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© Éditions Tallandier, 2019

48, rue du Faubourg-Montmartre – 75009 Paris


www.tallandier.com

EAN : 979-10-210-2912-5

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


« Saviez-vous que la voix humaine est le seul instrument pur ? Qu’elle
a des notes qu’aucun autre instrument n’a ? C’est comme se trouver
entre les touches d’un piano.
Les notes sont là, vous pouvez les chanter, mais on ne peut les trouver
sur aucun autre instrument. C’est comme moi. Je vis entre les choses.
Je vis entre deux mondes, le monde noir et le monde blanc. Je suis
Nina Simone, la star, et je ne suis pas elle, je suis une femme. Mon
moi le plus secret se trouve quelque part entre ces mondes. »
NINA SIMONE, I Put A Spell On You.

« Accordez aux fous une qualité qui n’est pas à dédaigner : seuls, ils
sont francs et véridiques. »
ÉRASME, Éloge de la folie.
Prologue

Help !

On murmure qu’elle est dangereuse. Que lorsqu’elle sort de chez elle,


elle tient dans son sac à main un pistolet à grenaille. Qu’elle aurait même
tiré un coup de feu sur des enfants du quartier. La plupart du temps, elle
reste barricadée dans sa vieille maison du Sud de la France, une bâtisse au
toit de tuiles roses et aux murs jaunes mangés par le lierre. Une villa de
bord de mer mais d’où ne se dégage pas la chaleur habituelle des maisons
de Provence. À travers les stores baissés et les rideaux tirés s’échappent des
sons inquiétants. Les notes dissonantes d’un piano désaccordé, des cris, des
gémissements. Comme si ce lieu baignait dans une atmosphère
fantomatique. À Carry-le-Rouet, à l’aube des années 2000, certains
affirment même que cette maison est hantée. Peu connaissent le nom de sa
propriétaire.
Au premier étage, le vent fait frissonner les rideaux tirés sur la fenêtre
ouverte. Parfois, un souffle chaud s’engouffre et fait tressaillir la masse
sombre qui gît là, dans l’obscurité. Une vieille et grosse femme noire. Des
rayons de lumière éclairent son visage par intermittence. Les ravages de
l’alcool, de la cigarette, des tourments et des médicaments y ont creusé
leurs sillons. Ses joues sont affaissées, ses yeux cernés, sa peau abîmée. Il
règne dans cette chambre une odeur lourde. Comme il est loin le temps où
on lui servait de copieux petits déjeuners dans des draps propres et blancs.
La porte s’entrouvrait. Clifton apparaissait avec un plateau d’argent. Du thé
noir bouillant, un œuf à la coque, quelques french croissants et le New York
Times entre la théière et le sucrier. There you go, Nina !
Mais ces dernières semaines, avec cette foutue maladie… Son état s’est
dégradé d’un coup. Le parfum des croissants chauds a laissé place à des
effluves de mort qui planent sur ce corps échoué, miné par la douleur.
Autrefois, elle aurait crié pour qu’on lui vienne en aide. Dieu sait qu’elle a
toujours su se faire respecter ! On dit même qu’elle est tyrannique,
agressive, terrorisante parfois. Ça l’amuse… En réalité, elle a toujours joué
de sa capacité à faire peur à son entourage. Entre autorité et despotisme, la
frontière est ténue et elle aime la frôler… jusqu’aux limites. Mais lorsque la
fureur l’emporte, la violence qui s’empare d’elle est telle qu’elle peut la
rendre dangereuse. Comme ce jour où elle a brandi un couteau de cuisine à
la lame étincelante et hurlé à Clifton qu’elle allait le tuer. Ses yeux
exorbités étaient si menaçants que le pauvre est parti en courant, sautant
par-dessus le grillage du jardin pour lui échapper. D’ordinaire, pourtant, elle
sait toujours repasser du bon côté à temps, tempérer la fureur par la
douceur, les amadouer tous, leur faire son numéro de charme… Si bien
qu’ils finissent toujours par l’aimer telle qu’elle est. Impérieuse et
impériale.
Elle se méfie de tous ceux qui l’entourent. Aussi dévoués soient-ils, elle
sait qu’au fond, ils sont comme les autres, comme toutes ces enflures du
show-biz : uniquement intéressés par son argent. Ce qui est ironique
puisqu’elle n’en a presque plus. Money, money, money. Elle n’en a jamais
eu assez et ce qu’elle a, elle l’a toujours dépensé en un claquement de
doigts. Encore aujourd’hui, elle en est persuadée, Clifton et même peut-être
Javier, les derniers qui demeurent à ses côtés, veulent lui voler les quelques
sous qui lui restent. Pourquoi sinon seraient-ils encore là ? L’autre jour, elle
a aperçu Clifton fouillant dans ses tiroirs, extrayant des liasses de dollars et
les enfouissant dans sa poche. Elle n’a rien dit, pas même bronché.
Qu’aurait-elle pu faire ? Malgré l’amertume et l’aigreur, elle est trop faible
désormais, trop dépendante, pour s’indigner. Elle ne peut pas prendre le
risque qu’on la laisse croupir seule – sans lui apporter à manger, sans même
une aide pour sa toilette –, incapable de soulever son corps douloureux, si
douloureux.
Allongée sur son matelas dans un silence inquiétant, elle fixe le vide de
ses grands yeux noirs. À nouveau, ses démons l’assaillent, revenant par
vagues. Des visions étranges qui flottent tout autour d’elle. Des voix qui
résonnent à ses oreilles. Ces forces destructrices font tourner dans sa tête
des souvenirs ressassés qui s’entrechoquent. Sans logique ni chronologie. Il
y a les escrocs de l’industrie du disque, et aussi Tryon, sa ville natale, en
Caroline du Nord. Et voilà Miz Mazzy, son premier professeur de piano. Et
puis Bach. Bach qu’elle a découvert alors qu’elle était tout enfant et dont
elle n’a rien oublié, pas un prélude, pas une fugue. Tout ça est là, gravé
en elle. Dans ses doigts qui soudain fourmillent sous les draps. Rejouera-t-
elle un jour ?
On dit souvent qu’à l’approche de la mort, chacun revoit sa vie défiler.
Maintenant, au moment de quitter la scène, elle est assise au piano du Curtis
Institute, à Philadelphie, ce fameux jour où son existence a basculé. À quoi
aurait-elle ressemblé d’ailleurs si sa mère et Miz Mazzy ne l’avaient pas
poussée à passer ce concours ? Elle revoit aussi tous les hommes qu’elle a
connus, Edney, Andy, Imojah, C.C. Toute sa vie, elle se sera jetée dans les
bras des hommes avec le désespoir d’une femme cherchant une
échappatoire pour se délester du fardeau du monde. Comme si seul un
homme pouvait panser ses plaies. Mais même Edney, son grand amour de
jeunesse, même lui l’aura finalement repoussée. Elle l’a revu il y a quelques
années, à Tryon, et il a évité de croiser son regard. Soudain, l’émotion l’a
gagnée. Un instant, elle a songé à la vie qu’elle aurait pu mener à ses côtés :
une vie tranquille, normale, où sa passion n’aurait pas pris le pas sur tout le
reste. Ne l’aurait pas dévorée jusqu’à la destruction. Elle essaie de
s’imaginer soudain cette existence ordinaire de mère de famille. Non, bien
sûr, elle n’aurait pas pu. Son destin était indissociable de la musique.
N’empêche qu’à Tryon, ce jour-là, elle a senti des larmes amères couler le
long de ses joues. Et comme elle les essuyait avec un mouchoir, son visage
s’est crispé. Son ventre s’est noué. Et son tic de la bouche a repris. C’est
comme ça depuis toujours, quand elle est angoissée, sa bouche se met à
avancer d’avant en arrière. Comme si elle mâchait du chewing-gum. Son
entourage a appris à reconnaître ce signal. Tous savent qu’il vaut mieux ne
pas l’approcher dans ces moments-là.
Au fond, elle a toujours été seule. Elle a tout fait pour tenter de ruser
avec cette chienne de solitude, mais rien ni personne n’est jamais parvenu à
combler le gouffre qui s’est creusé en elle au fil des années. Ni les hommes,
ni le whisky, ni sa fille, Lisa, qu’elle n’a pas revue depuis… oh, depuis
combien de temps ? Aujourd’hui, elle les maudit tous, elle en veut au
monde entier. Seule elle a toujours été. Seule elle est en train de finir. Avec
le désespoir pour unique compagne. Et la douleur. Cette déchirure qui la
cloue au matelas et que rien ne soulage. Encore une fois, elle tente de se
retourner. Clifton, help ! Mais personne ne l’entend. « Y a-t-il quelqu’un
dans cette maison ? » Elle se rappelle avoir entendu le ronronnement d’un
moteur de voiture. Clifton et Javier ont dû partir faire des courses. Mais
Dieu que cette souffrance est intenable. Son front sue à grosses gouttes. Elle
ferme les yeux. À l’aide ! À l’aide ! Elle se voit se débattre et sombrer. Est-
ce qu’elle aura toujours été ça, au fond ? Une femme qui se débat et qui
sombre ? Et dont la musique n’aura été qu’un cri, un cantique transperçant,
une plainte sans fin, sans réponse – à l’aide !
Dans ce silence hanté par le passé, quelque part entre le sommeil et
l’éveil, une vision surgit. Apaisante enfin : celle de son père, John Divine
Waymon. Daddy. My Daddy… Lui seul pourrait lui venir en aide. Come on
Baby… Il a toujours été là dans les moments difficiles. Lui ou son esprit. Ils
ont veillé sur elle à chaque audition. Chaque concert… Elle repense à sa
gloire passée. Sa mémoire a brouillé les contours de ces souvenirs heureux.
Elle les recrache par fragments. Le grondement des applaudissements au
Carnegie Hall. « NINA SIMONE » écrit en grandes lettres blanches,
étincelantes, au fronton du théâtre. Le public se levant et scandant son
nom… Elle ressent la jouissance de s’avancer sur cette scène mythique…
Brièvement, elle retrouve l’excitation du concert. Règle le tabouret du
Steinway. Penche la tête. Se concentre. Encore un ou deux « tousseurs » et
puis plus rien. Rien que ce silence pur et transparent qui entoure les
premières notes. Elle a cette sensation grisante de maîtriser l’effet de
chacune. De sculpter les émotions du public suspendu jusqu’au dernier
accord. Lorsque ses mains se soulèvent lentement, celles du public se
joignent. Il applaudit, encore et encore. Des applaudissements à n’en plus
finir. Qui assourdissent et étourdissent.
Une fois de plus, il lui vient l’envie de tout reprendre à zéro. À quel
moment le rêve s’est-il fracassé ? Que s’est-il passé dans cette vie qui a tout
fait dérailler, soudain ? Elle voudrait comprendre. Et comme pour mieux
ressaisir le cours de son destin brisé, elle tente de se redresser. Mais son dos
lui arrache une nouvelle plainte et elle retombe sur les oreillers. Oh God…
Such a waste… Elle était pourtant ce petit génie sur qui reposaient tous les
espoirs de sa communauté, cette enfant prodige au parcours tout tracé,
destinée à devenir la première concertiste classique afro-américaine des
États-Unis. Elle referme les yeux et son père apparaît de nouveau. Il se tient
tout droit sous ses paupières closes, avec son chapeau noir, ses rides
rassurantes et sa voix douce. Il vient même s’asseoir à côté d’elle, au bord
du lit. Il l’encourage. Elle, sa petite fille si talentueuse, si concentrée, si
évidemment douée… Ils avaient tous vu tout de suite à quel point elle était
brillante. Dès qu’un piano avait fait son entrée dans la maison familiale.
Elle avait alors deux ans et demi et elle ne s’appelait pas encore Nina, mais
Eunice. Eunice Kathleen Waymon. C’était au milieu des années 1930, à
Tryon, en Caroline du Nord. À Tryon où tout a commencé.
Eunice Waymon, 8 ans, Tryon, Caroline du Nord.
1

Eunice

« Les chagrins des enfants engendrent


les révolutionnaires les plus dangereux. »
LYDIE DATTAS, La Chaste Vie de Jean Genet

1936. Tryon, Caroline du Nord. Il est environ dix heures du matin


lorsque, sur les hauteurs de la ville, toute la communauté noire se presse
devant l’église Saint-Luke. C’est l’office dominical. Dans la chaleur
presque insoutenable de l’été, au milieu du bourdonnement des moustiques,
des hommes en costume et chapeau élégant, ainsi que des femmes en
tailleur ou robe à fleurs, soigneusement coiffées, sacs à main brodés et
colliers de perles, prennent place sur les bancs de la nef dans l’odeur de pin
et l’excitation. L’église est plus bondée encore que d’habitude. Il faut dire
que ce dimanche n’est pas un dimanche comme les autres : tous ce jour-là
sont venus voir et entendre un prodige. Un prodige nommé Eunice.
Eunice. On dit qu’à trois ans et demi, cette toute petite fille est capable
de jouer d’oreille, au piano, des cantiques et des hymnes religieux. On dit
que la musique est « en elle » comme un don de Dieu. Cette enfant n’est
autre que la fille de la révérende Mary Kate Waymon, la pasteure
méthodiste de la ville. Une femme bien connue pour ses prêches vibrants et
sa ferveur religieuse. Ce jour-là, la révérende a décidé d’emmener Eunice à
l’église. La petite fille – la sixième de ses huit enfants – introduira à l’orgue
son sermon. Mrs Waymon pressent que cela fera forte impression sur les
croyants. Et c’est vrai, personne, à Tryon, n’a voulu rater ça.
Il faut voir l’agitation à Saint-Luke. Les fidèles s’assoient, se relèvent,
font signe aux amis, s’embrassent, bavardent, s’éventent avec les livres
bibliques pour mieux supporter la chaleur. Chacun cherche à être le mieux
placé pour apercevoir l’orgue. À droite de l’autel, Mary Kate installe sa fille
devant l’instrument. Sur une chaise de paille, elle entasse plusieurs coussins
pour qu’Eunice soit bien à la hauteur du clavier. Les petits pieds de l’enfant
se balancent dans l’air au-dessus des pédales. Les bancs finissent de se
remplir. Et Eunice se met à jouer. Les premières mesures d’un cantique.
Heaven belongs to you. If you love right, heaven belongs to you. Ses
minuscules doigts enfoncent sans hésitation l’ivoire des touches. Un hymne
d’ouverture, puis un autre : dans l’assistance, chacun retient son
souffle. Hormis la musique, on ne distingue plus un bruit, pas un
craquement de parquet, pas un mouvement de chaise, pas un éternuement.
Seul s’élève le chant de l’orgue, sublime mélodie née comme par magie
sous les menottes veloutées d’un être haut comme trois pommes.
Toute l’église écarquille les yeux. Comment un talent aussi inouï – au
sens propre du terme – est-il possible ? The Lord Himself must be trying to
tell us something, chuchotent les gens, convaincus que le Seigneur essaie de
leur faire passer un message. Une manifestation divine, oui, cela ne peut
être que ça. Cette fillette doit être habitée par l’esprit du Très-Haut. Lorsque
l’orgue s’arrête, on se tourne vers la révérende Waymon. On la félicite pour
le miracle vivant dont elle a accouché et on la mitraille de questions. Alors
Mary Kate raconte encore et encore la même histoire : un jour, il y a peu, en
rentrant chez elle, elle a découvert sa petite Eunice s’amusant à restituer
d’oreille, sur le petit harmonium du salon, son cantique préféré : « God Be
With You Till We Meet Again ». Cet air qu’elle fredonne en permanence en
faisant la cuisine ou en étendant le linge. Alors même qu’elle n’avait encore
jamais touché à l’instrument, Eunice jouait ce morceau en fa majeur sans la
moindre fausse note. Mary Kate a bien failli tomber à la renverse. Le cœur
battant, elle s’est empressée de réunir les siens, son mari et ses autres
enfants : « Eunice a reçu un don de Dieu », a-t-elle crié sous le coup de
l’émotion. Et tous, comme elle, ont été abasourdis. Incapables de dire autre
chose que ce que les fidèles eux aussi répètent en boucle en ce dimanche
matin : Eunice est un prodige, a little prodigy.

*
Dans la communauté noire de Tryon, Mary Kate Waymon est respectée
et admirée. Cette jeune métisse à la peau claire est habitée par une profonde
ferveur religieuse. Quelque chose d’infiniment spirituel se dégage de tout
son être. Née en 1902, elle descend d’une famille d’esclaves et de pasteurs.
Son arrière-grand-père travaillait dans les plantations de coton et de tabac, à
Chesney County, en Caroline du Sud. Il faut l’imaginer, à l’époque de la
guerre de Sécession, au milieu du XIXe siècle. Son pantalon sale retenu par
des bretelles distendues. Le corps courbé vers le sol. S’épuisant au travail
de la terre, surveillé jour et nuit, enchaîné. Lui et les autres esclaves ont été
dépossédés de tout. Seule leur voix leur appartient encore. Alors, pour
échapper à la douleur, ils chantent des work songs et des gospels. Les voix a
cappella s’élèvent au-dessus des champs de coton comme une longue
plainte rythmée par le martèlement des pioches, le cliquetis du métal et le
claquement des fouets sur leurs chairs mutilées. À cette époque, l’esclave
de Chesney County tombe amoureux d’une jeune Indienne de Caroline du
Sud. L’arrière-arrière-grand-mère de la petite Eunice. Elle a survécu aux
massacres des Indiens chassés de leur territoire par les Blancs à la conquête
de l’Ouest. Ce couple métissé va donner naissance à une fille qui, elle-
même, épousera un esclave. De cette union est né un nouvel enfant, grandi
lui aussi dans l’esclavage : le grand-père d’Eunice. Un homme au visage
noir et aux yeux d’Indien. Il épouse une fille d’esclaves dont les origines
sont mi-africaines mi-irlandaises. Le couple développe une grande flamme
religieuse ; la foi prend peu à peu toute la place dans ce nouveau foyer où
naît, le 20 novembre 1902, Mary Kate, une petite fille métisse à la peau
marron clair. La mère d’Eunice. Elle est élevée dans la plus grande rigueur
spirituelle. Dans la famille de Mary Kate, on prend l’habitude de devenir
pasteur de père en fils et de mère en fille.
Mais voilà qu’à l’adolescence, Mary Kate tombe amoureuse d’un jeune
artiste et musicien, bien moins imprégné de religion que ses parents. Il
s’appelle John Divine Waymon. Il parcourt les routes de la Caroline du Sud
en jouant du blues. Immédiatement, Mary Kate est séduite par ce jeune
homme en costume blanc trois pièces et derby noires et blanches vernies
recouvertes par des guêtres, qui danse et chante si bien. C’est son métier. Il
est très mince, si mince que son pantalon lui tombe un peu en dessous des
hanches. John Divine est né en 1898. Il est originaire de Pendleton, en
Caroline du Sud. Lui aussi descend d’une famille d’esclaves. Ses yeux
brillants et rieurs saillent au milieu de son visage. Lorsqu’il chante, son fort
accent de Caroline du Sud donne l’impression que les sons sortent déformés
de ses lèvres, étirés comme si sa bouche avalait la moitié des mots dans un
long bâillement. À cette époque – nous sommes en 1917 –, Mary Kate et
John Divine prennent l’habitude de jouer ensemble sur les routes. Ils se
produisent dans les music-halls de Caroline du Sud et du Nord. Lui chante
et danse. Elle l’accompagne au piano, gracieuse dans sa longue robe rayée.
Or, dans la famille méthodiste et pratiquante de Mary Kate, il n’est pas bien
vu de jouer the devil’s music. La « musique du diable » : c’est ainsi que les
parents de la jeune femme appellent le blues et le jazz. Alors, mariés depuis
peu, John Divine et Mary Kate mettent rapidement de côté cette « vie de
péché ». Mary Kate Waymon plonge dans la religion. Jamais la mère
d’Eunice n’évoquera cette période de sa vie devant ses enfants. Au
contraire, elle leur apprendra à se tenir loin, très loin de cette musique
diabolique.

*
Au début des années 1920, les époux Waymon emménagent en Caroline
du Nord, à Tryon. TRYON. Welcome to the Friendliest Town in the South,
dit le panneau délavé et poussiéreux à l’entrée de la ville. « Bienvenue dans
la ville la plus accueillante du Sud ». La plus accueillante, vraiment ? Dans
ce village perdu dans la campagne, à l’ombre des montagnes de Hogback,
la rue principale est traversée par un chemin de fer qui coupe la ville en
deux et sépare les Blancs des Noirs. Les Waymon y déménagent plusieurs
fois avant de s’installer au 30 East Livingston Road, sur le versant sud de la
ville, en haut d’une route de terre serpentant à travers une colline
broussailleuse. Ils possèdent le confort minimum. Ni eau ni électricité. Mais
une minuscule maison en planches de bois peintes en blanc, grossièrement
assemblées par de grands clous tordus, et montée sur des pilotis à cause de
l’humidité du sol. Mary Kate et John Divine ne tardent pas à avoir un
premier enfant, John Irvin, né en 1923, puis une fille, Lucille, deux
jumeaux, Carrol et Harold, et puis une autre fille, Dorothy, née en 1929.
À Tryon, Mary Kate s’investit pleinement dans la vie de l’Église
méthodiste. Au départ, elle fait partie des saints, ces jeunes femmes
vêtues de blanc qui assistent le pasteur. Puis, elle entre au conseil de
l’Église. Son engagement et sa foi sont tels qu’elle est rapidement
consacrée révérende. Pasteur. Désormais, c’est elle qui prêche et célèbre les
offices. L’Église occupe la majeure partie de son temps ; celui qui lui reste,
elle le consacre à l’éducation de ses enfants. John Divine Waymon, quant à
lui, a trouvé un emploi de barbier, avant d’ouvrir sa propre entreprise de
nettoyage à sec, dans le centre-ville. À Tryon, John Divine est surnommé
« le siffleur » car il sait siffler sur deux tons à la fois. Il se promène dans les
rues en chantonnant ou en sifflotant. Ses doigts se mettent alors à frétiller
sur ses jambes comme s’il jouait du piano et ses pieds à tapoter sur le
trottoir des rythmes imaginaires. John Divine joue aussi de la guitare et de
l’harmonica et dirige la chorale de l’église, où chantent ses enfants.

*
Les Waymon vivent relativement confortablement. Jusqu’à ce terrible
jeudi de 1929… Eunice n’est pas encore née lorsque le krach boursier
d’octobre fait tout vaciller. Black Thursday. Les conséquences de ce « jeudi
noir » sont terribles pour la middle class afro-américaine de Tryon. John
Divine perd, coup sur coup, son emploi de barbier, puis sa boutique de
nettoyage à sec, qu’il est obligé de fermer. Il parviendra un peu plus tard,
grâce au programme d’aide aux pauvres de la National Relief Agency, à
retrouver un emploi de camionneur. Mais cela ne suffit pas. Mary Kate, qui
n’a jusque-là encore jamais travaillé en dehors de l’église et du foyer
familial, est contrainte de mettre la main à la pâte. Un couple de bourgeois
blancs, Mr et Mrs Miller, cherche une femme de ménage : elle saute sur
l’occasion. Tous les samedis matin, elle se rend dans leur propriété sur
Glengarnock Road. Elle frotte, astique, repasse. Le reste de la semaine, elle
sillonne les églises de la région pour prêcher. Les Waymon vivent
chichement mais ils ne se plaignent jamais de la misère matérielle. Année
après année, Mary Kate agrandit le potager familial – elle y fait pousser
tomates, maïs, haricots… Bientôt, le potager se transforme en une petite
ferme où on élève poules, vaches et cochons. Il fait la fierté de la famille
Waymon et constitue à cette époque son principal moyen de subsistance.
Autant dire que c’est peu. Pourtant, chez les Waymon, il est hors de
question de dire qu’on est pauvre. Encore moins de se plaindre. Dignité,
respectabilité et humilité sont les maîtres mots de cette famille. Mary Kate
gère un budget serré mais cuisine de généreux plats à base de haricots, de
riz ou de pommes dont elle a fait sa spécialité. Et ses enfants raffolent du
Brown Betty, ce pudding typique du Sud des États-Unis – une sorte de
crumble qu’elle confectionne avec les pommes, les poires et les baies du
jardin. Mary Kate veille à ce que ses enfants ne connaissent jamais la faim.

*
Dans la maison d’East Livingston Road, la musique est partout. Il ne se
passe pas une journée sans qu’elle s’infiltre dans la cuisine, emplisse le
salon, déborde par les fenêtres, recouvre tout, comme un voile géant
capable de donner un sens absolu à la vie des Waymon. La musique
constitue la texture même de leur existence, l’air qu’ils respirent. Dans cette
famille, il est aussi naturel d’apprendre à parler ou à marcher qu’à jouer du
piano. D’ailleurs, on n’apprend pas à jouer, on joue, tout simplement. John
Irvin, Carrol et Harold se disputent sans cesse l’harmonium familial. La
musique ne s’interrompt presque jamais dans la maison : c’est à peine si
elle s’arrête à l’heure du dîner. John Irvin, l’aîné, a même l’habitude de
poser son assiette sur l’harmonium pour le prendre d’assaut à la seconde
même où le repas se termine. Mary Kate, elle, chante en permanence des
chants bibliques – « I’ll Fly Away », « Heaven Belongs to Me »… – de sa
voix haut perchée mais si douce et enivrante 1.
Les Waymon ne se sont pas posé la question de savoir s’il y avait la
place pour un sixième enfant dans leur logement étroit. D’ailleurs, ils
commencent à remonter un peu la pente financièrement. Le 21 février 1933,
à six heures du matin, au milieu du salon de la petite maison familiale, la
révérende Waymon donne naissance à Eunice. 1933, c’est l’année où le
vieux président Herbert Hoover passe la main à Franklin Delano Roosevelt.
Cette année-là, la toute jeune Billie Holiday, dix-huit ans, est découverte par
hasard par le producteur John Hammond dans un club de Harlem, le
Covan’s. 1933, c’est aussi l’année où les Européens entendent pour la
première fois les improvisations révolutionnaires de Louis Armstrong qui a
traversé l’Atlantique avec sa trompette. L’année où Edward Ellington, dit
« The Duke », compose « Sophisticated Lady », qui deviendra bientôt un
standard du jazz. L’année, enfin, ou Eunice Kathleen Waymon pousse ses
premiers cris.

*
Maintenant, Eunice a trois ans. Mary Kate emmène régulièrement sa
fille avec elle lors de ses prêches dans les différentes églises de Caroline du
Nord. La révérende Waymon délivre ses sermons tandis qu’Eunice joue un
ou plusieurs cantiques à l’orgue. L’impact sur les croyants est toujours
implacable. Les notes d’Eunice soulèvent l’assemblée. Le public est
emporté par le souffle mystique traversant les tuyaux de l’orgue. Le soir, sur
le chemin du retour, à l’arrière de la voiture, les paupières d’Eunice
tombent, lourdes de fatigue. La relation entre la mère et la fille est toujours
empreinte d’une certaine pudeur. La religion a pris une telle place dans la
vie de la révérende Waymon que la jeune mère en est devenue presque
austère, réservant ses élans maternels au seul amour de Dieu. Vis-à-vis de
sa fille, Mary Kate ne manifeste guère son affection. Elle ne se laisse jamais
envahir par la tendresse. Peu de contacts physiques, pas de sentimentalisme.
Eunice souffre de cette rigueur puritaine. L’affection qui lui manque, elle la
trouve alors auprès de ses frères et sœurs, Lucille et Dorothy, Carrol et
Harold, John Irvin – et plus tard, de son petit frère Samuel, qui naîtra en
1943.

*
Lorsque Eunice a quatre ans, son père, John Divine, tombe malade. En
pleine nuit, il est pris d’une violente douleur au ventre. On l’emmène à
l’hôpital le plus proche. Les médecins diagnostiquent une occlusion
intestinale qu’il faut opérer d’urgence. Lorsque John Divine est enfin
autorisé à rentrer chez lui, il est particulièrement affaibli, amaigri, son
regard est éteint. Il peine à se déplacer et ne peut même plus articuler ses
mots. Il lui faut du repos, énormément de repos, disent les médecins. Or, la
mère d’Eunice est requise par ses engagements religieux, ses frères et sœurs
sont à l’école. Mary Kate décide que ce sera Eunice, qui n’est pas encore
scolarisée, qui s’occupera de son père : elle restera à la maison, où elle
pourra travailler sur l’harmonium du salon, et prendra soin de John Divine.
On lui fait confiance, à elle qui n’a pas encore l’âge de raison. Plusieurs fois
par jour, la petite fille change le pansement de son père, nettoie la cicatrice
qu’a laissée l’opération et aide son père souffrant à se déplacer : du fauteuil
du salon au rocking-chair du porche, du rocking-chair du porche au fauteuil
du salon. Toute la journée, il se repose, étourdi par le soleil et la douleur. Il
ne peut rien avaler hormis des liquides. Alors, chaque jour, Eunice lui fait
boire du lait concentré sucré, celui de la marque Carnation, dont sa mère a
acheté des boîtes de conserve par dizaines. John Divine avale sans broncher.
Peu à peu, il retrouve des forces.
En ce milieu des années 1930, ce qui se joue entre le père et la fille
pendant le rétablissement de John Divine est crucial. Plus que tous ses
frères et sœurs, Eunice cimente un lien affectif profond et décisif avec son
père. Tous deux forment un duo plus soudé que jamais. Face au sérieux de
Mary Kate, dont son mari se moque parfois gentiment, il suffit d’un regard
échangé entre le père et la fille pour qu’ils soient pris de fou rire. En cadeau
de rétablissement, John Divine s’est offert une vieille Ford d’occasion,
même s’il est encore trop chancelant pour conduire. De temps en temps,
après le dîner, Eunice et lui se glissent discrètement dans la voiture. Sans la
faire démarrer, juste pour s’imaginer sur les routes, respirer l’odeur du
vieux cuir, s’enfoncer dans les fauteuils mous, palper le volant et profiter du
sentiment de liberté que cela procure. La journée, on les voit tous les deux
déambuler à pied dans les rues de Tryon. Le père, encore maigre, marchant
tout doucement, tenant d’une main une canne et s’appuyant de l’autre sur
l’épaule de sa fille qui lui arrive à peine à la moitié de la cuisse. De temps
en temps, ils croisent un voisin ou un visage familier qui les interpelle avec
un sourire. Hey J.D., how are you today ? Tout le monde l’appelle J.D. à
Tryon 2. Alors, J.D. s’arrête et agite sa canne en guise de réponse. Better,
better.

*
Aux côtés de son père – mais en cachette de sa mère –, Eunice s’initie à
la musique interdite. À la maison, Mary Kate a banni le jazz et le blues ;
elle a appris à ses enfants à se tenir éloignés de tout art qui ne serait pas
religieux. Dont la musique profane, of the world, comme elle l’appelle : la
musique « du monde ». Sous-entendu du monde concret. Une musique qui
ne sert pas à glorifier Dieu et qui est jouée dans des endroits où l’on boit :
une musique dangereuse donc. Pourtant, lorsque Mary Kate est absente, les
airs interdits s’infiltrent clandestinement dans le foyer. Si Mary Kate a renié
la période de sa jeunesse où elle accompagnait son mari sur les routes, John
Divine, lui, ne l’a pas oubliée. Ni le blues. Avec ses mélopées profondes et
plaintives qu’il aime tant. De temps en temps, il s’installe sous le porche de
la maison, devant la fenêtre, sur le vieux rocking-chair, et se met à chanter
des airs populaires de jazz et de blues. Son pied tape frénétiquement sur les
planches grinçantes du perron. Les paroles sortent de sa bouche dans un flot
étrange, d’où émergent des voyelles étirées à l’infini, des mots distendus,
mâchés comme un chewing-gum. Aussi large que soit son répertoire, John
Divine finit toujours par revenir à sa chanson préférée : « The Darktown
Strutters’ Ball », un ragtime syncopé, aux rythmes entraînants et aux
accents de fox-trot 3 :

I’ll be down to get you in a taxi, honey


You better be ready about half past eight
Now dearie, don’t be late
I want to be there when the band starts playing
Remember when we get there, honey
The two-steps I’m gonna have ’em all
Goin’ to dance out both my shoes
When they play the « Jelly Roll Blues »
Tomorrow night, at the Darktown Strutters’ Ball 4.

Au côté de son père, Eunice improvise un arrangement sur l’harmonium.


Du coin de l’œil, John Divine surveille que sa femme n’arrive pas. À la
seconde où il aperçoit la silhouette de Mary Kate au bout de la rue, il siffle
doucement : c’est le signal pour qu’Eunice change illico de répertoire et se
mette à jouer un cantique respectable, comme si de rien n’était. C’est leur
secret. La délicieuse transgression qui les lie.

*
Officiellement, Eunice ne connaît donc pas l’existence de la musique
profane. À cinq ans et demi, elle a été consacrée pianiste officielle de la
petite chapelle Saint-Luke. On vient de loin pour l’écouter. Tous les
dimanches matin, Eunice s’y rend à neuf heures pour le service religieux,
puis elle joue pour l’école du dimanche – cette école biblique qui, en marge
du culte, enseigne aux enfants une lecture personnelle de la Bible. Elle
prend du plaisir à accompagner les cantiques et les gospels mais ce qu’elle
aime par-dessus tout, c’est jouer dans la grande Holiness Church, celle de
l’Église épiscopale de la Sainteté, de l’autre côté de la ville, sur Melrose
Avenue. L’église est bien plus grande, bien plus impressionnante que la
petite chapelle Saint-Luke. Surtout, on y joue et chante avec une ferveur
qu’Eunice n’a jamais encore sentie ailleurs. Un sens du rythme incroyable.
Un élan si fort, si puissant qu’il vous rend presque fou. Chaque semaine,
c’est le même rituel. Les fidèles sont progressivement transportés. Entre la
foi et la transe. Un spectacle si intense que, pour une petite fille de son âge,
il en deviendrait presque effrayant. Effrayant et grandiose.
Derrière l’autel, sa bible à la main, le prêtre déroule son sermon. Il parle
sans s’arrêter, reprenant à peine son souffle, de plus en plus fort. Les
fidèles, à genoux sur leurs bancs, les coudes posés sur le rebord en bois,
mains jointes et tête baissée, l’abreuvent d’amen. Amen, amen.
Progressivement, le ton monte. Le prêtre se met à hurler, agitant les
manches de sa grande robe noire, invitant les croyants à se libérer de leurs
passions, à effacer de leur âme toute trace d’impureté, à débarrasser leur
chair du péché, à purifier leur être tout entier. ONE DAY I’LL SEE JESUS
FACE TO FACE. JESUS IS COMING TO SAVE US, crie-t-il de sa voix
rauque.
Et les fidèles d’une même voix puissante : HE’S COMING.
Le grand prêtre : JESUS IS COMING TO DELIVER US.
Les fidèles : HE’S COMING.
L’église vibre. Chacun est saisi par un déferlement mystique. Un flux
d’énergie spirituelle s’empare de tous comme une vague. Eunice est
médusée. Soudain, un homme fait retentir un tambourin : c’est le signal
pour qu’elle commence à jouer. Assise derrière le piano sur sa chaise de
paille, sa tête arrivant à peine à la hauteur du pupitre, impeccable dans sa
jupe plissée et son chemisier blanc, elle pose ses doigts sur le clavier. Et, au
son de ses mélodies, les fidèles redoublent de ferveur. Dans le chœur,
derrière le prêtre, quelqu’un entonne les premières notes du gospel. Le
premier signe du raz-de-marée qui s’apprête à déferler dans l’église, le son
inaugural de la bourrasque qui va tous les renverser. Toute l’assemblée
reprend en chœur. Les voix jointes emplissent le temple sacré et ne forment
plus qu’une seule et même longue prière. Têtes et corps se balancent de
droite à gauche et de gauche à droite, tels des métronomes. Plusieurs sœurs
en tailleur blanc s’avancent en dansant dans l’allée, à travers la foule de
fidèles qui s’écarte sur leur passage. Inlassablement, dans un crescendo
inexorable, on répète le même rythme, les mêmes paroles, le même tempo
furieux. Eunice ne s’arrête pas. On chante à pleins poumons. Les gouttes de
sueur perlent sur les fronts. Dans les clameurs d’adoration, chacun
s’abandonne. Sensation d’ivresse, proximité des corps. Certains fidèles
entrent même en transe. Par la musique hypnotique, ils sont littéralement
ravis. Ils perdent la notion du temps. Oublient qui ils sont, où ils sont, ce
qu’ils sont. Lorsque le bouillonnement est à son paroxysme, débute alors
une holy dance, une danse sacrée : les croyants se mettent à bouger et à
vibrer, dans une effervescence fanatique, tandis que le prêtre poursuit son
sermon implacable, les yeux exorbités, la voix éreintée. Toute l’église
tremble de cette explosion de joie, comme si un esprit divin avait pris
possession des corps extatiques. Dans cette frénésie d’énergie et de passion,
l’irrationnel fait souvent irruption. Comme s’ils ne formaient plus qu’une
seule et même âme, les croyants s’élèvent tous ensemble. La communion
est totale.
Dans cette atmosphère embrasée, Eunice elle aussi s’abandonne. Tandis
que ses mains dansent sur le clavier, ses bras, ses épaules, son dos, sa
poitrine sont tout entiers dans la musique. Concentrée, elle ferme les yeux
et improvise. Elle ne joue jamais par cœur mais toujours en réponse au
public. À l’écoute de chaque vibration de l’assemblée, modifiant les
rythmes et les mélodies en fonction des réactions des fidèles. C’est un
dialogue. Mais c’est elle qui mène le bal. Dans la grande Holiness Church
de l’Église de la Sainteté, Eunice, cinq ans, découvre l’immense pouvoir
qu’elle détient. Sa capacité à agir sur les émotions d’un auditoire. À
emmener une foule là où elle le veut, jusqu’à ce que les esprits se perdent,
divaguent, « se calment ou se soulèvent », en tout cas « s’oublient » dans sa
musique 5. Les forces invisibles à l’œuvre dans cet art, elle sait déjà en
jouer. Les dompter. Mais elle a aussi compris qu’on ne les maîtrise jamais
complètement. Tel est le secret. S’abandonner sans perdre le contrôle,
s’oublier tout en ayant conscience de ce que l’on joue…

*
Comme c’est grisant pour une petite fille de cinq ans de jouer du bout
des doigts avec les émotions de cinq cents personnes ! Le soir, lorsqu’elle
rentre chez elle, Eunice, étourdie, a le sentiment de flotter comme dans un
songe. Notes, voix, chants, clameurs se mêlent dans ses oreilles. Dans le
salon, sur le lit de fer aux ressorts grinçants où ses frères et sœurs sont déjà
assoupis, elle tombe à son tour comme une masse. Le lendemain, elle n’a
qu’une hâte : retrouver cette atmosphère-là. Cette fièvre sacrée. Cette magie
palpitante.

Magie. Voilà d’ailleurs un mot qui pour Eunice sied bien à la musique.
Dans son esprit – sauf quand elle joue en cachette avec son père –, elle n’a
jamais séparé musique, religion et forces mystérieuses. Tout est lié en une
seule et même expérience spirituelle. « Comment expliquer ce que l’on
ressent lorsque sur scène votre poésie infuse les cœurs et les âmes de gens
incapables de mettre des mots sur leurs émotions ? Comment parler de
cela ? Il n’y a pas de mots. C’est Dieu 6. » Dieu et tous les esprits
qui l’entourent. Car dans le catholicisme méthodiste tel que le pratique la
communauté afro-américaine de Tryon, le surnaturel n’est jamais loin.
C’est l’héritage des ancêtres esclaves arrivés d’Afrique deux siècles plus
tôt. Chez les Waymon, il n’est pas rare de parler à table de réincarnation,
d’âmes possédées ou de démons. On évoque l’esprit des morts et comment
ces esprits influencent les vivants. Il y a des souvenirs de vaudou derrière
tout ça. Certes, le terme « vaudou » n’est jamais prononcé, encore moins
revendiqué car, pour s’assimiler, il a jadis fallu à ces Africains accepter
l’épais vernis du christianisme. Mais les divinités ancestrales sont toujours
restées présentes 7. Et c’est dans la musique qu’elles se manifestent de
préférence. Ainsi, soir après soir, sur son tabouret de piano, la petite Eunice
acquiert la conviction qu’elle peut communiquer avec le visible et
l’invisible. Elle pensera toute sa vie que Dieu, magie et musique ont partie
liée. Que la musique est le moyen d’accéder à tout. À ce qui se passe sur
terre et au-delà. « À travers la musique, vous pouvez sentir les vibrations de
n’importe quel être dans le monde à n’importe quel moment », dira-t-elle
plus tard 8. Aimer, pleurer, voir des chiffres, des couleurs. « Il n’y a aucune
limite à la créativité de l’esprit quand la musique est à l’œuvre. Prenez
n’importe quelle phrase musicale. Vous pouvez la scander et la couper de
tant de façons différentes. C’est infini, vous savez… C’est comme Dieu 9. »
La colored school, l’école pour les Noirs. Eunice est assise au fond à droite.
2

Une blanche égale deux noires

« À peine au monde, nous pleurons car nous


sommes entrés sur cette grande scène de folie. »
ANTON TCHEKHOV

Cette année-là – nous sommes en 1939 –, Eunice, a six ans. L’âge


d’entrer à l’école. Non pas l’école des Blancs, qui se trouve à quelques
mètres de chez ses parents, mais à la colored school. Un petit établissement
en bois, avec trois ou quatre pièces, réunissant toutes les classes et réservé
aux Noirs. Car, comme toutes les villes du Sud des États-Unis, en cette
première moitié du XXe siècle, Tryon est marquée par la ségrégation. Une
violence sourde, insidieuse, indépassable, s’infiltre dans les relations,
préside à chaque échange, détermine chaque pensée.
À Tryon, comme dans la grande majorité des villes américaines, les
Noirs n’ont pas le droit de fréquenter les mêmes lieux publics, les mêmes
écoles, les mêmes restaurants, ni les mêmes toilettes que les Blancs. Dans
les bus, ils sont contraints de rester à l’arrière. Dans les trains, des
compartiments séparés leur sont attribués. À l’école pour les Noirs, les
enfants sont entassés dans une minuscule bicoque en bois, insalubre. Pas de
matériel neuf : les chaises, tables, cahiers, livres sont des rebuts des écoles
blanches. Peu importe qu’il existe une école pour Blancs à seulement
cinquante mètres de chez eux, les enfants Waymon sont contraints de faire
deux miles à pied pour aller à la colored school. La règle officielle est celle-
là : égaux mais séparés. Equal but separate.
Et pourtant, contrairement aux États sudistes, la Caroline du Nord n’est
pas confrontée au pire. Certes, en ces années 1930, la ségrégation y est
strictement respectée. Il faut se plier aux règles que les Blancs imposent.
Mais Blancs et Noirs coexistent de manière relativement pacifique.
Courtoise même. Dans les écoles des Noirs, les professeurs sont pour la
plupart des Blancs. À Tryon, les Noirs ne subissent pas les terribles
humiliations ou les lynchages en place publique qui se multiplient dans le
Sud. Le Sud… Rien que ce mot les fait frissonner. Lorsque le père d’Eunice
le prononce, des lueurs de terreur obscurcissent ses yeux. Comme s’il
revoyait soudain les images glaçantes qui l’ont épouvanté autrefois.
Lorsqu’il habitait en Caroline du Sud. Bien des fois, ce père a raconté à ses
enfants les spectacles atroces auxquels ont assisté ses parents : les scènes de
pendaisons que la population blanche se délectait à regarder et dont, avec
une jouissance macabre, elle faisait même des cartes postales. Les Blancs
mettaient leurs habits du dimanche et ils allaient, comme on va au
spectacle, voir les Noirs se faire pendre. Eunice a été marquée par
l’évocation des strange fruits, ces fruits noirs étranges et déchiquetés
accrochés aux arbres, dont parle le poète Abel Meeropol 1.
Cette même année où Eunice rentre à l’école primaire, mais à quelques
centaines de kilomètres de là, au Café Society à New York, la jeune Billie
Holiday reprend justement en musique ce poème fameux d’Abel Meeropol.
Southern trees bear strange fruit, chante-t-elle de sa voix plaintive. Blood
on the leaves and blood at the root. Black bodies swinging in the southern
breeze. « Les arbres du Sud portent un fruit étrange. Du sang sur leurs
feuilles et du sang sur leurs racines. Des corps noirs qui se balancent dans la
brise du Sud. Un fruit étrange suspendu aux peupliers. Scène pastorale du
vaillant Sud. Les yeux révulsés et la bouche déformée. Le parfum des
magnolias doux et printaniers. Puis l’odeur soudaine de la chair qui brûle. »
Eunice a peut-être entendu cette chanson sur un vieux poste de radio. Mais
elle est loin d’en comprendre toute la signification et encore plus
d’imaginer qu’elle se réappropriera ces paroles bien des années plus tard.
Pour l’instant, la seule chose qui compte pour la petite fille de six ans, c’est
la musique.

*
Lorsqu’elle entre en classe, Eunice est déjà connue des autres élèves.
C’est elle, c’est le petit prodige. Dans la cour de récréation, elle est d’abord
une attraction. Puis on oublie son don. Elle ne le met pas en avant
d’ailleurs. Elle est modeste. Sa mère lui a appris à ne pas se vanter : ce
cadeau de Dieu, elle n’en est que la dépositaire. « Le talent que vous avez
est un don de Dieu », a-t-elle l’habitude de répéter à ses enfants. Children,
the talent that you have is a gift of God. If you don’t use it, you will lose it.
So don’t abuse it 2. En apparence, Eunice redevient donc à l’école une
enfant parmi d’autres, sérieuse et bonne élève. Mais en apparence
seulement. Car il y a plusieurs vies dans sa vie : pendant la journée, elle est
là, comme les autres, sage et appliquée devant son cahier d’écolière, mais le
soir et le week-end, à l’église, elle fait vibrer les esprits et entrer les corps
en transe. Or, de cela non plus elle ne parle pas. S’il y a chez cette enfant
une sensibilité particulière, à fleur de peau, doublée d’une lucidité
exacerbée, il y a aussi une grande humilité. Eunice a en elle la certitude de
pouvoir saisir des choses auxquelles les autres n’ont pas accès. Mais elle ne
le montre pas.
Sur une photographie ancienne, on la voit assise, tout au fond à droite,
par terre devant l’école. Autour d’elle, des fillettes en uniforme s’amusent
et crient. Elle, ne rit pas. Elle se tient légèrement en retrait. Seule au milieu
des autres, les jambes repliées sur le torse, les bras sur ses genoux, les
mains jointes, elle a le regard fixe. De grands yeux, ronds comme des billes.
Elle semble ailleurs. Mélancolique peut-être. À quoi pense-t-elle ? Au fait
d’être la fille de la révérende et au devoir d’excellence auquel cela
l’astreint ? « Il faut montrer l’exemple, être une petite fille irréprochable »,
lui répète sa mère à tout bout de champ. A-t-elle des notes dans la tête, des
cantiques, des gospels, du blues ? S’imagine-t-elle au piano, improvisant de
manière endiablée devant un public admiratif ? Sur cette photographie, elle
est assise trop loin pour qu’on puisse discerner nettement les traits de son
visage. On ne distingue ni la douceur que dégagent ses pommettes
saillantes, ni ses lèvres sombres, comme sculptées par un burin d’artiste, ni
encore ses larges narines, presque insolentes, ou ses yeux ténébreux où se
lisent autant la bonté et la délicatesse que la méfiance. On ne distingue que
cette peau noire ébène. Cette peau d’un noir pur et intense d’où jaillit de la
lumière. La romancière américaine Toni Morrison parle de ce noir si
profond qu’il attire les regards. Dans The Bluest Eye 3, son héroïne voudrait
désespérément se débarrasser de cette peau qu’elle trouve trop sombre, de
ce nez trop large et aplati, de ces lèvres trop épaisses – tout ce qu’elle
oppose inconsciemment à l’idéal de beauté forgé par les Blancs. Dans
Délivrances – en anglais God Help the Child –, le prix Nobel va plus loin
encore dans l’exploration des traumas et des blessures des Noirs américains.
Comme s’il fallait « délivrer du mal » ces enfants noirs, sur qui pèse, dès
leur jeunesse, le fardeau des préjugés.
Sur ce premier cliché que l’on possède d’elle, cette image où elle ne
sourit pas, la petite Eunice demande-t-elle à Dieu qu’il lui vienne en aide ?
A-t-elle déjà l’intuition de ce qui l’attend ? Des difficultés qui la guettent ?
La route tortueuse qui sera la sienne, quelqu’un vient de la lui résumer par
une cruelle métaphore. C’est sa nouvelle professeure de piano,
Mrs Massinovitch. « Le solfège est formel, lui a soufflé cette dame. Une
blanche égale deux noires. Quand tu sauras cela, tu appréhenderas le monde
tel qu’il est 4… »
*
« Une blanche égale deux noires. » Jusqu’ici – nous sommes toujours en
1939 –, Eunice n’avait aucune notion de solfège. Ni de théorie musicale.
Elle était entièrement autodidacte, restituait à l’oreille les airs qu’elle
entendait et s’était familiarisée toute seule avec l’improvisation. Or, un
dimanche de 1939, au milieu du public noir traditionnel de l’église Saint-
Luke, Eunice aperçoit depuis son tabouret de piano une vieille dame
blanche, élégante, aux cheveux brillants. Eunice la reconnaît
immédiatement : c’est Mrs Miller, la dame chez qui Mary Kate fait
régulièrement du ménage pour gagner de l’argent. Mary Kate lui a tant
parlé du talent de sa fille que Mrs Miller a voulu l’entendre de ses propres
oreilles. Et elle est estomaquée. « Un tel don, il serait criminel de ne pas le
cultiver. » Ce serait même un péché si Eunice ne prenait pas « de vraies
leçons de piano 5 », déclare-t-elle à Mary Kate. Eunice peut devenir une
grande pianiste. Il lui faut apprendre ! Mary Kate y a déjà songé bien sûr,
mais comment offrir un tel luxe à sa fille ? Elle n’a pas les moyens. Alors
Mrs Miller lui propose de financer des cours pendant un an. Une fois
l’année passée, si le travail s’avère fructueux, on trouvera une solution pour
continuer. Mais qui va donner ces leçons ? s’inquiète Mary Kate. Les
Waymon ne connaissent personne. Mrs Miller, elle, sait à qui s’adresser :
elle a rencontré une très bonne professeure de piano, une Anglaise qui s’est
récemment installée à Tryon avec son mari, un peintre d’origine russe. Elle
s’appelle Muriel Massinovitch.

*
À partir de là, tout va très vite pour Eunice. Jusqu’alors, on avait certes
conscience de ses dons, on se disait qu’elle était destinée à de grandes
choses. Mais sans horizon palpable. Du jour au lendemain, tout devient
concret. Il est décidé qu’Eunice se rendra tous les samedis matin chez
Mrs Massinovitch, où elle apprendra la musique classique. Le reste de la
semaine, il lui faudra travailler dur pour être à la hauteur des leçons. Chez
les Waymon, on n’a jamais été aussi enthousiaste. On remercie le ciel du
cadeau incroyable – encore un autre ! – qu’il envoie. On embrasse
chaleureusement Mrs Miller. Et Eunice ? Saute-t-elle de joie comme le reste
de la famille ? On repense à la photographie et on l’imagine plutôt en proie
à une certaine forme d’appréhension face à ce monde nouveau, jusque-là
hors de portée, qui s’offre à elle. L’univers inconnu de la culture
blanche… À Tryon, elle ne connaît alors que le monde noir – celui de
l’église, des gospels, de l’école, de sa famille. La seule personne blanche
qu’elle a vue, c’est Mrs Miller, lorsqu’elle accompagnait sa mère pendant
ses ménages : en la voyant, les grands yeux noirs d’Eunice s’étaient
agrandis, éblouis par la blancheur de la peau, l’élégance de cette dame.
Pendant plusieurs semaines, Eunice avait rêvé de ce monde blanc. La petite
fille ressent une crainte à la fois grisante et dévorante à l’idée d’aller seule
chez une dame blanche.

*
Eunice se rend pour la première fois chez Mrs Massinovitch. Elle a six
ans et le ventre noué. On lui a bien expliqué la route, mais le chemin est
long. Au moins trois miles. Elle traverse les rails de la voie de chemin de
fer qui sépare le côté blanc et le côté noir de la ville. Muriel Massinovitch
habite en haut de Glengarnock Road, un peu plus loin que la maison des
Miller, dans la forêt de Tryon. Eunice marche d’un pas qui se veut assuré.
Elle a mis ses chaussures cirées qu’elle prend soin de ne pas salir, descend
East Livingston Road, passe devant Saint-Luke Church, puis remonte un
chemin qui n’en finit pas, à travers les bois. Sur le sentier de terre, les
arbres l’enveloppent de leur ombre apaisante. Enfin, la voici arrivée. De
l’extérieur, la maison de Mrs Massinovitch a un aspect peu engageant.
Eunice s’attendait à quelque chose de plus impressionnant, elle s’était
imaginé un grand édifice, un château même. Ce qu’elle découvre n’est
qu’une simple bâtisse de pierre au milieu des arbres, sans charme
particulier. Elle frappe à la porte, une grande dame au sourire bienveillant
lui ouvre. Immédiatement, Eunice sait qu’elle va l’aimer. Mrs Massinovitch
a entre cinquante et soixante ans ; elle est élégante dans sa longue jupe à
carreaux et son chemisier en soie. Ses cheveux gris coiffés en chignon sont
retenus par de petites pinces. Ses rides sont rassurantes. « Entrez », dit-elle
à Eunice avec un accent britannique légèrement pincé qui fait rire
intérieurement la petite Afro-Américaine et l’impressionne en même temps.
Mrs Massinovitch lui fait penser à un « petit oiseau frêle à l’accent si
délicat 6 ».
Sur le seuil, à l’intérieur de la maison, Eunice est incapable de faire un
pas de plus en avant, frappée par tant de beauté. Elle regarde, les yeux
écarquillés, ce grand espace ouvert inondé d’une lumière naturelle qui
pénètre à travers le toit vitré. Les tableaux, les pots de peinture, les
chevalets, les pinceaux posés dans un coin de ce grand rez-de-chaussée.
Elle imagine Mr Massinovitch devant ses toiles, une brosse à la main, la
peinture giclant sur son tablier coloré, le soleil illuminant son œuvre. Son
regard balaie de gauche à droite et de droite à gauche l’espace sans pouvoir
s’arrêter, virevoltant d’un meuble à un autre, toujours happé par de
nouvelles découvertes. À droite, deux grands pianos noirs : l’un droit,
élégant, avec une partition ouverte sur le pupitre, l’autre à queue, avec un
couvercle noir parfaitement laqué où se reflètent des rayons argentés. Au-
dessus des pianos, une large mezzanine laisse apparaître le pied d’un lit.
Eunice n’est pas encore tout à fait entrée dans la maison que déjà une
combinaison subtile de parfums la submerge. La pièce principale est
remplie de fleurs qui mêlent leurs odeurs douces à celles, fortes et boisées,
de la peinture à l’huile et de l’essence de térébenthine. Eunice, qui n’a
jamais vu une maison pareille, y entre comme dans une « douce brume ».
« Lorsque la porte d’entrée s’est refermée derrière moi, Tryon me paraissait
si loin que la ville aurait pu se trouver sur une autre planète 7. »
La voix de Mrs Massinovitch la ramène à la réalité. La première leçon
commence. Ce qui paraissait si naturel et familier à Eunice ne l’est soudain
plus. Le piano, les notes, la musique, tout lui semble étranger.
Mrs Massinovitch lui a glissé une partition sous les yeux. Du Bach. Un
compositeur allemand, explique-t-elle, avant de lui jouer un prélude du
Clavier bien tempéré. Eunice est comme hypnotisée par cette musique si
précise, aux rythmes symétriques, presque mathématiques. Elle observe
cette vieille Anglaise qui se tient si droite, quasi rigide, et écoute ces
mélodies inconnues. Et tout à coup, le doute la saisit. Est-elle vraiment à sa
place ? Au fond, c’est dans la ferveur des gospels qu’elle se sent à l’aise. Le
frisson, le tournis, l’enivrement des chants mystiques. Pas dans cette rigueur
austère. Pas dans ce luxe bourgeois qui lui semble si éloigné d’elle.
Pourtant, plus elle écoute Mrs Massinovitch dérouler le tempo régulier de
Bach, ses harmonies raffinées, ses trilles délicats, plus elle perçoit quelque
chose qui la touche. Prélude, fugue, prélude… Peu à peu, viscéralement,
elle est émue. La voilà irrésistiblement attirée par cette musique qu’elle ne
connaît pas.
Dans ce salon qui embaume, Eunice ne sait pas encore que Johann
Sebastian Bach va jouer un rôle crucial dans sa carrière à venir. Que ce
compositeur allemand, dont le nom sonne encore de manière si agressive à
ses oreilles, va devenir l’une de ses plus grandes influences, une mine d’or
pour ses créations, la matrice de toutes ses œuvres. Elle ne se doute pas
qu’il va s’infiltrer dans tout ce qu’elle jouera, y compris les plus célèbres
morceaux de jazz – comme cette version de « Love Me or Leave Me »
interprétée en 1960. Sur le plateau du « Ed Sullivan Show », en plein milieu
du morceau, elle se lancera soudain dans un fascinant solo inspiré d’une
fugue de Bach 8. Plus tard, Nina Simone dira : « Bach m’a donné envie de
consacrer ma vie à la musique. […] Il est parfait sur le plan technique.
Lorsque vous jouez du Bach, il faut comprendre que c’est un
mathématicien. Chaque note que vous jouez participe d’un tout cohérent.
Elles s’additionnent jusqu’à atteindre un point d’orgue, comme les vagues
de l’océan qui grossissent, grossissent, jusqu’à ce que la tempête éclate.
Chaque note que vous jouez est connectée à la suivante. Chacune doit être
exécutée parfaitement. Sinon l’effet général est perdu. Une fois que j’ai
compris Bach, je n’ai jamais voulu devenir autre chose qu’une concertiste
classique 9. »
Sur le chemin du retour, les notes de Bach continuent de sonner dans les
oreilles d’Eunice. Elle a le sentiment de revenir d’un monde lointain,
qu’elle seule connaîtrait et auquel aucun de ses frères et sœurs, ni sa mère,
ni même son père, ne pourra jamais avoir accès. Comme si une barrière
invisible s’était dressée entre elle et eux.

*
Les séances suivantes chez Mrs Mazzy – elle l’appelle désormais ainsi,
ou plutôt Miz Mazzy – sont difficiles. Il faut apprendre à lire les notes,
assimiler les notions de solfège, se tenir droite sur le tabouret, jouer avec
l’épaule plutôt qu’avec le poignet, répéter inlassablement les rythmes,
travailler doucement, mains séparées, puis ensemble, s’arrêter des heures
sur les passages difficiles, respecter les nuances, les phrasés, les crescendos,
être en rythme avec le métronome, échouer, échouer mieux, recommencer
encore. No, not like that Eunice. Stay focus, please. La voix de Miz Mazzy
est douce mais ferme. Bienveillante mais stricte. You must do it this way.
Bach would have liked it this way 10. Do it again. Eunice découvre ce que
signifie « travailler son piano ». Rigueur, régularité, patience, exigence.
Lorsqu’elle se trompe, Miz Mazzy lui fait répéter la phrase dix fois de suite.
C’est épuisant mais elle y trouve une satisfaction. D’autant que ses efforts
portent leurs fruits. Elle fait des progrès, se promène avec de plus en plus
d’aisance dans les fugues ou les toccatas, apprivoise Bach et son écriture, a
le sentiment de le connaître, un peu.
Miz Mazzy lui raconte le talent d’improvisateur de Jean-Sébastien Bach,
notamment lors de ce concours d’orgue organisé à Dresde en 1717 ; elle lui
dépeint le sacré tempérament qu’avait le musicien lorsqu’il était petit
garçon, la violence du milieu où il a passé son enfance, les élèves qui le
brutalisaient. Est-ce qu’Eunice s’identifie à lui ? En tout cas, elle sent sa
présence à côté d’elle lorsqu’elle joue. Elle interprète ses œuvres sous son
contrôle, entend sa voix lui murmurer à l’oreille la bonne manière de faire.
« Crescendo, legato maintenant, doucement, ne presse pas. » Bientôt,
Eunice découvre aussi Mozart, qu’elle admire, mais moins que Bach. Et
puis la volupté de Chopin, la virtuosité de Liszt. Au départ, c’est toujours
intimidant d’approcher l’œuvre d’un compositeur nouveau. Mais, avec tout
ce que lui raconte Miz Mazzy sur ces grands musiciens, elle les imagine en
chair et en os. Par exemple, elle voit Rachmaninov arpentant la pièce de ses
longues jambes osseuses, ses mains décharnées croisées derrière le dos,
tendant l’oreille pour suivre l’interprétation d’Eunice. Avec lui, elle a le
sentiment de plonger dans des abîmes de désespoir, des gouffres de
mélancolie et en même temps, il y a dans sa musique comme une lumière
puissante, impalpable et sacrée, qui la bouleverse.

