'on en croit Menin, conseiller au parlement de Metz : «
Elle m'a juré, me disait-elle, sans vouloir faire la vestale, qu'elle n'a
jamais couché avec le ducd'Orléans et qu'elle l'amusait tellement par ses
contes qu'il ne pensait qu'à rire et folâtrer quand ils étaient en tête à tête3.
»
MADAME MÈRE
LA DUCHESSE DE BERRY
LE COLLECTIONNEUR
C'est dans la galerie d'Énée, peinte par Antoine Coypel, que le Régent
plaça les plus belles œuvres de sa collection de peinture. Cette collection,
qui demeure dans l'histoire de l'art comme l'une des plus célèbres et des
plus somptueuses, fut une passion dévorante à laquelle il sacrifia des
sommes considérables. Elle reflète la sûreté de son goût et la finesse d'un
discernement qui sut se garder des modes éphémères. Commencée vers
1690, elle comprendra après sa mort 463 toiles, la plupartde premier
ordre, qui seront inventoriées en 1727 par Du Bois de Saint-Gelais et
partiellement reproduites en planches gravées par Couché dans les trois
in-folio de sa Galerie des tableaux du Palais-Royal (1786-1806). Deux
érudits, W. Buchanan dans les Memoirs of Painting... (1824) et C.
Stryienski dans La Galerie du Régent (1913), conteront l'histoire de sa
formation. Une de ses premières acquisitions fut le Saint Jean dans le
désert de Raphaël, cédé 20 000 livres par le fils du président de Harlay. A
la mort de Monsieur, il hérita de sa collection de toiles de maîtres, déjà
très riche, qui comprenait des Titien, des Tintoret, des Carrache. Le
chevalier de Lorraine lui légua en 1702 un Dominiquin (Saint Jean
l'Évangéliste), un Titien (La porteuse de cassette) et un Pierre de Cortone
(La fuite de Jacob). L'année suivante, il acheta huit tableaux de la galerie
du marquis d'Hautefeuille, dont le Moïse sauvé des eaux de Paul
Véronèse, le Saint Jérôme du Dominiquin et l'Ecce Homo de Guido Reni.
Du cabinet de l'abbé du Camps, il tira La Vierge et l'enfant de Raphaël,
Salmacis et Les laveuses de l'Albane, L'Enfance de Jupiter de Jules
Romain, la Présentation au Temple du Guerchin. En 1709, Philippe
rapporta d'Espagne La prière au jardin des oliviers de Michel-Ange. Son
ami, le duc de Gramont, lui fournit trois Titien célèbres, Diane et
Callisto, Diane et Actéon, et L'Enlèvement d'Europe. Les deux premiers
se trouvent à présent à la National Gallery d'Edimbourg, le troisième au
Stewart Gardner Museum de Boston.
Philippe visitait lui-même les collections privées, faisait des
propositions d'achat ou d'échange, marchandait, suppliait, comme tout
collectionneur passionné, cherchant la moindre occasion pour accroître sa
galerie de chefs-d'œuvre. Il traita ainsi avec De Launay, directeur de la
Monnaie, le marquis de Seignelay, le président Tambonneau, lord
Melford, le duc de Vendôme, le duc de Noailles, le maréchal d'Estrées, le
marquis de Ménard, beau-frère de Colbert, La Ravoye, receveur général
de Poitiers, M. de Nouveau, M. de La Châtaigneraie... Pour lui être
agréable ou obtenir de lui une faveur, les courtisans savaient qu'il fallait
flatter sa passion et lui faire des cadeaux. Nancré, son capitaine des
gardes suisses, lui offrit ainsi sa collection, riche en maîtres italiens,
Annibal et Ludovic Carrache, l'Albane, Mola... Un des roués, Nocé, lui
céda de même deux remarquables Van Dyck, les portraits des Snyders.
Raynaud de la Sagette, greffier au parlement, briguait-il le brevet de
conseillerd'État ? Il fit venir le prince chez lui, rue Saint-André-des-Arts,
lui montra ses plus belles toiles et obtint son brevet. Le grand
collectionneur Pierre Crozat – dit « Crozat le Pauvre » par opposition à
son frère, le financier, qu'on appelait « Crozat le Riche » – jouait parfois
le rôle de démarcheur et de prête-nom. Il lui rapporta ainsi d'Italie Les
Pèlerins d'Emmaüs de Véronèse et diverses autres toiles. En 1717, l'abbé
Dubois, en mission en Hollande, lui acheta pour 120 000 livres Les Sept
Sacrements de Poussin (cinq se trouvent aujourd'hui à Édimbourg, le
Baptême à la National Gallery de Washington, et un a été détruit).
Philippe mettra plusieurs années d'obstination et d'interminables
marchandages à acquérir, par le truchement de Pierre Crozat et du
cardinal Gualterio, la magnifique collection de Christine de Suède,
léguée en 1689 au cardinal Azzolino, puis vendue en 1696 au prince
Livio Odescalchi, neveu du pape Innocent XI, et ensuite au duc de
Bracciano. 260 tableaux la composaient dont une quarantaine de
première qualité : des Raphaël (dont la Sainte Famille alors en fort
mauvais état), des Titien (Allégorie de la vie humaine, Vénus à la
coquille...), des Véronèse (L'Enlèvement d'Europe, La mort d'Adonis,
Mercure, Hersé et Aglaé...), des Corrège (Io, Léda, Danaé...), des
Carrache (Saint Etienne, La Transfiguration...), des Rubens (Thomyris et
Cyrus, La continence de Scipion...), un Tintoret, un Andrea del Sarto, un
Albane, un Michel-Ange (Ganymède), etc. Commencées en septembre
1713, les négociations aboutirent, après de multiples rebondissements
relatés dans la correspondance des directeurs de l'Académie de France à
Rome, à la signature du contrat de vente le 14 janvier 1721. Le prix
d'acquisition, fixé à 93 000 écus romains, était payable dans les quatre
mois et s'accompagnait du versement d'un pot de vin de 3 000 écus que le
duc « souhaitait mettre en poche en particulier et sans que personne ne le
sût ». Pour honorer ce contrat onéreux, Philippe devra vendre en
Hollande plusieurs de ses diamants. Les toiles désencadrées furent mises
en caisses sous la surveillance du peintre Poerson, directeur de
l'Académie de France à Rome puis expédiées à Livourne d'où un navire
français les transporta au Havre. Le Régent, les yeux scintillants de
plaisir, put les découvrir au début d'octobre 1721.
Il accrocha les plus belles toiles sur les satins blancs, les velours bleus
et les brocarts cramoisis du Palais-Royal. Au total, sa collection se
composait en majeure partie d'oeuvres italiennes: vingt-sept tableaux
d'Annibal Carrache, vingt et un du Titien, dix-neuf de Véronèse, douze
du Tintoret, douze de Raphaël, sept du Corrège, sept de Ludovic
Carrache, six de Guido Reni, six du Parmesan, trois du Caravage, deux
de Vinci, deux de Michel-Ange, un de Bellini. Dans cette éblouissante
énumération on remarquera que ne figure aucun des Primitifs italiens qui
ne seront redécouverts qu'au XIXe siècle. Mais l'école hollandaise y était
bien représentée, notamment par neuf Téniers, sept Netscher, six
Rembrandt, quatre Wouwerman, trois Gérard Dou. Parmi les toiles
flamandes on admirait sept Rubens dont Le jugement de Pâris et un Saint
Georges, plusieurs Van Dyck, les Snyders déjà cités, Charles Ier et sa
famille, des portraits du comte d'Arundel et de l'Électeur palatin. De
Holbein, le Régent possédait le très beau Sir Thomas More (New York,
Frick Collection). La peinture française était moins à l'honneur : un Henri
IV (attribué à Clouet), une Gabrielle d'Estrées au bain (école de
Fontainebleau), douze Poussin, un Claude Lorrain, deux Philippe de
Champaigne (Louis XIII et Gaston de Foix), quelques Simon Vouet,
Lebrun et Le Sueur, deux Watteau (Les singes peintres et le Bal
champêtre) et, dans un genre plus académique, le portrait de Madame par
Rigaud. Une place plus restreinte était réservée à la peinture espagnole : à
côté de quelques beaux Ribera, les Velasquez n'étaient pas authentiques,
car le prince, comme la plupart des amateurs éclairés de son temps, ne
put échapper aux pièges des faussaires.
L'état de la France
CYTHÈRE OU CAPRÉE ?
BALS ET JEUX
Moins d'un mois après la mort de Louis XIV, les spectacles reprenaient
à Paris. Il existait alors quantité de petits bals mal fréquentés où il ne
faisait pas bon s'aventurer. Le chevalier de Bouillon eut l'idée d'ouvrir
dans la salle de l'Opéra, au Palais-Royal, sous la protection des gardes de
Son Altesse Royale, un grand bal public ouvert à tous, moyennant six
sous l'entrée. Le Régent trouva le projet excellent et gratifia son auteur
d'une pension de 6 000 livres. Le duc d'Antin fut chargé d'organiser cette
réjouissance. Le bal avait lieu trois fois par semaine, deonze heures du
soir à quatre ou cinq heures du matin, sauf bien entendu pendant le
carême. Un plancher mobile, actionné par un moulinet, mettait l'orchestre
à hauteur de la scène. Danseurs et danseuses de l'Opéra allaient souvent
se perdre dans la foule. Seigneurs et roturiers s'amusaient de concert.
Sous les masques et les dominos les rangs se confondaient. Le premier
fut inauguré le 2 janvier 1716. Le duc d'Orléans, venu en curieux dans sa
petite loge, fut apostrophé par de joyeux fêtards : « Descends, Régent ! »
Philippe ne se fit pas prier et, très librement, se mêla aux danseurs. Ces
bals connurent un tel succès qu'on ouvrit bientôt une seconde salle au
Louvre.
Le 18 mai 1716, on vit reparaître les comédiens italiens qui
s'installèrent à l'hôtel de Bourgogne, tandis que les comédiens français
restaient rue des Fossés-Saint-Germain (aujourd'hui rue de l'Ancienne-
Comédie). Ils avaient quitté les planches parisiennes quelque vingt ans
auparavant, expulsés par Louis XIV à la suite d'une représentation de La
Fausse Prude jugée insultante pour Mme de Maintenon. Jusqu'en 1718,
leurs pièces étaient jouées en italien et le public s'amusait surtout de leurs
mimiques ; ensuite, elles furent données en français ou en un mélange
comique d'italien et de français.
Le jeu était aussi sous la Régence une véritable passion que rien ne
semblait pouvoir refréner. On jouait à toute heure du jour et de la nuit,
dans les antichambres du Palais-Royal, les salons du Luxembourg, les
hôtels parisiens, les cabarets, les tripots. On jouait et bien entendu l'on
trichait...Les lieux les plus réputés étaient l'ambassade de Gênes, l'hôtel
de Transylvanie et celui de Tresmes. Les seigneurs, les bourgeois, sans
oublier leurs femmes, misaient des sommes folles à la bassette, au
pharaon, au lansquenet, au biribi, au reversi, au brelan ou à l'hombre. Le
28 décembre 1719, le Régent voulut mettre une sourdine à cette fureur.
