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NATHALIE KRAFFT

BEETHOVEN
PAR LUI-MÊME

Présentation et choix des textes de


NATHALIE KRAFFT

Traduction de
SOFIANE BOUSSAHEL
Beethoven par lui-même est un florilège d’écrits de la main même du
compositeur, depuis la première lettre connue de Ludwig enfant disant son
amour de la musique, jusqu’aux dernières, rédigées juste avant sa mort,
dans lesquelles il implore des subsides pour se nourrir.
Composée d’extraits de lettres et nourrie des célèbres cahiers de
conversation (auxquels recourait Beethoven devenu sourd), cette
anthologie, réalisée et commentée par Nathalie Krafft, dessine une
passionnante autobiographie.
En pénétrant dans le plus intime de sa vie, elle redonne chair au musicien
sans doute le plus statufié de l’histoire, et fait apparaître un Beethoven
complexe, excessif, profondément humain, très drôle, et toujours génial.
La nouvelle traduction de Sofiane Boussahel apporte à ces textes une
saveur inédite.

Journaliste, Nathalie Krafft a été rédactrice en chef du Monde de la


musique pendant quinze ans. Elle est l’auteur, entre autres, de la nouvelle
édition des Cahiers de conversation de Beethoven (2015), et Écouter
Sibelius avec Éric Tanguy (2017), chez Buchet/Chastel.
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ISBN : 978-2-283-03362-3
Avant-propos

C’est un homme fait monument, et dès son vivant. Le 250e anniversaire


de sa naissance est commémoré en 2020 urbi et orbi. Ses œuvres ne sont
plus des œuvres mais des symboles : le finale de sa Neuvième Symphonie
incarne l’Europe et le pom pom pom poom de la Cinquième signifie la
victoire 1. La mythologie romantique l’a figé en cet « homme morose à
l’invraisemblable crinière, qui prononce d’une voix sombre : “Es muss
sein !” » dépeint par Milan Kundera 2, et le XXe siècle l’a « relu » à travers
le prisme d’interprétations psychanalytiques improbables. Ainsi, le riche
caractère de Beethoven, sa complexité rare et bigarrée comme un
kaléidoscope, a été l’objet de jugements définitifs qui ont préféré enfermer
l’homme Ludwig dans une boîte avec une étiquette dessus plutôt que de se
résoudre à sa multiplicité et d’admettre son mystère. De toute façon, c’était
peine perdue : s’aventurer à caractériser Beethoven revient à vouloir
immobiliser le vol d’un oiseau migrateur.
Alors le lire, lui, pour le découvrir autrement. Et, à chaque détour d’une
phrase qu’il a écrite, biffer d’un trait mental toute opinion forgée à son
propos : Beethoven est tout à la fois, mais aussi le contraire de tout. Il faut
s’y faire et ne pas hésiter à se déprendre. Lui-même se surprend lui-même.
Sublimement « grand » dans sa pensée et ses actes, il peut être très « petit »
et d’une outrancière mauvaise foi. Ainsi, après avoir été détestable, pour ne
pas dire infect, avec sa belle-sœur Johanna pendant des années, il se révèle
d’une belle et authentique générosité lorsqu’elle se retrouve dans le besoin
et malade. Johanna sera à ses côtés le jour de sa mort. Il se montre aussi
bien le plus odieux, violent et humiliant des oncles avec son neveu Karl,
que tendre, gentil et compréhensif d’un jour à l’autre. Il en est de même
avec ses amis et ses éditeurs, à qui il écrit tour à tour son amour et sa
détestation.
Beethoven était un compositeur, et pas un homme de lettres. Une vérité
d’évidence qui mérite d’être énoncée car elle permet d’apprécier à leur juste
place ses écrits, qui sont « innocents », sans double fond. Mais quand un
écrivain prend la plume, même pour évoquer la pluie ou le beau temps, il le
fait avec la conscience d’être lu comme tel. Et pourtant, sans le chercher,
Beethoven se révèle un « écrivain » : il n’est pas seulement le « maître des
sons », il sait également jouer avec les mots, exprimer les sentiments les
plus forts ou ténus, décrire les situations les plus cocasses ou dramatiques,
tisser le tout d’allusions ou de citations qui disent combien l’imprègnent la
littérature et la poésie. Ses maîtres, ce ne sont pas seulement Haydn, Bach
ou Haendel, ce sont aussi Shakespeare, Homère ou Schiller.

Ce portrait de Beethoven par lui-même, de ses origines à sa mort, est


dressé à travers un choix des textes de sa correspondance, des Cahiers de
conversation et des Carnets intimes. Blagueur impénitent, amoureux
récidiviste, désespéré prêt à quitter le monde, malade chronique,
persécuteur et bienfaiteur de son neveu, homme de culture universelle qui
s’intéresse à l’architecture indienne, admirateur des « musiciens anciens »
ou persifleur de ses contemporains, conquérant de l’art, « haltérophile
soulevant des poids métaphysiques 3 », Beethoven est tout cela, et bien
d’autres choses, à sa manière à lui. Extrême.

Nathalie Krafft

1. Les premières mesures ont été utilisées par la BBC pendant la Seconde Guerre mondiale : trois
signes brefs et un long signifient en code morse le V de « victoire ».
2. L’Insoutenable Légèreté de l’être, Paris, Gallimard, 1984.
3. Ibid.
Chapitre 1

Lignage

De sombres nuées couvrent le ciel de la filiation de Ludwig van


Beethoven. À commencer par sa date de naissance : il ne la connaît pas, et
nous non plus, la seule certitude étant celle de son baptême, le
17 décembre. L’année : pendant une grande partie de sa vie, Beethoven
imagine, contre toute raison, être né en 1772, et non en 1770, arguant que
l’extrait de baptême qu’on lui présente et qui indique la date de 1770 est
celui de son frère aîné, Ludwig Maria, baptisé le 2 avril 1769 et qui ne
vécut que six jours.
Son nom, d’origine flamande : la particule van n’équivaut pas à la
particule nobiliaire von. « Van signifie la noblesse et le patriciat seulement
quand il est placé entre deux noms propres, par exemple Hooft van
Vrenland… On aurait les meilleurs renseignements sur cette chose
importante sans importance auprès des Néerlandais », note Beethoven en
1819 dans les Cahiers de conversation 1. Cette confusion a des
conséquences : une fois révélé qu’il n’est pas de noble extraction, le procès
sur la tutelle de son neveu Karl changera de juridiction et le nouveau
tribunal rendra l’enfant à sa mère (voir chap. X).
Son père : il serait le fils naturel du roi de Prusse, tantôt de Frédéric-
Guillaume II, tantôt de son oncle Frédéric II 2. La première relation
imprimée de cette fable l’a été dans le Dictionnaire de musique des
Français Choron et Fayolle 3 : « Louis van Beethoven, présumé être le fils
naturel de Frédéric-Guillaume II, roi de Prusse, était né à Bonn en
1772 », etc. Cette assertion, que Beethoven laissera courir, avait été reprise
dans l’encyclopédie allemande Brockhaus, Conversations-Lexicon 4. Son
ami Karl Peters lui demande instamment de la faire modifier : « De telles
choses doivent être corrigées, car il ne vous est pas nécessaire d’emprunter
au roi de son lustre, — c’est le contraire qui est le cas », lui écrit-il dans les
Cahiers de conversation. Beethoven autorisera que la rumeur soit démentie
quelques mois avant sa mort afin de faire connaître « la droiture de [s]a
mère ». N’empêche. Dans son exemplaire de l’Odyssée, Beethoven souligne
ces mots de Télémaque à Athéna :

Ma mère affirme qu’il est mon père ;


Mais moi, comment le saurais-je ?
Nul homme encore n’a pu vérifier qui l’a engendré.

Né à Bonn un ou deux jours avant le 17 décembre 1770, Beethoven est


pourtant bien le fils de Johann, ténor à la cour de l’électorat de Bonn, et de
Maria Magdalena. Le couple eut sept enfants, dont trois survécurent :
Ludwig, qui devient l’aîné de la fratrie après la mort à six jours de son
frère Ludwig Maria, Kaspar Anton Karl, le père de Karl dont Beethoven
deviendra le tuteur à sa mort en 1815, et Nikolaus Johann, qui survivra de
longues années à Beethoven.

Tous les témoignages concordent : l’enfance de Ludwig, maltraité par un


père brutal et alcoolique, est douloureuse. De sa mère, il est peu question,
dans ce roman familial tourmenté. Un petit bout de ciel bleu, peut-être, lors
d’un voyage à Amsterdam avec elle alors qu’il a 11 ans et qu’il va donner
un concert à La Haye. Il fait si froid, sur le bateau, que sa mère « tient dans
son sein les pieds de son petit garçon pour les protéger », ainsi qu’elle le
raconte à sa voisine Mme Karth. En 1787, Ludwig apprend que sa mère est
tombée gravement malade alors qu’il est parti à Vienne. Ses mots
témoignent alors d’un profond attachement, tandis que ceux où il annonce,
comme en passant, la disparition de son père en 1792, trahissent un
détachement complet.
«MA MÈRE EST MORTE »
Nous sommes en 1787. Ludwig n’a pas encore 17 ans, sa mère, Maria
Magdalena van Beethoven, en a 41. Ludwig apprend l’imminence de sa
disparition sur la route qui le ramène à Bonn après un voyage à Vienne.

À Joseph Wilhelm von Schaden 5


Bonn, le 15 du mois automnal [septembre] 1787

Très noble et en particulier précieux ami !


Ce que vous pensez de moi, je puis facilement le déduire ; que vous ayez
des raisons fondées de vous faire une opinion désavantageuse de ma
personne, en cela je ne puis vous contredire ; je n’entends point cependant
m’excuser sans vous avoir précisé les motifs par lesquels je nourris
l’espérance de voir mes excuses obtenir votre assentiment. Je dois vous
l’avouer : depuis que j’ai quitté Augsbourg, ma joie et avec elle ma santé
ont commencé à décliner ; à mesure que je me rapprochais de ma ville
natale, je recevais les injonctions de mon père à accélérer mon trajet plus
qu’à l’accoutumée ; car la santé de ma mère, m’écrivait-il, se trouvait dans
de mauvaises dispositions ; je me hâtai donc autant que je pus, me voyant
moi-même affaibli : le désir de voir encore une fois ma mère malade ôta en
moi tout obstacle et m’aida à surmonter les plus grandes difficultés. Je pus
revoir ma mère ; sa santé traversait toutefois des heures ô combien
misérables ; elle était prise de la phtisie et mourut à peu près sept semaines
plus tard, après avoir enduré maints tourments et souffrances. Elle fut pour
moi une mère si aimable, mon amie la plus chère ; ô, n’y avait-il plus
heureux que moi à l’heure où je pouvais encore prononcer le doux nom de
mère et d’elle être entendu ; qui puis-je aujourd’hui appeler de ce nom ?
Les images muettes, simples évocations, que compose mon imagination ?
Depuis que je suis ici, je n’ai savouré que de rares heures de joie ; frappé
d’asthme durant l’entièreté de mon séjour, j’ai à craindre que la phtisie ne
me gagne à mon tour ; et qu’à cela ne s’ajoute la mélancolie, une souffrance
à mes yeux aussi importante que ma maladie elle-même. Puissiez-vous vous
imaginer un instant à ma place et me pardonner mon long silence ! Quant à
la bonté et l’amitié extraordinaires que vous me témoigniez en me prêtant
3 carlins à Augsbourg, je dois implorer votre indulgence de me les accorder
encore un peu ; mon voyage m’a coûté cher et je n’ai ici aucune
compensation, serait-ce la plus infime, à espérer ; le destin ici à Bonn ne
m’est pas favorable.
Vous me pardonnerez de vous avoir si longtemps retenu avec mon
bavardage, tout cela était nécessaire à mon excuse.
Je vous prie de ne plus me refuser à l’avenir votre amitié si honorable,
n’ayant d’autre désir que de me rendre d’elle un tant soit peu digne.
Je suis, avec toute ma considération, votre très obéissant serviteur et ami,

Ludwig van Beethoven


Organiste de la cour du prince électeur de Cologne

«SOLDER LES DETTES LAISSÉES PAR NOTRE PÈRE »


Après la mort de son père, Johann van Beethoven, Ludwig, qui a alors
22 ans, se retrouve en charge de ses frères. Et aussi des dettes de son père
qui avait été congédié de la cour où il était ténor.

Au prince électeur Maximilien-François, Bonn 6


[Vienne, avril 1793]

Très Digne et Très Excellent Prince Électeur !


Très Gracieux Seigneur !
Il y a de cela quelques années, Votre Excellence le Prince Électeur avait
eu la bienveillance de mettre mon père, van Beethoven, ténor de la Cour, à
la retraite et de me réserver 100 thalers rhénans de son traitement par un
très gracieux décret 7, avec la volonté que je pourvoie à l’habillement, aux
frais de nourriture et à l’instruction de mes deux frères cadets et qu’en outre
je solde les dettes laissées par notre père.
Je voulais présenter ce décret au bureau du Trésor de Votre Excellence
lorsque mon père me pria instamment de n’en rien faire pour ne pas éveiller
l’attention publique sur son incapacité à subvenir lui-même aux besoins de
sa famille ; il voulait (ajouta-t-il) me réserver lui-même 25 thalers rhénans
par trimestre, lesquels m’ont jusqu’ici toujours été ponctuellement versés.
Lorsque j’eus l’intention après son décès (survenu en décembre dernier)
de solliciter la grâce de Votre Excellence en présentant le très gracieux
décret susmentionné, je m’aperçus avec effroi que mon père l’avait fait
disparaître.
Aussi, avec mon plus profond respect, je sollicite le renouvellement de ce
décret par la très haute grâce de Votre Excellence Princière et le versement
par le bureau du trésor de Votre Excellence de la part correspondant au
trimestre écoulé de ce très gracieux complément (tel qu’il m’échoyait au
début de février).
De Votre Excellent Prince Électeur
le très obéissant et dévoué sujet,

Ludwig van Beethoven, organiste de la Cour

« J’AI VÉCU SANS SAVOIR MON ÂGE »


Beethoven charge son fidèle ami, Franz Gerhard Wegeler, de lui procurer
son extrait de baptême.

À Franz Gerhard Wegeler, Coblence


Vienne, le 2 mai 1810

Mon bon, vieil ami !


[…]
Tu ne repousseras pas la prière d’un ami, si je te charge de me procurer
mon extrait de baptême — et quels que soient les frais que tu aies à y
engager, puisque tu as quelque différend financier avec Steffen Breuning 8,
tu pourras te faire dédommager aussitôt, car je rembourserai aussitôt le tout
à Steffen — s’il valait selon toi la peine que tu t’enquisses de la chose, et
s’il te plaisait de faire le voyage de Coblence à Bonn, alors contente-toi de
porter le tout à mon compte — Je dois au préalable attirer ton attention sur
un point : j’avais encore un frère d’une naissance précédant la mienne, qui
se prénommait lui aussi Ludwig, avec l’adjonction du prénom « Maria »,
mais il mourut 9 ; afin de savoir mon âge, il faut de ce fait trouver celui du
premier, car je sais en outre par d’autres qu’une erreur est ici survenue, car
on m’a toujours tenu pour plus âgé que je ne l’étais — j’ai hélas longtemps
vécu sans savoir moi-même mon âge — J’avais un livret de famille, mais il
a été perdu, Dieu sait comment — aussi, j’espère ne point te contrarier si je
te recommande très chaudement la chose suivante : repérer Ludwig Maria
et l’actuel Ludwig venu après lui. — Plus vite tu m’enverras mon extrait de
baptême, plus grande sera ma reconnaissance. — On me dit que tu chantes
l’un de mes airs dans vos loges maçonniques, possiblement un air en mi
majeur que je n’ai pas moi-même ; envoie-le moi, je te le revaudrai, je te le
promets, au triple et au quadruple d’une autre manière —
Pense à moi avec quelque bienveillance, dussé-je de prime abord t’en
sembler trop peu digne — Étreins et embrasse ta femme adorée, tes
enfants 10, tout ce qui t’est cher — au nom de ton ami,

Beethoven

«LE FILS NATUREL DU ROI DE PRUSSE »


Beethoven serait le fils naturel du roi de Prusse, tantôt de Frédéric-
Guillaume II, tantôt de son oncle Frédéric II. Il laissa longtemps courir
cette fable.

À Franz Gerhard Wegeler, Coblence


Vienne, le 7 décembre 1826

Mon vieil et bien-aimé ami !


[…]
Malheureusement, je ne pourrai pas t’écrire aujourd’hui aussi
longuement que je le souhaiterais, car je suis alité ; je me bornerai de ce fait
à répondre à quelques points de ta lettre. Tu écris que l’on m’a en quelque
lieu présenté comme étant le fils naturel du regretté roi de Prusse ; on m’a
tenu les mêmes propos il y a de cela longtemps 11. Mais je me suis fait un
principe de ne jamais écrire quoi que ce soit sur moi-même et de ne jamais
répondre à quoi que l’on puisse écrire sur moi. Aussi, je te laisse volontiers
le soin de rendre compte au monde de la vertu de mes parents, de celle de
ma mère en particulier.
[…]
Ton comme toujours à toi fidèle et dévoué, véritable ami,

Beethoven

1. Cf. nouvelle édition des Cahiers de conversation, Buchet/Chastel, 2015, p. 59.


2. 1744-1797 et 1712-1786.
3. Paris, 1810.
4. Première édition en 1814.
5. Avocat vivant à Augsbourg.
6. Électeur de Cologne et « patron » de Beethoven à Bonn. Il finança ses voyages à Vienne en 1787
et 1792.
7. Décret du 20 novembre 1789.
8. Il s’agit de Stéphan von Breuning (1774-1827).
9. Baptisé le 2 avril 1769, mort le 8 avril 1769.
10. Éléonore von Breuning, Hélène et Julius Wegeler.
11. La première relation de cette fable l’a été dans le Dictionnaire de musique des Français Choron et
Fayolle (1810), avant d’être reprise dans l’encyclopédie allemande Brockhaus, Conversation-Lexicon
(1814).
Chapitre 2

Humeurs

Beethoven est bouillant. Il bout de l’aube jusqu’à la nuit, professe des


injures, se confond en excuses, aime à la passion, hait jusqu’à la déraison.
Il bout d’amour, d’amitié, d’idéal, de jalousie, d’orgueil, de modestie,
d’altruisme, de petitesse, de justice, et aussi de mauvaise foi. Il est tout à la
fois, il est chacun de nous, il est un homme, fait de tous les hommes. « Vous
me faites l’impression d’un homme qui a plusieurs têtes, plusieurs cœurs,
plusieurs âmes », lui avait écrit Haydn dès 1793.

Le comble, c’est qu’il se voit. Il sait. « S’il m’arrive d’être chatouillé à


un moment où je suis porté à la colère, alors j’éclate avec plus de violence
que n’importe quel autre, » écrit-il à son élève et ami Ferdinand Ries.
« Toujours tonnant et fulminant, mais un peu plus modérément que de
coutume », indique-t-il sous sa signature. Et contre les « vandales de
l’art », il ne désire qu’« être un ours, ainsi chaque fois que je lèverais ma
patte, je pourrais renverser un grand… âne ».

Il souligne ses phrases de traits multiples et change de signature comme


d’humeur : Beethoven, L. v. Beethoven, L. v. B., Ludwig van Beethoven,
BTHV, le Generalissimo, Ludwig, Beethoven Bonnensis, L. v. BTHVN, Petit
Beethoven…
C’est un blagueur, de la nuit jusqu’à l’aube. Il excelle à jouer sur les
noms, à mettre en boîte ses camarades musiciens, à composer des canons
juste pour rire, à inventer des fables qui tournent mal. À son secrétaire
factotum Anton Schindler, il ordonne « de se rendre à une heure et demie
chez moi où vous aurez vingt-quatre heures d’arrêts de rigueur, nourri au
pain sec et à l’eau ». Et c’est un bon vivant, qui apprécie toutes sortes de
nourritures, les huîtres, fraîches ou rôties, les macaronis au parmesan, tous
les poissons d’eau douce, la soupe qu’il aime à base d’« un peu de persil,
de céleri et de carottes ».

Mais dès que quelqu’un a un souci autour de lui, il est présent, toutes
affaires cessantes. À la princesse Joséphine de Liechenstein, il recommande
« le pauvre Ries, mon élève, contraint dans cette malheureuse guerre de
prendre le mousquet à l’épaule, et qui ne possède rien, absolument rien ». Il
soutient régulièrement une institution en faveur des indigents de Graz, ainsi
que la fille de Jean-Sébastien Bach, encore vivante et dans le besoin.
«UN SANG CHAUD, VOILÀ MON TORT »
Beethoven s’inspire de la pièce de théâtre Don Carlos de Schiller pour
évoquer les « bouillonnements qui l’assaillent ».

À A. Vocke 1
Vienne, le 22 mai 1793

Je ne suis point mauvais — un sang chaud


est mon tort — ma jeunesse est mon crime,
Je ne suis point mauvais, non, vraiment, je ne suis point mauvais ;
et même si
d’impétueux bouillonnements souvent assaillent mon cœur,
mon cœur est bon 2.

Symboliquement
Faire le bien,
lorsque l’on peut
par-dessus tout
aimer la liberté,
ne jamais renier la vérité
fût-ce devant un trône.

Continuez aussi
de temps en temps à penser
à votre ami
dévoué,

Ludwig van Beethoven de Bonn près de Cologne

« BARON ? BARON RON ARON RON »


Taquiner Nikolaus Zmeskall, un ami de longue date et violoncelliste de
talent, est un des « sports » favoris de Beethoven.
À Nikolaus Zmeskall
[Vienne, vers 1798]

Mon très cher Baron barone, baron ! Domanovitz


Je vous prie de sacrifier aujourd’hui une amitié en faveur d’une autre et
de venir au Schwan — vous m’en verrez très obligé.

Votre etc. comte Beethoven

baron ? baron ron aron ron, etc. santé et bonheur


bonheur et santé et santé et bonheur, bonheur,
santé, santé, bonheur, etc.
baron
baron
baron
baron

« AU BÉNÉFICE DE LA FILLE DE
BACH »
Beethoven cherche à venir en aide à la plus jeune fille de Bach, encore
en vie et sans ressources.

À Breitkopf & Härtel, Leipzig


Vienne, le 22 avril 1801

[…] je me suis rendu récemment chez un de mes bons amis ; lorsqu’il me


montre le montant rassemblé pour la fille du dieu immortel de l’harmonie 3,
je m’étonne de la maigre somme attribuée par l’Allemagne et, en
particulier, votre Allemagne à cette personne que je juge si digne d’être
honorée en hommage à son père ; il me vient une idée : ne devrais-je pas
faire publier quelque chose au bénéfice de cette personne, par souscription ?
Cette somme et le montant que cela rapporterait chaque année seraient
annoncés au public afin de se prémunir contre toute critique — vous
pourriez accomplir la part la plus importante de cette entreprise, écrivez-
moi vite comment agir le mieux possible pour que cela se fasse avant que
cette Bach ne meure ou que le Bach [ruisseau] ne se tarisse et que nous ne
puissions plus l’alimenter — que cette œuvre devrait être éditée par vous,
cela va de soi.
Je suis avec ma haute considération votre dévoué

Ludwig van Beethoven

« JE VOUS ADRESSE CE MALHEUREUX… »


La guerre plonge dans la misère Ferdinand Ries, élève de Beethoven à
Vienne. Beethoven le recommande auprès de la princesse de Liechtenstein,
par ailleurs dédicataire de la sonate pour piano Sonata quasi fantasia op.
27 n° 1.

À la princesse Joséphine-Sophie de Liechtenstein


Vienne, peu avant le 13 novembre 1805 4

Pardonnez-moi, Sérénissime Princesse, si par l’intermédiaire du porteur


de cette lettre vous vous trouvez plongée dans le plus désagréable
étonnement — Le pauvre Ries, mon élève, est contraint dans cette
malheureuse guerre de prendre le mousquet à l’épaule, — et contraint par la
même occasion en tant qu’étranger de quitter notre cité dans quelques jours
— il ne possède rien, absolument rien — il doit faire un long voyage — de
telles circonstances le privent de la possibilité de jouer pour une
académie — il est obligé de chercher son refuge dans la charité — Je vous
le recommande — Je sais que vous que me pardonnerez cette démarche
— Il faut vraiment que l’honnête homme soit plongé dans la détresse la plus
extrême pour qu’il cherche son refuge dans de tels moyens — cette
confiance me fait vous l’adresser dans le seul espoir que sa situation soit
allégée de quelque manière — Il est contraint de chercher son refuge auprès
de tous ceux qui le connaissent.
Avec le plus profond respect,

Ludwig van Beethoven

« TON AMI HAUTEMENT FURIEUX »


Ignaz von Gleichenstein, excellent violoncelliste, et Beethoven sont amis
depuis leur jeune âge. Beethoven lui dédiera la Sonate pour violoncelle n° 3
op. 69.

Au baron Ignaz von Gleichenstein


[Vienne, février 1810]

Est-ce donc vrai ? es-tu ici ? — effroyable ami, qui ne tient pas parole,
indigne de ma confiance, traître, inconscient ! tu serais mon ami ? — si
j’avais suivi mon cœur, je me serais précipité chez toi en dépit de toute la
rancœur et de la colère qui se déchaînent en moi contre toi — mais non —
il faut apprendre à se maîtriser, car vous autres sans cœur ne faites que rire
de nous — tu n’as même pas montré ton respect pour le nom d’auteur, ma
dédicace est restée sans réponse de ta part — je t’attends demain matin
devant le tribunal sévère de l’amitié ; tout baron, tout émissaire secret ou
Dieu sait quoi encore, que tu sois — je ne suis purement et simplement rien
de moins et guère davantage que ton ami hautement furieux,

Beethoven

Mon domicile est au 1087 de la Wallfischgasse au deuxième étage. (C’est


un B — une maison de 5 — tu dois connaître.)

« LES BLESSURES QUE ME RÉSERVE L’AMITIÉ »

Au baron Ignaz von Gleichenstein


[Vienne, début juin 1810]

Ton message m’a tiré des régions du ravissement suprême pour me


replonger dans l’abîme — pourquoi, alors, ajouter que tu voulais qu’on
m’informât de la date d’un prochain concert ? ne suis-je donc rien d’autre
que ton musicot, voire celui des autres ? — c’est ainsi du moins qu’il faut
l’interpréter ; je ne puis me mettre en quête d’un nouveau point d’appui
qu’en mes propres entrailles, du fait qu’à l’extérieur, il n’y en a aucun qui
s’offre à moi ; rien, sinon les blessures que me réservent l’amitié et de
semblables sentiments — qu’il en soit donc ainsi ; pour toi, pauvre
B[eethoven], il n’est guère de bonheur venu de l’extérieur ; tu dois tout te
créer pour toi-même en ton être intime et ne trouveras d’amis que dans le
monde idéal — je te prie de m’apaiser en me disant si je porte la
responsabilité de ce qui s’est passé hier, ou si tu ne peux m’apaiser, dis-moi
la vérité ; je l’entendrai aussi volontiers que si c’est moi qui la dis — nous
en avons encore le temps, les vérités peuvent encore m’être utiles — porte-
toi bien —

«MON ART AU SERVICE DE L’HUMANITÉ SOUFFRANTE »


Beethoven envoie à Graz des partitions pour les concerts de bienfaisance
organisés par Joseph von Varena, avocat et musicien.

