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© Éditions Tallandier, 2021

48, rue du Faubourg-Montmartre – 75009 Paris


www.tallandier.com

EAN : 979-10-210-4411-1

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


« Le courage, c’est d’aller à l’idéal et de comprendre le
réel ; c’est d’agir et de se donner aux grandes causes,
sans savoir quelle réponse réserve à notre effort l’univers
profond […]. Le courage, c’est de chercher la vérité et de
la dire. »
Jean Jaurès, Discours
à la jeunesse, 1903.
Avant-propos

L’idée d’écrire ce livre ne m’est pas venue spontanément. Elle


m’a été suggérée un soir, voici près de trois ans, par un journaliste
d’investigation reconnu, Jean-Marie Pontaut. Ma réponse fut
évasive. Je la différai à mon départ de l’instruction.
Puis le grand jour est arrivé. Il me fallut quitter mes fonctions,
mon bureau, les dossiers. Définitivement. Un grand vide et ces
questions : fallait-il revenir sur toutes ces années consacrées à mon
travail de juge d’instruction ? Fallait-il oser la parole après le silence
contraint par ma fonction ?
Mes amis m’ont incité à écrire. L’un d’eux, Hervé Robert,
magistrat et historien, devait, en écho à mes interrogations, me
convaincre de franchir le pas. Pourquoi ne pas témoigner sur ton
parcours ? Expliquer comment a fonctionné la justice, pendant plus
de quarante ans, dans les affaires financières emblématiques ? Dire
quelles obstructions tu as rencontrées ? Exposer les défis de la
justice face au pouvoir, ne serait-ce pas un éclairage intéressant
pour les citoyens ?
Et l’idée a fait son chemin…
J’ai traversé la Ve République et traité de nombreuses affaires
ayant eu des incidences non seulement financières, mais aussi
politiques sous cinq présidents de la République : Valéry Giscard
d’Estaing, François Mitterrand, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et
François Hollande. À travers elles, j’ai pu observer le fonctionnement
des institutions.
Guidé par une volonté d’indépendance, j’ai pu mesurer l’ampleur
de la soumission de la justice, qui s’est exprimée dans l’action – ou
l’inaction – des procureurs. J’ai dû franchir des obstacles et subir
des blocages. Mais j’ai aussi constaté, ces dernières années, peu à
peu, une certaine émancipation des parquets et un infléchissement
du lien de dépendance avec le pouvoir politique.
J’ai aussi découvert l’univers des paradis fiscaux et les limites
parfois insurmontables auxquelles se sont heurtées mes
investigations. La dimension internationale de ces enquêtes m’a
convaincu de la nécessité d’adopter des règles pour éradiquer ces
flux d’argent opaques.
Alors même qu’il est affirmé avec force que l’indépendance de la
justice constitue la pierre angulaire de notre démocratie, pour
quelles raisons le juge d’instruction, tour à tour adulé ou vilipendé,
se trouve-t-il exposé à des vents contraires, plus ou moins violents,
plus ou moins sournois dès lors qu’il enquête dans certaines
affaires ?
En écrivant ce livre, j’ai voulu aussi tirer les enseignements de
mon parcours. Quelle est la situation actuelle ? Quelles sont les
réformes qui pourraient être mises en œuvre pour libérer l’action de
la justice, tant pour garantir son indépendance que pour lui
permettre de lutter efficacement contre les paradis fiscaux ?
J’ai tenté, pendant plus de quarante ans, de m’affranchir de ces
entraves, pour mettre au jour une vérité dissimulée, occultée,
censurée. C’est à la fois en tant qu’acteur et témoin que j’ai décidé
de raconter cette histoire.
Prologue

Mardi 30 octobre 1979. En même temps que la France entière,


j’apprends le suicide de Robert Boulin, ministre du Travail, découvert
noyé dans un étang de la forêt de Rambouillet. Les Français sont
sidérés. Robert Boulin est un homme politique apprécié. Comme le
répètent les médias, il détient le record de longévité ministérielle
sous la Ve République. Il a été nommé pour la première fois ministre
en 1961 par le général de Gaulle. Il serait même pressenti pour
remplacer Raymond Barre comme Premier ministre. L’émotion est
grande.
Tous s’interrogent sur ses motivations. Pendant vingt-quatre
heures, des hommes politiques s’expriment tour à tour, imputant à
certains organes de presse la responsabilité de ce décès. Les
réactions sont vives.
Le Premier ministre Raymond Barre déclare : « Je vous
demande de méditer sur ce que peuvent être les conséquences de
certaines ignominies et d’une grande bassesse. » Georges Marchais
renchérit : « Quels que soient les griefs que l’on peut éventuellement
faire à un homme public, rien ne saurait justifier la campagne de
discrédit personnel, campagne nourrie d’affirmations sans preuves,
d’allusions perfides, de manifestations de faits déformés ou grossis,
quand ce n’est pas de la falsification, du mensonge et de la haine. »
Je suis touché et troublé. Je ne connais pas personnellement
Robert Boulin mais je fais inévitablement le lien entre cette fin
tragique et l’instruction que je mène depuis plusieurs mois sur un
dossier immobilier dans laquelle le ministre est cité. Cette affaire a
été révélée récemment par la presse. Mais comment concevoir que
cet homme se soit donné la mort pour l’achat d’un terrain ?
Le lendemain, je découvre aux actualités que Robert Boulin a
adressé une lettre posthume à quelques amis et à l’AFP. De larges
extraits de ce courrier sont divulgués : « Messieurs, écrit-il, j’ai
décidé de mettre fin à mes jours. Une grande partie de ma vie a été
consacrée au service public. Je l’ai fait scrupuleusement, désirant en
toute occasion demeurer exemplaire. Or, voici que la collusion
évidente d’un escroc paranoïaque, mythomane, pervers, maître
chanteur et d’un juge ambitieux, haineux de la société, considérant,
a priori, un ministre comme prévaricateur, et de certains milieux
politiques où hélas mes propres amis ne sont pas exclus, aboutit
pour ma part à auditions, campagne de presse et suspicion. »
Ce « juge ambitieux et haineux » n’est autre que moi-même. Je
suis juge d’instruction à Caen depuis deux ans ; il s’agit de mon
premier poste.
J’ai vingt-sept ans.
CHAPITRE PREMIER

Baptême du feu

Voir mon nom livré en pâture dans le journal télévisé de


13 heures est un choc. Je découvre peu à peu le contenu de la
lettre. Je suis mis en accusation publique. L’après-midi, je me rends
dans mon bureau vétuste, situé sous les combles du vieux palais de
justice. Je demande à ma greffière de ne pas répondre au
téléphone. Je ferme ma porte à clé et m’isole ; mes pensées
s’entrechoquent : suis-je allé trop loin ? N’aurais-je pas dû
finalement m’arrêter avant, comme somme toute tant d’autres avant
moi, un ministre étant en cause ? Mais n’ai-je pas fait mon travail ?
Quelle est, me demandé-je dans un questionnement existentiel, la
légitimité du juge d’instruction que d’aucuns qualifient si souvent,
non sans condescendance, de « petit » ?
La presse parisienne se précipite vers le tribunal de Caen.
Comment répondre à un homme qui s’est donné la mort ? Que faire
face à une déferlante médiatique dès lors que je suis tenu par le
secret de l’enquête ? Rien, justement. C’est pourquoi je me tais.
Ce sont mes collègues et le procureur de la République de Caen
qui prennent la parole le jour même. Leur intervention est un
rempart. Il n’est pas si fréquent que des magistrats se réunissent
spontanément en assemblée générale pour prendre la défense de
l’un des leurs : « Renaud Van Ruymbeke n’est ni ambitieux ni
haineux, il ne fait que son travail. » Cette démarche me touche
profondément. Le soir, en découvrant ces prises de position aux
informations, j’éprouve un soulagement, même si je persiste à
ressentir au fond de moi-même une profonde anxiété. Il me faudra
du temps pour m’en défaire. Je suis aux prises avec un doute qui
lézarde mes convictions les plus fortes. Je dois absolument faire
face à l’adversité, mais en serai-je seulement capable ?
Je reçois dès le lendemain des menaces anonymes, comme ce
billet émanant d’une prétendue association d’anciens résistants
proches de Robert Boulin : « On ne t’oubliera pas ! »
Deux jours plus tard, l’actualité souffle ailleurs : Jacques Mesrine
est tué lors de son interpellation par la police à Paris. L’histoire
accapare l’attention de la presse et éclipse le dossier Boulin dans les
médias. La pression retombe. Je vais pouvoir reprendre mon travail
dans cette affaire qui a débuté quatre ans plus tôt.

Les arpents de Ramatuelle


À la faveur d’une loi instaurant des juridictions spécialisées, un
cabinet dédié est créé à Caen en 1979 pour centraliser les affaires
financières de la région. La situation était préoccupante car des
petits tribunaux de l’Orne et de la Manche étaient débordés par
l’accumulation de procédures lourdes et anciennes.
Relever ce défi me tente. Je n’ai que deux ans d’expérience,
mais les affaires financières, complexes, m’intéressent. Je postule
et, seul candidat, obtiens ce poste sans difficulté. C’est ainsi que me
sont transférés, le 16 mars 1979, les dossiers du tribunal de
Coutances et, parmi eux, celui des terrains de Ramatuelle dans
lequel apparaît le ministre Robert Boulin.
Je découvre en prenant connaissance du dossier qu’un homme
d’affaires, Henri Tournet, est propriétaire d’un domaine de trente-
sept hectares sur la prestigieuse presqu’île de Ramatuelle, dans le
golfe de Saint-Tropez. En 1973, il vend ces terrains à des acheteurs
e
normands. Les actes de vente sont signés en l’étude de M Groult,
notaire de la Manche, moyennant un prix de 1,5 million de francs.
Le projet prévoit la construction sur ce site exceptionnel de vingt-
six maisons. « Une opération immobilière en or ! » disait Tournet.
Une partie des terres acquises étant composées de forêts, les
acquéreurs demandent à bénéficier de la loi Serot, qui prévoit une
réduction des droits de mutation pour les bois et forêts. Mais le
notaire n’a pas délimité les parcelles forestières des zones
constructibles comme il aurait dû le faire. Le service des
hypothèques de Draguignan refuse en conséquence d’enregistrer et
e
de publier les actes de vente. M Groult, pris de court, tait cette
difficulté aux acheteurs et demande à Tournet de trouver une
solution pour sortir de l’impasse. Non seulement celui-ci, qui a perçu
l’argent de la vente, n’en fera rien mais il va au contraire tirer parti de
cette situation.
Comment ?
e
Le 22 avril 1974, il se rend chez un notaire du Var, M Long, et
vend à nouveau le même domaine, cette fois-ci à une société
suisse, Holitour. Il faut savoir qu’Holitour est en réalité une société
paravent derrière laquelle se cache Tournet. Il revend en quelque
sorte les terrains à lui-même. Ignorant l’existence de la première
vente, Me Long dresse cet acte de vente Tournet-Holitour et
l’enregistre aux services des hypothèques.
Quelques semaines plus tard, le 18 juillet 1974, la société
Holitour, chez le même notaire, vend deux hectares de ces terres à
Robert Boulin pour la somme de 40 000 francs afin qu’il y construise
une villa.
Les acheteurs normands, de leur côté, demandent des comptes
e
à M Groult. Mise en cause, la société Holitour clame sa bonne foi,
prétend avoir été elle-même trompée et impute la responsabilité de
cet imbroglio au notaire normand. La chambre des notaires ordonne
alors une enquête, mesure d’autant plus opportune que la caisse de
garantie des notaires peut être appelée à rembourser, in fine, les
acquéreurs.
C’est avec rigueur que le président de la chambre, Me Dehayes,
réputé pour son autorité, conduira cette inspection imperméable aux
amicales pressions de Tournet qui se targue de ses relations
privilégiées avec le ministre Boulin. Convaincue de l’existence d’une
supercherie, la chambre dépose plainte le 30 avril 1975 auprès du
procureur de la République de Coutances et sollicite une enquête
e
judiciaire afin de vérifier si M Groult n’a pas été mêlé « plus ou
moins volontairement à une escroquerie ».
C’est ce dossier qui m’échoit quatre années plus tard. J’ai alors
le sentiment qu’Henri Tournet est l’homme-orchestre de toute cette
opération. Je mesure aussi qu’il a partie liée avec Robert Boulin. Je
m’interroge sur le degré de connaissance de ce dernier. Ce qui
m’intrigue surtout, c’est que le ministre n’a pas acquis sa parcelle à
Henri Tournet, mais à une société suisse (Holitour).
Je fais alors le point avec l’inspecteur de la police judiciaire de
Rouen, M. Delacour, auteur d’un travail considérable. Il connaît
parfaitement ce dossier dans lequel il s’est considérablement investi.
Il me conforte dans mon analyse. Je programme rapidement avec lui
une perquisition à Neuilly-sur-Seine au domicile de Tournet, qui ne
s’y attend manifestement pas. L’effet de surprise devrait jouer
pleinement dans un dossier qui sommeille depuis plusieurs années.
La perquisition intervient le 11 juin 1979.

Visite surprise
C’est le petit matin, Tournet ouvre la porte. C’est mon premier
contact avec lui. Il est en robe de chambre. Je lui explique le motif
de ma présence. Il me demande l’autorisation de prendre une
douche pour être présentable. J’ai hâte de sortir de cette situation
délicate où je le surprends dans son intimité.
Il réapparaît quelques instants plus tard, habillé et rasé. C’est un
homme affable, la soixantaine, les cheveux blancs ondulés. Avec
une assurance dont il ne se départira pas, il me fait d’emblée
comprendre qu’il a des relations haut placées. Il regarde avec une
certaine condescendance ce jeune juge et s’étonne de la relance
brutale de cette vieille histoire de terrains. Pourquoi cette
perquisition inutile alors même qu’il tient tous les documents à ma
disposition et qu’il suffisait de les lui demander ? Il n’a rien à cacher
dans cette affaire dont il se dit « la première victime ». Il paraît
sincère. Dois-je être dupe ?
Son aplomb me déconcerte et en même temps m’intrigue. Je
procède avec l’inspecteur à la fouille de son appartement, luxueux et
moderne. Je trouve alors la correspondance qu’il entretient avec
« son ami Robert Boulin ». Je m’aperçois qu’il garde précieusement
un double de chacune des lettres qu’il envoie au ministre. Le plus
souvent, elles sont tapées à la machine, parfois complétées d’une
observation de sa main. Il conserve aussi les courriers que lui
adresse Robert Boulin. Cette découverte ne semble pas l’affecter
outre mesure et j’ai le sentiment qu’il l’a en réalité anticipée.
J’examine avec curiosité cet important courrier. Deux documents
en particulier retiennent mon attention. Le premier est un mot
manuscrit de Robert Boulin, daté du 11 juillet 1974, c’est-à-dire une
semaine avant qu’il n’achète son terrain à la société Holitour. Le
ministre écrit à Tournet : « Il me paraît indispensable que les
contentieux judiciaires soient purgés ou transigés car il semble que
tout le monde sache que Holitour = Tournet. » Je suis surpris. Robert
Boulin savait donc que la société suisse Holitour n’était qu’un écran
qui masquait Tournet.
Le second, beaucoup plus long, est une lettre dactylographiée.
Plus compromettante encore, elle a été envoyée par Tournet au
ministre le 26 février 1979, soit quelques mois avant la perquisition.
Le ton péremptoire aux accents menaçants me frappe.

Mon cher Robert, après ton téléphone du 31 janvier, j’ai


voulu attendre pour t’écrire, de savoir si mon irritation
contre toi était réelle et durable. C’est le cas.
Depuis trois ans, depuis que Groult, notaire vaseux, a
été voir Guéna [secrétaire général du RPR] en menaçant
de faire un scandale contre toi, tu me demandes
« d’arranger les choses sans remous » avec ces
malhonnêtes [les acheteurs normands]. J’ai prouvé que je
le faisais, mais toi, tu les ménages en montant en épingle
ce qui pourrait me faire peur.
Je te l’ai dit cent fois, et maintenant pour la dernière,
c’est une politique non seulement inamicale, mais
inefficace, dont je suis surpris qu’un homme de ton
envergure ait songé à la pratiquer, bien qu’il soit habituel
en politique de faire pression sur ses amis pour s’arranger
avec ses ennemis.
Ces méthodes sont démodées. Avec moi en tout cas.
Il est certain que tu étais informé de l’affaire Holitour
e
depuis le début, par moi-même ou par M Long [le notaire
du Var]. J’ai des lettres de toi.
Il est certain que j’ai protégé tes intérêts jusqu’à
présent, ce qui m’a coûté beaucoup de temps, d’efforts et
d’argent.
J’ai agi ainsi par amitié, comme bien souvent, comme
pour un certain soutien et financement électoral, comme
pour le don du terrain.
Je n’ai jamais varié, que tu sois ministre ou pas.
Il y a quinze ans, j’ai voulu créer dans mon pays,
particulièrement à Saint-Tropez, une œuvre de qualité,
mais l’Administration a refusé de m’accorder ce à quoi
j’avais droit dans le cadre de la réglementation.
Quant à toi, tu t’es dérobé pour me soutenir, sans
utiliser réellement la puissance de ta position et la valeur
de mes droits. Tu as obtenu ton permis de construire sur
2 hectares, mais même le mien personnel a été refusé sur
2,1 hectares, pendant que fleurissaient en France de
remarquables magouilles et fortunes basées sur des
dérogations obtenues par la politique.
Tu t’es constamment défilé au sujet de notre
collaboration et, plus récemment, à cause de cette affaire
de Ramatuelle, ce qui est un comble inadmissible, d’une
façon qui m’a humilié donnant la preuve que tu te méfiais
de moi. Tu t’es trompé radicalement sur ma personnalité et
mes possibilités. Se tromper est le vice des hommes
politiques, je ne peux pas arriver à croire que tu sois
comme les autres.
Je suis prêt à te conserver mon amitié mais tu me
prouveras la tienne de façon concrète et non verbale.
C’est précisément parce que je n’ai cessé de me faire
insulter, y compris par toi, à l’occasion d’une affaire où j’ai
été seigneur, que je me demande si tu es capable
d’engager toute ton autorité et de réussir évidemment à
l’occasion qui se présente d’une promotion qui reconnaîtra
mes mérites légitimes et démontrera mon honorabilité [il
s’agit du grade de commandeur de la Légion d’honneur].
Bien à toi.
Tournet.

Je relis plusieurs fois ce courrier, dont la teneur me paraît lourde


de sens. Comment un ministre peut-il accepter un tel ton venant d’un
homme d’affaires ? Je relève surtout cette phrase : « J’ai agi ainsi
par amitié, comme bien souvent, comme pour un certain soutien et
financement électoral, comme pour le don du terrain. » Ces lignes
révèleraient-elles que le terrain de Ramatuelle est un cadeau de
l’homme d’affaires au ministre ? Quels liens secrets unissent donc
un homme politique de premier plan et un homme d’argent ? J’en
soupçonnais l’existence mais je n’en mesurais pas l’étendue.
Je saisis ces documents et donne pour instruction aux
enquêteurs de placer Tournet en garde à vue pour la nuit au
commissariat de Neuilly. Je rentre à Caen et prépare un mandat
d’amener afin qu’il soit conduit à mon cabinet. Mais, abasourdi,
j’apprends le lendemain matin que Tournet a été libéré dans la nuit
sur ordre du commissaire de Neuilly. Ses « hautes relations »
auraient-elles joué ?
Je délivre aussitôt le mandat aux gendarmes et non à la police.
Ils le trouvent chez lui. Il m’est présenté dans la soirée. J’attends son
avocat avant de procéder à son audition. Mais j’ignore que le palais
de justice est fermé. Aussi suis-je confus lorsque, entendant des
petits cailloux lancés sur la fenêtre de mon bureau, je m’aperçois
que l’avocat de Tournet, bloqué à l’extérieur du tribunal, n’a trouvé
que ce pis-aller pour manifester sa présence.
Commence ensuite le premier face à face avec Tournet. Sa
position n’a jamais varié. Il s’indigne et clame qu’il est la victime
d’une cabale montée par les acquéreurs normands, qui ne sont pas
des novices, et de leur notaire, qui a commis des fautes. Il a tenté
d’y remédier en régularisant une vente à la société Holitour.
Malheureusement, les Normands ont refusé tout arrangement. Il
s’est trouvé pris dans un étau. L’homme est habile et convaincant. Il
sème le doute dans mon esprit. Cependant, je m’en tiendrai aux
faits. Et ceux-ci sont têtus. Ils révèlent qu’il a vendu à deux reprises
le même terrain après avoir encaissé l’argent de la première vente.
Je l’inculpe alors de faux et, craignant qu’il ne quitte la France, je
décide de l’incarcérer.

Chèque au porteur
D’autres interrogatoires suivront. Rapidement, Tournet affirme
que la vente des deux hectares à Robert Boulin pour le prix de
40 000 francs est un don déguisé, comme il l’écrivait dans la lettre
saisie chez lui. Si Robert Boulin a bien versé l’argent chez le notaire,
Tournet soutient avoir, en sous-main, remboursé le ministre en lui
remettant un chèque au porteur d’un montant de 40 000 francs. Un
chèque au porteur ne fait pas apparaître le nom du bénéficiaire. Il a
vocation à être encaissé en espèces par toute personne qui se
présente à la banque avec le chèque. Tournet ajoute qu’il en détient
la preuve car il conserve chez lui les talons de tous ses chéquiers.
J’hésite avant de retourner chez lui. Je suis méfiant, craignant
une manipulation de sa part. Pourtant, il me faut vérifier s’il dit la
vérité. Je décide en conséquence de faire une seconde perquisition
dans son appartement, en sa présence. Il va falloir l’extraire de la
maison d’arrêt et demander à des gendarmes de l’emmener à
Neuilly où je les retrouverai avec M. Delacour. Cette seconde
perquisition est bien différente de la première, réalisée à la surprise
de Tournet. Cette fois-ci, même s’il vient escorté de gendarmes, il
guide les opérations. Il sait où se trouve le document recherché. Sûr
de lui, ouvrant une armoire bien rangée, il me tend un chéquier de la
Banco Popular Español. Le talon d’un chèque porte la mention :
« 40 000 porteur R. Bin. » J’en prends acte.
Des vérifications vont montrer que ce chèque au porteur a été
encaissé en espèces au guichet de cette succursale le jeudi
13 février 1975. Ces éléments confortent les termes de la lettre
qu’avait adressée Tournet à Robert Boulin et ses déclarations sur le
don du terrain. Encore faut-il s’assurer qu’il ne s’agit pas d’une
manipulation et que Robert Boulin s’est bien présenté à la banque
de Tournet.
La banque espagnole, interrogée, explique que lorsqu’une
personne se présente au guichet pour encaisser un chèque au
porteur, elle doit produire une pièce d’identité dont la mention est
portée au dos du chèque. Le chèque de 40 000 francs ne portant
aucune mention, il est donc probable que c’est le titulaire du compte
lui-même, Tournet, qui a encaissé son propre chèque et retiré les
espèces. Ces vérifications me laissent perplexe. Si Tournet a
encaissé le chèque et reporté sur le talon la mention « R. Bin », il a
pu se ménager une fausse preuve destinée à piéger le ministre.
Mais en ce cas, pourquoi parle-t-il dans sa lettre au ministre du don
du terrain ?
Je mesure alors que des investigations complémentaires
s’imposent. Elles vont prendre du temps. De plus, l’affaire est
ancienne. Je ne peux envisager de maintenir Tournet en détention
plus longtemps. Quelques semaines après l’avoir incarcéré,
j’accepte sa demande de mise en liberté. Je lui impose une caution
de 500 000 francs, qu’il versera en deux fois, comme s’y est engagé
e
son avocat, M Bernard Cahen, un homme de parole. Je lui retire
son passeport et, d’ailleurs, Tournet se présentera ultérieurement à
tous les actes d’instruction.
Durant sa détention, Henri Tournet a adressé depuis la maison
d’arrêt de Caen une lettre au ministre en lui demandant de venir
témoigner sur son honnêteté 1. Durant l’été il écrira à trois reprises
au président de la République. Quant à Robert Boulin, il rencontre
Alain Peyrefitte le 18 juin, révèle son fils. « Il n’a jamais été question
pour mon père de demander à Peyrefitte d’intervenir auprès du juge,
mais de savoir ce que voulait le juge. » Pourquoi Robert Boulin n’a-t-
il pas chargé son avocat, ce qui aurait été une démarche normale,
de prendre directement contact avec moi ? Pourquoi s’adresse-t-il
au garde des Sceaux ?
2
Dans sa biographie d’Alain Peyrefitte , Jean-Claude Michaud,
qui fut son collaborateur, raconte qu’après l’été, un conseiller de
M. Peyrefitte a rendu visite à Robert Boulin à Libourne pour lui
annoncer que j’avais en main le talon du chèque au porteur portant
la mention « R. Bin ». Pratiques d’un autre âge.

Révélations posthumes
Pour savoir si Robert Boulin a perçu les 40 000 francs en
espèces comme le prétend Tournet, je demande le 15 octobre 1979
les relevés de son compte à la BNP de Libourne, ville dont le
ministre du Travail est l’ancien député-maire. La réquisition part de
mon cabinet quinze jours avant la mort de Robert Boulin. J’agis dans
le plus grand secret. Je n’en informe pas le parquet, la loi ne m’y
contraint pas. Je reçois la réponse de la banque quelques jours
après sa disparition : le ministre a en effet déposé 40 000 francs en
espèces sur son compte le 14 février 1975, soit le lendemain même
du jour où le chèque au porteur a été encaissé sur le compte de
Tournet. Une révélation.
La coïncidence de date, le don du terrain qu’évoque Tournet
dans sa lettre au ministre, la mention sur le talon du chéquier sont
autant d’éléments concordants qui ne laissent que peu de place au
doute : le dépôt de ces espèces par le ministre sur son propre
compte constitue la pièce manquante du puzzle. Et surtout, je fais
immédiatement le rapprochement avec le geste du ministre. Jean-
Claude Michaud révèle que le week-end précédant sa mort, Robert
Boulin s’est rendu à Libourne où il a rencontré le directeur de la
BNP. L’a-t-il informé de ma réquisition ? Le ministre aurait-il alors
compris que l’enquête allait infirmer ses dénégations ? Dans sa
lettre posthume, Robert Boulin écrit :

La prévarication, écrit-il, pour 40 000 francs est


dérisoire et à la hauteur de ce personnage mythomane et
pervers qu’est Tournet, et d’un juge inexpérimenté,
vindicatif et haineux. Mais sa manœuvre, trouvant dans le
juge une oreille complaisante, a abouti à sa libération et
m’a mis au centre d’un panier de crabes où je n’ai rien à
faire. Un ministre en exercice ne peut être soupçonné,
encore moins un ancien ministre du général de Gaulle. Je
préfère la mort à la suspicion, encore que la vérité soit
claire. […]
M. Tournet prétendait m’avoir remis de l’argent par
chèque en échange de l’obtention des permis de
construire. Outre le fait, qui n’est pas vraiment dans mon
genre, que je n’ai jamais vu, ni endossé un chèque au
porteur émanant de Tournet – ce qui se vérifie aisément, le
chèque étant au dossier – aussi bien pour moi que pour
ma femme ou ma famille.

Tournet se serait-il ménagé une preuve à l’insu du ministre en


encaissant un chèque au porteur qu’il a lui-même établi ? Aurait-il
ensuite remis l’argent en liquide à Robert Boulin qui l’aurait déposé
sans méfiance sur son compte ?
J’aurais été conduit inévitablement à convoquer le ministre afin
de recueillir ses explications sur ces éléments. Et à le confronter
avec Tournet. L’importance de cette remise d’espèces à la BNP
Libourne n’a pas échappé au parquet que j’ai avisé une semaine
après la disparition de Robert Boulin. Jean-Claude Michaud explique
la remontée d’information qui s’en est suivie : « C’est le 9 novembre
que le procureur est informé. Quelques minutes plus tard, la
nouvelle court vers le sommet de la pyramide judiciaire : il téléphone
au procureur général, qui informe le directeur des affaires
criminelles, qui avertit le conseiller technique responsable, qui fait
irruption dans le bureau du garde des Sceaux 3. » Et l’auteur de
relever : « Le procureur, effondré, répétait à qui voulait l’entendre :
“faire ça à un ministre”… »
Étonnant Tournet
Précisément, qui est Henri Tournet ? Comment a-t-il pu gagner la
confiance du ministre ?
Fils d’officier de cavalerie, licencié en droit, il fait la connaissance
en 1934 de Jacques Foccart, le futur conseiller pour les affaires
africaines du général de Gaulle. Pendant la guerre, en 1941, Henri
Tournet crée avec Jacques Foccart une entreprise forestière dans
l’Orne qui produit du charbon de bois pour les véhicules à gazogène.
Leur société travaille pour Citroën mais aussi pour l’organisation
allemande Todt qui gère l’intendance des troupes allemandes en
France. En 1943, MM. Foccart et Tournet sont incarcérés par les
Allemands qui les soupçonnent d’escroquerie ; ils sont libérés un
mois plus tard en contrepartie d’une forte caution.
Jacques Foccart, organisateur du réseau de résistance Action-
Tortue, participera ensuite, avec Tournet, et sous l’uniforme
américain, à des opérations militaires en Normandie et travaillera
pour les services de renseignements gaullistes. Tournet est décoré
de la Croix de guerre et de la Légion d’honneur à titre militaire.
En levant le voile sur ce passé, je découvre que les hautes
relations de Tournet découlent de cet épisode. Son entregent va
perdurer. Tournet fera toujours état de l’indéfectible soutien de son
ami Jacques Foccart Mais ce n’est pas tout. Un fait m’intrigue.
J’apprends qu’après la guerre la police judiciaire de Rouen a mené
une enquête sur l’assassinat d’un diplomate belge, François Van
Aerden, qui, à l’époque, avait fait office de traducteur entre
4
l’organisation Todt et l’entreprise Tournet-Foccart . MM. Foccart et
Tournet ont été soupçonnés mais, faute de preuve, le dossier a été
classé.
Après la guerre, Tournet se lance dans l’import-export, puis dans
l’immobilier au Brésil. Robert Boulin évoque cet épisode dans sa
lettre posthume : « J’apprends depuis quelques jours, où les langues
se délient, que Tournet, au moment de la guerre froide, a escroqué à
grande échelle des Français naïfs et apeurés en transportant pour
leur compte des fonds au Brésil pour acheter des terrains, fonds que
Tournet a “oublié” de remettre mais pour lesquels les intéressés ne
pouvaient pas porter plainte. (Un antiquaire de la rue des Saints-
Pères pourrait en dire beaucoup.) »
À son retour en France, Tournet devient tour à tour conseiller au
ministère des Travaux publics et du Tourisme, crée des sociétés
immobilières outre-mer, conseille des banques suisses.
Reste le dernier fil. Comment Tournet a-t-il connu Robert Boulin ?
C’est en 1962 que son chemin croise pour la première fois celui du
ministre, grâce à leurs épouses respectives, amies d’enfance. Les
deux couples habitent le même immeuble dans le
e
XVI arrondissement. Dès lors, ils vont se voir régulièrement. Peu à
peu, Robert Boulin va intervenir en faveur de son ami. Je ne le
découvrirai qu’un mois après la mort de Robert Boulin, Tournet a en
effet bénéficié de l’appui du ministre dans une affaire antérieure,
celle dite du casino de Saint-Amand-les-Eaux.

Au casino de Saint-Amand-les-Eaux
Lundi 26 novembre 1979, je reçois une lettre de Mme Rolande
Rachez-Stromberg qui évoque un comportement frauduleux de
Tournet vis-à-vis de sa mère, Suzanne Rachez, l’ancienne
propriétaire du casino de Saint-Amand-les-Eaux, petite ville thermale
du Nord. Elle raconte qu’en 1963, Tournet gagne la confiance de sa
mère qui le nomme administrateur de la société exploitant le casino,
la Société fermière des eaux et boues de Saint-Amand. L’année
suivante, Tournet propose à Suzanne Rachez d’acquérir des terrains
à Ramatuelle pour réaliser une opération immobilière. En avril 1964,
il se rend sur les lieux avec la fille de Suzanne Rachez. Robert
Boulin est présent. À quel titre celui-ci se déplace-t-il ? Est-il
intéressé par une parcelle du domaine qu’il achètera à son ami dix
ans plus tard ? Nul doute que Tournet veut impressionner
Mme Rachez en faisant venir Robert Boulin.
Toujours est-il que Suzanne Rachez décide d’acheter le domaine
et donne procuration à Tournet pour la représenter chez le notaire.
Mais Tournet détourne les chèques qu’elle lui a remis pour cet achat
et acquiert lui-même en son propre nom les terrains. C’est ce
domaine, enrichi par de nouvelles acquisitions, qu’il vendra en 1973
aux Normands. Le courrier que je reçois fait également état d’une
intervention de Robert Boulin. Tournet a en effet proposé à Suzanne
Rachez, en sus des terrains, de développer le casino de Saint-
Amand-les-Eaux. À cette fin, la Société fermière a sollicité un prêt de
5 millions de francs suisses, soit 12,5 millions de francs, auprès
d’une banque de Lausanne. Un tel prêt, compte tenu de son
montant, ne pouvait être obtenu qu’avec la caution du département
et d’une banque. Le directeur du Crédit agricole du Nord, Pierre
Prunet, refuse dans un premier temps de donner la caution de la
banque mais s’y résoudra à la suite de l’intervention de Robert
Boulin auprès du directeur général du Crédit agricole à Paris.
Les échéances du prêt suisse ne sont cependant pas honorées.
Inquiet, M. Prunet alerte alors la direction générale. Apprenant cette
démarche, Tournet le poursuit en diffamation et en appelle à Robert
Boulin, comme le révèle une lettre qu’il a adressée le 11 novembre
1972 au ministre :
Mon cher Robert, tu as été très aimable de voir
M. Mayoux [le directeur national de la banque]. Le Crédit
agricole du Nord lance contre moi une nouvelle procédure
abusive et, cette fois, je suis bien décidé à mettre un terme
à cette affaire scandaleuse. Je préférerais que ce soit sans
fracas excessif et c’est pourquoi tes « bons offices » me
sont précieux. Je t’en remercie.

Là encore, je m’interroge. Comment se fait-il que Robert Boulin,


alerté sur cette première affaire aux conséquences potentiellement
désastreuses, ait acquis sa parcelle auprès de Tournet dix-huit mois
plus tard ? La plaignante précise qu’une dénonciation a été faite six
ans plus tôt, le 14 juin 1973, par le commissaire aux comptes du
casino, au procureur de la République de Valenciennes. J’ignore la
suite que le parquet de Valenciennes y a donnée.
Je procède à l’audition de Rolande Rachez-Stromberg et de
Pierre Prunet. Ils confirment les faits dénoncés. Mais je ne peux pas
aller plus loin dans mes investigations puisque je ne suis pas saisi
de cette affaire. Le 18 décembre 1979, je n’ai d’autre choix que de
me déclarer incompétent sur ces faits. Je n’en entendrai plus parler.

Les permis de construire


Tournet acquiert donc les terrains de Ramatuelle dans des
conditions particulièrement douteuses. Dès l’origine, il sollicite des
permis de construire pour vingt-six maisons. Là encore, il peut
compter sur l’appui de Robert Boulin.
Le 30 janvier 1967, le préfet du Var, approché par le ministre,
attire l’attention des services compétents sur la demande de permis
de Tournet. Face aux objections de la direction de l’équipement et de
l’agence des bâtiments de France, le préfet se fait insistant pour un
nouvel examen dans « un esprit bienveillant, dans les moindres
délais possibles ». Et c’est ainsi que les oppositions primitives sont
finalement levées et l’accord préalable délivré le 30 août 1967.
L’autorisation de construire est accordée pour une durée limitée à six
mois.
Mais Tournet ne parvient pas à réaliser ce projet ambitieux dans
ce délai et le permis devient caduc. Cinq ans plus tard, en 1972,
projetant de vendre les terrains aux Normands, il sollicite à nouveau
l’appui de Robert Boulin qui lui répond le 3 janvier 1973 :

Mon cher ami, je tiens à te faire savoir que j’ai effectué


une pressante démarche auprès du Préfet du Var afin
d’appuyer la requête que tu lui as adressée en vue d’une
exécution échelonnée de l’accord de construire vingt-six
maisons à Ramatuelle. Sois assuré que je transmettrai
toute réponse qui me parviendra et crois, mon cher ami,
en mes meilleurs sentiments.

Cependant, en février 1974, un nouveau préfet est nommé dans


le Var. Robert Boulin, qui envisage d’acquérir une partie de ces
terrains pour y construire une villa, prend contact avec lui. Le haut
fonctionnaire l’invite à déjeuner mais il est méfiant vis-à-vis de
Tournet qu’il ne convie qu’au café. Lors de ce déjeuner, le préfet
rassure le ministre sur l’obtention de son propre permis. À quel
titre ? Il lui fait en revanche part de son opposition à la construction
de vingt-six autres maisons sur ce site remarquable. Lorsque
Tournet se présente au café, le préfet lui notifie un refus catégorique.
Le ministre garde le silence. L’homme d’affaires comprend qu’il
n’aura jamais ses permis.
Dans un mémoire rédigé par Robert Boulin et publié par son fils,
il évoque cette rencontre avec le préfet : « À l’issue de cette réunion,
à l’hôtel Castel-Laudon où nous sommes descendus, Tournet
excédé me fait des reproches véhéments de ne pas l’avoir soutenu,
qu’il en avait assez de l’ingratitude de l’administration française à
l’égard d’un homme qui avait fait son devoir durant la guerre, qu’il
allait s’installer définitivement en Espagne, ne remettrait plus les
pieds en France et qu’il allait bazarder [sic] ses terrains à une
société suisse qui à ses lieu et place pourrait construire sur ses
5
terrains . »
On connaît la suite. Tournet revend en avril 1974 les terrains à sa
société suisse Holitour. Puis en juillet, Holitour en cède 2 hectares à
Robert Boulin qui y construira sa villa. Ce sera la seule construction
qui sera édifiée sur l’ensemble du domaine.

Épilogue
L’instruction de la vente des terrains de Ramatuelle étant
achevée, je transmets le dossier à la chambre d’accusation qui, par
arrêt du 9 juillet 1980, renvoie Tournet et le notaire Groult devant la
cour d’assises pour faux en écriture publique.
L’arrêt, qui sera lu publiquement lors du procès, conclut, au sujet
de la vente Holitour-Boulin, que « l’acte qualifié de vente est en
réalité une donation faite par Tournet à Boulin ». Et ajoute : « Il
subsiste que le mobile et le but de la simulation sont évidents : il
était impossible de faire apparaître à toute l’opinion publique qu’un
ministre recevait un don d’un homme d’affaires qui de surcroît était
son protégé. L’acte du 18 juillet 1974 constitue donc à charge de
Boulin et Tournet une imposture commune qui fera de la simple
simulation un faux en écriture publique. »
Tournet prend la fuite et ne comparaît pas lors du procès qui se
tient en novembre 1980 à Coutances. L’ancien notaire, Gérard
Groult, seul présent, est condamné à cinq ans d’emprisonnement
avec sursis et Tournet, à quinze ans de réclusion. Tournet se réfugie
à Ibiza, dans les îles Baléares. Il ne sera jamais extradé par
l’Espagne. Sept ans plus tard, il sera entendu comme témoin par le
juge parisien chargé de la plainte de la famille Boulin sur les
circonstances de la mort du ministre. À la même époque, il
accordera d’ailleurs des interviews à plusieurs médias français.
Tournet quittera par la suite l’Espagne pour le Chili et mourra, sans
être davantage inquiété, à Santiago en janvier 2008, à l’âge de
quatre-vingt-quinze ans.
J’ai suivi dans la presse l’enquête sur la mort de Robert Boulin.
Le dossier a été rouvert en 2015 à l’initiative de sa famille,
persuadée qu’il a été victime d’un assassinat. J’ignore ce que pourra
révéler cette nouvelle instruction, qui est en cours. J’ai,
personnellement, toujours eu la conviction que Robert Boulin, face à
la progression de l’enquête, a mis fin à ses jours comme il l’annonce
dans ses courriers posthumes.
Que dire de l’enquête initiale menée sous la direction du
parquet ? Il est regrettable qu’un juge d’instruction n’ait pas été
aussitôt saisi après la disparition du ministre. L’intervention d’un juge
indépendant aurait sans doute permis de lever toute équivoque.

Enquête sur l’enquête


À la suite des accusations lancées par Robert Boulin dans sa
lettre posthume, j’ai moi-même fait l’objet en 1979 d’une enquête. Le
ministre y dénonçait en effet la collusion entre un « escroc
paranoïaque », « un juge ambitieux et haineux de la société » et
« certains milieux politiques ».
Dès la première lecture, ce terme « collusion » m’est apparu
absurde. Des hommes politiques dénonçaient à l’époque les « petits
juges rouges » du syndicat de la magistrature (auquel je
n’appartenais d’ailleurs pas) qui s’en prenaient aux élites
économique et politique. Comment imaginer une complicité entre
Tournet (un escroc), moi-même (un juge rouge) et des milieux
politiques (de droite) ?
Robert Boulin a également écrit : « Van Ruymbeke libère Tournet
en échange de ses aveux qui lui permettent de faire un carton sur un
ministre. » Mais ce n’est que pure conjecture : j’ai placé l’homme
d’affaires en détention et l’ai remis en liberté quelques semaines
plus tard contre le versement d’une caution importante. Le ministre
s’en est aussi pris à « ses amis politiques » qui auraient « agi par
ambition pour éliminer un concurrent ». Il citait le ministre de la
Justice, Alain Peyrefitte, en lice, paraît-il, pour le poste de Premier
ministre, auquel il reprochait de ne pas être intervenu pour
m’empêcher d’instruire.
Dans un article du Figaro, intitulé « Ni assassinat ni complot »,
Raymond Aron déplore les polémiques suscitées par la lettre de
Robert Boulin et relayées par certains journalistes : « Que Robert
Boulin ait eu le sentiment d’être abandonné par certains de ses
amis, à coup sûr, écrit-il ; qu’il ait porté sur le garde des Sceaux un
jugement sévère, rien encore de quoi s’étonner. Alain Peyrefitte
aurait dû recevoir son vieil ami sans la présence d’un magistrat.
Mais quand il déclare qu’il ne pouvait pas, sans manquer aux
devoirs de sa charge, intervenir auprès du juge d’instruction, il dit
vrai. Et le même journaliste qui prend à son compte les accusations
de Robert Boulin aurait pu écrire un article tout aussi violent si le
parquet, sur ordre du garde des Sceaux, avait freiné le déroulement
de l’instruction. […] Assez de polémiques dérisoires autour d’un
6
tombeau : celui qui se donne la mort emporte son secret . »
Cependant, Robert Boulin, la veille de sa mort, prit le soin de
rédiger et de diffuser une lettre accusatrice. Au vu de cette lettre, le
président de la République Valéry Giscard d’Estaing a demandé au
Conseil supérieur de la magistrature (CSM) de vérifier si j’avais « agi
en toute indépendance » et si je n’avais pas « subi de pression ».
C’est ainsi que j’ai reçu la visite, dans le vieux palais de justice de
Caen, de trois membres de cette instance, dont l’un était professeur
de droit pénal à la faculté de Sceaux où j’avais suivi son cours. Il ne
se souvenait évidemment pas de moi mais j’étais impressionné.
Courtois, ils m’ont questionné sur la conduite de l’instruction et sur
mes relations avec le parquet.
Après ce long entretien, le Conseil a conclu son rapport en ces
termes : « Il y a lieu de retenir qu’interrogé par les membres de la
mission, M. Van Ruymbeke leur a déclaré qu’il n’avait subi aucune
pression d’aucune sorte et que personne n’était intervenu dans le
cours de l’instruction, soit pour l’accélérer, soit pour la retarder. » Le
rapport a été rendu public le 9 juillet 1980. Ce jour-là, je suis blanchi.
Pourtant je découvrirai près de vingt ans plus tard ma notation
rédigée à l’époque par le premier président de la cour d’appel de
Caen. Il y écrivait, sans beaucoup de nuance, que j’avais besoin
d’être « suivi et conseillé » et qu’« avec l’âge et l’expérience » je
gagnerais « en pondération et en équilibre pour devenir l’excellent
juge d’instruction » dont je possédais selon lui « toutes les
aptitudes »…
Naissance d’une vocation
Mon père m’a inculqué un sens aigu du service public. Durant la
guerre, il a participé au débarquement en Provence en août 1944 et
obtenu la Silver Star, une médaille américaine prestigieuse. Je suis
très admiratif de son courage.
À la fin de mes études secondaires, il m’a demandé de me
décider pour une profession. Après y avoir réfléchi, je lui ai dit que la
justice m’intéressait. Ma conception du rôle du juge était abstraite et
idéalisée. L’idée de rendre la justice me séduisait. Ma seule
référence était le juge de paix qui rendait en équité la justice en
province.
Mon père, grand commis de l’État, était déçu par ce choix qui lui
paraissait celui de la facilité et de la médiocrité. Il avait une piètre
opinion du corps de la magistrature et m’a simplement fait observer
que « les magistrats qui ont condamné pendant la guerre
les résistants sont les mêmes que ceux qui ont jugé les
collaborateurs à la Libération. Des lâches ». Au regard du passé
exemplaire de mon père durant la guerre, je ne pouvais que lui
donner raison.
Piqué au vif, je voulus lui prouver que je pouvais exercer ce
métier en toute indépendance. Avec le recul, je comprends
aujourd’hui à quel point il a dicté ma conduite future, fondée sur
deux principes : le rejet de toute pression et une méfiance envers le
corps de la magistrature. Cela va se traduire par un refus
d’allégeance non seulement au pouvoir politique, mais aussi à la
hiérarchie judiciaire. C’est sans doute la raison pour laquelle j’ai
choisi la fonction de juge d’instruction qui me laissait une grande
liberté. Et qui sera aussi la source de mes nombreux « ennuis ».
Ma première grande affaire a été une épreuve. Aucun juge n’est
prêt à subir une telle violence. Je me suis trouvé à la croisée des
chemins. J’aurais pu m’orienter vers des fonctions moins exposées.
J’ai fait le choix de persévérer dans un métier qui me passionnait.
Mes convictions n’ont pas été affaiblies mais, au contraire,
renforcées avec l’idée, qui sera mon fil rouge, du respect du principe
d’égalité devant la justice.
Je constaterai, dans les années qui suivent, l’existence de
nombreuses obstructions liées à la sensibilité des dossiers qui me
seront confiés. Il n’était toutefois pas envisageable d’abandonner
sans me renier – et donner raison à mon père.

1. Bertrand Boulin, Ma vérité sur mon père, Paris, Stock, 1980.


2. Jean-Claude Michaud, Alain Peyrefitte, Paris, Éditions de Fallois/Fayard,
2002.
3. Ibid.
4. Benoît Collombat, Un homme à abattre, Paris, Fayard, 2007.
5. Bertrand Boulin, Ma vérité sur mon père, op. cit.
6. Raymond Aron, « Ni assassinat ni complot », Le Figaro, 10 novembre
1979.
CHAPITRE II

Premiers blocages

Mon père n’avait pas tort. Les premiers blocages sont vite
apparus, peu après l’épilogue de l’affaire Boulin, dans deux dossiers
que j’ai suivis à Caen : celui du casino de Trouville et celui de l’hôtel
de la Monnaie.

