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maures
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maures
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Je ne sais pas si c’est la hauteur des fougères mais aucun
bruit ne dérange cet espace de la pinède. C’est aussi là
que le rapprochement des corps devient possible.
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Au début de chaque été et à mesure que nous
approchons du camp, je retrouve le même miroitement
des routes chaudes.
Au début de chaque été les signes de l’incendie trouent
la montagne des Maures. Devant la terre désolée, le
chagrin existe mais il se résorbe vite. Et très vite aussi
nous avons le sentiment de voir un paysage intact,
comme si l’œil ne pouvait se résigner. Les décombres de
charbon appartiennent à un mauvais rêve.
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De mes forêts d’enfance Marie conserve une image
flottante. Les Maures ne représentent pas pour elle une
terre ferme et délimitée. Plutôt un entremêlement de
masses sombres et de ciels toujours bleus.
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Ce sont les dernières heures de la saison. Aujourd’hui
tout n’est qu’ennui et sommeil. La tristesse de midi
tombe sur le camp. Je me dis aussi qu’il n’existe que
pour moi.
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Mes grands-parents et leurs amis sont vieux à présent.
Beaucoup manquent à l’appel et ne reviendront jamais.
Pourtant, dès que j’entre dans le camp, une certaine
idée de la jeunesse s’empare de moi. Sans doute est-ce
pour cela que j’aime l’été, à mes yeux, elle est une
saison toujours jeune.
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La première fois que je nage jusqu’à la bouée jaune,
celle des trois cents mètres, sans planche et sans bateau
pneumatique à mes côtés, c’est mon grand-père qui
ouvre la route. Il sait comment contourner les algues page 15
hautes et profiter des quelques remontées de sable pour
reprendre pied. Il connaît les gouffres clairs où nous
pouvons plonger et toucher le fond. La première fois que
je le suis, la route m’apparaît comme encore non frayée.
Chaque été je reprends le chemin, je nage jusqu’à la
bouée mais je ne plonge plus dans les gouffres.
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déchirées, rayées de rouge, elles dessinent d’autres
lignes de vies, d’autres souvenirs. Des souvenirs d’Italie.
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Dans le camp nous avions pour habitude de marcher
pieds nus. Malgré les aiguilles, les chemins brûlants et
l’incompréhension des parents. Le contact aujourd’hui
fait mal, mais je garde cette habitude comme une
première manière d’éveiller ma peau.
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beaucoup des premiers baisers. La journée, nous
l’ignorons.
En bordure, les vieux observent la jeunesse qui serpente
à travers les palmiers, les buissons d’agaves et les page 19
pelouses palies par le sable. Ce va et vient, cette façon
de s’attarder avant le repas me rappellent l’heure de la
passegiatta dans les villes d’Italie.
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1959. Le premier été. Pourquoi les plages du Var page 21
supplantent-elles les plages plus populaires et plus
proches de Fos-Sur-Mer, les dunes sauvages de
l’Espiguette au Grau du Roi. Un désir de nouveauté. Le
hasard. Mon grand-père aime suivre les routes du littoral.
Cet été, la Simca P60 fait une halte à La Londe Les
Maures. La famille cherche pour les enfants un espace
les pieds dans l’eau. Un cycliste indique le camp du
Pansard, aucun panneau ne le mentionne. A l’entrée, des
champs d’artichauts et des vergers, parcelles sur
lesquelles le camp, plus tard, s’agrandira. Bordé de part
et d’autre par deux immenses pinèdes grillagées, il
repose sur des marais anciens. Pas de barrière, pas de
bureau d’enregistrement, un gardien et la baronne de La
Londe accueillent mes grands-parents. page 22
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saules et les tamaris. Des numéros peints en rouge sur les
arbres délimitent les emplacements. Mon grand-père est
surpris par la présence de nombreux extincteurs, il
dénombre une dizaine de tentes, aucune à moins de dix
mètres de leur parcelle. Il se souvient d’Emmanuel
Vitria, premier homme en France à vivre avec un cœur
transplanté, il se lie d’amitié avec Paul Saba, infirmier
hospitalier et tous deux organisent les premiers concours
de pétanque de la côte.