À Joseph von Varena, Graz


Vienne, fin novembre / début décembre 1811

Si votre lettre ne laissait transparaître si clairement votre intention d’être


utile aux pauvres, vous ne m’auriez pas fait une faible offense en lui
joignant l’offre de me payer aussitôt — Jamais depuis ma prime enfance
mon empressement à me mettre au service de la pauvre humanité souffrante
par mon art ne s’est contenté d’autre chose que de la satisfaction intérieure
qui toujours accompagne les actes de ce genre. — Recevez ci-joint un
oratorio qui occupera une demi-soirée, une ouverture 6, une fantaisie avec
chœur. S’il y a chez vous [à Graz] auprès des institutions des pauvres un
dépôt pour ce genre de choses, mettez-y ces trois œuvres en gage de ma
sympathie envers les pauvres de votre ville, au titre de propriété des
académies musicales œuvrant en faveur des pauvres dans cette même ville.
[…]
Votre très dévoué

Ludwig van Beethoven

« EH TOI, BRASSEUR DE VENT… »


À Johann Nepomuk Kanka 7, Prague
Vienne, le 8 avril 1815

Il n’est certainement pas permis — d’être aussi amis que je croyais l’être
avec vous, et de demeurer si inamicalement l’un à côté de l’autre sans se
voir !!!!!!!! tout à vous [en français], écrivez-vous, eh toi, brasseur de vent,
me disais-je — non, non, cela est trop fort — j’aurai tout le loisir de vous
remercier 9 000 fois pour la peine que vous vous êtes donnée pour moi et de
vous rétribuer de 20 000 insultes le fait que vous soyez parti comme vous
êtes venu — ainsi, tout est illusion : amitié, royaume, empire — tout n’est
que brouillard que le moindre souffle de vent chasse pour lui donner une
autre forme !! —
Je partirai peut-être pour Teplitz, bien que ce ne soit pas sûr ; je pourrais
profiter de l’occasion pour faire entendre quelque chose aux Pragois ; qu’en
pensez-vous, à supposer que vous pensiez encore à mon sujet ?
[…]
En quoi puis-je vous servir avec mon art ? Dites-moi, préférez-vous que
je vous chante le soliloque d’un roi fuyard 8 ou bien le parjure d’un
usurpateur 9 — sinon le voisinage de deux amis qui ne se voient jamais —
dans l’espoir que nous entendions bientôt parler l’un de l’autre, car vous
êtes désormais si éloigné de moi, et cela est tellement plus facile que de se
trouver l’un à côté de l’autre.
Je suis votre éternellement à vous dévoué et respectueux ami,

Ludwig van Beethoven

«UN KOUGLOF EN FORME DE VIOLONCELLE »


Brauchle était le précepteur de la famille Erdödy, chez qui Beethoven
habita quelque temps. Ses deux Sonates pour violoncelle op. 102 sont
dédiées à la comtesse Erdödy, de la santé de laquelle il se préoccupe tout
en « moquant » un violoncelliste ami.

À Joseph Xaver Brauchle, Jedlesee


[Vienne, septembre 1815]
[…] J’espère que notre chère comtesse se trouve de mieux en mieux. —
Faites enfourner un kouglof en forme de violoncelle pour le
violoncelliste 10, afin qu’il puisse s’y exercer tout au moins l’estomac et la
gueule, à défaut des doigts. — Dès que je le pourrai, je passerai quelques
jours chez vous —
J’apporterai les deux sonates pour violoncelle —
Portez-vous bien — j’embrasse et étreins chacun des trois enfants en
pensée —, tous mes vœux les plus beaux et les meilleurs à la comtesse…
pour sa guérison.

Votre Beethoven

« UNE BLAGUE QUI TOURNERA MAL »


Beethoven adresse à l’éditeur Bernhard Schott une biographie
imaginaire de Tobias Haslinger, compositeur et éditeur de musique
autrichien. Schott publiera cette plaisanterie dans une revue musicale, à la
« stupéfaction » de Beethoven.

À B. Schott Fils, Mayence


Vienne, le 22 janvier 1825

Très distingués Messieurs !


[…] Vous trouverez ci-après quelques canones pour votre journal — puis
trois autres — en guise de supplément à une biographie romantique de la
vie de Tobias Haslinger en trois parties que voici. Première partie : où
Tobias devient l’assistant du fameux et très chevronné maître de chapelle
Fux 11 — et aide ce dernier à se hisser sur les marches de son Gradus ad
Parnassum. Comme il est enclin à la plaisanterie, il use de secousses et de
saccades pour soudain se faire rompre le cou à nombre de ceux qui sont
déjà arrivés suffisamment haut sur l’échelle, etc. Puis il rend ses derniers
hommages à notre amas terraqué et refait surface au siècle
d’Albrechtsberger 12. Deuxième partie : la déjà bien présente nota cambiata
de Fux est maintenant traitée en commun avec A.[Albrechtsberger], les
broderies sont expliquées avec un soin extrême, l’art d’échafauder des
ossatures musicales est poussé à l’extrême, etc. et voilà que Tobias se
coconne telle une chenille, il repasse de cet état en un autre, puis reparaît
pour la troisième fois sur cette terre. Troisième partie : ses ailes à peine
parvenues à leur maturité prennent leur envol vers la petite ruelle
Paternoster, il se fait maître de chapelle de la petite ruelle Paternoster ;
après un passage par l’école des notes échangées, il a l’obsession des lettres
de change ; il s’assure alors un « ami de jeunesse 13 » et parvient à devenir
membre de plusieurs sociétés savantes du pays, etc. Si vous l’en priez, nul
doute qu’il autorisera la publication de cette biographie. —
En toute hâte et précipitation, votre

Beethoven

« BARBOUILLEUR DE SCRIBE ! »

À Ferdinand Wolanek (brouillon)


[Vienne, entre le 23 et le 26 mars 1825]

Barbouilleur de scribe !
Pauvre imbécile !
Corrigez les erreurs que votre ignorance, votre exubérance, votre fatuité
et votre idiotie vous ont fait commettre, cela vaudra mieux que de vouloir
me donner des leçons, car c’est comme si la truie voulait instruire Minerve.

Beethoven

Il a été décidé dès hier, et ce même avant, de ne plus vous faire écrire
pour moi !
Vous 14 ferez l’honneur à Mozart et à Haydn de ne pas les mentionner.

1. Lettre écrite sur l’album de Vocke, un marchand de Nuremberg.


2. Schiller, Don Carlos, acte II, scène 2.
3. Allusion à l’appel aux dons au profit de Regina Susanna Bach (1742-1809), la plus jeune fille de
Jean-Sébastien Bach.
4. Lettre écrite selon son élève et ami Ries « quelques jours avant l’entrée des troupes françaises en
1805 » à Vienne, mais qui ne fut pas remise à sa destinataire.
5. B comme bordel, « maison », au double sens désuet de ce mot en français, où Beethoven habita
durant l’hiver 1809-1810.
6. Le Christ au mont des Oliviers, op. 85 et Egmont.
7. Ami et avocat de Beethoven vivant à Prague, Johann Nepomuk Kanka a réglé nombre d’affaires
concernant le compositeur.
8. Louis XVIII, qui a fui le 20 mars 1815 devant le retour de Napoléon Bonaparte.
9. Napoléon Bonaparte, qui par son retour en France rompt le traité de renonciation au trône du
6 avril 1814.
10. Joseph Linke (1783-1837).
11. Joseph Fux (1660-1741), compositeur et auteur de Gradus ad Parnassum, un ouvrage sur la
théorie de la musique.
12. 1736-1809. Théoricien et compositeur auprès duquel Beethoven apprit « le style ancien ».
13. « Ami de jeunesse » : allusion aux cahiers pédagogiques de Haslinger parus à partir de 1814.
14. Souligné sept fois par Beethoven.
Chapitre 3

Amours

« Aide-moi à chercher femme. Elle devra être belle, je ne puis rien aimer
qui ne soit beau, et susceptible d’émettre à mes harmonies un soupir. » Ce
vœu exprimé à son ami Ignaz von Gleichenstein en mars 1809 ne sera
jamais exaucé et toutes les amours vécues par Beethoven seront
contrariées : il se jetait dans la passion sans filet et donnait son cœur sans
compter. Si personne ne s’accorde sur le nombre de ses amoureuses, il ne
s’agit en rien du « mille e tre » du catalogue donjuanesque. Car c’est
toujours Beethoven qui souffre. Aveuglements suivis de prises de conscience
amères, demandes en mariage repoussées ou impossibles, espoirs bafoués,
tocades dans le meilleur des cas sont son lot. Reste la grande énigme :
l’immortelle bien-aimée.
Magdelena Willmann, originaire comme lui de Bonn et soprano, refuse
de lui donner sa main, avec ces mots : « si laid et à moitié fou 1 ! » Giulietta
Guicciardi, qui vient d’Italie, est son élève, elle a 17 ans et Beethoven lui
dédie la sonate « Au clair de lune ». Son amour est-il partagé ? Un temps,
peut-être, car elle lui offre un portrait qu’il gardera jusqu’à sa mort. Il écrit
à son ami Wegeler le 16 novembre 1801 : « Voilà que je retrouve plus de
plaisir à vivre. Celle qui accomplit cette métamorphose est une aimable,
une charmante jeune fille qui m’aime et que j’aime. Pour la première fois je
sens que le mariage pourrait me rendre heureux, mais elle n’est pas de mon
rang, je ne pourrai naturellement l’épouser. » Effectivement. Elle se marie
avec l’imprésario et compositeur de ballets Robert de Gallenberg, avec qui
elle avait une liaison tandis qu’elle flirtait avec Beethoven. Vingt ans plus
tard, le couple revient vivre à Vienne et cette nouvelle bouleverse
Beethoven. « J’étais bien aimé d’elle et plus que jamais son époux. Il était
pourtant plutôt son amant que moi », confie-t-il alors — en français — à
Anton Schindler (Cahiers de conversation).
Joséphine Deym, la deuxième des trois sœurs Brunsvik et aussi la cousine
de Giulietta Guicciardi, entretient d’étroites relations avec Beethoven après
la mort de son mari en 1804. Beethoven est très amoureux. ll lui fait la cour,
lui offre le lied « An die Hoffnung » (« À l’espérance ») op. 32 2, mais
contre tout espoir. À travers les lettres qu’il lui envoie, on assiste, heureux,
puis circonspect, puis désolé, au cours de cette romance qui finit, après
bien des péripéties, par une porte claquée au nez de Beethoven. En 1810,
elle épousera le baron de Stackelberg.
En 1810, c’est le père de Thérèse Malfatti, jeune aristocrate de 18 ans,
qui repousse la demande en mariage de Beethoven. Beethoven se sent
« précipité des régions de la plus haute extase dans une chute profonde ».
Très amoureux, il avait comparé sa situation à celle d’un esclave, « comme
Hercule jadis chez la reine Omphale 3 », écrit-il à son ami Nikolaus
Zmeskall. Thérèse Malfatti épousera le baron von Drosdick. Est-ce elle,
Thérèse, l’Élise de la Lettre ? Est-ce à son intention que Beethoven a écrit
la fameuse Bagatelle en la mineur ? Élise pourrait aussi être Élisabeth
Roeckel, une cantatrice allemande qui épousera le compositeur Hummel et
qui était la sœur de Joseph Roeckel, interprète à Vienne en 1806 du
Florestan de Fidelio.
Certaines femmes traversent son cœur sans le blesser, comme la
cantatrice Amalie Sebald à qui Beethoven envoie « un baiser qui soit
vraiment ardent, si personne ne nous voit 4 » ou bien Bettina Brentano.
Avec d’autres, il entretient des relations complexes, mi-amour mi-amitié,
comme avec Marie Erdödy et Marie Bigot, ou mi-frère mi-sœur comme avec
Thérèse Brunsvik, la sœur de Joséphine Deym, à qui il dédie la Sonate pour
piano n° 24 op. 78 nommée depuis « À Thérèse 5 ».
Et la grande énigme : l’identité de l’immortelle bien-aimée, la
destinataire à laquelle Beethoven adresse en 1812 une lettre enflammée qui
témoigne d’un amour semble-t-il partagé. Depuis deux siècles, les
conjectures vont bon train. L’hypothèse la plus récente (2016), émise par
Heinz Härtl, étant que la lettre n’aurait pas été écrite par Beethoven mais
par Bettina Brentano, cette amie fantasque du compositeur à qui l’on prête
déjà deux faux. Alors pourquoi pas trois, ou quatre ?
Chacun y va donc de ses certitudes étayées par de savantes
démonstrations : derrière l’immortelle bien-aimée se cacheraient ainsi
Giulietta Guicciardi (selon Anton Schindler, 1840), Thérèse Brunsvik (selon
Thayer, 1879), Amalie Sebald (selon Thomas-San-Galli, 1909), Joséphine
Deym (selon La Mara, 1920) et bien d’autres, plus fantaisistes.
Aujourd’hui, la plupart des beethovenologues s’accordent sur le nom
d’Antonie Brentano, épouse de Franz Brentano. Beethoven a écrit un trio
pour piano pour sa fille Maximiliane daté de quelques jours avant la
fameuse lettre. En 1816 il envoie son portrait à Antonie, à qui il dédie plus
tard les Variations « Diabelli ». Aucune « preuve » bien sûr dans ces faits,
et aucune preuve d’ailleurs, si ce n’est la présence simultanée d’Antonie et
de Ludwig en 1812 dans les mêmes lieux. Nous ne sommes pas donc pas à
l’abri d’une surprise.
LETTRES DE BEETHOVEN À JOSÉPHINE DEYM
Sœur de Thérèse et Franz, Joséphine Brunsvik, qui a épousé
le comte Deym à 19 ans, se retrouve veuve en 1804.
Beethoven en tombe amoureux.

« J’AI GAGNÉ VOTRE CŒUR »

[Vienne, mars / avril 1805]

[…] je n’ai pas été aussi diligent que j’aurais dû l’être — mais un chagrin
intérieur — m’avait longtemps — privé de mon énergie habituelle pendant
quelque temps lorsque le sentiment de l’amour pour vous, Joséphine
adorée, en moi commença à germer ; mon chagrin ne fit que croître — dès
que nous serons de nouveau réunis dans la quiétude, il faudra que je vous
entretienne de mon véritable tourment et du combat entre la vie et la mort
que j’ai mené contre moi-même pendant quelque temps. — Un événement
me fit longtemps douter de toute félicité de la vie ici-bas — la douleur est
maintenant moindre, j’ai gagné votre cœur ; ô, je sais certainement quelle
valeur je dois accorder à cela, mon activité se remettra à croître, et — je
vous en fais ici la promesse solennelle, d’ici peu je me tiendrai devant vous
plus digne de moi et de vous — ô, puissiez-vous tout de même mettre un
point d’honneur à faire naître — à augmenter — ma félicité grâce à votre
amour — ô, bien-aimée Joséphine, ce n’est pas l’inclination pour l’autre
sexe qui me pousse vers vous, mais vous uniquement, votre être dans son
entier avec toutes vos qualités particulières — ont fixé sur vous ma
considération — tous mes sentiments — toute ma capacité à ressentir
— lorsque je vins chez vous — j’étais fermement déterminé à ne pas laisser
germer en moi la moindre étincelle amoureuse, mais vous avez triomphé de
moi — si c’est cela que vous vouliez ? — ou ne vouliez point ?
— Joséphine pourrait sans doute répondre pour moi à cette question. —
Las, mon dieu, il y a tant de choses que j’aimerais encore vous dire
— comme je pense à vous — ce que je ressens pour vous — mais comme
cette langue est faible et misérable — la mienne tout au moins. —
Longtemps — longtemps — une éternité — doit durer notre amour — il
est si noble — si solidement fondé sur l’estime et l’amitié réciproques.
— Jusqu’à la grande ressemblance entre nous deux à tant d’égards, dans
nos façons de penser et ressentir — ô, vous me faites espérer que votre
cœur longtemps — pour moi battra — le mien ne pourra — s’arrêter —
pour vous de battre — que lorsqu’il — ne battra plus du tout — bien-aimée
J[oséphine].
Portez-vous bien. — J’espère cependant aussi — que vous trouverez un
peu de bonheur grâce à moi — je serais sinon — un égoïste.

« VOUS, VOUS, MON TOUT, MA FÉLICITÉ »

[Vienne, premier trimestre 1805]

D’elle —
d’elle, la seule aimée — pourquoi n’existe-t-il aucune langue qui puisse
exprimer ce qui se situe bien au-delà de la simple estime — bien au-dessus
de tout — ce qu’il nous est possible de nommer — ô, celui qui est capable
de parler de vous sans sentir que tout ce qu’il peut bien dire de vous — ne
peut vous — atteindre — seuls les sons le peuvent — Ah, ne suis-je pas
trop fier d’imaginer que les sons m’obéiraient davantage que les mots —
vous, vous, mon tout, ma félicité — Hélas, non — je ne le puis même pas
dans mes sons, bien que toi, ô Nature, tu aies été à cet égard envers moi si
peu avare de tes dons ; mais cela est encore trop peu pour vous. Continue de
battre en silence, pauvre cœur — c’est tout ce qu’il te reste à faire —. Pour
vous — toujours pour vous — seulement vous — vous pour l’éternité —
rien que vous jusqu’à la tombe — mon réconfort — mon tout ; ô, Créateur,
veille sur Elle — bénis ses jours — que le mal s’abatte plutôt sur moi
rien que vous — encourage, bénis et console-la — dans l’existence
misérable, malgré tout si remplie de félicité, de nous autres mortels — —
vous n’auriez point été celle qui m’a de nouveau enchaîné à la vie, même
sans cela, vous seriez tout pour moi —

« JE VOUS AIME AUTANT QUE VOUS NE M’AIMEZ PAS »


[Vienne, probablement en 1807]

Chère, bonne et chère, — — — J[oséphine] — je vous envoie ci-joint en


attendant six de mes flacons d’eau de Cologne — vous pourrez me les
rendre quand vous aurez récupéré les vôtres auprès de mon pendard
d’ami — j’essaierai de vous voir ce soir, bien-aimée et chère, chère
Joséphine ; si je n’y parviens pas, j’enverrai toute la malédiction du monde
à la tête de vos parents. —

Portez-vous bien, chère amie, je vous aime autant que vous ne m’aimez
pas.

Votre fidèle Beethoven

« ANGE DE MON CŒUR »

[Vienne, probablement en avril ou en mai 1805]

Il n’est certes nul besoin de preuves — pour montrer combien j’aurais


aimé venir chez vous aujourd’hui aujourd’hui [sic] — mais — ce n’est
qu’accablement de travaux — suis en plus de cela pas rentré cette nuit — à
la maison — avant deux heures et demie — vous étiez si triste hier chère
J[oséphine] — ne puis-je donc en rien faire effet sur vous — car vous faites
tant effet sur moi — me rendez si heureux — ne vous abandonnez pas
autant à votre inclination à la tristesse, comme cela m’est douloureux de
vous voir ainsi — et ce d’autant plus quand on sait comment ou en quel lieu
on peut vous aider — voici votre — votre — Andante — et la Sonate
— laissez de côté la basse continue — elle ne vous servira pas — attendez
jusqu’au moment où je ne serai plus à vos côtés — puis vous étudierez cette
basse continue au nom du Ciel auprès d’un maître — je viendrai chez vous
demain soir, seriez-vous empêchée ? — ne voulez-vous pas aller chez votre
tante F — Au préalable, faites-le-moi donc savoir demain matin, je ne
viendrai que vers neuf heures du soir, vous aurez alors l’avantage de voir
— en une seule soirée — deux hommes intéressants, un certain H — et
moi-même — portez-vous bien, ô, ange de mon cœur.

« LES DISPOSITIONS DE VOTRE ÂME ONT PEUT-ÊTRE CHANGÉ »

Heiligenstadt, le 20 septembre [1807]

Chère, bien-aimée et unique J[oséphine] ! — même ces quelques


nouvelles lignes de vous — me procurent une grande joie — Combien de
fois ai-je lutté, chère J[oséphine], contre moi-même, pour ne pas enfreindre
l’interdiction que je m’étais infligée — mais cela est vain, des milliers de
voix me chuchotent que vous êtes ma seule amie, mon unique bien-aimée
— je ne parviens plus à arrêter ce que je me suis infligé à moi-même ; ô,
chère J[oséphine], empruntons d’un pas léger ce chemin sur lequel nous
étions si souvent heureux — Je vous verrai demain ou après-demain ;
puisse le Ciel m’accorder une heure de quiétude durant laquelle je serai
avec vous pour avoir cette entrevue longtemps reportée, où mon cœur et
mon âme pourront à nouveau aller à votre rencontre — jusqu’ici, je me suis
sans arrêt trouvé dans un état de souffrance, qui ne cesse maintenant de
s’améliorer — lorsque sœur Thérèse 6 était là, j’allais mal, et pendant
presque tout ce mois — nulle part ma sensibilité ne me laissa de répit, pas
même chez mes meilleurs amis — début septembre, j’allai à Heiligenstadt,
et comme je ne m’en portai pas mieux, je dus retourner en ville, puis je
descendis à Eisenstadt chez le prince Esterházy, où l’on donnait ma messe
— où, à peine rentré à Vienne depuis une journée, je suis retourné, il y a
quelques jours ; je suis donc passé deux fois chez vous — mais je n’eus pas
l’heur — de vous voir. Cela m’a fait de la peine — et j’ai supposé que les
dispositions de votre âme aient pu changer — mais je continue d’espérer
— même ici, à E., où votre image n’a pas cessé de me poursuivre — voilà
le cours qu’a pris toute ma vie — ma santé s’améliore de jour en jour,
j’espère donc — pouvoir bientôt à nouveau vivre davantage pour mes amis
— n’oubliez pas — ne maudissez pas —
votre dévoué, à vous éternellement fidèle,

Beethoven
Je me rends aujourd’hui de ce pas en ville — et pourrais presque remettre
ma lettre en main propre — si je ne craignais — que ma tentative pour vous
voir n’échoue pour la troisième fois.

« SOYEZ FRANCHE »

[Vienne, certainement après le 20 septembre 1807]

Chère Joséphine. Puisque j’ai presque à craindre que vous ne me laissiez


plus vous trouver chez vous — et que je n’en puis plus de m’exposer aux
refus de votre domestique — eh bien, je ne peux faire autrement que de ne
plus venir chez vous — à moins que vous ne me fassiez connaître votre avis
sur ce sujet — si cela tient vraiment à ceci — que vous ne voulez plus me
voir — alors — faites usage de votre franchise — je la mérite certainement
de votre part — lorsque je m’éloignai de vous, je crus le devoir, car il
m’apparut que tel était votre désir — bien que je n’en eusse pas moins
souffert — ainsi, je parvins tout de même à me maîtriser — il me sembla
toutefois plus tard à nouveau — que je me trompais sur vous — du reste,
tout cela est dans la lettre que je vous ai adressée il y a peu — dites-moi,
chère J[oséphine], votre avis, rien ne doit vous obliger — je ne peux plus et
ne puis plus me permettre, dans ces circonstances, de ne rien vous dire. —
Portez-vous bien, chère, chère J[oséphine] —
Je vous prie de me renvoyer le livre dans lequel j’avais inséré mes lignes
pour vous — on me l’a réclamé aujourd’hui.

« PAS TOUT À FAIT BANNI DE VOTRE SOUVENIR »

[Vienne, probablement à l’automne 1809]

Je vous prie, ma chère Joséphine, de faire parvenir cette sonate 7 à votre


frère — je vous remercie de bien vouloir donner l’illusion que je ne suis pas
encore tout à fait banni de votre souvenir, y eussiez-vous même été poussée
par d’autres — vous voulez que je vous dise comment je me porte ; on ne
peut me soumettre question plus difficile — et j’aime mieux la laisser sans
réponse que vous donner une réponse par trop vraie — portez-vous bien,
chère J[oséphine].
Votre comme toujours éternellement dévoué

Beethoven

LETTRE DE BEETHOVEN À THÉRÈSE MALFATTI


Cette lettre, la seule que nous connaissons aujourd’hui, écrite
par Beethoven à Thérèse Malfatti (à Walkersdorf),
date d’après la rupture. Le père de la jeune fille avait refusé
à Beethoven la main de sa fille.

« OUBLIEZ MES COUPS DE TÊTE »

[Vienne, vers la fin mai 1810]

Vous recevez ici, Thérèse adorée, ce que je vous avais promis, et s’il n’y
avait eu les empêchements les plus insurmontables, vous auriez reçu plus
encore pour vous montrer que j’offre toujours à mes amis plus que ce que je
promets —
J’espère et ne doute point que vous vous livriez toujours à d’aussi belles
occupations qu’à d’agréables entretiens — pas trop cependant pour ce qui
est de ces derniers, afin que nous pensions encore à nous —
Ce serait avoir trop compté sur vous, ou m’être fait une trop haute
opinion de ma personne, si je vous écrivais que « les hommes ne sont pas
seulement unis lorsqu’ils sont rassemblés, celui qui se trouve éloigné, celui
qui se trouve écarté vit aussi en nous 8 ». Qui voudrait écrire pareils propos
à notre fugace T[hérèse] qui dans la vie prend tout à la légère ?
— N’oubliez pas cependant, pour ce qui regarde vos occupations, le piano
ou, plus généralement, la musique dans son entier ; vous y avez tant de beau
talent, pourquoi ne pas le cultiver tout à fait, vous qui avez tant de
sensibilité pour le Beau et le Bon, pourquoi ne pas appliquer cette
sensibilité afin de reconnaître aussi dans un si bel art ce qui se distingue par
sa perfection et, d’en haut, ne cesse de nous irradier — je vis dans une
grande solitude et dans le silence, bien qu’ici et là, des lueurs voudraient me
réveiller ; mais depuis que vous tous êtes partis de Vienne, s’est créé en moi
un vide impossible à combler dont mon art même, qui par ailleurs m’a
toujours été si fidèle, n’a pas réussi à triompher définitivement — votre
piano est commandé et vous l’aurez bientôt — Quelle différence, j’imagine,
vous trouverez dans le traitement du thème inventé un certain soir et la
manière dont je l’ai mis sur le papier récemment pour vous ; expliquez-vous
cela vous-même, mais ne demandez pas au punch de vous aider —
Comme vous avez de la chance d’avoir pu partir si tôt à la campagne ; je
ne peux moi-même profiter de ce bonheur qu’à partir du 8 ; je m’en réjouis
comme un enfant ; comme je suis heureux de pouvoir errer dans les
buissons, les forêts, parmi les arbres, les herbes et les rochers ; personne ne
saurait aimer la campagne comme moi — car forêts, arbres, rochers
renvoient l’écho désiré par l’homme — ayez la gentillesse de remettre à
votre chère sœur Nanette l’arrangement pour guitare de la mélodie ; le
temps m’a manqué, j’aurais sinon écrit aussi la partie de chant ! —
Vous recevrez bientôt quelques autres compositions de moi, où vous
n’aurez pas trop à vous plaindre des difficultés — avez-vous lu le Wilhelm
Meister de Goethe et le Shakespeare traduit par Schlegel ? À la campagne,
on a tant de loisirs, peut-être vous sera-t-il agréable que je vous envoie ces
ouvrages — Le hasard a fait que j’ai une connaissance dans la région, peut-
être me verrez-vous un matin tôt pour une demi-heure chez vous, guère
plus ; vous voyez que je veux vous ménager le moins d’ennui possible
— Recommandez-moi à la bienveillance de votre père, de votre mère, bien
que je ne puisse à juste titre encore avoir droit à aucune prétention à ce
sujet — n’oubliez pas votre sœur N. 9 —
Portez-vous bien, T[hérèse] adorée, je vous souhaite tout ce que la vie
possède de beau et de bon. Souvenez-vous de moi, et ce avec plaisir
— oubliez la folie en moi — soyez convaincue de ce que personne ne
désire savoir votre vie plus joyeuse et plus heureuse que moi, et ce même si
vous n’êtes aucunement en sympathie
avec votre très dévoué serviteur et ami,

Beethoven
À UNE FEMME INCONNUE
Retrouvée dans les papiers de Beethoven après sa mort,
la lettre à l’immortelle bien-aimée explose d’une passion
qui semble partagée. Mais par qui ?