Une ordonnance défendit sous peine d'amendes de jouer aux dés ou aux
cartes, au hoca, biribi, pharaon ou bassette. Mais on ne respectait rien et
surtout pas les édits ! Alors, plutôt que de s'épuiser à interdire, on préféra
réglementer. En avril 1722, huit académies de jeu reçurent une
autorisation légale moyennant une redevance de 200 000 livres, en
principe destinée aux pauvres...
DUELS ET VIOLENCES
CAFÉS ET SALONS
LA MODE ET LE STYLE
CATASTROPHES ET CALAMITÉS
LE POUVOIR MODÉRATEUR
Tout pouvoir politique a pour fonction première de maintenir à
l'intérieur de ses frontières l'harmonie et la cohésion du corps social.
Quand ce pouvoir est fort et unanimement reconnu, il lui est aisé
d'imposer l'ordre par voie d'autorité, voire de façonner la société selon
l'image qu'il s'en fait. Au contraire, quand il est faible, il doit ruser,
composer avec les autres corps de la nation, éroder les forces les unes
contre les autres pour tenir le balancier égal et maintenir la concorde et la
paix. Les régences constituaient généralement les temps faiblesde la
monarchie. Cela tenait à la nature même du pouvoir. Le souverain
couronné, oint du Seigneur, détenait par son sacre une autorité quasi
magique, à la fois temporelle et spirituelle, que nul ne contestait. Il était
regardé comme un être d'une essence différente. D'ailleurs n'avait-il pas
le pouvoir de guérir les écrouelles ? C'était le lieutenant de Dieu sur terre,
que l'immense cohorte des peuples et des courtisans idolâtraient presque
à l'égal d'une divinité vivante. Louis XIV, on le sait, avait poussé l'image
à son paroxysme. Souvenons-nous de ce qu'écrivait sur le mode ironique
Mme de Sévigné au chevalier de Grignan : « Les minimes de Provence
ont dédié une thèse au roi où ils le comparent à Dieu, mais d'une manière
où l'on voit clairement que Dieu n'est que la copie ! »
Celui à qui incombait la délicate tâche d'assumer la régence pendant la
minorité d'un roi n'avait pas cette auréole de prestige et de gloire, quelles
que fussent ses qualités. Par nature, son pouvoir se trouvait amoindri.
Aussi, selon un processus classique, voyait-on les grands, les parlements,
les États provinciaux, les autorités municipales ou professionnelles, bref
tous les « corps intermédiaires » relever la tête dès la disparition du
souverain et revendiquer de nouveaux privilèges. A la fin du règne de
Louis XIV, la société française, minée par ses particularismes, ses
rivalités de préséance, ses querelles latentes, ses haines ancestrales, ne
subsistait que par la clef de voûte royale qui maintenait son fragile
équilibre. Après des décennies d'immobilisme apparent, le soudain
changement de tête au sommet de l'État risquait donc de mettre en
mouvement tout le corps social, exactement comme au temps de la
Fronde. Ce bouillonnement intense comportait à la limite un risque grave,
celui de transformer la France, à l'instar de la Pologne, en une monarchie
élective dominée par son aristocratie, bref en un État faible, proie de
toutes les convoitises.
N'étant pas roi, Philippe d'Orléans ne pouvait opposer à la marée des
revendications l'implacable fermeté d'un souverain. Mais il entendait bien
rester le maître et restituer intact à Louis XV, lors de sa majorité, le
pouvoir royal dans sa plénitude. Se posait pour lui le problème de ce
qu'Emmanuel Le Roy Ladurie a appelé la « transition conservatrice ».
Pour cela, il lui fallait sans cesse composer avec les ambitions, les
rivalités et, par son arbitrage, exercer un pouvoir modérateur.
Ce pouvoir se manifestait d'abord à la Cour ou ce qu'il enrestait après
son émigration à Paris. Entre titulaires de charges on continuait de se
disputer les places, les honneurs, les prérogatives. Des différends
naissaient presque quotidiennement entre le grand écuyer et le premier
écuyer, entre les capitaines des gardes du corps et les premiers
gentilshommes de la chambre, entre ces derniers et le maréchal de
Villeroy, gouverneur de Louis XV. La plupart du temps, ces querelles
étaient d'une navrante futilité. Ainsi, les maîtres d'hôtel du roi et les
premiers gentilshommes de la chambre se disputaient-ils le privilège
d'avertir le roi que le repas était prêt ! Régler au mieux toutes ces
broutilles ne soulevait aucune difficulté pour le Régent qui au besoin
envoyait les désobéissants ou les récalcitrants tâter d'un peu de Bastille.
La question devenait beaucoup plus épineuse lorsqu'il s'agissait de
conflits politiques susceptibles d'ébranler l'équilibre du pouvoir. L'affaire
du bonnet en était un.
L'AFFAIRE DU BONNET
De Noailles à Law
FINANCE ET FISCALITÉ
LES FINANCIERS
LA CRISE MONÉTAIRE
LA BANQUE GÉNÉRALE
L'échiquier européen
L'ESPAGNE INSATISFAITE
PRÉSERVER LA PAIX
LA MENACE ANGLAISE
L'AVENTURE JACOBITE
Ce plan n'eut aucune suite parce que le prince Eugène, fort influent à
Vienne, préférait d'abord en finir avec les Turcs. Philippe d'Orléans
l'ignora probablement. Mais il était conscient des dangers qui planaient
sur son pays. Pour cette raison il se résigna à réviser la politique de Louis
XIV en s'éloignant de l'Espagne et en renouant avec l'Angleterre. Mais il
le fit comme à regret et par nécessité, poussant la délicatesse jusqu'à
instruire Philippe V des motifs pacifiques de sa démarche et l'incitant à le
rejoindre sur la voie de la sagesse.
CHAPITRE VII
La Triple Alliance
La convention spéciale liant les deux pays fut signée par Dubois et
Stanhope le 9 octobre. Restait à y associer les Provinces-Unies. Quittant
Hanovre le 11 octobre, l'émissaire du Régent arriva à La Haye dans la
nuit du 16 au 17. C'est alors que s'élevèrent les dernières tentatives pour
faire échouer le traité. Le maréchal d'Huxelles comptait bien sur la
lenteur infinie de l'administration de La Haye pour ensabler cette entente
dans les polders de Hollande. Poussés par les échevins de Leyde et de
Rotterdam, les délégués des Provinces-Unies formulaient d'ailleurs des
revendications exorbitantes, notamment la remise en vigueur du tarif de
1664 que Louis XIV avait certes accepté en 1709, mais dans une
situation politique et militaire tragique. Le Régent fut catégorique : non
seulement il s'opposa à cette prétention, mais rejeta toute demande de
réduction des tarifs douaniers sur les draps et les laines.
A nouveau Dubois se trouva plongé dans les affres de l'angoisse. Il
était malade, désespéré de voir l'entourage du Régent – « le carillon du
Palais-Royal », comme il l'appelait – reprendre le dessus. De sa fine
écriture il couvrait des pages et des pages, énumérant les embûches des
uns, les atermoiements des autres, étalant son exaspération et ses
appréhensions. Il crut même la situation perdue : « Dorénavant, mandait-
il à son ami Nocé, je tiendrai pour un miracle au-dessus de tous ceux de
saint Antoine de Padoue quand une affaire étrangère réussira. » Le
malheureux n'avait plus, de son propre aveu, que la peau sur les os, ne
dormait que trois heures par nuit.
Le 30 octobre enfin, le Régent, se rendant à ses supplications, accepta
de conclure séparément avec les Anglais, espérant que les Hollandais
finiraient par les rejoindre. Un mois plus tard, le traité d'alliance, rédigé
en des termes identiques à ceux de la convention de Hanovre, était signé
entre la France et l'Angleterre.
Les négociations se poursuivirent avec les Hollandais plus divisés que
jamais entre un parti favorable à l'Empereur conduit par Heinsius, Faget
et Van der Dussen, et un parti pro-français animé par les frères
Duywenworden. Afin d'emporter la décision, Dubois conseillait au
Régent de consentir « quelque douceursur le commerce ». Ce petit démon
utilisait tous les arguments possibles, y compris ceux d'ordre personnel. «
Cette affaire, assurait-il, est telle que la France et les autres États ne
pourraient plus, si elle réussissait, se passer de l'influence de Son Altesse
et que lorsque la régence serait finie, le roi ne pourrait gouverner sans son
assistance. »
Philippe y fut-il sensible ? Toujours est-il qu'il lâcha quelques
concessions. Il supprima la taxe de quatre sous par livre pour les
marchandises importées des Pays-Bas et étendit à tous les ports l'entrée
de leurs produits, notamment les étoffes de laine, limitées jusque-là à
Calais et à Saint-Valery, mais tint bon sur le tarif de 1664. Nanti de ces
offres, Dubois présenta aux états généraux, vers la fin de novembre, ses
lettres de créance comme ambassadeur extraordinaire. Les unes après les
autres, les villes néerlandaises se ralliaient. Seule Rotterdam s'enfermait
dans son refus. Or, il fallait l'unanimité. Le 26 décembre, Dubois, excédé
d'attendre, lança à ses interlocuteurs un ultimatum qui fit plier les
dernières résistances. Enfin, le 4 janvier 1717, à minuit, le traité de la
Triple Alliance était signé à La Haye. Le Régent apprit la nouvelle avec
une satisfaction non dissimulée et embrassa de joie sa mère, qui se
trouvait présente au moment où il décachetait le courrier.
A La Haye, où toasts et soupers fins se succédaient dans une
atmosphère de franche gaieté, on se confondait en compliments,
congratulations et remerciements de toutes sortes. Dubois était au
pinacle. « Votre voyage a sauvé bien du sang humain, lui déclara, lyrique,
Stanhope, et il y a bien des peuples qui vous auront obligation de leur
tranquillité sans s'en douter. » Couvert de cadeaux pour lui-même et les
filles du Régent, l'abbé s'embarqua sur le yacht officiel à destination de la
France. Le 6 février 1717, conformément aux dispositions du traité, le
Prétendant quitta Avignon. Deux semaines plus tard, à l'ambassade de
France à La Haye, les alliés échangèrent les actes de ratification.
Pour consolider cette fragile et nouvelle amitié, Dubois enverra des
bouteilles de champagne à George Ier et quelques pièces rares de vin de
Bourgogne à lord Stanhope, bientôt promu premier lord de la Trésorerie
et principal ministre en remplacement de Charles Townshend. Philippe
d'Orléans fera mieux. Pour apaiser les scrupules d'un ardent député whig,
Thomas Pitt, beau-père de Stanhope, il lui achètera pour2 millions et
demi de livres le diamant de 136 carats qu'il avait acquis aux Indes à la
suite de transactions commerciales. En juin 1717, un officier accompagné
de sept grenadiers puissamment armés ira chercher à Londres ce qui
demeure encore aujourd'hui le plus beau joyau du patrimoine français, le
Régent.
