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Renaud Van Ruymbeke - Mémoires D'un Juge Trop Indépendant
Renaud Van Ruymbeke - Mémoires D'un Juge Trop Indépendant
EAN : 979-10-210-4411-1
Baptême du feu
Visite surprise
C’est le petit matin, Tournet ouvre la porte. C’est mon premier
contact avec lui. Il est en robe de chambre. Je lui explique le motif
de ma présence. Il me demande l’autorisation de prendre une
douche pour être présentable. J’ai hâte de sortir de cette situation
délicate où je le surprends dans son intimité.
Il réapparaît quelques instants plus tard, habillé et rasé. C’est un
homme affable, la soixantaine, les cheveux blancs ondulés. Avec
une assurance dont il ne se départira pas, il me fait d’emblée
comprendre qu’il a des relations haut placées. Il regarde avec une
certaine condescendance ce jeune juge et s’étonne de la relance
brutale de cette vieille histoire de terrains. Pourquoi cette
perquisition inutile alors même qu’il tient tous les documents à ma
disposition et qu’il suffisait de les lui demander ? Il n’a rien à cacher
dans cette affaire dont il se dit « la première victime ». Il paraît
sincère. Dois-je être dupe ?
Son aplomb me déconcerte et en même temps m’intrigue. Je
procède avec l’inspecteur à la fouille de son appartement, luxueux et
moderne. Je trouve alors la correspondance qu’il entretient avec
« son ami Robert Boulin ». Je m’aperçois qu’il garde précieusement
un double de chacune des lettres qu’il envoie au ministre. Le plus
souvent, elles sont tapées à la machine, parfois complétées d’une
observation de sa main. Il conserve aussi les courriers que lui
adresse Robert Boulin. Cette découverte ne semble pas l’affecter
outre mesure et j’ai le sentiment qu’il l’a en réalité anticipée.
J’examine avec curiosité cet important courrier. Deux documents
en particulier retiennent mon attention. Le premier est un mot
manuscrit de Robert Boulin, daté du 11 juillet 1974, c’est-à-dire une
semaine avant qu’il n’achète son terrain à la société Holitour. Le
ministre écrit à Tournet : « Il me paraît indispensable que les
contentieux judiciaires soient purgés ou transigés car il semble que
tout le monde sache que Holitour = Tournet. » Je suis surpris. Robert
Boulin savait donc que la société suisse Holitour n’était qu’un écran
qui masquait Tournet.
Le second, beaucoup plus long, est une lettre dactylographiée.
Plus compromettante encore, elle a été envoyée par Tournet au
ministre le 26 février 1979, soit quelques mois avant la perquisition.
Le ton péremptoire aux accents menaçants me frappe.
Chèque au porteur
D’autres interrogatoires suivront. Rapidement, Tournet affirme
que la vente des deux hectares à Robert Boulin pour le prix de
40 000 francs est un don déguisé, comme il l’écrivait dans la lettre
saisie chez lui. Si Robert Boulin a bien versé l’argent chez le notaire,
Tournet soutient avoir, en sous-main, remboursé le ministre en lui
remettant un chèque au porteur d’un montant de 40 000 francs. Un
chèque au porteur ne fait pas apparaître le nom du bénéficiaire. Il a
vocation à être encaissé en espèces par toute personne qui se
présente à la banque avec le chèque. Tournet ajoute qu’il en détient
la preuve car il conserve chez lui les talons de tous ses chéquiers.
J’hésite avant de retourner chez lui. Je suis méfiant, craignant
une manipulation de sa part. Pourtant, il me faut vérifier s’il dit la
vérité. Je décide en conséquence de faire une seconde perquisition
dans son appartement, en sa présence. Il va falloir l’extraire de la
maison d’arrêt et demander à des gendarmes de l’emmener à
Neuilly où je les retrouverai avec M. Delacour. Cette seconde
perquisition est bien différente de la première, réalisée à la surprise
de Tournet. Cette fois-ci, même s’il vient escorté de gendarmes, il
guide les opérations. Il sait où se trouve le document recherché. Sûr
de lui, ouvrant une armoire bien rangée, il me tend un chéquier de la
Banco Popular Español. Le talon d’un chèque porte la mention :
« 40 000 porteur R. Bin. » J’en prends acte.
Des vérifications vont montrer que ce chèque au porteur a été
encaissé en espèces au guichet de cette succursale le jeudi
13 février 1975. Ces éléments confortent les termes de la lettre
qu’avait adressée Tournet à Robert Boulin et ses déclarations sur le
don du terrain. Encore faut-il s’assurer qu’il ne s’agit pas d’une
manipulation et que Robert Boulin s’est bien présenté à la banque
de Tournet.
La banque espagnole, interrogée, explique que lorsqu’une
personne se présente au guichet pour encaisser un chèque au
porteur, elle doit produire une pièce d’identité dont la mention est
portée au dos du chèque. Le chèque de 40 000 francs ne portant
aucune mention, il est donc probable que c’est le titulaire du compte
lui-même, Tournet, qui a encaissé son propre chèque et retiré les
espèces. Ces vérifications me laissent perplexe. Si Tournet a
encaissé le chèque et reporté sur le talon la mention « R. Bin », il a
pu se ménager une fausse preuve destinée à piéger le ministre.
Mais en ce cas, pourquoi parle-t-il dans sa lettre au ministre du don
du terrain ?
Je mesure alors que des investigations complémentaires
s’imposent. Elles vont prendre du temps. De plus, l’affaire est
ancienne. Je ne peux envisager de maintenir Tournet en détention
plus longtemps. Quelques semaines après l’avoir incarcéré,
j’accepte sa demande de mise en liberté. Je lui impose une caution
de 500 000 francs, qu’il versera en deux fois, comme s’y est engagé
e
son avocat, M Bernard Cahen, un homme de parole. Je lui retire
son passeport et, d’ailleurs, Tournet se présentera ultérieurement à
tous les actes d’instruction.
Durant sa détention, Henri Tournet a adressé depuis la maison
d’arrêt de Caen une lettre au ministre en lui demandant de venir
témoigner sur son honnêteté 1. Durant l’été il écrira à trois reprises
au président de la République. Quant à Robert Boulin, il rencontre
Alain Peyrefitte le 18 juin, révèle son fils. « Il n’a jamais été question
pour mon père de demander à Peyrefitte d’intervenir auprès du juge,
mais de savoir ce que voulait le juge. » Pourquoi Robert Boulin n’a-t-
il pas chargé son avocat, ce qui aurait été une démarche normale,
de prendre directement contact avec moi ? Pourquoi s’adresse-t-il
au garde des Sceaux ?
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Dans sa biographie d’Alain Peyrefitte , Jean-Claude Michaud,
qui fut son collaborateur, raconte qu’après l’été, un conseiller de
M. Peyrefitte a rendu visite à Robert Boulin à Libourne pour lui
annoncer que j’avais en main le talon du chèque au porteur portant
la mention « R. Bin ». Pratiques d’un autre âge.
Révélations posthumes
Pour savoir si Robert Boulin a perçu les 40 000 francs en
espèces comme le prétend Tournet, je demande le 15 octobre 1979
les relevés de son compte à la BNP de Libourne, ville dont le
ministre du Travail est l’ancien député-maire. La réquisition part de
mon cabinet quinze jours avant la mort de Robert Boulin. J’agis dans
le plus grand secret. Je n’en informe pas le parquet, la loi ne m’y
contraint pas. Je reçois la réponse de la banque quelques jours
après sa disparition : le ministre a en effet déposé 40 000 francs en
espèces sur son compte le 14 février 1975, soit le lendemain même
du jour où le chèque au porteur a été encaissé sur le compte de
Tournet. Une révélation.
La coïncidence de date, le don du terrain qu’évoque Tournet
dans sa lettre au ministre, la mention sur le talon du chéquier sont
autant d’éléments concordants qui ne laissent que peu de place au
doute : le dépôt de ces espèces par le ministre sur son propre
compte constitue la pièce manquante du puzzle. Et surtout, je fais
immédiatement le rapprochement avec le geste du ministre. Jean-
Claude Michaud révèle que le week-end précédant sa mort, Robert
Boulin s’est rendu à Libourne où il a rencontré le directeur de la
BNP. L’a-t-il informé de ma réquisition ? Le ministre aurait-il alors
compris que l’enquête allait infirmer ses dénégations ? Dans sa
lettre posthume, Robert Boulin écrit :
Au casino de Saint-Amand-les-Eaux
Lundi 26 novembre 1979, je reçois une lettre de Mme Rolande
Rachez-Stromberg qui évoque un comportement frauduleux de
Tournet vis-à-vis de sa mère, Suzanne Rachez, l’ancienne
propriétaire du casino de Saint-Amand-les-Eaux, petite ville thermale
du Nord. Elle raconte qu’en 1963, Tournet gagne la confiance de sa
mère qui le nomme administrateur de la société exploitant le casino,
la Société fermière des eaux et boues de Saint-Amand. L’année
suivante, Tournet propose à Suzanne Rachez d’acquérir des terrains
à Ramatuelle pour réaliser une opération immobilière. En avril 1964,
il se rend sur les lieux avec la fille de Suzanne Rachez. Robert
Boulin est présent. À quel titre celui-ci se déplace-t-il ? Est-il
intéressé par une parcelle du domaine qu’il achètera à son ami dix
ans plus tard ? Nul doute que Tournet veut impressionner
Mme Rachez en faisant venir Robert Boulin.
Toujours est-il que Suzanne Rachez décide d’acheter le domaine
et donne procuration à Tournet pour la représenter chez le notaire.
Mais Tournet détourne les chèques qu’elle lui a remis pour cet achat
et acquiert lui-même en son propre nom les terrains. C’est ce
domaine, enrichi par de nouvelles acquisitions, qu’il vendra en 1973
aux Normands. Le courrier que je reçois fait également état d’une
intervention de Robert Boulin. Tournet a en effet proposé à Suzanne
Rachez, en sus des terrains, de développer le casino de Saint-
Amand-les-Eaux. À cette fin, la Société fermière a sollicité un prêt de
5 millions de francs suisses, soit 12,5 millions de francs, auprès
d’une banque de Lausanne. Un tel prêt, compte tenu de son
montant, ne pouvait être obtenu qu’avec la caution du département
et d’une banque. Le directeur du Crédit agricole du Nord, Pierre
Prunet, refuse dans un premier temps de donner la caution de la
banque mais s’y résoudra à la suite de l’intervention de Robert
Boulin auprès du directeur général du Crédit agricole à Paris.
Les échéances du prêt suisse ne sont cependant pas honorées.
Inquiet, M. Prunet alerte alors la direction générale. Apprenant cette
démarche, Tournet le poursuit en diffamation et en appelle à Robert
Boulin, comme le révèle une lettre qu’il a adressée le 11 novembre
1972 au ministre :
Mon cher Robert, tu as été très aimable de voir
M. Mayoux [le directeur national de la banque]. Le Crédit
agricole du Nord lance contre moi une nouvelle procédure
abusive et, cette fois, je suis bien décidé à mettre un terme
à cette affaire scandaleuse. Je préférerais que ce soit sans
fracas excessif et c’est pourquoi tes « bons offices » me
sont précieux. Je t’en remercie.
Épilogue
L’instruction de la vente des terrains de Ramatuelle étant
achevée, je transmets le dossier à la chambre d’accusation qui, par
arrêt du 9 juillet 1980, renvoie Tournet et le notaire Groult devant la
cour d’assises pour faux en écriture publique.
L’arrêt, qui sera lu publiquement lors du procès, conclut, au sujet
de la vente Holitour-Boulin, que « l’acte qualifié de vente est en
réalité une donation faite par Tournet à Boulin ». Et ajoute : « Il
subsiste que le mobile et le but de la simulation sont évidents : il
était impossible de faire apparaître à toute l’opinion publique qu’un
ministre recevait un don d’un homme d’affaires qui de surcroît était
son protégé. L’acte du 18 juillet 1974 constitue donc à charge de
Boulin et Tournet une imposture commune qui fera de la simple
simulation un faux en écriture publique. »
Tournet prend la fuite et ne comparaît pas lors du procès qui se
tient en novembre 1980 à Coutances. L’ancien notaire, Gérard
Groult, seul présent, est condamné à cinq ans d’emprisonnement
avec sursis et Tournet, à quinze ans de réclusion. Tournet se réfugie
à Ibiza, dans les îles Baléares. Il ne sera jamais extradé par
l’Espagne. Sept ans plus tard, il sera entendu comme témoin par le
juge parisien chargé de la plainte de la famille Boulin sur les
circonstances de la mort du ministre. À la même époque, il
accordera d’ailleurs des interviews à plusieurs médias français.
Tournet quittera par la suite l’Espagne pour le Chili et mourra, sans
être davantage inquiété, à Santiago en janvier 2008, à l’âge de
quatre-vingt-quinze ans.
J’ai suivi dans la presse l’enquête sur la mort de Robert Boulin.
Le dossier a été rouvert en 2015 à l’initiative de sa famille,
persuadée qu’il a été victime d’un assassinat. J’ignore ce que pourra
révéler cette nouvelle instruction, qui est en cours. J’ai,
personnellement, toujours eu la conviction que Robert Boulin, face à
la progression de l’enquête, a mis fin à ses jours comme il l’annonce
dans ses courriers posthumes.
Que dire de l’enquête initiale menée sous la direction du
parquet ? Il est regrettable qu’un juge d’instruction n’ait pas été
aussitôt saisi après la disparition du ministre. L’intervention d’un juge
indépendant aurait sans doute permis de lever toute équivoque.
Premiers blocages
Mon père n’avait pas tort. Les premiers blocages sont vite
apparus, peu après l’épilogue de l’affaire Boulin, dans deux dossiers
que j’ai suivis à Caen : celui du casino de Trouville et celui de l’hôtel
de la Monnaie.
De Bordeaux à Rennes
Mes trois années à l’École sont riches. Je m’entends bien avec
mes élèves et les enseignants. Je fais part de mon expérience aux
futurs magistrats. Ils sont attentifs, ouverts et emplis d’idéaux. Je me
revois à leur âge. Il existe un souffle de liberté.
J’ai l’occasion de jouer au foot avec eux et même de faire partie
de l’équipe d’avocats de Bordeaux. Je retrouve là une passion de
ma jeunesse et les matchs entre élèves et professeurs créent des
liens de proximité.
J’ai également un peu de temps libre pour une autre de mes
passions, le piano, instrument que je pratique depuis l’âge de huit
ans et qui occupe une place centrale dans ma vie. La musique,
source d’évasion. Avec le piano, j’ai appris la rigueur, le travail
répétitif. Il faut travailler les mains séparées, lentement puis plus vite,
respecter la mesure… C’est à ce prix que l’on progresse. C’est ce
travail personnel méticuleux que j’ai développé également dans
l’étude des dossiers volumineux qui m’ont été confiés. Celui d’un
coureur de fond.
Et puis, surtout, Chopin, Liszt, Beethoven ou Schubert vous
attirent vers un idéal absolu inatteignable. Le piano m’a permis, dans
les moments difficiles que j’ai traversés, de m’échapper, d’oublier les
dossiers et les tracas. Plus rien n’existe, si ce n’est les Rêveries du
promeneur solitaire, livre que j’affectionne tant.
Après trois années bordelaises, j’ai le sentiment d’avoir fait le
tour de l’enseignement qui n’est pas ma vocation première. Le
terrain me manque et à la fin de l’année 1988, je suis nommé à ma
demande conseiller à la cour d’appel de Rennes. Une nouvelle vie
commence.
À mon arrivée, le premier président de la cour d’appel me reçoit
sous les ors de son magnifique bureau de l’ancien Parlement de
Bretagne. C’est un personnage imposant qui est connu pour son
indépendance. J’ai du respect pour lui. Toutefois l’accueil est froid.
Je comprends au fil de la conversation que ma nomination, appuyée
par l’École, lui a été imposée. Il aurait manifestement préféré que
soit nommé un magistrat de sa cour, proposé par lui-même. Je me
suis toujours demandé si sa froideur n’était pas également due à ma
réputation liée à l’affaire Boulin.
À sa demande, je lui indique que je suis intéressé par la chambre
de l’instruction ou par une chambre commerciale. Las, il m’affecte
aux divorces. L’affectation est toujours un choix discrétionnaire du
président de la juridiction. J’en prends mon parti. Mais il me confie
aussi, sans doute à titre de compensation, la présidence de la cour
d’assises des Côtes-d’Armor.
Aux assises, je découvre un univers nouveau. La présidence de
cette juridiction est humainement passionnante. Les débats sont
publics, le président anime les discussions avec les jurés, non
professionnels, appelés à juger les affaires les plus graves, les plus
sombres, telles qu’incestes, viols, meurtres. L’atmosphère est
souvent lourde. Je l’ai particulièrement ressenti dans une affaire de
meurtre, celui d’une jeune femme tuée sur un parking de
supermarché alors qu’elle déjeunait dans sa voiture. J’ai annoncé,
dans un silence pesant, la condamnation de l’accusé à la prison à
perpétuité. Ce sont des dossiers que l’on n’oublie pas. Entre les
divorces et les assises, ma voie paraît stabilisée, loin des remous
médiatiques…
L’affaire Urba
Le réseau Urba
Le dossier Urba est bien construit. Thierry Jean-Pierre, qui a fait
un excellent travail, a été injustement attaqué. Je l’appelle aussitôt et
propose de le rencontrer. Il accepte.
Je découvre une personnalité chaleureuse, dotée d’une vive
intelligence. Il me fait part de sa satisfaction de me savoir chargé de
ce dossier et je sens qu’il n’éprouve à mon égard aucun
ressentiment. L’échange est amical. J’écoute longuement son récit. Il
m’explique qu’il a détecté l’existence de deux réseaux proches du
Parti socialiste dans le département de la Sarthe : le réseau Urba, lié
à la direction nationale du Parti socialiste, et un réseau parallèle, la
Sages, dirigée par Michel Reyt, qui regroupe les courants dissidents
du Parti socialiste.
Il me fait part aussi de l’existence d’un bureau d’études nommé
BLE (Bretagne-Loire équipement) qui dépend d’une structure
nationale liée au Parti communiste, le groupe Gifco. Gifco serait
l’alter ego d’Urba.
Je questionne mon collègue sur le fonctionnement d’Urba. Il
m’explique qu’elle prélève 2 à 3 % sur les marchés publics sous
forme de commissions versées par des entreprises attributaires. Ces
recettes sont partagées en trois : 40 % couvrent les frais de
fonctionnement d’Urba (personnel et locaux), 30 % bénéficient aux
fédérations locales ou départementales socialistes et 30 %
alimentent la trésorerie nationale du parti. En revanche, la Sages
traite directement avec les élus locaux.
À l’évidence, l’affaire dépasse largement le cadre étroit de la
Sarthe puisque Urba finance le parti. C’est un réseau organisé et
centralisé.
Perquisitions en chaîne
C’est au vu de ce constat que s’impose peu à peu l’idée de
perquisitions à la Sages mais aussi et surtout dans les bureaux de la
trésorerie nationale du Parti socialiste, rue de Solférino, à Paris. Or
le trésorier n’est autre qu’Henri Emmanuelli, député des Landes et
ancien secrétaire d’État au Budget.
Bien sûr, j’ai conscience de la difficulté de la tâche puisque
jamais aucun juge d’instruction n’a jusqu’alors perquisitionné le
siège d’un parti politique. A fortiori le parti du ministre de la Justice,
supérieur hiérarchique du procureur général de Rennes qui suit le
dossier.
C’est ainsi qu’avec l’aval de la chambre, je pars pour Paris le
14 janvier 1992 accompagné de ma greffière et des enquêteurs. Il
me faut maintenir le secret de l’opération. Je ne peux révéler aux
policiers l’objet de la mission, car leur hiérarchie et le ministre de
l’Intérieur en seraient sur-le-champ alertés. C’est prendre le risque
que le parti soit prévenu.
Je dispose d’un atout. Le commissaire Ménez, qui dirige la police
judiciaire de Rennes, est un grand policier. Je l’informe de mon
déplacement en ces termes : « J’ai des perquisitions à faire à Paris.
Et j’ai besoin de plusieurs enquêteurs. Je ne peux pas vous en dire
l’objet mais sachez qu’elles sont importantes… » « D’accord, me
répond-il, simplement prévenez-moi juste avant que mes policiers ne
débarquent quelque part, que je n’aie pas l’air d’un c… » Peu de
commissaires de police auraient accepté de telles conditions mais il
est vrai que notre relation était empreinte d’une grande confiance.
Je rencontre la même difficulté avec le procureur de Paris que je
dois aviser de mon déplacement. La loi n’oblige pas le juge à donner
précisément le lieu de sa perquisition. Aussi je me contente
d’envoyer un fax sibyllin la veille au soir de mon départ, convaincu
que personne n’y prêtera une attention particulière. Ce qui sera le
cas. Dans mon souvenir, j’ai agi pareillement avec le procureur
général de Rennes. La discrétion devait à tout prix être préservée
par rapport au garde des Sceaux.