« MON IMMORTELLE BIEN-AIMÉE »

[Teplitz, le 6/7 juillet 1812]


Le 6 juillet au matin

Mon ange, mon tout, mon moi. — quelques mots seulement aujourd’hui,
au crayon d’ailleurs (ton crayon !) — après-demain, mon logement ne me
sera plus garanti, quelle infâme perte de temps que tout cela ! — pourquoi
ce chagrin profond, quand la nécessité parle — notre amour ne peut-il
exister autrement que dans les sacrifices, l’abandon de toute aspiration, ne
peux-tu rien changer au fait que tu n’es entièrement mienne et moi tout à
fait tien ? — Mon Dieu, porte ton regard sur la beauté de la Nature et apaise
ton âme au contact de ce qui doit être — l’amour exige tout et ce à très juste
raison ; il en va ainsi de moi avec toi, de toi avec moi — si tu n’oubliais si
vite que je dois vivre pour toi et pour moi, si nous étions complétement
unis, tu ne ressentirais alors guère plus que moi ce qui nous fait souffrir —
hier, mon voyage fut épouvantable, je ne suis arrivé ici qu’à quatre heures
du matin, en raison du manque de chevaux, la voiture postale a choisi un
autre trajet, mais quelle route affreuse ; à l’avant-dernière station, on m’a
mis en garde contre un voyage de nuit et on m’a fait craindre une forêt,
mais cela n’a fait que m’exciter — et j’ai eu tort, la voiture s’est cassée à
cause de cette horrible route, un mauvais chemin de campagne, et sans les
deux postillons comme ceux que j’avais, je serais resté en route.
— Esterházy a connu le même sort sur l’autre chemin habituel pour venir
jusqu’ici, avec huit chevaux, moi avec quatre. — D’une certaine façon, j’y
ai quand même pris un certain plaisir, comme chaque fois que je me tire
avec bonheur d’une difficulté. — Maintenant vite, passons de l’extérieur à
l’intérieur ; nous nous reverrons sans doute bientôt ; aujourd’hui non plus,
je ne puis partager avec toi les observations que j’ai faites pendant ces
quelques jours sur ma vie — si nos cœurs étaient toujours étroitement liés
l’un à l’autre, je n’aurais sans doute aucune de ces pensées ; ma poitrine est
pleine de tout ce que j’ai à te dire — Las ! — Il est des moments où je
trouve que la langue n’est encore à mon sens absolument rien — réjouis-
toi — demeure mon fidèle et unique trésor, sois mon tout comme je le suis
pour toi ; les dieux doivent nous envoyer le reste, quoi qu’il nous advienne
et doive encore nous advenir.

Ton fidèle Ludwig

Lundi soir, le 6 juillet

Tu souffres, toi, mon plus cher parmi tous les êtres — je viens seulement
maintenant de me rendre compte que je dois déposer mes lettres à la poste
le plus tôt possible. Lundi — jeudi — les seuls jours où la poste se rend
d’ici à K. — Tu souffres — Ah, où que je sois, tu y es avec moi, je me parle
à moi-même et je te parle ; je fais en sorte de pouvoir vivre avec toi, quelle
vie !!!! cette vie !!!! sans toi — tourmenté par moments par la bonté des
hommes que je pense — vouloir désirer aussi peu que je la mérite
— humilité de l’homme à l’égard de l’homme — elle m’est douloureuse
— et quand je considère ce qui me lie à l’Univers, ce que je suis et ce
qu’est — celui qu’on nomme le Très Grand — et pourtant — c’est ici
encore le divin en l’homme — je pleure en pensant que tu ne recevras
probablement ce premier message de moi qu’à partir de samedi — aussi
fort que tu m’aimes — mais je t’aime encore plus — ne te cache jamais de
moi — bonne nuit — comme je fais la cure des bains, je dois aller me
coucher — Oh, mon Dieu — si près ! si loin ! n’avons-nous point une vraie
demeure céleste en notre amour — solide comme l’est la voûte des Cieux.

Bonjour matinal du 7 juillet


Déjà même avant le saut du lit, mes pensées se pressent vers toi, mon
immortelle bien-aimée, par instants joyeuses, puis à nouveau tristes,
attendant du sort qu’il nous exauce — je ne puis vivre avec toi que
complètement ou pas du tout ; j’ai même résolu d’errer au loin jusqu’à
pouvoir voler dans tes bras, me considérer en ma vraie demeure auprès de
toi, plonger mon âme entourée de toi dans le royaume des esprits — car
hélas, il le faudra bien — tu t’en relèveras d’autant mieux que tu connais
ma fidélité à ton égard, aucune autre jamais ne pourra posséder mon cœur,
jamais — jamais — ô mon Dieu, pourquoi devoir s’éloigner de ce qu’on
aime à ce point ; et pourtant, ma vie à V[ienne], telle qu’elle est en ce
moment, est une vie misérable — Ton amour fait de moi le plus heureux et
en même temps le plus malheureux des hommes — il faudrait à mes années
actuelles une certaine uniformité, une égalité de la vie — celle-ci peut-elle
subsister dans nos rapports ? — Mon ange, j’apprends à l’instant que la
poste part chaque jour — je dois donc conclure pour que tu reçoives la
lettre au plus vite — sois tranquille, ce n’est que par l’examen apaisé de
notre existence que nous pourrons atteindre notre but d’une vie
commune — sois tranquille — aime-moi — aujourd’hui — hier — Quelle
nostalgie éplorée de toi — de toi — de toi — ma vie — mon tout
— adieu — ô, ne cesse pas de m’aimer — ne méconnais jamais le cœur très
fidèle de ton amant,

L.
éternellement tien
éternellement mien
éternellement nôtre

1. Propos rapportés par Thayer, le premier biographe de Beethoven, qui les tenait de la nièce de
Magdelena Willmann.
2. Poème de Christoph August Tiedge extrait de L’Urania, paru en 1801.
3. Selon la légende, Hercule a été tenu trois ans en esclavage par Omphale, reine de Lydie.
4. 6 septembre 1811.
5. Composée en 1809.
6. La sœur aînée de Joséphine, Thérèse Brunsvik.
7. Il s’agirait de la Sonate pour violoncelle op. 69 qui date de l’automne 1809.
8. Egmont de Goethe, acte V.
9. Nanette : Anna Malfatti, sœur cadette de Thérèse.
Chapitre 4

Au quotidien

Les mille et un petits ou grands riens de la vie quotidienne forment


comme autant d’ennemis potentiels que Beethoven, sa vie durant, tentera de
pacifier. Comment en serait-il autrement pour quelqu’un qui a déménagé
plus de soixante-dix fois à Vienne où il a vécu trente-cinq ans, et à qui on ne
connaît pas moins de trente adresses ? Sans cuisinière ni domestique, ni
personne pour l’aider, il est difficile pour lui d’avoir une maison en ordre
de marche mais, à vrai dire, personne ne lui convient et personne ne veut
non plus rester à son service. La cuisinière a la lourde tâche de lui préparer
une nourriture qui le protège de tous les maux dont il souffre et qu’il pense
être causés par son « alimentation défectueuse », le domestique doit
« chercher du bois, chauffer le poêle, porter dehors le pot de chambre »,
tenir la maison en somme.
Très exigeant et précis, tout en étant parfaitement chaotique, c’est donc
lui qui se met en quête d’une « recette pour cirer les bottes, car une tête
bien polie a besoin aussi de bottes bien polies », qui s’inquiète du prix d’un
ressemelage d’une paire de bottes, qui note la liste des courses — bougies,
cirage, papier buvard, sucre… Si sa vie quotidienne est confuse, sa vie de
compositeur et d’intellectuel est ordonnée. Il décide de ranger les grands
livres dans sa bibliothèque « verticalement de façon à ce que l’on puisse les
prendre commodément » et s’impose un emploi du temps : « étudier chaque
jour depuis cinq heures et demie jusqu’au déjeuner », note-t-il dans les
Carnets intimes 1. Ainsi, levé à l’aube, il travaille jusqu’à deux ou trois
heures, heure du déjeuner. L’après-midi est consacré à des promenades, des
visites ou encore à ses élèves, puis vient le moment des soirées entre amis,
la plupart du temps dans les tavernes où il en profite pour lire les journaux.
Il passe les mois d’été à la campagne, où il suit le plus souvent des cures.
Sans parler de son ouïe qui commence à faiblir à l’âge de vingt-sept ans,
(voir chapitre 5), la santé est au cœur de ses préoccupations quotidiennes.
Fièvre, troubles abdominaux, rhumes, bronchite, maux de tête, infections,
ictère, sont son lot quotidien. Il consulte de nombreux médecins, dont le
docteur Braunhofer qui le soignera de 1820 à 1826. « Pas de vin, pas de
café, pas de légumes. Je m’entendrai avec votre cuisinière. Je parie que
quand vous prenez quelque spiritueux, vous tombez d’épuisement et de
faiblesse au bout de quelques heures », écrit Braunhofer dans les Cahiers
de conversation. « Si vous voulez aller tout à fait bien et vivre encore
longtemps, il faut vivre conformément à la nature. »
L’occupation de Vienne en 1809 par les troupes napoléoniennes amplifie
ses soucis domestiques, en provoquant notamment des pénuries de
nourriture. La ville est bombardée le 11 mai 1809 et « Beethoven eut grand
peur », témoigne son élève et ami Ferdinand Ries. « Il passa la plus grande
partie du temps dans une cave chez son frère en se couvrant la tête de
coussins afin de ne pas entendre les canons. » Il « maudit la guerre » et
conclut amèrement, après la signature d’un traité de paix entre la France et
l ’Autriche en octobre 1809, que « c’est de l’aveugle hasard seulement que
l’on a certitude ».
« LE GILET EN POILS DE LIÈVRE »
Quand Beethoven se soucie de mode.

À Éléonore von Breuning, Bonn


Vienne, le 2 novembre 1793

Vénérée Éléonore !
ma très chère amie !
[…] Pour clore ma lettre, j’ose encore une prière : que je serais de
nouveau très heureux de posséder un autre gilet tricoté en poils de lièvre par
vos mains ; pardonnez le manque d’humilité dans cette prière d’un ami,
conséquence d’une prédilection pour tout ce qui vient de vos mains, et je
puis vous le dire en secret, une petite vanité en est aussi la cause, celle
précisément de pouvoir dire que je possède quelque chose de l’une des
meilleures et des plus dignes de vénération parmi les filles de Bonn. J’ai
bien sûr gardé le gilet que vous eûtes la grande bonté de m’offrir à Bonn,
mais la mode actuelle l’a à ce point rendu démodé que je ne puis guère plus
le traiter autrement qu’en bien très précieux à conserver dans mon armoire.
Vous me feriez grand plaisir si vous me réjouissiez bien vite d’une
charmante lettre de vous […].
Votre sincère ami, vous tenant en très haute estime,

Ludwig van Beethoven

«RIEN QUE TAMBOURS, CANONS, MISÈRE HUMAINE »


Après la fuite de la famille impériale le 4 mai 1809 et la capitulation le
12 mai, Vienne est occupé par les troupes napoléoniennes.

À Breitkopf & Härtel, Leipzig


[Vienne, le 26 juillet 1809]
Mon cher Monsieur, vous faites une belle erreur en pensant que je me
trouve bien ; nous avons vécu en cet intervalle de temps une misère des plus
oppressante ; si je vous dis que je n’ai pas produit grand-chose de suivi
depuis le 4 mai, à peine un fragment ici et là — le cours de tous ces
événements m’a si bien affecté corps et âme, que je ne puis tirer satisfaction
de la vie à la campagne, qui m’est si indispensable —
L’existence que je m’étais forgée depuis fort peu de temps repose sur un
terrain mouvant — même durant cette courte période, je n’ai vu encore tout
à fait se réaliser les engagements qui m’ont été annoncés — du prince
Kinsky, un de ceux qui s’intéressent à moi, je n’ai pas encore reçu le
moindre denier — et cela même au moment où on en aurait le plus
besoin — le Ciel sait ce qu’il adviendra désormais — je dois néanmoins
moi aussi songer à un changement de villégiature imminent — les
contributions commencent à la date d’aujourd’hui — Une telle vie vous
détruit et vous dévaste ; ce n’est autour de moi que tambours, canons et
misère humaine en tout genre […]

« JE MANGE CHEZ MOI POUR BOIRE UN MEILLEUR VIN »

À Nikolaus Zmeskall
[Vienne, novembre 1809]

Maudit glouton de Domanevetz — non pas comte de musique, mais


comte de bombance — comte des dîners, comte des soupers, etc. —
Aujourd’hui à neuf heures trente, répétition du quatuor chez Lobkowitz ;
Son Excellence, dont la tête est le plus souvent absente, n’est pas encore là
— venez donc si le gardien de prison de la chancellerie vous laisse
évader — aujourd’hui viendra Herzog, qui veut être domestique chez moi
— vous pouvez consentir à 30 florins, femme obbligata — bois, lumière,
livrée ordinaire — Il me faut quelqu’un pour me faire la cuisine ; tant que la
nourriture continuera d’être aussi mauvaise, je serai malade — je mange
aujourd’hui chez moi pour boire un meilleur vin ; si vous vous procurez ce
qui vous convient, je me ferais un plaisir de vous avoir chez moi, vous y
aurez du vin gratis, bien entendu meilleur que chez ce chien d’aubergiste du
Schwan —
Votre tout petit Beethoven

« INGURGITER SIX POUDRES, SIX BOLS DE THÉ,


M’ENDUIRE D’UN BAUME »

À la comtesse Marie Erdödy


Heiligenstadt, le 19 juin 1817

Mon adorée et souffrante amie


Très honorée Comtesse !
J’ai été tout ce temps bien trop bousculé, couvert de soucis ; depuis le
6 octobre 1816, je n’ai cessé de me sentir mal et j’ai été pris à partir du 15
d’une forte fluxion de poitrine qui m’a contraint à longtemps rester au lit et
à le garder durant plusieurs mois, avant que je ne sois autorisé à effectuer
quelques rares sorties. Les conséquences n’ont pu jusqu’ici en être
effacées ; j’ai changé de médecin, car le mien, un Italien sournois, avait de
telles intentions cachées à mon égard et manquait d’honnêteté autant que de
clairvoyance ; cela arriva en avril 1817 ; je dus m’administrer tous les jours
du 15 avril au 4 mai six poudres, six bols de thé, et cela dura jusqu’au
4 mai ; à partir de ce jour, je reçus encore une autre sorte de poudre, que je
dus reprendre six fois par jour tout en m’enduisant trois fois le jour d’un
baume volatil, à la suite de quoi j’ai dû venir jusqu’ici et faire usage des
bains ; depuis hier, je reçois encore un autre médicament, une teinture dont
je dois prendre douze cuillerées pleines quotidiennement. J’espère chaque
jour connaître la fin de cet état de désolation ; bien que mon état se soit
amélioré, il semble qu’il se passe encore du temps avant que je ne me
trouve complétement guéri ; vous pouvez vous imaginer comme cela doit
affecter mon existence tout entière ; l’état de mon ouïe a empiré, et déjà je
n’étais pas capable par le passé de me prendre en charge et de subvenir à
mes besoins ; je le puis aujourd’hui encore moins et mes soucis sont de
surcroît augmentés par l’enfant de mon frère. — Ici, je n’ai pas même de
quoi me loger décemment ; comme il m’est devenu difficile de prendre soin
de moi-même, je m’adresserai bientôt à tel et tel autre, et suis partout
abandonné à mauvaise compagnie, la proie de gens misérables. — Des
milliers de fois j’ai pensé à vous, chère amie adorée ; maintenant encore,
n’étais-je abattu sous le poids de mon affliction […] —.
Votre véritable ami,

Beethoven

« MA SANTÉ EXIGE DES REPAS À LA MAISON »

À Nikolaus Zmeskall
[Nussdorf, le 21 août 1817]

Cher et très bon Z. !


J’apprends avec regret que vous êtes souffrant — en ce qui me concerne,
je suis souvent plongé dans le désespoir et voudrais mettre fin à mes jours,
car je ne vois jamais le terme de toutes ces prises de médicaments ; que
Dieu ait pitié de moi, je ne me vois guère mieux que perdu. — Il est
nécessaire du reste que je vous parle de ce domestique qui me vole, ce sur
quoi je n’ai aucun doute ; il doit partir, ma santé exige des repas à la maison
et plus de confort ; j’aimerais connaître votre opinion à ce sujet — si mon
état actuel ne prend pas fin, ce n’est pas à Londres que je me trouverai
l’année prochaine, mais peut-être dans la tombe — Dieu merci, j’aurai
bientôt dit ma dernière réplique. —
En hâte votre

L. van Beethoven

N.B. : Je vous prie de m’acheter un quart de taffetas 2 lustré vert qui doit
être vert des deux côtés ; il est incroyable que je n’aie pu m’en procurer de
tel, même non lustré — il me sert à appliquer le bois-gentil [Daphne
mezereum].

« MES CHEMISES SONT FICHUES »

À Nanette Streicher
[Nussdorf, peu après le 27 juillet 1817]
À Madame v. Streicher, Ungargasse

Chère Madame von Streicher !


Je vous prie de remettre les dessus-de-lit au porteur de cette lettre et de
ne prêter aucune attention à son bavardage ; il n’est pas clair, cet homme
— je vous prie aussi d’avoir la diligence de faire en sorte que la
blanchisseuse livre le linge au plus tard dimanche ; mes chemises, parmi
lesquelles deux sont maintenant fichues, et d’autres nombreux articles, me
le font désirer — du reste, je vous prie de ne pas vous imaginer que je croie
que quoi que ce soit ait été perdu par le fait d’une négligence de votre part ;
cela me ferait de la peine ; ne déduisez rien des discours de mauvais
domestiques sur ma façon habituelle de penser — je vous parlerai d’un
autre domestique, ou de la manière dont je m’arrangerai dès que nous nous
verrons — j’ai besoin que l’on me fasse la cuisine, car en ces temps
difficiles, il n’y a plus grand monde dans cette campagne et il est devenu
difficile de se faire servir à manger dans les auberges et encore plus de
trouver ce qui me serait profitable et bon.
En hâte, votre ami et serviteur,

L. van Beethoven

« COMMENT ALLEZ-VOUS, PATIENT ? »


Pour donner des nouvelles de sa santé au docteur Braunhofer, Beethoven
invente un dialogue…

Au Dr Anton Georg Braunhofer


[Baden,] le 13 mai 1825

Honoré ami !
Docteur : Comment allez-vous, patient ?
Patient : Nous sommes plutôt en mauvais point — toujours aussi faible,
des expectorations, etc. ; je crois qu’enfin s’impose un remède fortifiant qui
ne constipe pas — le vin blanc coupé d’eau devrait m’être bientôt autorisé,
car la bière méphitique ne m’inspire que de la répugnance — mon état
catarrheux s’exprime par les symptômes suivants : je crache pas mal de
sang, qui vraisemblablement ne vient que de la trachée, mais le sang coule
de mon nez avec plus de fréquence, ce qui a été plus souvent le cas cet
hiver ; mais que l’estomac soit effroyablement affaibli comme du reste ma
constitution entière, cela ne souffre aucun doute ; seulement il se peut que
sans aide, autant que je connais ma nature, mes forces ne se rétablissent que
péniblement.
Docteur : J’y contribuerai, tantôt par Brown, tantôt par Stoll, etc. 3
Patient : Ce me serait une telle joie de pouvoir me retrouver bientôt à
mon pupitre avec quelques forces ; gardez cela à l’esprit ; — Finis.
[…]
Recevez la considération reconnaissante de votre ami,

Beethoven

1. Carnets intimes, Buchet/Chastel, 2005.


2. Les commandes de tissu servent aux bandages.
3. John Brown (1735-1788), médecin anglais, inventeur de la théorie des excitations. Maximilian
Stoll (1742-1787) appartenait à l’« école de Vienne », proche de l’homéopathie. Beethoven préférait
la méthode de Brown, Braunhofer celle de Stoll.
Chapitre 5

Mon ouïe

Quels chemins auraient pris la vie et l’œuvre de Beethoven sans cette


infirmité ? Il est impossible de répondre à cette interrogation, sauf à
émettre des hypothèses hasardeuses. La surdité est au cœur du réacteur
beethovénien. Il est compositeur et son ouïe commence à décliner dès l’âge
de 27 ans. Les médecins lui prescrivent des fortifiants, des infusions
auriculaires, des bains, du repos hors de l’agitation de Vienne. « Quand je
joue ou que je compose, c’est là que mon mal me gêne le moins », écrit-il
malgré tout à Amenda, un proche ami de Bonn. « Il m’affecte surtout quand
je suis en compagnie. L’histoire de mon ouïe, garde-la comme un grand
secret et ne la confie à personne. »
Associée à des troubles gastro-intestinaux, sa surdité s’accompagne
d’acouphènes, d’abord intermittents et latéraux, puis permanents et
bilatéraux. Lorsqu’il se met au piano, Beethoven obture ses oreilles avec du
coton pour les atténuer. En 1802, son élève et ami Ferdinand Ries raconte
une visite qu’il lui rend à Heiligenstadt : « Je lui fis remarquer un berger
qui dans un bois jouait joliment d’une flûte en bois de sureau. Beethoven
resta là sans pouvoir rien entendre, et bien que je l’assure à plusieurs
reprises que moi non plus je n’entendais rien (ce qui n’était pas vrai), il
devint silencieux et sombre. » Cet incident blessera profondément
Beethoven qui y fait allusion dans le Testament de Heiligenstadt (voir plus
loin). En 1804, il se plaint de difficultés pour entendre les instruments à
vent lors d’une répétition de sa Symphonie n° 3, dite « Héroïque ».
Beethoven se bat comme un beau diable contre l’inéluctable. Il consulte des
ouvrages d’acoustique et quantité de médecins, commande un piano plus
puissant à quadruples cordes. Quand il compose, il utilise des cornets
acoustiques maintenus par un serre-tête, de façon à garder les mains libres
pour le piano.
Mais sa surdité devient telle en 1818 qu’elle nécessite l’usage de
« cahiers de conversation » pour pouvoir communiquer avec son
entourage. Documents uniques dans l’Histoire, ces Cahiers, au nombre de
139 et conservés à la Bibliothèque d’État de Berlin et à la Beethoven-haus
à Bonn, sont une mine d’informations 1.
En 1822, il ne peut plus assumer la direction d’orchestre pendant des
répétitions de Fidelio. Cette même année, il écrit à son ami musicien
Bernhard Romberg qu’il a été « repris par les habituels maux d’oreille ».
« Même de t’entendre jouer serait pour moi un martyre. » En 1824, lors de
la première représentation publique de sa Neuvième Symphonie à Vienne,
il est totalement sourd.
Découvert chez lui après sa mort, le Testament de Heiligenstadt est écrit
en octobre 1802 par un jeune Beethoven de 31 ans au désespoir de subir un
tel destin : être un compositeur sourd. Sur les conseils d’un de ses
médecins, il part pour un séjour de six mois à l’écart du brouhaha viennois,
dans le village de Heiligenstadt. Mais au bout de ces six mois, il ne constate
aucune amélioration, l’espoir de la guérison s’évanouit.
Les 6 et 10 octobre 1802, il écrit un testament qu’il adresse à ses frères
Karl et Johann, mais aussi « à l’ensemble de l’humanité », et dont il
souhaite « qu’il soit rendu public ». Il confie dans ces pages vouloir mettre
fin à ses jours. Pourtant, une fois quitté Heiligenstadt, témoin de ce
document désespéré, s’ouvre une période de créativité exceptionnelle, avec
la composition du Christ au mont des Oliviers, de la Symphonie
« Héroïque », des Sonates « Waldstein » et « Kreutzer », avec l’achèvement
du Troisième Concerto pour piano, les premières esquisses de la Cinquième
Symphonie…
Ainsi, c’est dans la musique que Beethoven aura puisé paradoxalement
la force de ne plus l’entendre… « Vis seulement pour ton art. Si limité que
tu sois aujourd’hui par ton sens, cela est pourtant l’unique raison d’être
pour toi 2. »
« IMPOSSIBLE DE DIRE : JE SUIS SOURD »
Beethoven confie pour la première fois son secret à un de ses proches
amis de Bonn, Franz Gerhard Wegeler.