Insensible au tintement des guinées anglaises, Dubois espérait bien,
cependant, ne pas être récompensé par « de la guenille », comme il
l'écrivait à Nocé.Une fois de plus, on lui donna de quoi satisfaire son
avidité. Il reçut la commende de l'abbaye de Saint-Riquier (au diocèse
d'Amiens), qui rapportait 25 000 livres par an, et succéda à Callières
comme secrétaire du cabinet du roi, ce qui lui faisait une rente
supplémentaire de 60 000 livres. Enfin, le 26 mars 1717, il entra au
conseil des Affaires étrangères, se posant déjà en rival et successeur du
maréchal d'Huxelles. La ligne politique qu'il avait su imposer par son
intuition et sa persévérance plus que par son génie allait dominer les
relations européennes pendant un quart de siècle.
INTRIGUES SUÉDOISES
Dès les premiers jours, George Ier eut tout lieu de se féliciter de
l'accord conclu. A Londres, on découvrit en effet les fils d'une cabale
ourdie par l'audacieux baron Goertz, ministre de Charles XII, afin de
renverser le Hanovrien et de lui substituer Jacques III. Au début de
février, Goertz fut arrêté à Arnheim en Hollande à la demande du roi
d'Angleterre et son « complice », le comte de Gyllenborg, envoyé suédois
à Londres, fut jeté en prison. Leurs papiers, qu'on publia aussitôt,
révélèrent d'inquiétants aperçus sur le projet destiné à rallumer la guerre
dans le nord et à bouleverser l'échiquier européen. L'idée de base
consistait pour la Suède à se concilier quelques-uns de ses ennemis pour
mieux écraser les autres. Charles XII reconnaîtrait à la Russie la
possession des rives de la Baltique et se dédommagerait de cette perte en
se lançant à la conquête de la Norvège, alors province danoise. Après
avoir fixé les troupes de Frédéric IV dans le grand Nord, le conquérant
suédois descendrait en Allemagne, ferait sa jonction avec les 16 000
soldats de Hesse à sasolde, reprendrait la Poméranie, le Mecklembourg,
arracherait la ville de Stettin à la Prusse, les duchés de Brême et de
Verden à George Ier et saccagerait l'Électorat de Hanovre. En même
temps, un corps expéditionnaire de 12 000 hommes débarquerait en
Écosse et foncerait sur Londres où il introniserait le Prétendant. Enfin,
tandis que les Turcs, soutenus par la coalition, immobiliseraient les
hommes du prince Eugène, les troupes espagnoles envahiraient la
Sardaigne... Ce vaste projet conçu, semble-t-il, par Gyllenborg avait à la
fin de 1716 reçu l'appui de Goertz. Des contacts furent pris avec le
médecin personnel du tsar, le docteur Eskine. Plus tard, Alberoni
reprendra une partie du plan en l'intégrant à son dessein méditerranéen1.
Gyllenborg et Goertz furent gardés six mois en prison, en violation de
toutes les conventions sur l'immunité diplomatique, puis relâchés sans
explications ni excuses. Pour sa part, le Régent prit grand soin de se tenir
à l'écart de ces manœuvres et de ne rien céder aux correspondants en
France de Goertz, le banquier Antoine Hogguer et l'ambassadeur de
Charles XII à Paris, le baron Spaar. Quant à George Ier, il eut l'impression
d'avoir échappé à un grand péril. Sa haine du tsar se trouvait confortée
par les inquiétudes du ministère whig qui s'alarmait de l'installation de la
Russie en Baltique et de la menace qu'elle pourrait faire peser sur le
commerce du lin, du chanvre et surtout du bois indispensable à la flotte
anglaise. C'est alors qu'il apprit avec une stupéfaction mêlée d'effroi le
voyage en France de Sa Majesté tsarienne. Le fuyant et insondable
Régent allait-il tenir ses engagements ?
LE TSAR EN FRANCE
Depuis longtemps déjà, Pierre Ier avait émis l'idée de cette visite mais
les malheurs du royaume, le grand âge et la maladie de Louis XIV
avaient fait différer ce projet. En décembre 1716, le souverain russe
arriva à Amsterdam, où un représentant de l'Empereur vint aimablement
lui conseiller d'évacuer le Mecklembourg et de ne pas s'intéresser de trop
près à l'Alle-magne.Pour toute réponse, le conquérant nordique proféra
de lourdes menaces contre le Hanovre ! Ce n'était pas fanfaronnade. Dans
sa tentative de pénétration de l'Empire, Pierre Ier savait que tôt ou tard il
rencontrerait devant lui Charles VI et ses puissantes armées, pour l'heure
occupées au sud-est. Il pouvait momentanément rechercher son amitié,
mais l'échéance lui paraissait inévitable. Or, il n'avait pour seuls alliés
que le Mecklembourg et la Prusse. D'où l'idée de se rapprocher de la
France qui se trouvait alors unie à son ennemie la Suède par un traité
d'assistance financière. Ce projet fut exposé le 13 janvier 1717 par le
prince Kourakine au marquis de Châteauneuf. La Russie offrait de
garantir les traités d'Utrecht et de Bade. En échange, elle demandait à la
France de lui reconnaître les provinces de la Baltique arrachées à la
Suède, d'abandonner son alliance traditionnelle avec ce pays et de lui
accorder un subside mensuel de 25 000 écus.
Une telle proposition n'était pas particulièrement compatible avec les
engagements de la Triple Alliance. Se rapprocher du tsar au moment où
l'on venait de conclure avec George Ier, c'était à coup sûr mettre en fureur
ce nouvel ami. Aussi les consignes données à Châteauneuf furent-elles
d'agir avec circonspection et de faire traîner les négociations. A ce petit
jeu le tsar perdit vite patience et annonça qu'il se rendrait à Paris pour
discuter directement avec le duc d'Orléans. Comment refuser ? Ne
trouvant aucun prétexte pour écarter cet importun qui s'invitait lui-même,
Philippe se résigna à l'accueillir.
Après une visite touristique dans les principales villes des Pays-Bas
autrichiens, le souverain moscovite débarqua à Dunkerque le 21 avril. M.
de Libois, gentilhomme ordinaire de Sa Majesté, chargé de le recevoir,
fut quelque peu surpris en le voyant. Pierre était un homme de haute
taille, dans la force de l'âge, légèrement voûté, maigre, au teint pâle, la
perruque brune coupée à l'espagnole. Il était vêtu d'un habit de bouracan
gris sans cravate, manchettes ni dentelles, barré d'un ceinturon d'argent
d'où pendait un coutelas. De sa personne émanait une impression de force
et de puissance avec « quelque chose de farouche dans la physionomie »,
comme le mandait à la Cour l'envoyé du roi : la bouche, ombrée d'une
fine moustache noire, était dure, les yeux saillants et très mobiles,
affectés de tics, savaient passer de la mélancolie à la fureur, du charme à
la colère. Simple d'allure, souvent familier, il n'étalait sa
provocanterusticité que pour mieux rappeler le respect et les honneurs
dus à son rang...
Sa suite comptait une soixantaine de personnes parmi lesquelles
l'ambassadeur Kourakine, le vice-chancelier Chafirof, le général-adjudant
Yagoujinski, le lieutenant général Dolgorouki et le conseiller privé
Tolstoï. Ces gentilshommes, ces officiers, ces chambellans, sans oublier
le bouffon et le pope, étaient tous des rustres, esclaves du vin et de leur
tyran. A l'exception du prince Kourakine, aucun ne parlait le français.
Pour entretenir cette troupe de goinfres bruyants et mal élevés qui se
plaignaient sans cesse, M. de Libois n'avait reçu qu'une allocation de 1
500 livres par jour, ce que Kourakine trouva tout de suite insuffisant.
Magnanime, le Régent accepta de couvrir le reste des dépenses et de ne
lésiner sur rien pourvu que ses hôtes fussent heureux. Mais quel
gaspillage ! M. de Libois dénonçait par exemple l'abus « d'un chef de
cuisine moscovite qui, sous le prétexte de deux ou trois assiettées qu'il
préparait tous les jours à Sa Majesté, enlevait la valeur d'une table de huit
couverts en viande et même en vin ».
Pierre Ier resta trois jours à Dunkerque, arpentant, un carnet à la main,
le vieux port, les écluses, les bassins, l'arsenal, les fortifications et les
chantiers navals. Il passa en revue les troupes de garnison sur l'esplanade
de Nieuport. Visitant le risban en berline à cause de la tempête, il faillit
être emporté par la marée montante et n'eut que le temps de dételer un
cheval et de s'enfuir. On remarqua combien le Moscovite était exigeant,
fantasque, impétueux. Il changeait constamment d'idées, fuyait les
manifestations organisées en son honneur, refusait les carrosses préparés
à son usage pour des chaises roulantes toutes simples et des chevaux de
selle. Il commandait puis décommandait les préparatifs de son départ,
épuisait sa suite, déroutait les responsables du protocole.
Après avoir annoncé qu'il voulait gagner Paris en quatre jours, il
s'attarda à Calais, inspecta le port et les fortifications et trouva si
séduisante l'épouse du juge royal de la ville, Mme de Thosse, que Libois
craignit de l'entendre « parler galanterie ». Poudré et pomponné, sourire
aux lèvres, le marquis de Mailly-Nesle s'en vint porter les compliments
du Régent au tsar. C'était la Pâque orthodoxe. Il trouva Pierre et sa suite
dans une taverne, buvant de la bière et de l'eau-de-vie au milieu des
matelots et des musiciens ambulants. Chaque jour, l'élégant Mailly-Nesle
seprésentait devant le souverain russe en habits différents. Le tsar n'en
revenait pas : « Ce jeune homme, fit-il, ne peut donc trouver un tailleur
qui lui donne satisfaction ? »
Comme aucune des voitures qu'on lui proposait ne lui plaisait, il
décida finalement de s'en fabriquer une lui-même en fixant avec des
cordes sur deux solives la caisse vermoulue d'un vieux phaéton trouvé
dans un hangar. Grimpé sur le siège avant de ce curieux engin, tirant lui-
même les rênes, il courut ainsi d'un seul trait jusqu'à Paris. M. de Mailly-
Nesle, consterné, écrivait au duc d'Orléans : « Quand Son Altesse Royale
aura vu le tsar et qu'il aura resté quelques jours, je suis persuadé qu'elle
ne sera pas fâchée d'en être débarrassée.Le tsar change d'avis à tout
moment. Je ne peux rien vous dire de positif sur les journées de son
voyage. »
A l'évêché d'Amiens, M. de Bernage, intendant de Picardie, attendit en
vain le souverain avec toutes les autorités locales et la noblesse
provinciale. Pierre Ier était passé sans s'arrêter, dédaignant le souper et le
bal qu'on avait commandés en son honneur. L'évêque avait fait aménager
pour lui ses propres appartements, poussant la délicatesse jusqu'à orner
les tentures des armes du tsar et à placer dans sa chambre les portraits de
ses parents, le grand-duc Alexis Ier et la grande-duchesse Nathalie
Narychkine. A Beauvais, on avait organisé un concert, une illumination,
un feu d'artifice et un dîner aux chandelles. Le mufle préféra dîner pour
18 francs dans la gargote d'un village voisin, Allonne, tirant de sa poche
une serviette « dont il se servait en forme de nappe ».