Le casino, l’héritière japonaise et le garde


des Sceaux
Une fois l’effervescence de l’affaire Boulin retombée, on me
confie un an plus tard un dossier concernant la faillite du casino de
Trouville. Ce dépôt de bilan prend un relief particulier en raison de la
personnalité de sa propriétaire, Kuniko Tsutsumi, une princesse
japonaise. Issue d’une famille respectée et prestigieuse, elle vit en
France. Avec l’aide du puissant groupe Seibu, fondé par son père,
elle achète dans les années 1960 le paquebot Le Lydia au Barcarès,
station balnéaire du Languedoc-Roussillon, et le transforme en
casino-discothèque. S’ensuit une période faste, le groupe familial
investit beaucoup d’argent mais, faute d’être rentable, l’opération se
solde par une faillite.
Nullement découragée par cet échec, Kuniko Tsutsumi rachète
en 1974 le casino de Trouville, station réputée de la côte normande
et proche de sa concurrente, Deauville. Pour promouvoir
l’établissement, elle invite la haute société parisienne et de
nombreuses stars. Mais le casino déposera lui aussi le bilan. Kuniko
Tsutsumi est rattrapée par les affaires et inculpée par le juge
d’instruction de Lisieux en octobre 1979 pour abus de biens sociaux.
La procédure m’est transmise en 1981.
e
Son avocat, un ténor du barreau parisien, M Jacques Vergès, se
présente rapidement à mon cabinet. J’avais déjà eu affaire à lui dans
un précédent dossier et je le connaissais de réputation. Avocat du
front national de Libération (FLN) lors de la guerre d’Algérie,
communiste pro-chinois, il avait fondé le mouvement Révolution en
Algérie et au Maroc dans les années 1960. Il rejetait toute forme
d’« impérialisme ». La rumeur courait qu’il avait mystérieusement
disparu en 1970 avant de réapparaître quelques années plus tard et
de reprendre la robe. C’est un avocat subtil et audacieux qu’on
surnomme d’ailleurs « le chat ». À la fois impressionné et intrigué
par sa personnalité, je reste sur ma réserve en l’écoutant. Peu
prolixe, il pèse ses mots.
Je sens qu’il s’apprête à me faire des révélations. Son regard vif
et direct me fixe. Il épie ma réaction. Il est venu me voir pour, dit-il,
m’informer d’une autre affaire plus sensible qui, telle une poupée
russe, se cache dans ce dossier.
Il m’explique qu’en 1974, lors de l’achat du casino de Trouville,
Kuniko Tsutsumi s’était adressée à l’un des associés du cabinet
Badinter pour l’assister dans des négociations avec les propriétaires
de l’établissement de jeux. Comme l’explique le journaliste Fabrice
1
Lhomme , si le prix convenu avec les vendeurs était officiellement
de 2 millions de francs, un troisième million a toutefois été payé sous
forme d’un dessous-de-table sur un compte numéroté en Suisse.
e
Lorsque M Vergès me fait cette déclaration, Robert Badinter n’est
e
autre que le ministre de la Justice. J’ai le sentiment que M Vergès
me teste. Je lui réponds que j’enregistrerai les déclarations de sa
cliente et en tirerai toutes les conséquences légales.
J’entends peu après Kuniko Tsutsumi, une femme bien éduquée,
courtoise et posée. Elle confirme les propos de son avocat sur
l’existence du dessous-de-table et m’apprend que le complément de
prix payé en Suisse est connu de l’administration des douanes.
En 1977, la Direction nationale du renseignement et des
enquêtes douanières (DNRED) a en effet ouvert une procédure
fiscale sur cette opération occulte et transmis en 1980 le dossier à la
2
justice parisienne . Finalement, en mars 1981, l’administration a
conclu une transaction avec les intéressés, ce qui a mis fin aux
poursuites judiciaires moyennant le paiement d’une forte amende.
Mais Kuniko Tsutsumi, estimant avoir été mal conseillée, a mis en
cause son avocat ainsi que celui du groupe Seibu, devenu entre-
3
temps conseiller à la présidence de la République .
J’en déduis à ce stade que s’il existe un dessous-de-table payé
sur un compte suisse, l’acte d’achat du casino, indépendamment de
l’infraction douanière, est un faux, puisque la mention du prix est
fausse.
Cependant, j’instruis uniquement sur une faillite et pour étendre
mes investigations sur les conditions d’achat du casino, je dois
obtenir l’autorisation du procureur de Caen. Je passe le voir et lui
transmets les déclarations de Mme Tsutsumi. Les réserves que je
ressens d’emblée lorsque je lui expose les éléments du dossier se
concrétisent quelques jours plus tard. « Après réflexion », il me fait
savoir qu’il ne me saisit pas de cette affaire. Le débat est clos. Je
suis déçu mais pas réellement surpris. Je suis ainsi empêché
d’instruire cet aspect du dossier. J’ai la confirmation ce jour-là qu’un
juge d’instruction peut être entravé par la volonté du parquet de
limiter le champ de ses investigations. Le développement d’une
enquête « à tiroirs » dépend du bon vouloir du procureur qui, seul,
dispose de la faculté de l’élargir à de nouveaux faits. Ainsi existe-t-il,
dans les dossiers « sensibles », des freins permettant de laisser
dans l’ombre des pans entiers qui sont pourtant révélés par les
investigations du juge d’instruction.
En France, les procureurs sont soumis à l’autorité hiérarchique
du ministre de la Justice. Cette affaire comme tant d’autres est
révélatrice du rapport de force entre le juge d’instruction et le
parquet, entre la justice et le pouvoir.
e
Les avocats mis en cause par M Vergès et sa cliente,
interviewés par les médias, ont toujours nié être mêlés à une
quelconque transaction frauduleuse. Le Canard enchaîné dévoilera,
en septembre 1981, que le ministre de la Justice, Robert Badinter,
aurait adressé une petite note confidentielle à François Mitterrand
pour l’informer de cette affaire. Je n’en entendrai plus parler.
Deux ans plus tard, je postule à un avancement au poste de
premier substitut au parquet de Caen. C’est une expérience nouvelle
qui me tente. Le nouveau procureur est réputé laisser toute latitude
à son équipe. Je serai ainsi libre dans l’exercice de mon nouveau
métier. Pendant deux ans, j’anime ainsi l’action du parquet de Caen
avec plusieurs magistrats dans un excellent esprit. Tout va bien
jusqu’à ce qu’une nouvelle affaire, dix-huit mois plus tard, m’oppose,
directement cette fois-ci, à ma nouvelle hiérarchie, celle du parquet.
L’écu Carambole et la sous-directrice
de l’Hôtel de la monnaie
En novembre 1984, je suis informé par la police judiciaire qu’une
pièce ancienne, un écu Carambole à l’effigie de Louis XIV, datant de
1701, a été mis en vente par un antiquaire de Caen. L’annonce est
parue dans une revue de numismate. Or cette pièce rare provient
des collections du musée de l’hôtel de la Monnaie à Paris. Plusieurs
disparitions de pièces avaient déjà été signalées au sein de cet
établissement qui fonde les médailles officielles et conserve les
exemplaires les plus précieux des monnaies anciennes.
L’enquête des policiers mène rapidement à la mise en cause de
la sous-directrice de l’hôtel de la Monnaie qui aurait vendu plus
d’une soixantaine de pièces de valeur. Je décide d’ouvrir une
information et une juge d’instruction est chargée de l’affaire. Le soir
même, le procureur vient me voir, un peu embarrassé. C’est la
première fois qu’il intervient ainsi. Il m’annonce que le parquet
général suit cette affaire de près, qu’il me faudra lui rendre des
comptes et que je recevrai des instructions précises dans ce dossier
sensible. Ma réaction est vive. Je ne veux pas travailler sous la
tutelle du parquet général. Il m’invite alors à faire preuve de
compréhension, lui-même devant rendre compte de l’affaire à ses
supérieurs.
Mon obstination me vaut, dès le lendemain, une convocation
chez le procureur général de Caen. Celui-ci me reçoit dans son
vaste bureau, sombre et écrasant. Le procureur général est un haut
magistrat, un personnage important, respecté et craint par les
procureurs de la cour auxquels il est relié par une ligne directe.
L’entretien froid mais courtois va durer une heure. Il se défend
d’emblée de recevoir des instructions du ministère mais me rappelle
que le parquet est hiérarchisé, et que dans les affaires sensibles, il
faut rendre compte à son supérieur et obéir à ses injonctions. Alors
que je pensais qu’il allait me faire des reproches sur mon attitude – il
est mon supérieur, c’est lui qui m’a convoqué et normalement, c’est
à moi de m’expliquer –, c’est en réalité lui qui se justifie et je
comprends qu’il recherche mon adhésion à cette verticalité
hiérarchique. Un dialogue de sourds nous oppose. Comme il insiste,
je demande à quitter le parquet.
Il me fait comprendre qu’il ne s’opposera pas à ma demande,
mais m’invite à y réfléchir, m’incitant, sur un ton paternaliste, à ne
pas me braquer. Lorsque je quitte son bureau, mon choix est arrêté.
Je ne reviendrai jamais au parquet. La structure hiérarchique ne me
convient décidément pas.
Je découvrirai bien plus tard la notation qu’il a écrite à mon sujet
à l’issue de cet entretien : « Il témoigne de hautes vertus morales, et
en particulier d’une indépendance affirmée. C’est ce trait de
caractère que je redoute pour lui car il peut le conduire à des
positions extrêmes ou excessives voire à des résultats fâcheux. Ce
jeune magistrat aura, selon moi, intérêt à se défendre d’une
confiance excessive en ses capacités, qui sont grandes, mais pas
4
infinies . »
Ces remarques me rappellent celles que le premier président de
la même cour formulait six ans plus tôt. Tous deux s’accordent, sans
s’être concertés, pour dénoncer chez moi un excès d’indépendance,
laissant entendre que l’on peut transiger avec ce principe cardinal.
Comment y remédier ? En adhérant à une culture de soumission ?
Étrange conception de la fonction du juge. Ils me mettent en garde,
tout en considérant qu’avec l’âge et l’expérience, j’évoluerai sur le
droit chemin et deviendrai ainsi, à leurs yeux, un « excellent »
magistrat. Pourtant, au terme de ma « carrière », je constate que je
n’ai pas réussi à atteindre l’excellence telle qu’ils la conçoivent.
Fidèle à mes valeurs, je ne me suis donc pas amendé.
Sont-ils sincères dans cette « notation » ? J’en suis convaincu et
c’est précisément ce qui m’effraie. Ils exercent leur fonction de
« chefs de juridiction » et, d’ailleurs, ils portent sur leur robe des
marques de distinction, leurs décorations accordées dans la
magistrature au vu de l’ancienneté et son corollaire, l’avancement.
Détenteurs d’un pouvoir hiérarchique, c’est ma disponibilité et mon
travail effectif qu’ils devraient évaluer car la justice est au service
des citoyens. Mais comment peuvent-ils décemment me discréditer
pour mon indépendance ?

L’opposition du garde des Sceaux


Par chance, j’apprends qu’un poste d’enseignant va se libérer
d’ici quelques mois à l’École nationale de la magistrature à Bordeaux
(ENM), une fonction me permettant de faire partager mon
expérience aux futurs juges et aussi de revenir un jour à l’instruction.
Je fais acte de candidature et suis avisé au printemps 1985 qu’elle
est retenue : je dois m’installer à Bordeaux pour la rentrée.
Mais trois semaines plus tard, je reçois un appel alarmiste du
directeur des études de l’École, Henri Desclaux, un enseignant que
j’ai connu et apprécié durant ma scolarité. Il m’apprend que ma
candidature fait l’objet d’un blocage « au plus haut niveau ». Il ne
m’en dit pas plus et m’invite à le rencontrer. Je le sens gêné. C’est,
de toute évidence, une situation exceptionnelle. Je ne comprends
pas et me rends à Bordeaux.
Il me précise que ma nomination a été bloquée par le cabinet du
garde des Sceaux, Robert Badinter. Je fais aussitôt le lien avec
l’affaire Tsutsumi et suis stupéfait. Henri Desclaux ne me livre pas
d’autre information mais m’assure que l’école m’appuie.
Quelques mois plus tard, il me recontacte : l’École a eu gain de
cause, je suis finalement nommé à un poste de maître de
conférences. Il me fait juste comprendre que ma nomination n’a pas
été facile. Ce n’est que bien plus tard que je saurai ce qui s’est
passé et ce que je dois au directeur de l’École, Raymond Exertier.
Dans le livre qu’il m’a consacré, en 2007, le journaliste Fabrice
Lhomme a en effet recueilli son témoignage écrit : « L’image de ce
jeune magistrat, que je ne connaissais pas et que je n’avais encore
jamais rencontré, était tout à fait excellente et de nature à valoriser
l’enseignement et aussi la réputation de l’école. […] À la différence
de bien d’autres magistrats, il ne s’était jamais mis en avant, mais il
avait au contraire manifesté une parfaite discrétion. Il était facile de
deviner qu’il avait pourtant dû résister à de nombreuses pressions. »
Son choix fait, le directeur le soumet pour la forme à la
chancellerie qui doit procéder à la nomination. « Or, poursuit
Raymond Exertier, le cabinet du Garde s’y oppose, présentant
Renaud Van Ruymbeke comme “un magistrat rigide, excessif, trop
intransigeant, voire quelque peu paranoïaque”. Bref, il avait très
mauvaise presse dans les couloirs du Ministère. Sans me fournir de
plus amples explications, on m’avait expliqué que sa façon de mener
l’instruction de l’affaire Boulin n’avait pas du tout été appréciée. »
Mais Raymond Exertier insiste : « Je me trouvais encore dans la
période de grâce que connaît tout directeur au cours de ses
premiers mois de fonction. En outre je connaissais bien le Ministre,
M. Badinter, qui ne m’avait d’ailleurs pas caché qu’il avait lui-même
une opinion réservée. J’ai donc dû faire son siège, et au bout de
quelques semaines, sans doute dans l’été ou à l’automne 85, j’ai
finalement arraché son accord. Je le revois encore dans son
immense bureau du rez-de-chaussée de la place Vendôme, me
répondant avec une certaine humeur : “Bon, allez, prenez-le !” Par la
suite je n’ai jamais rencontré autant de difficultés pour obtenir une
5
nomination de maître de conférences . »
En 2007, en prenant connaissance du témoignage du directeur
de l’École, j’ai la confirmation de ce que je pressentais. Je suis outré
qu’un ministre refuse le recrutement d’un enseignant dans une école
précisément censée former des magistrats indépendants ! Les
reproches allégués sur l’instruction de l’affaire Boulin sont dénués de
tout fondement. J’ai été blanchi dans cette affaire par le Conseil
supérieur de la magistrature. Ces griefs ne sont selon moi qu’un
prétexte. En réalité, je reste convaincu que j’ai été bloqué pour des
motifs personnels liés à ma détermination dans l’affaire Tsutsumi.
J’avais jusqu’alors de l’estime pour Robert Badinter. Je suis déçu
par son comportement qui m’enlève mes dernières illusions sur la
volonté des hommes politiques de rendre la magistrature
indépendante. D’ailleurs Robert Badinter, ministre de la Justice de
1981 à 1986, aurait pu engager une réforme sur l’indépendance du
parquet. Mais il n’en a rien fait.

De Bordeaux à Rennes
Mes trois années à l’École sont riches. Je m’entends bien avec
mes élèves et les enseignants. Je fais part de mon expérience aux
futurs magistrats. Ils sont attentifs, ouverts et emplis d’idéaux. Je me
revois à leur âge. Il existe un souffle de liberté.
J’ai l’occasion de jouer au foot avec eux et même de faire partie
de l’équipe d’avocats de Bordeaux. Je retrouve là une passion de
ma jeunesse et les matchs entre élèves et professeurs créent des
liens de proximité.
J’ai également un peu de temps libre pour une autre de mes
passions, le piano, instrument que je pratique depuis l’âge de huit
ans et qui occupe une place centrale dans ma vie. La musique,
source d’évasion. Avec le piano, j’ai appris la rigueur, le travail
répétitif. Il faut travailler les mains séparées, lentement puis plus vite,
respecter la mesure… C’est à ce prix que l’on progresse. C’est ce
travail personnel méticuleux que j’ai développé également dans
l’étude des dossiers volumineux qui m’ont été confiés. Celui d’un
coureur de fond.
Et puis, surtout, Chopin, Liszt, Beethoven ou Schubert vous
attirent vers un idéal absolu inatteignable. Le piano m’a permis, dans
les moments difficiles que j’ai traversés, de m’échapper, d’oublier les
dossiers et les tracas. Plus rien n’existe, si ce n’est les Rêveries du
promeneur solitaire, livre que j’affectionne tant.
Après trois années bordelaises, j’ai le sentiment d’avoir fait le
tour de l’enseignement qui n’est pas ma vocation première. Le
terrain me manque et à la fin de l’année 1988, je suis nommé à ma
demande conseiller à la cour d’appel de Rennes. Une nouvelle vie
commence.
À mon arrivée, le premier président de la cour d’appel me reçoit
sous les ors de son magnifique bureau de l’ancien Parlement de
Bretagne. C’est un personnage imposant qui est connu pour son
indépendance. J’ai du respect pour lui. Toutefois l’accueil est froid.
Je comprends au fil de la conversation que ma nomination, appuyée
par l’École, lui a été imposée. Il aurait manifestement préféré que
soit nommé un magistrat de sa cour, proposé par lui-même. Je me
suis toujours demandé si sa froideur n’était pas également due à ma
réputation liée à l’affaire Boulin.
À sa demande, je lui indique que je suis intéressé par la chambre
de l’instruction ou par une chambre commerciale. Las, il m’affecte
aux divorces. L’affectation est toujours un choix discrétionnaire du
président de la juridiction. J’en prends mon parti. Mais il me confie
aussi, sans doute à titre de compensation, la présidence de la cour
d’assises des Côtes-d’Armor.
Aux assises, je découvre un univers nouveau. La présidence de
cette juridiction est humainement passionnante. Les débats sont
publics, le président anime les discussions avec les jurés, non
professionnels, appelés à juger les affaires les plus graves, les plus
sombres, telles qu’incestes, viols, meurtres. L’atmosphère est
souvent lourde. Je l’ai particulièrement ressenti dans une affaire de
meurtre, celui d’une jeune femme tuée sur un parking de
supermarché alors qu’elle déjeunait dans sa voiture. J’ai annoncé,
dans un silence pesant, la condamnation de l’accusé à la prison à
perpétuité. Ce sont des dossiers que l’on n’oublie pas. Entre les
divorces et les assises, ma voie paraît stabilisée, loin des remous
médiatiques…

1. Fabrice Lhomme, Renaud Van Ruymbeke. Le juge, Paris, Privé, 2007.


2. Le Monde, 27 et 28 août 1981.
3. Ibid.
4. Extrait de mon audition le 26 octobre 2006 devant l’Inspection générale des
services judiciaires dans l’affaire Clearstream.
5. Fabrice Lhomme, Renaud Van Ruymbeke, op. cit.
CHAPITRE III

L’affaire Urba

J’ai l’opportunité de rejoindre en 1991 la chambre d’accusation


de la cour d’appel de Rennes. Son nouveau président, Dominique
Bailhache, me connaît bien car nous avons travaillé ensemble à la
chambre des divorces. C’est un magistrat droit et intègre. Il a fait
preuve d’un grand courage en 1985 quand un malfaiteur, jugé par la
cour d’assises qu’il présidait, le prit en otage, arme au poing. Grace
à son sang-froid et à l’intervention du Raid, l’affaire s’est bien
terminée.
Il a besoin d’un juge d’instruction spécialisé dans les affaires
financières. En effet, d’importants dossiers sont depuis peu arrivés à
la chambre d’accusation de Rennes. J’accepte avec enthousiasme
de les traiter.

L’argent du Parti socialiste


Je découvre ainsi le dossier Urba, déjà très médiatisé. Pour
obtenir la promesse de marchés publics attribués par des
collectivités locales, les entreprises devaient verser des
commissions à un « bureau d’études », Urba. C’était un passage
obligé. Urba a des représentants dans la France entière. Il est, de
notoriété publique, lié au Parti socialiste.
Un jeune juge d’instruction du Mans, Thierry Jean-Pierre, instruit
un dossier visant les activités d’Urba dans la Sarthe. Le dimanche
7 avril 1991, il perquisitionne les bureaux parisiens d’Urba. Le
pouvoir réagit immédiatement. Les policiers, sur instruction de leur
hiérarchie, refusent de l’assister. Dès sa sortie des locaux, un
substitut du procureur de Paris vient lui notifier en urgence son
dessaisissement ordonné le jour même par la présidente du tribunal
du Mans, Marie-Hélène Tric, à la demande du procureur. Henri
Nallet, alors garde des Sceaux, reconnaîtra par la suite avoir donné
son approbation à la requête du procureur du Mans, ajoutant : « En
prenant cette décision, juridiquement fondée, je commettais une
1
erreur sur le plan de l’opportunité politique . » Cet acte grave signe
la soumission de la hiérarchie judiciaire au pouvoir politique. Cette
perquisition provoque un tollé. Georges Kiejman, ministre délégué
auprès du garde des Sceaux, va jusqu’à dénoncer un « cambriolage
judiciaire ».
C’est ce dossier, jusqu’alors instruit au Mans, qui est transféré à
la cour d’appel de Rennes et qui m’échoit. Je vais ainsi être à
nouveau confronté au pouvoir, cette fois-ci frontalement. L’affaire
Robert Boulin mettait en cause un ministre ayant agi à titre
personnel. L’affaire Urba, elle, met en cause un parti politique. Et qui
plus est, le parti au pouvoir dont le premier secrétaire, François
Mitterrand, est devenu président de la République.
Je pressens que l’exercice est périlleux. Mais désormais, je ne
suis pas seul : je fais partie d’une chambre composée de trois
magistrats. Si je suis chargé de mener les investigations, je tiens
informé mes deux collègues au fur et à mesure de la progression de
l’enquête et les décisions importantes sont prises collégialement. La
chambre constitue ainsi un rempart.

Le réseau Urba
Le dossier Urba est bien construit. Thierry Jean-Pierre, qui a fait
un excellent travail, a été injustement attaqué. Je l’appelle aussitôt et
propose de le rencontrer. Il accepte.
Je découvre une personnalité chaleureuse, dotée d’une vive
intelligence. Il me fait part de sa satisfaction de me savoir chargé de
ce dossier et je sens qu’il n’éprouve à mon égard aucun
ressentiment. L’échange est amical. J’écoute longuement son récit. Il
m’explique qu’il a détecté l’existence de deux réseaux proches du
Parti socialiste dans le département de la Sarthe : le réseau Urba, lié
à la direction nationale du Parti socialiste, et un réseau parallèle, la
Sages, dirigée par Michel Reyt, qui regroupe les courants dissidents
du Parti socialiste.
Il me fait part aussi de l’existence d’un bureau d’études nommé
BLE (Bretagne-Loire équipement) qui dépend d’une structure
nationale liée au Parti communiste, le groupe Gifco. Gifco serait
l’alter ego d’Urba.
Je questionne mon collègue sur le fonctionnement d’Urba. Il
m’explique qu’elle prélève 2 à 3 % sur les marchés publics sous
forme de commissions versées par des entreprises attributaires. Ces
recettes sont partagées en trois : 40 % couvrent les frais de
fonctionnement d’Urba (personnel et locaux), 30 % bénéficient aux
fédérations locales ou départementales socialistes et 30 %
alimentent la trésorerie nationale du parti. En revanche, la Sages
traite directement avec les élus locaux.
À l’évidence, l’affaire dépasse largement le cadre étroit de la
Sarthe puisque Urba finance le parti. C’est un réseau organisé et
centralisé.

Perquisitions en chaîne
C’est au vu de ce constat que s’impose peu à peu l’idée de
perquisitions à la Sages mais aussi et surtout dans les bureaux de la
trésorerie nationale du Parti socialiste, rue de Solférino, à Paris. Or
le trésorier n’est autre qu’Henri Emmanuelli, député des Landes et
ancien secrétaire d’État au Budget.
Bien sûr, j’ai conscience de la difficulté de la tâche puisque
jamais aucun juge d’instruction n’a jusqu’alors perquisitionné le
siège d’un parti politique. A fortiori le parti du ministre de la Justice,
supérieur hiérarchique du procureur général de Rennes qui suit le
dossier.
C’est ainsi qu’avec l’aval de la chambre, je pars pour Paris le
14 janvier 1992 accompagné de ma greffière et des enquêteurs. Il
me faut maintenir le secret de l’opération. Je ne peux révéler aux
policiers l’objet de la mission, car leur hiérarchie et le ministre de
l’Intérieur en seraient sur-le-champ alertés. C’est prendre le risque
que le parti soit prévenu.
Je dispose d’un atout. Le commissaire Ménez, qui dirige la police
judiciaire de Rennes, est un grand policier. Je l’informe de mon
déplacement en ces termes : « J’ai des perquisitions à faire à Paris.
Et j’ai besoin de plusieurs enquêteurs. Je ne peux pas vous en dire
l’objet mais sachez qu’elles sont importantes… » « D’accord, me
répond-il, simplement prévenez-moi juste avant que mes policiers ne
débarquent quelque part, que je n’aie pas l’air d’un c… » Peu de
commissaires de police auraient accepté de telles conditions mais il
est vrai que notre relation était empreinte d’une grande confiance.
Je rencontre la même difficulté avec le procureur de Paris que je
dois aviser de mon déplacement. La loi n’oblige pas le juge à donner
précisément le lieu de sa perquisition. Aussi je me contente
d’envoyer un fax sibyllin la veille au soir de mon départ, convaincu
que personne n’y prêtera une attention particulière. Ce qui sera le
cas. Dans mon souvenir, j’ai agi pareillement avec le procureur
général de Rennes. La discrétion devait à tout prix être préservée
par rapport au garde des Sceaux.
Nous partons très tôt le matin avec deux voitures et une équipe
de cinq policiers. Je m’intéresse tout d’abord aux bureaux de la
Sages situés boulevard Saint-Germain. J’en fais part en arrivant aux
policiers. « Voilà, on va dans les locaux de la Sages. » Je leur
explique que Michel Reyt finance des réseaux parallèles et qu’il faut
chercher tout ce qui concerne la facturation, ses liens avec les élus
socialistes, son relationnel, les marchés sur lesquels il intervient…
À 9 h 30 on sonne à son appartement. Michel Reyt est présent. Il a
la soixantaine, les cheveux gris et s’exprime avec beaucoup
d’aisance. Il se montre surpris mais comprend très vite le motif de
notre visite. Il vit dans un appartement cossu et luxueusement
meublé à deux pas de l’Assemblée nationale et du Parti socialiste.
Rapidement, il reprend ses esprits, devient loquace, affable et
me fait comprendre qu’il a ses entrées à un haut niveau. Il me
déclare qu’il n’a rien à cacher. Sa réaction me rappelle celle de
Tournet lorsque j’ai perquisitionné son domicile dans l’affaire Boulin.
Mais j’ai quelques années de plus et ses propos ne me perturbent
pas. En fait, il est tel que je l’imaginais.
Son vaste salon lui permet d’organiser régulièrement des
déjeuners livrés par un grand traiteur entre dirigeants d’entreprises
et élus. Il se définit lui-même comme un « contact man »,
« facilitateur » entre ces décideurs comme il s’en explique dans le
livre de MM. Gaetner et Paringaux : « Tout cela est très subjectif.
J’aimerais bien qu’on m’explique ce qu’est le trafic d’influence car
tout le monde en fait, tous les jours, sans le savoir, comme monsieur
Jourdain fait de la prose. À commencer par les sociétés de lobbying.
[…] Moi, c’est du lobbying que je faisais. Je présentais des
entreprises à des maires pour qu’elles soient retenues à concourir.
2
Je les présentais parce qu’elles avaient les qualités requises . »
Il fait l’impasse sur les rétrocessions aux élus locaux socialistes.
L’instruction recherchera si cet homme de réseaux leur redistribuait,
sous forme de divers avantages, une partie des commissions
versées par les entreprises attributaires de marchés publics.
Nous quittons la Sages peu avant midi. Je m’éclipse alors
discrètement, le temps d’une courte consultation. Je me rends à
l’Assemblée nationale et vérifie auprès de l’accueil si les députés
sont en session. Je m’étais renseigné avant de partir, mais je suis
anxieux et j’ai besoin de le constater « de visu ». J’en ai la
confirmation : Henri Emmanuelli, député, bénéficie de l’immunité
parlementaire. Il me sera donc impossible de fouiller son bureau au
parti. Mais rien ne m’interdit, en revanche, de perquisitionner la
trésorerie du parti et d’y saisir tous documents liés à Urba.
Je m’apprête à aller au siège du Parti socialiste lorsque
l’inspecteur Jacques Tilly me dit : « Écoutez, monsieur le conseiller,
on est partis à 6 heures ce matin, on aimerait bien quand même
manger quelque chose. » Les autres s’empressent d’acquiescer.
Je me range à ses arguments et nous allons déjeuner dans une
brasserie du quartier. Il m’a rendu, sans le savoir, un fier service. En
effet, ce matin-là, se déroulait au siège du Parti socialiste une
cérémonie de passation de pouvoir entre Pierre Mauroy et Laurent
Fabius. Je l’ignorais, mais personne ne m’aurait cru si nous avions
fait irruption au milieu des petits fours et d’une foule de politiques et
de journalistes. Le Parti socialiste aurait dénoncé une provocation.
Je mets à profit le temps du déjeuner pour réfléchir. Je peux
encore renoncer, il n’est pas trop tard. Mais renoncer signifie aussi
abandonner la piste du financement politique et laisser dans l’ombre
tout un pan du dossier. Ma décision est donc prise. J’avise les
policiers que nous allons au siège du Parti socialiste. Ils sont
médusés.
Je sonne à la grille. Une hôtesse vient nous chercher. Je lui
présente ma carte professionnelle et lui annonce que je viens
perquisitionner les bureaux de la trésorerie du parti. Elle a l’air aussi
stupéfaite que mes policiers. Elle nous fait patienter dans l’entrée.
Cinq ou dix minutes passent. Je perds patience. Nous montons
directement à l’étage de la trésorerie.
Nous sommes accueillis par Laurent Azoulay, l’adjoint d’Henri
Emmanuelli, à qui j’explique les motifs de ma visite. Nous perdons
beaucoup de temps en palabres inutiles. Les policiers commencent
à fouiller les bureaux de la trésorerie, à l’exception de celui d’Henri
Emmanuelli. Des personnes vont et viennent, remontées, nous
apostrophant : « C’est un scandale ! Vous n’avez pas le droit de
fouiller un parti politique ! » Je leur rappelle qu’un parti n’est pas un
sanctuaire au-dessus des lois de la République.
L’ambiance déjà crispée se tend encore plus quand, deux heures
plus tard, des membres du parti m’avisent de la présence à
l’extérieur d’un ou deux journalistes. Puis, dans l’après-midi, ils me
signalent qu’ils sont de plus en plus nombreux à se masser devant
l’entrée. Le verbe haut, ils m’accusent d’avoir alerté la presse et
monté une opération médiatique.
Mais je sais que la fuite ne peut provenir que du seul parti
puisque même mes enquêteurs n’avaient pas été mis au courant. Je
le leur dis. Cependant les invectives se poursuivent et, dans ce
climat délétère, nous continuons à saisir de nombreux documents.
Au milieu du tumulte, j’apprends qu’on me réclame au téléphone. On
me passe le commissaire Ménez.
– Mais enfin, où êtes-vous ? me demande-t-il énervé.
Je m’aperçois, soudain, penaud, que j’ai complètement oublié de
le prévenir avant de sonner rue de Solférino…
– Si vous m’appelez ici, c’est que vous savez où je me trouve.
– Vous vous rendez compte, on m’a appelé tout à l’heure du
ministère de l’Intérieur pour me demander si mes policiers étaient en
train de perquisitionner le siège du Parti socialiste. J’ai répondu que
non. On m’a rappelé pour me confirmer qu’ils s’y trouvaient bien. Ils
étaient furieux que je ne sois pas au courant. Je passe vraiment
pour un imbécile…
Je tente, gêné, de m’en sortir par une pirouette :
– Bon écoutez, cela témoigne en tout cas de votre bonne foi
dans cette affaire.
Je pense qu’il m’en a voulu sur le moment mais je sais aussi qu’il
a compris pourquoi j’avais agi ainsi compte tenu des enjeux – même
si, évidemment, j’aurais dû respecter mon engagement. Mais dans le
feu de l’action… Cet acte manqué m’a toutefois permis d’affirmer
que la fuite ne pouvait venir ni de la police ni de la justice. Toujours
est-il que cet incident n’a nullement terni notre relation mais, bien au
contraire, nous a rapprochés.
À 19 heures, nous avons enfin terminé. Nous nous apprêtons à
quitter les lieux lorsque les responsables du Parti socialiste me
demandent de différer notre sortie pour éviter que la scène ne passe
en direct aux informations de 20 heures. J’accepte, ce qui fait
baisser un peu la tension. Nous regardons donc ensemble les
actualités, dans un petit salon. La perquisition au Parti socialiste fait
le deuxième titre après les élections en Algérie, ce qui déclenche
dans la salle des diatribes à mon encontre. Dans cette ambiance,
nous assistons au compte rendu de la perquisition. De l’intérieur, la
scène est surréaliste. Nous sortons enfin, à 21 heures, devant un
mur de journalistes.
Huit jours après la perquisition, Henri Emmanuelli est élu
président de l’Assemblée nationale. Je comprends alors qu’il
bénéficiera du soutien sans failles de son parti et du pouvoir en
place.
À mon retour je suis conforté par mes collègues et le président
de la chambre. Les commentaires politiques ne les émeuvent pas.
Les documents saisis confirment que l’activité d’Urba s’exerce avec
l’aval de la trésorerie nationale du Parti socialiste et qu’Urba
contribue à son financement. La logique judiciaire voudrait qu’on
centralise toutes les recherches pour permettre d’enquêter sur
l’ensemble des fonds collectés sur le territoire national. Mais le
procureur général de Rennes s’y oppose. Ce refus n’est pas
vraiment une surprise. Le procureur général rend compte à la
chancellerie. Or le ministre de la Justice, Henri Nallet, a été le
trésorier de la campagne présidentielle de François Mitterrand en
1988.
Je ne peux donc instruire que sur les faits commis dans la
Sarthe. Je mène, avec les policiers, de nombreuses investigations et
inculpe plusieurs responsables d’Urba et des élus locaux. À l’issue,
nous décidons, avec mes collègues, de convoquer pour inculpation
Henri Emmanuelli.
Par courtoisie, le président de la chambre informe le procureur
général de Rennes mi-juin 1992 de cette décision. La convocation
ne peut pas être adressée avant la fin de la session parlementaire,
le 8 juillet 1992.
Or j’apprends début juillet qu’un congrès du Parti socialiste doit
se tenir à Bordeaux le 9, en présence d’Henri Emmanuelli. Dans un
souci de discrétion, je préfère différer l’envoi de la convocation après
le congrès. Une convocation adressée la veille du congrès ne
manquerait pas d’être interprétée comme un acte politique. Or, c’est
exactement ce qu’on va me reprocher. Je ne vois pas venir le piège.

Brouhaha à Bordeaux
Le jour de l’ouverture du congrès, le journal Le Monde annonce
que la chambre d’accusation de Rennes s’apprête à inculper Henri
Emmanuelli 3. De toute évidence, le garde des Sceaux avait été
prévenu en amont par le procureur général de Rennes. Cette fuite
permet à Henri Emmanuelli de se présenter devant le congrès en
victime et de dénoncer ce qui sera appelé une préinculpation par
4
voie de presse . Et, pendant trois jours, les dirigeants du Parti
socialiste se succèdent à la tribune et les accusations contre la
justice pleuvent. Dans leur livre, Gilles Gaetner et Roland-Pierre
Paringaux décrivent la scène : « Lors de son arrivée au congrès,
Henri Emmanuelli est accueilli en héros. C’est sous les acclamations
d’une salle tout entière debout qu’il longe l’allée centrale pour aller
s’asseoir avec la délégation des Landes. L’ovation paraît
interminable. Le président de l’Assemblée nationale prend la parole
peu après, face aux militants, pour un discours qui a tout du
réquisitoire. Il est victime d’un “procès politique”, de “partialité”, d’un
“acharnement à exhumer le passé”. Il veut “laver son honneur”. Il en
appelle au gouvernement pour qu’il “modifie, de toute urgence, la
5
procédure de l’instruction” . » Pour Laurent Fabius, « visiblement il y
a là une “manœuvre politique” ». Pierre Mauroy de son côté
« redoute une nouvelle forme de maccarthysme ».
« Il n’y a pas d’affaire Emmanuelli, clame Daniel Mayer, ancien
président de la Ligue des droits de l’homme et du Conseil
constitutionnel, mais une affaire Van Ruymbeke », tandis que le
nouveau ministre de la Justice, Michel Vauzelle, veut « éviter que la
6
République ne tombe dans le gouvernement des juges ».
Des accusations reprises au plus haut niveau de l’État puisqu’à
l’occasion des vœux du 14 juillet, François Mitterrand présente Henri
Emmanuelli comme « un homme d’une grande intégrité » et ajoute :
« J’ai mal au cœur quand je pense au sort qui lui est réservé, c’est-
à-dire d’avoir à s’expliquer devant la justice et d’être le cas échéant
– parce qu’après tout, les procédures sont assez bizarres dans cette
7
affaire – inculpé . » Des hommes politiques de droite se rallient :
« Tout ce climat est préjudiciable à la démocratie », commente le
président du Parti républicain Gérard Longuet. Bernard Stasi,
centriste, s’émeut de voir « les juges se livrer à une vendetta sur les
hommes politiques ». « Il souffle un vent mauvais sur notre
démocratie », dit Nicolas Sarkozy, ajoutant : « Quand on a voulu
museler la justice, qu’on ne s’étonne pas des excès auxquels nous
assistons aujourd’hui 8. »
Ces attaques ne sont pas sans me rappeler les termes
accusateurs de la lettre de Robert Boulin. Bis repetita. Certes elles
n’émanent plus d’un homme seul, mais de tout un parti et de ses
ténors. Elles sont violentes, relayées en boucle pendant plusieurs
jours. Mais là encore, la situation se rétablit.
Face à ces critiques infondées, le président de la chambre
d’accusation, dans une lettre adressée au procureur général, lui fait
part de son « indignation ». Il lui rappelle qu’il a été tenu
régulièrement informé de la procédure et a même eu « des
entretiens dans les semaines passées avec M. le garde des
9
Sceaux ». En clair, le procureur général, qui en référait au garde
des Sceaux, a été informé de la décision de convoquer Henri
Emmanuelli avant l’envoi de la convocation.

Les interrogatoires d’Henri Emmanuelli


Je convoque Henri Emmanuelli pour le 14 septembre après-midi.
Quelques jours plus tôt, le procureur général m’a proposé de me
prêter son somptueux bureau pour recevoir le président de
l’Assemblée nationale dans un lieu plus « adapté ». Je lui ai répondu
que je ne voyais pas pourquoi : mon vieux bureau mansardé
convient à tous les justiciables.
Le jour venu, une foule dense se presse sur la place du
parlement. Henri Emmanuelli entre discrètement, avec ses avocats,
par l’arrière du Palais de justice.
Je lui notifie les charges qui pèsent contre lui en sa qualité de
trésorier du parti. Ma première confrontation directe avec un homme
politique de premier plan est houleuse. Il donne en sortant une
conférence de presse au cours de laquelle il dénonce, courroucé,
une inculpation politique et indique avoir refusé de signer le procès-
10
verbal de son interrogatoire . Ce refus traduit à mes yeux un certain
état d’esprit. Le président de l’Assemblée nationale estime qu’en sa
qualité d’élu, il n’a pas de compte à rendre à la justice dont il
dénonce l’absence de légitimité et la partialité.
Début octobre 1992, quarante-six dirigeants socialistes rendent
publique une lettre qu’ils m’adressent, demandant à être inculpés
solidairement avec Henri Emmanuelli 11. Je n’y donne aucune suite.
Ils n’insisteront pas. Quelques semaines plus tard, Henri Emmanuelli
est de nouveau convoqué. L’interrogatoire se réduit là encore à un
12
dialogue de sourds . Un dessin humoristique paru dans Le Canard
enchaîné quelques jours plus tard, sous l’intitulé « Instruction : la
réforme en marche », résume ainsi la scène. M. Emmanuelli,
debout, entouré de deux avocats en robe noire, braque sur moi un
projecteur en m’interpellant : « On aimerait des questions précises
aux réponses qu’on vous propose… »

Fin de partie
Quelques mois plus tard, le 8 juillet 1993, la chambre ordonne le
renvoi de tous les protagonistes de cette affaire, y compris Henri
Emmanuelli, en dépit de l’opposition du parquet général. En 1995, le
tribunal correctionnel de Saint-Brieuc condamne Henri Emmanuelli,
devenu entre-temps premier secrétaire du Parti socialiste, à une
peine d’emprisonnement avec sursis d’un an et à une amende. En
mars 1996, la cour d’appel de Rennes alourdira les sanctions et
prononcera, en outre, à son encontre, une peine de deux ans de
privation de droits civiques. En décembre 1997, la Cour de cassation
rejette son pourvoi, ce qui rend les peines définitives et oblige le
député des Landes à démissionner de ses mandats.
L’affaire Urba est terminée, l’instruction a été validée, marquant
un véritable tournant dans les relations entre la justice et le pouvoir.

1. Valéry Turcey, Le Prince et ses juges, Paris, Plon, 1997 ; Henri Nallet,
Tempête sur la justice, Paris, Plon, 1992.
2. Gilles Gaetner, Roland-Pierre Paringaux, Un juge face au pouvoir, Paris,
Grasset, 1994.
3. Le Monde, 10 juillet 1992.
4. Les Échos, 13 juillet 1992 ; Le Monde, 14 juillet 1992.
5. Gilles Gaetner, Roland-Pierre Paringaux, Un juge face au pouvoir, op. cit.
6. Ibid.
7. Extrait de l’émission C’est arrivé cette semaine de Patrick Cohen,
Europe 1, 29 juin 2019.
8. « L’Affaire Emmanuelli », Les Échos, 13 juillet 1992.
9. Gilles Gaetner, Roland-Pierre Paringaux, Un juge face au pouvoir, op. cit.
10. Les Échos, 15 septembre 1992.
11. Le Monde, 3 octobre 1992.
12. Gilles Gaetner, Roland-Pierre Paringaux, Un juge face au pouvoir, op. cit.
CHAPITRE IV

Les réseaux parallèles

En marge du système Urba centralisé et encadré par le Parti


socialiste, je me suis intéressé à deux autres réseaux de
financement occultes parallèles qui gèrent librement la répartition
des commissions. Le premier, déjà évoqué, est celui de la Sages
animé par Michel Reyt. Ce dernier finance plusieurs courants du
Parti socialiste. Le second, celui de René Trager, est implanté en
Loire-Atlantique.
Ces deux réseaux interviennent au profit de responsables locaux
du Parti socialiste et négocient leurs commissions avec les
entreprises candidates à des marchés publics.
Au fur et à mesure de mes découvertes, le procureur général, qui
en réfère au ministère de la Justice, opère des choix dans le
traitement de ces affaires entre celles qu’il me confie et celles qu’il
envoie dans d’autres juridictions. C’est la technique dite du
« saucissonnage » qui consiste à disperser les dossiers, ce qui leur
enlève toute efficacité. Sans vision globale, les enquêtes sont
bridées.
Cette différence de traitement soulève la question de la légitimité
des choix opérés. La justice est-elle manipulée par le garde des
Sceaux, Michel Vauzelle, et François Mitterrand ? Ont-ils décidé de
sacrifier certains membres du Parti socialiste et de protéger les
fidèles ? C’est ce qu’affirmeront les personnalités poursuivies, leur
tort étant de ne pas appartenir au premier cercle.
Un nouveau bras de fer s’ouvre avec le parquet général lorsque
je découvre que le compte de Michel Reyt en Suisse a été crédité en
1988 d’un virement de 5 millions de francs. Convoqué pour s’en
expliquer, celui-ci met en cause un parti de droite, le Parti
républicain.
Michel Reyt possédait des bureaux rue de Constantine, dans le
e
VII arrondissement parisien, dans le même immeuble que ceux du
Parti républicain. Or les dirigeants du parti souhaitant s’agrandir, il
leur vend ses locaux. Les 5 millions virés en Suisse sur son compte
correspondraient au versement d’un dessous-de-table payé par le
parti.
Les relevés du compte suisse de Reyt révèlent que ces 5 millions
proviennent d’un compte au Luxembourg. Le juge d’instruction
luxembourgeois, Jeannot Nies, identifie à cette occasion tout un
réseau de comptes offshore.
Je découvre également lors de mes investigations dans le
second réseau, animé par Trager, que les comptes du Parti
républicain à Paris ont été crédités, entre 1987 et 1991, de remises
1
d’espèces à hauteur de 28 millions de francs .
Ces dossiers ne me sont pas confiés mais sont transmis à des
juges d’instruction parisiens. L’ancien président du Parti républicain,
Gérard Longuet, devenu ministre de l’Industrie dans le
gouvernement Balladur, démissionne le 14 octobre 1994. Des
années plus tard, il sera blanchi par la justice.
Les magistrats du parquet de Paris qui ont suivi cette affaire se
sont exprimés depuis à ce sujet. Anne-José Fulgéras, qui a dirigé la
section financière de 1995 à 2001, écrit ainsi : « Le dossier transmis
au parquet de Paris était parfaitement ficelé, la procédure béton. La
solidarité ministérielle ne le fut pas moins : éparpillement et
tronçonnage des dossiers, instructions divergentes dans le temps et
dans l’espace, prise en charge de la procédure par le haut à toute
occasion, etc. Toute la procédure de combat fut déployée pendant
des mois, sur tous les fronts, dans le strict respect des termes de la
2
loi cela va de soi ! »
Son supérieur hiérarchique, Jean-Claude Marin, s’en défendra
quelques années plus tard. C’est un haut magistrat, brillant, qui
terminera sa carrière comme procureur général à la Cour de
cassation. Questionné par le journaliste de Mediapart Michel Deléan,
il affirme que la procédure concernant Gérard Longuet s’est
déroulée normalement : « Plusieurs instructions, explique-t-il, étaient
ouvertes et ce sont les juges d’instruction qui ne se sont pas
3
entendus pour réunir les différents dossiers . »
Réinterrogé par le journaliste du Monde Fabrice Lhomme, Jean-
Claude Marin se montre plus précis : « Les différentes pistes
ouvertes par Renaud Van Ruymbeke à propos du financement du
Parti républicain et de Gérard Longuet ont été enterrées à Paris.
Tout son travail a été purement et simplement saboté par le
magistrat instructeur », assure-t-il.
Isabelle Prévost-Desprez, juge d’instruction parisienne, connue
pour son franc-parler, critique le traitement initial de l’un de ces
dossiers qui lui échoit au printemps 1998. « Le dossier avait été
saucissonné, ce qui était absurde juridiquement. Le procureur de
Paris, qui agissait sur instruction, avait volontairement émietté les
procédures. »
Pendant ce temps, à Rennes, deux événements inattendus
allaient survenir.
L’incendie du parlement de Bretagne
Lorsque j’arrive ce matin-là, tout a brûlé.
C’est l’hiver 1994. Nous sommes en février. À la suite de
violentes manifestations organisées la veille par des pêcheurs en
plein centre-ville, une fusée de détresse a atteint les toits du
parlement de Bretagne. Elle s’est consumée toute la nuit et a
entraîné l’incendie de la vieille charpente en chêne du palais de
e
justice construit au XVII siècle.
C’est avec tristesse, comme tous les Rennais, que je découvre
une scène apocalyptique comparable à celle qui sera vécue lors de
l’incendie de la cathédrale Notre-Dame. La toiture a disparu. Seuls
les murs de granit, désormais à ciel ouvert, ont résisté. Un désastre.
Accompagné de pompiers, je me rends à l’étage où se trouve mon
bureau. Tout a fondu, les dossiers ont brûlé, les armoires métalliques
n’ont pas résisté à l’intense chaleur. Un trou béant à la place du
plancher. Sur un mur calciné, une caricature à laquelle je tenais,
réalisée par un jeune dessinateur lorsque j’étais à Caen, a disparu.
Un personnage de Lucky Luke sur son cheval avec cette bulle
évocatrice : « I’m a poor lonesome J.I. » (« Je suis un pauvre juge
d’instruction solitaire »)… Je m’aperçois que j’ai également perdu
ma robe. Un détail apparemment insignifiant dans ce palais en ruine
mais je suis profondément ému.
C’est ma mère qui m’a acheté ma robe lorsque j’ai été reçu au
concours de la magistrature en 1973. Nous étions allés tous les
deux dans une boutique spécialisée à Paris, en face du vieux Palais
de justice. C’était mon premier contact avec ce qui allait devenir ma
profession. La boutique était petite et, en y pénétrant, à la vue de
ces étoffes noires, j’ai ressenti le poids d’un héritage lointain. La
vendeuse a pris mes dimensions. La robe devait être faite sur
mesure. Lorsqu’elle disparaît dans l’incendie, j’en ressens la perte.
La nouvelle n’aura pour moi jamais la même valeur.
Durant ma scolarité à l’École de la magistrature, j’ai effectué un
stage chez un juge d’instance à Antibes. J’avais vingt-cinq ans et lui,
la cinquantaine. Un jour, alors que nous revêtions notre robe avant
d’entrer à l’audience, je lui fis observer que la robe n’était qu’un
artifice, un cérémonial remontant à l’Ancien Régime. Il me répondit
qu’il tenait à ce symbole car il lui permettait de s’effacer devant sa
fonction de juge. Il ne rendait pas la justice en son nom personnel.
Son observation m’avait interpellé.
J’ai toujours eu un rapport ambigu avec la robe. Certes elle
permet l’effacement de la personne qui la porte. Mais elle crée aussi
une distance avec celui ou celle qui fait face au juge. Par chance
pour moi, le juge d’instruction ne porte pas de robe, ce qui évite
cette solennité contrariant la confidence. « Il faut jouer dûment notre
rôle, écrivait Montaigne, mais comme le rôle d’un personnage
emprunté. Du masque et de l’apparence il n’en faut pas faire une
essence réelle, ni de l’étranger le propre. »

Les policiers dans le potager


Quelques mois après l’incendie, en octobre 1994, je suis alerté
par un magistrat du syndicat de la magistrature qu’un « contrat » est
mis sur ma tête. Il est très inquiet. Lui-même a été contacté par un
journaliste de L’Humanité qui a recueilli les confidences d’un
informateur.
J’appelle le commissaire Ménez qui prend les choses au sérieux.
Il effectue des vérifications qui confirment que des personnes
suspectes, connues de la police, ont réservé une chambre dans un
hôtel proche de la cour d’appel. Si j’étais jusqu’alors dubitatif, ces
informations et le compte rendu du commissaire m’amènent à
considérer les menaces comme sérieuses.
Le projet consistait à m’abattre le matin au moment de mon
arrivée à la cour. La police place l’hôtel sous surveillance. Mais
personne ne se présente. Je suis alors mis sous protection policière
avec port de gilet pare-balles.
Un soir, alors que les policiers me ramènent chez moi, je leur
demande la permission d’aller vérifier la bonne pousse de mes
légumes. « D’accord, mais votre haie est assez basse, on peut vous
voir de la rue, donc on vous accompagne. On ne veut pas prendre le
moindre risque. »
Je revois cette scène cocasse au cours de laquelle j’arrose mes
poireaux accompagné de deux policiers, dont l’un est armé d’une
mitraillette. Je me dis alors qu’il faut mettre fin à cette situation
ubuesque. Sur ces entrefaites, M. Ménez m’indique que les
menaces sont probablement de l’« intox ». Le lendemain, je
demande une levée de la protection et signe en ce sens une
décharge. Je rends mon gilet pare-balles et recouvre la liberté. C’est
l’unique fois où j’ai bénéficié de gardes du corps.
Cette menace était-elle réelle ? Au départ il y avait bien cette
réservation d’hôtel. Mais je pense qu’il s’agissait plutôt d’une mesure
d’intimidation. Cet épisode était très désagréable pour mes proches.
Sans doute quelqu’un a-t-il voulu m’impressionner ou me faire peur
à distance. J’ai subi des attaques verbales émanant de gens furieux
contre moi, oui. Mais des agressions physiques, non. Les juges qui
ont été assassinés, le juge Renaud, le juge Michel, les juges
Falcone et Borsellino enquêtaient sur des organisations criminelles
et mafieuses. Les financements illégaux que j’ai traités mettaient en
cause des élus, des hommes politiques et, dans ce domaine, les
juges sont plutôt confrontés à des tentatives de déstabilisation et
d’intimidation. L’arme utilisée contre eux est le discrédit.
Ces manœuvres, je les ai rencontrées tout au long de ma
carrière. Et d’autres juges les ont subies.