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Malgré l’ombre des pins, la chaleur de l’après-midi reste page 23
engluée aux parois de la caravane. Elle cloue mes
grands-parents sur place. Chercher la fraîcheur des
draps, attendre dix-sept heures. Que le soleil perde son
mordant. A présent la plage leur semble loin. Pour la
première fois j’entends leur fatigue, je devine une hâte
de rentrer à la ville.
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Je revois Louise, le sourire que sa bouche dessine, les page 24
yeux clos, les seins qu’elle hausse en se soulevant, le
ventre creusé pour masquer sans doute la légère rondeur.
Le monde derrière la fenêtre reste en alerte, le vent
froisse les rideaux, le soleil projette sur la peau une
lumière trop vive. Des pas, des voix, le fourmillement de
la plage. Dans ces moments, rien ne peut nous distraire.
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L’orage noircit la mer, je repousse mon inquiétude, nous
plongeons depuis le dernier pont.
Sur la plage Marie agite ses bras, comme le font mes
grands-parents. Après la bouée jaune, je ne les distingue
plus. Seuls les battements de mes jambes et les
éclaboussures blanches demeurent perceptibles.
Quelques planches à voiles me dépassent, je suis un
point sur la mer, je n’ai jamais autant flotté, loin de page 26
toutes les amarres.
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colle déjà aux lèvres. Et lorsqu’on se penche aux
fenêtres pour laver le visage ou fumer une cigarette, les
chevelures frôlent les falaises.
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Le manque d’agressivité qui me caractérise sur un
terrain de football, cette nonchalance qui laisse mon
père et certains entraîneurs en plein désarroi,
disparaissent sur un court de tennis. Je crie, je râle, je
triche, je casse mes raquettes, il est exclu que je perde.
Pourtant, à la fin des années quatre-vingt, mes joueurs
préférés sont suédois et peu réputés pour leur
comportement extraverti.
Les familles et leurs chaises pliantes prennent position
autour du court. Je m’appuie sur les coups puissants de
Tom, j’utilise le revers lifté, je varie le rythme et les
effets, je gagne la partie et le groupe des Hollandais
m’adopte. La nuit, je peux avec eux ramasser les
branches mortes de la pinède, construire les feux de page 29
plage et regarder Suzanne.
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Sur la troisième plage, Léna et ses amies tendent une
corde entre deux pins. Elles tracent des lignes et des
carrés sur le sable, elles réinventent en plein air leur
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salle de gymnastique.
Sur une nappe blanche, mon grand oncle ouvre et étale
les oursins que nous venons de ramasser. Il extrait le
corail, mélange jus de mer et citron pressé, et les filles
multiplient les sauts. Jusqu’à l’âge de vingt ans, l’espace
du monde se réduit à ce bout de plage, ce brin de
pinède.
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1972. Dans les albums de mes grands-parents, je retire page 31
quatre images en noir et blanc. Imprimées sur du papier
brillant, elles portent, au dos en haut à gauche, la même
inscription à l’écriture penchée et à l’encre bleue juillet
72. Personne ne sait qui se trouve derrière l’appareil et
l’écriture demeure étrangère. Mon grand-père se
rappelle d’un petit boitier qui circule de mains en mains
et tient dans la poche. Il faut insérer un film argentique
120. Les images au format carré mesurent huit
centimètres de large, elles relatent une journée d’été,
surprennent par la sûreté du cadrage et la qualité de
l’impression.
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devine la disposition circulaire des caravanes, j’imagine
un campement retranché.