Nous partons très tôt le matin avec deux voitures et une équipe
de cinq policiers. Je m’intéresse tout d’abord aux bureaux de la
Sages situés boulevard Saint-Germain. J’en fais part en arrivant aux
policiers. « Voilà, on va dans les locaux de la Sages. » Je leur
explique que Michel Reyt finance des réseaux parallèles et qu’il faut
chercher tout ce qui concerne la facturation, ses liens avec les élus
socialistes, son relationnel, les marchés sur lesquels il intervient…
À 9 h 30 on sonne à son appartement. Michel Reyt est présent. Il a
la soixantaine, les cheveux gris et s’exprime avec beaucoup
d’aisance. Il se montre surpris mais comprend très vite le motif de
notre visite. Il vit dans un appartement cossu et luxueusement
meublé à deux pas de l’Assemblée nationale et du Parti socialiste.
Rapidement, il reprend ses esprits, devient loquace, affable et
me fait comprendre qu’il a ses entrées à un haut niveau. Il me
déclare qu’il n’a rien à cacher. Sa réaction me rappelle celle de
Tournet lorsque j’ai perquisitionné son domicile dans l’affaire Boulin.
Mais j’ai quelques années de plus et ses propos ne me perturbent
pas. En fait, il est tel que je l’imaginais.
Son vaste salon lui permet d’organiser régulièrement des
déjeuners livrés par un grand traiteur entre dirigeants d’entreprises
et élus. Il se définit lui-même comme un « contact man »,
« facilitateur » entre ces décideurs comme il s’en explique dans le
livre de MM. Gaetner et Paringaux : « Tout cela est très subjectif.
J’aimerais bien qu’on m’explique ce qu’est le trafic d’influence car
tout le monde en fait, tous les jours, sans le savoir, comme monsieur
Jourdain fait de la prose. À commencer par les sociétés de lobbying.
[…] Moi, c’est du lobbying que je faisais. Je présentais des
entreprises à des maires pour qu’elles soient retenues à concourir.
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Je les présentais parce qu’elles avaient les qualités requises . »
Il fait l’impasse sur les rétrocessions aux élus locaux socialistes.
L’instruction recherchera si cet homme de réseaux leur redistribuait,
sous forme de divers avantages, une partie des commissions
versées par les entreprises attributaires de marchés publics.
Nous quittons la Sages peu avant midi. Je m’éclipse alors
discrètement, le temps d’une courte consultation. Je me rends à
l’Assemblée nationale et vérifie auprès de l’accueil si les députés
sont en session. Je m’étais renseigné avant de partir, mais je suis
anxieux et j’ai besoin de le constater « de visu ». J’en ai la
confirmation : Henri Emmanuelli, député, bénéficie de l’immunité
parlementaire. Il me sera donc impossible de fouiller son bureau au
parti. Mais rien ne m’interdit, en revanche, de perquisitionner la
trésorerie du parti et d’y saisir tous documents liés à Urba.
Je m’apprête à aller au siège du Parti socialiste lorsque
l’inspecteur Jacques Tilly me dit : « Écoutez, monsieur le conseiller,
on est partis à 6 heures ce matin, on aimerait bien quand même
manger quelque chose. » Les autres s’empressent d’acquiescer.
Je me range à ses arguments et nous allons déjeuner dans une
brasserie du quartier. Il m’a rendu, sans le savoir, un fier service. En
effet, ce matin-là, se déroulait au siège du Parti socialiste une
cérémonie de passation de pouvoir entre Pierre Mauroy et Laurent
Fabius. Je l’ignorais, mais personne ne m’aurait cru si nous avions
fait irruption au milieu des petits fours et d’une foule de politiques et
de journalistes. Le Parti socialiste aurait dénoncé une provocation.
Je mets à profit le temps du déjeuner pour réfléchir. Je peux
encore renoncer, il n’est pas trop tard. Mais renoncer signifie aussi
abandonner la piste du financement politique et laisser dans l’ombre
tout un pan du dossier. Ma décision est donc prise. J’avise les
policiers que nous allons au siège du Parti socialiste. Ils sont
médusés.
Je sonne à la grille. Une hôtesse vient nous chercher. Je lui
présente ma carte professionnelle et lui annonce que je viens
perquisitionner les bureaux de la trésorerie du parti. Elle a l’air aussi
stupéfaite que mes policiers. Elle nous fait patienter dans l’entrée.
Cinq ou dix minutes passent. Je perds patience. Nous montons
directement à l’étage de la trésorerie.
Nous sommes accueillis par Laurent Azoulay, l’adjoint d’Henri
Emmanuelli, à qui j’explique les motifs de ma visite. Nous perdons
beaucoup de temps en palabres inutiles. Les policiers commencent
à fouiller les bureaux de la trésorerie, à l’exception de celui d’Henri
Emmanuelli. Des personnes vont et viennent, remontées, nous
apostrophant : « C’est un scandale ! Vous n’avez pas le droit de
fouiller un parti politique ! » Je leur rappelle qu’un parti n’est pas un
sanctuaire au-dessus des lois de la République.
L’ambiance déjà crispée se tend encore plus quand, deux heures
plus tard, des membres du parti m’avisent de la présence à
l’extérieur d’un ou deux journalistes. Puis, dans l’après-midi, ils me
signalent qu’ils sont de plus en plus nombreux à se masser devant
l’entrée. Le verbe haut, ils m’accusent d’avoir alerté la presse et
monté une opération médiatique.
Mais je sais que la fuite ne peut provenir que du seul parti
puisque même mes enquêteurs n’avaient pas été mis au courant. Je
le leur dis. Cependant les invectives se poursuivent et, dans ce
climat délétère, nous continuons à saisir de nombreux documents.
Au milieu du tumulte, j’apprends qu’on me réclame au téléphone. On
me passe le commissaire Ménez.
– Mais enfin, où êtes-vous ? me demande-t-il énervé.
Je m’aperçois, soudain, penaud, que j’ai complètement oublié de
le prévenir avant de sonner rue de Solférino…
– Si vous m’appelez ici, c’est que vous savez où je me trouve.
– Vous vous rendez compte, on m’a appelé tout à l’heure du
ministère de l’Intérieur pour me demander si mes policiers étaient en
train de perquisitionner le siège du Parti socialiste. J’ai répondu que
non. On m’a rappelé pour me confirmer qu’ils s’y trouvaient bien. Ils
étaient furieux que je ne sois pas au courant. Je passe vraiment
pour un imbécile…
Je tente, gêné, de m’en sortir par une pirouette :
– Bon écoutez, cela témoigne en tout cas de votre bonne foi
dans cette affaire.
Je pense qu’il m’en a voulu sur le moment mais je sais aussi qu’il
a compris pourquoi j’avais agi ainsi compte tenu des enjeux – même
si, évidemment, j’aurais dû respecter mon engagement. Mais dans le
feu de l’action… Cet acte manqué m’a toutefois permis d’affirmer
que la fuite ne pouvait venir ni de la police ni de la justice. Toujours
est-il que cet incident n’a nullement terni notre relation mais, bien au
contraire, nous a rapprochés.
À 19 heures, nous avons enfin terminé. Nous nous apprêtons à
quitter les lieux lorsque les responsables du Parti socialiste me
demandent de différer notre sortie pour éviter que la scène ne passe
en direct aux informations de 20 heures. J’accepte, ce qui fait
baisser un peu la tension. Nous regardons donc ensemble les
actualités, dans un petit salon. La perquisition au Parti socialiste fait
le deuxième titre après les élections en Algérie, ce qui déclenche
dans la salle des diatribes à mon encontre. Dans cette ambiance,
nous assistons au compte rendu de la perquisition. De l’intérieur, la
scène est surréaliste. Nous sortons enfin, à 21 heures, devant un
mur de journalistes.
Huit jours après la perquisition, Henri Emmanuelli est élu
président de l’Assemblée nationale. Je comprends alors qu’il
bénéficiera du soutien sans failles de son parti et du pouvoir en
place.
À mon retour je suis conforté par mes collègues et le président
de la chambre. Les commentaires politiques ne les émeuvent pas.
Les documents saisis confirment que l’activité d’Urba s’exerce avec
l’aval de la trésorerie nationale du Parti socialiste et qu’Urba
contribue à son financement. La logique judiciaire voudrait qu’on
centralise toutes les recherches pour permettre d’enquêter sur
l’ensemble des fonds collectés sur le territoire national. Mais le
procureur général de Rennes s’y oppose. Ce refus n’est pas
vraiment une surprise. Le procureur général rend compte à la
chancellerie. Or le ministre de la Justice, Henri Nallet, a été le
trésorier de la campagne présidentielle de François Mitterrand en
1988.
Je ne peux donc instruire que sur les faits commis dans la
Sarthe. Je mène, avec les policiers, de nombreuses investigations et
inculpe plusieurs responsables d’Urba et des élus locaux. À l’issue,
nous décidons, avec mes collègues, de convoquer pour inculpation
Henri Emmanuelli.
Par courtoisie, le président de la chambre informe le procureur
général de Rennes mi-juin 1992 de cette décision. La convocation
ne peut pas être adressée avant la fin de la session parlementaire,
le 8 juillet 1992.
Or j’apprends début juillet qu’un congrès du Parti socialiste doit
se tenir à Bordeaux le 9, en présence d’Henri Emmanuelli. Dans un
souci de discrétion, je préfère différer l’envoi de la convocation après
le congrès. Une convocation adressée la veille du congrès ne
manquerait pas d’être interprétée comme un acte politique. Or, c’est
exactement ce qu’on va me reprocher. Je ne vois pas venir le piège.
Brouhaha à Bordeaux
Le jour de l’ouverture du congrès, le journal Le Monde annonce
que la chambre d’accusation de Rennes s’apprête à inculper Henri
Emmanuelli 3. De toute évidence, le garde des Sceaux avait été
prévenu en amont par le procureur général de Rennes. Cette fuite
permet à Henri Emmanuelli de se présenter devant le congrès en
victime et de dénoncer ce qui sera appelé une préinculpation par
4
voie de presse . Et, pendant trois jours, les dirigeants du Parti
socialiste se succèdent à la tribune et les accusations contre la
justice pleuvent. Dans leur livre, Gilles Gaetner et Roland-Pierre
Paringaux décrivent la scène : « Lors de son arrivée au congrès,
Henri Emmanuelli est accueilli en héros. C’est sous les acclamations
d’une salle tout entière debout qu’il longe l’allée centrale pour aller
s’asseoir avec la délégation des Landes. L’ovation paraît
interminable. Le président de l’Assemblée nationale prend la parole
peu après, face aux militants, pour un discours qui a tout du
réquisitoire. Il est victime d’un “procès politique”, de “partialité”, d’un
“acharnement à exhumer le passé”. Il veut “laver son honneur”. Il en
appelle au gouvernement pour qu’il “modifie, de toute urgence, la
5
procédure de l’instruction” . » Pour Laurent Fabius, « visiblement il y
a là une “manœuvre politique” ». Pierre Mauroy de son côté
« redoute une nouvelle forme de maccarthysme ».
« Il n’y a pas d’affaire Emmanuelli, clame Daniel Mayer, ancien
président de la Ligue des droits de l’homme et du Conseil
constitutionnel, mais une affaire Van Ruymbeke », tandis que le
nouveau ministre de la Justice, Michel Vauzelle, veut « éviter que la
6
République ne tombe dans le gouvernement des juges ».
Des accusations reprises au plus haut niveau de l’État puisqu’à
l’occasion des vœux du 14 juillet, François Mitterrand présente Henri
Emmanuelli comme « un homme d’une grande intégrité » et ajoute :
« J’ai mal au cœur quand je pense au sort qui lui est réservé, c’est-
à-dire d’avoir à s’expliquer devant la justice et d’être le cas échéant
– parce qu’après tout, les procédures sont assez bizarres dans cette
7
affaire – inculpé . » Des hommes politiques de droite se rallient :
« Tout ce climat est préjudiciable à la démocratie », commente le
président du Parti républicain Gérard Longuet. Bernard Stasi,
centriste, s’émeut de voir « les juges se livrer à une vendetta sur les
hommes politiques ». « Il souffle un vent mauvais sur notre
démocratie », dit Nicolas Sarkozy, ajoutant : « Quand on a voulu
museler la justice, qu’on ne s’étonne pas des excès auxquels nous
assistons aujourd’hui 8. »
Ces attaques ne sont pas sans me rappeler les termes
accusateurs de la lettre de Robert Boulin. Bis repetita. Certes elles
n’émanent plus d’un homme seul, mais de tout un parti et de ses
ténors. Elles sont violentes, relayées en boucle pendant plusieurs
jours. Mais là encore, la situation se rétablit.
Face à ces critiques infondées, le président de la chambre
d’accusation, dans une lettre adressée au procureur général, lui fait
part de son « indignation ». Il lui rappelle qu’il a été tenu
régulièrement informé de la procédure et a même eu « des
entretiens dans les semaines passées avec M. le garde des
9
Sceaux ». En clair, le procureur général, qui en référait au garde
des Sceaux, a été informé de la décision de convoquer Henri
Emmanuelli avant l’envoi de la convocation.
Fin de partie
Quelques mois plus tard, le 8 juillet 1993, la chambre ordonne le
renvoi de tous les protagonistes de cette affaire, y compris Henri
Emmanuelli, en dépit de l’opposition du parquet général. En 1995, le
tribunal correctionnel de Saint-Brieuc condamne Henri Emmanuelli,
devenu entre-temps premier secrétaire du Parti socialiste, à une
peine d’emprisonnement avec sursis d’un an et à une amende. En
mars 1996, la cour d’appel de Rennes alourdira les sanctions et
prononcera, en outre, à son encontre, une peine de deux ans de
privation de droits civiques. En décembre 1997, la Cour de cassation
rejette son pourvoi, ce qui rend les peines définitives et oblige le
député des Landes à démissionner de ses mandats.
L’affaire Urba est terminée, l’instruction a été validée, marquant
un véritable tournant dans les relations entre la justice et le pouvoir.
1. Valéry Turcey, Le Prince et ses juges, Paris, Plon, 1997 ; Henri Nallet,
Tempête sur la justice, Paris, Plon, 1992.
2. Gilles Gaetner, Roland-Pierre Paringaux, Un juge face au pouvoir, Paris,
Grasset, 1994.
3. Le Monde, 10 juillet 1992.
4. Les Échos, 13 juillet 1992 ; Le Monde, 14 juillet 1992.
5. Gilles Gaetner, Roland-Pierre Paringaux, Un juge face au pouvoir, op. cit.
6. Ibid.
7. Extrait de l’émission C’est arrivé cette semaine de Patrick Cohen,
Europe 1, 29 juin 2019.
8. « L’Affaire Emmanuelli », Les Échos, 13 juillet 1992.
9. Gilles Gaetner, Roland-Pierre Paringaux, Un juge face au pouvoir, op. cit.
10. Les Échos, 15 septembre 1992.
11. Le Monde, 3 octobre 1992.
12. Gilles Gaetner, Roland-Pierre Paringaux, Un juge face au pouvoir, op. cit.
CHAPITRE IV
L’appel de Genève
Un climat délétère
L’ingérence du pouvoir politique dans le fonctionnement de la
justice passe aussi par la nomination des procureurs généraux aux
postes stratégiques. Ainsi Jacques Toubon nomme-t-il en 1996 son
propre directeur de cabinet, Alexandre Benmakhlouf, procureur
général à Paris. Il a autorité sur le procureur de Paris mais aussi sur
celui de Créteil où est instruit le dossier des HLM de la ville de
3
Paris .
Directeur de cabinet du garde des Sceaux Albin Chalandon de
1986 à 1988, Jean-François Burgelin a été nommé procureur
général près la Cour de cassation en 1994, sous le gouvernement
d’Édouard Balladur. Dans une interview accordée au Figaro le
8 février 1996, il dénonce la mise en cause insuffisamment réfléchie
de dirigeants politiques ou économiques de notre pays et appelle les
juges d’instruction à faire preuve de davantage de discernement.
Cette prise de position contre l’action des juges d’instruction, que je
déplore, sonne comme un désaveu.
Le 27 juin 1996, Éric Halphen effectue une perquisition au
domicile des époux Tiberi, alors que Jean Tiberi est maire de Paris.
Il est seul avec sa greffière et un substitut. Au dernier moment, les
enquêteurs l’abandonnent, sur ordre du directeur de la police
judiciaire parisienne Olivier Foll. Pourtant, dans une démocratie, ce
n’est pas la police qui contrôle l’action du juge mais l’inverse. Cette
situation n’est pas sans rappeler celle qu’a connue Thierry Jean-
Pierre lorsque les policiers ont refusé de l’assister lors de la
perquisition du siège d’Urba. À l’inverse j’ai pu, en ce qui me
concerne, compter sur le soutien du commissaire Ménez lors de la
perquisition au Parti socialiste. Ce qui lui a valu des remontrances
de sa hiérarchie.
Olivier Foll a reçu, quant à lui, le soutien ostensible du ministre
de l’Intérieur, Jean-Louis Debré, un autre chiraquien fidèle. Celui-ci a
er
déclaré le 1 juillet 1996 que le directeur de la police judiciaire
« avait donné les ordres qui convenaient 4 ». Au domicile des Tiberi,
Éric Halphen découvre un rapport sur la francophonie rédigé par
Xavière Tiberi pour le compte du conseil général de l’Essone,
présidé par Xavier Dugoin (RPR). Le juge doute de son authenticité.
Le dossier est transféré au procureur d’Évry Laurent Davenas, qui
prescrit une enquête préliminaire.
En novembre 1996, Laurent Davenas part faire du trekking dans
l’Himalaya. Alors qu’il est en pleine ascension, un hélicoptère
dépose à son intention un pli urgent émanant de la direction des
affaires criminelles du ministère dans un relais situé en montagne.
Pendant les vacances du procureur, son adjoint Hubert Dujardin
prend en effet l’initiative de confier à un juge d’instruction l’enquête
visant Xavière Tiberi. La lettre pose la question suivante : « Pouvez-
vous confirmer le cadre préliminaire de vos enquêtes dans l’affaire
Tiberi ? » Cet épisode ubuesque traduit un état de panique.
Ainsi qu’il soit de gauche ou de droite, le parti au pouvoir adopte
le même comportement à l’égard de la justice : il entrave son action
pour préserver ses propres intérêts. Je suis personnellement
convaincu que MM. Mitterrand et Chirac n’ont eu d’autre souci que
de marginaliser, voire de discréditer, des juges trop curieux. Les
gardes des sceaux qu’ils nomment sont, à mes yeux, les exécutants
de cette vision rétrograde et partisane et les procureurs généraux
nommés pour la circonstance m’apparaissent comme leurs valets.
La réunion à Genève
Fin 1995, Denis Robert, journaliste à Libération, me contacte. Il
est en relation avec Bernard Bertossa et tous deux ont évoqué la
possibilité d’organiser une réunion publique de magistrats européens
à Genève pour dénoncer les lacunes de la coopération et déplorer
l’absence d’un procureur et d’un espace judiciaire européens. Je
suis aussitôt intéressé.
Cinq autres magistrats acceptent de participer à cet « Appel ».
Baltasar Garzón Real et Carlos Jiménez Villarejo sont
respectivement juge d’instruction et chef du parquet anticorruption
de Madrid. Le premier est un magistrat emblématique ayant traité les
plus gros dossiers de financement politique espagnols. Benoît
Dejemeppe est procureur du roi à Bruxelles. La Belgique est
présente sur le terrain de la lutte contre la corruption. Edmondo Bruti
Liberati est un membre éminent du Conseil supérieur italien de la
magistrature. Gherardo Colombo, procureur à Milan, est un
magistrat clé de l’opération Mani Pulite, « Mains propres », lancée
en 1992. Les procureurs italiens étaient à l’avant-garde dans la
poursuite des pratiques frauduleuses liées au financement de la vie
politique. Ils sont totalement indépendants du pouvoir. C’est une
différence fondamentale avec la France. Si un tel système avait
existé chez nous, les dossiers que j’ai eus entre les mains n’auraient
pu être bloqués. Cependant mes collègues se heurtent aux mêmes
difficultés pour traquer l’argent caché dans les paradis fiscaux.
Nous hésitons à y associer Antonio Di Pietro, le procureur italien
le plus connu, le maître d’œuvre de l’opération Mani Pulite. Bernard
Bertossa et moi refusons parce que Di Pietro s’est lancé dans la
politique. Or, nous ne voulons pas d’interférence de la politique dans
notre entreprise. Il est devenu ensuite député européen puis
sénateur. Il n’est plus magistrat, il a fait d’autres choix. Ce n’est pas
le cas de Gherardo Colombo.
Ce qui me séduit dans cette démarche, c’est son caractère
collectif. Il me serait impossible de m’exprimer publiquement de
façon isolée. Mais dès lors que plusieurs magistrats s’associent,
j’estime, même si ce n’est pas dans mes habitudes, que je peux
sortir de ma réserve.
Denis Robert s’entretient avec chacun des sept magistrats, ce
qui donne lieu à un livre publié aux éditions Stock, représentées par
Laurent Beccaria, intitulé : La Justice ou le chaos. Nous décidons de
nous retrouver tous à Genève pour la sortie de l’ouvrage, le
er
1 octobre 1996, et d’y lancer un appel public.