*
Une année passe. Eunice n’arrête pas. Entre la pratique du piano
classique, l’école, les répétitions avec la chorale ou avec ses sœurs, le
service religieux le dimanche matin à Saint-Luke, il y a les soirs de veillées
religieuses où elle accompagne aussi les chants à l’orgue, les récitals qu’elle
donne désormais régulièrement à l’église Saint-Luke ou à la Lanier
Library… Dès qu’elle a du temps libre, c’est au piano qu’elle le consacre.
Elle travaille d’arrache-pied, d’abord trois, puis quatre, puis six heures par
jour et même plus. À l’âge de dix ans, elle a acquis une maîtrise étonnante
de l’instrument, une impressionnante agilité dans les doigts. Elle joue déjà
des sonates de Beethoven et des nocturnes de Chopin avec une virtuosité
fascinante, une compréhension de la musique rare, une maturité
exceptionnelle pour une fillette de son âge.
Au bout d’un an cependant, il faut trouver de l’argent pour continuer à
financer les leçons de piano, voire, comme le voudrait Miz Mazzy, inscrire
Eunice dans un institut spécialisé. Miz Mazzy organise une collecte de
fonds dans la ville. Toute la communauté noire de Tryon contribue à
l’alimenter. L’idée qu’une carrière de concertiste classique est promise au
little prodigy est dans toutes les têtes. On place en elle tous les espoirs. Tous
les rêves de réussite. Le poids sur ses épaules est énorme. Elle sera un
modèle dans les États-Unis tout entier, s’exclame-t-on dans Tryon. La
première concertiste classique noire !
Ces attentes et la solitude à laquelle la contraint la pratique quotidienne
pèsent sur Eunice. Huit heures par jour, sur le tabouret du piano, elle se
force à atteindre la perfection. Se fixant des règles à ne pas transgresser –
par exemple, ne jamais jouer une partie sans que la précédente soit parfaite
du point de vue technique. Décortiquant les partitions jusqu’à l’os pour en
connaître par cœur chaque phrase, chaque accent, chaque nuance. Jusqu’à
ce que la fatigue gagne ses mains et ses yeux. Par moments, l’épuisement
est tel que les touches blanches et noires se mélangent sur le clavier, les
notes se déforment sur la partition. Les traits des portées
ondulent, les triolets s’entrechoquent. Alors Eunice s’arrête et laisse son
esprit voguer. Son regard se porte sur le mur blanc face au piano. Elle suit le
vol d’une mouche ou d’une guêpe jusqu’à la fenêtre ouverte. Entend les
rires et les cris des enfants qui jouent dehors. Dans ces moments-là, elle
déteste ce piano qui l’isole du monde. Son ventre se serre. Le manque,
violent et âcre, se fait sentir. Celui de l’innocence de l’enfance, de
l’insouciance à jamais confisquée. Mais ce qu’elle ressent aussi, c’est le
manque de sa mère.
Mary Kate est là, bien sûr, elle organise les leçons de piano et les
récitals, elle vante les talents de sa fille auprès des membres de la
communauté, mais elle ne lui pose jamais de questions sur ses sentiments,
ses doutes, ses peurs. Eunice se sent parfois comme un animal de foire
montré en spectacle. Un singe savant. Elle souffre de la raideur de sa mère.
Et finit parfois par penser qu’elle préfère Miz Mazzy à sa propre mère.
Avec Miz Mazzy au moins, il y a l’affection des embrassades, les regards
bienveillants et les fous rires. Comme cette fois où Eunice a oublié ses
partitions alors qu’elle devait donner un récital à l’église de Tryon.
Miz Mazzy et elle s’en sont aperçues dans la voiture. Eunice a dû
improviser pendant tout le concert. Et personne dans le public ne s’en est
rendu compte. L’élève et la professeure en ont ri pendant des jours.
Miz Mazzy répète souvent à Eunice à quel point elle l’aime et est fière
d’elle. Auprès de ses autres élèves, la professeure prend toujours la petite
Waymon comme modèle : My Eunice did this, My Eunice wouldn’t do that,
a-t-elle pris l’habitude de leur répéter. Ce qui a le don d’énerver les élèves
moins doués 11. Serait-ce donc possible qu’Eunice ait fini par préférer
Miz Mazzy à sa propre mère ? Un goût de culpabilité lui déforme la
bouche. Comment peut-elle penser pareille chose ? Les idées
contradictoires s’embrouillent à l’intérieur de son cerveau. Pour les chasser,
elle se remet à travailler.

*
Printemps 1943. Eunice a tout juste dix ans. Elle est invitée à donner
pour la première fois un récital de piano à la mairie de Tryon. Le maire sera
présent, ainsi que d’autres personnages « importants » de la ville. Pour ce
jour spécial, les Waymon sont sur leur trente et un. Ils arborent leurs tenues
les plus élégantes, ont passé beaucoup de temps à coiffer leurs cheveux et
ont ciré leurs chaussures avec une méticulosité particulière. Ils ne savent
pas encore qu’ils s’apprêtent à vivre une terrible humiliation. Une atteinte à
leur fierté et à leur dignité. Dans la voiture, pendant le trajet, toute la famille
est restée silencieuse dans un mélange d’excitation, de fierté et
d’appréhension.
Lorsqu’ils pénètrent dans la mairie, Eunice, élégante en blanc, les
cheveux tressés, va directement s’asseoir au piano. Miz Mazzy est là qui
vérifie avec elle l’ordre des partitions. Essentiellement du Bach. On règle
une dernière fois la hauteur du tabouret, tandis que le public s’installe. Un
homme présente Eunice : « Une pianiste remarquable qui n’a que
dix ans ! » Les parents de la petite fille se sont fièrement installés au
premier rang. Elle s’apprête à commencer, se concentre, tente de surmonter
le trac, jette un dernier coup d’œil à ses parents pour se donner du
courage… mais soudain fronce les sourcils : un homme est en train de leur
demander de se déplacer au dernier rang pour laisser leur place à un couple
de Blancs. Mary Kate et John Divine sont sans doute trop surpris pour
protester. Eunice les voit quitter leurs chaises en silence. Et soudain, son
cœur bondit, ses joues s’enflamment et une immense colère s’empare
d’elle. Spontanément, elle se dresse furieuse et proteste d’une voix ferme :
If anyone wants me to play, then you’d better make sure that my family is
sitting right there in the front row where I can see them ! « Si vous voulez
que je joue, vous feriez mieux de vous assurer que mes parents sont assis au
premier rang, là où je peux les voir ! »
Ses mots sortent tout seuls de sa bouche, et avec quel aplomb ! Il faut du
sang-froid, du courage même, à dix ans, pour protester ainsi et s’opposer
publiquement aux choix des adultes. La plupart sont éberlués. Dans la salle
fusent quelques rires gênés. Finalement, on autorise les Waymon à se
rasseoir devant. Le concert commence. Mais un parfum de malaise flotte
dans l’air. Le génie de Bach et l’élégance du jeu d’Eunice ne parviennent
pas à estomper tout à fait le désarroi qui s’est installé chez la fillette. Elle
sait désormais ce qu’est le racisme au quotidien. Elle vient de l’éprouver
dans sa chair. Toutes les cellules de sa peau le sentent. Et cela laisse sur elle
une marque profonde, comme un tatouage. Pour la première fois, Eunice
comprend ce que signifie être noir dans le regard des autres. Elle n’y avait
jamais réfléchi vraiment et elle en tremble encore. Face à sa partition, elle
reprend le contrôle d’elle-même. Mais sa soif de justice et de révolte ne
s’effacera plus. Au contraire, elle ne fera que grandir. Ce jour-là, Eunice
Waymon a compris à quel point son rêve de devenir une grande pianiste
classique nécessitera de se battre chaque jour, chaque minute. Comme le
combat sera âpre. Parce que les premières places, les meilleures, ne sont
jamais pour les Noirs. « À partir de ce moment-là, écrira-t-elle, c’est
comme si on avait allumé la lumière 12. » À partir de ce moment-là aussi, sa
détermination devient totale.
Eunice Waymon, 14 ans.
3

Le choix d’Eunice

« Elle n’a pas peur de la nuit parce qu’elle a la même couleur,


mais le jour, chaque bruit ressemble à un coup de fusil
ou au pas feutré d’un poursuivant. »
TONI MORRISON, Beloved

Eunice Waymon est une adolescente qui veut regarder l’avenir avec
toute l’assurance dont elle est capable. Lorsqu’elle désire quelque chose,
rien ne peut entraver sa route. Et pas seulement en musique… Ce jeune
garçon qui a emménagé avec sa famille dans la maison voisine de celle des
Waymon, par exemple… Eunice a tout de suite eu des vues sur lui. Il
s’appelle Edney. Edney Whiteside. I wanted him from the moment I saw
him, dira-t-elle 1. Il a quatorze ans, l’éclat de la jeunesse, la timidité
maladroite de l’adolescence, un teint métis, clair et lumineux, qui lui vient
de ses origines indiennes Cherokee – comme la mère d’Eunice –, des yeux
bruns ténébreux et une coupe courte qui lui sied à merveille. Après
plusieurs semaines d’échanges de regards embarrassés, les deux adolescents
osent s’adresser la parole pour la première fois. Eunice découvre auprès
d’Edney les frissons du premier amour, les promenades au clair de lune, so
cliché but so pleasant 2, le tressaillement des mots doux susurrés à l’oreille,
l’émoi des baisers hésitants dans la Chevrolet vert foncé des parents
d’Edney. Ce garçon timide offre à Eunice une oreille douce et attentive. Elle
lui confie sa solitude, son sentiment d’être à part, isolée des jeunes de son
âge qui s’amusent tandis qu’elle travaille. « Edney était l’amour de sa vie,
soulignera Samuel Waymon, le plus jeune frère d’Eunice. Je dis cela en
souriant car à chaque fois qu’Eunice prononçait son nom, elle fondait 3… »
Cet amour transi met pour la première fois Eunice face à un dilemme.
Partir ou rester ? Il se trouve que Miz Mazzy a convaincu Mary Kate et
John Divine d’envoyer leur fille dans un pensionnat pour jeunes filles où lui
sera dispensé un enseignement plus poussé du piano. C’est à Asheville, à
soixante-dix kilomètres au nord de Tryon, que se trouve la Allen School for
Girls. Le niveau y est bon, bien meilleur qu’à la colored school de Tryon.
Les professeurs qui y enseignent sont pour la plupart des Blancs venus du
Nord. Une fois de plus, Eunice fait preuve d’une détermination très mûre.
Dans le match amour-musique, c’est la musique qui l’emporte. Après avoir
promis à Edney qu’ils s’écriraient tous les jours et se verraient tous les
dimanches, Eunice quitte Tryon pour intégrer le respectable lycée Allen.
Les cent cinquante jeunes filles de sa promotion y sont encadrées avec
rigueur ; il n’y a pas d’uniforme mais des tenues correctes sont exigées.
Une jupe qui descend sous le genou, une veste de tailleur, des gants et un
chapeau pour l’église. Les règles sont sévères et les jeunes filles perdent des
points chaque fois qu’elles font un écart de conduite – un chewing-gum
mâché en public, un juron… Au bout de cinquante points perdus, c’est le
renvoi 4. Eunice n’en perdra pas un seul ; elle est une élève modèle 5.
Cette immersion dans un univers fermé où elle est entourée en
permanence de filles de son âge, avec qui elle parle de garçons, de films, de
rêves et noue des amitiés fortes, est pour elle comme une respiration.
Pourtant, parmi ses camarades de l’époque, peu diront avoir eu le sentiment
de la connaître réellement. Elle est tout entière dans la musique. Obsédée
par cela. Difficile de la percer à jour.
De temps en temps, elle joue du blues pour ses amies, mais en général,
lorsqu’elle n’est pas en classe, Eunice passe ses journées seule face à son
piano. Le matin, elle se lève à quatre heures pour pouvoir travailler dans
l’auditorium de l’école, avant le petit déjeuner à sept heures et demie et le
début des cours. Les préludes de Bach et de Rachmaninov résonnent à
l’aube dans les couloirs de l’établissement. Les progrès d’Eunice sont tels
que bientôt sa professeure de piano au lycée Allen, Mrs Joyce Carrol,
n’arrive plus à suivre. Alors, Miz Mazzy – Eunice n’a pas cessé de
correspondre avec elle – s’arrange pour lui trouver quelqu’un d’autre, un
pianiste reconnu, Clemens Sandresky, qui lui donnera des leçons privées à
Asheville.
Les ambitions d’Eunice se font plus précises et sa détermination plus
farouche tandis que les contours de son rêve se dessinent de manière plus
nette, tracés conjointement par la jeune fille, Miz Mazzy et Mary Kate au fil
de leurs échanges épistolaires. Il existe à Philadelphie une excellente école
qui forme les meilleurs musiciens classiques, lui a dit Miz Mazzy. C’est
l’un des meilleurs conservatoires de musique du monde. Le Curtis Institute
of Music. Curtis… Le nom résonne comme un rêve aux oreilles d’Eunice
qui s’imagine déjà auréolée du prestige de l’institution. Mais le concours
d’entrée est aussi l’un des plus exigeants. Il faut s’y préparer avec une
discipline de fer. Miz Mazzy a une idée. La Juilliard School de New York
propose des stages intensifs de préparation à l’examen, pendant l’été. « On
pourrait y inscrire Eunice. La somme réunie par le fonds Eunice Waymon
pourrait financer les cours. »

*
La jeune fille va donc se préparer à partir, mais pour l’instant elle goûte
ses derniers mois à Allen. Ce sont des moments importants. En particulier
parce que c’est là, à Allen, qu’Eunice s’est découvert un modèle : Hazel
Scott 6. Les murs de sa chambre sont recouverts de photographies de cette
pianiste noire d’exception, rayonnante, qui livre des interprétations à couper
le souffle de morceaux classiques sur des rythmes de modern-jazz et sait
mêler avec brio le classique, le blues, le gospel et le jazz. Hazel Scott a
étudié à la Juilliard School. L’un de ses professeurs, Paul Wagner, a dit en
l’entendant jouer un prélude de Rachmaninov à l’audition : I am in the
presence of a genius. « Je suis en présence d’un génie. » Mais,
contrairement à Hazel, de treize ans son aînée, Eunice ne veut pas d’une
carrière dans les cabarets de Broadway. Comme Hazel l’a fait à vingt-deux
ans, elle veut se produire au grand Carnegie Hall. Mais pour jouer
uniquement du classique, rien d’« impur ». Or, pour cela, on en revient au
passage obligé. Le Curtis Institute, et avant lui, la Juilliard School de New
York.
« Si tu vas à New York, tu ne reviendras jamais. Tu le sais aussi bien que
moi », lui dit Edney. Sa voix trahit la tristesse. Chaque dimanche, il vient
lui rendre visite à Asheville. Lors de leurs retrouvailles dans le dormitory
parlor, le seul endroit où les garçons sont autorisés, et sous la surveillance
vigilante d’un professeur assis au milieu de la pièce, Eunice et Edney
évoquent leurs plans pour le futur ; ils parlent de se marier dès qu’ils auront
fini leurs études. Mais, avec les années, les visites et les lettres d’Edney se
font de moins en moins fréquentes – comme pour se prémunir contre la
douleur que provoquerait l’éloignement d’Eunice, comme pour compenser
la barrière qu’elle met entre eux, malgré elle. Elle si concentrée sur sa
musique, si absente qu’Edney va d’ailleurs commencé à fréquenter une
autre fille, Annie Mae, une amie d’Eunice. Yes I’m going with her, you’re
not home. You’re not home and I miss you too much 7. En l’apprenant,
Eunice sent le monde vaciller sous ses pieds. Avec une fureur démesurée,
elle se plonge dans Bach pour oublier la douleur. « Si tu pars à New York,
j’épouserai ta meilleure amie. » C’est en quelque sorte le dilemme auquel la
confronte Edney. Saisir la chance d’embrasser son aspiration la plus
profonde, ou prendre le risque que l’homme dont elle est éprise ne
l’embrasse plus jamais.
Mais les espoirs suscités par son talent, les pressions de son entourage,
son ambition à elle, sous-tendue par tant d’années de travail, toutes ces
raisons font qu’en réalité le choix d’Eunice est déjà fait. Ce sera New York.
C’est New York.

*
Harlem. Capitale de l’Amérique noire. Entre les deux guerres mondiales,
ce quartier, au nord de New York, s’est radicalement transformé. Certes,
c’est toujours un endroit dangereux, où l’alcool, la violence, les armes à feu
et les règlements de comptes sont monnaie courante. Mais sous l’effet du
mouvement dit de la Harlem Renaissance, il a été comme soulevé par un
grand vent de créativité. Il est devenu un chaudron en constante ébullition,
le berceau d’une culture afro-américaine vers lequel affluent artistes,
écrivains, photographes, militants et intellectuels. Explosion de saveurs et
de couleurs, rues enfiévrées où déferlent les notes éclatantes d’une
trompette ou d’un saxophone, effervescence de l’intelligentsia afro-
américaine vivant dans les marges… Quelle découverte pour Eunice !
En 1950, l’adolescente a dix-sept ans. Elle n’est pas vraiment jolie : il
faut se représenter une grande jeune femme à l’allure maladroite, aux
cheveux noirs tirés en un chignon découvrant une nuque épaisse, au visage
presque ingrat et aux joues sombres grêlées, virant au cramoisi lorsqu’elle
est embarrassée. Quant à son corps, on peut déjà deviner qu’il s’épaissira
avec le temps. Dans les rues de Harlem, elle ressemble à un OVNI avec ses
jupes longues et l’air coincé de celle qui découvre la ville. Elle cherche le
355 West 145th Street. 145e Rue. La voilà. C’est là qu’elle va loger. Chez
une connaissance de sa mère, le temps de son stage à la Juilliard School.
Chaque matin, elle traverse Central Park pour se rendre du côté blanc de
Manhattan, dans les bâtiments impressionnants de l’institution de renom. À
la Juilliard, Eunice découvre une autre facette du piano. Son professeur est
intimidant. Carl Friedberg. Il a, paraît-il, connu Brahms personnellement.
Clara Schumann était sa tutrice. Et sa renommée de concertiste dépasse
largement les frontières de son pays natal, l’Allemagne. Dans un anglais
aux accents germaniques, il apprend à Eunice ce qu’est le phrasé ; avec lui,
le piano chante comme jamais, l’instrument respire comme s’il était vivant.
La jeune fille suit des cours de huit heures le matin à seize heures l’après-
midi. Pas le temps de se lier d’amitié avec qui que ce soit. Elle est là
uniquement pour le piano. Et elle travaille sans relâche, jusqu’à en avoir
mal aux doigts et au dos. Elle se surpasse pour mémoriser des pages et des
pages de musique qu’il va falloir jouer par cœur devant le jury du Curtis –
une œuvre entière de Bach, une sonate de Mozart ou de Beethoven (au
choix), deux préludes de Chopin et un concerto pour piano qu’elle peut
choisir. Chaque soir, après avoir travaillé jusqu’à l’épuisement – jusqu’aux
larmes parfois –, elle s’écroule sur son petit lit de Harlem, lessivée.

*
7 avril 1951. C’est la date fixée par le Curtis Institute pour son audition.
Eunice a reçu la convocation. Difficile de trouver le sommeil pendant les
nuits qui précèdent ce jour fatidique. En ce début de printemps, elle rejoint
Philadelphie où ses parents ont emménagé – ils ont définitivement quitté
Tryon, eux aussi, pour être plus près de leur fille. Ce qui va se passer
exactement ce jour-là, on est réduit à l’imaginer. Car cette journée
du 7 avril, Nina Simone ne l’a jamais racontée précisément. Une ombre
mystérieuse plane autour d’elle. On aurait aimé être une oreille clandestine,
cachée dans un coin de la pièce pour observer le déroulement de l’audition.
Comment s’en faire une idée ? Les notes prises par le jury n’ont pas été
conservées, plus aucun de ses membres n’est vivant pour témoigner. Et
aucun enregistrement n’a été réalisé.
Il faut donc imaginer Eunice traversant à pied le centre-ville de
Philadelphie, poussant la porte massive du Curtis Institute, au 1726 Locus
Street, et pénétrant dans ces bâtiments illustres. Il y règne un silence chargé
d’échos vieux de plusieurs décennies. L’odeur de vieux chêne se mêle à
celle de cuir gaufré et de tabac âcre. Et la semi-obscurité est uniquement
rompue par quelques filaments de lumière où dansent des particules de
poussière. Sur un mur, un tableau sombre toise Eunice : dans son cadre
doré, la fondatrice de l’école, Mary Louise Bok, observe le visiteur de l’œil
bienveillant et exigeant de celle qui désire le meilleur pour son institution. Il
y a là des photographies en noir et blanc qui trônent dans les vitrines
d’armoires en chêne – celles de Leopold Stokowski ou de Leonard
Bernstein, des élèves du Curtis devenus célèbres. Eunice n’y prête pas
attention. Le ventre noué, elle monte les escaliers en colimaçon aux
marches grinçantes. Sans doute porte-t-elle sa tenue noire, la plus sobre et
la plus élégante. Dans un couloir sombre et poussiéreux, assise sur un
canapé de velours rouge, elle attend. Une attente insupportable. Enfin, une
porte s’ouvre et un homme au visage grave interroge : Miss Eunice
Waymon ?
En l’absence de toute source, il faut continuer à imaginer. Est-ce dans
cette pièce au plafond voûté que le jury l’attendait ? Dans la grande salle du
premier étage qui porte le nom d’une figure légendaire du piano,
Mieczysław Horszowski ? En s’y dirigeant, Eunice aura peut-être croisé,
l’espace d’une seconde, le regard du candidat précédent… et dans ses yeux
pleins de dépit, lu quelque chose qui voulait dire : « Bon courage, moi j’ai
passé un sale quart d’heure. » Les notes se bousculent dans sa tête, la voilà
qui pénètre dans l’antre redoutable. Elle s’installe maladroitement devant le
Steinway noir, règle le tabouret, jette un coup d’œil inquiet au jury et, alors
que la porte de la salle Horszowski se referme dans un bruit sourd, elle pose
ses doigts sur l’ivoire et commence à jouer.
Comment ? On ne le saura jamais. La seule chose que l’on connaisse
avec certitude, c’est le sentiment de dévastation qu’elle ressentira quelques
semaines plus tard. Lorsque, après avoir ouvert l’enveloppe de ses doigts
tremblants, elle parcourra la lettre qui lui annonce qu’elle n’est pas prise.
Lorsque, de ses yeux ébahis, elle lira et relira ce mot terrible : Refused.
À 17 ans, au lycée Allen, Asheville, Caroline du Nord.
4

Refused

« Une fille noire qui n’est pas née en Afrique


et qui n’a jamais vu l’Afrique est une étrange créature
pour elle et tous ceux qui la rencontrent. »
JAMES BALDWIN, Harlem Quartet

Il n’y a pas de terme pour décrire l’abattement, le désespoir, qui la


saisissent ce jour-là. Le monde s’écroule autour d’elle. Elle voudrait savoir
pourquoi elle a été refusée. Est-ce parce qu’elle n’a pas été assez expressive
dans le Liszt ? Ou au contraire, l’a-t-elle trop été ? Est-ce que le jury n’a pas
aimé son interprétation de Czerny ? Qu’elle n’a pas assez insisté sur ce
crescendo, hésité une fraction de seconde sur ce passage difficile du
concerto de Rachmaninov ? C’est ça, elle aurait dû choisir Ravel ou
Chopin. Elle a voulu les impressionner avec Rachmaninov, prouver son
habileté technique, mais elle aurait mieux fait de rester là où elle est le plus
à l’aise. Ne peut-on pas lui donner une seconde chance ? Ou au moins une
explication ! Il n’y a que ce mot, refused, qui tourne en boucle dans sa tête,
hante ses nuits et ses cauchemars sans qu’elle puisse trouver de solution à
l’énigme qui la rend folle. D’autant que personne autour d’elle ne
comprend non plus : les paroles de réconfort, maladroites, sonnent comme
une agression à ses oreilles. Elle sait aussi qu’avec son échec se sont brisés
les espoirs de sa communauté. Cela ne peut qu’aviver sa douleur.
Et puis il y a cette soirée où tout bascule, lorsque son grand frère Carrol
entre dans le nouvel appartement de Philadelphie avec une nouvelle. Une
rumeur, dit-il, qu’il a entendue dans la bouche d’un oncle bien placé, Uncle
Walter. Selon lui, Eunice aurait été refusée à cause de la couleur de sa peau.
Because she’s black. Carrol rappelle les humiliations auxquelles a été
confrontée la diva afro-américaine Marian Anderson, qui, en raison de ses
origines, n’avait pas pu chanter au Constitution Hall de Washington en
1939, le jour de l’Indépendance. Elle avait dû donner son concert à
l’extérieur, sur les marches du bâtiment. Eunice a été victime de la même
forme de discrimination, affirme Carrol. Si elle a été refusée, c’est
évidemment parce qu’elle est noire.
Soudain, Eunice se met à rire au milieu de ses larmes. Un rire de colère.
De soulagement aussi : elle a été refusée non parce qu’elle a mal joué, mais
parce qu’elle est noire ! Un abîme de fureur s’ouvre devant elle. Elle
repense à ce jour de ses dix ans à Tryon lorsque ses parents avaient été
obligés de quitter le premier rang du concert. Parce qu’ils étaient noirs. De
nouveau, le racisme. De nouveau, l’humiliation. Le même dégoût lui
remonte à la gorge. Sa poitrine brûle de rage. Elle voudrait retourner au
Curtis, les insulter tous, leur faire dire en face que, s’ils ne l’ont pas prise,
ce n’est pas une question de niveau, mais de peau ! Qu’ils le disent ! Qu’ils
l’assument !
Et si… Et si pourtant… Est-ce vraiment l’explication ? Le doute la
reprend. Son frère Carrol lui martèle de nouveau que c’est impossible,
qu’elle n’est qu’une victime du racisme parmi d’autres, la preuve : il n’y a
jamais eu, dit-il, aucun élève noir au Curtis. Eunice pourrait retourner au
Curtis, leur poser la question très directement : est-ce à cause de la qualité
de son jeu ou de sa couleur de peau qu’elle a été refusée ? Elle pourrait leur
demander s’il y a des élèves noirs dans l’établissement. Mais cette idée ne
lui vient pas à l’esprit. À moins qu’elle préfère ne pas prendre le risque
d’une réponse qui lui écorcherait les oreilles ? Elle aurait raison : à cette
époque, le prestigieux conservatoire de musique comprend bien en son sein
une élève afro-américaine dans le département de piano. Ironiquement, elle
s’appelle Blanche. Blanche Burton-Lyles. D’autres élèves noirs ont étudié
au Curtis bien avant qu’Eunice ne tente le concours : George Walker,
devenu un grand pianiste concertiste, Russell Johnson, diplômé en 1928. Ce
dont Eunice ne se doute pas, c’est que même si elle avait réussi brillamment
le concours du Curtis, elle n’aurait pas pu devenir la « première » pianiste
concertiste classique noire d’Amérique. Il y en avait déjà. Bien entendu,
cela ne signifie pas qu’elle n’a pas été victime de discrimination. La période
est très fortement marquée par le conflit racial. Mais le doute demeure et les
statistiques obligent à soulever des questions qui font vaciller les
représentations que l’on pourrait spontanément avoir.
L’examen du Curtis est d’une exigence telle, que même les pianistes les
plus talentueux s’y brûlent parfois les ailes… Les archives du Curtis
montrent qu’en 1951, ils étaient soixante-douze candidats à passer le
concours en piano. Seuls trois ont été acceptés. Ce qui signifie que
soixante-neuf autres, probablement blancs pour la plupart, ont échoué.
Même si son niveau de piano avait atteint des sommets, Eunice était peut-
être moins agile, moins habile que les trois musiciens retenus cette année-là.
Nous ne le saurons jamais. Mais au fond, ce qui compte le plus, ce sont
moins les raisons que l’effet de cette décision sur Eunice. Ce refus
dévastateur va s’avérer indélébile. Il réveille en elle un volcan de fureur et
de colère. Cette même colère qui la poussera, des années plus tard, à se jeter
à corps perdu dans la lutte pour le peuple noir – son peuple, comme elle
l’appelle. Avec en tête cette certitude qui restera ancrée au plus profond
d’elle-même : « J’ai été refusée parce que j’étais noire. »
Résultats de l’audition de piano au Curtis Institute, 7 avril 1951.
New York, mai 1960.
5

La musique du diable

Years and years of struggle,


for a few moments of grace.
PHILIP GUSTON

Après l’échec du Curtis, Eunice Waymon se dédouble. Son identité se


clive. Au fil du temps, elle continuera à se morceler. Jusqu’à l’émiettement.
Comme si à partir de cette fissure première, d’autres allaient s’ouvrir, de
plus en plus nombreuses, telles des craquelures sur une porcelaine ayant
subi un choc. Cette année-là, 1951, est à l’origine de toutes les failles à
venir. L’échec premier. Sidérant. Ineffaçable. Son rêve écrasé comme du
verre pilé. Jamais elle ne s’en remettra vraiment.
Deux identités donc. Comme si Eunice devait s’en inventer une nouvelle
pour oublier celle de la jeune femme meurtrie, humiliée. Il lui faut mettre de
côté cette facette d’elle-même. L’enterrer au plus profond pour faire taire la
douleur – une douleur qui reviendra pourtant tout au long de sa vie, tenace,
lancinante. En ce tournant des années 1950, Eunice Waymon accouche de
son double : Nina Simone.

*
Mais revenons d’abord à ce terrible mois d’avril 1951. À Philadelphie.
Première réaction d’Eunice : c’en est fini pour elle de la musique. Dans son
autobiographie, elle affirme avoir été, à ce moment-là, convaincue du fait
qu’elle ne toucherait plus jamais à un piano. Pendant plusieurs semaines,
elle erre comme un spectre, muette, incapable d’entreprendre quoi que ce
soit, traînant toute la journée en chemise de nuit dans le minuscule
appartement familial de Philadelphie. Sa mère devient folle. « Sors, fais
quelque chose, trouve-toi un travail, tu ne peux pas rester comme ça. »
Alors Eunice, sans désir ni conviction, trouve un travail. Assistante d’un
photographe. Le job est ingrat : dans une chambre noire, elle sort les
pellicules des bacs à chaque fois qu’une cloche sonne. Mais le caractère
répétitif de la tâche lui fait du bien. C’est si peu prenant, en comparaison du
piano où il faut mettre tellement de soi. La monotonie l’apaise. Eunice est
comme en dehors d’elle-même, déconnectée de son propre corps, agissant
machinalement, se regardant travailler, comme si ce n’était pas vraiment
elle qui répétait ces tâches insipides. L’atmosphère lui paraît étrange,
irréelle presque. Du jour au lendemain, cette jeune femme qui se sentait
hors du commun – douée d’un si grand talent qu’elle en éprouvait presque
un sentiment de supériorité –, cette enfant prodige n’est plus soudain
qu’une fille ordinaire que plus aucun rêve ne porte. La musique lui semble
désormais étrangère. Un songe lointain, sans consistance. Même
l’amertume qu’elle éprouve vis-à-vis de sa mère – cette colère aigre et
coriace qui lui fait dire et penser que tout cela est de sa faute à elle, que
c’est sa mère qui a mis en œuvre toute cette entreprise, l’a fait s’entraîner
comme une bête de foire pendant toute son enfance, et tout ça pour rien
sinon la honte et le désespoir –, même cette colère-là finit par s’estomper
dans un néant brumeux où les émotions se dissolvent. Eunice ne ressent
plus rien, ne désire plus rien. Elle se contente de contempler, apathique,
l’insignifiance de sa vie. Anesthésiée.

*
Le temps, pourtant, va finir par faire son œuvre. Peu à peu, la passion
revient la titiller. À mesure qu’Eunice reprend contact avec le réel, l’envie
de rejouer renaît. Et, avec elle, le sentiment que tout n’est pas forcément
perdu, qu’elle peut retenter sa chance. Son frère aîné, Carrol, ne cesse de l’y
pousser. Si son destin est vraiment de devenir une grande concertiste
classique, comme il en est persuadé, il est impensable qu’elle abandonne.
Elle doit persévérer, se relancer dans la bataille. Et ce malgré tous les bâtons
que l’establishment blanc pourra lui mettre dans les roues. Voici ce que lui
répète Carrol, encore et encore. Et ce discours, Eunice finit par le faire sien.
Plus elle se persuade qu’elle avait bel et bien le niveau pour entrer au Curtis
et qu’elle a été refusée uniquement à cause de sa couleur de peau, plus elle
retrouve confiance et volonté. Au fond, c’est vrai. Elle pourrait retenter le
Curtis. Ou bien entrer à la Juilliard School. Bref, l’amour-propre encore
fragile, elle décide peu à peu de redonner corps à son rêve.
Mais pour cela, il lui faut un « coach ». Quelqu’un qui puisse l’encadrer,
lui donner toutes les clés pour réussir. Ce sera Vladimir Sokoloff, un
professeur de piano du Curtis Institute. Sourcils épais, pipe coincée entre
des lèvres fines, ce moustachu à l’humour juif – que ses amis appellent
Billy et ses élèves Doctor Sokoloff – était présent à l’audition d’Eunice,
le 7 avril 1951. Il croit en elle et accepte de lui donner des leçons. Plus tard,
il expliquera que, selon lui, Eunice n’était certes pas au niveau lors de son
premier concours, mais qu’elle avait en elle les ressources pour réussir
comme pianiste classique. À condition de travailler d’arrache-pied. On sait
aussi qu’il considérait qu’Eunice n’était « pas un génie 1 ». Qu’elle était très
bonne, excellente même, virtuose presque, mais pas un génie.
Une fois par semaine, Eunice étudie donc avec Sokoloff. Mais comment
financer les cours ? Le fonds Eunice Waymon est à sec. Il faut travailler.
Elle trouve un petit job comme accompagnatrice de jeunes élèves apprentis
chanteurs. Mais si mal payé… Est-ce une vie de gagner deux dollars de
l’heure, de consacrer les cinq heures qui lui restent dans la journée au piano,
de verser la moitié de son salaire à Sokoloff, le quart de l’autre moitié au
propriétaire du petit studio qu’elle a déniché dans la ville (une ancienne
boutique délabrée dont la vitrine donne sur la 57e Rue) et le reste à ses
parents – ils n’ont pas trouvé de travail à Philadelphie. C’est pourtant le
rythme qu’elle tient pendant plusieurs mois. Mais elle sait qu’il lui faudrait
un travail mieux payé. Un jour, elle entend de la bouche d’un des jeunes
élèves apprentis chanteurs que l’on peut se faire jusqu’à 90 dollars par
semaine en jouant du piano dans des bars. Elle saute sur l’occasion. Sans
savoir que cette décision anodine va changer le cours de son existence.

*
C’est ainsi qu’à l’été 1954, on voit débarquer dans un bar miteux
d’Atlantic City la jeune Eunice Waymon, vingt et un ans. 1954. Cette
année-là, un arrêt de la Cour suprême des États-Unis (l’arrêt « Brown
v. Board of Education ») vient de déclarer la ségrégation raciale
inconstitutionnelle dans les écoles publiques. Quelques années plus tôt, en
1951, la jeune Noire Linda Brown s’était vu refuser l’inscription dans une
école blanche à quelques pas de chez elle, au Kansas, alors que l’école noire
l’obligeait à marcher plus d’un kilomètre depuis son domicile. Après trois
ans d’un procès éprouvant, son père avait fini par obtenir gain de cause.
Cette affaire « Brown » marque les prémices du mouvement des droits
civiques qui est en train de voir le jour. C’est l’année suivante, en 1955, que
Martin Luther King déclenchera le boycott des bus de Montgomery, après
l’arrestation de Rosa Parks qui refusait de laisser son siège à un Blanc.
Mais en 1954, à Atlantic City, on est encore loin de ces avant-goûts de
révolte. Alors que l’Amérique noire s’apprête à se réveiller et à gronder,
l’humeur est à la détente et à la fête dans cette station balnéaire en vogue du
bord de l’océan Atlantique, à quatre-vingts kilomètres de Philadelphie. Les
Américains l’appellent alors The Vacation Capital of the Nation. « La
capitale des vacances ». Atlantic City exhibe fièrement ses casinos, ses
hôtels cossus, sa vaste plage bondée aux heures de pointe et sa promenade
de bord de mer animée, véritable ballet de chapeaux, d’ombrelles et de
stands de guimauve multicolore. Des hommes en habit rayé laissent traîner
leur regard à travers la foule sur les jeunes femmes en bikini, des pin-up à la
culotte-short taille haute rêvant de participer à la parade de Miss America.
Le soir, lorsque la nuit tombe sur Atlantic City, la ville se transforme en un
drôle de cocktail où les familles new-yorkaises et la middle class
américaine se mélangent à une population plus hétéroclite composée de
businessmen douteux, de prostituées de luxe (ou pas), de mafieux, de
maquereaux et d’entremetteurs qui affluent de toute l’Amérique. Dans les
lumières brûlantes des néons, les casinos et les night-clubs se remplissent
de ces vacanciers mêlés à la pègre. Les bars s’animent alors, où se
déversent le flot du whisky et le flow des jukebox.
C’est presque au hasard qu’Eunice a choisi celui où elle va tenter sa
chance. Le Midtown Bar and Grill, 1719 Pacific Avenue, un modeste
établissement, peu attrayant, à deux blocs de la plage. Dans une salle
sombre au parquet grinçant et irrégulier, quelques habitués accoudés au
comptoir, discutent et rient grassement. Ou bien sirotent leur bière en
solitaire, les deux mains accrochées à leur verre, rythmant du pied la
musique que crachent les haut-parleurs. Derrière le comptoir, un type lave
des verres, sert des whiskys chargés, avec glaçons, vérifie les stocks, envoie
le barman chercher des bouteilles à la cave. Harry Stewart, le patron du bar,
cherche un pianiste. Il a passé une annonce à laquelle Eunice s’est
empressée de répondre. Par un doux soir d’été, on imagine la jeune femme
hésitant une seconde avant de pousser la porte battante de cet endroit
qu’elle trouve repoussant, puis traversant ce poisseux repaire d’ivrognes
d’un pas faussement assuré. Ce soir-là, elle porte une longue robe de soirée
qui moule son corps rugueux. Une robe de soirée complètement inadaptée à
ce lieu prosaïque. « Jusque-là, je n’avais jamais vu un bar de ma vie. […]
La fumée m’a piqué les yeux, mon nez a tressailli lorsque l’odeur de cet
endroit m’a soudain atteinte 2. » Eunice se présente au comptoir. Elle vient
pour l’annonce. On la prie d’attendre, le patron ne va pas tarder. Deux
habitués lui offrent un verre. Elle commande du lait. Ils rient. Enfin, un
homme bedonnant, cigare aux lèvres, surgit du fond du bar. Harry Stewart,
c’est lui le patron. D’un geste nonchalant, il désigne à Eunice le piano à
l’autre bout de la pièce. Un piano droit au bois foncé et abîmé sur lequel
trônent deux chandeliers. Sur le tabouret noir tombent régulièrement des
gouttes d’eau. Eunice lève la tête : au plafond, l’air conditionné fuit. Le
patron grommelle qu’il va régler ça et dit à Eunice de revenir dans une
heure pour commencer à jouer.
Une heure plus tard, à vingt et une heures précises, Eunice est assise au
piano. Le bar s’est rempli de quelques soûlards aux vestes crasseuses et de
jeunes débraillés déjà ivres, une population peu respectable aux yeux de la
jeune fille de pasteur qu’est Eunice, chez qui l’alcool a toujours été
strictement prohibé. Elle les regarde d’un air curieux et méfiant, observant
ces hommes qui essuient la mousse de bière sur leurs lèvres d’un revers de
manche. Se demandant comment ils vont pouvoir saisir ne serait-ce qu’un
dixième des subtilités de sa musique. Elle regarde fixement les touches du
piano, fronce les sourcils pour ne pas voir le décor chaotique dans lequel
elle se trouve ; s’imaginant dans un récital de musique classique. Et, dans le
vacarme des verres qui trinquent, des chaises remuées et des cliquetis de
vaisselle, elle ferme les yeux et commence à jouer.

*
Soudain, le brouhaha n’est plus qu’un léger bruit de fond. Eunice joue
spontanément la musique qu’elle a en elle depuis toute petite : du blues, du
classique, des cantiques, des hymnes religieux, tout ça mêlé en une
bouillonnante improvisation où se répondent les toccatas de Bach, un
ragtime des années 1930, les voix grondantes du gospel, les préludes de
Rachmaninov. Elle injecte du swing passionné dans la structure sévère de
Bach, rend jazzy les préludes et les fugues, fait « groover » les cantiques,
fusionne un choral avec une modulation de blues… Dans cet étonnant
mélange où elle trouve avec une facilité déconcertante un lien logique entre
tout ce qu’elle connaît, elle laisse libre cours à sa créativité et façonne la
musique à mesure qu’elle la joue. L’espace enfumé du bar se remplit de ses
notes, de ces morceaux qu’elle étire sans fin, conduisant à sa guise son
public où elle veut, le faisant passer d’un rythme lent et profond à une
mélodie enlevée et joyeuse, du solennel au gracieux, du spirituel au
profane. Se rend-elle compte, cette drôle d’assemblée distraite, qu’elle
assiste à la naissance d’un style, à l’avènement d’un nouveau genre qui
s’apprête à révolutionner le monde musical ? Certainement pas.
Eunice est tellement prise par sa musique qu’elle n’entend pas le bar qui
se vide progressivement. Les chaises qu’on entasse les unes sur les autres,
les tables qu’on pousse dans un coin. Lorsqu’elle rouvre les yeux, il est
quatre heures du matin. Harry Stewart l’attend près du comptoir, cigare au
bec et chiffon gras sur la hanche. Well done, Baby, you were good. On
imagine Eunice esquissant un sourire. Elle se fiche de l’avis de ce patron de
bar qui ne connaît rien à la musique. En même temps, elle ne peut pas s’en
moquer complètement. Son sourire disparaît d’ailleurs lorsque Harry
ajoute : « Juste un truc, baby, pourquoi t’as pas chanté ? »
Pourquoi n’a-t-elle pas chanté ? Elle n’y a pas pensé. Pourquoi
chanterait-elle d’ailleurs ? I’m only a pianist. I don’t sing, se défend-elle.
Alors Harry dégage son cigare de ses lèvres : Well, tomorrow night you’re
either a singer or you’re out of a job 3. « Demain soir, soit tu chantes soit
t’es virée ! »
– All right, I’ll sing.

*
Elle chantera. Mais soudain une pensée traverse l’esprit d’Eunice. Que
se passera-t-il si sa mère apprend qu’elle joue la « musique du diable » – the
devil’s music – dans un « lieu de débauche »… ? « Pour Momma, ce serait
comme travailler dans les flammes de l’enfer 4. » Eunice entend déjà sa
voix : « Un bar ? Mon Dieu, dans ma propre famille, le diable lui-même ! »
Plus tard, la musicienne écrira : « Je ne savais pas comment Momma aurait
pu le découvrir, mais d’une manière ou d’une autre, avec ce genre de chose,
elle finissait toujours par savoir 5. » Alors, lorsque le patron demande à
Eunice comment il doit la présenter sur les affiches et les annonces des
journaux, elle lance le premier nom qui lui vient à l’esprit. Nina. Nina…
Simone. C’est un jeune hispanique qu’elle a rencontré à Harlem et qui est
devenu pendant un temps son petit ami qui l’appelait comme ça. Nina, ou
plus exactement niña, jeune fille 6. Et le patronyme de Simone ? Dans une
interview au magazine Rogue en 1960, elle dira ne plus savoir d’où elle le
tient. I don’t know where the hell I got Simone from 7. Des années plus tard,
lorsqu’elle publiera ses Mémoires coécrites avec Stephen Cleary, en 1991,
elle affirmera que « Simone » venait de l’actrice Simone Signoret, qu’elle
avait eu l’occasion d’admirer plusieurs fois à l’écran dans ces french movies
qu’elle aimait tant. Quoi qu’il en soit, en cette année 1955, elle s’est trouvé
un pseudonyme parfait. Une identité toute neuve pour une vie à réinventer.
Nina Simone. Tout nouveau, tout beau, tout clinquant. Elle se le répète
sur le chemin du retour comme si elle roulait un bonbon acidulé dans sa
bouche. Nina Simone. Ça sonne bien… Il y a quelque chose de troublant et
d’excitant à être soudain quelqu’un d’autre. Elle y pense au milieu de la
nuit alors qu’elle arrive chez elle, dans la minuscule chambre qu’elle a
trouvée sur Pacific Avenue. Ici, à Atlantic City, que savent-ils d’elle ? Rien.
Certes, elle n’a pas pu s’empêcher de glisser qu’elle se destinait à une
grande carrière de musicienne classique. Mais rien de plus. Au fond, la
situation est simple. Dès le lendemain, des inconnus vont venir dans ce bar
pour écouter une autre inconnue. Cette mystérieuse Nina Simone qui a surgi
comme ça, comme un double insoupçonné, sans qu’Eunice ne se doute une
seule seconde qu’elle prendra tant de place dans sa vie. Au point peut-être
de l’engloutir tout à fait.

*
Voilà Nina-Eunice Waymon-Simone, le lendemain soir, assise devant le
piano auquel on a ajouté un micro. Chanter. C’est la première fois ou
presque qu’on le lui demande. Certes, elle avait déjà chanté lorsqu’elle était
jeune, avec ses sœurs Lucille et Dorothy. Mais cela se résumait à un timide
accompagnement. Ce soir-là, elle n’a aucune idée de ce qui va sortir de sa
gorge. Mais elle n’a pas le choix. Alors elle se lance. Elle choisit un
standard de jazz, au hasard, « Sophisticated Lady ». Elle n’a aucune
attirance pour ce morceau dont elle trouve la mélodie sans intérêt ; mais
cela plaira au patron et au public. Du fond d’elle-même monte une étrange
texture de son.

They say into your early life romance came


And in this heart of yours burned a flame.

Des accents de Caroline de Nord auxquels elle imprime une douceur


sensuelle. Une voix vibrante, à l’autorité naturelle et au relief insoupçonné.
Dense – elle emplit tout l’espace du bar. Un timbre chaud, envoûtant,
puissant, caverneux et délicat, sombre et lumineux, androgyne. Parfois, si
l’on ferme les yeux, on a presque l’impression que c’est un homme qui
chante.

A flame that flickered one day and died away


Then, with disillusion deep in your eyes.

Elle chante avec ses tripes, avec toute l’amplitude de ses cordes vocales.
Au fil des chansons, elle se découvre une tessiture surprenante. Comme un
muet qui retrouverait la parole et deviendrait excessivement bavard, elle
chante comme si elle renouait avec une voix qu’elle avait oubliée.

You learned that fools in love soon grow wise


The years have changed you, somehow
I see you now
Smoking, drinking, never thinking of tomorrow,
nonchalant 8.

Dans la salle du Midtown Bar, ils doivent bien sentir que cette voix est
unique. Qu’elle transfigure d’un coup cette jeune femme au visage ingrat et
à l’allure gauche. Engoncée dans sa robe de soirée, Nina devient presque
attirante. Sa gorge et ses lèvres tout entières vibrent. Dans cette voix, il y a
de la rocaille, il y a les champs de coton de Caroline du Nord, les reliefs des
montagnes des Appalaches, il y a des déserts arides et des herbes sèches, il
y a la mystique de la Holiness Church de Tryon, l’épaisseur de l’Histoire,
les tréfonds de l’« âme noire ». Sometimes my voice sounds like gravel.
Sometimes it sounds like coffee and cream, dira plus tard Nina Simone 9.
« Parfois, ma voix sonne comme du gravier, d’autres fois comme un café
crème. »
Ses mains agiles courent sur le piano, tandis qu’elle plonge dans sa
chanson, comme si plus rien d’autre n’existait. Elle est immergée dans la
musique, montant et descendant avec les tonalités dans un parcours
vertigineux, respirant les notes, expirant les sons. La musique entre en elle
par tous les pores, s’infiltre dans ses veines, glisse dans ses vaisseaux, dans
une pulsion régulière, un rythme palpitant. Son monde, le monde, se résume
alors à cette chanson, il est cette chanson, elle est cette chanson. Dans le
roman de James Baldwin Harlem Quartet, le personnage d’Arthur
explique : « Quand on chante, on ne peut pas chanter à l’extérieur de la
chanson. Il faut être la chanson que tu chantes. Il faut qu’elle soit une
confession 10. » Les paroles de « Sophisticated Lady » ne sont pas de Nina
Simone, mais, soudain, dans sa bouche, elles se font siennes, une
confession. Comme si Nina laissait apparaître son être à vif. Comme si le
spectateur pouvait voir directement à l’intérieur de son âme.

Diamonds shining, dancing, dining with some man


in a restaurant
Is that all you really want ?
No, sophisticated lady,
I know, you miss the love you lost long ago
And when nobody is nigh you cry 11.

Soir après soir, par ces chaudes et humides soirées de juillet-août 1954 –
de vingt et une heures à quatre heures du matin, sept heures intenses toutes
les nuits avec seulement quelques minutes d’interruption pour souffler –,
Eunice façonne le masque de Nina Simone. Elle sculpte son personnage,
efface la réserve et la maladresse pour libérer la passion, réveille le long et
puissant souffle qui dormait en elle, fait retentir le grondement de ses
entrailles. Elle chante essentiellement des standards du jazz des années
1930 qu’elle accompagne de ses improvisations classico-gospelo-blues.
« Sophisticated Lady », « Body and Soul », « My Funny Valentine »,
« Stardust ». Son allure maladroite contraste avec ce charisme fascinant qui
émane d’elle lorsqu’elle se met à chanter. Elle tâtonne, cherche et trouve.
Elle ancre sa voix. Plus tard, elle écrira : « Saviez-vous que la voix humaine
est le seul instrument pur ? Qu’elle a des notes qu’aucun autre instrument
n’a ? C’est comme se trouver entre les touches d’un piano. Les notes sont
là, vous pouvez les chanter, mais on ne peut les trouver sur aucun autre
instrument 12. »

*
L’été 1954 passe rapidement. Tous les soirs, Nina Simone joue au
Midtown Bar. Peu à peu, la clientèle de vieux ivrognes laisse place à une
population plus jeune. Des amateurs de musique ayant entendu parler de
cette Nina qui joue si bien du piano et chante d’une voix enchanteresse.
Nina Simone se construit une réputation. Un public de plus en plus
important vient écouter chaque soir cette étrange jeune femme qui réclame
un silence et une attention absolus lorsqu’elle joue. À la manière d’une
musicienne classique. Comme s’il s’agissait d’un récital. « Si un ivrogne
était bruyant ou commençait à se battre dans le bar pendant que je jouais,
cela m’empêchait de me concentrer ; alors je m’interrompais jusqu’à ce que
le silence revienne. S’il ne se taisait pas, je refusais de jouer. Les jeunes
étudiants venus m’écouter jetaient l’ivrogne dehors dans la rue. Mon
rapport au public s’est forgé là, au Midtown Bar, et depuis, il n’a pas
changé, quel que soit le type de public ou la taille de la salle de concerts.
Un public irrespectueux est une insulte à ma musique. S’il ne veut pas
écouter, alors je ne veux pas jouer. Le public choisit de venir m’écouter ; je
ne choisis pas ces gens. Je n’ai pas besoin d’eux. Si mon attitude ne leur
plaît pas, ils n’ont qu’à ne pas venir. D’autres viendront 13. »
Lorsque l’été prend fin, Nina Simone retourne à Philadelphie. Elle
redevient Eunice Waymon, reprend son petit travail alimentaire et les cours
de piano classique avec Sokoloff. On sait que pendant cette période, elle
continue de donner ici et là quelques récitals. On sait aussi qu’elle songe
toujours à intégrer un prestigieux conservatoire, qu’elle imagine encore
pouvoir rentrer au Curtis Institute de Philadelphie ou à la Juilliard School of
Music de New York. Pourtant, aucun document ne témoigne du fait qu’elle
aurait repassé le concours du Curtis ou postulé de nouveau à la Juilliard.
D’après le directeur du Curtis Institute, Mr Bryan 14, il existait alors une
limite d’âge pour passer le concours d’entrée : vingt et un ans. Or, en 1954,
Eunice Waymon vient d’avoir vingt et un ans. Pourquoi n’a-t-elle pas
repassé le concours avant d’atteindre cet âge limite ? Entre son échec en
1951 et ses débuts sur la scène du Midtown Bar, trois ans se sont écoulés.
Aurait-elle changé d’avis ? Le plus probable est que ses rêves de classique
se sont évanouis pour laisser place à un moyen plus pragmatique de gagner
sa vie.
Une mue douloureuse ? Sans doute. Pendant l’année 1955, Nina-Eunice
consulte chaque jeudi un psychanalyste à Philadelphie, le docteur Gerry
Weiss. Elle dit avoir le sentiment de ne se sentir à sa place nulle part. I
didn’t fit anywhere.

*
À l’été 1955, pourtant, Eunice est de retour au Midtown Bar, toujours
sous l’identité de Nina Simone. Désormais, elle a ses marques, sa clientèle
fidèle de jeunes et d’étudiants. Parmi elle, Nina s’est liée d’amitié avec l’un
d’eux, Ted Axelrod, qui n’est pas avare de compliments sur sa musique. Il
lui présente des nouvelles chansons qu’elle inclut dans son répertoire. En
particulier, un morceau tiré de l’opéra de George Gershwin Porgy and Bess,
interprété par Billie Holiday : « I Loves You Porgy ». Sans être totalement
conquise par ce morceau et avant tout pour faire plaisir à son nouvel ami,
Nina Simone joue « I Loves You Porgy » au Midtown. Elle ne fait pas que
reprendre le titre, elle s’en empare, l’enveloppe de sa voix rocailleuse et
charnelle, lui ajoute des arrangements personnels, en propose une version
tout à fait à elle. Elle a ce don si naturel, si évident, instinctif, qu’on a le
sentiment qu’elle est l’auteure de cette chanson. Elle y insuffle une intensité
foudroyante. Le public est subjugué.