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Après l’amour, Louise lutte pour rester éveillée. Elle dit page 33
vouloir garder les odeurs, les bruissements de la
pinède. Etre attentive aux pensées qui me remuent. Elle
relève le drap jaune, je sens ses muscles et la pointe des
seins se détendre, elle chuchote amour sur mes lèvres,
pose sa main sur mon sexe, la fatigue ferme ses
paupières.
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Les premiers étés, le camp ne dispose pas de bornes
électriques. Pour dîner nous profitons du reste de jour
qui flotte sous les pins. Quand l’obscurité descend, mon page 34
grand-père dispose sur les tables des bouteilles de vin
vides sur lesquelles il plante des bougies. La lueur tire
nos visages et leurs ombres de la nuit.
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Pendant l’année, ma mère multiplie les tours de ville en
voiture pour m’endormir. Ma sœur n’est pas encore née,
les crises d’asthme n’envahissent pas mes nuits, mais
déjà le sommeil tarde à venir. L’été, à l’heure de la
sieste, les flots me bercent, mon père pousse le bateau
pneumatique d’une digue à l’autre, et parfois jusqu’à la
plage des Salins, loin, très loin du camp. L’eau monte à
sa taille, et sur les images que je retrouve, je reconnais
sur son corps la musculature sèche de mon buste.
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jusqu’à la dernière plage, celle en contrebas du phare du
Cap Camarat.
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Les canaux au tracé complexe s’enroulent autour des page 38
Salins. Protégés par une palissade de roseaux, cachés
derrière les ajoncs, nous nous laissons dériver. Nous
franchissons les clôtures et les barrages aujourd’hui
noyés. Eaux dormantes, friches sans âge, torpeur, j’entre
dans un temps sans ancrage. Après avoir amarré la
barque, nous regagnons la bâtisse enfouie sous le lierre
et dans la pénombre des arbres, cette bâtisse que les
gens du Var nomment la chapelle des marais.
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parasols restent fermés, il n’y a pas d’autre refuge que
la mer. Noire, sans fond, elle me donne le vertige.
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Le toit gondole, le bois des fenêtres éclate, l’eau
s’infiltre partout, la caravane ne connaîtra pas d’autres
étés. Mes grands-parents retirent les rameaux de buis au-
dessus des lits, les photographies de famille, les articles
de journaux. Le hamac repose dans l’armoire, les
cloisons et les miroirs se couvrent de taches pâles.
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Nous ne voulons pas sortir de l’eau. Les heures dans la page 42
mer fripent les mains et changent la couleur des lèvres.
Ma grand-mère attend. Nous nous enroulons dans les
draps de bains. Jamais remplacée, au fil des étés, leur
étoffe rêche rappe nos peaux.
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1959. Des Salins à l’Argentière, sept kilomètres de sable page 45
blanc. Aucune digue ne vient séparer les différentes
plages. Elles n’ont pas de nom, le port actuel de Miramar
attend sous les marais, il verra le jour trois décennies
plus tard.
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crainte du filet d’eau saumâtre qui coule dans les
cabines de douche.
Mes grands-parents protègent la voiture de la résine et
des poussières de sable. Les excursions en dehors du
camp se font à pied et penchent dans la direction des
Salins. Certains soirs, ils laissent les enfants, prennent un
repas de poissons sur le port Pothuau, ils empruntent
l’ancienne voie ferrée, celle qui commence sur la plage
et rejoint la gare La Pauline, au centre de la ville de
Hyères. La jeunesse a rendez-vous au dancing de La
Marquise.
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En janvier, lorsque la mer déferle et saute par-dessus la page 47
jetée, elle vient cogner les murs des blockhaus. Son
grondement rappelle aux plus vieux l’avancée des
navires sur la pinède, le bruit des convois.
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airs, paillettent les banquettes en velours, une odeur
sucrée envahit l’habitacle.
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Sur la vespa de Gilles nous roulons, la tête vide, un peu
ivres.