Avant mon départ, je réalise au dernier moment que je n’ai pas
informé le premier président de ma démarche. Certes, il lui est
difficile de m’interdire de me rendre à Genève, mais la loyauté me
conduit à le mettre au courant. L’entretien est courtois. Cependant,
tel un procureur général, il m’indique qu’il va aviser le ministère de la
Justice.
L’appel de Genève est né d’un constat : les sociétés et les
comptes offshore permettent aux grands fraudeurs, aux trafiquants
de drogue d’envergure et aux corrompus d’échapper à la justice. Il
faut réformer en profondeur le système. Nous déclarons ainsi : « Les
circuits occultes empruntés par les organisations délinquantes, voire,
dans de nombreux cas, criminelles, se développent en même temps
qu’explosent les échanges financiers internationaux et que les
entreprises multiplient leurs activités ou transfèrent leur siège au-
delà des frontières nationales. Certaines personnalités et certains
partis politiques ont eux-mêmes, à diverses occasions, profité de ces
circuits. Par ailleurs, les autorités politiques, tous pays confondus, se
révèlent aujourd’hui incapables de s’attaquer, clairement et
efficacement, à cette Europe de l’ombre. »
Nous demandons l’application des traités existants et nous
réclamons enfin la signature de conventions internationales entre
pays européens dont nous évoquons le contenu. « Il y va,
concluons-nous, de l’avenir de la démocratie en Europe et la
véritable garantie des droits des citoyens est à ce prix. »
Nous donnons collectivement une conférence publique dans
l’amphithéâtre de l’université de Genève. Une ville symbole de la
fraude fiscale. Chacun prend la parole à son tour. Beaucoup de
journalistes sont présents. Le moment est unique. On sent qu’il se
passe quelque chose de fort et qu’on est dans le sens de l’histoire.
Antenne 2 couvre l’événement qui passe au journal de
20 heures. Quelques jours plus tard, nous sommes invités sur
France 3 à La Marche du siècle, une émission présentée par Jean-
Marie Cavada.
Les rôles sont répartis dans ce débat, avec deux visions
antagonistes. Edwy Plenel, directeur du Monde, appuie notre
démarche. Franz-Olivier Giesbert, du Figaro, nous met en garde
contre le risque d’un gouvernement des juges. Je réplique qu’il est
de notre rôle de dénoncer l’impossibilité d’appliquer aux fraudeurs
internationaux les lois votées par le Parlement sans se substituer à
lui.
D’aucuns dénoncent un complot des juges. Michel Charasse,
ancien ministre du Budget, sénateur et futur membre du Conseil
constitutionnel, pose une question écrite au garde des Sceaux au
sujet de la réunion de Genève : « Un magistrat du siège, conseiller à
la cour d’appel de Rennes, écrit-il, a très gravement manqué au
devoir de réserve que lui impose son statut. […] Ces déclarations
étant de nature à semer un trouble profond de l’ordre public
puisqu’elles constituent une sorte de mise en demeure adressée aux
pouvoirs publics constitutionnels issus du suffrage universel et qui
sont les seuls habilités ès qualités à s’exprimer sur ce sujet, il
demande au ministre de bien vouloir lui faire connaître quelles suites
il entend réserver à ce grave manquement tant auprès des
juridictions compétentes qu’auprès du Conseil supérieur de la
magistrature réuni en formation disciplinaire. »
Le monde judiciaire nous soutient. Je sens un vrai courant de
sympathie chez les magistrats. Ils sont nombreux à se rallier en
France à l’Appel.
Je ne dirai pas que cette initiative s’apparente à une rébellion,
mais plutôt à une remise en question d’une impuissance voire d’une
complaisance de la justice envers les élites économiques et
politiques. L’Appel trouve un écho considérable auprès des
institutions européennes. Nous sommes appelés à nous exprimer
devant le Parlement européen en 1997. Là encore, la presse est
présente.
Cette évolution de la justice correspond à un changement de
société profond qui dépasse nos frontières. À partir des années
1990, cette vague de fond touche principalement l’Italie, l’Espagne et
la France. Pourquoi trois pays latins ? Je n’en sais rien. Je ne suis
pas sociologue. En Angleterre, on n’a pas vu beaucoup de
scandales sortir, en Allemagne non plus. Peut-on prétendre pour
autant qu’il n’y a pas de corruption en Angleterre ou en Allemagne ?
Je n’en suis pas sûr. Je dirais simplement que la corruption apparaît
dans les pays où les juges s’y intéressent.
Après cet épisode marquant, je m’investis dans la lutte contre les
paradis fiscaux et cet engagement va déterminer la suite de ma vie
professionnelle. Toutefois, c’est une affaire d’une tout autre nature
qui va me retenir pendant trois années encore à Rennes.
Caroline Dickinson
Un dossier tentaculaire
En lisant la procédure, je découvre que les demandes
d’extension présentées par Eva Joly au parquet, au fur et à mesure
de ses découvertes, ont été la plupart du temps acceptées. Le
dossier a pu ainsi se développer librement et prendre de l’envergure.
Quel changement en quelques années ! La médiatisation de cette
affaire n’y est certainement pas étrangère.
Je me trouve ainsi en présence de l’affaire la plus complexe et la
plus importante que j’aie jamais connue. Ce dossier gigogne se
disperse dans une vingtaine d’opérations complexes qui génèrent,
chacune, des centaines de millions de francs de commissions
versées à des intermédiaires. Ce fut le cas par exemple lors de
l’achat de la raffinerie Leuna en Allemagne de l’Est, de la reprise de
la société pétrolière Ertoil en Espagne ou d’investissements en
Russie. La société assure également l’approvisionnement en
hydrocarbures de la France au Gabon, au Nigeria, au Congo et en
Angola. La compagnie Elf y entretient de longue date des
accointances au plus haut niveau.
Le dossier est classé par ordre chronologique, c’est-à-dire par
date d’apparition des faits et donc par date d’établissement des
procès-verbaux. Sa lecture me permet de connaître la genèse de
l’enquête et de percevoir les actes qui ont été successivement
accomplis. Mais toutes les opérations sont enchevêtrées de façon
confuse et l’ensemble souffre d’un défaut de clarté, de vision et de
cohérence. Il me faut avant tout reclasser la copie du dossier que je
détiens par thèmes : un classeur spécifique sera dédié à chaque
pays africain, à l’opération allemande Leuna, à l’opération pétrolière
espagnole…
Je vais désormais pouvoir étudier chaque affaire séparément.
Mais comment conserver la trace de mes lectures au vu des
informations multiples qu’elles me révèlent et que je ne peux
mémoriser ? J’adopte alors une méthode que j’utiliserai par la suite
de façon systématique dans les dossiers importants que je traiterai :
je rédige une note de synthèse au fur et à mesure de la lecture des
pièces de la procédure. J’ouvre des chapitres différents pour chaque
thème. Afin de ne pas avoir à faire de nouvelles recherches lors des
avancées de l’enquête, j’indique systématiquement la cote des
procès-verbaux qui se rapportent à chaque opération analysée.
Deux ans plus tard, lorsque je renverrai ce dossier devant le
tribunal, ce travail de rédaction me servira de canevas pour rédiger
l’ordonnance de clôture qui comprendra plus de cinq cents pages.
Par la suite, le tribunal puis la cour d’appel, à l’issue d’audiences
publiques, reprendront et exposeront dans des décisions
longuement motivées l’ensemble des investigations conduites lors
de l’instruction.
Corruption et secret-défense
La première lecture du dossier me conduit à me poser trois
questions que je vais m’efforcer pendant deux ans de résoudre.
D’abord, la société Elf se livre-t-elle à une corruption internationale à
grande échelle bénéficiant à des responsables ou à des dirigeants
africains ? Ceux qui dénoncent un système de corruption bien rodé,
la Françafrique, dont Elf est l’instrument privilégié, sont légion. J’ai lu
de nombreux articles à ce sujet. La preuve en est-elle rapportée ?
Ensuite, le système en place dans l’entreprise depuis des lustres a-t-
il été dévoyé avec la nomination en 1989 de son nouveau P.-D.G.,
Loïk Le Floch-Prigent, et ce jusqu’à son départ en 1993 ? Les
dirigeants du groupe qui ont pris le contrôle des opérations menées
à l’étranger et des fonds disponibles en Suisse en ont-ils profité pour
s’enrichir personnellement ? C’est la piste qui a été défrichée par les
enquêteurs et mes deux collègues. Enfin, l’entreprise finance-t-elle
la vie politique française ? De l’argent a-t-il été détourné au profit de
partis politiques ? Existe-t-il un système de répartition entre droite et
gauche comme certains l’évoquent ? Je sais, par expérience, que
cet aspect sera le plus difficile à explorer.
Les deux premières questions, relatives à la corruption et à
l’enrichissement des dirigeants de l’entreprise, sont intrinsèquement
liées. En effet, d’importantes commissions ont été versées en Suisse
à des « intermédiaires », des hommes d’affaires proches d’hommes
politiques au pouvoir dans les pays où Elf est implanté. Ils ne se
contentent pas de corrompre après s’être enrichis au passage : ils
rétrocèdent une partie des fonds aux plus hauts cadres de la société
Elf. Pour caractériser ces détournements, encore faut-il les replacer
dans leur contexte et connaître les circuits de la corruption.
Je sais que je ne pourrai poursuivre les faits de corruption
commis à l’étranger. En France, à l’époque, le délit de corruption
internationale n’existe pas. Jusqu’en 2000, une entreprise pouvait
corrompre un chef d’État ou un ministre du pétrole africain en toute
impunité.
Les États-Unis ont adopté une loi anticorruption dès le début des
années 1980, après le scandale Lockheed : cette société
aéronautique américaine avait versé des pots-de-vin à plusieurs
responsables politiques dans le monde entier pour vendre ses
avions de chasse.
À la suite des protestations des Américains contre l’inertie de
nombreux pays ne réprimant pas de telles pratiques, l’Organisation
de coopération et de développement économique (OCDE) adopte
une convention en 1997 pour conduire les États membres de cette
organisation internationale à se doter d’une législation anticorruption.
Il faudra attendre le 30 juin 2000 pour que la France, sous la
pression internationale, transpose dans son droit interne la
convention de l’OCDE, et ce malgré l’hostilité de ses grands groupes
industriels.
Pourquoi une telle frilosité ? Parce que le pouvoir politique ne
voulait pas pénaliser nos entreprises dans les marchés
internationaux. Il partait du postulat que dans certains pays, il leur
était indispensable de corrompre des décideurs politiques. Si elles
ne le faisaient pas, d’autres groupes étrangers, n’ayant pas les
mêmes scrupules, remportaient les marchés. Interdire la corruption
pénaliserait nos industries et nos exportations et créerait du
chômage.
Ces versements – on n’utilisait pas le terme « corruption » –
étaient alors appelés pudiquement « commissions internationales ».
Elles étaient même déclarées par ces entreprises au ministère des
Finances et à la Direction générale des douanes. Dès lors qu’elles
étaient approuvées, elles étaient défiscalisées et les sociétés
pouvaient les comptabiliser en charges, réduisant leur bénéfice
imposable. Elles avaient ainsi tout intérêt à suivre ce processus. Les
commissions payées par la société Elf tolérées avant 2000 avaient
donc été déclarées.
Fort de ce constat, j’en déduis que je peux en retrouver
officiellement la trace au service des douanes. Ce qui me permettra
de déterminer l’origine des fonds détournés par les dirigeants de
l’entreprise en Suisse. À cette fin, je procède à une perquisition à la
Direction générale des douanes, rue de l’Université, dans le
e
VII arrondissement de Paris.
Je m’y rends avec ma greffière. Je suis reçu par le directeur
général des douanes auquel j’expose l’objet de ma visite : la
consultation et la saisie des déclarations faites par la société Elf au
titre des commissions versées à l’étranger. Il fait apporter les
dossiers concernant notamment les opérations du groupe en
Afrique. Je les revois encore sur sa table avec l’inscription sur leur
couverture : « secret-défense ».
Il ouvre ces chemises qui contiennent des documents eux-
mêmes tamponnés « secret-défense ». Il refuse de me les remettre
et même que j’en prenne connaissance : ces documents ont été
classifiés afin de protéger les intérêts fondamentaux de la nation.
Seules les personnes habilitées « secret-défense » peuvent y avoir
accès, ce qui n’est pas le cas des juges d’instruction.
C’est la première fois que je me heurte à cette difficulté. Je
réponds au haut fonctionnaire que ce ne sont pas les secrets d’État
qui m’intéressent, mais la destination des commissions pour en
connaître les bénéficiaires. Je m’étonne alors que toute commission
versée à l’occasion de l’exportation de tout produit, quel qu’il soit,
dès lors qu’elle est déclarée dans ce bureau, soit couverte par le
secret-défense. Mon insistance est vaine. Je repars bredouille.
Dès mon retour, je rédige une demande de mainlevée de secret-
défense, seule procédure judiciaire pour accéder aux pièces
classées. Je l’adresse au ministre des Finances, compétent pour
classifier ou déclassifier les documents classés par ses services.
Dans ma lettre, j’expose l’affaire que j’instruis et les raisons pour
lesquelles j’estime nécessaire de disposer de ces documents.
Paradoxalement, je ne connais pas le contenu des pièces que je
réclame. Le ministre refuse, sèchement, sans autre forme
d’explication. Je ne connaîtrai donc pas ce que la société Elf a
déclaré à l’administration des douanes au titre des commissions
africaines.
Reste la piste suisse.
Le P.-D.G. d’Elf
En 1982, Loïk Le Floch-Prigent a été nommé président de
Rhône-Poulenc par François Mitterrand. Il n’a alors que trente-huit
ans. Comme il l’écrit lui-même, il n’est ni énarque, ni polytechnicien,
1
ni franc-maçon . Et, ajoute-t-il, « en 1986 je suis viré comme un
malpropre par Édouard Balladur. François Mitterrand me dit alors :
“soyez patient” ». Il le nommera P.-D.G. d’Elf à la suite de sa
réélection.
Président d’Elf de 1989 à 1993, Loïk Le Floch-Prigent a été
incarcéré par Eva Joly en 1996 alors qu’il venait d’être nommé
président de la SNCF par Jacques Chirac. Lorsque je le convoque,
plusieurs années se sont écoulées depuis son incarcération.
Sa position est constante. Il n’a pas inventé le système qui
existait bien avant son arrivée chez Elf pour le paiement des
commissions. Le dispositif a été mis en place sous le général de
Gaulle par Pierre Guillaumat, le premier président du groupe
e
pétrolier. Cette pratique a perduré sous la V République. Il
considère qu’il ne peut pas en dire plus tant que le secret-défense
n’est pas levé.
Dans son livre d’entretiens avec Éric Decouty sur l’affaire Elf, il
précise : « L’ensemble de ces commissions versées aux officiels du
pays via des intermédiaires était d’une certaine façon le
prolongement de la politique étrangère de la France, notamment
dans les pays africains, et c’est la raison pour laquelle le président
d’Elf informait la présidence de la République ainsi que les ministres
2
des Finances et du Budget . »
Dans ce même livre, il poursuit : « La coutume voulait que le
directeur financier aille voir le directeur des douanes et le président
d’Elf le secrétaire général du président de la République. En
l’occurrence, sous ma présidence, il s’agissait de Jean-Louis Bianco.
Lorsque J.-L. Bianco est parti, je rendais compte directement à
François Mitterrand. Je me rendais donc une fois par an à l’Élysée
avec une simple feuille sur laquelle était écrit le nom des pays
concernés et le montant de la commission. »
Dix-neuf ans plus tard, entendu comme témoin dans une affaire
de « biens mal acquis » visant le Congo et le Gabon, il révélera que
« les frais » partaient sur des comptes qui avaient été ouverts par
MM. Tarallo et Sirven pour le compte d’Omar Bongo et de Denis
Sassou-Nguesso ; il a également précisé avoir demandé au
président Mitterrand à qui il devait rendre compte sous la
cohabitation, en 1993 : « Il m’a demandé d’aller voir le Premier
ministre de l’époque [Édouard Balladur] qui a refusé de me voir. Le
Président m’a alors dit d’aller voir directement le ministre du Budget
[Nicolas Sarkozy]. Je lui ai donc remis copie de la feuille que j’ai
3
donnée au Président . » Le Floch-Prigent confiera au journaliste que
« Nicolas Sarkozy avait paru affolé quand il a vu les chiffres, il
n’imaginait pas que cela pouvait exister comme ça ».
Quant au fonctionnement des comptes en Suisse, M. Le Floch
affirmera toujours l’ignorer. À ses dires, il a découvert l’opacité des
circuits lors de l’instruction, à la lecture des tableaux de flux établis
en Suisse. Il avait d’autres préoccupations en qualité de P.-D.G.
d’une entreprise pétrolière majeure. Il faisait entièrement confiance à
ses deux collaborateurs, Alfred Sirven et André Tarallo.
Alfred Sirven
Alfred Sirven occupe une position particulière dans le groupe. Il
est nommé par Loïk Le Floch-Prigent peu après son arrivée
« directeur des affaires générales ». Ce dernier le décrit dans son
livre d’entretiens comme « un dur à cuire, un entêté, rompu à
l’entreprise ». Il était, du temps où Loïk Le Floch-Prigent présidait
Rhône-Poulenc, l’homme des syndicats. Ce titre volontairement flou
lui laisse le contrôle des opérations menées par l’entreprise à
l’étranger. Il a toute la confiance du président. Réputé autoritaire et
habile, il est présenté comme aventurier. Il s’est ainsi engagé dans
sa jeunesse en Corée, aux côtés de l’armée américaine.
Craignant d’être mis en cause par l’enquête, qui se concentre
alors sur le président d’Elf et des cadres de la société, il disparaît en
1997. Eva Joly et Laurence Vichnievsky lancent un mandat d’arrêt
contre lui. Un an avant mon arrivée, en mars 1999, elles sont même
parties à Pretoria, en Afrique du Sud, dans l’espoir de le retrouver
parce qu’il aurait été aperçu à Johannesburg et au Cap. Cette
mission fut très médiatisée. Mais il n’était pas en Afrique du Sud.
Un jour, je reçois un coup de fil du commissaire Pierre Goujard,
en poste à Bruxelles où il travaille pour l’Union européenne. Il est
prêt – s’il est mandaté à cet effet – à se rendre aux Philippines où la
presse a révélé la présence probable de Sirven. Il connaît bien le
pays et me propose de constituer une équipe avec d’autres
enquêteurs pour s’y rendre. Je prends très au sérieux cette
opportunité. Si le mandat d’arrêt figure dans les fichiers d’Interpol,
rien n’interdit l’envoi d’une équipe spécialisée chargée d’aider la
police philippine. Je fais aussitôt part de cette information à Eva Joly
en insistant sur l’importance d’une telle mission. Elle va y donner
suite. Et j’apprendrai quelques mois plus tard, en février 2001, que
Pierre Goujard a retrouvé Sirven aux Philippines.
Alfred Sirven atterrit à l’aéroport de Roissy le 6 février 2001,
accueilli par une nuée de caméras. Il est conduit directement et en
grande pompe – sirènes et motards –, tel un VIP, au pôle financier
pour être mis en examen. Je revois l’effervescence de ce cirque
médiatique dont la rue des Italiens a été le théâtre à de nombreuses
reprises. Photographes, caméras et micros s’agrègent sur le perron
du pôle. Les badauds observent de loin, depuis le boulevard des
Italiens. Les banquiers se penchent à leur fenêtre donnant sur la rue.
Enfin arrive un véhicule qui s’engouffre sous les flashs dans le
parking souterrain du pôle.
Dans les couloirs, les messes basses entre juges d’instruction,
procureurs, greffiers et secrétaires vont bon train. « Tu as entendu
les infos ? » « As-tu vu Sirven dans l’ascenseur ou dans l’espace
réservé aux visiteurs ? » Les pourparlers avec les gendarmes
chargés de la sécurité s’éternisent.
Ce jour-là, au vu de la pluralité de dossiers et de mises en
examen, Alfred Sirven et ses avocats iront successivement dans le
bureau des trois juges d’instruction. Cette première entrevue est
formelle. Les charges lui sont notifiées, Alfred Sirven, épuisé, se
plaint d’une instruction médiatique.
Une fois l’emballement du premier jour passé, je suis impatient
de revoir Alfred Sirven pour l’interroger, dans le détail, sur ses
comptes suisses. Qu’a-t-il fait de cet argent ? Assumera-t-il ses
actes ? Parlera-t-il ? Mais je me heurte à l’opposition d’Eva Joly. Elle
ne souhaite pas que je l’entende tout de suite. Elle veut différer
l’audition de Sirven à une date postérieure au procès en cours qui
porte sur le volet Christine Deviers-Joncour et Roland Dumas. Ce
premier dossier, qui a mobilisé l’énergie de mes deux collègues
avant mon arrivée à Paris et fait couler beaucoup d’encre, aboutira à
des condamnations à l’exception de l’ancien ministre des Affaires
étrangères qui sera relaxé. Cela fait un certain temps que des
tensions existent entre nous. Je ne suis pas d’accord pour repousser
l’interrogatoire de Sirven et retarder davantage une instruction qui
dure depuis des années. Je me suis fixé une échéance pour
terminer l’affaire Elf, échéance que j’entends tenir. Je lui réponds
que je me passerai de son aval.
