Vous êtes sur la page 1sur 79

Sébastien Berlendis

maures
2
maures

3
Page 7

Je prends comme lorsque j’étais enfant l’ancienne route.


Celle qu’on appelle la route de montagne. Pourtant, il
n’y a pas de col à franchir. Sur quelques kilomètres, les
lacets grimpent un peu, parmi les pins. Quant aux
sommets des Maures, ils se gravissent à pieds.

Lorsque j’avance dans la pinède aujourd’hui clairsemée


et fermée par des clôtures de bois, des souvenirs
remontent, affleurent. Ils viennent de loin ces visages,
ces gestes, ces bruits. Au cœur de la pinède, des
fantômes habitent mon corps.

Les fenêtres de la caravane larges comme des baies


vitrées et sans rideaux appellent un souffle et une
lumière que l’ombre des pins empêche. Et mon œil glisse
pendant des heures sur la cime des arbres.

Saisissez du texte ici Page 8

4
Je ne sais pas si c’est la hauteur des fougères mais aucun
bruit ne dérange cet espace de la pinède. C’est aussi là
que le rapprochement des corps devient possible.

L’hiver quelques caravanes demeurent dans le camp


gardé par un homme et ses chiens. Et chaque
emplacement forme comme une clairière cernée par la
forêt. La mousse et les branches mortes recouvrent les
toits et chaque année il faut gratter les taches de
rouille.

Les rafales prennent possession de la plage. Elles


dénudent et plient les derniers pins. En quelques
minutes, la bourrasque seule me tient compagnie. Les
gouttes glacées par le vent glissent sur la peau et mon
pas se fait plus léger et plus long. Le calme, le vide font
naître la rêverie. Tout en marchant je prends conscience
du pas vivant qui soulève le sable à côté du mien.

Les toiles de tente sortent de l’hiver. Délavées par le sel


et les ans, je n’enlève pas le sable des étés passés.

Je n’ai jamais aimé sentir autour de moi une maison


s’enfoncer dans la nuit. Je retarde le moment de fermer
les yeux, je redoute ce sentiment de petite mort qui
rôde dans les pièces vides lorsqu’on éteint les lampes.
L’été, sous la tente, la peur s’éloigne, la nuit est claire
et peuplée.
Page 9

5
Au début de chaque été et à mesure que nous
approchons du camp, je retrouve le même miroitement
des routes chaudes.
Au début de chaque été les signes de l’incendie trouent
la montagne des Maures. Devant la terre désolée, le
chagrin existe mais il se résorbe vite. Et très vite aussi
nous avons le sentiment de voir un paysage intact,
comme si l’œil ne pouvait se résigner. Les décombres de
charbon appartiennent à un mauvais rêve.

Quand je traverse les Maures, les temps se mêlent.

6
Page 11

Toutes les routes des Maures creusent ma mémoire.


Certaines ont presque disparu. Je pense à la route des
Salins mangée par la terre, les constructions et les dunes
de sable. Au chemin du littoral dont on perd le fil entre
deux plages, un chemin fossile rendu à la sauvagerie des
roches, des orties et des épines noires. Pour rejoindre la
plage du Pellegrin, je ne connais pas d’autres accès.
J’ignore les grillages et les mises en garde, les roches
instables, les bifurcations, je n’emprunte pas le nouveau
sentier qui contourne la falaise et longe les vignes.

La tempête balaie la plage, ensevelit mes carnets et le


drap de bain. Je protège mes appareils, j’enfouis ma
tête dans les épaules et je laisse la poussière de sable
me blanchir.
Page 12

7
De mes forêts d’enfance Marie conserve une image
flottante. Les Maures ne représentent pas pour elle une
terre ferme et délimitée. Plutôt un entremêlement de
masses sombres et de ciels toujours bleus.

A la fin du mois d’août, il me faut les voix et les odeurs


du camp. Les paroles des derniers campeurs qui me
reconnaissent comme ils reconnaissent mes grands-
parents. Les odeurs de la mer, du sable et de la pinède
bien sûr. Et de façon plus surprenante, celles des
douches aux portes rouge et du gravier qui recouvre le
bitume.

La nuit autour des feux de plage, les corps se dénouent


et les garçons se laissent couler entre les bras des filles.
Suzanne a les cheveux libres et longs. Ils cachent ses
seins et tombent jusqu’au bas des reins. La nuit je les
imagine remplis d’aiguilles de pin et de résine.

Page 13
Ce sont les dernières heures de la saison. Aujourd’hui
tout n’est qu’ennui et sommeil. La tristesse de midi
tombe sur le camp. Je me dis aussi qu’il n’existe que
pour moi.

Une fois les mois de collège et de lycée terminés nous


sommes pris par les mêmes sentiments. Ma sœur, mon
cousin Thomas, les filles et les garçons que je m’apprête
à retrouver, tous nous faisons l’expérience de la hâte, du
désir, de la peur d’arriver trop tard.

8
Mes grands-parents et leurs amis sont vieux à présent.
Beaucoup manquent à l’appel et ne reviendront jamais.
Pourtant, dès que j’entre dans le camp, une certaine
idée de la jeunesse s’empare de moi. Sans doute est-ce
pour cela que j’aime l’été, à mes yeux, elle est une
saison toujours jeune.

Malgré quelques routes intérieures, le pays des Maures


s’éloigne rarement du bord de mer. Du matin au soir, les
heures d’été collent au plus près des vagues. Parfois la
nuit, nous quittons, sans faire de bruit, l’espace de nos
tentes. Page 14
Au fil des ans et pour trouver davantage de calme, mes
grands-parents posent la caravane à distance raisonnable
de la plage. Mais rien ne freine notre désir, la plage agit
comme un aimant.

Après avoir rencontré Léna mes après après-midis


s’étendent devant moi toujours aussi libres, mais
désormais remués par sa présence. J’ai quatorze ans, je
découvre le sentiment amoureux.

Le vent tombe, la plage se peuple à nouveau, je regarde


les allers et retours des filles. Leurs marches, leurs
gestes me font rester alors que je devrais être depuis
longtemps sur la route du retour. La sensation des
vacances persiste, l’été et mes yeux s’accrochent aux
serviettes et aux robes de plage, aux chevelures
mouillées. En réalité, rien ne me presse.

9
La première fois que je nage jusqu’à la bouée jaune,
celle des trois cents mètres, sans planche et sans bateau
pneumatique à mes côtés, c’est mon grand-père qui
ouvre la route. Il sait comment contourner les algues page 15
hautes et profiter des quelques remontées de sable pour
reprendre pied. Il connaît les gouffres clairs où nous
pouvons plonger et toucher le fond. La première fois que
je le suis, la route m’apparaît comme encore non frayée.
Chaque été je reprends le chemin, je nage jusqu’à la
bouée mais je ne plonge plus dans les gouffres.

La Roquebrussanne, Méounes, Belgentier, Solliès-Pont, La


Crau, Carqueiranne, La Londe Les Maures. Ces noms de
ville que je récite à voix haute sont les jalons de mes
routes d’été.
Je suis pris de vomissements dès les premiers virages,
mon grand-père arrête la voiture près des carrières
d’ocre et je l’entends me répéter pense que nous
roulons vers la mer.

Arpenter les allées du camp à la fin de l’été est devenu


un rituel, une nécessité. Mes retours estivaux
s’apparentent à une partition que je joue seul comme si
le plaisir de goûter à ces lieux ne pouvait être partagé.

Les cartes routières envahissent l’habitacle de la voiture.


Elles s’entassent sous les sièges, dans la boîte à gants, à page 16
l’intérieur des portes, elles servent parfois de pare-soleil
mais aucune ne mentionne le pays varois. Scotchées,

10
déchirées, rayées de rouge, elles dessinent d’autres
lignes de vies, d’autres souvenirs. Des souvenirs d’Italie.

La fin de l’été est peu sensible dans les grandes villes.


On ne perçoit pas ce délaissement qui plonge dans
l’hiver les bourgades de bord de mer. Après dix-sept
heures, la plage se vide de sa chaleur, les baigneurs
couvrent leur corps et les saisons accélèrent. Je suis
comme ces petites villes. Après le dernier bain, j’entre
directement dans l’hiver.

Le midi ressemble à une heure de fête rapide. Pour je ne


sais quelle raison la caravane de mes grands-parents est
le lieu exclusif de la fête. Que préparer. Qui apporte
quoi. Qui se charge des boissons. Les chaises sont-elles
en nombre suffisant. La fête se prépare sur la plage. Mes
grands-parents n’exigent pas ma présence, je peux jouer
dans la mer jusqu’au repas. page 17
Le toit de tissu qui prolonge notre auvent claque sur ses
montants, il faut toujours le retendre, les voix et les
corps de mes grands oncles exultent, je connais leurs
histoires et leurs blagues, je n’ai pas encore le droit de
boire le muscat de chez Portal, il m’est impossible de
rater cette heure.

Face à ce paysage de mer familier, quel sentiment


domine l’autre. L’attendrissement devant ce qui a été et
demeure là veillant sur moi sans jamais bouger. Ou la
joie neuve et présente de voir la mer.

11
Dans le camp nous avions pour habitude de marcher
pieds nus. Malgré les aiguilles, les chemins brûlants et
l’incompréhension des parents. Le contact aujourd’hui
fait mal, mais je garde cette habitude comme une
première manière d’éveiller ma peau.

Dédé Faye Aldo Marchetti Marius Paul Saba Maurice Avi


monsieur Lahoude, écrire et répéter ces noms d’hommes
du Sud, faire apparaître leurs visages. Je suis encore
assez jeune, l’ombre ne noircit pas la mémoire. page 18

Aujourd’hui il manque mes amours d’adolescence. Suis-


je vraiment le seul à revenir tous les étés. Il manque les
craintes et les interdictions des parents, la nuit, lorsque
nous souhaitons traverser la pinède. Les parties de tennis
avec mon cousin Thomas et ce désir que les filles nous
regardent jouer. Les phrases fortes de mon grand-père
qui goûte le vin rosé du Pansard je prends une gorgée de
jeunesse. Et celles que je commence à murmurer à
l’oreille des filles.

Depuis deux étés, mes grands-parents restent dans leur


appartement de ville et je me demande s’ils reverront un
jour la mer. Les quatre images de 1972 sont les
photographies d’une vie qui ne leur appartient plus.

Après la pinède, la plage de Miramar s’étend jusqu’au


port. Elle est plus large que les trois petites plages du
camp. L’eau est plus claire, le sable plus blanc, les
algues absentes. C’est la plage des feux de nuit et pour

12
beaucoup des premiers baisers. La journée, nous
l’ignorons.
En bordure, les vieux observent la jeunesse qui serpente
à travers les palmiers, les buissons d’agaves et les page 19
pelouses palies par le sable. Ce va et vient, cette façon
de s’attarder avant le repas me rappellent l’heure de la
passegiatta dans les villes d’Italie.

J’aime tant l’odeur et le goût des serviettes trempées


d’eau de mer qu’il m’arrive souvent de mordre le tissu
éponge.

