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Star paranoïaque, le génie de la trom-

pette dominait le monde dù jazz


depuis quarante ans. A soixante-
cinq ans, Miles Davis, musicien au
souffle pur dans _un ·corps
essoufflé, est mort de ses excès.

concert qui s'était proclamé historique, qui


le fut et ne fut que cela : la célébration par
Miles Davis de sa propre histoire musicale,
entouré des musiciens qu'il avait lancés, il y
a dix, vingt, trente ans. Ainsi aurons-nous
entendu Miles, pour la dernière fois, jouer
moins bien Dig, Aff Blue, Footprints, ln A
Silent Wayque lorsqu'il avait enregistré ces
thèmes, auxquels il ne touchait plus, parce
qu'ils étaient parfaitS dans leurs sillons d'ori·
gine et que lui s'intéressait à la musique d'à
présent, vulgarités comprises.
Ce n'est pas seulement pour l'argent
qu'il avait accepté de trahir ainsi son vrai
temps, le futur, qui est le temps même dù
jazz, c'est aussi par lassitude, cette fatigue
de l'ôgequi incline aux honneurs. On l'avait
fait, la veille, chevalier des Arts et Lettres, ou
de la Légion d'honneur, je ne sais plus, et si
les honneurs ne déshonorent pas toujours,
~ du moins ils pétrifient. La France avait
~ honoré Miles Davis bien plus que ne l'ont
~ jamais fait les Etats-Unis, auxquels le liait un
hl ressentiment féroce de Noir pour l'arro-
~ gante société blanche. Ainsi, le pays qui fut
~ pour ce violent celui de .la douceur aura
aussi donné le baiser de la mort au dandy
M/les,tnQnnequln GU visGge de sslgtlfHir
rebelle.
iles Davis est mort, et per- Quelques jours avant, il avait joué, au de matraque et de revolver avaient dessiné

M
sonne, dans le jazz, ne se même endroit, devant son orchestré habi- une carte de la souffrance, comme un por-
sent orphelin. li n'était pas tuel, un orchestre machinique, un orchestre trait de son âme et de la société améri-
une figure de Père, mais pour star, à la rythmique aussi inspirée caine. Je l'ai vu, un soir, ranimé par des
un mage noir, un seigneur qu'ùne bande de play-bock, mais formi- inhalations d'oxygène, retourner sur scène
de l'équivÇJque, un extra- dablement efficat~ pour cette musique de en claudiqùant, comme un boxeur sonné.
terrestre. Et puis il avait eu l'élégance spectacle qu'était devenue la musique de retourne au combat pour le treizième
suprême de nous préparer à sa disparition. Miles Davis dernière manière. round. Ce prince qui semblait doué d'une
Comme Orphée se retournant sur Eury- Le génie de Picasso était aussi dans sa éternelle jeunesse; ce Dorian Gray du West
dice, il avait tué sa musique vivante (celle santé. Miles Davis, qu'on a beaucoup, et Side new-yorkais, ce mannequin au visage
de ses disques) en acceptant pour la pre- justement, comparé à Picasso, avait foutu de seigneur éthiopien sous l'implant de ses
mière fois ce geste si contraire à sa nature : en l'air la sienne depuis longtemps. Son cheveux, couvrait de fringues éclabous-
regarder en amère. corps n'était plus qu'un champ de bataille, santes un corps de crucifié canaille, etc'est
Cela se passait cet été, à Palis, à la où les piqûres de seringue, les coups de sa voix, brisée et rauque, qui donnait de lui
Grande Halle de la Villette, lors d'un couteau et de scalpel, les coups de poing, une idée troublante de sensualité. On dit

12 UÜRAMA N- 2178 • 9 OCTOBRE 1991


Le charisme du « Bird »est absolu, son
génie aspire tous les jeunes musiciens vers
les nuées et les entraîne dans les gouffres :
be-bop et drogues dures, imprevision
céleste et petites combines pour payer la
«dope». Miles Davis n'a pas vingt ans, il
plaît aux femmes, elles seront jusqu'à neuf à
tapiner pour lui, il s'en balance, son âme
éternelle vole très haut en compagnie de
l'Oiseau bleu. Mais ses lèvres ne suivent
pas tout à fait : ses premiers enregistre-
ments avec Charliè Parker le montrent qui
invente un style de la note tenue-et des ren-
versements d'accords, pour compenser
d'évidentes insuffisances teehniques. Il en
fera une philosophie, qui le distingue de
tous les autres trompettistes be-bop, même