Je prends contact avec les avocats d’Alfred Sirven et les
préviens que je souhaite entendre leur client. Je leur garantis que
l’audition se fera dans la plus grande discrétion. Ils restent dubitatifs.
Nous fixons d’un commun accord l’interrogatoire en prévoyant un
délai d’un mois, ce qui leur permet de prendre connaissance du
dossier et de préparer leur défense. Je leur demande de ne pas
divulguer la date. Je passerai des consignes impératives de
discrétion absolue à la maison d’arrêt. C’est ainsi qu’Alfred Sirven
sera extrait de sa cellule tôt le matin, et conduit à mon cabinet dans
un fourgon de l’administration pénitentiaire, loin de toute caméra.
Quelques mois plus tôt, Paul Perraudin et son assistant sont
venus à Paris m’apporter le relevé complet des comptes de Sirven.
Je revois ce tableau géant déployé et épinglé sur tout un pan de mur
avec d’innombrables flèches associées à des montants colossaux.
Un travail pharaonique. Le nombre de comptes et la complexité des
circuits entre la Suisse et le Liechtenstein sont impressionnants.
Grâce aux explications de mes deux visiteurs, je découvre les
rouages de ce labyrinthe de comptes aux noms pittoresques :
Minéral, Végétal, Langouste, Tomate, Lille, Prome, Défense, Lord
Partner, Othello, etc. On trouve même le compte Miou, le nom du
chat de M. Sirven.
Globalement, ils ont ainsi été alimentés à hauteur d’1 milliard
134 millions de francs sans cohérence et dans le plus grand
désordre, signe qu’Alfred Sirven, qui brassait beaucoup d’argent,
n’assurait pas une gestion rigoureuse de ces fonds. L’enquête
menée en France établit qu’il en a dépensé une partie à son profit. Il
a ainsi acheté une belle demeure en Touraine, le château de Tilly,
avec une roseraie de mille fleurs et l’a doté de meubles d’antiquaires
et de tapis de valeur. Les travaux de restauration se sont élevés à
16 millions.
Alfred Sirven a également acquis une villa à Ibiza, en Espagne
pour 3,12 millions de francs suisses. Chez Cartier, le grand joaillier
de la rue de la Paix, il a acheté, soit à son nom, soit en utilisant des
noms d’emprunt, pour environ 40 millions de bijoux.
Un mystère toutefois demeure : Alfred Sirven, entre juillet 1990 et
avril 1996, s’est fait livrer à Paris des valises de billets en
provenance de ses comptes en Suisse, pour un montant de
243 millions de francs. Ces opérations sont réalisées par une officine
basée à Chiasso, une petite ville située dans le canton suisse du
Tessin, à proximité de la frontière avec l’Italie. Cette structure suisse
rend ce service en prélevant une commission de 3 %. C’est le
système « Oscar ».
En pratique, il suffisait à Sirven d’appeler son correspondant à sa
banque suisse et de réclamer les services d’Oscar. Un rendez-vous
était alors fixé à Paris. Un coursier se présentait et remettait l’argent
en échange du code convenu. Sirven disposait de plusieurs lieux de
livraison à Paris, notamment un bureau rue Marbeuf, tout près des
Champs-Élysées. Mais à qui étaient destinées des sommes aussi
importantes livrées à Paris ?
Comme Le Floch-Prigent et Tarallo, Alfred Sirven va adopter une
ligne de défense qu’il maintiendra devant le tribunal. Il soutiendra
avoir remis ces espèces à des personnalités africaines de passage à
Paris. Ces remises étaient donc justifiées par la politique suivie par
le groupe en Afrique. Certes Tarallo préservait et cultivait son pré
carré, celui des chefs d’État africains. Mais Alfred Sirven était
parvenu à s’immiscer dans son domaine en prenant en charge des
opposants aux pouvoirs en place. Sirven refusera toujours de
préciser le nom de ces bénéficiaires, expliquant qu’il était un homme
d’honneur et non une balance. J’ai pourtant attiré son attention sur le
fait que mon collègue suisse avait apporté la démonstration que
l’argent lui a été livré. Je lui ai indiqué que s’il ne me donnait pas les
moyens de vérifier à qui il l’avait reversé, il en porterait la
responsabilité. Je ne lui ai pas caché mon intention de ne pas laisser
le dossier s’enliser à l’instruction et que j’allais le terminer dans les
mois à venir. Sentant qu’il ne me croyait pas, j’ai ajouté : « Devant le
tribunal, ce sera trop tard. Pendant l’instruction, je peux faire des
vérifications, démêler le vrai du faux. On peut avancer ensemble. »
Un procureur américain qui aurait en face de lui Sirven lui
proposerait en échange d’aveux complets une peine de prison
allégée. C’est ce qu’on appelle un plea bargain, mais en France,
devant un juge d’instruction, Sirven n’a aucun intérêt à dénoncer les
bénéficiaires de ses versements. Sa responsabilité n’en sera pas
allégée pour autant. Il préfère donc se retrancher derrière la politique
du groupe et conserver la confiance, voire le soutien, des vrais
bénéficiaires.
En attendant, Sirven se tait. Je suis tenu en échec quant à
l’identification des bénéficiaires des valises de billets.
J’ai sérieusement envisagé l’hypothèse de financements
politiques, Elf étant une entreprise d’État. C’est même la seule
explication qui m’est apparue pour justifier les livraisons d’argent en
liquide à Paris pour de pareils montants. Comment faire pour
retrouver l’argent ? Les espèces sont fongibles et les faits remontent
à des années.
Dans l’affaire Urba, j’ai certes perquisitionné le Parti socialiste,
mais sur la base de documents. Les financements transitaient par la
comptabilité de ce bureau d’études. Dans l’affaire Elf, il n’est
question que d’espèces. Je ne pouvais qu’émettre des suppositions
invérifiables. Une perquisition à l’aveugle dans un parti politique,
faute de renseignements, était vouée à l’échec et pouvait même
avoir un effet boomerang. Il suffit pour le comprendre de se
remémorer la réaction indignée du Parti socialiste lors de la
perquisition que j’y avais menée. J’avais alors des éléments
probants soulignant l’étroitesse des liens entre Urba et le parti. Que
n’auraient dénoncé les ténors du parti – celui-là comme d’autres – si
j’y étais venu sans autres éléments que des déductions non
étayées ? Et qu’aurais-je pu trouver ? Seuls les dirigeants de
l’entreprise, qu’il s’agisse d’Alfred Sirven, d’André Tarallo ou de Loïk
Le Floch-Prigent, peuvent me fournir des indications. Eux savent ce
qu’ils ont fait de l’argent. Or ils se taisent.
Fin 2001, j’annonce à mes collègues que j’ai terminé mon travail
et que je suis à même de pouvoir clôturer ce dossier. Je sens des
réticences, surtout du côté d’Eva Joly. Finalement, elle s’incline. Elle
va d’ailleurs quitter peu après la section financière de Paris. C’était
prévu. Elle avait décidé de prendre du recul avec la France et de
devenir conseillère du gouvernement norvégien, son pays d’origine,
pour la lutte contre la corruption et la délinquance financière
internationale.
De fait, je vais terminer seul le dossier et rendrai une ordonnance
de cinq cent quarante-deux pages après avoir reçu un réquisitoire du
parquet, qui a effectué un travail considérable, de plus de mille
pages.
Dénouement judiciaire
L’affaire est jugée de mars à juin 2003. Au cours de l’audience,
lorsque le président du tribunal présente à Alfred Sirven les grands
tableaux retraçant l’ensemble de ses comptes, il répond : « Je ne
conteste rien. » D’une parole, il valide toute l’instruction.
L’épineuse question des financements politiques réapparaît
lorsque sont évoquées les importantes livraisons d’espèces à Paris.
Face aux questions qui lui sont posées, M. Le Floch-Prigent
reconnaît alors qu’Elf finançait la vie politique française, pour un
montant qu’il évalue à 5 millions de dollars par an. Quelques instants
plus tard, Alfred Sirven confirme cet aveu et déclare à la barre : « Le
chiffre est très, très, très supérieur à ce qu’avance M. Le Floch. »
L’Express, dans un compte rendu d’audience du 10 avril 2003,
reproduit les propos tenus par M. Le Floch-Prigent, qui, rappelons-le,
a été nommé en 1989 à la tête du groupe avec l’aval de François
Mitterrand : « Les candidats à la présidence de la République
avaient un accès direct auprès du secrétaire général du groupe pour
se voir remettre des enveloppes… À mon arrivée à la tête du
groupe, les fonds occultes profitaient essentiellement au parti
gaulliste, le RPR. Le Président [M. Mitterrand] m’a demandé de
rééquilibrer les choses au profit d’autres partis, sans toutefois
abandonner le RPR. »
Que ne l’a-t-il révélé lors de l’instruction.
Le même article rapporte la réaction d’hommes politiques sur ces
propos. « Qu’il donne des noms », demande l’écologiste Yves
Cochet. Claude Goasguen réagit aussi : « C’est une fausse
nouvelle. Tout le monde savait qu’il y avait de la part d’Elf une
intervention dans la vie politique depuis très longtemps. Je me
félicite de n’avoir jamais eu comme fonction celle d’un trésorier d’un
parti, c’était visiblement par le passé un poste à risques. » Les
propos de l’ancien P.-D.G. d’Elf montrent que François Mitterrand
connaissait et avalisait le système en place.
Finalement, Loïk Le Floch-Prigent, Alfred Sirven et André Tarallo
sont condamnés à des peines d’emprisonnement de plusieurs
années. André Tarallo, arrêté à l’audience, sera libéré deux mois
plus tard pour raison médicale. Il ne retournera jamais en prison et
décédera à Paris en 2018, à quatre-vingt-onze ans. Alfred Sirven
sera libéré le 13 mai 2004 pour raison médicale et décédera, avant
d’être rejugé en appel, à Deauville le 12 février 2005, à soixante-dix-
huit ans, d’une crise cardiaque. Quant à Loïk Le Floch-Prigent, il fera
plusieurs séjours en prison.
L’affaire Elf a abouti mais laisse un goût d’inachevé. Eva Joly a
tiré les premiers fils d’une affaire qui, vite médiatisée, a pris une
ampleur considérable. C’est le même « accident » qui était arrivé
avec l’affaire Urba et le juge Jean-Pierre. Mais contrairement à la
situation que j’ai vécue dans les années 1980 et 1990, le parquet n’a
pas opposé de résistance pour étendre le champ d’investigations de
l’affaire Elf au fur et à mesure des avancées de l’instruction. Ce fait à
lui seul mérite d’être relevé : le rapport de force entre la justice et le
pouvoir politique a évolué au détriment du second. Mais de
nouveaux obstacles, tels que le mutisme des dirigeants ou le secret-
défense, ont tenu un temps la justice en échec.
L’affaire Karachi
Je suis saisi des années plus tard de l’aspect financier de l’affaire
Karachi. Le 8 mai 2002, un attentat au Pakistan cause la mort de
quinze personnes, dont douze employés de la Direction des
constructions navales (DCN), société française d’armement d’État.
Ils étaient chargés de superviser, à Karachi, l’assemblage du dernier
des trois sous-marins vendus par la France en 1994. L’acte terroriste
est attribué à des islamistes. Mais l’enquête menée par mon
collègue au pôle antiterroriste, Marc Trévidic, s’oriente vers une
autre piste à la suite de la découverte d’une note secrète des
services. Ce document établit un lien entre l’attentat et l’arrêt
ordonné en 1996 par Jacques Chirac du versement de commissions
liées à la vente des sous-marins. Jacques Chirac, qui venait
d’emporter l’élection présidentielle de 1995, suspectait en effet
l’existence de financements occultes en faveur de son rival,
M. Balladur, Premier ministre lors de la signature de ces contrats.
Pourquoi Jacques Chirac n’a-t-il pas alors informé la justice de
ses suspicions ? Il a fallu attendre quatorze ans pour qu’un dossier
d’instruction soit ouvert sur ces financements au vu de la note
apparue dans le dossier de l’attentat. Ce dossier que j’ai instruit de
2010 à 2014 vient d’être examiné par le tribunal de Paris, après de
multiples péripéties procédurales. Dans son jugement du 15 juin
2020, le tribunal a exposé dans le détail les multiples investigations
que j’ai dû mener au Liechtenstein et en Suisse afin d’identifier la
destination des commissions qui ont suivi des circuits offshore très
opaques.
Par chance, la coopération des magistrats du Liechtenstein fut
exemplaire. Ils transmirent des relevés bancaires datant de quinze
ans, montrant que de l’argent avait été transféré en Suisse sur le
compte d’un tiers. À Genève, le juge Jean-Bernard Schmid,
intelligent et subtil, découvrit que le recours à ce compte n’avait
d’autre finalité que de retirer de l’argent liquide.
Là encore les investigations mènent à des décaissements en
numéraire, le système le plus opaque qui soit. C’est exactement la
même problématique que celle rencontrée dans l’affaire Elf, où des
espèces retirées d’établissements bancaires suisses ont été livrées
à Paris à Sirven.
En juin 2001, alors que l’affaire Elf est bien avancée, le juge Paul
Perraudin m’informe par courrier d’une importante affaire de
blanchiment. Le 31 août 1991, la société Thomson (devenue entre-
temps Thalès), associée à la Direction des constructions navales
(contrôlée par l’État), a vendu à Taïwan (République de Chine) six
frégates pour le prix de 2,5 milliards de dollars, soit 1,6 milliard
d’euros. Elle a versé 400 millions de dollars à un intermédiaire,
Andrew Wang. Ces fonds, suspects, ont été gelés par la justice
suisse qui sollicite une enquête en France. Je transmets aussitôt ce
courrier au procureur de Paris qui ouvre une information pour abus
de biens sociaux et recel au titre de rétrocommissions, qui m’est
confiée avec une collègue. Je découvre alors un univers plus
énigmatique que celui du pétrole, celui des ventes d’armes
internationales.
La signature de cet accord est l’aboutissement de longues
tractations diplomatiques. Pékin, qui n’a jamais reconnu Taïwan et
revendique l’île depuis 1949, y était opposé. Comment la France est-
elle parvenue à éviter des représailles chinoises ? Toujours est-il que
le président Mitterrand a fini par donner son feu vert au motif que les
navires ne seraient pas armés. Pourtant, des frégates ne sont-elles
pas destinées à l’être par nature ? Cette garantie donnée à la Chine
n’est-elle pas illusoire ?
Le destinataire des 400 millions de dollars, Andrew Wang, est de
longue date un agent de Thomson à Taïwan. Il a permis depuis 1970
la conclusion de plusieurs contrats avec l’île nationaliste, visant la
fourniture de radars, de matériel d’identification numérique… Ce qui
est anormal, c’est que le prix des frégates a fortement augmenté
dans la phase finale des négociations. Cette hausse a permis
d’intégrer la commission de 400 millions de dollars qui représente
1
près de 20 % du prix de vente . Taïwan, en apprenant l’existence de
cette commission saisie par la justice suisse, se retourne contre
Thalès. En effet, le contrat de vente des frégates interdisait
expressément le paiement de toute commission, sous peine pour
Thalès de devoir la restituer intégralement. Taïwan réclame en
conséquence à la société la rétrocession des 400 millions de dollars,
outre les intérêts, devant un tribunal arbitral.
D’emblée, je sollicite en Suisse un second blocage des comptes
de Wang, cette fois-ci au nom des poursuites exercées en France. Il
faut éviter que l’argent ne disparaisse. Le juge Perraudin doit faire
face aux doléances des avocats de Wang qui réclament la restitution
de ses avoirs, au motif qu’il a perçu une commission parfaitement
légale en rémunération de son travail.
L’affaire Clearstream
Rencontres secrètes
Thibault de Montbrial m’expose les motivations de son client. Il
me décrit la guerre industrielle sans merci à laquelle se livrent
depuis des années le groupe de Jean-Louis Gergorin, EADS, et le
groupe Thomson, qui a vendu les frégates. EADS, dirigée par
l’ancien patron de Matra, Jean-Luc Lagardère, est l’une des plus
importantes entreprises françaises spécialisées dans le secteur
aéronautique civile et militaire. Elle possède notamment Airbus. Or,
ajoute l’avocat, depuis la mort un an plus tôt de Jean-Luc Lagardère,
Gergorin, qui lui était très attaché, a découvert des secrets de
première importance qui mettent sa vie en danger, à savoir le nom
des bénéficiaires des rétrocommissions liées aux frégates.
e
J’interroge M de Montbrial sur Jean-Louis Gergorin, que je n’ai
jamais rencontré. Il me brosse le portrait d’un personnage
exceptionnel. Polytechnicien et énarque, il a travaillé au ministère
des Affaires étrangères avant de devenir le bras droit de Jean-
Luc Lagardère. Il est directeur de la coordination stratégique
d’EADS, responsable de l’intelligence économique, c’est-à-dire du
renseignement. Depuis 2000, il est le vice-président exécutif du
e
groupe. M de Montbrial me confie également que Jean-Louis
Gergorin, même s’il travaille dans un groupe privé, a conservé le
goût du service public, ce qui justifie sa démarche.
Jusqu’alors j’ignorais tout de ces guerres industrielles. Mais je
suis évidemment prêt à recueillir ces précieuses informations. Je
cherche depuis trois ans la destination des commissions
faramineuses versées dans l’affaire des frégates et j’ai enfin
l’occasion de fracturer le mur du silence. Je ne doute pas à cet
instant que ce dirigeant, vu sa position, détienne des
e
renseignements de première main. Je propose donc à M de
Montbrial de procéder à l’audition de Jean-Louis Gergorin. L’avocat
me répond immédiatement qu’il n’en est pas question. Compte tenu
de ses responsabilités chez EADS, il ne veut pas apparaître et se
rendre à mon cabinet. Sans compter que des gendarmes contrôlent
et enregistrent les entrées et les sorties du pôle financier. Il ne peut
pas prendre ce risque.
On peut comprendre qu’un dirigeant aussi haut placé ne veuille
pas être vu à mon cabinet. Son témoignage apparaîtrait
inévitablement comme un règlement de comptes entre deux grandes
e
entreprises concurrentes. M de Montbrial me propose alors de voir
Jean-Louis Gergorin en dehors de mon bureau. Je n’ai jamais
procédé de la sorte et cette solution ne me convient pas. Je lui en
fais part et réaffirme la nécessité d’entendre son client à mon
cabinet. À défaut, je propose que Jean-Louis Gergorin se mette en
relation avec les enquêteurs. Nouveau refus de sa part. « Mon client
n’a confiance qu’en vous, si vous ne le recevez pas, il ne viendra
pas. »
Je suis confronté à un dilemme. Soit je refuse de sortir de mon
cabinet et je perds toute chance de résoudre l’affaire des frégates
qui est au point mort. Soit j’accepte de rencontrer un dirigeant
d’entreprise pour essayer de voir si ses documents sont pertinents.
Je choisis la seconde solution. La dignité de Mme Yin dont le mari a
été assassiné et le souci d’éviter à la France de devoir payer
l’addition pèsent lourd dans ma décision. Sur quelle base légale
accepter le principe d’une telle rencontre ? Jean-Louis Gergorin est
prêt à témoigner, mais anonymement. C’est juridiquement possible,
mais la procédure mise en place par le législateur est lourde et
complexe. Avant de recueillir un témoignage anonyme, le juge
d’instruction doit obtenir l’autorisation préalable d’un juge des
libertés. Dans sa demande, le juge d’instruction doit en exposer les
motifs et justifier de deux conditions : le témoin doit être en danger et
son témoignage doit être crédible.
D’habitude, ce sont les enquêteurs qui effectuent ces
vérifications préliminaires. Mais rien n’interdit au juge de se
renseigner lui-même, les policiers n’agissant qu’en son nom.
Simplement, j’innove en procédant moi-même à ces démarches.
J’accepte de rencontrer Jean-Louis Gergorin pour savoir si sa vie est
réellement en danger et tester sa crédibilité. Si je suis convaincu et
s’il en est d’accord, alors je pourrai présenter ma requête au juge
des libertés.
e
M Thibault de Montbrial pose une condition qui va de soi : sa
démarche doit rester secrète. Elle est couverte par « la foi du
palais » : les magistrats entre eux, les magistrats avec les avocats,
les avocats entre eux échangent des confidences. C’est une règle
non écrite qui s’inscrit dans la tradition. Il est indispensable de
pouvoir se parler franchement et confidentiellement. De tels
échanges, très riches, m’ont souvent permis d’être éclairé. Des
magistrats considèrent que la foi du palais n’existe pas entre juges
d’instruction et avocats. En revanche, ils considèrent comme
normales les discussions informelles entre des juges d’instruction et
les procureurs. Pourquoi faire une différence entre les procureurs et
les avocats ? Le juge ne doit-il pas assurer l’égalité entre
l’accusation et la défense ? Le fait que juges et procureurs sont
issus de la même école ne justifie pas qu’ils partagent seuls des
confidences. J’ai toujours été convaincu qu’il fallait dépasser ces
règles trop souvent enseignées et nouer de véritables dialogues
avec les avocats.