Quel que soit l’emplacement de la caravane, j’ai malgré


tout une préférence pour la plage et la proximité des
courts de tennis, je suis comme au théâtre. Les transats,
les fauteuils, les matelas deviennent des loges. Dans les
grandes villes je ne me lasse pas de paresser aux
terrasses des cafés.

Avec Louise la saison flambe à nouveau. Je la croyais


finie après la clôture de la fête, la nuit du quinze août.
Le cœur frappe à la gorge et les visages retrouvent une
couleur. Louise a seize ans, moi dix-neuf. Son
empressement me surprend, les lanières du bikini n’ont
pas besoin de mes mains pour tomber. Je suis ému par
ses gestes émancipés, par l’abandon de son corps sous
mes caresses.
page 20

13
1959. Le premier été. Pourquoi les plages du Var page 21
supplantent-elles les plages plus populaires et plus
proches de Fos-Sur-Mer, les dunes sauvages de
l’Espiguette au Grau du Roi. Un désir de nouveauté. Le
hasard. Mon grand-père aime suivre les routes du littoral.
Cet été, la Simca P60 fait une halte à La Londe Les
Maures. La famille cherche pour les enfants un espace
les pieds dans l’eau. Un cycliste indique le camp du
Pansard, aucun panneau ne le mentionne. A l’entrée, des
champs d’artichauts et des vergers, parcelles sur
lesquelles le camp, plus tard, s’agrandira. Bordé de part
et d’autre par deux immenses pinèdes grillagées, il
repose sur des marais anciens. Pas de barrière, pas de
bureau d’enregistrement, un gardien et la baronne de La
Londe accueillent mes grands-parents. page 22

Nulle trace de chemin goudronné, mais des aiguilles et


du sable. La famille déplie les tentes au cœur du camp,
là où les pins sont les plus hauts, protégée aussi par les

14
saules et les tamaris. Des numéros peints en rouge sur les
arbres délimitent les emplacements. Mon grand-père est
surpris par la présence de nombreux extincteurs, il
dénombre une dizaine de tentes, aucune à moins de dix
mètres de leur parcelle. Il se souvient d’Emmanuel
Vitria, premier homme en France à vivre avec un cœur
transplanté, il se lie d’amitié avec Paul Saba, infirmier
hospitalier et tous deux organisent les premiers concours
de pétanque de la côte.

Des récits de mon grand-père, c’est cette image du


peuple en vacances qui m’émeut, l’image d’une vie
d’été avec ses stéréotypes à laquelle je demeure fidèle.

15
Malgré l’ombre des pins, la chaleur de l’après-midi reste page 23
engluée aux parois de la caravane. Elle cloue mes
grands-parents sur place. Chercher la fraîcheur des
draps, attendre dix-sept heures. Que le soleil perde son
mordant. A présent la plage leur semble loin. Pour la
première fois j’entends leur fatigue, je devine une hâte
de rentrer à la ville.

Après la saison d’été, les lisières de mer ressemblent à


des terrains vagues. Le camp privé de ses caravanes
devient un monde sans recoin ni secret. Les allées sont
remplies de courants d’air et je sens la fraîcheur tomber
sur mes épaules. Craquement de branches mortes,
tourbillon d’aiguilles, les bruits de la pinède prennent
toute la place.

16
Je revois Louise, le sourire que sa bouche dessine, les page 24
yeux clos, les seins qu’elle hausse en se soulevant, le
ventre creusé pour masquer sans doute la légère rondeur.
Le monde derrière la fenêtre reste en alerte, le vent
froisse les rideaux, le soleil projette sur la peau une
lumière trop vive. Des pas, des voix, le fourmillement de
la plage. Dans ces moments, rien ne peut nous distraire.

Les hommes politiques se pressent à La Londe Les


Maures. En une nuit, les pluies de l’hiver ont tout
emporté. Les routes, les ponts, les maisons de
lotissement construites au bord du Gapeau, les tribunes
du stade de football, les plages rendues à la violence de
la mer. Eboulement de roches, rupture des pontons, les
bateaux se retrouvent amalgamés sur le port de Miramar.
Je regarde avec mes grands-parents ces images
d’hommes et de femmes effondrés, les pieds dans la
boue, les meubles sous les mètres d’eau. Mon grand-père
aimerait se rendre à La Londe. Nous ne voyons aucune
image du camp. Les vagues déferlent par-dessus les page 25
digues et nous l’imaginons résistant au péril de la mer.

De la guerre il reste ce blockhaus au milieu de la mer, à


plusieurs centaines de mètres du rivage. Nous prenons le
bateau pneumatique, nous quittons la plage de l’Estagnol
pour ramer jusqu’à lui. Une heure s’écoule, les éclairs
zèbrent le ciel, avant que le blockhaus n’impose sa
masse grise et en béton armé. Sa structure s’enfonce
dans la mer, autrefois elle cachait les sous-marins alliés.
Je crois que mon grand-père invente. Nous escaladons
par les échelles rouillées, nous faisons le tour de
l’édifice, aucune trace de guerre n’existe sur ses murs.

17
L’orage noircit la mer, je repousse mon inquiétude, nous
plongeons depuis le dernier pont.
Sur la plage Marie agite ses bras, comme le font mes
grands-parents. Après la bouée jaune, je ne les distingue
plus. Seuls les battements de mes jambes et les
éclaboussures blanches demeurent perceptibles.
Quelques planches à voiles me dépassent, je suis un
point sur la mer, je n’ai jamais autant flotté, loin de page 26
toutes les amarres.

Je me promène dans le camp au milieu de la nuit. Des


lueurs vacillent derrière les rideaux des caravanes ou
sous les toiles de tente. Je pense à mes nuits d’insomnies
lorsque je marche l’hiver sur les boulevards de la grande
ville, la tête dressée vers les fenêtres éclairées.

Enfant, la pensée du retour m’oppressait. Je cherchais


toujours à gagner du temps, trouver des explications
pour gagner un ou deux jours et prolonger l’été. Je ne
réussissais à convaincre personne, je devais apprendre à
perdre. Aujourd’hui les routes du retour empruntent des
chemins de traverse, des haltes imprévues.

Quand nous faisons l’amour une flèche de rougeur monte


le long de sa gorge. J’aime le duvet blond qui s’étire au
bas du dos, recouvre les fesses et les tempes de Louise.

Le train de la côte avance lentement et son équilibre


paraît instable. Il épouse les corniches, on entraperçoit
le scintillement des criques en contrebas, le sel de mer page 27

18
colle déjà aux lèvres. Et lorsqu’on se penche aux
fenêtres pour laver le visage ou fumer une cigarette, les
chevelures frôlent les falaises.

Malgré l’amour de Marie, les amitiés et les travaux qui


enchantent, l’hiver, dans la grande ville, mon regard, ma
peau, mes désirs rétrécissent. Ils cherchent des espaces
d’eau, s’impatientent du retour de la mer.

Tom a dix-huit ans. Il fait partie du groupe des


Hollandais. Chaque été, il me semble les avoir toujours
vues, cinq familles installent leurs caravanes au plus près
du chemin goudronné et des courts de tennis. Tom est
champion régional. La journée, il fréquente peu les
plages du camp. Toujours en tenue, il attend que le
terrain se libère. Trouver un partenaire, faire des
gammes de coups droits, travailler le déplacement,
répéter le geste du service. Même dans la chaleur de
midi, Tom m’explique devoir s’entraîner. Son corps lourd,
sa taille, sa puissance impressionnent et contrastent
avec la douceur de la voix et son attention à mon égard.
J’ai quatorze ans, je ne joue qu’avec mon cousin,
l’heure de dix-neuf heures, celle que tout le monde
espère, nous est systématiquement réservée. Les page 28
propriétaires du camp nous ont vus naître, et malgré
notre jeune âge, priorité est accordée aux anciens. Tom
s’approche des grillages, un soir, je l’invite à nous
rejoindre. Sur les images prises par mon grand-père, je
vois ma tête émerger au niveau de ses pectoraux. Il est
le frère cadet de Suzanne.

19
Le manque d’agressivité qui me caractérise sur un
terrain de football, cette nonchalance qui laisse mon
père et certains entraîneurs en plein désarroi,
disparaissent sur un court de tennis. Je crie, je râle, je
triche, je casse mes raquettes, il est exclu que je perde.
Pourtant, à la fin des années quatre-vingt, mes joueurs
préférés sont suédois et peu réputés pour leur
comportement extraverti.
Les familles et leurs chaises pliantes prennent position
autour du court. Je m’appuie sur les coups puissants de
Tom, j’utilise le revers lifté, je varie le rythme et les
effets, je gagne la partie et le groupe des Hollandais
m’adopte. La nuit, je peux avec eux ramasser les
branches mortes de la pinède, construire les feux de page 29
plage et regarder Suzanne.

Il y a eu une guerre dans cette pinède. Jonchée de restes


d’obus et de mines pas encore désamorcées, je l’ai
longtemps observée derrières les grillages et les fils
barbelés. Coincés entre les grilles et la mer nous
marchons en déséquilibre sur des plaques de béton que
les vagues effondrent un peu plus chaque été. Une fois
ouverte et vidée de ses reliques de guerre, la pinède
devient notre terrain de jeu. Nous écartons les ronces
qui obstruent l’entrée et trouvons refuge à l’intérieur
des blockhaus. L’humidité suinte des murs et la fumée de
tabac couvre à peine l’odeur de vase. Qu’importe les
interdictions et les traces de moisissure, nous apportons
draps couvertures et duvets pour la nuit. Le soleil du
matin reste à l’extérieur, deux embrasures trouent
l’avant du blockhaus, à travers elles nous voyons
l’horizon de la mer et la découpe des îles.

20
Sur la troisième plage, Léna et ses amies tendent une
corde entre deux pins. Elles tracent des lignes et des
carrés sur le sable, elles réinventent en plein air leur
page 30
salle de gymnastique.
Sur une nappe blanche, mon grand oncle ouvre et étale
les oursins que nous venons de ramasser. Il extrait le
corail, mélange jus de mer et citron pressé, et les filles
multiplient les sauts. Jusqu’à l’âge de vingt ans, l’espace
du monde se réduit à ce bout de plage, ce brin de
pinède.

21
1972. Dans les albums de mes grands-parents, je retire page 31
quatre images en noir et blanc. Imprimées sur du papier
brillant, elles portent, au dos en haut à gauche, la même
inscription à l’écriture penchée et à l’encre bleue juillet
72. Personne ne sait qui se trouve derrière l’appareil et
l’écriture demeure étrangère. Mon grand-père se
rappelle d’un petit boitier qui circule de mains en mains
et tient dans la poche. Il faut insérer un film argentique
120. Les images au format carré mesurent huit
centimètres de large, elles relatent une journée d’été,
surprennent par la sûreté du cadrage et la qualité de
l’impression.

Sur la première photographie, vingt-trois personnes


réunies autour d’une table. Mes grands-parents au
centre, les enfants, mes grands oncles, les amis et un
chien. Je reconnais le visage de chacun, mon père est page 32
absent. Il est midi, la plupart sont assis, les autres
s’activent pour apporter les plats. Le plan est large, je

22
devine la disposition circulaire des caravanes, j’imagine
un campement retranché.