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vois courir avec leur valise et attendre sur le sable le
retour du calme. La plage marque une limite entre la
noirceur du ciel d’un côté et l’horizon marin au bleu
intact de l’autre. Les yeux piquent, la gorge brûle, les page 51
sirènes retentissent, mon grand-père pose un genou sur
le sable. Il s’applique à photographier les canadairs au
plus près de la mer. Ce qu’il aime saisir c’est le rouge et
jaune de la carlingue, les gerbes d’eau, le brouillard ce
sont ses mots, lorsque l’avion heurte la surface. Un jour
les feux cessent, des points verts parsèment de nouveau
les collines.
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Ce matin les algues et les méduses dérivent à trois
mètres du rivage. La chaleur assoiffe, les parents crient
des ordres, les enfants reculent, j’enterre des images et
des lettres dans le sable.
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et les tubas dans un carton sous l’établi, ils déjeunent
sur le balcon, regardent le Rhône et leurs journées se
perdent.
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et le soleil illumine l’ensemble. Ma peine trouve refuge
dans cette douceur.
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Je nage vers le large, la fraicheur remonte des gouffres
et cingle mes muscles. Je ne ferme pas les yeux lorsque
j’effectue des mouvements de crawl, mes yeux
s’injectent de sel et de sang. L’espace d’une seconde, je
ne souhaite plus rebrousser chemin et regarder la terre.
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1989. Gilles ne danse pas. Sur la place de la Baie des page 57
Iles, il est au milieu de la foule, toujours entouré des
plus belles filles du camp, mais aucun mouvement
n’anime son corps. Il attend la fin de la fête, les ultimes
chansons, celles qui s’éloignent des tubes sucrés et des
standards commerciaux. Il connaît le disc-jockey, il sait
que les trente dernières minutes sont consacrées à de la
musique pas comme les autres. C’est l’été des quatorze
ans, je découvre la pop anglaise, le rock indépendant.
Gilles porte un t-shirt blanc au col déchiré et à l’effigie
de son groupe préféré. La musique arrive, le visage et les
yeux se ferment, la tête, le corps bougent de façon
imperceptible. La voix est pour moi inédite, étrange,
androgyne. Certains disent tragique et grandiloquente.
C’est une musique d’hiver qui me plonge, malgré mes
quatorze ans, dans l’introspection. J’imite aussi la pose
de Gilles.
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Je comprends quelques mots, ils se répètent, il est
question d’obscurité, d’araignée, d’avancée calme, de
tremblement, de lutte. Et le chant se poursuit, toujours
plus lancinant, et Gilles m’explique les images de cette
berceuse, le sens de la chanson. Il me parle d’amour, de
dévoration amoureuse, les filles se rapprochent de lui.
Les filles aiment les garçons sensibles qui aiment la pop
anglaise.
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Cambrer les fesses, tendre les seins, s’étonner de page 59
trouver des mots et des gestes de femme. Louise exige
que mes mains serrent les cuisses, plus fort plus fort,
écartent les fesses, je veux boire le corps de Louise.
Après l’amour, nous lisons sur le visage de chacun la
surprise du plaisir, le rougissement de l’effronterie.
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Aujourd’hui désertées, les massifs d’aubépine, les
buissons de laurier, des lambeaux de murs peuvent
dessiner l’espace. Seuls les pontons privés résistent au
retour des vagues, et la mer remplit les fosses vides des
piscines.
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L’été il ne pleut jamais. Je revois Gilles et sa vespa
attendre sous les pins que le ciel se calme. Moiteur
zébrée d’éclairs, chemise blanche constellée de gouttes
de pluie, cigarette à la bouche, pantalon et mocassins
trempés, Gilles adopte le regard et la silhouette de
l’acteur. La violence de l’orage dure, il peste, l’espoir
faiblit, il rate un rendez-vous amoureux.