Le listing Clearstream
Avant la rencontre avec Jean-Louis Gergorin, je précise à son
avocat que j’accepte à condition qu’il soit mon interlocuteur direct et
que l’entretien se déroule à son cabinet. Nous convenons d’un
e
rendez-vous proche. Au dernier moment, M de Montbrial m’informe
qu’il préfère que l’entretien ait lieu, pour des raisons de discrétion, à
son domicile plutôt qu’à son cabinet. C’est ainsi que je me rends,
début avril 2004, vers 19 heures, chez lui.
Je vois arriver alors un homme mince, le regard pétillant derrière
de fines petites lunettes. Je lui donne cinquante-cinq ans et je sens à
son aisance qu’il occupe une très haute position dans la société
d’armement. La Légion d’honneur à la boutonnière, il se présente
comme le directeur des relations internationales d’EADS. Il raisonne
très vite et est manifestement supérieurement intelligent. Il me fait
d’emblée part de sa vive inquiétude car il craint pour sa vie. J’essaie
de le rassurer en lui disant que la rencontre est secrète.
Il semble soulagé de me voir. Il est volubile et je le sens pressé
de me faire des confidences. Il me parle de la mort de l’ancien P.-
D.G. d’EADS, Jean-Luc Lagardère, survenue en mars 2003. Il avait
visiblement pour lui une grande admiration. Cela fait des mois qu’il
essaye d’en savoir plus car il est convaincu que Jean-Luc Lagardère
a été empoisonné. Il est persuadé que la mafia russe est
responsable de sa mort car elle voulait prendre le contrôle du
groupe. Cette opération s’appuyait sur des luttes de pouvoir au sein
d’EADS, certains responsables ayant été corrompus. En l’écoutant,
je prends conscience de l’ampleur des enjeux stratégiques autour de
la succession de Jean-Luc Lagardère au sein de l’entreprise. À la
demande de la famille, une enquête préliminaire a été ouverte sur
les conditions de sa mort, mais Jean-Louis Gergorin est convaincu
qu’elle n’aboutira pas. Je suis cependant sceptique car sa réaction
est affective.
Enfin, après ce long préambule, il en vient à l’objet de notre
rencontre. Il m’explique que les commissions des frégates sont
passées par un organisme officiel, Clearstream. Il m’assure qu’il
détient les preuves de ce qu’il avance car, en enquêtant sur la mort
de Lagardère, il est parvenu à entrer en possession de listings où
figurent les noms des vrais bénéficiaires. Ses propos deviennent
alors très techniques. Il me parle de « comptes miroirs », de
« comptes non publics ». Il va trop vite. Je ne comprends pas
comment de tels comptes fonctionnent. Le récit de cet homme
m’apparaît à première vue cohérent et je ne doute pas de sa
sincérité. Je reste cependant indécis. J’ai besoin de comprendre,
d’en savoir plus. Il se dit prêt à me présenter des documents. Jean-
Louis Gergorin tient à m’expliquer, preuves à l’appui, les
mécanismes opaques fonctionnant chez Clearstream. Nous
décidons de nous revoir une deuxième fois, toujours au domicile de
Thibault de Montbrial.
Le nom Clearstream ne m’est évidemment pas inconnu. Il s’agit
d’une chambre de compensation qui a son siège au Luxembourg et
joue un rôle essentiel dans les transactions internationales. Elle
enregistre, dans des comptes ouverts au nom de banques, les
opérations réalisées entre elles, qui doivent être « compensées ».
Théoriquement, les particuliers ne peuvent pas y posséder de
comptes. Or, selon Jean-Louis Gergorin, les banques possèdent
chez Clearstream des sous-comptes, utilisés en réalité par des
particuliers. Ainsi les redistributions des commissions versées à
l’occasion de la vente des frégates sont-elles passées par ces sous-
comptes. Andrew Wang, client d’une banque, a ainsi distribué
l’argent aux destinataires, clients d’autres banques.
Depuis plusieurs années, Clearstream est au cœur d’une
tourmente fortement médiatisée. Un de ses anciens collaborateurs a
affirmé qu’il existait au sein de Clearstream des comptes non publiés
et secrets. Entendu par les justices luxembourgeoise et française, il
a soutenu que l’organisme abritait ainsi de nombreuses opérations
frauduleuses, brassant de l’argent sale. L’affaire a été étalée au
grand jour par un journaliste, Denis Robert, qui lui a consacré deux
1 2
livres : Révélation$ et La Boîte noire . Une polémique est née sur
la réalité de ces dénonciations. Je connaissais le journaliste qui est à
l’origine de l’appel de Genève. Mais je n’avais suivi que de loin toute
l’histoire Clearstream. Je prends alors contact avec lui et le
rencontre à Paris. L’appel de Genève a créé des liens de confiance
entre nous et Bernard Bertossa. Il m’explique dans le détail
comment le système Clearstream permet, parmi une multitude
d’opérations légales, de blanchir l’argent sale.
Je comprends cependant au fil de notre discussion qu’aucune
preuve irréfutable n’a été apportée et que Denis Robert fait face à
une série de procès l’opposant à Clearstream. La banque conteste
ses prises de position. Je lui indique que je m’intéresse de près au
fonctionnement de ces comptes. Mais je me garde de lui parler de
mes rencontres avec Gergorin, compte tenu de l’engagement de
secret absolu qui me lie à Me de Montbrial.
Lorsque je revois Jean-Louis Gergorin, il me révèle comment il a
découvert ces informations. Un informaticien « de génie », Imad
Lahoud, qu’il a recruté à EADS, est parvenu à casser les codes
d’accès de Clearstream et à pénétrer dans ses fichiers. Il aurait ainsi
obtenu les noms et les numéros de comptes des bénéficiaires de ce
système, notamment ceux de nombreuses personnalités. Je lui
indique que je ne m’intéresse qu’aux frégates. Gergorin me présente
un listing bancaire de plusieurs pages. Il le commente et le décrypte.
Il le connaît dans ses moindres détails. Je commence à mieux
comprendre. Puis il me révèle que les découvertes de son
informaticien montrent que des sommes ont été virées par Wang sur
un compte en Bolivie au nom de Hugo Caceres Gomez, qui servirait
de patronyme à Alain Gomez, le P.-D.G. de Thomson.
Ce compte est ouvert dans les livres de la Citibank Cititrust de
Bogota. Je m’aperçois en consultant le listing que ce compte a été
ouvert juste avant la signature du contrat des frégates. Cette
coïncidence m’intrigue et donne du crédit aux propos de Gergorin.
Quant au changement de prénom du titulaire du compte, Hugo
Caceres au lieu d’Alain, mon interlocuteur m’explique que les
banques colombiennes ne vérifient pas l’identité des personnes qui
ouvrent un compte. Ce que je peux comprendre au pays des
narcotrafiquants.
Jean-Louis Gergorin revient à maintes reprises sur la mort
suspecte de M. Lagardère et met en cause nommément des
oligarques russes, intéressés par la mainmise sur le groupe. Il
désigne ensuite un dirigeant d’EADS, un important responsable de
son propre groupe, Philippe Delmas, le vice-président d’Airbus, qui
jouerait un rôle central dans ce processus. Dans la foulée, Gergorin
évoque plusieurs autres noms connus, des industriels, des
spécialistes du renseignement…
Dans ce flot d’informations surprenantes, je me cantonne aux
comptes liés aux frégates, dont je peux vérifier l’existence. Encore
faut-il que je puisse verser les listings dans le dossier et en faire état
officiellement. Nous convenons d’un dernier rendez-vous, cette fois-
ci au cabinet de Thibault de Montbrial.
Lors de cette ultime rencontre, je tends la perche à Jean-Louis
Gergorin. Je lui indique que les éléments dont il dispose paraissent
sérieux, mais qu’ils doivent être authentifiés dans un cadre judiciaire.
Comme il se sent en danger compte tenu des nombreux morts dans
l’affaire des frégates, je lui propose de témoigner anonymement. Je
lui explique la procédure et la nécessité pour moi de présenter une
requête motivée au juge des libertés. Il me demande alors si son
nom sera totalement effacé. Je lui réponds que si le juge l’accepte,
son nom ne figurera évidemment pas sur le procès-verbal, mais
qu’un second exemplaire de ce procès-verbal avec son nom sera
conservé par le parquet. Il oppose un refus catégorique. Il me
demande alors : « Qu’est-ce qu’on fait ? » Je suis pris au dépourvu
par sa question, mais je lui réponds spontanément : « Mon seul
interlocuteur, c’est votre avocat. Sur la marche à suivre, je n’ai pas à
en connaître. Vous faites ce que vous voulez. Discutez-en avec lui. »
Bien sûr, j’aurais pu lui dire : « Envoyez-moi un courrier anonyme. »
Mais je ne peux pas – je ne veux pas – le lui demander. Je
considère que ce n’est pas mon rôle. Je revois exactement la scène
comme si c’était hier, j’ai eu un réflexe de prudence.
Puis je mets fin à l’entretien. Je le laisse avec son avocat. Je ne
reverrai plus Jean-Louis Gergorin.
Lettres « anonymes »
Quelques jours plus tard, le 3 mai, un courrier anonyme me
parvient dont je soupçonne bien évidemment l’origine. Dès que je
reçois cette lettre, je la verse aussitôt au dossier dans un souci de
transparence. Mais je ne parlerai à personne de nos rencontres. Je
m’estime tenu par ma parole donnée à Thibault de Montbrial. Une
attitude qui m’attirera plus tard quelques ennuis, en particulier le
courroux du garde des Sceaux et des poursuites devant le Conseil
supérieur de la magistrature… Mais nous n’en sommes pas encore
là.
Pour l’instant je découvre ce courrier de deux pages tapées à la
machine. Il commence par une formule générale : « Monsieur le
juge, je vous écris pour vous informer de l’existence d’un groupe
mafieux comprenant au moins deux personnes auxquelles vous
vous intéressez, qui commencent à étendre en France des
méthodes de corruption et de prédation qui ont fait tant de mal à la
Russie dans les années 1990. » Suit une description des techniques
de blanchiment utilisées par Clearstream, celles que Gergorin
m’avait expliquées de façon plus précise. Il mentionne les numéros
de comptes de Wang et de Gomez. Il met aussi en cause Philippe
Delmas.
Je peux dès lors vérifier l’authenticité de ces informations.
J’adresse une commission rogatoire à ma collègue
luxembourgeoise, Doris Woltz, en lui demandant d’interroger les
dirigeants de Clearstream sur l’existence des comptes liés à la vente
des frégates cités dans le courrier, en particulier ceux attribués à
Wang et à Gomez.
Dans les semaines qui suivent, je lancerai des commissions
rogatoires internationales dans les pays concernés pour vérifier
auprès des banques si les comptes cités dans le courrier anonyme
bénéficient bien à ces personnes. Je n’ignore pas qu’il faudra
attendre des mois, voire des années, avant d’obtenir des réponses
de pays tels que la Colombie. Toutefois, pour me permettre de
disposer rapidement d’une confirmation tangible de la crédibilité de
la dénonciation, je décide d’effectuer une perquisition chez celui que
Jean-Louis Gergorin m’a décrit comme ayant joué un rôle central,
Philippe Delmas.
J’aurais pu lancer une opération à grande échelle, faire
interpeller toutes les autres personnalités citées. Mais je me refuse à
le faire tant que les informations ne sont pas confirmées. Je confie la
réalisation de la perquisition aux enquêteurs de la gendarmerie
maritime, dont je connais la loyauté et la discrétion, en particulier le
capitaine Ecalle. J’ai initialement saisi ce service car l’instruction
porte sur la vente de navires militaires. Je lui indique que je dispose
d’informations confidentielles dont je ne peux lui révéler la source.
J’assume pleinement la responsabilité des opérations. L’officier
comprend qu’il faut agir vite et avec délicatesse.
Il se renseigne et me rappelle pour me signaler que le vice-
président d’Airbus doit inaugurer à Toulouse le 7 mai 2004, en
présence du président de la République, Jacques Chirac, et du
ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie, l’usine « Jean-Luc
Lagardère » qui fabriquera les Airbus A380. Je lui indique que
l’opération devant rester discrète, elle devra être différée.
Ce n’est donc qu’après l’inauguration que les gendarmes
maritimes interpellent Philippe Delmas à l’aéroport de Toulouse. Ils
l’accompagnent le lendemain matin à son domicile. La perquisition
s’avère infructueuse. J’espérais découvrir par surprise des traces de
comptes cachés de Clearstream. Les gendarmes me décrivent
Philippe Delmas surpris mais serein, désireux de comprendre ce qui
lui arrive. Après une courte audition, il est laissé libre.
Un mois plus tard, je reçois un deuxième courrier anonyme,
provenant de la même source. L’auteur se présente comme le
« témoin impuissant du dévoiement d’un extraordinaire système
financier et anonyme, Clearstream, au profit d’intérêts crapuleux et
même mafieux ». Il indique que mon enquête et celle de la justice
luxembourgeoise ont fait paniquer la direction de Clearstream et l’ont
conduite à organiser en catastrophe un système de défense. Elle
aurait ainsi fermé, le 12 mai 2004, 895 comptes non publics
correspondant à des transferts dans des paradis fiscaux. La lettre
est accompagnée d’un listing de ces 895 comptes avec l’identité de
leurs bénéficiaires. Cette liste désigne des responsables français
dans de multiples domaines. Personnellement, je ne m’en tiens une
fois encore qu’à l’affaire des frégates. Mes investigations se limitent
aux personnes concernées par cette vente d’armes. Le parquet,
auquel je communique les courriers anonymes au fur et à mesure de
leur réception, a ouvert de son côté une enquête préliminaire sur
Clearstream. Il mène ses propres investigations sur l’ensemble des
comptes et interroge, à son tour, le Luxembourg.
En examinant la seconde lettre, je découvre un compte BNP
Paribas ouvert dans les Caraïbes. Il ne présente pas de lien avec le
dossier des frégates, mais il est facile de vérifier auprès de la BNP si
ce compte existe. Je prends contact avec l’avocat de la BNP, en lui
précisant que la banque n’est nullement en cause. Avec son accord,
je me rends au siège de la BNP à Paris. La banque se montre
coopérative. Après une rapide vérification, elle me confirme que le
numéro correspond à un compte ancien qui a bien existé. J’en
déduis que le listing n’a pas été inventé. Mais lorsque ma
commission rogatoire revient du Luxembourg, la réponse est
mitigée. Les numéros de compte existent bien mais comportent des
erreurs, les renseignements ne sont pas fiables à 100 %. Je
comprends alors que du faux s’est greffé sur du vrai. Qu’en est-il des
comptes attribués aux bénéficiaires des commissions liées à la
vente des frégates ?
Clearstream a répondu aux autorités judiciaires du Luxembourg
qu’elle n’a aucune certitude sur l’identité des bénéficiaires des sous-
comptes ouverts. Clearstream enregistre les opérations au nom des
banques sur la base des informations qu’elles lui donnent. Si un
compte ouvert au nom d’une banque dissimule le compte d’un
particulier, Clearstream ne peut le savoir. Il faut faire des
investigations au sein de la banque concernée. Je n’ai plus d’autre
choix que de vérifier auprès des banques qui peuvent être
rattachées à l’affaire des frégates. Je lance ainsi sept ou huit
commissions rogatoires internationales, notamment à Bogota en
Colombie, à Lausanne, à Genève et à Zurich, en Suisse, aux
Bahamas, pour vérifier si les comptes existent et pour en connaître
les bénéficiaires. Parmi celles-ci figure une demande qui fera
beaucoup parler d’elle.
J’ai en effet communiqué le listing aux enquêteurs qui repèrent
dans cette liste à la Prévert deux comptes aux noms de Stéphane
Bocsa et Paul de Nagy ouverts à la Banco Popular di Sondrio, une
petite ville des Alpes italiennes. Ils m’appellent pour m’aviser qu’il
s’agit du patronyme complet de Nicolas Sarkozy et de son père. Sur
le moment, je suis intrigué. À aucun moment Jean-Louis Gergorin ne
m’a révélé l’existence de ces comptes. Nicolas Sarkozy est alors
ministre des Finances et ce n’est un secret pour personne qu’il
envisage de se présenter à l’élection présidentielle de 2007. Me
reviennent alors les déclarations du P.-D.G. d’Elf, Loïk Le Floch-
Prigent, selon lesquelles les commissions pétrolières étaient
validées par le ministre du Budget et déclarées aux douanes. Or
Nicolas Sarkozy était ministre du Budget lorsqu’un avenant au
contrat a augmenté le prix des frégates de 190 millions d’euros le
4 juin 1993 en contrepartie de nouvelles prestations de Thomson.
Ces éléments me conduisent à vérifier l’existence de ce compte.
Château de cartes
Pendant les dix-huit mois qui suivent, mes demandes auprès des
banques concernées reviennent négatives. La coopération de la
justice colombienne mérite d’être relevée. Le procureur de Bogota,
chargé de vérifier le compte attribué à Alain Gomez, enquête. Après
vérification, il découvre que le compte ouvert au nom de Hugo
Caceres Gomez appartient bien au titulaire de ce compte qui s’avère
être un ingénieur colombien. Il n’existe aucune trace d’Alain Gomez.
J’ai alors la confirmation qu’un manipulateur particulièrement habile
a rajouté quelques faux noms sur un « vrai » listing de Clearstream,
rendant la fraude difficilement détectable.
Pourtant je reste convaincu de la bonne foi de Jean-
Louis Gergorin. Est-il, comme d’aucuns le diront, un bel esprit
illuminé qui a pris ses désirs pour des réalités, victime de ses
propres lubies ? A-t-il été manipulé par son « informaticien de
génie », Imad Lahoud, qui lui a fourni des fichiers falsifiés et qu’il a
crus vrais ? Je penche pour cette seconde hypothèse. Si Gergorin
savait ces fichiers faux, pourquoi a-t-il tant insisté pour me
rencontrer et ainsi se dévoiler ? Il lui aurait suffi de me les envoyer
anonymement.
Je m’en veux cependant, avec le recul, de ne pas avoir
suffisamment analysé la psychologie et compris ses motivations. J’ai
suivi une fausse piste. J’ai perdu mon temps.
En 2007, je jette l’éponge dans l’affaire des frégates de Taïwan.
Six ans après avoir été saisi de ce dossier, je signe avec ma
collègue un non-lieu. Je le vis comme un échec. J’ai résolu l’affaire
Dickinson, j’ai renvoyé l’affaire Elf devant le tribunal mais, cette fois,
je mets fin à mes investigations sans avoir trouvé la clé de l’énigme.
Et, malheureusement, ce que je craignais est arrivé. J’apprends
par la presse que, le 9 juin 2011, la cour d’appel de Paris a confirmé
la sentence arbitrale ayant condamné la société Thalès à
rembourser à Taïwan les commissions versées à Wang, outre les
intérêts : 630 millions d’euros dont 460 millions à la charge de l’État
au titre de la participation, au contrat, de la Direction des
constructions navales, entreprise publique. L’addition est lourde pour
le contribuable français.
Les poursuites
C’est en regardant LCI que j’apprendrai quelque temps plus tard
que l’Inspection judiciaire a relevé dans son rapport au ministre que
j’avais failli à mon obligation de loyauté. Au vu de ce rapport, le
ministre a décidé de me renvoyer pour « faute disciplinaire » devant
le Conseil supérieur de la magistrature. Je n’en reviens pas.
Personne ne m’en a averti. Je ne peux m’empêcher de penser que
je fais les frais d’un règlement de comptes, Nicolas Sarkozy
persistant à croire que j’ai participé à un complot contre lui. J’ai aussi
le sentiment qu’il s’agit d’une nouvelle manœuvre pour limiter le
pouvoir des juges face aux politiques.
Comme en 1979, je peux compter sur mes collègues. Plus d’un
millier d’entre eux m’apportent publiquement leur soutien dans des
conférences de presse, lettres ouvertes et pétitions. De nombreux
e
avocats, dont M Metzner aujourd’hui disparu, m’expriment
également spontanément et publiquement leur solidarité. J’en suis
extrêmement touché.
Mais puisque je suis appelé à comparaître devant un conseil de
discipline, je vais devoir me défendre. Je suis assisté de plusieurs
défenseurs, un ami magistrat, Jean Bartholin, et Philippe Lemaire
qui, ironie de l’histoire, a défendu Henri Emmanuelli dans l’affaire
Urba. C’est un grand avocat qui sera accompagné de l’académicien
et avocat de renom Jean-Denis Bredin. Enfin, en coulisses, je
bénéficierai aussi des conseils d’un ami fidèle, un homme de parole
et d’honneur, qui a rejoint la résistance durant la dernière guerre,
Me Bernard Gorny. Je n’oublierai jamais mes rendez-vous au cabinet
e
de M Lemaire. J’ai véritablement compris dans ces moments
difficiles le rôle de l’avocat. Je m’en suis remis à lui. Un jour, lassé
des poursuites, je lui ai confié que j’en avais assez. « Ils n’ont qu’à
me condamner, j’ai ma conscience pour moi. » Il m’a répondu : « Si
vous continuez comme ça, je ne vous défends plus ».