Le contre-jour surexpose le haut de l’image, floute


légèrement l’ensemble, incendie la cime des pins.
Parasols fermés, chaises pliantes, transats, auvent, toiles
et fils tendus, herbe brûlée, draps de bains qui protègent
le campement des regards, je retrouverai pendant mes
étés ce décor, ces objets.

En observant cette image à rebours, je pense, de façon


inévitable, au destin des uns et des autres. En juillet 72,
mon grand-père est à la moitié de sa vie.

23
Après l’amour, Louise lutte pour rester éveillée. Elle dit page 33
vouloir garder les odeurs, les bruissements de la
pinède. Etre attentive aux pensées qui me remuent. Elle
relève le drap jaune, je sens ses muscles et la pointe des
seins se détendre, elle chuchote amour sur mes lèvres,
pose sa main sur mon sexe, la fatigue ferme ses
paupières.

Une sensation de bien-être accompagne mes marches


estivales. Je me souviens d’une lecture récente, et
l’auteur évoque une nostalgie du présent, notre
incapacité d’avoir une prise sur lui, il parle de
l’accélération du temps. L’été, ces sentiments me sont
étrangers.

Ce qui me plaît, une fois la barrière du camp franchie,


c’est de retrouver une multitude de signes d’accueil.

24
Les premiers étés, le camp ne dispose pas de bornes
électriques. Pour dîner nous profitons du reste de jour
qui flotte sous les pins. Quand l’obscurité descend, mon page 34
grand-père dispose sur les tables des bouteilles de vin
vides sur lesquelles il plante des bougies. La lueur tire
nos visages et leurs ombres de la nuit.

Je sens au cœur du ventre une torsion légère et


désagréable, une mélancolie de fin de saison. Mais rien
ne m’importe plus que d’être allongé sur le sable dur de
la troisième plage.

L’été, j’aime que Marie laisse ses poils envahir ses


aisselles. La blancheur de sa peau, ses formes, ces deux
taches sombres donnent à son corps une beauté et une
féminité d’un autre siècle.

Les reflets de la lune dans la mer et les phares du port à


distance, dans la pinède la nuit est totale. Nous n’avons
pas le droit de la traverser seuls et sans torches
électriques. Les filles s’écartent du sentier pour gagner
les fougères hautes. Elles nous prennent la main, je suis
un garçon qui marche derrière une fille, le sang et le
cœur retournés. La pinède prend des allures de cloître,
l’été est bien, comme mon grand-père le dit, enfant je
ne comprenais pas cette expression, une parenthèse
page 35
enchantée.

25
Pendant l’année, ma mère multiplie les tours de ville en
voiture pour m’endormir. Ma sœur n’est pas encore née,
les crises d’asthme n’envahissent pas mes nuits, mais
déjà le sommeil tarde à venir. L’été, à l’heure de la
sieste, les flots me bercent, mon père pousse le bateau
pneumatique d’une digue à l’autre, et parfois jusqu’à la
plage des Salins, loin, très loin du camp. L’eau monte à
sa taille, et sur les images que je retrouve, je reconnais
sur son corps la musculature sèche de mon buste.

Ce matin, nous empruntons la Vespa de Gilles. Au début


de l’adolescence, notre ressemblance était frappante.
Cheveux blonds et bouclés, un goût partagé pour le
tennis, des origines identiques. Et cette fierté de
l’entendre dire que j’étais son petit frère. Drôle,
invaincu sur le court du Pansard depuis plusieurs saisons,
et toujours accompagné des plus belles filles, Gilles est
la star du camp. page 36

Je cale une glacière entre mes jambes et la Vespa file


sur la côte en surplomb de la mer. Cheveux dénoués -
nous n’avons qu’un casque pour deux - Louise porte un
short en jean et un t-shirt de garçon, rouge et sans
manche. Chaque cahot rapproche son corps du mien, elle
agrippe ses mains à ma taille, appuie son visage contre
mon dos et ses lèvres trouvent ma nuque. Mimosas,
genêts, franges d’écume, la Vespa avance lentement,
nous devons l’arrêter toutes les quinze minutes. Louise
profite de ces haltes pour téléphoner à ses parents
depuis un bar de plage, calmer leur inquiétude. Elle ne
veut pas rentrer au camp, elle désire faire la route

26
jusqu’à la dernière plage, celle en contrebas du phare du
Cap Camarat.

A l’église, le jour de l’enterrement de mon grand oncle


Alain, je parviens avec difficulté à lire mon texte. Une
part de mon existence s’en va et je souhaite rappeler les
moments qui, sans surprise, me ramènent à l’été. Malgré
l’éloignement de nos liens, je garde de lui un souvenir
ému. Chaque matin, mon grand oncle conduit sa GS
bleue vers le centre-ville de La Londe et je suis à ses
côtés. Nous nous arrêtons au Café des Sports, Alain fait page 37
son tiercé, des odeurs d’anis, de limonade, de menthe et
de tabac froid se mélangent.

Avant l’éveil du camp et de la chaleur, mon grand-père


boit son café à petits coups et me fait part des résultats
sportifs du week-end. Malgré la distance, nous percevons
le remue-ménage des pelles, des pioches, le déploiement
des grues. Les travaux dans la pinède commencent tôt.

Des trois plages du camp, la troisième est la moins belle.


Sable vaseux, algues sèches, fine, elle est aussi la moins
peuplée et les pins résistent à l’avancée de la mer. Au
milieu de l’après-midi, deux piquets de bois plantés dans
l’eau à sept mètres du rivage suffisent à inventer une
cage de football. Mon grand-père garde les buts, la
séance de tirs s’éternise, entrecoupée de palabres et de
contestations pour savoir si le ballon a franchi la ligne
imaginaire. Le frottement du sable et du cuir sur mon
coup de pied enflamme et arrache des bouts de peau.

27
Les canaux au tracé complexe s’enroulent autour des page 38
Salins. Protégés par une palissade de roseaux, cachés
derrière les ajoncs, nous nous laissons dériver. Nous
franchissons les clôtures et les barrages aujourd’hui
noyés. Eaux dormantes, friches sans âge, torpeur, j’entre
dans un temps sans ancrage. Après avoir amarré la
barque, nous regagnons la bâtisse enfouie sous le lierre
et dans la pénombre des arbres, cette bâtisse que les
gens du Var nomment la chapelle des marais.

Le défilé d’images que déroule chaque retour au camp


plonge certains dans la nostalgie. Je ne me lasse pas de
refaire, je vois les pins comme des sentinelles, je n’ai
pas la crainte de désenchanter mes souvenirs.

A quatorze ans, robe volante, la silhouette de Léna est


frêle et brille dans le soir. Elle s’éclipse et reparaît au
gré des lampes-torches qui balaient la pinède. Ces
paysages qui virent du clair au sombre caractérisent mes
étés. Lorsque Léna m’embrasse je sens à peine sa
langue.
page 39

Après Hyères-Les-Palmiers, les nouveaux lotissements et


les hameaux se succèdent dans une indistinction de
forme, jusqu’à l’ancienne mine de bauxite. Elle domine
le port de Carqueiranne. Les falaises gardent leur
couleur rouge, la descente vers la mer se fait à la
verticale. Il faut retirer ses vêtements, étendre les draps
de bain sur la pierre desséchée et coupante. Les cavités
d’ombre creusées dans la roche sont prises d’assaut, les

28
parasols restent fermés, il n’y a pas d’autre refuge que
la mer. Noire, sans fond, elle me donne le vertige.

L’anxiété vieillit soudain les visages. Mon grand-père


écoute le compte rendu des derniers examens, des
dernières analyses. Ainsi commencent l’attente et les
allers retours vers l’hôpital marseillais. Quels que soient
les moments et les raisons, les heures d’été sont toujours
des heures en suspens. Son frère, mon grand oncle,
meurt à la fin de juillet.

L’été le corps de Marie dégrafe son armure, il abandonne


l’amertume et la tension des mois d’hiver.
page 40

Ce qui domine c’est un fracas de chenilles et de


pelleteuses. Après les pluies de janvier et le retrait de la
mer, elles soulèvent les troncs d’arbres morts, les
transats oubliés, les bouteilles vides et les bidons
d’huile. Déblayer la plage, déposer le sable nouveau,
recréer les dunes. L’été est aux portes de La Londe.

Mon adolescence ne ressemble pas à la jeunesse que je


découvre aux abords de Rome, dans la vieille ville de
Tarente, au cœur des quartiers espagnols de Naples.
Cette jeunesse fatiguée, creusée par la violence et le
manque d’amour. Ces villes du Sud maintes fois
parcourues et photographiées.

29
Le toit gondole, le bois des fenêtres éclate, l’eau
s’infiltre partout, la caravane ne connaîtra pas d’autres
étés. Mes grands-parents retirent les rameaux de buis au-
dessus des lits, les photographies de famille, les articles
de journaux. Le hamac repose dans l’armoire, les
cloisons et les miroirs se couvrent de taches pâles.

J’accompagne Louise à la gare de Toulon. La voiture file


sur des avenues en chantier permanent et dans un bruit
de tôles concassées, je brûle un feu rouge, nous
manquons de temps. Enlacements, promesses, mains page 41
froides et moites, sur le quai, les deux locomotives
s’accrochent. Le choc brusque les adieux.

Au large du camp, les trois îles dorment, la brume ferme


la ligne d’horizon, la procession des navires pétroliers
semble à l’arrêt. Je regarde mon oncle préparer son
catamaran, délacer les cordes, déplier les voiles, hisser
le mat, mettre sa combinaison. Il n’a pas de rames de
secours, il espère que le vent se lève. La traversée doit
durer une heure.

Cela devait arriver. Toujours pieds nus, je marche sur un


essaim de guêpes et la douleur s’élance jusque dans les
reins. Frissons de fièvre, tempes froides, gonflement, je
reprends mon souffle sans pouvoir poser le talon pendant
une semaine. L’asthme est présent dans mes bronches,
mes grands-parents redoutent une crise. Ils portent mon
corps d’enfant sur leurs épaules, la crise ne vient pas.

30
Nous ne voulons pas sortir de l’eau. Les heures dans la page 42
mer fripent les mains et changent la couleur des lèvres.
Ma grand-mère attend. Nous nous enroulons dans les
draps de bains. Jamais remplacée, au fil des étés, leur
étoffe rêche rappe nos peaux.

Adulte je n’ai jamais dormi dans la pinède. L’humidité


surprend et annonce l’automne, un peu de clarté glisse
entre les branches. Avec moi pour la nuit, un gilet, cinq
pêches, des cigarettes.

Pour rejoindre le stade de football, il faut suivre la


Promenade des Annamites. Mon grand-père m’explique le
sens de ce terme qui renvoie au temps de l’Indochine
française et lui rappelle son père. Ce terme qui désigne
dans certaines chansons populaires l’amoureuse des
soldats en campagne. L’Italie, la France, l’Indochine, à
douze ans je ne comprends pas le parcours de mes aïeux.
Le stade est proche, une pellicule de sable et de gravier
remplace l’herbe, je cours vers mes grands oncles. Le
match oppose les familles italiennes du camp aux
habitants de La Londe.