Il arriva tout couvert de poussière à Paris, le vendredi 7 mai à dix
heures du soir, escorté par 300 grenadiers à cheval. Faubourg Saint-
Denis, un millier de badauds acclamèrent cet ogre russe, si inquiétant et
si fascinant à la fois, sur lequel couraient déjà les histoires les plus
effrayantes ou les plus extravagantes. Les « officiels » ne l'attendaient pas
à cette heure-là. Le petit roi dormait. Le Régent, inaccessible, soupait...
On le mena au Louvre dans l'appartement de la reine mère qui donnait
sur la Seine. Il le trouva trop richement décoré. Deux tables de vingt-cinq
couverts chacune, magnifiques, flamboyantes de mille feux lancés par les
lustres et les girandoles, les attendaient, lui et sa suite. Encore tout
haletant de son voyage, il coupa un morceau de pain, mangea quelques
raves, avala goulûment deux verres de bière, goûta par curiosité les six
espèces de vin qu'on se proposaitde servir, puis, brusquement, se leva, fit
éteindre les bougies et partit pour l'hôtel de Lesdiguières, près de
l'Arsenal, que le maréchal de Villeroy avait mis à sa disposition. Là
encore, la chambre lui parut trop belle et il préféra transporter son lit dans
une obscure garde-robe.
Le lendemain matin, accompagné de ses gardes du corps en tenue de
cérémonie, Philippe d'Orléans vint rendre visite à son hôte et s'entretint
avec lui pendant une heure et demie. Le souverain slave, raconte Saint-
Simon, le reçut « avec un grand air de supériorité » et « sans nulle civilité
». Puis, il se claquemura dans son hôtel, refusant obstinément de rendre
une visite de politesse au roi, prétendant que c'était à l'autre de la faire.
Pour éviter un incident diplomatique, le Régent céda à ce nouveau
caprice. Le lundi 10 mai, à quatre heures de l'après-midi, Louis XV,
accompagné du duc du Maine, du maréchal de Villeroy, de ses gardes du
corps, de l'orchestre de la Chambre, des pages de la Petite Écurie et des
principaux dignitaires de la Cour, s'en vint saluer Sa Majesté tsarienne.
Pierre l'attendait à la portière de son carrosse. Il souleva par les bras
l'enfant aux boucles blondes qui portait le grand cordon du Saint-Esprit et
l'embrassa avec attendrissement. Sans frayeur aucune, le petit garçon
récita un compliment bien tourné qui charma le terrible vainqueur de
Poltava. « On fut frappé, note Saint-Simon, de toutes les grâces qu'il
montra devant le roi, de l'air de tendresse qu'il prit pour lui, de cette
politesse qui coulait de source, et toutefois mêlée de grandeur, d'égalité
de rang et légèrement de supériorité d'âge. » La scène dura un quart
d'heure et le tsar raccompagna l'enfant-roi jusqu'à son carrosse attelé de
huit chevaux.
Le lendemain, il reçut le corps de ville – le prévôt des marchands, les
échevins, le procureur du roi, le greffier et le receveur – venu en robe de
velours lui faire cadeau très solennellement de douze douzaines de
flambeaux de cire blanche et de douze douzaines de boîtes de confiture
sèche...
Un mois durant il visita Paris avec la même fantaisie, la même
désinvolture qu'à son arrivée. Fuyant les curieux, il menait une vie
trépidante, changeait de projet à l'improviste, semait son entourage,
échappant parfois à son guide, le maréchal de Tessé, essoufflé par le
rythme endiablé de ses courses. « Je ne sais point où le tsar dînera,
mandait-il au Régent, ni s'il retournera à Versailles. Avec tous ces
déménagements, il n'y a homme à qui la tête ne tournât... »
On lui montra la place Royale, la place des Victoires, la place
Vendôme : il regarda tout cela d'un œil morne. A l'Opéra, il somnola
pendant le spectacle après avoir absorbé un verre de bière que le Régent
lui avait aimablement tendu avec une serviette. Son intérêt se réveilla à la
visite de l'hôtel des Invalides où il goûta la soupe et but fraternellement à
la santé des vieux troupiers. A la manufacture des Gobelins, on lui offrit
six pièces de tapisserie tissées d'après des tableaux de Jouvenet. Tout ce
qui était scientifique, technique ou médical l'attirait : un arrachage de
dent sur le Pont-Neuf, l'opération de la cataracte par l'oculiste
Woolhouse. A l'Académie des sciences, présidée par l'abbé Bignon, il put
s'entretenir avec des mathématiciens, des géographes, des physiciens et
admira entre autres curiosités la machine à élever les eaux de La Faye,
l'arbre de mars de Lémery, le cric de Dalesme et le carrosse de Le Camus.
L'assemblée enthousiaste l'élut sur-le-champ académicien d'honneur. Un
peu plus tard, il eut une longue conversation avec le mathématicien
Varignon et le chimiste Geoffroy. Il manifesta une curiosité tout aussi
vive pour l'Observatoire, la Ménagerie, la manufacture des glaces du
faubourg Saint-Antoine, l'atelier de mécanique du père Sébastien, place
Maubert, la fonderie de canons, le cabinet de physique du directeur des
postes, le Pont-Tournant des Tuileries. On le mena également au
parlement, à l'Académie française – où il assista à une séance du
dictionnaire –, à la Monnaie – où l'on frappa une médaille en son honneur
–, à la Bibliothèque royale – où on lui offrit les douze volumes de
l'Histoire des campagnes de Louis XIV –, à Notre-Dame - où il grimpa à
l'une des tours.
On le promena à Meudon, Sceaux, Saint-Cloud, Petit-Bourg,
Versailles, Trianon, Marly. Cette visite des monuments se termina chez
Mme de Maintenon, alors âgée de quatre-vingt-deux ans. « Le tsar est
arrivé à sept heures du soir, raconte-t-elle à sa nièce Mme de Caylus. Il
s'est assis au pied de mon lit. Il m'a demandé si j'étais malade. J'ai
répondu que oui. Il m'a fait demander ce que c'était que mon mal. J'ai
répondu : " Une grande vieillesse avec un tempérament assez faible. " Il
ne savait que me dire et son truchement ne paraissait pas m'entendre ; sa
visite a été fort courte. Il est encore dans la maison, mais je ne sais où. Il
a fait ouvrir le pied de mon lit pour me voir. Vous croyez bien qu'il en
aura été satisfait... »
Partout où il allait il choquait ou surprenait. Et quel ladre !Aux
ouvriers des Gobelins il glissa un pourboire de 100 sols. Le concierge de
la Ménagerie n'eut droit qu'à 25 sols. C'était encore plus que les
musiciens de Trianon qui avaient joué pour son plaisir pendant quatre
jours et qui n'eurent rien. Chez la Fresnaye il abandonna royalement un
écu sur la table pour régler quatre tasses de chocolat. On le vit même
marchander à un pauvre diable l'achat d'un manchon ! Cet hôte
encombrant coûtait à la France pas moins de 6 000 écus par jour !
La haute société de la Régence, polie et raffinée même dans ses
débauches, riait de sa grossièreté et de ses manières d'ours. N'avait-il pas
toisé les duchesses de Berry et d'Orléans, refusé de saluer la duchesse de
Rohan, fait un affront au duc du Maine et au comte de Toulouse ? Au
retour d'une chasse à courre en forêt de Fontainebleau, ivre mort, il avait
affreusement souillé son carrosse. A Marly, il avait fait venir dans son lit
une prostituée de seize ans à qui il avait donné deux écus, puis il avait
raconté, sans pudeur, ses exploits amoureux avec cette fille qui l'avait
qualifié de « mâle splendide » mais de « souverain avare » ! Sa suite ne
se comportait pas mieux. Elle ne se déplaçait jamais sans un harem de «
demoiselles », pillait la vaisselle d'or et le linge des chambres, chantait
des couplets graveleux – en russe il est vrai ! –, s'enivrait dans les
cabarets mal famés et partait sans payer. Le plus gaillard de tous était,
paraît-il, le pope, constamment ivre, qui vidait dix à quinze bouteilles de
champagne par repas !
D'abord accueillis avec une curiosité amusée par les Français, le
Moscovite et ses compagnons ne tardèrent pas à lasser tout le monde. On
n'eut bientôt plus qu'une hâte : saluer leur départ.
L'ALLIANCE RUSSE ?
La Quadruple Alliance
LA PUISSANCE D'ALBERONI
LE RÉGENT ET L'ESPAGNE
Horriblement vexé par cet affront, se sentant lâché par son entourage,
se voyant surtout déconsidéré aux yeux de ses interlocuteurs étrangers,
Philippe connut à son tour le découragement. Il envoya le marquis
d'Effiat chez Huxelles afin de faire cesser la comédie. Crânement, le
maréchal répliqua qu'il se laisserait couper la main plutôt que de signer.
Philippe dépêcha alors chez lui le duc d'Antin, président du conseil du
Dedans, accompagné de M. de Beringhen, parent de l'obstiné courtisan.
Le gros d'Antin lui parla avec sa rudesse habituelle, se moqua de sa «
jalousie de femme » vis-à-vis de Dubois et le menaça de perdre sa place.
Ce langage ramena vite le récalcitrant à la raison... « Oh ! la grande
puissance de l'orviétan, s'exclame Saint-Simon. Cet homme si ferme, ce
grand citoyen, ce courageux ministre qui venait de déclarer deux jours
auparavant qu'on lui couperait plutôt le bras que de signer, n'eut pas
plutôt ouï la menace et senti qu'elle allait être suivie de l'effet qu'il baissa
la tête sous son grand chapeau qu'il avait toujours dessus, et signa tout
court sans mot dire. »
La dernière phrase n'est pas tout à fait exacte. Huxelles se sentait si
fortement soutenu par la cabale qu'il se permit encore quelques
fanfaronnades. D'abord, il exigea de fixer un terme à l'Empereur pour
accéder à l'alliance, terme au-delà duquel, en cas de refus, la France se
trouverait libérée de ses engagements. Objection admise par les Anglais ;
l'on convint d'un délai de trois mois. Le 15 juillet, le maréchal déclara à
Stair et Stanhope qu'il voulait bien signer le traité mais non la convention
secrète qui prévoyait les moyens de coercition – y compris le recours aux
armes – au cas où, dans un délai de trois mois après la signature du traité,
les rois de Sicile et d'Espagne refuseraient les remaniements territoriaux
décidés. « Le Régent, leur dit-il, n'est pas assez puissant pour me
contredire. » Philippe se trouvait à nouveau dans l'embarras. Dans leur
relation des événements, Stair et Stanhope écrivaient : « Nous l'avons
trouvé très ébranlé par les représentations de la plupart de ses conseillers
et, pour ainsi dire, de presque tout le royaume contre le traité et
principalement contre la convention. Il nous a fait voir d'un côtébeaucoup
de bonne volonté et une envie sincère de conclure, et, de l'autre côté,
l'âme et l'esprit remplis d'inquiétudes et de frayeurs causées par la
peinture qu'on lui avait faite des dangers où il s'exposait en faisant une
chose qui était contre le goût de la nation. »
Pour sortir de l'impasse, les deux Britanniques lui suggérèrent alors de
faire approuver par le conseil de régence non seulement le traité mais
aussi la convention secrète, objet de toutes les réticences. Celui-ci trouva
l'idée excellente et s'engagea à la mener à bien. Prenant chaque membre à
part avant la séance et usant, selon le cas, de son autorité ou de son
amitié, il demanda à tous un engagement de soutien. Chacun acquiesça
plus ou moins, sachant à peine de quoi il s'agissait.