À la même époque, j’ai le privilège de donner une fois par an,
avec un magistrat et deux avocats musiciens, des concerts dans la
première chambre de la cour d’appel pour le compte d’une
association. C’est dans cette salle historique que Pétain a été
condamné. Aux lieu et place des pupitres des juges déplacés pour la
circonstance, trône un piano à queue dont les sonorités se perdent
dans les tapisseries et les boiseries. J’y interpréterai la Vallée
d’Obermann que Liszt composa lors de son passage à Genève…
L’œuvre est inspirée par le héros de Senancour qui s’abandonne à
la rêverie dans le silence de la vallée. C’est une longue méditation
romantique et un hymne à la nature.
Je comparais toute une journée devant le CSM. Je réponds aux
mêmes questions que celles posées par le premier président et
l’inspecteur général. Le représentant du ministre de la Justice,
Léonard de La Gâtinais, directeur des services judiciaires, est
visiblement mal à l’aise. Il requiert à l’issue des débats une peine de
principe. Quelque temps plus tard, il obtiendra le haut poste de
procureur général à Rennes. Quant au Conseil supérieur de la
magistrature, il décide… de ne pas décider. Il prononce ce qu’on
appelle un « sursis à statuer », dans l’attente que lui soit
communiquée l’enquête menée par mes collègues.
Cinq années plus tard, je comparaîtrai à nouveau devant le
conseil de discipline. Durant ce laps de temps, je me verrai confier
de nombreux dossiers financiers et politiques sensibles, en
particulier le dossier Karachi. Cette situation est pour le moins
paradoxale et même insensée : j’ai failli à mon serment de magistrat
et l’institution continue à me faire confiance…
Le jour de la nouvelle audience du CSM, la situation m’apparaît
a priori défavorable. En effet, plusieurs magistrats membres du
Conseil qui m’avaient apporté publiquement leur soutien cinq ans
plus tôt se sont déportés pour des raisons déontologiques. Ne
restent pour me juger que deux ou trois magistrats dont j’ignore la
position et des personnalités extérieures non magistrats. L’une
d’entre elles me posera une question révélant sa méconnaissance
du fonctionnement de l’instruction.
Le conseil de discipline est présidé par Vincent Lamanda,
premier président de la Cour de cassation. Je me souviens qu’à
l’époque de l’affaire Boulin, il était conseiller au cabinet du garde des
Sceaux, Alain Peyrefitte. Je ressens de sa part une certaine
animosité mais peut-être n’est-ce que le fruit d’une impression
infondée.
À la fin de la journée, arrive le moment des réquisitions de la
directrice des services judiciaires, Véronique Malbec. Elle ne
demande aucune peine mais termine son propos par cette formule
sibylline : « Je m’en rapporte » – utilisée par les procureurs parfois à
l’audience –, qui signifie qu’elle ne prend pas position. Le président
donne alors la parole à mon défenseur, Jean Bartholin, qui,
faussement naïf, demande si compte tenu des termes des
réquisitions, il lui est encore utile de plaider. C’est alors que le
président demande à la directrice de préciser le sens de ses propos
équivoques. Maintient-elle l’accusation ? Abandonne-t-elle les
poursuites ? Bref, quelle est sa position ? Après des atermoiements,
elle concède qu’elle abandonne les poursuites, provoquant le
courroux du président déplorant ces pertes de temps… Quelques
semaines plus tard, le Conseil rend sa décision : je suis
définitivement blanchi.
Cette procédure a eu des conséquences sur ma carrière, qui a
été bloquée de 2006 à 2012. En effet, en 2006, je devais rejoindre la
cour d’appel de Paris et devenir président de chambre. Cette
nomination, à laquelle je ne m’attendais pas, devait être validée par
le Conseil supérieur de la magistrature. L’affaire Clearstream ayant
éclaté dans les jours qui ont suivi, le Conseil, au vu des poursuites
intentées à mon encontre par Pascal Clément, avait décidé de
suspendre cette nomination. Suspension qui a duré six ans…
Alors, durant toute cette période, je vais continuer à occuper mon
poste de juge d’instruction, que j’aurais normalement dû quitter.
Avec le recul, je constate que ces poursuites m’ont permis de
conserver des fonctions qui m’ont passionné. Enfin, en 2013, après
la décision me mettant définitivement hors de cause, je serai nommé
premier vice-président en charge de l’instruction au pôle financier. Je
conserverai le même bureau et les mêmes dossiers. Je serai
notamment en charge des affaires Cahuzac et Balkany.
Durant ces cinq années, je me suis de nouveau posé des
questions sur la finalité de mon travail. Porté par une quête de vérité,
n’avais-je pas fait preuve de légèreté ou de naïveté dans cette
affaire ? Certainement. Beaucoup de doutes m’ont assailli mais
également des regrets que j’ai eu l’occasion d’exprimer lors de
l’audience publique de l’affaire Clearstream. Interrogé par le
président, je me suis en effet retourné vers Philippe Delmas, présent
dans la salle, pour m’adresser directement à lui avec une certaine
émotion. J’en ai éprouvé une forme de soulagement.
Avant Clearstream
L’affaire Clearstream fut aussi le théâtre d’un règlement de
comptes entre le pouvoir politique et la justice. J’en ai été
l’instrument.
En 1999, je rencontre pour la première fois Nicolas Sarkozy.
L’École nationale de la magistrature organise ce jour-là à Bordeaux
une conférence entre un homme politique et un magistrat. Lorsque
je suis contacté, je donne un accord de principe sous réserve que
mon contradicteur ne soit pas une personnalité visée par une
enquête. Ce n’est pas le cas de M. Sarkozy. Je n’ai plus d’enquêtes
sensibles en cours et ma parole est libre. J’accepte.
Quelques jours plus tard, l’École m’avise qu’un déjeuner aura
lieu avant la conférence avec les participants, dans un restaurant
près de la cathédrale Saint-André, en présence d’élèves et
d’enseignants. Lors du déjeuner, Nicolas Sarkozy, qui arrive le
dernier, s’assied à ma droite. Il engage la conversation. Nous
déjeunons en terrasse, il fait beau. L’ambiance est détendue et bon
enfant, propice aux échanges à bâtons rompus. Je reste toutefois
sur ma réserve et suis somme toute assez peu à l’aise. Puis Nicolas
Sarkozy me parle de football, sport que je pratique en amateur. Il
évoque des matchs auxquels il assiste. Pourquoi ne pas s’y
retrouver ? Je ne veux pas, évidemment, être brutal dans mon refus.
Je trouve alors une parade et lui réponds que le football brasse trop
d’argent et que je m’en désintéresse.
Puis vient la conférence sur les relations entre la justice et le
pouvoir politique, dans l’amphithéâtre de l’École. Chacun fait son
exposé, les auditeurs posent des questions. Nicolas Sarkozy capte
toute l’attention de la salle qu’il conquiert rapidement, suscitant
l’enthousiasme. Je reste en retrait, le laissant dialoguer avec le
jeune auditoire.
Des années plus tard, je découvre non sans étonnement dans un
livre qu’il a écrit en 2001 sous le titre Libre le compte rendu de notre
échange privé lors du déjeuner en ces termes : « Sa repartie me
stupéfia proprement. “J’aimais le football avant qu’il n’y ait toutes ces
histoires d’argent qui ont fini par tout pourrir.” Je lui répondis qu’une
telle aversion pour les “histoires d’argent” était singulière pour un
homme qui, à l’époque, était candidat à un poste de premier juge
d’instruction à Paris, où les histoires d’argent se trouvent justement
être le quotidien. Qu’on me comprenne bien, il avait parfaitement le
droit de penser ainsi. Je suis convaincu que nombre de Français
partagent d’ailleurs ce sentiment, mais rares sont ceux qui vont faire
de cette aversion un métier. »
Puis survient en 2004 l’affaire Clearstream. Nicolas Sarkozy m’a
manifestement prêté des intentions malveillantes lorsque j’ai opéré
des vérifications sur son prétendu compte à l’étranger. J’ai pourtant
apporté la preuve qu’il n’existait pas. Il m’est apparu évident que les
poursuites engagées contre moi par le ministre de la Justice l’ont été
à sa demande.
Ces poursuites traduisent plus largement sa défiance vis-à-vis de
la magistrature et plus particulièrement des juges d’instruction. C’est
ainsi qu’en 2007, élu président de la République, il déclare après
avoir assisté à une audience à la Cour de cassation à propos de
Rachida Dati : « J’ai voulu m’entourer de gens différents. […] Je n’ai
pas envie d’avoir le même moule, les mêmes personnes, tout le
monde qui se ressemble, alignés comme des petits pois, même
couleur, même gabarit, même absence de saveur. »
Le 9 janvier 2009, il prône la suppression des juges d’instruction :
« Il est temps […] que le juge d’instruction cède la place à un juge de
l’instruction, qui contrôlera le déroulement des enquêtes, mais ne les
dirigera plus. » La boucle est bouclée. Ce n’est plus le juge
d’instruction qui mènera les enquêtes, mais le parquet, qui dépend
du ministre de la Justice. Supprimer le juge d’instruction n’est en
réalité envisageable, et je n’y vois personnellement aucun
inconvénient, qu’à la condition que le parquet devienne indépendant,
comme c’est le cas en Italie. Éliminer le juge d’instruction sans
accorder l’indépendance au parquet permet au pouvoir de reprendre
la main sur les enquêtes sensibles. C’est une régression de
l’indépendance de la justice et des libertés.
Bien plus tard, en 2015, nos chemins se croiseront une nouvelle
fois mais dans un autre contexte. Nicolas Sarkozy n’est alors plus
président de la République. En juillet 2013, à la suite de l’élection
présidentielle, le Conseil constitutionnel refuse de valider ses
comptes de campagne ce qui génère un trou financier et lui inflige
une amende de 360 000 euros. Cette amende sera prise en charge
par l’UMP après un appel aux dons.
En octobre 2014, le parquet ouvre une information pour « abus
de confiance », considérant que cette amende, personnelle, n’aurait
pas dû être payée par le parti. Je suis désigné pour instruire le
dossier avec deux autres collègues, MM. Grouman et Tournaire. À
l’issue de l’instruction, en juillet 2015, nous rendons un non-lieu,
estimant que le parti avait lancé la souscription pour le compte de
Nicolas Sarkozy.
Après toutes ces années, Nicolas Sarkozy a manifestement
changé d’opinion sur mon rôle dans l’affaire Clearstream. Dans son
livre Passions, publié en 2019, à propos de l’affaire Clearstream, il
écrit alors « qu’une instruction judiciaire fut confiée au redoutable et
respecté juge d’instruction Renaud Van Ruymbeke, connu pour sa
1
lutte anticorruption ».
Une anecdote me revient à l’esprit. Quelques jours après
l’audition de Nicolas Sarkozy dans le dossier de l’amende, je
convoque une personne mise en cause dans une banale affaire
d’escroquerie. Arrive dans mon bureau, rue des Italiens, un jeune
homme résidant en périphérie parisienne. Je le vois s’agiter sur son
siège et à la fin de l’audition, n’y tenant plus, il me pose la question
suivante :
– Est-ce vrai que l’ancien président de la République a comparu
ici même ?
– Oui, lui répondis-je.
– Suis-je assis dans le même fauteuil que lui ?
– Mais absolument.
Son visage s’est alors éclairé d’un large sourire.
Jérôme Kerviel
La justice et la « com »
L’affaire Kerviel reviendra dans l’actualité à la suite d’un étonnant
rebondissement : une inspectrice de la brigade financière, qui a
participé à l’enquête, s’est déclarée soudainement persuadée de
l’innocence de l’ex-trader. L’enquêtrice ira jusqu’à enregistrer, à son
insu, une magistrate du parquet qui évoquait avec elle l’affaire.
Je n’ai suivi que par presse interposée cet épisode qui a eu des
suites judiciaires. L’inspectrice avait enquêté dans le cadre de mes
instructions qu’elle n’avait jamais remises en cause. Comment
expliquer sa volte-face ? Que lui est-il arrivé ? Jérôme Kerviel s’est
appuyé sur ce témoignage pour demander à la Commission de
requête et de révision l’ouverture d’un nouveau procès. Sa requête a
été rejetée, la commission estimant que les propos de l’ex-
commandante de la brigade financière étaient des impressions
d’enquêteur qui ne reposaient sur rien de précis.
Après sa condamnation, Jérôme Kerviel fera à nouveau parler de
lui. En 2014, il apparaît sur une photo en conversation, parmi
d’autres personnes, avec le pape François, place Saint-Pierre, à
Rome. Un événement minimisé par le Vatican qui réagira en
indiquant que l’ex-trader ne se trouvait pas dans le « carré des
personnes invitées et que l’entretien n’a pas duré plus d’une minute
et demie ». À la suite de cette rencontre, l’ex-trader entreprendra
une longue marche, très médiatisée, entre Rome et Paris – elle
s’arrêtera en réalité à la frontière française – pour dénoncer la
« tyrannie des marchés financiers ».
Ce que je retiens de ces péripéties médiatiques, c’est le rôle que
peut jouer la communication sur l’opinion publique. L’ex-trader
suscite des sympathies en dénonçant les banques et un système
financier prédateur. La communication induit une perception des faits
qui ne tient pas compte des éléments factuels établis.
Instantanément, l’image l’emporte sur la démonstration. La vérité
d’opinion fait fi de la vérité de raison. J’ai cependant la faiblesse de
croire que la vérité finit toujours par l’emporter.
Pouvoir de transaction
La justice française a dû faire preuve d’imagination pour changer
de culture et se convertir à la transaction. Le parquet peut
aujourd’hui transiger. Cet outil permet de sanctionner financièrement
et lourdement l’entreprise.
Ce fut le cas dans l’affaire HSBC qui a abouti malgré le refus de
coopération des autorités judiciaires helvétiques. Poursuivie pour
avoir facilité l’ouverture de comptes en Suisse de ressortissants
français, HSBC a fini par accepter en 2017 de payer une amende de
300 millions d’euros, ce qui lui a évité la comparution devant le
tribunal correctionnel. On est loin des 2,5 millions d’euros annoncés
par le parquet parisien en 2003.
Cette solution, contestée par les partisans de la comparution des
personnes poursuivies devant un tribunal, est-elle satisfaisante ? La
transaction empêche le débat public à l’audience. La peine est
négociée en amont entre l’avocat et le procureur. Certes, cette
procédure rapide est efficace. Elle met en garde les entreprises
contre la réitération de tels actes. C’est l’effet dissuasif de la
sanction. Mais elle contient intrinsèquement sa propre limite : elle
sanctionne la société et non ses dirigeants fautifs. Or l’entreprise, ce
sont aussi des milliers de salariés qui travaillent pour son compte.
Prenons l’exemple d’Airbus. La presse a récemment évoqué une
transaction importante conclue en 2019 par le Parquet national
financier, en partenariat avec le parquet fédéral américain et le
Serious Fraud Office (GB), et la société Airbus. Poursuivie pour des
faits de corruption, celle-ci a accepté de payer une amende de
1
3,6 milliards d’euros . Or, depuis, du fait de la crise liée à l’épidémie
de Covid-19, le secteur de l’aviation est sinistré. L’inquiétude sur
l’avenir de l’entreprise est réelle. Airbus a dû réduire ses cadences
de production. Fin juin 2020, le gouvernement a annoncé un plan de
15 milliards pour soutenir le secteur de l’aéronautique. Autrement dit,
l’État reverse d’une main ce qu’il prend de l’autre main.
Ce type de sanctions ne doit pas faire oublier ceux qui, à titre
personnel, tirent profit de la corruption. J’ai pu m’apercevoir, en
menant des enquêtes dans des affaires de cette nature, que, sous
couvert de corruption internationale, les dirigeants d’entreprise
détournaient parfois des sommes importantes à leur profit. Ce fut le
cas dans l’affaire Elf. Il eût été pour le moins inconvenant de
sanctionner la société alors qu’elle est la première victime de ces
agissements.
Que dire des importants retraits en espèces effectués sur des
comptes suisses et livrés à M. Sirven ? Ce dernier ne m’aurait donné
le nom des bénéficiaires dans le cadre d’un plea bargaining que si
ces retraits avaient été préalablement identifiés. Or je ne les ai
découverts qu’à l’issue de multiples investigations en Suisse. Les
aurais-je entreprises si j’avais pu transiger en cours de route ? J’en
doute, car la transaction est précisément faite pour éviter une
enquête trop fouillée. Quel aurait été l’intérêt de M. Sirven de me
révéler des faits qui m’auraient été inconnus ? Il aurait probablement
transigé uniquement sur ceux mis au jour.
Aussi est-il primordial d’enquêter de façon approfondie et de
sanctionner les dirigeants qui disposent d’avoirs occultes. Ceux-ci
agissent en ce cas au détriment des intérêts de l’entreprise en
s’appropriant, en Suisse ou ailleurs, des ressources destinées à des
opérations inavouables. Le plus souvent, les fonds passent sur des
comptes ouverts par des intermédiaires complaisants. C’est le cas
lorsque ces derniers distribuent aux dirigeants de l’entreprise une
partie des commissions destinées à corrompre des décideurs
politiques étrangers. Ils détournent alors les commissions qu’ils
perçoivent sur des marchés internationaux. Les intermédiaires
s’assurent ainsi des bons offices de l’ensemble des partenaires.
Aussi la transaction ne doit-elle intervenir que dans des cas bien
ciblés. Elle ne doit pas empêcher le juge de procéder à des
investigations, notamment sur les comptes détenus à l’étranger.
C’est en effet l’accès à ces comptes qui constitue le véritable enjeu
des affaires internationales.
La Suisse
J’ai depuis les années 1990 noué des relations privilégiées avec
Genève. Juges d’instruction et procureurs m’ont toujours
chaleureusement accueilli. Je m’y suis rendu à de nombreuses
reprises et la gare m’est devenue familière. De même que le lac, que
je longeais avant de rejoindre la vieille ville dont je devais arpenter
les ruelles étroites, grimpant de bon matin vers le palais de justice.
Un jour, j’ai fait le détour jusqu’à la place où Franz Liszt vécut avec
Marie d’Agout, fuyant le monde parisien à la recherche de la vallée
d’Obermann. Lausanne s’est révélé aussi une ville très accueillante.
La ligne de chemin de fer Genève-Lausanne, traversant coteaux et
vignobles au-dessus du lac, témoigne d’une vie paisible.
La Suisse est un pays paradoxal. C’est la première destination
de la fraude fiscale et des détournements de fonds. Quel évadé
fiscal ne bénéficiait pas jadis d’un compte à numéro en Suisse ?
Mais c’est aussi le pays de l’appel de Genève. Cette ville symbole a
joué un rôle pilote dans les plus gros scandales financiers. Son
procureur général, élu, a le premier affiché sa volonté d’éradiquer la
place de l’argent sale. J’en ai mesuré les effets dès le début des
années 2000 dans le dossier Elf. L’assistance de Genève fut
également déterminante dans l’instruction que j’ai menée dix ans
plus tard sur le volet financier de l’affaire Karachi.
Ces affaires, qui sont le reflet d’une époque, présentent un point
de convergence : des dizaines de millions de francs ont été retirés
en liquide à Genève et livrés à Paris. Le service était fourni clé en
mains. Il suffisait de demander.
La Suisse a incontestablement réalisé depuis des progrès dans
la lutte antiblanchiment. Depuis les affaires Elf ou Karachi, je l’ai
personnellement constaté. Elle persiste néanmoins à protéger le
secret bancaire. Certes, elle exécute les demandes judiciaires qui
sont ponctuelles. Mais elle est aujourd’hui confrontée à une situation
nouvelle avec les lanceurs d’alerte. Ceux-ci se procurent les listings
de milliers de fraudeurs fiscaux et les livrent aux autorités fiscales ou
judiciaires des pays spoliés. La Suisse va-t-elle livrer le nom de
milliers de clients ? Les enjeux sont de taille : la divulgation de ces
données entraîne dans les pays victimes de la fraude fiscale, tels
que la France ou l’Allemagne, des vérifications à grande échelle et
génère des rentrées fiscales représentant des milliards d’euros.
C’est une manne pour les États.
Il ne faut cependant pas être dupe : ces informations sont
disponibles uniquement parce que le lanceur d’alerte a su récupérer
à l’insu de la banque, par un procédé informatique, les fichiers
cryptés internes. Les lanceurs d’alerte sont parfois des personnages
ambigus. Quelle est leur motivation ? La vengeance ? L’argent ? La
justice ? Leur intervention constitue une menace sérieuse pour les
banques opaques dont ils perturbent le jeu, permettant au fisc grugé
et à la justice bafouée de reprendre la main à leur détriment.
Les États spoliés ne peuvent intervenir que s’ils ont
connaissance des comptes ouverts à l’étranger et non déclarés. La
portée de leur action dépend de leurs sources. Encore faut-il qu’elles
soient fiables. La Suisse, comme le Luxembourg ou le Liechtenstein,
doit se positionner face à ce phénomène récent. L’alternative est
claire : les autorités judiciaires suisses doivent-elles poursuivre le
lanceur d’alerte pour détournement de fichiers et violation du secret
bancaire ou coopérer avec les juges et procureurs des pays victimes
de la fraude ?