1. Fabrice Lhomme, Renaud Van Ruymbeke, op. cit.


2. Anne-José Fulgéras, Affaires à suivre, Paris, Albin Michel, 2002.
3. Michel Deléan, Un magistrat politique. Enquête sur Jean-Claude Marin, le
procureur le plus puissant de France, Paris, Pygmalion, 2015.
CHAPITRE V

L’appel de Genève

C’est une nouvelle aventure qui va me conduire en dehors du


palais de justice. J’ai pu constater en suivant les premières pistes
qui m’ont amené en Suisse et au Luxembourg que les affaires
financières les plus importantes trouvaient des prolongements hors
des frontières. La société Holitour de Tournet a été créée en Suisse,
Michel Reyt y disposait d’un compte et la vente de ses locaux au
Parti républicain avait partiellement été financée, selon ses propres
explications, par des fonds venant du Luxembourg. Preuve s’il en
fallait des limites de mon action et de l’existence d’entraves liées à
l’extraterritorialité des comptes. Des mouvements de fonds
importants intervenaient sur des comptes dont l’accès s’avérait
difficile. Cette épineuse question m’apparut centrale. Ce constat, je
n’étais pas le seul à le faire.
er
C’est ainsi que le 1 octobre 1996, je signe avec six autres
magistrats européens l’appel de Genève. Nous voulons alerter les
citoyens sur les privilèges accordés par les paradis fiscaux et sur
notre impuissance à démasquer la corruption.
À l’époque, la coopération judiciaire internationale est
embryonnaire. Elle dépend de la bonne – ou de la mauvaise –
volonté des États. Mais même lorsqu’elle fonctionne, elle est
ralentie, voire entravée.
Ainsi lorsqu’un juge d’instruction sollicite des investigations
auprès d’un collègue suisse, il doit adresser sa demande au
procureur, qui la transmet au procureur général, lequel l’adresse au
ministère de la Justice. Celui-ci l’envoie ensuite à l’Office fédéral de
justice et police à Berne qui la fait parvenir au procureur compétent.
Au retour la réponse suit le chemin inverse.
Ce circuit officiel ralentit les enquêtes pendant de longs mois.
Pour y remédier, il existe toutefois avec la Suisse une procédure
d’urgence permettant une transmission directe de juge à juge. Cette
procédure rapide n’est cependant pas du goût du garde des Sceaux
nouvellement nommé, Jacques Toubon.

Un courrier de Jacques Toubon


Par une lettre du 5 août 1995 (un an avant l’appel de Genève),
Jacques Toubon se plaint officiellement auprès de son homologue
helvétique du recours trop fréquent des juges à cette procédure
d’urgence 1. « Il m’apparaît, écrit-il, que l’application pratique des
règles existantes peut parfois s’éloigner de la lettre des textes ou, à
tout le moins, se placer à l’extrême limite des possibilités qu’ils
offrent. Il en va ainsi notamment de la clause d’urgence qui, par
l’usage excessivement fréquent qui en est fait, peut, si l’on n’y prend
pas garde, avoir pour effet de vider les procédures d’acheminement
normales de leur contenu. Je tenais à vous faire part de cette
préoccupation qui est la mienne. »
Démarche surprenante : en général, ce sont les autorités suisses
qui freinent la coopération pour préserver leur place financière et
non l’inverse.
Jacques Toubon rappelle ainsi que les demandes doivent
impérativement passer par son ministère, la procédure d’urgence
devant rester l’exception. L’initiative du nouveau garde des Sceaux
va à l’encontre des avancées enregistrées avec la Suisse. L’Europe
est constituée d’États démocratiques et rien ne devrait s’opposer à
l’établissement de relations directes entre juges européens.
La procédure préconisée par le ministre permet à la chancellerie
de prendre connaissance des demandes (lors de l’envoi) et du
contenu des réponses (lors du retour) avant que celles-ci ne
parviennent au juge. Le ministre peut ainsi être tenu informé des
éléments de l’instruction.
Je ne peux m’empêcher de constater que cette démarche
intervient au moment même où des affaires ayant des
développements en Suisse mettent en cause le parti du nouveau
président de la République, Jacques Chirac.
Comment ne pas faire le rapprochement entre la nomination en
mai 1995 de Jacques Toubon, un fidèle, comme garde des Sceaux,
et celle d’Henri Nallet, trésorier de la campagne présidentielle, par
François Mitterrand en octobre 1990 ? Henri Nallet a été choisi alors
que le Parti socialiste était menacé par des affaires de financement
illégal. En 1995, Jacques Chirac est confronté à la même situation.
Plusieurs affaires menacent son parti. La presse se fait largement
l’écho de l’information menée par mon collègue Éric Halphen sur les
marchés HLM de la ville de Paris conclus alors que Jacques Chirac
en était le maire (fonction qu’il a occupée jusqu’à son élection
comme président de la République en 1995). Éric Halphen poursuit
en particulier le dirigeant d’un bureau d’études ayant établi de
fausses factures, Jean-Claude Méry, suspecté d’être un collecteur
de fonds du parti chiraquien. Mon collègue vient précisément
d’adresser une demande à Genève visant le fonctionnement d’un
compte ouvert au nom d’une société panaméenne, Farco Enterprise,
2
utilisé par M. Méry . Si cette information est vérifiée, elle est de
nature à déstabiliser le nouveau président de la République et son
entourage.

Un climat délétère
L’ingérence du pouvoir politique dans le fonctionnement de la
justice passe aussi par la nomination des procureurs généraux aux
postes stratégiques. Ainsi Jacques Toubon nomme-t-il en 1996 son
propre directeur de cabinet, Alexandre Benmakhlouf, procureur
général à Paris. Il a autorité sur le procureur de Paris mais aussi sur
celui de Créteil où est instruit le dossier des HLM de la ville de
3
Paris .
Directeur de cabinet du garde des Sceaux Albin Chalandon de
1986 à 1988, Jean-François Burgelin a été nommé procureur
général près la Cour de cassation en 1994, sous le gouvernement
d’Édouard Balladur. Dans une interview accordée au Figaro le
8 février 1996, il dénonce la mise en cause insuffisamment réfléchie
de dirigeants politiques ou économiques de notre pays et appelle les
juges d’instruction à faire preuve de davantage de discernement.
Cette prise de position contre l’action des juges d’instruction, que je
déplore, sonne comme un désaveu.
Le 27 juin 1996, Éric Halphen effectue une perquisition au
domicile des époux Tiberi, alors que Jean Tiberi est maire de Paris.
Il est seul avec sa greffière et un substitut. Au dernier moment, les
enquêteurs l’abandonnent, sur ordre du directeur de la police
judiciaire parisienne Olivier Foll. Pourtant, dans une démocratie, ce
n’est pas la police qui contrôle l’action du juge mais l’inverse. Cette
situation n’est pas sans rappeler celle qu’a connue Thierry Jean-
Pierre lorsque les policiers ont refusé de l’assister lors de la
perquisition du siège d’Urba. À l’inverse j’ai pu, en ce qui me
concerne, compter sur le soutien du commissaire Ménez lors de la
perquisition au Parti socialiste. Ce qui lui a valu des remontrances
de sa hiérarchie.
Olivier Foll a reçu, quant à lui, le soutien ostensible du ministre
de l’Intérieur, Jean-Louis Debré, un autre chiraquien fidèle. Celui-ci a
er
déclaré le 1 juillet 1996 que le directeur de la police judiciaire
« avait donné les ordres qui convenaient 4 ». Au domicile des Tiberi,
Éric Halphen découvre un rapport sur la francophonie rédigé par
Xavière Tiberi pour le compte du conseil général de l’Essone,
présidé par Xavier Dugoin (RPR). Le juge doute de son authenticité.
Le dossier est transféré au procureur d’Évry Laurent Davenas, qui
prescrit une enquête préliminaire.
En novembre 1996, Laurent Davenas part faire du trekking dans
l’Himalaya. Alors qu’il est en pleine ascension, un hélicoptère
dépose à son intention un pli urgent émanant de la direction des
affaires criminelles du ministère dans un relais situé en montagne.
Pendant les vacances du procureur, son adjoint Hubert Dujardin
prend en effet l’initiative de confier à un juge d’instruction l’enquête
visant Xavière Tiberi. La lettre pose la question suivante : « Pouvez-
vous confirmer le cadre préliminaire de vos enquêtes dans l’affaire
Tiberi ? » Cet épisode ubuesque traduit un état de panique.
Ainsi qu’il soit de gauche ou de droite, le parti au pouvoir adopte
le même comportement à l’égard de la justice : il entrave son action
pour préserver ses propres intérêts. Je suis personnellement
convaincu que MM. Mitterrand et Chirac n’ont eu d’autre souci que
de marginaliser, voire de discréditer, des juges trop curieux. Les
gardes des sceaux qu’ils nomment sont, à mes yeux, les exécutants
de cette vision rétrograde et partisane et les procureurs généraux
nommés pour la circonstance m’apparaissent comme leurs valets.

Le procureur général de Genève


La lettre de Jacques Toubon à son homologue suisse suscite la
réprobation du procureur général de Genève, Bernard Bertossa.
C’est un magistrat d’exception qui a estimé au début des années
1990 qu’il était de son devoir de lutter contre l’argent sale. Il dispose
d’une forte légitimité parce qu’il est élu, et d’une belle autorité. Il
procède ainsi, d’initiative, au blocage de fonds très importants dans
des affaires de blanchiment et de corruption internationale.
Bernard Bertossa, en découvrant dans la presse la lettre de
Jacques Toubon, décide de protester publiquement. « S’il s’avère
que M. Toubon a bien entrepris une telle démarche, déclare-t-il à
l’Hebdo de Genève, c’est préoccupant. Alors que ses prédécesseurs
se contentaient de ne rien faire pour améliorer l’entraide, lui, il
intervient pour qu’elle fonctionne plus mal. »
Je décide avec deux autres magistrats français, Éric Halphen et
Thierry Rolland, qui travaillent également avec lui, de m’associer à
sa démarche. Nous écrivons ainsi le 13 octobre 1995 : « Le retour à
une application stricte des règles, ignorant les urgences imposées
par certains dossiers, aurait pour effet de ralentir considérablement
la transmission des procédures et, par voie de conséquence, de
renforcer l’impunité des délinquants qui ont versé ou perçu de
confortables commissions à l’étranger. Ces derniers utilisent
actuellement toutes les voies de recours ouvertes par le droit suisse
afin d’entraver l’action de la justice. » Nous concluons ainsi la lettre :
« Nous ne nous sentons nullement engagés par les souhaits
qu’aurait formulés le garde des Sceaux et nous partageons la
désapprobation exprimée par M. Bertossa. »
Mon initiative me vaut alors une convocation par mon supérieur
hiérarchique, le premier président de la cour de Rennes. Il est
mandaté par Jacques Toubon qui n’accepte pas qu’un juge critique
ouvertement le ministre de la Justice. La démarche me surprend et
je le lui dis d’emblée : il est curieux que lui, un haut magistrat du
siège, obéisse à une injonction du garde des Sceaux alors même
qu’il est censé garantir et préserver l’indépendance des juges.
L’entretien tourne vite court.
Ces courriers liés à l’initiative inappropriée de Jacques Toubon
constituent le préambule de l’appel de Genève.

La réunion à Genève
Fin 1995, Denis Robert, journaliste à Libération, me contacte. Il
est en relation avec Bernard Bertossa et tous deux ont évoqué la
possibilité d’organiser une réunion publique de magistrats européens
à Genève pour dénoncer les lacunes de la coopération et déplorer
l’absence d’un procureur et d’un espace judiciaire européens. Je
suis aussitôt intéressé.
Cinq autres magistrats acceptent de participer à cet « Appel ».
Baltasar Garzón Real et Carlos Jiménez Villarejo sont
respectivement juge d’instruction et chef du parquet anticorruption
de Madrid. Le premier est un magistrat emblématique ayant traité les
plus gros dossiers de financement politique espagnols. Benoît
Dejemeppe est procureur du roi à Bruxelles. La Belgique est
présente sur le terrain de la lutte contre la corruption. Edmondo Bruti
Liberati est un membre éminent du Conseil supérieur italien de la
magistrature. Gherardo Colombo, procureur à Milan, est un
magistrat clé de l’opération Mani Pulite, « Mains propres », lancée
en 1992. Les procureurs italiens étaient à l’avant-garde dans la
poursuite des pratiques frauduleuses liées au financement de la vie
politique. Ils sont totalement indépendants du pouvoir. C’est une
différence fondamentale avec la France. Si un tel système avait
existé chez nous, les dossiers que j’ai eus entre les mains n’auraient
pu être bloqués. Cependant mes collègues se heurtent aux mêmes
difficultés pour traquer l’argent caché dans les paradis fiscaux.
Nous hésitons à y associer Antonio Di Pietro, le procureur italien
le plus connu, le maître d’œuvre de l’opération Mani Pulite. Bernard
Bertossa et moi refusons parce que Di Pietro s’est lancé dans la
politique. Or, nous ne voulons pas d’interférence de la politique dans
notre entreprise. Il est devenu ensuite député européen puis
sénateur. Il n’est plus magistrat, il a fait d’autres choix. Ce n’est pas
le cas de Gherardo Colombo.
Ce qui me séduit dans cette démarche, c’est son caractère
collectif. Il me serait impossible de m’exprimer publiquement de
façon isolée. Mais dès lors que plusieurs magistrats s’associent,
j’estime, même si ce n’est pas dans mes habitudes, que je peux
sortir de ma réserve.
Denis Robert s’entretient avec chacun des sept magistrats, ce
qui donne lieu à un livre publié aux éditions Stock, représentées par
Laurent Beccaria, intitulé : La Justice ou le chaos. Nous décidons de
nous retrouver tous à Genève pour la sortie de l’ouvrage, le
er
1 octobre 1996, et d’y lancer un appel public.
Avant mon départ, je réalise au dernier moment que je n’ai pas
informé le premier président de ma démarche. Certes, il lui est
difficile de m’interdire de me rendre à Genève, mais la loyauté me
conduit à le mettre au courant. L’entretien est courtois. Cependant,
tel un procureur général, il m’indique qu’il va aviser le ministère de la
Justice.
L’appel de Genève est né d’un constat : les sociétés et les
comptes offshore permettent aux grands fraudeurs, aux trafiquants
de drogue d’envergure et aux corrompus d’échapper à la justice. Il
faut réformer en profondeur le système. Nous déclarons ainsi : « Les
circuits occultes empruntés par les organisations délinquantes, voire,
dans de nombreux cas, criminelles, se développent en même temps
qu’explosent les échanges financiers internationaux et que les
entreprises multiplient leurs activités ou transfèrent leur siège au-
delà des frontières nationales. Certaines personnalités et certains
partis politiques ont eux-mêmes, à diverses occasions, profité de ces
circuits. Par ailleurs, les autorités politiques, tous pays confondus, se
révèlent aujourd’hui incapables de s’attaquer, clairement et
efficacement, à cette Europe de l’ombre. »
Nous demandons l’application des traités existants et nous
réclamons enfin la signature de conventions internationales entre
pays européens dont nous évoquons le contenu. « Il y va,
concluons-nous, de l’avenir de la démocratie en Europe et la
véritable garantie des droits des citoyens est à ce prix. »
Nous donnons collectivement une conférence publique dans
l’amphithéâtre de l’université de Genève. Une ville symbole de la
fraude fiscale. Chacun prend la parole à son tour. Beaucoup de
journalistes sont présents. Le moment est unique. On sent qu’il se
passe quelque chose de fort et qu’on est dans le sens de l’histoire.
Antenne 2 couvre l’événement qui passe au journal de
20 heures. Quelques jours plus tard, nous sommes invités sur
France 3 à La Marche du siècle, une émission présentée par Jean-
Marie Cavada.
Les rôles sont répartis dans ce débat, avec deux visions
antagonistes. Edwy Plenel, directeur du Monde, appuie notre
démarche. Franz-Olivier Giesbert, du Figaro, nous met en garde
contre le risque d’un gouvernement des juges. Je réplique qu’il est
de notre rôle de dénoncer l’impossibilité d’appliquer aux fraudeurs
internationaux les lois votées par le Parlement sans se substituer à
lui.
D’aucuns dénoncent un complot des juges. Michel Charasse,
ancien ministre du Budget, sénateur et futur membre du Conseil
constitutionnel, pose une question écrite au garde des Sceaux au
sujet de la réunion de Genève : « Un magistrat du siège, conseiller à
la cour d’appel de Rennes, écrit-il, a très gravement manqué au
devoir de réserve que lui impose son statut. […] Ces déclarations
étant de nature à semer un trouble profond de l’ordre public
puisqu’elles constituent une sorte de mise en demeure adressée aux
pouvoirs publics constitutionnels issus du suffrage universel et qui
sont les seuls habilités ès qualités à s’exprimer sur ce sujet, il
demande au ministre de bien vouloir lui faire connaître quelles suites
il entend réserver à ce grave manquement tant auprès des
juridictions compétentes qu’auprès du Conseil supérieur de la
magistrature réuni en formation disciplinaire. »
Le monde judiciaire nous soutient. Je sens un vrai courant de
sympathie chez les magistrats. Ils sont nombreux à se rallier en
France à l’Appel.
Je ne dirai pas que cette initiative s’apparente à une rébellion,
mais plutôt à une remise en question d’une impuissance voire d’une
complaisance de la justice envers les élites économiques et
politiques. L’Appel trouve un écho considérable auprès des
institutions européennes. Nous sommes appelés à nous exprimer
devant le Parlement européen en 1997. Là encore, la presse est
présente.
Cette évolution de la justice correspond à un changement de
société profond qui dépasse nos frontières. À partir des années
1990, cette vague de fond touche principalement l’Italie, l’Espagne et
la France. Pourquoi trois pays latins ? Je n’en sais rien. Je ne suis
pas sociologue. En Angleterre, on n’a pas vu beaucoup de
scandales sortir, en Allemagne non plus. Peut-on prétendre pour
autant qu’il n’y a pas de corruption en Angleterre ou en Allemagne ?
Je n’en suis pas sûr. Je dirais simplement que la corruption apparaît
dans les pays où les juges s’y intéressent.
Après cet épisode marquant, je m’investis dans la lutte contre les
paradis fiscaux et cet engagement va déterminer la suite de ma vie
professionnelle. Toutefois, c’est une affaire d’une tout autre nature
qui va me retenir pendant trois années encore à Rennes.

1. Valéry Turcey, Le Prince et ses juges, op. cit.


2. Alain Guédé, Hervé Liffran, Péril sur la chiraquie, Paris, Stock, 1996.
3. Ibid.
4. Ibid.
CHAPITRE VI

Caroline Dickinson

Le 18 juillet 1996, je prends la route des vacances pour Roscoff.


Je pars l’esprit tranquille, mes dossiers financiers sont terminés.
Dans la voiture, j’entends parler pour la première fois à la radio du
meurtre de la jeune Caroline Dickinson. J’ai eu l’occasion de me
promener dans la baie du Mont-Saint-Michel, ses prés-salés et ses
polders. Pleine-Fougères, proche de la mer, est un village paisible,
typical french, comme disent les touristes britanniques.
La jeune adolescente de treize ans a été violée et tuée dans
l’auberge de jeunesse de Pleine-Fougères, la nuit du 17 au 18 juillet
1996, aux alentours de 4 h 30-4 h 45, alors qu’elle dormait sur un
matelas par terre dans une petite chambre avec quatre amies dans
des lits superposés. On la retrouve le matin, morte, étouffée. Ses
camarades n’ont rien entendu.
Dès le début de l’enquête, les gendarmes mobilisent, comme ils
savent le faire, des effectifs importants. Deux jours plus tard, ils
interpellent un marginal, Patrice Padé, repéré par des témoins. Son
casier judiciaire mentionne un attentat à la pudeur. Placé en garde à
e
vue, il finit par avouer à la 43 heure dans des termes délirants et
incohérents.
À l’issue de sa garde à vue, Patrice Padé est présenté au juge
d’instruction de Saint-Malo. Il confirme, en présence de son avocat,
ses aveux en termes succincts. Le juge décide de le mettre en
examen pour le viol et le meurtre de Caroline Dickinson et de
l’incarcérer.
Le juge d’instruction, assisté du commandant de gendarmerie,
donne une conférence de presse le 23 juillet. Michel Tanneau et
Hélène Hémon, journalistes à Ouest-France, livrent la scène dans
leur livre sur l’affaire Dickinson : « Sur les photos de la conférence
de presse, dans la frénésie de cette chaleur estivale, on ne distingue
pas cette ombre dans les yeux de certains gendarmes. Une ombre
qui signifie : “Pourvu qu’on ne se soit pas trompés.” Devant micros,
stylos et caméras, le juge aura cette phrase exacte : “Des expertises
génétiques devraient corroborer les aveux de cet homme dans les
1
prochains jours” . »
La presse répand la nouvelle. Outre-Manche, les Anglais ne
tarissent pas d’éloges sur l’enquête française. Cette euphorie sera
de courte durée. Le 26 juillet, Patrice Padé écrit au juge et revient
sur ses aveux.
Quelques jours plus tard, le laboratoire désigné aux fins
d’expertise génétique conclut que l’ADN de Patrice Padé ne
correspond pas à celui du sperme prélevé sur les sous-vêtements
de la victime. « Ce résultat, s’étonnent les deux journalistes, aurait
dû être réclamé par la justice dans les 48 heures de la garde à vue,
les 21 et 22 juillet, voire le 23 si l’on tient compte d’un délai de
72 heures. Or il ne va tomber que le 30 juillet et ne sera rendu public
que le 6 août. » Patrice Padé est libéré le 7 août, après dix-sept
jours de détention. Il expliquera dans la presse avoir avoué « parce
qu’il voulait être tranquille ». Il était épuisé et à bout.
Cette affaire est révélatrice. Elle montre que l’ADN peut accuser
mais aussi – ce qui est important – disculper quelqu’un. S’il n’y avait
pas eu l’ADN, Patrice Padé risquait d’être condamné. Cela démontre
la fragilité des aveux. C’est ainsi qu’aux États-Unis, de nombreuses
personnes condamnées ont été blanchies par la suite grâce à l’ADN.
Face à cet échec, la famille Dickinson est effondrée. Les Anglais
sont d’autant plus furieux qu’à la même époque, la police anglaise
avait en deux mois arrêté un chauffeur routier auteur du viol et du
meurtre en Angleterre d’une jeune Française, Céline Figard. John
Dickinson est mécontent de l’instruction menée à Saint-Malo. Lors
de son dernier déplacement, le juge a refusé de le recevoir parce
qu’il médiatisait le dossier. L’affaire est suivie avec beaucoup
d’attention en Grande-Bretagne. Les époux Dickinson sont reçus à
Londres par un secrétaire d’État. L’affaire fait la une des tabloïds
britanniques qui dénoncent l’incurie de la justice française.
Pendant un an, l’enquête piétine. La famille Dickinson demande
alors que toute la population masculine de Pleine-Fougères soit
soumise à un test génétique. Cette requête ayant été rejetée par le
juge d’instruction de Saint-Malo, l’avocat des victimes fait appel et
l’affaire arrive le 16 août 1997 devant la chambre de la cour que je
préside alors, étant de permanence.
La presse est présente, française mais aussi anglaise. Les époux
Dickinson sont venus spécialement d’Angleterre pour assister à
e
l’audience. Leur avocat, M Rouzaud, pénaliste réputé, insiste sur
l’importance de la décision qui va être rendue et sur ses enjeux.
Pour justifier sa demande de tests systématiques, il expose que les
Anglais sont très en avance sur les tests ADN et disposent d’un
fichier d’empreintes génétiques comprenant 300 000 personnes
repérées et signalées. La France ne voulait pas se doter d’un tel
fichier au nom des libertés individuelles.
La chambre prend alors la décision, inédite, de tester toute la
population masculine de Pleine-Fougères de quinze à soixante ans.
C’est une grande première. Elle conserve le dossier, ne pouvant
renvoyer l’affaire au juge de Saint-Malo, opposé à cette mesure. Et
me désigne pour reprendre l’instruction.
Je me fais communiquer le dossier concernant une tentative
d’agression commise au cours de la même nuit dans une auberge
de jeunesse de la région, à Saint-Lunaire. Un homme s’est introduit
vers 2 heures du matin dans une chambre où dormaient quatre
adolescentes anglaises. Mais, à la différence de ce qui s’est passé à
Pleine-Fougères, l’une des jeunes filles a allumé la lumière et mis
l’agresseur en fuite.
Après avoir lu et comparé les auditions des adolescentes
anglaises des deux auberges, je constate des similitudes frappantes
entre les deux scènes qu’elles décrivent. Je décide de joindre les
deux dossiers. La stratégie va être profondément revue. Si l’auteur
est le même, c’est qu’il rôde autour des auberges de jeunesse la nuit
et que l’affaire dépasse le cadre étroit de Pleine-Fougères.
Début septembre, je réunis les enquêteurs auxquels se joint un
représentant de la direction générale de la gendarmerie. Je leur
propose d’adopter la théorie des cercles pour sélectionner les
personnes devant être testées. Le premier cercle comprend la
population de Pleine-Fougères. J’informe les gendarmes que les
laboratoires de police scientifique du ministère de l’Intérieur m’ont
proposé de réaliser gratuitement les prélèvements et les analyses
génétiques. Le deuxième cercle concerne les habitants du canton
connus pour avoir commis des infractions pénales telles que vols,
agressions, etc. Mais il vise aussi les personnes qui fréquentent les
deux auberges de Pleine-Fougères et Saint-Lunaire telles que les
salariés, les livreurs, etc. Le troisième cercle induit des vérifications
auprès des prisons de la région pour identifier les personnes
détenues poursuivies pour des faits de nature sexuelle et libérées
dans la période précédant les faits. Enfin, le dernier cercle vise
toutes les intrusions dans les auberges de jeunesse, colonies de
vacances et tous autres établissements assimilés en France. Je leur
demande de me communiquer les procédures établies.
Sur ce dernier point, je sens les gendarmes réservés face à
l’ampleur de la tâche à accomplir. Je leur propose alors de déléguer
aux services de police les recherches en zones urbaines. Mais je ne
doute pas un instant de leur réponse, à savoir qu’ils acceptent de se
charger de l’ensemble des vérifications.
La priorité est d’organiser les prélèvements à Pleine-Fougères
prévus deux mois plus tard. Les gendarmes font un travail
impressionnant pour établir la liste complète des habitants devant
être testés. Je fais le choix d’organiser cette opération à la mairie et
non à la gendarmerie, estimant qu’il s’agit d’un acte citoyen. Je
prends la précaution d’adresser à chacune des personnes
concernées par le prélèvement de salive un courrier ainsi libellé :
« Vous n’êtes pas tenu de vous présenter et vous êtes libre de
consentir ou de refuser […]. Les résultats des analyses ne pourront
être utilisés hors de la présente affaire et les prélèvements seront
détruits après l’expertise. »
Malgré ces assurances, la Ligue des droits de l’homme dénonce
la mise en fiche de toute une population. Au matin du premier jour,
on apprend qu’un employé municipal s’active pour effacer au plus
vite un graffiti, inscrit pendant la nuit à la bombe de peinture noire,
sur un mur d’enceinte de la mairie : « Non aux tests liberticides.
Boycott. Signé FA [fédération anarchiste]. » Cette association
critique ouvertement « un système judiciaire où c’est à l’individu de
2
prouver son innocence ».
Les habitants de Pleine-Fougères ont fait preuve d’un grand
civisme. En effet, la quasi-totalité des hommes concernés, plus de
quatre cents, se sont présentés. Ceux – rares – qui ne sont pas
venus ont été rapidement mis hors de cause par les gendarmes. Un
mois plus tard, les résultats des laboratoires de police tombent : ils
sont tous négatifs. Le village est soulagé. Une porte se referme.
Restent les autres pistes.
Nous reprenons notre travail de fond. Nous partageons un
sentiment que je ne saurai exactement définir : une immense
curiosité, comme un besoin intense de savoir. Je ne veux négliger
aucune piste. Je ne sais cependant si les recherches aboutiront.
Peut-être se révéleront-elles inutiles. Durant deux ans, je vais
multiplier les axes d’enquête que développeront les gendarmes dans
un parfait esprit d’équipe. Je rencontre régulièrement à la compagnie
de Saint-Malo les enquêteurs pour faire le point. Lorsque je m’y
rends, ils m’exposent l’état d’avancement des investigations, me
citent le nombre exponentiel de tests effectués. Ils s’intéressent tout
particulièrement à quelques individus qui leur paraissent bien
correspondre au profil de l’auteur et qu’ils ne parviennent pas à
localiser.
Les gendarmes se rendent à plusieurs reprises en Angleterre. Ils
réentendent les membres de l’encadrement présent à Pleine-
Fougères. L’un d’eux fournit un témoignage inattendu très important.
Il reconnaît pour la première fois avoir croisé l’agresseur dans
l’escalier la nuit du crime. Il n’en a jamais parlé sans doute parce
qu’il s’en voulait de ne pas avoir réagi. Il insiste sur ses « sourcils
épais et broussailleux, ses cheveux longs et sales, son apparence
rustre ». Par chance, le témoin dessine très bien et il fait un croquis
qui nous permettra de diffuser un portrait-robot.
Les enquêteurs se rendent alors dans chacune des fermes des
polders à proximité de Pleine-Fougères. Ils demandent la liste des
saisonniers employés en juillet 1996. Face aux réticences des
employeurs, ils les assurent qu’ils n’ont pas pour intention de relever
des infractions de travail clandestin mais d’identifier le meurtrier de
Pleine-Fougères. Je me souviens qu’ils ont ainsi découvert un
travailleur saisonnier hollandais qui présentait une ressemblance
frappante avec le portrait-robot. Son ADN sera prélevé par la police
hollandaise. Son test s’avérera négatif.
Nous nous sommes ainsi lancés dans une enquête hors normes.
Quatre laboratoires de police, à Paris, Toulouse, Lyon et Lille,
travaillent pour nous. Dès qu’ils ont une quarantaine de
prélèvements, ils les testent. Cette technique de groupage permet
de réduire les coûts ; simplement les réponses sont différées de
quelques semaines, voire de quelques mois. Mais il existe une
procédure d’urgence pour les cas signalés. Comme me le fait
remarquer le capitaine Michel, qui coordonne le travail des
gendarmes, il ne fait que fermer des portes. Dans l’espoir d’en ouvrir
enfin une.
Un détail se révèle essentiel. Près du corps de Caroline
Dickinson a été retrouvé un morceau de coton utilisé pour étouffer la
jeune fille. Mais d’où vient-il ? Des analyses déterminent qu’il s’agit
d’un coton de mauvaise qualité. L’un des enquêteurs, Thierry
Lezeau, spécialiste de la police scientifique, me fait alors observer :
« En France, on achète du coton de bonne qualité. » Je m’entends
lui répondre : « D’accord, j’ai compris, comme il est de mauvaise
qualité, vous en déduisez qu’il est anglais… » Sur le sol anglais,
quelques mois plus tard, il s’empresse d’aller acheter du coton dans
un supermarché, qui s’avérera du même type que celui retrouvé à
Pleine-Fougères.
Cet élément nous permet de faire le lien avec l’auberge de Saint-
Lunaire où les jeunes filles, qui ont organisé une fête la veille de leur
retour, ont utilisé un coton de même nature pour se démaquiller le
soir des faits. Échouant dans sa tentative à Saint-Lunaire,
l’agresseur aurait emporté un morceau de coton qu’il aurait utilisé
pour étouffer Caroline Dickinson deux heures plus tard. Selon les
psychiatres, il existe chez les agresseurs sexuels, soumis à des
pulsions, une montée en puissance. Cette hypothèse conforte l’idée
d’un agresseur fréquentant les auberges de jeunesse.
Les services de gendarmerie se sont mobilisés dans la France
entière comme convenu lors de la réunion initiale et ont recensé
méthodiquement toutes les procédures relatives à des intrusions
signalées dans les auberges de jeunesse. Ils me les retournent en
octobre 1997. Je les étudie et retiens quatre-vingt-quinze noms que
je transmets aux enquêteurs en leur donnant la consigne de tester
tous les individus.
L’un en particulier attire mon attention. En juin 1994 (soit deux
ans avant les faits de Pleine-Fougères), de jeunes Irlandaises en
vacances dans l’auberge de jeunesse de La Croix-en-Touraine, en
Indre-et-Loire, se plaignent du comportement d’un individu qui rôde
autour d’elles. La direction de l’auberge prévient la gendarmerie de
Bleré et l’homme est interpellé. Les gendarmes relèvent son identité
et l’immatriculation de sa voiture. Il est espagnol et s’appelle
Francisco Arce Montes. Il explique qu’il arrive de Hollande et qu’il ne
fait que discuter avec les adolescentes. Bien que son comportement
paraisse bizarre, rien ne peut lui être reproché. Consciencieux, les
enquêteurs mentionnent l’incident, établissent un procès-verbal de
renseignements et y annexent une copie de sa pièce d’identité avec
sa photo.
En lisant le procès-verbal, je suis intrigué. Toutefois la photo ne
correspond pas au portrait-robot. Je demande cependant aux
enquêteurs de vérifier s’il a laissé une trace dans la région. Ils me
répondent par la négative. Il est inconnu des auberges, n’a aucun
point de chute connu et vit à l’étranger.
Les gendarmes classent les individus devant être testés en trois
catégories selon plusieurs paramètres allant crescendo : les verts,
les orange et les rouges. Les plus intéressants sont répertoriés en
rouge foncé. Arce Montes est classé dans les rouge foncé.
Le temps passe, toutes les pistes définies ont été exploitées et
des milliers de tests effectués sans résultat. Ma déception se mêle à
la crainte que l’auteur ne récidive. En 1999, j’accepte de rejoindre
Eva Joly pour travailler avec elle à Paris sur l’affaire Elf. La cellule
diminue et ne compte plus que quatre ou cinq gendarmes. J’ai le
sentiment d’être arrivé au terme des investigations. Sur la liste des
trois mille personnes ciblées, il n’en reste qu’une centaine encore
recherchée par les enquêteurs. Parmi elles figure le dernier rouge
foncé, Arce Montes, qui reste introuvable.
Début 2000, j’annonce aux époux Dickinson mon départ pour
Paris. Je me souviens de ce moment très difficile. Je leur rappelle
tout ce qui a été fait et qu’il reste des personnes dans le filet mis en
place. Je sens, et je les comprends, qu’ils m’en veulent
d’abandonner l’enquête, même s’ils ne me font aucun reproche. Ils
ont cru en l’action que je menais et j’ai l’impression de trahir leur
confiance. Puis je les introduis auprès de mon successeur, Francis
Debons, qui les assure de la persévérance de la justice.
Un an plus tard, début 2001, Francis Debons doit à son tour
quitter Rennes. Mais, avant son départ, il décide de retourner en
Angleterre une dernière fois. Il reçoit alors un coup de téléphone
d’une journaliste anglaise qui travaille pour le Sunday Times, le
grand quotidien du dimanche en Grande-Bretagne. Elle essaie
évidemment de savoir où en est l’enquête. Il lui confie qu’un homme
ayant travaillé à Londres est encore recherché, un certain Arce
Montes. Francis Debons a-t-il voulu lancer une bouteille à la mer ?
er
Toujours est-il que le lendemain, 1 avril 2001, un an jour pour jour
après mon départ de Rennes, le journal anglais fait la une avec ce
gros titre : « Suspect numéro 1 de l’affaire Dickinson : Arce
Montes. »
Dans notre enquête, l’équipe était structurée, organisée, motivée,
mais il manquait ce petit coup de pouce qu’on appelle la chance. Un
policier de l’immigration américaine, alors en vacances en
er
Angleterre, s’apprête ce dimanche 1 avril 2001 à prendre son avion
pour rentrer chez lui. Il lit par hasard le Sunday Times à l’aéroport et
s’arrête sur le nom d’Arce Montes. De retour à son bureau, à Détroit,
il pianote sur son ordinateur et découvre que trois semaines plus tôt,
Arce Montes a été interpellé alors qu’il agressait une adolescente
dans une auberge de jeunesse de Miami en Floride.
Ce qui est étonnant, c’est que je vais vivre la suite en direct avec
Francis Debons. Nous passons en effet les vacances de Pâques
entre amis dans le Quercy. Il vient de rentrer de son voyage en
Angleterre. Alors que nous visitons un beau village, Saint-Cirq-
Lapopie, le portable de mon ami se met à sonner.
Il écoute attentivement puis se tourne vers moi : « Tu vas être
surpris, ils ont interpellé Arce Montes aux États-Unis, il a commis
une tentative de viol dans une auberge de jeunesse. » Il me lance
cette phrase : « Qu’est-ce que tu en penses ? » Instantanément, le
nom d’Arce Montes remonte à la surface. Chose étrange que la
mémoire, je revois parfaitement sa fiche descriptive établie par les
gendarmes de Touraine. Mais je ne peux pas m’empêcher de
tempérer son enthousiasme : « Francis, ne t’emballe pas, des “rouge
foncé” comme lui, j’en ai connu plusieurs. Tant qu’on n’a pas l’ADN,
je n’y crois pas. » En réalité, je n’osais pas y croire.
Francis rappelle les enquêteurs à Rennes. Le lieutenant
Jézéquel, un gendarme breton chevronné, s’apprête à prendre
l’avion pour Miami. Le temps presse car Arce Montes doit
comparaître devant un juge américain et peut être libéré sous
caution. Le lieutenant le rencontre en prison et prélève un peu de sa
salive.
Quelques jours plus tard, le téléphone de mon ami sonne à
nouveau. En raccrochant, il me regarde avec un grand sourire :
« Renaud, tiens-toi bien, les premiers résultats sur l’ADN sont
positifs. » Je suis abasourdi. C’est la première fois qu’un laboratoire
émet un signe positif. Là, je commence à comprendre que c’est lui.
Le lendemain, le laboratoire confirme que son ADN est exactement
le même que celui qui a été retrouvé sur le corps de Caroline. Quel
soulagement, après des années de recherches ! C’était donc lui.
Jusqu’alors, je concevais l’auteur des faits abstraitement. Des listes
de noms, des verts, des orange, des rouges. Soudain, il prend
forme. Il est incarné. Je ne rencontrerai jamais Arce Montes, mais
peu m’importe. J’ai rempli mon contrat.
Les suites de l’enquête révéleront qu’Arce Montes avait des
attaches dans la région. Son ex-compagne, qui habite à trente
kilomètres de Pleine-Fougères, se fait connaître à l’annonce de son
arrestation. Quel dommage qu’elle ne se soit pas manifestée plus
tôt. En outre, les enquêteurs apprendront qu’une semaine avant le
meurtre de Caroline Dickinson, Arce Montes avait été expulsé de la
chambre d’une auberge de jeunesse occupée par des adolescentes
dans une petite station balnéaire des Asturies. Ils apprendront
également qu’un an plus tard, le 22 août 1997, Arce Montes avait
été arrêté pour viol près de Bilbao, puis libéré. Or, en 1998, les
gendarmes avaient sollicité Interpol Espagne sur le passé d’Arce
Montes. En vain. Que de failles béantes dans la communication
d’informations essentielles qui ont fait cruellement défaut.
Arce Montes sera condamné à trente ans de réclusion, assortis
d’une peine de sûreté de vingt ans à l’issue de deux procès en cours
d’assises. Lors du second procès, il reconnaîtra s’être rendu à Saint-
Lunaire. Les parents de Caroline Dickinson ont été soulagés que
justice ait été rendue. Ils ont pu mettre un visage sur le meurtrier de
leur fille.

L’ADN, une révolution ?


L’ADN a bouleversé les techniques d’enquête. Pour autant, cela
n’exclut pas l’investigation, bien au contraire. Cette affaire a
contribué, avec d’autres, à la création d’un fichier des empreintes
génétiques par une loi du 14 juin 1998 votée à l’unanimité. Cette
base de données permet désormais dans des enquêtes de cette
nature de vérifier instantanément si l’ADN découvert sur une scène
de crime correspond à celui des personnes connues de la justice.
C’est un progrès considérable.
Certes, l’existence d’un tel fichier n’aurait pas permis de résoudre
l’affaire Dickinson, car l’auteur du crime est espagnol. Seul un fichier
européen aurait permis de l’identifier. Je relève, une fois de plus, les
lacunes de la coopération judiciaire internationale et les
insuffisances d’Interpol qui ne dispose pas des outils nécessaires
pour mettre en place un véritable dispositif d’entraide.
J’en arrive ainsi au même constat dans les enquêtes criminelles
que dans les enquêtes financières. La méthodologie est analogue.
Elle commence par un long travail d’étude et une analyse
approfondie du dossier. Elle se poursuit par la mise en place d’une
dynamique d’enquête. En matière criminelle, les investigations ont
pour but d’identifier un ADN. Dans le domaine financier, elles ont
pour objectif de démasquer l’auteur de virements dans des paradis
fiscaux.

1. Michel Tanneau, Hélène Hémon, L’Affaire Caroline Dickinson. Une enquête


hors du commun, Paris, Apogée, 2005.
2. Ibid.
CHAPITRE VII

Elf. Un scandale d’État

L’affaire Elf est le plus important dossier financier de l’époque.


Pour la première fois, les responsables d’une société d’État, la
première entreprise pétrolière française, sont poursuivis. L’ancien
ministre des Affaires étrangères, Roland Dumas, un proche de
François Mitterrand, est mis en cause.
Cette affaire est suivie au jour le jour depuis 1996 par les médias.
Elle est instruite à Paris par Eva Joly et Laurence Vichnievsky. Je les
rencontre par hasard lors d’un colloque en 1998 et, au cours de la
conversation, Eva Joly m’invite à venir les rejoindre pour renforcer
leur équipe. Elle me le propose avec enthousiasme. Je ne la connais
que par la presse, mais un courant de sympathie passe entre nous.
Je réserve ma réponse car je suis alors pris par l’affaire Dickinson
que je veux mener à son terme.
Un an plus tard, je me décide. Toutes les pistes ont été explorées
dans le meurtre de Pleine-Fougères, ma route me ramène vers les
affaires financières. La capitale centralise les dossiers les plus
importants. C’est ainsi que je suis nommé, à ma demande, juge
er
d’instruction au pôle financier le 1 avril 2000.
Arrivée à Paris
Je me présente au président du tribunal de Paris dans son
bureau du Palais de justice, sur l’île de la Cité. Je reviens toujours
avec une certaine déférence dans l’ancien parlement de Paris dont
les murs épais sont chargés d’histoire. J’ai le souvenir d’y être entré
pour la première fois à l’âge de vingt ans, lorsque j’étais étudiant en
droit et que je me destinais à la magistrature. Je traverse l’immense
salle des pas perdus et gagne l’entrée du tribunal de grande
instance. L’attente dans l’antichambre silencieuse de la présidence,
gardée par un gendarme, est annonciatrice d’une rencontre avec un
haut magistrat. Son cabinet, qui semble hors du temps, donne sur la
Seine face au Châtelet.
Il est pressé, il n’a pas de temps à me consacrer. Aussitôt après
m’avoir serré la main, il me renvoie vers sa première vice-présidente
qui me recevra en son nom. Il me précise qu’à Paris, cette dernière
bénéficie d’une délégation de sa part pour gérer le service de
l’instruction. Elle m’attend.
Elle me reçoit poliment mais fraîchement dans son étroit bureau.
Je pensais naïvement être affecté à la section financière où
travaillent mes deux collègues. D’emblée, elle m’informe que je n’irai
pas à la section financière mais, pour des raisons de service, à
l’autre section du pôle financier, dite astucieuse, qui traite
essentiellement des affaires d’escroqueries.
Je lui avoue ma surprise. Je devine, à sa réaction, qu’Eva Joly a
pris l’initiative de me faire venir, plaçant ainsi sa hiérarchie devant le
fait accompli, ce qui visiblement n’a pas été apprécié. Je comprends
que c’est la première vice-présidente qui décide. Mais elle ne
s’oppose pas à ma codésignation dans le dossier Elf. Elle m’avise
également que je siégerai périodiquement à la cour d’assises
comme assesseur, ajoutant que c’est une excellente expérience
pour un juge d’instruction. Je lui fais toutefois observer, en vain, que
j’ai présidé les assises des Côtes-d’Armor pendant trois ans. Une
fois de plus, mes relations avec la hiérarchie s’avèrent décevantes.
L’accueil au pôle financier est clairement plus chaleureux. Je me
rends dans ces nouveaux locaux, les anciens bureaux du journal Le
Monde, rue des Italiens dans le quartier d’affaires près de l’Opéra.
La doyenne, Édith Boizette, me reçoit dans son cabinet vaste et
lumineux. Ses fenêtres font face à de beaux immeubles
hausmanniens.
Je m’aperçois en voyant Édith Boizette que nous avons passé
l’écrit du concours de la magistrature – vingt-cinq ans plus tôt – côte
à côte, son nom de jeune fille commençant comme le mien par la
lettre V. Je lui en fais part au cours de notre entretien sympathique.
Elle me fait ensuite visiter les lieux. Je découvre au dernier étage
une terrasse donnant sur les toits et d’où l’on voit le dôme de
l’Opéra. Édith Boizette s’emploiera avec diplomatie à jouer un rôle
de médiateur dans mes relations avec la hiérarchie qui attribue les
dossiers.
Je fais connaissance également avec ma greffière, Maryse Noël.
Elle me montre les armoires remplies de dossiers. Je ne lui cache
pas que ma priorité sera évidemment de les traiter mais que je me
consacrerai aussi à l’instruction Elf.
Nous resterons dix-neuf ans ensemble dans le même cabinet.
Maryse Noël, aussi discrète que loyale, sera toutes ces années une
fidèle alliée. Je connais d’expérience l’importance du greffier et j’ai
eu la chance de toujours bénéficier d’aides précieuses, que ce soit à
Caen ou à Rennes. Le greffier est le premier partenaire du juge
d’instruction. Il assure l’interface entre le juge et les tiers, qu’ils
soient avocats, experts, enquêteurs, procureurs…
Le cabinet d’un juge d’instruction est d’abord un lieu de
rencontres. Ma porte est toujours restée ouverte. Aucun visiteur
n’est un intrus. Je n’ai jamais imposé à un avocat de prendre
préalablement rendez-vous. Instruire, c’est d’abord écouter et
dialoguer ; ce n’est pas juger, mais chercher, formuler des
hypothèses tout en se méfiant de ses intuitions, remettre en
question, comprendre et, enfin, démontrer et expliquer. Le dialogue
est essentiel.
À mon arrivée, je m’attelle à la double tâche qui m’a été confiée.
Je partage mon temps entre le traitement de la centaine de dossiers
dont j’ai hérités et la lecture du dossier Elf, qui occupe plusieurs
armoires à lui seul. Étant codésigné, j’en détiens une copie intégrale.
Je revois la trentaine de tomes qui m’attendent, alignés, sur les
étagères. Je les entrouvre. Ils contiennent d’innombrables procès-
verbaux.