quand il aura conquis presque à leur $gal


la maîtrise de l'instrument : « Pourquoi
iouer tant de notes, quand il suffit de iouer
celles qui sont belles ? »
Une note belle, ce n'est pas seulement
une note qui enchaîne bien les accords,
c'est une note bien timbrée, et arrachée à
l'âme, c'est-à-dire au corps, pour un jazz-
man, au corps souffrant, au corps désirant.
Beauté de la sonorité, mate, pleine, ronde,
dans le medium et le grave, puissante
encore dans l'aigu, et le feeling qui déchire,
l'élégance distante, l'émotion maîtrisée : on
souffre, on ne se plaint pas, on sculpte à
même la chair, mais avec hauteur, voilà la
trompette de Miles Davis. Le monde entier
apprendra à le reconnaître dès la première
note, avec ou sans sourdine. De quel autre
trompettiste, toutes musiques confondues,
peut-on dire cela ? De Louis Armstrong.
C'est dire la grondeur de Miles, en ajoutant
qu'il s'est approché parfois d'une création
musicale aussi décisive en son époque que
celle de Stravinsky ou de Duke Ellington
dans la leur.
Sa carrière commence vraiment avec
Birth of The Cool, trois sessions d'enregis-
trement, en 1949-1950, qui renouvellent le
qu'il est mort du sida. On dira tant de mai 1926, grandit à East-Saint-Louis, jazz orchestral en lui donnant une lumière,
choses encore de cet être double, de ce apprend la trompette avec un bon profes- une fraîcheur; un son lisse et léger qui feront
prince des ténèbres, ange déchu, tantôt seur (qui lui recommande de jouer sans école. Mais sans lui. Car Miles plonge dons
Ariel, tantôt Caliban, tantôt Abel, tantôt vibrato), joue dans le big band du lycée, se la drogue, enregistre de loin en loin
Caïn. Mais qu'il soit mort de la peste de marie, quitte presque aussitôt sa jeune quelques disques sidérants, notamment
l'époque cela collerait bien à son histoire, femme pour aller à New York suivre les avec Thelonious Monk un The Man 1Love
pleine de bruit et de fureur, -de sombres cours de la Juilliard School of Music, à quoi qui bouleverse d~ solitude, et il ne resurgit, ·
éclats et de ferme douceur. le père a consenti. pour le public, qu'en 1955, ou festival de
Elle avait pourtant commencé dans des En réalité, celui que Miles Davis est venu Newport. Sa tournée en France, en ·1956,
circonstances exceptionnelles, cette his- chercher dans la 52• Rue, c'est un père où il partage l'affidie avec Bud Powell et
toire, pour un jazzman. Bourgeoisie noire, splendide et maléfique, Charlie Parker, ren- Lester Young, permettra, l'année suivante,
père dentiste, mère mélomane, enfance contré dons l'orchestre de Billy Eckstine où il l'enregistrement de la musique, improvisée
préservée de la violence des ghettos; sou- avait remplacé un trompettiste, au côté de à l'image, du premier film de Louis Malle,
venirs de chevaux dans les prairies de la Oizzy Gillespie, pour quelques conéerts à Ascenseur pour l'échafaud, qui assurera sa
maison familiale. JI naît à Aiton, Illinois, le 25 ~int-Louis. réputation pendant longtemps auprès du ~