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cendres. Au large du Cap Camarat, quelques hors-bords
filent vers les fêtes tropéziennes, l’obscurité fragilise les
contours. Page 63
Une année sur deux, au moment de Pâques, je partage
avec mes parents une semaine au camp. C’est la fin de
l’adolescence, la dernière année de lycée, l’année des
retranchements. Où sont passés les carnets sur lesquels
j’écrivais le soir dans la voiture, en écoutant de la
musique pas comme les autres. J’inventais des histoires
de fugue, des poèmes noirs, mon haleine embuait les
vitres. Un matin mes parents ont lu les pages oubliées
sur le siège passager.
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Au large du Cap Camarat, les yachts voguent au ralenti,
les voiliers jettent leur ancre. Ils scintillent sous les
lampions et les fêtes, j’imagine des lupanars flottants.
Avant d’apercevoir le ciel - Dédé Faye me raconte
l’impatience de l’été, l’année dans la grande ville - le
regard escalade une montagne de balcons, les cris, les
aboiements, les plaintes de la cour, les milliers
d’antenne.
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se tient debout, adresse des baisers vers la fête, avant
de plonger.
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A la sortie de l’été que deviennent les dancings du front
de mer. Les balustrades rouillent, les enseignes ne
résistent pas à l’hiver, cette nuit l’ombre de Marie valse
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sous les lampadaires. J’éclaire pleins phares le large,
j’augmente le volume des basses, quelques pas de danse,
l’hiver glace la sueur dans mon dos.
Malgré les quatre semaines de plage, le corps de Léna
garde sa blancheur. Elle ajuste les perles du maillot,
couvre le bikini d’une étoffe de soie noire volée dans les
affaires de sa mère. Le soleil n’imprime pas ma peau.
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1972. Deux autres images figurent le même repas, le Page 69
cadre enserre mes grands-parents et leurs enfants, le
reste de la famille, les amis demeurent hors-champ.
L’arrière-plan de la photographie se perd encore dans la
surexposition comme si le photographe utilisait un boitier
archaïque peu étanche à la lumière. Tricot blanc près du
corps, short assorti, mèche relevée, j’ai toujours connu
mon grand-père ainsi, Joseph tient une cigarette dans la
main droite. Les regards sont tournés vers lui, il parle. A
ses côtés, le sourire de ma grand-mère éclate, jambes
croisées, mains sur les cuisses, elle porte une robe
courte et une veste de laine inhabituelle pour un mois de
juillet. Le chien apparaît au premier plan à gauche, il est
le seul à fixer l’objectif. A droite du cadre, un coin de
table, deux verres aux couleurs anisées, un saladier, des Page 70
fruits.
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tamaris, je ne le décèle pas sur la première
photographie. Dix-sept ans plus tard, à tour de rôle, Léna
et ses amies se dresseront sur le porte-bagages, malgré
les réprimandes de ma grand-mère il n’est pas fait pour
ça.
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Sur les hauteurs de La Londe les Maures, le camp de La Page 73
Brûlade organise des séances de cinéma en plein air. Il
faut arriver tôt, apporter sa chaise pliante, attendre que
la nuit tombe tout à fait. Je me souviens de certains
mercredis après-midi dans l’appartement de ville de mes
grands-parents. Installé dans le canapé en cuir, je
découvrais les westerns des années cinquante que Joseph
enregistrait et numérotait.
Cette nuit, La Brûlade projette un western italo-
américain. Le décor, les grands espaces, les déserts ne
changent pas mais je perçois des différences. Un rythme
plus lent, une violence sèche et inattendue, le silence et
la solitude du héros, une impression de plus grande
rêverie. Après le film, lorsque nous descendons la butte,
j’aperçois derrière les pins une villa et sa grande piscine
illuminée. Des silhouettes de femmes nues glissent sur Page 74
l’eau et prolongent le songe.
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Entre les vignes et la plage du Pellegrin, un chemin
d’ombre et un matelas d’algues sèches sur lesquels nous
posons nos draps de bain. Marie ôte son bikini, nous
cachons nos corps sous des paréos aux motifs brésiliens.