Avant Léna, Suzanne, Louise, Marie, il y a eu Isabelle. Le page 43


camp appartient à ses parents, ils appellent leur fille
Bellisa. Les nuits dans la pinède et les feux de plage ne
sont pas de notre âge, ce n’est pas encore l’heure des
flirts mais un lien fort se dessine. L’année passe,
j’attends le prochain été, je revois Bellisa me demander
quel chapeau porter pour couvrir la perte de ses
cheveux.

31
1959. Des Salins à l’Argentière, sept kilomètres de sable page 45
blanc. Aucune digue ne vient séparer les différentes
plages. Elles n’ont pas de nom, le port actuel de Miramar
attend sous les marais, il verra le jour trois décennies
plus tard.

Sur les photographies, ma grand-mère a trente ans, elle


prend la pose. Visage et cou dressés, boucles et
bracelets d’or, lunettes et bikini de starlette. Mon grand-
père expose son corps de gymnaste, les enfants flottent
dans leurs maillots distendus et couvrant le nombril.
Regards sérieux, un peu tristes des garçons, un large
sourire illumine le visage de ma tante, et la découpe des
trois îles crayonnée à l’horizon.

Je n’ai pas connu ce confort sommaire des premiers page 46


étés. L’attente du camion-citerne pour remplir les
jerricans d’eau potable, le passage des marchands de
viande et des blocs de glace une fois par semaine, la

32
crainte du filet d’eau saumâtre qui coule dans les
cabines de douche.
Mes grands-parents protègent la voiture de la résine et
des poussières de sable. Les excursions en dehors du
camp se font à pied et penchent dans la direction des
Salins. Certains soirs, ils laissent les enfants, prennent un
repas de poissons sur le port Pothuau, ils empruntent
l’ancienne voie ferrée, celle qui commence sur la plage
et rejoint la gare La Pauline, au centre de la ville de
Hyères. La jeunesse a rendez-vous au dancing de La
Marquise.

Cette voie ferrée, ce dancing, ces noms constituent des


espaces qui leur appartiennent. Je ne cherche pas à
savoir s’ils existent encore. Adolescents déjà, nos
marches et nos fêtes nocturnes suivaient, de façon
instinctive, une ligne opposée.

33
En janvier, lorsque la mer déferle et saute par-dessus la page 47
jetée, elle vient cogner les murs des blockhaus. Son
grondement rappelle aux plus vieux l’avancée des
navires sur la pinède, le bruit des convois.

Mon grand-père creuse des tranchées autour des auvents


et des toiles de tente. Il pose des bouchons de liège au
sommet de chaque piquet. Eloigner la foudre, stopper
l’eau de pluie, blotti sous le duvet, lampe de poche
suspendue, j’aime lire et dormir sous l’orage.

Après la route de montagne, nous prenons la direction de


Solliès-Pont, mon grand-père ouvre les fenêtres et vide
le cendrier plein à ras bord sans écouter nos
protestations. Manches de chemises relevées, short
blanc, espadrilles bleues, éclats de rire, la voiture longe
les champs de figuiers. Les cendres tournoient dans les
page 48

34
airs, paillettent les banquettes en velours, une odeur
sucrée envahit l’habitacle.

Dédé Faye ne se baigne pas, il n’a pas appris à nager, je


le vois rarement sur la troisième plage. Il marche dans
les allées, s’arrête, commente les parties de pétanque,
participe parfois. Et mes grands oncles enragent de rater
un tir. Le matin, il taille avec soin sa moustache fine, à
quatre-vingts ans il fume des Gauloises par dizaine. Le
soir, comme tout le monde, il se rend au port, franchit la
passerelle et poursuit seul sa promenade vers les Salins.
Dédé Faye m’avoue ne pas avoir le goût de la mer mais
tu comprends je préfère les pinèdes à mes barres
d’immeuble. Il est avec mon grand-père la mémoire du
camp.

L’île de Porquerolles se rapproche, je distingue l’ancien


phare qui émerge des bois sur la colline. Le catamaran
file dans une houle forte, vingt-trois nœuds annonce
mon oncle. Je me place en position trapèze, le bateau
s’élève au-dessus de la mer, tourbillons d’écume
blanche, je bois des litres d’eau. Il accélère, contourne
les bouées en fer où s’accrochent les navires pétroliers
page 49
et les bateaux de guerre. Immenses, quinze mètres de
diamètre, rouille, fatras de chaînes et de vagues, la peur
monte et le bateau manque de se retourner. Mon oncle
rit, se moque, il aime la limite, nous ne ferons pas demi-
tour, nous poserons la tente avant la nuit sur la plage au
sable noir, la plage volcanique.

35
Sur la vespa de Gilles nous roulons, la tête vide, un peu
ivres.

Dans la pinède, la sciure et les copeaux de bois forment


un tapis sur lequel nous avons plaisir à marcher. Mon
grand-père raconte le travail des aïeux dans les forêts
d’Italie, cette histoire de bois, de solitude et de courage
qui rythme et construit ma mémoire depuis que je suis
enfant. Les scies mécaniques remplacent l’éreintement
des coups de hache. Pas de marque, pas d’entaille
préalable, les hommes protègent leur visage, portent un
casque sur les oreilles, les machines arrachent les arbres
à la hâte et de façon anonyme.
page 50

Louise collectionne les carnets qu’elle personnalise


d’une couture rouge. A l’intérieur, les désirs
s’entrecroisent. Cahier intime, début de roman, scénario
de film, collage d’images, dessins, pliures, pages
arrachées, à seize ans son cerveau bouillonne et ne
s’endort pas avant trois heures du matin.
Cet été, Louise découvre la plage, les garçons, la
frénésie, son corps. Avec elle, je découvre le mien.

Les terres arides et les vergers freinent l’avancée du feu.


A huit cent mètres du camp, les collines de La Londe
flambent, les canadairs commencent leur valse. Remplir
les cuves d’eau de mer au large de la troisième plage,
raser la cime des pins, asperger indifféremment bois et
habitations. Refaire jusqu’au déclin du jour. Si le feu
incendiait la pinède, il n’y aurait nulle autre échappée
que la mer. Certains envisagent cette possibilité, je les

36
vois courir avec leur valise et attendre sur le sable le
retour du calme. La plage marque une limite entre la
noirceur du ciel d’un côté et l’horizon marin au bleu
intact de l’autre. Les yeux piquent, la gorge brûle, les page 51
sirènes retentissent, mon grand-père pose un genou sur
le sable. Il s’applique à photographier les canadairs au
plus près de la mer. Ce qu’il aime saisir c’est le rouge et
jaune de la carlingue, les gerbes d’eau, le brouillard ce
sont ses mots, lorsque l’avion heurte la surface. Un jour
les feux cessent, des points verts parsèment de nouveau
les collines.

J’aime boire une menthe à l’eau au Café des Sports avec


mon grand oncle Alain. Quand il ébouriffe mes cheveux
blonds sa main a l’odeur du tabac. J’aime me glisser
dans la caravane en passant par les fenêtres pour avaler
des pêches, des cagettes de pêches sans enlever la peau,
sans être jamais rassasié. Lancer du sable humide sur le
corps des filles, les éclabousser à défaut de pouvoir les
toucher.

Le dernier été ma grand-mère ne quitte pas la caravane.


Elle sent une fatigue dans les jambes et dans les reins.
Ses os ne peuvent la porter jusqu’à la troisième plage,
elle trouve le temps long on nous fait venir trop vieux.
La voix de mon grand-père rassure, la vie ne l’a pas
laissé, il nage, il boit le rosé du Pansard, ses bras et ses
yeux ne flanchent pas lorsqu’il faut écarter une boule de
page 52
pétanque sur le gravier. Je ne gagnerai aucune partie
contre lui.

37
Ce matin les algues et les méduses dérivent à trois
mètres du rivage. La chaleur assoiffe, les parents crient
des ordres, les enfants reculent, j’enterre des images et
des lettres dans le sable.

Mireille Leydet occupe seule un bungalow à côté de mon


emplacement. Sa caravane a été emportée par les pluies
et la boue de l’hiver. Sur la terrasse en bois, elle peint
ses ongles en rouge, mange une demi-douzaine d’huîtres
chaque midi, conduit une voiture de sport. Elle accueille
ses enfants, prend soin d’elle, sinon à soixante-seize ans
c’est la descente aux enfers. Je connais ce visage, nous
ne conversons pas tout de suite, elle garde mes
bouteilles d’eau minérale au frais. Mireille Leydet s’est
mariée à La Capte, près des Salins, en 1959, elle vit ses
étés au camp depuis quarante ans, elle se rappelle de ma
blondeur et des ballons qui me collaient aux pieds. La
première fois qu’elle évoque la figure de mon grand-
père, elle ignore que je suis son petit-fils. Son mari était
l’ami d’enfance de Joseph, l’ami oublié puis retrouvé par page 53
hasard dans les allées du camp.

Pendant deux mois ma peau n’est que pelure et


craquelure, et mes cheveux brûlent jusqu’au blanc.

C’est l’été dans la grande ville, le creux des grandes


vacances. Les pelouses des terrains de football
jaunissent, on a retiré les filets des buts, les tribunes ne
vibrent d’aucun chant. La mer et les filles en bikini me
manquent. Mes grands-parents ont rangé les transats
dans la cave, enfoui les raquettes de plage, les masques

38
et les tubas dans un carton sous l’établi, ils déjeunent
sur le balcon, regardent le Rhône et leurs journées se
perdent.

Dans les tiroirs de l’armoire, parmi les briquets sans gaz


et les napperons brodés, les feuilles que j’utilise pour
mes travaux d’écriture, portent le tampon du centre
nucléaire de Marcoule. Dans cet espace venté et
inhabité, on retraite les combustibles usagers, on extrait
le plutonium de l’uranium ou l’inverse, mon grand-père page 54
occupe la place de chef mécanicien. Protégé par une
tenue spéciale - sur les photographies elle ressemble à
un scaphandre - il descend au cœur de la centrale pour
réparer les moteurs, vérifier les machines. Les doses de
radiation qu’il reçoit excèdent à plusieurs reprises le
seuil à ne pas dépasser.

La caravane de Paul Saba prend racine au milieu de la


pinède. Dans le coin des Marseillais. De mai à septembre,
il déplace son appartement de ville, dresse une palissade
de bois, suspend les géraniums. Il installe une volière,
invente sa résidence secondaire.

Il faut débarrasser la table, finir les tartes tropéziennes,


sortir le poste de télévision. A quatorze heures, les
adultes se taisent, l’avancée du Tour de France résonne
dans le camp.

Au centre de la chambre de Louise, un bouquet de fleurs


rouge, des coussins jaune soufre, des fausses fourrures,

39
et le soleil illumine l’ensemble. Ma peine trouve refuge
dans cette douceur.