TCIJRAMA No 2178 - 9 OCT08IIE 1991 13


,
PARCOURS
EN DIX MILES
CHARLIE PARKER - BIRD : THE·
SAVOY RECORDINGS - Savoy
65070718/CD (Dist. Vogue) 7947. Les
années d'apprentissage de Miles : tout
le monde n'a pas la chance de faire ses
classes aux côtés de Charlie Parker. ·
BIRTH OF THE COOL - Capital
792862/CD (Dist. EMI) 7949. Le premier
disque capital. Celui qui marque un
tournant dans l'histoire du jazz. Le cool
va envahir toute l'Ouest et donner une
nouvelle impulsion à la révolution bop.
MILES DAVIS AND HORNS- Prestige
700006/CD (Dist. Carrere) 7953. Nous
sommes à l'époque où Miles tente de
voler vraiment de ses propres ailes.
Dans ce disque, on trouve Al Cohn,
Zoot Sims, John Lewis, Kenny Clarke
1949. Les étoiles montantes :Hot Lips Pages, Miles Davis, Kenny Darham. mc$ aussi Sonny Rollins, Roy Haines.
Passionnant.
..,.. public intello-branché. Etre « hip »,c'est-à- de Miles devient un théâtre où défilent les STEAMING WITH THE MILES DAVIS
dire dans le coup, a été sa préoccupation modes noires et blanches (de Michael QUINTET - Prestige 99956/CD (Dist.
permanente. Jackson à Cindy Laupert et à Prince), trans- Carrere) 7956. Petit à petit, il essaie de
La France, Saint-Germain-des-Prés, cendées par son slyle, cette brûlure glacée. composer son orchestre idéal. Il fait
l'existentialisme, Juliette Gréco, qui l'aime, Quant aux disques, comme Tutu, ils entrer dans son combe un musicien
qu'il aime et que Sartre lui conseille d'épou- deviennent de purs produits de studio, sai- solide, John Coltrane ...
ser, c'était tentant comme le repos. Mais la sissantS, au bord du kitsch (la télé y puise ASCENSEUR POUR L'ECHAFAUD -
rude réalité à étreindre et à vaincre, c'était pour tous ses génériques dramatisants - Fontana B36305/CD (Dist. Polygram)
l'Amérique, c'est elle qu'il voulait baiser, étrange, d'ailleurs, comme les médias 7957. Au départ, ce n'est qu'un accom-
cette foutue putain blanche, parce qu'elle auront tendu à banaliser Miles). Dans la' pagnement musical, mais chacun sait
l'effrayait. Il voulait la mettre à genoux, en production des dix dernières années, un que c'est la meilleure invention de Louis
musicien debout, avec des musiciens aussi album, très décrié, est de vraie création : Malle. Le plus extraordinaire, c'est que
durs, aussi exigeants que lui. Il forme alors Decoy(le leurre). c'est avec ce film sans ambition que
le quintette qui exercera la plus forte L'homme fascine : il est devenu non pas Miles Davis trouve sa trajectoire future.
influence sur l'évolution du jazz des années le plus grand jazzman de tous les temps,
50, avec John Coltrane, Red Gerland, Paul mais la seule véritable star du jazz. Les gens
JAZZATTHE PLAZA- CBS467782/CD
Chambers et Philly Joe Jones. Puis il enre- ne l'aimaient pas, il n'aimait pas les gens.
1958. C'est, à notre avis, le meilleur
ensemble qu'ait jamais réuni Miles
gistre avec Gil Evans Miles Ahead, Porgy Son autobiographie est de pure provoca-
Davis: Cannonball Adderley à l'alto,
and Bess, Sketches of Spain et le dernier de tion. Peut-être Juliette Gréco seule l'a-t-elle
Coltrane au ténor, Bill Evans au piano,
ces trois disques lui gagne enfin un public vraiment aimé, parce qu'elle l'a connu à un
Paul Chambers à la basse, Jimmy Cobb
au-delà de l'étroite sphère du jazz. Le chef- moment où il ne se tenait pas sur ses
d'œuvre de cette époque, c'est Kind of gardes. Mais il ne voulait pas être désarmé
à la batterie. Moderne sans fausse note.
Blue, en sextet avec Bill Evans au piano, le quand il affrontait le monde, alors les gens SOMEDAY MY PRINCE WILL COME-
disque indiscutable, d'une tendresse l'ont révéré, même les musiciens avaient CBS 4663 72/CD 7961. La fin de la col-
inouïe, auquel tant de dévots de Miles pour lui une sorte de déférence craintive. Et laboration avec Coltrane. Un défi: à
Davis auraient voulu définitivement l'arrê- plus souvent qu'à son tour, il s'est conduit partir d'un thème sucré de Walt Disney,
ter. Cette musique est comme une arche, comme un chien, « a motherfucker », son réaliser une véritable œuvre d'art. ·
qui ouvrira au jazz modal. mot favori. BITCHES BREW - CBS 460022/CD
Nouvelle page vers 1963, avec de tout Disons que son besoin d'amour était si 7968. Le grand tournant de Miles. Il rem-
jeunes musiciens, Herbie Hancock, Ron farouche qu'ille cachait sous une agression place son adversaire de toujours, le
Carter, Tony Williams. Quand Wayne permanente. Je l'ai entendu vingt-trois fois silence, par une forme de sile11ce, le tin-
Shorter les rejoindra, ils formeront le grand en concert, depuis 1956 ; je pourrais racon- tamarre intempestif. Et cette attitude
quintette des années 60. Pendant que le ter chacun de ces vingt-trois concerts, car ils durera jusqu'à son dernier jour. Le jazz-
free jazz s'élance vers les marges et y avaient toutes les qualités d'un bon récit: rock n'est pas loin.
brouillonne vivement, Miles, appuyé sur esprit, sens du suspense, alternance-des MAN WITH THE HORN - CBS 847081
une rythmique de fer, tient le cap sur la tra- émotions, paroxysmes et frustration. CD 7987. Après plusieurs années d'ab-
dition et la renouvelle. Ce sera son dernier Jamais je ne me suis trouvé quelque part sence, Miles revient dans un environne-
orchestre de jazz pur, et le jazz-jazz d'au- où il jouait sans aller l'écouter, pour ment électrique et bruyant, où la perfec-
jourd~hui garde avec les disques de cette connaître la suite, mais jamais je n'ai voulu tion technique le dispute à la solitude de
petite formation le modèle insurpassable. lui demander une interview. A quoi bon se son propre discours. Un peu plus dés-
Mais Miles ne poursuit pas dans cette faire insulter par un musicien qu'on aime? espéré peut-être. Parce que c'est aussi
voie :ce n'est pas lui qui invente le jazz-rock J'aimais sa musique, je n'avais pas d'affec- un hommage à Bix Beiderbecke...
des années 70, ni, après une longue et dra- tion pour l'homme qu'il affectait d'être. Et, AMANDLA - WEA 9258132/CD 7990.
matique retraite, le jazz-funk des années de fait, sa musique ne réclamait pas de La perfection, même si c'est dans une
80, mais, prenant la tête des révolutions qui l'amour, elle se consumait sur place et sus- direction que certains amateurs peuvent
se font contre lui, il donne à ces musiques citait du respect et peut-être une forme contester. Il reste l'hommage à Jaco
bâtardes ou facilement fusionnelles la extrême de la jouissance, un saisissement • Pastorius: sublime! JEAN WAGNER
majesté d'une mise·en scène': la musique MICHEL CONTAT

14 TtLlRAMA N• 2178 - 9 OCTOBRE 1991

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