*
C’est probablement grâce à cette interprétation de « I Loves You Porgy »
que Nina Simone décroche de nouveaux contrats. Grâce à une rencontre
également : celle avec le producteur de musique new-yorkais Jerry Fields. Il
a entendu parler d’elle et est venu l’écouter à Atlantic City. « Je m’appelle
Jerry Fields et je vais faire de toi une star. » Nina confie : « Je ne savais pas
ce que voulait dire “star” 15. » Il la fait jouer dans des clubs de plus haut
standard, à Philadelphie : le Pooquesin Club, le High Thigh Club, puis dans
des établissements bien plus chic encore : il obtient pour Nina Simone un
contrat pour qu’elle se produise au Rittenhouse Hotel, cet hôtel prestigieux
de Philadelphie, qui donne sur le square de Rittenhouse – ironie du sort :
juste à côté du Curtis Institute of Music. Nina y joue pour cent dollars par
semaine, toujours les mêmes titres : « Mood Indigo » de Duke Ellington,
« Love Me or Leave Me » de Walter Donaldson, « Black Is the Colour »,
« I Loves You Porgy »… Le public n’est plus le même qu’à Atlantic City :
il est plus chic, plus aisé, plus âgé ; mais aussi moins attentif. Ces vieux
couples riches qui l’écoutent d’une oreille tout en dînant ne s’intéressent
pas à sa musique ; pour eux, c’est un divertissement d’arrière-plan, une
simple musique d’ambiance.
Eunice trouve bien un certain plaisir à jouer, mais elle ne peut
s’empêcher d’être envahie par un sentiment de déshonneur. Une honte
presque. En tout cas la sensation de ne pas être complètement à sa place en
jouant pour ce public blanc la « musique du diable ». D’ailleurs, elle a dû
finir par avouer son secret à ses parents. C’était devenu trop difficile à
cacher. Maintenant qu’elle se produit à Philadelphie, ils auraient fini par
l’apprendre d’une manière ou d’une autre. Il y a des affiches d’elle partout
dans la ville. Son grand frère Carrol la pousse à dire la vérité et à continuer
dans cette voie. Do what you’ve gotta do. You’re an artist. Mother would
have to change or not change, but do it anyway. Alors Eunice se prépare à
affronter sa mère. Un soir, elle se lance et lui dit tout. « Si je joue dans des
clubs de jazz, c’est avant tout pour gagner de l’argent afin de payer mes
cours de piano classique, explique-t-elle. C’est pour poursuivre mon rêve de
devenir la première concertiste noire. Je ne bois jamais d’alcool dans les
bars. Je joue un mélange de musique classique et de negro spirituals. » On
imagine le silence glacé de Mary Kate. Son regard de désapprobation. On
imagine Eunice attendant ne serait-ce qu’un mot, une phrase réconfortante.
Mais rien, si ce n’est un blâme sec et catégorique. « Tu es dans le monde
profane. » Sa fille joue la musique du diable : c’est tout ce qu’elle a retenu.
Eunice baigne dans le péché. Nulle justification, nul pardon possible. Sauf
si elle décide de se repentir… À ses côtés, John Divine ne dit pas un mot. Il
ne peut contredire sa femme et acquiesce silencieusement à tout ce qu’elle
dit. Pourtant, dans son regard, Eunice-Nina semble deviner une certaine
fierté. Pour ne pas dire même de l’excitation.
La réprobation de Mary Kate laissera chez Nina Simone une blessure
profonde. Toute sa vie, elle aura le sentiment d’avoir déçu sa mère, de ne
pas avoir été à la hauteur de ses attentes. Même lorsqu’elle jouera sur les
plus grandes scènes internationales, admirée, chérie, idolâtrée, cette douleur
silencieuse persistera, comme un rappel sourd du fait qu’elle n’a pas épousé
la carrière à laquelle elle était destinée. Sa propre fille, Lisa Simone,
racontera plus tard : « Maman disait que sa mère cachait ses albums sous
son matelas. Je ne sais pas si c’est vrai mais ce que cela voulait dire, c’est
que Grandma n’a jamais accepté ce qu’elle faisait. Même si le monde entier
vénérait la grande Nina Simone, elle n’avait pas la bénédiction de la
personne qui comptait le plus pour elle 16. »
Bien sûr, Mary Kate ne dira jamais qu’elle est fière de sa fille. Pas
seulement parce qu’elle ne supporte pas l’idée que sa fille se soit lancée
dans ce répertoire diabolique, mais aussi, peut-être, par pudeur. C’est en
tout cas ce qu’a toujours pensé Samuel Waymon, le petit frère de Nina
Simone. Pianiste lui aussi, Samuel a accompagné sa sœur pendant dix ans
dans ses concerts et ses tournées. Il se souvient de l’attitude de leur mère :
« On savait qu’elle était secrètement fière de nous, même si elle ne le disait
pas. Elle ne venait jamais aux concerts même si on essayait de la
convaincre de venir. Je lui disais souvent : “Ce n’est pas la musique du
diable que nous jouons. Nous jouons de la musique sacrée. Cette musique
est notre manière à nous de louer Dieu. La scène est notre autel. Toi, tu
pries à l’Église, nous dans une salle de concerts.” Elle détestait lorsque je
lui disais cela, elle tournait la tête en grimaçant, ou bien baissait les yeux
sans rien dire. Nina lui envoyait toutes les semaines les articles qui
paraissaient sur elle, des photographies, des copies des affiches… Mais
notre mère restait prostrée dans un silence désapprobateur. Pourtant, si elle
ignorait ses concerts, je suis sûre que, secrètement, elle était fière de Nina.
Elle ne pouvait pas le dire tant elle avait répété à quel point elle détestait
cette musique du diable, mais elle devait le penser très fort 17. »

*
À l’été 1957, Jerry Fields, le producteur new-yorkais, présente Nina
Simone à un guitariste de jazz du nom d’Al Schackman. Il a travaillé avec
Billie Holiday et Burt Bacharach. Fields a organisé une rencontre en
Pennsylvanie, à New Hope. Schackman ne se doute pas qu’à partir de ce
jour-là, Nina Simone et lui ne se quitteront plus et qu’il l’accompagnera
pendant près d’un demi-siècle.
Nina est plutôt réticente à l’idée de rencontrer un guitariste : elle se
considère avant tout comme une pianiste classique et se méfie de ce terme
de « jazz » auquel elle ne veut surtout pas être associée. Et puis elle a
l’habitude de jouer seule ; elle ne participe jamais à ces jam sessions où des
musiciens de jazz qui n’ont pas nécessairement l’habitude de se produire
ensemble se regroupent et improvisent. Improviser, elle le fait très bien
seule au piano – le plus souvent à partir de fugues de Bach.
Ce jour-là donc, alors qu’Al Schackman est en train d’accorder sa
guitare en attendant la pianiste, elle arrive sans même lui jeter un regard,
s’installe au piano et, avant qu’il ait pu dire un mot, se met à jouer. Sans
avoir annoncé la tonalité, elle entame le morceau « Little Girl Blue », avec
une introduction qu’elle improvise à partir d’une fugue de Bach.
Immédiatement, Al Schackman comprend qu’il a affaire à une véritable
artiste, originale. Ils ne se sont pas regardés, pas salués, mais la connexion
entre eux se fait d’emblée. « Lorsqu’elle s’est mise à jouer, j’ai
immédiatement su ce que j’allais faire, racontera Schackman. C’était
comme de la transmission de pensée, une relation télépathique. On s’est mis
à jouer ensemble de façon harmonieuse. Alors, elle a levé les yeux 18… »
Nina Simone est conquise par ce guitariste à l’oreille absolue qui la suit
parfaitement dans la moindre de ses variations et ses changements de
tonalité. Ils jouent pendant des heures. À la fin, Nina Simone propose à Al :
Would you like to come to Philadelphia for tea next week-end ? « Tu veux
venir prendre le thé à Philadelphie le week-end prochain ? » En partant, elle
se retourne et dit simplement : Bring your guitar. « Prends ta guitare. »

*
Cette même semaine de l’été 1957, le producteur Jerry Fields informe
Nina que le label Bethlehem Records voudrait lui faire enregistrer un album
dans ses studios à New York. Bethlehem a entendu parler d’elle et croit en
elle. Elle serait payée 3 000 dollars.
À cette période, Nina Simone continue de suivre des cours avec
Vladimir Sokoloff. Si ses parents ont probablement abandonné l’idée, elle a
encore en tête de devenir une pianiste classique. La musique populaire lui
permet de gagner sa vie, rien d’autre. Mais on lui offre 3 000 dollars.
Comment dire non ? Un jour de décembre 1957, coiffée d’un chignon laqué
et enroulée dans un gros manteau de fourrure, Nina brave le froid de l’hiver
américain et traverse les rues glacées de la ville qui ne dort jamais. Elle a
rendez-vous avec le producteur de Bethlehem Records, Syd Nathan, avec
lequel elle s’est mise d’accord pour n’interpréter que des titres de son choix.
Dans les studios, on la présente aux deux musiciens qui vont l’accompagner
pour l’enregistrement : Jimmy Bond, un bassiste qui a joué avec Chet
Baker, et Albert « Tootie » Heath, un batteur qui a été celui de John
Coltrane – Al Schackman n’était pas disponible ce jour-là. Les chansons
que Nina a choisies sont celles qu’elle a pris l’habitude de jouer dans les
clubs où elle se produit, depuis son tout premier concert au Midtown Bar
d’Atlantic City. La plupart sont des reprises. Enfermée pendant quatorze
heures dans le studio d’enregistrement de Bethlehem Records, elle chante
d’abord « Mood Indigo », d’après Duke Ellington. Sur un rythme
entraînant, elle entonne : You ain’t never been blue, no, no, no, You ain’t
never been blue, Till you’ve had that mood indigo. Elle chante ensuite
« Don’t Smoke in Bed », une chanson composée par Willard Robinson et
que Peggy Lee avait enregistrée dix ans plus tôt. Puis « He Needs Me »,
d’après Arthur Hamilton, et « Little Girl Blue », composée par Richard
Rodgers. Elle reprend aussi, bien sûr, « I Loves You Porgy » d’après l’opéra
de Gershwin ; mais aussi « Good Bait » et le tragique « Plain Gold Ring »,
une longue plainte qui sort d’elle-même comme d’une tragédienne
classique. Au morceau « Love Me or Leave Me », elle ajoute un
arrangement inspiré d’une fugue de Bach. Bethlehem Records lui demande
alors un morceau purement instrumental pour compléter l’album. Elle
improvise « African Mailman » et « Central Park Blues » au piano,
s’inspirant d’une séance photo faite un peu plus tôt à Central Park.
Et tout ça avec une facilité déconcertante. Pas besoin de deuxième prise :
le premier enregistrement est le bon, c’est celui-là qu’on va garder. L’album
comprend un autre titre instrumental, que Nina improvise à partir d’une
composition de Richard Rodgers et Oscar Hammerstein II : « You’ll Never
Walk Alone ». Le titre détonne au milieu des morceaux plus « jazzy » car
celui-là, Nina Simone l’interprète vraiment telle une musicienne classique.
Le batteur et le bassiste ont quitté le studio : elle est seule au piano et se
livre entièrement, faisant vibrer l’instrument avec elle comme s’il s’agissait
d’un orchestre. Dans cette musique douce-amère, triste et lumineuse, elle
fait rouler les basses. Un doux grondement pianissimo de la main gauche,
puis elle ajoute à la droite une mélodie, accélère le tempo, crescendo, ses
doigts courant sur le clavier avec toujours plus d’intensité. Elle ne fait plus
qu’un avec l’instrument, donnant au morceau autant de profondeur
mélancolique que de luminosité envoûtante, explorant des harmonies
inattendues, élargissant le tempo jusqu’à ce que chaque accord retentisse
avec une puissance émotive extrême, tandis que, de la main gauche, elle
continue de faire sourdre les basses, comme un rappel insidieux et
persistant.
Le producteur de Bethlehem Records, Syd Nathan – qui a l’habitude des
musiciens de jazz plus traditionnels –, est fasciné par cette jeune femme si
peu commune, qui se livre à vif, joue comme une concertiste et emplit tout
l’espace de son intensité vibrante. À la fin de l’enregistrement, alors qu’on
s’apprête à partir, il demande à Nina Simone un dernier titre, plus gai et
plus dansant. Il voudrait un tempo plus entraînant qui pourrait clore
l’album. Quelqu’un a l’idée de « My Baby Just Cares for Me », un morceau
composé à l’origine par Walter Donaldson sur les paroles de Gus Kahn pour
une comédie musicale – presque inconnue – des années 1920. Nina juge
cette chanson « idiote » et sans intérêt. Mais fatiguée, ayant hâte d’en finir
et de rentrer chez elle, elle accepte. Elle ne se doute pas que c’est ce dernier
morceau qui retiendra le plus l’attention du public. Qui fera son succès des
années plus tard. Son succès mais aussi son malheur… À la fin de
l’enregistrement, épuisée, elle signe à la va-vite, sans même le lire, le
contrat que lui tendait le producteur. Un bout de papier qui lui fait renoncer
à la propriété des bandes. Ce jour-là, elle rentre dans son appartement de
Philadelphie avec un chèque de 3 000 dollars. Une somme qu’elle considère
déjà comme faramineuse par rapport à ce qu’elle a jamais gagné. Mais
trente ans plus tard, elle passera à côté de plusieurs millions de dollars. Elle
s’en mordra les doigts, se mettra dans tous ses états, hurlera, fera s’agiter
les plus grands avocats, insultera les maisons de disques, les traitant de
voleurs et de tous les noms. Elle ira jusqu’à les menacer physiquement – on
dit qu’elle aurait ainsi tiré un coup de pistolet sur l’employé d’un label
qu’elle soupçonnait de lui confisquer ses royalties. Tout ça en vain.
Pour l’instant, en ce mois de décembre 1957, la jeune pianiste de vingt-
cinq ans est bien loin de ces tourments. Si elle a enregistré le disque sans y
attacher d’importance, c’est qu’elle n’a aucune envie de devenir une
chanteuse à succès, encore moins de baigner dans ce music business qui la
dégoûte. Elle se répète qu’il s’agit d’une situation provisoire, pour subvenir
à ses besoins, gagner de quoi payer Sokoloff et son loyer. Bien ancré au
fond d’elle, il y a non seulement son rêve de toujours de devenir une
pianiste classique mais, enfouies, des ambitions énormes. Une intense soif
de grandeur et de gloire ; mais d’une gloire sur une tout autre scène. Sur les
planches nobles du Carnegie Hall, par exemple, où se produisent, à New
York, les plus grands solistes. Ce jour de décembre, en rentrant à
Philadelphie avec ses 3 000 dollars en poche, Nina Simone veut se laver de
cette musique populaire que sa pauvreté l’a obligée à jouer. Se laver de ce
« jazz » qui n’est pas elle. Dans son minuscule studio, elle s’enferme
pendant trois jours. Sans voir la lumière ni mettre le nez dehors. Et, sans
plus s’arrêter, joue. Beethoven, Czerny, Liszt, Bach, Bach, Bach. Quel
soulagement, quel apaisement.
Nina Simone et James Baldwin, 1963.
6

« The ONE and ONLY Nina Simone »

Life is for the living.


Death is for the dead.
Let life be like music.
LANGSTON HUGHES

New York, 1958. Pour Nina Simone, tout est allé très vite. Son tout
premier disque est sorti, d’abord sous le titre Jazz As Played in an Exclusive
Side Street Club, puis sous celui de Little Girl Blue. Elle a emménagé à
New York, dans un minuscule studio au cœur de Greenwich Village.
Quartier bohème, folk, beatnik de la ville, lieu de la contestation officielle,
cœur du mouvement de libération gay, et épicentre de la scène littéraire.
Nina s’y est installée avec un homme, Don Ross, qu’elle a rencontré deux
ans plus tôt au Midtown Bar d’Atlantic City et qu’elle a commencé à
fréquenter – davantage pour fuir la solitude que par véritable attachement.
Elle n’est pas réellement amoureuse de ce jeune beatnik qui se rêve peintre
ou joueur de batterie, bien qu’il soit davantage doué – dit-elle – pour la
paresse et la boisson. Pourtant, il remplit parfaitement son rôle de
compagnon de vide affectif pour une jeune femme qui se sent seule. Alors,
d’amant provisoire, il est devenu homme permanent, et même mari. Sur un
coup de tête, Nina Simone l’a épousé à Philadelphie, sans même avoir
prévenu sa famille. Plus tard, elle dira ne même pas se souvenir de la date
de son mariage avec Don Ross : c’est dire si cette relation importe peu pour
elle. I married him because I was so lonely. Nothing happened with Don
Ross. There was no sex with Don Ross. He just was no good. He was a
creep 1. A creep : un sale type. Nina Simone s’en rend compte très vite.
La cohabitation avec Don Ross à New York n’est pas facile. Nina n’a
pas d’argent – elle vit maigrement sur les 3 000 dollars empochés grâce à
son premier album – et Don ne gagne pas un sou. La jeune artiste est
contrainte de prendre un job de femme de ménage – elle est domestique
chez une famille blanche new-yorkaise. Elle travaille dur, joue cinq soirs
par semaine dans des clubs de jazz de la ville et commence à ressentir de
l’épuisement. Du découragement même. Elle a l’impression qu’elle ne
sortira jamais de la spirale de la pauvreté : elle vit sans cesse dans la peur et
l’angoisse de ne pas avoir de quoi tenir jusqu’à la fin de la semaine. C’est à
cette période que, pour la première fois de sa vie, elle commence à toucher
à l’alcool. C’est aussi à cette époque que transparaissent, dans son attitude,
les premiers signes d’un mal-être. Ainsi, il lui arrive souvent d’arriver en
retard lors de ses concerts dans les clubs où elle se produit à New York,
Philadelphie ou Washington. On constate qu’elle est irritable, sur les nerfs.
De temps en temps, son visage se ferme soudainement, ses traits deviennent
alors durs et sévères. Comme le soir où, dans un club de jazz de
Washington, le Abart’s Lounge, elle s’est arrêtée brutalement en plein
milieu d’une chanson et s’est tournée, furieuse, vers le public : Did you
come here to hear me sing or did you come here to talk ? « Vous êtes venus
là pour m’entendre chanter ou pour discuter ? » Plus un bruit dans la salle. I
want it quiet when I sing goddamit ! « Je veux le silence quand je chante,
nom de Dieu ! » Et dans un silence de mort, elle a repris sa chanson.
Au début de l’année 1959, le morceau « I Loves You Porgy », que
Bethlehem Records a publié en single, devient un véritable succès. En
quelques semaines à peine, tous les clubs de Philadelphie et de New York
reprennent ce qui est en train de devenir un tube. « I Loves You Porgy » est
numéro 1 des charts. Partout dans les bars et les clubs, les haut-parleurs
crachent la douce et chaude voix de Nina Simone. Les New-Yorkais
découvrent ce timbre envoûtant. Ils sont fascinés par la puissance
d’évocation de cette chanteuse jusqu’alors inconnue. On lui trouve quelque
chose d’unique. Cette année-là, elle est même l’invitée de la célèbre
émission de télévision « Playboy’s Penthouse » sur Chicago TV, présentée
par Hugh Hefner. Dans un décor chic et lounge, la jeune chanteuse s’assoit
au piano, intimidée ; elle a revêtu une robe de soie blanche, des boucles
d’oreilles nacrées qui encadrent sa coupe courte. Elle a souligné ses yeux au
khôl noir de manière prononcée. Le présentateur Hugh Hefner, en costume
et nœud papillon, la présente : I’d like you to meet someone that I think
most of you know. Nina Simone. She came out of nowhere and last year, as
a recording star, she made a very big record, « Porgy », that is breaking all
kinds of sales records 2. Avec une fausse assurance exagérée, pour masquer
le tract, Nina Simone chante « I Loves You Porgy », au milieu d’un public
de Blancs hype, de belles jeunes femmes blondes et d’hommes en smoking
tirant négligemment sur leurs cigarettes. Assis sur des sofas autour du
piano, tous écoutent cette chanteuse noire « venue de nulle part ». Ce soir-
là, le guitariste Al Schackman, dont Nina Simone est devenue très proche,
l’a accompagnée pour sa première apparition télévisée. Sur le chemin du
retour, dans la voiture, Nina lui prend la main et la serre très fort : « Est-ce
que tu te rends compte de là où on était ? De ce que je viens de faire ? »

*
Bientôt, en cette même année 1959, le label Colpix Records approche
Nina Simone pour enregistrer un nouvel album. Colpix Records est un label
bien plus gros que Bethlehem, avec qui la musicienne n’avait signé un
contrat que pour un disque. Cette fois, avec Colpix, elle signe pour neuf
albums, la maison de disques lui accordant une entière liberté dans le choix
des chansons et leur réalisation. The Amazing Nina Simone sort dès 1959.
Un mélange de standards du jazz que Nina Simone redessine de sa touche
personnelle, et de gospels, dont le célèbre spiritual « Children Go Where I
Send You ».
La critique ne tarit pas d’éloges sur ce disque. Elle se heurte cependant à
une difficulté : comment qualifier cette musique si différente de ce qu’on a
l’habitude d’entendre ? Dans quelle catégorie ranger Nina Simone ? Les
experts s’interrogent sur son style. Il faut dire qu’elle ne leur facilite pas la
tâche. « Je jouais des chansons pop dans un style classique influencé par du
“cocktail jazz”. Ajoutez à cela les spirituals et les gospels de mon enfance,
et le fait que le public du folk se reconnaissait dans ma façon de lier cette
histoire personnelle avec l’Histoire tout court : j’étais un casse-tête pour les
spécialistes », écrira Nina Simone dans son autobiographie. À la fin des
années 1950, c’est tout de même principalement sous l’étiquette « jazz »
que la rangent les commentateurs. Pourtant, peut-on vraiment dire que Nina
Simone est une artiste de jazz ? « Nina n’a pas tellement la culture “jazz”,
celle de l’improvisation collective, des trouvailles en groupe, affirme le
critique Francis Marmande. Dans sa musique, elle exprime quelque chose
de très personnel, de très intime, elle cherche l’émotion brute. Et en même
temps, elle est incapable de chanter sans swinguer. Elle invente une forme à
elle 3. »
Quant à Nina, toute sa vie elle refusera les classifications, les étiquettes,
les catégories. Elle pense que le jazz n’est pas seulement un phénomène
musical mais aussi et surtout une attitude. « Les Noirs afro-américains “sont
jazz” dans tout ce qu’ils font, dans leur manière de marcher, de parler, de
penser, d’agir. La musique jazz n’est qu’un aspect de cet ensemble. En ce
sens, parce que j’étais noire, j’étais “jazz”. Mais pour le reste, je ne l’étais
absolument pas. » Ce qui a le don de l’énerver par-dessus tout, c’est
lorsqu’on la compare à Billie Holiday. Certes, les deux femmes ont
interprété la même chanson, « I Loves You Porgy ». Mais c’est bien là leur
seul point commun selon Nina Simone. « N’importe qui m’ayant vue sur
scène aurait pu constater que Billie Holiday et moi n’avions rien en
commun. Ce qui me rendait furieuse, c’est que cette comparaison signifiait
que les gens ne pouvaient pas dépasser le simple fait que nous étions toutes
les deux noires. S’il s’était agi de deux Blancs, personne n’aurait fait cette
comparaison. Je ne voulais pas être mise dans la case “jazz” car mes
qualités musicales et ma formation étaient totalement différentes. En un
sens, supérieures. Je ne correspondais pas à l’idée que se faisaient les
Blancs d’une artiste noire. Me ranger sous l’étiquette “jazz” était raciste :
“Si elle est noire, alors c’est une chanteuse noire 4.” » À propos de ce terme,
Nina Simone dira encore : « “Jazz” est un mot que les Blancs ont inventé
pour définir la musique des Noirs. “Jazz” est associé à la couleur noire et à
la saleté. Je ne joue pas de “jazz”, moi ! »
En réalité, la plupart des mélomanes qui entendent pour la première fois
Nina Simone jouer dans les clubs de New York, en cette année 1959,
constatent qu’une véritable révolution est à l’œuvre dans sa musique. Nina
s’aventure sur des territoires encore inexplorés. Elle invente une nouvelle
manière de jouer, qui n’a rien à voir avec celle de ses contemporains.
« Nina Simone innovait, frayait une nouvelle voie, fabriquait de nouvelles
formes sonores que l’on pensait connaître mais qui, en réalité, nous étaient
tout à fait nouvelles », dira la journaliste Asha Bandele 5. Elle redéfinit les
frontières entre les genres, les rend soudainement floues, les fait exploser.
Elle est en cela en avance sur son temps.
Bien plus tard, Nina Simone écrira dans son autobiographie, à propos de
cette période : « Si quelqu’un m’avait offert 100 000 dollars, j’aurais arrêté
définitivement de jouer de la musique populaire et je serais entrée à la
Juilliard School. Je n’aurais plus jamais joué dans des clubs de jazz de ma
vie. Et je n’aurais pas raté quoi que ce soit car, de toute façon, je détestais
cette vie : les petits escrocs du show-biz, le public irrespectueux, la manière
dont les gens se contentaient et même se réjouissait de chansons stupides et
idiotes. Mais personne ne m’a offert cet argent, alors j’ai continué à
travailler. » Nina Simone dit cela avec le recul des années. On peut
imaginer pourtant qu’en cette fin des années 1950, il y a pour elle une
certaine satisfaction, sinon une vraie gratification, à savourer son nouveau
statut. Les jeunes new-yorkais se sont mis à raffoler d’elle. Des perspectives
neuves s’offrent à la nouvelle grande pianiste noire. Elle a le pied à l’étrier
et sa carrière s’apprête à prendre un tournant décisif.

*
1959. Greenwich Village. La musique résonne à chaque coin de rue.
Jazz, be-bop, soul, folk, swing : partout, l’air du Village vibre au rythme des
saxos, des clarinettes, des batteries, des trompettes. Derrière les vitrines des
façades de briques rouges, dans les salles enfumées, on devine la silhouette
massive des contrebasses ; des sous-sols montent des flopées de notes de
pianos, des combinaisons étranges, des harmonies surprenantes, des
pulsations entraînantes. Devant les clubs bondés et bourdonnants, des
groupes de jeunes, Blancs et Noirs, s’agglutinent sur les trottoirs. Le
quartier ne connaît pas de répit. Toute la nuit, les rues grouillent de monde,
qui parle, marche, danse. Greenwich Village gronde d’une passion féroce et
subversive. C’est là, au carrefour des avant-gardes, que la musique se fait,
que les poèmes s’écrivent, que les idées politiques prennent forme. Il n’est
pas rare de rencontrer Bob Dylan discutant avec Joan Baez, Langston
Hughes lisant ses poèmes, Leonard Cohen peaufinant ses accords. Et puis
Jack Kerouac, James Baldwin, Maya Angelou, Odetta, Tim Hardin… et
bien d’autres. Artistes, poètes, écrivains, sculpteurs, musiciens, peintres :
tous ont élu domicile à Greenwich Village.
Nina Simone y erre, seule ou accompagnée d’une nouvelle amie. Une
prostituée rencontrée à Atlantic City. Cette femme s’appelle Kevin. C’est
elle qui l’initie à la mode et aux plaisirs, fait son éducation sexuelle,
l’entraîne dans les bars et les clubs – les clubs gays et lesbiens de la
Christopher Street, en particulier. S’ensuivent de longues nuits de fêtes
enivrantes. Des soirées qui s’étirent à l’infini. Où Nina perd Kevin, tombe,
au détour d’une conversation, sous le charme d’un homme ou d’une femme,
explore sa sexualité, fume, rit et attrape tous les verres qu’on lui tend.
La journée, livrée à elle-même, elle se promène dans les rues de la ville,
marchant longuement au hasard sur le bord des trottoirs, appréciant le fait
de ne pas avoir de but, se laissant happer par les sons et les lumières.
L’atmosphère crasseuse, envoûtante et déstabilisante de New York la grise ;
elle s’y sent complètement libre. Elle aime sa population bigarrée mais
portée par une même vitalité. Elle aime les odeurs qui envahissent les rues,
celles des boulangeries et des restaurants, mais aussi les effluves d’ordures,
de poulet frit et de nouilles chinoises qui se mêlent dans des combinaisons
répulsives et troublantes. Elle aime ces femmes âgées assises sur le perron
de leur immeuble, ces femmes qui discutent pendant des heures pendant
que les enfants se disputent à côté. Elle aime les hommes qui jouent aux
échecs sur Washington Square à la lumière des réverbères – toujours les
mêmes, des habitués installés à la même place depuis des années,
imbattables, ne se lassant jamais de la valse des adversaires de l’autre côté
de l’échiquier de béton, encaissant les dollars à chaque partie gagnée.
Souvent, Nina Simone s’arrête pour boire un café glacé ou manger des
glaces au café au Rienzi Coffee House sur McDougal Street. Elle peut
traîner des heures dans les coffee shops de Greenwich ; les rencontres y sont
incessantes et complètement aléatoires. Elle se fait des amis. Comme cette
jeune femme rieuse, un peu enrobée, à la peau sombre. Odetta. Une
chanteuse de folk originaire de Caroline du Sud. Avec elle, Nina Simone
discute sans fin dans les rues du quartier ; elles passent ensemble devant des
disquaires en sous-sol où elles descendent parfois pour dénicher des raretés
de blues et de gospel. Elles parlent musique. Odetta évoque Bob Dylan, le
jeune musicien vagabond en passe de devenir le porte-parole de toute sa
génération : elle fait découvrir à Nina sa poésie qui touche la pianiste au
plus profond. Nina découvre aussi les écrits de Langston Hughes, le poète
au visage juvénile, aux joues noires rebondies et à la fine moustache
surplombant un large sourire. Et ceux de James Baldwin, si fiévreux et
engagés, qui la bouleversent. Elle se nourrit sans cesse de toute cette poésie
qui infuse l’air de Greenwich Village. « Au Village, on lisait Sartre, on
voulait être des bohèmes », se souvient l’écrivaine de Caroline du Sud
Vertamae Smart-Grosvenor, devenue une amie de Nina Simone. « On
s’asseyait, on parlait de tout. Parfois, on s’engueulait. On s’engueulait
beaucoup. Je me souviens qu’un jour, Nina m’a appelée et m’a dit : “Écoute
ça, qu’est-ce que tu penses de ces paroles ?” Je lui ai répondu : “Attends,
t’as pas oublié quelque chose ? – Quoi ? – Tu sais qu’on ne se parle plus ?”
Elle m’a répondu : “T’as pas besoin de parler, écoute juste.” C’étaient les
paroles d’un vieux blues qui disait : How can you fix your mouth to say you
don’t love me ? Comment peux-tu déformer ta bouche pour me dire que tu
ne m’aimes plus ? Elle adorait cette phrase 6. »

*
Progressivement, Nina Simone devient une figure centrale du Village.
On se retourne sur son passage. Elle se produit dans les clubs de jazz les
plus prestigieux. Le Village Vanguard, le Blue Note et surtout le célèbre
Village Gate, cette institution du jazz au cœur de Greenwich Village dirigée
par le grand impresario et dénicheur de talents Art D’Lugoff. THE
VILLAGE GATE. Tous les soirs l’enseigne lumineuse du club brille de ses
ampoules jaunes à l’angle de Thompson et de Bleecker Street. C’est là que
John Coltrane et son quartet ont fait leurs plus tumultueuses improvisations.
Que Richard Pryor, Richie Havens, Lightnin’ Hopkins font trembler les
foules. Ou que Woody Allen et d’autres jeunes humoristes se rodent sur les
planches. Le Village Gate, le temple du jazz. Nina y a dorénavant ses
habitudes. Elle s’y produit devant un public de « jazz aficionados »,
d’intellectuels, de beatniks, de bohèmes du Village, mais aussi devant un
public noir venu de Harlem spécialement pour la voir. Dans la salle
enfumée du rez-de-chaussée, on l’attend parfois pendant des heures. Nina
Simone est presque toujours en retard. Alors, dans les nuages de fumée de
cigarettes, l’air épais et chaud du bar agité, le tohu-bohu incessant des
verres qui s’entrechoquent, on patiente avec un mélange d’excitation et de
curiosité fiévreuse. L’atmosphère est toujours électrique quand Nina
Simone va jouer. On ne sait jamais à quoi s’attendre. Elle est imprévisible,
parfois même animale, sauvage. Dans le meilleur des cas, lorsque tout se
passe bien, elle commencera par du Bach, enchaînera avec des standards de
jazz aux arrangements des plus étranges. Parfois, elle interrompt des
chansons pendant une vingtaine ou une trentaine de minutes pour jouer des
fugues ou des improvisations endiablées. L’aura qu’elle dégage est alors
étonnante. On reste scotché devant cette puissance, cette énergie
inépuisable, ces doigts qui caressent le piano ou cognent dessus avec une
assurance presque insolente, ce jeu à la fois effronté et désinvolte. Le
charisme qu’elle dégage enveloppe et hypnotise.
Cela, c’est dans le meilleur des cas. Car lorsqu’elle est d’humeur irritée,
piquante, in a prickly mood, comme elle dit, la soirée peut tourner au fiasco.
Un soir, elle s’est battue avec une fan qui, selon elle, n’avait pas été assez
reconnaissante pour l’autographe qu’elle lui avait signé. Thanks Miss, a
juste dit la jeune fille. That’s all ? a répondu Nina Simone de sa voix grave
et agacée en levant les sourcils au ciel. What else do you want ? Nina s’est
alors emparée d’une bouteille de champagne et a tenté de la lui fracasser sur
le crâne. On l’a retenue. Désormais, elle est accompagnée de gardes du
corps : non pas pour la protéger du public, mais, au contraire, pour protéger
le public d’elle. « Je crois que personne au monde ne pouvait rendre le
public plus excité et impatient que Nina Simone. C’est parce qu’elle était
géniale que j’ai continué à la programmer aussi longtemps. Car elle avait un
caractère particulièrement difficile », se souvient Art D’Lugoff, le patron du
club interviewé par Alan Light 7. En effet, Nina Simone ne s’encombre
jamais des formalités d’usage, elle n’a pas la notion des codes ou de la
politesse. Un soir, elle remarque, en jouant, qu’une des cordes du piano est
abîmée. Cela l’obsède pendant tout le concert. Elle appuie avec une force
démesurée sur la pédale pour faire casser la fameuse corde. Pendant le
dernier morceau, celle-ci se brise finalement. Voilà, s’exclame-t-elle,
triomphante : There !
« Une partie de l’excitation du concert consistait à voir si –
précisément – le concert allait ou non avoir lieu, si Nina allait monter sur
scène et si elle irait au bout sans incident », écrit Alan Light. Lorsque la
chanteuse est d’humeur irritable, elle ne supporte pas que l’audience soit
agitée. Or, il est rare que le public reste silencieux dans un club comme le
Village Gate. Dans ces moments-là, Nina refuse de continuer à jouer avant
d’obtenir le calme absolu. Elle veut l’entière attention de la salle. Pas une
écoute distraite : une concentration extrême, attentive aux moindres
variations, aux changements d’harmonie, aux subtilités les plus fines.
Comme pour un récital classique. Elle n’est pas là pour divertir. Encore
moins pour produire une musique de fond. Elle est une artiste, au sens fort
du terme. Qui offre au public sa création. « Je me considérais comme une
des personnes les plus douées de mon époque. Je daignais jouer pour eux.
C’était ma musique à moi et si vous ne vouliez pas l’écouter, alors vous
n’aviez qu’à rentrer chez vous, bordel. » I had my music and if you didn’t
want to listen to it, go the hell home 8. Cela paraît prétentieux ? Ce sont en
effet les mots d’une écorchée vive. D’une artiste qui a une exigence
immense quant à son art. Mais les spectateurs sont rarement préparés à une
telle exigence : la plupart du temps, ils ne saisissent pas l’importance du
silence ; ils croient à une lubie de sa part et rient nerveusement devant ce
qui ressemble à de l’extravagance ou à un caprice de diva. Le guitariste Al
Schackman se souvient qu’un soir Nina s’est mise à hurler devant
l’assistance ébahie : Wait a minute, what’s going on ? Don’t you know how
to behave yourselves ? You people want equal rights ? You want civil
rights ? You don’t deserve civil rights ! You don’t know how to behave
yourselves ! How were you brought up ?! Don’t you have manners ?! I’m
here trying to tell you things and you’re just rude ! I’m gonna tell you right
now how to get civil rights. Go home, take a bath, use underarm deodorant,
and that’s how you get civil rights ! « Attendez deux secondes, qu’est-ce qui
se passe ? Vous ne savez pas vous tenir ? Vous voulez vraiment les droits
civiques ? Vous ne les méritez pas ! Je vais vous dire comment obtenir les
droits civiques. Rentrez chez vous, prenez un bain et mettez du déodorant.
C’est comme ça que vous aurez les droits civiques 9 ! »

*
En ce début d’automne 1959, cependant, Nina Simone va enfin avoir
l’occasion de jouer devant un public « à sa hauteur ». Le producteur Jerry
Fields et l’avocat d’affaires Max Cohen se sont démenés pour lui obtenir un
concert dans un haut lieu du classique : le Town Hall. Dans le velours rouge
de cet illustre théâtre, au coin de la 6e Avenue et de Broadway, ont joué les
plus grands : le violoncelliste Pablo Casals (1923), le pianiste Sergueï
Rachmaninov (1932), le violoniste virtuose Isaac Stern (1937). Et surtout,
en 1935, Marian Anderson, la célèbre contralto afro-américaine qui est un
peu un modèle pour Nina Simone. Après avoir écumé les bars et les clubs
de jazz, c’est donc au Town Hall qu’elle va donner son premier grand
concert. Certes, ce n’est pas exactement le récital dont elle rêvait : elle ne
jouera pas de classique. Mais elle présentera un répertoire presque neuf de
chansons soigneusement sélectionnées : des titres inédits que le public n’a
encore jamais entendus, hormis l’inévitable « I Loves You Porgy » et le
célèbre « Summertime ». Le concert sera entièrement enregistré et Colpix
doit en faire un album live qui sortira cette même année. Pas de classique
donc, mais un sacré défi quand même.
En ce soir du 12 septembre 1959, les lettres de son nom scintillent au
fronton du théâtre. NINA SIMONE. TOWN HALL. Elle n’en croit pas ses
yeux. Tout est allé si vite. Dans l’après-midi, elle s’est rendue au théâtre
accompagnée d’une coiffeuse et d’une maquilleuse. Elle a loué une robe
qu’elle enfile dans sa loge. Une longue robe blanche ouverte sur son dos
noir, avec une bande de tissu rejetée derrière son épaule droite et qui lui
glisse le long des jambes jusqu’aux pieds. Elle s’est entraînée à marcher
avec ses talons blancs. Sur la scène, pendant le dernier filage, la coiffeuse
rajuste sa robe, arrange encore une fois ses cheveux courts. Ultimes
réglages. Nina s’assure des balances, fait changer le micro. Puis attend
patiemment en coulisses. Le public s’installe dans un doux brouhaha.
Bruissement des pages du programme que l’on tourne. Chuchotements.
Nina écarte le rideau, à peine, juste pour voir. Sur les rangées de fauteuils
rouges, bien assis, bien droits, des hommes en smoking et des femmes en
tenue de soirée. Si beaux, si élégants, tous. Jamais elle n’a eu un tel public.
Des gens venus spécialement pour l’entendre, elle et sa musique. C’est à
peine si elle y croit elle-même : un public attentif, un magnifique piano à
queue… « Le maître de cérémonie a appelé mon nom. Je me suis avancée
comme une reine égyptienne. Lentement, calmement. Professionnelle 10. »
Dans la lumière des projecteurs, Nina s’assoit sur le tabouret du piano, le
règle. Avec le premier titre qu’elle a choisi, elle veut surprendre d’entrée de
jeu. « Black Is the Color of My True Love’s Hair ». Dès l’introduction, dans
un puissant crescendo, elle installe une tension, soudain déchirée par sa
voix sculptant l’air d’un foudroyant Blaaaaaack – elle étend ce premier mot
dans un long souffle vibrant ; des frissons électriques parcourent les visages
et les corps – is the color of my truuuuuue looove’s hair. Il y a quelque
chose de presque religieux, de sacré, dans son interprétation de cette
complainte d’exil. C’est une chanson folk traditionnelle, empreinte de
traditions afro-américaines, une chanson des Appalaches (même si son
origine est floue : certains disent qu’elle vient d’Écosse). Les paroles
parlent d’exil, d’amour, d’espoir, de terre promise. Au départ, c’est un
homme qui s’adresse à son amante. Mais Nina Simone a choisi d’inverser et
de s’adresser à un homme. Le she est devenu he. His face so soft and
wondrous fair. The purest eyes and the strongest hands. I love the ground on
where he stands. L’acoustique du Town Hall est parfaite. La chanson prend
tout son sens. Les notes s’élancent de la bouche de Nina claires, vibrantes,
pures, lumineuses, comme jaillissant d’une cascade dorée, se déversant
dans toute la salle en un torrent furieux mais serein. Dans la salle, on peut
quasiment palper la nostalgie, le manque, l’absence. Black, c’est la couleur
du corps, mais c’est aussi celle de la terre. L’Afrique. Les origines dans
lesquelles on se fond pour mieux se retrouver. Still I hope that the time will
come when he and I will be as one 11. C’est la première fois que Nina
Simone chante cette ballade ; plus tard, dans les années 1960 et 1970, elle
deviendra un des classiques de son répertoire et prendra un tour de plus en
plus politique, jusqu’à symboliser la lutte du peuple noir.
Lorsque la voix se tait, l’émotion est à son comble. Nina a réussi son
coup. Elle « tient » son public, exactement comme autrefois les fidèles de
Tryon. Elle sait qu’elle peut les emmener où elle veut, du bout des doigts.
Du bout de sa voix. Que les spectateurs sont déjà conquis. Alors seulement,
dans les applaudissements à tout rompre, elle enchaîne avec un titre
swinguant. Plus « groovy », plus rythmé, contrebasse et piano. Comme pour
reposer son public de la tension qu’elle a instaurée d’emblée avec une telle
autorité, un tel naturel aussi. Le batteur Albert Tootie Heath et le
contrebassiste Jimmy Bond ont rejoint Nina sur scène. Elle entame
« Exactly Like You », un titre qu’Ella Fitzgerald a repris l’année
précédente, puis elle continue avec le standard « Summertime » auquel elle
ajoute une longue introduction improvisée au piano. Puis l’on glisse vers
une douce ballade. « The Other Woman », popularisée par Sarah Vaughan.
Cinq notes qui parlent d’une femme trompée avec une poignante et
oppressante mélancolie.
The other woman finds time to manicure her nails
The other woman is perfect where her rival fails 12.

Enfin, elle clôt le concert par le profond et mélodramatique « Wild Is the


Wind », un titre issu du film éponyme de George Cukor sorti en 1957. Une
chanson d’une tristesse et d’une douceur infinies, comme murmurée pour
panser les douleurs. Un chuchotement frémissant qui se répand comme un
nuage, enveloppe les spectateurs, les fait tressaillir tous ensemble.

Give me more than one caress, satisfy this hungriness


Let the wind blow through your heart
For wild is the wind, wild is the wind 13.

Public, critiques, journalistes, le moins qu’on puisse dire c’est que Nina
n’a laissé personne indifférent. Après le concert, chacun y va de son avis
passionné.
« Aucune chanteuse femme, depuis l’émergence électrique de Sarah
Vaughan il y a treize ans, n’a provoqué une aussi déroutante variété de
réactions et d’opinions, que la nerveuse et lunatique fille de Tryon, Caroline
du Nord. En créant une grande controverse sur ses talents de musicienne,
elle a réinjecté dans le paysage déchiré et troublé du jazz américain une
nouvelle force stimulante et rafraîchissante. Lorsqu’elle chante, elle
dérange ou ravit ses auditeurs […]. Miss Simone est un personnage
saisissant et original, qui insiste sur la nécessité de tracer son propre
chemin, insensible aux critiques ou aux conseils qu’elle n’a pas sollicités.
La perplexité dans laquelle elle a plongé le monde de la musique est le
résultat de sa singulière marque de fabrique : une greffe étrange entre une
voix épaisse, corrosive, presque masculine et une formation musicale
classique et sophistiquée. Sa voix est rauque et contralto ; certains la
décrivent comme un mélange entre Marian Anderson et Ma Rainey », écrit
un critique dans le magazine Ebony en décembre 1959.
Qu’on soit ravi ou dérangé, on sait en tout cas que Nina Simone est
sincère lorsqu’elle dit : « Je ressens chaque mot que je chante. Je ressens au
plus profond de moi chaque parole. » Lorsqu’elle écrira son autobiographie,
plus de vingt ans plus tard, elle notera : « Les critiques n’ont jamais été
aussi bonnes que ce soir-là. J’ai fait sensation. Le succès en une nuit,
comme au cinéma 14. »

*
Une nuit qui marque un tournant. Cette fois – avec le Town Hall et
l’album live qui en est tiré – sa carrière est lancée pour de bon. Elle s’est
fait un nom. Et de l’argent. Grâce à « I Loves You Porgy », elle a touché ses
premières royalties, son premier gros chèque. Elle le palpe, en savoure la
texture sous ses doigts. C’est une sensation indescriptible : jamais elle n’a
eu autant d’argent. Qu’en faire ? Une envie brusque s’empare d’elle : le
besoin impulsif de le dépenser pour profiter des possibilités inédites qui
s’offrent à elle. Elle court dans un magasin de voitures. Elle n’a pas son
permis de conduire mais qu’importe ! Parmi les modèles flambant neufs,
elle choisit une Mercedes Benz 220 SE gris métallisé décapotable. Volant
blanc, intérieur et sièges tout en cuir rouge. Dans le coffre, des bagages
rouges en cuir assortis. Elle téléphone à Al Schackman. Al, be downstairs in
fifteen minutes, we’re driving down to the Village for lunch. Quinze minutes
plus tard, Al voit débouler en bas de chez lui le cabriolet gris. Au volant,
confortablement installée dans son siège rouge, Nina, rayonnante, est sur
son trente et un avec lunettes de soleil et chapeau rouge pétant accordé aux
sièges de la voiture. Le sourire de Nina, aussi immense que son chapeau,
fend son visage. « Al, tu montes ? » Les voilà tous deux qui foncent à toute
allure sur la West Side Highway vers le sud de Manhattan. La longue
écharpe de Nina flotte au vent. Grisée par le bonheur et la vitesse, elle rit.
Et c’est encore l’image du cinéma qui lui vient lorsqu’elle se tourne vers Al
et crie pour couvrir le bruit des voitures : GRACE KELLY ! HUH 15 ? Son
ami acquiesce de la tête en souriant : il n’ose pas lui dire qu’elle n’a pas le
moindre air de ressemblance avec l’actrice blonde aux yeux bleus. Ce n’est
pas le moment.
Grâce à l’argent de « Porgy » et à ses nombreux cachets, Nina
emménage dans un vaste appartement au douzième étage du 415 Central
Park West ; un six pièces meublé avec salon somptueux et vue imprenable
sur le parc. Elle y installe un Steinway quart de queue et s’offre même les
services d’une employée de maison, Mary, qui a sa chambre dans
l’appartement. Bientôt, elle entamera aussi une procédure de divorce avec
Don Ross. Cela fait longtemps qu’ils ne se voient presque plus. Qu’elle a
laissé derrière elle ce compagnon apathique au profit d’une vie plus
éclatante. Don Ross ne lui aura servi qu’à combler momentanément un vide
affectif. Il est temps de tourner cette page.

*
Si elle choisit d’habiter dans l’Upper West Side (cela sonne chic), elle
passe, en réalité, tout son temps à Greenwich Village. Elle sait que c’est là
que tout se joue. La musique évidemment, mais aussi la politique. En ce
début des années 1960, les deux sont d’ailleurs inséparablement liées
comme les faces d’une même pièce. Greenwich Village, qui accueille toute
l’intelligentsia afro-américaine, semble avoir détrôné Harlem. On y discute
passionnément d’art et de littérature, mais surtout et avant tout de
révolution. Lutte contre l’oppression et la domination blanche, égalité des
droits, bataille pour les droits civiques, reconnaissance de l’héritage
africain : les idéaux progressistes s’infiltrent dans toutes les conversations.
Dans les cafés enfumés du Village prend peu à peu forme une vague
contestataire, les prémices d’une révolution artistique et politique qui
s’apprête à marquer de son sceau furieux les décennies à venir.
Très vite, Nina se rapproche de trois figures majeures du monde
artistique afro-américain : le poète Langston Hughes, l’écrivain James
Baldwin et la dramaturge Lorraine Hansberry sont en train de faire
sensation dans le monde littéraire de New York. Avec la jeune musicienne,
ils forment bientôt un quatuor inséparable. La renommée de ces écrivains
est toute récente, mais déjà ils bouleversent les mentalités, éveillent les
consciences par leurs écrits politisés. Pour Nina Simone, ils vont faire office
de mentors, lui ouvrant le champ de la littérature et de la poésie, mais
l’initiant surtout à la politique. Langston Hughes vient de publier son roman
Simple Stakes A Claim 16. Dans la préface, il note : « Le problème racial aux
États-Unis est une affaire sérieuse, je l’admets. Mais doit-on toujours en
parler sérieusement ? Tant de lourds volumes, de nouvelles tristes, d’essais
déprimants et de livres violents ont été écrits sur les relations entre les
“races”. J’aimerais que des écrivains blancs comme noirs écrivent sur nos
problèmes avec une langue noire et des joues blanches ou l’inverse. Parfois,
j’essaie. »

*
C’est au contact de ce trio que la chanteuse se découvre pour la première
fois une conscience politique. Elle note à propos de sa relation avec la
poétesse Lorraine Hansberry : « On ne parlait jamais d’hommes, d’habits
ou de choses superficielles lorsqu’on était ensemble. C’était Marx, Lénine,
la révolution. De vraies discussions de filles, quoi ! Lorraine était une
intellectuelle. Elle voyait les droits civiques comme une partie seulement
d’un combat bien plus large, un combat racial et un combat de classes 17. »
Jeune dramaturge militante et activiste, Lorraine Hansberry est – à vingt-
huit ans – la première femme noire à avoir fait représenter l’une de ses
pièces dans un théâtre de Broadway : A Raisin in the Sun (1959). Issue d’un
milieu intellectuel de la classe moyenne de Chicago, elle s’est familiarisée
très tôt avec le conflit des droits civiques – son père militait à la National
Association for the Advancement of Colored People 18. Engagée contre
l’oppression des femmes et la domination blanche, elle a, en tant que jeune
journaliste, couvert l’actualité du mouvement des droits civiques. À côté
d’elle, Nina Simone apparaît presque comme un OVNI. La jeune fille de
Tryon ne connaît presque rien à ces sujets. En Caroline du Nord, elle a été
relativement épargnée par les violences raciales. Suffisamment du moins
pour ne pas réfléchir sérieusement aux mécanismes de l’oppression.
Hansberry, Baldwin et Hughes, eux, mettent des mots sur la souffrance des
Noirs. De tous les Noirs.
Une « souffrance niée », répète James Baldwin. Negros don’t exist. The
white people invented this word. I’m not a Negro. I’m not a negro. I’m not
your negro 19. Est-ce que c’est ça que Baldwin veut dire ? On ne naît pas
noir, on le devient dans le regard de l’autre ? Au début, le poète de Harlem,
cette boule d’intelligence, en impose à Nina Simone. Il l’impressionne
même, ce petit homme à l’allure hors du commun, avec son immense
bouche, son esprit aiguisé au couteau et ses sourcils qui se froncent lorsqu’il
dénonce l’oppression avec la rage d’un ouragan. À trente-quatre ans, James
alias Jimmy Baldwin a déjà rencontré deux fois Martin Luther King, le
pasteur apôtre de la non-violence. Et puis, il est si vif, si nerveux. « Le
miracle, c’est que ce jeune homme de Harlem, maigrichon, avec deux yeux
globuleux et une intelligence effrayante, soit devenu l’intellectuel le plus
intrépide de sa génération, par l’audace de ses réflexions et le feu qu’il
infuse à ses phrases », dira de lui l’écrivain haïtien Dany Laferrière.
Difficile de trouver, à Harlem comme à Greenwich Village, un Noir qui
n’ait pas entendu parler de son roman La Chambre de Giovanni. Ou de son
essai furieusement engagé Chroniques d’un pays natal. Baldwin y dit le
cancer raciste qui ronge l’Amérique, la violence atroce infligée à ses frères
noirs, dans une écriture fleuve, dense, écorchée. Écorchée : comme lui,
Baldwin. Ce qui ne l’empêche pas de partager ses idées avec une telle
clarté, une telle lucidité, une telle sagesse, que Nina ne peut qu’être
conquise. À chaque fois qu’il termine un raisonnement, le flot de ses
paroles s’apaise en un immense sourire. Soudain, son visage sombre
s’illumine, ses yeux pétillent. Ce sourire supprime immédiatement toute
distance. Baldwin attrape une cigarette, plaisante, éclate de rire. Il rit de
toutes ses dents. Les dents du bonheur. Il est si drôle, si chaleureux, qu’on a
tout de suite envie d’être son ami.
Le raffinement de sa pensée va de pair avec celui de sa mise. Nina le
trouve bien élégant dans ses costumes parfaitement taillés. Et sa fine
cravate qui lui donne des airs de dandy, lui, le roi de la scène queer du
Village, l’habitué des bars gays de la Christopher Street. Entre eux deux
naît immédiatement une immense complicité. Un coup de foudre d’amitié.
On dirait qu’ils se connaissent depuis toujours. Lorsqu’ils se retrouvent, ils
se jettent l’un vers l’autre en riant. Nina demande à Baldwin de mettre de la
musique. Darling, start the phonograph and put this wonderful music on,
would you ? Elle l’entraîne vers le salon, ils dansent, se servent des whiskys
et laissent déborder leurs réserves d’affection naturelle. De Nina Simone se
dégage alors une intense joie de vivre. Un bonheur coloré de folie douce qui
envoûte Baldwin. Lorsque Nina est là, l’atmosphère prend une saveur
nouvelle, dès qu’elle entre dans une pièce, le centre de gravité se déplace
avec elle. Jamais on ne s’ennuie à ses côtés. Jimmy comprend tout de suite
comment Nina veut vivre. À mille à l’heure. Dans un tourbillon de musique
et de poésie. Elle est extravagante, drôle, passionnée, spontanée, tendre,
entière, radicale, audacieuse, imprévisible aussi et capable de tous les coups
de tête. Il apprécie son altruisme authentique, sa générosité profonde, sans
concession. Au fond, ils sont un peu les mêmes, tous les deux. Doués,
archidoués. Capables de donner à leur existence l’intensité du feu. Et de s’y
brûler.
Cette proximité, Baldwin l’a aussi avec Lorraine Hansberry. Plus tard,
lorsque cette dernière sera emportée par un cancer, James aura ces mots :
« Je l’aimais, elle était ma sœur. Sa disparition m’a moins fait me sentir seul
que réaliser à quel point nous étions seuls. Nous avions ce respect immense
les uns pour les autres que seuls éprouvent les personnes qui sont du même
côté de la barricade, écoutant le grondement des sabots des chevaux qui
approchent et l’arrivée des tanks 20. »
Baldwin, Hughes, Hansberry : pour Nina, la rencontre de ces nouveaux
amis est d’une importance cruciale. Leur discours lui fait l’effet d’une
déflagration. « J’ai commencé à me considérer comme une personne noire
dans un pays régulé par des Blancs, et une femme dans un monde dirigé par
les hommes 21. » À leur contact, c’est comme si se réveillait au fond d’elle
une très vieille souffrance. Profonde, lancinante et pourtant diffuse, jamais
nommée. Inconsciente presque. Une douleur qui aurait couvé là en
attendant que quelqu’un la lui fasse sentir. Or, quand James Baldwin évoque
ses « frères et sœurs noirs », quand il lui parle d’oppression, de violence et
de lutte nécessaire, Nina comprend. Comment a-t-elle pu être aveugle et
sourde aussi longtemps ? Désormais, elle veut se relier à tous les siens,
femmes et hommes noirs d’Amérique. Se relier et se rallier. Leur cause sera
la sienne. Ses chansons vont se faire de plus en plus engagées. Plus
radicales. Nina la militante est en train de naître.

*
On dirait que la Nina politique galvanise la Nina artiste. Elle parcourt le
territoire américain presque sans relâche. La voici en concert à Chicago,
San Francisco, Philadelphie, La Nouvelle-Orléans. Nous sommes au début
de 1960 et elle reprend le célèbre « Nobody Knows You When You’re
Down and Out » ; elle n’a que vingt-sept ans. Immense succès. Le 30 juin
de cette même année, elle est l’invitée du célèbre Newport Jazz Festival.
« Elle n’était pas sûre de vouloir faire ce concert, se souvient Al
Schackman. Elle se demandait ce qu’elle faisait là. Je lui ai dit que c’était sa
place. Elle a dit : “D’accord, mais tu as intérêt à jouer avec moi.” On a joué.
Et pendant le concert, de temps en temps, elle se retournait vers moi avec
un sourire en coin. C’était mignon. Finalement, elle s’est lâchée 22. » À
Newport, assise sur un tabouret de bar, sans piano, Nina tape sur un
tambourin et chante « Little Liza Jane », un très vieux blues de
La Nouvelle-Orléans des années 1910, dans un dialecte du Sud. Elle chante
aussi « Flo Me La », un titre aux accents africains, dans lequel elle fait
rouler les percussions comme dans un rituel vaudou. Trois mois plus tard,
le 11 septembre 1960, Nina Simone est sur le plateau télévisé du « Ed
Sullivan Show ». En robe longue à fleurs, elle se lance dans « I Loves You
Porgy » et « Love Me or Leave Me », avec sa fameuse improvisation dans
le style de Bach. Nouveaux succès amenant d’autres tournées. Et tout
s’enchaîne désormais. Sans plus de répit. Nina joue et chante sans cesse.
Elle travaille tellement que, parfois, il lui arrive de perdre ses nerfs. Dans
ces cas-là, ses comportements sont pour le moins étranges. Comme un soir
à l’Apollo Theater, la grande salle de spectacle de Harlem sur la 125e Rue.
Une institution pour le jazz afro-américain. Jouer à l’Apollo marque une
sorte de baptême qui permet d’obtenir le sceau d’approbation de la
communauté afro-américaine. Duke Ellington, Count Basie, Fats Waller,
Ella Fitzgerald, Sarah Vaughan : tous les plus grands sont passés par là. Ce
soir-là, sous les néons rouges du théâtre, une foule fait la queue pour venir
écouter Nina Simone qui s’y produit pour la première fois. Un public
d’hommes et de femmes noirs, sur leur trente et un : chapeaux, cravates
ajustées, robes, manteaux de fourrure… Comme elle en a pris l’habitude, la
chanteuse a insisté pour être payée en cash par le théâtre avant le début du
concert. Dans les loges, pendant que le public s’installe, elle demande où
est son argent. « Dans une enveloppe sur le piano », lui répond le gérant de
l’Apollo. Nina monte sur scène. Le public se met à applaudir à tout rompre
en voyant la chanteuse. Mais elle l’ignore. Sans un regard, elle s’empare de
l’enveloppe, s’assoit sur le tabouret du piano et sort les billets un par un.
Elle compte. Twenty, forty, sixty… À mesure qu’elle compte, elle pose les
dollars sur le piano, devant la salle étonnée. Le compte est là. Elle
rassemble les billets éparpillés, les remet en une liasse qu’elle tapote sur le
piano pour les aligner, les fourre dans l’enveloppe et se lève pour retourner
en coulisses. Mais, alors qu’elle traverse la scène, elle trébuche et tombe.
Éclats de rire dans la salle. Nina se relève furieuse : Stop laughing Elle
s’assoit sur les planches : « Arrêtez d’applaudir ! » Stop clapping, shut up !
La voilà en colère contre le public. Quelqu’un s’exclame : We love you,
Nina ! – No you don’t, répond-elle sèchement. Puis elle disparaît dans sa
loge avec l’enveloppe. Quelques minutes plus tard, comme si de rien
n’était, elle fait une nouvelle entrée. Souriante, elle s’avance jusqu’au
piano, s’installe sur le tabouret, se tourne vers la salle : Good evening, dit-
elle dans un grand sourire. Et le concert commence.
Inutile de dire que ce genre d’attitude incontrôlable décourage certains
clubs de la programmer. Pas facile de ramer derrière pour sécuriser les
contrats. Il lui faudrait un très bon manager. Eh bien, le ciel justement va se
charger de lui en envoyer un. Et pas seulement un manager. Un homme qui
va bouleverser sa vie. Il s’appelle Andrew. Andrew Stroud.
Nina Simone et Andrew Stroud, dans les années 1960.
7

Association de malfaiteurs

My Nina will be a rich black bitch


by Xmas 64.
ANDREW STROUD

Métis, trente-cinq ans, grand, robuste, les joues rondes avec une fine
moustache, Andrew Stroud est policier détective à Harlem. Il porte des
costumes sur mesure et un pistolet calibre 38 à la ceinture. On dirait
presque qu’il est né avec. Dans le quartier, il est tellement craint que, dès
qu’il sort de sa voiture, tout le monde s’éloigne. Coupable ou non, mieux
vaut ne pas se trouver en travers de sa route. Un soir de mars 1961, à
Harlem, Stroud boit un verre au Lenox Lounge où il a ses habitudes. Il est
avec un de ses amis, Harding, qui lui parle d’une chanteuse incroyable,
Nina Simone. Il l’a entendue récemment et, justement, elle se produit ce
soir-là au Round Table, un supper club à Midtown. Harding compte bien
retourner l’écouter. You should come, dit-il à Stroud. Et les voilà tous deux
qui roulent jusqu’au fameux club. La première fois qu’il l’avait entendue
jouer, Harding s’était présenté à la chanteuse. Ce soir-là, Nina le reconnaît
dans le public et, à sa pause, vient lui dire bonjour. Harding lui présente
Stroud qui est en train de manger un burger et des frites. Nina lui en pique
une. À la fin du concert, Stroud lui propose de finir la soirée au Lenox
Lounge à Harlem. Après plusieurs verres, il la raccompagne en voiture en
bas de chez elle, à Central Park West. En sortant de la voiture, Nina
griffonne sur un bout de papier un mot qu’elle lui tend : To Andy – How
nice meeting you. Most sincerely, Nina Simone. 7 mars 1961.
Dans les semaines qui suivent, Nina et Andrew se voient presque tous
les jours. « Andy » lui envoie régulièrement des bouquets de fleurs et des
bijoux. Chez elle, elle lui joue « When I Fall in Love » de Nat King Cole ; il
s’assied alors à côté d’elle sur le tabouret du piano, coude à coude et ferme
les yeux. « J’avais l’impression d’être assis à côté d’un fourneau. Cette
énergie, ces frémissements, la chaleur. Elle était tout entière dans la
chanson. Je n’avais jamais fait une telle expérience », racontera-t-il 1.
Stroud a déjà derrière lui trois mariages, deux fils et une fille. Mais cela, il
s’est bien gardé de le dire à Nina. Son aura, son magnétisme, son côté
intimidant aussi, presque brutal, fascinent d’emblée la chanteuse. « C’est ce
qui lui plaisait chez lui : elle aimait jouer avec le feu, dira la fille de Nina
Simone, Lisa. En plus d’être charismatique, il avait ce côté effronté, qui n’a
peur de rien. Il pouvait être violent. Je crois qu’ils étaient tous les deux un
peu fous, car [le fréquenter] c’était comme attirer un taureau avec un tissu
rouge 2. » Nina Simone raconte qu’un soir, lors de l’un des premiers rendez-
vous, Andrew est entré chez elle par effraction avec un trousseau de clés
passe-partout juste pour prouver qu’il en était capable.

*
Maintenant, il l’attend à la sortie de ses concerts. À New York, mais
aussi parfois à Chicago ou à Philadelphie. Il prend l’avion de onze heures
du soir à La Guardia et la rejoint là où elle joue 3. Ils restent alors jusqu’au
lendemain dans la ville, pour en profiter en amoureux. Nina Simone
l’introduit dans le milieu noir et homosexuel de Greenwich Village. Elle
l’emmène au Trude Heller’s, ce club lesbien où elle a pris l’habitude d’aller,
un lieu rempli de femmes aux cheveux courts et en pantalon d’homme. Car
Nina continue de fréquenter des femmes. Du moins de temps en temps. Or,
cela n’est pas du goût d’Andrew qui s’en irrite et le lui interdit. « Je me suis
débarrassé des groupes de gays et des voyous. C’était ma condition : si tu
veux être sérieuse, si tu veux être stable, il faut être droite et hétéro 4. » Nina
Simone a une confiance presque totale en Andrew ; elle est tombée
profondément amoureuse de lui. En juillet 1961, elle lui écrit ces mots :

Darling Andy 5,

Comme je te l’ai dit, lorsque je veux m’endormir ou ne pas penser


à quoi que ce soit de désagréable, je pense à toi. Tu es la chose la plus
agréable à laquelle je puisse penser… Je ne me suis jamais sentie
ainsi avec un homme auparavant.
Peut-être à cause de tes yeux, Andy. Je ne sais pas ce que c’est.
Mais j’aime me donner à toi. Tu sais, c’est si dur pour moi de faire
confiance… et tu es si gentil. You’re so gentle. You’re my gentil lion.
Tu es mon adorable lion, mon doux Saint-Bernard. Et parfois aussi
mon taureau sauvage ! Sometimes my Stud Bull ! And sometimes
Bully 6 !