Le dimanche 17 juillet, raconte le duc d'Antin dans ses Mémoires, le
conseil se réunit au Louvre après le déjeuner. En guise d'introduction, le
prince débita un petit discours contenant quelques généralités sur le
traité, puis, malicieusement, invita le maréchal d'Huxelles à lire les actes
diplomatiques et à donner son avis. Celui-ci s'exécuta d'une voix
monocorde. Il expliqua qu'il trouvait le traité « bon et utile » pour la
France et susceptible de lui assurer au moins quatre années de paix.
Conformément aux usages, le Régent passa ensuite la parole aux autres
membres du conseil. M. de La Vrillière déclara s'en rapporter à la sagesse
du prince. Plus prolixe, Torcy plaida plus d'une demi-heure en faveur du
traité avec la chaleur et la conviction d'un homme qui visait la succession
du maréchal. Le Pelletier de Souzy demanda pour sa part un ajournement
de l'alliance. Le maréchal d'Estrées se rangea à l'avis éclairé de M. de
Torcy, tout comme le maréchal de Tallard, le duc d'Antin et l'évêque de
Troyes. Villars se déclara également d'accord pour signer, soulignant
toutefois « qu'il avait de la peine à voir déclarer la guerre à l'Espagne ».
Villeroy fut contre par principe. Il demanda la suspension des
négociations, mais nuança aussitôt son propos en ajoutant qu'il se
soumettait aux lumières de Son Altesse Royale. Saint-Simon, le prince de
Conti et le marquis d'Argenson n'élevèrent aucune objection. Le comte de
Toulouse vota contre, demandant deux jours pour examiner les
documents à tête reposée. Il s'exprima avec sa pondération habituelle. En
revanche, son frère, le duc du Maine, « parla assez fortement contre le
traité et conclut qu'il était mauvais pour l'État et pour les intérêts en
particulier de Son Altesse Royale ».Enfin, le duc de Bourbon, mécontent
de n'avoir été informé de ces négociations qu'au dernier moment, glapit
de sa voix rauque que cette affaire aurait dû être traitée par le conseil de
régence, le répéta trois fois pour en bien persuader l'assistance et refusa
sur le fond de donner son avis. Une absence fut remarquée : celle du
marquis d'Effiat, qui s'était excusé sous prétexte d'une crise de goutte
mais qui, dès le lendemain, courut le cerf gaillardement.
Philippe avait réussi son pari : la majorité du conseil s'était prononcée
en faveur du traité et de la convention. Le lendemain, d'Huxelles signa
tous les actes avec Stanhope et Stair. « Tout est fini, Dieu merci ! »,
soupira le prince devant les deux lords venus le complimenter. « Il faut
faire la justice au Régent, écrivaient-ils, que cette affaire est due
entièrement à lui-même. Il l'a conduite contre vents et marées et contre
l'inclination de quasi toute la nation. »
L'OCCUPATION DE LA SICILE
Le lit de justice
REMONTRANCES ET DOLÉANCES
LA RAQUETTE
RHADAMANTE
LA FRONDE DU PARLEMENT
LE POUVOIR RESTAURÉ
Le duc d'Orléans n'a contre lui que le fameux système de 1720,
qui a renversé tout le royaume, c'est-à-dire ruiné bien des familles
particulières, car en général le royaume n'a jamais été si riche ni
si florissant...
Journal de BARBIER
CHAPITRE PREMIER
PRÉPARATIFS DE GUERRE
LA CONSPIRATION DE CELLAMARE
LA DÉCLARATION DE GUERRE
LA CONSPIRATION DE PONTCALLEC
LA CHUTE D'ALBERONI
Le « Système »
En cette fin d'année 1718, tandis que les feuilles mortes roussissaient
les allées du parc de l'hôtel de Mesmes, les affaires de la Banque générale
prospéraient, mais Law ne demeurait qu'à demi satisfait. Son plan de «
royalisation » de la Banque avait été, on s'en souvient, entravé quelques
mois auparavant par le duc de Noailles et le chancelier Daguesseau. Il en
était résulté la première grande crise de la Régence : le départ des deux
opposants, l'arrivée au pouvoir de d'Argenson, le conflit larvé puis ouvert
avec le parlement, le tout couronné par la fin de la Régence aristocratique
et le retour à l'absolutisme monarchique.
En novembre 1718, après neuf mois de troubles et de remous qui
avaient fait différer le projet de l'Écossais, il parut opportun d'y revenir.
Law et le duc d'Orléans le souhaitaient pour des raisons différentes.
Raisons de prestige pour le directeur de la Banque générale : son
établissement cesserait d'être une entreprise privée bénéficiant d'une
simple bienveillance des autorités pour devenir une émanation directe du
pouvoir, pour devenir le pouvoir ! Raisons financières également. Grâce
à l'« étatisation » de son établissement, il espérait augmenter le volume
des émissions de billets qui atteignait déjà la somme de 148,5 millions de
livres. Il roulait dans sa tête des projets plus fabuleuxencore : le
remboursement massif de la dette publique, notamment des rentes sur la
Ville, là mainmise sur la gestion des fermes, dont la concession venait
d'être accordée par d'Argenson à une compagnie sinon rivale, du moins
concurrente, dirigée par les quatre frères Pâris (septembre 1718), la
démonétisation de l'or et la mise en circulation d'une monnaie de papier
libellée non plus en écus, mais directement en monnaie de compte, en
livres.
Le Régent, pour sa part, était depuis longtemps convaincu de la
nécessité de franchir une nouvelle étape et la réussite de Law ne faisait
que renforcer chaque jour davantage sa détermination. Sa seule crainte
était de heurter de front une opinion insuffisamment préparée. D'autres
motifs d'ailleurs l'incitaient à accroître le contrôle de l'État sur la Banque
générale. La guerre avec l'Espagne approchait, et, pour y faire face, le
régime avait besoin de finances saines, d'un budget équilibré, d'une dette
publique allégée. Dans sa remarquable étude sur la Banqueroute de Law,
Edgar Faure a mis en lumière un fait important jusque-là ignoré des
historiens : dès 1718 la Banque générale, malgré la rigidité des principes
hautement proclamés (pas de création de billets sans remise d'espèces
équivalentes), avait fourni de discrètes avances au Trésor, aidant ainsi
l'État à régler ses échéances. Des concours tout aussi discrets avaient été
consentis aux trésoriers de la marine. Il était évident que la
transformation de cet établissement en organisme public ne pouvait
qu'accélérer ce phénomène de vases communicants.
Autour du Régent, la lutte pour le pouvoir s'était amplifiée.
D'Argenson, qu'on avait appelé aux affaires pour remplacer le turbulent
Noailles, était devenu à son tour hostile au financier, dont il jalousait
l'éclatante faveur. A l'automne de 1718, il se crut assez puissant pour
contrecarrer ses projets. Le duc d'Orléans dut lui forcer la main, bien
décidé à le briser s'il élevait la moindre résistance. Le cauteleux
bureaucrate céda. Le 4 décembre, une déclaration royale convertissait la
Banque générale en Banque royale. Aussitôt soumise au parlement elle
fut repoussée par 84 voix contre 23. Qu'à cela ne tienne ! Un arrêt du
conseil lui donna force de loi sans avoir été enregistrée. Il confirma Law
dans ses fonctions de directeur, décida de rembourser les actionnaires de
leur mise initiale et d'ouvrir des succursales à Orléans, Amiens, Tours, La
Rochelle et Lyon.
Une fois rondement menée cette première étape, Law passa àla
seconde: le 27 décembre, on annonça que seuls l'or et les billets seraient
désormais employés dans les transactions importantes. Les paiements en
argent ne pourraient dépasser 600 livres, et les espèces de billon et de
cuivre être utilisées au-dessus de 60 livres. Cette mesure visait à étendre
l'usage du papier-monnaie, car, l'or étant rare, on se servait fréquemment
de pièces d'argent dans la plupart des paiements.
Le même jour on créa un nouveau type de papier-monnaie qui allait
rapidement supplanter l'ancien : la livre-papier. Cette fois, les billets
n'étaient plus libellés en écus de banque mais directement en livres. Les
premières coupures de 10 000, 1 000, 100 et 10 livres firent leur
apparition au début de 1719. La nouvelle monnaie n'était plus rattachée à
une pièce de métal comme l'ancienne. Dans l'esprit de Law, cette
innovation constituait une première étape vers la démonétisation des
espèces. La formule présentait un avantage évident : le public, habitué à
traiter des opérations libellées en monnaie de compte (contrats de
fermage, de métayage, de complant, actes de vente ou d'achat...), n'avait
plus besoin de convertir les livres en louis ou en écus. C'était une
simplification, une amélioration sensible des transactions.
Pour convaincre les sceptiques, un arrêt du 22 avril 1719 crut utile de
préciser que les billets en livres tournois ne seraient pas affectés par les
diminutions pratiquées sur les espèces. L'Écossais poussa la pédagogie
jusqu'à faire un exemple en grandeur réelle. Le 7 mai, un arrêt du conseil
diminuait le louis d'or de 36 à 35 livres. L'or seul était touché afin de
laisser entendre qu'à son tour l'argent serait frappé. Le succès fut
magistral : le public se précipita en grand nombre aux guichets de la
Banque, ne se rebutant pas devant la queue, suppliant même les caissiers
d'accepter leurs espèces. Quatre arrêts du conseil, de février à juin,
accordèrent à la Banque royale la faculté d'émettre pour 160 millions de
billets. Le 8 juillet, on autorisa les créanciers à exiger de leurs débiteurs
le paiement en billets de banque nouvelle formule. Quant aux anciens
billets d'écus, ils devaient être rapportés à la Banque dans les trois mois ;
passé ce délai ils perdraient toute valeur. Le Régent était ravi, la Cour en
extase. C'était superbe, d'une habileté presque diabolique.
L'INTÉRÊT LÉGAL À 2 %
LA CRISE DE MAI
LA CONCERTATION MANQUÉE
Barbier raconte dans son Journal qu'on jetait des billets anonymes
dans les carrosses : « Sauvez le roi, tuez le Tyran et ne vous embarrassez
pas du trouble. » Un jour, sur une porte de son appartement, le Régent put
lire cette parodie de la dernière scène de Mithridate:
C'en est fait, j'ai vécu...