Derrière la chapelle des marais, après avoir écarté les page 55


fougères hautes et les ajoncs, je découvre un cimetière à
l’abandon. L’invasion du sable et du sel atteint les grilles
à mi-hauteur, l’enclos paraît entièrement comblé.
Quelques croix émergent, j’en compte huit, je
m’avance. Au sommet de chacune une photographie
gravée sur un ovale en porcelaine. Les noms et les
visages demeurent visibles malgré le palissement. Ce
sont des visages de femmes mortes jeunes que mon
appareil fixe, ce sont des noms italiens que je note. Ceux
de Giuseppa Falanga, de Rosa Lo Schiavo. Les habitants
de La Londe m’expliquent que le carré mortuaire est
réservé aux travailleuses du sel.

Au premier éclat de chaleur délaisser la grande ville,


ralentir les battements du cœur. Le bruit continu des
vagues lave ma tête dans un bain de calme et d’oubli.

Je passe les heures allongé sur la plage de l’Almanarre,


longue bande de sable prisonnière des Salins et de la
mer. Ouverte aux vents c’est la plage des véliplanchistes,
je la fréquente peu. Entre deux sommes mes yeux
suivent le claquement des voiles et les sauts de mon page 56
cousin Thomas. Le soleil brûle l’aridité des Salins, mon
esprit imagine l’apparition de Marie. Comment ne pas
croire qu’en son absence la vie se retire.

40
Je nage vers le large, la fraicheur remonte des gouffres
et cingle mes muscles. Je ne ferme pas les yeux lorsque
j’effectue des mouvements de crawl, mes yeux
s’injectent de sel et de sang. L’espace d’une seconde, je
ne souhaite plus rebrousser chemin et regarder la terre.

41
1989. Gilles ne danse pas. Sur la place de la Baie des page 57
Iles, il est au milieu de la foule, toujours entouré des
plus belles filles du camp, mais aucun mouvement
n’anime son corps. Il attend la fin de la fête, les ultimes
chansons, celles qui s’éloignent des tubes sucrés et des
standards commerciaux. Il connaît le disc-jockey, il sait
que les trente dernières minutes sont consacrées à de la
musique pas comme les autres. C’est l’été des quatorze
ans, je découvre la pop anglaise, le rock indépendant.
Gilles porte un t-shirt blanc au col déchiré et à l’effigie
de son groupe préféré. La musique arrive, le visage et les
yeux se ferment, la tête, le corps bougent de façon
imperceptible. La voix est pour moi inédite, étrange,
androgyne. Certains disent tragique et grandiloquente.
C’est une musique d’hiver qui me plonge, malgré mes
quatorze ans, dans l’introspection. J’imite aussi la pose
de Gilles.
page 58

42
Je comprends quelques mots, ils se répètent, il est
question d’obscurité, d’araignée, d’avancée calme, de
tremblement, de lutte. Et le chant se poursuit, toujours
plus lancinant, et Gilles m’explique les images de cette
berceuse, le sens de la chanson. Il me parle d’amour, de
dévoration amoureuse, les filles se rapprochent de lui.
Les filles aiment les garçons sensibles qui aiment la pop
anglaise.

43
Cambrer les fesses, tendre les seins, s’étonner de page 59
trouver des mots et des gestes de femme. Louise exige
que mes mains serrent les cuisses, plus fort plus fort,
écartent les fesses, je veux boire le corps de Louise.
Après l’amour, nous lisons sur le visage de chacun la
surprise du plaisir, le rougissement de l’effronterie.

Avant le jour la plage de Miramar ondule, elle conserve


des nappes d’obscurité, le soleil de mai n’est pas assez
fort pour étancher l’humidité de la nuit. Dans quelques
heures, le spectacle des pelleteuses reprend, les camions
déverseront des tonnes de sable que les hommes
s’appliqueront à lisser.

Depuis le port de Giens, un sentier serpente parmi les page 60


pins parasols et les roches. C’est le chemin des villas
luxueuses, vestiges du détournement des lois littorales.

44
Aujourd’hui désertées, les massifs d’aubépine, les
buissons de laurier, des lambeaux de murs peuvent
dessiner l’espace. Seuls les pontons privés résistent au
retour des vagues, et la mer remplit les fosses vides des
piscines.

Les patrouilles remplacent les feux de plage, les


nouveaux riverains refusent le bruit et obtiennent que la
fête soit déplacée sur le parking du port. La Baie des Iles
devient une enclave morte, la nuit perd en charme ce
qu’elle gagne en décibels. La jeunesse déferle dans un
brouhaha de voitures et de klaxons, le rythme lourd et
binaire de la musique, la vibration des enceintes
soulèvent les corps. En moi, l’étrangeté se mêle à
l’excitation. Scintillement, dissolution des peaux, mes
yeux fixent l’étreinte d’un garçon et d’une fille, les
mains qui déshabillent.

La douleur de la maladie assombrit mon grand-père. Le


traitement assomme le corps, le moral craque, les yeux
lâchent, la voix et la mémoire restent en vie. Je redoute
que les choses de l’été deviennent pour lui des espaces page 61
sans formes ni noms. Alors je continue l’histoire, je
décris les lieux, il me raconte à nouveau.

Tous les garçons l’affirment. La nuit, autour des feux de


plage, quand ils regardent Suzanne, les cœurs vibrent
jusqu’à la pointe des doigts. Les sentiments sont indécis,
mais cristallisés, j’apprendrai le sens de ce mot plus
tard, par l’intensité de l’été.

45
L’été il ne pleut jamais. Je revois Gilles et sa vespa
attendre sous les pins que le ciel se calme. Moiteur
zébrée d’éclairs, chemise blanche constellée de gouttes
de pluie, cigarette à la bouche, pantalon et mocassins
trempés, Gilles adopte le regard et la silhouette de
l’acteur. La violence de l’orage dure, il peste, l’espoir
faiblit, il rate un rendez-vous amoureux.

Je note et retiens rarement les images de mes rêves. Le


fleuve s’enroule sous mon corps, la vase colle aux pieds, page 62
mes mains glissent sur les parapets. Je lève les yeux au
ciel, et dans une farandole de lueurs, les enfants et les
familles accourent près des berges. Ils crient, ma dérive
croise de nombreux ponts. Des mots et des ponts d’une
grande ville d’Italie.

La rivière du Gapeau grossit, sur les images télévisées,


elle charrie des armoires, des tables de chevet, des
bicyclettes. Nous imaginons La Londe Les Maures après le
déluge de l’hiver, une ville de corail et de rouille.

Les flaques de neige barrent les trottoirs de la grande


ville. En les enjambant j’espère des flammes, mon esprit
fomente un autre ciel.

Louise coiffe ses cheveux longuement. Silencieuse, elle


étend ses membres, les draps de bain ont la dureté du
carton, je regarde la vespa de Gilles, le pare choc
esquinté, les braises du campement, la spirale des

46
cendres. Au large du Cap Camarat, quelques hors-bords
filent vers les fêtes tropéziennes, l’obscurité fragilise les
contours. Page 63
Une année sur deux, au moment de Pâques, je partage
avec mes parents une semaine au camp. C’est la fin de
l’adolescence, la dernière année de lycée, l’année des
retranchements. Où sont passés les carnets sur lesquels
j’écrivais le soir dans la voiture, en écoutant de la
musique pas comme les autres. J’inventais des histoires
de fugue, des poèmes noirs, mon haleine embuait les
vitres. Un matin mes parents ont lu les pages oubliées
sur le siège passager.

A nouveau le sommeil tarde à venir, les rêves étranges


peuplent mes nuits. Ils répètent mes rêves et mes peurs
d’enfant. Les images tournent en boucle, les plongeons
se transforment en chutes, et je crie le nom de mon
grand-père. Dès que je ferme les yeux, ma tête
ressemble à une lanterne magique, elle grouille aussi de
corps et de plages jeunes.

Le vent soulève le sable et le gravier du stade de


football, balaie les lignes blanches, freine les
transmissions de balle. Les habitants de La Londe
occupent notre moitié de terrain, ils monopolisent le cuir
et l’espace. Mon grand-père garde les buts, visière sur le
crâne, il résiste au vent et aux frappes pleines de sable.
Je reste pendu aux grillages, j’encourage les dribles de page 64
mon grand oncle, mon âge, ma corpulence me donnent
le statut de spectateur, j’enrage de ne pouvoir jouer.
Avec les années, ma mémoire confond le score des
matchs. Zéro défaite clame mon grand-père.

47
Au large du Cap Camarat, les yachts voguent au ralenti,
les voiliers jettent leur ancre. Ils scintillent sous les
lampions et les fêtes, j’imagine des lupanars flottants.
Avant d’apercevoir le ciel - Dédé Faye me raconte
l’impatience de l’été, l’année dans la grande ville - le
regard escalade une montagne de balcons, les cris, les
aboiements, les plaintes de la cour, les milliers
d’antenne.

Au cœur de la pinède, privés de lampes, nous avançons


lentement. Les désirs entrent dans la marche, se
chevauchent, ils tâtonnent.

Transistor et télévision éteints, les journées comme les


pas de mes grands-parents, glissent sans bruit sur le
carrelage.
Page 65

Dans la mer, Léna et ses amies délaissent leur


contenance, les poses de drague et de bouderie, elles
font jaillir l’écume et les rires.

Mon grand oncle se souvient du claquement des rames


sur l’eau. Une gifle. La barque et le dancing de La
Marquise disparaissent en même temps. L’écho du
tumulte, quelques rires et puis plus rien. Il porte un
smoking blanc, une cravate fine, dans les années
soixante on le présente comme le dandy de la famille, il

48
se tient debout, adresse des baisers vers la fête, avant
de plonger.

Je ne peux pas faire comme si de rien n’était. Comment


ignorer les stores baissés depuis trois étés, les taches
grandissantes sur le plafond, l’affaissement de la
caravane dans le sable. Le sel attaque le chrome des
vélos oubliés sur l’avant-train, et je rêve d’incendie.

Jo Bonacorsi porte le prénom de mon grand-père. Sa


faconde, ses débordements évoquent pourtant la figure
de mes grands oncles. Le récit de ses origines diffère
selon les clients. J’entends la Corse, la Sardaigne,
Florence, parfois la Grèce. Il a dressé pierre après pierre Page 66
les murs de son restaurant de plage, descendu les
roches, ajusté les planches pour construire le ponton.
Torse et pieds nus, ventre en avant, cheveux longs
graissés par l’huile d’olive et le cigare, Jo Bonacorsi
prépare la bouillabaisse, assomme les langoustes sur les
tables, tranche les bars et les rascasses. Pendant deux
étés je l’assiste, je nettoie les plats en fin de nuit.
La Côte d’Azur et son lot de starlettes, de cinéastes, de
mannequins défilent sur le ponton et les billets pleuvent.
A leurs yeux, Jo Bonacorsi doit incarner le Sud,
l’exotisme du peuple. Chacun lui serre la main, espère
une photographie épaules enlacées, à son contact chacun
espère s’encanailler. Jo Bonacorsi râle, il se prête au
jeu, exige que je boive autre chose que du jus de
pomme, il protège ses jolies serveuses des mains
baladeuses. Epuisé par le travail, l’emballement du cœur
et les nuits qui ne finissent pas, je l’entends souvent
hurler j’ai cent ans.