Les caresses sont lentes, les baigneurs absents, la
jouissance inédite.
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Lorsque je m’aventure aux derniers étages de l’hôtel de
Provence, je trouve des portes closes. Dans la grande
salle de restaurant, les draps blancs enveloppent les
lustres et les fauteuils. Ma chambre plonge sur le
boulevard central de La Londe. Je me laisse engourdir
par les rayons de soleil, la musique du trafic, l’éveil
d’une ville. Les propriétaires de l’hôtel assurent me
reconnaître, ils se rappellent de moi enfant et de mes
grands-parents. Affirment-ils cela à chacun de leur
client. Autrefois, leur établissement était le seul glacier
de la ville. Répètent-ils souvent cette phrase beaucoup
de jeunes adultes reviennent ici en souvenir de leur
enfance. Alors que j’ouvre la grille de l’ascenseur il me
plaît de les croire. Comme autrefois, la montée est
lente, les couloirs éclairés par des ampoules nues.
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L’épaisseur des tapis absorbe mes pas et rend plus
palpable encore la tristesse du silence.
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moi. La porte de l’ascenseur se referme, je devine que
son cœur n’y est plus.
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Depuis trois jours le vent du Nord interdit toute baignade
prolongée. Il agite les toiles de tente, courbe, sur la
table, les grappes de narcisses. Avant la fin de l’été je
tente un dernier bain, la mer glace les os et je sens le
froid pénétrer ma tête et mes pensées. Comme un appel
de l’hiver avant l’heure.
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Lorsque je rends visite à mes grands-parents au début de
l’été, les retrouvailles commencent autour d’un plat de
fruits de mer au restaurant Le Wagon à la sortie de La
Londe, un restaurant pour routiers. Collés contre la baie
vitrée, nous déjeunons au rythme du flot des camions, la
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silhouette des voyageurs vacille dans la lumière blanche
et sableuse.
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labyrinthe des pins et des bosquets, je distingue des
masses sombres.
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n’ignore pas les passages multiples d’une fille. Elle
tourne autour des terrains, à pied, à bicyclette, seule et
accompagnée. L’heure s’éternise, à la sortie du court,
elle vient à ma rencontre je m’appelle Louise.
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A midi le sang affleure aux visages, la peau et la
chevelure de Léna se parent d’huile, exhalent des
senteurs de miel, de vanille et de coco. La seule peau
que je goûte est celle des pêches.
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d’images télévisées. Sur le fauteuil du salon, ses
paupières palpitent, mais le monde comme son corps ne
bougent pas. Combien de mois la nuit va-t-elle durer,
comment faire pour qu’elle n’éteigne pas toutes les
parties du corps. Certains jours, malgré une atténuation
de la douleur, ses pensées elles aussi deviennent noires,
les heures de Joseph s’emplissent de fatalisme et de
colère. Désemparé, je l’écoute me dire je suis à
l’intérieur de ma tête.
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1989. Léna et ses amies jouissent du soleil d’une manière Page 83
extatique. Nuques découvertes, bretelles défaites,
maillots de bain au ras des fesses, aucune ne se soucie
de l’heure, de la violence des rayons. Nulle part nous
n’entendons parler des dangers d’une exposition
prolongée. Les filles ne prêtent pas attention à nos jeux
de balle, aux cris des garçons. Elles chuchotent entre
elles, et lorsque nous les dérangeons, elles répondent
d’un mouvement de pied ou d’épaule. J’oublie le
moment du premier échange. Sur le sable de la troisième
plage. Dans les allées du camp. Aux fêtes, aux terrasses
des cafés de La Baie des Iles.
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revois aussi Gilles poser des yeux distraits sur les formes
de Léna.