Ailleurs, elle lui écrit :

Lorsque tu atteins mon âme de femme avec tes yeux, tes mains, ta
bouche, ton corps, je suis transportée. Je l’avoue. And I feel so
« mushy » and soft and clean and sure and I love you. […] no flirting
with girls on saturday at the beach!! (smiles) Seriously have a good
time, please think of me. […]
I’m quite lonely tonight. Je me sens assez seule ce soir.
Nina
En cet été 1961, Andrew demande Nina en mariage. Elle accepte avec
joie. Pour célébrer leurs fiançailles, ils vont danser au Palladium Ballroom,
le célèbre club de mambo sur la 53e Rue et Broadway, à quelques blocs au
sud de Central Park. Ce soir-là, Andrew boit du rhum blanc. Il est ivre. À
un moment de la soirée, un fan reconnaît Nina et lui tend un mot sur un
morceau de papier qu’elle glisse dans sa poche. La scène, qu’il observait de
loin, met Andrew dans tous ses états. Il s’énerve, devient furieux, accuse
Nina de le tromper. Lorsqu’ils sortent du club, dans la rue, Andrew se met à
la rouer de coups. À quelques blocs, Nina aperçoit un policier et tente de
demander de l’aide, mais le policier visiblement effrayé par la robustesse de
Stroud se détourne. Can’t help you, lady. Andrew lance alors à Nina : You
think they’re gonna help you ? As far as they are concerned, we’re just two
niggers on a Saturday night. Puis il force Nina à entrer dans un taxi. « Il a
continué à me frapper sur tout le chemin vers la maison, dans les escaliers,
dans l’ascenseur, dans la chambre 7. » Là, Andrew aurait même sorti un
pistolet. Il oblige Nina à aller chercher les lettres qu’Edney, son amoureux
de jeunesse, lui a écrites lorsqu’elle était adolescente. Nina avait eu le
malheur de dire à Andy qu’elle conservait ces lettres dans un petit tiroir.
Andrew la force à s’asseoir sur une chaise, lui attache les mains derrière la
tête et lui ordonne de lire des passages des lettres d’Edney à voix haute.
Puis il la frappe de nouveau, redouble de coups, devient fou, renverse tout.
Nina a le visage en sang. Sur sa tempe, Andrew pose un pistolet. « J’avais
un flingue, conviendra-t-il plus tard. J’ai enlevé les balles du pistolet et je
lui disais : “Si tu ne fais pas ça ou ça, je te tue 8”. » Nina crie, mais personne
ne l’entend. « Il m’a battue pendant neuf heures. Et lorsqu’il a arrêté de me
frapper, il s’est mis à rire en disant : “T’as cru que j’allais te tuer, hein ?” »
Andrew l’attache alors au lit et la viole. Puis il s’endort.
Pendant qu’Andrew dort, Nina se libère de ses liens. Traumatisée, en
pleurs, elle appelle Al Schackman. Au beau milieu de la nuit, elle va se
réfugier chez lui, dans son appartement de l’Upper West Side. Al s’occupe
d’elle, nettoie le sang sur son visage, panse ses plaies, la met au lit. Il reste
avec elle jusqu’à ce qu’elle dorme. Nina habite plusieurs jours chez Al. Elle
n’a dit à personne où elle était mais Andy a deviné qu’elle avait dû se
réfugier chez son ami guitariste. Il appelle. Demande à parler à Nina.
« Nina, c’est Andy au téléphone. Il veut te voir. Il veut s’excuser. » Elle
hésite, encore tremblante. « OK, passe-le-moi. » Plus tard, Nina Simone
dira qu’Andrew n’avait aucun souvenir de ce qui s’était passé cette nuit-là.
En voyant son visage tuméfié, il lui aurait dit : « Mais qui t’a fait ça ? Qui
t’a battue comme ça ? Je viens d’aller à l’appartement, je l’ai vu tout sens
dessus dessous, j’ai vu du sang, j’ai cru que tu étais morte. » Il l’aurait
serrée dans ses bras. Elle a les yeux tellement gonflés qu’elle ne voit
presque rien.
« C’est toi qui m’as fait ça, Andrew.
– Mais non, ce n’est pas possible, ça fait deux semaines que je te
cherche.
– Tu es fou. »
Elle se sent lasse soudain. Épuisée, meurtrie par cet épisode dont elle ne
sait plus très bien s’il appartient au rêve – au cauchemar – ou à la réalité.
Mais aussi submergée par un flot de doutes, et d’appréhensions. Doit-elle
vraiment épouser cet homme ? Comment savoir si ce qui s’est passé n’était
qu’un épisode isolé ou quelque chose de plus menaçant inhérent à la
personnalité de son fiancé ? La musicienne demande l’avis de son ancien
psychiatre de Philadelphie, Gerry Weiss. Il lui conseille de ne pas épouser
Andrew. Mais ce n’est pas vraiment ce qu’elle veut entendre. Elle traîne
Andrew chez deux psychiatres différents. Le premier confirme l’avis du
docteur Weiss, mais le second est plus mesuré : il assure à Nina que son
fiancé a probablement eu une crise de folie passagère. Un accès de fureur
exceptionnel qui n’est pas forcément voué à se reproduire. Évidemment, le
risque n’est pas exclu, mais cela pourrait très bien ne jamais arriver de
nouveau.
Dans la tête de Nina, les arguments se bousculent. Tout est confus. Elle
penche pour une thèse, puis pour une autre. Andrew est-il dangereux pour
elle ? Une violence latente sommeille-t-elle en lui ? Ou s’est-il
« simplement » laissé emporter par la jalousie ? Au fond, il avait toutes les
raisons d’être contrarié ; il est vrai qu’elle est souvent convoitée, qu’elle
aime flirter. À l’avenir, elle se comportera mieux, elle sera plus sage et
n’attisera pas sa jalousie. D’ailleurs, depuis cet épisode, Andrew la traite à
nouveau avec un respect et une gentillesse sans égal. Il s’occupe si bien
d’elle. Il faut voir comme il la regarde. Comme il lui fait sentir qu’elle est
unique ! Et elle, elle l’aime tellement. Cette puissance qui se dégage de son
corps ! Elle ressent une immense fierté à constater que les interlocuteurs
d’Andrew sont souvent intimidés par sa force. Alors, même s’il est
susceptible d’avoir d’inexplicables accès de fureur, elle décide que ses bons
côtés l’emportent sur les moins bons. Et que les dangers de la passion
seront toujours plus excitants que la solitude de son appartement sur Central
Park. Elle repense à tous ces moments extraordinaires qu’ils ont vécus
ensemble ces derniers mois. À toutes les fois où il lui a dit qu’elle était la
plus belle femme des États-Unis. C’est vrai qu’avec lui elle se sent belle.
C’est vrai qu’il l’aime à la folie. Jamais auparavant un homme – hormis
Edney, mais ils étaient encore adolescents – ne l’a autant aimée. À ses
côtés, elle donne le meilleur d’elle-même. Elle se sent forte. Invincible
presque. Alors… ? Alors, autant se lancer. On verra bien.

*
Décembre 1961. En ce mois d’hiver, les États-Unis interviennent
militairement au Vietnam. Un porte-avions et deux escadrilles
d’hélicoptères sont envoyés à Saigon et la guerre est officiellement
déclenchée. Sur le front intérieur, des incidents éclatent à Birmingham,
Alabama. Voyageant en bus – les Freedom Rides ou « bus de la liberté » – à
travers les États ségrégationnistes du Sud pour protester contre les
discriminations, des dizaines de militants pour les droits civiques sont
violemment attaqués par des membres du Ku Klux Klan, des hommes
enragés, armés de battes de base-ball et de chaînes de vélo. Quelques jours
plus tard, à Washington, Robert Kennedy, s’exprimant au nom de son frère
John Fitzgerald Kennedy, exhorte les Freedom Riders à « quitter leurs
autobus et à laisser les tribunaux régler la question de manière pacifique ».
Au même moment, dans son appartement feutré de Central Park West,
Nina Simone épouse Andrew Stroud. Nous sommes le 4 décembre 1961.
Derrière la grande baie vitrée embuée de la 103e Rue, la musicienne est
entièrement vêtue de blanc. Elle porte un tailleur élégant fermé par quatre
gros boutons d’ivoire, un chapeau surmonté de quelques plumes et une
voilette retombant légèrement au-dessus de ses yeux. Andrew, lui, flotte
dans un large costume noir rehaussé d’une cravate en satin. Tous les frères
et sœurs de Nina sont là. Sa plus jeune sœur, Frances, est dame d’honneur.
Andrew a choisi son meilleur ami, Dominic Greco, comme bestman. Sont
présents également Al Schackman et Ted Axelrod, le fan de la première
heure, l’homme qui avait suggéré à Nina, à Atlantic City, d’inclure « I
Loves You Porgy » dans son répertoire. Il y a là aussi les deux psychiatres
que Nina Simone a consultés avec Andrew. Les seuls absents de la fête sont
Mary Kate et John Divine Waymon, les parents de Nina. Depuis le début de
cette relation, John Divine la considère avec méfiance ; il n’aime guère cet
Andrew, qu’il ne pense pas bon pour son Eunice. Alors, lui et Mary Kate
ont préféré ne pas faire le voyage jusqu’à New York. Ce jour-là, un lundi, la
neige et la glace couvrent les trottoirs de la ville et l’air est balayé par un
vent glacial. Mais le ciel est d’un bleu profond. Intense comme on n’en voit
qu’en hiver. Nina Simone s’avance, un bouquet de fleurs blanches à la
main. Elle fait face à Andrew. Entre eux, prêt à les unir par les liens du
mariage, se tient le révérend John Gensel, de l’Église luthérienne de New
York. « Le pasteur du jazz », comme on l’appelle, tant il est lié d’amitié
avec toute la communauté des musiciens new-yorkais. C’est un ami proche
de Duke Ellington et il a l’habitude d’officier chaque dimanche sur des
rythmes endiablés. Tout naturellement, c’est lui que Nina et Andrew ont
choisi. I now pronounce you man and wife, dit-il. Les premières paroles de
la partition qu’ils vont jouer ensemble.

*
Il n’y aura pas de lune de miel. Deux semaines à peine après la
cérémonie, Mrs Nina Stroud-Simone quitte le froid glacial de l’Est
américain pour un grand voyage en Afrique. Non pas avec son nouveau
mari, mais dans le cadre d’une excursion organisée à Lagos, au Nigeria, par
la Société américaine pour la culture africaine. C’est James Baldwin et
Langston Hughes qui l’ont convaincue d’y participer. Créée quatre ans plus
tôt par des intellectuels afro-américains, cette institution a pour objectif de
mieux faire connaître leurs racines aux African Americans. L’Afrique est
alors en plein processus de décolonisation et les membres de la Société ont
organisé à Lagos un grand festival unique en son genre pour célébrer la
première année de l’indépendance nigériane. Concerts, spectacles de danse,
lectures : un riche programme est prévu pour ces quelques jours sur le
territoire nigérian alors en proie à de vives tensions ethniques et à un certain
chaos politique.
Il y a là une vingtaine d’artistes, d’écrivains, de musiciens – les
personnalités noires qui comptent désormais aux États-Unis. Parmi elles, le
géant du jazz Lionel Hampton, l’acteur Brock Peters, et les fidèles amis de
Nina : le poète Langston Hughes, l’écrivain James Baldwin ou encore la
chanteuse Odetta. Même le guitariste de Nina, Al Schackman, bien que
blanc, s’est greffé au périple. Dans l’avion qui survole l’Atlantique, un
immense engouement et une formidable fièvre s’emparent de ce drôle de
groupe. « Ils avaient tous – enfin, sauf Langston, Langston était trop cool
pour ça – l’impression qu’ils allaient retrouver leur terre mère, la terre de
leurs ancêtres, retrouver leurs racines, se souvient Al Schackman. Mais pas
Nina. Elle était comme Langston. Une touriste, en quelque sorte. Elle
n’avait pas le sentiment de revenir à ses origines. Pas cette fois 9… » Pas
cette fois… Mais plus tard, oui. Nina Simone sera saisie par un besoin
profond et radical de retrouver ses racines les plus enfouies. De faire corps
avec elles. On peut imaginer que ce premier voyage n’y est pas tout à fait
pour rien.
Il faut voir l’excitation qui la prend sur le tarmac du petit aéroport
lorsqu’en descendant de l’avion elle voit les représentants politiques
nigérians vêtus de grandes tuniques brodées et chatoyantes qui les
accueillent à bras ouverts ; lorsqu’elle entend résonner les pulsations
des tambours, les rythmes puissants des musiciens et des danseurs venus
leur souhaiter la bienvenue ; lorsque, éblouie par la clarté du soleil nigérian,
elle est frappée de plein fouet par la chaleur sèche, et par les cris des enfants
courant à travers la foule. « Les Américains ! Les Américains ! » Voilà Nina
Simone soudain saisie d’une ferveur inconnue. Une euphorie qu’elle
retrouvera ensuite chaque fois qu’elle remettra le pied sur le continent. En
ce mois de décembre 1961, l’Afrique lui saute au visage. Avec fracas, avec
éclat. « Ce n’était pas le Nigeria où j’étais arrivée. C’était l’AFRIQUE 10. »
Dans la nuit chaude illuminée d’étoiles, le groupe est accompagné au
Federal Palace Hotel où il est chaleureusement reçu par le gouverneur
général, Nnamdi Azikiwe. Deux ans plus tard, Azikiwe deviendra président
du Nigeria lors de la proclamation de la république. Pour l’instant, l’homme
politique en tunique blanche nacrée, kufi noir et lunettes de soleil salue avec
émotion la délégation américaine. Il reconnaît dans le groupe le visage
familier de Langston Hughes, avec qui il a étudié à la Lincoln University de
Pennsylvanie dans les années 1930. D’une poigne enthousiaste, il serre la
main des invités.
Et on dirait que cet enthousiasme est communicatif. Pendant ces
quelques jours africains, la jeune fille de Caroline du Nord est prise d’une
joie presque enfantine. Elle explore les rues de Lagos, se prélasse sur les
plages de sable brûlant ou sous les grands ciels scintillants d’étoiles. Elle
découvre « cette sérénité spirituelle que ressent tout Afro-Américain en
posant le pied sur le sol africain 11 ». Un soir, elle fait une longue
promenade sur le site du Federal Palace Hotel avec Al Schackman. À la
lisière de la forêt, alors qu’ils respirent l’air doux de la nuit tombante, les
deux amis sursautent. « Il y a un homme dernière nous », dit Al d’une voix
qui trahit la peur. La première chose qui vient à l’esprit de Nina, en guise de
réponse, est : « Il est beau ? – Je ne sais pas, Nina, il fait noir ! » Al se
retourne. Il aperçoit un homme en uniforme. Soulagement : il s’agit d’un
garde de l’hôtel qui surveille le site. Riant de sa propre peur, Al salue
l’homme qui se tient quasi immobile, une arme le long de sa poitrine. Nina,
elle, s’approche tout sourire : Good evening, you’re very handsome.
Quelques jours avant le retour aux États-Unis, la chanteuse envoie ce
mot à Andy sur papier à en-tête du Federal Palace : « Mon cher Andy, il est
1 h 25 du matin et le groupe est parti danser dans un club. Je voulais y aller
mais je me sentais trop fatiguée après avoir passé la journée à explorer la
ville. En ce moment précis, tu me manques soudain terriblement. […] Je ne
voulais pas t’écrire avant de me sentir vraiment bien ici. Cela m’a pris tout
ce temps. Je ne sais pas comment débuter pour évoquer cette expérience –
c’est tellement, tellement fantastique –, c’est comme quitter la sécurité
d’un utérus où l’on a vécu toute sa vie et se précipiter tête la première dans
un volcan sur le point d’entrer en éruption ! Est-ce que tu peux
imaginer 12 ? »
L’expérience est brève. À peine deux semaines et il faut déjà rentrer. Elle
commençait pourtant à se sentir chez elle à Lagos. Mais une série de
concerts l’attend en Amérique. Pourtant, lorsque Nina rentre à New York,
quelque chose en elle a changé. Un rien. À peine perceptible mais qui a
légèrement modifié sa vision du monde.
Plage de Tarkwa Bay, Lagos, 1962.

À Andrew, elle raconte avec enthousiasme son expérience. Elle parle de la


« beauté noire ». Black beauty. Explique que la conception de la beauté est
construite socialement. Évoque la nécessité d’être fier de sa couleur. The
pride and beauty of blackness, dit-elle. Un peu plus tard, Nina Simone
s’exprimera à la télévision, insistant sur l’importance de sublimer that
blackness. Dans une longue robe couleur ocre, coiffée d’un élégant chapeau
de feutre, les yeux délicatement soulignés de noir, elle apparaît sûre de son
aura et de sa beauté. Devant un jus de tomate, elle explique : « Nous
sommes les plus belles créatures du monde, nous, black people. En tout
point. À l’intérieur et à l’extérieur. Mon devoir est, quelque part, de susciter
la curiosité du public et de persuader les gens, par tous les moyens, de
devenir davantage conscients d’eux-mêmes et d’où ils viennent. De leur
propre identité. D’être fiers de cette identité. Nous avons une culture
incroyable, mais nous n’en savons rien. Nous ne savons rien de nous-
mêmes. Nous n’avons même pas la fierté et la dignité du peuple africain.
Nous sommes une race perdue. Je veux rendre les Noirs conscients de ce
vers quoi ils devraient tendre et de ce qu’ils sont déjà, ce qu’ils ont déjà en
eux. Le faire sortir. Mon devoir est de […] leur faire sentir la culture noire,
le pouvoir noir. That blackness. That black power. That black 13… »
Bientôt, avec l’aide d’une styliste, Nina Simone remplacera ses robes de
concert, longues et sophistiquées, par des robes en wax à l’africaine.
Bientôt, elle fera aussi de l’africanité le cœur de sa vie et mettra son art au
service de son « peuple ». Comme si l’expérience de Lagos avait semé en
elle des graines qui ne demandaient qu’à germer, enracinant dans son esprit
la conviction d’être habitée par un puissant héritage culturel et spirituel. Un
legs enjambant les siècles et les continents. Et qu’elle, Nina Simone, se doit
de transmettre à ses concitoyens, à son public, encore et encore.

*
Pour l’instant, ce qui deviendra une conviction profonde n’est encore
chez la musicienne qu’à l’état embryonnaire. Dans la foulée de leur
mariage, Andrew et Nina décident d’acheter une nouvelle propriété : une
grande maison au nord de Manhattan, à Mount Vernon exactement, une
banlieue noire en passe de devenir chic. Andrew Stroud a convaincu le label
Colpix de leur verser une grosse avance en échange de la promesse
d’enregistrer cinq disques avec Nina. Une somme importante qui permet au
couple d’acheter cash cette grande maison blanche du 406 Nuber Avenue.
Une jolie demeure, à l’abri d’un jardin à la végétation abondante. Nina
affirme qu’elle est « absolument transportée de joie » devant cette maison,
une bâtisse en stuc de trois étages avec trois entrées différentes, un grand
sous-sol avec un dressing en cèdre, deux garages, plusieurs salles de bains,
l’air conditionné… « Je l’aime, écrit Nina. C’est ma petite “cabane dans les
arbres”, ce sera mon lieu de refuge et de méditation. Je suis
particulièrement enchantée par toutes les fleurs et les grands épicéas. Il y a
même un cerisier au pied de ma cabane. On est tout près de la ville et
pourtant on a le sentiment d’être à la campagne. C’est un rêve que j’avais
depuis toute petite : une grande maison à la campagne 14. »
En ce début d’année 1962, dans la lumière douce du soleil d’hiver, les
jeunes époux s’installent dans leur nouvelle habitation. Et songent à
l’avenir. Stroud va sûrement être promu lieutenant dans le département de
police de Harlem. Nina, elle, a déjà plusieurs disques à son actif, plusieurs
émissions télévisées derrière elle. Mais, depuis « Porgy », elle n’a ressorti
aucune chanson avec autant de succès. Certes, elle est adulée dans le milieu
du jazz new-yorkais, mais sa carrière est encore instable. Le couple
s’interroge : doit-elle la poursuivre ? Elle a un immense potentiel, Andrew
en est convaincu. Mais, dit-il, elle ne peut pas continuer comme cela :
dispersée, sans stratégie cohérente et systématique. Il lui faut un plan de
carrière. C’est pourquoi il se propose de l’aider. De mettre de l’ordre dans
ses affaires. Il pourrait jouer pendant un temps le rôle de manager, lui
organiser ses concerts, dénicher de nouveaux contrats. Il pourrait même
tenter de lui faire réaliser son rêve de toujours : jouer au Carnegie Hall.
Nina accueille la proposition avec joie. Pour elle, c’est un soulagement de
savoir qu’elle pourra se reposer sur son mari, ce policier aux gros bras que
tout le monde respecte. « Il était incontestablement le meilleur manager que
j’aie jamais eu. Le monde de la musique est rempli de voleurs, alors c’était
important d’avoir à mes côtés cet ancien policier pour les faire
déguerpir 15. »
Avec l’aide d’Andrew, Nina installe son home studio dans l’un des
garages de la maison de Mount Vernon. Avec un piano Chickering. Elle
adore ce lieu qu’elle a complètement rénové. Il devient pour elle une sorte
de refuge de travail et de création. Elle s’y sent bien. Mais l’endroit de la
maison qu’elle préfère par-dessus tout, c’est son grand dressing, à côté de sa
chambre – Andrew et elle ont des chambres séparées. Elle y entasse toutes
ses tenues, parfois extravagantes, ses dizaines de paires de chaussures. Dans
cette maison, elle travaille avec ses musiciens, reçoit ses stylistes et
designers, prend des leçons de danse…

*
Dès le début de l’année 1962, Andrew endosse ses nouvelles
responsabilités avec le plus grand sérieux, et l’habileté d’un vrai
businessman. Travaillant d’abord depuis la maison chaque soir lorsqu’il
rentre du commissariat de Harlem, puis à plein temps. En cours d’année, il
démissionne de la police pour se consacrer entièrement à la carrière de sa
femme. Quelques mois plus tard, il crée même sa propre société de
production, Stroud Production. Sur les nouveaux contrats, il accole
désormais, aux côtés de la signature de Nina, un tampon « Andrew Stroud,
manager exclusif de Nina Simone ». Dès cette année 1962, il parvient à lui
faire sortir deux nouveaux albums chez Colpix. L’un live, Nina at the
Village Gate, comprend de nombreuses chansons folk ou d’inspiration
gospel – « House of the Rising Sun », « He Was Too Good to Me »,
« Children Go Where I Send You » et le très africain « Zungo », repris au
percussionniste nigérian Babatunde Olatunji, rencontré quelques mois plus
tôt à Lagos. L’autre album est dédié au géant du jazz Duke Ellington : Nina
Simone Sings Ellington.
Andrew a pris les rênes de la carrière de Nina comme s’il partait en
guerre. Cette carrière, il la voit comme une bataille qu’il faut gagner combat
après combat, en conquérant le pays théâtre par théâtre, ville par ville, et
bientôt le monde, pays par pays. Sans jamais défaillir. Il dit souvent à Nina
qu’ils ne peuvent manquer aucune occasion de réussir, qu’il faut saisir
chaque opportunité comme une brèche et s’y engouffrer. Il lui donne
l’exemple métaphorique d’un « tamis à farine » : « Si certains trous se
bouchent, ce n’est pas grave. Il reste encore des milliers d’autres trous pour
que la farine passe. » Sur les conseils de son époux, Nina note sur des
feuilles ses goals et ses achievements :
1. Des albums sont déjà sortis.
2. Certains albums ont été piratés mais on va tout faire pour réparer les
dommages.
3. On a une société de production.
4. Approximativement 30 chansons dans notre propre société. Personne
d’autre que nous ne peut en toucher l’argent.
5. J’ai appris à voler. [sic]
[…] 7. Deux fans-clubs.
8. Je suis passé dans neuf émissions de télévision différentes l’année
dernière.
De son côté, Andrew planifie minutieusement chaque concert, organise
les trajets pour l’aéroport, s’occupe des contrats. Il gère aussi le compte en
banque de Nina, qui n’a aucune idée de ce qu’elle gagne. Sur un tableau
noir dans la cuisine, Andrew lui fait écrire cette phrase : Nina Simone will
be a rich black bitch by… Ils complètent la phrase avec une deadline qu’ils
se fixent et qui change régulièrement. Xmas 63, Summer 64… À cette date,
dit Andrew, on sera tellement riches qu’on n’aura plus jamais besoin de
travailler. Nina y croit. Cela lui donne la motivation nécessaire, même si
elle déteste le fait d’avoir à se produire tous les soirs sur scène. Elle
travaille dans l’espoir de ce paradis promis. « Quand on sera riches, écrit-
elle en décembre 1962, je serai deux fois plus libre que je ne le suis
maintenant – tu sais ce que cela signifie : pancakes le matin, nourriture
saine à midi et de l’amour le soir 16. » Au nom de cet éden futur, elle met
toute son énergie au service de la musique, des disques, des tournées.
Malgré la fatigue, les déplacements incessants, l’épuisement, les crises de
larmes parfois. Malgré sa grossesse aussi.

*
Car, depuis quelques mois, Nina est enceinte. Sa sœur Frances est venue
habiter un moment dans la maison de Mount Vernon pour l’aider avec le
futur enfant. Avec Frances vivant là en plus du personnel de maison, la
demeure est en permanence remplie. Le 12 septembre 1962, Frances
s’inquiète plus que d’habitude : « Nina, le terme de ta grossesse est déjà
passé depuis trois semaines, tu travailles trop, tes contractions… Le bébé va
arriver d’une minute à l’autre, c’est pour aujourd’hui j’en suis sûre. » Sous
la pression de Frances, Andrew fonce à l’hôpital. Sa femme au ventre
énorme est assise à l’avant de la Mercedes décapotable. Quelques heures
plus tard naît Lisa Celeste Stroud. En chemise de nuit, dans son lit
d’hôpital, Nina demande à Andrew : « Comment va le bébé ? » On a
installé l’enfant dans une chambre séparée, le temps que sa mère reprenne
des forces. Andrew répond : « Comment va la mère ? » Une attention
délicate qui donne le sourire à Nina. « Je l’ai adoré pour avoir dit cela »,
écrira-t-elle dans ses Mémoires. « Les trois premières heures après la
naissance de Lisa ont été les plus paisibles de ma vie. J’étais amoureuse du
monde. J’aimais tout, la poussière dans l’air, l’air lui-même, il n’y avait
plus aucune tension en moi. Je n’oublierai jamais ce moment. J’avais la
sensation de flotter comme une plume, de ne faire plus qu’un avec
l’univers. »
Lisa, ce bébé métis aux cheveux crépus et au visage d’ange, sera
baptisée à l’église épiscopale Saint-Martin de Harlem, sept mois après sa
naissance ; Lorraine Hansberry deviendra sa marraine. Mais, pour l’instant,
en rentrant à Mount Vernon avec son enfant dans les bras, Nina comprend
que rien ne sera plus vraiment comme avant. Elle va devoir assumer de
nouvelles responsabilités pour lesquelles elle se demande soudain si elle a
les épaules assez larges. Elle sent que son quotidien va être bouleversé. En
plus du travail acharné pour les enregistrements et les concerts, elle va
devoir changer des couches, nourrir cette enfant, superviser l’entretien de la
maison, le travail du jardinier, du cuisinier, de la femme de ménage. En plus
de ce personnel, Nina et Andrew engagent une nourrice à plein temps pour
s’occuper de Lisa, Rose Stewart, raconte Alan Light. Cette femme au fort
caractère sait tenir tête à Nina lorsque celle-ci s’emballe. « Lorsqu’on la
contrariait, Rose Stewart pouvait devenir aussi folle que Nina, se
souviendra Andrew. Elle pouvait alors lui mettre son poing dans la gueule
en la traitant de bitch. Elle disait : I’ll kick your ass if you don’t shut up and
leave me alone. Rose était une personne magnifique mais il ne fallait pas se
mettre en travers de son chemin 17. »
Jour après jour, Nina se sent toujours plus écrasée. Le poids des
responsabilités nouvelles s’ajoute au tempo fou de sa vie d’artiste. Les
moments de répit sont rares. La pianiste essaye de passer le plus de temps
possible avec sa fille. Et lorsque enfin la petite Lisa s’endort, il ne reste à
Nina plus que le soir et la nuit pour se plonger dans sa musique. Elle
s’installe alors dans son garage-studio, prend place sur le tabouret du piano,
allume une Chesterfield et, la cigarette à la bouche, se met enfin à jouer.
L’air du garage se charge alors de cette tension électrique qui monte de
chacune des notes. Nina est tout à son art. Elle oublie tout. Plus tard,
lorsque Lisa marchera à quatre pattes, la petite fille se glissera jusque sous
le piano de sa mère pour l’écouter jouer pendant des heures, blottie non loin
des pédales, à l’abri de l’instrument.

*
C’était sans doute inévitable. Avec ce rythme effréné, les relations entre
Nina et Andrew se tendent. Jusqu’à la violence parfois. Il y a ses crises de
nerfs à elle et ses colères à lui, qu’elle redoute de plus en plus. « J’ai peur
d’être heureuse, lui écrit-elle quelques mois après leur premier anniversaire
de mariage. J’imagine que la transition serait trop importante et me tuerait.
De jour en jour, je deviens une artiste toujours plus admirée. Cela doit être
dur pour toi de voir ton petit “bijou” – que tu as si précieusement poli et
aimé – admiré partout ! Je ne t’en veux pas. Moi aussi, je voudrais enfermer
tout cela dans une boîte et la cacher quelque part ! En particulier quand tu
montres ton côté jaloux ! […] Je t’aime, Andy, parce que tu m’as fait
revivre, et je veux te rendre la pareille. Mais je ne crois pas que je cesserai
un jour d’avoir peur de toi. (Même si j’espère que cette peur ne sera jamais
aussi intense qu’aujourd’hui.) […] Le plus dur, ce sont les coups, Andy, les
coups, je ne peux pas les supporter. Quand cela se produit, j’ai le sentiment
que ça détruit tout en moi, et j’ai envie de tuer ou que l’on me tue. Tu as vu
à quel point j’ai perdu le contrôle la dernière fois. J’ai compris le message
qui s’est glissé sur ton visage, à travers ton sourire. Tu voulais me dire : “Tu
vas m’obéir, je vais t’aimer et tu vas m’aimer, sinon je te tuerai !!!” Quand
tu rentreras ce soir à la maison, j’éprouverai peut-être pour toi de la haine.
Mais s’il te plaît, garde cette lettre. Elle te servira dans les moments où tu
veux me jeter contre le mur 18. »
Lequel, de Nina ou d’Andy, est le plus fou ? Si Nina a toujours affirmé
qu’Andrew la frappait, il est certain qu’en ce début des années 1960, tandis
que sa carrière prend de l’ampleur, son instabilité émotionnelle s’accroît
insidieusement. Les failles s’approfondissent, surgissant lorsqu’elle ne s’y
attend pas, hantant ses cauchemars. Les grands instants de joie sont de plus
en plus suivis par des phases de profonde détresse. Dans ces moments,
la moindre contrariété peut lui faire monter les larmes. Les chansons qu’elle
enregistre et joue inlassablement sur scène obsèdent ses nuits. « Le fait de
chanter me perturbait d’une manière que je n’avais jamais expérimentée
avec la musique classique. Pendant une période, les mélodies persistaient
dans ma tête pendant des heures, parfois des jours. Je ne parvenais plus à
dormir ou même simplement à me relaxer. Lorsque je rentrais de tournée, il
me fallait au moins une semaine pour que la musique s’éloigne de mes
pensées complètement et que je me sente de nouveau normale 19. »

*
Autour d’elle, on ne mesure pas ce mal qui s’est mis à la ronger. On la
considère au mieux comme excentrique, au pire comme sujette à des crises
d’hystérie passagère. En 1960, le magazine Rogue note qu’elle est
« éminemment fragile », « glissant sans cesse sur une frontière dangereuse
entre une frénésie moribonde et une joyeuse extase furtive ». Elle déclare au
magazine : « J’ai ressenti toute ma vie la pression terrible d’avoir à me
battre pour survivre. Désormais, il faut que je devienne riche… très, très
riche, pour pouvoir acquérir ma liberté et vivre à l’abri de la peur, ne plus
avoir à me soucier de survivre. »
Lors des coups de blues, la musicienne va parfois chercher du réconfort
auprès de son grand ami James Baldwin. Dans son appartement de Harlem.
Là, dans la douceur des soirs d’été, tous deux s’installent sur le balcon, un
verre à la main, allument une cigarette, s’accoudent à la balustrade et
regardent le soir tomber sur la ville. Tout s’apaise alors. Ils peuvent tout se
dire et ils le savent. Un sentiment de confiance, de chaleur et de douceur
envahit Nina lorsqu’elle est aux côtés de Jimmy. Il lui confie ses tourments,
sa difficulté à vivre aux États-Unis en tant que Noir homosexuel. Elle lui
dévoile ses vertiges d’angoisse. Et Jimmy, c’est toujours miraculeux,
Jimmy trouve les mots. Des paroles douces et réconfortantes. Chaque fois,
l’écrivain a cette même phrase : « C’est le monde que tu t’es construit,
Nina. Maintenant, tu dois vivre dedans 20. » Et cela agit sur elle comme un
baume. James Baldwin, dit Raoul Peck, « savait encourager dans les
moments de doute. Il savait trouver les paroles justes, des mots de sagesse
et de bienveillance. Il savait remettre pour vous le monde à l’endroit. Il
savait expliquer pourquoi ce n’était pas vous le problème, mais ce monde
insensé, pétrifié dans ses élucubrations raciales pour cacher les laideurs plus
profondes : la peur de l’autre, la pauvreté, les inégalités, la barbarie banale
du quotidien 21 ».

*
À cette époque, il est vraisemblable que Nina Simone ait consulté un
psychiatre régulièrement. Est-ce sur les conseils d’Andrew qu’elle a accepté
de voir un médecin ? Sur ceux de sa sœur Frances ou de son frère Samuel ?
De Baldwin ? Difficile de le savoir. Et impossible de retrouver la trace du
psychiatre en question. Mais dans son journal intime, commencé en ce
début des années 1960 – certainement sur les conseils des médecins –, Nina
note que le psychiatre lui a suggéré d’établir une liste de tout ce qui lui fait
du bien. Le journal s’ouvre donc par cette liste dressée de sa jolie écriture :
« Les arbres, l’herbe verte, toutes les petites fleurs, les pommiers, les
cerisiers […]. Que dis-tu de tout cela Nina ! » se demande-t-elle à elle-
même. « Une maison d’une valeur de 50 000 dollars. Ce n’est quand même
pas rien. Toutes ces belles choses auxquelles je m’habitue. J’ai même deux
fontaines dans la cour, qui doivent juste être reliées à la source d’eau. Deux
voitures : une de nègre [sic] et une chic (pour laquelle j’ai payé). J’ai ma
propre chambre, assez grande pour mettre toutes mes affaires et toute
propre. Je n’ai même pas à me sentir coupable pour tout cela et je n’ai pas à
le partager. » Plus tard, le 5 juillet 1963, elle écrit à Andrew :
« Aujourd’hui, en jouant du piano, je me suis rendu compte à quel point je
devais être redevable pour tout ce que je possède. Soudain, j’ai eu une
illumination et j’ai compris que tous mes problèmes allaient disparaître sous
peu. »
Au Carnegie Hall, janvier 1965.
8

Carnegie Hall

« Elle est étrange. […]


Elle a du flair et ne manque pas d’air.
Soit vous l’adorez soit vous la détestez. »
LANGSTON HUGHES

Justement, cette année 1963 va voir l’un des plus grands rêves de Nina
s’accomplir. Andrew parvient à la faire jouer au Carnegie Hall ! Il y met
toute son énergie : aucun agent n’est prêt à assumer le coût d’une telle
représentation pour cette artiste de « jazz ». Sera-t-elle seulement capable
de tenir un concert en solo ? Obstiné et opiniâtre, Andrew trouve l’appui
d’un agent qui connaît bien le milieu du classique et l’administration du
Carnegie Hall, Felix G. Gertsman. Grâce à une somme importante
qu’Andrew a mise de côté pendant qu’il travaillait dans la police, grâce à
l’appui de ce Gerstman et à une commission substantielle en échange de
son aide, la salle du Carnegie Hall est louée pour plusieurs centaines de
dollars pour la date du 12 avril 1963. Partout dans New York, Andrew fait
parler de l’événement à grand renfort d’affiches, de flyers dans les magasins
de disques, de publicités dans les journaux. « Surtout dans le New York
Times, car les fans de Nina sont essentiellement des lecteurs du Times »,
assure l’ancien policier reconverti en parfait impresario. Les articles
annonçant le concert évoquent une artiste « au moins triplement douée »,
tout à la fois pianiste virtuose, grande interprète et compositrice. Ils
soulignent aussi la solide formation classique qui la caractérise. En
quelques mois, la billetterie du théâtre affiche complet. Le concert doit être
enregistré par Colpix en vue de la sortie d’un nouvel album, Live at
Carnegie Hall.
Difficile de masquer l’émotion qui la submerge lorsque, en long manteau
de velours noir, accompagnée de sa styliste personnelle Dorothea Towles,
de sa coiffeuse et d’une escorte de sécurité, Nina Simone se met en route
pour le Carnegie Hall. Son rêve d’enfant. Nina a tout juste trente ans et il
est là, à portée de main. Un coup d’œil dans la glace de la loge pendant
qu’une maquilleuse lui vernit les ongles et lui colle des faux cils. Puis Nina
enfile une robe blanche choisie par Dorothea et, sans attendre d’avoir écrasé
sa dernière cigarette, en allume une autre. Cigarette sur cigarette. Tromper
la nervosité. Revoir le programme du concert qui a été distribué aux
spectateurs sur un joli feuillet. Une fois de plus, elle le balaie du regard. À
côté de la liste des chansons sélectionnées figure un poème de Langston
Hughes publié dans le New York Post l’année précédente et qui lui est
dédié : « She is strange. Elle est étrange. Tout comme les pièces de Brendan
Behan, de Jean Genet, de LeRoi Jones et de Bertolt Brecht. Elle est
lointaine et commune à la fois. Tout comme un œuf cru dans le
Worcestershire. […] Elle a du flair et ne manque pas d’air […]. »
« Ne manque pas d’air. » Façon de parler en cet instant précis ! Nina
s’oblige à respirer à fond au contraire à mesure que la pression monte et
monte. Cette fois, ses parents sont dans la salle. Et même
Mrs Massinovitch ! Nina leur avait écrit : « Je vais jouer au Carnegie Hall,
là où vous avez toujours rêvé que je joue. Mais je ne jouerai pas Bach. » Ils
sont tous venus à New York pour la voir. Soudain, on annonce la grande
Nina Simone. Pincement de cœur. Al Schackman, sa guitare autour du cou,
vient la voir, pose une main solide sur son épaule :
– Hey it’s your time now.
– I know. But still, it’s Carnegie Hall.
– Yeah, it’s Carnegie Hall. This is where you were heading for and now
you’re here, on your own terms. Now how about breathing ? Come on.
– Hold on 1.
Et Nina reprend une inspiration.
C’est une jeune artiste plus majestueuse que jamais, à l’aura infinie, qui
fait son apparition sur la scène du prestigieux Carnegie Hall. Personne ne
perçoit son anxiété. Et d’ailleurs, à la seconde où elle se met à jouer, Nina
oublie son trac. Les notes s’échappent de son piano, rondes et lumineuses,
comme des perles de verre qui attendaient d’être libérées, parfaitement
limpides et transparentes, coulant avec une facilité presque troublante.
Comme si elle n’avait pas à fournir le moindre effort, les sons sortent de sa
bouche avec l’exacte intention qu’elle veut leur donner. The sun is falling
and it lies in blood. The moon is weaving bandages of gold. Tandis qu’elle
chante « Black Swan », Nina répète au piano un rythme implacable et
entêtant. Et sa voix magnétique s’élève comme un oiseau. Elle emplit la
salle, se diffuse et envoûte. Une voix d’une tristesse oppressante, d’une
mélancolie lumineuse. Old black swan, oh where is my lover now 2 ? Dans
la salle, son timbre contralto les embarque tous, comme s’ils étaient
emportés sur un bateau dont ils ne connaissaient pas la destination. Comme
s’ils étaient physiquement happés. Nina donne vie à chacune des chansons.
« Samson and Delilah », sur le thème de Saint-Saëns, « The Other
Woman », « If You Knew », une chanson qu’elle a composée pour Andrew.
Elle fait surgir des couleurs, des paysages, des émotions brutes, pures,
intenses. Ce ne sont plus des notes mais des tourbillons de lumière qui
vibrent et donnent le vertige. Autour d’elle, le guitariste Al Schackman, le
bassiste Lisle Atkinson, le percussionniste Montego Joe et le chœur des
Malcolm Dodds Singers l’accompagnent à la perfection, formant avec elle
un ensemble complice et compact, permettant à Nina d’accélérer certaines
notes, d’en ralentir d’autres et donnant au public la sensation d’un moment
magique, suspendu.

*
Après le concert, Nina a encore ce sentiment étrange d’être hors du
temps. Dans le crépitement des flashs, le tumulte des félicitations, l’émotion
des embrassades, elle retrouve ses parents, émerveillés comme lorsqu’elle
était enfant. Sa mère ne dit rien mais elle se fait photographier à côté de sa
fille et ses yeux pétillent de fierté. Miz Mazzy ne cesse de la féliciter.
Pendant la soirée privée organisée après le spectacle, le père de Nina se met
au piano. Il rit et chante, jouant des airs de blues sur les touches noires de
l’instrument. Le lendemain dans la presse, l’un des critiques les plus
influents du New York Times, John Wilson, loue « le grand sens du
spectacle » et « l’audacieuse imagination » de la musicienne. À partir de ce
concert mémorable, et grâce à Andrew, la carrière de Nina s’envole. Les
agents du monde entier la veulent sur leurs scènes. Nina Simone s’apprête à
devenir une star internationale.
Pour un observateur extérieur, c’est un moment parfait. En apparence,
Nina est une jeune musicienne rayonnante. Une femme comblée entrée de
manière spectaculaire dans le monde du show-business, ainsi que dans la
vie artistique et intellectuelle new-yorkaise. Ses amis s’appellent Langston
Hughes, James Baldwin, Miriam Makeba… Que de chemin parcouru
depuis Tryon ! La petite fille de Caroline du Nord pouvait-elle espérer
meilleure destinée ? Les apparences sont parfaites. N’importe qui s’y
laisserait prendre. Pourtant, si l’on se penche un peu plus longuement sur
l’après-Carnegie Hall, si l’on observe attentivement cette période, on peut
déjà percevoir tout ce qui se cache derrière les paillettes. Les failles
intérieures. La terreur et la solitude qui fragilisent Nina et creusent en elle
leur chemin. Avec elles, un sentiment d’étrangeté s’installe. Désespoir.
Abattement. Quelques années plus tard, Nina écrira dans son journal : « Au
fil des années, je me suis étiolée, mon âme s’est dégradée, réduite à presque
rien. Faire croire que tu es heureuse quand tu es abattue. En mon for
intérieur, je hurle : “Que quelqu’un m’aide !” Mais le son n’est pas audible.
C’est comme si je criais sans voix 3. » A-t-elle alors conscience qu’un mal a
pris racine en elle et s’apprête à la détruire tout entière ?
À l’extérieur, la chanteuse ne laisse presque rien paraître. Elle est cette
femme rayonnante, surprenante, drôle, extravagante, pour qui la vie
ressemble à une fête. Elle est aussi cette artiste combative qui s’engage –
cette année-là plus encore que précédemment – dans une cause essentielle :
celle de la lutte pour les droits de son peuple. Le combat pour les droits
civiques. Avec son amie Lorraine Hansberry, elle fait à présent partie du
Comité de coordination non-violent des étudiants (SNCC), l’un des
principaux et des plus radicaux – malgré son nom – organismes du
mouvement des droits civiques né trois ans plus tôt. Or, lorsque au
lendemain de Carnegie Hall, Lorraine Hansberry appelle Nina Simone au
téléphone, ce n’est pas pour la féliciter, mais pour la prévenir de
l’arrestation de Martin Luther King à Birmingham. « Que fais-tu, Nina,
pour le mouvement pendant que le Pasteur est en prison ? » demande
Lorraine. Implacable retour à la réalité. L’excitation et la fierté de Carnegie
Hall lui paraissent brusquement dérisoires. Là, dehors, à quelques
kilomètres de son confort new-yorkais, des Noirs sont assassinés, Martin
Luther King est en prison. Et elle, que fait-elle ? L’évidence la frappe.
Comme une gifle. Rien n’est plus important que de redoubler d’efforts pour
son peuple. Les mots de Lorraine résonnent dans sa tête. « Tu es impliquée
dans le combat malgré toi, par le simple fait que tu sois noire. Que tu le
veuilles ou non, que tu le reconnaisses ou non, c’est un fait 4. » Elle n’a pas
le choix. Elle va repartir au combat et, cette fois, elle va tout donner.
Nina Simone, 1969.
9

Une bouffée de fureur

« C’est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais


et ardent.
Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser
pleuvoir du feu.
Tout mon être s’est tendu et j’ai crispé ma main sur le revolver.
La gâchette a cédé, j’ai touché le ventre poli de la crosse et c’est là,
dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. »
ALBERT CAMUS, L’Étranger

Avril 1963. Birmingham, Alabama : le Sud profond des États-Unis.


L’une des villes les plus racistes et ségrégationnistes de toute l’Amérique
s’apprête à s’embraser dans un déluge de feu et de sang. Bientôt,
l’événement va se répercuter bien au-delà de la petite cité industrielle des
Appalaches. Il ébranlera le pays tout entier. Mais pour l’instant, la violence
ne fait encore que couver. « Bienvenue à Magic City », souhaite une
banderole à l’entrée de la ville. « Magic City » est une succession de
maisons pavillonnaires aux façades de briques orangées, pelouses
parfaitement taillées, fenêtres ourlées de pots de fleurs ; des diners aux
banquettes de cuir rouge, sol en damier, néons roses qui clignotent ; des
rues décorées par de larges panneaux publicitaires où sourient des familles à
la peau blanche ; et des slogans tels que : There’s no way like the American
way. Un havre de paix. En apparence.
Car cette façade paisible n’attend qu’une étincelle pour s’enflammer.
Derrière les rires et les échanges polis se cache un malaise diffus, un
bourdonnement lourd qui emplit la ville et résonne sourdement dans les
tympans. Presque inaudible, mais qui vous glace le sang. Personne n’en
parle mais tous savent. Ce crissement est l’écho de la violence terrible qui
règne à Birmingham. Celle que propagent les extrémistes racistes et les
membres du Ku Klux Klan. Ils terrorisent la population noire, mettent le feu
aux maisons des Afro-Américains et abandonnent sur la route leurs corps
meurtris ou mutilés. Intimidations, persécutions, maltraitances, tel est le
quotidien des Noirs de Birmingham. Tout cela dans un silence
assourdissant de la part des Blancs qui n’osent protester par peur de
représailles. « Ségrégation maintenant, ségrégation demain, ségrégation
toujours » : voilà ce qu’a promis le gouverneur de l’Alabama. Quant au
commissaire de police de Birmingham – Eugene Connor, un dur à cuire au
visage pâle et aux cheveux blancs lissés sur le crâne –, il cautionne, pour ne
pas dire qu’il entretient, cette terreur au quotidien.
Pas étonnant qu’une onde de colère se propage dans la communauté
noire. En Alabama, mais pas seulement. Dans une grande partie de
l’Amérique, une révolte nouvelle roule et gronde, alimentée par des Noirs
de tous âges et de tous horizons. Des étudiants en chemise et béret, des
hommes en costume et chapeau, des jeunes filles en robe à fleurs, des mères
de famille en tailleur… Leur sentiment d’injustice fait vibrer les églises
remplies à craquer et devenues le théâtre de discussions passionnées. Là,
sous les voûtes de bois, la rébellion s’organise. Au rythme des gospels et
des claquements de mains, tous scandent d’une seule voix le même mot :
Freedom.

*
En avril 1963, sous le soleil du printemps, des centaines de jeunes Noirs
envahissent les trottoirs de Birmingham. Ils déferlent dans la rue en
martelant des slogans, en chantant, en dansant. Le pasteur Martin Luther
King a pris part à la manifestation. Autour de lui retentissent rires,
applaudissements, encouragements, revendications. Freeeeedooom,
chantent les manifestants. « FREEDOM » réclament les pancartes qui
s’élèvent au-dessus de la foule sombre. Joie et colère se mêlent dans ce
défilé pacifique. Une véritable effervescence s’est emparée des corps. Une
fièvre collective qui grandit à mesure que les marcheurs avancent. Des
années de colère, d’humiliation et de honte refoulées refont brusquement
surface. Il y a dans l’air une tension électrique comme si chacun sentait
qu’il allait se passer quelque chose de fondamental, d’une seconde à l’autre.
Que défier aussi impudemment les Blancs n’est pas sans risque.
Justement, voilà que l’écho strident des sirènes de police déchire l’air
soudain. En un instant, tout bascule. Bousculades, insultes. Des policiers
traînent des étudiants sur le sol, les rouant de coups de matraque.
Répondant aux violences, ces derniers s’attaquent aux policiers. Certains
habitants blancs de la ville prennent part à la rixe et lancent sur les
manifestants toutes sortes de projectiles, canettes et détritus. Puis les
policiers s’arment de leurs lances à incendie. La violence des jets est telle
qu’elle projette garçons et filles à terre ou contre les vitrines de magasins.
On lâche les chiens policiers. Les Noirs s’enfuient en courant dans le bruit
des aboiements, des sirènes, des hurlements et des vitres qui volent en
éclats. Des slogans continuent d’être scandés. Mais ceux qui les crient se
voient bientôt rattrapés par les bergers allemands qui plantent leurs crocs
dans leurs chairs… Au milieu de ce spectacle, Martin Luther King
s’agenouille devant une moto de police et se met à prier. Quelques secondes
plus tard, il est arrêté, menotté et jeté derrière les barreaux. Depuis sa prison
de Birmingham, il écrira une lettre de révolte restée célèbre. À défaut de
papier, il griffonne sur ce qu’il trouve, du journal et du papier toilette. « Il
arrive un temps où la coupe de l’endurance déborde et où les hommes ne
veulent plus être plongés dans le gouffre du désespoir. » Le pasteur sera
libéré une semaine plus tard, grâce au soutien du président John Fitzgerald
Kennedy. Mais c’est déjà trop tard. L’Amérique est parcourue d’un
immense frisson d’épouvante. Le pire est à venir.

*
Quelques mois plus tard, le dimanche 15 septembre 1963, sur la 16e Rue
de Birmingham, dans la plus vieille église noire de la ville, l’école biblique
s’apprête à commencer. Enfants et adolescents noirs se pressent dans ce
large temple aux murs de briques rouges, un peu avant la messe de onze
heures. Une douce lumière de fin d’été perce à travers les vitraux et
illumine l’intérieur. Aux alentours de dix heures et quart, le téléphone sonne
au sous-sol. Une jeune fille répond. Elle entend, au bout du fil, une voix
inconnue qui lui dit simplement : « Trois minutes », avant de raccrocher.
Sans comprendre, la jeune fille repose le combiné et se prépare à chanter.
Soudain, à 10 h 22 précises, un bruit assourdissant retentit à l’avant de
l’église. On dirait le fracas du tonnerre. Partout dans l’édifice, des bouts de
verre, des briques, des morceaux de ciment sont projetés. Le mur du sous-
sol s’effondre, l’escalier de l’entrée est pulvérisé, les bancs valsent, des
morceaux de bois fusent à travers le sanctuaire. Quelqu’un crie : « À
terre ! » Dans les hurlements de panique, les centaines de personnes
massées dans le lieu sacré se couchent sur le sol ou courent vers la sortie.
Le déluge de poussière et de fumée grise qui sature l’air obstrue la vision et
empêche de respirer. À l’extérieur, la police est déjà arrivée pour aider les
rescapés. Les parents accourent à l’intérieur de l’église à la recherche de
leurs enfants. Enjambant les débris et soulevant les décombres pour en
extraire les corps blessés. Sous les briques, quatre jeunes filles gisent
inanimées dans leurs robes blanches. Carole Robertson, Addie Mae Collins,
Cynthia Wesley et Denise McNair. Elles ont entre onze et quatorze ans.
Dans tout Birmingham, on a entendu l’explosion. La déflagration a été si
forte qu’elle a mis le feu à plusieurs voitures à l’extérieur de l’église. Toute
la communauté afro-américaine se presse dans la 16e Rue, les larmes aux
yeux, le ventre noué, ivre de douleur. La police fédérale et le FBI ne
tarderont pas à ouvrir une enquête. Ils identifieront plus tard les coupables :
quatre membres du Ku Klux Klan.

*
Ce jour-là, Nina Simone travaille dans son garage aménagé en studio de
Mount Vernon. À côté d’elle, elle a laissé le poste de radio allumé. Il crache
des informations peu audibles. La voix du journaliste se fait soudain plus
inquiète et saccadée. La musicienne s’interrompt et monte le son. Bruits de
verre cassé, d’incendie, sirènes de police. Et ce commentaire du
présentateur : « Des enfants assassinés à Birmingham. La dynamite a
explosé, tuant quatre fillettes noires et blessant vingt autres Noirs, dans une
église. Un attentat à la bombe. » Submergée par l’émotion, Nina ouvre le
New York Times pour en savoir plus.
Elle est révoltée. Quelques semaines plus tôt, le militant des droits
civiques Medgar Evers a été assassiné. D’une balle dans le dos, devant sa
maison, dans le Mississippi. La blessure est encore à vif dans l’esprit de la
chanteuse. Et cette fois, c’est pire, si l’on peut dire. On a osé s’attaquer à
des enfants ! Dans une église ! Honte, honte, honte. La haine l’attrape à la
gorge. « L’attentat contre les petites filles en Alabama et le meurtre de
Medgar Evers étaient comme les pièces manquantes d’un puzzle qui n’avait
pas de sens tant que vous ne les aviez pas toutes assemblées. J’ai
brusquement compris ce que cela signifiait d’être noire aux États-Unis en
1963 ; mais ce n’était pas une compréhension intellectuelle, comme ce que
me répétait Lorraine Hansberry à longueur de journée – c’est arrivé comme
une bouffée de fureur, de haine et de détermination 1. »
À la télévision, James Baldwin donne une grande allocution en
hommage aux quatre fillettes assassinées « un dimanche, au catéchisme,
dans une nation chrétienne ». Les yeux ronds de Baldwin lancent des
éclairs. Dans toute l’histoire américaine, souligne-t-il, « on n’admire la non-
violence que dans un seul cas : lorsqu’elle est pratiquée par les Noirs ! »
L’affirmation fait tressaillir le cœur de la musicienne. Elle tremble de rage.
Un bouillonnement furieux. Elle voudrait hurler à la face du monde. Plus
rien ne compte que de venger ces enfants. Elle se rue vers le fond du garage
à la recherche de morceaux de métal. « Je voulais sortir dans la rue et tuer
quelqu’un, je ne savais pas qui, mais quelqu’un dont j’étais sûre qu’il
s’opposait à ce que mon peuple obtienne justice pour la première fois en
trois siècles 2. »
Alerté par le bruit, Andrew accourt. Il la trouve assise par terre, des
bouts de ferraille à la main.
– What the hell are you doing ? « Mais qu’est-ce que tu fais ? »
– I’m making me a gun ! « Je me fabrique un pistolet. »
Les yeux luisants de haine, Nina est en train d’essayer de fabriquer une
arme.
– Nina, you don’t know anything about killing.
–…
– The only thing you’ve got is music. « Tout ce que t’as, c’est la
musique. »
Alors Nina lâche la ferraille et ferme les yeux. Son mari a raison.
L’action la plus efficace, en ce qui la concerne, c’est ce qu’elle sait faire de
mieux : chanter. Elle se relève donc et quand elle s’assied au piano, mélodie
et paroles jaillissent. Incisives. Enragées. Mordantes comme des balafres,
claquant sec comme des coups de feu. Comme si la chanson avait toujours
été en elle. « Mississippi Goddam ». Quelques jours plus tard, Nina la
chante pour la première fois au Village Gate, à Manhattan. Pendant
l’introduction, elle prévient : The name of this song is « Mississippi
Goddam ». Elle s’arrête un instant, regarde le public droit dans les yeux et
ajoute : I mean every word of it. Puis elle commence sous l’empire de la
colère :

Alabama’s got me so upset


Tennessee made me lose my rest
And everybody knows about Mississippi – Goddam 3 !

Applaudissements à tout rompre. Quelques semaines plus tard, la


chanson est publiée en single. Les disques se vendent rapidement. Mais,
dans les États du Sud, la chanson est boycottée, la vente du disque prohibée.
Officiellement, c’est en raison du blasphème Goddam – qui peut se traduire
par « bon Dieu » comme par « putain ». Dans certains États, comme en
Caroline du Sud, le titre de la chanson se transforme en « Mississippi *@!!?
*#! » ou « Mississippi Blank-Blank ». Mais plusieurs radios vont jusqu’à
refuser de diffuser le morceau et renvoient même à Nina Simone des
cartons entiers de 45 tours brisés en deux. Peu importe. Cette fois-ci, il ne
s’agit pas de vendre des disques mais de secouer les esprits. De frapper fort
avec ce qu’on pourrait appeler des gun song, des chansons mitrailleuses.
Elle veut chanter comme on tire un coup de feu. C’est réussi : « Mississippi
Goddam » traverse l’Amérique comme une onde de choc et produit un
déclic dans la communauté noire. Enfin quelqu’un qui affirme avec panache
ce que beaucoup n’osent pas dire. Et sur un air joyeux et entraînant, par-
dessus le marché. Il n’y a qu’elle, il n’y a que Nina pour réussir ça,
Goddam.

*
Il y a un avant et un après-« Mississippi Goddam ». Jusque-là, Nina avait
le sentiment de ne pas vraiment trouver un sens à sa carrière. Son succès
s’accompagnait d’un malaise grandissant à chanter des morceaux
populaires pour lesquels, d’un point de vue musical, elle-même n’avait
souvent que du mépris. Au fond d’elle, elle entendait toujours la voix de sa
mère la rappelant à l’ordre : « Pourquoi chantes-tu des chansons profanes
alors que tu pourrais louer Dieu ? » Or, soudain, avec « Mississippi
Goddam », c’est comme si la réponse à cette question devenait évidente.
Elle sait pourquoi elle chante. Tout son art, elle va le mettre au service de la
liberté et de la justice. Et cela va même plus loin. Il devient sa manière à
elle d’implorer le divin, de demander la paix pour son peuple. Portée par
cette énergie nouvelle, Nina s’immerge entièrement dans le mouvement des
droits civiques. Elle va en faire sa raison de vivre, son moteur absolu. Peu à
peu, elle se met à regarder le monde entier par ce prisme : le filtre noir et
blanc de la lutte politique. Toute sa musique se colore de ce combat. Ses
chansons deviennent ouvertement politiques. « J’étais stimulée par ça. Je
me sentais plus vivante que jamais maintenant parce qu’on avait besoin de
moi. Je pouvais chanter pour aider mon peuple. C’était devenu le pilier de
ma vie. Ce qui me tenait le plus à cœur. Pas le piano classique, ni la
musique classique, ni la musique populaire, mais la musique des droits
civiques 4. » Même sa voix semble prendre des inflexions nouvelles.
Comme si la mort des quatre petites filles avait modifié ses cordes vocales.
Lisa Simone, sa propre fille, racontera plus tard que sa mère disait souvent
cela 5. Que sa voix s’était cassée. Que si vous écoutiez ses chansons pre-
getting mad et celles post-getting mad – en l’occurrence, mad ici veut dire
« en colère » – vous pouviez clairement entendre la différence. Avant
« Mississippi Goddam », il y avait encore une certaine douceur, une
légèreté dans son timbre. Après, c’est comme si celui-ci était « tombé ». Il a
perdu une octave et s’est imprégné d’une colère qu’il l’empêchera pour
toujours de revenir à sa tessiture d’origine.

*
Discussions politiques, réunions du SNCC, le Comité de coordination
non violent des étudiants : désormais Nina Simone s’implique entièrement
dans le mouvement des droits civiques. Elle passe des heures avec Hughes,
Baldwin et Hansberry à discuter du chemin à emprunter, des actions
concrètes à mettre en place. Elle se reconnaît pleinement dans le discours de
Baldwin à l’université de Cambridge : « Dans le cas du Noir américain né
dans cette République étincelante […], dès le moment de votre naissance,
dans votre innocence, chaque bout de bois, chaque pierre, chaque visage est
blanc, et comme vous n’avez pas encore utilisé de miroir, vous supposez
que vous aussi vous êtes blanc. C’est un très grand choc pour vous, à l’âge
de cinq, six ou sept ans, après avoir vu Gary Cooper tuer des Indiens et
l’avoir applaudi, de découvrir que les Indiens, c’était vous. C’est un très
grand choc pour vous de découvrir que le pays où vous êtes né, auquel vous
devez la vie et votre identité, n’a pas créé, dans tout son système de
fonctionnement réel, la moindre place pour vous 6. »
Bientôt, Nina Simone rencontre de nouveaux intellectuels, des artistes,
des acteurs, des poètes. Enragés pour certains. Engagés pour tous. Certains
parlent de faire de Martin Luther King le prochain président des États-Unis.
Nina rencontre le militant radical Stokely Carmichael, chef du Comité de
coordination non violent des étudiants et des Black Panther, et sa femme,
Miriam Makeba, chanteuse sud-africaine, militante engagée, de qui Nina
devient très proche. Ou d’autres activistes comme Angela Davis ou
Malcolm X, qu’elle ne connaissait jusque-là qu’à travers leur légende et
qu’elle admire éperdument ! Peu à peu, le mouvement occupe toute la
place. « À cette époque, les gens qui étaient impliqués dans le mouvement
et vivaient pour la révolution vous diront comme moi que leur vie privée
s’est estompée pendant plusieurs années. Plus rien n’était privé ou
personnel. La première chose que je voyais le matin en me réveillant était
mon visage noir dans le miroir de la salle de bains et cela déterminait ce que
je pensais pendant le reste de la journée : j’étais une femme noire dans un
pays où l’on pouvait être tué pour ce simple fait 7. »
Pour agir concrètement, la chanteuse ne se contente pas de mettre sa
musique au service du combat. Elle décide de tirer le plus grand parti
possible de ses concerts. Quelle meilleure tribune pour les droits civiques ?
Encore une fois, elle est parfaitement consciente du pouvoir qu’elle peut
exercer sur une foule. Elle n’a jamais oublié ça depuis Tryon, Saint-Luke et
la Holiness Church, lorsque, à même pas cinq ans, elle transportait les
fidèles et les menait exactement là où elle voulait, ménageant les silences,
les crescendos et les forte, les guidant comme sur des montagnes russes.
Elle avait parfaitement compris déjà ce qu’il y avait là de totalement
jouissif. Pas pour manipuler son auditoire. Mais parce qu’à ces moments-là,
elle atteignait avec lui une sorte de transe. Aujourd’hui, c’est cet état qu’il
lui faut retrouver. Non plus avec des chants religieux, mais avec ce qu’elle
appelle la « musique des droits civiques ». L’effet produit sera considérable.
L’expérience spirituelle qu’elle fera vivre au public lui permettra de le
transformer. De le convertir à la lutte. La prise de conscience est à ce prix.