49
A la sortie de l’été que deviennent les dancings du front
de mer. Les balustrades rouillent, les enseignes ne
résistent pas à l’hiver, cette nuit l’ombre de Marie valse
Page 67
sous les lampadaires. J’éclaire pleins phares le large,
j’augmente le volume des basses, quelques pas de danse,
l’hiver glace la sueur dans mon dos.
Malgré les quatre semaines de plage, le corps de Léna
garde sa blancheur. Elle ajuste les perles du maillot,
couvre le bikini d’une étoffe de soie noire volée dans les
affaires de sa mère. Le soleil n’imprime pas ma peau.

50
1972. Deux autres images figurent le même repas, le Page 69
cadre enserre mes grands-parents et leurs enfants, le
reste de la famille, les amis demeurent hors-champ.
L’arrière-plan de la photographie se perd encore dans la
surexposition comme si le photographe utilisait un boitier
archaïque peu étanche à la lumière. Tricot blanc près du
corps, short assorti, mèche relevée, j’ai toujours connu
mon grand-père ainsi, Joseph tient une cigarette dans la
main droite. Les regards sont tournés vers lui, il parle. A
ses côtés, le sourire de ma grand-mère éclate, jambes
croisées, mains sur les cuisses, elle porte une robe
courte et une veste de laine inhabituelle pour un mois de
juillet. Le chien apparaît au premier plan à gauche, il est
le seul à fixer l’objectif. A droite du cadre, un coin de
table, deux verres aux couleurs anisées, un saladier, des Page 70
fruits.

Ce qui retient aussi mon attention c’est le vélo blanc, un


vélo de femme adossé contre la toile de tente sous les

51
tamaris, je ne le décèle pas sur la première
photographie. Dix-sept ans plus tard, à tour de rôle, Léna
et ses amies se dresseront sur le porte-bagages, malgré
les réprimandes de ma grand-mère il n’est pas fait pour
ça.

La dernière photographie quitte le camp. Je reconnais


sans mal l’anse de la plage de l’Estagnol, le halo éclaircit
les aiguilles de pins. C’est le point culminant de la baie,
à l’écart du chemin du littoral. Pour l’atteindre, nous
grimpons, pieds nus, le sol sec et caillouteux. Les arbres
courbés penchent vers la mer, par une illusion d’optique
on peut croire que les branches touchent l’eau.

Mon grand-père et ses frères multiplient les plongeons,


les sauts de l’ange, les sauts carpés. Adolescent, je
prends la relève avec mon cousin Thomas. Nous
attendons que les vagues se soulèvent pour éviter les
creux, nous plongeons de différentes hauteurs, la plus
Page 71
haute pour Thomas, nous enchaînons les figures, tête la
première, désarticulées, nous restons à portée de vue de
la plage.

En découvrant ces visages et ces corps souriants, je me


demande s’ils ont conscience du temps qu’ils vivent. En
juillet 72 autour de cette table, comme en juillet 89, la
vie semble n’avoir aucune aspérité. Plus jeune, ces
interrogations m’étaient étrangères. Sur les
photographies, on ne pressent pas la possible dispersion
du clan, la mort est à distance. Ces images d’une
adolescence au soleil continuent de modeler mon désir
et mon imaginaire. Je me construis dans les souffles
chauds, les idylles, l’horizon bleu, le sel marin.

52
Sur les hauteurs de La Londe les Maures, le camp de La Page 73
Brûlade organise des séances de cinéma en plein air. Il
faut arriver tôt, apporter sa chaise pliante, attendre que
la nuit tombe tout à fait. Je me souviens de certains
mercredis après-midi dans l’appartement de ville de mes
grands-parents. Installé dans le canapé en cuir, je
découvrais les westerns des années cinquante que Joseph
enregistrait et numérotait.
Cette nuit, La Brûlade projette un western italo-
américain. Le décor, les grands espaces, les déserts ne
changent pas mais je perçois des différences. Un rythme
plus lent, une violence sèche et inattendue, le silence et
la solitude du héros, une impression de plus grande
rêverie. Après le film, lorsque nous descendons la butte,
j’aperçois derrière les pins une villa et sa grande piscine
illuminée. Des silhouettes de femmes nues glissent sur Page 74
l’eau et prolongent le songe.

53
Entre les vignes et la plage du Pellegrin, un chemin
d’ombre et un matelas d’algues sèches sur lesquels nous
posons nos draps de bain. Marie ôte son bikini, nous
cachons nos corps sous des paréos aux motifs brésiliens.
Les caresses sont lentes, les baigneurs absents, la
jouissance inédite.

Tôt le matin au café du port de Miramar, je m’attarde


longuement. Dans quelques heures, je serai sur la route
avant la reprise du travail. Les ouvriers font une pause,
un couple d’adolescents a toute mon attention. Cheveux
en bataille pour lui, chemise ouverte de garçon pour
elle, gestes endormis, livrés à eux-mêmes ils sortent
d’une nuit blanche, l’étoffe laisse transparaître la pointe
noire des seins. Nos regards se croisent, ils me sourient,
me communiquent leur éclat.

Page 75
Lorsque je m’aventure aux derniers étages de l’hôtel de
Provence, je trouve des portes closes. Dans la grande
salle de restaurant, les draps blancs enveloppent les
lustres et les fauteuils. Ma chambre plonge sur le
boulevard central de La Londe. Je me laisse engourdir
par les rayons de soleil, la musique du trafic, l’éveil
d’une ville. Les propriétaires de l’hôtel assurent me
reconnaître, ils se rappellent de moi enfant et de mes
grands-parents. Affirment-ils cela à chacun de leur
client. Autrefois, leur établissement était le seul glacier
de la ville. Répètent-ils souvent cette phrase beaucoup
de jeunes adultes reviennent ici en souvenir de leur
enfance. Alors que j’ouvre la grille de l’ascenseur il me
plaît de les croire. Comme autrefois, la montée est
lente, les couloirs éclairés par des ampoules nues.

54
L’épaisseur des tapis absorbe mes pas et rend plus
palpable encore la tristesse du silence.

De Bellisa je n’arrive pas à garder une autre image. Celle


d’une jeunesse, d’une chevelure blonde disparues sous
un chapeau trop grand.

Au début du printemps j’étale le drap jaune dans le parc


de la grande ville. Les quelques pins abritent le premier
pique-nique, les filles échancrent leurs tenues. Je force Page 76
mon imagination, l’ensemble transmet quelque chose de
La Londe, une note balnéaire.

Le groupe des Hollandais n’est jamais fatigué. La nuit ils


se prennent par le bras, cassent les branches sèches de
la pinède, préparent le feu. Je les suis, ils tournent,
ivres, autour des flammes, flammes qui grimpent de plus
en plus haut. J’entre dans la ronde, crépitement des
brindilles, rouge qui dévore et jette des ombres sur le
visage de Suzanne.

Je partage une cigarette avec une jeune inconnue. Elle


me confie son ennui, elle ne souhaite pas traverser la
pinède seule. Ce soir, je suis pour elle une épaule sans
conséquence.

Je franchis le seuil de l’appartement, je me retrouve sur


le palier du troisième étage, je jette un dernier regard
vers mon grand-père. Les yeux écarquillés, que voit-il de

55
moi. La porte de l’ascenseur se referme, je devine que
son cœur n’y est plus.

Page 77
Depuis trois jours le vent du Nord interdit toute baignade
prolongée. Il agite les toiles de tente, courbe, sur la
table, les grappes de narcisses. Avant la fin de l’été je
tente un dernier bain, la mer glace les os et je sens le
froid pénétrer ma tête et mes pensées. Comme un appel
de l’hiver avant l’heure.

Chaque été mon père participe à la course de La Londe.


Les vingt et un kilomètres à pieds ne l’effraient pas. Il
s’entraîne à augmenter sa résistance, sa capacité
pulmonaire, il parvient à diminuer les battements du
cœur. Enfant, je l’accompagne à bicyclette, adulte, je
ne tiens pas son rythme. Libérer la tête des pensées
mauvaises, oublier la contraction des muscles et la
possibilité des crampes dans la montée du Val de Rose,
les coups dans la poitrine, le frottement des chaussettes
fines qui saignent la pointe des pieds. Les tempes
s’écartent, il faut suivre une ligne, profiter du répit
offert par le vent léger et l’ombre des pins sur le chemin
des Annamites, prendre les encouragements, les
applaudissements, les fleurs jetées en fin de course.

Page 78
Lorsque je rends visite à mes grands-parents au début de
l’été, les retrouvailles commencent autour d’un plat de
fruits de mer au restaurant Le Wagon à la sortie de La
Londe, un restaurant pour routiers. Collés contre la baie
vitrée, nous déjeunons au rythme du flot des camions, la

56
silhouette des voyageurs vacille dans la lumière blanche
et sableuse.

Mon grand-père aime que je raconte les étés varois,


même s’il y a dans mes récits beaucoup de menteries. La
maladie de Joseph casse les vertèbres de mon présent.

Louise s’attarde sur mon emplacement. Nous ne


partageons pas toutes nos nuits. Elle arrive tôt le matin,
ouvre ses livres et ses carnets, crayonne des pages de
brouillon orange. Elle enchaîne les cigarettes qu’elle
roule avec dextérité, boit son café froid, multiplie les
images surexposées. Les palissades, les branches de pins
qui se posent sur les façades des bungalows, l’éclairage
faible des allées, lui rappellent les tableaux d’un peintre
américain. Elle gratte les croutes sur sa jambe, dernières
marques d’une chute dans les rochers de la troisième
plage. Même si le temps de sa jeunesse lui paraît
illimité, Louise imagine l’avenir, et cet été l’angoisse la
prend par surprise. Page 79

Les courants et la maladresse entraînent les voiles de


notre embarcation vers les Salins, la plage des nudistes.
Je me demande aujourd’hui si cette dérive n’était pas
volontaire. Les parents répètent que c’est la plage
interdite, que nous sommes trop jeunes, créant
inévitablement le désir de voir. A présent, les corps nus
et rares s’exposent au soleil, à distance les uns des
autres. Dès que le jour cesse, le bord de mer devient le
territoire du désir, le désir des hommes surtout. Dans le

57
labyrinthe des pins et des bosquets, je distingue des
masses sombres.

C’est un matin de semaine dans le parc de la grande


ville. Nous prenons ce jour habituellement réservé aux
heures de travail. Livres ouverts sur le drap jaune,
myrtilles éparpillées, Marie dégrafe son jeans et son
soutien-gorge, je jouis dans sa main. Elle fait plusieurs
pas en direction des bois, se retourne, joint ses mains au
niveau du visage, elle mime le clic d’un appareil-photo.
Page 80
Après le Pellegrin, le chemin du littoral s’arrête
brusquement, la plage de Léoube n’est accessible que
par voie de mer, elle appartient à un grand domaine
viticole. Derrière les hautes palissades, je devine le toit
d’une maison. Un matin j’ose escalader et les pièces de
la masure s’offrent à moi sans résistance. Déserte, à
peine meublée d’un lit, d’un canapé, d’une table et de
quelques chaises à rempailler, les propriétaires ne
doivent l’ouvrir que les jours d’été. Je découvre l’amour
des lieux à l’abandon, les espaces vides où le temps
passe plus lentement. Je reviendrai avec Marie, nous
pousserons les volets pour donner un peu de lumière.
Pendant le somme, le bruit du sang se confond avec le
bruit de la mer.