À Franz Gerhard Wegeler, Bonn


Vienne, le 29 juin [1801 3]

Mon bon et cher Wegeler, […] tu veux des nouvelles de ma situation, eh


bien, sache qu’elle n’est pas du tout si mauvaise […]. Mes compositions me
rapportent beaucoup d’argent et je peux dire que j’ai plus de commandes
qu’il ne me serait presque possible d’en réaliser. J’ai en outre, pour chacune
de mes œuvres, six ou sept éditeurs, et plus encore si je veux bien m’en
convaincre, on ne passe plus d’accords avec moi, j’exige et l’on paie, tu
vois quelle jolie situation cela me fait ; par exemple, si je vois un ami dans
la détresse et ma bourse ne souffre que je ne l’aide immédiatement, eh bien
je n’ai qu’à m’asseoir et en un rien de temps, le voilà secouru […].
Seulement, l’envieux démon, ma mauvaise santé m’a, semble-t-il, pris en
grippe : depuis trois ans, mon ouïe n’a cessé de s’affaiblir, et s’est encore
trouvée détériorée ici, probablement à cause de mon abdomen, qui avant
cela, comme tu le sais, était déjà en piteux état, tandis que j’ai été pris d’une
diarrhée incessante, accompagnée d’un état de faiblesse extrême. […] Je
dois dire que je mène une vie misérable, depuis presque deux ans j’évite
toutes les relations, parce qu’il ne m’est plus possible de dire aux gens que
je suis sourd ; si j’exerçais dans quelque autre domaine, cela irait encore,
mais dans le domaine qui est le mien, cet état est effroyable, en outre, mes
ennemis, dont le nombre n’est pas des moindres, que diraient-ils de cela ?
— Pour te donner une idée de cette étrange surdité, il me suffit de te dire
qu’au théâtre, je me colle tout contre l’orchestre pour comprendre le
comédien ; je n’entends point le chant des notes aiguës des instruments et
des voix, lorsque je me tiens un peu trop éloigné ; dans la conversation, il
est étonnant que certains ne l’aient jamais remarqué ; comme j’étais la
plupart du temps distrait, on me considère comme tel ; il arrive aussi que
j’entende à peine l’interlocuteur qui parle bas, sinon les notes, mais pas les
paroles, et pourtant dès lors que quelqu’un crie, cela m’est insupportable ;
ce qu’il adviendra désormais, seul notre Ciel bien-aimé le sait ; Wering 4 dit
que je ne pourrai qu’aller mieux, ne fût-ce point tout à fait — j’ai déjà
souvent maudit le Créateur et mon existence, Plutarque m’a poussé à la
résignation, je veux, si cela est par ailleurs possible, défier mon destin,
même s’il y aura dans ma vie des moments où je serai la plus malheureuse
des créatures de Dieu. Je te prie de ne rien dire à personne de mon état, pas
même à Lorchen 5 ; ce que je te confie doit rester un secret et il me serait
agréable que tu échanges à ce sujet une lettre avec Wering ; si mon état
devait se prolonger, je te rendrais visite au printemps prochain afin que tu
me loues une maison à la campagne dans quelque endroit charmant ; il me
plaira alors de me faire paysan ; de cette façon, je changerai peut-être
quelque chose à ma situation, résignation : quel misérable pis-aller, le seul
pourtant qu’il me reste. —
[…]
Porte-toi bien, bon et fidèle Wegeler, sois assuré de l’amour et de l’amitié

de ton Beethoven

« LA FAIBLESSE DE MON OUÏE ME FAIT L’EFFET


D’UN SPECTRE »

À Franz Gerhard Wegeler, Bonn


Vienne, le 16 novembre 1801

Mon bon Wegeler !


Je te remercie de cette nouvelle preuve de ton égard envers moi, d’autant
plus que je le mérite moins — tu veux savoir comment je me porte et ce que
je prends ; aussi peu enclin que je sois à parler de ce sujet, c’est encore avec
toi que j’aime le mieux à le faire — Wering ne cesse de m’appliquer depuis
quelques mois des vésicatoires sur les deux bras, qui sont faits, comme tu le
sais sans doute, d’une certaine écorce ; c’est une cure maintenant des plus
désagréable, qui me prive chaque fois pendant quelques jours du libre usage
(jusqu’à ce que l’écorce ait suffisamment fait d’effet) de mes bras, sans
parler des souffrances, et il est bien vrai, je ne peux le nier, les
bourdonnements et sifflements se sont un peu atténués, notamment à
l’oreille gauche, de ce côté à vrai dire où la maladie de mon ouïe a
commencé, mais mon ouïe ne s’est encore certainement en rien améliorée,
je n’ose me demander si elle n’a pas plutôt empiré ? […]
on dit merveilles du galvanisme 6, qu’en penses-tu ? — un médecin me
disait avoir vu un enfant sourd-muet recouvrer l’ouïe à Berlin, et un homme
tout aussi sourd depuis sept ans recouvrer l’ouïe — j’entends dire justement
que ton Schmidt 7 se livre à des tentatives de ce genre — ma vie est
redevenue un peu plus agréable depuis que je me remets à fréquenter plus
de monde, tu t’imagines à peine quelle vie désolée et triste j’ai menée
depuis deux ans ; ma faible ouïe m’a fait partout l’effet d’un spectre, et j’ai
fui — le monde, j’ai dû passer pour un misanthrope, je le suis pourtant si
peu, cette métamorphose est l’œuvre d’une jeune fille charmante et
merveilleuse, qui m’aime et que j’aime 8 ; je revis depuis deux ans quelques
moments de félicité et je sens pour la première fois que — le mariage
pourrait me rendre heureux ; hélas, elle n’est pas de même rang — et
présentement — je ne pourrais bien sûr pas l’épouser — je dois encore
remuer ciel et terre ; n’était mon ouïe, j’aurais depuis longtemps déjà
parcouru la moitié du globe, et je dois le faire — il ne m’est pas de plus
grand plaisir que celui d’exercer mon art et de le montrer — ne crois pas
que j’aie été heureux chez vous, qu’est-ce qui m’aurait d’ailleurs rendu plus
heureux ? même vos égards me causeraient de la douleur, je lirais à chaque
instant la pitié sur vos visages et ne m’en trouverais que plus malheureux
encore —
Ces belles contrées natales, que me réservaient-elles, sinon l’espoir d’une
meilleure situation, une situation qui serait désormais devenue mienne
— n’était ce mal ; ô, je voudrais étreindre le monde une fois libéré de lui ;
ma jeunesse je le sens, ne fait que commencer, n’ai-je pas toujours été un
homme souffrant ; ma force physique — s’accroît depuis un certain temps
plus que jamais, tout comme mes facultés spirituelles ; je me rapproche
chaque jour davantage du but que je perçois sans pouvoir le décrire ; c’est
de cela seul que peut vivre ton Beethoven ; il n’est point question de
repos — je n’en connais d’autre que le sommeil et je souffre suffisamment
de devoir m’y livrer aujourd’hui plus qu’à l’accoutumée ; serais-je à demi
libéré de mon mal — en homme accompli et mûr je m’adresserais à vous,
vous redirais mes vieux sentiments d’amitié ; vous me verriez alors aussi
heureux que je puis l’être en ce bas monde, non point malheureux — non,
je ne pourrais le supporter — je veux saisir le destin à la gorge, en aucun
cas il ne mettra complétement à terre — ô, il est si beau de vivre mille vies
— pour une vie calme — non, je le sens, je ne suis plus fait pour cela — tu
m’écriras donc aussi vite que possible […].
Ton

Beethoven

« UN PIANO À LA PORTÉE DE MON OUÏE AFFAIBLIE »


Beethoven écrit à Nanette Streicher, la femme de son proche ami Johann,
facteur de piano.

À Nanette Streicher
Nussdorf, le 7 juillet [1817]

Ma très chère amie !


[…] Une demande importante, maintenant, à Streicher, priez-le en mon
nom de me faire la faveur de mettre l’un de vos pianos plus à la portée de
mon ouïe affaiblie ; il me faut un instrument qui résonne avec le plus de
force possible ; j’avais pris depuis longtemps la résolution de m’en acheter
un, seulement, cela m’est difficile en ce moment ; toutefois, peut-être cela
sera-t-il davantage dans mes moyens un peu plus tard ; en attendant, je
voudrais simplement que vous m’en prêtiez un, je ne veux en aucun cas
l’avoir gratuitement, je suis prêt à vous payer avec six mois d’avance en
monnaie conventionnelle ce qu’on vous donne pour un piano. Peut-être ne
le savez-vous pas, bien que je n’aie pas toujours eu en ma possession un de
vos pianos, je privilégie tout de même particulièrement les vôtres depuis
1809 — Streicher seul serait en mesure de me faire envoyer un de ces
pianos tel qu’il me le faut […].
Votre ami et serviteur,

L. van Beethoven
TESTAMENT DE HEILIGENSTADT
« L’ART SEUL ME RETINT DE METTRE UN TERME À MA VIE »
Dans cette supplique retrouvée chez lui après sa mort et adressée à ses
deux frères, Beethoven en appelle à leur compassion, mais aussi à celle de
l’humanité tout entière.

Beethoven à ses frères Kaspar Karl et Johann van Beethoven


[Heiligenstadt, les 6 et 10 octobre 1802]
Heiligenstadt, le 6 octobre 1802

Pour mes frères Karl et ___ 9 Beethoven.


Ô, vous, hommes qui me pensez ou me déclarez hostile, borné ou
misanthrope, quelle injustice vous me faites, vous ne connaissez pas la
cause secrète de ce qui vous semble tel, mon cœur et mon esprit furent dès
l’enfance dédiés au tendre sentiment de bienveillance, j’ai toujours été
disposé à entreprendre même de grandes actions, mais songez seulement
que je suis depuis six ans en proie à un état désespéré, aggravé par le fait de
médecins déraisonnables, je vois mon espoir d’une amélioration trompé
d’année en année, me résigne finalement de force à la perspective d’un mal
durable (dont la guérison prendra peut-être des années, voire sera
impossible), pourvu à la naissance d’un tempérament vif comme le feu,
sensible même aux distractions de la société, je dus tôt vivre en marge et
mener une vie de solitaire, si j’eusse bien voulu moi aussi de temps à autre
m’élever au-dessus de toutes choses, ô avec quelle dureté je fus repoussé
par la triste expérience redoublée de ma mauvaise ouïe, impossible il me fut
pourtant de dire aux hommes : parlez plus fort, criez, car je suis sourd, las,
comment cela fut-il possible que je dusse pointer la faiblesse d’un sens dont
le degré de perfection chez moi dût être plus élevé que chez d’autres, un
sens dont je disposai autrefois avec la perfection la plus élevée, comme peu
certainement dans mon domaine la possèdent ou l’ont jamais possédée — ô,
je ne le peux, pardonnez-moi donc si vous me voyez me replier, quand bien
même je me mêlerais à vous avec plaisir, mon malheur me cause double
souffrance, tandis qu’en lui je dois souffrir d’être ignoré, il ne peut y avoir
pour moi de délassement dans la société des hommes, ni de conversations
plus fines, d’épanchements mutuels, seul lorsque la plus haute nécessité
l’exige, je puis me mêler à la société, il me faut vivre en proscrit, lorsque je
me rapproche de la société, une inquiétude brûlante s’empare de moi et me
fait craindre le danger de laisser paraître mon état — ainsi en fut-il pendant
les six premiers mois de cette année, que je passai à la campagne, sur
l’injonction de mon raisonnable médecin à ménager le plus possible mon
ouïe, ce qui déjà devançait presque mon actuelle disposition naturelle, bien
que, parfois poussé de force vers la société par l’instinct, je m’y laissasse
entraîner, mais quelle humiliation lorsque quelqu’un se tenant à mes côtés
entendait de loin une flûte et que je n’entendais rien, ou que quelqu’un
entendait le chant du berger et que je n’entendais rien non plus, de tels
événements me menaient au bord du désespoir et il s’en fallut de peu que je
ne misse un terme à ma vie — l’art, lui seulement, m’en retint, las, il me
sembla impossible de quitter le monde trop tôt avant d’avoir engendré tout
ce à quoi je me sentais disposé, aussi je prévis la fin de cette misérable
vie — véritablement misérable, d’une constitution physique si irritable
qu’un changement un peu soudain peut me faire plonger du meilleur état
dans le pire — patience — cela signifie donc que je dois la prendre pour
guide, je l’ai — pérenne, je l’espère, sera ma décision de persévérer jusqu’à
ce qu’il plaise aux impitoyables Parques de rompre le fil, peut-être ira-ce
mieux, peut-être pas, je suis préparé depuis ma 28e année à me résigner à
devenir philosophe, ce n’est pas facile, pour l’artiste plus difficile que pour
quiconque — divinité, tu regardes d’en haut mon être intime, tu le connais,
tu sais qu’amour humain et inclination à la bienfaisance y sont nichés, ô
hommes, quand vous lirez ceci, songez que vous m’avez causé du tort, et
que le malheureux se console en trouvant quelqu’un de semblable qui, en
dépit de tous les obstacles de la nature, a entrepris tout ce qui était en son
pouvoir pour être accueilli parmi les artistes et les hommes dignes
d’estime — vous, mes frères Karl et ___, dès que je serai mort, si le
professeur Schmidt vit encore, priez-le en mon nom de décrire ma maladie,
et ajoutez la présente feuille manuscrite à ce récit de ma maladie, afin qu’au
moins autant que possible le monde soit après ma mort réconcilié avec moi
— à cette occasion, je vous déclare tous deux ici héritiers de la petite
fortune qui (si l’on peut dire) est la mienne, partagez-la avec honnêteté,
entendez-vous et aidez-vous l’un l’autre, ce par quoi vous avez agi contre
moi, vous le savez, vous a depuis longtemps été pardonné, toi, mon frère
Karl, je te remercie une fois de plus en particulier de l’attachement que tu
m’as témoigné ces tout derniers temps ; mon désir est que vous ayez une
vie meilleure et moins grevée de soucis que la mienne, recommandez la
vertu à vos enfants, elle seule parvient à rendre heureux, l’argent ne le peut,
je parle d’expérience, elle est ce qui m’a permis de m’élever même dans la
misère, je lui en sais gré comme à mon art de ce que je n’ai pas mis fin à
mes jours par le suicide — portez-vous bien et aimez-vous ; — je remercie
tous mes amis, en particulier le prince Lichnowsky et le professeur
Schmidt — pour ce qui concerne les instruments du prince L[ichnowsky],
je souhaite qu’ils demeurent chez l’un d’entre vous sans que cela ne
provoque de dispute parmi vous deux, mais dès que vous serez disposés à
servir quelque fin plus utile, vendez-les, comme je suis heureux de pouvoir
vous être encore utile sous la tombe — ce serait alors accompli — avec
joie, je me hâte vers la mort — viendrait-elle plus tôt que je n’aie eu
l’occasion de déployer tous mes talents artistiques, je trouverais cela encore
trop tôt, en dépit de mon dur destin, et je souhaiterais qu’elle vienne plus
tard — mais alors je serai aussi content, ne me libérera-t-elle pas d’un état
de souffrance sans fin ? — Viens quand tu veux, j’avance vers toi avec
courage — adieu, ne m’oubliez pas complètement dans la mort, j’ai mérité
cela de votre part, ayant dans ma vie souvent songé à vous, à vous rendre
heureux, soyez-le —

Ludwig van Beethoven

Heiligenstadt, le 6 octobre 1802

Pour mes frères Karl et ___ à lire et à exécuter après ma mort —


Heiglenstadt [sic], le 10 octobre 1802 — ainsi je prends congé de toi —
certes dans la tristesse — ô, toi, cher espoir — que j’ai porté avec moi
jusqu’ici, d’être guéri au moins jusqu’à un certain point — il doit
maintenant m’abandonner complètement, comme les feuilles d’automne
tombent, se fanent, ainsi s’est-il lui aussi envers moi desséché, presque de la
manière dont je suis venu jusqu’ici — je m’en vais — même le courage le
plus élevé — qui souvent m’animait dans les belles journées d’été — a
disparu — ô Providence — fais advenir encore une fois pour moi un jour de
joie immaculée — depuis longtemps l’écho intime de la joie véritable m’est
étranger — ô quand — ô quand ô divinité — pourrai-je le percevoir à
nouveau dans le temple de la nature et des hommes — Jamais ? — non
— ô, cela serait trop dur.

1. Cahiers de conversation de Beethoven, op. cit.


2. 1816, Carnets intimes, op. cit.
3. Date indiquée par Wegeler et de nombreux autres éditeurs : 29 juin 1800. 1800 a été ajouté au
crayon sur l’autographe. La date du 29 juin 1801 est plus probable.
4. Il s’agit de Gerhard von Vering (1755–1823), médecin-adjudant à Vienne.
5. Éléonore Brigitte von Breuning (1771-1841), fiancée de Wegeler.
6. D’après Luigi Galvani (1737-1798).
7. Johann Adam Schmidt (1759-1809), médecin.
8. Giuletta Guicciardi (1784-1856).
9. Beethoven omet par trois fois le prénom de son frère Johann qui s’était choisi un autre prénom
d’usage en s’installant à Vienne.
Chapitre 6

Goethe et moi

La figure de Goethe domine la vie intellectuelle allemande au tournant


des XVIIIe et XIXe siècles. Comme un Léonard de Vinci à la Renaissance, il
incarne « l’Homme universel » : à la fois poète, dramaturge et romancier,
philosophe et savant, il est également botaniste, minéralogiste, et ministre
du grand-duc de Saxe-Weimar. Quant à Beethoven, de vingt et un ans son
cadet, il domine lui la vie musicale européenne. Organisée par Bettina
Brentano, la rencontre entre les deux grands hommes a lieu en Bohême,
dans la station thermale de Teplitz, en juillet 1812. Auparavant, Beethoven
avait mis en musique plusieurs des poèmes de Goethe et lui avait envoyé
une copie de la musique de scène de sa tragédie Egmont, envoi auquel le
poète avait répondu chaleureusement, exprimant l’espoir qu’ils fassent
bientôt connaissance.
« Que Goethe est ici, je vous l’ai déjà dit. Je passe du temps avec lui tous
les jours », raconte Beethoven à son éditeur Breitkopf & Härtel. « Je n’ai
jamais rencontré un artiste si autonome, si énergique et si fervent », écrit
quant à lui Goethe à sa femme. Deux jours plus tard, le 21 juillet, le poète
note dans son journal que Beethoven « joue de façon exquise ».
Mais très vite, les choses se gâtent : Goethe apprécie peu la personnalité
« totalement indomptée » de Beethoven qui, lui, n’aime guère les
« manières de courtisan » du poète. Bettina Brentano rapporte un incident,
illustré plus tard par le célèbre tableau de Carl Rohling, et qui se serait
déroulé à Teplitz. Alors que Goethe et Beethoven croisent dans la rue des
membres de la famille royale, « Beethoven a dit à Goethe : “Continuez à
marcher comme vous l’avez fait jusqu’ici, en tenant mon bras, ils doivent
nous laisser passer, pas l’inverse.” Goethe pensait différemment ; il enleva
son chapeau et s’écarta, tandis que Beethoven, les mains dans les poches,
passa à travers les ducs et leur cortège… Ils se sont écartés pour lui faire
place, le saluant amicalement. Attendant Goethe qui avait laissé passer les
ducs, Beethoven lui dit : “Je t’ai attendu parce que je te respecte et que
j’admire ton travail, mais tu as montré trop d’estime à ces gens.” »
Malgré tout, deux ans après le séjour à Teplitz, Beethoven revient aux
vers de Goethe avec une œuvre chorale et orchestrale qui réunit deux
textes, « Meeresstille » (« Mer calme ») et « Glückliche Fahrt » (« Heureux
voyage »), et exprimera à la fin de sa vie son désir de mettre en musique le
Faust du poète. Il demande à son éditeur Breitkopf & Härtel une « édition
des œuvres complètes de Goethe et de Schiller, qui sont mes poètes
préférés ». Quant à Goethe, il fait mettre en scène Egmont à Weimar avec
la musique de scène composée par Beethoven. « Beethoven a fait des
merveilles en faisant correspondre la musique au texte », écrit-il.
Goethe n’est pas l’unique écrivain que Beethoven apprécie parmi ses
contemporains. Il admire également E.T.A. Hoffmann et son admiration est
réciproque. Hoffmann, qui fait régulièrement l’éloge des œuvres de
Beethoven dans la presse, reçoit en retour de Beethoven un « canon sur le
nom de Hoffmann 1 ». Il tient Schiller en grande estime et c’est son poème
l’« Ode à la joie » qu’il choisit pour couronner la Neuvième Symphonie. Et
c’est l’édition complète de ses œuvres qu’il décide d’offrir à son neveu
Karl.
Chez les Anglais, il est un lecteur assidu de Shakespeare dont Macbeth
lui inspire une esquisse d’opéra et dont il envoie à Thérèse Malfatti la
traduction des œuvres complètes, et aussi de Walter Scott qu’il lira jusque
sur son lit de mort et dont il mettra en musique un des textes 2. Il connaît la
littérature française du XVIIIe, puisqu’il a lu, au moins de ce que l’on sait,
Le Neveu de Rameau de Diderot et L’Ingénu de Voltaire. Et celui qui « s’est
appliqué dès l’enfance à entrer dans l’esprit des hommes d’élite et des
sages de toutes les époques » attend avec impatience la nouvelle traduction
en allemand des écrits de Platon, lit Homère et Euripide dans des
traductions récentes, cite abondamment aussi bien Pline que Plutarque,
« qui l’a amené à la résignation », comme il l’écrit à son ami Wegeler.
Homme universel lui aussi, il s’intéresse à l’Histoire dont il s’instruit à
travers la lecture d’ouvrages qu’il acquiert dès leur sortie ; à l’Inde,
continent qui le fascine, autant par leurs « pagodes qui ont 9 000 ans
d’âge » que par « la règle de silence pendant cinq ans imposée au futur
brahmane » ou encore par la notation de leur musique ; aux antiquités
égyptiennes dont il note l’ouverture d’une exposition. Et cet Homme
universel a certainement été voir le tableau « extraordinaire 3 » que Selig,
ami et patron d’une taverne à Vienne, l’invite à découvrir chez lui, un
Léonard de Vinci.
« LE JOYAU LE PLUS PRÉCIEUX D’UNE NATION »
Beethoven s’adresse à son amie Bettina Brentano, qui est également une
amie de Goethe et la femme du poète Achim von Armin, pour qu’elle
intercède en sa faveur auprès de l’écrivain.

À Bettina Brentano, Berlin


Vienne, le 10 février 1811

Chère, chère Bettine !


[…] Je me suis promené avec votre première lettre pendant tout l’été et
elle m’a souvent rendu heureux. Même si je ne vous écris pas très souvent
et que vous ne voyez absolument rien de moi, je vous écris mille fois mille
lettres en pensée — puisque vous vous trouvez à Berlin, pour ce qui est de
l’ordure cosmopolite, je pourrais m’imaginer, si je ne l’avais lu de vous, les
discours et bavardages sur l’art, sans actes !!!! On n’en trouve meilleure
illustration que dans le poème de Schiller « Les Fleuves », où s’exprime la
Spree — vous allez vous marier, chère Bettine, ou c’est déjà fait, et je
n’aurai même pas pu vous voir avant cela ; que ruisselle sur vous et votre
époux le bonheur par lequel le mariage consacre ceux qui s’adonnent à lui
— que dois-je vous dire de moi ? « Je déplore mon sort », m’écrié-je avec
Jeanne 4 ; si je ne dois encore sauver que quelques années de ma vie, je
remercierai pour cela aussi, comme pour tout ce qui me reste de bien-être et
de souffrance, Celui qui contient tout en soi, le Très-Haut —
Dans vos lettres à Goethe, si vous me mentionnez, choisissez toutes les
paroles qui exprimeront mon respect et mon admiration les plus profonds ;
je songe à lui écrire au sujet d’Egmont, que j’ai mis en musique, cela par
pure affection pour ses poèmes, qui me rendent heureux. Mais qui saurait
assez remercier un grand poète, joyau le plus précieux d’une nation ?
Rien d’autre pour l’instant, chère et bonne B[ettine] ; ce matin, je ne suis
pas rentré avant quatre heures d’une bacchanale où j’ai même ri tout mon
soûl, pour avoir aujourd’hui à en pleurer presque autant ; être ivre de joie
me fait souvent replonger avec violence en moi-même — […].

Beethoven
« VOS GRANDIOSES CRÉATIONS »
Beethoven écrit à Goethe. Ils ne se sont encore jamais rencontrés.

À Johann Wolfgang von Goethe, Weimar


Vienne, le 12 avril 1811

Votre Excellence !
L’occasion urgente au cours de laquelle un de mes amis, un de vos grands
admirateurs (tout comme je le suis) doit partir d’ici précipitamment, ne me
laisse qu’un instant pour vous remercier de m’avoir donné de vous
connaître depuis longtemps (car je vous connais depuis mon enfance)
— c’est peu rendre pour obtenir beaucoup — Bettine Brentano m’a assuré
que vous me recevriez avec bonté et même amicalement. Mais comment
pourrais-je m’imaginer tel accueil, tandis que je suis à peine en mesure de
vous approcher avec la plus grande déférence et avec un penchant
inexprimable et profond pour vos grandioses créations — vous recevrez
bientôt la musique d’Egmont de Leipzig par Breitkopf & Härtel, ce
grandiose Egmont que je me suis imaginé, que j’ai senti à nouveau à travers
vous, sur lequel j’ai mis de la musique, avec la même ardeur qu’en le
lisant — je désire fortement connaître votre jugement à son sujet, même le
blâme me sera bienfaiteur comme à mon art ; je l’accueillerai aussi
volontiers que la plus grande louange.
De Votre Excellence le grand admirateur,

Ludwig van Beethoven

« GOETHE A PROMIS D’ÉCRIRE POUR MOI »

À Breitkopf & Härtel, Leipzig


Teplitz, le 24 juillet [1812]

Nous vous adressons nos salutations les plus amicales et espérons en


recevoir de semblables en retour, même sans preuves visibles — que
Goethe est ici, je vous l’ai écrit, je le vois tous les jours 5, il me promet de
m’écrire quelque chose, pourvu qu’il n’en aille pas avec lui de même
qu’avec les autres !!! — Beaucoup de choses nous déplaisent, on les promet
avec la meilleure volonté et on n’en tire rien —
Envoyez-moi par le courrier postal les six chants de moi, parmi lesquels
se trouve « Kennst du das Land » de Goethe — faites-m’en de la manière la
plus rapide, au plus vite, le plus prestement et le plus rapidement possible,
et si vite qu’on ne peut l’exprimer par le langage, une gravure sur le papier
le plus mince et le plus précieux, et envoyez-la-moi ici même sur les ailes
de la pensée, mais surtout sur le papier le plus mince et le plus précieux, car
je suis un pauvre musicot autrichien — povero Musico 6 ! (Certes, pas dans
le sens des castrats.) —
Je vous ai dit en outre telle chose ou telle autre, mais je ne sais rien
punctum.
[…]
Votre ami,

Beethoven

Lettre de Goethe du 2 septembre 1812


à propos de la rencontre à Teplitz

« J’ai connu Beethoven à Teplitz. Son talent m’a fortement étonné ;


hélas, c’est une personnalité tout à fait indomptée qui, certes, n’a sans doute
pas tort de trouver le monde détestable, mais cette attitude ne profite ni à
lui-même ni aux autres. En revanche, à sa décharge, on doit beaucoup
regretter que son ouïe l’abandonne, ce qui peut-être nuit moins à la part
musicale de son être qu’à sa part sociale. Laconique par nature, il ne l’est
que deux fois plus par ce manque. »

« GOETHE GOÛTE BIEN TROP L’ATMOSPHÈRE DES COURS… »

À Breitkopf & Härtel, Leipzig


Franzesbrunn du côté d’Eger le 9 août ; le climat est tel ici
qu’on pourrait écrire le 9 novembre 1812.