*
Et voilà Nina assise devant son piano. Elle cherche… Trois notes, un
enchaînement. Il lui revient à l’esprit un negro spiritual qu’elle a entendu
enfant. Un gospel incantatoire qui était souvent joué lors des revival
meeting à l’église de Tryon. Il s’appelle « Sinnerman ». « Le pécheur ». Les
paroles sont en forme de longue prière musicale faisant dialoguer un
pécheur avec le Seigneur. Oh sinnerman, where you gonna run to ?
Sinnerman, where you gonna run to ? « Où vas-tu fuir ? » demande le
Seigneur. « Je cours vers le rocher. S’il te plaît, cache-moi, rocher », supplie
le pécheur. Nina impulse au morceau un rythme plus frénétique qu’à
l’origine. Sur un air fiévreux, elle chante : Oh sinnerman, where you gonna
run to ? « Mais le rocher a crié : “Je ne peux te cacher.” J’ai dit : “Rocher,
quel est ton problème ? Ne vois-tu pas que j’ai besoin de toi, rocher ?” Oh
Seigneur, Seigneur, Seigneur. »
Dans les clubs new-yorkais, Nina teste son nouveau morceau. Devant un
public fasciné, son chant sonne comme un cri désespéré. Un appel à l’aide
de la part du pécheur. « Alors, je cours vers la rivière. Elle saignait. Je cours
vers la mer. Elle saignait. Je cours vers la mer. Elle était en ébullition. » À
mesure qu’elle déroule son incantation, sur un long crescendo, la
musicienne augmente la puissance et l’intensité de sa voix. Le public est de
plus en plus transporté. « Alors, j’ai couru vers le Seigneur. S’il te plaît
cache-moi, Seigneur. Ne me vois-tu pas prier ? Mais le Seigneur a dit : “Va
au diable.” Alors, j’ai couru vers le diable. Il attendait. »
L’intention morale est évidente. Pour le pécheur, les voies de la
rédemption sont fermées. C’est l’enfer qui l’attend. Il sera châtié. Elle
chante comme un pasteur déroulerait son sermon devant des fidèles. The
Lord said : Go to the Devil. He said Go to the Devil. So I ran to the Devil.
He was waitin’. Elle amène la chanson jusqu’au climax et soudain, lorsque
le bouillonnement d’énergie est à son summum, elle crie : Power ! Et,
comme à l’église, ses musiciens lui répondent en chœur, à la manière d’une
assemblée de fidèles : Power to the Lord !
Concert après concert, en fonction des réactions, Nina peaufine sa
chanson. En modifie l’arrangement, revisite les rythmes – qu’elle rend
toujours plus charnels et étourdissants – et les paroles, tantôt expiatoires,
tantôt incantatoires. Elle y met toujours plus d’intensité, allonge la durée,
donne de l’ampleur. Plus tard, en 1965, elle gravera une version définitive
de « Sinnerman » dans le disque Pastel Blues : une version longue, de plus
de dix minutes, avec des improvisations au piano, une batterie fiévreuse,
des claquements de doigts et de mains. Mais lorsqu’elle est en direct – et
elle sait bien que la chanson ne produit le maximum d’effet que dans ces
cas-là – elle improvise en suivant la pulsation de la salle. Elle entre en
communion totale avec le public. Elle s’abandonne. Et hurle : Power ! Et le
public répond : Power to the Lord !
– POWER !
– Power to the Lord !
– POOWEEER !!!
Ce Power, c’est évidemment un Black Power. Un appel à son peuple à
se soulever.

*
Pour que la transe se produise, rien ne doit être laissé au hasard. Ni
l’atmosphère de la salle, ni les lumières, ni le positionnement du piano, ni la
disposition du public, ni la distance de Nina avec le micro, ni chaque phrase
qu’elle prononcera… Ces phrases, elle les répète inlassablement, jusqu’à
trouver les inflexions parfaites, la durée idéale des silences qui ménageront
le suspense, le meilleur ordre des morceaux, les contrastes entre les
rythmes. Elle répète avec minutie comme s’il s’agissait d’un rituel.
Orchestré, millimétré. Ou comme un général livrerait un combat. En
stratège. Faisant de la scène son champ de bataille. Elle sait comment toiser
la foule, la regarder de haut pour lui paraître immense. Souvent, au début du
concert, elle ne dit rien. Elle observe. Laisse agir son magnétisme. Il emplit
l’air peu à peu. Puis, une fois la tension installée, elle brise le silence, d’un
mot, d’un rire, et tous se sentent soulagés. Elle s’assoit alors au piano et se
met à chanter. Elle sait que c’est pendant le premier morceau que tout se
joue. Au denier accord, lorsque l’électricité est à son comble, elle s’arrête
brusquement. Un long blanc. Nul n’ose plus respirer. Tous sont happés. Elle
les a conquis. Elle peut faire d’eux ce qu’elle veut.
Bien sûr, il arrive que cela ne prenne pas dès le début. Que le public
résiste. Car, malgré toute la préparation possible, la musicienne ne peut
jamais prédire exactement le déroulement du concert. C’est comme pour
une recette de cuisine : chaque ingrédient peut être là mais, pour une raison
inconnue, la mayonnaise ne monte pas. Elle prépare ses concerts avec la
plus grande minutie et précision, mais une fois qu’elle a fait cela, difficile
de prévoir le reste. « La différence entre une bonne performance
professionnelle et un grand spectacle – un spectacle où je perdais le
contrôle de la musique – était impossible à prévoir. Cela arrivait, c’est tout.
Ce qui se produisait venait alors de Dieu et cela ne faisait que passer par
moi. Je n’étais qu’un vecteur 8. »
Mais quel vecteur ! Sur scène, elle apparaît radieuse, souriante,
rayonnant d’une énergie indescriptible. Comme auréolée d’une puissance
mystérieuse. En état de grâce. Elle dégage une vitalité hors du commun.
Concert après concert, elle porte toujours plus haut la flamme du combat
pour les droits civiques. Elle élève la politique jusqu’au spirituel, atteignant
ce degré sublime où la lutte se fond dans l’art et culmine dans la
transcendance.

*
Nina Simone frappe les esprits, c’est le moins qu’on puisse dire. Pour les
jeunes Noirs américains, en ce milieu des années 1960, elle devient plus
qu’une idole, plus qu’une figure incontournable du mouvement des civil
rights, plus qu’un symbole d’espoir. Elle est comme un membre de leur
famille. Ils ont le sentiment de la connaître. D’avoir avec elle une
connivence particulière. Proximité, sincérité, générosité… Soyez fiers
d’être noirs, semble-t-elle leur dire en filigrane. Le combat pour les droits
civiques va finir par triompher. Regardez-moi, j’ai réussi à m’élever, alors
vous aussi, vous le pouvez, vous aussi vous pouvez sortir de la misère, vous
faire une place dans cette société qui vous brime. Devenez qui vous êtes.
Elle les regarde droit dans les yeux, un par un, et ils ressentent au plus
profond d’eux cette énergie vitale, puissante, qui leur redonne confiance. Ils
sont saisis par la même grâce communicative, une forme d’extase. Un
phénomène que Nina Simone décrit elle-même en ces termes : « Quelque
chose descend sur vous et vous n’existez plus, vous êtes transporté hors de
vous-même par une force extérieure. […] Ce qui se produit est profond, très
profond 9. »
Et là, quelque chose se dénoue. À la fin des années 1960, un journaliste
de la New York Public Television lui demande : « Que signifie la liberté,
pour vous, Nina Simone ? » Nina hésite d’abord, surprise par la question.
« C’est juste un sentiment, je ne pourrais pas le décrire… » Puis, ses yeux
s’éclairent, comme si elle avait une révélation : « Je vais vous dire ce qu’est
la liberté pour moi : c’est l’absence de peur. » No fear. I mean, really, no
fear. NO FEAR. « Il y a de nombreuses fois, sur scène, où je ressens cela, où
je me sens complètement libre. Les enfants sont comme ça la plupart du
temps. C’est quelque chose que l’on ressent au plus profond de soi, comme
une nouvelle façon de voir les choses. Si seulement je pouvais sentir ça la
moitié du temps dans ma vie… Aucune peur. Je ne pourrais pas décrire cela
autrement. C’est quelque chose qu’il faut vivre 10. » Et elle le vit lors des
concerts. Et tous, à cette époque, le vivent avec elle. No fear.
À la fin des représentations, la musicienne s’oblige, malgré la fatigue, à
aller à la rencontre de son public, à discuter avec les jeunes, émus aux
larmes par sa musique, à saluer ceux qui veulent lui serrer la main ou
échanger quelques mots. Souriante, chaleureuse, elle leur répète le même
message que celui qu’elle a voulu leur transmettre sur scène. Elle leur parle
de la beauté noire, de l’importance de l’assumer, d’en être fier. Elle leur dit
qu’ils ne sont pas seuls dans la lutte. Que c’est un combat collectif. Que
leurs droits vont finir par triompher. Elle leur parle aussi d’éducation. De
l’importance d’aller à l’école. Elle leur raconte comment elle, quand elle
était enfant, a travaillé avec acharnement son piano et comment, à force de
ténacité, elle est finalement parvenue là où elle est. « Ils sont tellement
contents de me voir, car je représente quelque chose. Bien sûr, je ne pourrai
jamais leur donner assez. Mais je leur donne tout ce que je peux leur
donner. Ils sont notre futur. Alors, c’est comme un investissement :
j’investis du temps dans ces jeunes gens, ces étudiants, ces lycéens, car je
sais, qu’un jour, cela sera bénéfique. Un jour, quand je serai trop vieille
pour me lever de mon fauteuil, je les regarderai et je me dirai : j’ai eu
raison. Et mes enfants ne pourront pas me dire : “Maman, tu aurais dû faire
quelque chose” car je l’aurais fait 11. »
D’ailleurs, c’est à sa propre fille, Lisa, que Nina Simone martèle en
premier lieu ce message d’espoir. « Sois fière de tes racines. […] Il faut que
tu saches qui tu es et d’où tu viens. » Et c’est aussi dans cet esprit qu’elle
compose le morceau « To Be Young, Gifted and Black » : dans le but de
« donner aux jeunes enfants noirs confiance en eux pour toujours ». Le titre
de la chanson s’inspire de la pièce inachevée de Lorraine Hansberry.
Inachevée car la grande amie de Nina est morte brutalement, des suites d’un
cancer, le 12 janvier 1965, laissant derrière elle plusieurs œuvres non
terminées. Nina est restée longtemps meurtrie par cette perte. Lorraine était
sa meilleure amie, sa plus proche confidente. Dans la grande église de
Harlem où ont été célébrées ses funérailles, elle a eu du mal à retenir ses
larmes. Cinq ans après sa mort, elle reprendra le titre de sa pièce To Be
Young, Gifted and Black, « Être jeune, doué et noir », pour en faire une
chanson. Elle demandera au pianiste Weldon Irvine d’en écrire les paroles.
Et devant les jeunes Noirs de toute l’Amérique, elle la chantera avec plus de
ferveur que jamais. À Amherst, l’université du Massachusetts, on l’entendra
affirmer : « Je sais qu’il n’y a que 300 étudiants noirs ici, sur
18 000 étudiants au total. Je leur dédie cette chanson uniquement à eux. “To
Be Young, Gifted and Black”. » Elle les encourage à affirmer leur
« africanité », à la connaître, à en être fiers. « To Be Young, Gifted and
Black » deviendra l’hymne de la jeunesse afro-américaine. Nina le chante
partout. Sur des marches d’escaliers. Dans la rue. À l’église Saint-Luke de
Tryon, devant les petits enfants noirs. Dans sa grande robe africaine, ses
tresses ramenées en haut chignon, elle s’est juré de leur donner confiance.
À la fin de la chanson, les jeunes lèvent les bras en signe de victoire. Pour
eux, Nina représente un exemple de courage, un modèle de dignité, une
source d’inspiration.

Nina et Lisa, 1968.

Bref, un idéal vers lequel tendre. Et ils ne sont pas les seuls à « tenir » grâce
à elle. Bien des années plus tard, lorsque nous interviewerons Toni
Morrison, dans son appartement de Tribeca, au sud de Manhattan, la grande
romancière afro-américaine résumera ainsi l’importance de la chanteuse sur
sa génération : « Nina Simone, dira-t-elle simplement, elle nous a
maintenus en vie… »

*
Le 21 février 1965, Nina Simone fête ses trente-deux ans. Ce jour-là, elle
apprend une terrible nouvelle. À quelques blocs de là, à Harlem,
Malcolm X vient d’être assassiné. Il prononçait un discours devant
plusieurs centaines de personnes – parmi lesquelles sa femme et ses
enfants – quand des coups de feu ont retentit. Son corps criblé de balles
s’est écroulé.
Lorsque Nina Simone est avertie, la nouvelle lui fait l’effet d’une
bombe. Depuis plusieurs mois, elle s’était énormément rapprochée de
l’épouse de Malcolm X, Betty Shabazz, qui a une maison tout près de la
sienne à Mount Vernon, où elle vit avec ses enfants. Lisa allait souvent
jouer chez eux. La femme de Malcolm X avait pris la petite fille sous son
aile, comme sa propre enfant – Nina est si souvent en tournée. Alors,
qu’« ils » aient pu faire ça. Tuer Malcolm… Plus tard, on identifiera les
assassins présumés – trois militants de l’organisation politico-religieuse des
Black Muslims – dont Malcom X avait été l’une des figures principales
avant de s’en détacher en dénonçant le racisme de l’organisation. Plus tard
encore, on parlera d’une possible implication du FBI dans ce meurtre. Mais
pour l’instant, Nina est tout à son chagrin et à sa colère. Une rage froide qui
lui fait dire qu’on n’a plus le choix : il faut agir, leur faire comprendre que
c’en est trop. Manifester. Ne plus se contenter de chanter : passer à l’action.
Justement, au début du mois de mars 1965, une grande manifestation
pour les droits civiques s’organise dans l’Alabama. Nina doit en être.
Le 7 mars, des centaines d’habitants noirs de la ville de Selma –
revendiquant leur droit à s’inscrire sur les listes électorales – se sont réunis
devant la petite chapelle de la ville pour entamer une grande marche vers
Montgomery. Mais, alors que les marcheurs s’approchent du pont qui
enjambe la rivière Alabama à la sortie de la ville, un escadron de police
intervient. « Retournez chez vous ou dans votre église. Cette marche n’aura
pas lieu », crie un policier dans un haut-parleur. Les marcheurs s’arrêtent.
Armée de matraques et de fumigènes, la police se rue sur les manifestants.
Certains tombent par terre et sont écrasés par la foule contrainte par la
police de faire demi-tour.
Pendant ce temps, Martin Luther King est à Atlanta en train de prêcher.
Il promet de rejoindre les manifestants pour organiser une nouvelle grande
marche jusqu’à Montgomery. Nina, quant à elle, joue au Village Gate
lorsqu’elle apprend l’existence de cette marche. Elle a signé pour une série
de dates dans le club de jazz new-yorkais. Mais étant donné l’importance de
l’événement, elle demande au patron d’annuler le reste des concerts : elle
doit participer à cette manifestation, elle n’a pas le choix. Le patron du
Village Gate accepte et Nina saute dans un avion avec Al Schackman et
Langston Hughes. Direction Montgomery.
Entre-temps, le gouvernement américain a condamné les violences de
Selma et réquisitionné la police fédérale pour superviser la nouvelle
marche. De toute l’Amérique, des centaines de milliers de jeunes Noirs
affluent vers l’Alabama. Des centaines de milliers de personnes qui se
pressent dans un mélange d’excitation, de colère, de peur, mais aussi de
joie. Tous savent que la marche est extrêmement dangereuse. Devant la
foule, Martin Luther King lance dans un haut-parleur : « Légalement, notre
droit constitutionnel nous autorise à marcher entre Selma et
Montgomery ! » Applaudissements et acclamations. Le pasteur poursuit :
« Nous allons marcher de manière pacifique et non violente. Nous avons
vécu pendant trois cent quarante-cinq ans avec l’esclavage et la ségrégation.
Nous avons attendu très longtemps la liberté. Aujourd’hui, nous voulons
rappeler à la Nation l’urgence de la situation. Aujourd’hui, nous avons le
pouvoir de rendre réelles les promesses de démocratie. Aujourd’hui, nous
avons le pouvoir de transformer l’Alabama en un État humain et paisible.
Aujourd’hui, nous avons le pouvoir de faire de la justice une réalité pour
nos enfants ! »
Les marcheurs se mettent en route. Martin Luther King, un collier de
fleurs autour du cou, avance en tête de l’immense cortège. Tout le long de la
route se sont positionnées des fourgonnettes de la police fédérale avec des
hommes en uniforme et en armes. Ils regardent passer les protestataires,
dans le bruit des pas, les chants, les hymnes et les slogans scandés. De cette
foule compacte surgissent partout des drapeaux américains, des étendards et
des banderoles demandant liberté et justice. La marche est longue et
éprouvante. Quatre jours de route, plus de quatre-vingts kilomètres. Mais
les marcheurs sont portés par l’énergie impressionnante qui se dégage du
cortège. Ils ressentent la force de la foule, la communion des corps et des
esprits.
À Montgomery, Nina rejoint le cortège. Elle retrouve son jeune frère
Samuel et son ami James Baldwin, en costume élégant et cravate fine. Il y a
là également Leonard Bernstein, Harry Belafonte, Odetta, Sidney Poitier,
Bill Cosby… Un grand concert est prévu. Devant plus de vingt-cinq mille
personnes, Nina Simone chante « Mississippi Goddam », accompagnée par
Al Schackman à la guitare. Elle se tient plus sérieuse que jamais, le visage
grave, vêtue d’une jupe à carreaux et d’une chemise blanche sous une veste
sans manches. À mesure qu’elle joue, elle prend conscience qu’il ne s’agit
plus de musique mais de politique. « J’ai réalisé que cela ne m’importait
pas de marcher sans manger, de me passer de nourriture ou de sommeil, tant
que je fais une chose qui en vaut la peine, comme celle-là 12. » Elle sait
qu’elle vit un moment historique.
Ce soir-là, après le concert, elle fait pour la première fois la connaissance
de Martin Luther King. Elle s’avance vers le pasteur, à la fois
impressionnée et admirative, lui tend la main. Mais soudain, elle panique et
– comme si elle ressentait brusquement le besoin de se confesser, sans pour
autant vraiment assumer ses propos – déclare spontanément, de manière
presque agressive : « Je ne suis pas non violente ! » Martin Luther King,
surpris, a d’abord un mouvement de recul. Puis, il lui met la main sur
l’épaule et lui dit doucement en riant : « Ne t’inquiète pas, ma sœur. Tu n’es
pas obligée de l’être. » Alors Nina, soulagée, se radoucit, affiche un
immense sourire et lui dit : « Je suis tellement contente de vous
rencontrer. »
Nina Simone en 1967.
10

Sur un fil

« Nul être soucieux de son équilibre ne devrait


dépasser un certain degré d’analyse et de lucidité. »
EMIL CIORAN

La période où Nina Simone est la plus active politiquement est aussi


celle où elle est la plus productive musicalement. Les disques sortent les
uns après les autres. Broadway-Blues-Ballads, en novembre 1964. I Put A
Spell On You en juin 1965. Pastel Blues en octobre 1965. Wild Is the Wind
en 1966. En l’espace d’un peu plus d’un an, Nina enregistre plus de trente
titres inédits, essentiellement des reprises dont elle a composé les
arrangements. Des chansons dont plusieurs resteront comme les plus
connues de sa carrière : « Strange Fruit », « Feeling Good », « Trouble in
Mind », « Nobody Knows You When You’re Down and Out », « Tell Me
More and More and Then Some »…
Nina travaille sans relâche. Les concerts ne lui laissent plus aucun
moment de répit. Et l’épuisent. Quand elle monte sur scène, elle s’investit
avec une telle intensité qu’elle sort du concert lessivée. La musique lui
demande un investissement psychologique extrême. Elle y met toute son
âme et y laisse à chaque fois un peu d’elle-même. À chaque concert, il lui
faut réussir un numéro d’équilibriste qui nécessite d’être à la fois
parfaitement impliquée émotionnellement et détachée par rapport à ce
qu’elle joue, afin de garder une maîtrise sur la technique au piano et au
chant. Si elle est trop prise dans l’émotion, la technique ne peut pas suivre.
Si au contraire, elle se concentre trop sur la technique, elle ne peut pas
communiquer assez d’émotion au public. Il lui faut donc s’abandonner dans
le contrôle. Donner tout en comprenant ce qu’elle donne. S’investir en
gardant de la distance. L’exercice est épuisant. Il nécessite d’être au
summum de sa force physique, psychique et psychologique. Lorsque c’est
le cas, Nina Simone ne se contente pas de jouer ses morceaux, elle crée
quelque chose sur scène ; elle ne se pose pas la question de savoir si cela
plaira ou non au public, elle puise au plus profond d’elle-même, pénètre au
cœur de ses émotions, les communique, entre dans l’âme des gens. Mais les
soirs où elle se sent trop lasse physiquement et psychologiquement, elle doit
se préserver. Jouer les morceaux qui ont fait son succès. Tenter de trouver
l’inspiration auprès de ses musiciens ou du public. Dans la foule, elle
cherche des yeux des soutiens. De l’énergie qu’elle puisse vampiriser. Il
suffit parfois d’un regard, d’un sourire ou d’un événement spontané, comme
ce soir où elle demande aux enfants dans la salle de se joindre à son chant.
En levant les yeux vers le public, elle aperçoit, au balcon, un petit garçon
qui ne chante pas. « Pourquoi tu ne chantes pas ? » Le garçon se met alors à
chanter plus fort que tous les autres enfants. Nina Simone est tellement
touchée que cela lui redonne l’énergie nécessaire pour le reste du concert.
« Mon travail me prend toute mon énergie, écrit Nina Simone dans son
journal en août 1964. Si seulement, je pouvais l’envisager comme un job
comme un autre et ne pas être aussi affectée. Mais la vérité, c’est que je ne
suis pas sur le même circuit que le public américain typique. Je ne peux pas
l’atteindre si je ne me mets pas dans tous mes états. Et parfois cela me
demande trop d’énergie. Je me sens blessée si le public ne me comprend
pas. J’ai peur, un jour, d’être tellement blessée que je ne sentirai plus rien. Il
n’y aura alors plus d’espoir pour moi. Je ne veux pas en arriver là. »

*
Souvent, Nina demande à Andrew s’il peut annuler certains concerts.
Elle voudrait quelques jours de repos. Mais Andrew insiste pour qu’elle ne
s’arrête pas. Il la pousse à continuer à enregistrer, à produire sans s’arrêter.
« Il faut saisir toutes les occasions qui se présentent. Après, il n’y en aura
peut-être plus. » Les talents managériaux de l’ancien policier sont
indéniables. Il a un véritable don pour le business. Il lui obtient sans cesse
de nouveaux contrats, des cachets toujours plus gros. Il gère la carrière de
Nina Simone comme une véritable entreprise : au profit croissant,
mirifique. Le business avant tout. D’ailleurs, Andrew se méfie de
l’implication de sa femme dans le combat pour les droits civiques. Bien sûr,
il ne voit pas d’un mauvais œil cet engagement. Mais il s’inquiète de tout ce
qui pourrait la détourner de l’objectif financier. Certes, « Mississippi
Goddam » a connu un certain succès, mais le manager craint que
l’activisme de Nina se fasse au détriment de sa musique, qu’elle consacre
trop de temps au mouvement et qu’elle sabote son propre travail. Alors que
lui passe des heures à peaufiner l’aspect commercial, elle détruit tout en
s’égarant sur les chemins de la politique. D’autant que, estime-t-il, les
chansons des droits civiques ne sont pas les plus rentables. Ce qui marche,
ce sont les chansons d’amour. Celles que Nina aime le moins. Celles pour
lesquelles elle n’a que mépris. Les mois passant, le rythme de travail
insoutenable qu’exige d’elle son mari épuise la musicienne. Les
représentations qui s’enchaînent, les enregistrements permanents, les
tournées incessantes… Elle a le sentiment d’être prise dans une spirale de
travail infinie, dans un étau dont la pression l’enserre, l’étouffe. Lorsqu’elle
n’est pas en tournée, elle travaille sur un nouvel album et lorsqu’elle ne
compose pas, elle s’occupe de Lisa. Elle a de plus en plus de mal à assumer
son rôle de mère. Lisa est la plupart du temps confiée à des baby-sitters.
La pression qu’Andrew impose à Nina est à double tranchant. D’un côté,
cela permet à la chanteuse de préserver un certain équilibre mental, une
stabilité et une routine. Mais, de l’autre, ce rythme effréné lui fait parfois
perdre la tête. Après certaines représentations, elle s’écroule de fatigue. La
nuit, la musique la hante. Les mélodies la rongent. Dans ses cauchemars,
souvent, elle voit les visages des businessmen de l’industrie du disque qui
lui volent son argent, elle voit des tueurs, du feu, l’Amérique qui flambe.
Elle voit des gouffres sans fond, des abîmes noirs, suffocants. Elle se
réveille en sueur au milieu de la nuit, le front trempé. Elle se sent
terriblement faible. Elle voudrait tout arrêter, fuir, s’échapper. Mais le
lendemain matin, tout recommence. « Bon Dieu, je pourrais tous les tuer,
écrit-elle dans son journal. Je les déteste. Oui. Mais je me déteste davantage
encore, je n’ai aucune excuse. Je continue à jouer mais ils ne savent pas que
je suis morte, que c’est mon fantôme qui a pris le relais 1. »

*
Les disputes avec Andrew se font de plus en plus fréquentes. Ce sont
toujours les mêmes arguments qui reviennent. « Je travaille trop, je n’ai pas
une seconde à moi, je suis fatiguée. » Les querelles se transforment parfois
en véritables bagarres, accentuées par la cyclothymie de Nina Simone et les
accès de violence d’Andrew. À trois ans à peine, la petite Lisa est témoin de
ces scènes. Comme ce jour où ils rentrent tous ensemble chez eux à Mount
Vernon en voiture. Lisa est assise entre son père et sa mère, sur le siège
avant de la décapotable rouge et grise. Nina et Andrew se chamaillent. Les
cris de sa mère bourdonnent aux oreilles de Lisa. « Tu ne peux pas
continuer à me faire travailler jusqu’à la mort. J’en ai assez. J’ai besoin de
repos 2. » Andrew est au volant. Soudain, il tend son bras au-dessus de la
tête de Lisa et gifle violemment sa femme. Sa bague blesse Nina à la joue,
elle saigne. Lorsqu’ils arrivent à la maison, Andrew redevient doux et
aimant. Il referme la plaie de sa femme, l’embrasse, la prend dans ses bras.
En mai 1964, Nina Simone écrit dans son journal : « Andrew m’a frappée
hier soir (lèvre enflée). C’est bien ce dont j’avais besoin après tant de jours
de dépression. Si seulement j’avais un endroit où aller (et de l’espoir). […]
Il croit que je veux être frappée, il me le dit. Comme ces vieux machos
noirs qui pensent que ça fait du bien à leur femme d’être battue de temps en
temps. » Un autre jour, elle note : « Il m’a enfoncé la tête dans un mur de
béton. » Mais elle écrit également un peu plus tard : « J’adore la violence
physique, en amour comme à la guerre. »
À la même époque, Andrew apparaît souriant lors d’une interview
télévisée. Il porte un col roulé blanc sous une veste en tweed et, au poignet,
une grosse montre en argent. Avec sa main droite, il se caresse la
moustache.
Le journaliste lui demande :
« Que voulez-vous pour Nina ?
– Ce que je veux pour elle ?
– Oui.
– Moi. »
Il rit grassement. What else ?

*
Nina, elle, ne l’entend pas de cette oreille. Si elles marquent l’apogée de
son engagement politique, les années 1960 sont aussi celles d’un profond
changement intérieur. Quelque chose de très sombre, quelque chose comme
un désespoir inextirpable, s’installe en elle à cette époque. Est-ce la
violence conjugale, le stress du travail, la pression des concerts, le
surmenage ? Est-ce l’injustice faite aux Noirs américains qui de plus en
plus l’obsède et la ronge ? Est-ce sa nature dépressive qui couvait en silence
et qui se serait manifestée quoi qu’il en soit ? Il y avait eu des alertes déjà,
on avait vu ses failles et ses fragilités… Ou bien serait-ce l’addition de tout
cela ? Un faisceau de causes, comme diront les médecins ? Le fait est que
Nina, de plus en plus, est habitée par le découragement et les pensées
morbides. Dans son journal de mai 1964, elle note : « Washington DC, hier,
samedi, j’ai eu une sévère attaque de dépression. Le résultat de la
souffrance accumulée pendant trois concerts à la suite. Je n’ai même pas eu
le temps de me changer. Dimanche, le concert était réussi. J’ai perdu mon
désir de vivre. J’ai réalisé qu’il n’y avait aucune raison que je continue quoi
que ce soit – même me laver le visage et les cheveux –, je n’ai plus de désir
sexuel. Rien. »
Un peu plus loin, elle écrit : Why havn’t I killed myself ? « Pourquoi ne
me suis-je pas suicidée ? » Elle parle à Andrew de son possible suicide. Il
l’en dissuade. Il lui dit qu’il faut continuer. Se battre. Souvent, elle lui
avoue avoir des pulsions violentes, comme dans cette lettre : « Il faut que je
frappe quelqu’un, je ne peux pas m’empêcher. On exige trop de moi.
L’intérêt d’aller voir un psychiatre était que je puisse déverser toutes mes
merdes sur lui. Mais, parfois, le travail agit comme un poison mortel qui
s’infiltre dans mon cerveau et annihile tous les progrès que je fais. Le
travail m’empêche de voir la lumière du soleil pendant la journée et ne me
donne plus envie de sourire ou de m’habiller le matin ; plus rien ne
m’intéresse à part mourir. Mourir, dans mon esprit immature, reviendrait à
m’échapper dans l’inconscient 3. »
Un jour, Andrew trouve sa femme assise en tailleur dans le salon de
Mount Vernon, les bras croisés, les yeux hagards, les pupilles dilatées, le
regard perdu dans le vide. Pendant des heures, elle reste là, sans bouger.
Andrew prend peur. Il l’emmène à l’hôpital, au Columbia Presbyterian, ce
grand centre hospitalier de briques marron à Harlem. Nina y reste
hospitalisée pendant quatre jours. Les médecins font tous les examens
possibles – du moins ceux qu’on connaît à l’époque. Ils ne trouvent rien. Le
psychiatre de Nina lui conseille alors de « faire une cure de marijuana ».
Quant à Andrew, il lui prodigue ses propres conseils : « faire l’amour à
chaque fois qu’elle est déprimée » et « dire fuck à la dépression 4 ». Nina le
prend au pied de la lettre. Elle reconnaît que le sexe lui permet de se sentir
vivante, de retrouver une certaine joie de vivre. Elle s’y réfugie.
Mais, bientôt, le sexe devient lui aussi une obsession. Lorsque Andrew
rejette ses avances, elle devient violente. « J’ai perdu complètement le
contrôle de moi-même, écrit-elle un jour. La colère m’a envahie, j’ai hurlé
par la fenêtre. J’ai ressenti la liberté que procurait la colère. Je suis allée à la
maison et je me suis dit que si Andrew n’était pas là, je le tuerai. Il était là.
On a passé un moment merveilleux et on s’est endormis épuisés 5. »

*
Voilà ce à quoi ressemble ce milieu des années 1960, pour Nina Simone.
Une succession ininterrompue – épuisante pour elle – de hauts et de bas.
Des hauts flamboyants, inspirés. Et des bas à donner le vertige. On la savait
passionnée et fragile. Une femme qui brûle et qui se bat, qui lutte et qui
souffre. On découvre d’elle des visages plus radicaux encore. Aucun
compromis possible. Il y a urgence, urgence vitale. On dirait qu’elle marche
sur un fil. Très haut. Avec la grâce d’un génie. Mais juste en dessous, il y a
le gouffre. Et ce désir de mort qui, depuis lors, ne la quittera plus. Pourtant,
dans ce numéro d’équilibriste aux grands écarts abyssaux, il y a aussi des
périodes bénies de stabilité, des instants de grâce, où Nina redevient tout à
fait calme et lucide. Il lui arrive alors d’avoir honte du passé, de ne pas se
reconnaître, de ne pas comprendre pourquoi tant de violence s’est emparée
d’elle. Comment a-t-elle pu être un tel monstre ? Elle voudrait s’en
expliquer. Et l’expliquer aux autres. Et c’est peut-être ce qu’elle tente de
faire, à l’automne 1964, avec la chanson « Don’t Let Me Be
Misunderstood 6 ». Le texte n’a pas été écrit par elle, mais il a été écrit pour
elle. Et dans sa bouche, il sonne comme une tentative poignante pour se
faire comprendre. Et peut-être aussi aimer.
Baby do you understand me now
If sometimes you see that I’m mad ?
But don’t you no that no one alive
Can always be an angel
But I’m just a soul whose intentions are good
O Lord, please don’t let me be misunderstood 7.

Est-ce dans l’adresse à Dieu que Nina Simone trouve alors la force de
continuer ? Dans ces périodes d’apaisement, en tout cas, elle parvient à
puiser au plus profond d’elle une force insoupçonnée, un élan qui lui permet
de ne pas abandonner, comme une bonne étoile qui la guiderait, la
pousserait à continuer, à poursuivre sa route, coûte que coûte. Peut-être que
ce qui la fait tenir, c’est aussi la certitude intérieure d’avoir quelque chose à
dire au monde, l’absolue nécessité de devoir exprimer et communiquer ce
qu’elle a en elle. « Je ne dois pas m’arrêter, écrit-elle, toujours en 1964.
Dinah [Washington] et Billie [Holiday] sont mortes sans que le monde
sache ce qu’elles avaient à dire. Le monde peut-il comprendre ce que je
veux exprimer pendant que je suis vivante ? Peut-être pas le monde entier,
Nina, mais une partie, j’en suis sûre. […] Je ne dois pas regretter le passé.
Tout doit être nouveau 8. »

*
En cette année 1964, justement, il y a du nouveau. La maison de disques
de Nina Simone, Philips, l’a poussée à reprendre la chanson de Jacques Brel
« Ne me quitte pas ». En français. L’idée est de s’ouvrir à un nouveau
public international et de préparer, pour la première fois, une tournée
européenne pour toucher un public francophone. Dans sa maison de Mount
Vernon, Nina écoute la chanson en boucle. Elle ne comprend pas un mot
des paroles. Pourtant, à chaque fois que Jacques Brel chante « Ne me quitte
pas », les larmes lui montent aux yeux. La chanson la bouleverse. Elle
apprend le texte en phonétique, se fait aider d’un professeur de français et la
répète sans cesse, jusqu’à la connaître parfaitement et s’approprier le texte.
« Je l’ai répétée pendant trois ans avant d’oser la chanter. »
Le disque est à peine sorti que, déjà, Nina Simone s’envole pour une
tournée en Europe, accompagnée par Andrew. Leur avion atterrit à Londres.
C’est l’été. En Angleterre, elle respire enfin. Ce monde – qui lui paraît
tellement loin de son Amérique conflictuelle – lui fait du bien. À Londres,
Nina découvre des groupes de musique comme The Animals ou les Rolling
Stones qui s’inspirent de la musique afro-américaine. All the music is negro
here, écrit-elle à son frère Samuel. « Un soir, les membres de The Animals
(le groupe de rock’n roll qui a repris mon titre “Don’t Let Me Be
Misunderstood”) nous ont emmenés danser […] les mêmes danses de
nègres que l’on faisait, avec en plus de nouvelles danses que les jeunes font
ici. On est accueillis à merveille. »
Quelques jours plus tard, Nina Simone met pour la première fois les
pieds à Paris. Elle est enchantée par cette ville qui respire la liberté. Tout
sent bon à Paris, trouve-t-elle. Elle déambule dans les rues en admirant ces
hommes et ces femmes si chic, si bien habillés, aux visages souriants, qui se
déplacent avec élégance sur les trottoirs. Elle savoure le fait de fumer des
cigarettes dans les bistrots parisiens, « à la française », et a le sentiment de
s’imprégner de cet art de vivre. On l’imagine, lorsque le serveur grognon
vient prendre sa commande, sortir son dictionnaire de poche et commander
avec un fort accent américain : « Un whisky. »
Elle présente ses classiques au public français : « Strange Fruit », « Little
Girl Blue », « Nobody Knows You When You’re Down and Out », « I
Loves You Porgy », « I Put A Spell On You », « Sinnerman », « Mississippi
Goddam »… Les 24 et 25 juillet, Nina Simone est l’invitée du Jazz Festival
d’Antibes. Devant un public de passionnés, par une chaude soirée d’été, elle
joue sur un grand Pleyel à queue, en robe blanche à strass, collier de perles
nacrées, ses cheveux relevés sur la tête en un imposant chignon. Elle est au
summum de sa forme, galvanisée par le décor idyllique. Elle offre ce soir-là
une de ses performances les plus intenses. Les rappels n’en finissent plus.
Décidément, trouve-t-elle, il y a quelque chose de magique en France.
Ici, les musiciens ne sont pas considérés comme des poissards comme aux
États-Unis, ils sont traités comme de véritables artistes, accueillis avec tous
les honneurs qu’ils méritent. Dans l’avion du retour vers les États-Unis,
Nina Simone note une liste de ses nouvelles résolutions : « Prendre des
leçons de français, aller nager souvent, acheter les livres de Langston
Hughes, fumer des joints, embaucher une femme de ménage (qui
s’occupera de mes habits, du ménage, de la couture, et d’organiser ma
garde-robe), trouver un psychiatre, une baby-sitter espagnole, prendre des
cours de danse, trouver un chausseur, écrire à Hazel Scott, se procurer des
pilules jaunes […], arrêter de tirer sur la corde avec Andrew (penser à des
surprises pour lui) 9. »

*
Malgré leurs disputes récurrentes, Nina sait à quel point elle peut
compter sur Andrew. Elle s’appuie sur son assurance et sa détermination. Ils
travaillent ensemble, comme une équipe. Andrew écrit même certaines de
ses chansons. Dans l’album Pastel Blues, aux côtés des chansons engagées
des droits civiques (comme « Strange Fruit » et « Sinnerman »),
apparaissent aussi des titres plus fleur bleue : « Be My Husband », par
exemple, un morceau écrit par Andrew Stroud. Dans l’album I Put A Spell
On You, Nina Simone chante « Gimme Some ». Des paroles sensuelles
signées Andrew : Loving is the thing I crave / For your love I’d be your
slave / Gimme some 10. Andrew est convaincu que ce sont les chansons
d’amour qui marcheront le mieux. Il écrit également pour Nina un morceau
intitulé « Take Care of Business » et fait dire à sa femme à son propos :
« Dans ma vie, personne ne m’a jamais approchée de si près, ou fait me
sentir aussi bien / Tu es un don de Dieu pour toute la gent féminine /
Continue et prends soin du business pour moi. »
Effectivement, c’est Andrew qui prend en charge tout le business pour
elle. Elle n’a « rien à faire ». Il se charge de tout. Même du compte en
banque, auquel elle n’a pas accès. C’est lui qui sait combien ils gagnent. La
question de l’argent obsède Andrew autant que Nina. Plus le temps passe et
plus Nina Simone est avide de gagner plus. Leur association est déjà
particulièrement rentable. Mais Nina en voudrait sans cesse davantage, elle
a en permanence le sentiment de manquer d’argent. Andrew lui rappelle
pourtant qu’elle touche déjà des cachets importants. « Souviens-toi, lui dit-
il. Les Supremes, Gale Garnett, The Impressions… Ces gens-là gagnent en
un mois la moitié de ce que toi tu gagnes en une seule soirée ! »
En réalité, le problème vient surtout de la manière dont Nina Simone
dépense son argent. À la folie. Sans compter. N’importe comment. Elle est
incapable de mettre de l’argent de côté. Dès qu’elle a des dollars entre les
mains, elle s’achète de nouveaux habits, de belles tenues africaines, de
lourds bijoux. Elle exige toujours le meilleur, elle a une attirance irrésistible
pour le luxe, les belles voitures, insiste toujours pour dîner dans les
restaurants les plus chers, ne veut jamais se contenter d’hôtels médiocres :
ce qu’elle désire ce sont les palaces les plus luxueux possibles. Mais elle
n’en a jamais assez. « Pourquoi est-ce que je ne gagne pas autant d’argent
qu’Aretha Franklin ou Ray Charles ? » se plaint-elle souvent auprès de son
petit frère Sam. Sam lui répond en riant qu’elle devrait surtout arrêter de
dépenser autant. Mais il sait que sa sœur ne changera pas. Au fond de lui, il
comprend bien pourquoi elle agit de manière compulsive et pourquoi elle
est tellement obsédée par l’argent. Samuel est peut-être le seul à
comprendre cette obsession. Il a partagé son enfance en Caroline du Nord ;
lui aussi a vécu dans le besoin. Il sait à quel point l’idée de manquer peut
être angoissante. Il sait bien que, encore aujourd’hui, malgré l’opulence, sa
sœur a sans cesse peur de tout perdre d’un coup, de se retrouver soudain
démunie. Du jour au lendemain. Qu’elle a le sentiment, étant donné le
milieu d’où elle vient, que le succès ne peut être qu’éphémère. Qu’elle peut
tomber à tout instant de son piédestal.
Alors, lorsque Nina cache son argent dans des petits sacs en cuir,
lorsqu’elle dissimule des dollars dans les tiroirs et les placards, lorsqu’elle
s’achète un petit coffre secret ou se promène avec des liasses entières de
cash sur elle, Sam ne peut pas complètement la blâmer. D’autant que plus
d’une fois, sa sœur s’est fait arnaquer par les businessmen de l’industrie du
disque : combien de fois Nina Simone a-t-elle été payée en royalties – c’est-
à-dire une bonne fois pour toutes – alors que ses chansons ont continué à
prospérer pendant des années ? Au profit des voyous de l’industrie bien
entendu… Nina sait qu’ils abusent d’elle. Elle a développé une haine
profonde et féroce envers l’industrie musicale. Tout cela guide ses
décisions, détermine ses comportements… engendre ses folies. À moins
que ce ne soit le contraire ? Que ses obsessions naissent de ses folies ? Ce
qui est sûr, en tout cas, c’est que son train de vie – devenu complètement
délirant – l’entraîne dans un cercle vicieux dangereux. Plus elle dépense,
plus Andrew la pousse à travailler dur pour pouvoir suivre et subvenir à ses
besoins démesurés.
Nina ne cesse de répéter qu’elle veut être libre artistiquement, qu’elle
souhaite moins travailler, se reposer, ne pas dépendre de cette industrie du
disque qui la dévore, qu’elle veut pouvoir avoir une vie de mère de famille
rangée. Mais en même temps, elle veut des revenus importants et réguliers.
Et, en plus, elle aspire à une vie fantasque, souhaite pouvoir faire ce qu’elle
veut quand elle veut. Dès qu’elle se convainc qu’il lui faut de la stabilité, la
folie reprend le dessus et elle cède à son besoin de démesure, son goût pour
le chic et la beauté.

*
Dans ses moments de folie « douce », il arrive à Nina de perdre le sens
des priorités. Comme ce jour de l’année 1965 où elle donne un concert à
Pittsburgh, en Pennsylvanie. Le concert se passe bien, mais le soir même
une immense tempête de neige secoue la région. Or, le lendemain soir, Nina
doit se produire à New York, au Carnegie Hall. Elle s’inquiète : tous les
vols ont été annulés. Impossible de voler par ce temps. Andrew la rassure :
il va prendre les choses en main. Il parvient à louer un avion DC3 – ceux
que les Américains utilisaient pendant la guerre – et réquisitionne deux
pilotes qui n’ont pas peur du mauvais temps. Le lendemain, le petit avion de
guerre décolle sous la neige qui fouette la carlingue. À bord, Nina, Samuel
et Andrew rient, soulagés de savoir qu’ils pourront arriver à New York à
temps. Andrew a même prévu une bouteille de champagne. À l’aéroport de
La Guardia, à New York, une limousine réservée par Andrew les attend. On
fonce à toute allure vers le Carnegie Hall. Les pneus crissent sur la neige, la
« limo » se gare pile à temps devant le théâtre. Nina Simone court vers les
loges pour se changer. Mais, pourtant, une demi-heure plus tard, elle
n’apparaît toujours pas sur la scène. Le public s’impatiente. Elle finit par se
présenter avec quarante-cinq minutes de retard. Bien plus tard, elle confiera
à Samuel que c’est parce qu’elle « n’arrivait pas à se coiffer ».
Ce genre d’épisodes fait sourire son entourage. Mais, parfois, la folie se
manifeste de manière beaucoup plus dure. Nina Simone a-t-elle conscience
d’être malade ? Personne n’a encore jamais mis de mots sur ce
qu’elle a. Elle ne le sait probablement pas clairement. Pourtant,
inconsciemment, elle doit en avoir l’intuition. Car en 1966, elle écrit une
chanson – qui parle a priori du racisme – mais qui peut aussi s’entendre, à
cette période de sa vie, comme la formulation inconsciente de sa souffrance.
Une chanson forte de sens implicites et multiples, qui la dépassent
probablement en partie. Le morceau s’appelle « Four Women ». En
apparence, il s’agit d’une chanson politique, un texte qui dénonce
férocement la violence contre les Noirs. Nina Simone y fait le portrait de
quatre femmes noires, aux différentes nuances de couleur de peau. La
première, « Aunt Sarah », représente l’esclave : sa peau est « noire », elle
est vieille, elle a le dos dur, prêt à supporter les coups. La deuxième,
« Safronia », est métisse, elle a la « peau jaune », elle vit entre deux
mondes, celui des Blancs – celui de son père, un homme riche qui a « violé
sa mère un soir » – et celui des Noirs. La troisième femme, « Sweet
Thing », est une prostituée, à la peau bronzée, qui séduit Blancs comme
Noirs par son sourire. Enfin, la dernière, « Peaches », a la peau brune : sa
vie est marquée par le poids de la souffrance de plusieurs générations ; elle
est amère car ses parents étaient esclaves. Ses « manières sont dures ». Sa
vie a été âpre. Elle est en colère. On dit souvent que cette chanson est en
partie autobiographique. Que la quatrième femme est en fait Nina Simone.
« Peaches ». Cette femme en colère, qui porte sur son dos le poids de toutes
les douleurs subies par son peuple, c’est elle.
Mais, en réalité, on peut aller encore plus loin. Il y a une autre
interprétation. Nina Simone n’est pas seulement « Peaches ». Elle aurait en
elle un peu de toutes ces femmes. Ou plutôt, elle serait ces quatre femmes à
la fois, de manière schizophrénique. C’est en tout cas la lecture de Samuel
Waymon, le petit frère de Nina. Son frère préféré, celui qui la connaît la
mieux, celui dont elle a toujours été le plus proche. « La chanson “Four
Women” est peut-être l’une des plus importantes si l’on veut comprendre
Nina, affirme-t-il. Elle était ces quatre femmes en même temps. Je veux
dire, vraiment “en même temps”. En fait, au-delà d’avoir plusieurs facettes,
Nina avait plusieurs personnalités. Des personnalités distinctes. Et je crois
que, dans les quatre femmes de “Four Women”, il y a un peu de ces
différentes personnalités. À l’époque, je connaissais chacune de ses
personnalités par cœur, je leur avais même donné des noms. Mais je ne me
souviens plus de ces noms. L’une de ses personnalités, par exemple, était
obsédée par les hommes et le sexe. Une autre était attirée uniquement par
les femmes et détestait les hommes ; une autre encore était extrêmement
agressive et pouvait vous lancer des insultes violentes. Et puis, enfin, il y
avait Eunice, la plus douce et la plus gentille de ses personnalités. Au fil des
années, d’autres encore sont apparues. Au total, je crois me souvenir avoir
compté sept personnalités différentes. Elle se transformait de l’une à l’autre,
comme si elle était possédée ; ses yeux changeaient en une seconde, et vous
pouviez reconnaître les traits de l’une ou de l’autre. Parfois, les différentes
personnalités entraient en conflit et se parlaient entre elles. Dans ces
moments-là, vous pouviez vraiment croire que Nina Simone était folle 11. »

*
Pourtant, n’importe qui – dans cette époque de terribles violences contre
les Noirs engagés aux États-Unis – pouvait devenir « fou ». Nina Simone
est confrontée de façon très concrète et factuelle à une violence objective
qui peut faire perdre la tête. Elle est plongée dans un moment d’Histoire si
dangereux qu’il vous rend nécessairement paranoïaque. Autour d’elle, ses
amis et ceux qu’elle admire meurent les uns après les autres. Alors qu’elle
continue de livrer son combat, la mort rôde. Dans les rues, dans les
meetings, chez eux, des Noirs sont assassinés. Il est logique que, dans cette
société malade, dans cette Amérique schizophrène, qui ne traite pas de la
même manière les Noirs et les Blancs, la violence s’empare de ceux qui ne
supportent plus les bains de sang. Pourtant, dans le cas de Nina Simone, il
n’est pas complètement illégitime non plus de se demander si elle-même ne
portait pas déjà cette violence en elle, indépendamment de tous les facteurs
extérieurs.
Aurait-elle été d’un naturel plus serein si le contexte avait été différent ?
En tout cas, cette violence qui ressurgit chez elle sous les traits du combat
politique, elle l’assume totalement. L’idée de la non-violence lui paraît
aberrante : les Blancs sont tous sauf non violents, ils frappent, matraquent,
massacrent son peuple. Alors pourquoi eux, les Noirs, devraient-ils prêcher
la non-violence ? Elle a la conviction que, pour obtenir gain de cause, il
faudra prendre les armes. « Si j’avais pu choisir ma propre voie, déclarera-t-
elle plus tard, j’aurais eu des armes, je serais partie dans le Sud et j’aurais
rendu violence pour violence. Coup pour coup. Si j’avais eu le choix. Mais
mon mari me disait que je n’y connaissais rien et il refusait de m’initier. Je
n’avais que la musique, alors je lui ai obéi 12. »
Nina Simone en 1970.
11

« Je ne suis pas non violente »

« J’étais plein de réserve à l’égard de la non-violence,


de la prière pour vos ennemis, des chants de la liberté et le reste.
Ces cinglés de Blancs étaient loin d’être non violents. On entendait
les coups, les cris et les prières du Mississippi jusqu’à Harlem. »
JAMES BALDWIN

Lorsqu’il y a des Blancs dans la salle, Nina Simone n’hésite plus à les
insulter. D’ailleurs, elle préfère lorsque le public est blanc. Pour elle, le plus
intéressant dans ce combat n’est pas de prêcher les convaincus. Certes,
lorsque les spectateurs sont noirs, il y a cette énergie indescriptible, cette
ferveur instinctive, qui la fait immédiatement entrer en communion avec les
siens. Mais ce que Nina savoure le plus, c’est lorsque le public est
essentiellement composé de ceux qu’elle appelle les Blancs
« respectables ». Il y a alors en plus un défi dont elle ne sait jamais si elle
parviendra à le relever. Un défi doublé d’un plaisir presque sadique à
secouer les mentalités archaïques. « Je veux entrer dans la tanière des gens
élégants, suffisants, aux idées vieillottes et les rendre dingues », dit-elle 1.
Année après année, ses concerts se transforment en véritables meetings
politiques. Pour conquérir les salles et faire triompher la juste cause, la
chanteuse n’hésite pas à faire feu de tout bois. Elle sait que la musique est
souvent plus efficace que n’importe quel discours. Il y a un morceau, en
particulier, dont elle a remarqué l’effet imparable. Elle essaye de ne pas le
jouer trop souvent car il lui demande un investissement émotionnel
particulièrement important. Le morceau s’appelle « Pirate Jenny ». Il s’agit
d’une chanson empruntée à L’Opéra de quat’sous de Bertolt Brecht et Kurt
Weill. C’est l’un des morceaux préférés de Langston Hughes. Nina
l’interprète non pas comme une chanteuse, mais comme une actrice qui
raconte une histoire. Lorsqu’elle le joue, elle paraît presque démoniaque.
Ses yeux transpirent la fureur. La chanson raconte l’histoire de Jenny, une
femme de ménage qui travaille dans un hôtel miteux et imagine se venger
des souffrances que les villageois lui font endurer. Dans ses rêves, elle voit
un immense bateau de pirates entrer dans le port et mettre le feu à la ville.
Les pirates capturent les villageois, les enchaînent et les amènent un par un
à Jenny. Elle ordonne alors de les tuer tous, puis met les voiles avec les
pirates et part pour le grand large. Lorsqu’elle raconte cette histoire, Nina
Simone vit chaque mot avec une intensité théâtrale fascinante. Tandis
que les tambours retentissent, sa voix menaçante chuchote : « Un cri
déchire la nuit. » Elle continue : « Ils s’avancent dans l’ombre, personne ne
peut les voir, ils enchaînent les gens, me les amènent et me demandent :
“Faut-il les tuer maintenant ou plus tard ?” » Sur scène, Nina est Jenny. Les
inflexions de sa voix se font de plus en plus angoissantes. Elle insiste sur
chaque syllabe avec une intensité oppressante, afin de bien montrer où elle
veut en venir. « Faut-il les tuer maintenant ou plus tard ? Il est minuit. Sur
les docks, au loin, retentit une corne de brume. Dans un silence de mort, je
réponds : “Maintenant.” » Dans le public, ces mots font mouche. L’écho
avec la situation politique américaine n’échappe évidemment à personne.
Le brasier de l’Amérique en flammes, c’est dans les yeux de la chanteuse
qu’on peut le voir. À tel point que certains parents bouchent les oreilles de
leurs enfants. Ou quittent la salle pendant que la musicienne conclut dans
un souffle effrayant : « Ils entassent les corps et je dis : “Ça leur
apprendra !” »
Souvent, aussi, elle chante un morceau écrit par son ami Langston
Hughes, « Backlash Blues », qui signifie « le blues du réac’ ». Les paroles
sont explicites : « Mr Réac’, qui crois-tu que je suis ? Tu augmentes mes
impôts, tu gèles mon salaire, tu envoies mon fils unique au Vietnam, tu me
donnes des maisons de seconde classe, des écoles de seconde classe, tu
crois que tous les Noirs ne sont que des idiots de seconde classe. Mr Réac’,
je vais te rendre mélancolique. » Mr Backlash, I’m gonna leave you with the
blues, oh yes I am. Regard provocateur. Nina veut choquer. Elle s’avance
sur scène, au plus près du public, se dresse de tout son corps devant lui, et
se met à danser. Une danse étrange, primitive. Ses membres ondulent
comme une vague. Ses yeux sortent de leurs orbites, roulent comme des
billes. Elle bouge sa tête dans tous les sens, tordant son cou, comme s’il
allait se déboîter. On dirait un être pris de convulsions. En réalité, elle est
parfaitement consciente de ce qu’elle est en train d’accomplir : elle joue à
faire peur à ses spectateurs en incarnant le « Noir primitif » – celui qu’elle
imagine qu’ils imaginent. « Levez-vous », lance-t-elle, autoritaire. Son
immense sourire découvre ses dents blanches. Machiavélisme ou
bienveillance ? « Vous pouvez danser ! » hurle-t-elle. Mais personne n’ose
se lever. Le public est gêné. Il applaudit poliment pour ne pas trahir son
malaise. La musique adoucit les mœurs, dit-on ? En l’occurrence, elle a
plutôt réveillé la bête sauvage qui sommeille en Nina. Nina qui rit, fière de
l’effet qu’elle provoque. Un rire profond, funèbre, qui sonne comme une
vengeance.
C’est le genre de concerts où la chanteuse est si intimidante qu’elle en
paraîtrait presque possédée. Comme si elle allait puiser très loin dans les
croyances primitives de ses ancêtres. Dans le vaudou par exemple. C’est la
thèse de David Brun-Lambert dans sa biographie Nina Simone, une vie.
Nina Simone le dit elle-même : la magie noire l’inspire. Dans son journal
intime, elle écrit de sa plume appliquée : I had all the tricks to bewitch them
with… « J’avais tous les trucs pour les ensorceler. […] J’ai volé un livre sur
les pouvoirs psychiques. Il pourrait m’être d’une aide fondamentale si je
l’utilisais sérieusement. Peut-être que je devrais. »

*
En 1965, justement, Nina Simone reprend à son compte le morceau de
Screamin’ Jay Hawkins, « I Put A Spell On You ». Elle l’interprète avec un
pouvoir hypnotique fascinant. Une voix grave et caverneuse qui rend les
paroles inquiétantes. I put a spell on you. « Je t’ai jeté un sort. Parce que tu
es à moi. Tu ferais mieux d’arrêter ce que tu fais. Je n’ai pas menti. Non, je
n’ai pas menti. Tu sais que je n’en peux plus. »
Elle donne à la chanson toute sa dimension mystique, magnétisante,
ensorceleuse, sombre. « The Black Sorceress », c’est comme cela qu’on
appellera bientôt Nina Simone. La sorcière noire. Ce n’est pas un hasard.
Elle a conscience du legs qu’elle porte en elle : celui de ses ancêtres
africains chez qui magie et sorcellerie ont une place essentielle. Elle s’est
beaucoup renseignée sur les pouvoirs psychiques. Elle croit en ces forces
immatérielles, invisibles, qui établissent un lien entre le monde des humains
et le surnaturel. Elle a entendu parler des traditions spirituelles ancestrales
africaines et des esprits vaudous qui maîtrisent les charmes et les sortilèges
et flirtent avec la magie noire. Lorsqu’elle conclut la chanson, elle semble
dans un état de transe et lance à l’auditeur : « Je t’ai jeté un sort, parce que
tu es à moi. Tu es à moi. »
Inutile de le dire, cette intensité que Nina met dans son combat a de quoi
en effrayer certains. Si la Nina ensorceleuse charme, la Nina agressive
choque. Sa réputation belliqueuse inquiète de plus en plus les gérants de
salles. Ils sont nombreux à refuser de la programmer. Même certains
activistes du mouvement des droits civiques se détournent d’elle ou
l’évitent consciencieusement : elle fait peur. Un journaliste du magazine
Life écrit à son propos : « Elle pollue l’atmosphère avec une agressivité qui
découle moins de sa couleur de peau que de sa fierté corrosive. » À la
télévision, on tremble lorsqu’on l’invite. À tout moment, elle risque de
transformer l’émission en tribune politique, de perdre le contrôle, ou
d’entrer dans une colère violente. Lorsqu’on lui fait la moindre remarque,
on marche sur des œufs, on ne sait jamais à quoi s’attendre. Un jour, alors
qu’elle est invitée dans une émission anglaise, le régisseur s’aperçoit que le
décor est noir et la robe de Nina aussi. Noir sur noir, avec sa peau foncée,
on risque de ne pas la voir à l’écran, d’autant que l’émission est en noir et
blanc. « Mrs Simone pourrait-elle changer de robe ? » s’enquiert-il auprès
de son manager. Ce dernier sait que le sujet est délicat : lui demander
provoquerait une crise. On finit par changer de décor et par installer un fond
blanc, sans évoquer le problème auprès de la chanteuse.
Pour Andrew aussi, le quotidien devient de plus en plus dur. Nina le
provoque sans cesse. Le genre de petit mot qu’elle lui laisse parfois dans la
maison : « Un jour, lorsque je serai moins fatiguée, je te tuerai. »

*
Et puis vient un jour où tout déraille réellement. En 1967, Andrew a
organisé une grande tournée américaine pour Nina. Il espère que tout va se
passer au mieux, du moins il compte éviter le pire. Il la ménage, est aux
petits soins, redouble d’attentions. Lorsque la tournée commence, cela fait
des mois, voire des années, que la musicienne n’a pas eu de véritables
vacances. Les premières dates se passent bien. Nina assure. Mais en plein
milieu de la tournée, alors qu’elle doit jouer à Baltimore, elle craque.
Le concert va commencer. Nina est dans sa loge. Elle se regarde dans la
glace. Elle porte une longue robe blanche. Le contraste entre la couleur de
sa robe et celle de sa peau lui paraît soudain insupportable. Elle délire. Elle
se dit qu’il faut absolument qu’elle soit de la même couleur partout. Elle
trouve une boîte de cirage noir et commence à s’en enduire tout le corps, la
robe, les cheveux. Noir. Noir. Noir. Elle doit être noire. Partout. Noire. Ses
cheveux doivent être exactement de la même couleur que sa peau. Il ne doit
pas subsister la moindre partie de son corps qui ne soit pas noire. Elle
transpire. Soudain, la porte de la loge s’ouvre. Andy entre. Nina le voit dans
le reflet du miroir. Elle sursaute. Dans ses yeux transparaît brusquement la
peur, celle d’un animal piégé, qui cherche une échappatoire. L’émotion la
gagne. Elle tremble, baragouine une explication incohérente, ses mots ne
veulent rien dire. Elle semble perdue. Elle n’arrive plus à construire ses
phrases. Andrew la prend dans ses bras. Elle lui dit qu’ils doivent
absolument « quitter Baltimore pour rejoindre le rayon laser », « monter
dessus et voler jusqu’au paradis 2 ». Elle lui affirme qu’il n’est pas son vrai
mari mais son neveu. Qu’il doit lui obéir. Andrew tente de la calmer. Mais
lorsqu’elle regarde son mari, elle ne voit que sa peau, en gros plan, de la
peau partout, noire, sa peau qui s’étend, s’étire, se déforme. Une vision
effrayante. Une peau noire épaisse qui ondule devant elle comme un tapis
volant. Puis disparaît soudain. Laissant la place à une grande couche
transparente, comme si la peau d’Andrew était devenue une enveloppe de
plastique à travers laquelle Nina pouvait voir tous ses organes, ses muscles,
ses intestins, son cœur.
Et puis, brusquement, aussi vite que l’hallucination est apparue, Nina
revient à la normale. Une immense vague de fatigue l’envahit. Elle se tait,
épuisée. Fond en larmes. Elle dit à Andrew qu’elle pourrait dormir le reste
de sa vie. Il la berce, lui parle, la rassure. Jamais il ne l’a vue ainsi
auparavant.
« Tu veux qu’on rentre à la maison ? Qu’on arrête la tournée ? Je peux
faire tout arrêter si tu veux.
– Non, ça va mieux. Je me repose encore quelques minutes et je vais
monter sur scène… Je me sens déjà un peu mieux. »
Elle retrouve des forces. Andrew la tient par le bras et la soutient jusqu’à
la scène. Il l’installe devant le piano. Elle se sent vidée de son énergie,
comme un fantôme, une morte qui s’efforce de sourire. Dans les coulisses,
elle aperçoit Andrew qui l’encourage. Son sourire trahit pourtant
l’inquiétude. Le public n’a probablement rien remarqué. Nina joue
mécaniquement, sans réfléchir, comme un automate. Les notes coulent
toutes seules de ses doigts, les phrases sortent automatiquement de sa
bouche. Elle entend le piano et l’orchestre comme s’ils étaient très loin, des
mélodies cotonneuses, ouatées, comme si elle avait les oreilles bouchées.
Les vibrations bourdonnent dans son crâne. C’est à peine si elle s’entend
chanter. De l’extérieur, on n’y voit que du feu. Après le dernier morceau,
elle salue poliment.
Ce soir-là, dans l’hôtel réservé par Andrew, elle s’endort comme une
masse. Pour les dates suivantes, elle prend sur elle, tient bon, jouant de la
même manière, comme une machine programmée. Sans s’impliquer
émotionnellement, se regardant agir de l’extérieur, mettant une distance
entre elle et la musique. Ce qui est le comble de l’ironie lorsqu’elle chante
« Feeling Good ». Lorsque la tournée prend fin, de retour à Mount Vernon,
elle dort pendant trois longues journées. Andrew voudrait l’emmener de
nouveau à l’hôpital. Mais elle lui assure que ça va mieux. Elle a retrouvé
des forces, son esprit et sa lucidité. De toute façon, elle n’a pas le choix. Il
faut continuer. Et puis, il se passe tellement d’événements politiques
majeurs aux États-Unis qu’elle n’a pas le droit de craquer. Elle doit être là
pour son peuple.