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La maladie de mon grand-père file droit devant, le corps
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se dégrade à une vitesse folle. Je veux le conduire à La
Londe, lui décrire la reconstruction des plages, manger
des fruits de mer au restaurant Le Wagon. Joseph sourit,
sans surprise, les deux heures de route lui paraissent
insurmontables.
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Saisis
Depuis le port de Giens, nous embarquons pour l’île de
Porquerolles. La traversée dure trente minutes, musique
tonitruante, cris d’enfants, déferlement des vacanciers.
Nous nous allongeons près des rambardes, chacun lit
dans son coin, nous échangeons peu de mots comme si
nous souhaitions seulement que le soleil frappe nos
visages, que le vent soulève nos t-shirts. Nos bicyclettes
nous permettent de fuir les premières plages, celles qui
touchent le port, celles que les familles assaillent. Nous
grimpons des pentes rudes et caillouteuses, Marie
continue parfois à pied, nous gagnons l’extrémité sud de
l’île, la plage au sable noir, la plage volcanique.
J’appelle mon grand-père, c’est aujourd’hui son
anniversaire, je lui fais écouter la mer. Après dix-sept
heures, Porquerolles redevient presque vierge, nous
décidons de rater le dernier bateau. Des cabanons perdus
dans les vignes, ou, si nous cédons à la folie, une
chambre au Langoustier, accueilleront nos nuits.
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Marie porte mon t-shirt, le relève, joue avec, se dévêt.
Pour je ne sais quelle raison, voir ses formes remuer sur
un sentier m’évoque l’été. Il n’y a rien de plus beau que
les fesses de Marie.
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L’hiver, la promenade qui longe la plage de Miramar
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ressemble à un décor de cinéma. Vide, factice, un
alignement de palmiers en éventail rythmé par la
lumière blanche des lampadaires. Le vent taille les
joues, je multiplie les allers retours, j’attends mon
héroïne.
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Traînées vertes et blanches, les fumigènes éblouissent la
dernière nuit des vacances. Sur la plage de Miramar, le
brasier et les chants ne suffisent pas pour fêter la fin de
l’été. Les Hollandais enflamment leurs torches, se
jettent, ivres, dans la mer, et leurs maillots fluorescents
trouent la masse noire de l’eau. Les chants et les danses
reprennent, je me souviens du bruit des cassettes qu’on
rembobine dans le poste de radio, Suzanne empoigne une
guitare sèche. L’accent parfait, la justesse de la voix
ravissent et suspendent le bruit et les rires. Je n’ai pas
l’âge d’être l’amoureux de Suzanne. A la fin de la nuit,
elle pose un baiser sur mes lèvres.
Il n’est pas sept heures, un souffle chaud prend mon cou, Page 93
ensuque mes membres, je sens une lourdeur dans la
nuque. Je marche en retrait de la plage, la gorge nouée,
parmi les grues à l’arrêt, je contourne les bétonnières,
les chevilles blanchies par les poussières de plâtre. Je
croyais l’espace de la pinède protégé, déclaré zone
inconstructible. S’immiscent en moi les parfums de
lauriers roses, des eucalyptus, le parfum préféré de
Louise, des bougies de citronnelle qui éloignent les
grappes de moustiques. Aujourd’hui je peine à voir le
visage d’il y a vingt ans.
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Cette nuit, la mer et le vent montent à l’assaut du camp.
Ils creusent les allées, s’engouffrent à l’intérieur de la
tente, cognent les portes et les fenêtres des caravanes.
Aux aguets, il m’est impossible de dormir, le duvet
recouvre le corps de Louise, sans panique.
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1989. C’est le dernier jour d’été de Léna. Demain, elle Page 95
regagne la grande ville près des montagnes. Ses parents
veulent sortir du camp, prendre la voiture et nous
conduire au bas des falaises de Carqueiranne. Trouver
l’ancienne mine de bauxite qui donne son nom à
l’espace, les Baux Rouges, descendre la pente et les
escaliers ravinés par les pluies, poser les draps de bain
dans le repli des falaises.