Un dossier tentaculaire
En lisant la procédure, je découvre que les demandes
d’extension présentées par Eva Joly au parquet, au fur et à mesure
de ses découvertes, ont été la plupart du temps acceptées. Le
dossier a pu ainsi se développer librement et prendre de l’envergure.
Quel changement en quelques années ! La médiatisation de cette
affaire n’y est certainement pas étrangère.
Je me trouve ainsi en présence de l’affaire la plus complexe et la
plus importante que j’aie jamais connue. Ce dossier gigogne se
disperse dans une vingtaine d’opérations complexes qui génèrent,
chacune, des centaines de millions de francs de commissions
versées à des intermédiaires. Ce fut le cas par exemple lors de
l’achat de la raffinerie Leuna en Allemagne de l’Est, de la reprise de
la société pétrolière Ertoil en Espagne ou d’investissements en
Russie. La société assure également l’approvisionnement en
hydrocarbures de la France au Gabon, au Nigeria, au Congo et en
Angola. La compagnie Elf y entretient de longue date des
accointances au plus haut niveau.
Le dossier est classé par ordre chronologique, c’est-à-dire par
date d’apparition des faits et donc par date d’établissement des
procès-verbaux. Sa lecture me permet de connaître la genèse de
l’enquête et de percevoir les actes qui ont été successivement
accomplis. Mais toutes les opérations sont enchevêtrées de façon
confuse et l’ensemble souffre d’un défaut de clarté, de vision et de
cohérence. Il me faut avant tout reclasser la copie du dossier que je
détiens par thèmes : un classeur spécifique sera dédié à chaque
pays africain, à l’opération allemande Leuna, à l’opération pétrolière
espagnole…
Je vais désormais pouvoir étudier chaque affaire séparément.
Mais comment conserver la trace de mes lectures au vu des
informations multiples qu’elles me révèlent et que je ne peux
mémoriser ? J’adopte alors une méthode que j’utiliserai par la suite
de façon systématique dans les dossiers importants que je traiterai :
je rédige une note de synthèse au fur et à mesure de la lecture des
pièces de la procédure. J’ouvre des chapitres différents pour chaque
thème. Afin de ne pas avoir à faire de nouvelles recherches lors des
avancées de l’enquête, j’indique systématiquement la cote des
procès-verbaux qui se rapportent à chaque opération analysée.
Deux ans plus tard, lorsque je renverrai ce dossier devant le
tribunal, ce travail de rédaction me servira de canevas pour rédiger
l’ordonnance de clôture qui comprendra plus de cinq cents pages.
Par la suite, le tribunal puis la cour d’appel, à l’issue d’audiences
publiques, reprendront et exposeront dans des décisions
longuement motivées l’ensemble des investigations conduites lors
de l’instruction.

Corruption et secret-défense
La première lecture du dossier me conduit à me poser trois
questions que je vais m’efforcer pendant deux ans de résoudre.
D’abord, la société Elf se livre-t-elle à une corruption internationale à
grande échelle bénéficiant à des responsables ou à des dirigeants
africains ? Ceux qui dénoncent un système de corruption bien rodé,
la Françafrique, dont Elf est l’instrument privilégié, sont légion. J’ai lu
de nombreux articles à ce sujet. La preuve en est-elle rapportée ?
Ensuite, le système en place dans l’entreprise depuis des lustres a-t-
il été dévoyé avec la nomination en 1989 de son nouveau P.-D.G.,
Loïk Le Floch-Prigent, et ce jusqu’à son départ en 1993 ? Les
dirigeants du groupe qui ont pris le contrôle des opérations menées
à l’étranger et des fonds disponibles en Suisse en ont-ils profité pour
s’enrichir personnellement ? C’est la piste qui a été défrichée par les
enquêteurs et mes deux collègues. Enfin, l’entreprise finance-t-elle
la vie politique française ? De l’argent a-t-il été détourné au profit de
partis politiques ? Existe-t-il un système de répartition entre droite et
gauche comme certains l’évoquent ? Je sais, par expérience, que
cet aspect sera le plus difficile à explorer.
Les deux premières questions, relatives à la corruption et à
l’enrichissement des dirigeants de l’entreprise, sont intrinsèquement
liées. En effet, d’importantes commissions ont été versées en Suisse
à des « intermédiaires », des hommes d’affaires proches d’hommes
politiques au pouvoir dans les pays où Elf est implanté. Ils ne se
contentent pas de corrompre après s’être enrichis au passage : ils
rétrocèdent une partie des fonds aux plus hauts cadres de la société
Elf. Pour caractériser ces détournements, encore faut-il les replacer
dans leur contexte et connaître les circuits de la corruption.
Je sais que je ne pourrai poursuivre les faits de corruption
commis à l’étranger. En France, à l’époque, le délit de corruption
internationale n’existe pas. Jusqu’en 2000, une entreprise pouvait
corrompre un chef d’État ou un ministre du pétrole africain en toute
impunité.
Les États-Unis ont adopté une loi anticorruption dès le début des
années 1980, après le scandale Lockheed : cette société
aéronautique américaine avait versé des pots-de-vin à plusieurs
responsables politiques dans le monde entier pour vendre ses
avions de chasse.
À la suite des protestations des Américains contre l’inertie de
nombreux pays ne réprimant pas de telles pratiques, l’Organisation
de coopération et de développement économique (OCDE) adopte
une convention en 1997 pour conduire les États membres de cette
organisation internationale à se doter d’une législation anticorruption.
Il faudra attendre le 30 juin 2000 pour que la France, sous la
pression internationale, transpose dans son droit interne la
convention de l’OCDE, et ce malgré l’hostilité de ses grands groupes
industriels.
Pourquoi une telle frilosité ? Parce que le pouvoir politique ne
voulait pas pénaliser nos entreprises dans les marchés
internationaux. Il partait du postulat que dans certains pays, il leur
était indispensable de corrompre des décideurs politiques. Si elles
ne le faisaient pas, d’autres groupes étrangers, n’ayant pas les
mêmes scrupules, remportaient les marchés. Interdire la corruption
pénaliserait nos industries et nos exportations et créerait du
chômage.
Ces versements – on n’utilisait pas le terme « corruption » –
étaient alors appelés pudiquement « commissions internationales ».
Elles étaient même déclarées par ces entreprises au ministère des
Finances et à la Direction générale des douanes. Dès lors qu’elles
étaient approuvées, elles étaient défiscalisées et les sociétés
pouvaient les comptabiliser en charges, réduisant leur bénéfice
imposable. Elles avaient ainsi tout intérêt à suivre ce processus. Les
commissions payées par la société Elf tolérées avant 2000 avaient
donc été déclarées.
Fort de ce constat, j’en déduis que je peux en retrouver
officiellement la trace au service des douanes. Ce qui me permettra
de déterminer l’origine des fonds détournés par les dirigeants de
l’entreprise en Suisse. À cette fin, je procède à une perquisition à la
Direction générale des douanes, rue de l’Université, dans le
e
VII arrondissement de Paris.
Je m’y rends avec ma greffière. Je suis reçu par le directeur
général des douanes auquel j’expose l’objet de ma visite : la
consultation et la saisie des déclarations faites par la société Elf au
titre des commissions versées à l’étranger. Il fait apporter les
dossiers concernant notamment les opérations du groupe en
Afrique. Je les revois encore sur sa table avec l’inscription sur leur
couverture : « secret-défense ».
Il ouvre ces chemises qui contiennent des documents eux-
mêmes tamponnés « secret-défense ». Il refuse de me les remettre
et même que j’en prenne connaissance : ces documents ont été
classifiés afin de protéger les intérêts fondamentaux de la nation.
Seules les personnes habilitées « secret-défense » peuvent y avoir
accès, ce qui n’est pas le cas des juges d’instruction.
C’est la première fois que je me heurte à cette difficulté. Je
réponds au haut fonctionnaire que ce ne sont pas les secrets d’État
qui m’intéressent, mais la destination des commissions pour en
connaître les bénéficiaires. Je m’étonne alors que toute commission
versée à l’occasion de l’exportation de tout produit, quel qu’il soit,
dès lors qu’elle est déclarée dans ce bureau, soit couverte par le
secret-défense. Mon insistance est vaine. Je repars bredouille.
Dès mon retour, je rédige une demande de mainlevée de secret-
défense, seule procédure judiciaire pour accéder aux pièces
classées. Je l’adresse au ministre des Finances, compétent pour
classifier ou déclassifier les documents classés par ses services.
Dans ma lettre, j’expose l’affaire que j’instruis et les raisons pour
lesquelles j’estime nécessaire de disposer de ces documents.
Paradoxalement, je ne connais pas le contenu des pièces que je
réclame. Le ministre refuse, sèchement, sans autre forme
d’explication. Je ne connaîtrai donc pas ce que la société Elf a
déclaré à l’administration des douanes au titre des commissions
africaines.
Reste la piste suisse.

Les investigations suisses


Comment les comptes suisses d’Elf fonctionnent-ils ? Qui a la
main sur ces comptes ? Qui est l’ordonnateur des dépenses ? Quels
circuits les sommes détournées ont-elles empruntés ?
Pour aller au cœur de l’affaire, il me faut trouver les clés des
multiples comptes offshore cachés en Suisse. Mes deux collègues
ont envoyé durant les quatre années précédentes de nombreuses
commissions rogatoires à Genève au fur et à mesure des avancées
de l’enquête. Ces demandes sont traitées par Paul Perraudin, un
juge d’instruction genevois réputé.
Nous décidons donc de nous déplacer à Genève pour faire le
point. Eva Joly et Laurence Vichnievsky, qui ont des gardes du
corps, prennent l’avion. Depuis des années, elles bénéficient d’une
protection policière. J’ai rapidement prévenu Eva Joly que,
personnellement, je ne m’estimais pas en danger. Je prends le train,
où je peux lire et laisser ma pensée s’égarer en regardant défiler les
paysages de plaine, traversés à grande vitesse, puis les montagnes,
de plus en plus lentement. Jusqu’à l’arrivée en gare de Genève.
À 10 heures, je suis dans le bureau de Paul Perraudin qui
m’annonce que l’avion qu’ont pris mes deux collègues a du retard et
qu’elles arriveront à 11 heures. Je connais peu Paul Perraudin. Je
l’ai croisé au moment de l’appel de Genève, quatre ans plus tôt. Je
sais pouvoir compter sur son aide sérieuse et efficace.
Il souhaite une concertation sur les investigations à venir.
J’acquiesce et lui précise que je me suis donné une échéance de
deux ans pour terminer le dossier. Je le sens dubitatif au vu de la
multiplicité, voire de l’infinité, des comptes à rechercher, analyser et
interpréter. Je lui explique qu’à défaut, le dossier risque de s’enliser.
Et puis les principaux personnages de l’affaire ont déjà un certain
âge. L’un d’eux, Alfred Sirven, est même en fuite. Il faut être réaliste.
Paul Perraudin relèvera le défi.
Dès cette première rencontre, nous définissons une méthode de
travail qui doit nous permettre, dans la confiance, de dénouer les fils
de cette gigantesque affaire. La tâche, pourtant, est immense. Les
montants dont me fait part le magistrat genevois sont
astronomiques. Paul Perraudin a pour rôle essentiel d’adresser des
réquisitions aux banques suisses impliquées. Puis son assistant,
M. Bardola, analyse les relevés de ces comptes et établit des
tableaux reconstituant les principaux transferts d’argent. Cet expert
se livre à un jeu de poupées russes. Il voit d’abord quelques
comptes apparaître. En les étudiant, il en identifie d’autres,
dissimulés. Ils sont, à leur tour, l’objet d’analyses. Et ainsi de suite.
Ce n’est qu’au terme d’un long processus que les comptes des
véritables bénéficiaires sont identifiés et les fils reliés. Les tableaux
de M. Bardola constituent des vraies avancées dans l’enquête. Ils
permettent de comprendre comment, derrière le rideau, tout
fonctionne.
Eva Joly, Laurence Vichnievsky et moi, nous nous sommes
réparti les tâches. Elles m’ont peu à peu laissé mener l’enquête sur
les comptes suisses gérés par deux des principaux dirigeants d’Elf,
Alfred Sirven et André Tarallo, sous la présidence de Loïk Le Floch-
Prigent, les trois personnages clés de cette affaire.

Le P.-D.G. d’Elf
En 1982, Loïk Le Floch-Prigent a été nommé président de
Rhône-Poulenc par François Mitterrand. Il n’a alors que trente-huit
ans. Comme il l’écrit lui-même, il n’est ni énarque, ni polytechnicien,
1
ni franc-maçon . Et, ajoute-t-il, « en 1986 je suis viré comme un
malpropre par Édouard Balladur. François Mitterrand me dit alors :
“soyez patient” ». Il le nommera P.-D.G. d’Elf à la suite de sa
réélection.
Président d’Elf de 1989 à 1993, Loïk Le Floch-Prigent a été
incarcéré par Eva Joly en 1996 alors qu’il venait d’être nommé
président de la SNCF par Jacques Chirac. Lorsque je le convoque,
plusieurs années se sont écoulées depuis son incarcération.
Sa position est constante. Il n’a pas inventé le système qui
existait bien avant son arrivée chez Elf pour le paiement des
commissions. Le dispositif a été mis en place sous le général de
Gaulle par Pierre Guillaumat, le premier président du groupe
e
pétrolier. Cette pratique a perduré sous la V République. Il
considère qu’il ne peut pas en dire plus tant que le secret-défense
n’est pas levé.
Dans son livre d’entretiens avec Éric Decouty sur l’affaire Elf, il
précise : « L’ensemble de ces commissions versées aux officiels du
pays via des intermédiaires était d’une certaine façon le
prolongement de la politique étrangère de la France, notamment
dans les pays africains, et c’est la raison pour laquelle le président
d’Elf informait la présidence de la République ainsi que les ministres
2
des Finances et du Budget . »
Dans ce même livre, il poursuit : « La coutume voulait que le
directeur financier aille voir le directeur des douanes et le président
d’Elf le secrétaire général du président de la République. En
l’occurrence, sous ma présidence, il s’agissait de Jean-Louis Bianco.
Lorsque J.-L. Bianco est parti, je rendais compte directement à
François Mitterrand. Je me rendais donc une fois par an à l’Élysée
avec une simple feuille sur laquelle était écrit le nom des pays
concernés et le montant de la commission. »
Dix-neuf ans plus tard, entendu comme témoin dans une affaire
de « biens mal acquis » visant le Congo et le Gabon, il révélera que
« les frais » partaient sur des comptes qui avaient été ouverts par
MM. Tarallo et Sirven pour le compte d’Omar Bongo et de Denis
Sassou-Nguesso ; il a également précisé avoir demandé au
président Mitterrand à qui il devait rendre compte sous la
cohabitation, en 1993 : « Il m’a demandé d’aller voir le Premier
ministre de l’époque [Édouard Balladur] qui a refusé de me voir. Le
Président m’a alors dit d’aller voir directement le ministre du Budget
[Nicolas Sarkozy]. Je lui ai donc remis copie de la feuille que j’ai
3
donnée au Président . » Le Floch-Prigent confiera au journaliste que
« Nicolas Sarkozy avait paru affolé quand il a vu les chiffres, il
n’imaginait pas que cela pouvait exister comme ça ».
Quant au fonctionnement des comptes en Suisse, M. Le Floch
affirmera toujours l’ignorer. À ses dires, il a découvert l’opacité des
circuits lors de l’instruction, à la lecture des tableaux de flux établis
en Suisse. Il avait d’autres préoccupations en qualité de P.-D.G.
d’une entreprise pétrolière majeure. Il faisait entièrement confiance à
ses deux collaborateurs, Alfred Sirven et André Tarallo.

Le monsieur Afrique du groupe


Dans son livre d’entretiens, M. Le Floch-Prigent décrit André
Tarallo comme « le patron d’Elf en Afrique, le filtre et le fil entre
l’Afrique et la France. C’est un proche de Charles Pasqua mais
également un intime de Jacques Chirac, son camarade de
promotion de l’ENA ». André Tarallo, le « monsieur Afrique du
groupe », est un pilier de la maison Elf. Cet énarque, bien introduit
dans les milieux politiques, occupe depuis longtemps une place
essentielle dans l’entreprise. Il supervise de longue date
l’implantation de la société en Afrique. Il connaît tous les rouages et
les subtilités des politiques locales. Personnage aussi discret
qu’incontournable, il a ses entrées auprès de nombreux chefs d’État
du continent. Il détient les clés des caisses noires traditionnelles de
l’entreprise, celles qui sont utilisées pour s’assurer des bons offices
des présidents africains. Il est très proche en particulier d’Omar
Bongo, qui dirige le Gabon.
Que va décider Loïk Le Floch-Prigent, mitterrandien, sur le sort
d’André Tarallo lorsqu’il est nommé président d’Elf ? Il le nomme
numéro 2 du groupe. « Tous les cadres du parti gaulliste, écrit-il
dans son livre, du grand chef au cadre moyen, m’ont félicité de sa
promotion, de l’avoir laissé à la présidence d’Elf Gabon, qui est une
société à part entière cotée en Bourse, et de lui laisser les clés du
système. Le RPR a compris à ce moment-là que je n’avais pas été
nommé pour conduire une politique de rupture, mais que je jouais
plutôt l’apaisement et la continuité. »
André Tarallo ne contestera pas le rôle prééminent qu’il joue
auprès de chefs d’État africains. Il admettra que des « frais de
commercialisation », dont il a la gestion, ont été mis à la disposition
de décideurs africains. Cette ligne de défense, il la maintiendra
devant le tribunal. Il produira, à cet effet, une lettre signée d’Omar
Bongo à son attention : « Je tire les conclusions des réunions que
nous avons tenues au sujet des commissions de commercialisation
qui sont définies par contrat et qui sont versées par baril exporté.
J’exprime ma satisfaction pour la façon dont le travail a été fait dans
le passé. Cela m’a permis de décider personnellement de l’utilisation
de ces commissions, les affectations aux bénéficiaires étant
effectuées dans les meilleures conditions de régularité et d’absolue
discrétion. »
Dans ce même courrier, le président gabonais demande que l’on
procède à la liquidation de trois sociétés basées au Liechtenstein qui
ont été créées à sa demande et, écrit-il, « dont les opérations ont été
décidées et contrôlées par moi. Je donne décharge des affectations
effectuées par ces sociétés et je vous demande de faire en sorte
que tous les documents les concernant et qui ne sont pas
juridiquement indispensables soient détruits. Et, avec le concours
des avocats, que les dispositions soient prises, dans toute la mesure
du possible, pour que personne ne puisse après leur liquidation avoir
accès à leur dossier ». Aucun juge n’aura effectivement accès à ces
comptes.
Une question subsiste : André Tarallo a-t-il bénéficié
personnellement d’une partie des fonds destinés au président du
Gabon ? Tarallo disposait en Suisse de trois comptes : un compte
Bonifacio (nom de la commune corse où il s’est fait bâtir une villa) ;
un compte Centuri (nom de sa commune de naissance en Corse) ;
enfin, un compte Colette (qui n’est autre que le prénom de son
épouse). Ces fonds ont été utilisés notamment pour l’achat de biens
immobiliers à son nom : un appartement de quatre cents mètres
carrés quai d’Orsay à Paris et sa villa en Corse, de mille trois cents
mètres carrés, qui a coûté, travaux inclus, 65,8 millions de francs.
Tarallo soutiendra cependant qu’il ne détenait pas ces biens à
titre personnel, mais, là encore, pour le compte de son mandant. À
l’appui de ses dires, il produira un arbitrage réalisé par Pierre
Estoup, un ancien premier président de la cour d’appel de Versailles.
Cet arbitrage a été rendu entre ses avocats et ceux du président
Bongo. Il en ressort en substance que les avoirs que détient Tarallo
en Suisse, qui lui ont permis d’acquérir l’appartement au quai
d’Orsay et la villa de Bonifacio, appartiennent bien à M. Bongo.
Mais il y est aussi acté que ce dernier laissait à la disposition de
Tarallo ses actifs immobiliers dans l’attente d’une décision future.

Alfred Sirven
Alfred Sirven occupe une position particulière dans le groupe. Il
est nommé par Loïk Le Floch-Prigent peu après son arrivée
« directeur des affaires générales ». Ce dernier le décrit dans son
livre d’entretiens comme « un dur à cuire, un entêté, rompu à
l’entreprise ». Il était, du temps où Loïk Le Floch-Prigent présidait
Rhône-Poulenc, l’homme des syndicats. Ce titre volontairement flou
lui laisse le contrôle des opérations menées par l’entreprise à
l’étranger. Il a toute la confiance du président. Réputé autoritaire et
habile, il est présenté comme aventurier. Il s’est ainsi engagé dans
sa jeunesse en Corée, aux côtés de l’armée américaine.
Craignant d’être mis en cause par l’enquête, qui se concentre
alors sur le président d’Elf et des cadres de la société, il disparaît en
1997. Eva Joly et Laurence Vichnievsky lancent un mandat d’arrêt
contre lui. Un an avant mon arrivée, en mars 1999, elles sont même
parties à Pretoria, en Afrique du Sud, dans l’espoir de le retrouver
parce qu’il aurait été aperçu à Johannesburg et au Cap. Cette
mission fut très médiatisée. Mais il n’était pas en Afrique du Sud.
Un jour, je reçois un coup de fil du commissaire Pierre Goujard,
en poste à Bruxelles où il travaille pour l’Union européenne. Il est
prêt – s’il est mandaté à cet effet – à se rendre aux Philippines où la
presse a révélé la présence probable de Sirven. Il connaît bien le
pays et me propose de constituer une équipe avec d’autres
enquêteurs pour s’y rendre. Je prends très au sérieux cette
opportunité. Si le mandat d’arrêt figure dans les fichiers d’Interpol,
rien n’interdit l’envoi d’une équipe spécialisée chargée d’aider la
police philippine. Je fais aussitôt part de cette information à Eva Joly
en insistant sur l’importance d’une telle mission. Elle va y donner
suite. Et j’apprendrai quelques mois plus tard, en février 2001, que
Pierre Goujard a retrouvé Sirven aux Philippines.
Alfred Sirven atterrit à l’aéroport de Roissy le 6 février 2001,
accueilli par une nuée de caméras. Il est conduit directement et en
grande pompe – sirènes et motards –, tel un VIP, au pôle financier
pour être mis en examen. Je revois l’effervescence de ce cirque
médiatique dont la rue des Italiens a été le théâtre à de nombreuses
reprises. Photographes, caméras et micros s’agrègent sur le perron
du pôle. Les badauds observent de loin, depuis le boulevard des
Italiens. Les banquiers se penchent à leur fenêtre donnant sur la rue.
Enfin arrive un véhicule qui s’engouffre sous les flashs dans le
parking souterrain du pôle.
Dans les couloirs, les messes basses entre juges d’instruction,
procureurs, greffiers et secrétaires vont bon train. « Tu as entendu
les infos ? » « As-tu vu Sirven dans l’ascenseur ou dans l’espace
réservé aux visiteurs ? » Les pourparlers avec les gendarmes
chargés de la sécurité s’éternisent.
Ce jour-là, au vu de la pluralité de dossiers et de mises en
examen, Alfred Sirven et ses avocats iront successivement dans le
bureau des trois juges d’instruction. Cette première entrevue est
formelle. Les charges lui sont notifiées, Alfred Sirven, épuisé, se
plaint d’une instruction médiatique.
Une fois l’emballement du premier jour passé, je suis impatient
de revoir Alfred Sirven pour l’interroger, dans le détail, sur ses
comptes suisses. Qu’a-t-il fait de cet argent ? Assumera-t-il ses
actes ? Parlera-t-il ? Mais je me heurte à l’opposition d’Eva Joly. Elle
ne souhaite pas que je l’entende tout de suite. Elle veut différer
l’audition de Sirven à une date postérieure au procès en cours qui
porte sur le volet Christine Deviers-Joncour et Roland Dumas. Ce
premier dossier, qui a mobilisé l’énergie de mes deux collègues
avant mon arrivée à Paris et fait couler beaucoup d’encre, aboutira à
des condamnations à l’exception de l’ancien ministre des Affaires
étrangères qui sera relaxé. Cela fait un certain temps que des
tensions existent entre nous. Je ne suis pas d’accord pour repousser
l’interrogatoire de Sirven et retarder davantage une instruction qui
dure depuis des années. Je me suis fixé une échéance pour
terminer l’affaire Elf, échéance que j’entends tenir. Je lui réponds
que je me passerai de son aval.
Je prends contact avec les avocats d’Alfred Sirven et les
préviens que je souhaite entendre leur client. Je leur garantis que
l’audition se fera dans la plus grande discrétion. Ils restent dubitatifs.
Nous fixons d’un commun accord l’interrogatoire en prévoyant un
délai d’un mois, ce qui leur permet de prendre connaissance du
dossier et de préparer leur défense. Je leur demande de ne pas
divulguer la date. Je passerai des consignes impératives de
discrétion absolue à la maison d’arrêt. C’est ainsi qu’Alfred Sirven
sera extrait de sa cellule tôt le matin, et conduit à mon cabinet dans
un fourgon de l’administration pénitentiaire, loin de toute caméra.
Quelques mois plus tôt, Paul Perraudin et son assistant sont
venus à Paris m’apporter le relevé complet des comptes de Sirven.
Je revois ce tableau géant déployé et épinglé sur tout un pan de mur
avec d’innombrables flèches associées à des montants colossaux.
Un travail pharaonique. Le nombre de comptes et la complexité des
circuits entre la Suisse et le Liechtenstein sont impressionnants.
Grâce aux explications de mes deux visiteurs, je découvre les
rouages de ce labyrinthe de comptes aux noms pittoresques :
Minéral, Végétal, Langouste, Tomate, Lille, Prome, Défense, Lord
Partner, Othello, etc. On trouve même le compte Miou, le nom du
chat de M. Sirven.
Globalement, ils ont ainsi été alimentés à hauteur d’1 milliard
134 millions de francs sans cohérence et dans le plus grand
désordre, signe qu’Alfred Sirven, qui brassait beaucoup d’argent,
n’assurait pas une gestion rigoureuse de ces fonds. L’enquête
menée en France établit qu’il en a dépensé une partie à son profit. Il
a ainsi acheté une belle demeure en Touraine, le château de Tilly,
avec une roseraie de mille fleurs et l’a doté de meubles d’antiquaires
et de tapis de valeur. Les travaux de restauration se sont élevés à
16 millions.
Alfred Sirven a également acquis une villa à Ibiza, en Espagne
pour 3,12 millions de francs suisses. Chez Cartier, le grand joaillier
de la rue de la Paix, il a acheté, soit à son nom, soit en utilisant des
noms d’emprunt, pour environ 40 millions de bijoux.
Un mystère toutefois demeure : Alfred Sirven, entre juillet 1990 et
avril 1996, s’est fait livrer à Paris des valises de billets en
provenance de ses comptes en Suisse, pour un montant de
243 millions de francs. Ces opérations sont réalisées par une officine
basée à Chiasso, une petite ville située dans le canton suisse du
Tessin, à proximité de la frontière avec l’Italie. Cette structure suisse
rend ce service en prélevant une commission de 3 %. C’est le
système « Oscar ».
En pratique, il suffisait à Sirven d’appeler son correspondant à sa
banque suisse et de réclamer les services d’Oscar. Un rendez-vous
était alors fixé à Paris. Un coursier se présentait et remettait l’argent
en échange du code convenu. Sirven disposait de plusieurs lieux de
livraison à Paris, notamment un bureau rue Marbeuf, tout près des
Champs-Élysées. Mais à qui étaient destinées des sommes aussi
importantes livrées à Paris ?
Comme Le Floch-Prigent et Tarallo, Alfred Sirven va adopter une
ligne de défense qu’il maintiendra devant le tribunal. Il soutiendra
avoir remis ces espèces à des personnalités africaines de passage à
Paris. Ces remises étaient donc justifiées par la politique suivie par
le groupe en Afrique. Certes Tarallo préservait et cultivait son pré
carré, celui des chefs d’État africains. Mais Alfred Sirven était
parvenu à s’immiscer dans son domaine en prenant en charge des
opposants aux pouvoirs en place. Sirven refusera toujours de
préciser le nom de ces bénéficiaires, expliquant qu’il était un homme
d’honneur et non une balance. J’ai pourtant attiré son attention sur le
fait que mon collègue suisse avait apporté la démonstration que
l’argent lui a été livré. Je lui ai indiqué que s’il ne me donnait pas les
moyens de vérifier à qui il l’avait reversé, il en porterait la
responsabilité. Je ne lui ai pas caché mon intention de ne pas laisser
le dossier s’enliser à l’instruction et que j’allais le terminer dans les
mois à venir. Sentant qu’il ne me croyait pas, j’ai ajouté : « Devant le
tribunal, ce sera trop tard. Pendant l’instruction, je peux faire des
vérifications, démêler le vrai du faux. On peut avancer ensemble. »
Un procureur américain qui aurait en face de lui Sirven lui
proposerait en échange d’aveux complets une peine de prison
allégée. C’est ce qu’on appelle un plea bargain, mais en France,
devant un juge d’instruction, Sirven n’a aucun intérêt à dénoncer les
bénéficiaires de ses versements. Sa responsabilité n’en sera pas
allégée pour autant. Il préfère donc se retrancher derrière la politique
du groupe et conserver la confiance, voire le soutien, des vrais
bénéficiaires.
En attendant, Sirven se tait. Je suis tenu en échec quant à
l’identification des bénéficiaires des valises de billets.
J’ai sérieusement envisagé l’hypothèse de financements
politiques, Elf étant une entreprise d’État. C’est même la seule
explication qui m’est apparue pour justifier les livraisons d’argent en
liquide à Paris pour de pareils montants. Comment faire pour
retrouver l’argent ? Les espèces sont fongibles et les faits remontent
à des années.
Dans l’affaire Urba, j’ai certes perquisitionné le Parti socialiste,
mais sur la base de documents. Les financements transitaient par la
comptabilité de ce bureau d’études. Dans l’affaire Elf, il n’est
question que d’espèces. Je ne pouvais qu’émettre des suppositions
invérifiables. Une perquisition à l’aveugle dans un parti politique,
faute de renseignements, était vouée à l’échec et pouvait même
avoir un effet boomerang. Il suffit pour le comprendre de se
remémorer la réaction indignée du Parti socialiste lors de la
perquisition que j’y avais menée. J’avais alors des éléments
probants soulignant l’étroitesse des liens entre Urba et le parti. Que
n’auraient dénoncé les ténors du parti – celui-là comme d’autres – si
j’y étais venu sans autres éléments que des déductions non
étayées ? Et qu’aurais-je pu trouver ? Seuls les dirigeants de
l’entreprise, qu’il s’agisse d’Alfred Sirven, d’André Tarallo ou de Loïk
Le Floch-Prigent, peuvent me fournir des indications. Eux savent ce
qu’ils ont fait de l’argent. Or ils se taisent.
Fin 2001, j’annonce à mes collègues que j’ai terminé mon travail
et que je suis à même de pouvoir clôturer ce dossier. Je sens des
réticences, surtout du côté d’Eva Joly. Finalement, elle s’incline. Elle
va d’ailleurs quitter peu après la section financière de Paris. C’était
prévu. Elle avait décidé de prendre du recul avec la France et de
devenir conseillère du gouvernement norvégien, son pays d’origine,
pour la lutte contre la corruption et la délinquance financière
internationale.
De fait, je vais terminer seul le dossier et rendrai une ordonnance
de cinq cent quarante-deux pages après avoir reçu un réquisitoire du
parquet, qui a effectué un travail considérable, de plus de mille
pages.

Dénouement judiciaire
L’affaire est jugée de mars à juin 2003. Au cours de l’audience,
lorsque le président du tribunal présente à Alfred Sirven les grands
tableaux retraçant l’ensemble de ses comptes, il répond : « Je ne
conteste rien. » D’une parole, il valide toute l’instruction.
L’épineuse question des financements politiques réapparaît
lorsque sont évoquées les importantes livraisons d’espèces à Paris.
Face aux questions qui lui sont posées, M. Le Floch-Prigent
reconnaît alors qu’Elf finançait la vie politique française, pour un
montant qu’il évalue à 5 millions de dollars par an. Quelques instants
plus tard, Alfred Sirven confirme cet aveu et déclare à la barre : « Le
chiffre est très, très, très supérieur à ce qu’avance M. Le Floch. »
L’Express, dans un compte rendu d’audience du 10 avril 2003,
reproduit les propos tenus par M. Le Floch-Prigent, qui, rappelons-le,
a été nommé en 1989 à la tête du groupe avec l’aval de François
Mitterrand : « Les candidats à la présidence de la République
avaient un accès direct auprès du secrétaire général du groupe pour
se voir remettre des enveloppes… À mon arrivée à la tête du
groupe, les fonds occultes profitaient essentiellement au parti
gaulliste, le RPR. Le Président [M. Mitterrand] m’a demandé de
rééquilibrer les choses au profit d’autres partis, sans toutefois
abandonner le RPR. »
Que ne l’a-t-il révélé lors de l’instruction.
Le même article rapporte la réaction d’hommes politiques sur ces
propos. « Qu’il donne des noms », demande l’écologiste Yves
Cochet. Claude Goasguen réagit aussi : « C’est une fausse
nouvelle. Tout le monde savait qu’il y avait de la part d’Elf une
intervention dans la vie politique depuis très longtemps. Je me
félicite de n’avoir jamais eu comme fonction celle d’un trésorier d’un
parti, c’était visiblement par le passé un poste à risques. » Les
propos de l’ancien P.-D.G. d’Elf montrent que François Mitterrand
connaissait et avalisait le système en place.
Finalement, Loïk Le Floch-Prigent, Alfred Sirven et André Tarallo
sont condamnés à des peines d’emprisonnement de plusieurs
années. André Tarallo, arrêté à l’audience, sera libéré deux mois
plus tard pour raison médicale. Il ne retournera jamais en prison et
décédera à Paris en 2018, à quatre-vingt-onze ans. Alfred Sirven
sera libéré le 13 mai 2004 pour raison médicale et décédera, avant
d’être rejugé en appel, à Deauville le 12 février 2005, à soixante-dix-
huit ans, d’une crise cardiaque. Quant à Loïk Le Floch-Prigent, il fera
plusieurs séjours en prison.
L’affaire Elf a abouti mais laisse un goût d’inachevé. Eva Joly a
tiré les premiers fils d’une affaire qui, vite médiatisée, a pris une
ampleur considérable. C’est le même « accident » qui était arrivé
avec l’affaire Urba et le juge Jean-Pierre. Mais contrairement à la
situation que j’ai vécue dans les années 1980 et 1990, le parquet n’a
pas opposé de résistance pour étendre le champ d’investigations de
l’affaire Elf au fur et à mesure des avancées de l’instruction. Ce fait à
lui seul mérite d’être relevé : le rapport de force entre la justice et le
pouvoir politique a évolué au détriment du second. Mais de
nouveaux obstacles, tels que le mutisme des dirigeants ou le secret-
défense, ont tenu un temps la justice en échec.

1. Loïk Le Floch-Prigent, Affaire Elf, affaire d’État, Entretiens avec Éric


Decouty, Paris, Le Cherche Midi, 2001.
2. Ibid.
3. Fabrice Arfi, Mediapart, 30 septembre 2020.
CHAPITRE VIII

L’argent liquide des partis

Ainsi les deux principaux dossiers de financement politique que


j’ai instruits à quelques années d’intervalle ont-ils connu des sorts
différents. À la différence des dirigeants d’Urba, ceux du groupe Elf
ont été sanctionnés par des peines de prison, même si elles n’ont
que très partiellement été exécutées comme ce fut le cas de Tarallo.
Il est vrai que les cadres d’Urba avaient respecté les règles de
redistribution définies par le Parti socialiste alors que les dirigeants
d’Elf ont été condamnés pour des enrichissements personnels.
Cependant le dossier Urba avait aussi sanctionné le trésorier du
Parti socialiste, parti alors au pouvoir. C’était une première dans
l’histoire de la République. À l’inverse, les partis politiques financés,
selon son P.-D.G., par le groupe Elf, n’ont pas été inquiétés.
Pourquoi ? Un bureau d’études comme Urba émet des factures et
ordonne des virements. À l’inverse, les espèces livrées de Suisse
échappent à tout contrôle et ne laissent aucune trace. Ce système,
le pire qui soit, permet l’évaporation, les porteurs de valises se
rémunérant en toute discrétion. Dans l’affaire Elf, les partis ont
bénéficié de l’omerta, celle respectée par les dirigeants de
l’entreprise durant toute l’instruction. Ils n’ont livré devant le tribunal
aucun nom. Par fidélité ? Par intérêt ?

Les politiques se dédouanent


En 1988 et 1990, à la suite de l’émergence des premières
affaires, des lois d’amnistie ont été votées. Le législateur a voulu
éteindre l’incendie qui menaçait les partis politiques et leurs
dirigeants. Des financements publics ont simultanément été mis en
place pour mettre un terme aux pratiques frauduleuses. Michel
Rocard justifia, lors de l’adoption de la seconde loi d’amnistie, les
dérives passées par l’insuffisance des ressources des partis
politiques qui devaient faire face à l’explosion de leurs dépenses.
Désormais, ces sommes étaient plafonnées et prises en charge par
l’impôt. Une nouvelle ère de transparence devait voir le jour. Michel
Rocard déclarait ainsi le 9 mai 1990 devant l’Assemblée nationale :
« Cette affaire affligeante aura au moins eu un aspect bénéfique, au
nom des dispositions législatives nouvelles qui régiront l’avenir des
financements politiques, je peux, à propos de ce genre d’amnistie,
m’écrier comme l’a déjà fait le ministre de l’Intérieur : plus jamais ça !
Et ce débat de censure aura au moins un résultat : la volonté
partagée, si j’en crois les discours, de sortir de l’hypocrisie pour
retrouver la morale vraie. »
Le président d’Elf a cependant expliqué à l’audience du tribunal
que, lors de sa nomination en 1989, François Mitterrand en
personne avait donné son aval à la poursuite des financements
occultes. 1989 se situe exactement entre le vote des deux lois
d’amnistie de 1988 et 1990. Un jeu de dupes. Jusqu’en 1993, le
président du groupe pétrolier, selon ses dires, rendait régulièrement
des comptes à l’Élysée.
Avant le dénouement de l’affaire Elf, j’avais déjà eu l’occasion de
m’apercevoir que des sommes importantes en liquide avaient
continué à alimenter la vie politique française pendant et même
après le vote des lois d’amnistie. Ce fut le cas dans les enquêtes
concernant le financement du Parti républicain que j’avais menées à
Rennes en 1994. J’avais alors découvert que les comptes du Parti
républicain avaient été crédités de versements en espèces à hauteur
de 28 millions de francs de 1988 à 1991. L’affaire, instruite à Paris,
n’avait pas abouti.
Après l’affaire Elf, j’ai instruit avec des collègues d’autres affaires
où ont également été découverts des retraits d’espèces postérieurs
à 1990.

Les lycées d’Île-de-France


L’attribution litigieuse par la région de marchés de rénovation des
lycées a donné lieu à une vaste enquête qui a conduit, des années
plus tard, à des condamnations. Il apparut dans cette affaire que de
1992 à 1995, de nombreux voyages effectués par Jacques Chirac,
alors maire de Paris, et ses proches avaient été payés en espèces,
et ce pour plus de 2 millions de francs, à destination de l’île Maurice,
du Japon, des États-Unis… Lorsque le voyagiste se déplaçait à
l’Hôtel de Ville pour remettre les billets et réservations, il était réglé
sur place en liquide. D’importantes sommes sommeillaient en effet
1
dans un coffre à la disposition du maire .
D’où proviennent ces espèces ? Des retours sur les marchés
d’Île-de-France ? Des valises livrées à M. Sirven dans l’affaire Elf ?
Elles peuvent aussi provenir des marchés des HLM de la ville de
2
Paris, affaire instruite par le juge Halphen . Un faux facturier qui
avait ses entrées à la mairie de Paris, Jean-Claude Méry, a affirmé,
dans une cassette diffusée après sa mort survenue en juin 1999,
avoir ponctionné les entreprises attributaires des marchés des HLM
et distribué des espèces. Il a même évoqué la remise d’une
enveloppe contenant 5 millions de francs, en présence de Jacques
Chirac, dans le bureau de son chef de cabinet.
M. Méry affabule-t-il, comme l’ont alors affirmé les chiraquiens ?
Les explications données à la justice genevoise le 14 mai 1996 par
le gérant de son compte suisse Farco apportent un éclairage : « Des
opérations de retrait étaient effectuées [sur le compte Farco],
presque essentiellement en cash, surtout sur instructions
téléphoniques de M. Méry, et les fonds étaient remis sur son ordre à
une ou des personnes s’identifiant par mot code et se présentant à
la fiduciaire. Je précise que ces personnes ne déclinaient pas leur
identité. Si mes souvenirs sont exacts, il s’agissait de sommes allant
de 100 000 à 200 000 francs suisses, à l’exception d’une ou deux
sommes plus importantes dont j’ai oublié le montant. Ces opérations
ont dû être effectuées avant 1993 3. »
Comme dans les autres affaires où de l’argent liquide circule, la
justice ne connaîtra jamais la vérité. Elle ne pourra jamais identifier
les bénéficiaires de ces espèces. Jacques Chirac, lui, apportera une
autre réponse.

Les fonds secrets


Le 2 juillet 2001, lorsque la presse révèle l’existence des
voyages payés en espèces, Jacques Chirac explique aussitôt qu’il
s’agit de fonds secrets qu’il a reçus en sa qualité de Premier
ministre. Il a occupé cette fonction sous la cohabitation de 1986 à
1988, alors que François Mitterrand était président. Les fonds
secrets, hors les fonds alloués à la Direction générale de la sécurité
extérieure (DGSE), sont versés au Premier ministre qui les distribue
discrétionnairement à ses ministres pour payer, entre autres, des
compléments de rémunération à leurs collaborateurs. Ces fonds
secrets, versés en espèces, se singularisent par l’absence de tout
contrôle quant à une utilisation régulière et conforme au
fonctionnement de l’État. Le Premier ministre dispose de cette
manne d’argent liquide, financée par l’impôt, qu’il gère et distribue
sans avoir à rendre de comptes. Ce système, archaïque, repose sur
la confiance.
Jacques Chirac aurait donc conservé ces fonds jusqu’en 1992-
1995. Il trouve normal d’avoir continué à en disposer pendant des
années pour des dépenses personnelles… Doit-on le croire ? Est-ce
un alibi ? Toujours est-il que les déclarations de Jacques Chirac
déplacent le débat. Lionel Jospin, alors Premier ministre, est appelé
à s’en expliquer car depuis quatre ans, il continue à disposer des
fonds secrets. L’année qui suit, il les supprime, à l’exception des
fonds spéciaux destinés à la sécurité de l’État. Une nouvelle fois, ce
n’est qu’en raison de l’intervention de la justice relayée par les
médias que les hommes politiques mettent fin à des pratiques
dévoyées.

L’affaire Karachi
Je suis saisi des années plus tard de l’aspect financier de l’affaire
Karachi. Le 8 mai 2002, un attentat au Pakistan cause la mort de
quinze personnes, dont douze employés de la Direction des
constructions navales (DCN), société française d’armement d’État.
Ils étaient chargés de superviser, à Karachi, l’assemblage du dernier
des trois sous-marins vendus par la France en 1994. L’acte terroriste
est attribué à des islamistes. Mais l’enquête menée par mon
collègue au pôle antiterroriste, Marc Trévidic, s’oriente vers une
autre piste à la suite de la découverte d’une note secrète des
services. Ce document établit un lien entre l’attentat et l’arrêt
ordonné en 1996 par Jacques Chirac du versement de commissions
liées à la vente des sous-marins. Jacques Chirac, qui venait
d’emporter l’élection présidentielle de 1995, suspectait en effet
l’existence de financements occultes en faveur de son rival,
M. Balladur, Premier ministre lors de la signature de ces contrats.
Pourquoi Jacques Chirac n’a-t-il pas alors informé la justice de
ses suspicions ? Il a fallu attendre quatorze ans pour qu’un dossier
d’instruction soit ouvert sur ces financements au vu de la note
apparue dans le dossier de l’attentat. Ce dossier que j’ai instruit de
2010 à 2014 vient d’être examiné par le tribunal de Paris, après de
multiples péripéties procédurales. Dans son jugement du 15 juin
2020, le tribunal a exposé dans le détail les multiples investigations
que j’ai dû mener au Liechtenstein et en Suisse afin d’identifier la
destination des commissions qui ont suivi des circuits offshore très
opaques.
Par chance, la coopération des magistrats du Liechtenstein fut
exemplaire. Ils transmirent des relevés bancaires datant de quinze
ans, montrant que de l’argent avait été transféré en Suisse sur le
compte d’un tiers. À Genève, le juge Jean-Bernard Schmid,
intelligent et subtil, découvrit que le recours à ce compte n’avait
d’autre finalité que de retirer de l’argent liquide.
Là encore les investigations mènent à des décaissements en
numéraire, le système le plus opaque qui soit. C’est exactement la
même problématique que celle rencontrée dans l’affaire Elf, où des
espèces retirées d’établissements bancaires suisses ont été livrées
à Paris à Sirven.