[…] Mon médecin m’envoie d’un endroit à un autre, dans l’espoir que je
débusque enfin la santé […].
Je dois une fois de plus barboter dans l’eau ; à peine ai-je fini de remplir
mon intérieur d’une quantité respectable de cette même eau que je dois, en
plus de cela, me refaire arroser l’extérieur — je ne répondrai que la
prochaine fois à votre autre lettre —
Goethe goûte bien trop l’atmosphère des cours, plus qu’il ne sied à un
poète. On ne peut plus dire grand-chose sur le ridicule des virtuoses si les
poètes, qui devraient être regardés comme les premiers instructeurs de la
nation, sont capables d’oublier tout ce qui peut passer au-dessus de ce
clinquant —

Votre Beethoven

« VOS ŒUVRES IMMORTELLES »

À Johann Wolfgang von Goethe, Weimar


Vienne, le 8 février 1823

Votre Excellence
Encore et toujours, comme depuis mes années de jeunesse, vivant à
travers vos œuvres immortelles que ne marque pas le poids des années et
gardant sans cesse à l’esprit les heures heureuses passées en votre
compagnie, je trouve néanmoins l’occasion de me rappeler à votre souvenir
— j’espère que vous aurez reçu la dédicace à Votre Excellence de
« Meeresstille und glückliche Fahrt 7 » que j’ai mis en musique, les deux
m’ont paru se prêter parfaitement, en raison de leurs contrastes, à exprimer
ceux-ci par la musique ; comme il me serait agréable de savoir si j’ai
convenablement relié mes harmonies aux vôtres ; de plus, un enseignement
de votre part que je pourrais tout aussi bien considérer comme une vérité
me serait extrêmement bienvenu, car j’affectionne la vérité plus que tout et
on ne m’entendra jamais dire : Veritas odium parit 8. — Bientôt, peut-être,
plusieurs de vos poèmes, qui demeurent uniques, devraient paraître mis en
musique par moi, parmi lesquels se trouve aussi « Rastlose Liebe 9 » ; à
quel point j’estimerais une observation générale sur la composition ou la
mise en musique de vos poèmes ! —
[…] Je vous dédiai déjà ces ouvrages en mai 1822 et ne songeai point à
faire connaître la Messe 10 de cette manière, jusqu’il y a seulement quelques
semaines — l’admiration, l’amour et la vénération que j’avais déjà pour
l’unique et immortel Goethe depuis mes années de jeunesse me sont restés ;
de tels sentiments ne se laissent point facilement saisir par les mots,
notamment par un esprit aussi mal dégrossi que le mien, qui n’a jamais
songé qu’à se rendre maître des sons ; ce n’est qu’un sentiment personnel
qui constamment me pousse à vous confier toutes ces choses, tandis que je
vis à travers vos écrits. —
Vous ne manquerez pas, je le sais, d’user de votre influence en faveur
d’un serviteur de l’art qui n’a que trop senti combien le simple gain éloigne
de celui-ci ; mais la nécessité le fait s’employer à servir aussi la cause
d’autrui, pour le compte d’autrui — ce qui est bon nous apparaît clairement
en toute circonstance ; ainsi, je sais que Votre Excellence ne repoussera pas
ma demande — Quelques mots de vous à moi me combleraient de bonheur.

De Votre Excellence avec la considération
la plus profonde et la plus infinie, demeurant pour toujours votre

Beethoven

1. WoO, 180.
2. In Les Chants écossais, op. 108.
3. Cahiers de conversation, 1820, op. cit.
4. Allusion à Schiller, La Pucelle d’Orléans, acte V, scène 2.
5. Goethe note la rencontre dans son journal aux 19, 20, 21 et 23 juillet 1812.
6. Musico barré probablement par une autre plume que celle de Beethoven. Musico signifiait aussi
« eunuque » en italien.
7. Goethe mentionne dans son journal le 21 mai 1822 : « Partition reçue de Beethoven ».
8. « La vérité engendre la haine. »
9. Poème qui resta inachevé.
10. Il s’agit de la Missa solemnis, pour laquelle Beethoven demande à Goethe d’intervenir auprès du
grand-duc de Saxe-Weimar pour qu’il en soit un des souscripteurs.
Chapitre 7

Les autres. De Bach à Liszt

Bach, Haendel, Mozart et Haydn sont les figures dominantes du


panthéon musical de Beethoven qui n’a pas assez de mots pour exprimer
tout ce qu’il leur doit, musicalement et humainement. Quand il apprend que
les œuvres de Bach, qu’il nomme le « Dieu immortel de la musique », sont
éditées, « cela fait du bien à [s]on cœur qui bat tout entier pour l’art
magnifique et sublime de cet ancêtre de l’harmonie 1 ». À son élève
l’archiduc Rodolphe, il conseille d’étudier Haendel, chez qui « vous
trouverez toujours la plus sublime nourriture à offrir à votre esprit, qui ne
cessera jamais de déborder d’admiration pour ce grand homme 2 ». À la
veille de son cinquante-sixième anniversaire, Beethoven reçoit de Londres
un cadeau qu’il qualifiera de « royal 3 » : la collection des œuvres
complètes de Haendel. Il garde les volumes près de son lit, il les feuillette
l’un après l’autre, manifestant son estime pour « le plus grand, le plus
habile des musiciens ».
Beethoven fait son premier voyage à Vienne en 1787 pour étudier avec
Mozart, longtemps son compositeur de prédilection. « De tout temps, je me
suis compté parmi les plus grands admirateurs de Mozart et je le resterai
jusqu’à mon dernier soupir », écrit-il en 1826, un an avant sa mort 4. Il se
réjouit du « bon accueil réservé au Don Juan de Mozart qui me rend aussi
heureux que s’il s’agissait de mon propre opéra 5 » et demande à son
éditeur Breitkopf & Härtel de lui envoyer les partitions du Requiem, de La
Clémence de Titus, de Così fan tutte, des Noces de Figaro et de Don
Giovanni. Mais quand Wolfgang, le fils de Mozart 6, vient donner un
concert à Vienne en 1820, il ne cherche pas à faire la connaissance de
Beethoven, « ce qui ne fait pas honneur à son intelligence », déplore son
ami Oliva.
Avec Joseph Haydn, Beethoven entretient des relations ambiguës, tout en
rendant maintes fois hommage à celui qui a été son professeur dès 1792. Il
évoque ainsi « les inimitables chefs-d’œuvre du grand Haydn » et note dans
les Carnets intimes : « Prenez place dans ma chambre, portraits de
Haendel, de Bach, de Gluck, de Mozart, de Haydn ! Vous pouvez m’aider à
accepter mes souffrances. » À une toute jeune pianiste qui lui écrit sa
vénération, il recommande de ne pas « enlever leur couronne de lauriers à
Haendel, Haydn et Mozart. Elle leur est due, à moi pas encore ». Mais si
Beethoven dédie à Haydn ses trois premières sonates pour piano, il n’a
jamais accédé à la demande de son maître : inscrire sur une de ses
compositions « Ludwig van Beethoven, élève de Haydn ».
Parmi ses contemporains, il fait grand cas de Luigi Cherubini et aime à
se placer, dans le restaurant où il a ses habitudes, près d’une boîte à
musique qui joue l’ouverture de Médée. « Ce sont vos œuvres que
j’apprécie par-dessus toutes celles que l’on compose pour le théâtre, je
vous honore et je vous aime », lui écrit-il en 1823. Une admiration qui
aurait été réciproque, selon Karl, le neveu de Beethoven : « On aurait
demandé à Cherubini pourquoi il n’écrivait pas de quatuors. “Si Beethoven
n’en avait pas écrit, j’en composerais, mais comme cela je ne peux pas” »,
note-t-il à l’intention de Beethoven dans les Cahiers de conversation.
Il tient en estime la musique de clavier de Carl Philipp Emanuel Bach et
de Clementi, dont il recommande la méthode pour piano, mais n’apprécie
pas du tout Rossini. Il compare ses opéras, qui sont très en vogue à Vienne,
à « une riche récolte de raisins secs 7 ». À la suite d’un article qui déprécie
Haendel au profit du compositeur italien, il laisse éclater sa colère :
« M. R.[Rossini], qui n’a pas de forme parce qu’il n’en peut pas créer, en
manque non pas parce qu’il le veut, mais parce qu’il ne peut agir autrement
qu’un bousilleur. » Il est en effet souvent question de Rossini dans les
Cahiers de conversation, et ses succès, ainsi que la pression de son
entourage pour qu’il écrive lui aussi des opéras, l’agacent
prodigieusement. Le comble sera le concert de 1824 où Beethoven, pour
attirer le public, dut inscrire au programme, parmi ses propres œuvres, l’air
de Rossini « Di tanti palpiti ». Nous ignorons la réaction de Beethoven
après la représentation, mais nous connaissons celle de son neveu Karl :
« Tout le monde a été indigné de cet air. À toi, cela ne peut te nuire.
Seulement dans la mesure où les gens trouveront à redire que tes œuvres
soient mises dans une même catégorie, avec les flonflons de Rossini, et
soient déshonorées. »
Parmi ses jeunes contemporains, on connaît l’admiration de Schubert
pour son aîné, auquel il dédie ses Variations sur un chant français pour
piano à quatre mains op. 10 (D 624) et qui assiste régulièrement à
l’exécution des quatuors, comme nous l’apprend une conversation notée
dans les Cahiers. Quand, au cours de la même conversation, quelqu’un
demande à Beethoven s’il a entendu le lied de Schubert le Roi des Aulnes,
nous n’avons hélas pas sa réponse. Et on ignore l’opinion de Beethoven sur
son cadet.
Nous en savons un peu plus sur ses relations avec Liszt. En 1823, Liszt,
qui a alors 12 ans, rend visite à Beethoven pour l’inviter à un de ses
concerts. Il suit alors des cours de piano avec Carl Czerny et de
composition avec Antonio Salieri. « J’ai déjà exprimé si souvent à
M. Schindler mon désir de faire votre précieuse connaissance que je suis
heureux que cela puisse se faire maintenant, je vais donner un concert le
dimanche 13, et vous prie très respectueusement de m’accorder l’honneur
de votre présence, » écrit Liszt dans les Cahiers de conversation. Beethoven
ne s’y rendit pas. Le fameux baiser de Beethoven sur le front de Liszt est
bien une légende.
«SALIERI, UN OPPOSANT ACHARNÉ »
Beethoven s’inquiète de possibles articles à propos d’un concert en
décembre 1808 où furent jouées ses œuvres. Il craint une cabale de
Salieri…

À Breitkopf & Härtel, Leipzig


Vienne, le 7 janvier 1809

[…] Il se peut qu’à nouveau des écrits « injurieux » sur ma dernière


académie musicale arrivent depuis Vienne à la Musikalische Zeitung ; je ne
désire même pas qu’on réprime toutes ces choses entreprises contre moi,
mais il faut au moins se persuader que personne n’a davantage d’ennemis
intimes ici que moi, ce qui est d’autant plus compréhensible, vu que l’état
de la musique ne cesse d’empirer en nos contrées — nous avons des maîtres
de chapelle qui s’y entendent aussi peu pour diriger qu’ils sont même à
peine capables de lire une partition — le Theater an der Wien est encore
franchement ce qu’il y a de pire — j’ai dû y donner mon académie, alors
que de tous les côtés de la musique des obstacles ont été posés sur mon
chemin — Le concert au profit des Veuves m’a joué cet affreux tour, par
haine envers moi, parmi eux Monsieur Salieri 8 le premier, qui menaçait
d’expulser tout musicien jouant chez moi tout en étant dans leur société
— en dépit du fait que diverses fautes, contre lesquelles je n’ai rien pu faire,
se sont produites, le public a accueilli le tout avec enthousiasme — mais
malgré cela, les gribouilleurs des environs ne vont certainement pas se
retenir d’adresser à nouveau leur misérable production contre moi à la
Musikalische Zeitung — Les musiciens, surtout, se sont indignés de l’oubli
par faute d’inattention de la chose la plus simple et la plus insignifiante qui
soit au monde ; je fis soudain observer le silence et criai une fois encore à
tue-tête — une telle chose ne leur était jamais arrivée ; le public laissa à
cette occasion paraître son plaisir — La situation empire chaque jour ; la
veille de mon académie, au Theater in der Stadt, dans le petit opéra léger
Milton 9, l’orchestre s’est laissé aller à de tels décalages que le maître de
chapelle, le premier violon et l’orchestre ont littéralement fait naufrage —
car le maître de chapelle, au lieu de battre la mesure avec un temps
d’avance, marquait la mesure avec un temps de retard et le premier violon
arrivait encore après — Répondez-moi tout de suite, mon cher ami.
Avec le plus grand respect, votre très dévoué serviteur,

Beethoven

« CARL PHILIPP EMANUEL BACH,


SOURCE DE HAUTE SATISFACTION »

À Breitkopf & Härtel, Leipzig


[Vienne, le 26 juillet 1809]

[…] Je m’étais mis plusieurs fois à donner chez moi chaque semaine un
petit concert de chant — mais cette guerre néfaste a tout arrêté — dans ce
but, et à toutes fins utiles, il me serait agréable que vous m’envoyiez peu à
peu le plus grand nombre des partitions en votre possession telles que par
exemple le Requiem de Mozart, les messes de Haydn, enfin tout ce que
vous avez de partitions comme celles de Haydn, Mozart, Bach, Johann
Sebastian Bach, Emanuel, etc. — Des œuvres pour le clavier d’Emanuel
Bach, je n’ai que des échantillons et pourtant certaines d’entre elles se
doivent de figurer chez tout véritable artiste, comme objet non seulement de
haute satisfaction mais aussi à des fins d’étude ; mon plus grand plaisir est
de jouer des œuvres que je n’ai jamais, ou que rarement, vues, chez
quelques vrais amateurs d’art — j’arrangerai pour vous quelque genre de
compensation d’une manière qui puisse vous satisfaire —
[…]

Beethoven

« JEAN-SÉBASTIEN BACH,
LA COPIE DU CLAVIER BIEN TEMPÉRÉ »

À Breitkopf & Härtel, Leipzig


Vienne, le 15 du mois d’automne [octobre] 1810
Très cher Monsieur !
[…] À cet égard, comme je vous ai déjà donné gracieusement un grand
nombre de petites choses, en échange desquelles vous m’avez promis la
Musikzeitung 10, après m’avoir fait par le passé l’offre de quelques
partitions, vous pouvez enfin m’adresser laMusikzeitung, m’eût-elle été, à
ce que vous écriviez, déjà maintes fois envoyée ; par ailleurs, je voudrais
toutes les œuvres de Carl Philipp Emanuel Bach qui ont été éditées chez
vous — et aussi de Johann Sebastian Bach une missa 11 dans laquelle doit
se trouver le Crucifixus suivant, avec un basso ostinato qui me fait penser à
vous :

En outre, vous devez avoir la meilleure copie du Clavier bien tempéré de


Bach ; je vous prie également de me la faire envoyer à mon domicile —
Vous avez ici mon ultimatum, sur lequel je ne ferai aucune sorte de
concession […].

« DE MOZART ENVOYEZ-MOI DONC… »

À Breitkopf & Härtel, Leipzig


Vienne, le 28 janvier 1812

[…] De Mozart envoyez-moi donc :


Requiem partition
La Clémence de Titus de M[ozart] ————
Così fan tutte ————
Le nozze di Figaro ————
Don Giovanni ———— bientôt,
Comme ma petite société 12 recommence à se retrouver chez moi, j’ai
besoin de ce type d’ouvrages autant que se peut franco de port, car je suis
un pauvre musicot autrichien. — Quant aux choses de C. P. Emanuel Bach,
vous pourriez sans doute me les offrir ; chez vous, il est vrai qu’elles
moisissent — […]

« LES DEUX GÉNIES, BACH ET HAENDEL »

À l’archiduc Rodolphe, Baden


[Mödling, le 29 juillet 1819]

Votre Altesse impériale !


[…] Le but principal est l’exécution rapide jointe à la meilleure entente
au sujet de l’art, exception faite cependant d’éventuelles considérations
pratiques ; en cette matière, les Anciens nous sont utiles, et même
doublement, en ce que la plupart de leurs œuvres ont une réelle valeur
artistique (bien qu’il n’y en ait parmi eux que deux à avoir du génie,
l’Allemand Haendel et Sebastian Bach) ; seuls la liberté et l’avancée sont
dans le monde de l’art, comme dans la grande Création tout entière, la
finalité ; et si nous, hommes d’aujourd’hui, ne sommes pas aussi avancés
que nos prédécesseurs en fait de fermeté, le raffinement de nos mœurs a
tout de même élargi nombre de nos conceptions ; à mon merveilleux élève
en musique, déjà lui-même compétiteur pour les lauriers de la renommée,
on ne peut faire le reproche du manque de diversité, et iterum venturus
judicare vivos — et mortuos 13 —

1. Lettre à Franz Anton Hoffmeister, janvier 1801.


2. « À l’archiduc Rodolphe », 1819.
3. Quarante volumes édités par Arnold offerts par le facteur de harpes Stumpff.
4. Lettre à l’abbé Stadler, 6 février 1826.
5. Représentation qui eut lieu à Rome, en juin 1811.
6. Le fils cadet de Mozart, Franz Xaver Wolfgang (1791-1844), qui se prénommait lui-même
Wolfgang Amadeus, fit une carrière de pianiste. Il a laissé quelques compositions.
7. Jeu de mots : en allemand Rosinen signifie « raisins secs ». Lettre au compositeur Louis Spohr.
8. Antonio Salieri (1750-1825), compositeur italien qui fut pendant deux ans le professeur de
Beethoven et qui occupa des fonctions importantes à la cour.
9. Ouvrage de Gasparo Spontini.
10. Périodique consacré à la musique.
11. Messe en si mineur BWV 232, n° 5, Crucifixus.
12. Il s’agit de chanteurs.
13. « Il reviendra pour juger les vivants — et les morts ».
Chapitre 8

Mes œuvres

Entre les Variations pour clavier sur une marche de Ernst Christoph
Dressler, la première œuvre publiée de Beethoven en 1782 alors qu’il a
12 ans, et la dernière éditée de son vivant en 1827, le Quatuor à cordes op.
135, un monde inouï est né. Un vaste monde où se côtoient symphonies,
quatuors à cordes, sonates pour piano, pour violon et piano, violoncelle et
piano, messes, musique de scène, opéra… Un monde nouveau qui conjugue
intelligence, émotion, et métaphysique, où chacun peut se reconnaître.
Quand Beethoven s’exprime à propos de ses compositions dans sa
correspondance (plus de 2 200 lettres) ou les Cahiers de conversation, il est
principalement question de leur édition (corrections, dédicaces,
honoraires), de leur exécution ou de leur financement. Rarement il
s’aventure à les qualifier, ni, surtout, ce qui nous serait précieux, à évoquer
le processus qui a abouti à leur naissance. Au détour d’une phrase, il glisse
qu’il a composé « deux nouvelles sonates pour piano solo, qui ne sont
réellement pas trop difficiles » : il s’agit des opus 110 et 111 ! Ou bien il
écrit à propos de la Missa solemnis : « Quelque difficulté que j’éprouve à
parler de moi-même, je tiens à dire que c’est ma plus grande œuvre. »
C’est sur la page de titre de la Symphonie n° 6, dite « Pastorale » qu’il
donne cette indication majeure : « Plutôt émotion exprimée que peinture
descriptive ». On apprend aussi qu’il va apporter des corrections à ses
Cinquième et Sixième Symphonies après leur exécution : « Quand je vous
les ai remises », écrit-il à son éditeur, « je n’en avais encore jamais entendu
aucune, et l’on ne doit pas vouloir être si divin que de ne pas procéder à
quelques retouches dans ses créations. » On sait par une lettre à son ami
Amenda en 1801 qu’il a « beaucoup remanié » son premier quatuor 1,
« attendu que je sais maintenant seulement écrire des quatuors corrects,
comme tu pourras le constater quand tu les recevras ».
Pour ce qui concerne l’opéra, Beethoven consacre un temps considérable
— et des lettres innombrables — à chercher un livret qui convienne au
nouvel ouvrage qu’il veut écrire. « Il est si difficile de trouver un livret
d’opéra. Depuis l’année dernière, je n’en ai pas refusé moins de douze ou
davantage », note-t-il en 1811. Et aussi à tenter de refaire donner Fidelio,
qu’il « réaménage » sans cesse.
C’est Christian Gottlob Neefe, son professeur de musique à Bonn, qui
avait décidé de la publication des Variations sur une marche de Dressler.
C’est lui aussi qui a fait paraître une publicité pour son jeune élève :
« Louis van Beethoven, fils du ténoriste ci-dessus nommé, jeune garçon de
11 ans, doué des plus rares dispositions. Il joue du pianoforte avec un talent
remarquable ; il déchiffre fort bien, et en un mot il joue couramment le
Clavecin bien tempéré de Sébastien Bach. Quiconque connaît cette
collection de préludes et de fugues dans tous les tons, œuvre de la plus
haute difficulté, peut juger du degré de science qu’il faut avoir pour la
jouer. M. Neefe l’a aussi poussé dans l’étude sérieuse du contrepoint.
Maintenant il l’exerce à la composition. Ce jeune génie mérite d’être
soutenu et de pouvoir voyager. Il deviendra certainement un second Mozart,
s’il continue comme il a commencé. » On ne saurait mieux dire. Mais il
n’est pas devenu un second Mozart, il est devenu ce qu’il était, Beethoven.
« J’AI 11 ANS ET LA MUSE ME MURMURE… »
La première lettre que l’on connaisse de Beethoven. Il y est question,
bien sûr, de musique…

Au prince électeur Maximilien-Frédéric à Bonn


(lettre de dédicace)
[Bonn, avant le 14 octobre 1783]

Très Sublime [Seigneur] !


Dès ma quatrième année, la musique devint peu à peu la première des
occupations de mon jeune âge. Si tôt familier de l’exquise muse qui
accordait mon âme sur de pures harmonies, je parvins à nouveau, comme il
me sembla si souvent, à me faire aimer d’elle. Dès lors que j’entrai dans ma
onzième année 2, ma muse souvent me murmura dans les heures de
consécration : « Essaie, écris et note les harmonies de ton âme ! » Onze ans,
pensai-je, et l’on me prêterait le visage d’auteur ? Qu’en penseraient les
gens de l’art ? J’en fus presque pris de timidité. Ma muse, elle pourtant, le
voulait — je lui obéis et écrivis.
Me concéderais-Tu maintenant, Très Illustre, l’audace de déposer les
prémices de mon jeune œuvre 3 sur la marche de Ton trône ? et de croire en
l’approbation stimulatrice de Ton tendre regard de père ? Ô, oui ! Que
Sciences et Arts trouvent en Toi de tout temps leur protecteur avisé et un
généreux bienfaiteur, et que le talent en train d’éclore prospère sous la grâce
de Tes auspices paternels ! — C’est dans l’exaltation de cette confiance que
j’ose m’approcher de Toi, muni de mes juvéniles essais. Daigne les accepter
comme l’offrande immaculée de ma vénération d’enfant et poser un œil
favorable
Très Sublime [Seigneur] !
sur elles et sur leur jeune auteur !

Ludwig van Beethoven


« UNE EXPÉRIENCE QUI ME DÉCIDERA
À COMPOSER POUR LE PIANO »
Beethoven entend pour la première fois un de ses trios avec piano joué
par l’élève de son ami Streicher, professeur et facteur de claviers. C’est une
révélation.

À Johann Andreas Streicher


[Vienne, probablement en août ou en septembre 1796]

Très excellent Streicher !


[…] votre petite élève 4, cher Streicher, dont l’interprétation de mon
adagio m’a tiré quelques larmes des yeux, m’a de surcroît plongé dans
l’étonnement. Je me réjouis avec vous de la chance que vous avez de
pouvoir exposer votre compréhension de la musique à travers un tel talent,
comme je me réjouis de voir que la chère petite vous a, avec son talent, reçu
comme maître. Pour être honnête, cher Streicher, j’ai osé pour la première
fois entendre une interprétation de mon trio 5 et cela me convaincra
vraiment d’écrire pour le clavier plus que je ne l’ai fait jusqu’à présent ; si
je ne suis compris que de quelques-uns, je m’en satisferai. Cela ne fait
aucun doute, la manière de jouer du clavier demeure jusqu’ici celle que l’on
cultive le moins parmi tous les instruments ; on croit souvent n’entendre
qu’une harpe et je me réjouis, cher ami, que vous soyez l’un des rares à
comprendre et ressentir qu’on peut aussi chanter sur le clavier, pour peu
qu’on arrive à le ressentir ; j’espère que le temps viendra où harpe et clavier
seront deux instruments complétement différents. Du reste, je crois que
vous pouvez envoyer la petite jouer n’importe où et, soit dit entre nous, elle
fera rougir de honte bon nombre de nos vulgaires racleurs de cordes imbus
d’eux-mêmes.

« TOUTE LA CLIQUE DES FACTEURS DE CLAVIERS


VEUT M’OFFRIR SES SERVICES. »

À Nikolaus Zmeskall
[Vienne, novembre 1802]
[…] Toute la clique des facteurs de claviers […] veut m’offrir ses
services — et ce gratuitement, ils veulent tous me construire un clavier
comme je le souhaite ; ainsi Reicha a été chaudement prié, par celui qui lui
a fait son clavier, de me convaincre d’accepter que ce même facteur me
fasse un pianoforte, et c’est pourtant l’un de ces braves hommes chez qui
j’ai vu de plutôt bons instruments — faites donc comprendre à Walter 6 que
je le lui paierai 30 ducats, puissé-je me le faire faire gratuitement par
n’importe qui d’autre, mais je lui en donne 30 ducats avec la seule
condition qu’il soit en acajou et j’insiste pour avoir une tension à une corde.
— S’il n’accepte pas de me faire cet instrument, insinuez alors que je
choisirai un facteur parmi les autres, que je le chargerai de construire cet
instrument et le conduirai par la même occasion chez Haydn pour le lui y
montrer —
[…]

Votre Beethoven

«CE KREUTZER EST UN BIEN BRAVE HOMME »


Rodolphe Kreutzer, à qui Beethoven dédia la fameuse Sonate op. 47
— qu’il ne joua jamais — était un violoniste français.