Le papier établi, les Français ruinés
Suffisent à ma cendre et l'honorent assez.
LE BILAN
« LE CORPS DE DOCTRINE »
LA LIQUIDATION DU SYSTÈME
Organiser la paix
LA CRISE DE GIBRALTAR
C'est une loi bien connue de l'Histoire qu'il est plus difficile d'organiser
la paix que de faire la guerre. La défaite espagnole n'avait que faiblement
contribué à dénouer l'imbroglio européen. Le seul avantage acquis –
d'ailleurs salué par les vainqueurs à sa juste valeur – avait été le départ du
principal responsable de l'affrontement, le cardinal Alberoni. Mais les
antagonismes, les appétits, les forces en présence restaient les mêmes.
L'Espagne, conduite par Scotti et la reine Farnèse ne songeait qu'à
reprendre pied en Italie. Ayant adhéré par la contrainte à la Quadruple
Alliance (janvier 1720), elle aurait aimé profiter de sa réconciliation avec
la France pour l'entraîner dans un conflit contre l'Empereur. Si le Régent
souhaitait une entente avec son cousin, ce n'était évidemment pas à ce
prix ni à celui d'une rupture avec l'Angleterre, qu'on jetterait alors dans
les bras de Charles VI. De son côté, Stanhope se méfiait d'un
rapprochement franco-espagnol et redoutait un dialogue direct entre les
deux branches des Bourbons.
Philippe V, en préalable à toute manifestation de sa bonne volonté,
exigeait la restitution des places occupées par les Français, y compris le
fort de Pensacola en Floride, et la rétrocession de Gibraltar que les
Anglais avaient acquis au traité d'Utrecht. La base navale de Port-Mahon,
dans l'île de Minorque, où lesAnglais disposaient d'un arsenal et d'une
puissante forteresse, rendait secondaire la possession de ce rocher isolé à
la pointe méridionale de la péninsule Ibérique. Aussi, dès juillet 1718,
avant le déclenchement des hostilités, ceux-ci avaient-ils envisagé de le
rendre. Le Régent croyait donc l'affaire acquise depuis longtemps et se
porta fort vis-à-vis du roi d'Espagne de lui obtenir satisfaction. Or, au
même moment, de l'autre côté de la Manche, ce projet soulevait une
tempête dans l'opinion et une levée de boucliers à la Chambre des lords.
Le ministère, accusé de brader les possessions britanniques, fut contraint
de faire marche arrière et de désavouer le Régent. La nouvelle, annoncée
par le représentant français à Londres, Destouches, le 12 février 1720, fit
l'effet d'une douche glacée. Philippe avait engagé sa parole. Il se crut
trahi, prit ce revirement pour une injure personnelle et en fit violemment
reproche à Stair et à George Ier. Les Anglais s'étonnèrent qu'il ait pu ainsi
disposer de leur bien sans même leur en avoir parlé. La situation avait
changé et les engagements pris avant la guerre étaient devenus caducs par
les refus systématiques de Philippe V et son attitude belliqueuse.
Les relations franco-britanniques connurent alors un net
refroidissement. Le système de la vieille Cour, jamais oublié, refit
surface. Pourquoi la France, au lieu de se laisser traîner à la remorque de
ces perfides insulaires ne conclurait-elle pas une bonne et solide alliance
avec Madrid ? La disgrâce d'Alberoni, la rondeur de Scotti, la bonne
volonté de Philippe V rendaient bien des choses possibles. James
Stanhope, lors de sa venue à Paris en janvier 1720, avait promis à Law,
récemment promu contrôleur général, de rappeler à Londres lord Stair
qui s'était répandu en propos acerbes contre lui. Moins de deux mois plus
tard, il n'était pas loin de penser que, dans cette querelle d'Écossais,
l'arrogant Stair n'avait pas tous les torts. Bientôt, il fut convaincu non
seulement que le directeur de la Banque royale cherchait à éloigner le
Régent de George Ier, mais qu'il soutenait avec ardeur les prétentions des
Stuarts et envisageait froidement une alliance franco-hispano-moscovite
dressée contre son pays. Était-ce vrai ? Les historiens sont d'avis
partagés. Edgar Faure estime que l'inventeur du Système a sans doute
aidé pécuniairement certains exilés jacobites, mais qu'il s'est bien gardé
de prendre des positions aussi tranchées dans un domaine qui n'était pas
le sien. Bref, jamais Law n'aurait songé à renverserles alliances ou à
distendre les liens amicaux avec Londres. Il est sûr en tout cas que les
Anglais crurent le contraire et que Dubois, qui avait encouru les foudres
du Régent à propos du faux pas sur Gibraltar, fit tout pour les en
persuader. « M. Law est fort altéré contre l'Angleterre, écrivait-il à
Destouches le 24 février 1720. Il a fait entrer M. Le Blanc dans ses vues.
Ils m'attaquent comme prévenu et favorisant l'Angleterre. Son Altesse
Royale fort irritée pourrait se jeter en des extrémités. » A Londres, la
colère montait aussi, car l'on soupçonnait des négociations secrètes entre
la France et l'Espagne. Le 29, Destouches mandait à Dubois : « On
commence à être jaloux ici que Son Altesse Royale s'empare de cette
négociation et on soupçonne que le mécontentement qu'elle témoigne
n'est qu'un prétexte qu'on lui inspire pour l'autoriser à changer de
système, à prendre les plus étroites liaisons avec le roi d'Espagne et à
rompre ensuite celles qu'il a contractées avec le roi d'Angleterre. » Ces
difficultés prouvent une fois de plus que l'alliance anglaise, souvent
présentée comme une donnée de base de la politique du Régent à partir
de 1717, était loin d'être un fait définitivement acquis. Sa fragilité même
la soumettait à la moindre bourrasque.
Stanhope, l'infatigable voyageur de l'Europe, estima utile de faire un
saut à Paris. Il arriva le 26 mars et fut reçu en audience le lendemain par
le duc d'Orléans. Celui-ci lui réserva un accueil des plus aimables et,
dissimulant ses premières tractations avec le roi d'Espagne, déploya tous
ses efforts à dissiper les nuages entre les deux nations. Le Premier
ministre britannique sortit rasséréné de l'entretien, persuadé qu'il venait
encore d'échapper à la catastrophe. « Depuis quelques semaines, écrivait-
il le 1er avril, nous avons été à deux doigts de notre perte. Cette Cour s'est
cru assurée de pouvoir disposer de l'Espagne comme elle voudrait. Cela
posé, une cabale qui était la plus forte il y a quinze jours, et qui pourra le
redevenir dans quinze autres, n'a point balancé de proposer à Mgr le duc
d'Orléans de nous faire la guerre à l'Empereur et à nous. M. l'abbé Dubois
s'est cru perdu, a crié au secours et m'a fait venir ici. »
DUBOIS ARCHEVÊQUE
LA VOLTE-FACE
LA PAIX DE NYSTADT
Le duc ne résista pas à l'envie de visiter les forts, les citadelles, les
places d'armes qu'il n'avait pas connus dans sa trop courte vie militaire. Il
y recevait les honneurs, faisait chère lie avec les gouverneurs et les
lieutenants de roi. Il accueillait avec bonne grâce les délégations des
corps de ville, venues chapeau bas lui offrir les présents traditionnels :
flambeaux de cire blanche et de cire jaune, pots de confiture, flacons de
liqueurs et de vins fins. Avec quel délice savourait-il les égards de ces
édiles locaux, jubilant à la péroraison des jurats en grand apparat, à leur
prévenance obséquieuse, leurs « honnêtetés » toujours assaisonnées de
formules dithyrambiques auxquelles Son Excellence voulait bien
répondre en quelques mots d'une orgueilleuse modestie ! De ce périple
enchanteur à travers les provinces il gardera le souvenir émerveillé d'un
monde immobile, soumis à son roi, respectueux envers ses notables, très
éloigné des saveurs frelatées de la Cour et de la vie parisienne.
Chemin faisant, il croisa sur sa route le duc d'Ossone que Philippe V
envoyait pareillement en ambassade à Paris. Le 13 novembre, Ossone fut
reçu en audience par le jeune roi à qui il présenta la demande officielle en
mariage de Mlle de Montpensier. Signé deux jours plus tard, le contrat fut
suivi, comme en pareil cas, de bals, soupers et réjouissances. Saint-
Simon, quant à lui, arriva à Madrid dans la nuit du 21 au 22 novembre.
Le lendemain, le marquis Grimaldo vint lui faire son compliment. Puis
l'envoyé du Régent se rendit au Palais-Royal. La vue de Philippe V le
frappa de stupeur : « Le premier coup d'œil m'étonna si fort que j'eus
besoin de rappeler tous mes sens pour m'en remettre. Je n'aperçus nul
vestige du duc d'Anjou, qu'ilme fallut chercher dans un visage fort
allongé, changé. [...] Il était fort courbé, rapetissé, le menton en avant,
fort éloigné de sa poitrine, les pieds tout droits, qui se touchaient et se
coupaient en marchant [...]. Ce qu'il me fit l'honneur de me dire était bien
dit, mais si l'un après l'autre, l'air si niais, que j'en fus confondu. Un
justaucorps sans aucune sorte de dorure, d'une manière de bure brune... »
Le Bourbon était devenu Habsbourg ! Aimable, souriante, Élisabeth
Farnèse lui parut fort belle de corps, de gorge et d'épaules mais le visage
effrayant, « marqué, couturé, défiguré à l'excès par la petite vérole ».
Cette réception privée fut suivie le 25 novembre de l'audience publique
et de la signature du contrat de mariage de la petite infante, en présence
du président de Castille, des deux secrétaires d'État, du légat du pape et
des principaux grands d'Espagne.
Madrid se donna en réplique les mêmes réjouissances que Paris :
illuminations, soupers, bals, feux d'artifice, messes d'action de grâce.
Comme convenu, l'échange des princesses se fit le 9 janvier 1722 dans
l'île des Faisans, sur la Bidassoa. La fille du Régent, Mlle de
Montpensier, choqua tout de suite par son manque d'éducation, ses
caprices extravagants, son humeur insupportable, son entêtement d'enfant
gâté. « C'est la personne la plus désagréable que j'aie vue de ma vie,
avouait sa grand-mère, la Palatine ; dans toutes ses façons d'agir, qu'elle
parle, qu'elle mange, qu'elle boive, elle est insupportable ; elle n'a pas
versé une larme en nous quittant, et c'est à peine si elle nous a dit adieu. »
A son retour de Lerma, elle tomba malade. On s'aperçut alors que cette
étrange gamine de treize ans à peine, devenue par la bénédiction nuptiale
princesse des Asturies, avait les glandes du cou anormalement gonflées.
Il n'en fallut pas davantage pour entendre des murmures contre le sang
gâté des Orléans. Le rétablissement de la jeune fille fit taire
heureusement ces ragots.