1. Jérôme Dupuy et Jean-Marie Pontaut, « Chirac entendu pour ses


voyages », L’Express, 5 juillet 2001.
2. Voir « L’appel de Genève », chap. V.
3. Alain Guédé, Hervé Liffran, Péril sur la chiraquie, op. cit.
CHAPITRE IX

Les frégates de Taïwan

En juin 2001, alors que l’affaire Elf est bien avancée, le juge Paul
Perraudin m’informe par courrier d’une importante affaire de
blanchiment. Le 31 août 1991, la société Thomson (devenue entre-
temps Thalès), associée à la Direction des constructions navales
(contrôlée par l’État), a vendu à Taïwan (République de Chine) six
frégates pour le prix de 2,5 milliards de dollars, soit 1,6 milliard
d’euros. Elle a versé 400 millions de dollars à un intermédiaire,
Andrew Wang. Ces fonds, suspects, ont été gelés par la justice
suisse qui sollicite une enquête en France. Je transmets aussitôt ce
courrier au procureur de Paris qui ouvre une information pour abus
de biens sociaux et recel au titre de rétrocommissions, qui m’est
confiée avec une collègue. Je découvre alors un univers plus
énigmatique que celui du pétrole, celui des ventes d’armes
internationales.
La signature de cet accord est l’aboutissement de longues
tractations diplomatiques. Pékin, qui n’a jamais reconnu Taïwan et
revendique l’île depuis 1949, y était opposé. Comment la France est-
elle parvenue à éviter des représailles chinoises ? Toujours est-il que
le président Mitterrand a fini par donner son feu vert au motif que les
navires ne seraient pas armés. Pourtant, des frégates ne sont-elles
pas destinées à l’être par nature ? Cette garantie donnée à la Chine
n’est-elle pas illusoire ?
Le destinataire des 400 millions de dollars, Andrew Wang, est de
longue date un agent de Thomson à Taïwan. Il a permis depuis 1970
la conclusion de plusieurs contrats avec l’île nationaliste, visant la
fourniture de radars, de matériel d’identification numérique… Ce qui
est anormal, c’est que le prix des frégates a fortement augmenté
dans la phase finale des négociations. Cette hausse a permis
d’intégrer la commission de 400 millions de dollars qui représente
1
près de 20 % du prix de vente . Taïwan, en apprenant l’existence de
cette commission saisie par la justice suisse, se retourne contre
Thalès. En effet, le contrat de vente des frégates interdisait
expressément le paiement de toute commission, sous peine pour
Thalès de devoir la restituer intégralement. Taïwan réclame en
conséquence à la société la rétrocession des 400 millions de dollars,
outre les intérêts, devant un tribunal arbitral.
D’emblée, je sollicite en Suisse un second blocage des comptes
de Wang, cette fois-ci au nom des poursuites exercées en France. Il
faut éviter que l’argent ne disparaisse. Le juge Perraudin doit faire
face aux doléances des avocats de Wang qui réclament la restitution
de ses avoirs, au motif qu’il a perçu une commission parfaitement
légale en rémunération de son travail.

Les refus de la gauche et de la droite


de lever le secret-défense
Les informations transmises par la Suisse induisent de forts
soupçons sur l’existence d’une importante corruption. Mais qui en
bénéficie ? Taïwan, qui a consenti à l’augmentation de prix ? La
Chine, par définition hostile à toute vente d’armes à son ennemi et
dont il fallait obtenir le feu vert ?
Je me heurte à une difficulté déjà rencontrée dans l’affaire Elf. En
1991, la corruption de décideurs politiques à l’étranger, on l’a vu,
n’était pas répréhensible en France. La nouvelle législation n’est
entrée en vigueur qu’en septembre 2000. Je dois me rendre à
l’évidence : le fait de corrompre des décideurs taïwanais et chinois
n’est pas punissable.
Cependant l’affaire Elf a montré qu’à la même époque, une partie
de l’argent des commissions servant à corrompre des décideurs
étrangers revenait en France sous la forme d’espèces remises à
Alfred Sirven dans des proportions considérables. De tels faits sont
évidemment répréhensibles.
Ces commissions versées à Wang, comme ce fut le cas dans
l’affaire Elf, ont été déclarées et validées par Bercy. Lors de la
perquisition que je réalise chez Thalès, les dirigeants s’opposent à la
saisie de tout document au titre du secret-défense. Pour le lever, il
me faut préalablement obtenir l’autorisation du ministre de la
Défense. C’est la condition sine qua non pour avoir accès aux
documents relatifs à la négociation du contrat et au versement des
commissions. J’enverrai plusieurs demandes de mainlevée.
Pourquoi plusieurs ? Parce que tout au long de l’instruction,
plusieurs ministres de l’Économie et des Finances se succèdent et
que j’espère bénéficier de l’alternance politique en France. Mais
tous, qu’ils soient de droite ou de gauche, refuseront
systématiquement de livrer ces documents à la justice. J’envoie le
5 décembre 2001 une première demande de mainlevée à Laurent
Fabius, ministre socialiste : premier refus. Le 19 juin 2002, j’adresse
une seconde requête au nouveau ministre, Francis Mer, de droite.
Nouveau refus. Le 12 juin 2006, je tente une ultime démarche
auprès de Thierry Breton, nommé à son tour ministre des Finances.
En vain.
Avant de prendre position, le ministre sollicite la Commission
consultative du secret de la Défense nationale. Celle-ci, à chaque
fois, a opposé un avis défavorable. J’avais pourtant pris la
précaution de spécifier, lors de chaque tentative, que je ne visais
aucun secret d’ordre militaire, ne recherchant que la destination des
commissions. Face à mes demandes réitérées, la commission
consultative maintiendra sa position et, visiblement agacée par ma
détermination, me donnera curieusement cette leçon : « Le secret de
la Défense nationale recouvre, en tant que de besoin, l’ensemble
des activités nationales, qu’elles relèvent de la défense civile,
économique ou militaire. Que cette erreur manifeste d’interprétation
soit commise dans les médias peut se comprendre, qu’elle
apparaisse dans une requête présentée par un magistrat est plus
surprenant. » Ce commentaire suscita une réaction du président du
tribunal, Jean-Claude Magendie, qui adressa une réponse écrite au
président de la commission, Pierre Lelong, en qualifiant ces
appréciations d’outrageantes.
L’avis de la commission ne liait toutefois pas le ministre, qui avait
seul le pouvoir de décision et la faculté de lever le secret. Force est
de constater qu’aucun ne l’a fait. Les refus systématiques des
pouvoirs publics ont pour effet de paralyser mes investigations et de
bloquer l’instruction. Le paradoxe est que je suis chargé, avec ma
collègue, d’instruire cette affaire et que nous en sommes empêchés :
à partir du moment où le secret-défense est maintenu, nous ne
pouvons pas avoir connaissance des déclarations faites par Thalès
aux douanes. Nous ne pouvons pas davantage avoir accès aux
documents conservés par Thalès sur la négociation et la conclusion
de ce contrat.
Thalès s’empresse d’ailleurs d’adresser un courrier aux
dirigeants de la société concernés par la vente des frégates pour les
mettre en garde sous peine de sanctions pénales contre toute
2
violation du secret-défense . Lorsque je procède à l’audition des
responsables de la société, ceux-ci refusent de répondre de façon
précise à mes questions en me présentant une copie de cette lettre.
Roland Dumas, ministre des Affaires étrangères de 1995 à 2000,
fait des révélations dans la presse. Il explique qu’il a appris
a posteriori qu’une commission de 500 millions de dollars avait été
autorisée par le gouvernement français, 400 millions de dollars à
destination des responsables de Taïwan et 100 millions de dollars à
destination du comité central du Parti communiste de Pékin. Alain
Richard, ministre de la Défense entre juin 1997 et mai 2002, ira plus
loin. Il admettra que « des interlocuteurs dignes de foi lui avaient
affirmé qu’une partie de ces commissions était destinée à des
reversements en France ». Le secret-défense lui interdit d’en dire
plus. Tout est couvert par la raison d’État. Reste à nouveau la piste
des comptes suisses.

Les comptes suisses


Un arrêt public, rendu par le tribunal fédéral de Berne le 3 mai
2004, fait le point sur l’ensemble des investigations menées en
Suisse. Il révèle que l’intermédiaire taïwanais et son fils ont disposé
de soixante-trois comptes, disséminés dans plusieurs banques
helvétiques. Certains d’entre eux, les plus importants, Euromax et
Middle Busy, ont servi pour le contrat des frégates. Leur étude révèle
que Wang et sa famille ont conservé la majeure partie des
commissions.
L’arrêt de la juridiction fédérale relève que Wang est aussi
intervenu pour faciliter l’achat de Mirage par Taïwan et qu’il a ainsi
reçu, au total, 920 millions de dollars. Wang disposait également
d’un compte à Singapour. Je tente ma chance en demandant les
relevés de ces comptes. Wang pouvait fort bien en effet recevoir des
commissions en Suisse et les redistribuer sur d’autres comptes
offshore afin d’empêcher toute traçabilité.
Cependant, la Chase Manhattan Bank de Singapour refuse, avec
l’aval des autorités judiciaires locales, de coopérer. La réponse est
ubuesque : Singapour n’accepte de fournir des données bancaires
que si le titulaire du compte donne préalablement son
consentement. Autrement dit, il me faut demander l’autorisation
préalable à Wang, alors en fuite, pour accéder à ses comptes.
Singapour est un refuge prisé de l’argent secret.
L’analyse des comptes suisses révèle des faits de corruption.
Wang a en effet versé 17 millions de dollars sur un compte ouvert
dans une banque de Zurich au nom de Kuo, chef du bureau de la
logistique intégrée de la marine taïwanaise. Kuo a joué un rôle clé
lors des négociations avec la France. Il avait déjà aidé Wang
précédemment à l’occasion d’autres contrats négociés avec
Thomson.
Étrangement, plusieurs personnes ayant approché de près ce
dossier ont trouvé la mort dans des circonstances non élucidées : le
10 octobre 2000, Thierry Imbot tombe par la fenêtre du quatrième
étage de son appartement parisien où il venait d’emménager. C’était
un ancien membre de la DGSE, affecté en 1991 à Taïwan où il aurait
été informé de la destination des commissions du contrat des
frégates. Son père, le général Imbot, ne croit pas à la thèse du
suicide. La brigade criminelle conclut à un accident. Le 18 mai 2001,
Jacques Morisson, cadre de Thomson ayant suivi le contrat des
frégates à Taïwan, chute du cinquième étage de son immeuble alors
3
qu’il résidait au deuxième .
C’est alors qu’un meurtre retient mon attention.

L’assassinat du capitaine Yin


Le 9 décembre 1993, le capitaine Chin Feng Yin, responsable
des achats de la marine taïwanaise, est retrouvé mort dans le port
de Taipei. Cet officier intègre, qui s’est intéressé de près à l’affaire
des frégates, aurait découvert des secrets liés à ce contrat. Le jour
de sa mort, Kuo, en contact avec Wang, lui avait fixé un rendez-vous
au restaurant Lai-Lai. Le capitaine a été tué un peu plus tard. Kuo
est arrêté le 17 décembre. Peu après, Wang quitte l’île. Kuo sera
déclaré coupable de corruption et condamné à la prison à vie par la
justice taïwanaise.
e
Un matin, un avocat, M Thibault de Montbrial, se présente à
mon cabinet. Il m’annonce qu’il est le conseil de la veuve du
capitaine Yin et que celle-ci souhaite me voir. J’accepte bien
évidemment et c’est ainsi que je procède à son audition.
Mme Yin est une jeune femme élégante et digne. Elle est
profondément affectée et désemparée. Elle sait que je conduis
l’enquête sur les frégates en toute indépendance. Mme Yin souhaite
connaître les raisons de la mort brutale de son mari malgré l’omerta
qui lui est opposée. Son époux craignait pour sa vie à la suite de ses
découvertes sur les bénéficiaires des commissions liées à l’achat
des frégates. La veuve du capitaine Yin n’a confiance qu’en la
justice française, son dernier recours. Cette rencontre avec la veuve
de la victime, qui exprime avec pudeur une douleur profonde, se
conclut pour moi par l’impérieuse nécessité de tout tenter pour ne
pas la décevoir. C’est une évidence.
Mais dans cette affaire, je me trouve dans une étrange situation.
Le meurtre a été commis à Taïwan. Je ne peux pas y envoyer de
commission rogatoire car la France ne reconnaît pas officiellement
l’île – ce qui ne l’empêche pas de lui vendre des armes… De plus, je
ne peux demander l’extradition de Wang à la Grande-Bretagne où il
se serait réfugié car, paradoxalement, je n’ai, en l’état, rien à lui
reprocher. Je ne suis pas saisi du meurtre du capitaine Yin. Je ne
peux pas davantage poursuivre Wang pour avoir corrompu Kuo
puisque le paiement de commissions à l’étranger n’était pas
répréhensible.
La seule solution consiste à rechercher si des rétrocommissions
ont été redistribuées en France. Il n’existe à cet égard que des
suspicions et je suis dans l’impasse compte tenu des blocages que
l’on m’oppose. Si l’enquête échoue, je n’aurai d’autre choix que de
clore le dossier par un non-lieu. Je devrai alors lever la saisie des
fonds de Wang en Suisse. Je vois cette issue se profiler quand
s’ouvre la piste Clearstream. Elle m’est présentée comme la solution
de l’énigme.

1. Thierry Jean-Pierre, Taïwan Connection, Paris, Robert Laffont, 2003.


2. Thierry Jean-Pierre, Taïwan Connection, op. cit.
3. Pierre Péan, La République des mallettes, Paris, Fayard, 2011.
CHAPITRE X

L’affaire Clearstream

En avril 2004, alors que je ne parviens pas à percer le mystère


des frégates, je reçois une nouvelle visite à mon cabinet de l’avocat
de la veuve Yin. Il m’explique qu’il vient cette fois-ci de la part d’un
personnage très haut placé, Jean-Louis Gergorin, numéro 2 du
groupe EADS. Selon cet avocat, Gergorin sait exactement où sont
passées les rétrocommissions que je cherche vainement avec le
juge Perraudin depuis des années : elles sont cachées dans des
comptes de l’établissement financier luxembourgeois Clearstream.
Son client connaît les numéros de ces comptes et est prêt à me les
donner. Ce témoin inattendu m’intéresse évidemment au plus haut
point.

Rencontres secrètes
Thibault de Montbrial m’expose les motivations de son client. Il
me décrit la guerre industrielle sans merci à laquelle se livrent
depuis des années le groupe de Jean-Louis Gergorin, EADS, et le
groupe Thomson, qui a vendu les frégates. EADS, dirigée par
l’ancien patron de Matra, Jean-Luc Lagardère, est l’une des plus
importantes entreprises françaises spécialisées dans le secteur
aéronautique civile et militaire. Elle possède notamment Airbus. Or,
ajoute l’avocat, depuis la mort un an plus tôt de Jean-Luc Lagardère,
Gergorin, qui lui était très attaché, a découvert des secrets de
première importance qui mettent sa vie en danger, à savoir le nom
des bénéficiaires des rétrocommissions liées aux frégates.
e
J’interroge M de Montbrial sur Jean-Louis Gergorin, que je n’ai
jamais rencontré. Il me brosse le portrait d’un personnage
exceptionnel. Polytechnicien et énarque, il a travaillé au ministère
des Affaires étrangères avant de devenir le bras droit de Jean-
Luc Lagardère. Il est directeur de la coordination stratégique
d’EADS, responsable de l’intelligence économique, c’est-à-dire du
renseignement. Depuis 2000, il est le vice-président exécutif du
e
groupe. M de Montbrial me confie également que Jean-Louis
Gergorin, même s’il travaille dans un groupe privé, a conservé le
goût du service public, ce qui justifie sa démarche.
Jusqu’alors j’ignorais tout de ces guerres industrielles. Mais je
suis évidemment prêt à recueillir ces précieuses informations. Je
cherche depuis trois ans la destination des commissions
faramineuses versées dans l’affaire des frégates et j’ai enfin
l’occasion de fracturer le mur du silence. Je ne doute pas à cet
instant que ce dirigeant, vu sa position, détienne des
e
renseignements de première main. Je propose donc à M de
Montbrial de procéder à l’audition de Jean-Louis Gergorin. L’avocat
me répond immédiatement qu’il n’en est pas question. Compte tenu
de ses responsabilités chez EADS, il ne veut pas apparaître et se
rendre à mon cabinet. Sans compter que des gendarmes contrôlent
et enregistrent les entrées et les sorties du pôle financier. Il ne peut
pas prendre ce risque.
On peut comprendre qu’un dirigeant aussi haut placé ne veuille
pas être vu à mon cabinet. Son témoignage apparaîtrait
inévitablement comme un règlement de comptes entre deux grandes
e
entreprises concurrentes. M de Montbrial me propose alors de voir
Jean-Louis Gergorin en dehors de mon bureau. Je n’ai jamais
procédé de la sorte et cette solution ne me convient pas. Je lui en
fais part et réaffirme la nécessité d’entendre son client à mon
cabinet. À défaut, je propose que Jean-Louis Gergorin se mette en
relation avec les enquêteurs. Nouveau refus de sa part. « Mon client
n’a confiance qu’en vous, si vous ne le recevez pas, il ne viendra
pas. »
Je suis confronté à un dilemme. Soit je refuse de sortir de mon
cabinet et je perds toute chance de résoudre l’affaire des frégates
qui est au point mort. Soit j’accepte de rencontrer un dirigeant
d’entreprise pour essayer de voir si ses documents sont pertinents.
Je choisis la seconde solution. La dignité de Mme Yin dont le mari a
été assassiné et le souci d’éviter à la France de devoir payer
l’addition pèsent lourd dans ma décision. Sur quelle base légale
accepter le principe d’une telle rencontre ? Jean-Louis Gergorin est
prêt à témoigner, mais anonymement. C’est juridiquement possible,
mais la procédure mise en place par le législateur est lourde et
complexe. Avant de recueillir un témoignage anonyme, le juge
d’instruction doit obtenir l’autorisation préalable d’un juge des
libertés. Dans sa demande, le juge d’instruction doit en exposer les
motifs et justifier de deux conditions : le témoin doit être en danger et
son témoignage doit être crédible.
D’habitude, ce sont les enquêteurs qui effectuent ces
vérifications préliminaires. Mais rien n’interdit au juge de se
renseigner lui-même, les policiers n’agissant qu’en son nom.
Simplement, j’innove en procédant moi-même à ces démarches.
J’accepte de rencontrer Jean-Louis Gergorin pour savoir si sa vie est
réellement en danger et tester sa crédibilité. Si je suis convaincu et
s’il en est d’accord, alors je pourrai présenter ma requête au juge
des libertés.
e
M Thibault de Montbrial pose une condition qui va de soi : sa
démarche doit rester secrète. Elle est couverte par « la foi du
palais » : les magistrats entre eux, les magistrats avec les avocats,
les avocats entre eux échangent des confidences. C’est une règle
non écrite qui s’inscrit dans la tradition. Il est indispensable de
pouvoir se parler franchement et confidentiellement. De tels
échanges, très riches, m’ont souvent permis d’être éclairé. Des
magistrats considèrent que la foi du palais n’existe pas entre juges
d’instruction et avocats. En revanche, ils considèrent comme
normales les discussions informelles entre des juges d’instruction et
les procureurs. Pourquoi faire une différence entre les procureurs et
les avocats ? Le juge ne doit-il pas assurer l’égalité entre
l’accusation et la défense ? Le fait que juges et procureurs sont
issus de la même école ne justifie pas qu’ils partagent seuls des
confidences. J’ai toujours été convaincu qu’il fallait dépasser ces
règles trop souvent enseignées et nouer de véritables dialogues
avec les avocats.

Le listing Clearstream
Avant la rencontre avec Jean-Louis Gergorin, je précise à son
avocat que j’accepte à condition qu’il soit mon interlocuteur direct et
que l’entretien se déroule à son cabinet. Nous convenons d’un
e
rendez-vous proche. Au dernier moment, M de Montbrial m’informe
qu’il préfère que l’entretien ait lieu, pour des raisons de discrétion, à
son domicile plutôt qu’à son cabinet. C’est ainsi que je me rends,
début avril 2004, vers 19 heures, chez lui.
Je vois arriver alors un homme mince, le regard pétillant derrière
de fines petites lunettes. Je lui donne cinquante-cinq ans et je sens à
son aisance qu’il occupe une très haute position dans la société
d’armement. La Légion d’honneur à la boutonnière, il se présente
comme le directeur des relations internationales d’EADS. Il raisonne
très vite et est manifestement supérieurement intelligent. Il me fait
d’emblée part de sa vive inquiétude car il craint pour sa vie. J’essaie
de le rassurer en lui disant que la rencontre est secrète.
Il semble soulagé de me voir. Il est volubile et je le sens pressé
de me faire des confidences. Il me parle de la mort de l’ancien P.-
D.G. d’EADS, Jean-Luc Lagardère, survenue en mars 2003. Il avait
visiblement pour lui une grande admiration. Cela fait des mois qu’il
essaye d’en savoir plus car il est convaincu que Jean-Luc Lagardère
a été empoisonné. Il est persuadé que la mafia russe est
responsable de sa mort car elle voulait prendre le contrôle du
groupe. Cette opération s’appuyait sur des luttes de pouvoir au sein
d’EADS, certains responsables ayant été corrompus. En l’écoutant,
je prends conscience de l’ampleur des enjeux stratégiques autour de
la succession de Jean-Luc Lagardère au sein de l’entreprise. À la
demande de la famille, une enquête préliminaire a été ouverte sur
les conditions de sa mort, mais Jean-Louis Gergorin est convaincu
qu’elle n’aboutira pas. Je suis cependant sceptique car sa réaction
est affective.
Enfin, après ce long préambule, il en vient à l’objet de notre
rencontre. Il m’explique que les commissions des frégates sont
passées par un organisme officiel, Clearstream. Il m’assure qu’il
détient les preuves de ce qu’il avance car, en enquêtant sur la mort
de Lagardère, il est parvenu à entrer en possession de listings où
figurent les noms des vrais bénéficiaires. Ses propos deviennent
alors très techniques. Il me parle de « comptes miroirs », de
« comptes non publics ». Il va trop vite. Je ne comprends pas
comment de tels comptes fonctionnent. Le récit de cet homme
m’apparaît à première vue cohérent et je ne doute pas de sa
sincérité. Je reste cependant indécis. J’ai besoin de comprendre,
d’en savoir plus. Il se dit prêt à me présenter des documents. Jean-
Louis Gergorin tient à m’expliquer, preuves à l’appui, les
mécanismes opaques fonctionnant chez Clearstream. Nous
décidons de nous revoir une deuxième fois, toujours au domicile de
Thibault de Montbrial.
Le nom Clearstream ne m’est évidemment pas inconnu. Il s’agit
d’une chambre de compensation qui a son siège au Luxembourg et
joue un rôle essentiel dans les transactions internationales. Elle
enregistre, dans des comptes ouverts au nom de banques, les
opérations réalisées entre elles, qui doivent être « compensées ».
Théoriquement, les particuliers ne peuvent pas y posséder de
comptes. Or, selon Jean-Louis Gergorin, les banques possèdent
chez Clearstream des sous-comptes, utilisés en réalité par des
particuliers. Ainsi les redistributions des commissions versées à
l’occasion de la vente des frégates sont-elles passées par ces sous-
comptes. Andrew Wang, client d’une banque, a ainsi distribué
l’argent aux destinataires, clients d’autres banques.
Depuis plusieurs années, Clearstream est au cœur d’une
tourmente fortement médiatisée. Un de ses anciens collaborateurs a
affirmé qu’il existait au sein de Clearstream des comptes non publiés
et secrets. Entendu par les justices luxembourgeoise et française, il
a soutenu que l’organisme abritait ainsi de nombreuses opérations
frauduleuses, brassant de l’argent sale. L’affaire a été étalée au
grand jour par un journaliste, Denis Robert, qui lui a consacré deux
1 2
livres : Révélation$ et La Boîte noire . Une polémique est née sur
la réalité de ces dénonciations. Je connaissais le journaliste qui est à
l’origine de l’appel de Genève. Mais je n’avais suivi que de loin toute
l’histoire Clearstream. Je prends alors contact avec lui et le
rencontre à Paris. L’appel de Genève a créé des liens de confiance
entre nous et Bernard Bertossa. Il m’explique dans le détail
comment le système Clearstream permet, parmi une multitude
d’opérations légales, de blanchir l’argent sale.
Je comprends cependant au fil de notre discussion qu’aucune
preuve irréfutable n’a été apportée et que Denis Robert fait face à
une série de procès l’opposant à Clearstream. La banque conteste
ses prises de position. Je lui indique que je m’intéresse de près au
fonctionnement de ces comptes. Mais je me garde de lui parler de
mes rencontres avec Gergorin, compte tenu de l’engagement de
secret absolu qui me lie à Me de Montbrial.
Lorsque je revois Jean-Louis Gergorin, il me révèle comment il a
découvert ces informations. Un informaticien « de génie », Imad
Lahoud, qu’il a recruté à EADS, est parvenu à casser les codes
d’accès de Clearstream et à pénétrer dans ses fichiers. Il aurait ainsi
obtenu les noms et les numéros de comptes des bénéficiaires de ce
système, notamment ceux de nombreuses personnalités. Je lui
indique que je ne m’intéresse qu’aux frégates. Gergorin me présente
un listing bancaire de plusieurs pages. Il le commente et le décrypte.
Il le connaît dans ses moindres détails. Je commence à mieux
comprendre. Puis il me révèle que les découvertes de son
informaticien montrent que des sommes ont été virées par Wang sur
un compte en Bolivie au nom de Hugo Caceres Gomez, qui servirait
de patronyme à Alain Gomez, le P.-D.G. de Thomson.
Ce compte est ouvert dans les livres de la Citibank Cititrust de
Bogota. Je m’aperçois en consultant le listing que ce compte a été
ouvert juste avant la signature du contrat des frégates. Cette
coïncidence m’intrigue et donne du crédit aux propos de Gergorin.
Quant au changement de prénom du titulaire du compte, Hugo
Caceres au lieu d’Alain, mon interlocuteur m’explique que les
banques colombiennes ne vérifient pas l’identité des personnes qui
ouvrent un compte. Ce que je peux comprendre au pays des
narcotrafiquants.
Jean-Louis Gergorin revient à maintes reprises sur la mort
suspecte de M. Lagardère et met en cause nommément des
oligarques russes, intéressés par la mainmise sur le groupe. Il
désigne ensuite un dirigeant d’EADS, un important responsable de
son propre groupe, Philippe Delmas, le vice-président d’Airbus, qui
jouerait un rôle central dans ce processus. Dans la foulée, Gergorin
évoque plusieurs autres noms connus, des industriels, des
spécialistes du renseignement…
Dans ce flot d’informations surprenantes, je me cantonne aux
comptes liés aux frégates, dont je peux vérifier l’existence. Encore
faut-il que je puisse verser les listings dans le dossier et en faire état
officiellement. Nous convenons d’un dernier rendez-vous, cette fois-
ci au cabinet de Thibault de Montbrial.
Lors de cette ultime rencontre, je tends la perche à Jean-Louis
Gergorin. Je lui indique que les éléments dont il dispose paraissent
sérieux, mais qu’ils doivent être authentifiés dans un cadre judiciaire.
Comme il se sent en danger compte tenu des nombreux morts dans
l’affaire des frégates, je lui propose de témoigner anonymement. Je
lui explique la procédure et la nécessité pour moi de présenter une
requête motivée au juge des libertés. Il me demande alors si son
nom sera totalement effacé. Je lui réponds que si le juge l’accepte,
son nom ne figurera évidemment pas sur le procès-verbal, mais
qu’un second exemplaire de ce procès-verbal avec son nom sera
conservé par le parquet. Il oppose un refus catégorique. Il me
demande alors : « Qu’est-ce qu’on fait ? » Je suis pris au dépourvu
par sa question, mais je lui réponds spontanément : « Mon seul
interlocuteur, c’est votre avocat. Sur la marche à suivre, je n’ai pas à
en connaître. Vous faites ce que vous voulez. Discutez-en avec lui. »
Bien sûr, j’aurais pu lui dire : « Envoyez-moi un courrier anonyme. »
Mais je ne peux pas – je ne veux pas – le lui demander. Je
considère que ce n’est pas mon rôle. Je revois exactement la scène
comme si c’était hier, j’ai eu un réflexe de prudence.
Puis je mets fin à l’entretien. Je le laisse avec son avocat. Je ne
reverrai plus Jean-Louis Gergorin.

Lettres « anonymes »
Quelques jours plus tard, le 3 mai, un courrier anonyme me
parvient dont je soupçonne bien évidemment l’origine. Dès que je
reçois cette lettre, je la verse aussitôt au dossier dans un souci de
transparence. Mais je ne parlerai à personne de nos rencontres. Je
m’estime tenu par ma parole donnée à Thibault de Montbrial. Une
attitude qui m’attirera plus tard quelques ennuis, en particulier le
courroux du garde des Sceaux et des poursuites devant le Conseil
supérieur de la magistrature… Mais nous n’en sommes pas encore
là.
Pour l’instant je découvre ce courrier de deux pages tapées à la
machine. Il commence par une formule générale : « Monsieur le
juge, je vous écris pour vous informer de l’existence d’un groupe
mafieux comprenant au moins deux personnes auxquelles vous
vous intéressez, qui commencent à étendre en France des
méthodes de corruption et de prédation qui ont fait tant de mal à la
Russie dans les années 1990. » Suit une description des techniques
de blanchiment utilisées par Clearstream, celles que Gergorin
m’avait expliquées de façon plus précise. Il mentionne les numéros
de comptes de Wang et de Gomez. Il met aussi en cause Philippe
Delmas.
Je peux dès lors vérifier l’authenticité de ces informations.
J’adresse une commission rogatoire à ma collègue
luxembourgeoise, Doris Woltz, en lui demandant d’interroger les
dirigeants de Clearstream sur l’existence des comptes liés à la vente
des frégates cités dans le courrier, en particulier ceux attribués à
Wang et à Gomez.
Dans les semaines qui suivent, je lancerai des commissions
rogatoires internationales dans les pays concernés pour vérifier
auprès des banques si les comptes cités dans le courrier anonyme
bénéficient bien à ces personnes. Je n’ignore pas qu’il faudra
attendre des mois, voire des années, avant d’obtenir des réponses
de pays tels que la Colombie. Toutefois, pour me permettre de
disposer rapidement d’une confirmation tangible de la crédibilité de
la dénonciation, je décide d’effectuer une perquisition chez celui que
Jean-Louis Gergorin m’a décrit comme ayant joué un rôle central,
Philippe Delmas.
J’aurais pu lancer une opération à grande échelle, faire
interpeller toutes les autres personnalités citées. Mais je me refuse à
le faire tant que les informations ne sont pas confirmées. Je confie la
réalisation de la perquisition aux enquêteurs de la gendarmerie
maritime, dont je connais la loyauté et la discrétion, en particulier le
capitaine Ecalle. J’ai initialement saisi ce service car l’instruction
porte sur la vente de navires militaires. Je lui indique que je dispose
d’informations confidentielles dont je ne peux lui révéler la source.
J’assume pleinement la responsabilité des opérations. L’officier
comprend qu’il faut agir vite et avec délicatesse.
Il se renseigne et me rappelle pour me signaler que le vice-
président d’Airbus doit inaugurer à Toulouse le 7 mai 2004, en
présence du président de la République, Jacques Chirac, et du
ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie, l’usine « Jean-Luc
Lagardère » qui fabriquera les Airbus A380. Je lui indique que
l’opération devant rester discrète, elle devra être différée.
Ce n’est donc qu’après l’inauguration que les gendarmes
maritimes interpellent Philippe Delmas à l’aéroport de Toulouse. Ils
l’accompagnent le lendemain matin à son domicile. La perquisition
s’avère infructueuse. J’espérais découvrir par surprise des traces de
comptes cachés de Clearstream. Les gendarmes me décrivent
Philippe Delmas surpris mais serein, désireux de comprendre ce qui
lui arrive. Après une courte audition, il est laissé libre.
Un mois plus tard, je reçois un deuxième courrier anonyme,
provenant de la même source. L’auteur se présente comme le
« témoin impuissant du dévoiement d’un extraordinaire système
financier et anonyme, Clearstream, au profit d’intérêts crapuleux et
même mafieux ». Il indique que mon enquête et celle de la justice
luxembourgeoise ont fait paniquer la direction de Clearstream et l’ont
conduite à organiser en catastrophe un système de défense. Elle
aurait ainsi fermé, le 12 mai 2004, 895 comptes non publics
correspondant à des transferts dans des paradis fiscaux. La lettre
est accompagnée d’un listing de ces 895 comptes avec l’identité de
leurs bénéficiaires. Cette liste désigne des responsables français
dans de multiples domaines. Personnellement, je ne m’en tiens une
fois encore qu’à l’affaire des frégates. Mes investigations se limitent
aux personnes concernées par cette vente d’armes. Le parquet,
auquel je communique les courriers anonymes au fur et à mesure de
leur réception, a ouvert de son côté une enquête préliminaire sur
Clearstream. Il mène ses propres investigations sur l’ensemble des
comptes et interroge, à son tour, le Luxembourg.
En examinant la seconde lettre, je découvre un compte BNP
Paribas ouvert dans les Caraïbes. Il ne présente pas de lien avec le
dossier des frégates, mais il est facile de vérifier auprès de la BNP si
ce compte existe. Je prends contact avec l’avocat de la BNP, en lui
précisant que la banque n’est nullement en cause. Avec son accord,
je me rends au siège de la BNP à Paris. La banque se montre
coopérative. Après une rapide vérification, elle me confirme que le
numéro correspond à un compte ancien qui a bien existé. J’en
déduis que le listing n’a pas été inventé. Mais lorsque ma
commission rogatoire revient du Luxembourg, la réponse est
mitigée. Les numéros de compte existent bien mais comportent des
erreurs, les renseignements ne sont pas fiables à 100 %. Je
comprends alors que du faux s’est greffé sur du vrai. Qu’en est-il des
comptes attribués aux bénéficiaires des commissions liées à la
vente des frégates ?
Clearstream a répondu aux autorités judiciaires du Luxembourg
qu’elle n’a aucune certitude sur l’identité des bénéficiaires des sous-
comptes ouverts. Clearstream enregistre les opérations au nom des
banques sur la base des informations qu’elles lui donnent. Si un
compte ouvert au nom d’une banque dissimule le compte d’un
particulier, Clearstream ne peut le savoir. Il faut faire des
investigations au sein de la banque concernée. Je n’ai plus d’autre
choix que de vérifier auprès des banques qui peuvent être
rattachées à l’affaire des frégates. Je lance ainsi sept ou huit
commissions rogatoires internationales, notamment à Bogota en
Colombie, à Lausanne, à Genève et à Zurich, en Suisse, aux
Bahamas, pour vérifier si les comptes existent et pour en connaître
les bénéficiaires. Parmi celles-ci figure une demande qui fera
beaucoup parler d’elle.
J’ai en effet communiqué le listing aux enquêteurs qui repèrent
dans cette liste à la Prévert deux comptes aux noms de Stéphane
Bocsa et Paul de Nagy ouverts à la Banco Popular di Sondrio, une
petite ville des Alpes italiennes. Ils m’appellent pour m’aviser qu’il
s’agit du patronyme complet de Nicolas Sarkozy et de son père. Sur
le moment, je suis intrigué. À aucun moment Jean-Louis Gergorin ne
m’a révélé l’existence de ces comptes. Nicolas Sarkozy est alors
ministre des Finances et ce n’est un secret pour personne qu’il
envisage de se présenter à l’élection présidentielle de 2007. Me
reviennent alors les déclarations du P.-D.G. d’Elf, Loïk Le Floch-
Prigent, selon lesquelles les commissions pétrolières étaient
validées par le ministre du Budget et déclarées aux douanes. Or
Nicolas Sarkozy était ministre du Budget lorsqu’un avenant au
contrat a augmenté le prix des frégates de 190 millions d’euros le
4 juin 1993 en contrepartie de nouvelles prestations de Thomson.
Ces éléments me conduisent à vérifier l’existence de ce compte.

Château de cartes
Pendant les dix-huit mois qui suivent, mes demandes auprès des
banques concernées reviennent négatives. La coopération de la
justice colombienne mérite d’être relevée. Le procureur de Bogota,
chargé de vérifier le compte attribué à Alain Gomez, enquête. Après
vérification, il découvre que le compte ouvert au nom de Hugo
Caceres Gomez appartient bien au titulaire de ce compte qui s’avère
être un ingénieur colombien. Il n’existe aucune trace d’Alain Gomez.
J’ai alors la confirmation qu’un manipulateur particulièrement habile
a rajouté quelques faux noms sur un « vrai » listing de Clearstream,
rendant la fraude difficilement détectable.
Pourtant je reste convaincu de la bonne foi de Jean-
Louis Gergorin. Est-il, comme d’aucuns le diront, un bel esprit
illuminé qui a pris ses désirs pour des réalités, victime de ses
propres lubies ? A-t-il été manipulé par son « informaticien de
génie », Imad Lahoud, qui lui a fourni des fichiers falsifiés et qu’il a
crus vrais ? Je penche pour cette seconde hypothèse. Si Gergorin
savait ces fichiers faux, pourquoi a-t-il tant insisté pour me
rencontrer et ainsi se dévoiler ? Il lui aurait suffi de me les envoyer
anonymement.
Je m’en veux cependant, avec le recul, de ne pas avoir
suffisamment analysé la psychologie et compris ses motivations. J’ai
suivi une fausse piste. J’ai perdu mon temps.
En 2007, je jette l’éponge dans l’affaire des frégates de Taïwan.
Six ans après avoir été saisi de ce dossier, je signe avec ma
collègue un non-lieu. Je le vis comme un échec. J’ai résolu l’affaire
Dickinson, j’ai renvoyé l’affaire Elf devant le tribunal mais, cette fois,
je mets fin à mes investigations sans avoir trouvé la clé de l’énigme.
Et, malheureusement, ce que je craignais est arrivé. J’apprends
par la presse que, le 9 juin 2011, la cour d’appel de Paris a confirmé
la sentence arbitrale ayant condamné la société Thalès à
rembourser à Taïwan les commissions versées à Wang, outre les
intérêts : 630 millions d’euros dont 460 millions à la charge de l’État
au titre de la participation, au contrat, de la Direction des
constructions navales, entreprise publique. L’addition est lourde pour
le contribuable français.

Les révélations du Monde


J’ai ainsi apporté en 2004 et 2005 la preuve que ce fichier
comportait certaines informations erronées. Les personnes qui
apparaissent sur ces listes ont pu s’en prévaloir. Mes investigations
prouvent leur bonne foi.
Philippe Delmas a porté plainte le premier. Connaissant les
dirigeants d’EADS, il a très vite suspecté et mis en cause Gergorin.
D’autres l’ont suivi : Dominique Strauss-Kahn, Jean-Pierre
Chevènement, Alain Madelin… Depuis septembre 2004, deux juges
d’instruction du pôle financier, Jean-Marie d’Huy et Henri Pons,
instruisent ces multiples plaintes en dénonciation calomnieuse. Je
leur ai communiqué tous les éléments de mon dossier au fur et à
mesure des résultats de mes recherches internationales. Je ne
pouvais cependant les informer de ma rencontre avec Jean-Louis
Gergorin, étant lié par mon engagement de confidentialité envers
e
M de Montbrial. Je n’ai qu’une parole.
Les dossiers de dénonciation calomnieuse comportent
généralement peu de développements. Cela ne va pas être le cas
de l’affaire Clearstream, instruite par mes collègues, en raison de
l’écho médiatique qui va progressivement lui être accordé. L’affaire
Clearstream devient un scandale politique.
Dès juillet 2004, plusieurs médias révèlent cette affaire, sans
citer de noms. Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Économie et des
Finances, apprend que son nom figure sur la liste. Une découverte
qui, semble-t-il, le rend « fou de rage ». Il aurait lancé à Jacques
Chirac : « Ceux qui ont fait cela le paieront. » Et ajouté : « Je les
accrocherai moi-même sur un croc de boucher. » J’apprendrai plus
tard que Nicolas Sarkozy m’en veut personnellement. Il n’aurait pas
compris que, via son avocat, je ne l’aie pas averti que son nom
figurait sur la liste Clearstream. Ce qui m’était évidemment
impossible. Mais, si Nicolas Sarkozy était au courant, pourquoi n’a-t-
il pas envoyé lui-même son avocat m’avertir que le compte qui lui
était attribué n’existait pas ? Le ministre me reprocherait également
d’avoir beaucoup tardé à obtenir les réponses de la banque italienne
prouvant son innocence, laissant entendre que j’aurais partie liée
avec Gergorin contre lui. Ce ne sont que des fantasmes. La justice
italienne ne m’a retourné en effet la commission rogatoire qu’en
janvier 2006. La Banco Popular di Sondrio n’a pas retrouvé trace
d’un compte Nagy Bocsa. La procédure a été assez longue parce
que, dans la même demande, j’avais visé d’autres comptes ouverts
en Italie, concernant différentes personnes, dans plusieurs régions
distinctes, ce qui avait allongé les délais de réponse. Je ne m’étais
pas intéressé qu’au compte Nagy Bocsa. Dès leur arrivée, j’ai mis au
dossier les résultats de ma commission rogatoire. Peu de temps
après, le 31 janvier, conforté par mes vérifications, Nicolas Sarkozy
se porte partie civile dans l’affaire Clearstream, ce qui déclenche un
séisme politique.
Pour l’heure, je m’estime en dehors de toutes ces polémiques.
Les développements politiques de cette affaire ne me concernent
pas. J’ai mené mes investigations sur les comptes liés aux frégates.
J’ai démontré qu’ils étaient faux. Je m’en désintéresse. J’ignore tout
des développements de l’enquête de mes deux collègues.
Quelque temps plus tard, le samedi 29 avril 2006 – une date que
je ne suis pas près d’oublier –, je lis Le Monde à la terrasse d’un
café et prends connaissance, éberlué, d’un article contenant
d’importantes révélations.
Selon le quotidien, en novembre 2003, donc six mois avant de
venir me voir, Jean-Louis Gergorin a rencontré le général Rondot,
ancien des services de contre-espionnage, et lui a présenté le listing
de Clearstream. Les deux hommes se connaissent depuis
longtemps. Quand il découvre le listing et surtout les noms qu’il
contient, Philippe Rondot, troublé, rend compte au directeur du
cabinet du ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie. Celui-ci lui
demande de mener une enquête discrète afin de vérifier ces
informations explosives.
Alors qu’il commence ses investigations, le général est convoqué
le 9 janvier 2004 par Dominique de Villepin au Quai d’Orsay. Dans le
bureau du ministre, Philippe Rondot voit à sa grande surprise arriver
Jean-Louis Gergorin, le listing Clearstream à la main. Dominique de
Villepin paraît visiblement très intéressé par les comptes au nom de
Nagy Bocsa attribués à Nicolas Sarkozy.
Il demande à Philippe Rondot de vérifier l’authenticité de ces
renseignements. Le général mène une enquête : il interroge Imad
Lahoud, fait des vérifications bancaires et se rend même en Suisse
pour rencontrer ses collègues des services de renseignements. Il en
conclut que la liste est très probablement trafiquée. Il en informe
Michèle Alliot-Marie et Dominique de Villepin. C’est alors que Jean-
Louis Gergorin, déçu, décide de contacter la justice. D’où la
e
démarche de son avocat, M de Montbrial, à mon cabinet.
Je tombe des nues à la lecture de l’article. Jean-Louis Gergorin,
lorsqu’il m’a rencontré, m’a caché qu’il avait rencontré le ministre
des Affaires étrangères et s’est bien gardé de m’indiquer que le nom
de Nicolas Sarkozy figurait dans la liste. Ce sont les enquêteurs qui
l’ont découvert plus tard. Je comprends en lisant le journal que je me
suis trouvé au cœur d’un règlement de comptes politique au plus
haut niveau de l’État. Mais, pire encore, j’apprends qu’une enquête
parallèle a été diligentée sans que j’en sois informé. Je suis d’autant
plus furieux que celle du général Rondot concluait que le listing était
faux. Cette enquête, si j’en avais eu connaissance, m’aurait évité de
perdre mon temps.
J’ai alors le sentiment désagréable de m’être fait manipuler. Dois-
e
je toujours me considérer lié par ma parole à M de Montbrial dès
lors que Gergorin a manqué de loyauté à mon égard ? Je ressasse
toute la nuit. Et je décide le lendemain matin de révéler, sans tarder,
nos rencontres à mes deux collègues. Nous sommes le 1er mai
2006, je passe au pôle financier chercher ma voiture au parking. Le
pôle est désert, mais je vois une lumière briller dans le bureau de
l’un des juges, Jean-Marie d’Huy. La porte est ouverte, je la pousse.
Il est surpris de me voir et me dit qu’il est pressé et doit partir.
J’insiste néanmoins car j’ai des choses importantes à lui dire. Je lui
avais confié quelques mois plus tôt, alors qu’il s’intéressait à Lahoud
et Gergorin, qu’il était sur la bonne piste mais que je ne pouvais lui
en dire plus, étant lié par un engagement de confidentialité envers
un avocat que j’avais rencontré. Là je lui révèle mes rencontres avec
Jean-Louis Gergorin. Je lui fais part de mon souhait d’être entendu
rapidement. Mon collègue est-il surpris par cet aveu ? Je l’ignore. Il
ne laisse rien paraître. Il maintient qu’il est pressé.
Nous convenons alors d’une date très proche pour que je livre
officiellement mon témoignage. Sous quelle forme ? Dès le
lendemain, je consulte le président du tribunal, Jean-Claude
Magendie, avec lequel j’entretiens des rapports de confiance, pour
l’informer de la situation. Il m’indique qu’il m’appartient désormais de
témoigner auprès de mes collègues. L’audition est programmée le
10 mai.