*
Alors, elle se relève, dignement. Se relance courageusement dans la
bataille. En 1968, elle donne un nouveau concert au Carnegie Hall. Un
nouveau triomphe. Elle reprend « Ain’t Got No – I Got Life », tiré de la
comédie musicale Hair pour protester contre l’absurdité de la guerre. Et
quand une journaliste de la radio italienne lui demande, à propos de son
peuple et de son combat, comment elle voit l’avenir, pour elle mais surtout
pour sa fille, voilà ce qu’elle dit :
« Ma fille aura six ans en septembre. Elle adore la musique. Parfois,
lorsqu’on est toutes les deux d’humeur, on s’assoit au piano ensemble et on
joue nos propres chansons. Elle danse incroyablement bien. Et elle m’imite
tout le temps. Elle a même le cran de me dire quand j’ai tort ! (rires) Si je
ne chante pas les bonnes paroles, elle me le dit. Elle est très, très
talentueuse. Ça l’amuse, alors je joue le jeu. […]
– Pensez-vous que votre fille va connaître les années révolutionnaires ?
– Je ne sais pas, darling. Quoi qu’il arrive, elle sera fière de sa couleur
de peau. Elle aura la chance de ne pas être une étrangère qui regarde sa vie
passer, comme ça a été le cas pour la plupart d’entre nous et pour mes
parents avant moi. Mais elle risque de voir davantage de sang couler que je
ne le souhaiterais. Je n’ai aucun moyen de savoir ce qui va se passer. Le
combat de mon peuple est un cycle qui se répète. Mais notre heure est
venue 3. »

*
4 avril 1968. Le sénateur Robert Kennedy est en campagne à
Indianapolis. La foule l’accueille avec enthousiasme mais le visage du
candidat est grave. Il vient d’apprendre une nouvelle terrible. Avant de
prendre la parole, il chuchote à l’un de ses proches conseillers : « Est-ce
qu’ils savent pour Martin Luther King ? » Puis, dans le micro, Robert
Kennedy demande à la foule d’abaisser toutes les pancartes qui font
référence à sa campagne électorale. « J’ai une nouvelle très triste pour vous
tous et, je crois, très triste pour tous nos concitoyens et tous ceux qui, dans
le monde entier, chérissent la paix. »
Silence.
« Ce soir, on a tiré sur Martin Luther King et on l’a tué. »
De la foule monte un hurlement d’horreur.
Ce jour-là, Nina Simone est à Westbury, un village de l’État de New
York sur la presqu’île de Long Island. Elle doit y donner un concert deux
jours plus tard. De cette journée ensoleillée du 4 avril 1968, elle se
souviendra toujours. La nouvelle l’anéantit. Martin Luther King a été
abattu. À Memphis. Chagrin et détresse se mêlent à la rage. Le King,
assassiné. Une balle tirée par un Américain anonyme. Le pasteur était allé
soutenir les éboueurs noirs du Tennessee. Il prenait l’air sur le balcon de son
motel à Memphis. Et puis un coup de feu. Le King à terre, une balle dans la
gorge. Pour Nina Simone, c’est le coup de grâce. Elle trébuche, vacille, voit
flou. Comment l’Histoire peut-elle être si cruelle ? Comment ont-ils pu
s’attaquer au King ?
Deux jours après, à Westbury, elle monte sur scène comme un pantin.
Défaite, anesthésiée par la douleur. Accablée, elle croit qu’elle n’y arrivera
jamais. Et puis elle finit par articuler : The King is dead. Elle regarde les
personnes qui sont venues l’écouter. Sans les voir. Son regard est empli de
désespoir. Dans ses yeux, on lit l’incompréhension la plus totale. Comme si
elle ne croyait pas elle-même à ce qu’elle annonçait. Comme si elle
traversait un mauvais rêve dont elle n’allait pas tarder à se réveiller. The
King of Love is dead. Ooooh nooo. Elle rit d’un rire amer. Ses oreilles
bourdonnent. Elle entame une longue introduction au piano et présente une
chanson composée par son bassiste, Gene Taylor. Une chanson dédiée à
Martin Luther King. « Lorraine Hansberry nous a quittés, une amie chère.
Puis, Langston Hughes nous a quittés. Nous ne pouvons pas continuer
comme ça. Est-ce que vous réalisez combien de personnes nous avons déjà
perdues ? » Elle les regarde encore. « Aujourd’hui, ce n’est pas une
performance. Pas de micro, non, pas toutes ces conneries. Il s’agit d’autre
chose. » Elle a les larmes aux yeux. Elle pleure. Croit-elle déjà à
l’hypothèse d’un complot du FBI contre Martin Luther King ? Ses mots, en
tout cas, suggèrent qu’elle en a l’intuition. « Nous ne pourrons pas
supporter une perte de plus. Oh non. Oh mon Dieu. Ils nous tuent un par un.
Ne l’oubliez pas. C’est bel et bien ce qu’ils sont en train de faire. Nous tuer
un par un. »
Pendant ce temps, en Géorgie, dans une église baptiste d’Atlanta, la ville
natale de Martin Luther King, une foule compacte se presse pour rendre
hommage au pasteur. Plus de cinquante mille personnes sont massées aux
abords d’une église prévue pour en recevoir le quart. James Baldwin est là,
aux côtés d’Harry Belafonte et de Sidney Poitier. L’écrivain pleure à
chaudes larmes. Un peu plus tard, il s’adressera à toute cette population en
deuil à travers un texte : « L’histoire des Noirs en Amérique, c’est l’histoire
de l’Amérique. Et ce n’est pas une belle histoire. Que faire ? Eh bien, je
suis fatigué… Je ne sais pas comment ça va tourner, mais je sais que de
toute façon, ce sera sanglant et dur. […] Un coup d’œil sur les États-Unis
aujourd’hui suffirait à faire pleurer anges et prophètes. Ce n’est pas le pays
des hommes libres et ce n’est qu’à contrecœur et en de rares moments la
nation des hommes courageux 4. »
À Harlem, des centaines de milliers de jeunes gens envahissent les rues,
déferlant dans le quartier nord de New York, fracassant les vitrines, mettant
le feu aux bâtiments. Les étudiants explosent de rage, détruisent tous ce
qu’ils peuvent trouver, hurlent dans les rues, incendient les magasins.
L’atmosphère, déjà bouillante à Harlem, devient incontrôlable. Les scènes
d’affrontement avec la police sont d’une violence inimaginable. Même la
Maison-Blanche est surprise. Jamais, à Washington, on n’aurait imaginé
que le déchaînement de la colère puisse atteindre de tels sommets.
À Westbury, Nina chante elle aussi avec une rage et un désespoir qu’on
ne lui avait encore jamais connus : Why ? The King of Love is dead. What’s
gonna happen now ? In all our cities ? My people are rising. They are
living in lies. Even if they have to die […] What will happen now that the
King of Love is dead ? We can all shed tears, it won’t change a thing.
« Pourquoi ? Le Roi de l’Amour est mort. Que va-t-il se passer
maintenant ? Dans toutes nos villes ? Mon peuple se soulève. Il vit dans le
mensonge. Même s’il devait mourir. […] Que se passera-t-il maintenant que
le Roi de l’Amour est mort ? Nous pouvons tous pleurer, cela ne changera
rien. »
En un rien de temps, l’Amérique s’embrase. Dans une centaine de villes,
des émeutes de colère éclatent. Vitrines brisées, manifestants arrêtés par
centaines, immeubles en flammes, air épaissi par une lourde fumée grise. À
la télévision, des journalistes blancs commentent : « Notre jeunesse, dans
des proportions inquiétantes […], s’est réfugiée dans une vague de
nihilisme faite de violence dont le seul objectif est de détruire. Je ne vois
aucune autre période de l’Histoire où le fossé entre les générations a été
plus profond et plus potentiellement dangereux. »
Nihilisme ? Destructions gratuites ? Nina n’en croit pas ses oreilles ! Ces
gens-là ne comprendront-ils donc jamais rien ? Ne voient-ils pas que c’est
tout le contraire ? Que c’est du King of Love qu’il s’agit : celui qui voulait
« nourrir les affamés », « habiller les nus », « être droit sur la question du
Vietnam » et « aimer et servir l’humanité ». Elle désespère. De l’Amérique,
de son racisme viscéral, du cynisme de ses dirigeants. Elle désespère de la
justice et de la paix. Il faut l’entendre implorer : Folks, you better stop and
think. Mais s’arrêteront-ils ? S’arrêteront-ils pour réfléchir ? À quoi bon la
non-violence d’un homme si elle aboutit à l’escalade de la violence dans
tout un pays ? Et elle ? Aura-t-elle encore la force de se battre ? Elle est
rongée par la colère.

*
Été 1969. Harlem. Cette fois, il ne s’agit plus de musique. Après les
soulèvements des mois passés dans le nord de Manhattan, Nina veut elle-
même passer à l’action. Elle ambitionne même de faire naître une émeute.
Un mouvement massif. Pourquoi pas une insurrection. Provoquer un coup
de tonnerre. Cet été-là, sur la scène en plein air du Harlem Cultural Festival
– une sorte de black Woodstock –, elle se dresse de tout son éclat devant le
public noir, une foule en liesse à qui elle hurle d’une voix fracassante un
texte du poète et musicien David Nelson 5 : « Vous savez ce que c’est le vrai
problème avec la violence ? Le vrai problème, c’est que nous n’avons
jamais été violents ! Nous avons trop été non violents ! »
Le soleil d’été illumine son visage et sa longue tunique africaine jaune.
Ses cheveux – cette « jungle sénégalaise de tignasse » comme dit Baldwin
dans Harlem Quartet 6 –, Nina les a tressés en nattes qu’elle a enroulées en
chignon à l’africaine sur le sommet de son crâne. De lourdes boucles
d’oreilles dorées en forme de spirales lui tombent sur les épaules. Une reine
d’Afrique. Devant le public qui forme une masse compacte au pied de la
scène, sur le rythme répétitif des percussions, elle roule des yeux, comme si
elle était possédée. Are you ready, black people ? rugit-elle. La foule
répond, enthousiaste. Nina Simone se balance doucement sur la musique
comme pour mieux envoûter le public. Devant elle, la foule ne constitue
plus qu’un grand océan de chair noire qui ondule, des paires d’yeux
brillants transperçant cette masse sombre, hypnotisée.
Nina répète plus fort : Are you ready to do what is necessary ? La
clameur augmente tandis que les percussions se font de plus en plus
puissantes. Are you ready to kill, if necessary ? Tous répondent d’une seule
voix, enthousiaste, fiévreuse. YES ! Habitée par le rythme, Nina se tord
comme un serpent. Sur son cou, ses tendons saillent comme des cordes.
« Êtes-vous prêts à invoquer la colère des dieux noirs et la magie noire pour
qu’ils nous obéissent ? » Ses yeux menaçants sont larges comme des
soucoupes. Elle balance son corps dans des ondulations sauvages. Une
prêtresse tueuse. « Êtes-vous prêts à saccager les biens des Blancs ? » Le
public gronde comme s’il était prêt à passer à l’action. Sans relâche, Nina
répète son message incendiaire. « Êtes-vous prêts à brûler des
immeubles ? » Ses mots ressemblent au crépitement d’une mitrailleuse.
« Emparons-nous des armes ! Empoisonnons les réservoirs d’eau ! Faisons
couler le sang ! »
Sur ces derniers mots, elle quitte la scène dans une euphorie vengeresse,
se demandant quelle va être la suite des événements. Elle imagine son
public se répandant comme une vague destructrice dans Harlem puis dans
tout Manhattan, détruisant tout sur son passage jusqu’à en faire trembler les
Blancs. Mais, ce soir-là, après le festival, le public rentre tranquillement
chez lui. Rien ne se passe. La ville reste parfaitement calme. Sa tentative
d’émeute n’a pas pris. Un malentendu ? A-t-elle été mal entendue ?
« J’avais le sentiment que mon peuple s’était effondré et avait fait le mort.
Je le détestais pour cela. J’étais plus qu’abandonnée. J’étais la personne la
plus déçue du monde ; je regrettais les dix ans de ma vie que je lui avais
donnés 7. » Dans les semaines qui suivent, certaines radios américaines
bannissent la chanson « Four Women » à cause du caractère « brutal » des
paroles. Plus que jamais, Nina se sent incomprise, trahie.

*
Au point que la nausée la prend. Tant pis pour la politique. Ce qu’elle va
faire, dans ces conditions, c’est se recentrer sur l’essentiel. Le piano. Et pas
les disques commerciaux, ça, elle en a assez. Maintenant que Martin Luther
King est mort, la musique des droits civiques ne sert plus à rien. Elle se sent
perdue, dépouillée, vidée. Elle sent qu’il faut renouer avec quelque chose de
vital, de fondamental, une substance primordiale, essentielle. Retrouver le
noyau profond de son vrai moi qui a, pense-t-elle, été recouvert au fil des
années. Comme un oignon que l’on éplucherait, il lui faut enlever les
couches, les écorces, une par une, sans pleurer, pour retrouver dans la
musique sa nature profonde et intime, en extraire l’essence.
Le piano. Voilà, au fond, la seule chose qui lui appartient vraiment. Ce
pourquoi elle vit. Son prochain disque, elle le veut sans autre instrument
que les cordes frappées, brutes. Nina Simone and Piano !, voilà comment
elle l’appellera. Dans son studio-garage de Mount Vernon, elle explore les
possibilités des quatre-vingt-huit touches noires et blanches de son clavier.
Les marteaux feutrés frappent les cordes d’acier et font résonner, dans la
pièce, des harmonies étranges, des accords subtils, des mélodies à la fois
logiques et imprévisibles, aux couleurs troubles, nébuleuses, tendues,
bizarres et, en même temps, très sobres. Il y a quelque chose de pur dans les
arrangements qu’elle compose. Tout comme dans les textes qu’elle choisit
pour les accompagner. Elle les chante comme des complaintes déchirantes,
de sa gorge vibrante, de ses entrailles tourmentées. Il y a quelque chose de
désespéré dans ces morceaux. Un gémissement lointain. Streets full of
people, all alone, chante-t-elle. Roads full of houses, never home. A church
full of singing, out of tune. Everyone’s gone to the moon. « Ils sont tous
partis sur la lune. Il n’y a plus personne. Tout le monde est parti sur la lune.
Que se passera-t-il maintenant ? » Au piano, des accords évanescents. Elle
chuchote maintenant d’un souffle mystérieux : The desesperate ones. « Les
désespérés. Ils marchent sans un bruit. Dans des rues oubliées. Leurs
ombres embrassent le sol. Leurs pas chantent une chanson qui a fini avant
qu’elle ne commence. Ils marchent en silence. Les désespérés. Si l’amour
les rappelle, insensés, ils courent. Ils courent, ils courent, ils courent sans
bruit. Les désespérés. Je connais leur chemin. J’ai parcouru cent fois leurs
voix tordues, j’ai bu leur tasse de bile. Ils marchent sans un bruit. Les
désespérés. » Elle s’est inspirée d’une chanson de Jacques Brel – « Les
désespérés » – qu’elle a faite sienne, changeant les paroles et inventant ses
propres arrangements. Elle en fait la chanson d’une naufragée nageant à
contre-courant, incapable de retrouver son cap.
Au piano, elle improvise des combinaisons surprenantes, explore les
dissonances, osant la conciliation entre des mondes qui ne semblent pas
communiquer. En particulier dans un morceau repris au compositeur
américain Leonard Bernstein – « Who Am I ? » 8. « Nina Simone cultive la
profondeur de sa sonorité et pense le phrasé comme une musicienne
classique, note le pianiste et compositeur Camille El Bacha. Hantée par le
grand répertoire, elle évoque explicitement le prélude “Minstrels” de
Debussy dans l’introduction de “Who Am I” et s’accompagne d’un langage
harmonique proche de celui du compositeur. Dans “You’ll never Walk
Alone”, Nina conçoit le piano comme un orchestre romantique. Les
trémolos, les arpèges noyés dans la pédale et la mélodie très timbrée à
droite sont assez typiques des transcriptions de Franz Liszt 9. »
Jamais encore Nina n’avait paru aussi authentique que sur cet album.
Elle est tout entière plongée dans les flots profonds du piano. Jouant une
musique nourrie de toutes ses influences classiques qu’elle réinterprète avec
une sensibilité totalement intuitive. Ni rationnelle ni intellectuelle : du
ressenti pur. Elle chante presque faux d’ailleurs, car elle se fiche de la
technique, elle ne cherche pas la perfection. Il n’y a que l’émotion. Crue et
violente. Une voix râpeuse qui dérange presque, tant elle est dépouillée de
ses artifices. Who Am I ? chante-t-elle. « Qui suis-je ? Tout a-t-il été planifié
à l’avance ? Ou suis-je simplement née par hasard ? Croyez-vous à la
réincarnation ? » Who am I ? Plus que tout autre, ce disque, Nina Simone
and Piano !, lui ressemble.
Pourtant, le public n’adhère pas. Le disque ne connaît aucun succès.

*
Août 1969. Pour la première fois depuis longtemps, Nina s’octroie de
vraies vacances. Après une tournée dans les Caraïbes, elle reste un mois
entier à la Barbade. Elle écrit à Andrew : « Cela fait du bien de se sentir
comme une reine ici, être la plus belle, désirée par toutes les femmes.
L’argent empêche de ressentir ces choses. Merci Andrew de m’avoir appris
cela. Même si j’aurai probablement oublié ce sentiment lorsque je serai de
retour en ENFER. »
L’enfer, voilà ce que sont devenus à ses yeux les États-Unis d’Amérique.
Bientôt, elle les appellera « The United SNAKES of America ». Et ça ne
manque pas. À peine y a-t-elle remis les pieds que son malaise refait
surface. Nina ne supporte plus l’atmosphère américaine. Elle étouffe.
Lorraine Hansberry, Langston Hughes, Martin Luther King, Malcolm X
sont morts. James Baldwin est parti vivre dans le Sud de la France, à Saint-
Paul-de-Vence. La révolution est morte. Tout comme son histoire avec
Andrew, d’ailleurs. Leurs disputes sont toujours plus virulentes. Nina
ressent de la rancune et de la haine pour ce pays qui la maltraite. Elle n’y
voit plus aucun avenir. Écœurée par sa propre naïveté, elle se demande
comment elle a pu y croire. Y croire autant. Tout est fini désormais. Alors,
pourquoi rester ? Pourquoi tenter de partager son désespoir ? « J’ai compris
que ma douleur – aussi grande soit-elle – était quelque chose de purement
personnel (mon enfer est à moi). Je ne peux en faire part à personne.
Personne ne peut m’aider », écrit-elle sur la toute dernière page de son
journal. Ne pouvoir faire part de son enfer à personne : cruel paradoxe pour
elle qui a passé sa vie à tenter de l’exprimer. En mots et en notes.
Si personne ne peut l’aider, Nina doit s’aider elle-même. Un jour de
l’année 1970, alors que sa fille Lisa, qui a alors huit ans, est chez les voisins
– la veuve de Malcolm X qui l’a quasiment adoptée tant sa mère est
absente –, Nina rentre dans la maison de Mount Vernon. Andrew n’est pas
là. Nina rassemble quelques affaires qu’elle fourre dans une valise. Elle
fouille les placards et les tiroirs de la maison à la recherche de dollars.
Prend tout l’argent qu’elle trouve. Enlève son alliance, la dépose sur la table
de sa chambre. À Andrew, elle laisse ce mot : « Je n’ai plus rien à donner,
Andrew, je suis même trop lasse pour en parler. Nos chemins se séparent.
Tu iras de ton côté, j’irai du mien. Il me faut le moins de contacts possible
avec d’autres êtres humains. Bizarrement, en un sens, je me sens apaisée. »
Elle commande un taxi et demande au chauffeur de la conduire à
l’aéroport.
Lorsque Lisa rentre à la maison ce soir-là, elle la trouve vide. Son père
n’est pas là. Sa mère non plus. Personne ne l’a prévenue. La petite fille
découvre simplement ce mot avec l’écriture de sa mère sur la table de la
cuisine : « Ne me cherchez pas. J’ai disparu. »
Tel Aviv, janvier 1978.
12

Partir

« De l’homme à l’homme vrai,


le chemin passe par l’homme fou. »
MICHEL FOUCAULT

Un palace de style colonial illuminé par le soleil tropical. Quelques


palmiers tordus par le vent le long d’une mer émeraude. Sur une bande de
sable blanc, un corps noir et luisant, comme échoué. En bikini léopard, les
yeux fermés, les membres amollis par la chaleur, Nina Simone se prélasse.
Ses pensées vont et viennent, floues et vaporeuses, au gré du mouvement
régulier des vagues. Elle ne sait pas bien si elle dort ou si elle est éveillée.
Son esprit flotte, comme un morceau de bois sur les eaux des Caraïbes.
La Barbade. Elle pourrait ne plus jamais en partir. Les États-Unis lui
paraissent déjà si loin. Comme elle se sent bien sur cette île perdue. À l’abri
des convulsions violentes de l’Amérique. Reposée. En paix. Oui, elle
pourrait s’installer ici. Vivre une vie sans contraintes ni concerts. Se
détendre, nager, dormir. Ici, personne ne la connaît. Ni les rares clients du
Sam Lord’s Castle Resort ni le personnel de cet hôtel de luxe. Après tout, si
elle ne donnait pas de nouvelles à son entourage, personne ne saurait qu’elle
est là. Qui viendrait la chercher à la Barbade ? Depuis son arrivée, une
semaine plus tôt, elle dort toutes les nuits d’un sommeil sans rêves, anéantie
par la fatigue. L’esprit vide, les membres lourds. Lorsqu’elle se réveille, il
n’y a personne pour lui dire ce qu’elle doit faire. Elle ne se lève que pour
prolonger le repos, un peu plus loin, sur la plage. Le temps s’étire, rythmé
par un cours de plongée, le défilé des poissons multicolores. Puis, elle
retrouve sa serviette. Sommeil profond. Plaisir d’être seule. Libre.

*
Les semaines de septembre 1970 passent ainsi, les unes après les autres.
La seule échéance qui empêche Nina d’avoir l’esprit parfaitement tranquille
est ce concert prévu à la fin du mois à San Francisco. Elle se dit qu’Andrew
va peut-être finir par deviner où elle est : il l’appellera à l’hôtel pour la
sermonner : « Le concert est dans à peine quelques jours, on ne te trouve
nulle part, tu es injoignable, tu vas encore nous faire perdre une énorme
somme d’argent et toute crédibilité auprès des producteurs ! Tu as intérêt à
te pointer à San Francisco ! » Mais la date approche et Nina ne trouve
aucun message pour elle à la réception. Cela ne ressemble pas à Andrew.
Pourquoi ne se manifeste-t-il pas ? Nina réfléchit, elle ne peut pas prendre
le risque de rater ce concert. Andrew la tuerait.
Alors, un matin, elle met ses affaires dans sa valise, quitte l’hôtel et
embarque dans le premier avion pour New York. À Mount Vernon, elle
trouve la maison étrangement silencieuse. Stores baissés. Aucune lumière.
Lorsqu’elle tourne la clé dans la serrure, l’angoisse la prend. Andrew ?
Lisa ? Pas d’autre réponse que l’écho de sa propre voix dans le salon
obscur. Elle allume. Le salon est parfaitement vide. Aucun signe de vie.
Elle monte les escaliers quatre à quatre, ouvre les portes. Personne. Rien
dans les placards non plus, les habits d’Andrew ont disparu. Dans la salle de
bains, pas de trousse de toilette ni même de brosse à dents. Cuisine vide.
Frigo vide. Tiroirs vides. Pas d’argent. « Où est-il parti, cet enfoiré ? » Il ne
lui a pas même laissé un dollar. Il ne reviendra jamais, elle le sent. Un
immense sentiment de hargne et d’impuissance s’empare d’elle. La voilà
seule, sans rien ! Andrew l’a trahie, comme tous les autres. Elle n’a plus
qu’à aller faire ce concert à San Francisco, seule, pour gagner un peu
d’argent.
Machinalement, elle assure le show, empoche le cachet, rentre à New
York. Et après ? Où aller ? Elle a à peine quelques centaines de dollars en
poche. Pas question de retourner vivre à Mount Vernon. Pas question d’y
remettre les pieds. Alors, où ? Philadelphie, peut-être ? Oui, c’est ça, elle va
aller voir ses parents et son petit frère Samuel à Phily. Sam va l’aider, lui.
Peut-être qu’il pourra devenir son nouveau manager. Peut-être qu’il
acceptera. Il a déjà joué lors de ses concerts et de ses enregistrements. Il la
connaît par cœur.
Sam… Lui seul peut l’aider.

*
Autour de la table, dans l’appartement des Waymon à Philadelphie,
Samuel, Mary Kate et John Divine sont perplexes. Ils observent cette Nina
débraillée, aux yeux cernés, au regard dur. « Andy m’a quittée », leur a-t-
elle annoncé. Tous se sont sentis secrètement soulagés. Andrew ne leur a
jamais inspiré confiance, c’est une bonne chose qu’elle soit débarrassée de
lui, ont-ils pensé. Mais que Sam devienne le nouveau manager d’Eunice…
Pour Mary Kate, il est inimaginable que son dernier fils plonge lui aussi
dans l’écœurant milieu du show-business : il va vendre son âme au diable
s’il se met à travailler avec Nina. Pourtant, comment ne pas entendre les
arguments de Sam lui-même ? Il faut sauver Nina : s’il devient son
manager, il la protégera de tous ceux qui abusent d’elle – Andrew, les
requins du show-biz et tous les autres. Surtout, il faut la protéger d’elle-
même. De ses propres démons. Nina ne peut être laissée à elle-même.
Elle reste plusieurs jours à Philadelphie. Avec Samuel, elle essaye de
trouver de nouvelles dates de concerts, de planifier les semaines et les mois
à venir. La nuit, elle se réveille en sueur, l’esprit peuplé de visions
cauchemardesques. Toujours ces mêmes visages dangereux, sales, agressifs,
qui veulent sa mort. Une armée de fantômes qui conspirent à sa perte. Oui,
elle en est persuadée : ils veulent détruire Nina Simone.
Un soir, elle surprend, depuis le salon, une conversation dans la cuisine.
Son père et son frère discutent à voix basse. Nina tend l’oreille. Son père est
en train d’expliquer à Samuel que c’est lui qui a toujours pourvu aux
besoins de la famille. Lui qui a rapporté l’argent à la maison pour nourrir sa
femme et ses enfants. Le cœur de Nina tressaille. Comment son père peut-il
raconter de tels mensonges ?! Ce n’est pas lui mais sa mère qui a toujours
travaillé d’arrache-pied pour subvenir à leurs besoins. C’est elle qui ne s’est
jamais arrêtée, sans cesse prise entre la cuisine, les Miller, le potager et
l’église. C’est sa mère qui n’a jamais eu de repos. Sa mère et elle-même
d’ailleurs : depuis qu’elle gagne de l’argent en tant que musicienne, Nina a
pris soin d’envoyer chaque mois un chèque à ses parents pour les aider.
Toujours plus d’argent à mesure qu’elle gagnait de mieux en mieux sa vie.
Alors, comment son père peut-il se permettre de raconter une telle
obscénité ?
Encore une fois, on la trahit, se dit-elle. Comme toujours. Même ceux
sur qui elle pensait pouvoir le plus compter finissent par lui planter un
couteau dans le dos. Décidément, TOUS veulent sa perte. Dans l’obscurité
du salon, elle bout intérieurement, prête à exploser. Soudain, elle fait
irruption dans la cuisine, la mâchoire serrée, l’œil rouge, la respiration
bruyante. Les coins de sa bouche sont abaissés dans une moue de haine. Ses
lèvres avancent d’avant en arrière dans un mouvement qu’elle ne maîtrise
pas. « Tu n’es plus mon père ! » hurle-t-elle à John Divine d’une voix de
terreur : une voix glaciale, comme si elle était prête à faire suivre sa parole
d’un geste tout aussi terrible 1. La violence est imminente. À cet instant
précis, elle serait presque prête à le tuer si elle avait une arme. Tremblante
de rage, elle se retient, fait demi-tour, claque la porte et quitte
l’appartement, laissant son père et son frère pétrifiés. La voilà dans la rue,
en pantoufles, la bouche tordue par l’angoisse. Ses muscles contractés se
détendent peu à peu. La démence meurtrière retombe. Nina traverse une rue
sans savoir où elle va. Ses oreilles bourdonnent. Elle erre dans le bruit des
moteurs en pleine sidération.

*
Dans les jours qui suivent, Nina parvient à trouver un hébergement à
New York. Un ami lui a prêté un appartement près du Lincoln Center. Elle
tente tant bien que mal de recoller les morceaux de sa vie dissolue. Son
mariage a explosé et tout le reste en même temps. Elle se rend compte à
quel point Andy permettait de tenir les morceaux ensemble, à quel point il
était le ciment de toute son existence. Sans lui, plus rien : plus de concerts,
plus de carrière, plus de vie de famille. Andy avait peut-être tous les défauts
de la terre mais il était le seul à parvenir à la motiver. Il prenait tout en
charge : tous les aspects de son existence qu’elle-même était incapable de
gérer seule. Ses problèmes lui paraissent une montagne infranchissable. Il
faut procéder par ordre de priorité, songe-t-elle. Le plus urgent… Lisa. Sa
fille a passé les dernières années ballottée entre la maison de sa tante
Lucille en Caroline du Nord, celle de Betty Shabazz, la veuve de
Malcolm X, et la ferme du guitariste Al Schackman dans le Massachusetts.
Nina va reprendre Lisa et la faire vivre avec elle dans l’appartement de
Manhattan.
La deuxième priorité, c’est l’argent. Comment récupérer ce qu’elle
possède ? Andy a toujours tout contrôlé : ses revenus, ses royalties, ses
comptes bancaires. Maintenant qu’elle y pense, elle serait tout à fait
incapable de dire combien elle a sur son compte. Pas même un ordre de
grandeur. Alors, elle fait appel à un vieil ami avocat, Max Cohen. Max
prend contact avec Andy. L’avocat comprend que la situation dans laquelle
se trouve Nina est un véritable nœud dont ils vont avoir du mal à démêler
les fils. Des contrats signés par Andrew, des chèques encaissés en son nom,
des royalties jamais versées par les maisons de disques, des dettes
accumulées au fil des années… Nina peine à suivre les explications de
l’avocat. Elle peste déjà, injuriant Andy, maudissant tous ceux qui
l’obligent à se battre pour ses droits, furieuse de se voir obligée de se
soucier de questions qui ne l’ont jamais intéressée : le monde des contrats,
du juridique, de la fiscalité et des redevances… Des mots qu’elle aurait
préféré ne jamais entendre.
D’autant qu’un problème en entraînant un autre, elle finit par tomber sur
le pot aux roses. Pendant toutes ses années, une bonne partie de ses activités
étaient restées dans l’illégalité la plus totale. Sans qu’elle le sache, Andy ne
déclarait pas tout. Et comme il fallait s’y attendre, c’est ce moment précis
que choisit le Département du Trésor américain pour se manifester. Il a
mené une longue enquête sur les activités de Nina Simone et voudrait
maintenant avoir accès à un nombre important de documents concernant les
dix dernières années de sa carrière. Lorsque Nina se rend dans les bureaux
d’Andrew sur la 5e Avenue pour récupérer ces papiers, on l’informe que le
bureau a « pris feu »… et tous les documents avec. Andrew est injoignable.
Nina appelle Max Cohen : elle veut le divorce. Au plus vite.

*
Le jugement est prononcé au cours de l’année 1972 et Lisa a emménagé
avec sa mère dans l’appartement new-yorkais. La cohabitation est
relativement sereine. Pour sa fille de dix ans, Nina a beaucoup plus de
temps qu’avant. Elle l’emmène se promener dans Manhattan, manger des
glaces, acheter des robes, joue avec elle du piano. Il lui arrive même de lui
préparer à manger. Elle s’applique alors à tartiner du thon et du beurre de
cacahuète sur du pain, fière de réaliser ses devoirs de mère.
Lorsqu’elle part en tournée, en Europe ou au Japon, elle emmène Lisa.
Samuel est présent également. Avec l’aide de son frère – mais à un rythme
moins effréné qu’avant –, Nina a repris les enregistrements et les concerts.
Sans grande conviction néanmoins. Simplement pour gagner de quoi vivre.
Elle n’a plus tellement l’énergie ni l’envie de composer. L’album qu’elle
sort en 1971 – Here Comes the Sun – ne comporte que des reprises : « Just
Like A Woman » (Bob Dylan), « Here Comes the Sun » (George Harrison),
« My Way » (Frank Sinatra)… Sur scène, l’intensité qu’elle insufflait à ses
performances a disparu. Sauf lorsque le public le réclame avec insistance,
Nina ne chante plus de compositions engagées. Elle a délaissé ses gun
songs. À quoi bon tenter de remuer les esprits ? Le mouvement des droits
civiques est mort. En Californie, elle est allée rendre visite à l’activiste
Angela Davis, emprisonnée à Marin County. Elle lui a offert un ballon
rouge gonflé à l’hélium. Un symbole fort pour elle. Une bonne chanson doit
souffler de l’hélium dans la tête du public : voilà ce que Nina a toujours
considéré. Elle a demandé à Angela Davis, à la grande militante
emprisonnée, l’activiste radicale et infatigable, ce qu’il fallait faire pour le
mouvement, pour le faire renaître. Nina, you teach us with your music. Your
music is stronger than any struggle, lui a répondu Angela Davis 2. Pourtant,
aujourd’hui, Nina n’a plus la force de tenter de faire entrer les esprits en
ébullition. En concert, elle se contente de chanter ces airs populaires
auxquels elle ne trouve aucun intérêt – et qui paradoxalement plaisent tant
au public. Le plus souvent, sa voix trahit sa lassitude. Les paroles sortent de
sa bouche comme vidées de leur sens.
Qu’est-ce qui a du sens désormais ? New York, avec ses immeubles
austères, ses rangées de maisons tristes et ses disquaires vendant partout
cette musique disco qu’elle méprise ? Même les sourires des New-Yorkais
l’exaspèrent. Elle marche dans les rues, cigarette aux lèvres, soufflant des
volutes d’une fumée pâle qui se fond avec celles des pots d’échappement.
Depuis qu’elle est revenue à Manhattan, elle a le sentiment que des câbles
d’acier lui enserrent la poitrine. Un malaise mêlé de dégoût. Autrefois, elle
aurait trouvé du réconfort auprès de son père. Mais maintenant qu’elle ne
lui adresse plus la parole…
Justement, un jour, Nina reçoit un appel de sa sœur Lucille : leur père est
malade. John Divine souffre d’un cancer de la prostate et risque de mourir.
Il est hospitalisé en Caroline du Nord. Nina accepte de retourner à Tryon.
Mais, arrivée dans sa ville natale, elle refuse de se rendre au chevet de son
père. Miz Mazzy, chez qui elle loge, tente de tempérer l’entêtement de son
ancienne élève. Mais Nina ne veut rien entendre. John Divine n’est plus son
père, répète-t-elle. Peu importe qu’il soit malade puisqu’il l’a trahie. Les
frères et sœurs de Nina ne comprennent pas cette obsession de la trahison.
Nina elle-même la comprend-elle tout à fait ? Tout ce qu’elle sait, c’est
qu’elle s’est juré de ne plus voir son père. Alors elle s’y tient. L’orgueil est
plus fort qu’elle. Le 23 octobre 1972, les médecins déclarent John Divine
Waymon mort. Quelques jours plus tard, il est enterré sur les hauteurs de
Tryon. Nina n’est pas présente aux obsèques. Elle a pris un vol pour
Washington où elle donne un concert. Devant le public, elle reprend une
chanson de Gilbert O’Sullivan, « Alone Again, Naturally », dont elle a
changé les paroles pour en faire un vibrant hommage à son père : « J’étais si
fière et c’était si triste, chante-t-elle. J’ai méprisé l’homme que j’ai appelé
un jour père. »

*
Partir. Repartir. Nina n’a plus que ça en tête. Au début de l’année 1974,
le fisc lui fait savoir que sa maison de Mount Vernon va être saisie. Elle
prend cela comme un signe. D’autant qu’elle le sait : le FBI l’a placée sous
surveillance, en raison de ses actions de lutte pour les droits civiques. Nina
annonce donc à sa fille qu’elles quittent toutes les deux les « United
SNAKES of America ». Loin de cet enfer, Nina emmène Lisa à la Barbade.
Sur l’île caribéenne, mère et fille connaissent une période de relative
stabilité. Elles vivent au luxueux Sam Lord’s Castle. Une Mercedes avec
chauffeur est à leur disposition. Dans les eaux calmes de la Barbade, Nina
trouve de nouveau l’apaisement qu’il lui faut. Elle se persuade que rien de
sa vie d’avant n’a jamais existé : non, elle n’a pas pu être cette Nina Simone
qui a refusé de voir une dernière fois son père, celle qui ne s’est pas rendue
à son enterrement ; non cela, elle ne veut pas le voir, elle préfère l’enfouir
au plus profond de sa conscience, dans une case de son cerveau qu’elle ne
rouvrira plus. Ce qu’elle veut, c’est être cette vacancière de la Barbade,
cette riche Américaine qui vit au jour le jour, dort, nage et drague.
Car elle s’amuse à aguicher, oui. Elle trouve même là une échappatoire
idéale. La distraction qu’il lui faut. Paul, l’un des portiers de l’hôtel, est
tombé sous sa coupe. Il l’emmène faire de longues virées à moto. Le soir,
ils vont au cinéma. Paul n’a aucune idée de qui est Nina Simone et cela
convient très bien à Nina. Cela la fait rire, même. Parfois, elle s’amuse à lui
demander : « Tu n’as vraiment pas la moindre idée de qui je suis ? – Non. »
Nina rit. Comment peut-il ne pas connaître la grande Nina Simone ? se
moque-t-elle intérieurement.

*
Pendant ce temps, Lisa travaille. Elle a trouvé un emploi sur l’île, dans
une entreprise de déménagement. Cela fait bien longtemps que
l’adolescente – elle a maintenant douze ans – a compris qu’elle doit prendre
en charge les responsabilités dont sa mère se défausse. Bien longtemps
qu’elle ne se considère plus comme une enfant. Elle a appris à être la mère
de sa mère. À reconnaître ses mouvements d’humeur, à les anticiper. Elle
sait qu’un infime changement dans la pupille de Nina peut être annonciateur
d’orage, qu’un détail dérisoire peut faire naître en elle la plus grande
insatisfaction. Lisa sait – c’est ancré en elle depuis le plus jeune âge. Mais
les autres, eux, ne savent pas.
Un jour, Nina demande à Paul de l’emmener faire un tour à moto. Il
refuse : il doit travailler. Nina s’énerve. « Tu ne peux pas me refuser quoi
que ce soit. Est-ce que tu sais qui je suis ?! – Non. » Cette fois-ci, cela ne
fait plus rire l’Américaine. Il ne sait pas qui elle est ? Eh bien, elle va le lui
montrer. Pour lui prouver qu’il ne peut rien lui refuser. Elle s’adresse à la
réception de l’hôtel : « Pouvez-vous me dire qui est l’homme le plus
important de l’île ? » On lui répond qu’il s’agit du Premier ministre,
Mr Errol Barrow. Nina demande qu’on lui donne son adresse, va chercher
Lisa, enfile une tenue élégante, hèle le chauffeur de la Mercedes devant
l’hôtel et lui donne l’adresse du ministre. D’un pas rapide, la mère et la fille
traversent les jardins de la résidence gouvernementale, montent les marches
du perron et se font conduire à travers le palais jusqu’à la salle où se trouve
Errol Barrow. Lorsque la porte s’ouvre, une vingtaine de paires d’yeux
éberlués se tournent vers le duo mère-fille. Errol Barrow est en pleine
conférence de presse. Les journalistes en costume-cravate interrompent leur
prise de notes. Le Premier ministre se lève, descend de son estrade, traverse
la pièce sous les regards intrigués et serre calmement la main de Nina
Simone. « Enchanté, Mrs Simone, j’avais entendu dire que vous nous
faisiez l’honneur d’habiter sur l’île, je suis ravi de faire votre
connaissance. » Le lendemain matin, une photographie de Nina Simone en
compagnie du Premier ministre fait la une des journaux. Paul ne peut plus
ignorer qui elle est. Nina a eu ce qu’elle voulait.

*
Avec le Premier ministre Barrow, Nina va d’ailleurs tisser, peu à peu,
une véritable relation. Elle délaisse progressivement Paul pour faire la cour
à cet homme instruit et élégant avec ses costumes rayés et sa fine
moustache noire. Barrow lui a même offert d’habiter dans l’une de ses
maisons avec piscine, en bordure de plage. Un homme attentionné et riche :
c’est exactement ce qu’il lui faut. Le Premier ministre n’est pas insensible
au charme loufoque de Nina Simone et il prend l’habitude de venir lui
rendre visite dans sa nouvelle demeure. Ils passent des soirées à boire du
champagne dans la piscine, à se promener main dans la main sur le bord de
mer, à parler, à rire. Vers vingt-trois heures, Barrow rentre retrouver sa
femme. Au départ, cela amuse beaucoup Nina d’être l’amante du Premier
ministre. Mais, bientôt, elle en veut davantage. Quitte ton épouse, lui
demande-t-elle. Barrow répond qu’il ne peut pas prendre le risque de mettre
en péril sa carrière politique. Mais Nina remet régulièrement le sujet sur le
tapis. Un jour, elle décide de faire venir tous ses biens par avion de New
York pour s’installer définitivement à la Barbade : son Steinway, ses tapis,
ses meubles… Mais la cargaison est interceptée à l’aéroport. Elle explique
au service des douanes qu’elle est une amie intime du Premier ministre.
Rien à faire. D’ailleurs, ce dernier a commencé à l’éviter. Il annule leurs
rendez-vous, fait des promesses qu’il ne tient pas. Nina ne cesse de lui
rappeler qu’ils doivent partir ensemble en excursion avec son jet privé :
Errol le lui a promis. Après avoir maintes fois décalé l’échéance, le Premier
ministre finit par trouver une date. Il prévient Nina qu’elle doit être prête le
lendemain matin à sept heures. Le soir même, Nina passe la nuit à danser
dans une boîte de nuit de l’île. À sept heures du matin, le chauffeur de
Mr Barrow toque à sa porte. Elle ouvre à moitié endormie et grogne qu’elle
ne peut pas venir, qu’elle espère que le Premier ministre l’excusera.
Quelques jours plus tard, Nina est priée de quitter la résidence du ministre,
de retourner aux États-Unis et de ne pas remettre les pieds à la Barbade.

*
Dans l’appartement new-yorkais, Nina et Lisa se font face. Le piano et
les meubles saisis par la douane ont laissé l’appartement presque vide. Dans
l’entrée s’entassent des centaines de lettres du fisc. Nina se lamente auprès
de sa fille : elle regrette leur ancienne vie perdue, se désole de voir à quel
point leur existence est devenue chaotique. Des « nomades », voilà ce
qu’elles sont. Nomaaaads, dit-elle, en insistant sur le a et en s’efforçant de
prendre l’intonation d’une vieille riche qui a tout perdu.
Cette année-là – 1974 –, Nina enregistre à New York un dernier album à
la demande de sa maison de disques, RCA. Le disque comporte plusieurs
reprises, dont « Mr Bojangles », « Dambala », « Obeah Woman » – ces
deux dernières chansons font référence à la magie noire vaudoue – et « Let
It Be Me ». Dans ce morceau, Nina est accompagnée à la voix par son frère
Samuel. Elle a composé des arrangements fortement teintés de rythmes
africains. Lorsque le producteur de RCA lui demande quel titre elle veut
donner à l’album, elle réfléchit et répond : Let’s Finish It. Puis elle se
reprend : « Non attendez… Mettez plutôt : It Is Finished. »

*
« Est-ce que tu es prête à rentrer chez toi ? » C’est la question que lui
pose son amie, la chanteuse engagée sud-africaine, Miriam Makeba, au
téléphone. « Es-tu prête à rentrer à la maison ? » Nina n’hésite pas. La
« maison », c’est l’Afrique, le Liberia, en l’occurrence. Miriam Makeba
doit y donner un concert en l’honneur du président Tolbert, aux côtés des
musiciens James Brown et B.B. King. Elle invite son amie à l’accompagner.
En cette période de découragement, la proposition sonne comme une
évidence aux oreilles de Nina : oui, c’est cela, elle va « rentrer à la
maison ». Retourner sur la terre de ses ancêtres, celle à laquelle elle
appartient. Trouver un mari et ne jamais revenir. JAMAIS. Le 12 septembre
1974, Nina, Lisa et Miriam Makeba atterrissent à l’aéroport de Monrovia au
Liberia.
Nina Simone au début des années 1990.
13

L’Afrique ou rentrer à la maison

« Peu de gens comprennent l’immense avantage


qu’il y a à ne jamais hésiter et à tout oser. »
ÉRASME, Éloge de la folie

15 septembre 1974. Les roulements de la foudre se répercutent au creux


des vallées et des forêts profondes du Liberia, réveillant les oiseaux et les
grands singes. À Monrovia, la pluie se déverse dans les rues en un torrent
boueux. Les éclairs argentés illuminent la ville par intermittence et lui
donnent des allures de boîte de nuit. L’ambiance y est fiévreuse, bruyante,
électrique. Malgré l’orage, la haute société libérienne s’est donné rendez-
vous au Maze, la discothèque la plus courue du pays. Le lieu est envahi par
une foule en liesse riant sous les rangées de néons brûlants. Il est minuit.
L’alcool coule à flots. Les cris se mêlent à la chaleur de la musique funk et
soul.
Au milieu de la boîte, un groupe d’hommes et de femmes, en costume,
nœud papillon ou robe pailletée, a formé un cercle. En son centre, éclairée
par les flashs lumineux, Nina Simone danse entièrement nue, les yeux
brillants de champagne, le visage illuminé d’un sourire éclatant. Elle se
dresse de tout son corps noir et solaire au milieu des applaudissements. Sa
robe gît sur le sol, un peu plus loin. L’air dément et sublime, elle danse, nue,
ivre, hypnotique. Elle danse des heures entières. Sur une table, à l’étage, au
balcon. Dans un abandon qui va de la langueur au délire, de la volupté à la
sauvagerie. Elle est dans un état second, quasi primitif. Libérée de tout,
extatique, elle danse jusqu’à l’épuisement, jusqu’à l’aurore.
Le lendemain, toute la capitale libérienne est au courant de sa
performance. Même le président libérien s’est enquis du nom de « cette
Américaine qui a fait un strip-tease au Maze ». Nina prend peur : le
président va-t-il la faire arrêter ? La renvoyer aux États-Unis ? Elle est
terrifiée à cette idée. Toute la journée, elle se fait discrète, invisible. Jusqu’à
ce qu’elle apprenne, le surlendemain, que le président s’est rendu au Maze
dans l’espoir qu’elle renouvelle le spectacle. En entendant cela, un immense
soulagement l’envahit. Elle rit. Enfin un pays assez fou pour l’accepter
comme elle est. Le Liberia est bel et bien son pays. Elle est rentrée à la
maison. Elle va pouvoir commencer à vivre sa nouvelle – sa véritable – vie.

*
Elle quitte un pays où elle a toujours été brimée parce qu’elle était noire
et arrive sur une terre où sa couleur de peau fait office de passeport.
L’histoire du Liberia est au moins aussi chaotique que celle de Nina
Simone. Fondé par la Colonization Society of America (la Société de
colonisation d’Amérique) pour y réinstaller d’anciens esclaves noirs libérés,
le Liberia s’est toujours considéré comme un pays « refuge » pour tous les
Africains emmenés de force aux États-Unis et souhaitant retrouver une terre
à eux. Seuls les descendants d’Africains peuvent obtenir la citoyenneté
libérienne. La Constitution stipule que l’on ne peut être citoyen libérien si
l’on est blanc. Cela convient parfaitement à Nina. L’inverse des États-Unis.
En ce milieu des années 1970, un grand nombre d’Américains en quête de
liberté affluent d’ailleurs au Liberia. Chaque semaine, plusieurs avions en
provenance de New York atterrissent à l’aéroport Robertsfield International
de Monrovia. La capitale libérienne est alors à son apogée. Les Américains
et les Africains les plus riches fréquentent ses restaurants et ses boîtes
huppés – même si un gouffre sépare l’élite américano-libérienne des
Libériens de naissance.
À Monrovia, Nina retrouve aussi l’agitation politique et le
bouillonnement intellectuel qu’elle avait perdus aux États-Unis. Cette soif
d’affranchissement et d’émancipation, qu’elle aime tant. En quelques jours,
elle a intégré les cercles de la haute société. Grâce à Miriam Makeba, elle a
rencontré le président Tolbert, ainsi que la plupart des grandes figures de
l’élite du pays. Elle s’est liée d’amitié avec un couple d’Afro-Américains,
James et Doris Dennis. Les Dennis ont une fille unique de douze ans – le
même âge que Lisa – et les deux fillettes passent leur temps à jouer
ensemble.
Nina a loué une maison avec cuisinier et chauffeur sur la plage de Congo
Beach. Lisa est inscrite au collège américain de Monrovia et, pour une fois
dans sa vie, Nina profite du fait de n’avoir plus qu’un seul rôle à endosser,
celui de mère. Fini les grandes représentations, les shows épuisants. À
Monrovia, personne n’exige d’elle qu’elle donne des concerts. Et d’ailleurs
elle ne joue plus. Sauf de temps en temps, lorsqu’elle est d’humeur, en
privé, pour ses amis – chez James et Doris Dennis par exemple. Elle a aussi
accepté de donner des leçons de piano à Steve Tolbert, le neveu du
président. Une fois par semaine, elle s’assoit au clavier à côté de lui, une
cigarette à la bouche, enfumant l’enfant qui n’ose rien dire. Au programme,
Beethoven et Bach. Baaaach, dit-elle en prononçant le « ch » à l’allemande
avec un fort accent américain, et lorsque le garçon se trompe, les jurons
sortent tout seuls de sa bouche. Dans tout Monrovia, le franc-parler de Nina
Simone a marqué les esprits. Elle est appréciée pour sa franchise sans faux-
semblants, son altruisme et sa hardiesse. Elle fait rire. Elle est sauvage. Au
Liberia, elle a trouvé un pays où sa manière d’être, radicale, franche, sans
concessions, ne dérange pas, au contraire. Un pays où elle ne pense pas à sa
couleur de peau ni à ce qu’elle dit. Toute la journée, à la plage ou en ville,
elle ne quitte jamais sa tenue fétiche : un maillot de bain et des boots. « Je
suis heureuse, au-delà d’heureuse, affirme-t-elle à cette période-là au micro
d’un journaliste libérien. Ici, il n’y a ni solitude ni ennui. Les jours volent et
vous pouvez à peine suivre le rythme tellement il y a de choses à faire. […]
Je suis bien consciente d’avoir pénétré dans un monde dont j’avais rêvé
toute ma vie. Et ce monde est parfait 1. »
Le soir, lorsque Nina ne sort pas danser dans les quartiers animés de
Monrovia, elle emmène Lisa sur la plage de Congo Beach. Ensemble, elles
admirent le coucher du soleil. La grande boule de feu africaine disparaissant
derrière la Terre. Jamais encore Nina n’avait vu la nature dans une telle
splendeur. Le ciel d’un pourpre ardent, tirant sur le violet. La lune rouge, de
ce rouge vibrant qu’on ne voit qu’en Afrique. La mer comme une coulée
d’or. Et les palmiers frémissants dont les cimes semblent toucher les
nuages. Tout cela emplit Nina d’une joie intense. Mère et fille se sentent en
communion. Dans ces moments-là, Nina a l’étrange sentiment d’embrasser
le monde tout entier dans son regard. Comme si l’Afrique lui révélait son
essence, son âme.
Et cela, en particulier les soirs d’orage. Les grands orages africains…
Aucun spectacle ne la réjouit davantage. Lorsque les éclairs lacèrent la nuit
violette, jaillissant de la voûte céleste, sillonnant l’air dans toutes les
directions, chargeant l’atmosphère d’une électricité redoutable et
enflammant le ciel de milliers d’étincelles, Nina jubile. « J’ai vu des éclairs
en Afrique, dit-elle de son timbre puissant, presque effrayant. Ils vous
foudroient et vous laissent absolument sans voix. Je les ai vus. J’AI VU
DIEU ! »

*
C’est dans cette phase d’exaltation que Nina fait la connaissance d’un
sorcier. Une de ses amies libériennes a cru avoir décelé chez Nina quelque
chose qui n’allait pas. Elle n’a pas su dire exactement quoi mais elle a
décidé d’amener la musicienne à un sorcier guérisseur. Voici donc Nina
dans une petite maison, faisant face à un homme silencieux qui sort de la
poche de son costume de petits os qu’il lance en l’air. Sans un mot, il
observe le motif qu’ils dessinent une fois retombés sur le sol. Puis il
recommence et demande d’une voix grave : « Qui est cette personne, de
l’autre côté de la mer, qui aime le lait concentré ? » Nina repense
immédiatement à une scène de son enfance. Son père est malade, alité, et
elle lui fait boire du lait concentré. Elle a quatre ans. Du lait concentré, tous
les jours, pendant une semaine, c’est la seule chose que son père peut
avaler. « Cet homme, il faut lui pardonner », reprend le sorcier. Nina reste
sans voix. Pardonner à son père ? Comment ce sorcier peut-il connaître
autant de détails sur lui ? Elle n’a pas prononcé une phrase et cet homme a
déjà décrit John Divine tel qu’il est. Il a évoqué sa silhouette, ses costumes,
ses habitudes. Voilà maintenant qu’il lui explique la démarche à suivre pour
se réconcilier avec l’esprit de son père. Rester trois jours enfermée dans
cette maison sans voir ni parler à personne, envelopper ses cheveux dans un
châle et rester allongée, avec, sous son oreiller, une canette de lait
concentré !
Nina ne réfléchit pas, elle obéit. Seule dans la maison, elle scrute le
silence et s’endort. Elle rêve de son père. « Après trois jours, j’ai senti un
poids s’enlever. C’était une sensation physique très précise. Comme si,
soudainement, mon corps pesait la moitié de son poids 2. » Le fantôme de
son père lui apparaît. À partir de ce moment, l’esprit de John Divine sera
toujours présent avec elle, s’incarnant même parfois, dira-t-elle, dans des
animaux. Un chien, une mouche. Là, en permanence à ses côtés. Veillant
sur elle. Lui procurant un apaisement et une sécurité réconfortante.

*
Pourtant, pendant que Nina se réconcilie avec l’esprit de son père, les
relations avec sa propre fille se détériorent. Car chez Nina, le balancier ne
se fige jamais : on est sans cesse entre bonheur et détresse. Son vrai
mouvement intérieur, celui qui la fait vivre, semble être cette dynamique
d’oscillation permanente. À l’image d’ailleurs de ce qu’elle ressent en
Afrique. La vigueur et la versatilité de la nature africaine sont un parfait
reflet de son caractère. Orageux et solaire. Entier et cru. Changeant et
volcanique. Excessif, intense, inconstant. En quelques minutes, Nina peut
passer de l’euphorie à la fureur et, dans ces cas-là, c’est toujours Lisa qui en
subit les conséquences. « C’était toujours comme ça. Un grand soleil, les
oiseaux qui chantent et soudain la pluie », dira sa fille plus tard 3. Pendant
les années libériennes, la relation entre la mère et la fille passe
progressivement de la complicité à l’hostilité.
Durant les premiers mois à Monrovia, Nina n’a pas encore sa maison à
elle. En attendant, Lisa est logée dans une famille américano-libérienne.
L’adolescente s’y épanouit et se fait de nombreux amis au collège. Mais
lorsque Nina achète sa maison sur la plage de Congo Beach, elle demande à
sa fille de s’installer avec elle. Lisa refuse mais Nina l’y oblige. Et l’enfer
commence pour Lisa. « Ma mère, qui avait toujours été un réconfort, devint
pour moi un véritable monstre 4. »
Dans ses jours sombres, Nina est capable du pire. De battre sa fille avec
une branche d’arbre ou de la frapper avec une pochette remplie de pièces.
Les yeux de Nina s’assombrissent alors d’une cruauté sadique. Comme si le
masque était tombé et que derrière la femme surgissait l’animal blessé,
violent et hors de tout contrôle, jouissant de son pouvoir sur les autres.
Comme si la mère tirait soudain du plaisir à voir sa fille dégradée et
rabaissée. À moins qu’elle ne cherche à tester la capacité de résistance de
Lisa, à éprouver ses limites ? Et les siennes en même temps ? Jusqu’où doit-
elle aller pour que sa fille se mette à pleurer, pour qu’elle la supplie
d’arrêter ? Jusqu’où peut-elle aller ? Il lui suffirait d’un mot, d’un geste,
pour que les tourments de Lisa s’arrêtent. Mais elle continue.
Dans ces moments-là, Lisa sait qu’elle ne doit pas faillir. Que sa mère
cherche à la faire craquer. La seule parade qu’elle puisse trouver alors est de
ne pas montrer ses émotions. « Maman disait que j’étais un robot,
racontera-t-elle. Si elle vous voyait pleurer, elle savait qu’elle pouvait vous
pousser à bout. C’est ce qu’elle voulait. Je ne voulais pas lui donner cette
satisfaction 5. » Alors, Lisa se coupe de ses émotions, devient indifférente,
détachée, comme étrangère à elle-même ; c’est le seul moyen qu’elle a
trouvé pour survivre. Lorsqu’elle ne montre rien, sa mère ne peut pas
l’atteindre.