L'ambassadeur extraordinaire du Régent, qui se relevait lui-même
d'une terrible attaque de petite vérole, reçut de Philippe V son lot de
récompenses : la grandesse de première classe pour lui et son fils cadet,
le marquis de Ruffec, la Toison d'or pour son aîné, le vidame de Chartres.
C'était plus qu'il n'en avait jamais espéré. « Tout retentit de votre
magnificence, lui écrivait Philippe, de votre présence d'esprit, de votre
activité et de la dignité de vos démarches. J'en ai autant de joie pour la
part que je prends à votre gloire que pour celle qui m'intéresse. »
Le rutilant seigneur était ravi, mais ruiné. Pour soutenir son rang, il lui
avait fallu faire preuve d'un surcroît de prodigalités, jeter l'or par les
fenêtres de son carrosse, engloutir ses derniers écus à recevoir le carré
assidu des importuns. Lorsqu'il se retrouva les poches vides, sans un sol,
il lança des appels pathétiques à sa femme et à Dubois. Mais la gloire ne
vaut-elle pas toutes les fortunes ? D'ailleurs notre archiviste poussiéreux
de toutes les vanités humaines entassait fébrilement un bien plus
estimable encore à ses yeux : des notes, des fiches, des croquis, le tableau
complet de la Cour espagnole, les plans de sa fabuleuse horloge
protocolaire avec son mécanisme séculaire et son inflexible cérémonial,
de sa minutieuse hiérarchie, le détail des préséances, des génuflexions,
des révérences imposées, la liste complète des grands, la généalogie
exhaustive des sombres hidalgos, le rang de leur Maison, bref, quelque
chose d'unique, d'exceptionnel, un monument dressé comme un défi aux
siècles futurs...
L'INFANTE À PARIS
LE « CARDINAL CHAUSSE-PIED »
EXILÉS ET PROSCRITS
L'ENFANT-ROI
LE SACRE DE REIMS
Les cérémonies solennelles du sacre, qui se déroulèrent à Reims du 24
au 29 octobre 1722, permirent encore au peuple de clamer sa joie et de
s'émerveiller de la beauté de son petit prince. « On se souviendra
longtemps qu'il ressemblait à l'Amour, le matin de son sacre à Reims,
avec son habit long et sa toque d'argent, relate d'Argenson dans ses
Mémoires. Je n'ai jamais rien vu de plus attendrissant que sa figure alors ;
les yeux en devenaient humides de tendresse. »
Ces cérémonies furent marquées par la bouderie des ducs et pairs,
mécontents du dernier privilège conservé aux bâtards, celui de
représenter au sacre les anciens pairs en vertu d'un éditde 1711 dont ils
réclamaient à cor et à cri l'abrogation. La plupart d'ailleurs refusèrent de
se rendre à Reims, Saint-Simon le premier qui, plein d'amertume,
présenta au duc d'Orléans un Mémoire des prérogatives que les ducs ont
perdues depuis la Régence. Aussi, dans ses Mémoires ne s'étend-il guère
sur le sacre de Louis XV. Il ne souffle mot du décor grandiose, de la
cathédrale tendue des plus belles tapisseries de la couronne, du maître-
autel paré de drap d'argent galonné d'or aux armes de France, du dais
royal couvert de velours violet et semé de lys d'or, des cardinaux en
rochet et chape, des pairs ecclésiastiques avec leur mitre, des maréchaux
de France, des pairs laïques en drap d'or et manteau doublé d'hermine,
des Cent-Suisses, gardes de la prévôté, hérauts d'armes aux costumes
chatoyants, du cortège des grands officiers, de la nuée tourbillonnante des
chanoines, diacres et sous-diacres, ni enfin de l'enfant royal en satin
cramoisi et robe longue d'argent, portant sur la tête une toque de velours
noir garnie de plumes blanches et d'une aigrette noire. Il ne s'attarde pas
non plus sur l'arrivée de la sainte ampoule sous un dais d'argent conduit
par le prieur de Saint-Remi, le serment du roi au pied de l'autel, les sept
onctions rituelles du saint chrême, la remise solennelle au souverain de
l'épée de Charlemagne, du sceptre et de la main de justice, enfin le
couronnement proprement dit, suivi d'un lâcher de pigeons, de salves de
mousqueterie et du fracas joyeux des cloches de la ville... Non, notre
vétilleux mémorialiste ne retient que le désordre « inexprimable », la
confusion des rangs, les règles de préséance bousculées, les cardinaux et
pairs ecclésiastiques mal placés, les secrétaires d'État prenant rang devant
la plus haute noblesse de France. Il s'attache à énumérer les « indécences
», « faussetés », « dissonances », « bévues » et « fautes énormes »
ressortant des témoignages et des relations imprimées de la cérémonie, et
remarque avec ses contemporains la magnificence du cardinal Dubois qui
affichait en cette occasion un luxe tapageur. Ses équipages – trois
carrosses, trois chaises de poste et des mulets pour les bagages – étaient
drapés de velours cramoisi et frappés de ses armes. Sa suite comprenait
une trentaine de personnes : officiers, maîtres d'hôtel, courriers, Suisses,
laquais en tenue. Le jour du sacre, il prit place à la gauche du roi, avant
les cardinaux de Rohan, Bissy et Polignac, et s'installa sur une estrade
dominant l'assemblée...
Le roi quitta Reims le 30 octobre pour aller passer les fêtes dela
Toussaint à Soissons, puis, le lendemain, vint loger au château de Villers-
Cotterêts, où le duc d'Orléans le régala d'une fête somptueuse agrémentée
de bals, de concerts, de courses de bagues, de chasses au cerf et au
sanglier. Dans le parc, on avait installé des échoppes ornées de glaces et
de girandoles, devant lesquelles jouaient des saltimbanques, des
marionnettistes et des comédiens italiens. Des bijoux, des porcelaines du
Japon, de Chine et des Indes récompensaient les heureux gagnants des
loteries. Aux buffets, des serviteurs distribuaient des pâtisseries, dragées,
fruits secs et servaient café, chocolat, limonade et boissons de toutes
sortes. La Gazette énonce que l'on déboucha 80 000 bouteilles de vin et
de champagne, 8 000 flacons de vin du Rhin, 1 400 bouteilles de cidre et
de bière d'Angleterre, 3 000 flacons de liqueurs... Deux jours plus tard,
M. le Duc fit au roi les honneurs de son château de Chantilly, cherchant à
son tour à éblouir le jeune dieu par la variété des divertissements : pêche
dans l'étang, chasse au cerf, visite de la ménagerie, comédies,
illuminations et feux d'artifice...
C'est au retour de ce grand voyage que la vieille Madame prit froid et
s'alita. « Mourir, avait-elle écrit, est la dernière sottise qu'on puisse faire,
plus on la recule, mieux cela vaut ! » A soixante-dix ans passés, épaisse,
essoufflée, guettée par l'hydropisie, elle ne fut plus en mesure de reculer
cette suprême sottise. « Vous pouvez m'embrasser, dit-elle sur son lit de
mort à une dame qui voulait lui baiser la main, je vais dans un pays où
nous sommes tous égaux. » Elle chassa les médecins venus à son chevet
– tous des ignares ! –, sermonna une dernière fois son fils en pleurs en lui
rappelant « qu'il avait une âme à sauver et qu'il n'y pensait point » et
s'éteignit le 8 décembre 1722, à quatre heures du matin, veillée par les
siens. « On perd une bonne princesse et c'est chose rare », disait le
peuple. Son corps fut porté à Saint-Denis où Massillon – le seul prélat qui
avait eu le privilège de ne pas l'endormir à l'église ! – prononça l'oraison
funèbre.
LA FIN DE LA RÉGENCE
LA MORT DE DUBOIS
Au début de janvier 1723, la santé du cardinal s'était singulièrement
aggravée. Le 14, il avait eu une défaillance en plein conseil. En février,
un accès de fièvre l'avait immobilisé au lit. En avril, passant la revue de
la maison du roi, il n'avait pu dissimuler davantage le mal secret qui le
rongeait. On l'avait vu à cheval faire des contorsions et des grimaces qui
amusèrent follement le public. Le malheureux se tordait de douleur, car
l'abcès qui s'était formé au col de la vessie venait de se rompre. Pour
lutter contre le mal, il prit du quinquina, suivit un régime lacté, se fit
expédier des eaux de Barrège, de Bristol, réputées contre le diabète et la
gravelle.
Il n'en continuait pas moins son activité débordante. Il voulut assister
aux réunions de la Compagnie des Indes réorganisée sous sa protection et
– suprême honneur – se fit offrir par Mgr de Vintimille, archevêque
d'Aix, la présidence de l'assemblée générale du clergé, réunie au couvent
des Grands-Augustins, où il vint prononcer un discours. La maladie
l'avait rendu plus irascible, plus grossier que jamais. Toujours impatient,
il tempêtait contre valets et commis, lançait des jurons en agitant
fébrilement sa petite sonnette d'argent. Ainsi, Mme de Feuquières fut-elle
accueillie par ces mots : « Je suis accablé d'affaires et il faut encore que
des putains viennent m'embarrasser ! » Mme de Montauban eut droit à un
« Madame, allez vous faire f... ! » Les plus hauts dignitaires de l'Église
n'échappaient pas à ses jurons : le cardinal de Gesvres fut un jour
congédié « dans les termes les plus sales ». Mais, toujours avide de
gloire, il commanda son portrait à Lefebvre et à Rigaud : le voici tel
qu'en lui-même, le visage émacié, griffé de rides, le sourcil épais, le
regard insinuant et plein de vie, la lèvre un peu charnue, le sourire
ironique où flotte une ombre de scepticisme. On dirait Voltaire âgé.
Les voyages en carrosse de Versailles à Paris le faisaient hurler à
chaque cahot de la route. Aussi, par commodité, s'installa-t-il dans
l'ancien appartement du Grand Dauphin au château de Meudon, plus
proche et d'accès plus aisé. Au début de juin, sous prétexte de faire curer
le grand canal et d'entreprendre quelquesréparations à l'intérieur du palais
de Versailles, il y fit venir le roi et la Cour. Tout gravitait ainsi autour de
Son Eminence et vivait au rythme de sa maladie. Le 26 mai, le chargé
d'affaires anglais, Crawford, informait lord Carteret que le Premier
ministre était remis de sa crise mais qu'il fallait d'ores et déjà travailler à
sa succession afin d'empêcher le retour aux affaires de Torcy – « notre
ennemi mortel », disait-il. En juin, Mathieu Marais note : « Le cardinal a
toujours son mal ; il jette du pus par les urines. » Son état empira au long
du mois de juillet. Il eut à plusieurs reprises de violents malaises et à la
fin dut garder le lit. Il se nourrissait à peine, mais conservait sa lucidité.
Au président Hénault, venu lui rendre visite, il parla des mérites
comparés de Richelieu et de Mazarin, ses deux modèles, et trouva la
force de sourire et de plaisanter. « Je remarquai, écrit son visiteur, qu'il
prit son pot de chambre cinq ou six fois, et, quoique je l'observasse fort, il
ne parut aucune altération sur son visage. » Le 6 août, il était si mal en
point que le duc d'Orléans accepta de tenir le conseil dans sa chambre.