À Nikolaus Simrock à Bonn


Vienne, le 4 octobre 1804

Cher et excellent M. Simrock,


Je n’ai cessé d’attendre avec langueur la sonate que je vous avais donnée
— ce fut en vain — veuillez avoir l’obligeance de m’écrire les raisons de ce
retard — l’auriez-vous seulement offerte en pâture aux mites ? me l’auriez-
vous confisquée ? […] Dépêchez-vous donc et faites-moi savoir quand je
pourrai voir cette sonate amenée à la lumière du jour — une fois que vous
m’aurez précisé une date, je vous enverrai immédiatement un billet adressé
à Kreutzer ; vous serez bien bon de le joindre pour lui à l’envoi d’un
exemplaire (puisque vous enverrez de toute façon vos exemplaires à Paris,
voire ils y seront gravés) — ce Kreutzer est un bien brave homme, son
séjour m’a été source de grande joie, sa simplicité et son naturel me sont
préférables à tout cet extérieur sans intérieur de la plupart des virtuoses —
comme la sonate est écrite pour un violoniste doué, la dédicace faite à lui
n’en est que plus appropriée — en dépit de notre correspondance
(précisément une lettre de moi chaque année) — j’espère qu’il n’en saura
rien pour l’instant — j’entends dire de tous côtés que vous ne cessez de
consolider votre bonheur ; cela me va droit au cœur ; saluez bien toute votre
famille et ceux dont vous pensez que mes pensées leur sont agréables.
Vous priant de répondre sans trop attendre,

Beethoven

« SOUHAITE UN LIVRET SANS DANSES NI RÉCITATIFS »

À Heinrich Joseph von Collin


[Vienne, avant le 4 décembre 1807]

[…] Pour ce qui est du sujet d’un opéra, au cas extrême où vous
daigneriez vous y abaisser, je le souhaiterais cette fois sans danses ni
récitatifs — après y avoir bien réfléchi, je crois que si je vous expose mes
raisons, vous abonderez dans mon sens — du reste, je crois que nous serons
contraints d’attendre encore un peu et de nous plier au décret de la
vénérable et superlative direction du théâtre — j’ai si peu de raisons
d’espérer quelque nouvelle favorable de la part de ces gens que je ne
parviens à m’ôter de l’esprit l’idée que je devrai certainement prendre mon
bâton et m’en aller battre les chemins.

Votre admirateur,
Beethoven

« JOUER SUR UN BON PIANO, OU PAS DU TOUT,


TELLE EST MA DEVISE »

À Johann Andreas Streicher


Vienne, mi-novembre 1810
Cher Streicher,
Vous m’aviez promis un piano avant la fin du mois d’octobre, mais nous
sommes déjà presque à la mi-novembre et je n’ai encore rien reçu. — J’ai
pour devise de jouer sur un bon instrument ou de ne pas jouer du tout — en
ce qui concerne mon piano français 7, devenu vraiment inutilisable, j’ai
encore quelques scrupules à le vendre, car il est à proprement parler un
souvenir comme personne ne m’en a fait l’honneur jusqu’ici à Vienne — à
cause de mon pied, je ne peux pas encore marcher beaucoup, mais si vous
me faites attendre encore plus longtemps, je vous tomberai dessus avec
d’horribles modulations, puis la décrépitude vous frappera — pardonnez
mes cochonneries 8. —
Quant au porteur du piano, si quoi que ce soit d’aventure, comme cela a
pu se produire dans mon logis d’alors, venait à s’abîmer sur l’instrument,
dites-le moi en toute franchise, sachant que je suis tout disposé, comme cela
s’entend, à vous remplacer ce dommage —
portez-vous bien, au cas où vous m’envoyez un piano, et mal, si vous ne
le faites pas —

Votre ami Beethoven

Du reste, comme il y aura plus d’ordre chez moi, votre instrument ne


souffrira certainement d’aucun dommage.

« AU NOM DU CIEL, ÉDITEZ LA MESSE ! »


Beethoven presse son éditeur Breitkopf & Härtel d’éditer la Messe en ut
majeur op. 86.

À Breitkopf & Härtel, Leipzig


Vienne, le 16 janvier 1811

Très honoré Monsieur !


Criez sur lui, maudissez-le — ce B[eethoven] qui n’écrit pas ! —
au nom du Ciel, éditez la Messe dans l’état actuel sans attendre la partie
d’orgue ; il vaut mieux l’avoir dans cet état que la garder plus longtemps
encore pour une raison insignifiante — j’espère que vous la sortirez en
partition — la traduction du Gloria me semble très bien convenir, celle du
Kyrie pas vraiment, malgré la belle réussite du début « tief im Staub
anbeten wir » [Prosternés dans la poussière, nous adorons] ; maintes
expressions comme « ew’gen Weltenherrscher » [Maître éternel de
l’univers] et « Allgewaltigen » [Tout-Puissant] me semblent mieux convenir
au Gloria. Le caractère général (car une telle traduction ne devrait donner,
me semble-t-il, que le caractère général de chaque pièce) du Kyrie est la
résignation intérieure, où l’intériorité des sentiments religieux est contenue
dans « Gott erbarme dich unser » [Mon Dieu, aie pitié de nous], sans pour
autant être triste ; la douceur est aux fondements de l’ouvrage ; or,
l’expression « Allgewaltiger » et ce qui suit ne me semblent pas rendre le
sens de l’ouvrage tout entier, au contraire de « Eleison erbarme dich
unser » — la joie imprègne pourtant l’ensemble de la messe ; le catholique
entre le dimanche en son église paré d’atours solennels et joyeux. Le kyrie
eleison est aussi l’introduction à toute la messe ; des expressions aussi
fortes ne laisseraient que peu de place aux occasions où elles devraient être
vraiment fortes — […]

« UN GRAND SUJET TIRÉ DE L’HISTOIRE,


PAR EXEMPLE ATTILA »
Beethoven propose à Kotzebue, auteur théâtral à succès, de lui écrire un
livret pour un futur opéra.

À August von Kotzebue


[Vienne, le 28 janvier 1812]

Très distingué et très honoré Monsieur !


Alors que j’accompagnais de musique votre prélude et votre épilogue
pour les Hongrois, je ne pus réprimer en moi le désir vivace de posséder un
opéra de votre génie dramatique unique, qu’il soit romantique, entièrement
sérieux, héroïque et comique, sentimental… Bref, selon votre bon plaisir, je
l’accepterai avec joie ! Bien entendu, j’ai une préférence pour un grand
sujet tiré de l’Histoire, et particulièrement ses aspects les plus sombres, par
exemple Attila, etc. Je l’accepterai quand même avec gratitude, quel qu’en
soit le sujet, pourvu que ce soit quelque chose de vous et de votre âme
poétique que je puisse accueillir en mon âme musicale. […]
Votre admirateur,

Ludwig van Beethoven

« J’AI EXPLOSÉ HIER, CHERCZERNY, ET J’EN SUIS PEINÉ »


Lors d’un concert, Czerny avait joué la partie piano du Quintette op. 16
et s’était permis « dans sa jeune frivolité de nombreux changements ».
Beethoven l’avait réprimandé devant les autres musiciens.

À Carl Czerny
[Vienne, le 12 février 1816]

Cher Z. […] j’ai littéralement explosé hier et m’en suis trouvé peiné
lorsque cela est arrivé ; pardonnez seulement à un auteur qui aurait préféré
entendre son œuvre telle qu’il l’a écrite, quelle qu’ait été du reste la qualité
de l’interprétation. —
Mais je me rachèterai à pleine voix avec la Sonate pour violoncelle
— soyez persuadé que je nourris la plus grande bienveillance envers
l’artiste que vous êtes et que je m’efforcerai toujours de vous le montrer. —
Votre véritable ami,

Beethoven

« AU LIEU DE PIANOFORTE IL SERA MISHAMMERKLAVIER »


Un sujet, qui aura pourtant une portée historique, traité par Beethoven
avec son humour habituel.

À Sigmund Anton Steiner


[Vienne, le 23 janvier 1817]
Nous, après vérification personnelle et consultation de notre conseil,
avons décidé et décidons que dorénavant, sur toutes nos œuvres où le titre
figure en allemand, Hammerklavier remplacera pianoforte, ce après quoi
notre très excellent lieutenant-général et aide de camp, ainsi que toutes les
personnes concernées par le présent décret, devront immédiatement s’y
conformer et veiller à le faire appliquer.
au lieu de pianoforte Hammerklavier. —
Considérant cela comme énoncé et approuvé ici une fois pour toutes. —
donné, etc., etc., par
le Généralissimo
le 23 janvier 1817

« LA DIFFUSION SI NÉCESSAIRE DU MÉTRONOME »


Beethoven à Ignaz Franz Mosel.

[Vienne, novembre 1817]

Très distingué Monsieur !


Je me réjouis de tout cœur que vous partagiez le même point de vue que
moi au sujet de la désignation des tempos héritée de l’âge barbare de la
musique ; en effet, que peut-il y avoir par exemple de plus absurde que le
terme allegro, lequel une bonne fois pour toutes signifie « gai », quand on
est souvent si éloigné de l’idée d’allegro que la pièce dit le contraire de
cette indication. —
Quant aux quatre mouvements principaux qui sont loin d’avoir la réalité
et la précision des quatre points cardinaux, on s’empresse de les semer aux
quatre vents ; les mots qui désignent le caractère de la pièce sont encore un
autre problème : on ne peut pas les rejeter, car la mesure constitue plutôt le
corps, où ces mots renvoient directement à l’esprit de la pièce — en ce qui
me concerne, je songe depuis longtemps à abandonner ces appellations
absurdes d’allegro, andante, adagio, presto ; le métronome de Maelzel nous
donne pour ce faire la meilleure occasion ; je vous en donne ici ma parole :
je n’en ferai plus usage dans aucune de mes nouvelles compositions — une
autre question est de savoir si, ce faisant, on tend à la généralisation si
nécessaire du métronome ; pas vraiment, n’est-ce pas ? qu’on nous criera
que nous sommes des tyrans, je n’en doute pas ; si cela était seulement au
service de la cause même, nous en serions alors plus heureux qu’en nous
voyant accuser de féodalisme — aussi, je crois que le mieux à faire pour
nos contrées où la musique est aujourd’hui érigée en cause nationale et où
l’on doit promouvoir l’usage du métronome auprès de chaque maître
d’école, serait que Maelzel cherche à mettre sur le marché un certain
nombre de métronomes par souscription et au prix le plus fort et, dès que
cette vente aura couvert ses frais, qu’il puisse être en mesure de céder au
rabais au profit de la cause musicale nationale les métronomes restants
nécessaires ; nous pourrions alors espérer avec certitude la généralisation et
la diffusion massive du métronome. — Il va de soi que certains devront se
placer en tête du mouvement afin de susciter l’émulation ; pour ce qui me
revient, soyez certain de pouvoir compter sur moi ; j’attends avec joie de
savoir le poste que vous m’assignerez dans cette entreprise. —
Recevez, très distingué Monsieur, l’assurance de la haute considération
de votre très dévoué

Ludwig van Beethoven

« CZERNY, LAISSEZ JOUER SANS INTERROMPRE


POUR DE MENUES ERREURS »
Une leçon de pédagogie musicale pleine de sagesse donnée par
Beethoven à Carl Czerny qui enseignait le piano, notamment à son neveu
Karl.

À Carl Czerny
[Vienne, février ou mars 1816]

Mon cher Czherny [sic] !


[…] la répartition malheureuse de ses heures soumet [Karl] à bien trop de
tensions ; il n’est pas facile, hélas, d’en changer pour le moment ; aussi,
témoignez-lui autant que possible de l’affection, mais soyez strict. Ça ne
pourra que mieux réussir dans ces conditions vraiment défavorables pour
K[arl]. — À l’égard de son jeu dans votre enseignement, je vous invite, dès
lors qu’il adoptera le doigté approprié, qu’il sera vraiment en mesure et
jouera les notes sans trop commettre d’erreurs, à lui demander en priorité de
s’en tenir à ce qui est écrit ; et seulement lorsque ce but sera atteint, à ne pas
le faire s’interrompre à cause de menues erreurs et à les lui indiquer à la fin
seulement du morceau ; j’ai certes peu enseigné, mais j’ai toujours suivi
cette méthode, elle forme tôt le musicien, ce qui est tout de même en fin de
compte l’un des buts premiers de l’art et lasse moins maîtres et élèves ; —
dans des passages comme

etc.,

je recommande moi aussi par moments de se servir de tous les doigts,


comme dans

etc. etc.

afin que des passages de cette sorte puissent glisser ; bien entendu, les sons
sont ici, comme on dit, « perlés (joués avec peu de doigts) ou à la manière
d’une perle », seulement on peut aussi vouloir d’autres joyaux — on en
parlera plus une autre fois — je souhaite que vous accueilliez tout cela avec
la tendresse que j’ai mise dans ces propos adressés à vous, en espérant que
vous la receviez comme telle, et demeure votre obligé — puisse ma
franchise vous être, du mieux possible autant qu’à moi-même, le gage de
l’acquittement prochain de ma dette. —
Votre ami sincère,

Beethoven

«PAS DE PLUS GRAND PLAISIR QUE L’ARRIVÉE DE CE PIANO »


Il s’agit d’un piano Broadwood envoyé de Londres en décembre 1817 et
qui parvient à Vienne en juin 1818.

À Thomas Broadwood à Londres


[Vienne, le 3 février 1818]

Mon très cher Ami Broudvood 9 !


J’amais je n’eprouvais pas un plus grand Plaisir de ce que me causa votre
Annonce de l’arrivée de Cette Piano, avec qui vous m’honorèe de m’en
faire présent, je regarderai Comme un Autel, ou je deposerai les plus belles
offrandes de mon Esprit au divine Apollon. Aussitôt Comme je recevrai
votre Excellent Instrument, je vous enverrai d’en abord les Fruits de
l’inspiration des premiers moments, que j’y passerai, pour vous servir d’un
Souvenir de moi à vous mon très cher B., et je ne souhaits ce que, qu’ils
soient dignes de votre Instrument.
Mon cher Monsieur et ami recevés ma plus grande Consideration de
votre ami et très humble serviteur

Louis van Beethoven

« IL M’EST VENU UN CANON EN RÊVE »

À Tobias Haslinger
Baden, le 10 septembre 1821

Très excellent ami !


Alors que je me trouvais hier en voiture sur la route de Vienne, le
sommeil me gagna d’autant mieux que je n’ai pour ainsi dire (car je me lève
tôt, ici) jamais bien dormi, — alors que je somnolais, je me vis en rêve
voyager très loin, partir rien de moins qu’en Syrie, rien de moins qu’en
Inde — revenir rien de moins qu’en Arabie, pour arriver enfin à Jérusalem ;
la Ville sainte éveilla en moi la pensée des Écritures saintes ; rien
d’étonnant à ce que le nom de Tobias me vînt à l’esprit, et bien entendu, ce
fut notre petit Tobiasserl et le per-tobiasser que j’eus alors en tête ! Et
pendant le voyage que je fis en songe, il me vint le canon suivant :
À peine me réveillai-je que le canon était déjà parti et ne voulait plus me
revenir à la mémoire ; pourtant, tandis qu’un autre jour j’étais en route dans
le même véhicule (d’un pauvre musicot autrichien) et prolongeais mon
voyage imaginaire de la veille, cette fois-ci à l’état de veille, voilà que,
selon la loi de l’association des idées, le même canon me revint en tête ; en
état de veille cette fois, je parvins à le retenir, comme Ménélas fit jadis avec
Protée, et le laissai seulement se métamorphoser en canon à trois voix :
Portez-vous bien, très excellent ami, nous souhaitons en tout temps que
vous ne répondiez jamais au nom d’éditeur gêneur et ne soyez jamais dans
la gêne, mais soyez de ces éditeurs gêneurs qui ne sont jamais gênés ni pour
gagner, ni pour dépenser — chantez chaque jour les Épîtres de saint Paul,
chaque dimanche rendez visite au pater Werner qui vous montrera le petit
livre par lequel vous irez au Ciel la bouche en prière ; voyez le souci que
j’ai du salut de votre âme et comme je demeure, de tout temps, avec la plus
grande joie, d’éternité en éternité votre plus fidèle débiteur,

Beethoven

« LA MISSA SOLEMNIS, LE PLUS RÉUSSI DES PRODUITS


DE MON ESPRIT »
Beethoven vendit des copies manuscrites de son œuvre dédiée à son élève
l’archiduc Rodolphe à dix souscripteurs, dont trois rois, un tsar, deux
grands-ducs, deux princes, un grand électeur et une société musicale.

Au grand-duc Louis Ier de Hesse-Darmstadt


[Vienne, le 5 février 1823]

Votre Altesse Royale !


Le signataire de cette lettre vient d’achever sa dernière œuvre, qu’il tient
pour le plus réussi des produits de son esprit.
Cette œuvre est une grande Messe solennelle pour quatre voix solistes,
avec chœurs et grand orchestre au complet, qu’on peut aussi donner sous la
forme d’un grand oratorio.
Aussi, il nourrit le désir de faire envoyer en sujet très dévoué un
exemplaire de cette messe sous forme de partition à Votre Altesse Royale ;
partant, c’est dans la plus grande obéissance qu’il adresse la prière à Votre
Altesse Royale de bien daigner lui faire la grâce très miséricordieuse de
témoigner son très auguste consentement.
Cependant, compte tenu des coûts non négligeables qu’exige la copie de
la partition, le signataire de la présente se permet de préciser en sujet très
dévoué à Votre Altesse Royale qu’il a limité l’honoraire en échange de cette
grande œuvre à 50 ducats et qu’il se voit flatté par l’honneur distingué de
pouvoir compter Sa Très Haute Altesse au nombre de ses très distingués
souscripteurs.
Vienne, le 5 février 1823
De Votre Altesse Royale le très obéissant sujet,

Ludwig van Beethoven

« LES PAROLES DE LANEUVIÈME SYMPHONIE


DONT JE NE VEUX PAS »

À Peter Gläser
[Vienne, peu après le 19 avril 1824]

Mon cher Monsieur Gläser !


Je vous ai prié de ne recopier que ce que j’ai écrit ; mais comme ce sont
les paroles dont je ne veux pas, cela se fût-il produit par zèle, qui ont été
écrites, j’insiste une fois de plus pour que l’on s’astreigne à la plus haute
précision quant à la manière dont les paroles sont placées sous les notes. Il
n’est pas indifférent que là où les voyelles sont étirées, les consonnes soient
placées tout de suite après, comme je l’ai déjà montré et dit et également
fait savoir par S.[Schindler]. Sur la partition, j’exige que l’on ne copie que
ce que j’ai écrit. En ce qui concerne les paroles, où l’on voit Sa — --nft, les
consonnes ne doivent être écrites qu’après la fin de l’allongement. C’est
assez clair comme cela et vous voyez qu’à chaque fois on a corrigé dans la
partition copiée, afin qu’il en soit ainsi, comme je l’estime bon selon mes
principes : deux voyelles comme « ei », etc. sont aussi, dans le cas d’une
terminaison par des consonnes, placées l’une à côté de l’autre ; les
consonnes, qu’il n’y en ait qu’une ou bien deux, ne doivent toutefois pas les
suivre avant que l’allongement ait pris fin […]
Votre serviteur très dévoué,

Beethoven

« CHER DIABELLI, J’ÉCRIRAI CETTE SONATE À QUATRE MAINS »


À Anton Diabelli
Baden, le 24 août 1824
Monsieur von Diabelli

Cher Diabelli !
Il ne m’a pas été possible de vous écrire plus tôt ; vous souhaitez une
grande sonate à quatre mains 10 ; il n’est pas dans mes habitudes d’écrire ce
genre de pièce, mais j’aimerais vous témoigner ma bonne volonté et je vais
l’écrire ; le temps m’autorisera peut-être à vous la livrer plus tôt que vous le
désirez ; en ce qui concerne l’honoraire, je crains qu’il ne vous étonne ;
pour la seule raison que je dois repousser l’écriture d’autres pièces plus
rémunératrices et plus dans mes cordes ; vous ne trouverez peut-être pas
excessif que je fixe l’honoraire à 80 ducats-or ; vous le savez, tel un
valeureux chevalier qui vit de son épée, je dois vivre de ma plume, et les
académies m’ont à ce titre fait subir de grandes pertes. — Vous pouvez
m’écrire à cette même adresse, car si vous acceptez ma proposition,
j’aimerais le savoir rapidement ; pour ce qui est de la tonalité de fa majeur,
je suis d’accord. —
Portez-vous bien, comme toujours votre ami et serviteur,

Beethoven

« LES MEILLEURS VIRTUOSES VEULENT


JOUER MON QUATUOR »
Le Quatuor op. 127 dont il s’agit sera joué pour la première fois
publiquement par le Quatuor Schuppanzigh, auquel, dans la lettre suivante,
Beethoven fait prêter un serment particulier.

À B. Schott Fils à Mayence


[Vienne, après le 19 mars 1825]
Vienne martii 1825

Très distingués Messieurs !


Voici la liste des numéros des œuvres :
Trois Chants n° 121 11
Ouverture — 124
Symphonie — 125
Bagatelles — 126
Quatuor — 127

Les tempos obtenus au moyen du métronome vous parviendront


prochainement, le mien est malade et doit retrouver sa pulsation égale et
régulière auprès d’un horloger — la symphonie ne peut paraître comme
vous le savez avant fin juillet. — Le quatuor est déjà prêt ; il me serait
également très favorable qu’on ne le fasse pas paraître publiquement avant
un certain temps ; on veut faire une estimation au prix fort avec ce quatuor,
ça doit être ut dicunt ce que j’ai écrit de plus grand et de plus beau ; ici, les
meilleurs virtuoses rivalisent pour le jouer —
pour aujourd’hui satis est 12 —
fin —
ne pourrait-on pas inventer quelque chose pour reproduire ses œuvres
soi-même sur-le-champ et en stéréotypie sans avoir besoin de ce fléau que
sont les copistes ? —
pensés [en français]
prochainement davantage — avec tendresse et considération, votre très
dévoué

Beethoven

« QUE TOUS SE SURPASSENT MUTUELLEMENT »

Au Quatuor Schuppanzigh
[Vienne, probablement fin février/début mars 1825]

Excellents collègues !
Que chacun, par la présente, reçoive ce qui lui est dû et se voie tenu
d’endosser la responsabilité qui, précisément, l’engage en son âme et
conscience, sur l’honneur, à adopter la meilleure attitude qui soit, à exceller,
à vouloir que tous se surpassent mutuellement.
Ce document sera revêtu de la signature de tous ceux qui sont appelés à
contribuer à la cause portée à leur connaissance.
Schuppanzigh 13 manu propria Beethoven
Weiss 14

Lincke 15 manu propria le violoncelle maudit du grand maître


Holz 16, le dernier de tous, mais uniquement par sa signature.

«UNE ANGOISSE MORTELLE AU SUJET


DU QUATUOR OP. 132… »
Sans nouvelles du violoniste qui a emporté la plupart des mouvements du
quatuor, Beethoven les croit perdus.

À son neveu Karl


Baden, le 11 août [1825]

Cher fils !
Je suis pris d’angoisse mortelle au sujet du quatuor, car Holz a emporté
les 3e, 4e, 5e et 6e mouvements ; j’ai encore les premières mesures du
troisième, précisément treize mesures — je n’ai pas de nouvelles de Holz ;
je lui ai écrit hier, car il m’écrit habituellement ; quel affreux hasard ce
serait s’il les avait perdues ; soit dit entre nous, il boit beaucoup ; rassure-
moi aussi vite que tu pourras — Haslinger pourra t’en dire plus sur l’endroit
où habite Linke ; Haslinger est venu aujourd’hui, il s’est montré très
chaleureux, m’a apporté les cahiers et d’autres publications du même genre,
il a beaucoup insisté pour avoir les nouveaux quatuors ; ne te mêle avec
[Schindler 17 ?] et d’autres du même genre d’aucun ragot, tu n’en récolteras
que de la vulgarité — au nom du Ciel, j’ai déjà assez de soucis avec le
quatuor, quelle perte terrible, les esquisses ne sont rien d’autre que des
petites bribes et jamais plus je ne serai en mesure d’écrire tout le quatuor
ainsi —

Ton fidèle père


«CE QUATUOR SERA MON DERNIER »…
L’original de cette lettre adressée à Moritz Schlesinger, éditeur et ami de
Beethoven, a été perdue dans un incendie. Schlesinger en a reconstitué de
mémoire deux versions.

À Maurice Schlesinger à Paris


[Gneixendorf, 30 octobre 1826]

[Première version] Voyez quel homme malheureux je suis ; non que ce


fût chose difficile de l’écrire, car je pensais à quelque chose d’autre de
beaucoup plus grand et ne l’ai écrit qu’en réponse à la promesse que je vous
avais faite et à un besoin d’argent ; que cela m’ait été difficile, vous le
pouvez déchiffrer dans le « es muss sein »… mais en plus de cela, j’ai voulu
vous l’envoyer en parties séparées pour que la gravure soit plus claire, et
dans tout Mödling, je n’ai trouvé aucun copiste, j’ai donc dû les copier moi-
même et ma foi, quelle besogne ! Ouf, j’y suis arrivé. Amen.

[Deuxième version] Voici, mon cher ami, mon dernier quatuor, ce sera le
dernier, mais il m’a demandé du labeur, je n’arrivais pas à me mettre à
composer le dernier mouvement. Comme vos lettres me rappelaient mes
engagements, je me suis enfin résolu à écrire mon quatuor et c’est pour
cette raison que j’ai écrit la devise : « La décision difficilement prise — Le
faut-il ? — Il le faut, il le faut ! »…
… Je suis un malheureux garçon, je n’ai même pas pu trouver un copiste
ici pour terminer l’écriture des parties séparées de ma partition, ce qui
semblait nécessaire à l’impression, et pour cette raison, j’ai dû les copier
moi-même ; je vous fais donc parvenir ci-joint les parties séparées écrites
de ma main, avec l’espoir que le graveur saura lire mon gribouillage et la
prière que les épreuves, etc.