*
Pourquoi cette violence ? Et pourquoi rejaillit-elle au moment précis où
Nina semble le plus heureuse ? Lorsqu’elle pense avoir trouvé la paix et la
plénitude dans un pays où elle se sent enfin à sa place ? Difficile de le
savoir. En réalité, derrière le discours – ce « monde parfait » dont elle avait
« rêvé toute [sa] vie » –, se cachent de profondes déceptions. Déception
amoureuse d’abord. Nina est allée au Liberia avec l’espoir de trouver un
mari. Elle y a rencontré un homme, C.C. Dennis, le beau-père de son amie
Doris Dennis, un Américano-Libérien de trente ans de plus qu’elle, franc-
maçon et propriétaire d’un immense domaine dans les alentours de
Monrovia, un homme dont elle est tombée amoureuse. Mais alors qu’il lui a
promis de l’épouser, il l’a finalement quittée pour une autre. Une trahison
qui a laissé chez Nina un goût amer.
Et puis il y a une autre déception. Une déception que Nina ne s’est
probablement jamais avouée et qui tient sans doute à la nature profonde du
Liberia. Ce pays dans lequel elle a placé tant d’espoirs, ce pays chaotique,
tourmenté, profondément divisé et traversé par une violence sourde n’a pas
comblé ses attentes politiques. Paradoxalement, sur cette terre de liberté, un
système d’oppression et de servitude s’est installé. Pendant longtemps, les
anciens esclaves libérés venus d’Amérique – ceux qui se faisaient appeler
les freemen – ont exploité la population locale – les « natifs » –, les faisant
travailler, dans des conditions très peu humaines, dans l’industrie du
caoutchouc. Alors même que le Liberia est devenu une république
indépendante au milieu du XIXe siècle, ces rapports de domination se sont
maintenus. Soumis aux despotismes successifs de plusieurs tyrans noirs, le
Liberia n’est jamais devenu le pays de liberté qu’il souhaitait être. En tout
cas, pas pour tous : les autochtones y sont restés des citoyens de seconde
zone. Et tout au long du XXe siècle, le gouffre entre les freemen et les
« natifs » n’a cessé de s’accroître.
À l’époque où Nina Simone s’installe au Liberia – au temps de la
présidence Tolbert –, le pays est en pleine déliquescence. Monrovia est une
des villes les plus corrompues du continent. Règlements de comptes, fêtes
décadentes, circulation d’argent sale, armes à feu… Tout y est permis. Le
parfum de liberté s’est teinté d’un fort goût de débâcle. Dans cette débâcle,
consciemment ou non, Nina a toujours préféré voir une douce anarchie, un
joyeux chaos. En réalité, il s’agit certainement de tout autre chose. Un
échec politique qu’elle ne s’avoue pas et qui la rend malheureuse. Elle
cherchait l’authenticité et l’idéal – une terre lui permettant de retrouver ses
racines –, elle est finalement confrontée, encore une fois, à l’oppression des
uns par les autres. Sans compter qu’économiquement, le pays est à la main
des États-Unis. À l’époque, le Liberia, qui possède la plus grande plantation
d’hévéas au monde, vit principalement de son caoutchouc. Mais celui-ci est
exploité par la compagnie américaine Firestone, un État dans l’État tenu par
des Américains qui y vivent en circuit fermé. Même l’eau potable arrive
d’Amérique : directement par pont aérien. Et l’aéroport international du
Liberia est à l’intérieur de la plantation.
« Ce que les Américains ont fait au Liberia est proprement obscène »,
note l’écrivaine britannique Zadie Smith, évoquant « cette industrie
étrangère prédatrice et les immenses dégâts qu’elle a causés 6 ». Pour elle,
Nina Simone s’est en quelque sorte trompée de pays. Elle voulait « rentrer à
la maison », fuir les États-Unis. Mais, au Liberia, elle les a indirectement
retrouvés dans ce qu’ils avaient de pire. « Nina aurait dû choisir un autre
pays, suggère Zadie Smith. Peut-être que si elle s’était installée dans un
pays moins brutal, plus doux – le Sénégal ou le Ghana par exemple –, elle
aurait été plus heureuse. Elle aurait vu la “vraie réalité africaine”. Le
Liberia ne pouvait pas l’aider. »

*
D’ailleurs, après y avoir passé un peu plus de deux ans, Nina prend la
décision de partir. Nous sommes en 1976. Quatre ans plus tard, le président
Tolbert sera massacré par des « natifs » et le pays plongera dans une
violente guerre civile qui fera près de trois cent mille morts. Nina Simone
sentait-elle la catastrophe approcher ? Officiellement, elle explique qu’elle
veut inscrire sa fille dans un établissement scolaire en Europe. Et comme
toujours, elle passe d’un extrême à l’autre. Du Liberia à… la Suisse.
C’est en Suisse, en effet, qu’elle a trouvé un pensionnat pour Lisa. Le
lycée international de la Châtaigneraie, entre Genève et le lac Léman. Elle a
aussi décidé qu’elle reprendrait sa vie et sa carrière en main. Qu’elle
redonnerait des concerts. Qu’elle redeviendrait la grande Nina Simone. Il
faut dire qu’elle a besoin d’argent. Elle ne peut pas vivre fauchée comme
elle l’est, ni imposer à sa fille cette instabilité permanente. Elle veut
retrouver le confort d’autrefois. Et elle est persuadée qu’en Europe,
contrairement aux États-Unis, les musiciens sont considérés comme de
vrais artistes. Traités comme des princes, même. D’ailleurs, le prestigieux
festival de jazz de Montreux l’a déjà invitée à se produire sur ses planches
en juillet 1976. Rien de mieux pour redonner un nouvel élan à sa carrière.
Festival de jazz de Montreux, juillet 1976.
14

Nouveaux départs

« Ne m’enlevez pas mes démons,


vous emporteriez aussi mes anges. »
RAINER MARIA RILKE

3 juillet 1976. Dans les loges du Festival de Montreux, sur les rives du
lac Léman, Nina maquille ses paupières de bleu et de gris. Ajoute une
touche de rouge sur ses joues. Et jette un coup d’œil anxieux au miroir. Elle
porte ce soir-là une longue robe noire et un lourd collier d’argent. Et elle
joue gros. Elle est venue en Suisse pour reprendre sa carrière là où elle
l’avait laissée, redevenir la star qu’elle était, rappeler au monde entier – qui
l’a manifestement si rapidement oubliée – qui est la grande Nina Simone.
Mais, soudain, le doute l’envahit. L’idée de jouer devant un public suisse –
aussi prestigieux que soit le festival de jazz de Montreux – l’angoisse.
Depuis qu’elle s’est installée à Genève, le quotidien réglé des Suisses, le
calme aseptisé de Genève – en comparaison avec la ferveur débridée du
Liberia – l’apaisent en même temps qu’ils l’irritent. Souvent, elle s’est
demandé comment les Suisses pouvaient vivre dans une telle tranquillité.
Des jours calibrés, calculés, minutés à l’image des montres. Un calme si
confortable qu’il en deviendrait mortifère à ses yeux d’Afro-Américaine.
Voilà qu’elle se prend à regretter le vacarme de la vie africaine, ce chaos
qu’elle trouvait au fond si rassurant. Parce qu’il incarnait la vie.
Nina coiffe ses cheveux courts. Il lui semble soudain entendre un
murmure étrange dans la loge. Elle sent monter le long de son cou une
douleur sourde. Une douleur qui s’infiltre peu à peu dans tous ses membres
et noue sa gorge comme si une minerve l’enserrait. Un voile brouille sa
vision. Elle sent des présences. Elle serre les poings si fort que ses ongles
pénètrent dans ses paumes. Les murs de la loge se mettent à vaciller. Des
murmures confus, des marmonnements indistincts semblent sortir de
l’intérieur des parois blanches. Mais aussi de la table, du miroir, de la
commode… Ils se mêlent les uns aux autres. Au milieu de la cacophonie,
des mots se détachent. Des voix lui disent qu’elle n’est pas la bienvenue en
Suisse, qu’elle n’y fera pas sa place. Trop différente, trop noire.
Ces voix, Nina les entend à l’intérieur de son corps. Comme un
grondement sourd ou la pulsation du sang. Elle tente de les chasser, elle
secoue la tête. Peu à peu, les échos finissent par s’atténuer. Puis par cesser
totalement. Alors, Nina sort de sa loge, doucement, très doucement pour ne
pas les réveiller. Elle se dirige vers la scène tandis que le directeur du
festival annonce son nom. Dans le public, personne ne se doute encore que
ce concert va être l’un des plus désastreux de sa carrière.
Nina est maintenant devant le public suisse qui applaudit à tout rompre,
sourire aux lèvres. Une foule anonyme et disciplinée de cravates noires et
de costumes bien taillés. Nina les observe, le visage grave et impassible. Le
regard en suspens, insaisissable. Il y a de l’affolement dans ses yeux. Elle a
l’air d’une bête prise au piège. Elle se penche pour saluer. Longuement.
Plusieurs secondes qui paraissent une éternité. Une jambe repliée derrière
l’autre, le buste courbé vers le sol, la tête baissée, comme si elle craignait de
se redresser. Affronter le public. Commencer le concert. Comme au ralenti,
elle s’assied sur le tabouret du Yamaha. Le Hello qu’elle parvient à articuler
lui semble ne pas venir d’elle et l’absence de réponse du public la fait
soudain rire. D’un rire étrange. Elle se sent brusquement comme quand elle
avait dix ans à Tryon et qu’elle avait dû faire ses preuves devant un public
blanc. « Je vais chanter pour vous, nous allons partager quelques moments.
Après quoi, j’accéderai à une classe supérieure, j’espère », dit-elle, mi-
ironique, mi-amère.
Devant le piano, elle est de nouveau Eunice. Mais cette fois, elle a en
elle des années de colère emmagasinées au creux de ses entrailles. Elle
chante sans filtre, sans se soucier du public, comme si elle était seule.
Réinventant les paroles des chansons au fur et à mesure qu’elle les
prononce. Elle est devant son piano exactement comme elle est dans la vie,
brute, à vif, sans faux-semblants, sans surmoi. Un geyser d’émotions
bouillonne et gicle par tous les pores de sa peau. Dans « Little Girl Blue »,
elle transforme le unlucky little girl en liberated little girl, comme si elle se
parlait à elle-même, transformant les morceaux en un vaste et terrible
monologue intérieur. « Tu n’es plus une petite fille triste, chante-t-elle
comme pour tenter de se rassurer. Il est temps que tu saches que tu ne peux
compter que sur toi-même, petite fille bleue libérée. » Il y a dans ses yeux
une tristesse si vaste, si profonde, qu’elle semble sur le point de l’engloutir
tout entière. Une tristesse d’une pureté inhumaine, qui infuse tous ses traits
et devient sa chair même. Lorsqu’elle chante, c’est comme si elle s’ouvrait
la poitrine avec une lame, laissant apparaître sa chair, ses organes, son cœur
qui palpite. Comme si les spectateurs pouvaient voir directement à
l’intérieur de son être. Ses émotions à vif, le cœur de ses entrailles. Mais
cette vérité pure et dépouillée a de quoi faire peur. Un frisson de malaise
parcourt le public, pétrifié devant ce spectacle pathétique et tragique. « Ça
ne sert à rien d’essayer de leur expliquer ! chante-t-elle encore. Ils ne
comprendraient pas. Ils n’ont jamais voulu t’accepter. Nina, je sais à quel
point ça a été dur pour toi. »
Puis, Nina change brusquement d’attitude, visiblement agacée par
l’absence de réaction et de soutien du public. Elle fixe les spectateurs avec
mépris, de son regard noir. La tristesse a laissé place à la dureté. Elle
semble vouloir prendre le public en otage. Les dents serrées, elle chante
dans un cri de rage et de défi. I Wish YOU knew how it feels to be ME !
« J’aimerais que VOUS sachiez ce que ça fait d’être MOI ! » Elle martèle
les paroles qu’elle invente sur le coup, acérées comme des morsures, tout en
cognant sur le piano à coups d’accords et d’arpèges déchaînés. Comme
pour montrer au public qu’elle n’a rien à prouver. Et soudain, l’énergie
retombe. Aussi vite qu’elle était montée. Laissant place à la fatigue. Une
immense fatigue. Nina est éreintée. Elle voudrait partir, en finir, disparaître.
Alors, c’est ce qu’elle fait. Elle se lève et quitte la scène. Mais, à peine
sortie, elle sent des mains qui la poussent de nouveau vers les planches. Elle
doit continuer. Elle n’a pas le choix. Alors, elle y retourne. Se rassoit. Son
visage exprime un abattement infini. Sa voix est remplie d’une immense
lassitude. « J’ai bien conscience que je vous ai laissés en plan », s’excuse-t-
elle auprès du public. Personne ne comprend ce qui se joue. Dans
l’atmosphère lourde fusent quelques rires gênés. « Je ne voulais vraiment
pas faire cela, poursuit Nina. Vraiment, cela ne m’arrive jamais. Mais
je suis fatiguée… » Silence. « Vous ne savez pas de quoi je parle. » Silence.
C’est vrai, ils ne savent pas de quoi elle parle. Comment pourraient-ils le
savoir ? Ils ne savent ni la douleur, ni les voix dans sa tête, ni la fatigue, ni
l’épuisement, ni le Liberia, ni Andy, ni le racisme, ni Tryon. Ils ne savent
pas d’où elle revient. Toutes ces couches de douleur qui ont sédimenté en
elle. Ils ne voient que Nina Simone et attendent qu’elle les divertisse pour
qu’ils puissent rentrer chez eux en s’émerveillant de ce « magnifique
concert ».
Alors, Nina reprend. Mais elle divague. « Merci à vous et à votre terrible
et superbe tranquillité, dit-elle au public. Cette tranquillité imprègne tout ce
qui est ici. » Silence. « J’espère que vous m’autoriserez à rester parmi vous
quelque temps. J’espère que je ne serai pas ici l’un de vos clowns mais l’un
de vous. » Silence dans la salle.
Elle se remet à jouer. Mais à peine a-t-elle commencé qu’elle
s’interrompt pour réajuster son collier. Cette fois, il y a de la démence dans
ses yeux. « Vous ne trouvez pas que mon collier est magnifique ? » Elle
lève les bras vers le ciel. « Ce collier a été fait pour une reine et je suis une
reine ! » Rires dans la salle. Un sourire étrange flotte sur le visage de la
musicienne. Elle semble partie loin sur la route de la folie. Elle rit, mais
d’un rire insensé, vertigineux. Puis se remet à chanter. Une chanson de Janis
Ian, « Stars ». Stars, they come and go. Sa voix s’est radoucie. Dans le
public, une jeune femme se lève pour partir. Nina s’interrompt
brusquement. Furieuse. Elle pointe la jeune fille du doigt : « Rassieds-toi ! »
hurle-t-elle. « Assieds-toi, lady ! Assieds-toi ! » La jeune fille finit par se
rasseoir. Nina reprend tranquillement, d’une voix fêlée. Des gouttes de
sueur perlent sur son front, son maquillage fait des plaques sur sa peau.
« Les étoiles, les stars, elles vont et viennent. Vous ne voyez que la gloire.
Mais il y a tant de solitude. »
Elle semble sur le point de pleurer. Elle a chuchoté ces paroles, le regard
fixe. De nouveau, les voix étranges résonnent dans sa tête. L’impression
qu’elle se dédouble. Ces voix, qui ne sont pas les siennes, elle les entend et
s’entend les entendre. Est-ce qu’elle délire ? Dans un souffle de détresse,
elle conclut : « Certains sont perdus et ne se retrouveront jamais. Vous, vous
ne connaîtrez jamais la douleur de vivre avec un nom que vous ne
posséderez jamais. »

*
Cette douleur de vivre, Nina la ressent de plus en plus souvent. Le
sentiment de ne pas être à sa place. Un animal de cirque. Concert après
concert. Londres, Paris, Zurich, La Haye, Cannes… Sans manager et avec
sa réputation en miettes – ce qui s’est passé à Montreux, c’est le moins
qu’on puisse dire, ne l’a pas aidée –, Nina doit tout reprendre à zéro. Se
battre pour convaincre les propriétaires de salles qu’elle est de nouveau sur
pied. Jouer dans des lieux sordides pour des cachets misérables. Rien à voir
avec ses rémunérations d’autrefois. La voilà de nouveau au pied du mur.
Comme à l’époque d’Atlantic City. Avec en plus, la rancœur accumulée au
fil des années passées sur les scènes du monde entier. Un ressentiment
tenace, une aigreur qui lui colle à la peau et qui lui font parfois détester ce
public dont elle se sent éternellement incomprise.
Baldwin. Jimmy. Lui la comprend comme personne. Lui pourrait l’aider.
Elle lui écrit. Une lettre en apparence très sobre et factuelle. « Jimmy, juste
une note pour te dire que j’ai repris les concerts. Le 11 et le 12 mars au
théâtre des Champs-Élysées. » Mais elle y ajoute trois P.-S. dans lesquels
elle lui demande son aide. La lettre finit ainsi :

I need to hear from you man ! I’m very homesick.


Love,
Nina.

P.-S. : Je porte ton écharpe tout le temps. […] Je reçois des piles
de courriers des États-Unis qui m’encouragent à rentrer. Je ne
vivrai plus jamais là. Je le sais. Mais je ne sais pas comment
rentrer. Ils peuvent m’arrêter ou me confisquer mon
passeport. […] S’il te plaît, appelle-moi. J’ai besoin de toi.
Nina.
P.-S. : Bref, j’ai peur d’y retourner. Même pour un jour. Mais
tous les rapports indiquent que c’est le moment propice pour
rentrer et réclamer ma « position » sur le trône. […] S’il te plaît,
écris. Comment peux-tu me laisser si seule sans même un coup
de téléphone ?
P.-S. : Je serai à l’hôtel Plaza Athensee [sic]. Maria sera là le 11.
Clifford Thornton jouera et une femme du nom de Françoise
sera avec moi, seulement le premier jour. Je me sens tellement
fucking perdue.
Lors d’un concert au Royal Albert Hall de Londres, Nina Simone confie
au public : « Le talent est un fardeau. Je ne viens pas de cette planète. Je ne
viens pas de chez vous. Je ne suis pas comme vous. » Un autre soir, à
Cannes, elle s’irrite : « Je ne suis pas votre clown. Je ne me suis pas dessiné
un faux sourire sur le visage comme Louis Armstrong. » À un spectateur
qui lui crie « Chante ! », elle répond : « Je ne chante que si j’ai envie de
chanter. Dieu m’a donné ce don. Je suis un génie. J’ai travaillé entre six et
quatorze heures par jour, j’ai étudié, j’ai appris en travaillant. Je ne suis pas
juste là pour vous divertir. » Ce soir-là, James Baldwin est dans le public. Il
monte sur la scène et prend son amie dans ses bras. Sa présence calme
Nina : elle chante.
En quelques mois, Nina se fait une réputation d’artiste antipathique,
infernale, colérique, sujette à tous les mouvements d’humeur. Rares sont les
promoteurs qui acceptent de l’embaucher. Souvent, après un concert où elle
s’est mal comportée, ils refusent de la payer. Nina explose. Ses colères
n’épargnent pas non plus sa fille Lisa. Heureusement pour elle, celle-ci ne
voit plus sa mère. Ou seulement très rarement, lors des vacances scolaires.
Et leurs relations sont explosives au point qu’un jour, Lisa décide de quitter
définitivement la Suisse. Sans en informer sa mère et profitant d’un week-
end de trois jours, l’adolescente prend l’avion pour New York pour aller
voir son père. Ce que Lisa n’a pas dit – ni à sa mère ni à son père –, c’est
qu’elle n’a pas pris de billet de retour. Lorsque Andy s’en rend compte,
après trois jours passés avec Lisa à New York, il appelle Nina pour qu’elle
paye à sa fille un billet d’avion. Mais Lisa refuse de repartir en Suisse.
Andy – qui habite dans un minuscule studio new-yorkais avec sa nouvelle
petite amie – ne peut pas garder Lisa. Il accepte de la prendre sous sa
responsabilité mais il la confie à sa belle-sœur, qui vit dans le nord de New
York. Quelques jours plus tard, Lisa fait sa rentrée dans une école publique
de New York. Elle ne remettra plus les pieds en Suisse. Elle ne reverra pas
sa mère avant de longues années.
*
Quant à Nina, elle n’avait jusqu’alors nulle intention de retourner aux
États-Unis. Pourtant, fin mai 1977, une invitation la fait changer d’avis.
L’Amherst College du Massachusetts – là où elle avait chanté dix ans plus
tôt « To Be Young, Gifted and Black » – veut lui remettre un grade
honorifique de docteur en musique : la distinction la plus haute accordée
pour une contribution exceptionnelle au monde de la musique. Comment
refuser ? Amherst prend tout en charge. Elle n’a qu’à sauter dans l’avion.
Le 29 mai 1977, Nina Simone est donc dans le Massachusetts pour
recevoir son diplôme. Ce jour-là, le prestigieux établissement salue le talent
d’« une chanteuse, pianiste, compositrice de génie » qui « s’est levée pour
les droits de la communauté noire américaine ». Titulaire d’un doctorat,
Nina est aux anges. « Doctor Simone » : c’est ainsi qu’elle souhaite qu’on
l’appelle désormais.
Pourtant, comme toujours pour Nina, les « United Snakes » ne sont pas
seulement annonciateurs de bonnes nouvelles. Voilà qu’une fois encore les
vipères de l’administration fiscale l’ont rattrapée. Nina doit plusieurs
milliers de dollars au fisc américain pour non-déclaration d’impôts.
Impossible d’y échapper. En juin 1977, elle comparait devant le tribunal
fédéral de New York. Condamnée, elle évite de justesse la prison mais
l’amende est colossale. Comment va-t-elle payer ? L’argent l’obsède. Elle
en rêve la nuit et ne pense plus qu’à cela. De l’argent. Il lui faut trouver de
l’argent au plus vite.

*
Samuel Waymon a l’habitude des coups de fil impromptus de sa sœur.
Mais, cette fois, il est loin d’imaginer jusqu’où ce coup de téléphone va le
mener. Ce jour-là, Nina l’appelle pour le prévenir qu’elle est à New York et
qu’elle a besoin de gagner beaucoup d’argent, très vite… A-t-il une idée ?
Une solution ? Samuel rit : sa sœur est décidément ingérable. « Tu devrais
investir ton argent dans des actions, Nina. C’est ce que font la plupart des
grands musiciens ici 1. » Il lui dit qu’il peut essayer de lui obtenir un
rendez-vous avec une grande société d’investissement.
Quelques jours plus tard, le rendez-vous est pris. Une prestigieuse
banque de Manhattan, sur Park Avenue, a accepté que la chanteuse fasse
partie de ses clients. Dans le hall de marbre de la banque, Nina et Samuel
sont surexcités. Ils ont revêtu leurs habits les plus chics. Nina est perchée
sur de hauts talons. We’re gonna be rich, Sam ! La banque leur a déroulé le
tapis rouge. Une limousine les attend devant l’entrée du building. Le frère
et la sœur ont deux gardes du corps à leur disposition. Samuel est fier
d’aider Nina. Au quarante-cinquième étage, un banquier les reçoit dans son
bureau. Un bel homme noir… que Nina trouve immédiatement à son goût :
« Sam, il est beau ! – Ce n’est pas le moment Nina, lui chuchote Sam.
Concentre-toi. On n’a pas le droit à l’erreur. » Le banquier leur sert une
coupe de champagne. « Miss Simone, la banque voudrait vous offrir un
cadeau de bienvenue. Nous serions très fiers de vous compter parmi nos
investisseurs. » L’homme sort un instant du bureau et revient avec un
somptueux manteau de fourrure. Nina l’essaye et demande au banquier :
« Êtes-vous marié ? »
Samuel commence à s’inquiéter. Il comprend que sa sœur n’est pas dans
son état normal. Le banquier ne comprend pas où sa future cliente veut en
venir.
« Oui, je suis marié.
– Êtes-vous heureux en mariage ?
– Miss Simone, nous ne sommes pas là pour parler de ma vie
personnelle. Nous sommes ici pour parler business. »
Le sourire du banquier se fait de plus en plus forcé. Nina se met à boire
coupe sur coupe. Elle commence à être ivre. Pendant que Samuel discute
avec le banquier, elle observe les portraits qui décorent le bureau : des
portraits des anciens directeurs de la banque. Uniquement des Blancs. Nina
commence à grommeler : Fucking white men. « Que des Blancs, comme
d’habitude. » Samuel essaye de la faire taire. Nina, please, darling, behave.
Mais elle se met à insulter les « putains de Blancs qui dirigent cette
banque ». White bitches ! I am a black woman, I know you want to fuck me !
I’m Nina Simone.
Une fois de plus Nina est devenue incontrôlable. I need to go to the
toilets. Elle se lève et sort de la pièce. Sam demande au banquier d’excuser
le comportement de sa sœur. Mais ce dernier est désolé, il va devoir
interrompre le rendez-vous ici. « Mr Waymon, vous comprenez bien que
cela ne va pas être possible. » Vingt minutes plus tard, Nina fait de nouveau
irruption dans le bureau. Elle apostrophe le banquier : Would you like to
fuck me ? « Je suis très flatté, Miss Simone, que vous me proposiez de
coucher avec vous. Mais vous devez partir maintenant. » Le banquier a
appelé la sécurité. Nina et Samuel sont jetés dehors par deux officiers de
sécurité. Nina tente de se débattre. Elle assène des coups au hasard avec son
sac à main pendant que Samuel la tire vers la sortie.
Dehors, la limousine les attend. Samuel pousse sa sœur à l’intérieur et la
voiture démarre. Mais, au feu rouge, Nina ouvre sa portière, saute sur la
chaussée et se met à courir sur Park Avenue, son sac à main serré contre son
manteau de fourrure. Samuel descend à sa poursuite. Il s’est mis à pleuvoir.
À l’angle d’une rue, Nina trébuche avec ses talons et s’étale de tout son
long dans le caniveau. Plusieurs passants s’attroupent autour d’elle. Samuel
leur fait signe de s’écarter.
« C’est Nina Simone ? demande une vieille dame blanche.
– Non, répond Samuel agacé. Elle ressemble à Nina Simone mais ce
n’est pas elle. »
Puis, tirant sa sœur qui a perdu une chaussure : Let’s get out of here.
Nina a les cheveux en bataille, son manteau de fourrure est trempé. À
nouveau, Sam la pousse dans la limousine.
« Nina, qu’est-ce qu’il y a dans ce sac ? » demande-t-il en l’arrachant
des mains de sa sœur. Il l’ouvre et découvre des dizaines de liasses de
billets verts… Plusieurs milliers de dollars.
« Mais Nina ! Qu’est-ce que tu fous avec tout ce putain d’argent ?!
– C’est MON putain d’argent !
– T’es complètement folle de te balader avec toute cette thune sur toi.
Qu’est-ce qui t’a pris ?!
– Kiss my ass ! You fucker ! »
C’est la seule réponse qu’il obtient. Alors Samuel raccompagne Nina
jusqu’à sa chambre d’hôtel. Il lui donne 5 000 dollars et lui confisque le
reste.
« Je veux tout mon argent !
– Non, non, non, Nina ! Tu te rends compte que tu viens d’insulter toute
une société d’investissement et tu te promènes avec tout cet argent sur toi ?!
C’est de la folie ! »
Samuel est hors de lui. Après un temps, il ajoute :
« Tu sais quoi, Eunice ? Je n’aime pas ce que tu es devenue. J’en ai assez
de toi, Eunice. »
Au mot « Eunice », Nina se tait brusquement. Son tic de bouche la
reprend. La voilà qui se met à pleurer.

*
Ce jour-là, Samuel comprend que sa sœur est malade. À New York, il
l’emmène voir plusieurs psychiatres : aucun ne pose de diagnostic sur son
mal. « C’était les années 1970, explique Samuel. Je savais depuis
longtemps que Nina avait un problème de santé mentale. Mais, à cette
époque, on ne parlait pas de bipolarité. En tout cas, pas dans mon milieu.
Même les psychiatres que je l’ai emmenée voir disaient seulement qu’elle
avait besoin de repos. Personne ne m’a jamais dit : “Mr Waymon, votre
sœur doit être internée. Elle a une maladie psychiatrique.” Personne ne me
l’a jamais dit ! Jusqu’à ce que je la fasse interner 2. »
Internée. C’est à Paris que cela a lieu. À la toute fin des années 1970.
Samuel a accompagné sa sœur dans une tournée européenne dont il a pris
en charge toute l’organisation. Le soir du premier concert, Nina déraille.
Sur le pont Alexandre III, dans le taxi, elle se met soudain à hurler et frappe
le chauffeur. Elle sort de la voiture et court sur le pont. Cette fois, Samuel
appelle la police. Quelques minutes plus tard, elle est enserrée dans une
camisole de force. Se débat. Alors, on l’emmène dans un hôpital
psychiatrique. Valium. Repos. Les comprimés l’assomment. Et pour la
première fois, un diagnostic tombe. Maniaco-dépressive 3.
De nos jours, on dirait sans doute « trouble bipolaire ». Même si, compte
tenu de ces voix qu’elle a entendues à Montreux – ces voix qui vont se faire
de plus en plus fréquentes –, les psychiatres d’aujourd’hui auraient tendance
à y ajouter une composante schizophrénique, ou en tout cas des éléments
psychotiques 4. Ce qui est certain, c’est que chez les patients atteints de ces
troubles, la maladie est là, en germe, dès l’origine. Et que, venant
s’additionner à un faisceau d’autres causes (de l’ordre de la génétique, de la
chimie, de l’héritage, de l’environnement dans lequel on grandit…), un
événement traumatique peut venir réveiller la pathologie en latence. Ces
événements psychiques déclenchent alors les symptômes, non la maladie
elle-même. Chez Nina, c’est peut-être le drame originel de l’échec au Curtis
Institute qui en est la cause. Ou un ensemble de facteurs. Mais la maladie
était probablement là, tapie au fond d’elle depuis longtemps. Après la gifle
du Curtis, elle a pris corps et, insidieusement, année après année, a tissé sa
toile comme une araignée noire, jusqu’à dominer son esprit, ses pensées, et
finalement prendre entièrement possession d’elle.

*
Dans l’hôpital parisien, Nina reste plusieurs dizaines de jours. Au début,
elle est très agitée. Elle en veut à son frère de l’avoir fait interner. I HATE
you Samuel ! Puis, soudain, elle change de ton. « Saaaam, qu’est-ce que je
fais ici ? Je t’aime. Mais pourquoi est-ce que je suis dans une camisole de
force ? » Et, brusquement, la voix change de nouveau. Elle prend une
intonation d’homme, agressive et se parle à elle-même : « Tu sais TRÈS
BIEN pourquoi tu es ici 5 ! » À nouveau, ces changements de voix ne sont
peut-être qu’un des symptômes de ses troubles psychiques. De même que
ses hallucinations auditives (Montreux), ses délires occasionnels de
persécution (elle voulait tuer son père à Philadelphie), ses dépenses
inconsidérées et les épisodes où elle semble totalement désinhibée (I wanna
fuck him restant l’une de ses leitmotiv préférés).
Les médecins lui donnent toutes sortes de calmants. Nuit et jour, Sam
veille à son chevet. Il a appelé leur mère aux États-Unis pour la prévenir
que Nina était à l’hôpital et lui demander conseil. Mary Kate est persuadée
que sa fille est possédée par le diable et qu’il faut l’exorciser. « Mais tu
sauras quoi faire, toi, mon fils. Suis ton cœur. Dieu te dira comment agir. »
Peu à peu, Nina reprend des forces, elle retrouve ses esprits. Les
médecins sont plutôt confiants : elle va pouvoir quitter l’hôpital bientôt. Ils
lui ont prescrit un traitement à prendre tous les jours : seize milligrammes
de Trilifan – un puissant antipsychotique qui sera retiré du marché quarante
ans plus tard. Et ils lui ont déconseillé de boire. « C’était comme dire au
vent de ne pas souffler », notera Samuel.
Lorsque Sam informe sa sœur que la tournée est annulée, Nina est
d’abord furieuse. Mais son frère lui assure qu’elle a besoin de repos. Il sait
comment s’y prendre avec elle (« Si vous lui faisiez sentir qu’elle était la
reine du monde, cela la calmait »). « Darling, j’ai une surprise pour toi »,
lui murmure Sam. Il lui a acheté un billet d’avion pour le Nigeria. Lorsque
Nina était allée au Nigeria, au début des années 1960, elle était tombée
amoureuse d’un jeune soldat. « Darling, j’ai un billet d’avion pour que tu
puisses aller voir ton amoureux au Nigeria. » Nina sourit de bonheur, elle
serre son frère dans ses bras. « Non ? Tu as vraiment fait ça ? Quand est-ce
que je pars ? – Tu peux partir quand tu veux, je m’occupe du business. Voilà
20 000 dollars en chèques de voyage. Je ne veux pas te voir avant deux
semaines. » Nina a des étoiles dans les yeux. C’est la première fois, se dit-
elle, que quelqu’un se soucie vraiment de ce qui lui fait plaisir. Le
lendemain, Samuel l’accompagne à l’aéroport. Elle s’envole pour le Nigeria
pour deux semaines. Elle va mieux en apparence. Et puis, il lui semble
qu’elle est toujours heureuse lorsqu’elle part pour l’Afrique.

*
Paris, 1981. Trois années ont passé. Nina s’est installée dans un petit
appartement, un trois pièces sous les combles, entre la porte d’Orléans et le
parc Montsouris. Elle aurait pu choisir une autre ville, Amsterdam, Madrid,
Londres, Alger. Mais elle a atterri à Paris. Un peu par hasard, un peu aussi
par conviction que les Français la traiteront bien. Sa silhouette s’est
épaissie. Son visage s’est boursouflé. Au départ, elle prenait son traitement
régulièrement. Mais le Trilifan l’assomme et l’engourdit. Alors, très vite,
elle a arrêté. Mais les crises sont revenues, plus destructrices encore
qu’avant. Paranoïa aiguë. Sentiment de persécution. Elle est fauchée. À
peine de quoi payer son loyer. Quant à sa carrière… Un concert de temps en
temps mais qui, à chaque fois, donne lieu à des scènes surréalistes.
Comme ce soir de 1981 au Palais des Glaces. Elle se pointe sur scène
dans un grand manteau de cuir et un legging léopard, cigarette au bec, un
verre de whisky à la main et chante d’une voix éraillée, souvent fausse. Ce
soir-là, un jeune manager est dans le public. Raymond Gonzalez. Il ne le
sait pas encore mais c’est lui qui va sauver la carrière de Nina Simone.
Raymond Gonzalez est un homme pétillant, originaire du Porto Rico. Il a
grandi à New York et a travaillé, entre autres, avec James Brown, Ray
Charles et Chuck Berry. Il a toujours été un fan de Nina Simone. Ce soir-là,
après le concert, il demande à la rencontrer. L’organisateur du concert le lui
déconseille : « Crois-moi, il ne vaut mieux pas. – Pourquoi ? – C’est mieux
pour toi, crois-moi. – Je ne peux même pas la voir ? » Raymond entre dans
la loge et découvre Nina, cigarette aux lèvres, brandissant un couteau de
cuisine sous le nez d’un de ses fans, menaçant de le tuer. Raymond
s’apprête à repartir sur la pointe des pieds avant qu’elle ne l’aperçoive, mais
elle l’interpelle : YOU ! Who are you ? Il se présente, lui dit qu’il est
directeur artistique d’un festival de jazz à Pampelune, en Espagne. Au mot
« Espagne », Nina se radoucit : elle a, dit-elle, toujours rêvé d’aller en
Espagne, de voir des taureaux, elle adore les taureaux. Ne pourrait-il pas la
programmer dans son festival ? Elle se fait tellement insistante qu’il
accepte 6.
Quelques jours avant le concert de Pampelune, Nina est injoignable. Elle
ne répond ni au téléphone ni aux télégrammes que Raymond lui envoie.
Inquiet, le manager prend l’avion pour aller la chercher en Suisse – il a
appris qu’elle était dans son appartement de Genève pendant quelques
jours. Lorsqu’il frappe à sa porte, aucune réponse. Nina n’est pas là. Le
lendemain matin, il retourne chez elle. La porte est grande ouverte. Nina est
affalée sur un sofa, en leggings noirs, un verre à la main. À côté d’elle, une
bouteille de cognac portugais à moitié vide. « Nina ! Le concert est demain,
il faut y aller. » Elle refuse de le suivre. « Très bien, moi j’y vais. » Il tourne
les talons. Alors qu’il s’apprête à passer le pas de la porte, elle le rappelle :
« Raymond, tu n’es pas un homme ! Sinon tu m’aurais forcée à monter dans
un taxi ! » Elle s’empare de son téléphone et appelle elle-même un taxi.
Quelques minutes plus tard, ils sont tous les deux dans une voiture. Nina
brandit son couteau : « Chauffeur, emmenez-nous à l’aéroport, vite ! » Le
chauffeur de taxi, un grand gaillard de deux mètres, la prévient :
« Doucement, ma petite. Si tu continues de pointer ce couteau sur moi, ce
sera la dernière fois que tu le tiens. » Nina prend peur et se calme.
Le taxi arrive à l’aéroport quelques minutes trop tard pour l’avion.
Raymond appelle les organisateurs du festival pour demander si on ne peut
pas annuler le concert : « Elle est folle ! » Au bout du fil, ils ne
comprennent pas la gravité de la situation. « Tu veux dire qu’elle est
capricieuse ? – Non, non, elle est FOLLE. » Pendant ce temps, Nina est
entrée dans un magasin de disques de l’aéroport. Elle est en train de faire un
scandale en disant qu’ils n’ont pas le droit de vendre de disques d’elle car
ils sont piratés sur le marché noir. Lorsque Raymond se retourne, elle a
disparu. Il la retrouve deux heures plus tard dans le carré VIP de l’aéroport.
Entre-temps, elle a demandé aux agents de l’aéroport de lui apporter une
chaise roulante sous prétexte qu’elle est fatiguée.
Arrivée à Pampelune par l’avion suivant, Nina refuse de donner le
concert. Elle affirme qu’elle ne quittera pas l’hôtel tant qu’on ne lui aura
pas apporté une caisse de champagne. Une heure plus tard, elle a vidé trois
bouteilles et nage nue dans la piscine. Elle explique à Raymond qu’elle ne
jouera pas si elle n’est pas payée en cash avant le concert. Le directeur du
festival commence à paniquer. Une énorme dispute s’ensuit avec Raymond.
Nina finit par être payée. « Tout compte fait, je ne suis pas d’humeur à
chanter, décrète-t-elle finalement. Maintenant que j’ai mon argent, je vais
rester là. » Raymond craque : il en marre, dit-il, il annule tout, il s’en va.
Elle se radoucit soudain et lui demande d’une voix mielleuse : « Raymond,
qu’est-ce que tu veux entendre ce soir ? »
Ce sera un des concerts les plus catastrophiques que Nina aie jamais
faits. Sur scène, elle ne chante pas. Elle joue simplement du piano en
insultant le public : I don’t sing for bastards ! Elle est tellement soûle
qu’elle en tombe sur scène. Le directeur du Festival de Pampelune fait une
scène à Raymond. Il lui dit qu’il va porter plainte contre lui, le virer et faire
un procès à Nina. La police arrive, menaçant d’arrêter Nina et prévenant
Raymond qu’il a quarante-huit heures pour quitter l’Espagne avec elle. Ce
soir-là, il n’y a pas d’avions au départ de Pampelune. Raymond loue une
voiture et conduit Nina jusqu’à Biarritz. Sur le trajet, il la prévient : « Tu
n’as pas intérêt à ouvrir la bouche avant qu’on arrive. » Ne sachant par quel
moyen la faire taire, il lui fait croire qu’ils jouent à un jeu : qu’ils ont
braqué une banque et qu’ils doivent s’échapper. Il lui dit que, dans le jeu,
elle ne doit pas dire un mot avant d’arriver en France. Elle l’écoute comme
une enfant et acquiesce. « D’accord, d’accord. » Elle ne prononcera pas un
mot du voyage.
À Biarritz, Raymond la met dans un train pour Paris. Sur le quai de la
gare, elle se retourne : « Tu as été super, Raymond. Je t’aime. – Eh bien,
moi, je ne t’aime pas, répond-il. À cause de toi, je suis viré. » Il s’est juré de
ne plus jamais la revoir.
Pourtant, le lendemain, Samuel l’appelle.
« Nina t’a adoré. Elle te veut absolument comme manager.
– Hors de question !
– S’il te plaît, accepte. Tu peux me faire confiance, je suis son frère.
– Non, c’est impossible ! »
Sam reste silencieux, et Raymond, qui vient d’être viré, se dit sans doute
qu’il n’a rien à perdre. Alors, il accepte : « Bon, très bien… Je peux lui
donner une deuxième chance. »
Encore une fois où Nina aura été incontrôlable et pourtant, autour d’elle,
son entourage finit toujours par faire ses quatre volontés.

*
Raymond Gonzalez s’est attaché à Nina. Lorsqu’elle prend bien son
traitement – Raymond y veille : deux pilules le matin et deux le soir –, elle
peut se révéler d’une douceur, d’un humour, d’une gentillesse infinis. Nina
s’est liée d’amitié avec le fils de Raymond, un petit garçon de huit ans,
Jason, avec qui elle peut passer des heures entières sans parler. Raymond a
expliqué à Nina que son fils était autiste, qu’il ne parlait pas. « Peut-être
qu’il n’a rien à dire », a-t-elle répondu en souriant. Souvent, elle fait cette
remarque : « Il y a un peu de moi en lui. »
Le patron du club de jazz Les Trois Maillets – un minuscule
établissement du Quartier latin – a accepté d’embaucher Nina. Elle y joue
plusieurs fois par semaine. Payée très peu : 300 dollars par soir. Avant les
concerts, on la voit souvent dans la rue à l’entrée de l’établissement, attirer
les passants : « Je joue ce soir. » Sa santé mentale s’améliore quelque peu.
Cette année-là, elle sort un nouvel album, Fodder on My Wings, dont elle a
composé et écrit toutes les chansons. Des chansons aux titres révélateurs :
« There Is No Returning (Le peuple en Suisse) », « I Was Just a Stupid Dog
to Them » (une chanson dédiée à l’industrie musicale américaine), « I Sing
Just to Know That I’m Alive » ou encore « Liberian Calypso », une
chanson écrite en souvenir de la nuit passée à danser nue au Maze, au
Liberia. Quant au titre phare de l’album, « Fodder in Her Wings » – « du
fumier sur ses ailes » – voici ce qu’en dit Nina : « Les paroles de cette
chanson racontent l’histoire d’un oiseau tombé dans le fumier qui s’est brisé
une aile pendant sa chute et ne peut plus voler. Mais il possède un troisième
œil et peut observer ces créatures que nous appelons les “êtres humains” et
qui ne savent pas vivre, encore moins donner. Malgré son aile brisée, cet
oiseau essaie de s’extraire du fumier et parvient à voler sur de courtes
distances, d’un pays à l’autre. La fin de la chanson laisse à l’auditeur le soin
de décider […] si l’aile de l’oiseau s’est finalement guérie, si l’oiseau est
parvenu à s’échapper du lieu qu’il hait, ou s’il est retombé dans le
fumier 7. »

*
Semaine après semaine, Raymond Gonzalez aide Nina à s’extraire du
fumier qui l’entoure. Il est décidé à la sortir de la misère matérielle et
psychologique. En 1984, il lui décroche un job régulier à Londres dans un
club de jazz renommé, le Ronnie Scott’s. Samuel a trouvé un batteur qui a
accepté d’accompagner sa sœur : un anglais de Cambridge aux cheveux
longs, Paul Robinson. « Le soir où je devais rencontrer Nina, racontera Paul
Robinson, Sam n’arrêtait pas de me donner des tuyaux. Des trucs à faire ou
à ne pas faire. Battre comme ci, comme ça, ce qu’elle attendait… En fait, je
n’ai jamais su ce que Nina attendait, ce soir-là. On n’a pas répété. Elle
attendait qu’on “sache”, tout de suite, d’instinct, ce qu’elle voulait. Elle n’a
rien dit. Sur scène, elle a seulement vu que je me coulais dans sa musique et
que j’avais l’air plutôt cool. Et c’est parti comme ça… pour plus de quinze
ans 8. »
Au Ronnie Scott’s, Nina joue presque tous les soirs pendant les mois de
janvier, février, mars, octobre et novembre de l’année 1984. Le plus
souvent, elle arrive en retard. Très en retard. Elle ne prend pas le temps de
passer par la loge pour se changer ou se maquiller. Elle monte directement
sur scène avec son grand manteau de vison – elle garde toujours son
manteau de fourrure lorsqu’elle joue, comme symbole de sa réussite et de sa
fortune, quitte à suer dedans à grosses gouttes. Souvent, elle porte des
baskets avec. Elle regarde le public d’un air arrogant, comme pour sonder
de quel genre de personnes il s’agit, et prend place sur son trône, au piano.
Derrière elle, le batteur Paul Robinson et son frère Samuel à l’orgue sont
toujours prêts à la suivre dans ses improvisations imprévisibles. Il lui arrive
de jouer plusieurs fois la même chanson à la suite en espérant que le public
ne remarquera rien. « Joue autre chose ! » demandent des voix. « Non, je ne
jouerai pas autre chose. » On ne transige pas avec Nina Simone. Dans son
esprit, cette année-là, elle vient au Ronnie Scott’s pour gagner sa vie : pas
pour l’art mais pour empocher son argent. Elle a signé pour jouer une heure
chaque soir, elle ne jouera pas une minute de plus. Avant les concerts, elle
gribouille des calculs sur ses fiches. « Je suis fatiguée de devoir me battre
pour être payée et faire respecter mes droits. J’ai besoin d’argent. J’ai
besoin d’une maison, d’un Steinway, de reconnaissance et d’argent. »
Feuille de préparation d’un concert au Ronnie Scott’s Jazz Club.

Sur scène, elle peut toujours passer du sublime au ridicule. Pourtant, soir
après soir, le bizarre s’estompe pour laisser place à l’émotion pure. Et
l’autorité naturelle de Nina Simone attire de plus en plus de monde. Un
public nouveau, un public de jeunes. Doucement, Nina renaît
artistiquement. Gonzalez l’accompagne dans chacune de ses performances.
Il l’oblige à répéter avant, à faire des exercices de voix, elle qui ne veut
jamais travailler. Dans les coulisses, Raymond et Sam croisent les doigts.
Parfois, ils s’écrient : « La voix est là ! » Ils sautent de joie. Dans ces
moments-là, les concerts de Nina sont extraordinaires. Il s’en dégage une
énergie hors du commun. Notamment lorsqu’elle chante « In My
Solitude », une chanson qu’elle reprend à Duke Ellington. « Dans ma
solitude, tu me hantes avec les rêves d’antan, chante-t-elle. Dans ma
solitude, tu me nargues avec la mémoire des souvenirs qui ne s’effacent
jamais. Je m’assoie désespérée et je sais que je serai bientôt folle. »
L’émotion est là. La fêlure toujours. Ce sont des moments de grâce, de purs
miracles. Et, souvent, des triomphes.
En 1985, Nina part avec Raymond pour une tournée américaine. À
Vancouver, le Queen Elizabeth Theatre présente « le grand retour de Nina
Simone ». À New York, après un concert au Town Hall, le New York Times
salue « le sang-froid et l’humour » de la diva dont l’art « tord toujours
autant les tripes ». Désormais, les salles où elle se produit sont pleines à
craquer. Les gens se pressent pour voir le « mythe Simone ». Peu importe si
le concert est mauvais, comme en Australie, où Nina est jet-laguée et
fatiguée. Sa voix n’est « pas là » et Raymond prévient le promoteur : « Elle
est fatiguée, ça va être un très mauvais concert, mais tu vas voir, le public
va quand même être ravi. Tu vas te demander pourquoi. C’est comme ça.
C’est Nina Simone. » Effectivement, le concert est catastrophique mais le
public enthousiaste ne cesse de demander des rappels.

*
Raymond ne peut pas gérer seul la carrière de Nina. Même avec l’aide
de Samuel, l’« entreprise » Simone est un enfer. Ce n’est pas seulement un
travail de manager. Il faut être là à chaque instant, enrayer les crises, apaiser
les colères, anticiper les folies. Alors, Raymond s’entoure. Il rappelle Al
Schackman, le guitariste de toujours, à Los Angeles, pour lui demander
d’accompagner Nina dans ses tournées européennes. En Hollande, il tombe
sur Gerrit de Bruin, un ancien amant de Nina, un jeune Hollandais qu’elle a
connu dans les années 1960 aux États-Unis. Raymond lui propose de se
joindre à eux. Autour de Nina se forme ainsi une petite équipe solide. « The
A-Team » comme elle s’est renommée elle-même. Raymond, Samuel, Al,
Gerrit. Chacun y tient son rôle bien précis. Raymond : le manager, celui qui
donne les ordres et qui sait se faire obéir de Nina. Samuel : le frère, celui en
qui Nina a aveuglément confiance. Al Schackman : le complice sur le plan
musical. Gerrit : la douceur, le calmant.
À la fin des années 1980, Gerrit propose à Nina de l’accueillir aux Pays-
Bas. Avec Raymond, ils l’installent – elle et son Steinway – dans un
appartement à Nimègue, à quelques kilomètres d’Amsterdam. Ils ont
engagé une dame, Jackie Hammond, pour s’occuper d’elle à plein temps et
s’assurer qu’elle prend bien ses médicaments. Gerrit rend visite à Nina tous
les jours. Encadrée, entourée, elle va mieux. Retrouve sa fraîcheur et sa
lucidité. Un des premiers soirs à Nimègue, elle appelle Gerrit pour qu’il
vienne immédiatement chez elle. C’est urgent, dit-elle. Gerrit fonce et
trouve Nina dans son salon en robe de soirée. « Qu’est-ce que tu veux
entendre, mon Gerrit ? Tu vas assister au plus beau concert de toute ta vie. »
Et elle se met à jouer pour lui pendant plusieurs heures. « Lorsque
l’ambiance était bonne, elle nous faisait un concert privé, gratuitement.
Pour nous remercier. C’était génial. C’était magique. Elle retrouvait sa
virtuosité. Quand elle était douce – elle pouvait être tellement douce –,
c’était incroyable. On ne pouvait pas s’empêcher de l’aimer, de l’adorer.
C’était quelqu’un de généreux, d’aimant. Un immense cœur 9. »
Comme Gerrit, tous s’attendrissent devant cette Nina-là. Comme elle est
drôle dans ces moments, inattendue, spontanée ! Vivant chaque instant de
manière si intense qu’elle donne à ceux qui l’entourent l’impression de
traverser avec elle quelque chose d’unique. Elle attire et elle séduit,
irrésistiblement. Avec Raymond et Gerrit, elle a le sentiment d’avoir trouvé
une nouvelle famille. Elle les aime si profondément, ces deux-là. Sans eux,
que serait-elle ? Sur le balcon de l’appartement de Nimègue, le trio passe
des moments merveilleux à regarder le coucher du soleil, à parler, fumer,
rire, parfois pendant des nuits entières. De temps en temps, Gerrit emmène
Nina patiner à Amsterdam, ou bien même dans de grandes virées en voiture
dans le Sud de la France, cette région qu’elle aime tant. Elle rend alors
visite à son ami de toujours, James Baldwin, dans sa maison de Saint-Paul
de Vence ; elle y retrouve le chanteur de Harlem Harry Belafonte,
l’écrivaine afro-américaine Toni Morrison, les trompettistes Miles Davis et
Quincy Jones, Ray Charles, et même parfois Simone Signoret ou Yves
Montand, avec qui Baldwin – qui parle un français impeccable – s’est lié
d’amitié. Jimmy reçoit souvent et veille toujours à ce qu’il y ait beaucoup
de joie, d’amour, de rires dans cette maison à l’atmosphère fantastique où
les soirées finissent parfois au petit matin. Nina aime tant y passer du
temps. Pour elle, tout a alors l’air très simple. Comme le résume Sam :
When Nina was happy, the world was happy. And the world wanted to be
with her 10.
En concert en France, 1982.
15

Nina Simone, le grand retour

« Vous pouvez me rabaisser pour l’histoire


Avec vos mensonges amers et tordus,
Vous pouvez me traîner dans la boue
Mais comme la poussière, je m’élève pourtant […]
Hors des cabanes honteuses de l’histoire
Je m’élève […]
Je suis un océan noir, bondissant et large,
Jaillissant et gonflant je tiens dans la marée.
En laissant derrière moi des nuits de terreur et de peur
Je m’élève. »
MAYA ANGELOU, And Still I Rise

1er novembre 1987. Pays-Bas. Raymond appuie sur l’interrupteur. Dans


la chambre de l’appartement hollandais, la lumière s’allume. What the
hell ?! Nina s’est réveillée en sursaut. « Nina, c’est juste moi, Raymond. »
Le front plissé, elle soulève péniblement son corps de plus en plus lourd et
grommelle en enfilant des chaussons rose fuchsia. Elle porte un jogging de
sport bleu clair et complète son extravagante tenue en posant sur son nez
une paire de lunettes de soleil orange. Dans l’appartement sombre, elle
s’allume une cigarette et se tourne vers Raymond. « Nina, je ne sais pas si
c’est une bonne ou une mauvaise nouvelle. Chanel a repris ta chanson “My
Baby” pour illustrer sa publicité pour Chanel numéro 5. » Elle le fixe de ses
yeux noirs et se met à brailler d’une voix rauque qui ressemble à un
grondement animal. Of course it’s bad news, you jerk ! Dans l’appartement,
elle fouille dans ses placards, sort une cassette d’un sac et la brandit avec de
grands gestes, furieuse, hurlant sans interruption. « Ils me piquent mes
chansons en douce, ces enfoirés ! Ils m’ont volé mes enregistrements
comme si j’étais une esclave. Ils m’ont vendue de maison de disques en
maison de disques et maintenant, j’ai cinquante-quatre ans, je suis la grande
Nina Simone, et ils me volent “My Baby” ! Mon titre le plus précieux ! »
Combien de fois Raymond a-t-il entendu Nina dire de cette chanson – « My
Baby Just Cares for Me » – qu’elle la détestait, que ce morceau était
« niais » et « bon pour les imbéciles » – a piece of shit. Il sait pourtant que
cette fois l’enjeu est ailleurs. Pas dans la qualité du morceau, mais dans ce
qu’il représente financièrement. Lorsque Nina avait signé le contrat pour
l’enregistrer, trente ans plus tôt, en 1958, elle avait cédé tous ses droits à la
maison de disques Bethlehem Records – qui elle-même les avait ensuite
vendus au label londonien Charly Records. Charly Records republie les
disques qui se vendent par millions, tandis que le titre se hisse au premier
rang des hit-parades français. Pourtant, Nina ne pourra donc rien obtenir de
l’utilisation du titre par Chanel. Pas un sou. Dans le salon obscur, elle est
hors d’elle. C’est plus d’un million de dollars qui devraient lui revenir !
Assez d’argent pour arrêter définitivement de chanter et finir ses jours sans
travailler au bord de la mer ! Encore une fois, les maisons de disques se
sont arrangées pour la voler, la salir, la traîner dans la boue ! « Je ne vais
pas me laisser faire, Raymond ! La dernière fois, quand ce salaud de
producteur m’avait volé mes royalties, je l’ai suivi dans un restaurant, avec
un pistolet. J’ai essayé de le tuer. Je l’ai loupé mais je regrette de ne pas
l’avoir eu ! Sorry I didn’t get him ! Tout le monde dit que les maisons de
disques ont peur de moi, c’est faux ! Elles n’ont pas peur de moi
puisqu’elles me volent mes disques ! »
Raymond tente de la raisonner, de voir le bon côté des choses. Si elle ne
peut pas récupérer son argent, au moins elle doit profiter de l’opportunité
que lui offre cette publicité. Si ce n’est financièrement, au moins en termes
de réputation. Depuis que la chanson a été reprise par Chanel, le spot fait un
tabac et le morceau est diffusé sur toutes les radios. C’est une opportunité
en or pour redonner à sa carrière le dernier élan qu’il lui fallait ! « Nina,
tout le monde va te solliciter, tu vas pouvoir faire des concerts payés
comme autrefois. » Elle hausse les sourcils. Sa colère s’apaise un tout petit
peu. Pas sa mauvaise humeur. I don’t give a shit ! Elle est décidée à engager
un avocat. « Je hais le show-biz qui exploite mon nom. Cela m’a pris vingt
ans pour me faire un nom et pour que le New York Times reconnaisse que je
suis une vraie diva, comme Maria Callas. Je suis fatiguée de devoir me
battre. Je suis partie au Liberia pour fuir le show-biz. J’ai dû revenir en
Europe uniquement parce que les maisons de disques ne me payaient pas,
pour récupérer mes droits. Sinon, je serais certainement encore en
Afrique. » Elle conclut en marmonnant dans sa barbe : « De toute façon, ils
ne peuvent pas tuer ma musique. Ils veulent pervertir l’immense pouvoir
que j’ai clairement avec ma musique. Ils n’y arriveront pas. »

*
Cette année-là, 1987, Nina s’engage, avec l’aide d’un avocat, dans de
longues poursuites judiciaires. Grâce au succès de la publicité, et comme le
lui avait prédit Raymond, elle est de nouveau sollicitée. De plus en plus.
Les agents lui proposent des engagements. Les concerts se font incessants,
les journalistes se pressent pour l’interviewer, et ses anciens disques sont
réédités sous le titre Nina’s Back. Comme autrefois, on l’arrête dans la rue
pour la féliciter. Nina est réclamée partout. Elle se produit même dans un
château de la Loire dans un hommage au président français François
Mitterrand.
Ce qui est particulièrement gratifiant pour Nina, c’est qu’un nouveau
public afflue pour l’écouter. Un public jeune. Avide de sensations fortes.
Des étudiants qu’elle attire comme un aimant si puissant qu’ils sont
présents à chacune de ses performances ! Car c’est bien la performance que
l’on vient applaudir. Presque plus que le concert lui-même. Quoi que Nina
fasse sur scène, les spectateurs sont aux anges, transportés. Et les salles sont
combles. Un soir où elle est particulièrement fatiguée, Nina se contente de
monter sur scène, de jouer l’introduction de « Ne me quitte pas » et de dire
ces quatre mots, « Ne me quitte pas », sans même les chanter, avant de
quitter la scène. Pourtant, le public est ravi, il s’émerveille de son culot et se
réjouit d’avoir vu une performance qui restera dans les annales. Ce soir-là,
au théâtre des Champs-Élysées, Raymond Gonzalez est sidéré devant un tel
triomphe.

*
La gloire, de nouveau, donc. Et tout ce qui va avec. Qui dit tournées, dit
épuisement. Comme dans les années 1960. Elle se souvient de ce que lui
disait son psychiatre à l’époque. Écrire, écrire lorsque ça ne va pas. Écrire
ce qu’elle a sur le cœur. Faire des listes de ce dont elle a besoin. Elle fait
des listes pour ses managers avec de nouvelles règles à respecter :
– Je veux deux concerts par semaine payés 20 000 dollars (pas moins de
18 000).
– Je veux les copies de tous les contrats en anglais.
– Je veux savoir à l’avance si le concert est complet, s’il est dehors ou à
l’intérieur.
– Des posters et des programmes de chaque concert.
Les déplacements en voiture la fatiguent de plus en plus. Elle demande à
Raymond et Gerrit d’éviter les trajets de plus d’une heure en voiture, ainsi
que les déplacements par petit avion. Cela complique infiniment la tâche.
Les exigences de Nina sont parfois telles qu’il est impossible pour
Raymond et Gerrit d’organiser les tournées sans avoir recours à des
subterfuges.
Un jour où ils doivent faire Toulon-Deauville, Gerrit est face à une
impasse.
« Nina, soit on prend un gros avion et on fait quatre heures de voiture
soit on ne prend pas de voiture mais, dans ce cas, on est obligés de voyager
dans un petit avion.
– Alors, je ne fais pas le concert ! »
Gerrit finit par lui proposer :
« J’ai entendu dire que Michael Jackson avait un avion privé… Est-ce
que ça te dirait, toi, d’avoir un avion privé ?
– Oh oui !
– Mais ça coûte 225 000 dollars, Nina, c’est trop cher pour toi… »
Elle se renfrogne. Gerrit fait mine de faire des recherches puis finit par
lui annoncer qu’il a trouvé un avion privé à seulement 15 000 dollars. Still
too expensive… Il fait semblant d’avoir une idée.
« Si tu acceptes que je vende les autres places de ton avion à des clients
qui feraient le voyage avec nous, alors ça ne nous coûterait que
2 000 dollars !
– Oh, super idée, Gerrit, tu es un génie. »
Elle le prend dans ses bras. En réalité, Gerrit n’a fait qu’acheter un billet
d’avion normal à Nina dans un avion normal et il s’est arrangé pour qu’elle
ait une place au premier rang. Pendant le trajet, Nina se promène dans les
allées en interrogeant les passagers, qui la prennent pour une folle : « Est-ce
que le service dans mon avion vous plaît ? » Deux semaines plus tard, elle
réalisera la supercherie. « Gerrit, ce n’était pas un avion privé pour
Deauville, right ? » Il le reconnaîtra et lui remboursera ses 2 000 dollars.
Cela la fera rire.