Ce soir mon cousin Thomas n’a pas le goût de jouer. Sur


le court de tennis, il alterne balles molles et revers
coupés, il marche, traîne sa nonchalance, j’enrage de
cette absence de rythme, de ce refus du spectacle. Mes
pensées et mes regards sortent du rectangle rouge, un
bandeau retient mes cheveux longs, je laisse filer le
match. Le soleil pleine face, je plisse les yeux, je Page 81

58
n’ignore pas les passages multiples d’une fille. Elle
tourne autour des terrains, à pied, à bicyclette, seule et
accompagnée. L’heure s’éternise, à la sortie du court,
elle vient à ma rencontre je m’appelle Louise.

Pourquoi gaspiller l’été. Gilles parcourt sans répit les


allées du camp, les plages, l’asphalte, les fêtes. Il dort là
où il tombe de sommeil. Sur le sable. Au sommet des
blockhaus. A l’intérieur de sa tente parfois. Dans les bras
des filles.

Sans la présence de mes souvenirs et la voix de mon


grand-père verrais-je autre chose qu’une étendue sèche
de sable et des caravanes désolées.

Les nuits qui suivent le retour dans la grande ville, la


tête tangue, j’entends encore le bruit de la mer. Le
martèlement des vagues sur l’étrave, le grincement des
poulies, le rythme du ressac, l’eau qui frotte les digues
et les falaises.

Page 82
A midi le sang affleure aux visages, la peau et la
chevelure de Léna se parent d’huile, exhalent des
senteurs de miel, de vanille et de coco. La seule peau
que je goûte est celle des pêches.

La maladie prend possession des yeux de mon grand-


père. Ils restent grands ouverts mais ne voient rien, si ce
n’est des vibrations de lumière, des tressautements

59
d’images télévisées. Sur le fauteuil du salon, ses
paupières palpitent, mais le monde comme son corps ne
bougent pas. Combien de mois la nuit va-t-elle durer,
comment faire pour qu’elle n’éteigne pas toutes les
parties du corps. Certains jours, malgré une atténuation
de la douleur, ses pensées elles aussi deviennent noires,
les heures de Joseph s’emplissent de fatalisme et de
colère. Désemparé, je l’écoute me dire je suis à
l’intérieur de ma tête.

60
1989. Léna et ses amies jouissent du soleil d’une manière Page 83
extatique. Nuques découvertes, bretelles défaites,
maillots de bain au ras des fesses, aucune ne se soucie
de l’heure, de la violence des rayons. Nulle part nous
n’entendons parler des dangers d’une exposition
prolongée. Les filles ne prêtent pas attention à nos jeux
de balle, aux cris des garçons. Elles chuchotent entre
elles, et lorsque nous les dérangeons, elles répondent
d’un mouvement de pied ou d’épaule. J’oublie le
moment du premier échange. Sur le sable de la troisième
plage. Dans les allées du camp. Aux fêtes, aux terrasses
des cafés de La Baie des Iles.

Gilles a dix-huit ans, il fréquente les filles et les garçons


de son âge. La nuit, notre groupe se joint parfois au sien,
mais je demeure son petit frère, celui avec lequel il joue Page 84
au tennis. La beauté des filles n’échappe pas à son
regard. J’ai en mémoire sa surprise lorsqu’il découvre
Léna, nos gestes, nos rapprochements maladroits. Je

61
revois aussi Gilles poser des yeux distraits sur les formes
de Léna.

Comme tous les garçons à cette époque, je porte un t-


shirt blanc, un jean américain et délavé, des chaussures
en daim. Blanches et salies. Les marques de vêtements
s’impriment sans discrétion sur les hauts des filles. Je
retiens les ongles peints en rouge, les sandales aux lacets
compliqués, les bandeaux dans les cheveux.

Je demande avant d’embrasser, je m’excuse le


lendemain d’avoir caressé les seins, je pleure lorsque les
lettres cessent.

L’histoire avec Léna reprend chaque été, les liens,


l’affection perdurent pendant les années d’étude.
Jeunes adultes, nous partirons à la mer une semaine,
seuls, dans un autre camp. Je cherche en vain dans mes
cartons une image de Léna, qui mettrait en scène le
bonheur de la plage, qui gèlerait la mémoire. J’ignore page 85
pourquoi nous nous sommes, comme on dit, perdus de
vue.

62
La maladie de mon grand-père file droit devant, le corps
Page 87
se dégrade à une vitesse folle. Je veux le conduire à La
Londe, lui décrire la reconstruction des plages, manger
des fruits de mer au restaurant Le Wagon. Joseph sourit,
sans surprise, les deux heures de route lui paraissent
insurmontables.

Nous ramons avec calme, nous attachons les bateaux


pneumatiques à la bouée des trois cents mètres, les
chaloupes des pêcheurs nous dépassent au ralenti. Les
phares des îles balaient l’horizon, des centaines de
lumières piquètent le rivage. La timidité disparaît dans
l’excitation et les cris. Nous enlevons nos maillots de
bain, plongeons dans l’eau noire, les garçons miment
l’effroi de la noyade. C’est le premier bain de minuit de page 88
la saison.

63
Saisis
Depuis le port de Giens, nous embarquons pour l’île de
Porquerolles. La traversée dure trente minutes, musique
tonitruante, cris d’enfants, déferlement des vacanciers.
Nous nous allongeons près des rambardes, chacun lit
dans son coin, nous échangeons peu de mots comme si
nous souhaitions seulement que le soleil frappe nos
visages, que le vent soulève nos t-shirts. Nos bicyclettes
nous permettent de fuir les premières plages, celles qui
touchent le port, celles que les familles assaillent. Nous
grimpons des pentes rudes et caillouteuses, Marie
continue parfois à pied, nous gagnons l’extrémité sud de
l’île, la plage au sable noir, la plage volcanique.
J’appelle mon grand-père, c’est aujourd’hui son
anniversaire, je lui fais écouter la mer. Après dix-sept
heures, Porquerolles redevient presque vierge, nous
décidons de rater le dernier bateau. Des cabanons perdus
dans les vignes, ou, si nous cédons à la folie, une
chambre au Langoustier, accueilleront nos nuits.

Sur les roches du Cap Camarat, l’esprit engourdi par le Page 89


soleil, j’oublie que mes grands-parents m’attendent.
L’heure tourne, l’obscurité grandit, je dois me presser.
La nuit je roule rarement dans le massif des Maures. Trop
de lacets, trop peu de lumière, je préfère coller aux
bords de mer. Je me souviens aussi d’un été, j’avais dix-
neuf ans, je peinais à rester éveillé, mes yeux se
fermaient un quart de seconde. Ma sœur et son premier
amoureux dormaient à l’arrière de la voiture.

En début de soir la plage du Pellegrin se vide et nos amis


rentrent au camp. Nous quittons le sable pour nous
perdre dans la pinède. Chacun filme l’autre de dos,

64
Marie porte mon t-shirt, le relève, joue avec, se dévêt.
Pour je ne sais quelle raison, voir ses formes remuer sur
un sentier m’évoque l’été. Il n’y a rien de plus beau que
les fesses de Marie.

Mon grand-père se tient aux accoudoirs du fauteuil, les


mains et les bras raidis, l’usure s’infiltre jusqu’au cœur.
Alors nous parlons des Maures, et les mots chassent un
instant la douleur. S’empare de moi la croyance en
Page 90
quelque chose capable de tout terrasser.

Au sommet des falaises de l’Estagnol, le sang active les


artères, l’exubérance de la jeunesse amplifie chacun des
gestes. Les caleçons flottent sur les genoux cagneux,
ventre sec, torse maigre, corps imberbe d’adolescent. Il
faut plonger, attendre que la mer gonfle et plonger. Les
filles nous charrient, attendent dans l’eau, droites et
immobiles, la carrure de mon cousin Thomas
impressionne. Plusieurs rochers offrent des tremplins
minuscules à des hauteurs différentes. Trois, cinq, douze
mètres pour les plus téméraires. Thomas domine la baie,
il cesse de fanfaronner, il sait qu’à cette hauteur, un plat
vaut la brûlure du soleil. Il réalise un saut de l’ange les
yeux fermés. Les garçons me lancent des piques, je reste
sourd aux encouragements des filles, je ne peux pas
regarder la surface de la mer. Le nez contre la falaise,
les jambes pliées, les doigts de pieds au bord des roches,
les talons en suspension dans le vide, je m’élance en
arrière. Trois mètres, j’ose une cabriole, le corps, dans
sa raideur, manque d’élégance.

65
L’hiver, la promenade qui longe la plage de Miramar
Page 91
ressemble à un décor de cinéma. Vide, factice, un
alignement de palmiers en éventail rythmé par la
lumière blanche des lampadaires. Le vent taille les
joues, je multiplie les allers retours, j’attends mon
héroïne.

Je redoute le temps de suspension que provoque la


perte, l’absence et la peine qui s’atténuent, le
basculement dans un monde nouveau, le monde sans
Joseph.

C’est un été de canicule. Sans souffle, sans goutte de


pluie. Les incendies poursuivent la destruction des
Maures. Dans les caravanes, les ventilateurs fonctionnent
à plein régime et leurs pales remuent un air toujours
chaud. Les brumisateurs d’eau thermale peinent à
refroidir les peaux. Les corps vieux se traînent,
sommeillent et suffoquent sous les pins, patientent
jusqu’à la fin du jour pour prendre les allées et gagner la
troisième plage.

Adolescents, lorsque nous grimpons, pieds nus, les roches


coupantes des falaises, nous ne pensons pas au danger. Il
est si facile de glisser mais nous connaissons les aspérités
de la paroi, nous trouvons la bonne entaille pour nos
mains. L’espoir d’un après-midi et d’un été plus intenses
Page 92
anime chaque prise de risque.

66
Traînées vertes et blanches, les fumigènes éblouissent la
dernière nuit des vacances. Sur la plage de Miramar, le
brasier et les chants ne suffisent pas pour fêter la fin de
l’été. Les Hollandais enflamment leurs torches, se
jettent, ivres, dans la mer, et leurs maillots fluorescents
trouent la masse noire de l’eau. Les chants et les danses
reprennent, je me souviens du bruit des cassettes qu’on
rembobine dans le poste de radio, Suzanne empoigne une
guitare sèche. L’accent parfait, la justesse de la voix
ravissent et suspendent le bruit et les rires. Je n’ai pas
l’âge d’être l’amoureux de Suzanne. A la fin de la nuit,
elle pose un baiser sur mes lèvres.

Comment résister. Pourquoi continuer. J’accepte à


présent les questions de mon grand-père. Les parties de
son corps se disloquent. Les reins, le cœur, les yeux,
aucun canal n’assure les liens.