L’intervention du ministre de la Justice


Le 11 mai 2006, Le Canard enchaîné révèle mes entretiens avec
Jean-Louis Gergorin. Informé, le ministre de la Justice, Pascal
Clément, repousse un voyage à Moscou et donne aussitôt une
conférence de presse dont des extraits sont diffusés au 20 heures
de TF1. Le ministre déclare avoir découvert « avec stupéfaction »
les révélations relatives à des contacts secrets entre un juge
d’instruction et une personnalité mise en cause dans l’affaire
Clearstream. Il vient de saisir l’Inspection des services judiciaires. Le
garde des Sceaux a également demandé un rapport au premier
président de la cour d’appel de Paris, mon supérieur hiérarchique.
Je suis une nouvelle fois entraîné, près de trente ans après l’affaire
Boulin, dans un tourbillon violent.
Le premier président me convoque le 15 mai. Lors de l’audition,
en présence d’un greffier, il me pose des questions très précises,
préparées à l’avance. Il est courtois mais sans complaisance.
L’atmosphère est tendue. J’ai vite le sentiment qu’il me
désapprouve. Il m’interroge pendant près de cinq heures. Je n’élude
aucune réponse. J’ai l’impression de me trouver dans le bureau d’un
juge d’instruction. Les rôles sont inversés. Étrange expérience.
J’assume parfaitement mes actes et lui en donne les raisons. À
l’issue, je pense l’avoir convaincu de ma bonne foi.
Quelques jours plus tard, ce haut magistrat du siège rend son
rapport. Il estime ne pas devoir saisir le Conseil supérieur de la
magistrature d’une procédure disciplinaire. Mes rencontres avec
Jean-Louis Gergorin doivent être appréciées au regard de la nature
très particulière de l’affaire dite des frégates de Taïwan et des
obstacles rencontrés dans la conduite de cette information ; il relève
que je n’ai pas enquêté sur les personnalités visées dans les listings
mais seulement sur l’authenticité des comptes apparaissant dans
ces derniers, faisant preuve d’une grande prudence. Il conclut que
cette démarche traduit un incontestable professionnalisme. Je suis
soulagé.
L’affaire aurait dû en rester là… Mais c’était compter sans
l’opiniâtreté du ministre de la Justice et de l’Inspection des services
judiciaires, qui lui est directement rattachée et subordonnée.
L’inspecteur général, Christian Raysseguier, a un statut analogue à
celui d’un procureur général. Il est nommé par le pouvoir exécutif.
Je suis convoqué. La rencontre se passe très mal.
Quand j’arrive place Vendôme, à la porte du ministère de la
Justice, je dois faire face à une haie de journalistes. Furieux, je
monte au deuxième étage où l’inspecteur général m’attend, entouré
de deux inspectrices. Lorsque je me retrouve devant lui, j’ai
l’impression de revivre la rencontre houleuse que j’avais eue avec le
procureur général de Caen en 1985. Aujourd’hui, j’ai vingt ans de
plus et mes nombreuses oppositions avec le procureur général de
Rennes dans les années 1990 m’ont aguerri. Je suis toujours animé
d’un mélange de révolte et de mépris pour ces magistrats que je
considère comme inféodés au pouvoir. Je lui déclare d’emblée qu’en
ma qualité de juge du siège, je n’ai pas de compte à rendre au
pouvoir exécutif. Je me suis expliqué auprès du président du tribunal
et du premier président de la cour d’appel qui ont considéré qu’il n’y
avait pas lieu de me poursuivre. Je remets ainsi en cause sa
légitimité pour enquêter sur mon action et les considère tous les trois
en service commandé. L’inspecteur général, sans sourciller, me
répond qu’il est mandaté par le garde des Sceaux. Il agit donc bien
sur instruction du pouvoir politique, et ce dans une affaire impliquant
le pouvoir.
Je n’ai cependant pas d’autre choix que de répondre aux
questions, leur répétant ce que j’avais déjà dit au premier président,
à savoir que j’ai agi dans le cadre de l’enquête sur les frégates de
Taïwan, que les enjeux financiers étaient considérables pour la
France, que des morts suspectes étaient survenues et que le nom
de Gergorin comme étant le corbeau était apparu très tôt dans le
dossier de mes collègues ; que je n’avais donc pas obéré leur
instruction par mon silence initial. J’ai exploré une piste, je l’ai vérifié
et j’ai démontré qu’elle était fausse. J’estime donc avoir fait mon
travail.
À la sortie, je retrouve les journalistes et je leur fais part, à chaud,
de ce qui s’est passé. Je me permets de faire un parallèle avec leur
métier ; protégeant leurs sources, ils vérifient les informations sans
révéler leur origine et si elles sont fausses ne les publient pas. J’ai
fait la même chose, le seul critère, c’est la « bonne foi ».
Un an plus tard, je suis à nouveau convoqué par les inspecteurs.
Ils me donnent alors lecture des auditions qu’ils ont réalisées,
notamment celles, élogieuses, du procureur de Paris, Jean-Claude
Marin. C’est à ce moment que me sont révélées les évaluations
négatives rédigées au début de ma carrière par le procureur général
de Caen et le président du tribunal qui ne m’avaient jamais été
communiquées. Je m’étonne que l’on utilise, vingt ans après, de
telles notations qui sonnent finalement comme un rappel à l’ordre de
ne pas être rentré dans le rang. Je réponds à l’inspecteur général
que j’assume parfaitement ce que je suis.

Les poursuites
C’est en regardant LCI que j’apprendrai quelque temps plus tard
que l’Inspection judiciaire a relevé dans son rapport au ministre que
j’avais failli à mon obligation de loyauté. Au vu de ce rapport, le
ministre a décidé de me renvoyer pour « faute disciplinaire » devant
le Conseil supérieur de la magistrature. Je n’en reviens pas.
Personne ne m’en a averti. Je ne peux m’empêcher de penser que
je fais les frais d’un règlement de comptes, Nicolas Sarkozy
persistant à croire que j’ai participé à un complot contre lui. J’ai aussi
le sentiment qu’il s’agit d’une nouvelle manœuvre pour limiter le
pouvoir des juges face aux politiques.
Comme en 1979, je peux compter sur mes collègues. Plus d’un
millier d’entre eux m’apportent publiquement leur soutien dans des
conférences de presse, lettres ouvertes et pétitions. De nombreux
e
avocats, dont M Metzner aujourd’hui disparu, m’expriment
également spontanément et publiquement leur solidarité. J’en suis
extrêmement touché.
Mais puisque je suis appelé à comparaître devant un conseil de
discipline, je vais devoir me défendre. Je suis assisté de plusieurs
défenseurs, un ami magistrat, Jean Bartholin, et Philippe Lemaire
qui, ironie de l’histoire, a défendu Henri Emmanuelli dans l’affaire
Urba. C’est un grand avocat qui sera accompagné de l’académicien
et avocat de renom Jean-Denis Bredin. Enfin, en coulisses, je
bénéficierai aussi des conseils d’un ami fidèle, un homme de parole
et d’honneur, qui a rejoint la résistance durant la dernière guerre,
Me Bernard Gorny. Je n’oublierai jamais mes rendez-vous au cabinet
e
de M Lemaire. J’ai véritablement compris dans ces moments
difficiles le rôle de l’avocat. Je m’en suis remis à lui. Un jour, lassé
des poursuites, je lui ai confié que j’en avais assez. « Ils n’ont qu’à
me condamner, j’ai ma conscience pour moi. » Il m’a répondu : « Si
vous continuez comme ça, je ne vous défends plus ».
À la même époque, j’ai le privilège de donner une fois par an,
avec un magistrat et deux avocats musiciens, des concerts dans la
première chambre de la cour d’appel pour le compte d’une
association. C’est dans cette salle historique que Pétain a été
condamné. Aux lieu et place des pupitres des juges déplacés pour la
circonstance, trône un piano à queue dont les sonorités se perdent
dans les tapisseries et les boiseries. J’y interpréterai la Vallée
d’Obermann que Liszt composa lors de son passage à Genève…
L’œuvre est inspirée par le héros de Senancour qui s’abandonne à
la rêverie dans le silence de la vallée. C’est une longue méditation
romantique et un hymne à la nature.
Je comparais toute une journée devant le CSM. Je réponds aux
mêmes questions que celles posées par le premier président et
l’inspecteur général. Le représentant du ministre de la Justice,
Léonard de La Gâtinais, directeur des services judiciaires, est
visiblement mal à l’aise. Il requiert à l’issue des débats une peine de
principe. Quelque temps plus tard, il obtiendra le haut poste de
procureur général à Rennes. Quant au Conseil supérieur de la
magistrature, il décide… de ne pas décider. Il prononce ce qu’on
appelle un « sursis à statuer », dans l’attente que lui soit
communiquée l’enquête menée par mes collègues.
Cinq années plus tard, je comparaîtrai à nouveau devant le
conseil de discipline. Durant ce laps de temps, je me verrai confier
de nombreux dossiers financiers et politiques sensibles, en
particulier le dossier Karachi. Cette situation est pour le moins
paradoxale et même insensée : j’ai failli à mon serment de magistrat
et l’institution continue à me faire confiance…
Le jour de la nouvelle audience du CSM, la situation m’apparaît
a priori défavorable. En effet, plusieurs magistrats membres du
Conseil qui m’avaient apporté publiquement leur soutien cinq ans
plus tôt se sont déportés pour des raisons déontologiques. Ne
restent pour me juger que deux ou trois magistrats dont j’ignore la
position et des personnalités extérieures non magistrats. L’une
d’entre elles me posera une question révélant sa méconnaissance
du fonctionnement de l’instruction.
Le conseil de discipline est présidé par Vincent Lamanda,
premier président de la Cour de cassation. Je me souviens qu’à
l’époque de l’affaire Boulin, il était conseiller au cabinet du garde des
Sceaux, Alain Peyrefitte. Je ressens de sa part une certaine
animosité mais peut-être n’est-ce que le fruit d’une impression
infondée.
À la fin de la journée, arrive le moment des réquisitions de la
directrice des services judiciaires, Véronique Malbec. Elle ne
demande aucune peine mais termine son propos par cette formule
sibylline : « Je m’en rapporte » – utilisée par les procureurs parfois à
l’audience –, qui signifie qu’elle ne prend pas position. Le président
donne alors la parole à mon défenseur, Jean Bartholin, qui,
faussement naïf, demande si compte tenu des termes des
réquisitions, il lui est encore utile de plaider. C’est alors que le
président demande à la directrice de préciser le sens de ses propos
équivoques. Maintient-elle l’accusation ? Abandonne-t-elle les
poursuites ? Bref, quelle est sa position ? Après des atermoiements,
elle concède qu’elle abandonne les poursuites, provoquant le
courroux du président déplorant ces pertes de temps… Quelques
semaines plus tard, le Conseil rend sa décision : je suis
définitivement blanchi.
Cette procédure a eu des conséquences sur ma carrière, qui a
été bloquée de 2006 à 2012. En effet, en 2006, je devais rejoindre la
cour d’appel de Paris et devenir président de chambre. Cette
nomination, à laquelle je ne m’attendais pas, devait être validée par
le Conseil supérieur de la magistrature. L’affaire Clearstream ayant
éclaté dans les jours qui ont suivi, le Conseil, au vu des poursuites
intentées à mon encontre par Pascal Clément, avait décidé de
suspendre cette nomination. Suspension qui a duré six ans…
Alors, durant toute cette période, je vais continuer à occuper mon
poste de juge d’instruction, que j’aurais normalement dû quitter.
Avec le recul, je constate que ces poursuites m’ont permis de
conserver des fonctions qui m’ont passionné. Enfin, en 2013, après
la décision me mettant définitivement hors de cause, je serai nommé
premier vice-président en charge de l’instruction au pôle financier. Je
conserverai le même bureau et les mêmes dossiers. Je serai
notamment en charge des affaires Cahuzac et Balkany.
Durant ces cinq années, je me suis de nouveau posé des
questions sur la finalité de mon travail. Porté par une quête de vérité,
n’avais-je pas fait preuve de légèreté ou de naïveté dans cette
affaire ? Certainement. Beaucoup de doutes m’ont assailli mais
également des regrets que j’ai eu l’occasion d’exprimer lors de
l’audience publique de l’affaire Clearstream. Interrogé par le
président, je me suis en effet retourné vers Philippe Delmas, présent
dans la salle, pour m’adresser directement à lui avec une certaine
émotion. J’en ai éprouvé une forme de soulagement.

1. Denis Robert, Révélation$, Paris, Les Arènes, 2001.


2. Denis Robert, La Boîte noire, Paris, Les Arènes, 2002.
CHAPITRE XI

Nicolas Sarkozy et la justice

Avec la décision du Conseil supérieur de la magistrature de


2012, l’épisode Clearstream est définitivement terminé pour moi. Le
dossier, instruit par mes deux collègues, connaît entre-temps son
épilogue judiciaire. Jean-Louis Gergorin et Imad Lahoud sont
condamnés, Dominique de Villepin est, quant à lui, relaxé.

Avant Clearstream
L’affaire Clearstream fut aussi le théâtre d’un règlement de
comptes entre le pouvoir politique et la justice. J’en ai été
l’instrument.
En 1999, je rencontre pour la première fois Nicolas Sarkozy.
L’École nationale de la magistrature organise ce jour-là à Bordeaux
une conférence entre un homme politique et un magistrat. Lorsque
je suis contacté, je donne un accord de principe sous réserve que
mon contradicteur ne soit pas une personnalité visée par une
enquête. Ce n’est pas le cas de M. Sarkozy. Je n’ai plus d’enquêtes
sensibles en cours et ma parole est libre. J’accepte.
Quelques jours plus tard, l’École m’avise qu’un déjeuner aura
lieu avant la conférence avec les participants, dans un restaurant
près de la cathédrale Saint-André, en présence d’élèves et
d’enseignants. Lors du déjeuner, Nicolas Sarkozy, qui arrive le
dernier, s’assied à ma droite. Il engage la conversation. Nous
déjeunons en terrasse, il fait beau. L’ambiance est détendue et bon
enfant, propice aux échanges à bâtons rompus. Je reste toutefois
sur ma réserve et suis somme toute assez peu à l’aise. Puis Nicolas
Sarkozy me parle de football, sport que je pratique en amateur. Il
évoque des matchs auxquels il assiste. Pourquoi ne pas s’y
retrouver ? Je ne veux pas, évidemment, être brutal dans mon refus.
Je trouve alors une parade et lui réponds que le football brasse trop
d’argent et que je m’en désintéresse.
Puis vient la conférence sur les relations entre la justice et le
pouvoir politique, dans l’amphithéâtre de l’École. Chacun fait son
exposé, les auditeurs posent des questions. Nicolas Sarkozy capte
toute l’attention de la salle qu’il conquiert rapidement, suscitant
l’enthousiasme. Je reste en retrait, le laissant dialoguer avec le
jeune auditoire.
Des années plus tard, je découvre non sans étonnement dans un
livre qu’il a écrit en 2001 sous le titre Libre le compte rendu de notre
échange privé lors du déjeuner en ces termes : « Sa repartie me
stupéfia proprement. “J’aimais le football avant qu’il n’y ait toutes ces
histoires d’argent qui ont fini par tout pourrir.” Je lui répondis qu’une
telle aversion pour les “histoires d’argent” était singulière pour un
homme qui, à l’époque, était candidat à un poste de premier juge
d’instruction à Paris, où les histoires d’argent se trouvent justement
être le quotidien. Qu’on me comprenne bien, il avait parfaitement le
droit de penser ainsi. Je suis convaincu que nombre de Français
partagent d’ailleurs ce sentiment, mais rares sont ceux qui vont faire
de cette aversion un métier. »
Puis survient en 2004 l’affaire Clearstream. Nicolas Sarkozy m’a
manifestement prêté des intentions malveillantes lorsque j’ai opéré
des vérifications sur son prétendu compte à l’étranger. J’ai pourtant
apporté la preuve qu’il n’existait pas. Il m’est apparu évident que les
poursuites engagées contre moi par le ministre de la Justice l’ont été
à sa demande.
Ces poursuites traduisent plus largement sa défiance vis-à-vis de
la magistrature et plus particulièrement des juges d’instruction. C’est
ainsi qu’en 2007, élu président de la République, il déclare après
avoir assisté à une audience à la Cour de cassation à propos de
Rachida Dati : « J’ai voulu m’entourer de gens différents. […] Je n’ai
pas envie d’avoir le même moule, les mêmes personnes, tout le
monde qui se ressemble, alignés comme des petits pois, même
couleur, même gabarit, même absence de saveur. »
Le 9 janvier 2009, il prône la suppression des juges d’instruction :
« Il est temps […] que le juge d’instruction cède la place à un juge de
l’instruction, qui contrôlera le déroulement des enquêtes, mais ne les
dirigera plus. » La boucle est bouclée. Ce n’est plus le juge
d’instruction qui mènera les enquêtes, mais le parquet, qui dépend
du ministre de la Justice. Supprimer le juge d’instruction n’est en
réalité envisageable, et je n’y vois personnellement aucun
inconvénient, qu’à la condition que le parquet devienne indépendant,
comme c’est le cas en Italie. Éliminer le juge d’instruction sans
accorder l’indépendance au parquet permet au pouvoir de reprendre
la main sur les enquêtes sensibles. C’est une régression de
l’indépendance de la justice et des libertés.
Bien plus tard, en 2015, nos chemins se croiseront une nouvelle
fois mais dans un autre contexte. Nicolas Sarkozy n’est alors plus
président de la République. En juillet 2013, à la suite de l’élection
présidentielle, le Conseil constitutionnel refuse de valider ses
comptes de campagne ce qui génère un trou financier et lui inflige
une amende de 360 000 euros. Cette amende sera prise en charge
par l’UMP après un appel aux dons.
En octobre 2014, le parquet ouvre une information pour « abus
de confiance », considérant que cette amende, personnelle, n’aurait
pas dû être payée par le parti. Je suis désigné pour instruire le
dossier avec deux autres collègues, MM. Grouman et Tournaire. À
l’issue de l’instruction, en juillet 2015, nous rendons un non-lieu,
estimant que le parti avait lancé la souscription pour le compte de
Nicolas Sarkozy.
Après toutes ces années, Nicolas Sarkozy a manifestement
changé d’opinion sur mon rôle dans l’affaire Clearstream. Dans son
livre Passions, publié en 2019, à propos de l’affaire Clearstream, il
écrit alors « qu’une instruction judiciaire fut confiée au redoutable et
respecté juge d’instruction Renaud Van Ruymbeke, connu pour sa
1
lutte anticorruption ».
Une anecdote me revient à l’esprit. Quelques jours après
l’audition de Nicolas Sarkozy dans le dossier de l’amende, je
convoque une personne mise en cause dans une banale affaire
d’escroquerie. Arrive dans mon bureau, rue des Italiens, un jeune
homme résidant en périphérie parisienne. Je le vois s’agiter sur son
siège et à la fin de l’audition, n’y tenant plus, il me pose la question
suivante :
– Est-ce vrai que l’ancien président de la République a comparu
ici même ?
– Oui, lui répondis-je.
– Suis-je assis dans le même fauteuil que lui ?
– Mais absolument.
Son visage s’est alors éclairé d’un large sourire.

1. Nicolas Sarkozy, Passions, Paris, L’Observatoire, 2019.


CHAPITRE XII

Jérôme Kerviel

Avec cette nouvelle affaire, je m’écarte des circuits internationaux


et vais devoir explorer le monde de la finance et des salles de
marché. Je le connais peu et appréhender un dossier aussi
complexe constitue un véritable défi.
24 janvier 2008. J’apprends par la presse que la Société
générale accuse l’un de ses traders de lui avoir fait perdre
4,9 milliards d’euros. En déjouant la vigilance de la banque, Jérôme
Kerviel l’aurait engagée à son insu à hauteur de 50 milliards d’euros
dans des opérations spéculatives sur les marchés financiers. Dans
les jours suivant la découverte des faits, la banque dépose plainte
contre son employé. Le procureur de Paris prescrit aussitôt une
enquête. Jérôme Kerviel est placé en garde à vue et entendu par les
enquêteurs durant quarante-huit heures. Le parquet le fait ensuite
déférer au pôle financier où des juges d’instruction doivent être
désignés.
Dans le livre qu’il a consacré à son affaire, Jérôme Kerviel
raconte la scène. Alors qu’il attend dans une geôle du pôle financier,
il craint d’aller en prison : « Un des gendarmes me confia que si
j’avais affaire à Renaud Van Ruymbeke, j’avais de grandes chances
de me retrouver libre ce soir ; le juge était hostile à la mise en
détention. Dans l’état de fatigue physique et morale où je me
1
trouvais, l’hypothèse de sortir bientôt me parut irréelle . » Il apprend
quelques instants plus tard que le dossier m’est confié avec une
collègue. Il décrit ainsi l’arrivée dans mon bureau : « La porte du
cabinet s’ouvrit. Je pénétrais dans une vaste pièce meublée de deux
bureaux dont la fenêtre donnait sur le boulevard des Italiens où
s’amassait la foule des journalistes. Je me retrouvais devant Renaud
Van Ruymbeke, impressionné par ce personnage que j’admirais
depuis ma jeunesse, dans l’état d’un gamin devant Zidane. Sans
même réfléchir, je balayais la pièce du regard en espérant y
découvrir le fameux poster de Lucky Luke sur lequel, disait-on, du
temps qu’il était à Rennes, le juge avait inscrit : “I am a poor
lonesome judge.” Mais il n’y était pas. Ce n’est que quelques mois
plus tard que j’osais lui poser la question : “Monsieur le juge, vous
n’avez plus votre poster de Lucky Luke ?” “Non, il a brûlé dans
l’incendie du Parlement de Rennes”, me répondit le juge sur le ton le
plus neutre. »
Je comprends à l’instant où Jérôme Kerviel cite le Lucky Luke
qu’il sait tout de mon passé et me le fait savoir. D’emblée, il se place
sur le terrain personnel, celui que j’évite systématiquement.
Comment le connaît-il ? Jérôme Kerviel en donne l’explication dans
son livre. Étudiant, il avait rédigé un mémoire sur des personnalités
« emblématiques de notre société ». Il m’avait choisi avec Eva Joly.
« Tout au long de ces années 1990, écrit-il, leurs personnalités
avaient réussi à s’affranchir de toute pression au point de faire sortir
les affaires politico financières de l’ombre où on les avait jusqu’alors
maintenues, pour conquérir la une des journaux. Mon travail
s’intitulait “Les juges face aux élites”. J’étais surtout fasciné par
Renaud Van Ruymbeke, gros travailleur, esprit libre, en qui je voyais
le prototype de l’esprit indépendant et un modèle de rigueur
morale. »
« Van Ruymbeke m’accueillit par quelques mots aimables,
poursuit-il dans son ouvrage. Il me demanda comment j’allais et si je
supportais tout cela. Le ton, attentif et simple, était celui d’un homme
de qualité. Je bredouillais une réponse banale.
Son regard, derrière des lunettes vissées sur le nez, était attentif,
profond, concentré, il portait un costume sombre. Le ton était à la
fois légèrement compatissant à mon égard et grave. Il me signifia
ma mise en examen pour faux et usage de faux, abus de confiance,
et introduction frauduleuse dans un système informatique.
Souhaitais-je m’exprimer sur les motifs de ma mise en examen ?
Non, je le ferai plus tard, lors de l’instruction […].
Il m’annonce ensuite que j’étais placé sous contrôle judiciaire
mais laissé en liberté. […] Il me convoquerait ultérieurement pour
une première audition, dans l’immédiat j’étais libre. Je fus soulagé :
le mauvais rêve était-il en train de prendre fin ? »
Jérôme Kerviel poursuit le récit de cette première rencontre :
« Je me levais et remerciais le juge avec la pensée fugace que s’il
ne me plaçait pas en détention, c’est parce que mon dossier
contenait peu d’éléments.
Au moment où je m’apprêtais à sortir du cabinet, Van Ruymbeke
m’interpella :
– Monsieur Kerviel, vous me promettez que vous n’avez pas pris
un centime à la Société générale ?
Je me retournai. Le juge me fixait, droit dans les yeux, soudain
très grave.
– Je vous le promets, monsieur le juge, pas un centime.
– C’est très important, vous savez.
J’acquiesçai en silence. Ce sérieux, ce souci de probité…
L’homme était conforme à l’image que j’avais toujours eue de lui :
moraliste et rigoureux. Ce bref échange confortait ma confiance.
Face à un juge aussi droit et attentif, j’expliquerais tout, je
reconnaîtrais mes torts et la vérité ne tarderait pas à éclater. »
Lorsque je pose ce jour-là la question de l’enrichissement
personnel à Jérôme Kerviel, je m’interroge sur son comportement.
Je viens de le libérer contre l’avis du parquet. Je n’aimerais pas
apprendre ensuite qu’à travers ces opérations aussi gigantesques
que complexes, il se soit enrichi.
À la suite de l’appel du parquet, Jérôme Kerviel a été placé en
détention par la chambre d’instruction de la cour d’appel. Il fera alors
quarante et un jours de prison.
Les propos élogieux tenus à mon égard par M. Kerviel au début
de son livre vont nettement évoluer et il conclura son récit sur un tout
autre registre : « Aujourd’hui après avoir subi l’instruction que le
même Renaud Van Ruymbeke m’a fait vivre, j’avoue que j’aurais
quelques réticences à écrire le même texte. L’existence se charge
de nous construire tel que nous sommes mais c’est parfois au prix
de sévères désillusions. » Jérôme Kerviel déclarera publiquement
que l’instruction a été menée « totalement à charge contre lui » et
« sponsorisée par la Société générale ».
C’est une affaire dans laquelle je me suis techniquement
beaucoup investi pendant dix-huit mois. Je revois ma collègue co-
saisie venir un jour dans mon bureau et me dire qu’elle m’apporte de
la lecture : en l’occurrence, la copie d’un livre sur les opérations de
trade qui nous intéressent, notamment les futures et les forwards.
Des termes avec lesquels j’allais me familiariser. Ma collègue me
quitte en souriant et en me souhaitant bon courage. Je n’ai pas
manqué de lui retourner la politesse. Je me souviens m’être
constitué un catalogue des définitions des termes techniques
récurrents que je gardais précieusement à mes côtés.
Depuis, cette affaire a été jugée. L’arrêt devenu définitif de la
cour d’appel de Paris a validé les conclusions de l’instruction et a
condamné Jérôme Kerviel après avoir longuement exposé
l’ensemble des investigations qui ont été menées pendant près de
dix-huit mois.
La cour rappelle les deux thèses radicalement opposées qui se
sont affrontées. D’un côté, la banque proclame avoir été trompée par
un employé indélicat dont elle est la victime. À l’inverse, Jérôme
Kerviel affirme avoir agi avec l’accord de la Société générale qui
escomptait faire des profits. Comment expliquer qu’un trader isolé ait
pu utiliser de telles sommes sans que les systèmes de contrôle
internes ni ses supérieurs s’en soient aperçus ? À l’inverse,
comment imaginer qu’une banque comme la Société générale ait pu
prendre de tels risques et accepter que des engagements d’un
trader atteignent des sommets tels qu’ils mettaient l’établissement
en péril ?
La cour a tranché. Jérôme Kerviel s’est affranchi des règles
imposées par la banque. Il a pris des positions, à la baisse ou à la
hausse, mais ne se « couvrait » pas, contrairement à ses
obligations. Pour éviter que ses positions n’apparaissent, il
enregistrait de fausses opérations de couverture. Quand il jouait 100
à la hausse, il enregistrait une opération fictive de 100 en sens
contraire. Il a enregistré ainsi des centaines d’écritures tronquées
destinées à masquer les risques inconsidérés qu’il prenait. S’il
masquait ses positions, il lui fallait aussi cacher les gains et les
pertes. À cette fin, il enregistrait de fausses pertes ou de faux gains
pour les neutraliser.
Pourquoi les contrôles internes n’ont-ils pas fonctionné ? Pour
échapper aux contrôles journaliers ou mensuels ou les retarder,
relève l’arrêt, Jérôme Kerviel avait recours à différentes techniques
pour l’enregistrement de ses opérations fictives. Ayant travaillé au
middle office (service qui enregistre les opérations), il savait
exactement quand intervenaient les contrôles. Il va ainsi investir des
sommes considérables, pulvérisant toutes les limites autorisées par
la banque, et masquer ces opérations par de fausses écritures.
Il a fallu la vigilance d’un cadre de la banque pour que la fraude
soit enfin détectée. La cour d’appel en a fait le récit détaillé. Ce
responsable a été intrigué par l’importance des montants engagés
par Jérôme Kerviel. Il pensait d’abord à une erreur de saisie.
Le 18 janvier 2008, il demande des explications à Jérôme Kerviel qui
le rassure en lui transmettant par courriel un document à l’en-tête
d’une banque. Pas totalement convaincu, le responsable décide de
vérifier directement auprès de l’établissement bancaire l’authenticité
de la pièce. Cette vérification se révèle déterminante. La réponse est
sans équivoque : le document est un faux.
Cette information provoque un séisme au sein de la direction de
la Société générale. Elle procède à une analyse approfondie de
toutes les opérations que Jérôme Kerviel a réalisées, qui révèle que
la banque est engagée à hauteur de 50 milliards d’euros, soit une
fois et demie ses fonds propres… La décision est prise de déboucler
les positions de Jérôme Kerviel dans les plus brefs délais et dans la
plus grande discrétion afin de ne pas alerter le marché. En trois
jours, les pertes atteignent plus de 6 milliards ; en décomptant les
1,4 milliard gagnés par Kerviel fin 2007, la perte nette s’élève à
4,9 milliards d’euros…
L’arrêt relève les propos tenus par Jérôme Kerviel : « Je ne
conteste pas avoir fait de faux e-mails, avoir utilisé l’en-tête de
correspondants, pour ce faire, j’ai utilisé des précédents mails de
ces correspondants en conservant l’en-tête et en changeant le texte.
J’ai eu recours à ces mails pour justifier des opérations fictives
conclues avec des tiers, ce fut le cas en avril, mai et juillet 2007 ainsi
qu’en janvier 2008. »
S’agissant des opérations fictives introduites dans le système
informatique, les juges d’appel constatent que Jérôme Kerviel a
reconnu les faits en ces termes : « Il est exact que j’ai saisi je dirais
des centaines, de multiples deals fictifs dans le système afin de
masquer mes positions et résultats. » La cour a relevé cinq cent
quatre-vingt-neuf opérations fictives. Elle a également mentionné
l’explication que Jérôme Kerviel a livrée lors de l’instruction :
« J’étais dans un monde virtuel. Les montants n’avaient plus
vraiment de sens. J’étais pris dans la spirale. J’ai passé six mois à
gagner tous les jours de juillet à décembre 2007. J’avais réalisé à
moi tout seul la moitié du PNL annuel (pertes et profits) de toute la
branche dérivé-actions-indices de la Société générale. J’étais
complètement déconnecté, dans mon monde, il n’y avait pas
d’équivalent dans la salle de marché à ce stade-là, j’étais grisé par le
succès. » Et la cour de conclure : « L’intention frauduleuse de
Jérôme Kerviel s’illustre dans son ingéniosité et sa réactivité à
confectionner les faux au fur et à mesure des interrogations des
services de contrôle aux fins de cacher ses positions directionnelles
frauduleuses, par des positions fictives qu’il justifiait grâce à ses faux
mails. Il a fait preuve d’une ingéniosité, confinant jusqu’au
machiavélisme, pour manipuler l’ensemble de ses interlocuteurs
(internes ou externes à la banque), sachant s’adapter et contourner
l’obstacle de chacun des contrôles, ayant recours à divers
stratagèmes, allant ainsi jusqu’à inventer un faux client dénommé
“Matt” auprès de son broker, lequel a déclaré : “Il me parlait de Matt,
il l’a humanisé, il le réprimandait. […] Matt, j’y ai cru de bout en bout.
[…] Il m’a manipulé”. »
En revanche, à mesure qu’il se dédouanait de toute
responsabilité, Jérôme Kerviel mettait en cause, tour à tour, ses
supérieurs directs, puis sa hiérarchie intermédiaire, jusqu’à impliquer
devant la cour l’ensemble de celle-ci au plus haut niveau et, jusqu’à
l’absurde, l’ensemble des services de contrôle de la banque.

La justice et la « com »
L’affaire Kerviel reviendra dans l’actualité à la suite d’un étonnant
rebondissement : une inspectrice de la brigade financière, qui a
participé à l’enquête, s’est déclarée soudainement persuadée de
l’innocence de l’ex-trader. L’enquêtrice ira jusqu’à enregistrer, à son
insu, une magistrate du parquet qui évoquait avec elle l’affaire.
Je n’ai suivi que par presse interposée cet épisode qui a eu des
suites judiciaires. L’inspectrice avait enquêté dans le cadre de mes
instructions qu’elle n’avait jamais remises en cause. Comment
expliquer sa volte-face ? Que lui est-il arrivé ? Jérôme Kerviel s’est
appuyé sur ce témoignage pour demander à la Commission de
requête et de révision l’ouverture d’un nouveau procès. Sa requête a
été rejetée, la commission estimant que les propos de l’ex-
commandante de la brigade financière étaient des impressions
d’enquêteur qui ne reposaient sur rien de précis.
Après sa condamnation, Jérôme Kerviel fera à nouveau parler de
lui. En 2014, il apparaît sur une photo en conversation, parmi
d’autres personnes, avec le pape François, place Saint-Pierre, à
Rome. Un événement minimisé par le Vatican qui réagira en
indiquant que l’ex-trader ne se trouvait pas dans le « carré des
personnes invitées et que l’entretien n’a pas duré plus d’une minute
et demie ». À la suite de cette rencontre, l’ex-trader entreprendra
une longue marche, très médiatisée, entre Rome et Paris – elle
s’arrêtera en réalité à la frontière française – pour dénoncer la
« tyrannie des marchés financiers ».
Ce que je retiens de ces péripéties médiatiques, c’est le rôle que
peut jouer la communication sur l’opinion publique. L’ex-trader
suscite des sympathies en dénonçant les banques et un système
financier prédateur. La communication induit une perception des faits
qui ne tient pas compte des éléments factuels établis.
Instantanément, l’image l’emporte sur la démonstration. La vérité
d’opinion fait fi de la vérité de raison. J’ai cependant la faiblesse de
croire que la vérité finit toujours par l’emporter.

1. Jérôme Kerviel, L’Engrenage. Mémoires d’un trader, Paris, Flammarion,


2010.
CHAPITRE XIII

Quand la justice transige

Comment vaincre l’omerta des intermédiaires et des dirigeants


d’entreprise ayant distribué des commissions sur des comptes
étrangers ? Comment lutter contre la corruption internationale
pratiquée par de grands groupes à l’exportation ? Une solution est
prônée par les États-Unis : l’accord transactionnel.

Coopération avec les procureurs


américains
Les États-Unis ont une culture très différente de la nôtre. Ils
visent l’efficacité. Leur justice est forte. Les procureurs fédéraux du
Department of Justice disposent d’un outil redoutable, le plea
bargaining (« négociation de peine »). Cette procédure permet au
procureur américain de négocier les pénalités avec les avocats des
dirigeants et des sociétés poursuivies. Ce type d’accord fixe les
peines de prison des dirigeants, mais aussi le montant à payer par
les sociétés bénéficiaires des marchés. Une telle transaction permet
aux entreprises d’éviter non seulement un procès, mais aussi le
risque d’exclusion des marchés américains et internationaux en cas
de condamnation par un tribunal. Une sanction qui peut devenir
fatale pour ces sociétés.
J’ai eu l’occasion de travailler avec la justice américaine. En
2003, dans le prolongement de l’affaire Elf, un ancien cadre de la
société française Technip, spécialisée dans l’industrie pétrolière, fait
état d’une corruption internationale au Nigeria impliquant, outre
Technip, trois grandes entreprises dont la principale est américaine.
Dans ce dossier gigogne, l’ensemble des contrats, échelonnés sur
plusieurs années, représentent la somme de 6 milliards de dollars.
Ils prévoient la construction au Nigeria d’une usine de gaz liquéfié.
Quatre entreprises se sont regroupées dans un consortium piloté par
la société Kellogg Brown, KBR, filiale de la gigantesque
multinationale américaine Halliburton, un fleuron de l’industrie
pétrolière et gazière mondiale. Dick Cheney a dirigé l’entreprise de
1995 à 2000. Il est vice-président des États-Unis, choisi par George
W. Bush.
Trois autres entreprises se partagent à parts égales ce marché :
la société française Technip, la société italienne Snamprogetti et
l’entreprise japonaise JGC Corporation. Les quatre sociétés
partenaires ont créé une joint-venture domiciliée sur l’île de Madère.
Pourquoi à Madère ? L’île offre des avantages fiscaux. Ce paradis
fiscal permet aussi le versement de commissions dans la plus
grande discrétion. Elles n’apparaissent pas dans la comptabilité des
entreprises.
Le premier contrat a été signé en 1995, alors que le Nigeria était
dirigé par le général Abacha, dictateur notoirement corrompu, mort
en 1998. Pour l’obtention de ces contrats, 182 millions de dollars de
commissions devaient être versés à un intermédiaire bien introduit
au Nigeria, essentiellement sur des comptes ouverts en Suisse.
Avant que l’affaire ne soit ébruitée, je bloque plus de 100 millions de
dollars sur les comptes suisses de l’intermédiaire.
La presse française ne tarde pas à évoquer ce dossier. Elle est
aussitôt relayée par le New York Times en première page. Des
procureurs américains prennent alors contact avec moi. Ils
souhaitent collaborer avec la France. Je n’y suis pas hostile, bien au
contraire. Il est fondamental dans ce type de dossier de dimension
internationale que chaque pays concerné enquête et coopère avec
les autres. La justice n’a ni drapeaux, ni frontières. Elle est
universelle.
Les procureurs fédéraux prennent l’affaire très au sérieux. Ils
viennent à Paris à plusieurs reprises et nous tissons des relations de
confiance. Cette nouvelle expérience me permet de découvrir leur
stratégie, particulièrement efficace. Je constate de grands écarts
avec la nôtre, si tant est que nous en ayons une.
Ils disposent d’outils informatiques performants et d’analystes de
haut niveau. Ils ont également accès à des informations bancaires
extrêmement larges, notamment à toutes les opérations effectuées
dans le monde entier dès lors qu’elles ont été réalisées en dollars.
Je fais figure d’artisan. L’entreprise américaine KBR ayant négocié
les contrats au nom des quatre partenaires, le dossier relève
davantage des États-Unis que de la France. La coopération se
révèle fructueuse avec les procureurs d’outre-Atlantique qui se
saisissent progressivement de l’affaire.
Je me souviens d’une rencontre organisée au pôle financier en
présence du parquet, à un moment où rien n’était encore décidé sur
l’attribution définitive du dossier. Ce jour-là, le procureur fédéral pose
la question : « Quelles sont les amendes encourues en France par
Technip ? » Le procureur parisien, gêné, lui répond : « Au maximum
2 millions et demi d’euros. » L’Américain se retourne vers l’interprète
et lui demande, perplexe, s’il a bien compris la réponse. Le
traducteur repose la question au procureur qui lui fait la même
réponse. Le procureur américain est abasourdi. Les amendes
prononcées par la justice américaine sont cent fois plus élevées.
J’imagine alors l’image de la France qui sera diffusée dans les
colloques internationaux qu’il fréquente régulièrement.
Le dossier que j’instruis est dans l’impasse. Certes des
commissions ont été versées à l’intermédiaire, mais je ne démontre
pas que ce dernier les a reversées aux dirigeants du Nigeria.
Rémunérer un lobbyiste n’est pas une infraction. J’ai saisi plus de
100 millions de dollars sur les comptes suisses de l’intermédiaire
que je devrai restituer. Je ne sortirai de cette impasse que grâce aux
informations recueillies par mes collègues américains. Ceux-ci
concluent en effet un plea bargaining avec plusieurs des dirigeants
impliqués qui reconnaissent des faits de corruption. Au terme des
investigations menées des deux côtés de l’Atlantique, cet accord va
rapporter au Trésor américain 1,5 milliard de dollars. Ce cas est
devenu une référence aux États-Unis.
Qu’ont fait les procureurs des deux autres pays concernés, le
Japon et l’Italie, également alertés ? À ma connaissance, la justice
japonaise n’a rien fait, ou pas grand-chose. La réponse à ma
demande d’entraide s’est limitée à quelques auditions formelles des
dirigeants de l’entreprise japonaise. J’en ai déduit que le Japon la
protégeait, bien qu’elle fût impliquée dans une affaire de corruption
internationale de grande ampleur. Un réflexe nationaliste. En
revanche, les dirigeants de la société japonaise ont dû répondre aux
convocations de la justice américaine, qui l’a sanctionnée par une
lourde amende transactionnelle. En Italie, le procureur milanais a
effectué un travail d’investigation remarquable sur l’entreprise
Snamprogetti. Rien de surprenant : la justice italienne a depuis
longtemps fait ses preuves.
Ce dossier m’a permis de prendre conscience du fossé culturel
qui nous sépare des États-Unis. Le plea bargaining permet aux
procureurs américains d’obtenir des aveux tout en négociant la
peine. Depuis cette affaire, la législation française a
considérablement évolué. Comme en matière de corruption
internationale, la France a fini par s’aligner sur des standards
internationaux inspirés des États-Unis.

Pouvoir de transaction
La justice française a dû faire preuve d’imagination pour changer
de culture et se convertir à la transaction. Le parquet peut
aujourd’hui transiger. Cet outil permet de sanctionner financièrement
et lourdement l’entreprise.
Ce fut le cas dans l’affaire HSBC qui a abouti malgré le refus de
coopération des autorités judiciaires helvétiques. Poursuivie pour
avoir facilité l’ouverture de comptes en Suisse de ressortissants
français, HSBC a fini par accepter en 2017 de payer une amende de
300 millions d’euros, ce qui lui a évité la comparution devant le
tribunal correctionnel. On est loin des 2,5 millions d’euros annoncés
par le parquet parisien en 2003.
Cette solution, contestée par les partisans de la comparution des
personnes poursuivies devant un tribunal, est-elle satisfaisante ? La
transaction empêche le débat public à l’audience. La peine est
négociée en amont entre l’avocat et le procureur. Certes, cette
procédure rapide est efficace. Elle met en garde les entreprises
contre la réitération de tels actes. C’est l’effet dissuasif de la
sanction. Mais elle contient intrinsèquement sa propre limite : elle
sanctionne la société et non ses dirigeants fautifs. Or l’entreprise, ce
sont aussi des milliers de salariés qui travaillent pour son compte.
Prenons l’exemple d’Airbus. La presse a récemment évoqué une
transaction importante conclue en 2019 par le Parquet national
financier, en partenariat avec le parquet fédéral américain et le
Serious Fraud Office (GB), et la société Airbus. Poursuivie pour des
faits de corruption, celle-ci a accepté de payer une amende de
1
3,6 milliards d’euros . Or, depuis, du fait de la crise liée à l’épidémie
de Covid-19, le secteur de l’aviation est sinistré. L’inquiétude sur
l’avenir de l’entreprise est réelle. Airbus a dû réduire ses cadences
de production. Fin juin 2020, le gouvernement a annoncé un plan de
15 milliards pour soutenir le secteur de l’aéronautique. Autrement dit,
l’État reverse d’une main ce qu’il prend de l’autre main.
Ce type de sanctions ne doit pas faire oublier ceux qui, à titre
personnel, tirent profit de la corruption. J’ai pu m’apercevoir, en
menant des enquêtes dans des affaires de cette nature, que, sous
couvert de corruption internationale, les dirigeants d’entreprise
détournaient parfois des sommes importantes à leur profit. Ce fut le
cas dans l’affaire Elf. Il eût été pour le moins inconvenant de
sanctionner la société alors qu’elle est la première victime de ces
agissements.
Que dire des importants retraits en espèces effectués sur des
comptes suisses et livrés à M. Sirven ? Ce dernier ne m’aurait donné
le nom des bénéficiaires dans le cadre d’un plea bargaining que si
ces retraits avaient été préalablement identifiés. Or je ne les ai
découverts qu’à l’issue de multiples investigations en Suisse. Les
aurais-je entreprises si j’avais pu transiger en cours de route ? J’en
doute, car la transaction est précisément faite pour éviter une
enquête trop fouillée. Quel aurait été l’intérêt de M. Sirven de me
révéler des faits qui m’auraient été inconnus ? Il aurait probablement
transigé uniquement sur ceux mis au jour.
Aussi est-il primordial d’enquêter de façon approfondie et de
sanctionner les dirigeants qui disposent d’avoirs occultes. Ceux-ci
agissent en ce cas au détriment des intérêts de l’entreprise en
s’appropriant, en Suisse ou ailleurs, des ressources destinées à des
opérations inavouables. Le plus souvent, les fonds passent sur des
comptes ouverts par des intermédiaires complaisants. C’est le cas
lorsque ces derniers distribuent aux dirigeants de l’entreprise une
partie des commissions destinées à corrompre des décideurs
politiques étrangers. Ils détournent alors les commissions qu’ils
perçoivent sur des marchés internationaux. Les intermédiaires
s’assurent ainsi des bons offices de l’ensemble des partenaires.
Aussi la transaction ne doit-elle intervenir que dans des cas bien
ciblés. Elle ne doit pas empêcher le juge de procéder à des
investigations, notamment sur les comptes détenus à l’étranger.
C’est en effet l’accès à ces comptes qui constitue le véritable enjeu
des affaires internationales.

1. Le Monde, 3 février 2020.


CHAPITRE XIV

Les refuges européens

Durant la vingtaine d’années passée au pôle financier, je me suis


peu à peu familiarisé avec l’univers méconnu des places offshore.
J’ai consacré l’essentiel de mon temps et de mon énergie à explorer
le territoire de ces paradis, que nous avions dénoncés en 1996 en
lançant l’appel de Genève, où se réfugient des fortunes
frauduleusement acquises. Je me suis efforcé de comprendre les
mécanismes de circulation de l’argent noir mis en place,
discrètement, par de nombreux États. Mon objectif était de remonter
les chemins suivis par les fraudeurs avec la perspective de saisir
leurs avoirs. J’ai pu constater qu’après avoir emprunté des circuits
complexes et tortueux, l’argent est recyclé et investi dans nos
économies.
Ma première destination a été l’Europe, qui abrite en son sein
une cohorte de refuges. Les élites économiques et politiques y
conservent de longue date leurs bas de laine.

Les refuges traditionnels


Ils sont à nos frontières : la Suisse (et, au-delà des Alpes, le
Liechtenstein), le Luxembourg, les îles anglo-normandes, Monaco,
Andorre. Ils offrent le secret bancaire, un savoir-faire et des
infrastructures, en particulier des banques et des cabinets de conseil
performants dans le domaine de la fraude fiscale.

La Suisse
J’ai depuis les années 1990 noué des relations privilégiées avec
Genève. Juges d’instruction et procureurs m’ont toujours
chaleureusement accueilli. Je m’y suis rendu à de nombreuses
reprises et la gare m’est devenue familière. De même que le lac, que
je longeais avant de rejoindre la vieille ville dont je devais arpenter
les ruelles étroites, grimpant de bon matin vers le palais de justice.
Un jour, j’ai fait le détour jusqu’à la place où Franz Liszt vécut avec
Marie d’Agout, fuyant le monde parisien à la recherche de la vallée
d’Obermann. Lausanne s’est révélé aussi une ville très accueillante.
La ligne de chemin de fer Genève-Lausanne, traversant coteaux et
vignobles au-dessus du lac, témoigne d’une vie paisible.
La Suisse est un pays paradoxal. C’est la première destination
de la fraude fiscale et des détournements de fonds. Quel évadé
fiscal ne bénéficiait pas jadis d’un compte à numéro en Suisse ?
Mais c’est aussi le pays de l’appel de Genève. Cette ville symbole a
joué un rôle pilote dans les plus gros scandales financiers. Son
procureur général, élu, a le premier affiché sa volonté d’éradiquer la
place de l’argent sale. J’en ai mesuré les effets dès le début des
années 2000 dans le dossier Elf. L’assistance de Genève fut
également déterminante dans l’instruction que j’ai menée dix ans
plus tard sur le volet financier de l’affaire Karachi.
Ces affaires, qui sont le reflet d’une époque, présentent un point
de convergence : des dizaines de millions de francs ont été retirés
en liquide à Genève et livrés à Paris. Le service était fourni clé en
mains. Il suffisait de demander.
La Suisse a incontestablement réalisé depuis des progrès dans
la lutte antiblanchiment. Depuis les affaires Elf ou Karachi, je l’ai
personnellement constaté. Elle persiste néanmoins à protéger le
secret bancaire. Certes, elle exécute les demandes judiciaires qui
sont ponctuelles. Mais elle est aujourd’hui confrontée à une situation
nouvelle avec les lanceurs d’alerte. Ceux-ci se procurent les listings
de milliers de fraudeurs fiscaux et les livrent aux autorités fiscales ou
judiciaires des pays spoliés. La Suisse va-t-elle livrer le nom de
milliers de clients ? Les enjeux sont de taille : la divulgation de ces
données entraîne dans les pays victimes de la fraude fiscale, tels
que la France ou l’Allemagne, des vérifications à grande échelle et
génère des rentrées fiscales représentant des milliards d’euros.
C’est une manne pour les États.
Il ne faut cependant pas être dupe : ces informations sont
disponibles uniquement parce que le lanceur d’alerte a su récupérer
à l’insu de la banque, par un procédé informatique, les fichiers
cryptés internes. Les lanceurs d’alerte sont parfois des personnages
ambigus. Quelle est leur motivation ? La vengeance ? L’argent ? La
justice ? Leur intervention constitue une menace sérieuse pour les
banques opaques dont ils perturbent le jeu, permettant au fisc grugé
et à la justice bafouée de reprendre la main à leur détriment.
Les États spoliés ne peuvent intervenir que s’ils ont
connaissance des comptes ouverts à l’étranger et non déclarés. La
portée de leur action dépend de leurs sources. Encore faut-il qu’elles
soient fiables. La Suisse, comme le Luxembourg ou le Liechtenstein,
doit se positionner face à ce phénomène récent. L’alternative est
claire : les autorités judiciaires suisses doivent-elles poursuivre le
lanceur d’alerte pour détournement de fichiers et violation du secret
bancaire ou coopérer avec les juges et procureurs des pays victimes
de la fraude ?