Le cas d’HSBC
Prenons l’exemple des fichiers de la filiale suisse d’HSBC, sur
lesquels j’ai eu l’occasion de me pencher avec plusieurs collègues
du pôle financier. À l’origine, ces fichiers ont été récupérés par un
informaticien travaillant pour le compte d’HSBC, Hervé Falciani. Il
quitte un jour la Suisse pour la France en emportant la copie du
listing des clients de la banque. Ils sont des dizaines de milliers et
relèvent de diverses nationalités. Après tout un périple, le ministère
des Finances entre en possession des fichiers cryptés et procède à
leur analyse.
De nombreux titulaires de ces comptes occultes, convoqués par
Bercy, reconnaissent l’authenticité des informations bancaires et
transigent avec l’administration fiscale en acceptant de verser des
pénalités importantes. D’autres nient l’existence de ces comptes et
se prévalent de l’irrégularité de la transmission des informations
auprès du fisc. La Suisse leur apporte un soutien infaillible.
Le parquet fédéral de Berne poursuit en effet M. Falciani, au vu
d’une plainte déposée contre lui par HSBC pour le détournement
des fichiers lors de son départ précipité de la Suisse. Berne délivre
un mandat d’arrêt à son encontre. Arrêté en Espagne, il y est
emprisonné plusieurs mois au vu du mandat. Il décide alors de
coopérer avec les autorités espagnoles qui prennent conscience
tardivement que de nombreux fraudeurs fiscaux figurent sur les
fichiers. Les fraudeurs, fortunés, sont légion. M. Falciani donne des
interviews et répond à de multiples sollicitations. Il fait le tour du
monde avec ses fichiers et plusieurs pays s’y intéressent.
Une solution simple existe pour authentifier l’ensemble des
informations dont il dispose : il suffit d’adresser une demande aux
autorités judiciaires suisses qui questionneront la banque.
Cependant, la justice bernoise refusera d’apporter la moindre
assistance. En Suisse, la banque est la victime.
Un fossé sépare le procureur fédéral de Berne, un conservateur,
otage des banques, et le procureur général de Genève Bernard
Bertossa, un visionnaire.
Le Liechtenstein
Que dire du Liechtenstein, petit État de 39 000 habitants,
e
considéré comme le 27 canton suisse ? J’ai eu l’occasion d’y faire
un détour en 2001, dans l’affaire Elf, car des masses d’argent
considérables avaient quitté la Suisse pour se réfugier dans la
principauté. Je n’étais pas seul, mes deux collègues
m’accompagnaient ainsi que le juge genevois Paul Perraudin.
Ce jour-là, après être passés par Zurich, nous arrivons en train
dans une petite ville perdue au fond de la montagne. Le château du
prince domine la ville, dans cette bourgade qui abrite de si
nombreuses banques. Je lève la tête vers le château, partiellement
masqué derrière une rangée d’arbres.
Je nous revois nous rendre dans un établissement discret. Le
magistrat du Liechtenstein qui nous accompagne expose les raisons
de notre visite au responsable de la fiduciaire, qui gère les avoirs
cachés de clients fortunés. Il s’ensuit un silence, le malaise est
perceptible. La présence de la justice de son pays permet de vaincre
les réticences du juriste, inquiet. Il n’accepte de coopérer qu’au vu
de réquisitions écrites expresses. Il veut pouvoir dire à ses clients
qu’il a agi sous la contrainte. Il n’a en réalité d’autre choix que de
fournir les preuves que je suis venu chercher si loin.
Cependant, je ne peux rentrer à Paris avec les documents saisis.
Le Liechtenstein, comme la Suisse et le Luxembourg, dispose en
effet d’une législation protectrice du secret bancaire. Elle autorise les
fiduciaires et les banques à exercer des recours en contestant la
transmission des pièces saisies par le juge d’instruction (du
Liechtenstein) au juge étranger (français) qui est à l’origine de la
demande. Ce système leur permet en réalité, sous le couvert de la
protection des droits de l’homme, de protéger leurs clients et surtout
leurs avoirs. Ces derniers peuvent ainsi gagner du temps et retarder
la transmission des documents en contestant la régularité des
opérations.
Je ne disposerai des relevés bancaires que plusieurs mois plus
tard. Comme en Suisse, j’ai ainsi obtenu en 2001 une véritable
assistance des magistrats locaux. Ils ne portent pas la responsabilité
de la législation protectrice du secret en vigueur dans leur pays.
À l’époque, lors d’un colloque, j’ai l’occasion de faire part de ma
désapprobation sur ce que je considère comme un double jeu lors
d’un entretien avec un ambassadeur du Liechtenstein. Je lui fais part
de mes reproches, dans un langage peu diplomatique il est vrai, en
déplorant que son pays protège l’argent sale. Il me répond que les
Français paient trop d’impôts. Je lui demande alors de combien
d’hôpitaux, d’universités… dispose son pays. Dialogue de sourds.
Le Luxembourg, les îles anglo-normandes
et Monaco
La situation du Luxembourg est particulière. Ce pays est pris
entre le marteau et l’enclume : refuge traditionnel pour les fraudeurs,
il est membre de l’Union européenne. Sa situation sur le plan de la
coopération judiciaire est comparable à celle de la Suisse. J’ai
toujours trouvé, et ce depuis longtemps, une véritable assistance de
la part des magistrats luxembourgeois.
Mon premier voyage remonte à 1994. Ville fortifiée à nos
frontières, elle vit paisiblement. Elle me rappelle Genève à certains
égards. On y dîne tôt. Le palais de justice est édifié dans la vieille
ville. L’accueil des magistrats est excellent et leur aide, précieuse. Je
me revois en 1995 dans une petite chambre d’hôtel passer une nuit
écourtée à éplucher et décrypter les comptes découverts par mon
collègue du Luxembourg.
J’y reviendrai ultérieurement à plusieurs reprises pour des
dossiers de fraude à la TVA, de blanchiment et de corruption. La
liste est longue et la coopération, sans failles. J’ai même pu saisir
des millions d’euros en adressant mes demandes par fax.
Lorsque je me promène à la pointe du Grouin sur le sentier des
douaniers, près de Cancale et de Saint-Malo, mon regard s’arrête
parfois sur des bandes de terre qui émergent lorsque la brume se
lève. De quelles îles s’agit-il ? Sont-ce là les paradis fiscaux ? Non,
ce sont les îles Chausey, rattachées à la France. Les vrais refuges,
les îles britanniques, restent invisibles à l’œil nu.
J’ai pris à Saint-Malo, cité corsaire, le ferry à destination de
Jersey en 2003 dans l’affaire des frégates de Taïwan. Le droit anglo-
saxon offre de multiples ressources aux personnes soucieuses de
cacher leur fortune. Je n’ai pas cherché à convaincre mes
interlocuteurs de l’opacité des structures locales mais ai en réalité
été surpris par leur coopération ; ils ont accepté, malgré leurs
réticences culturelles, de geler à ma demande des millions de
dollars. Il n’a fallu qu’une heure de discussion pour convaincre
l’attorney. J’ai aussi apprécié leur franchise. Il me suffira par la suite
de passer quelques coups de téléphone pour m’assurer de leur
coopération.
Enfin, je terminerai ce tour d’Europe des places qui ont
progressé par Monaco. Je m’y rends par le train en 2015 dans le
cadre d’une instruction visant la Fédération internationale
d’athlétisme dont le siège se trouve dans la principauté.
L’affaire vient de m’être confiée avec deux collègues à la suite
d’une plainte déposée par l’Agence mondiale antidopage.
L’instruction durera quatre ans. Elle vient de trouver son épilogue
devant le tribunal de Paris qui a longuement analysé les faits et
condamné son ancien président et son fils. Ceux-ci contestent les
faits et ont interjeté l’appel du jugement.
C’est une enquête de dimension internationale. Une
marathonienne russe de premier plan ainsi que d’autres athlètes
russes, repérés pour des faits de dopage fin 2011, n’ont pas été
sanctionnés contrairement aux règles en vigueur. Ces athlètes ont
ainsi pu participer aux jeux Olympiques de Londres de 2012, voire
aux championnats du monde de Moscou de 2013. La coopération
avec Monaco a été exemplaire. J’ai pu travailler avec des
enquêteurs monégasques particulièrement motivés et réaliser des
perquisitions, en temps réel, dans de parfaites conditions au siège
de la Fédération. La réactivité de Monaco dans cette affaire est
comparable à celle de Genève.
Gibraltar
Comme Chypre, Gibraltar est longtemps resté hors de portée
des enquêtes internationales. J’ai eu l’occasion de m’y intéresser en
instruisant un dossier concernant le patrimoine immobilier dont
disposerait l’oncle de Bachar el-Assad en France. Après plusieurs
années d’instruction et de multiples investigations à l’étranger, ce
dernier a comparu devant le tribunal de Paris qui vient de rendre son
jugement. Ce patrimoine représentant des dizaines de millions
d’euros a été saisi. Un appel est en cours, les faits sont contestés.
Dans cette affaire, une équipe commune d’enquête a été
constituée à mon initiative avec l’Espagne. Ainsi, au mois de
juin 2017, comme l’expose le jugement, une vaste opération de
police judiciaire espagnole, médiatisée, a permis la saisie de
507 propriétés. L’ensemble de ces biens représente une valeur
estimée à 695 millions d’euros.
Voilà un bel exemple de coopération internationale. Les chemins
suivis par les enquêtes française et espagnole avaient un point de
convergence : Gibraltar, où de nombreux comptes avaient été
ouverts. J’ai pu m’y rendre grâce à l’aide précieuse de la magistrate
de liaison à Londres. Sur place, j’ai eu la surprise de découvrir,
contrairement à mes appréhensions, des enquêteurs
particulièrement motivés et coopératifs. Ainsi, rien n’est figé en
Europe, où la situation évolue constamment.
Si d’importants progrès ont été réalisés en Europe, en revanche
la situation ailleurs dans le monde est beaucoup plus difficile. Au fur
et à mesure que la justice financière s’est développée dans les
refuges les plus fermés en Europe, le curseur s’est déplacé. Les
fraudeurs se sont adaptés à cette situation nouvelle et se sont exilés
pour d’autres cieux.
1. 11 septembre 2012.
o
2. Bill Browder, Notice rouge. Comment je suis devenu l’ennemi n 1 de
Poutine, Paris, Kero, 2015.
3. Denis Dupré, professeur à l’université de Grenoble, Le Monde, 13 avril
2013.
CHAPITRE XV
Singapour
Singapour a pris le relais de la Suisse, l’Asie celui de l’Europe.
Le rôle de Singapour m’est d’abord apparu au début des années
2000 dans le dossier des frégates de Taïwan, l’intermédiaire,
M. Wang, y disposant d’un ou de plusieurs comptes 1. La Chase
Manhattan Bank de Singapour avait, avec l’aval des autorités
judiciaires locales, refusé de fournir la documentation bancaire que
je sollicitais. Singapour m’avait répondu qu’elle n’acceptait en effet
de délivrer des données bancaires que si le titulaire du compte
donnait préalablement son consentement.
Quelque temps plus tard, une conférence anticorruption est
organisée à Paris par l’OCDE. Des représentants de Singapour s’y
expriment. Ils insistent sur le fait que Singapour est très engagé
dans la lutte antiblanchiment et que le pays est doté d’une task force
performante pour lutter contre l’argent sale. C’est un discours que
j’entends souvent. Ce jour-là, je ne me prive pas, étant à la tribune,
de dénoncer l’attitude de Singapour en faisant état, sans citer de
nom, du courrier de refus officiel que j’ai reçu. Ce qui jette un froid
dans la salle.
Cette attitude est la même que celle qu’ont souvent adoptée des
personnes poursuivies dans mon cabinet. Elles esquivent les
questions. Encore me fallait-il préalablement identifier les questions
appropriées, en les fondant sur des éléments de fait indiscutables.
Qu’il s’agisse d’une conférence dans une enceinte internationale ou
d’un interrogatoire dans mon bureau, l’absence de réponse est
révélatrice.
J’ai eu confirmation du rôle de Singapour dans deux dossiers
politico-financiers qui m’ont été confiés en 2013 et 2014.
La fraude fiscale
Le premier fléau, c’est la fraude fiscale. Il faut cependant la
distinguer de l’évasion fiscale qui permet d’éluder l’impôt en utilisant
les pays où les systèmes fiscaux sont les plus favorables.
Conseillées par des cabinets spécialisés, des entreprises et de
grandes fortunes jonglent avec eux. Elles considèrent l’évasion
comme légale car elle exploite les failles existantes entre les
différentes législations fiscales des États, à commencer par les États
européens. Il est vrai que certains y trouvent leur compte, qu’il
s’agisse de l’Irlande ou des Pays-Bas.
Une première solution de nature à mettre fin à l’évasion fiscale
en Europe existe. Il suffit qu’en son sein la législation fiscale des
différents États soit progressivement harmonisée. Qu’elle devienne
la même pour tous ! L’Europe en a, si elle le veut, le pouvoir.
Y mettre fin n’est qu’un premier pas. Il faut également
appréhender l’argent délibérément fraudé et blanchi. Celui généré
par la fraude fiscale, mais aussi par la corruption internationale qui
engendre des fortunes considérables. Elles prospèrent et affluent du
monde entier.
Dans l’affaire de la banque UBS, les États-Unis ont eu en main,
grâce à un lanceur d’alerte, le fichier de fraudeurs fiscaux américains
réfugiés en Suisse. 5 milliards de dollars ont été recouvrés. Cet
exemple montre que lorsque le fisc et la justice agissent de concert
et que le gouvernement exerce une forte pression, des fonds
considérables reviennent dans les caisses de l’État. Mais faut-il
attendre l’intervention de lanceurs d’alerte pour passer aux actes ?
Pourquoi ne pas prendre les devants et exiger des refuges qu’ils
fournissent, systématiquement et spontanément, la liste des
détenteurs étrangers de comptes, toutes banques confondues ?
Le système est rodé. Les trusts anglo-saxons, fruits du génie
britannique, permettent aux grands fraudeurs d’y placer leur argent
tout en continuant à en bénéficier. « Ma fortune ne m’appartient plus
puisque je l’ai transférée à un trust. » Combien de fois me suis-je
heurté à ce discours ! Le trust est une entité autonome, distincte de
la personne qui le constitue et gérée par un homme de loi. La fiction
prévaut sur la réalité.
Dans les affaires dites des biens mal acquis, les enquêteurs ont-
ils été abasourdis en découvrant les richesses accumulées par des
dirigeants africains et leurs proches, qu’il s’agisse d’appartements
luxueux dans les beaux quartiers de la capitale, de voitures de
prestige hors de prix ou d’objets d’art. Les investigations ont visé le
Gabon, le Congo et la Guinée équatoriale. Je ne peux m’empêcher
de comparer les richesses ostentatoires de leurs dirigeants à la
pauvreté qui règne dans leurs pays. Nous avons eu au pôle financier
la confirmation, faits à l’appui, que d’immenses fortunes se
constituaient aux dépens d’États dont la majeure partie de la
population vit sous le seuil de pauvreté.
J’ai assisté, voici quelques années, à une conférence organisée
par le journal Le Monde sur la corruption des élites africaines qui
dilapident les ressources de leur continent. L’intervenant, un
professeur originaire d’un pays d’Afrique de l’Ouest, dénonçait un
pillage des caisses publiques. Les premiers responsables sont les
dirigeants des États africains. Mais n’oublions pas que si des
ressources de l’État sont détournées, d’autres avoirs proviennent de
commissions versées de façon intéressée par de grandes
entreprises venant d’Asie, d’Amérique ou d’Europe, soucieuses de
préserver un accès privilégié à des ressources naturelles qu’elles
exploitent pour leur compte. N’oublions pas non plus qu’aux
liquidités se sont, peu à peu, substitués des comptes en banques,
en Suisse ou ailleurs. L’argent n’est pas en Afrique, il est à l’abri
dans nos places financières.
Autrement dit, nous exportons notre savoir-faire en matière de
blanchiment. Ces circuits offshore, utilisés par de grandes sociétés,
permettent à cette manne exponentielle aux mains de dirigeants
corrompus de circuler sans risque et en toute impunité. Faut-il
attendre des révolutions pour que chacun ouvre enfin les yeux ? Les
printemps arabes ont tiré la sonnette d’alarme avec leur lot de
révélations sur les fortunes dissimulées des dictateurs déchus.
En Tunisie, le président Ben Ali a dû quitter le pouvoir qu’il
exerçait depuis vingt-trois ans dans la précipitation, le 14 janvier
2011, sous la pression de la rue pour se réfugier en Arabie saoudite.
Ryad s’est opposé à son extradition, « au nom de l’hospitalité et de
1
la miséricorde islamique ». Le pouvoir lui aurait permis d’acquérir,
directement ou via sa famille et notamment celle de sa seconde
épouse, Leïla Trabelsi, une immense fortune. Or, relève le journal
La Croix dans un article publié en septembre 2019, la Tunisie a été
tenue en échec dans le recouvrement de fortunes considérables
accumulées à l’étranger. Le président de l’instance nationale
tunisienne de lutte contre la corruption a reconnu que « les résultats
n’ont pas été à la hauteur des attentes des citoyens tunisiens ».
« Nombre d’États, notamment les pays du Golfe, se sont montrés
peu enclins à collaborer. »
De même en Égypte, la justice, qui s’est réveillée après la
révolution de 2011, aurait évalué la fortune d’Hosni Moubarak à
9 milliards de livres égyptiennes, soit 1,2 milliard de dollars. The
Guardian a évoqué des montants extravagants, de 40 à 70 milliards
de dollars dont une bonne part bénéficierait à ses deux fils. La
Suisse aurait bloqué, depuis la chute du président égyptien,
l’équivalent de 640 millions d’euros appartenant à l’ex-raïs ou à ses
proches. Les sommes saisies, comme c’est toujours le cas, ne sont
que la partie émergée de l’iceberg. Elles correspondent aux seuls
fonds identifiés. Les proches des dictateurs déchus continuent à
bénéficier de la corruption et mènent, à vie, des jours paisibles. On
estime à 30 millions le nombre d’Égyptiens vivant sous le seuil de
pauvreté. Ce sont eux qui sont spoliés. Cette situation, injuste, est
intolérable.
J’ai en mémoire la fortune du général Abacha, qui a dirigé d’une
poigne de fer le Nigeria. Il est décédé en 1998. Il aurait détourné des
milliards de dollars. Les procureurs suisses ont réussi dans les
années 2000, au terme d’un travail minutieux, à identifier et
récupérer plusieurs centaines de millions de francs suisses. Des
négociations ont été menées depuis pour que la Suisse les restitue
au Nigeria en les investissant dans des écoles et des hôpitaux.
Selon la BBC, 267 millions de dollars ont également été gelés à
Jersey en 2014. Mais qui détient les avoirs disparus ? Les héritiers
Abacha ? Son ami d’enfance, l’homme d’affaires Gilbert Chagoury,
devenu dans les années 2000 ambassadeur de Sainte-Lucie à
l’Unesco, bénéficiant ainsi d’une immunité diplomatique ? Nul ne le
sait. Mais une chose est certaine, l’argent ne s’est pas évaporé. Les
faits datent de plus de vingt ans et les tentatives effectuées, si tant
est qu’elles aient existé, pour identifier et saisir les centaines de
millions, voire les milliards de dollars manquants, sont restées lettre
morte.
Pourtant, rien n’est inéluctable. Même si les dictateurs
bénéficient dans le monde de l’immunité en tant que chefs d’État, il
est nécessaire de lutter contre la corruption. Une politique résolue et
déterminée peut y parvenir. Il faut identifier et saisir ces masses
monétaires, sans attendre la mort de leur détenteur. Pour y parvenir,
il appartient aux refuges qui les recèlent de se transformer
radicalement. Il est urgent que l’Europe, qui porte des valeurs
universelles, agisse enfin et montre l’exemple.
Au-delà de l’Europe
Les affaires que j’ai instruites ces dernières années montrent
qu’en 2009, du fait des nouvelles lois antiblanchiment adoptées dans
leur pays, les gestionnaires suisses ont choisi de délocaliser les
avoirs de leurs clients, dans le souci de les dissimuler et d’éviter les
nouveaux contrôles mis en place en partenariat avec l’Europe. Finis
les comptes suisses à numéro ou dotés d’un acronyme. Ils ont cédé
la place à des comptes ouverts au nom de sociétés panaméennes à
Singapour, place jugée sûre.
L’exemple de Dubaï est tout aussi révélateur. Ce pays, nouvel
Eldorado moderne, pavane sur les grandes chaînes de télévision et
se présente comme la vitrine de l’Occident en Orient. Bénéficiant de
la manne pétrolière des Émirats arabes unis, Dubaï investit
considérablement dans le tourisme et le monde des affaires. Elle
attire les investisseurs. Mais il existe une face cachée qui ne semble
inquiéter personne : Dubaï est devenue le paradis de l’argent sale.
Des escrocs y ont trouvé refuge et font prospérer leur fortune en
toute quiétude.