Il n’est pas sept heures, un souffle chaud prend mon cou, Page 93
ensuque mes membres, je sens une lourdeur dans la
nuque. Je marche en retrait de la plage, la gorge nouée,
parmi les grues à l’arrêt, je contourne les bétonnières,
les chevilles blanchies par les poussières de plâtre. Je
croyais l’espace de la pinède protégé, déclaré zone
inconstructible. S’immiscent en moi les parfums de
lauriers roses, des eucalyptus, le parfum préféré de
Louise, des bougies de citronnelle qui éloignent les
grappes de moustiques. Aujourd’hui je peine à voir le
visage d’il y a vingt ans.

67
Cette nuit, la mer et le vent montent à l’assaut du camp.
Ils creusent les allées, s’engouffrent à l’intérieur de la
tente, cognent les portes et les fenêtres des caravanes.
Aux aguets, il m’est impossible de dormir, le duvet
recouvre le corps de Louise, sans panique.

A quatorze ans chacun découvre l’obsession de l’amour,


les confidences nocturnes, la mélancolie et la fragilité
qui séduisent. Loin de nous la froideur, l’orgueil,
l’ambition, le cœur cuirassé. Je garde en mémoire le
Page 94
grain des peaux, mais l’odeur des corps, le timbre des
voix, le goût des bouches s’effacent.

68
1989. C’est le dernier jour d’été de Léna. Demain, elle Page 95
regagne la grande ville près des montagnes. Ses parents
veulent sortir du camp, prendre la voiture et nous
conduire au bas des falaises de Carqueiranne. Trouver
l’ancienne mine de bauxite qui donne son nom à
l’espace, les Baux Rouges, descendre la pente et les
escaliers ravinés par les pluies, poser les draps de bain
dans le repli des falaises.

Quelques corps nus, une mer plane, des oursins à fleur


d’eau, Léna ne se baigne pas. Je nage au large et la
profondeur, la noirceur offrent toujours ce mélange
d’extase et d’inquiétude. Léna promène sa robe zébrée
sur la jetée, un appareil photo à la main. Je sèche mon
corps avant de quitter Carqueiranne, je ne vois pas Léna
tomber en arrière. Agrippée à la roche, un bloc de pierre Page 96
cède et heurte son flanc droit. La respiration coupée,
elle ne pleure pas, parle avec difficulté.

69
Attroupement, paroles douces, Léna ne ferme pas les
yeux, la violence dans la hanche. Les secours arrivent,
tachent de la rassurer, le bassin n’est sans doute pas
cassé. Il est impossible de la transporter par voie de mer,
imprudent de remonter les escaliers déchaussés. Léna
sera hélitreuillée vers l’hôpital Sainte-Musse dans un
premier temps, puis à l’hôpital Sainte-Anne de Toulon
par manque de place.

Je me souviens de l’attente, des cigarettes du père


fumées les unes à la suite des autres, de l’angoisse qui
grandit face à l’absence de réponses des secrétaires, les
pensées de plus en plus noires. Trois heures trente après
son admission, les portes des Urgences s’ouvrent et Léna
avance vers nous, soutenue par des béquilles, le fond des
yeux garde des traces de peur. Rien n’est cassé, il n’y a
pas d’épanchement interne, un gros hématome colorera
Page 97
la hanche et le pubis de Léna.

70
Aux premiers jours d’avril, rien ne fait barrière à la
tristesse. Pourquoi ne pas anticiper la venue de l’été. Page 99
Déserter pour de bon la grande ville, prendre le sentier
du littoral, grimper en cadence, gagner les hauteurs de
l’Estagnol, le promontoire qui plonge dans le vide,
retirer les vêtements d’hiver, hurler de peur et de froid
avant que le corps ne touche la mer.

Quelle idée de courir sur la route des Salins. Vidés de


leur eau, les marais se transforment en lac de sel. Le
scintillement des cristaux fatiguent mes yeux, la
sécheresse monte jusqu’à la bouche. Atteindre sans plus
tarder la mer avant l’hallucination.

Page 100
Le premier spasme survient le dernier jour d’août. Un
élancement aigu au bas du ventre à droite plie le corps
en deux et laisse mon grand-père sans souffle. Comme un

71
coup de poignard. Jusqu’à décembre la douleur demeure
présente sans discontinuer en dépit des accalmies de
courte durée. Malgré les analyses, les passages multiples
à l’hôpital, les traitements, les scanners, aucun médecin
ne localise avec précision le mal ni sa gravité. Au
téléphone, j’entends mon grand-père me dire je coule
de l’eau et ma grand-mère répète son inquiétude.
L’espoir renaît à chaque apaisement, à chaque analyse
positive. Le mot tumeur n’apparaît qu’après noël.

Lorsque nous jetons l’ancre au large de la plage au sable


noir, les émotions contraires me bousculent. L’euphorie
se mêle au soulagement d’être vivant après une
traversée houleuse. La forêt de pins qui surplombe la
plage forme une barrière avec le reste de l’île de
Porquerolles. A cette heure de la nuit, elle paraît
inhabitée et son silence calme ma peur. Malgré les
interdictions, mon oncle, méticuleux et sans mot,
construit un feu autour duquel nous disposons nos
duvets. La nuit sera courte, paisible, sans rêve.
Page 101

Le travail de la mémoire transforme le camp du Pansard


en paysage mental. Je ne suis pas né au bord de l’eau,
j’ai grandi au milieu des terres, la mer n’investit ma tête
et mon corps que deux mois durant. Pourtant, les plages,
les routes, les contours des Maures traduisent en moi un
espace inaugural, un territoire de naissance.

Les reliquats de la guerre persistent et ne cessent de


m’intriguer. Depuis quand et pourquoi l’ancienne usine
de torpilles est-elle murée. Je crois l’avoir toujours

72
connue ainsi. Le soir, les lampadaires continuent
d’éclairer les murs des bâtisses, les ronces, la vigne
vierge escaladent les fils barbelés. Sur la plage de
l’Argentière, un navire rouille au bord de l’eau, à-demi
immergé, immobile dans le creux des vagues.

L’entrée dans le camp ouvre des précipices. Je fais le


tour des allées, il ne reste aujourd’hui que monsieur
Lahoude.
Page 102

On arrête le match. Un jeune garçon range ses raquettes


et quitte le terrain de tennis. Je m’entends répéter
cette phrase jusqu’à l’âge de quatorze ans, alors que
mon père prend plaisir à tricher, s’évertue à tester mes
nerfs. Un jour, sur les courts du Pansard, les défaites
disparaissent.

Quand nous faisons l’amour, Louise rompt avec la


douceur et l’indolence. Elle réclame sueur, salive,
agrippements. Le pouls accélère, l’impatience envahit sa
peau.

Les yeux de mon grand-père ne voient plus le monde que


sa langue met en mots avec clarté. Parfois, il songe à
disparaître avant que le corps et l’esprit ne le lâchent
tout à fait, avant que les siens ne soient que des noms
sans souvenirs.

73
Dans le froid de novembre, nos bouches soufflent des
nuages de vapeur. Marie ferme son anorak, tire sur ses
gants et son bonnet de laine, enserre son cou d’une
écharpe aux motifs bariolés, seule touche de couleur
dans un horizon de mer plate et grise. Le moteur du
zodiac crachote, nous glissons le long de la digue, sillage Page 103
blanc et droit derrière nous, effluves de pétrole, aucune
autre embarcation à cette heure du jour. Marie recouvre
nos valises d’une bâche en plastique, je perçois une peur
légère dans sa voix, nous passerons l’hiver sur l’île de
Porquerolles.

Refouler les rêveries habituelles, me contraindre à voir


ce que je vois, est-ce cela devenir adulte. Au sommet
des falaises de l’Estagnol, j’atteins le promontoire des
plongeons d’adolescence. De nouveau j’escalade pieds
nus, je tente un saut arrière, l’agilité fait place à
l’appréhension. Sur le sentier du retour, je retrouve par
hasard les pins de 1972. Décharnés, sans aiguilles, ils
prennent la forme d’une esquisse. Je cherche la position
de la prise de vue originelle avant de déclencher.

Il fait assez clair dans la caravane pour distinguer les


cernes sous les yeux. Je sens la colle de la résine dans
les cheveux et sur les doigts, j’observe la toile
d’araignée grandir sous l’abat-jour.

Page 104
Ma grand-mère perd le goût de la vie. Comment l’aider,
comment l’extraire de l’appartement de la grande ville.
Rappeler Aldo Marchetti, Mireille Leydet. Je loue pour
une semaine le bungalow du dernier été, je donne

74
rendez-vous à mon cousin Thomas. Nous insistons, nous
expliquons, nous échouons à convaincre ma grand-mère.
Rien n’apaisera sa peine.

Les pare feux creusent un sillon entre chaque parcelle de


bois. Douceur de la pente, chaleur de braise, je marche
vers le point culminant des Maures, le Signal de la
Sauvette, à cent quatre- vingt-sept mètres d’altitude.
Les miradors qui autrefois prévenaient le début des
flammes, servent, depuis la fin des incendies, de refuge
aux oiseaux. Je dors dans un abri forestier, assommé par
l’alcool.

La lumière des lampadaires coupe l’espace de la tente


en deux. Branches de pins sur la toile, calme étrange du
camp, aucune musique, aucune allée et venue
d’adolescents, j’aspire et crache la fumée par petits
jets, Marie trouve le sommeil loin de moi.

Page 105
Le pèlerinage au camp dure cette fois huit jours. En
plein cœur de l’été, j’installe la tente face aux courts de
tennis, je place les chaises, la table, le réchaud à gaz à
l’ombre, je tends les cordes entre les pins. Chaque matin
à dix heures un père sermonne sa fille au corps lourd.
Aurore lâche tes coups, Aurore avance dans le court. Les
mouvements qu’il montre ne sont pas les bons. Aurore,
au bord des larmes, jette sa raquette, traîne sa colère,
recommence, colle à la ligne. L’envie me démange de
prendre mes raquettes, d’entrer sur le terrain, de
proposer un match au père, lui donner la leçon.

75
Presque fermée au large par les trois Iles d’Or, la mer, à
cet endroit du camp, ressemble à un lac. Le matin,
aucun bruit ne dérange l’immobilité de l’eau, aucun
remous ne freine l’avancée vers la bouée jaune.

Sur la plage de l’Almanarre, la plage des véliplanchistes,


le vent souffle avec force. Je revois Léna et ses amis
rouler dans les vagues, disparaître sous les blocs
d’écume. Air chaud, blancheur, engloutissement des
corps frêles, réapparition, les années nimbent l’image
d’une touche d’irréalité.

Lorsque je parle avec mon grand-père, je continue de Page 106


croire qu’après une visite je pourrais ajouter des jours et
des mois à notre histoire. Puis un matin de mars vient
derrière lequel il n’y a plus rien.

76
77
-notes-

A la page 28, l’expression en italique est extraite de La


presqu’île, écrit par Julien Gracq (éditions José Corti).

78
Sébastien Berlendis, 2014

79

Vous aimerez peut-être aussi