Le cas d’HSBC
Prenons l’exemple des fichiers de la filiale suisse d’HSBC, sur
lesquels j’ai eu l’occasion de me pencher avec plusieurs collègues
du pôle financier. À l’origine, ces fichiers ont été récupérés par un
informaticien travaillant pour le compte d’HSBC, Hervé Falciani. Il
quitte un jour la Suisse pour la France en emportant la copie du
listing des clients de la banque. Ils sont des dizaines de milliers et
relèvent de diverses nationalités. Après tout un périple, le ministère
des Finances entre en possession des fichiers cryptés et procède à
leur analyse.
De nombreux titulaires de ces comptes occultes, convoqués par
Bercy, reconnaissent l’authenticité des informations bancaires et
transigent avec l’administration fiscale en acceptant de verser des
pénalités importantes. D’autres nient l’existence de ces comptes et
se prévalent de l’irrégularité de la transmission des informations
auprès du fisc. La Suisse leur apporte un soutien infaillible.
Le parquet fédéral de Berne poursuit en effet M. Falciani, au vu
d’une plainte déposée contre lui par HSBC pour le détournement
des fichiers lors de son départ précipité de la Suisse. Berne délivre
un mandat d’arrêt à son encontre. Arrêté en Espagne, il y est
emprisonné plusieurs mois au vu du mandat. Il décide alors de
coopérer avec les autorités espagnoles qui prennent conscience
tardivement que de nombreux fraudeurs fiscaux figurent sur les
fichiers. Les fraudeurs, fortunés, sont légion. M. Falciani donne des
interviews et répond à de multiples sollicitations. Il fait le tour du
monde avec ses fichiers et plusieurs pays s’y intéressent.
Une solution simple existe pour authentifier l’ensemble des
informations dont il dispose : il suffit d’adresser une demande aux
autorités judiciaires suisses qui questionneront la banque.
Cependant, la justice bernoise refusera d’apporter la moindre
assistance. En Suisse, la banque est la victime.
Un fossé sépare le procureur fédéral de Berne, un conservateur,
otage des banques, et le procureur général de Genève Bernard
Bertossa, un visionnaire.

La toute-puissance des États-Unis


Lorsqu’elle doit répondre de son comportement devant les
procureurs américains, qui procèdent par injonction, la Suisse
adopte une attitude radicalement différente. Ce fut le cas avec les
listings de l’UBS.
Un informateur livre en 2007 des fichiers au fisc américain
répertoriant les noms de milliers de fraudeurs titulaires d’un compte
à l’UBS, la première banque suisse. Les autorités judiciaires des
États-Unis exigent et obtiennent alors d’UBS la liste de ses clients.
Le lanceur d’alerte n’est pas sanctionné : bien au contraire, il est
1
récompensé. Bradley Birkenfeld, relate la Tribune de Genève ,
obtient une prime de 104 millions de dollars des autorités fiscales
américaines. Grâce aux renseignements qu’il a livrés sur
19 000 clients d’UBS, les autorités fiscales américaines ont pu
récupérer 5 milliards de dollars. En février 2009, UBS transige avec
le Department of Justice afin d’éviter son éviction du marché
américain : elle accepte de payer une amende de 780 millions de
dollars. En outre, les gouvernements suisse et américain se sont mis
d’accord pour que UBS livre 4 450 dossiers de clients soupçonnés
de fraude fiscale. Cette affaire a généré un véritable bras de fer
entre les deux pays sur le secret bancaire.
C’est par peur des représailles américaines et sous la pression
que la Suisse a violé le principe du secret bancaire. Dans l’affaire
HSBC, Berne a pu compter à l’inverse sur la carence des autorités
politiques françaises, qui se sont gardées d’intervenir auprès de la
Suisse pour exiger qu’elle coopère. C’est affligeant. Deux poids,
deux mesures.
À l’époque, je suis invité à participer à un colloque à l’OCDE sur
le secret bancaire. L’OCDE, dont le siège se situe à Paris, au
château de La Muette, est une organisation réputée pour son
engagement contre la fraude internationale. Elle est à l’origine de la
Convention de 1997 réprimant la corruption internationale. Un
parterre d’avocats, de juristes et de représentants de nombreux pays
assiste à la conférence. À ma gauche, à la tribune, la représentante
fédérale de la Suisse intervient la première. Elle explique que son
pays coopère activement et que des progrès considérables ont été
réalisés.
La parole m’est ensuite donnée. J’avais prévenu l’OCDE : « Je
viens, mais ma parole est totalement libre, on est bien d’accord ? »
Fort de la réponse positive qui m’a été apportée (pouvait-il en être
autrement ?), je ne peux m’empêcher d’interpeller à cet instant
précis la représentante de la Suisse en lui tenant ce discours : « J’ai
écouté avec beaucoup d’attention votre exposé, mais il y a une
chose que je ne comprends pas. Aux États-Unis, dans un scandale
visant une banque suisse, l’UBS, la Suisse a accepté de
communiquer les comptes de milliers de ressortissants américains.
Un dossier de même nature, visant une autre banque suisse, HSBC,
est instruit en France. La Suisse a refusé de communiquer la liste
des ressortissants français et, pire, le parquet de Berne a lancé un
mandat d’arrêt contre le lanceur d’alerte. Pouvez-vous m’expliquer,
Madame, pourquoi il existe une telle différence de traitement ? »
La représentante de la Suisse ne dit mot. Elle reste de marbre,
son visage n’exprime rien. Je reprends la parole : « Écoutez,
Madame, je me suis peut-être mal fait comprendre… » Je reformule
ma question. Long silence. Le modérateur du débat intervient alors
pour combler un vide devenu pesant et lance à la cantonade en se
tournant vers moi : « Je crois que la représentante de la Suisse ne
souhaite pas vous répondre. » Gêne dans la salle.
Quand on parle de justice internationale, faut-il entendre rapport
de force ?

Le Liechtenstein
Que dire du Liechtenstein, petit État de 39 000 habitants,
e
considéré comme le 27 canton suisse ? J’ai eu l’occasion d’y faire
un détour en 2001, dans l’affaire Elf, car des masses d’argent
considérables avaient quitté la Suisse pour se réfugier dans la
principauté. Je n’étais pas seul, mes deux collègues
m’accompagnaient ainsi que le juge genevois Paul Perraudin.
Ce jour-là, après être passés par Zurich, nous arrivons en train
dans une petite ville perdue au fond de la montagne. Le château du
prince domine la ville, dans cette bourgade qui abrite de si
nombreuses banques. Je lève la tête vers le château, partiellement
masqué derrière une rangée d’arbres.
Je nous revois nous rendre dans un établissement discret. Le
magistrat du Liechtenstein qui nous accompagne expose les raisons
de notre visite au responsable de la fiduciaire, qui gère les avoirs
cachés de clients fortunés. Il s’ensuit un silence, le malaise est
perceptible. La présence de la justice de son pays permet de vaincre
les réticences du juriste, inquiet. Il n’accepte de coopérer qu’au vu
de réquisitions écrites expresses. Il veut pouvoir dire à ses clients
qu’il a agi sous la contrainte. Il n’a en réalité d’autre choix que de
fournir les preuves que je suis venu chercher si loin.
Cependant, je ne peux rentrer à Paris avec les documents saisis.
Le Liechtenstein, comme la Suisse et le Luxembourg, dispose en
effet d’une législation protectrice du secret bancaire. Elle autorise les
fiduciaires et les banques à exercer des recours en contestant la
transmission des pièces saisies par le juge d’instruction (du
Liechtenstein) au juge étranger (français) qui est à l’origine de la
demande. Ce système leur permet en réalité, sous le couvert de la
protection des droits de l’homme, de protéger leurs clients et surtout
leurs avoirs. Ces derniers peuvent ainsi gagner du temps et retarder
la transmission des documents en contestant la régularité des
opérations.
Je ne disposerai des relevés bancaires que plusieurs mois plus
tard. Comme en Suisse, j’ai ainsi obtenu en 2001 une véritable
assistance des magistrats locaux. Ils ne portent pas la responsabilité
de la législation protectrice du secret en vigueur dans leur pays.
À l’époque, lors d’un colloque, j’ai l’occasion de faire part de ma
désapprobation sur ce que je considère comme un double jeu lors
d’un entretien avec un ambassadeur du Liechtenstein. Je lui fais part
de mes reproches, dans un langage peu diplomatique il est vrai, en
déplorant que son pays protège l’argent sale. Il me répond que les
Français paient trop d’impôts. Je lui demande alors de combien
d’hôpitaux, d’universités… dispose son pays. Dialogue de sourds.
Le Luxembourg, les îles anglo-normandes
et Monaco
La situation du Luxembourg est particulière. Ce pays est pris
entre le marteau et l’enclume : refuge traditionnel pour les fraudeurs,
il est membre de l’Union européenne. Sa situation sur le plan de la
coopération judiciaire est comparable à celle de la Suisse. J’ai
toujours trouvé, et ce depuis longtemps, une véritable assistance de
la part des magistrats luxembourgeois.
Mon premier voyage remonte à 1994. Ville fortifiée à nos
frontières, elle vit paisiblement. Elle me rappelle Genève à certains
égards. On y dîne tôt. Le palais de justice est édifié dans la vieille
ville. L’accueil des magistrats est excellent et leur aide, précieuse. Je
me revois en 1995 dans une petite chambre d’hôtel passer une nuit
écourtée à éplucher et décrypter les comptes découverts par mon
collègue du Luxembourg.
J’y reviendrai ultérieurement à plusieurs reprises pour des
dossiers de fraude à la TVA, de blanchiment et de corruption. La
liste est longue et la coopération, sans failles. J’ai même pu saisir
des millions d’euros en adressant mes demandes par fax.
Lorsque je me promène à la pointe du Grouin sur le sentier des
douaniers, près de Cancale et de Saint-Malo, mon regard s’arrête
parfois sur des bandes de terre qui émergent lorsque la brume se
lève. De quelles îles s’agit-il ? Sont-ce là les paradis fiscaux ? Non,
ce sont les îles Chausey, rattachées à la France. Les vrais refuges,
les îles britanniques, restent invisibles à l’œil nu.
J’ai pris à Saint-Malo, cité corsaire, le ferry à destination de
Jersey en 2003 dans l’affaire des frégates de Taïwan. Le droit anglo-
saxon offre de multiples ressources aux personnes soucieuses de
cacher leur fortune. Je n’ai pas cherché à convaincre mes
interlocuteurs de l’opacité des structures locales mais ai en réalité
été surpris par leur coopération ; ils ont accepté, malgré leurs
réticences culturelles, de geler à ma demande des millions de
dollars. Il n’a fallu qu’une heure de discussion pour convaincre
l’attorney. J’ai aussi apprécié leur franchise. Il me suffira par la suite
de passer quelques coups de téléphone pour m’assurer de leur
coopération.
Enfin, je terminerai ce tour d’Europe des places qui ont
progressé par Monaco. Je m’y rends par le train en 2015 dans le
cadre d’une instruction visant la Fédération internationale
d’athlétisme dont le siège se trouve dans la principauté.
L’affaire vient de m’être confiée avec deux collègues à la suite
d’une plainte déposée par l’Agence mondiale antidopage.
L’instruction durera quatre ans. Elle vient de trouver son épilogue
devant le tribunal de Paris qui a longuement analysé les faits et
condamné son ancien président et son fils. Ceux-ci contestent les
faits et ont interjeté l’appel du jugement.
C’est une enquête de dimension internationale. Une
marathonienne russe de premier plan ainsi que d’autres athlètes
russes, repérés pour des faits de dopage fin 2011, n’ont pas été
sanctionnés contrairement aux règles en vigueur. Ces athlètes ont
ainsi pu participer aux jeux Olympiques de Londres de 2012, voire
aux championnats du monde de Moscou de 2013. La coopération
avec Monaco a été exemplaire. J’ai pu travailler avec des
enquêteurs monégasques particulièrement motivés et réaliser des
perquisitions, en temps réel, dans de parfaites conditions au siège
de la Fédération. La réactivité de Monaco dans cette affaire est
comparable à celle de Genève.

Les derniers bastions européens


Chypre et l’argent russe
J’ai eu affaire à Chypre en instruisant l’un des volets d’un dossier
de détournement de fonds publics russes, qui s’élève à 230 millions
de dollars et dont une vingtaine de millions ont été virés en France et
au Luxembourg. Cette affaire, appelée Magnitski, a connu un grand
retentissement médiatique dans le monde entier. Elle fait l’objet
encore aujourd’hui d’un véritable bras de fer entre la Russie et
plusieurs pays occidentaux, notamment les États-Unis. De quoi
s’agit-il ?
M. Browder, homme d’affaires américain, crée en 1996 un fonds
d’investissement en Russie, Hermitage Capital Managment. Dix ans
plus tard, en froid avec les autorités, il décide de quitter le pays. Il ne
laisse qu’un bureau de représentation à Moscou et solde les avoirs
de son fonds d’investissement avant de s’installer en Grande-
Bretagne. Dans les mois qui suivent, une demande de restitution
d’impôts fondée sur de faux documents est présentée au fisc russe
au nom du fonds Hermitage. L’administration accepte alors de payer,
rubis sur l’ongle, 230 millions de dollars sur des comptes russes.
L’affaire ne se limite pas à l’argent. Elle va se révéler beaucoup plus
grave avec la mort dans une prison russe de l’avocat de M. Browder,
e
M Sergueï Magnitski.
Selon M. Browder, c’est son avocat, resté en Russie, qui a
découvert la fraude. Me Magnitski a donc déposé plainte auprès des
autorités en expliquant que les statuts de la société Hermitage
avaient été usurpés et tronqués : des mafieux, avec l’aide de
fonctionnaires corrompus, avaient utilisé le nom du fonds pour
escroquer l’État. Le parquet russe ne l’entendit pas de cette oreille,
e
estimant que M Magnitski avait organisé lui-même la fraude pour le
compte de son client Bill Browder. L’avocat a été interpellé et arrêté.
Au bout d’un an de détention, il trouva la mort en prison. Il avait
trente-sept ans. Depuis, M. Browder dénonce des faits de torture.
2
M. Browder, qui a écrit un livre sur cette affaire , remue ciel et terre
pour, explique-t-il, découvrir la vérité. Il s’exprime également
régulièrement dans les médias, défendant la mémoire de
Me Magnitski.
Il sensibilise les États-Unis sur ce qu’il considère comme un
pillage organisé au plus haut sommet de l’État russe et dénonce les
e
conditions de détention de M Magnitski, mort dans des
circonstances suspectes. Cette affaire a des retentissements
considérables puisque le Sénat américain adopte le 14 décembre
2012 le Magnitski Act ordonnant la saisie des avoirs des Russes
suspectés d’avoir participé à la fraude. En représailles, la Douma
vote le 21 décembre 2012 une loi interdisant l’adoption d’enfants
russes par des ressortissants américains.
M. Browder porte également l’affaire sur le terrain judiciaire : en
France, mais aussi aux États-Unis, dans les Pays baltes, en
Espagne, aux Pays-Bas… Bref, dans tous les pays – et ils sont
nombreux – où l’argent de la fraude a circulé après avoir quitté la
Russie.
Afin de tenter de déterminer l’origine des 20 millions de dollars
sur lesquels j’enquête, je me suis rendu en Russie à plusieurs
reprises. Je me souviens avoir eu le privilège de dormir à
l’ambassade de France à Moscou, qui occupe la maison Igoumnov.
C’est une résidence de charme, la décoration est russe et de style
ancien. En y pénétrant après avoir marché dans la neige, j’ai trouvé
une atmosphère digne de Tolstoï ou de Tourgueniev. Les salons sont
d’une autre époque. Le temps s’y est arrêté un siècle plus tôt.
Le soir de ma visite, l’ambassadeur, courtois, nous invite à dîner.
En traversant le grand salon, j’aperçois un piano à queue. Je
marque un temps d’hésitation, mais n’ose l’approcher. Il gardera son
mystère. L’ambassadeur nous attend. J’aurai l’occasion, un soir, de
me rendre dans l’ancienne salle de concert du conservatoire
Tchaïkovski de Moscou. Ce jour-là, on y joue le premier concerto du
compositeur. Très ému, j’y assiste, non sans avoir levé les yeux vers
les portraits peints des grands compositeurs qui dominent ce temple
de la musique.
J’échangerai avec les magistrats russes à plusieurs reprises et
leur accueil sera toujours cordial. Le dédale des comptes russes sur
lesquels les 230 millions de dollars détournés ont circulé est
impressionnant : de multiples virements sont passés d’un compte à
l’autre sans la moindre raison et de façon aussi illogique
qu’irrationnelle. Les flux ne peuvent être reconstitués.
Manifestement, des sorties d’argent liquide massives ont été
réalisées rapidement.
L’opacité est d’autant plus forte que certaines banques
complaisantes ont mis la clé sous la porte en ne laissant aucune
trace des opérations. Ce phénomène est fréquent en Russie. Il est
très aisé de créer une banque puis de la faire disparaître. Bref, le
circuit est indétectable. J’ai ainsi découvert que les banques russes
n’ont rien à envier à celles implantées dans les paradis fiscaux. Elles
jouent dans la même cour. Mieux encore : elles disparaissent avec
leur comptabilité. Le blanchiment et la corruption ne sont pas le
domaine réservé du libéralisme occidental.
Une partie de l’argent s’est cependant échappée de Russie pour
rejoindre des lessiveuses à l’étranger, notamment à Chypre, dans
les Pays baltes, en Moldavie. De retour à Paris, j’entreprends alors
de rechercher les comptes ouverts dans ces pays. Pendant deux
ans, Chypre ne me répond que très partiellement. L’occasion se
présente de m’y rendre en 2018. Je suis invité à participer à un
colloque sur le blanchiment. J’accepte et, faisant d’une pierre deux
coups, je prends rendez-vous avec le parquet local pour faire le
point sur mes demandes d’assistance restées sans réponse. En
arrivant à Nicosie, je suis convaincu que l’île fait preuve de mauvaise
volonté et protège les capitaux russes. Cependant, ma rencontre
avec les autorités judiciaires chypriotes me conduit à réviser mon
jugement. Sur place, je recueille l’explication suivante : Chypre est
engorgée de requêtes venant de l’étranger et ne peut y faire face du
fait de la faillite de nombreuses banques et de la masse énorme
d’argent fraudé. En effet, Chypre a connu en 2012 une grande crise
financière. Sa réputation s’est brusquement effondrée. D’aucuns ont
dénoncé la fuite des capitaux d’oligarques russes, en particulier vers
3
les Pays baltes . En cas de faillite d’un État, les riches fraudeurs
anticipent généralement et bénéficient de complaisance au sein des
banques. Ils évacuent ailleurs leurs avoirs. C’est exactement la
même situation que connaîtra en 2020 le Liban.
Je réussis sur place, avec l’aide de l’ambassadeur de France et
du magistrat de liaison, à faire ressortir mes demandes afin qu’elles
soient traitées en priorité. L’insuffisance du nombre d’enquêteurs
chypriotes dédié au blanchiment et à l’exécution des demandes
d’entraide extérieures est flagrante. Elle assure l’impunité. Mais le
dossier avance et je découvrirai ainsi qu’une vingtaine de millions de
dollars venant de la fraude russe se sont évaporés à Nicosie. Je ne
suis cependant pas au bout de mes peines. Dans ce même dossier
– ce n’est pas un hasard – apparaissent également d’autres États
refuges, les Pays baltes. D’autres fonds venant des banques russes
s’y sont évaporés.

Les Pays baltes


L’Estonie, la Lituanie et la Lettonie constituent de nouveaux
eldorados. Comment expliquer que ces trois petits États du nord de
l’Europe, sortis du giron soviétique avec la chute du mur de Berlin et
entrés dans l’Union européenne en 2004, recyclent des masses
colossales d’argent sale ?
Dans le dossier Magnitski, une banque estonienne a servi de
transit. Elle a transféré une vingtaine de millions de dollars en
France et au Luxembourg. En mars 2017, M. Browder réussit à
sensibiliser les médias et les autorités politiques du Danemark. Il
parvient à déclencher un véritable scandale mettant en cause la
première banque danoise, la Danske Bank, dont l’ex-filiale
estonienne a effectué les transferts de fonds provenant de la fraude
Magnitski. La presse fait grand bruit de son audition devant le
Parlement. Ce cataclysme secoue le Danemark, qui, depuis,
s’efforce de durcir les lois antiblanchiment.
La Danske Bank annonce dans la presse le 7 février 2019 sa
mise en examen dans le dossier que j’instruis à Paris. Elle conteste
cependant l’existence de pratiques frauduleuses en son sein, ne
reconnaissant que des défaillances. Cette affaire, toujours en cours,
permettra-t-elle, enfin, d’assainir le secteur bancaire des Pays
baltes ?

Gibraltar
Comme Chypre, Gibraltar est longtemps resté hors de portée
des enquêtes internationales. J’ai eu l’occasion de m’y intéresser en
instruisant un dossier concernant le patrimoine immobilier dont
disposerait l’oncle de Bachar el-Assad en France. Après plusieurs
années d’instruction et de multiples investigations à l’étranger, ce
dernier a comparu devant le tribunal de Paris qui vient de rendre son
jugement. Ce patrimoine représentant des dizaines de millions
d’euros a été saisi. Un appel est en cours, les faits sont contestés.
Dans cette affaire, une équipe commune d’enquête a été
constituée à mon initiative avec l’Espagne. Ainsi, au mois de
juin 2017, comme l’expose le jugement, une vaste opération de
police judiciaire espagnole, médiatisée, a permis la saisie de
507 propriétés. L’ensemble de ces biens représente une valeur
estimée à 695 millions d’euros.
Voilà un bel exemple de coopération internationale. Les chemins
suivis par les enquêtes française et espagnole avaient un point de
convergence : Gibraltar, où de nombreux comptes avaient été
ouverts. J’ai pu m’y rendre grâce à l’aide précieuse de la magistrate
de liaison à Londres. Sur place, j’ai eu la surprise de découvrir,
contrairement à mes appréhensions, des enquêteurs
particulièrement motivés et coopératifs. Ainsi, rien n’est figé en
Europe, où la situation évolue constamment.
Si d’importants progrès ont été réalisés en Europe, en revanche
la situation ailleurs dans le monde est beaucoup plus difficile. Au fur
et à mesure que la justice financière s’est développée dans les
refuges les plus fermés en Europe, le curseur s’est déplacé. Les
fraudeurs se sont adaptés à cette situation nouvelle et se sont exilés
pour d’autres cieux.

1. 11 septembre 2012.
o
2. Bill Browder, Notice rouge. Comment je suis devenu l’ennemi n 1 de
Poutine, Paris, Kero, 2015.
3. Denis Dupré, professeur à l’université de Grenoble, Le Monde, 13 avril
2013.
CHAPITRE XV

Les paradis fiscaux

Si j’ai parcouru l’Europe pendant plus de vingt ans, le souci


d’éviter de longs voyages dans des contrées lointaines m’a conduit à
y privilégier les contacts à distance. La France s’est dotée d’un
réseau de magistrats de liaison dans les pays les plus importants,
notamment à Washington, à Londres, Madrid, Rome… Ailleurs, il
existe des officiers de police en poste dans les ambassades à
l’étranger.
Ceux-ci m’ont aidé à décrypter les législations protectrices
adoptées par certains pays et m’ont mis en contact avec les
procureurs chargés de mes demandes d’assistance. La
connaissance des pratiques locales par un enquêteur français
permet dans les pays récalcitrants d’évaluer les chances de succès.
Il effectue des démarches préalables auprès du procureur concerné
en le sensibilisant à l’importance du cas traité et à l’écho que peut
avoir son action ou son inaction dans des affaires médiatisées.
Chaque pays soignant son image et sa réputation, c’est un levier qui
permet dans certains cas de vaincre des réticences.
La tâche n’est pas aisée dans les places offshore qui ont pour
raison d’être d’empêcher l’identification des comptes, y compris
lorsque des enquêtes sont déclenchées à l’étranger. Elles ne se
contentent pas de jouer le rôle de paradis fiscaux. Elles prospèrent
grâce au secret bancaire et constituent de véritables paradis
judiciaires.

Singapour
Singapour a pris le relais de la Suisse, l’Asie celui de l’Europe.
Le rôle de Singapour m’est d’abord apparu au début des années
2000 dans le dossier des frégates de Taïwan, l’intermédiaire,
M. Wang, y disposant d’un ou de plusieurs comptes 1. La Chase
Manhattan Bank de Singapour avait, avec l’aval des autorités
judiciaires locales, refusé de fournir la documentation bancaire que
je sollicitais. Singapour m’avait répondu qu’elle n’acceptait en effet
de délivrer des données bancaires que si le titulaire du compte
donnait préalablement son consentement.
Quelque temps plus tard, une conférence anticorruption est
organisée à Paris par l’OCDE. Des représentants de Singapour s’y
expriment. Ils insistent sur le fait que Singapour est très engagé
dans la lutte antiblanchiment et que le pays est doté d’une task force
performante pour lutter contre l’argent sale. C’est un discours que
j’entends souvent. Ce jour-là, je ne me prive pas, étant à la tribune,
de dénoncer l’attitude de Singapour en faisant état, sans citer de
nom, du courrier de refus officiel que j’ai reçu. Ce qui jette un froid
dans la salle.
Cette attitude est la même que celle qu’ont souvent adoptée des
personnes poursuivies dans mon cabinet. Elles esquivent les
questions. Encore me fallait-il préalablement identifier les questions
appropriées, en les fondant sur des éléments de fait indiscutables.
Qu’il s’agisse d’une conférence dans une enceinte internationale ou
d’un interrogatoire dans mon bureau, l’absence de réponse est
révélatrice.
J’ai eu confirmation du rôle de Singapour dans deux dossiers
politico-financiers qui m’ont été confiés en 2013 et 2014.

Les affaires Cahuzac et Balkany


L’affaire Cahuzac confirme le rôle primordial de la presse.
Comme ce sera le cas dans l’affaire mettant en cause les époux
Fillon, les médias précèdent l’action de la justice. Il appartient
désormais à la justice de puiser dans les informations que la presse
publie, de les vérifier et d’en tirer les conclusions.
Mediapart révèle l’affaire en décembre 2012. Le ministre du
Budget, chargé de la collecte de l’impôt, détiendrait un compte à
l’étranger non déclaré. Jérôme Cahuzac le conteste formellement et
publiquement, y compris devant l’Assemblée nationale. Après avoir
diligenté une courte enquête, le procureur de Paris décide le
13 mars 2013 d’ouvrir une information. Les temps changent, les
procureurs suivent le mouvement. Je suis cosaisi avec un collègue.
La clé se trouve en Suisse, destinataire d’une demande
d’assistance. Elle sera positive.
Le premier interrogatoire de M. Cahuzac est un tournant. Dès sa
sortie du pôle financier, il informe la presse qu’il vient pour la
première fois de reconnaître l’ouverture d’un compte en Suisse. Ses
aveux provoquent un véritable séisme. Il sera jugé pour ces faits et
définitivement condamné.
Ce qui est révélateur dans cette affaire, c’est que l’argent a quitté
la Suisse et pris le chemin de Singapour en 2009, au moment où la
Suisse signait des conventions fiscales avec l’Europe. Mais pour
autant, les avoirs transférés à Singapour au nom de sociétés
exotiques continuaient à être gérés par le banquier suisse qui
recevait directement des instructions de ses clients et conservait la
maîtrise des opérations. Il disposait en outre d’un relais à Dubaï
dans les Émirats arabes unis, pays qui accueille et protège les
fraudeurs.
J’ai également instruit le dossier des époux Balkany avec une
autre juge. Dans cette affaire, la cour d’appel a rendu une décision
longuement motivée qui fait l’objet d’un pourvoi en cassation. Elle a
relevé un mécanisme particulièrement sophistiqué réalisé en Suisse
lors de l’achat d’une villa à Marrakech dont la propriété est
contestée. Ce dossier confirme le rôle central de Singapour en 2009.
Deux sociétés panaméennes ont été mises en place par la fiduciaire
suisse pour faire face à cet investissement immobilier, l’une pour
assurer le financement de la villa, la seconde pour l’acquérir. Un
compte a été ouvert au nom de la première société panaméenne,
non pas en Suisse, mais à Singapour. Il servira à verser un
important dessous-de-table lors de l’achat de la villa. Le paiement
sera débité du compte de la société panaméenne à Singapour au
profit d’un compte ouvert au Liban, autre paradis fiscal, bénéficiant
au vendeur de la villa. Quant à la seconde société panaméenne, elle
détient les parts de la société marocaine ayant acquis la villa.
Jusque-là, rien de nouveau par rapport à ce que d’autres dossiers
ont révélé. Mais ce scénario présente une particularité : les titres
sont au porteur et non nominatifs. Ce qui signifie que le nom du
propriétaire n’apparaît nulle part : la villa appartient à celui qui
détient les titres anonymes de la société immatriculée à Panama. En
l’occurrence, ils ont été déposés dans un coffre en Suisse. Encore
un mécanisme particulièrement complexe qui permet de dissimuler
le véritable propriétaire d’un bien immobilier.
J’ai découvert le même procédé, fondé sur le recours à des titres
au porteur, dans un dossier de fraude à la TVA portant sur des
millions d’euros, par une fiduciaire du Luxembourg. Face aux
progrès de la lutte antiblanchiment en Suisse comme au
Luxembourg, de nouvelles parades ont été mises en place.
Singapour, Beyrouth, Dubaï : ce sont là des places privilégiées
pour blanchir des fonds détenus à l’étranger. Mais si les comptes
sont délocalisés dans ces pays, il ne s’agit en tout et pour tout que
d’une fiction destinée à contourner les règles de la coopération.
Fiduciaires et banques suisses disposent d’un savoir-faire et
connaissent leurs clients dont elles ont la confiance. Elles continuent
à gérer les fonds de leurs clients mais sous-traitent la partie bancaire
à des banques de ces pays refuges. C’est la nouvelle ingénierie
mise en place à partir de 2009 destinée à préserver l’opacité des
opérations et à mettre le client à l’abri de toute velléité fiscale ou
judiciaire. Ce qui confirme que la lutte contre les paradis fiscaux,
pour être efficace, ne peut être que mondiale.

Hong Kong et la fraude à la taxe carbone


Singapour, Hong Kong : décidément, l’Asie présente des attraits
irrésistibles pour les fraudeurs insécurisés en Europe.
Hong Kong joue ainsi en 2008-2009 un rôle central dans le
blanchiment de la fraude à la taxe carbone. Celle-ci est considérée
comme l’escroquerie du siècle. En l’espace de dix-huit mois, ces
escroqueries à la TVA sur le marché des « droits carbone »
rapportent à leurs auteurs des fortunes. La fraude est évaluée, en
Europe, à 5 milliards d’euros. La France est particulièrement visée
par cette fraude. Autant de manque à gagner pour nos hôpitaux ou
nos écoles. Comment une telle fraude a-t-elle pu avoir lieu ? Pour le
comprendre, il faut se remettre dans le contexte du protocole de
Kyoto sur l’environnement, qui a créé un marché spécifique.
Ce marché naît dans le cadre de la lutte contre les émissions de
dioxyde de carbone qui contribuent au réchauffement climatique.
Les pays européens créent alors un système destiné à pénaliser les
entreprises les plus polluantes et, à l’inverse, à gratifier les meilleurs
élèves. Un nouveau marché permet l’achat et la vente de droits
d’émissions. Chaque État européen se dote d’une plateforme où
s’échangent les droits carbone que les entreprises polluantes
doivent acheter aux entreprises non polluantes. Ces droits sont
immatériels et ces transactions supportent en France une TVA de
20 %. C’est le point faible du dispositif que les fraudeurs vont
exploiter.
Le principe de la fraude à la TVA est simple : il consiste pour les
escrocs établis en France à acheter des droits carbone dans un
pays européen (par exemple sur la plateforme allemande ou
italienne), donc hors TVA, puis à les vendre TTC sur la plateforme
française. Ils se font ainsi verser la TVA par leurs acheteurs français
et doivent la reverser à l’État. Ce qu’ils omettent précisément de
faire : la fraude consiste à détourner la TVA encaissée, et ce dans
des paradis fiscaux. À cette fin, ils créent une kyrielle de sociétés
écrans, gérées par des hommes de paille, et ouvrent des comptes à
Chypre, Hong Kong et Singapour où ils récupèrent la TVA.
L’argent détourné circule ainsi dans plusieurs paradis fiscaux. À
la fin du processus de blanchiment, les escrocs recyclent l’argent en
Israël, pays où, une fois la fraude réalisée, nombre d’entre eux
trouvent refuge en acquérant la nationalité israélienne. Soucieux de
faire fructifier leur épargne, d’aucuns investissent aux États-Unis.
L’escroquerie leur assure un train de vie considérable.
Je me souviens de l’un d’entre eux m’objectant qu’il était très
facile de frauder sur ce nouveau marché. « Ce n’est pas de ma
faute, disait-il, si le marché est aussi perméable. Il n’existait aucun
contrôle. C’est la faute de l’État, pas la mienne. » Je lui ai fait
comprendre, tout en prenant acte de ses propos sur le procès-verbal
conformément à son souhait, que la première responsabilité me
paraissait être celle du fraudeur et non celle de la victime de la
fraude. C’est la même problématique qui est en cause aujourd’hui
avec les fraudes réalisées sur les subventions accordées par l’État
afin d’aider les entreprises à passer le cap difficile du confinement
imposé par le Covid-19.
Les organisateurs de cette fraude sont pour nombre d’entre eux
français. Cette nouvelle génération habile à frauder sur Internet
fréquente les casinos et les cercles de jeux. Certains y nouent des
liens avec le grand banditisme et le trafic de drogue. L’argent trop
facilement gagné suscite cependant des convoitises. L’un des
fraudeurs est ainsi tué à Paris lors d’un règlement de comptes.
À l’origine, l’instruction de ces dossiers a été confiée, de façon
désordonnée, à plusieurs juges. L’éparpillement des procédures, qui
concernaient un nombre restreint de fraudeurs, ne facilitait pas la
progression des enquêtes.
En 2013, ayant été promu coordinateur du pôle financier,
j’organise des réunions avec les juges concernés et les enquêteurs
des douanes judiciaires, très investis et efficaces. Des
recoupements sont alors réalisés pour rechercher les fils reliant les
auteurs de la fraude. Des connexions sont établies.
Cette concertation porte ses fruits. Les principaux organisateurs
sont identifiés puis renvoyés devant le tribunal correctionnel. Les
procès aboutissent à de lourdes condamnations. Cependant, de
nombreux fraudeurs sont en fuite, l’argent aussi. Des mandats
d’arrêt internationaux sont décernés contre eux, mais restent bien
souvent sans effet. Ils sont réfugiés en Israël, pays qui n’extrade pas
ses nationaux. Encore une zone d’ombre sur l’échiquier du
blanchiment.
À l’occasion de l’instruction de l’un de ces dossiers, les
enquêteurs m’apprennent que l’argent est parti à Hong Kong. Je me
résous, après avoir hésité, à adresser une demande d’assistance à
ce pays réputé non coopératif. Je sais que j’en aurai pour des
années, ce qui sera effectivement le cas. J’en prends le risque car
les sommes en jeu sont considérables. Après de multiples relances,
Hong Kong accepte mes demandes visant les premiers comptes
identifiés. Mais elles ne sont exécutées qu’a minima.
Prenons un exemple. L’enquête identifie un compte A à la HSBC
de Hong Kong où la TVA fraudée a été envoyée, après avoir pris le
chemin de Chypre. Je présente une demande à Hong Kong sur
l’argent qui a transité sur ce compte. Dans sa réponse, Hong Kong
se contente de m’adresser les seuls relevés du compte A. Or, à la
lecture des relevés du compte A transmis au bout de six mois, je
m’aperçois que l’argent est aussitôt reparti sur un compte B ouvert
dans la même banque. Compte non communiqué par la banque de
Hong Kong, ni demandé par le procureur de Hong Kong. Il me faut
donc présenter une nouvelle demande – qui prendra encore six
mois – pour obtenir les relevés du compte B. Une coopération au
compte-gouttes : tout sauf un vrai travail de fond.
Ainsi mes appréhensions s’avèrent-elles malheureusement
fondées. Avec Hong Kong, je suis aux antipodes de la coopération
que je pratique depuis des lustres en Suisse avec M. Perraudin ou
M. Schmid. Il suffit que je fasse une demande élargie à tous
comptes liés au compte identifié à l’origine pour qu’eux prennent
l’initiative de chercher tous les comptes. Ils tracent l’argent ayant
circulé en Suisse et établissent même des tableaux de flux.
Mais Hong Kong, comme je le découvrirai d’ailleurs avec
Singapour, refuse de procéder de la sorte, dénonçant des demandes
trop larges à leurs yeux comme des fishing expedition – c’est-à-dire
une pêche aux filets dérivants. Ils veulent bien coopérer, mais
seulement dans la limite expresse du compte identifié. Il faut à
chaque découverte d’un nouveau compte envoyer une nouvelle
demande. Résultat : des années sont nécessaires pour pouvoir
tracer le circuit de l’argent ayant transité en quelques secondes sur
différents comptes ouverts à Hong Kong ou à Singapour.
Mais je ne lâche pas prise. S’il le faut, l’instruction durera des
années. Après cinq ou six ans d’investigations, aidé d’assistants
spécialisés motivés, je réussirai enfin dans ce dossier des saisies de
fonds à l’étranger. Non pas à Hong Kong – d’où l’argent était parti
depuis longtemps – mais là où il a été recyclé par la suite,
notamment à Singapour sur des comptes bancaires et aux États-
Unis, où des appartements ont été acquis à des fins spéculatives. À
bas prix lors de la crise des subprimes, en attendant la reprise. Les
fraudeurs savent tirer parti des crises.
J’ai ainsi pu récupérer environ la moitié des fonds détournés.
Cela m’a demandé une énergie considérable, l’envoi d’innombrables
mails et des discussions interminables. L’autre moitié m’a échappé.
Globalement, la fraude carbone est estimée en France à
1,4 milliard d’euros. Si, grosso modo, 200 ou 300 millions ont pu être
saisis et confisqués dans l’ensemble des dossiers, c’est bien le
maximum. À peine 20 % des sommes détournées… Ce qui signifie
que 80 % des sommes parties sur des comptes offshore n’ont pas
été retrouvées et ne le seront jamais.
Si Singapour et Hong Kong répondent à dose homéopathique,
d’autres places s’en abstiennent totalement. Elles n’en sont que plus
prisées. J’ai constaté la défaillance récurrente d’autres pays dans
plusieurs dossiers. C’est le cas du Liban. Nous en connaissons
aujourd’hui les raisons. Le peuple descend dans la rue pour
dénoncer une corruption endémique et une absence d’État. L’argent
sale circule à profusion. Mais les Libanais manquent de tout : d’eau,
d’électricité… Ces manifestations entraînent une fuite des capitaux,
à commencer par ceux des fraudeurs. C’est toujours la même
histoire. À Chypre, lors de l’écroulement du système financier,
l’argent des blanchisseurs et des oligarques a disparu avant le
séisme pour être mis à l’abri dans des pays complaisants. Que les
fraudeurs se rassurent : Dubaï a pris le relais.
Les carences sont flagrantes et, bien souvent, la justice est mise
en échec en dépit de ses efforts. Durant des années, je me suis
heurté à des obstacles parfois infranchissables, la destination finale
de l’argent de la fraude étant restée inconnue. Cette quête, vaine,
me laisse un goût de cendres.
Pourtant, fort de mon expérience, je sais que la justice peut aller
beaucoup plus loin. Des solutions existent, à condition que la France
et les États démocratiques se dotent des moyens adéquats. Et je
suis convaincu qu’ils le peuvent.

1. Voir supra, chap. IX.


CHAPITRE XVI

La traque de l’argent sale

Les résistances et les obstacles rencontrés sont liés à la


persistance des places offshore dans notre monde, en dépit des
discours officiels prétendant les combattre, voire les supprimer. Si tel
était vraiment le cas, comment expliquer leur prospérité ?
J’ai ainsi acquis la conviction qu’au-delà des affaires traitées par
la justice, que d’aucuns considèrent comme des « accidents », c’est
un véritable système qui est en place et qui doit être éradiqué. Il
constitue le volet sombre de la mondialisation. Ce constat m’a
conduit à m’interroger sur le laxisme, voire la complicité des États et
à chercher des remèdes pour y mettre fin.
À l’heure où j’écris ces lignes, les pays du monde entier
subissent une crise économique et sociale de grande ampleur. Le
chômage progresse de façon inquiétante. Face à l’épidémie de
Covid-19, les États s’endettent dans des proportions considérables.
Il est temps qu’ils se réveillent et viennent s’emparer, au-delà de
leurs frontières, des capitaux importants dont ils sont spoliés.
Je lance ici quelques pistes et propose des réformes qui
permettraient de récupérer au moins pour partie cette manne
financière fluctuante qui manque tellement à l’économie en cette
période de crise financière mondiale.

La fraude fiscale
Le premier fléau, c’est la fraude fiscale. Il faut cependant la
distinguer de l’évasion fiscale qui permet d’éluder l’impôt en utilisant
les pays où les systèmes fiscaux sont les plus favorables.
Conseillées par des cabinets spécialisés, des entreprises et de
grandes fortunes jonglent avec eux. Elles considèrent l’évasion
comme légale car elle exploite les failles existantes entre les
différentes législations fiscales des États, à commencer par les États
européens. Il est vrai que certains y trouvent leur compte, qu’il
s’agisse de l’Irlande ou des Pays-Bas.
Une première solution de nature à mettre fin à l’évasion fiscale
en Europe existe. Il suffit qu’en son sein la législation fiscale des
différents États soit progressivement harmonisée. Qu’elle devienne
la même pour tous ! L’Europe en a, si elle le veut, le pouvoir.
Y mettre fin n’est qu’un premier pas. Il faut également
appréhender l’argent délibérément fraudé et blanchi. Celui généré
par la fraude fiscale, mais aussi par la corruption internationale qui
engendre des fortunes considérables. Elles prospèrent et affluent du
monde entier.
Dans l’affaire de la banque UBS, les États-Unis ont eu en main,
grâce à un lanceur d’alerte, le fichier de fraudeurs fiscaux américains
réfugiés en Suisse. 5 milliards de dollars ont été recouvrés. Cet
exemple montre que lorsque le fisc et la justice agissent de concert
et que le gouvernement exerce une forte pression, des fonds
considérables reviennent dans les caisses de l’État. Mais faut-il
attendre l’intervention de lanceurs d’alerte pour passer aux actes ?
Pourquoi ne pas prendre les devants et exiger des refuges qu’ils
fournissent, systématiquement et spontanément, la liste des
détenteurs étrangers de comptes, toutes banques confondues ?
Le système est rodé. Les trusts anglo-saxons, fruits du génie
britannique, permettent aux grands fraudeurs d’y placer leur argent
tout en continuant à en bénéficier. « Ma fortune ne m’appartient plus
puisque je l’ai transférée à un trust. » Combien de fois me suis-je
heurté à ce discours ! Le trust est une entité autonome, distincte de
la personne qui le constitue et gérée par un homme de loi. La fiction
prévaut sur la réalité.
Dans les affaires dites des biens mal acquis, les enquêteurs ont-
ils été abasourdis en découvrant les richesses accumulées par des
dirigeants africains et leurs proches, qu’il s’agisse d’appartements
luxueux dans les beaux quartiers de la capitale, de voitures de
prestige hors de prix ou d’objets d’art. Les investigations ont visé le
Gabon, le Congo et la Guinée équatoriale. Je ne peux m’empêcher
de comparer les richesses ostentatoires de leurs dirigeants à la
pauvreté qui règne dans leurs pays. Nous avons eu au pôle financier
la confirmation, faits à l’appui, que d’immenses fortunes se
constituaient aux dépens d’États dont la majeure partie de la
population vit sous le seuil de pauvreté.
J’ai assisté, voici quelques années, à une conférence organisée
par le journal Le Monde sur la corruption des élites africaines qui
dilapident les ressources de leur continent. L’intervenant, un
professeur originaire d’un pays d’Afrique de l’Ouest, dénonçait un
pillage des caisses publiques. Les premiers responsables sont les
dirigeants des États africains. Mais n’oublions pas que si des
ressources de l’État sont détournées, d’autres avoirs proviennent de
commissions versées de façon intéressée par de grandes
entreprises venant d’Asie, d’Amérique ou d’Europe, soucieuses de
préserver un accès privilégié à des ressources naturelles qu’elles
exploitent pour leur compte. N’oublions pas non plus qu’aux
liquidités se sont, peu à peu, substitués des comptes en banques,
en Suisse ou ailleurs. L’argent n’est pas en Afrique, il est à l’abri
dans nos places financières.
Autrement dit, nous exportons notre savoir-faire en matière de
blanchiment. Ces circuits offshore, utilisés par de grandes sociétés,
permettent à cette manne exponentielle aux mains de dirigeants
corrompus de circuler sans risque et en toute impunité. Faut-il
attendre des révolutions pour que chacun ouvre enfin les yeux ? Les
printemps arabes ont tiré la sonnette d’alarme avec leur lot de
révélations sur les fortunes dissimulées des dictateurs déchus.
En Tunisie, le président Ben Ali a dû quitter le pouvoir qu’il
exerçait depuis vingt-trois ans dans la précipitation, le 14 janvier
2011, sous la pression de la rue pour se réfugier en Arabie saoudite.
Ryad s’est opposé à son extradition, « au nom de l’hospitalité et de
1
la miséricorde islamique ». Le pouvoir lui aurait permis d’acquérir,
directement ou via sa famille et notamment celle de sa seconde
épouse, Leïla Trabelsi, une immense fortune. Or, relève le journal
La Croix dans un article publié en septembre 2019, la Tunisie a été
tenue en échec dans le recouvrement de fortunes considérables
accumulées à l’étranger. Le président de l’instance nationale
tunisienne de lutte contre la corruption a reconnu que « les résultats
n’ont pas été à la hauteur des attentes des citoyens tunisiens ».
« Nombre d’États, notamment les pays du Golfe, se sont montrés
peu enclins à collaborer. »
De même en Égypte, la justice, qui s’est réveillée après la
révolution de 2011, aurait évalué la fortune d’Hosni Moubarak à
9 milliards de livres égyptiennes, soit 1,2 milliard de dollars. The
Guardian a évoqué des montants extravagants, de 40 à 70 milliards
de dollars dont une bonne part bénéficierait à ses deux fils. La
Suisse aurait bloqué, depuis la chute du président égyptien,
l’équivalent de 640 millions d’euros appartenant à l’ex-raïs ou à ses
proches. Les sommes saisies, comme c’est toujours le cas, ne sont
que la partie émergée de l’iceberg. Elles correspondent aux seuls
fonds identifiés. Les proches des dictateurs déchus continuent à
bénéficier de la corruption et mènent, à vie, des jours paisibles. On
estime à 30 millions le nombre d’Égyptiens vivant sous le seuil de
pauvreté. Ce sont eux qui sont spoliés. Cette situation, injuste, est
intolérable.
J’ai en mémoire la fortune du général Abacha, qui a dirigé d’une
poigne de fer le Nigeria. Il est décédé en 1998. Il aurait détourné des
milliards de dollars. Les procureurs suisses ont réussi dans les
années 2000, au terme d’un travail minutieux, à identifier et
récupérer plusieurs centaines de millions de francs suisses. Des
négociations ont été menées depuis pour que la Suisse les restitue
au Nigeria en les investissant dans des écoles et des hôpitaux.
Selon la BBC, 267 millions de dollars ont également été gelés à
Jersey en 2014. Mais qui détient les avoirs disparus ? Les héritiers
Abacha ? Son ami d’enfance, l’homme d’affaires Gilbert Chagoury,
devenu dans les années 2000 ambassadeur de Sainte-Lucie à
l’Unesco, bénéficiant ainsi d’une immunité diplomatique ? Nul ne le
sait. Mais une chose est certaine, l’argent ne s’est pas évaporé. Les
faits datent de plus de vingt ans et les tentatives effectuées, si tant
est qu’elles aient existé, pour identifier et saisir les centaines de
millions, voire les milliards de dollars manquants, sont restées lettre
morte.
Pourtant, rien n’est inéluctable. Même si les dictateurs
bénéficient dans le monde de l’immunité en tant que chefs d’État, il
est nécessaire de lutter contre la corruption. Une politique résolue et
déterminée peut y parvenir. Il faut identifier et saisir ces masses
monétaires, sans attendre la mort de leur détenteur. Pour y parvenir,
il appartient aux refuges qui les recèlent de se transformer
radicalement. Il est urgent que l’Europe, qui porte des valeurs
universelles, agisse enfin et montre l’exemple.