1. Op. 18 n° 1.
2. Beethoven avait en réalité 13 ans.
3. Les Dreßler-Variationen WoO 63 (1782) et la pièce pour piano WoO 48 sont d’abord parues
comme WoO 47.
4. Probablement Élisabeth von Kissow. Beethoven emploie dans cette lettre le mot « Klavier » au lieu
de pianoforte.
5. Le trio avec piano, peut-être op. 1 n° 1, le deuxième mouvement est adagio cantabile.
6. Anton Walter (1752-1826), facteur de piano à Vienne. Parmi ses clients ont figuré Mozart et
Beethoven.
7. Piano à queue d’Érard que Beethoven avait reçu en cadeau en 1803 et qu’il conserva jusqu’aux
environs de 1825.
8. Taches d’encre.
9. La lettre est écrite en français.
10. Elle n’a jamais été achevée.
11. Le numéro 121 étant déjà attribué aux Variations Kakadu, Schott publia les Trois Chants sous les
numéros 121b et 122.
12. « C’est assez ». Mots barrés par Beethoven.
13. Ignaz Schuppanzigh (1776-1830), célèbre violoniste qui fonde un quatuor portant son nom puis
devient premier violon du Quatuor Razoumovsky jusqu’à la dissolution de l’ensemble en 1815. Il
s’établit à Saint-Pétersbourg et revient à Vienne en 1823 où il reconstitue son quatuor.
14. Franz Weiss (1778-1830), altiste qui fit partie du premier Quatuor Schuppanzigh, du Quatuor
Razoumovsky puis du Quatuor Schuppanzigh reconstitué.
15. Joseph Linke (1783-1837), qui fit partie du Quatuor Razoumovsky de 1808 jusqu’à sa dissolution
en 1815.
16. Karl Holz (1798-1858), violoniste et fonctionnaire, qui joua dans les deux Quatuors
Schuppanzigh et qui donnait des leçons de violon. Il devint au fil du temps un ami très proche de
Beethoven.
17. Barré par Beethoven.
Chapitre 9

Être un artiste

« Les soussignés ont décidé de placer Herr Ludwig van Beethoven dans
une situation où les nécessités de la vie ne puissent lui causer d’embarras
ni entraver son puissant génie. »
Les soussignés de ce contrat signé en 1809 sont le prince Lobkowitz, son
beau-frère le prince Kinsky, et l’archiduc Rodolphe, trois jeunes et riches
mélomanes qui s’engagent à verser à Beethoven une rente annuelle à vie de
4 000 florins pour composer ce qu’il veut, quand bon lui semble. Par ce
geste, ils retiennent à Vienne Beethoven qui s’apprête à accepter le poste de
maître de chapelle offert par le roi de Westphalie 1. Beethoven salue le geste
des princes par ces mots : « Je vais pouvoir me consacrer entièrement au
but essentiel de mon art, qui est d’écrire des œuvres magistrales. »
Quelques années auparavant, grâce à une lettre de recommandation du
comte Waldstein, le compositeur avait habité à Vienne chez le prince
Lichnowsky qui lui avait alloué une rente annuelle de 1 800 florins jusqu’à
leur brouille en 1806. Brouille qui se serait conclue par ces mots de
Beethoven, raconte la légende : « Prince ! Ce que vous êtes, vous l’êtes par
hasard et par naissance. Ce que je suis, je le suis par moi-même. Il y a eu et
il y aura encore des milliers de princes. Il n’y a qu’un Beethoven. »
Par ce document de 1809, Beethoven est reconnu en tant qu’artiste,
occupant dans l’ordre social une position unique et nouvelle par son
indépendance. Est-ce Beethoven qui, par son caractère farouche et son
génie propre, aura été l’instigateur de cette révolution, ou bien sont-ce les
transformations des conventions et des critères esthétiques au tournant du
XIXe siècle qui l’ont générée ? L’irruption du « génie », est-ce au génie
qu’on la doit, ou bien à la société qui l’invente ? Sans nul doute, la vérité se
situe à l’intersection de ces paradigmes. En tout état de cause, Beethoven a
la pleine conscience d’être un artiste envers qui la société a des devoirs.
« Soyez assuré que vous traitez avec un Vrai artiste qui aime à être
honorablement payé mais qui pourtant aime encore plus sa gloire et aussi
la gloire de l’art, et qui n’est jamais content de soi-même et s’efforce de
faire des progrès encore plus grands dans son art », écrit-il à son éditeur
cette même année 1809.
Cette position, il la justifie déjà par l’intensité de son travail : « Je vis
uniquement dans mes cahiers de musique : à peine en ai-je terminé un que
l’autre est en chantier. Il n’est pas rare que je compose trois ou quatre
ouvrages à la fois », écrit celui qui s’est donné pour devise « Nulla dies
sine linea » (« Pas un jour sans une ligne »). Ce qui ne peut se réaliser
qu’en étant dégagé de toute contingence matérielle : « J’étais en train de
composer et devais tout aussitôt après m’occuper de choses pratiques.
C’est comme si l’on était brusquement jeté de l’Etna aux glaciers de la
Suisse. »
Et il formule un vœu : « Qu’il y ait au monde un seul grand magasin
d’art où l’artiste n’aurait qu’à remettre ses ouvrages pour recevoir ce dont
il a besoin. »
« JE NE SUIS PAS UN USURIER DE L’ART
QUI ÉCRIT POUR S’ENRICHIR »

À Breitkopf & Härtel, Leipzig


Baden, le 21 du mois d’été [août] 1810

[…] Je n’ai pas pour but ultime, comme vous le croyez, de devenir un
usurier de l’art qui n’écrit que dans le but de s’enrichir ; Dieu m’en garde !
mais je goûte assez une vie indépendante et je ne puis la mener autrement
qu’avec une petite fortune et de ce fait, l’honoraire même doit faire quelque
honneur à l’artiste, comme tout ce qu’il entreprend doit en être auréolé ; je
ne devrais dire à personne que Breitkopf & Härtel m’a donné 200 ducats
pour cette œuvre — vous, qui êtes plus humain et qui avez de loin un esprit
plus cultivé que n’importe quel autre éditeur de musique, ne pouvez avoir
pour but ultime de payer à l’artiste le minimum nécessaire à sa subsistance,
mais devriez plutôt lui ouvrir le chemin sur lequel il pourra accomplir sans
être dérangé ce qui est en lui et ce qu’à l’extérieur on attend de lui — […]

« LES CRITIQUES PORTENT AUX NUES


LES PIRES GRIBOUILLEURS »
À l’occasion de l’envoi à son éditeur de son oratorio Le Christ au mont
des Oliviers, Beethoven s’indigne des critiques à propos d’un de ses
précédents ouvrages.

À Breitkopf & Härtel, Leipzig


Vienne, le 9 octobre 1811

[…] laissez recenser l’oratorio 2, comme tout ce qui vous siéra du reste,
par qui vous voudrez ; il m’est pénible de ne vous avoir écrit qu’un seul mot
sur la misérable recension 3. Qui peut appeler de telles recensions après
avoir vu comment les plus misérables gribouilleurs sont portés aux nues par
de tels recenseurs, comment ils portent sur les œuvres d’art un regard des
plus avilissant auquel leur incompétence les oblige, ce en place de quoi ils
ne fournissent ni ne trouvent immédiatement un critère d’évaluation
conventionnel, comme le cordonnier a son modèle — s’il y a quelque chose
à prendre en considération dans mon oratorio, c’est bien le fait qu’il s’agit
de ma première œuvre de ce type, une œuvre de jeunesse, et qu’elle fut
écrite en quinze jours dans tout le tumulte imaginable et autres événements
désagréables et angoissants d’une vie (mon frère souffrait alors d’une
maladie mortelle) —
Rochlitz 4 vous a, si je me souviens bien, avant même que l’ouvrage vous
ait été donné à graver, parlé en des termes peu flatteurs du chœur des
disciples « Wir haben ihnen gesehen 5 » (en do majeur), il l’a qualifié de
bizarre, une impression qu’en tout cas personne ici parmi le public n’a
exprimée, car il se trouve aussi parmi mes amis des critiques ; que j’écrirais
aujourd’hui un oratorio bien différemment qu’autrefois, cela est certain —
et qu’on recense maintenant autant qu’on voudra, je souhaite à tous bien
du plaisir, cela aura tout au plus l’effet d’une petite piqûre de moustique,
c’est vite passé, la piqûre oubliée, on y voit une jolie plaisanterie ! re
— re — re — re — re cen — cen — s — s — si — s — sez sez — sez — Non
pas jusque dans l’éternité, vous n’y arriverez pas. Sur ce, que Dieu vous
garde —

« L’ART PERSÉCUTÉ TROUVE PARTOUT UN HAVRE »

À Nikolaus Zmeskall 6
[Vienne, le 19 février 1812]

Cher Z.
[…] ces gens de la haute société, en dépit de tout leur semblant d’amitié
pour moi, prétendent que mes exigences seraient disproportionnées !!!! Ô
Ciel, aide-moi à porter [ce fardeau] ; je ne suis point un Hercule capable
d’aider Atlas à porter le monde, voire le porter à sa place. — Pas plus tard
qu’hier, j’ai entendu en détail de quelle jolie façon Monsieur le baron Kruft
a parlé de moi chez Zizius 7 et m’a jugé — laissez cela de côté, cher
Zmeskall, le temps est compté pendant lequel je continuerai à endurer ici
ces manières insultantes. L’art, cet être persécuté, trouve partout un havre ;
Dédale enfermé dans le labyrinthe y a bien su inventer les ailes qui lui ont
permis de s’élever dans les airs, ô, je les trouverai moi aussi, ces ailes —
Tout à vous,

Beethoven

« NE PAS SEULEMENT EXERCER L’ART,


MAIS PÉNÉTRER SON ÊTRE INTÉRIEUR »
Réponse de Beethoven à Émilie, une jeune pianiste inconnue qui lui avait
manifesté son admiration et offert un portefeuille brodé.

À Émilie M., H.
Teplitz, le 17 juillet 1812

Ma chère et bonne Émilie, ma chère amie !


La réponse à ta lettre arrive tard ; une foule d’occupations, la maladie
constante puissent-elles m’excuser. Le fait que je sois ici pour rétablir ma
santé atteste la vérité de mon excuse. Ne dépouille pas Haendel, Haydn et
Mozart de leur couronne de lauriers, elle leur est due, à moi pas encore.
[…]
Poursuis ton chemin, ne te contente pas d’exercer l’art, mais pénètre
aussi son être intérieur ; il le mérite, car seuls l’art et la science élèvent
l’homme jusqu’à la divinité. Si tu devais, ma chère Émilie, désirer quelque
chose, écris-le-moi alors en toute confiance. Le véritable artiste n’a point de
fierté ; hélas, il voit que l’art n’a pas de limites, il sent obscurément
combien il est éloigné du but et tandis qu’il est peut-être admiré par
d’autres, il déplore de ne pas être encore parvenu au point depuis lequel le
meilleur génie l’attire vers lui par le seul éclat d’un lointain soleil. Je
préférerais peut-être venir te voir, voir les tiens, plutôt que certains riches
chez lesquels se trahit la pauvreté de l’intérieur. Si je devais me rendre à H.,
j’irais te voir, j’irais chez les tiens ; je ne connais point d’autres qualités
chez l’homme que celles qui le font compter au nombre des meilleurs
d’entre les hommes ; où je les trouve, là est ma patrie.
Si tu veux m’écrire, chère Émilie, fais-le à l’adresse indiquée en en-tête
de cette lettre, où je passerai encore quatre semaines, ou bien à l’adresse de
Vienne ; tout cela revient au même. Considère-moi comme tien et comme
ami de ta famille.

Ludwig v. Beethoven

« JE N’AIME RIEN TANT QUE LE ROYAUME DE L’ESPRIT »

À Johann Nepomuk Kanka, Prague


[Vienne, automne 1814]

Merci mille fois, mon honoré K., je revois enfin un représentant du droit
et homme qui peut écrire et penser sans employer de formules misérables
— vous pouvez à peine vous imaginer comme je soupire en espérant la fin
de tels agissements, parce qu’ils me font vivre, en ce qui concerne mes
économies, dans l’incertitude —
sans parler du tort que cela me cause par ailleurs, comme vous le savez
vous-même ; l’esprit des gens d’action ne doit pas être enchaîné à de
misérables besoins par lesquels je me vois encore privé de maintes choses,
y compris de celles qui égayent ma vie ; j’ai même dû et dois encore mettre
des limites à mon inclination, dont je me suis fait un devoir, à me mettre par
mon art au service de l’humanité dans le besoin. —
De nos monarques, etc. et de nos monarchies, etc. je ne vous écris rien,
vous trouverez tout dans les journaux 8 — je n’aime rien tant que le
royaume de l’esprit, pour moi la plus élevée de toutes les monarchies
spirituelles et temporelles — écrivez-moi donc ce que vous attendriez de
moi pour vous-même, de mes faibles forces musicales, afin de me permettre
de créer, autant que je le puisse, quelque chose pour votre sens ou votre
goût musicaux personnels — […] pensez à moi et songez que vous êtes le
défenseur d’un artiste désintéressé contre une famille de grippe-sous ;
comme les gens se plaisent à reprendre au pauvre artiste ce qu’ils lui
doivent par ailleurs — et Zeus n’est plus là, chez qui on pouvait s’inviter
pour goûter l’ambroisie — prêtez des ailes, cher ami, aux pas traînants de la
justice.
Aussi haut que je me sente encore élevé dans les moments de félicité où
je me trouve dans la sphère de l’art, aussitôt les esprits de la terre me
ramènent en bas ; s’y ajoutent désormais parmi eux les deux procès
— vous-même aussi avez des contrariétés, bien que je ne l’aurais jamais cru
étant donné vos points de vue et vos capacités inhabituelles, en particulier
dans votre métier ; permettez que je ramène votre attention sur moi-
même — j’ai vidé une coupe entière de souffrance amère et dans l’art gagné
le martyre, aidé en cela par mes chers disciples et confrères artistes. […]

« TENIR EN ATTENDANT LA GRANDE ŒUVRE »

À Vinzenz Hauschka
[Mödling, après le 19 mai 1818]

Très cher Premier Membre de l’Association des ennemis de la musique


de l’État impérial d’Autriche !
[…]
Porte-toi bien, mon très cher petit Hauschka [Hausckerel], je te souhaite
une selle libre et les plus belles heures au cabinet d’aisances ; en ce qui me
concerne, je déambule ici à travers montagnes, ravins et vallées avec un
morceau de papier à musique et je tartine pas mal en quête de pain et
d’argent, car j’ai atteint de telles hauteurs en ce tout-puissant pays jadis des
Phéaciens que pour obtenir le temps nécessaire pour faire une grande
œuvre, il me faut toujours plus tartiner pour gagner l’argent qui me
permettra de tenir en attendant la grande œuvre — du reste, ma santé s’est
beaucoup améliorée ; ainsi, en cas d’urgence, je puis toujours vous rendre
un service — […]

« LE CERVEAU HUMAIN NE SAURAIT ÊTRE VENDU


COMME DES GRAINS DE CAFÉ »

[à un éditeur viennois, 1822 [?]]


Les codes législatifs s’ouvrent d’emblée par les droits de l’homme, que
les exécuteurs n’hésitent pas à fouler aux pieds ; l’auteur commencera de la
même façon.
Un auteur a le droit de diriger une édition révisée de ses œuvres, mais
attendu qu’il existe un si grand nombre de gourmets bouffe-cervelle et
amateurs de ce mets raffiné, vu qu’on en prépare des confits, ragoûts,
fricassées, etc. de toutes sortes, dont les maîtres queux font leur beurre,
attendu que l’auteur serait heureux d’avoir autant de deniers qu’on en
débourse parfois pour son œuvre, l’auteur veut montrer que le cerveau
humain ne saurait être vendu pour des grains de café, ni même pour du
fromage, lequel comme on sait n’est fait que de lait, d’urine, etc. —
Le cerveau humain est en soi inaliénable. —
Bref, on déclarera la légitimité d’une édition révisée de toutes mes
œuvres, car nombre de documents inexacts et falsifiés circulent (anarchie)
(Soit dit entre nous, aussi républicaines soient nos idées, l’aristocratie
oligarchique n’est pas sans avoir des avantages), si bien que l’on se trouve
soi-même redevable envers l’art de constater les progrès de l’artiste et de
l’art, qu’à chaque cahier de chaque genre sera jointe une nouvelle œuvre de
ce même genre, qu’on se contentera ici d’annoncer que la publication d’une
édition complète de mes œuvres est en préparation sans que la date de
parution de cette grande entreprise puisse être donnée avec précision, et que
l’on s’apprête à réaliser une édition entièrement révisée des œuvres
complètes.

1. Jérôme Bonaparte, le plus jeune frère de Napoléon.


2. Le Christ au mont des Oliviers, op. 85.
3. Il s’agit sans doute d’une critique des Lieder op. 75.
4. Rochlitz, directeur de l’Allgemeine Musikalische Zeitung.
5. Le Chœur des disciples, op. 85 n° 4.
6. Fonctionnaire de la Chancellerie de la Cour, pianiste, violoncelliste et compositeur. Cf. intertitre
« Baron ? Baron ron aron ron ».
7. Johann Nepomuk Zizius, juriste et professeur à l’université de Vienne, qui organisait des soirées
musicales.
8. À l’occasion du congrès de Vienne, Beethoven entre en contact avec nombre d’hommes d’État.
Chapitre 10

Le neveu

Les pires démons de Beethoven hantent cet épisode très noir de sa vie : la
tutelle de son neveu Karl, fils de son frère Kaspar Karl décédé à Vienne le
15 novembre 1815, et qui aboutira à un geste tragique, la tentative de
suicide de l’orphelin. La veille de sa mort, Kaspar avait ajouté un codicille
à son testament qui plaçait l’enfant, alors âgé de 9 ans, sous la co-tutelle de
sa mère, Johanna, et de son oncle Ludwig. « C’est seulement dans l’unité
que peut être atteint le but que je me suis fixé en nommant mon frère tuteur
de mon fils : c’est pourquoi, pour le bien de mon fils, je recommande de la
soumission à ma femme et plus de modération à mon frère. Que Dieu leur
permette de vivre en harmonie pour le bien de mon enfant. »

Bien que le testament soit homologué par un tribunal, Beethoven


n’accepte pas de partager la tutelle. Il demande l’annulation des
dispositions testamentaires de son frère, ce qu’il obtient en 1816. « Je me
suis battu pour arracher un pauvre et malheureux enfant à une mère
indigne et j’y suis arrivé — te deum laudamus — cela me cause de
nombreux mais doux soucis », écrit-il à son amie Antonie Brentano. Et il va
jusqu’à confier à son avocat Kanka : « Je suis maintenant le réel et
véritable père du fils de mon frère défunt. » Cela ne pouvait pas bien se
passer.
S’ensuivent des années de guerre juridique avec sa belle-sœur Johanna
qui cherche à être rétablie dans son droit et que Beethoven surnomme le
« chameau à l’haleine empestée » ou encore la « Reine de la nuit », par
allusion au mauvais génie de La Flûte enchantée de Mozart.

Karl est ainsi ballotté entre l’un et l’autre, au gré des différents
jugements. Après quantité de démêlés juridiques, la tutelle est donnée de
façon définitive à Beethoven en 1820. Les relations entre Karl et son oncle
sont tendues et l’enfant fugue à de nombreuses reprises pour rejoindre sa
mère. Il y a malgré tout des périodes d’accalmie, comme en témoignent les
Cahiers de conversation : Karl, souvent présent auprès de son oncle,
participe aux discussions et lui prodigue maints conseils, notamment pour
les programmes des concerts. Il prend des leçons de piano avec Carl
Czerny et se montre un bon élève capable de jouer, d’après Czerny, la
Sonate pathétique. N’empêche. En 1826, n’en pouvant plus de subir la
tyrannie de son tuteur et leurs incessantes disputes, Karl se tire une balle
dans la tête. Il s’en sort et s’engage dans l’armée. Une façon d’échapper à
son oncle et ainsi de recouvrer la liberté.
D’après les témoins, le « chameau » était auprès de Beethoven au
moment de sa mort.
« LE PRÉCIEUX GAGE QUI M’A ÉTÉ CONFIÉ »
Beethoven conduit son neveu à l’institut d’éducation Giannattasio où il
séjournera plusieurs années par intermittence.

À Cajetan Giannattasio del Rio


[Vienne, le 1er février 1816]

Très distingué Monsieur !


J’ai grand plaisir à vous annoncer que demain, je vous apporterai enfin le
précieux gage qui m’a été confié —
du reste, je vous prie une fois de plus de ne laisser absolument aucune
emprise à la mère ; où et quand elle pourra le voir, je discuterai de tout cela
plus en détail avec vous demain. — Vous avez même le droit d’en entretenir
votre domestique dans une certaine mesure, car le mien fut déjà par elle,
certes dans une autre circonstance — corrompu — !
Plus de détails de vive voix à ce sujet, bien que le silence en cette matière
me soit ce qu’il y a de plus cher — le seul intérêt de votre futur citoyen du
monde me contraint à vous faire la présente communication, qui m’attriste.

Recevez, très distingué Monsieur, l’expression de ma très haute


considération.
Votre très dévoué ami et serviteur,

Beethoven
Je me réjouis beaucoup d’aller chez vous.

Et je suis tout à vous,

Karl van Beethoven

« DE QUELLE MANIÈRE À L’AVENIR LA MÈRE POURRA VOIR KARL »


Beethoven donne ses instructions au directeur de l’établissement où Karl
est placé.

À Cajetan Giannattasio del Rio


[Vienne, le 10 février 1816]

Je vous envoie, très distingué Monsieur, le manteau et aussi un livre


d’école de mon Karl, je vous prie également de me faire parvenir la liste des
vêtements et effets qu’il a apportés afin que je me la fasse recopier, car je
suis tenu en tant que tuteur de me porter garant en tout lieu de ses biens
personnels — demain vers midi et demi, j’irai comme préalablement
convenu chercher le petit Karl pour le conduire à une petite académie, ce
après quoi il mangera avec moi, puis je le renverrai chez vous. — Pour ce
qui est de la mère, je vous prie, pendant ces quelques jours, d’avancer le
prétexte qu’il est occupé pour ne point la laisser s’en approcher ; personne
ne le sait et ne peut en juger mieux que moi ; tous les projets que j’ai
échafaudés pour le bien de l’enfant semblent jusqu’à présent avoir été plus
ou moins contrecarrés ; je conviendrai avec vous moi-même de la manière
dont la mère pourra à l’avenir voir le petit Karl ; je ne voudrais pour rien au
monde revivre ce qui s’est passé hier — aussi, j’en prends toute la
responsabilité à ma charge et, pour ce qui me concerne en propre, les juges
régionaux m’ont confié les pleins pouvoirs et l’autorisation de tenir à l’écart
sans aucun scrupule tout ce qui est contraire au bien de l’enfant ; s’ils
avaient pu la considérer comme la mère de plein droit, ils ne l’auraient
certainement pas exclue de la tutelle. —
Quoi qu’elle puisse raconter, aucune captation n’a été exercée à son
égard ; comme chacun sait, le conseil a été unanime à ce sujet. —
Je désire n’avoir aucun tracas en conséquence de tout cela, la charge est
déjà bien lourde à supporter ; après la conversation que j’ai eue hier avec
Adlersburg 1, l’eau peut encore couler sous les ponts avant que l’on sache
enfin précisément ce qu’il doit advenir de l’enfant. — Dois-je en sus de ces
soucis souffrir une deuxième fois les tracas dont je croyais avoir été
complétement débarrassé par votre institut ? —

Portez-vous bien, j’aurai aujourd’hui le plaisir de vous voir.


Recevez la considération de votre très dévoué

Ludwig van Beethoven

«METS UN PANTALON DE DESSOUS »


Recommandations de Beethoven à Karl avant son opération d’une
hernie.

À son neveu Karl


[Vienne, peu avant le 18 septembre 1816]

Mon cher K. Il est nécessaire que tu suives la prescription de M. v[on]


Smetana 2 et aille te baigner un certain nombre de fois avant l’opération ; le
temps est clément aujourd’hui et la période s’y prête encore assez bien, je
t’attendrai à la Stubentor. — Il va de soi que tu demanderas au préalable
une autorisation à M. v[on] G[iannattasio] — mets un pantalon de dessous
ou prends-le avec toi, que tu pourras enfiler tout de suite après la baignade
au cas où le temps se ferait plus froid. — Si le tailleur n’est pas encore là,
quand il viendra, il doit en outre prendre tes mesures pour te faire un
pantalon de dessous en lin, tu en as besoin. Si la femme de G[iannattasio]
sait où il habite, mon domestique pourrait aussi l’envoyer vers toi — sur ce,
porte-toi bien, je suis — même grâce à toi
ton bouton de pantalon,

L. v. Beethoven

« DES ÉMOTIONS IMPOSSIBLES À EXPRIMER »


Celles de Beethoven apprenant les résultats de l’opération.

À Cajetan Giannattasio del Rio


[Baden,] le dimanche 22 septembre 1816
Il est difficile d’exprimer la certitude ; aussi, quand j’ai eu par vous des
nouvelles de l’opération réussie de Karl, mes sentiments en particulier de
gratitude — vous me permettrez ici de ne pas articuler mes propos, et même
de les bredouiller — vous ne verriez aucune objection à ce que mes
sentiments aimeraient vous rendre hommage — silence, donc —
que je désire entendre quel cours prend désormais la situation de mon
cher K[arl], vous pouvez bien vous l’imaginer, mais n’oubliez pas de
m’indiquer de manière précise l’adresse de votre domicile, de sorte que je
puisse vous écrire sans attendre. — […]

« HABITUÉ DU VIVANT DE SON PÈRE


À N’OBÉIR QUE SOUS LES COUPS »

À Cajetan Giannattasio del Rio


(Fragment)
[Vienne ou Nussdrof, début août 1817]

En ce qui concerne la mère, elle a fait savoir expressément qu’elle voulait


voir Karl chez moi, que vous m’avez vu un certain nombre de fois hésitant
à lui accorder plus de confiance, cela doit être attribué à mon sentiment de
rejet des formes d’inhumanités, de surcroît parce qu’elle se trouve hors
d’état de nuire à K[arl] ; du reste, vous pouvez vous imaginer aisément
comment un homme comme moi, habitué à la liberté dans sa relation aux
vivants, peut trouver insupportable ce climat d’anxiété dans lequel je suis
plongé par le fait de K[arl], y contribue aussi sa mère dont je me réjouis de
ne jamais devoir entendre parler ; voilà la raison pour laquelle j’évite de
parler d’elle. — En ce qui concerne Karl, je vous prie de le soumettre à la
discipline la plus stricte, et aussitôt qu’il vous désobéira (ou qu’il refusera
d’écouter ceux à qui il doit obéir), de le punir ; agissez avec lui de
préférence comme vous agiriez avec votre propre enfant et non comme si
vous aviez affaire à un nourrisson, car je vous ai déjà fait remarquer qu’il
avait été habitué à n’obéir que sous les coups du vivant de son père, ce que
je trouvais effroyable, mais il n’a rien connu d’autre et nous ne devons pas
l’oublier. —
Du reste, si vous ne me voyez pas beaucoup, ne l’attribuez à rien d’autre
qu’à ma faible inclination pour la vie en société ; parfois, cela s’exprime
plus qu’à d’autres moments, puis à nouveau moins ; on pourrait prendre
cela pour une instabilité de mes humeurs, mais ce n’est pas cela ; le bien,
indépendamment des événements désagréables, est toujours ce qui seul
m’occupe à l’instant présent ; n’attribuez qu’à notre âge de fer le fait que je
ne vous témoigne pas avec plus de zèle ma gratitude au sujet de Karl, mais
Dieu peut changer toutes choses et ainsi, mes conditions de vie peuvent se
trouver de nouveau meilleures ; dans ce cas, je m’empresserai sûrement de
vous montrer comme je demeure avec ma très haute considération
votre ami reconnaissant,

L. v. Beethoven

Je vous prie de lire cette lettre avec Karl lui-même.

