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D
Monsieur .
te Président de la République, puis si longtemps sur la ligne de départ pour se
T jeter à leur tour sur les postes, les titres et les
1 y a un mot dé votre bouche qui m'a prébendes- comment douteraient-ils de
séduit, l'autre soir, quand 1F 1 a 0 toucher au but, assurés qu'ils ont la qualité
·rediffusé le portrait qu'avait fait de nécessaire pour convoiter et décrocher quel-
/ vous Jean-Claude Héberlé, voilà cinq R que haute responsabilité dans le service pu-
ans: Vous àviez dit - ah, comme soudain blic de la radio-télévision : la souplesse d'é-
cette phrase entendue naguère acquiert de la 1 chine devant le pouvoir en place.
résonance dès lors que vous êtes à la tête de la Ce n'est pas à vous que j'aurai la mala-
République française : «Je me sens totale-
A dresse de rappeler que tous les gouverne-
ment libre à l'égard de tout» ... L ments- tous, oui- n'ont cessé de faire
Voilà, du moins, une volonté, une main basse sur ce bien de la Nation, comme
conduite, un état de l'esprit que nous parta- s'ils en étaient les propriétaires. Tous ont
geons. Parce que je nous sens, je nous sais promis, prôné le libéralisme, mais ils tenaient
entêtés nous-mêmes à rester libres à l'égard la laisse courte: Qu'importe le numéro de la
de tout, de vous, des tribus, des coteries, des République, M. Guy Mollet avait limogé les
partis, du pouvoir d'hier et de celui d'aujour- mal-pensànts aussi brutalement que M. Pom-
d'hui, je V<?US adresse tranquillement, naïve- pidou·. a viré Pierre Desgraupes, que M.
ment, cette lettre -que peut-être votre yiscard d'Estaing a imposé la liste des ques-
entourage ne vous montrera pas. Mais je ne tions qu'on devait lui poser au retour de son
fais pas la parade pour les lecteurs. C'est ·à voyage à Varsovie ; et pris à la hussarde
vous que j'écris, fort de parler en leur nom - l'écran de télévision aux derniers moments de
si çette prétention a encore un sens dans une la campagne electorale ... n a fallu, sans
civilisation de forts en gueule et de tapage doute, que M . Chirac soit en bisbille avec
publicitaire. l'Elysée pour· qu'il décou~e ce que c'était
J'imagine le brouhaha, la presse des ambi- d'être interdit d'antenne, au piquet pendant
tieux, des revanchards, des conseillers des mois.
frustrés, dans l'antichambre de I'Elysée. l n n'y a pas que les joul1lalistes de télévision
Qu'est-ce que nous sommes pour être enten- qui soient exaspérés par les tatillonnes que-
dus, sinon des hommes libres à l'égard de tout relles de chronomètres : « Notre adversair~ a
ça, tous ceux-là, et~ureste ?Ça n'a pas traîné disposé hier soir de 5 minutes; quand notre
pour _que la démagogie, l'opportu:riisme se leader n'en a eu que 2 ... ». Supprimez la
débondent. On me raconte- on s'en serait situation d'insalubrité morale qui a conduit à
douté - que dans les corridors des radios et ces mesquineries: On ne chronomètrera plus
télévisions, on ne compte plus, surgissant quand la suspicion aura disparu.
COlllQle les escargots après la pluie, les parti- C'est peu de dire · que vous entrez pour
sans de toujours de la nouvelle majorité. l'heure dans un champ de chiendent qu~ tous
Quand on a dû être laquais, on en a pris le pli. les régisseurs qui vous ont devancé ont laissé
Quelle bousculade, si on ajoute ... les prospérer. Aucun président de la Républi:..
autres, ceux du sérail, familiers de l'opposi- que, passé le temps de l'intronisation et des
tion d'hier qui comptent bien en toucher amnisties, n'a supporté de voir sur son récep-
aujourd'hui les dividendes -, ns piétinent de- ~

FRANCIS MAYOR

LAISSEZ-LES LIBRES!
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teur de télé, le pout et le con~re côte à côte, ment sur l'avenir triomphant d~ service pu.
comme dans la vie. L'un des deux était un blic dans le tohu-bohu que provoquent déj.
intrus. « Diable, que fait donc le gouverne- l'informatique, les nouvelles techniques, le;
ment ? Et les présidents que j 'ai transmissions de satellites. Mobilisés par une:
nommes - ?.. » ... guérilla d'hier, ils n'ont rien vu, apparemf
Aue~ qui n'ai eu peur des mots, et la ment, de la révolution qui commence. J
terreur des images. Inimaginable, dans ce
pays qu'on prétend le plus spirituel de la terre, n revanche , pour dénouer tout de
il a fallu (je ne le dis que pour mesurer
jusqu'où nous sommes descendus dans le
ridicule) supprimer même durant la ,cam-
pagne électorale l'émission chansonnière
d'une malice bien bénigne : C'est pas sérieux.
E suite les problèmes de l'informa.
tion, la loi actuelle vous suffit ; mai
on l'a toujours appliquée de ma•
nière hypocrite.
Le changement, ici, pour « un homme=
Tandis que Bernard Pivot, esprit libre certes, libre à l'égard de tout », comme il est simple !
ne savait plus où fouiller dans sa bibliothèque Laissez-les libres. Que les journalistes et 1~
tant il lui était interdit de présenter à Apos- créateurs soient déliés, et seuls responsables
trophes quelque livre qui ait un rapp()rt même jusqu'à l'angoisse d~ créer et d'informer. Et
lâche avec la politique. Que de précautions qu'ils n'aient plus besoin de s'exprimer der-
dans un pays adulte, rendues nécessaires par rière le masq~e de rigueur. Œu'ils soient
nos mauvaises mœurs. Chaque camp se méfie respectés dans la diversité de leurs opinions
de la malhonnêteté de l'autre, et tous, de la personnelles (1).
ràdio-télévision. C'est la grande triche, de- Nous nous méfions, je le répète, de ceUXl
puis toujours. Quel échec pourla démocratie. qui vous réclament des têtes. Que si, néan-
moins, vous devi~z en changer une, sans aller
lors, maintenant, « le change- jusqu'à vous demander de pratiquer comme