Le rôle de la France et de l’Europe


La France, pays des Lumières, a des atouts pour mener,
d’initiative, une action d’envergure. Elle dispose en effet de
dispositifs efficaces. Comme dans d’autres pays latins – je pense à
l’Italie ou à l’Espagne –, la justice n’est pas restée inactive. Or rien
ne peut être entrepris sans le concours de la justice. L’argent, qu’il
provienne de la fraude fiscale, de la corruption ou de tous autres
types de fraude, ne peut être confisqué, dans des États
démocratiques, sans l’intervention de procureurs, de juges
d’instruction et d’enquêteurs spécialisés. Seul le cadre judiciaire
présente les garanties requises.
Il est nécessaire que la justice agisse de façon coordonnée. Sa
mission doit être soutenue par les services fiscaux qui sont les
premiers concernés. Ils doivent se concerter et poursuivre le même
objectif. Il faut les doter de moyens à la hauteur de la tâche. C’est la
première réforme à accomplir.
Mais il est impératif, aussi et surtout, de leur permettre d’élargir
leur champ d’investigation à l’ensemble des fraudeurs. Aujourd’hui,
les poursuites sont limitées à des individus qui ont joué de
malchance, leurs comptes offshore étant apparus à l’occasion d’une
enquête. La justice n’intervient qu’au cas par cas. Elle doit
désormais changer d’échelle et résoudre le problème dans sa
globalité. Les autorités de poursuite, qu’elles soient françaises ou
autres, doivent étendre leurs investigations à l’ensemble des
fraudeurs détenteurs de comptes à l’étranger. Pour pouvoir élargir
les perspectives, une profonde mutation au sein des paradis fiscaux
est un préalable.
Il a fallu des années pour que les refuges européens comme la
Suisse, le Luxembourg ou le Liechtenstein acceptent, non sans mal,
de coopérer, dans le sillage de Genève qui a eu le courage de
prendre des initiatives dès les années 1990. Mais en Europe, des
pays comme Chypre ou Malte résistent.
La mise en place d’unités spécialisées au sein des refuges est
une condition sine qua non pour permettre la confiscation de l’argent
de la fraude. Ces places financières doivent se doter de moyens
permettant la saisie et la confiscation de l’argent sale sur les
comptes bancaires. Des sanctions doivent être prononcées contre
les institutions qui s’adonnent au blanchiment. Il a fallu l’affaire
Magnitski pour que le Danemark prenne conscience de l’activité
bancaire frauduleuse qui a sévi dans les Pays baltes. Il est temps
que ceux-ci, dénoncés enfin par les médias, changent radicalement
de comportement.
Ces unités, qu’elles soient mises en place à Chypre ou ailleurs,
doivent exploiter tous les éléments d’information qui leur sont
transmis. Les procureurs locaux doivent engager des poursuites
dans leur propre pays contre les banquiers et les fiduciaires qui
organisent le blanchiment à grande échelle. Il faut qu’ils prennent
des initiatives et cessent de limiter leur action à celle de simples
exécutants des demandes de l’étranger.
Pour appréhender sur ces places financières l’ensemble des
fraudeurs – vaste tâche –, il est nécessaire que les banques locales
fassent remonter les informations sur toute opération suspecte et
que des enquêtes judiciaires s’ensuivent.
Dans la plupart des dossiers que j’ai traités, j’ai constaté que non
seulement le banquier ou la fiduciaire blanchissaient l’argent des
fraudeurs, mais aussi que l’impunité leur était assurée. Même
lorsque les faits sont mis au jour, aucune poursuite n’est exercée à
leur encontre dans leur pays.
Quand Chypre, l’île de Man, Malte ou Gibraltar réagiront-ils en se
dotant des moyens nécessaires ? Il appartient désormais à l’Europe
d’y veiller et d’imposer de nouveaux comportements aux États
récalcitrants. S’ils n’obtempèrent pas, ils doivent être sanctionnés.
J’ai eu l’occasion de me rendre en Bosnie depuis que j’ai quitté
mes fonctions, dans le cadre d’un projet européen porté par le
ministère de la Justice. J’ai pu rencontrer à Sarajevo, avec l’aide
d’une magistrate française détachée en Serbie et motivée, les
procureurs spécialisés dans la lutte contre la fraude. Ils m’ont
exposé à tour de rôle les difficultés qu’ils rencontraient. Je les ai
invités à poursuivre systématiquement les banques qui permettaient
à des hommes de paille d’effectuer de multiples retraits importants
en espèces. Je leur ai conseillé de les perquisitionner, de se faire
communiquer la liste des retraits en espèces sur les comptes
ouverts dans la banque et d’en faire le tri afin d’enquêter sur les
opérations particulièrement suspectes. Je les ai aussi vivement
incités à identifier les responsables de la banque – du chargé de
clientèle au directeur général – et à les poursuivre en justice pour les
faits de blanchiment. Ce n’est qu’à ce prix qu’ils pourront éradiquer
la fraude et montrer à l’Europe que les mauvaises pratiques sont en
passe de cesser.
L’Europe a un rôle fondamental à jouer dans cette évolution vers
la transparence. Il lui appartient d’adopter une attitude volontariste et
d’exiger de chacun de ses membres et des candidats à l’intégration
qu’ils nettoient les écuries d’Augias. Il existe en Europe des
institutions aptes à organiser une lutte systématique contre la fraude.
Je pense à l’organisation Eurojust, qui regroupe des magistrats de
l’ensemble de l’Union et qui est chargée de faciliter la coopération
des juges de chaque État en son sein. Eurojust pourrait être dotée
de pouvoirs de contrôle sur l’action menée dans chaque État dans
ce domaine. Les magistrats qui la composent sont bien placés pour
apprécier le degré de coopération de chaque pays.
Il existe aussi depuis octobre 2019 une procureure européenne,
Laura Codruta Kövesi. Nous avions demandé, vingt-trois ans plus
tôt, la création d’un tel poste avec l’appel de Genève. Mais ses
compétences sont limitées aux fraudes contre les intérêts financiers
de l’Union européenne. Ses pouvoirs pourraient être parfaitement
élargis à la lutte contre la fraude internationale.
Cette lutte ne sera efficace que si les législations des refuges
européens suppriment les recours dilatoires qui permettent aux
titulaires des comptes de retarder la transmission des informations.
Ils doivent être abolis, en particulier au Luxembourg, au
Liechtenstein ou en Suisse. Dès lors que les États européens ont
pour caractéristique d’être des démocraties où l’état de droit est
respecté, les informations doivent circuler en son sein sans
entraves.
Une autre réforme est indispensable : la centralisation dans
chaque pays des références des comptes bancaires au sein d’un
organisme centralisateur. C’est le cas en France. Cet outil permet au
service enquêteur de connaître par une simple demande adressée à
un service unique, l’ensemble des comptes détenus par une
personne. Si tous les pays étaient dotés d’une telle institution, la
transparence ferait de grands pas et nombre d’enquêtes
aboutiraient.
Ce sont là des mesures simples et de bon sens. Elles
n’empiètent pas sur la souveraineté des États membres. Ces
réformes reposent sur la volonté de chacun d’éradiquer la fraude et
de coopérer étroitement avec les autres.
L’Europe doit ainsi progresser et définitivement balayer devant sa
porte. Il est temps qu’elle impose des règles de transparence et de
coopération effective aux États récalcitrants ou défaillants. Une fois
le ménage fait en son sein, elle sera crédible.
Il faut rester lucide. Si l’Europe se décide à agir efficacement,
l’argent regagnera d’autres cieux et lui échappera. Aussi ne peut-elle
se contenter d’imposer des règles contraignantes à ses États
refuges : elle doit aussi prendre des initiatives hors de son territoire.
Elle devra sensibiliser ses partenaires dans le monde entier afin
qu’ils prennent des mesures identiques. L’Europe dispose d’un atout
considérable : la démocratie. À elle de montrer l’exemple. En aura-t-
elle le courage ?

Au-delà de l’Europe
Les affaires que j’ai instruites ces dernières années montrent
qu’en 2009, du fait des nouvelles lois antiblanchiment adoptées dans
leur pays, les gestionnaires suisses ont choisi de délocaliser les
avoirs de leurs clients, dans le souci de les dissimuler et d’éviter les
nouveaux contrôles mis en place en partenariat avec l’Europe. Finis
les comptes suisses à numéro ou dotés d’un acronyme. Ils ont cédé
la place à des comptes ouverts au nom de sociétés panaméennes à
Singapour, place jugée sûre.
L’exemple de Dubaï est tout aussi révélateur. Ce pays, nouvel
Eldorado moderne, pavane sur les grandes chaînes de télévision et
se présente comme la vitrine de l’Occident en Orient. Bénéficiant de
la manne pétrolière des Émirats arabes unis, Dubaï investit
considérablement dans le tourisme et le monde des affaires. Elle
attire les investisseurs. Mais il existe une face cachée qui ne semble
inquiéter personne : Dubaï est devenue le paradis de l’argent sale.
Des escrocs y ont trouvé refuge et font prospérer leur fortune en
toute quiétude.

Des enjeux considérables


Aujourd’hui, les États sont lourdement endettés et l’actualité
récente n’a fait qu’aggraver cette situation. La crise économique est
là. Parallèlement, des avoirs considérables d’origine frauduleuse
sont soigneusement dissimulés depuis des décennies, à l’abri de
tout regard inquisiteur, dans des places financières complaisantes.
Selon d’éminents économistes, les montants en jeu sont exorbitants.
La fourchette de l’estimation est particulièrement large puisque, par
définition, ces avoirs sont masqués. Ainsi Gabriel Zucman,
économiste français à l’université de Berkeley, avance-t-il un
montant de 8 700 milliards de dollars alors qu’un spécialiste
américain, James S. Henry, va jusqu’à évoquer 36 000 milliards de
dollars. À titre de comparaison, la dette de la France s’élevait en
septembre 2019 à 2 415 milliards d’euros.
La Conférence des Nations unies sur le développement a publié
le 28 septembre 2020 un rapport évaluant à au moins 76 milliards
d’euros (88,6 millions de dollars) par an l’évasion de capitaux
d’origine illicite en Afrique 2. « Ces flux, relève le rapport, qui privent
les Trésors publics de ressources nécessaires au financement du
développement, sont considérables et ne cessent de croître. Ces
données sont cependant incomplètes. Les exportations de pétrole
brut qui passent par des pipelines ne sont pas enregistrées auprès
des autorités douanières et une fois raffiné, le pétrole perd toute
trace de ses origines, ce qui rend très difficile son traçage dans les
statistiques internationales. Notre estimation est en conséquence
certainement assez inférieure à ce qu’elle aurait été si les chiffres
manquants du pétrole et du gaz avaient pu être intégrés à cette
analyse. »
Pourquoi ne prend-on aucune mesure contre les pays qui
abritent ces capitaux, lesquels manquent cruellement aux
populations spoliées et déshéritées d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique
centrale ? Comment expliquer que ces fonds ne soient pas gelés et
redistribués ? La circulation de telles sommes d’argent laisse des
traces. Les opérations en cash ne sont qu’une étape. Le produit de
la corruption a tantôt été prélevé dans les banques centrales par
virements au profit de sociétés offshore ou de trusts, tantôt été versé
sous forme de commissions par les compagnies qui exploitent les
matières premières. Pourquoi la communauté internationale ne
réagit-elle pas ?

Pour un monde régulé


N’est-il pas venu, le temps où les démocraties occidentales vont
enfin tirer la conséquence inéluctable de cet état de fait ? La saisie
et la confiscation de ces grandes fortunes masquées, qu’elles soient
a minima le produit de la fraude fiscale ou – pire – le produit de
détournements ou de la corruption – sans oublier les trafics de
drogue et autres –, s’imposent dans une mondialisation renouvelée.
Cet argent doit être traqué par nos démocraties.
Pourquoi ne se concertent-elles pas pour mettre au pas les pays
refuges en les contraignant à jouer la transparence sous peine
d’embargo ou autres sanctions commerciales internationales ? Elles
doivent se réunir et réaliser collectivement la confiscation de ces
sommes considérables en ne laissant d’autre choix aux pays
récalcitrants que de coopérer sous peine de sanctions efficaces.
Seule une volonté politique collective déterminée peut aboutir.
C’était en filigrane le sens de l’appel de Genève, lancé voilà
maintenant près de vingt-cinq ans. Nous n’étions que quelques
juges et procureurs. Il est temps d’élargir l’action en exigeant des
pays refuges une transparence totale sur les avoirs des
ressortissants étrangers, où qu’ils se trouvent dans le monde, et de
mettre, enfin, la main sur l’argent de la fraude.

1. L’Obs, 15 janvier 2016.


2. Laurence Caramel, Le Monde, 28 septembre.
CHAPITRE XVII

Pour une réforme de la justice

À l’heure du bilan, je prends conscience que j’ai voulu relever un


défi majeur. Il me fallait prouver que la justice pouvait être
indépendante, égale pour tous et libre de toute pression exercée par
le pouvoir et la hiérarchie. Instruire en conscience, en ne
recherchant que la vérité ou du moins la réalité des faits. Quels
enseignements puis-je en tirer ?

L’émancipation
Mon parcours, jusqu’au début des années 2000, a été semé
d’embûches liées à la culture de soumission qui caractérisait le
fonctionnement de la justice financière. Ce manque d’indépendance
remonte à la Révolution. Elle ne voulait plus de ces Parlements qui,
sous l’Ancien Régime, ne se contentaient pas de rendre la justice.
Chargés d’enregistrer les édits royaux dans leurs provinces, ils
disposaient d’un droit de remontrance qui leur permettait de s’y
opposer, au motif qu’ils n’étaient pas conformes aux coutumes
locales, aux privilèges ou au droit antérieur. Les gens de robe
défendaient des intérêts de castes. Ils s’opposaient ainsi au pouvoir
central, représenté par le roi, auquel s’est substituée la nation.
Les fondements de notre système judiciaire ont été bâtis par
Napoléon. Il voulait des procureurs dociles, nommés par le pouvoir.
Il avait certes créé le juge d’instruction, mais celui-ci était noté par le
procureur de la République. Ce schéma a longtemps été conservé.
La soumission de la justice au pouvoir politique fut flagrante lorsque
apparurent des affaires mettant en cause des hommes politiques.
Que de scandales étouffés sous les précédentes Républiques ! Le
1 2
scandale de Panama et l’affaire Stavisky en sont la parfaite
illustration.
Lorsque j’hérite de l’affaire Boulin en 1979, l’irruption d’un juge
d’instruction dans une affaire politico-financière est inattendue et
a priori suspecte. Robert Boulin en fut manifestement convaincu,
puisqu’il reprocha au garde des Sceaux, dans un courrier posthume,
d’être resté passif en me laissant les mains libres. Un comble.
J’ai découvert à cette occasion que lorsqu’un juge s’intéresse à
un homme politique, il s’expose à des accusations malveillantes et
dénuées de tout fondement. J’ai subi le même sort en juillet 1992
lors du congrès du Parti socialiste de Bordeaux avec l’affaire Urba,
où je fus livré à la vindicte. Que dire de la machination orchestrée
par le pouvoir en 1995 visant le beau-père d’Éric Halphen, qui avait
le tort d’instruire un dossier impliquant le parti de Jacques Chirac ?
En 2006, le dossier Clearstream est monté en épingle. Pris au
piège d’un règlement de comptes entre deux candidats potentiels à
la présidence de la République, MM. de Villepin et Sarkozy, je fus
poursuivi devant un conseil de discipline. Les critiques des politiques
n’ont pas cessé contre des juges présentés comme irresponsables.
Cependant, que de chemin parcouru depuis 1979. Une véritable
révolution s’est opérée durant ces trente dernières années et la
justice, même si elle est régulièrement attaquée, présente
aujourd’hui un tout autre visage que celui qui était encore le sien au
e
début de la V République.
Cette métamorphose, amorcée dans les années 1970 avec
l’émergence du Syndicat de la magistrature, a été lente. Elle ne s’est
pas opérée sans heurts ni résistances. Elle est le fait d’une poignée
de juges d’instruction qui se sont opposés à des procureurs indignes
asservis au pouvoir. J’ose croire que ces bras de fer appartiennent
au passé. « Acceptons-en l’augure et osons espérer », comme l’écrit
Corneille.

La suspicion
Il ne faut cependant pas être naïf. Les affaires récentes
impliquant des partis politiques ou leurs dirigeants, de droite comme
de gauche, sont révélatrices de la persistance d’un climat de
suspicion à l’égard de la justice. Cette méfiance est liée à la tutelle
persistante du pouvoir sur les parquets. Les réformes statutaires
consacrant l’existence d’un véritable pouvoir judiciaire n’ont pas été
réalisées. La justice a, de fait, progressé sur le chemin qui mène
vers l’indépendance, mais ce mouvement est toujours réversible. Si
demain un pouvoir autoritaire gouverne la France, il disposera de
moyens suffisants pour faire en sorte que la justice rentre dans le
rang.
Ainsi, en dépit d’indéniables avancées, le maintien du lien entre
le garde des Sceaux et les procureurs suscite-t-il de violentes
attaques des partis dès lors qu’ils sont visés par des enquêtes.
Pourtant, lorsque ces mêmes partis sont au pouvoir, ils revendiquent
cette mainmise. Ils la justifient par la légitimité démocratique qui est
celle des élus à la différence des procureurs qui en sont dépourvus.
François Fillon et Jean-Luc Mélenchon ont un point commun :
tous deux font l’objet d’enquêtes et dénoncent l’action de la justice,
qui, selon eux, serait manipulée par le parti au pouvoir.
Le 25 janvier 2017, un article du Canard enchaîné met en cause
M. Fillon qui aurait versé ou fait verser des rémunérations pour une
activité fictive de son épouse. Le jour même, le Parquet national
financier diligente une enquête préliminaire. Ce parquet spécialisé
dans les affaires financières a vu le jour en 2014 sous la présidence
de François Hollande, à la suite de l’affaire Cahuzac. La gauche au
pouvoir voulait répondre à la polémique née de la découverte de la
détention d’un compte à Singapour par son ministre du Budget. Un
mois après les révélations de la presse, ce parquet ouvre une
information, confiée à trois juges d’instruction du pôle financier. Ces
derniers procèdent à la mise en examen du candidat François Fillon,
alors que la campagne présidentielle approche. La droite dénonce
depuis la célérité inhabituelle d’une justice qui aurait été soucieuse
d’éliminer son favori.
L’affaire rebondit en juin 2020, après l’audition publique de la
procureure financière, Mme Houlette, par une commission d’enquête
parlementaire. Elle révèle avoir subi des pressions de la procureure
générale pour ouvrir l’information. La magistrate confirme ainsi la
persistance du lien hiérarchique au sein du parquet. La polémique
est relancée : la procureure générale agissait-elle sur instructions du
ministre de la Justice, alors de gauche ?
Éric Ciotti, élu du parti Les Républicains, dénonce un parquet qui
traite d’affaires politiques visant essentiellement des partis de
l’opposition. Il estime que cette situation n’est pas saine et que les
choix du Parquet national financier à l’encontre de Nicolas Sarkozy
ou de François Fillon ont contribué à les éliminer.
Les juges d’instruction sont aussi suspectés. Qui les désigne, et
sur quels critères ? Devant cette même commission, le président du
tribunal, Jean-Michel Hayat, a dû s’expliquer sur les choix opérés
lors de l’attribution des dossiers. Il a confirmé que, dans des affaires
aussi emblématiques, il désignait tel ou tel juge de façon
discrétionnaire. Lors de cette même audition, il a également dû
fournir des éclaircissements sur sa propre situation, car il a
précédemment exercé des fonctions dans le cabinet ministériel de
Ségolène Royal, ministre socialiste.
Les perquisitions visant le siège du parti La France insoumise et
le domicile de Jean-Luc Mélenchon suscitent également en 2018 de
violentes diatribes à l’encontre du parquet, qui a piloté ces
opérations, cette fois-ci sans l’intervention d’un juge d’instruction. Le
procureur de Paris, nommé par le pouvoir, est accusé d’allégeance
par l’opposition. Les dirigeants de La France insoumise dénoncent
depuis une justice partisane aux ordres. Ainsi la suspicion persiste-t-
elle.

Les pouvoirs du parquet


Cette défiance est fondée sur les liens entre le parquet et le
ministre de la Justice. Elle est d’autant plus prégnante que les
pouvoirs des procureurs ont été considérablement élargis ces vingt
dernières années et qu’ils instruisent désormais eux-mêmes des
dossiers de plus en plus complexes.
Éliane Houlette a revendiqué l’exercice de ces nouvelles
prérogatives lors de son audition. D’une façon générale, elle
privilégiait l’enquête préliminaire conduite par ses vice-procureurs au
détriment de l’instruction. Elle avait le souci, expliqua-t-elle, de ne
pas saisir le juge d’instruction pour ne pas ralentir les investigations.
À la différence de l’enquête préliminaire, l’instruction accorde une
place importante à l’avocat. Le défenseur peut contester les
décisions du juge et les soumettre à la chambre d’instruction de la
cour d’appel. Il dispose de voies de recours, qu’il exerce souvent
pour des questions procédurales, ce qui a pour conséquence de
retarder l’instruction pendant des mois, voire des années.
Ce système doit être amélioré. Les voies de recours ne peuvent
être remises en cause car elles sont l’expression des droits de la
défense. Elles devraient cependant être limitées aux atteintes aux
droits de la personne. Quant aux délais liés à l’engorgement de la
chambre d’instruction, ils devraient également être sérieusement
raccourcis. Ces délais ont pour effet de retarder la tenue de
l’audience publique devant le tribunal, qui est une phase essentielle.
Je l’ai constaté dans l’affaire Karachi, que j’ai clôturée en juin 2014,
mais qui n’est venue devant le tribunal qu’en automne 2019.
Ainsi les dossiers financiers confiés par le parquet au juge
d’instruction diminuent-ils comme peau de chagrin. Peu à peu, le
procureur prend la place du juge d’instruction. Une nouvelle
polémique a ainsi récemment vu le jour dans un dossier médiatisé à
la suite des révélations faites par la presse.
En 2014, Mme Houlette ouvre une information sur la base
e
d’écoutes téléphoniques entre Nicolas Sarkozy et M Herzog.
Cependant, le parquet ouvre parallèlement une enquête préliminaire
sur des faits distincts. Les entretiens sur la ligne surveillée ayant
cessé, les enquêteurs suspectent une « taupe », un magistrat du
e
pôle financier ou un avocat, d’avoir informé M Herzog que la ligne
e
était écoutée par des policiers. Quelqu’un a-t-il prévenu M Herzog ?
Les résultats – négatifs – de cette enquête préliminaire ne seront
versés dans le dossier d’instruction que bien plus tard, avant
l’audience devant le tribunal. La défense en a eu connaissance.
Il est apparu que pour identifier la « taupe », les enquêteurs ont
examiné les listings des appels téléphoniques, appelés fadettes, de
plusieurs avocats parisiens et même géolocalisé certains d’entre
eux. Ils ont aussi épluché les fadettes des magistrats du pôle
financier. Dès que je l’ai su, j’ai fait part de ma vive réprobation à la
procureure et au président du tribunal.
Lorsque la presse révèle l’affaire, les avocats dénoncent à juste
titre des atteintes au secret professionnel, secret absolu qui recouvre
la relation entre l’avocat et le client et commence par la protection du
nom du client lui-même. C’est un pilier des droits de la défense, la
garantie d’un procès équitable et l’un des fondements d’un État
démocratique.
Cet exemple montre bien que des dérives existent. Les fadettes,
contrairement aux écoutes téléphoniques, même si elles sont
attentatoires au secret professionnel, ne sont pas aujourd’hui
encadrées par la loi. Il appartiendra à la Cour de cassation et, le cas
échéant, à la Cour européenne des droits de l’homme, de se
prononcer.

L’indépendance nécessaire du parquet


C’est la première réforme qui doit être entreprise. Le législateur
doit clarifier la position du parquet, structure hiérarchisée, qui
dispose de pouvoirs de plus en plus étendus. Le procureur rend
compte au procureur général et lui adresse régulièrement des
rapports qui portent non seulement sur la politique pénale, mais sur
des affaires particulières. Le procureur général rend compte à son
tour au ministère de la Justice, plus précisément à la Direction des
affaires criminelles et des grâces, soumise à la tutelle du cabinet du
garde des Sceaux. Certes, le ministre ne peut plus, depuis 2013,
délivrer d’instructions dans des affaires individuelles, mais il dispose
de pouvoirs considérables.
Le garde des Sceaux continue en effet à gérer la carrière de la
plupart des magistrats, y compris ceux du siège, et à nommer les
magistrats du parquet. Seule la nomination des hauts magistrats du
siège relève exclusivement du Conseil supérieur de la magistrature.
Le lien hiérarchique du parquet existe à tous les niveaux dans un
État fondamentalement jacobin. Un substitut ou un vice-procureur
n’a pas d’autonomie par rapport au procureur au nom duquel il agit.
Ce dernier peut à tout moment lui donner des instructions ou le
dessaisir d’un dossier. Un procureur peut ne pas vouloir contrarier le
pouvoir susceptible d’entraver sa carrière…
Il me paraît donc nécessaire de couper le cordon ombilical qui
relie le parquet au ministre de la Justice. Aucun pouvoir politique,
qu’il soit de droite ou de gauche, n’a voulu le faire. Le pouvoir justifie
le maintien de ce lien par le rôle du garde des Sceaux qui définit une
politique pénale et la met en œuvre en adressant des circulaires
générales aux parquets.
Pourquoi lier cette prérogative à la question épineuse du statut
des procureurs ? On peut parfaitement concevoir qu’un procureur
soit tenu d’appliquer les circulaires du ministre, qui présentent un
caractère général, tout en bénéficiant d’un statut lui garantissant une
indépendance totale. Le ministre de la Justice tient en effet sa
légitimité de l’élection puisqu’il est membre d’un gouvernement
responsable devant le Parlement.
La question du statut du parquet pose celle, plus large, de
l’indépendance de la justice. Veut-on, au pays de Montesquieu, un
véritable « pouvoir judiciaire » détaché du ministre de la Justice et
non plus une simple « autorité judiciaire » dont le garant n’est autre
que le président de la République ?
Mais quels seraient les fondements d’un tel pouvoir ? Juges et
procureurs ne sont pas élus par le peuple. Ils ne bénéficient pas
d’une assise démocratique. Ils sont simplement placés sous le
contrôle du Conseil supérieur de la magistrature. C’est à ce niveau
que le contrôle démocratique doit s’exercer.

La réforme du Conseil supérieur


de la magistrature
Quelle est la légitimité du Conseil et qui le compose ? Figurent
en son sein des magistrats et des personnalités extérieures à la
magistrature. Ils sont au nombre de quinze pour chacune des deux
formations compétentes pour les procureurs et les juges.
Les magistrats sont élus par leurs pairs. Cependant le mode de
scrutin actuel, fondé sur l’existence de plusieurs collèges de
magistrats, a pour effet d’accorder à la hiérarchie judiciaire une
surreprésentation. Quatre postes sur sept sont réservés
respectivement à la Cour de cassation, aux chefs de cour et aux
chefs de tribunaux. Les magistrats de « base » sont minoritaires. Le
Conseil est présidé par le premier président de la Cour de cassation.
Quant aux huit personnalités extérieures, elles devraient être
largement majoritaires et constituer le reflet de la société civile et
des citoyens. Ce n’est qu’à cette condition que le Conseil peut
asseoir sa légitimité au regard de l’exigence démocratique. Six
d’entre elles sont nommées par le président de la République, le
président de l’Assemblée nationale et le président du Sénat.
Pourquoi réserver ce pouvoir aux seuls présidents ?
J’ai toujours considéré que toute réforme devait faire table rase
des deux fléaux qui empoisonnent la justice : le lien avec le pouvoir
et le corporatisme. Or, le pouvoir exerce une tutelle sur les
procureurs. De plus, le garde des Sceaux gère, pour une large part,
la carrière des magistrats via la direction des services judiciaires.
Quant à l’autogestion par les magistrats eux-mêmes, c’est une
solution à proscrire. Le corporatisme, c’est l’entre-soi. Il entretient les
pouvoirs d’une hiérarchie écrasante. Seul un Conseil rénové,
représentatif de l’ensemble de la société civile, devrait disposer du
pouvoir de nomination des juges et des procureurs et gérer leur
carrière.
L’unité du corps procureurs-juges m’est apparue particulièrement
forte lors de ma formation à l’École nationale de la magistrature. La
formation est commune et, à la sortie de l’École, chacun peut choisir
un poste indifféremment au parquet ou au siège. Je me souviens de
l’insistance des enseignants sur la bonne entente nécessaire entre
le parquet et l’instruction, appelés à travailler ensemble. Mon maître
de conférences sur les fonctions du parquet nous exposait tous les
avantages liés à cette concorde qui permettait de faire progresser
les investigations.
Il est évident que dans cette organisation, la position de l’avocat
est inférieure. Les avocats dénoncent régulièrement la place
privilégiée qu’occupe le parquet au stade de l’instruction. Aussi est-il
nécessaire de procéder à un rééquilibrage. À cet égard, la récente
nomination par le garde des Sceaux d’une avocate à la direction de
l’École constitue une avancée majeure. Il m’apparaît souhaitable que
les écoles de formation des avocats procèdent de même et intègrent
des magistrats dans leur management.
Enfin, une dernière réforme consisterait à séparer définitivement
les procureurs des juges. Un jeune magistrat pourrait certes, les
premières années, aller de l’un à l’autre, ce qui est formateur. Il
devrait ensuite faire un choix entre les deux fonctions. Est-il normal
que des hauts magistrats du siège aient occupé des postes de
premier plan au parquet, au ministère de la Justice ou soient passés
dans des cabinets ministériels ? Cette confusion des genres ne peut
qu’entretenir la suspicion.
Ainsi, des réformes de fond s’imposent afin de rétablir la
confiance des citoyens dans la justice : l’indépendance des
procureurs, l’ouverture du Conseil supérieur de la magistrature à la
société civile, le transfert des services du ministère de la Justice
chargés de la surveillance des tribunaux et de la carrière des
magistrats à ce Conseil auquel serait rattachée l’inspection,
l’ouverture de l’École nationale de la magistrature, la séparation des
carrières des procureurs et des juges.

1. Affaire de corruption liée au financement du canal de Panama à la fin du


e
XIX siècle. De nombreux hommes politiques français étaient impliqués.
2. Alexandre Stavisky bénéficiait de relations et d’appuis politiques. Il fut
poursuivi pour escroquerie après avoir émis pour des sommes importantes de
faux bons du Crédit municipal de Bayonne. Ce scandale aboutit aux émeutes
antiparlementaires du 6 février 1934.
ÉPILOGUE

L’indépendance d’esprit

Je reste persuadé que l’indépendance n’est pas uniquement liée


à des protections statutaires. Ce qui est fondamental, c’est
l’indépendance d’esprit du magistrat. Elle se manifeste à l’égard du
pouvoir, mais aussi face à la pression médiatique, vis-à-vis de
laquelle il doit garder ses distances. La justice doit se donner le
temps de la réflexion et vérifier le bien-fondé d’accusations qui
peuvent être proférées ou insinuées. Le temps médiatique n’est pas
le temps judiciaire. Le juge n’intervient pas dans l’urgence et ne doit
jamais perdre de vue qu’il est le gardien des libertés individuelles.
Certes, il dirige l’action des enquêteurs qui agissent en son nom.
Ceux-ci sont chargés de faire des perquisitions, de saisir des
documents, de les analyser, de placer des écoutes téléphoniques,
d’entendre les suspects souvent sous le régime de la garde à vue.
Toutes ces mesures sont intrusives. Le magistrat doit exercer un
contrôle sur l’étendue des recherches et respecter un principe de
proportionnalité. C’est à lui de prendre les décisions importantes,
d’orienter les investigations et de tirer les conclusions des éléments
de l’enquête. Combien de fois me suis-je opposé aux sollicitations
des enquêteurs pour une perquisition ou une garde à vue ?
Occasionnellement, j’ai participé à des perquisitions. J’ai toujours
limité les saisies aux documents importants pour l’enquête et exigé
un tri préalable sur place. C’est à ce seul prix que le principe
d’efficacité se concilie avec celui du respect des droits de la
personne. J’ai aussi été attentif avec les enquêteurs sur la pose
d’écoutes téléphoniques. Elles ont leur utilité dans des dossiers
complexes, mais doivent s’inscrire dans une logique d’enquête et
intervenir à bon escient. Et à cet égard, jamais il ne me serait venu à
l’idée d’écouter un avocat ou de me faire communiquer ses fadettes,
hormis l’hypothèse où il serait apparu, préalablement, au vu
d’indices probants, qu’il ait lui-même participé à des actes
délictueux. Il m’est arrivé d’être informé par des enquêteurs qu’ils
avaient intercepté, incidemment, les conversations d’un suspect
avec son avocat. Ce type de situation m’a toujours gêné. Je ne
voulais pas en entendre parler. Mes consignes étaient claires : il
n’était pas question d’en faire état et de les transcrire.
Le juge d’instruction est aussi un arbitre. C’est toute la difficulté
de cette fonction, que j’ai trouvé passionnante dans l’exercice de ses
propres contradictions. Véritable Janus judiciaire, il dirige l’action des
enquêteurs tout en assurant l’exercice des droits de la défense.
C’est l’équilibre entre ces deux principes que j’ai voulu assurer. C’est
ma conception du métier. J’ai essayé, dans la mesure du possible,
d’instruire de façon impartiale. Je soumettais les résultats de
l’enquête au principe de la contradiction lors des interrogatoires. Il
m’appartenait d’écouter et d’apprécier la pertinence des déclarations
des personnes poursuivies et les observations de leurs avocats. La
recherche de la vérité requiert une profonde humilité.
Le doute dans l’exercice de ces fonctions doit être permanent,
c’est pourquoi je me suis efforcé de comprendre sans m’enfermer
dans des certitudes. Philippe Bilger, qui fut un magistrat du parquet
talentueux, a parfaitement défini les limites de l’exercice. Il distingue
en effet le justicier et le juge : le justicier fait tout pour s’emparer
d’une conviction au nom d’une conception absolutiste de la justice ;
le juge, lui, agit au nom du droit.

Un dialogue continu
Le danger, en effet, c’est de se laisser emporter par ses a priori,
sa subjectivité, ses convictions et aussi ses propres affects. Le
bureau du juge d’instruction est un espace confiné, les auditions se
déroulent dans un huis clos propice aux échanges et aux
confidences. Le juge est amené, dans des affaires complexes, à
rencontrer la personne mise en examen et son avocat à de multiples
reprises pour des entretiens souvent longs. Il se crée alors une
empathie que j’ai ressentie.
J’avais pour habitude de laisser mon interlocuteur s’exprimer
librement lors du premier interrogatoire. « Monsieur, vous et votre
avocat avez pris connaissance du dossier et des éléments qui m’ont
conduit à vous mettre en examen. Quelles sont vos observations ? »
Chaque fois, j’étais impatient de connaître ses arguments. Allait-il
mettre au jour des failles dans l’enquête et me convaincre de son
innocence ? Comment allait-il s’y prendre ? Le dossier paraît solide,
mais quelle est sa version des faits ? Et puis commençait un long
monologue. Je n’intervenais pas, sauf parfois pour le ramener dans
le vif du sujet. Souvent même, je le laissais dicter lui-même ses
déclarations à ma greffière qui les enregistrait. Je pouvais le faire
avec des personnes capables d’exprimer une pensée claire.
Concentré sur ses propos et dégagé de l’obligation de les transcrire
moi-même, je l’écoutais et réfléchissais. L’avocat intervenait parfois,
en mettant en garde son client contre des paroles qui pouvaient être
mal interprétées. J’évitais tout incident.
Puis venait le temps du dialogue. Ayant intégré les arguments de
la personne mise en examen, je commençais à lui opposer les
éléments de l’enquête. C’est comme dans un jeu d’échecs.
J’abattais progressivement mes cartes. Que répondait-il à tel
élément infirmant ses déclarations ? L’enquête résistait-elle à ses
explications ? Je cherchais la faille, si tant est qu’elle existât. Elle
pouvait apparaître dans l’enquête. Un non-lieu se dessinait alors.
Elle pouvait aussi à l’inverse se révéler dans la thèse qu’il soutenait.
Lorsqu’il éludait une question par exemple, ou lorsqu’il m’entraînait
sur des chemins de traverse. Lorsque je décelais ses manœuvres,
j’insistais. « Oui, mais que répondez-vous à la question précise que
je vous pose ? » Au fur et à mesure que nous progressions ainsi,
des tensions pouvaient survenir. Pris parfois dans ses
contradictions, il pouvait s’emporter. Je le rappelais à l’ordre,
poliment mais froidement. Le positionnement de l’avocat était
variable dans ces moments de fébrilité. Tantôt il restait coi, laissant
les échanges directs entre le juge et son client se poursuivre, tantôt
il intervenait dans le débat. Il pouvait ainsi soutenir la parole de
l’intéressé mais aussi, agacé, l’interpeller vivement en ces termes :
« Vous ne répondez pas à la question de M. le juge, répondez ; on
est là pour s’expliquer » ; je le laissais faire.
Parfois, excédée, la personne poursuivie, poussée dans ses
retranchements, continuait à s’emporter et haussait le ton. Dans ces
moments paroxystiques, je suspendais l’entretien et l’invitais à se
retirer dans le couloir avec son conseil. Je croisais alors le regard de
cet avocat conscient que lui revenait la tâche de calmer son client.
Après la suspension, qui pouvait durer une demi-heure, tous deux
revenaient et la sérénité aussi… jusqu’à l’incident suivant.
Il m’arrivait aussi de prendre l’initiative d’une interruption en
dehors de toute tension. Je la prescrivais lorsque je sentais que
l’avocat, quoique muet, prenait conscience de l’inadéquation de la
parole de son client au regard des éléments accablants du dossier. Il
me semblait qu’un échange entre eux pouvait s’avérer utile avant de
poursuivre la discussion. J’ignorais bien sûr la teneur de l’aparté qui
s’ensuivait à l’extérieur de mon cabinet. À la reprise, je pouvais
percevoir une évolution du discours ou au contraire un maintien des
dénégations.
Je m’investissais totalement dans cet exercice. J’avais pour
habitude de venir à pied le matin et de traverser Paris. Rejoindre le
pôle financier, dans le quartier de l’Opéra, était un privilège. Je
traversais la Seine sur la passerelle Solférino, passant parfois
devant le siège du Parti socialiste où j’étais entré en 1992. Un clin
d’œil de l’histoire. Puis les Tuileries et leurs allées d’arbres
m’offraient un vrai moment de paix. Lorsque je contemplais les
façades de la place Vendôme et que ma pensée s’égarait, surgissait
parfois inopinément une question ou une réponse restée dans
l’ombre. J’aimais cette déambulation matinale propice à la réflexion.
Le dialogue a été au cœur de mon métier. Lorsque j’étais en
terminale, la philosophie fut une véritable révélation. En particulier
les dialogues de Socrate qui, imperturbable et sur le seul fondement
de la discussion, parvenait systématiquement à mettre son
interlocuteur face à ses contradictions et à lui montrer que
contrairement à ce qu’il prétendait, il ne savait rien. C’est dans cet
esprit que j’abordais les interrogatoires. Simplement la finalité n’était
pas la même, puisqu’il fallait mettre au jour une forme de vérité.
Ces interrogatoires s’étalaient sur des mois, mais ils avaient une
fin. Il est arrivé, alors que j’indiquais que c’était le dernier
interrogatoire avant la clôture du dossier, que mon interlocuteur
manifeste une surprise, voire une angoisse, celle d’une séparation :
« Comment, me disait-il, c’est la dernière fois que nous nous
voyons ? » Ce qui est étrange, c’est que ces paroles pouvaient être
prononcées par des personnes qui s’étaient montrées virulentes à
mon égard pendant les auditions.
De mon côté, j’ai vécu aussi la fin des dossiers dans lesquels je
me suis beaucoup investi comme une rupture à laquelle je n’étais
pas insensible. Il me fallait tourner la page et me dessaisir de
l’affaire qui ensuite m’échappait. Je suivais de loin les procès qui
s’ensuivaient, mais je prêtais une attention particulière aux comptes
rendus et débats dans la presse.
Il m’était impossible de me mettre à la place du tribunal car
j’aurais été incapable de juger une personne avec laquelle s’était
construite une relation si singulière. Instruire n’est pas juger.
Toutefois le sentiment de vide laissé par un dossier était vite comblé
par l’instruction de nouveaux dossiers tout aussi importants. C’est
sans doute là la principale caractéristique de mon parcours, la
succession d’affaires complexes.

Chère indépendance
Parvenu au terme de ces quarante-quatre années passées au
service de la justice, dont je ne connaissais que les idéaux lorsque je
me suis engagé, je ne regrette rien. J’ai accompli la tâche que je
m’étais fixée. Le parcours a été chaotique mais l’exigence de justice
l’a emporté. Ces pages en sont le témoignage.
Pris dans un mouvement d’envergure qui a vu, en Europe, les
juges s’émanciper de toute tutelle, j’ai traversé une époque
charnière passionnante et, même s’il reste des zones d’ombre, je
suis convaincu que celles-ci peu à peu prendront la lumière elles
aussi. Dans une démocratie, tout citoyen doit pouvoir s’adresser à la
justice, laquelle doit être égale pour tous. Elle ne saurait davantage
intervenir au service d’une idéologie. Si un magistrat se voit confier
la lourde tâche d’instruire, sa première mission consiste à écouter et
à douter. J’ai essayé de porter ma pierre à l’édifice et, contrairement
à ce qu’ont prétendu mes pourfendeurs, respecté à tout moment le
serment de loyauté auquel j’ai adhéré dès le premier jour.
Enfin, la dimension internationale de mes dossiers m’a interpellé
sur le phénomène de la mondialisation. J’ai conclu de cette
expérience que la justice ne saurait y rester étrangère. Elle doit être
présente à l’échelle planétaire et s’exercer hors des frontières. Ce
défi est essentiel et doit être relevé. Je ne doute pas que la justice
internationale finisse par prendre son envol. Hegel n’enseignait-il
pas que la raison se réalisait dans l’histoire ?
L’histoire est en marche. J’ai régulièrement accueilli dans mon
cabinet des élèves avocats, des jeunes magistrats et des étudiants.
La transmission m’est toujours apparue essentielle. J’ai trouvé chez
tous ces jeunes, épris de valeur, une vraie créativité et un bel
enthousiasme. Nos échanges ont été riches.
Je me souviens d’une étudiante en droit qui préparait le concours
de la magistrature. J’étais très occupé et ne pouvais lui consacrer
beaucoup de temps. Je lui confiais un dossier de blanchiment
complexe avec des ramifications en Suisse et au Liban en lui
demandant d’en rédiger la synthèse. Dix tomes qu’il fallait résumer
en dix pages. Elle me fit observer que c’était son premier dossier.
« Peu importe, lui répondis-je, vous verrez que c’est un dossier
intéressant. » Je lui fournis quelques clés et lui remis, à titre
d’exemple, une synthèse que j’avais établie dans une autre affaire.
Quelque temps plus tard, elle me remit son rapport. Il comportait des
incohérences et l’approche du sujet était confuse. Je lui en fis part.
Elle revint ultérieurement avec un nouveau projet que je parcourus. Il
ne me convenait toujours pas. Lors de la discussion qui s’en est
suivie, elle m’a posé des questions pertinentes. Elle progressait
dans sa réflexion. Elle se remit au travail.
Un matin, arrivé de bonne heure, j’aperçus sur mon bureau son
dernier rapport, qu’elle avait dû déposer la veille au soir. J’y jetais un
œil. Puis je le lus en détail. Le style était limpide, l’enchaînement des
thèmes évoqués logique, la démonstration pertinente. Elle avait non
seulement analysé les pièces du dossier, mais aussi effectué des
recherches approfondies en source ouverte ; elle avait noté les
références des documents découverts et les avait joints en annexe.
Je n’avais rien à ajouter. C’était parfait.
Quelques mois plus tard, elle me téléphona pour m’aviser qu’elle
venait d’être reçue au concours de la magistrature. Je me suis dit ce
jour-là que la relève était assurée. La jeune génération saura
reprendre le flambeau de la justice et faire face aux nouveaux défis
auxquels elle est confrontée.
On m’a souvent posé la question de savoir quel était le dossier
qui m’avait le plus marqué. À chaque fois, j’étais contraint de
réfléchir et souvent je ne pouvais répondre autrement qu’en citant
plusieurs affaires. Aujourd’hui, l’écriture de ce livre m’a emmené sur
les chemins de la rétrospective en même temps que ceux de
l’introspection. Et désormais je peux enfin mettre un nom sur l’affaire
qui m’a le plus affecté ; il s’agit de la première, celle que j’ai connue
si jeune. J’ai rencontré par la suite d’autres turbulences qui ne furent
que des répliques de ce qui avait été un séisme.
Seul le sentiment profond d’avoir accompli mon devoir m’a
permis de surmonter cette épreuve. Un acte fondateur.
DES MÊMES AUTEURS

RENAUD VAN RUYMBEKE


Le juge d’instruction, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2008.

JEAN-MARIE PONTAUT
La Grande Cible (1961-1964). Les secrets de l’OAS, avec François Caviglioli,
Mercure de France, 1972.
Enquête sur les affaires d’un septennat, avec Jacques Derogy, Robert Laffont,
1981.
Enquête sur les mystères de Marseille, avec Jacques Derogy, Robert Laffont,
1984.
Enquête sur trois secrets d’État, avec Jacques Derogy, Robert Laffont, 1986.
Enquête sur un carrefour dangereux, avec Jacques Derogy, Fayard, 1987.
L’État hors la loi, avec Francis Szpiner, Fayard, 1989.
L’Attentat. Le juge Bruguière accuse Khadafi, Fayard, 1992.
Investigation, passion. Enquête sur trente ans d’affaires, avec Jacques Derogy,
Fayard, 1993.
Enquête sur les ripoux de la côte. De l’affaire Médecin au meurtre de Yann Piat,
avec Jacques Derogy, Fayard, 1994.
Agent secrète, avec Dominique Prieur, Fayard, 1995.
Les Oreilles du Président, suivi de La Liste des 2 000 personnes « écoutées » par
François Mitterrand, avec Jérôme Dupuis, Fayard, 1996.
Enquête sur l’agent Hernu, avec Jérôme Dupuis, Fayard, 1997.
L’Homme qui en sait trop. Alfred Sirven et les milliards de l’affaire Elf, avec Gilles
Gaetner, Grasset, 2000.
Enquête sur la mort de Diana, avec Jérôme Dupuis, Stock, 2001.
Ils ont assassiné Massoud, avec Marc Epstein, Robert Laffont, 2002.
Demi-lune (roman), Fayard, 2005.
Règlement de comptes pour l’Élysée. La manipulation Clearstream, avec Gilles
Gaetner, OH ! Éditions, 2006.
Seul face à la justice américaine. Jean Peyrelevade accuse, avec Jean
Peyrelevade, Plon, 2006.
Chronique d’une France occupée. Les rapports confidentiels de la gendarmerie,
Michel Lafon, 2008.
Ce que je n’ai pas pu dire, avec Jean-Louis Bruguière, Robert Laffont, 2009.
Lila. Être esclave en France et en mourir, avec Dominique Torres, Fayard, 2010.
Affaire Merah. L’enquête, avec Éric Pelletier, Michel Lafon, 2012.
Qui a tué le juge Michel ?, avec Éric Pelletier, Michel Lafon, 2014.
e
Les Grandes Affaires de la V République, avec Philippe Broussard, Presses de la
Cité, 2015 ; Tallandier, « Texto », 2019.
Un si cher ami. François Mitterrand et Patrice Pelat, les pièges de la fidélité, avec
Dominique Torres, Michel Lafon, 2016.
e
Sous les jupes de la V République. Politiques, prostituées, policiers. Enquête sur
des liaisons dangereuses, Tallandier, 2017.
L’Affaire de leur vie. Confessions des grands flics de la PJ, Tallandier, 2020.
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