« PRENDRE SES SENTIMENTS EN CONSIDÉRATION »

À Cajetan Giannattasio del Rio


[Vienne, possiblement avant mai 1816]

Vous recevrez, mon très cher ami, le prochain trimestre par


l’intermédiaire de Karl — je vous prie de bien vouloir prendre davantage en
considération ses sentiments et dispositions de l’âme, car en particulier, les
secondes sont le pivot de toutes les vertus, et bien que parfois l’on observe
le produit de ces expressions de l’âme avec moquerie et mesquinerie, nos
plus grands écrivains, tel Goethe entre autres, le considèrent comme une
qualité essentielle ; en effet, sans expressions de l’âme, affirment d’aucuns,
ne peut exister aucun homme d’exception et aucune profondeur ne peut être
présente en lui ; le temps se met à me manquer, vous en saurez davantage
de vive voix sur la manière dont je crois devoir accompagner K[arl] dans
cette voie —
votre ami et serviteur,

L. van Beethoven
« AUCUN ENFANT DE 13 ANS NE DEVRAIT ÊTRE AMENÉ
DEVANT UN TRIBUNAL »

À Franz Xaver Piuk 3


Mödling, le 19 juillet 1819

Très distingué Monsieur !


[…] On veut ces derniers temps envoyer mon neveu devant une
commission, ce que je ne peux en aucun cas approuver, il est innocent, je
peux lui remettre cette preuve ; le faible soutien qu’a reçu le tuteur par moi
désigné de la part de la Haute Tutelle est à côté des intrigues et ruses
infâmes de la mère purement et simplement responsable de ce que mon
pauvre neveu et pupille est resté en arrière dans ses études pendant toute
une année. — Les choses sont faites, maintenant ; mais le citer à
comparaître n’est pas recommandable, car il doit témoigner contre sa mère,
et à cause de nombreuses permissions et d’une attitude indécise à l’égard de
cette dernière, peut-être aussi en raison de machinations de sa mère, il
témoignerait contre moi, comme il l’a déjà fait sous l’influence mauvaise de
celle-ci ; du reste, aucun enfant de 13 ans n’a sa place devant un quelconque
tribunal, « Solum humanae faciei tegumentum decorum, modestia et
verecunda 4 ». Qu’en serait-il de la pudeur si autant de témoins de ses
manquements et de ses erreurs auxquels l’a poussé la méchanceté de sa
mère se présentaient devant un tel tribunal ?!!! Encore une fois, il est
innocent en toutes choses.

« KARL VAN BEETHOVEN, HÉRITIER DE TOUT CE QUE JE POSSÈDE »

À Johann Baptist Bach


Vienne, le 6 mars 1823

Cher et honoré ami !


La mort pourrait arriver sans prévenir et, dans ces moments, nous
n’avons pas le temps de dresser un testament de nature juridique, c’est
pourquoi je vous annonce de ma main par la présente que je déclare mon
cher neveu Karl van Beethoven comme étant mon héritier universel, que
tout sans exception ce qui porte le seul nom de l’un quelconque de mes
biens après ma mort doit lui appartenir au titre de propriété. — Je vous
désigne comme son curateur et s’il ne devait y avoir d’autre testament que
la présente, vous seriez aussitôt de plein droit prié de choisir un tuteur pour
mon cher neveu K. van Beethoven, à l’exception de mon frère Johann van
Beethoven, et de le lui confier selon les lois en vigueur. Je déclare la
présente valable sans limite de temps, comme l’expression de ma dernière
volonté avant ma mort — je vous étreins de tout mon cœur
votre véritable et dévoué ami,

Ludwig van Beethoven

N.B. : les capitaux comptent sept titres de banque ; ce qui par ailleurs
constitue la somme des espèces restantes sera de la même façon sien,
comme les titres bancaires 5.

« TU REDEVIENS TRÈS CHER »

À son neveu Karl


Baden, le 16 août 1823

Mon cher garçon !


[…] j’ai recommencé aujourd’hui à servir mes Muses au sens propre (au
sens impropre, ce serait involontairement) ; je le dois, mais il ne faut pas
que ça se sache, car les bains invitent à jouir davantage, du moins en ce qui
me concerne, des beautés de la Nature, seulement nous sommes trop
pauvres, et il faut écrire, ou de n’avoir pas de quoi [en français, sic] —
travaille maintenant à l’ensemble des préparatifs de ton concours 6, sois
modeste afin de te hisser à un niveau meilleur que celui qu’on te suppose —
contente-toi d’envoyer ton linge directement ici, tu peux encore porter
ton pantalon gris au moins à la maison, car mon cher fils, tu redeviens très
cher !
l’adresse : chez le batteur de cuivre — etc., fais-moi savoir sans attendre
si tu as reçu cette lettre à Schindler — ce méprisable sujet ; je t’enverrai
quelques lignes, car je n’aime pas avoir affaire directement à ce misérable
— si l’on écrivait toujours aussi vite que l’on pense ou ressent, je pourrais
te dire bien des choses qui ne sont pas insignifiantes — pour finir
aujourd’hui, je me souhaite à moi-même qu’un certain Karl puisse mériter
tout mon amour et le si gros souci que je me fais pour lui, et qu’il sache
s’en montrer digne ; bien que j’aie, comme tu le sais, certainement peu
d’exigences, il est malgré tout tant de facettes depuis lesquelles on peut
montrer aux meilleurs et aux plus nobles qu’on reconnaît et perçoit cette
qualité en eux — je t’embrasse de tout mon cœur
ton fidèle et sincère

père

« J’AI OUBLIÉ LE CHOCOLAT »

À son neveu Karl


Baden, le 17 mai [1825]

Mon cher fils !


Il fait un temps effroyable ici, il fait même aujourd’hui encore plus froid
qu’hier, si bien que je peux à peine bouger les doigts pour écrire, il me
semble pourtant que ce ne soit le cas qu’ici dans les montagnes et
particulièrement à Baden — j’ai oublié le chocolat aujourd’hui, je suis
navré de devoir t’importuner ainsi. Tout cela devrait sans doute aller en
diminuant, je t’envoie 2 florins, ajoute les 15 kreutzers ; envoie le chocolat
si possible par la voiture postale de cet après-midi, sinon après-demain, je
n’en aurai plus ; tes logeurs t’aideront certainement.
Que Dieu soit avec toi, je recommence assez souvent à écrire, pourtant il
est presque impossible par ce temps froid d’une immense tristesse d’arriver
à quelque chose —
comme toujours ton bon et fidèle

père

« ACCOURS DANS MES BRAS »


À son neveu Karl
[Vienne, entre le 15 octobre 1825 et le début du mois
d’août 1826]

Mon cher fils !


arrête-toi seulement — accours seulement dans mes bras, tu n’entendras
aucun mot dur, ô Ciel, ne t’enfonce pas dans ton malheur, tu seras comme
toujours reçu avec amour ; ce à quoi nous devrons réfléchir, ce qu’il faudra
faire à l’avenir, nous en parlerons affectueusement ; ma parole d’honneur,
ne t’attends à aucun reproche de ma part, puisque cela ne porterait
désormais plus aucun fruit, mais seulement à la sollicitude toute pleine
d’amour et à mon aide — viens simplement — viens vers le cœur fidèle de
ton père. —

Beethoven

Viens tout de suite à la maison quand tu auras reçu cette lettre.


Au nom de Dieu, reviens aujourd’hui à la maison, qui sait quel risque tu
pourrais encourir, hâte-toi, hâte-toi
Lisès la lettre et restés à la maison chez vous, venes de m’embrasser
votre père vous
Vraiment adonné, soyez assurés, que tout cela resterà entre nous. [en
français]

« KARL A UNE BALLE DANS LA TÊTE »

Au Dr Karl von Smetana


[Vienne, probablement le 6 août 1826]

Hautement honoré Monsieur v. Smetana.


Un grand malheur est arrivé, provoqué accidentellement par Karl contre
lui-même, espère le sauvetage encore possible, par vous surtout, seulement
si vous arrivez rapidement, Karl a une balle dans la tête, comment, vous
l’apprendrez tantôt — mais faites vite, au nom du Ciel, vite,
respectueusement vôtre,
Beethoven

La nécessité d’agir rapidement l’a obligé à se rendre chez sa mère où il se


trouve maintenant, ci-joint l’adresse.

« KARL VEUT REJOINDRE L’ARMÉE »

À Karl Holz
[Vienne], le 9 septembre 1826

Mon très cher ami !

[…] K.[Karl] veut absolument rejoindre l’armée, il m’a écrit, je lui ai


aussi parlé : il serait préférable qu’il entre d’abord dans un institut militaire
comme celui de [Wiener] Neustadt ; si vous y allez avec vos amis, vous
n’auriez qu’à demander au colonel Faber 7 si les années passées ici à Vienne
sont comptées de la sorte ; je ne crois pas, parce qu’on paie pour y entrer, et
K.[Karl] peut immédiatement en sortir comme officier, car rester longtemps
cadet, je ne considère pas cela comme une bonne chose ; ou bien si nous
voulons qu’il devienne officier de cette façon, on devra, en plus de sa solde
d’officier versée dans un premier temps, ajouter un extra qui lui permette de
vivre : on ne peut pas accepter qu’il soit traité en forçat ; du reste, je ne suis
pas du tout favorable à l’état de soldat ; puisque vous êtes là, désormais tout
ira à coup sûr presto ; je suis las et longtemps encore la joie me fuira. […]
comme toujours reconnaissant et vôtre,

Beethoven

1. Avocat qui représente les intérêts du neveu Karl à la demande de Beethoven, puis devient co-tuteur
de la succession Kaspar Karl van Beethoven.
2. Le chirurgien.
3. Magistrat au Sénat pour les affaires civiles.
4. « La seule robe d’honneur de la créature humaine est la pudeur et la sincérité. »
5. Beethoven avait en sa possession huit actions de la Banque nationale autrichienne.
6. Un examen de fin d’études.
7. En charge de l’institut militaire de Wiener-Neustadt.
Chapitre 11

La fin

En proie sa vie durant à quantité de maux, Beethoven capitule en


décembre 1826 : alors qu’il revient d’un séjour chez un de ses frères, il est
saisi d’un froid funeste. Il ne se relèvera plus. « Je te dérange à contrecœur
mais qui sait, il se peut que le destin vienne t’affranchir complètement de
cette corvée », écrit-il à son neveu Karl en janvier 1827. Les visiteurs se
pressent au chevet du malade qui subit en vain cinq opérations. Malgré ces
vicissitudes, la musique est toujours là. Accompagné au piano, le ténor
Ludwig Cramolini chante pour lui le grand air de Fidelio, Beethoven le
suivant des yeux. Il fait accrocher au-dessus de son lit la gravure de la
maison natale de Haydn à Rohrau, parcourt les volumes des œuvres de
Haendel dont il a reçu l’intégrale en février 1827. En mars, il reçoit le don
magnifique fait par la Société philharmonique de Londres : 100 livres
sterling (2 500 francs-or), dont il remercie le pianiste Moscheles qui a servi
d’intermédiaire et à qui il énumère ses projets de composition… Il se
préoccupe également d’obtenir le paiement des trois quatuors du prince
Galitzine, qui ne sera effectif que bien longtemps après sa disparition. Et il
se distrait en lisant Walter Scott, qui parfois l’impatiente : « L’animal
n’écrit que pour gagner de l’argent ! », s’écrie-t-il un jour.

Le 23 mars, il ajoute à son testament un codicille qui désigne son neveu


comme son légataire universel. C’est alors qu’il prononce les mots de
l’empereur Auguste : « Plaudite, amici, finita est comœdia. »
(« Applaudissez, mes amis, la comédie est finie. ») Le 24, il reçoit les
derniers sacrements, avant de perdre connaissance. Il meurt le
26 mars 1827 à la fin de l’après-midi, en présence du compositeur Anselm
Hüttenbrenner et de Johanna van Beethoven, selon le témoignage de
Hüttenbrenner qui raconta ainsi sa disparition : « Vers cinq heures, un
violent coup de tonnerre retentit. En même temps, un éclair illuminait la
chambre (devant la maison, le sol était couvert de neige). À ce phénomène
si extraordinaire qui m’impressionna vivement moi-même, Beethoven ouvrit
les yeux tout grands ; il souleva sa main droite… Quand sa main retomba
sur le lit, ses yeux étaient à demi voilés. Aucun souffle ne sortait plus de ses
lèvres, le cœur avait cessé de battre… » Son frère Johann est dans la pièce
à côté avec le peintre Joseph Teltscher, qui a laissé une esquisse du
mourant.
Le 29 ont lieu les funérailles. Après les obsèques célébrées en la
cathédrale Saint-Étienne, une foule immense — près de trente mille
personnes — assiste à la procession qui mène le cercueil à travers les rues
de Vienne jusqu’au cimetière. Le cercueil porté par huit kapellmeister est
suivi par Stephan et Gerhard von Breuning, son frère Johann van
Beethoven et Johanna van Beethoven, la mère de Karl. Parmi les porteurs
de flambeaux, ses amis et un grand nombre de musiciens viennois, dont
Schubert. La procession se déroule au son de la « Marche funèbre sur la
mort d’un héros », troisième mouvement de la Sonate pour piano n° 12 op.
26 arrangée pour orchestre, et du chœur Miserere WoO 130
qu’accompagnent quatre trombones. À l’entrée du cimetière, l’acteur
Heinrich Anschütz lit l’oraison funèbre écrite par Grillparzer en l’honneur
de son ami. Soixante et un ans plus tard, les restes de Beethoven seront
inhumés au cimetière central de Vienne, dans le parterre réservé aux
musiciens.
« AVEC LA GUÉRISON, CELA MARCHE ENCORE TRÈS LENTEMENT »
Beethoven, qui a déjà subi trois opérations, s’attend à être opéré une
quatrième fois.

À Franz Gerhard Wegeler, Coblence


Vienne, le 17 février 1827

Mon vieil et digne ami !


[…] Avec la guérison, si je puis appeler cela ainsi, cela marche encore
très lentement. Il est à supposer qu’il faudra s’attendre à une quatrième
opération 1, bien que les médecins n’en aient encore rien dit. Je m’arme de
patience et me dis à moi-même : de tout mal il peut parfois sortir quelque
chose de bien. — Cependant, je me suis étonné, en lisant ta dernière lettre,
que tu n’aies encore rien reçu. — D’après la lettre que tu reçois en ce
moment, tu peux voir que je t’ai déjà écrit le 10 décembre dernier. Le cas
est le même avec le portrait ; quand tu le recevras, tu pourras en juger à la
date qui y figure. — Madame Stephen a parlé — en un mot, Stephen 2
attendait une occasion pour t’envoyer ces choses : mais elles sont restées à
leur place jusqu’à la date d’aujourd’hui et il s’est vraiment avéré difficile
jusqu’aujourd’hui de se faire renvoyer quoi que ce soit. Tu recevras donc le
portrait avec la poste, par laquelle M. Schott te fera aussi parvenir de la
musique. — Combien j’aimerais encore t’en dire aujourd’hui, mais je suis
si faible, c’est pourquoi je ne puis rien ajouter sinon t’étreindre en esprit,
ainsi que ta petite Lotte 3. Avec toute mon amitié et mon affection pour toi
et les tiens,
Ton vieil ami fidèle,

Beethoven

« JE POURRAIS BIEN EN ÊTRE RÉDUIT À L’INDIGENCE »


Beethoven demande au pianiste Ignaz Moscheles, qui vit à Londres,
d’intercèder en sa faveur.
À Ignaz Moscheles à Londres
Vienne, le 22 février 1827

Mon cher Moscheles !


Je suis convaincu que vous ne m’en voudrez pas si je vous importune
avec une prière, comme je le fais avec Sir Smart auquel est destinée une
lettre ci-jointe. En un mot, la chose est la suivante : il y a déjà quelques
années de cela, la Société philharmonique de Londres m’a fait la
magnifique offre d’organiser une académie à mon bénéfice. En ce temps-là,
je n’étais pas, Dieu soit loué, dans une situation qui m’obligeait à recourir à
cette noble proposition. Il en va tout autrement aujourd’hui, où je suis tenu
de garder le lit depuis bientôt trois mois en raison d’une maladie
péniblement longue. C’est l’hydropisie. — Schindler vous en dira plus dans
sa lettre ci-jointe.
Vous connaissez depuis longtemps ma vie, savez aussi comment et de
quoi je vis. Il n’est plus question aujourd’hui pour moi depuis longtemps de
composer, aussi, je pourrais hélas me retrouver dans une situation qui me
pousserait à l’indigence. — Vous n’avez pas seulement des relations
étendues à Londres, mais aussi une influence significative auprès de la
Société philharmonique. C’est pourquoi je vous prie de l’y employer le plus
que vous pourrez afin que la Société philharmonique renouvelle à présent
cette noble décision et veuille la mettre bientôt à exécution. La lettre ci-
jointe à Sir Smart est de même contenu, comme une autre que j’avais déjà
envoyée à Monsieur Stumpff. Je vous prie seulement de faire parvenir la
lettre à Sir Smart, de vous rapprocher de lui et de tous mes amis à Londres
en vue d’encourager la réalisation de ce projet.
Même dicter me devient difficile, tant je suis faible. Transmettez mes
compliments à Madame votre gracieuse épouse et soyez assuré que je serai
toujours
Votre ami,

[Beethoven]

Ne tardez toutefois pas à me répondre, afin que je sache ce que je puis


espérer.
« J’ENDURE LA MORT DANS LA VIE »

À Ignaz Moscheles à Londres


Vienne, le 14 mars 1827

Mon cher bon Moscheles !


J’ai appris ces jours-ci par Monsieur Lewinger 4 que dans une lettre du
10 février, vous cherchiez à savoir ce qu’il en était de ma maladie, au sujet
de laquelle se colportent toutes sortes de rumeurs. Bien que je ne doute
aucunement de ce que vous ayez déjà reçu ma lettre adressée à vous le
22 février, laquelle vous instruira de tout ce que vous désirez savoir, il m’est
difficile de ne pas vous remercier chaleureusement ici de l’intérêt que vous
portez à mon triste sort, et de vous inciter encore une fois à avoir à cœur de
vous intéresser à ma première demande déjà connue de vous depuis ma
première lettre ; — et je sais presque d’avance que vous réussirez
certainement en vous joignant à Sir Smart, Monsieur Stumpf, Monsieur
Neat et d’autres de mes amis à obtenir un résultat probant en ma faveur
auprès de la Société philharmonique. — J’ai depuis cette lettre déjà récrit à
Sir Smart, car j’ai trouvé son adresse par hasard et lui ai en outre formulé
encore une fois expressément ma demande.
Le 27 février, j’ai été opéré pour la quatrième fois et me voilà à nouveau
avec des preuves visibles de ce qu’il me faut me préparer à une prochaine
cinquième opération. À quoi cela doit-il conduire et que va-t-il advenir de
moi si cela continue encore ainsi pendant un certain temps ? — C’est
vraiment un sort cruel qui m’a atteint ! Je m’en remets toutefois à la
sentence du destin et me résigne à prier Dieu de bien vouloir entraîner dans
le cours de sa volonté divine le dessein de me voir préservé de l’indigence,
aussi longtemps que je devrai ici endurer la mort dans la vie. Cela me
donnerait toute la force de supporter mon sort, aussi dur et effrayant puisse-
t-il être, en m’en remettant à la volonté du Tout-puissant.
Ainsi, mon cher Moscheles, je m’en remets à vous une fois de plus dans
cette affaire et demeure avec ma très haute considération
Votre ami,

[Beethoven]
Hummel est ici et m’a déjà rendu visite plusieurs fois.

« UN MALADE EST COMME UN ENFANT »

Au baron Johann Baptist Pasqualati


[Vienne, possiblement le 13 mars 1827]

Ami vénéré
Mes remerciements pour le plat que vous m’avez fait envoyer hier, un
malade est comme un enfant, avide de ces choses-là, c’est pourquoi je
demande aujourd’hui de la compote de pêches, pour les autres aliments, je
dois d’abord demander conseil aux médecins — pour ce qui est du vin, ils
trouvent que le Grinzinger est ce qui me convient le mieux, mais à tous les
autres, ils préfèrent un vieux Krumpholz-Kirchner — puisse mon
explication n’entraîner aucune mésinterprétation de votre part —
Avec ma très haute et cordiale considération,

votre ami Beethoven

« UNE NOUVELLE SYMPHONIE POUR LES GÉNÉREUX ANGLAIS »

À Ignaz Moscheles à Londres


Vienne, le 18 mars 1827

Mon cher bon Moscheles !


Avec quelle émotion j’ai parcouru votre lettre du 1er mars, je ne puis vous
le décrire avec des mots. La grandeur d’âme de la Société philharmonique,
avec laquelle on a presque anticipé ma demande, m’a touché au plus
profond de mon être. — Aussi, je vous sollicite, cher Moscheles, pour que
vous soyez l’organe par lequel je ferai parvenir mes remerciements les plus
chaleureux et les plus sincères à la Société philharmonique pour sa
sympathie particulière et son soutien.
Je me suis trouvé contraint de percevoir immédiatement la somme
intégrale de 1 000 florins en monnaie conventionnelle pour la raison que
j’étais dans la situation désagréable de devoir emprunter de l’argent, ce qui
m’aurait placé une nouvelle fois dans l’embarras.
En considération de l’académie que la Société philharmonique a décidé
d’organiser pour moi, je prie la société de ne pas abandonner ce noble
dessein et de déduire des bénéfices de cette académie ces 1 000 florins en
monnaie conventionnelle qu’elle m’a déjà avancés. Et si la société veut
aussi avoir la grande bonté de me faire parvenir le reste, je me ferai le
devoir alors d’exprimer à la société ma reconnaissance la plus profonde en
m’engageant à lui écrire soit une nouvelle symphonie dont les esquisses
sont déjà sur mon pupitre 5, soit une nouvelle ouverture, voire quelque
chose d’autre que souhaiterait la société.
Puisse le Ciel daigner me rendre très bientôt ma santé afin que je montre
à ces Anglais empreints de grandeur d’âme combien je leur sais gré de leur
égard pour ma triste destinée.
Leur noble attitude restera à jamais gravée dans ma mémoire, tout
comme j’adresserai des remerciements supplémentaires tout particuliers à
Sir Smart et à Monsieur Stumpf.
Je vous souhaite tout le bonheur possible ! Avec les pensées les plus
amicales, je demeure votre ami qui vous tient en très haute estime,

Ludwig van Beethoven

Mes sincères compliments à votre épouse.


À Monsieur Rau 6, je vous suis redevable ainsi qu’à la Société
philharmonique d’un nouvel ami.
Je vous prie de transmettre à la Société philharmonique ma symphonie
métronomisée 7. En voici les indications de tempos :
« COMMENT VOUS REMERCIER
POUR CET EXCELLENT CHAMPAGNE ! »

Au baron Johann Baptist Pasqualati


[Vienne, après le 7 mars 1827]

Ami vénéré !
Comment pourrais-je assez vous remercier pour cet excellent
champagne ! Comme il m’a remis sur pied et me remettra encore sur pied !
Pour aujourd’hui, je n’ai besoin de rien et vous dis merci pour tout — quel
que soit le résultat que vous pourriez obtenir à propos des vins, merci de me
les noter, je me ferai un plaisir de vous en dédommager à la mesure de mes
moyens — je ne pourrai continuer à écrire aujourd’hui, que le Ciel surtout
vous bénisse, et pour votre affectueuse sympathie
à l’égard de celui qui vous estime profondément,

Beethoven souffrant

1. Elle aura lieu le 27 février.


2. Le fonctionnaire et le librettiste Stephan von Breuning (1774-1827).
3. Beethoven écrit Lottchen, « ta petite Lotte », au lieu de Lorchen, « ta petite Lore » (Éléonore von
Breuning).
4. Samuel Lewinger, négociant de gros.
5. Beethoven avait brièvement travaillé à une symphonie en do mineur / mi bémol majeur en
1822/1823 et 1825. Il existe des esquisses d’une ouverture B — A — C — H.
6. Sebastian Rau avait remis à Beethoven l’argent de la Société philharmonique.
7. Il s’agit de la Neuvième Symphonie commandée par la Société philharmonique, institution toujours
en exercice. Moscheles a écrit sur la page suivante : « Indication métronomique des tempi de la
dernière symphonie de Beethoven, op. 125 ».
Note du traducteur

Au début du XIXe siècle, alors que l’orthographe du français fait depuis


longtemps l’objet de prescriptions, les intellectuels du monde germanique
profitent de la grande liberté que leur confère le peu d’homogénéité de
l’allemand — sans doute à l’image d’une unité politique encore non réalisée
et laissée en chantier par les guerres napoléoniennes. Ainsi, l’absence de
règles strictes est la raison pour laquelle un lettré tel que Beethoven
s’impose si peu de contraintes, jusque dans l’écriture des noms propres.
L’usage local, les variantes dialectales de l’allemand, ont sans doute aussi
quelque influence sur l’orthographe, bien que Beethoven soit précisément le
représentant d’une Allemagne dont la conscience d’exister en tant que
nation se concrétise avant tout dans la mobilité des intellectuels et artistes
de l’un à l’autre des états qui la constituent dans l’imaginaire poétique et
historique.

Dans la présente entreprise de retraduction d’une centaine de lettres de


Beethoven — les principaux précédents français étant les traductions de
Jean Chantavoine (1903) et Jean Chuzeville (1960) —, la ponctuation est ce
qui a posé le plus de difficultés : le désir d’une édition fidèle à la lettre
beethovénienne a dû maintes fois céder devant les contraintes d’une édition
de lecture aisée, accessible à tous. La ponctuation du Maître est pourtant à
l’image de la spontanéité de ses humeurs et l’attention qu’elle appelle nous
semble contribuer à la composition d’une physionomie autrement plus
exacte, de la même façon que l’acte créateur chez Beethoven implique
abîmes, aspérités, heurts et hésitations. Aussi avons-nous cherché à nous en
approcher le plus possible tout en observant les contraintes qui sont celles
de l’édition française contemporaine, notamment dans l’emploi de ces tirets
(« Gedankenstriche », littéralement tirets de pensée) si fréquents dans la
prose littéraire allemande des XVIIIe et XIXe siècles, de Gotthold Ephraim
Lessing à Friedrich Nietzsche.

Sofiane Boussahel
© Libella, 2019
Du même auteur

Aux Éditions Buchet/Chastel


Écouter Sibelius, avec Eric Tanguy, 2017
Cahiers de conversation de Beethoven, nouvelle édition, 2015
Un dîner en musique, avec Michel Portos, 2014
La numérisation de cette œuvre
a été réalisée le 24 octobre 2019 par V. Fouillet
ISBN 9782283033623

L’édition papier de cette même œuvre


a été achevée d’imprimer en septembre 2019
par l’Imprimerie Floch à Mayenne
(ISBN 9782283031957)
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