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Attroupement, paroles douces, Léna ne ferme pas les
yeux, la violence dans la hanche. Les secours arrivent,
tachent de la rassurer, le bassin n’est sans doute pas
cassé. Il est impossible de la transporter par voie de mer,
imprudent de remonter les escaliers déchaussés. Léna
sera hélitreuillée vers l’hôpital Sainte-Musse dans un
premier temps, puis à l’hôpital Sainte-Anne de Toulon
par manque de place.
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Aux premiers jours d’avril, rien ne fait barrière à la
tristesse. Pourquoi ne pas anticiper la venue de l’été. Page 99
Déserter pour de bon la grande ville, prendre le sentier
du littoral, grimper en cadence, gagner les hauteurs de
l’Estagnol, le promontoire qui plonge dans le vide,
retirer les vêtements d’hiver, hurler de peur et de froid
avant que le corps ne touche la mer.
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Le premier spasme survient le dernier jour d’août. Un
élancement aigu au bas du ventre à droite plie le corps
en deux et laisse mon grand-père sans souffle. Comme un
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coup de poignard. Jusqu’à décembre la douleur demeure
présente sans discontinuer en dépit des accalmies de
courte durée. Malgré les analyses, les passages multiples
à l’hôpital, les traitements, les scanners, aucun médecin
ne localise avec précision le mal ni sa gravité. Au
téléphone, j’entends mon grand-père me dire je coule
de l’eau et ma grand-mère répète son inquiétude.
L’espoir renaît à chaque apaisement, à chaque analyse
positive. Le mot tumeur n’apparaît qu’après noël.
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connue ainsi. Le soir, les lampadaires continuent
d’éclairer les murs des bâtisses, les ronces, la vigne
vierge escaladent les fils barbelés. Sur la plage de
l’Argentière, un navire rouille au bord de l’eau, à-demi
immergé, immobile dans le creux des vagues.
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Dans le froid de novembre, nos bouches soufflent des
nuages de vapeur. Marie ferme son anorak, tire sur ses
gants et son bonnet de laine, enserre son cou d’une
écharpe aux motifs bariolés, seule touche de couleur
dans un horizon de mer plate et grise. Le moteur du
zodiac crachote, nous glissons le long de la digue, sillage Page 103
blanc et droit derrière nous, effluves de pétrole, aucune
autre embarcation à cette heure du jour. Marie recouvre
nos valises d’une bâche en plastique, je perçois une peur
légère dans sa voix, nous passerons l’hiver sur l’île de
Porquerolles.
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Ma grand-mère perd le goût de la vie. Comment l’aider,
comment l’extraire de l’appartement de la grande ville.
Rappeler Aldo Marchetti, Mireille Leydet. Je loue pour
une semaine le bungalow du dernier été, je donne
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rendez-vous à mon cousin Thomas. Nous insistons, nous
expliquons, nous échouons à convaincre ma grand-mère.
Rien n’apaisera sa peine.
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Le pèlerinage au camp dure cette fois huit jours. En
plein cœur de l’été, j’installe la tente face aux courts de
tennis, je place les chaises, la table, le réchaud à gaz à
l’ombre, je tends les cordes entre les pins. Chaque matin
à dix heures un père sermonne sa fille au corps lourd.
Aurore lâche tes coups, Aurore avance dans le court. Les
mouvements qu’il montre ne sont pas les bons. Aurore,
au bord des larmes, jette sa raquette, traîne sa colère,
recommence, colle à la ligne. L’envie me démange de
prendre mes raquettes, d’entrer sur le terrain, de
proposer un match au père, lui donner la leçon.
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Presque fermée au large par les trois Iles d’Or, la mer, à
cet endroit du camp, ressemble à un lac. Le matin,
aucun bruit ne dérange l’immobilité de l’eau, aucun
remous ne freine l’avancée vers la bouée jaune.
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-notes-
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Sébastien Berlendis, 2014
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