Cependant, le public se gaussait de sa maladie que l'on attribuait
complaisamment à ses « vices ». L'avocat Barbier parlait des suites «
d'une vérole invétérée ». Boudin, son médecin, ayant annoncé que sa
vessie était toute percée, l'impertinent Nocé, de son exil, lui répondit : «
Vous ne me ferez pas accroire que les vessies sont des lanternes. »
L'absolutisme et la Régence
JUIFS ET PROTESTANTS
LA FISSURE
Le prince foudroyé
L'ASSAINISSEMENT
La liquidation du Système n'avait pas – tant s'en faut – aboli toutes les
difficultés. Six mois consécutifs de sécheresse avaient à demi ruiné
l'économie rurale, renchéri le prix desdenrées, ravivé la misère. Plus de
foin, plus d'avoine. En certaines régions, les vignes étaient grillées.
Bestiaux et volailles périssaient en grand nombre. A Paris, la plupart des
puits étaient à sec. Le 25 octobre, on avait découvert la châsse de sainte
Geneviève et fait des prières publiques dans toutes les églises, en
présence du saint sacrement. A cette calamité naturelle s'ajoutait une
épidémie de petite vérole qui, selon Mathieu Marais, emporta 3 000
enfants en quelques mois. Sinistre époque !
Sur le plan financier, l'abaissement des monnaies permit
l'assainissement de la situation. L'édit du 20 août 1723 réduisit la valeur
du louis d'or de 44 livres à 39 livres 12 sols, celle des écus de 7 livres 10
sols à 6 livres 18 sols, celle des pièces de 50 sols à 46 sols, celle des
pièces de 25 sols à 23 sols, celle enfin des pièces de 12 sols 6 deniers à
11 sols 6 deniers. Une nouvelle taxe dite de « joyeux avènement » (une
taxe peut-elle être joyeuse ?) payable en espèces permit de drainer du
numéraire dans les caisses de l'État. « On m'a assuré, écrit Jean Le
Chambrier, ministre de Prusse à Paris, que le roi serait dans peu en règle
pour tout ce qu'il doit, c'est-à-dire qu'on serait bientôt en état de payer
non seulement le courant mais aussi les sommes arriérées, ce qui rétablira
considérablement le crédit de la Cour et remettra dans le commerce un
argent considérable. »
Après avoir équilibré tant bien que mal les comptes de l'État, Philippe
rêva d'assurer la reprise économique. S'entendant plutôt mal avec les
frères Pâris, ennemis des audaces financières, il fit venir le baron Antoine
Hogguer et lui demanda de réfléchir au plan d'un établissement bancaire
sans lien officiel avec l'État, mais capable de le faire bénéficier d'un
crédit « très secret et très étendu », à l'insu du public, encore traumatisé
par l'expérience précédente. C'était aussi l'idée d'un exilé dont le nom
restait présent dans toutes les mémoires, John Law. D'Angleterre, où pour
l'heure il était au mieux avec les ministres de George Ier, il songeait à
repasser sur le continent pour y prendre sa revanche. Qu'est-ce qu'une
partie perdue pour un joueur quand la chance d'une autre s'offre à lui ?
On savait qu'il était resté en correspondance avec le duc d'Orléans, et la
rumeur de son retour aux affaires ne cessait de s'amplifier. On avait
remarqué que son ami intime, le marquis de Bully, avait pris à bail un bel
hôtel rue de Richelieu et, lors de la vente des équipages du cardinal
Dubois, s'était porté acquéreur de tous les grands carrosses. Ces
dépenses, pour qui d'autre auraient-elles été faites sinon pour le
fastueuxÉcossais ? « Il faut que la France soit en valeur, écrivait de son
exil John Law au duc d'Orléans, et pour mettre la France en valeur, il faut
rétablir le crédit public et simplifier les revenus. Il faudrait avoir 20 ou 30
millions de revenus au-delà des dépenses ordinaires pour fournir des
augmentations de dépense qui seront jugées nécessaires pour la sûreté et
l'honneur de l'État sans mettre de nouvelles impositions sur le peuple et
sans être obligé d'emprunter aux gens d'affaires. [...] La véritable manière
d'agrandir le royaume est de le mettre en valeur et rendre le roi chef d'un
peuple aisé. Sa Majesté aura alors augmenté sa puissance plus qu'elle ne
pourrait faire en conquérant ses voisins. »
Ces belles idées simples étaient précisément celles du nouveau Premier
ministre, résolu à maintenir l'équilibre européen, la double alliance
espagnole et anglaise, et décidé à profiter de la paix pour assurer l'essor
économique du pays, notamment par la voie coloniale où s'étaient déjà
engagées depuis longtemps les grandes puissances maritimes.
L'Empereur lui-même venait de se lancer dans le commerce international
en créant la Compagnie d'Ostende. La France, avec sa Compagnie des
Indes, avait un rôle à jouer, ne fût-ce qu'en tirant parti de ces rivalités.
Pour renforcer cette entreprise commerciale, diverses mesures furent
prises. On apura d'abord son passif, l'État couvrant le déficit de la Banque
royale qui lui avait été primitivement imputé. Puis, un arrêt du 6
septembre restitua à la Compagnie le privilège exclusif des plantations de
tabac dans les colonies concédé précédemment au sieur Duvivier.
Pour contrecarrer les ambitions impériales, Philippe envisageait aussi
de conclure une alliance avec Pierre Ier. En octobre 1723, le ministre de
France en Russie, M. de Campredon, avait réussi à convaincre le tsar non
seulement de se rapprocher de la France mais de s'entendre avec
l'Angleterre. M. de Chavigny, de son côté, était chargé de suggérer aux
Anglais un ancien projet de Dubois consistant à abolir la dignité
impériale et à donner une nouvelle forme au Saint Empire romain
germanique. Tout cela laissait augurer de grandes manœuvres
diplomatiques permettant à la France de reprendre l'offensive. Mais l'état
de santé de Philippe ne lui permit pas de poursuivre son œuvre...
MAISON DE FRANCE
MAISON D'ORLÉANS
Repères chronologiques
Sources et bibliographie
SOURCES MANUSCRITES
1. – ARCHIVES NATIONALES
Séries K et KK
Cartons du roi : K 137 (démêlés entre la France et l'Espagne). K 543 -
K 557 (documents provenant de la chancellerie d'Orléans).
Registres KK 1321-1322 (correspondance du duc d'Orléans pendant la
campagne d'Espagne de 1707).
Série R
Apanage d'Orléans : R4 1 à 1190.
2 – BIBLIOTHÈQUE NATIONALE
Fonds français
6923 (Correspondance de l'ambassadeur Amelot et du duc de Noailles,
1706-1709).
6925 (Lettres du duc de Noailles à Chamillart, 1706-1709).
6929 (Lettres du duc de Noailles).
6930 (Délibération du conseil de Finance).
6931 à 6 942 (Lettres du duc de Noailles et du duc d'Orléans).
6791 et 6 792 (Dépenses de police sous la Régence).
6797 et 6 800 (Travail du Régent avec le conseil de Régence).
7507 (Requêtes des ducs et pairs).
7584 à 7592 (Documents sur la Chambre de justice de 1716-1717).
7688 à 7690 (État des distributions du Régent).
7768 (Banque de Law).
7769 (Mémoires au Régent sur les finances).
9523 (Papiers de l'abbé Claude Fleury).
10234 (Guerre franco-espagnole et conspiration de Cellamare).
10670 à 10672 (Mémoires diplomatiques de Torcy).
10678 à 10680 (Documents sur les affaires du Nord et de l'Allemagne).
10961 à 10965 (Documents sur la Chambre de justice de 1716-1717).
11159 (Mémoires sur les monnaies).
18540 (Obsèques du Régent, récit d'un religieux).
20946 (Pièces et mémoires sur la Constitution Unigenitus).
21768 (Banque royale).
21778 - 21779 (Compagnie des Indes).
22568 (Pièces en vers sur le Régent).
23039 (Relation de la séance du Parlement du 2 septembre 1715).
23211 (Papiers du cardinal de Noailles).
23663 à 23673 (Registre des procès-verbaux du conseil de régence,
1715-1719).
24447 (Pièces en vers sur le Régent).
25030 (Régence de Louis XV).
25135 (Mémoires adressés à Dubois).
Collection de Cangé
41 à 43 (L'armée sous la Régence), 64 (Conspiration de Cellamare,
guerre d'Espagne, disgrâce de Villeroy...)
67 (Ecrits séditieux contre le Régent, lit de justice, mort de Madame,
documents sur Dubois).
68 (Documents sur Claude Le Blanc).
70, 74 (Maison du duc d'Orléans en 1714).
Collection Clairambault
529 (Mémoires et documents sur la Régence et les finances).
719 à 721 (Pièces diverses sur la Régence).
911 (Abrégé de l'histoire et des généalogies des grandes Maisons
d'Allemagne qui a servi aux études du duc de Chartres).
Collection Joly de Fleury
3 (Relation de la séance du parlement du 2 septembre 1715).
3. – BIBLIOTHÈQUE DE L'ARSENAL
Archives de la Bastille
10677 et 10678 (Conspiration de Cellamare).
10679 à 10687 (Conspiration de Pontcallec).
10688 à 10695 (Visa de 1719-1723).
4. – BIBLIOTHÈQUE MAZARINE
Correspondance politique :
Angleterre
266 à 345.
Suppl. 4 à 7.
Espagne
176, 177, 184, 186, 187, 238 à 331.
Suppl. 12.
Hollande
280 à 353.
Suppl. 10.
Prusse
48 à 73.
Rome
545 à 574, 586 à 615.
Suppl. 2 à 4.
Russie
7 à 14.
Suède
131 à 153.
Suppl. 7 et 8.
Mémoires et documents:
Angleterre
75-76.
Espagne
92, 135 (Lettres de Cellamare).
France
139 (Sur le gouvernement du royaume de France sous la régence du
prince Philippe... par Le Dran).
445 et 457 (Notes de Chavigny).
481 à 484 (Correspondance de Dubois relative au congrès de
Cambrai).
1209 à 1256 (notamment 1233 : Journal de la main de Dubois ; 1229,
1251, 1252, 1253 : Mémoires adressés à Dubois).
1999 à 2001 (conseil du Commerce).
II
SOURCES IMPRIMÉES
III
BIBLIOGRAPHIE
6. – LA VIE RELIGIEUSE
8. – FINANCES ET FINANCIERS
9. – MONOGRAPHIES RÉGIONALES
1884, t. II.
WIESENER (Louis), Le Régent, l'abbé Dubois et les Anglais d'après
les sources britanniques, Paris, 1899, 3 vol.
WILLIAMS (Basil), Stanhope, a study in eighteenth century war and
diplomacy, Oxford, 1932.
WILLIAMS (Basil) et STUART (C.H.), The whig supremacy (1714-
1760), Oxford, 1942.