L’émancipation
Mon parcours, jusqu’au début des années 2000, a été semé
d’embûches liées à la culture de soumission qui caractérisait le
fonctionnement de la justice financière. Ce manque d’indépendance
remonte à la Révolution. Elle ne voulait plus de ces Parlements qui,
sous l’Ancien Régime, ne se contentaient pas de rendre la justice.
Chargés d’enregistrer les édits royaux dans leurs provinces, ils
disposaient d’un droit de remontrance qui leur permettait de s’y
opposer, au motif qu’ils n’étaient pas conformes aux coutumes
locales, aux privilèges ou au droit antérieur. Les gens de robe
défendaient des intérêts de castes. Ils s’opposaient ainsi au pouvoir
central, représenté par le roi, auquel s’est substituée la nation.
Les fondements de notre système judiciaire ont été bâtis par
Napoléon. Il voulait des procureurs dociles, nommés par le pouvoir.
Il avait certes créé le juge d’instruction, mais celui-ci était noté par le
procureur de la République. Ce schéma a longtemps été conservé.
La soumission de la justice au pouvoir politique fut flagrante lorsque
apparurent des affaires mettant en cause des hommes politiques.
Que de scandales étouffés sous les précédentes Républiques ! Le
1 2
scandale de Panama et l’affaire Stavisky en sont la parfaite
illustration.
Lorsque j’hérite de l’affaire Boulin en 1979, l’irruption d’un juge
d’instruction dans une affaire politico-financière est inattendue et
a priori suspecte. Robert Boulin en fut manifestement convaincu,
puisqu’il reprocha au garde des Sceaux, dans un courrier posthume,
d’être resté passif en me laissant les mains libres. Un comble.
J’ai découvert à cette occasion que lorsqu’un juge s’intéresse à
un homme politique, il s’expose à des accusations malveillantes et
dénuées de tout fondement. J’ai subi le même sort en juillet 1992
lors du congrès du Parti socialiste de Bordeaux avec l’affaire Urba,
où je fus livré à la vindicte. Que dire de la machination orchestrée
par le pouvoir en 1995 visant le beau-père d’Éric Halphen, qui avait
le tort d’instruire un dossier impliquant le parti de Jacques Chirac ?
En 2006, le dossier Clearstream est monté en épingle. Pris au
piège d’un règlement de comptes entre deux candidats potentiels à
la présidence de la République, MM. de Villepin et Sarkozy, je fus
poursuivi devant un conseil de discipline. Les critiques des politiques
n’ont pas cessé contre des juges présentés comme irresponsables.
Cependant, que de chemin parcouru depuis 1979. Une véritable
révolution s’est opérée durant ces trente dernières années et la
justice, même si elle est régulièrement attaquée, présente
aujourd’hui un tout autre visage que celui qui était encore le sien au
e
début de la V République.
Cette métamorphose, amorcée dans les années 1970 avec
l’émergence du Syndicat de la magistrature, a été lente. Elle ne s’est
pas opérée sans heurts ni résistances. Elle est le fait d’une poignée
de juges d’instruction qui se sont opposés à des procureurs indignes
asservis au pouvoir. J’ose croire que ces bras de fer appartiennent
au passé. « Acceptons-en l’augure et osons espérer », comme l’écrit
Corneille.
La suspicion
Il ne faut cependant pas être naïf. Les affaires récentes
impliquant des partis politiques ou leurs dirigeants, de droite comme
de gauche, sont révélatrices de la persistance d’un climat de
suspicion à l’égard de la justice. Cette méfiance est liée à la tutelle
persistante du pouvoir sur les parquets. Les réformes statutaires
consacrant l’existence d’un véritable pouvoir judiciaire n’ont pas été
réalisées. La justice a, de fait, progressé sur le chemin qui mène
vers l’indépendance, mais ce mouvement est toujours réversible. Si
demain un pouvoir autoritaire gouverne la France, il disposera de
moyens suffisants pour faire en sorte que la justice rentre dans le
rang.
Ainsi, en dépit d’indéniables avancées, le maintien du lien entre
le garde des Sceaux et les procureurs suscite-t-il de violentes
attaques des partis dès lors qu’ils sont visés par des enquêtes.
Pourtant, lorsque ces mêmes partis sont au pouvoir, ils revendiquent
cette mainmise. Ils la justifient par la légitimité démocratique qui est
celle des élus à la différence des procureurs qui en sont dépourvus.
François Fillon et Jean-Luc Mélenchon ont un point commun :
tous deux font l’objet d’enquêtes et dénoncent l’action de la justice,
qui, selon eux, serait manipulée par le parti au pouvoir.
Le 25 janvier 2017, un article du Canard enchaîné met en cause
M. Fillon qui aurait versé ou fait verser des rémunérations pour une
activité fictive de son épouse. Le jour même, le Parquet national
financier diligente une enquête préliminaire. Ce parquet spécialisé
dans les affaires financières a vu le jour en 2014 sous la présidence
de François Hollande, à la suite de l’affaire Cahuzac. La gauche au
pouvoir voulait répondre à la polémique née de la découverte de la
détention d’un compte à Singapour par son ministre du Budget. Un
mois après les révélations de la presse, ce parquet ouvre une
information, confiée à trois juges d’instruction du pôle financier. Ces
derniers procèdent à la mise en examen du candidat François Fillon,
alors que la campagne présidentielle approche. La droite dénonce
depuis la célérité inhabituelle d’une justice qui aurait été soucieuse
d’éliminer son favori.
L’affaire rebondit en juin 2020, après l’audition publique de la
procureure financière, Mme Houlette, par une commission d’enquête
parlementaire. Elle révèle avoir subi des pressions de la procureure
générale pour ouvrir l’information. La magistrate confirme ainsi la
persistance du lien hiérarchique au sein du parquet. La polémique
est relancée : la procureure générale agissait-elle sur instructions du
ministre de la Justice, alors de gauche ?
Éric Ciotti, élu du parti Les Républicains, dénonce un parquet qui
traite d’affaires politiques visant essentiellement des partis de
l’opposition. Il estime que cette situation n’est pas saine et que les
choix du Parquet national financier à l’encontre de Nicolas Sarkozy
ou de François Fillon ont contribué à les éliminer.
Les juges d’instruction sont aussi suspectés. Qui les désigne, et
sur quels critères ? Devant cette même commission, le président du
tribunal, Jean-Michel Hayat, a dû s’expliquer sur les choix opérés
lors de l’attribution des dossiers. Il a confirmé que, dans des affaires
aussi emblématiques, il désignait tel ou tel juge de façon
discrétionnaire. Lors de cette même audition, il a également dû
fournir des éclaircissements sur sa propre situation, car il a
précédemment exercé des fonctions dans le cabinet ministériel de
Ségolène Royal, ministre socialiste.
Les perquisitions visant le siège du parti La France insoumise et
le domicile de Jean-Luc Mélenchon suscitent également en 2018 de
violentes diatribes à l’encontre du parquet, qui a piloté ces
opérations, cette fois-ci sans l’intervention d’un juge d’instruction. Le
procureur de Paris, nommé par le pouvoir, est accusé d’allégeance
par l’opposition. Les dirigeants de La France insoumise dénoncent
depuis une justice partisane aux ordres. Ainsi la suspicion persiste-t-
elle.
L’indépendance d’esprit
Un dialogue continu
Le danger, en effet, c’est de se laisser emporter par ses a priori,
sa subjectivité, ses convictions et aussi ses propres affects. Le
bureau du juge d’instruction est un espace confiné, les auditions se
déroulent dans un huis clos propice aux échanges et aux
confidences. Le juge est amené, dans des affaires complexes, à
rencontrer la personne mise en examen et son avocat à de multiples
reprises pour des entretiens souvent longs. Il se crée alors une
empathie que j’ai ressentie.
J’avais pour habitude de laisser mon interlocuteur s’exprimer
librement lors du premier interrogatoire. « Monsieur, vous et votre
avocat avez pris connaissance du dossier et des éléments qui m’ont
conduit à vous mettre en examen. Quelles sont vos observations ? »
Chaque fois, j’étais impatient de connaître ses arguments. Allait-il
mettre au jour des failles dans l’enquête et me convaincre de son
innocence ? Comment allait-il s’y prendre ? Le dossier paraît solide,
mais quelle est sa version des faits ? Et puis commençait un long
monologue. Je n’intervenais pas, sauf parfois pour le ramener dans
le vif du sujet. Souvent même, je le laissais dicter lui-même ses
déclarations à ma greffière qui les enregistrait. Je pouvais le faire
avec des personnes capables d’exprimer une pensée claire.
Concentré sur ses propos et dégagé de l’obligation de les transcrire
moi-même, je l’écoutais et réfléchissais. L’avocat intervenait parfois,
en mettant en garde son client contre des paroles qui pouvaient être
mal interprétées. J’évitais tout incident.
Puis venait le temps du dialogue. Ayant intégré les arguments de
la personne mise en examen, je commençais à lui opposer les
éléments de l’enquête. C’est comme dans un jeu d’échecs.
J’abattais progressivement mes cartes. Que répondait-il à tel
élément infirmant ses déclarations ? L’enquête résistait-elle à ses
explications ? Je cherchais la faille, si tant est qu’elle existât. Elle
pouvait apparaître dans l’enquête. Un non-lieu se dessinait alors.
Elle pouvait aussi à l’inverse se révéler dans la thèse qu’il soutenait.
Lorsqu’il éludait une question par exemple, ou lorsqu’il m’entraînait
sur des chemins de traverse. Lorsque je décelais ses manœuvres,
j’insistais. « Oui, mais que répondez-vous à la question précise que
je vous pose ? » Au fur et à mesure que nous progressions ainsi,
des tensions pouvaient survenir. Pris parfois dans ses
contradictions, il pouvait s’emporter. Je le rappelais à l’ordre,
poliment mais froidement. Le positionnement de l’avocat était
variable dans ces moments de fébrilité. Tantôt il restait coi, laissant
les échanges directs entre le juge et son client se poursuivre, tantôt
il intervenait dans le débat. Il pouvait ainsi soutenir la parole de
l’intéressé mais aussi, agacé, l’interpeller vivement en ces termes :
« Vous ne répondez pas à la question de M. le juge, répondez ; on
est là pour s’expliquer » ; je le laissais faire.
Parfois, excédée, la personne poursuivie, poussée dans ses
retranchements, continuait à s’emporter et haussait le ton. Dans ces
moments paroxystiques, je suspendais l’entretien et l’invitais à se
retirer dans le couloir avec son conseil. Je croisais alors le regard de
cet avocat conscient que lui revenait la tâche de calmer son client.
Après la suspension, qui pouvait durer une demi-heure, tous deux
revenaient et la sérénité aussi… jusqu’à l’incident suivant.
Il m’arrivait aussi de prendre l’initiative d’une interruption en
dehors de toute tension. Je la prescrivais lorsque je sentais que
l’avocat, quoique muet, prenait conscience de l’inadéquation de la
parole de son client au regard des éléments accablants du dossier. Il
me semblait qu’un échange entre eux pouvait s’avérer utile avant de
poursuivre la discussion. J’ignorais bien sûr la teneur de l’aparté qui
s’ensuivait à l’extérieur de mon cabinet. À la reprise, je pouvais
percevoir une évolution du discours ou au contraire un maintien des
dénégations.
Je m’investissais totalement dans cet exercice. J’avais pour
habitude de venir à pied le matin et de traverser Paris. Rejoindre le
pôle financier, dans le quartier de l’Opéra, était un privilège. Je
traversais la Seine sur la passerelle Solférino, passant parfois
devant le siège du Parti socialiste où j’étais entré en 1992. Un clin
d’œil de l’histoire. Puis les Tuileries et leurs allées d’arbres
m’offraient un vrai moment de paix. Lorsque je contemplais les
façades de la place Vendôme et que ma pensée s’égarait, surgissait
parfois inopinément une question ou une réponse restée dans
l’ombre. J’aimais cette déambulation matinale propice à la réflexion.
Le dialogue a été au cœur de mon métier. Lorsque j’étais en
terminale, la philosophie fut une véritable révélation. En particulier
les dialogues de Socrate qui, imperturbable et sur le seul fondement
de la discussion, parvenait systématiquement à mettre son
interlocuteur face à ses contradictions et à lui montrer que
contrairement à ce qu’il prétendait, il ne savait rien. C’est dans cet
esprit que j’abordais les interrogatoires. Simplement la finalité n’était
pas la même, puisqu’il fallait mettre au jour une forme de vérité.
Ces interrogatoires s’étalaient sur des mois, mais ils avaient une
fin. Il est arrivé, alors que j’indiquais que c’était le dernier
interrogatoire avant la clôture du dossier, que mon interlocuteur
manifeste une surprise, voire une angoisse, celle d’une séparation :
« Comment, me disait-il, c’est la dernière fois que nous nous
voyons ? » Ce qui est étrange, c’est que ces paroles pouvaient être
prononcées par des personnes qui s’étaient montrées virulentes à
mon égard pendant les auditions.
De mon côté, j’ai vécu aussi la fin des dossiers dans lesquels je
me suis beaucoup investi comme une rupture à laquelle je n’étais
pas insensible. Il me fallait tourner la page et me dessaisir de
l’affaire qui ensuite m’échappait. Je suivais de loin les procès qui
s’ensuivaient, mais je prêtais une attention particulière aux comptes
rendus et débats dans la presse.
Il m’était impossible de me mettre à la place du tribunal car
j’aurais été incapable de juger une personne avec laquelle s’était
construite une relation si singulière. Instruire n’est pas juger.
Toutefois le sentiment de vide laissé par un dossier était vite comblé
par l’instruction de nouveaux dossiers tout aussi importants. C’est
sans doute là la principale caractéristique de mon parcours, la
succession d’affaires complexes.
Chère indépendance
Parvenu au terme de ces quarante-quatre années passées au
service de la justice, dont je ne connaissais que les idéaux lorsque je
me suis engagé, je ne regrette rien. J’ai accompli la tâche que je
m’étais fixée. Le parcours a été chaotique mais l’exigence de justice
l’a emporté. Ces pages en sont le témoignage.
Pris dans un mouvement d’envergure qui a vu, en Europe, les
juges s’émanciper de toute tutelle, j’ai traversé une époque
charnière passionnante et, même s’il reste des zones d’ombre, je
suis convaincu que celles-ci peu à peu prendront la lumière elles
aussi. Dans une démocratie, tout citoyen doit pouvoir s’adresser à la
justice, laquelle doit être égale pour tous. Elle ne saurait davantage
intervenir au service d’une idéologie. Si un magistrat se voit confier
la lourde tâche d’instruire, sa première mission consiste à écouter et
à douter. J’ai essayé de porter ma pierre à l’édifice et, contrairement
à ce qu’ont prétendu mes pourfendeurs, respecté à tout moment le
serment de loyauté auquel j’ai adhéré dès le premier jour.
Enfin, la dimension internationale de mes dossiers m’a interpellé
sur le phénomène de la mondialisation. J’ai conclu de cette
expérience que la justice ne saurait y rester étrangère. Elle doit être
présente à l’échelle planétaire et s’exercer hors des frontières. Ce
défi est essentiel et doit être relevé. Je ne doute pas que la justice
internationale finisse par prendre son envol. Hegel n’enseignait-il
pas que la raison se réalisait dans l’histoire ?
L’histoire est en marche. J’ai régulièrement accueilli dans mon
cabinet des élèves avocats, des jeunes magistrats et des étudiants.
La transmission m’est toujours apparue essentielle. J’ai trouvé chez
tous ces jeunes, épris de valeur, une vraie créativité et un bel
enthousiasme. Nos échanges ont été riches.
Je me souviens d’une étudiante en droit qui préparait le concours
de la magistrature. J’étais très occupé et ne pouvais lui consacrer
beaucoup de temps. Je lui confiais un dossier de blanchiment
complexe avec des ramifications en Suisse et au Liban en lui
demandant d’en rédiger la synthèse. Dix tomes qu’il fallait résumer
en dix pages. Elle me fit observer que c’était son premier dossier.
« Peu importe, lui répondis-je, vous verrez que c’est un dossier
intéressant. » Je lui fournis quelques clés et lui remis, à titre
d’exemple, une synthèse que j’avais établie dans une autre affaire.
Quelque temps plus tard, elle me remit son rapport. Il comportait des
incohérences et l’approche du sujet était confuse. Je lui en fis part.
Elle revint ultérieurement avec un nouveau projet que je parcourus. Il
ne me convenait toujours pas. Lors de la discussion qui s’en est
suivie, elle m’a posé des questions pertinentes. Elle progressait
dans sa réflexion. Elle se remit au travail.
Un matin, arrivé de bonne heure, j’aperçus sur mon bureau son
dernier rapport, qu’elle avait dû déposer la veille au soir. J’y jetais un
œil. Puis je le lus en détail. Le style était limpide, l’enchaînement des
thèmes évoqués logique, la démonstration pertinente. Elle avait non
seulement analysé les pièces du dossier, mais aussi effectué des
recherches approfondies en source ouverte ; elle avait noté les
références des documents découverts et les avait joints en annexe.
Je n’avais rien à ajouter. C’était parfait.
Quelques mois plus tard, elle me téléphona pour m’aviser qu’elle
venait d’être reçue au concours de la magistrature. Je me suis dit ce
jour-là que la relève était assurée. La jeune génération saura
reprendre le flambeau de la justice et faire face aux nouveaux défis
auxquels elle est confrontée.
On m’a souvent posé la question de savoir quel était le dossier
qui m’avait le plus marqué. À chaque fois, j’étais contraint de
réfléchir et souvent je ne pouvais répondre autrement qu’en citant
plusieurs affaires. Aujourd’hui, l’écriture de ce livre m’a emmené sur
les chemins de la rétrospective en même temps que ceux de
l’introspection. Et désormais je peux enfin mettre un nom sur l’affaire
qui m’a le plus affecté ; il s’agit de la première, celle que j’ai connue
si jeune. J’ai rencontré par la suite d’autres turbulences qui ne furent
que des répliques de ce qui avait été un séisme.
Seul le sentiment profond d’avoir accompli mon devoir m’a
permis de surmonter cette épreuve. Un acte fondateur.
DES MÊMES AUTEURS
JEAN-MARIE PONTAUT
La Grande Cible (1961-1964). Les secrets de l’OAS, avec François Caviglioli,
Mercure de France, 1972.
Enquête sur les affaires d’un septennat, avec Jacques Derogy, Robert Laffont,
1981.
Enquête sur les mystères de Marseille, avec Jacques Derogy, Robert Laffont,
1984.
Enquête sur trois secrets d’État, avec Jacques Derogy, Robert Laffont, 1986.
Enquête sur un carrefour dangereux, avec Jacques Derogy, Fayard, 1987.
L’État hors la loi, avec Francis Szpiner, Fayard, 1989.
L’Attentat. Le juge Bruguière accuse Khadafi, Fayard, 1992.
Investigation, passion. Enquête sur trente ans d’affaires, avec Jacques Derogy,
Fayard, 1993.
Enquête sur les ripoux de la côte. De l’affaire Médecin au meurtre de Yann Piat,
avec Jacques Derogy, Fayard, 1994.
Agent secrète, avec Dominique Prieur, Fayard, 1995.
Les Oreilles du Président, suivi de La Liste des 2 000 personnes « écoutées » par
François Mitterrand, avec Jérôme Dupuis, Fayard, 1996.
Enquête sur l’agent Hernu, avec Jérôme Dupuis, Fayard, 1997.
L’Homme qui en sait trop. Alfred Sirven et les milliards de l’affaire Elf, avec Gilles
Gaetner, Grasset, 2000.
Enquête sur la mort de Diana, avec Jérôme Dupuis, Stock, 2001.
Ils ont assassiné Massoud, avec Marc Epstein, Robert Laffont, 2002.
Demi-lune (roman), Fayard, 2005.
Règlement de comptes pour l’Élysée. La manipulation Clearstream, avec Gilles
Gaetner, OH ! Éditions, 2006.
Seul face à la justice américaine. Jean Peyrelevade accuse, avec Jean
Peyrelevade, Plon, 2006.
Chronique d’une France occupée. Les rapports confidentiels de la gendarmerie,
Michel Lafon, 2008.
Ce que je n’ai pas pu dire, avec Jean-Louis Bruguière, Robert Laffont, 2009.
Lila. Être esclave en France et en mourir, avec Dominique Torres, Fayard, 2010.
Affaire Merah. L’enquête, avec Éric Pelletier, Michel Lafon, 2012.
Qui a tué le juge Michel ?, avec Éric Pelletier, Michel Lafon, 2014.
e
Les Grandes Affaires de la V République, avec Philippe Broussard, Presses de la
Cité, 2015 ; Tallandier, « Texto », 2019.
Un si cher ami. François Mitterrand et Patrice Pelat, les pièges de la fidélité, avec
Dominique Torres, Michel Lafon, 2016.
e
Sous les jupes de la V République. Politiques, prostituées, policiers. Enquête sur
des liaisons dangereuses, Tallandier, 2017.
L’Affaire de leur vie. Confessions des grands flics de la PJ, Tallandier, 2020.
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