*
Oui, cela va mieux. Mais tout n’est pas rose. Ces foutus médocs en
particulier. Ils ont sur elle des effets secondaires terribles, la rendent parfois
apathique, amorphe, sans émotions. Tiède. C’est tellement frustrant pour
une artiste. Doit-elle vraiment continuer à les prendre ? Nina se dit qu’elle
n’en a plus réellement besoin. Elle se dit surtout qu’elle veut se sentir libre
enfin, et bien dans son corps. Il lui arrive donc de plus en plus souvent
d’arrêter son traitement. Elle sait parfaitement déjouer la surveillance de sa
dame de compagnie, Jackie. Elle fait semblant d’avaler une pilule mais, en
réalité, la jette discrètement.
« Nina, tu as bien pris tes médicaments ? »
Elle ment comme un enfant.
« Oui, oui… »
Mais dans les périodes où elle ne prend plus ses médicaments, l’argent
l’obsède. Une véritable idée fixe. Elle en parle sans cesse. À un journaliste
français, elle déclare : « Je voudrais me marier. Mais l’homme que je
cherche devra être obligatoirement riche. Un homme pauvre me volerait.
Jamais je n’épouserais un pauvre. Et puis, j’aime trop l’argent 1. »
Lorsqu’elle ne prend pas son traitement, pendant les premiers jours, elle se
sent libérée. Puis elle perd les pédales. Un jour, alors qu’elle est dans un
taxi avec Raymond pour aller à un concert, elle ouvre la fenêtre et renifle
l’air à l’extérieur de la voiture.
« Tu sens ce que je sens Raymond ?
– Non… »
Le manager s’inquiète.
« Tu ne sens pas ? You’re really stupid !
– What do you mean stupid ?
– Don’t you see it ?? Regarde ! Juste devant nous ! »
Devant le taxi, un véhicule blindé de transport de fonds. « Suivez ce
camion ! » ordonne-t-elle au chauffeur stupéfait.
Dans ces moments-là, il est presque impossible pour Raymond de la
canaliser. Dans le meilleur des cas, elle se contente de ne pas faire les
concerts : une fois payée, elle s’enfuit avec son argent. Raymond la retrouve
sur un quai de gare, prête à partir, les billets pliés en trois dans sa ceinture-
banane. Mais, dans les pires situations, elle devient terriblement agressive.
Par deux fois, elle essaye de tuer Raymond. La première fois, à Londres.
Depuis sa chambre d’hôtel, elle l’appelle au téléphone pour qu’il la
rejoigne. Il sent dans sa voix une violence anormale. « T’as qu’à venir dans
ma chambre, toi », répond-il. Lorsqu’il ouvre, elle se jette sur lui avec un
couteau de cuisine. Heureusement, il réussit à appeler un groom et tous
deux parviennent à la maîtriser.
La deuxième fois, c’est à Paris. Nina a arrêté son traitement depuis une
semaine. Un soir d’été, tandis que Raymond dîne avec sa femme et des
amis dans son appartement parisien du XIIIe arrondissement, il entend un
raffut du diable dans la cage d’escalier. Par le judas, il aperçoit Nina en
manteau de fourrure et maillot de bain. Raymond, I came to kill you ! hurle-
t-elle. Sans bruit, Raymond éteint la lumière et fait signe à ses amis de ne
pas bouger. Nina tambourine à la porte. Open the door ! Open the door !
I’m gonna kill you ! Au bout d’un certain temps, elle conclut qu’il n’y a
personne et elle fait demi-tour. Une fois le silence revenu, Raymond ouvre
sa porte. Il trouve dessus un mot épinglé : « J’ai payé un garde du corps
100 dollars pour te tuer, a écrit Nina. Mais je n’ai pas réussi. Alors, tu dois
me rembourser mes 100 dollars. » Pendant un mois, elle le harcèlera pour
qu’il lui rembourse ses 100 dollars. Un jour, exaspéré, il lui jettera l’argent
à la figure : « Tiens, Nina, voilà tes 100 dollars, prends-les et fous-moi la
paix. » Penaude, elle les prend, les range dans sa ceinture-banane et se tait.
Ils ne reparleront jamais de cette histoire. Ce soir-là, Nina écrira sur un
morceau de papier : « S’il y a bien une chose qui n’est pas un problème
pour moi, c’est l’argent. »
En Grande-Bretagne, à la fin des années 1990.
16

Folie douce en Provence

« Si j’avais eu le choix, j’aurais été une tueuse. »


NINA SIMONE

1993. Ce n’était pas leur idée. Contre la volonté de Raymond et Gerrit,


Nina a emménagé dans le Sud de la France, à Bouc-Bel-Air, un minuscule
village entre Aix-en-Provence et Marseille. Elle y a acheté une maison. Non
pas une belle maison de Provence mais une habitation sordide aux murs
sales, avec un jardin laissé à l’abandon envahi par les mauvaises herbes et
une piscine lugubre pleine d’une eau verdâtre recouverte de feuilles mortes.
Gerrit et Raymond n’étaient pas pour qu’elle quitte Paris ou la Hollande –
ils seraient loin d’elle et pourraient moins souvent lui rendre visite. Mais
elle a insisté : elle aime le Sud de la France, a-t-elle dit, elle s’y sent bien,
c’est là qu’elle veut habiter.
Le village – sans charme, loin de la mer – et la maison ne correspondent
en rien à l’image idyllique qu’elle se faisait de la Provence. Mais
qu’importe. Elle y erre, avec son petit chien, Shadow, dans son grand
manteau de fourrure, sous le soleil de plomb. Dans Bouc-Bel-Air, on
l’appelle « la folle américaine ». Il faut dire qu’elle a l’air d’une illuminée
avec sa silhouette imposante, son air éternellement mécontent et ses
immenses lunettes de soleil teintées en orange qui lui donnent l’air d’une
diva kitsch un peu has been. Parfois, elle prend sa vieille Mercedes noire et
part à toute allure sur les routes de Provence. La vitesse, le grondement du
moteur lui allègent l’esprit. Elle se sent libre. Elle fonce vers la mer dans un
nuage de poussière. Cramponnée au volant, avec sa cigarette coincée entre
les lèvres et son épais manteau en vison, elle a l’air d’un gangster qui vient
de cambrioler une banque.

*
Les mois passant, cependant, elle bouge de moins en moins de chez elle.
Son corps est de plus en plus douloureux. Les médicaments ont alourdi ses
muscles et altéré sa manière de parler. Elle a soixante ans et se sent
fatiguée. Si fatiguée. Alors, des journées entières, elle reste cloîtrée dans la
pénombre de son salon, à passer en revue la liste des producteurs qui lui
doivent de l’argent. Dans le noir, sans lumière, car cela fait longtemps
qu’elle ne paye plus l’électricité. « Après tout ce que j’ai donné à la France,
ils pourraient quand même m’offrir la fucking électricité ! » grogne-t-elle
lorsqu’elle reçoit une facture. Payer, encore payer, sans cesse débourser de
l’argent. Cela l’épuise. Elle a le sentiment d’avoir passé sa vie à régler des
factures, à payer des musiciens, des impôts, à rembourser des dettes, à
donner son argent aux maisons de disques. Aujourd’hui, elle ne veut plus
rien débourser. Pas un centime. Alors, pense-t-elle, la compagnie
d’électricité peut toujours aller se brosser. Lorsque Gerrit lui rappelle
qu’elle lui doit de l’argent, à lui et à d’autres, elle sort de ses gonds. Comme
ce jour où elle a provoqué un accident de voiture, blessé deux personnes, et
continué de foncer au volant sans même s’arrêter. Gerrit lui écrit.
Et Nina lui répond par fax : « Sorry dear, mais ceci est très important.
Dans ton dernier fax, tu m’as dit que je devais de l’argent à des gens. Ne
refais jamais ça, Gerrit. Don’t ever do that again, Gerrit. Je suis peut-être
folle à cause de tout le bullshit et le fait que je suis encore considérée
aujourd’hui comme une esclave. Je ferai tout pour défendre ma maison et
ma propriété. Tout. Prends ça très au sérieux. Quelqu’un risque de finir
blessé dans cette histoire et ce sera peut-être une erreur. […] Nina. »
Et l’accident ? Nina, dans cette lettre, a l’air de s’en moquer. Pourtant, la
justice la rattrape. Le jour de son procès, elle s’avance, seule, sans avocat,
sans ami, entièrement vêtue de blanc, avec une coiffure africaine sur la tête.
L’avocate de la partie adverse, une certaine Isabelle Gharbi-Terrin, qui
s’apprête à plaider contre la chanteuse, n’en revient pas. « On ne voyait
qu’elle, on aurait dit une apparition en noir et blanc, raconte maître Gharbi-
Terrin. Elle s’est immédiatement dirigée vers moi, et… “Non, je suis
l’avocate de la partie adverse”, ai-je dû lui dire. Elle s’était approchée en
confiance, gentille, inquiète. J’ai dû me pincer pour comprendre que, oui,
c’était vrai, j’avais bien sous les yeux une grande star absolument seule et
qui allait au tribunal comme on va à l’abattoir 1. » À ce moment, quelque
chose vacille. Sa plaidoirie, maître Gharbi-Terrin ne la « sent » plus. « Elle
seule, sans avocat, j’avais tout prévu sauf ça. Non seulement le jeu
judiciaire n’était pas respecté mais je ne me voyais pas plaider seule contre
une légende 2. » Alors, maître Gharbi-Terrin propose une conciliation. Et
l’affaire se règle au café du coin.
C’est comme cela que débute leur amitié. Sorties en bateau, déjeuners
dominicaux – « Ah, les pâtes aux fruits de mer que Nina aimait tant » –,
baignades dans la piscine de maître Gharbi-Terrin. Nina arrive chez Isabelle
en limousine et descend du véhicule avec sa combinaison et ses palmes. Les
voisins n’en reviennent pas. « À travers le prisme de cette femme, tout
devenait drôle. » Une fois de plus, Nina séduit. Elle plaît à Isabelle par sa
façon unique d’être au monde, à la fois extravagante, magnétique, géniale,
folle, déséquilibrée, attendrissante, inattendue, espiègle, vibrante,
envoûtante, charmeuse, épuisante et parfois violente. « Je ne suis pas
comme Martin Luther King », répète Nina à Isabelle. Un jour, elle l’attrape
même à la gorge et commence à serrer. Isabelle s’efforce de contrôler sa
peur. « Vas-y, tue-moi… » Nina s’arrête net. C’est ce qu’elle attend : qu’on
lui rappelle toujours les limites. Elle se sent alors aimée et respectée. Et
dans ces cas-là, se montre profondément généreuse. Insuffle cette bonté aux
autres. Elle est curieuse, s’intéresse même à chacun des petits procès
d’Isabelle, la porte, l’encourage, lui donne confiance. Il y a chez elle
quelque chose de l’ordre de la tutelle, de la protection. D’ailleurs, Isabelle
l’appelle My Black Mummy. « C’était quelqu’un qui vous galvanisait. Et qui
agrandissait le monde. Un rempart contre la médiocrité. »

*
À Bouc-Bel-Air, pourtant, Nina n’est pas très entourée. Isabelle travaille.
Gerrit habite en Hollande et Raymond à Paris. Tous s’efforcent de lui
rendre visite le plus souvent possible pour qu’elle ne reste pas trop
longtemps seule. Raymond et Gerrit savent bien que Nina peut être
dangereuse lorsqu’elle est livrée à elle-même. Un jour, sans le faire exprès,
elle a mis le feu à sa cuisine. Parfois, elle reste assise sans bouger pendant
des heures dans le salon sombre, fumant cigarette sur cigarette – des Kool
Filters mentholées – et constamment enveloppée d’un épais nuage de
fumée. Lorsqu’ils arrivent chez elle, Gerrit ou Raymond la trouvent souvent
affalée devant un tas d’assiettes sales, de paquets de cigarettes vides et de
bouteilles d’alcool à moitié entamées. Son petit chien Shadow dort sur ses
genoux. « Je voudrais qu’on lui apprenne à attaquer », regrette-t-elle.
Lorsqu’elle les voit arriver, sa réaction peut varier de l’excitation joyeuse –
elle leur saute dans les bras comme une petite fille – à l’indifférence la plus
totale. Dans ses mauvais jours, elle ne daigne même pas soulever sa
carcasse imbibée d’alcool, ni même un sourcil. Elle reste clouée dans son
fauteuil, le regard noir, menaçant, les traits de son visage durs comme la
pierre. De sa voix rauque, elle grogne des jurons inaudibles. Raymond et
Gerrit comprennent alors qu’elle n’a pas pris ses médicaments. Qu’il va
falloir marcher sur des œufs. Que chaque mot peut donner lieu à un
tonnerre d’insultes. Qu’elle peut exploser à tout moment et qu’elle n’aura
aucune pitié. Il leur suffit d’un mot, d’une réflexion déplacée – l’appeler
simplement « Nina » au lieu de « Docteur Simone », par exemple – pour
qu’elle se mette hors d’elle. Ses yeux lancent alors des éclairs. Son regard
fou s’imprime dans les esprits comme une marque au fer rouge. Dans ces
moments-là, Gerrit et Raymond n’ont qu’un objectif : arriver à faire prendre
à Nina ses médicaments sans qu’elle s’en aperçoive, les mixer dans ses
aliments, calmer la bête féroce.

*
Les moins aguerris peuvent y laisser des plumes. Comme Paul
Robinson, le batteur londonien. Un jour, Nina l’appelle à Londres depuis
Bouc-Bel-Air. « Viens chez moi en Provence, il faut absolument qu’on
répète… » Qu’on répète ? Paul n’a encore jamais entendu Nina réclamer
une répétition… Quelque chose doit clocher. D’autant que sa voix n’est pas
tout à fait comme d’habitude, elle est plus grave, plus masculine. Il prend sa
voiture et fait la route depuis Londres jusqu’à Bouc-Bel-Air tout en se
promettant de rester sur ses gardes. Il sonne à la grille de la maison de Nina.
Pas de réponse. Dix minutes. Quinze minutes. Toujours rien. Il entend
Shadow, le chien de Nina, aboyer dans le jardin. Finalement, au bout de
vingt minutes, Nina arrive. Elle porte des lunettes noires, un grand imper
qui la fait ressembler à l’inspecteur Columbo, et un crayon est planté dans
les cheveux. Hi darlin’. Let’s go to the house. Elle a l’air plutôt calme. Paul
est rassuré. Dans le salon, elle baisse ses lunettes de soleil, regarde Paul
d’un air solennel et sur un ton d’imploration demande :
« Est-ce que tu peux m’aider ?
– À faire quoi ?
– Cette lampe est cassée. Peux-tu la réparer ? »
Paul comprend qu’elle ne l’a pas fait venir de Londres pour répéter mais
pour… réparer sa foutue lampe ! Stupéfait, il hésite. Il ne peut pas dire non
car elle va se mettre dans tous ses états. Mais s’il accepte, il risque de se
fourrer dans une sale situation. Il dit qu’il va jeter un coup d’œil et tous
deux se mettent en route vers le supermarché en quête d’une ampoule.
Pendant le trajet, Nina emprunte le portable de Paul pour appeler Los
Angeles, elle engueule un type à l’autre bout du fil : Give him 50 fucking
dollars… ! Elle est de mauvaise humeur. Au parking, un petit garçon joue
avec un revolver en plastique qu’il pointe sur Nina. Mauvaise idée. Elle lui
hurle des injures en anglais. Paul lui propose de s’asseoir dans un café et de
l’attendre pendant qu’il s’occupe de la lampe. Mais lorsqu’il revient, il voit
de loin qu’elle s’est embrouillée avec deux agents de sécurité. Nina
demande à Paul de la conduire à Aix-en-Provence pour qu’elle s’achète une
arme à feu. Paul a l’impression de devenir fou. Soudain, une idée s’impose
à lui, comme une évidence. Un réflexe vital. Fuir. Fuir au plus vite. Pendant
que Nina harangue les agents, il récupère sa voiture, arrive chez elle,
escalade la grille sous l’œil effaré des voisins, récupère sa batterie, remet la
lampe en place. Plus aucun signe de son passage. « Il ne restait rien, raconte
Paul Robinson. Aucune trace. Je me suis dit : Nina pensera peut-être que je
ne suis jamais venu. Que tout ça n’était qu’un rêve. Et j’ai remis tout de
suite le cap sur Londres 3. »

*
24 août 1995. « Huit mois de prison avec sursis pour la chanteuse Nina
Simone », titre le journal Libération. Suivent ces quelques lignes de brève :

Aix-en-Provence, envoyé spécial.


Nina Simone n’ira pas en prison. Le tribunal de grande instance d’Aix-
en-Provence qui l’a condamnée hier à huit mois de prison lui a accordé le
sursis. L’artiste américaine était poursuivie pour avoir légèrement blessé un
garçon de quinze ans d’un coup de pistolet à grenaille, le 25 juillet.
Un coup de pistolet à grenaille. Un seul coup sec. Un léger écho
répercutant la détonation. Puis le silence. Et pour Nina, le soulagement. Ce
jour-là, elle passe des coups de fil au bord de sa piscine. Dans le jardin
voisin, de l’autre côté de la haie, deux adolescents s’amusent à imiter son
accent américain. Elle leur hurle de se taire. Shut up you stupid children !
Décidément, elle déteste les enfants. Bons qu’à piailler. Et leurs rires ne
font qu’aiguiser sa hargne. Un peu plus tard, en fin d’après-midi, Nina se
met au piano. Elle joue du Bach et du Beethoven. Depuis l’extérieur, les
rires des adolescents lui parviennent encore. Elle bout de colère. Et
lorsqu’elle leur demande de se taire une énième fois, ils la traitent de « sale
Noire » et de « guenon ». Alors Nina explose. Elle se lève, grimpe les
escaliers de sa maison et sort du tiroir de sa table de nuit son pistolet à
grenaille. Il est dix-neuf heures. Elle tire. Une seule cartouche à travers la
haie. Les rires stoppent net, remplacés par un cri de douleur. Elle a
visiblement atteint sa cible. Elle repose le pistolet, satisfaite. Quelques
minutes plus tard, des sirènes de police retentissent devant chez elle. On
l’arrête. Lors de son procès, c’est maître Gharbi-Terrin, son amie avocate,
qui la défend. Elle met en avant « des raisons de santé expliquant ce geste
incontrôlé ». Quant à Nina, elle affirme ne pas le regretter. Elle était
fatiguée for God’s sake ! « Je hais les enfants. Ce gosse n’avait qu’à
apprendre à se tenir tranquille quand je travaille mon piano. »
Malgré les propos de sa cliente, maître Gharbi-Terrin fait tant et si bien
que la victime est indemnisée et Nina bénéficie d’une dispense de peine. La
chanteuse n’en revient pas. « Guilty but no penalty, comment est-ce
possible ? » Elle voudrait remercier son avocate. Mais comment ? Quelque
temps plus tard, elle doit se rendre en Afrique du Sud aux quatre-vingts ans
du président Nelson Mandela. Qu’à cela ne tienne. Isabelle Gharbi-Terrin
propose de se glisser dans les valises de Nina. Celle-ci proteste :
impossible, les invités sont triés sur le volet, leur nombre est compté. À
moins que… À force d’opiniâtreté, Nina finit par faire passer Isabelle pour
son infirmière personnelle et en juillet 1998 les deux femmes sont aux côtés
de Michael Jackson – pour qui Nina a une grande admiration –, de Naomi
Campbell et de Stevie Wonder, à l’anniversaire du prix Nobel de la paix.
Après la cérémonie, Nina donne une conférence de presse. La rumeur court
que Mandela va se marier ou qu’il vient de le faire. Avec Graça Machel, la
veuve de l’ex-président du Mozambique. Nina insiste auprès des
journalistes : « Est-il marié, oui ou non ? » Elle y revient sans cesse dans
l’interview, si bien que l’un d’eux finit par lui demander en quoi cela
l’intéresse tant. « Parce que s’il n’est pas marié, j’ai toutes mes chances… »
Ce n’est pas de l’humour. Nina le pense sans doute vraiment.
« Tu n’imagines pas la souffrance qui est la mienne, ma solitude… »,
confie-t-elle à Isabelle. Et lorsque cette dernière lui raconte l’histoire de
Van Gogh qui dans une terrible détresse psychique s’est un jour tranché
l’oreille, Nina réplique : « Comme j’aurais voulu connaître Van Gogh : avec
lui, j’en suis sûre, j’aurais pu communiquer. »

*
1995. Cette année-là, suite à une longue et éprouvante bataille judiciaire,
Nina récupère les droits de propriété de cinquante-deux de ses
enregistrements. Cette même année, son grand frère Carrol intervient pour
la faire interner dans un hôpital psychiatrique à Los Angeles. C’est là, dans
l’hôpital californien, que Nina rencontre un certain Clifton. Clifton
Henderson, un jeune homme noir d’une trentaine d’années. Un homme
d’une rare beauté. Les traits fins, la peau soyeuse, les yeux en amande. Il
s’occupe du nettoyage de l’hôpital mais Nina le prend pour un aide-
soignant. Elle passe toutes ses journées en sa compagnie. Lorsque, après
trois mois d’hospitalisation, les médecins l’autorisent enfin à sortir, elle
veut rentrer avec Clifton. Elle s’est mis cette idée en tête et elle insiste
auprès de lui pour qu’il l’accompagne en France. Et qu’il devienne son
aide-soignant personnel à Bouc-Bel-Air. Clifton accepte, ravi de
l’opportunité. Nina téléphone à Raymond pour le prévenir : « J’arrive à
Bouc-Bel-Air avec mon assistant qui est docteur. »
À cette période, Raymond est épuisé par les années passées auprès de
Nina. La nouvelle le soulage. Il va enfin pouvoir déléguer son travail et se
reposer un peu. Il le regrettera amèrement. « Peut-être que c’est de ma faute
si… Peut-être que je n’aurais pas dû laisser Nina avec Clifton… dira
Raymond vingt-deux ans plus tard. À l’époque, je ne savais pas… Je ne
pouvais pas savoir 4… »
Savoir quoi ? « Que Clifton était instable lui aussi. Qu’il risquait de tuer
Nina. »

*
Clifton a d’abord emménagé chez Nina à Bouc-Bel-Air, puis il l’a aidée
à s’installer dans une nouvelle maison – plus lumineuse et plus agréable que
la précédente – à Carry-le-Rouet, sur la Côte bleue, à quelques kilomètres
de Marseille. Il habite avec elle et s’en occupe à plein temps. Il la nourrit,
nettoie la maison. Il boit beaucoup aussi. À cette période, à la fin des années
1990, Nina a repris les concerts. À Paris, Londres, Nice, Hambourg, et
même au Brésil, à Rio de Janeiro et São Paulo. Au départ, Raymond et
Gerrit sont présents, et même parfois Sam, lorsqu’il n’est pas pris aux États-
Unis. Mais, peu à peu, Clifton parvient à évincer les anciens managers.
Progressivement, il se met à gérer lui-même les représentations. Il a même
engagé l’une de ses connaissances – un espagnol du nom de Javier
Collado – comme guitariste pour accompagner Nina sur scène : Javier, un
homme bien mais un mauvais guitariste. Autrefois, Nina n’aurait jamais
accepté de se produire avec lui. Aujourd’hui, pourtant, elle est trop faible
pour protester. Trop faible aussi pour se débarrasser de Clifton. Mois après
mois, il prend le contrôle de sa vie, de son emploi du temps, de son argent.
Lorsque Raymond ou Gerrit appellent, c’est Clifton qui décroche : il
affirme que Nina n’est pas là. Nina se plaint que Gerrit et Raymond ne
téléphonent jamais et ne lui rendent plus visite.
Un jour, elle surprend Clifton en train de fouiller dans l’un des tiroirs de
sa chambre, extrayant des liasses de dollars et les glissant dans sa poche.
Elle ne dit rien. Elle est si lasse, si dépendante. Que ferait-elle sans lui de
toute façon ? Elle se laisserait dépérir. Et puis, elle est persuadée que
Clifton a des compétences médicales et qu’elle a besoin de lui… Une autre
fois, il prétend qu’il doit retourner aux États-Unis pour quelques jours, pour
rendre visite à sa mère malade. Il lui demande de l’argent pour le billet
d’avion. Nina le lui donne. Il lui a laissé de quoi manger pour plusieurs
jours. En réalité, Clifton ne se rend pas en Amérique, il est dans un
appartement qu’il a loué à Carry-le-Rouet, à quelques mètres de chez Nina.
Les journées passent. Comme des impasses. Des journées entières où Nina
est allongée sur son lit du premier étage, plongée dans une morne torpeur,
incapable de soulever son corps douloureux. Il règne une odeur âpre dans la
pénombre de cette chambre. Et Nina s’enlise dans ses mauvais rêves. Plus
terrifiants les uns que les autres. Des cauchemars peuplés de visages
menaçants, sinistres, meurtriers. Elle se tourne et se retourne dans ses draps
trempés de sueur. Tenaillée par les peurs et l’angoisse. Incapable de trouver
le calme. Et elle se voit comme ça. Misérable, neurasthénique, foutue, voilà
ce que je suis devenue, se dit-elle. Elle sent ses boyaux se nouer et son
corps couler à pic, sans personne pour lui jeter une bouée de sauvetage. Elle
a beau gesticuler, se tordre, se plier de douleur – cette fois ce sont bien des
maux physiques qui la torturent et elle ne sait pas pourquoi –, elle a mal, si
mal au sein, elle a beau hurler à la mort, ses appels résonnent dans un
silence assourdissant. Lorsque la douleur s’apaise enfin, un sentiment
étrange, irréel, s’empare d’elle. Comme si rien de sa vie d’avant n’avait
jamais existé. Comme si sa solitude faisait disparaître tout ce qu’elle avait
construit par le passé. Elle tente de se raccrocher à ses souvenirs. Essaye de
se rappeler. Mais, comme c’est effrayant, rien… absolument rien ne vient.
Sa tête : une coquille vide. Alors, ses obsessions finissent par reprendre le
dessus. Elle se perd dans de nouveaux délires. Elle voit des armes pointées
sur elle. Des armées d’assassins. Patauge dans une mare noire et visqueuse.
Se noie. Puis se réveille brusquement, le visage dégoulinant de sueur, les
mains moites. Elle s’empresse d’ouvrir le tiroir de sa table de nuit pour
vérifier que son pistolet à grenaille, son 9 millimètres, est bien là. Son seul
moyen de défense. Puis elle se rendort et retombe dans le gouffre sans fond,
noir, si noir, qui l’aspire et l’engloutit dans l’abîme vertigineux de ses
paniques infinies.
Quand elle rouvre les yeux, dans un sursaut, Clifton est penché sur elle,
une serviette humide dans les mains, épongeant son front. Un médecin
prend son pouls et sa température. « Madame Simone, ça va aller. » Elle se
tord, se retourne, se masse le sein. Sa poitrine est si douloureuse. Depuis
plusieurs semaines, une boule est apparue sur l’un de ses seins. « Qu’est-ce
que vous avez là, Miss Simone ? Laissez-moi voir. » Elle repousse le
docteur dans un grognement. « Non, non, ce n’est rien. » Nina n’a plus
confiance en personne. Une fois de plus, elle est seule. Seule avec cette
grosseur de mauvais augure.

*
Car bien sûr ce n’est pas rien. Cette boule, c’est une tumeur. Un cancer
du sein. Nina est diagnostiquée à la fin des années 1990. Mais Clifton,
semble-t-il, ne l’incite pas à se faire opérer. Nina est perdue. Et le temps
passe.
Jusqu’à ce qu’elle rencontre le docteur Hervé Kadji, chirurgien à la
clinique Axium à Aix-en-Provence. C’est lui qui va l’opérer. « Son cancer
du sein était extrêmement avancé avec de nombreuses métastases
ganglionnaires », se souvient-il 5. À tel point que quelques mois plus tard
seulement, il faut l’opérer de nouveau. Amputation du sein. À l’hôpital, elle
fait preuve d’une dignité impressionnante. Elle est décidée à se soigner
jusqu’au bout, à lutter sans relâche. Elle n’est pas prête cependant à faire
une croix sur son confort : tous les matins, elle réclame à la même heure ses
œufs au bacon avec toasts comme dans un hôtel cinq étoiles. Cela fait rire
les infirmières. Pourtant, à d’autres moments, elle peut se montrer
impérieuse et cassante avec elles. Elle se promène même à moitié nue dans
les couloirs de la clinique, se moque éperdument des règles. « Elle se
comportait comme la star qu’elle était, affirme le docteur Kadji. Elle se
croyait tout permis, mais c’était un jeu. Un jeu de séduction quand il y avait
du public. Une manière de montrer aussi qu’elle était bien au-dessus de la
mêlée 6. » Au-dessus de la mêlée mais profondément isolée. Les soignants
ne parlent pas sa langue. À la clinique, rares sont ceux qui viennent lui
rendre visite.
Pas même Lisa ? Cela fait plusieurs années que Nina ne la voit plus.
Depuis que Lisa a quitté l’Europe pour retourner aux États-Unis, elle s’est
engagée dans l’armée. Elle a tourné le dos à son passé. À la musique aussi,
pour le moment. D’ailleurs, Nina – sans doute à cause de ses relations
douloureuses avec l’industrie musicale – ne l’a jamais encouragée dans
cette voie. Lorsque Lisa était adolescente, elle chantait en permanence, elle
avait même confié à sa mère son envie de devenir chanteuse. Nina s’était
allumé une cigarette et, en tirant une bouffée, demandé avec réticence :
« Mais pourquoi ? » Alors, à dix-huit ans, Lisa est devenue ingénieure et a
travaillé pendant dix ans pour l’armée. Mais comme si une force irrésistible
la ramenait vers la musique, elle a fini par se remettre à chanter. « Child In
Me » – « L’enfant en moi » –, c’est le titre de sa première chanson,
composée à trente ans. « Dans les paroles, je disais qu’il y avait toujours un
enfant en moi, précise Lisa. Un enfant qui continuait de pleurer. Dans cette
chanson, je faisais couler toutes les larmes que je n’avais jamais pleurées
dans mon enfance 7. » Cette chanson, sans doute a-t-elle l’intention de la
chanter devant sa mère, en vue d’une possible réconciliation. Mais Nina
n’est pas encourageante. Elle ne se déplace pas pour rendre visite à sa fille
aux États-Unis. Sauf une fois : malgré son cancer, en 1999, elle se rend à
Chicago pour voir sa petite-fille, la fille de Lisa, qui vient de naître. « Nous
sommes allées ensuite dans un studio de répétition, se souvient Lisa. Elle
jouait du piano et je chantais ses chansons. “Je ne savais pas que tu
connaissais aussi bien ma musique !” m’a-t-elle dit. Je lui ai répondu que je
baignais dedans depuis toujours. En fait, elle ne s’en était jamais rendu
compte 8. »

*
À Carry-le-Rouet, pourtant, Lisa ne vient presque jamais. Et quand sa
mère est malade, nul ne se souvient de l’avoir croisée dans les couloirs de la
clinique. Nina est d’autant plus seule que lorsqu’elle rentre chez elle,
Clifton resserre encore l’étau. Il l’empêche de voir ses derniers amis.
« Désolé, Nina n’est pas là, elle est à l’hôpital », assure-t-il un jour à Gerrit
venu lui rendre visite. Mais Gerrit s’entête : « Je ne partirai pas tant qu’elle
ne sera pas revenue. » Depuis sa chambre à l’étage, Nina entend la voix de
son ami. « Gerrit, Gerrit », crie-t-elle. Il passe plusieurs jours à son chevet,
lui serre la main pendant qu’elle dort. « Gerrit, je vais mourir à soixante-dix
ans, parce que après ce n’est que de la douleur », lui confie-t-elle comme en
présage. Longuement, elle le fixe de ses yeux tristes. Après son départ,
Nina lui écrira de sa belle écriture tremblée : « C’était tellement bien de te
voir, Gerrit, tu es l’amour de ma vie. »
Nina photographiée par Gerrit de Bruin, 1991.
17

Délivrances

« Comment faire pour amener un autre être à


comprendre ce qui se passe au dedans de vous ? »
ALBERT COSSERY

Paris, 8 juin 2001. Palais des Congrès.


Nina donne son dernier concert parisien. Dans les coulisses, chacun sait
qu’elle va mal, que le cancer la ronge – on craint qu’elle ne parvienne ni à
jouer ni à chanter. Raymond, Samuel, Gerrit, tous sont là, derrière la scène.
Ils avaient demandé à Clifton de ne pas la faire jouer : trop malade, trop
fatiguée, elle ne tiendrait pas. Désormais, tous sont là, priant pour que le
concert se déroule au mieux, pour qu’elle arrive au bout. Dans la salle
pleine à craquer, le public ne se doute de rien ; il n’imagine pas qu’il
s’apprête à assister au drame ultime de Nina Simone.
À pas lourds, Nina traîne son corps massif jusqu’au piano et se met à
jouer. Un jeu fébrile, tourmenté. Mais elle joue à côté. Chaque note, chaque
mot, semble un supplice. Comme s’il lui fallait réunir toutes
ses forces, toute son énergie, pour puiser au plus profond d’elle les derniers
soupçons de vitalité qui lui restent. Comment qualifier ces sons qui naissent
sous ses doigts écorchés, qui sortent de sa bouche crispée ? Ce ne sont pas
des notes, pas des paroles, plutôt des gémissements insoutenables.
Des sanglots à broyer les entrailles. La bouche pâteuse, déformée, Nina va
chercher un dernier souffle au tréfonds de son corps fiévreux. Elle chante
faux. C’est une tentative désespérée, elle y met toute son âme, un
acharnement incroyable. Elle lutte avec le piano, comme si elle voulait
absolument se faire comprendre une dernière fois. Mais ses doigts, sa voix,
ne lui appartiennent déjà plus. Elle ressemble à un supplicié sur son chemin
de douleur.
Dans l’assemblée, pas un mot. Silence religieux. Personne n’ose respirer.
Chacun se tient immobile, comme paralysé, pétrifié, les yeux rivés sur Nina
Simone, dans un mélange d’attendrissement et de terreur. Comme attendant
la résolution du drame. Tous tremblent avec elle. Ce soir-là, sur scène, elle
semble livrer le témoignage de ce qu’a été sa vie. Apparaissant tour à tour
comme une femme meurtrie, malade, torturée, mais aussi héroïque,
désespérée, sublime. Dans ses yeux brille le courage de celle qui s’est
battue pour son peuple, ses épaules portent le poids du sacrifice, ses mains
dégagent une noblesse et une dignité sans pareilles. Dans le public, des
larmes coulent sur les joues, des larmes pour cette femme de génie blessée,
déchirée, naufragée. Même les musiciens qui l’accompagnent sur scène ne
peuvent s’empêcher de sangloter. La batterie, les percussions, la guitare,
résonnent comme un pilier pour la soutenir, pour l’empêcher de s’écrouler.
Dans les coulisses, Gerrit, Samuel, Raymond se tiennent la main. Ils
pleurent eux aussi.
Nina se débat, résiste, lutte sans jamais se résigner, jusqu’à l’instant
fatidique. La scène fait penser aux derniers concerts de Louis Armstrong
tels que les raconte son manager et ami le clarinettiste Mezz Mezzrow dans
Really The Blues 1. Lorsque le grand Louis joue et joue encore malgré ses
lèvres déchirées et sa bouche ensanglantée. Son dernier morceau, Nina
cherche à l’élever jusqu’à un paroxysme. Suivant un crescendo agonisant,
une progression torturée, vers un point culminant qu’elle semble ne jamais
pouvoir atteindre. Elle se démène avec les touches. Elle tient les notes
pendant d’interminables secondes, chantant de tous ses poumons, de toute
son âme, tous ses muscles tendus vers cet acmé. C’est comme si elle
s’arrachait le cœur et le posait sur le piano, palpitant et sanglant, exposé aux
yeux de tous. Il y a dans cet ultime concert parisien un concentré de
détresse humaine. Le dernier hurlement d’un condamné à mort. La plainte
d’une âme aspirée par les entrailles de la terre et comme déjà en proie aux
fantasmes de l’au-delà.
Lorsque enfin elle plaque le dernier accord, de grosses gouttes perlent
sur son front. Ruisselante de sueur, les yeux brillants de fièvre, elle relève la
tête, tandis que l’assemblée explose dans un tonnerre d’applaudissements et
de soulagement. Nina parvient à se lever, elle s’avance au-devant de la
scène. Salue. Sourit à tous ces gens. Un sourire qui contient autant de
satisfaction que de mélancolie. Elle sait que c’est la dernière fois qu’elle les
voit.
Quelques minutes plus tard, Raymond la retrouve dans sa loge. Elle
s’affale sur un fauteuil et se met à rire en s’essuyant le crâne. « Hahaha, tu
vois, mon vieux. Je l’ai fait. » I did it 2 !

*
I did it.
Ce concert au Palais des Congrès, cet ultime rendez-vous parisien, est
comme un point d’orgue à la fin d’une partition. Dieu sait ce qu’il lui en
aura coûté, mais elle l’a fait. Elle est allée jusqu’au bout. Était-ce bon, était-
ce mauvais ? Elle ne se pose pas la question : elle a donné tout ce qu’elle
pouvait encore donner à ce public qui était là, en communion avec elle. Du
moins, c’est l’impression qu’elle a eue. Et cette sensation si apaisante – I
did it –, Nina l’a enfouie au creux d’elle-même. Quand les démons
reviennent, ou la douleur de la maladie, elle ferme les paupières, et cette
idée la soulage presque autant que ses médicaments.
Il lui arrive même, ces derniers temps, de plonger dans des rêves
heureux. L’un d’eux revient comme un leitmotiv. La maison est
parfaitement silencieuse. Clifton n’est pas là. Nina se réveille seule, dans la
chambre de Carry-le-Rouet baignée par le soleil. Et elle se sent bien.
Doucement, elle s’extirpe des draps, enfile ses pantoufles, descend à tâtons
les escaliers. Son Steinway trône fièrement dans le salon. Elle se hisse sur le
tabouret, attend, réfléchit, respire. Presque magiquement, quelque chose lui
revient. Quelque chose de très ancien. D’indestructible. C’est le cantique
que sa mère chantait lorsqu’elle était petite. Celui qu’elle adorait l’entendre
fredonner. « God Be With You Till We Meet Again ». N’est-ce pas le socle
de sa musique et de sa vie ? Cette mélodie qui a toujours été en elle, Nina la
joue sans réfléchir. Avec la fraîcheur, l’innocence, la pureté de la première
fois. Dans le salon sombre et délabré de Carry-le-Rouet, Nina a trois ans.
Elle est à Tryon, les jambes ballantes sur la chaise paillée surélevée par des
coussins, et elle retrouve cette ferveur incroyable de la Holiness Church,
l’atmosphère mystique de l’église, ses odeurs de cire, ses voix, ses couleurs.
Elle sent la présence de sa mère, tout près. Elle aperçoit son père qui
l’encourage du regard.

God be with you till we meet again


When life’s perils thick confound you
Put his arms unfailing round you 3.

Les percussions, les chœurs et les cris, les applaudissements et les longs
amen, tout se mélange dans ce rêve, tandis que les doigts de Nina volent sur
les touches sans le moindre effort, comme animés par une force extérieure.
Celle-là même qui la guidait lorsqu’elle jouait, enfant, exaltée et sereine.
Nina-Eunice. Devant le Steinway, il n’y a plus qu’une petite fille
transportée par la musique – son langage à elle – et peu importe que les
autres le comprennent ou non, puisqu’elle est tout à fait elle désormais. Elle
se sent libre, une et entière. Elle ouvre le chemin aux fidèles. Et elle sourit.

God I’m ready, you can take me now


I have no fear 4.

Et elle repense tout bas : This is what freedom is : no fear.

*
Le 21 avril 2003, à tout juste soixante-dix ans, Nina Simone s’éteint
dans son sommeil à Carry-le-Rouet. Quelques jours plus tôt, elle avait reçu
un courrier en provenance de Philadelphie. Une lettre du Curtis Institute of
Music. Elle avait déchiré l’enveloppe fébrilement, et lu :

Nina Simone
Docteur honoris causa en musique
CURTIS INSTITUTE OF MUSIC
Notes

1
Eunice
1. Nina Simone, I Put A Spell On You, avec Stephen Cleary, Da Capo Press, 1991.
2. Ibid.
3. « The Darktown Strutters’ Ball » est une chanson écrite en 1917 par un parolier noir, Shelton
Brooks. La chanson est rapidement devenue un standard de jazz – bien qu’on l’associe à la black
urban underclass et à une forme de transgression.
4. « Je serai en bas pour venir te chercher en taxi, chérie / Sois prête à huit heures et demie / Ma
chère, ne sois pas en retard / Je veux être là-bas lorsque le groupe commence à jouer / Souviens-toi,
baby, quand on arrive / que je vais danser tout le temps / Je vais danser jusqu’à user mes chaussures /
Lorsqu’ils joueront le blues de Jerry Roll / Demain soir au bal du Darktown Strutter. »
5. Nina Simone, I Put A Spell On You, op. cit.
6. Ibid.
7. Interview de Samuel Waymon par les auteures, à Nyack, en août 2017.
8. Interview de Nina Simone, Down Beat, 11 janvier 1968.
9. Ibid.

2
Une blanche égale deux noires
1. Strange Fruit, poème écrit par Abel Meeropol (connu également sous le nom de Lewis Allan) en
1937, chanté pour la première fois par Billie Holiday en 1939.
2. « Les enfants, le talent que vous avez est un don de Dieu. Si vous ne vous l’utilisez pas, vous le
perdrez. Alors n’en abusez pas. » Interview de Samuel Waymon par les auteures, à Nyack, en
août 2017.
3. Toni Morrison, The Bluest Eye, 1970, trad. française, L’Œil le plus bleu, 10/18, 2008.
4. Émission « Les Nuits de Lavige », « Au tempo des musiques noires », France Inter, 26 juin 2012.
5. Nina Simone, I Put A Spell On You, op. cit.
6. She was petite, like a little bird. When she opened her mouth and talked in her delicate english
accent, I wanted to pick her up and put her in my mouth, she was so sweet and pretty. Nina Simone, I
Put a Spell On You, op. cit.
7. Ibid.
8. « Love Me or Leave Me », interprété par Nina Simone sur le plateau de « The Ed Sullivan Show »,
11 septembre 1960. https://www.youtube.com/watch?v=0WHHW8PrF6Q.
9. Nina Simone, I Put A Spell On You, op. cit.
10. « Non, pas comme ça, Eunice. Reste concentrée, s’il te plaît. Tu dois jouer comme ça, Bach aurait
voulu que ce soit joué comme ça. » Propos rapportés par James Payne, ami d’enfance de Nina
Simone, interviewé par les auteures, à Tryon, en juillet 2017.
11. Interview de James Payne par les auteures, à Tryon, en juillet 2017.
12. Nina Simone, I Put A Spell On You, op. cit.

3
Le choix d’Eunice
1. Nina Simone, I Put A Spell On You, op. cit.
2. Ibid.
3. Jeff L. Lieberman, The Amazing Nina Simone, documentaire, 2015.
4. Nadine Cohodas, Princess Noire. The Tumultuous Reign of Nina Simone, 2012.
5. Jeff L. Lieberman, The Amazing Nina Simone, op. cit.
6. Nadine Cohodas, Princess Noire, op. cit.
7. « Oui je pars avec elle, tu n’es pas là. Tu n’es pas là et tu me manques trop. » Nina Simone, I Put A
Spell On You, op. cit.
5
La musique du diable
1. Frank Lords, Nina Simone. The Legend, documentaire, 1990.
2. Nina Simone, I Put A Spell On You, op. cit.
3. Ibid.
4. Ibid.
5. Ibid.
6. Interview de Nina Simone, magazine Rogue, mars 1960.
7. « Je n’ai aucune d’idée d’où j’ai sorti Simone. »
8. « On dit qu’au début de votre vie vous avez eu une histoire d’amour / Et que votre cœur s’est
enflammé / Cette flamme a vacillé un jour et s’est éteinte / Puis, au fond de vos yeux ce fut la
désillusion / Vous avez appris que les amoureux fous deviennent vite sages / On peut dire que les
années vous ont fait changer / Je vous vois / fumer, boire, ne jamais penser à demain, nonchalante. »
« Sophisticated Lady », Duke Ellington.
9. Nina Simone, I Put A Spell On You, op. cit.
10. James Baldwin, Just Above My Head, 1979, trad. française, Harlem Quartet, Stock, 1987.
11. « Des diamants qui brillent, danser, dîner avec un homme au restaurant / Est-ce vraiment ce que
vous voulez ? / Non, vous, la dame sophistiquée / je le sais, vous oubliez l’amour que vous avez
perdu il y a longtemps / Et quand il n’y a personne près de vous, vous pleurez. » « Sophisticated
Lady », Duke Ellington.
12. Nina Simone, I Put A Spell On You, op. cit.
13. Ibid.
14. Interview de Paul Bryan, directeur du Curtis Institute of Music, par les auteures, à Philadelphie,
en août 2017.
15. Nina Simone, I Put A Spell On You, op. cit.
16. Liz Garbus, What Happened Miss Simone ?, documentaire Netflix, 2015.
17. Interview de Samuel Waymon par les auteures, à Nyack, en août 2017.
18. Jeff L. Lieberman, The Amazing Nina Simone, op. cit.

6 « The ONE and ONLY Nina Simone »


1. « Je l’ai épousé parce que j’étais seule. Il ne s’est jamais rien passé avec Don Ross. On ne couchait
pas ensemble. Il était nul. C’était juste un sale type. » Nina Simone, I Put A Spell On You, op. cit.
2. « Je voudrais vous présenter quelqu’un que la plupart d’entre vous connaissent déjà, je crois. Nina
Simone. Elle est arrivée de nulle part et l’année dernière, elle a eu un immense succès, telle une star
d’enregistrement. » Hugh Hefner, émission « Playboy’s Penthouse », 24 novembre 1959.
3. Interview de Francis Marmande, critique de jazz, par les auteures, à Paris, en avril 2017.
4. Nina Simone, I Put A Spell On You, op. cit.
5. Alan Light, What Happened Miss Simone ? A biography, 2016.
6. « Nina Simone, une vie, une œuvre » sur France Culture, 8 mars 2014.
7. Alan Light, What Happened Miss Simone ?, op. cit.
8. Nina Simone, I Put A Spell On You, op. cit.
9. Alan Light, What Happened Miss Simone ?, op. cit.
10. Nina Simone, I Put A Spell On You, op. cit.
11. « Son visage si doux et merveilleusement beau / Les yeux les plus purs et les mains les plus
fortes / J’aime jusqu’au sol sur lequel il se tient / J’attends le moment où nous serons réunis tous les
deux. »
12. « L’autre femme prend le temps de se faire une manucure / L’autre femme est parfaite, là où sa
rivale échoue. »
13. « Donne-moi plus d’une caresse, apaise ma faim / Laisse le vent traverser ton cœur, il est
sauvage. Il est sauvage. »
14. Nina Simone, I Put A Spell On You, op. cit.
15. Anecdote racontée par Al Schackman dans le Huffington Post, « The person who Nina Simone
wanted to play her in a biopic might surprise you », 19 avril 2016.
16. James Baldwin, Simple Stakes A Claim, 1957.
17. Nina Simone, I Put A Spell On You, op. cit.
18. Association nationale pour la promotion des gens de couleur, créée en 1909.
19. James Baldwin, « Remember This House », texte inachevé, dans Raoul Peck, I Am Not Your
Negro, 2016.
20. James Baldwin, « Sweet Lorraine », The Price of the Ticket. Collected Nonfiction (1948-1985),
St. Martin’s/Marek, 1985.
21. Nina Simone, I Put A Spell On You, op. cit.
22. Liz Garbus, What Happened Miss Simone ?, op. cit.

7
Association de malfaiteurs

1. Interview d’Andrew Stroud par Joe Hagan, The Believer, juillet-août 2010.
2. Liz Garbus, What Happened Miss Simone ?, op. cit.
3. Alan Light, What Happened Miss Simone ?, op. cit.
4. Interview d’Andrew Stroud par Joe Hagan, The Believer, juillet-août 2010.
5. Alan Light, What Happened Miss Simone ?, op. cit.
6. Alan Light, What Happened Miss Simone ?, op. cit.
7. Nina Simone, I Put A Spell On You, op. cit.
8. Interview d’Andrew Stroud par Joe Hagan, The Believer, juillet-août 2010.
9. Alan Light, What Happened Miss Simone ?, op. cit.
10. Nina Simone, I Put A Spell On You, op. cit.
11. Ibid.
12. Alan Light, What Happened Miss Simone ?, op. cit.
13. Nina Simone interviewée au Morehouse College, 1968.
14. Nina Simone, I Put A Spell On You, op. cit.
15. Ibid.
16. Journal intime de Nina Simone, cité par Joe Hagan, The Believer, juillet-août 2010.
17. Alan Light, What Happened Miss Simone ?, op. cit.
18. Lettre de Nina Simone citée par Joe Hagan, The Believer, juillet-août 2010.
19. Nina Simone, I Put A Spell On You, op. cit.
20. Ibid.
21. Dossier de présentation du documentaire de Raoul Peck, I Am Not Your Negro, 2016.

8
Carnegie Hall
1. « C’est à toi maintenant. – Je sais, mais c’est Carnegie Hall quand même. – Ouais, c’est Carnegie
Hall. C’est ce que tu as toujours voulu faire, et tu y es, à tes propres conditions. Alors, là, tu pourrais
respirer un grand coup et venir. – Attends », Alan Light, What Happened Miss Simone ?, op. cit.
2. « Le soleil se couche et s’allonge dans le sang / La lune tisse des bandes d’or / Oh, vieux cygne
noir, où est mon amour ? »
3. Journal intime de Nina Simone, cité par Joe Hagan, The Believer, juillet-août 2010.
4. Nina Simone, I Put A Spell On You, op. cit.
9
Une bouffée de fureur
1. Nina Simone, I Put A Spell On You, op. cit.
2. Ibid.
3. « J’assume chaque mot de cette chanson. » « L’Alabama m’a rendue folle de rage / Le Tennessee
m’a fait perdre le sommeil / Et tout le monde sait ce qu’il en est du Mississippi, bon Dieu ! »
4. Nina Simone, I Put A Spell On You, op. cit.
5. Alan Light, What Happened Miss Simone ?, op. cit.
6. Débat à l’université de Cambridge, discours de James Baldwin, 1965.
7. Nina Simone, I Put A Spell On You, op. cit.
8. Ibid.
9. Ibid.
10. New York Public Television, 1968.
11. Interview de Nina Simone par Martin Bronstein, radio, CBC, 1966.
12. Journal intime de Nina Simone, cité par Joe Hagan, The Believer, juillet-août 2010.

10
Sur un fil
1. Journal intime de Nina Simone, cité par Joe Hagan, The Believer, juillet-août 2010.
2. Sylvia Hampton, David Nathan, Nina Simone. Break Down and Let It All Out, 2004.
3. Journal intime de Nina Simone, cité par Joe Hagan, The Believer, juillet-août 2010.
4. Nina Simone, I Put A Spell On You, op. cit.
5. Journal intime de Nina Simone, cité par Joe Hagan, The Believer, juillet-août 2010.
6. Dans l’album Broadway-Blues-Ballads. Chanson écrite par Bennie Benjamin, Gloria Caldwell et
Sol Marcus pour Nina Simone.
7. « Chéri, me comprends-tu maintenant ? / Si, parfois, tu vois que je suis en colère / Tu le sais bien :
aucun être humain ne peut être toujours un ange / Je ne suis qu’une âme aux intentions sincères / Oh
Seigneur, je ne veux pas être incomprise. »
8. Journal intime de Nina Simone, cité par Joe Hagan, The Believer, juillet-août 2010.
9. Ibid.
10. « Aimer est ce dont j’ai vraiment besoin / Pour avoir ton amour, je serais ton esclave / Donne-
m’en »
11. Interview de Samuel Waymon par les auteures, à Nyack, en août 2017.
12. Frank Lords, Nina Simone. The Legend, op. cit.

11 « Je ne suis pas non violente »

1. Liz Garbus, What Happened Miss Simone ?, op. cit.


2. Nina Simone, I Put A Spell On You, op. cit.
3. Interview de Nina Simone par Lilian Terry, radio, 1968.
4. James Baldwin, « Remember This House », texte inachevé, dans Raoul Peck, I Am Not Your
Negro, op. cit.
5. David Nelson, du groupe The Last Poets, « Are You Ready, Black People ? », 1968.
6. James Baldwin, Harlem Quartet, op. cit.
7. Interview de Nina Simone par Lloyd Bradley, « Nina Simone : Here comes trouble », Q,
novembre 1991.
8. « Who Am I ? », chanson du compositeur Leonard Bernstein écrite en 1950 pour la comédie
musicale Peter Pan.
9. Interview du pianiste et compositeur Camille El Bacha par les auteures, à Paris, en
novembre 2017.

12
Partir
1. Nina Simone, I Put A Spell On You, op. cit.
2. Interview d’Angela Davis par les auteures, à Nanterre, 3 mai 2018.

13
L’Afrique ou rentrer à la maison
1. Liz Garbus, What Happened Miss Simone ?, op. cit.
2. Nina Simone, I Put A Spell On You, op. cit.
3. Liz Garbus, What Happened Miss Simone ?, op. cit.
4. Ibid.
5. Ibid.
6. Interview de Zadie Smith par les auteures, à Londres, en mai 2018.

14
Nouveaux départs
1. Interview de Samuel Waymon par les auteures, à Nyack, en août 2017.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Interview de la psychiatre Raphaëlle Hirsch par les auteures, à Paris, en mai 2017.
5. Interview de Samuel Waymon par les auteures, à Nyack, en août 2017.
6. Interview de Raymond Gonzalez par les auteures, à Paris, entre mai 2017 et mars 2018.
7. Interview de Nina Simone à la Radio suisse romande, citée par David Brun-Lambert.
8. Interview de Paul Robinson par les auteures, à Londres, en octobre 2017.
9. Interview de Gerrit de Bruin par les auteures, en Hollande, en mai 2018.
10. « Quand Nina était heureuse, tout le monde était heureux. Et tout le monde voulait être avec
elle. » Interview de Samuel Waymon par les auteures, à Nyack, en août 2017.

15
Nina Simone, le grand retour

1. Richard Gianorio, « Nina Simone cherche millionnaire », France Soir, 10 février 1992.

16
Folie douce en Provence
1. Interview de maître Isabelle Gharbi-Terrin par les auteures, en janvier 2019.
2. Ibid.
3. Interview de Paul Robinson par les auteures, à Londres, en mai 2018.
4. Interview de Raymond Gonzalez par les auteures, à Paris, en novembre 2017.
5. Interview du docteur Hervé Kadji par les auteures, en janvier 2019.
6. Ibid.
7. Interview de Lisa Simone, La Vie, 9 juin 2017.
8. Ibid.

17
Délivrances
1. Mezz Mezzrow et Bernard Wolfe, Really The Blues, 1946, trad. française, La Rage de vivre, 1950.
2. Scène inspirée de Really The Blues de Mezz Mezzrow et Bernard Wolfe, op. cit.
3. « Que Dieu soit avec toi jusqu’à ce qu’on se revoie / Qu’il pose ses bras indéfectibles autour de
toi / Qu’il déchire la vague menaçante de la mort devant toi. »
4. « Viens maintenant, je t’attends. / Je n’ai pas peur. »
Sources et bibliographie

Interviews réalisées par les auteures


Interview de Toni Morrison, écrivaine, à New York, 24 août 2012.
Interview de Francis Marmande, critique musical, à Paris, avril 2017.
Interview de Frank Lords, réalisateur du documentaire The Legend, à
Arcachon, mai 2017.
Interview de Raphaëlle Hirsch, psychiatre, à Paris, mai 2017.
Interviews de Raymond Gonzalez, manager de Nina Simone, à Paris,
mai 2017, août 2017, septembre 2017, décembre 2017, mars 2018.
Interview de James Payne, ami d’enfance de Nina Simone, à Tryon,
juillet 2017.
Interview de Paul Bryan, directeur du Curtis Institute of Music, à
Philadelphie, août 2017.
Interview de Leopoldo Fleming, percussionniste de Nina Simone, à New
York, août 2017.
Interview de Crys Armbrust, directeur du Nina Simone Project, à Tryon,
août 2017.
Interview de Samuel Waymon, frère de Nina Simone, à Nyack, août 2017.
Interview du pasteur de l’église Saint-Luke de Tryon, à Tryon, août 2017.
Interview de Paul Robinson, batteur de Nina Simone, à Londres,
octobre 2017.
Interview de Camille El Bacha, pianiste et compositeur, à Paris,
novembre 2017.
Interview d’Angela Davis, auteure, activiste, militante des Black Panthers,
à Nanterre, 3 mai 2018.
Interview de Joe Hagan, journaliste, à New York, novembre 2018.
Interview d’Hervé Kadji, chirurgien, par téléphone, janvier 2019.
Interview d’Isabelle Gharbi-Terrin, avocate, amie de Nina de Nina Simone,
par téléphone, janvier 2019.

Archives
Archives de la Bibliothèque du Congrès, Washington.
Archives de Nina Simone conservées à Tryon, en Caroline du Nord, par
Crys Armbrust, président du Nina Simone Project.
Archives de Nina Simone, lettres et photographies conservées à Tryon, en
Caroline du Nord, par James Payne, ami d’enfance de Nina Simone.
Journal intime de Nina Simone, photocopié par Joe Hagan et publié dans
The Believer en 2010.
Lettres de Nina Simone à Gerrit de Bruin, archives personnelles de Gerrit
de Bruin.
Lettres de Nina Simone à James Baldwin, Schomburg Center for Research
in Black Culture, New York Public Library, New York.
Photographies et citations rassemblées dans l’ouvrage Black Is The Color
par Andrew Stroud, 2005.
« The Nina Simone Database », archives conservées sur Internet, recueillies
par Mauro Boscarol (www.boscarol.com).

Livres, émissions et films


Émission « The Ed Sullivan Show », 11 septembre 1960.
Down Beat, magazine, 11 janvier 1968.
James Baldwin, « Sweet Lorraine », The Price of the Ticket. Collected
Nonfiction (1948-1985), St. Martin’s/Marek, 1985.
–, Just Above My Head, 1979, trad. française de Christiane Besse, Harlem
Quartet, Stock, 1987.
Frank Lords, Nina Simone. The Legend, documentaire, 1990.
Nina Simone, Stephen Cleary, I Put A Spell On You. The Autobiography of
Nina Simone, Da Capo Press, 1991.
Sylvia Hampton, David Nathan, Nina Simone. Break Down and Let It All
Out, Sanctuary, 2004.
David Brun-Lambert, Nina Simone. Une vie, Flammarion, 2005.
The Believer, magazine, juillet-août 2010.
Nadine Cohodas, Princess Noire. The Tumultuous Reign of Nina Simone,
The University of North Carolina Press, 2012.
Émission « Les Nuits de Lavige », « Au tempo des musiques noires »,
France Inter, 26 juin 2012.
Émission « Nina Simone, une vie, une œuvre », France Culture, 8 mars
2014.
Liz Garbus, What Happened Miss Simone ?, documentaire, Netflix, 2015.
Jeff L. Lieberman, The Amazing Nina Simone, documentaire, 2015.
Alan Light, What Happened Miss Simone ? A Biography, Canongate, 2016.
Crédits photographiques

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Remerciements

Nous tenons à remercier tous ceux qui, par leurs témoignages, leur
confiance, leurs informations, leur avis, ont permis à ce livre d’exister.
Merci à la famille de Nina Simone, notamment à Lisa Simone, qui nous
a chaleureusement accueillies après un concert à L’Aigle et a accepté de
partager ses souvenirs. Merci à Samuel Waymon, le frère de Nina Simone,
rencontré à Nyack, aux États-Unis, et qui nous a confié des souvenirs très
personnels.
Merci à tous ceux qui furent les amis de Nina Simone, ceux qui l’ont
entourée et soutenue. Raymond Gonzalez, qui nous a reçues de nombreuses
fois chez lui à Paris et nous a permis de consulter des archives inédites.
Gerrit de Bruin, qui s’est longuement confié en Hollande et nous a donné
accès à ses archives personnelles. Paul Robinson et Leopoldo Fleming,
musiciens qui ont accompagné Nina, que nous avons rencontrés à Londres
et New York.
Merci à tous les « gardiens de la mémoire », qu’ils aient ou non connu
Nina Simone, mais qui nous ont permis de progresser dans notre enquête :
Crys Armbrust, président du Nina Simone Project à Tryon en Caroline du
Nord, qui nous a emmenées sur les hauteurs de Tryon, dans la maison
d’enfance de Nina Simone, au cimetière où sa famille est enterrée, dans
l’église où elle jouait enfant et dans le centre culturel où elle a donné son
premier récital à dix ans.
Merci à James Payne, ami d’enfance d’Eunice, Carrol et Harold
Waymon, qui nous a raconté avec émotion son enfance à Tryon, la
ségrégation, la relation d’Eunice avec Miz Mazzy.
Merci à Paul Bryan, le directeur du Curtis Institute of Music de
Philadelphie qui a accepté de nous ouvrir les archives de son établissement.
Merci au Centre de recherche Schomburg pour la culture noire de la New
York Public Library, qui nous a autorisées à consulter les archives
personnelles de James Baldwin. Merci aux grandes artistes et écrivaines qui
se sont confiées : Toni Morrison, Zadie Smith, Angela Davis.
Un grand merci à Yulian et à Camille El Bacha qui ont patiemment lu et
relu ce livre et qui nous ont donné de précieux conseils.
Merci enfin à notre éditrice, Nathalie Riché, qui nous a fait confiance et
nous a accompagnées dans cette aventure.
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