A ment » ? C'est ici que le test en


aurait le plus d'éclat. Partout où les
tanks ont imposé un pouvoir de fer,
aussitôt celui-ci s'est emparé des radios-
télévision. A l'inverse, dans une République
en Autriche où l'on place haut par principe un ·
homme de l'opposition, souhaitons que votre
choix se porte sur quelqu'un qui soit « ail-
leurs >>, débiteur d'aucun parti. Et faites le ,
pari que les joumalis~es n'ont besoin pour
libre comme la riôtre, un président qui promet être crédibles de rien d'autre que d'un bon
de rassembler les Français, de débloquer métier et d'une indépendance sans faille.
cette société, devrait d'urgence en asséner la Qu'ils sachent, une fois pour toutes, soit,
preuve par son attitude à l'égard des moyens qu'ils ont une grande voix - ce qui implique
de' communication. le respect et l'écoute de tous les citoyens,
Le ch~ngement? En ce domaine, on n'y quand jusqu'ici on a tant flatté la moitié
croira, il ne serait évident, spectaculaire, majoritaire - , mais qu'ils ne sont pas la voix
honnête que si vous ne vous contentiez pas, de la. France. Ds sont la voix des Français.
comme tous les pouvoirs précédents, d'instal- Etonnamment, c'est très différent.
ler des têtes convenables à la place de celles Etes-vous prêt -je l'espère- à être~
qui ont déplu. agacé plus qu'à foison, à accepter d'être
Alors ? De nouvelles lois, un ixième sta- interpellé, incompris, critiqué ? Quelle force
tut ? Je n'ignore pas ies projets qui circulent ; tranquille il va vous falloir !
et c'est tellement français : . quand il faut
changer les mœurs, on décide d'ajouter des (1) On se rappelle peut-être une heureuse tentative de
lois. Tandis que les Anglais, par exemplè, pluralisme :quand Jacques Thibau, directeur de la deuxième
vivraient des siècles en s'appuyant sur dix chaine, désireux de laisser libre cours à des tonalités, des
tendances et des styles différents avait confié deux magazines
mots de texte. Mieux vaudrait que les législa- à deux tandeins fort dissemblables et originaux : Harris et
teurs se mettent enfin à réfléchir sérieuse- Sédouy, Turenne et Labro.·..

8 TELERAMA N" 1636- 20 MAl 1981


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Mais vous savez bien que rien, désormais, gouvernement et l'Etat quand vous interve-
n'est plus intelligent. Votre élection vous le nez, seraient les seuls à n'avoir pas le droit de
prouve. Qui peut jurer que vous l'avez em- s'expliquersur les ondes de la Nation.
porté parce que vous aviez à la télévision plus Mais coupez les lignes pour qu' ~:m ne puisse
de maestria que votre adversaire qui en jouait jamais quêter des consignes., ou red<;>uter des
en virtuose ? A-t-on assez disserté sur le ~ktats. Et l'on aura dans. ce pays une informa-
pouvoir hypnotiseur de la politique- tion radio-télévisée vivante comme on n'a pas
spectacle ! Le public fasciné par le petit écran idée, bruissant, buissonnant des variétés for-
et qui gobe tout ce qui en sort, on a vu qu'il inidables des Français, insolente comme nous
n'existe plus - s'il a jamais existé. Brutal n'avons paSappris à le supporter. Mais qùand
boomerang, l'excès d'impudence s'est re- les journalistes diront du bien de vous et de
tourné contre ses fauteurs. vos initiatives, on n'aura pas peur de les
, Coupe-z les lignes de téléphone qui relient crorre...
0 ~
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l Elysée ou Matignon aux stations de radios, Veuillez trouver içi, Monsieur le Président
aux chaînes de télévision. Mettez un terme de la République, l'expression libre d'un
aux habitudes d'antichambre. Non point grand espoir et de nos sentiments respec-
P?ur vous interdiTe de parler ; nous n'avons tueux. FRANCIS MAYOR
• ru la sottise ni l'injustice d'imaginer que le Paris le 15 mai

TELERAMAN" 1636- 20MAI1981 9

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