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Michel CHION
LA MUSIQUE CONCRÈTE/ACOUSMATIQUE,
UN ART DES SONS FIXÉS
TABLE
Avertissement de la troisième édition
Le texte que je mets en ligne est la troisième version, condensée et allégée, d'un texte que j'ai
publié une première fois en 1990 chez Metamkine/Sono Concept, sous le titre L'Art des sons fixés,
et une seconde fois en 2009 chez Mômeludies sous le nouveau titre La Musique concrète, art des
sons fixés. Cette deuxième édition comportait une importante annexe sur les "techniques
analogiques". Comme j'ai vu qu'elle créait une confusion musique concrète = magnétophone, alors
que le reste de l'ouvrage ne cesse d'affirmer que cette musique ne dépend pas des appareils utilisés
et des techniques de travail, je l'ai retranchée et la republierai à part.
Je rappelle que l'expression "sons fixés" a été lancée par cet ouvrage, que je remets à la
disposition des professionnels et du public. J'en profite pour préciser que sont parues, depuis la
première édition française, des traductions italienne (L'arte dei suoni fissati, trad. par Maria
Antonietta Salvucci, aux éditions Interculturali, Rome, 2004), espagnole (El arte de los sonidos
fijados, trad. par Carmen Prado, Universidad de Castilla-La Mancha, Madrid, 2000), et allemande
(Die Kunst fixierter Klänge, trad. par Ronald Voullié et Reinhold Friedl, Merve Verlag, Berlin,
2010), toutes les trois appuyées sur le texte de la première édition chez Metamkine. Une traduction
anglaise a été établie par Justice Olsson, mais est encore inédite.
J'ai changé une deuxième fois le titre, afin qu'il soit clair que "musique concrète" et "musique
acousmatique" sont la même chose. Depuis longtemps, je plaide pour une unification des
appellations (voir le dernier chapitre de cette nouvelle version), mais cette unification n'est pas
encore réalisée.
Mes plus vifs remerciements à Jérôme Noetinger, grâce à qui la première version de l'ouvrage
a été publiée et diffusée, et à Francis Dhomont, qui avait relu différentes versions du texte. Et bien
sûr à Justice Olsson, aussi bien pour son initiative de traduire cet ouvrage en anglais, que pour la
qualité du travail qu'il a réalisé, ainsi qu'aux différents éditeurs et traducteurs.
Je remercie également l'équipe de Nota Bene Metamkine, ainsi que ma femme, Anne-Marie
Marsaguet, et Geoffroy Montel, grâce à qui mon site existe et vit et qui a aidé à mettre ce document
en ligne, pour téléchargement gratuit.
Le lecteur doit d'abord s'imaginer qu'il écoute, confortablement installé dans son fauteuil, le
repiquage sur disque compact (Blue Note CJ28-5166) de It never entered my mind, de Rodgers and
Hart, avec Miles Davis à la trompette: un délice de musique suave , et un son comme le fil d'un
rasoir....
1. Jazz et sono-fixation
De quel genre relève cette plage enregistrée en 1954 par Miles Davis? La réponse vient toute
seule: du jazz, que l'on décrit comme une musique basée sur l'improvisation. On peut même préciser
que c'est du "jazz cool". Ce faisant on aura, comme d'habitude, occulté une donnée importante, qui
est que cette plage a été gravée, et que le musicien jouait en se sachant enregistré. Qu'a-t-il gravé?
Des notes, certes, des valeurs rythmiques, mais aussi la moindre de ses inflexions passagères, la
moindre coloration qu'il donnait au timbre, le moindre effet d'émission: Miles Davis savait donc
qu'en fait il traçait du son sur un support, comme un dessinateur peut faire d'un trait sur un papier.
Il savait que sa plus fine action serait conservée et fixée, qu'elle ne s'évanouirait pas au fur et à
mesure, comme jusque-là avant le phonographe il en était de la moindre note musicale émise, et
aussitôt balayée par le vent.
J'ignore si les historiens et les critiques, et les jazzmen eux-mêmes accordent de l'importance
au fait que la naissance du jazz est contemporaine de l'arrivée du son fixé. Mais je suis convaincu
que si des maîtres comme Miles Davis ont pu créer leur son, c'est parce qu'il y a eu l'avènement de
ce que l'on peut nommer, de préférence à enregistrement, la sono-fixation. Laquelle entraîne pour le
musicien une double conséquence: d'abord elle lui permet, on ne dira même pas de se réécouter,
mais tout simplement de s'écouter, de s'entendre de l'extérieur, d'une façon dissociée de son propre
geste émetteur de son, ce qui jusque-là lui était interdit. Et d'autre part elle fixe sa création sur un
support. Deux données qui bouleversent le travail et la technique de l'interprète, tout comme le
cinématographe a changé la nature du travail du comédien.
Bien entendu, un musicien de jazz joue souvent sans être enregistré, donc sans pouvoir
s'entendre. Mais il suffit qu'il le soit de temps en temps, et qu'il ait la conscience de la fixabilité de
son travail, pour que ce dernier se présente à lui dans une autre perspective. Sans compter que la
sono-fixation lui permet d'entendre ses confrères de tous les pays. Globalement, l'enregistrement
M. Chion, La Musique concrète/acousmatique, un art des sons fixés 5
des sons a donc eu des conséquences positives, et pas seulement les effets industrialisants qu'il est
courant à son propos de voir dénoncer.
Pour en revenir aux musiciens de jazz, puisque je suis parti de leur exemple, je ne dirai pas
cependant qu'ils font complètement ce qu'on peut appeler une musique du son fixé : chez la plupart
d'entre eux subsiste une nette séparation entre d'une part la hauteur, la note et d'autre part le
timbre, en tant que couleur habillant et concrétisant celle-ci.
Le musicien du son fixé est celui au contraire chez qui le discours de hauteur et de durée, d'un
côté, et de l'autre le discours constitué par... le reste sont beaucoup plus difficilement isolables l'un
de l'autre. Or, si une musique de la hauteur, si une musique des rapports de durée et de timbre est
possible de manière relativement exacte dans le cadre instrumental traditionnel, à condition
toutefois de recourir à des modes normalisés de jeu - la musique concrète/acousmatique, elle, ne
peut se concevoir en dehors du postulat du son fixé.
de sons produits devant des micros, et créer ainsi le malentendu; un malentendu qui persiste
aujourd'hui encore et que ce livre, considérant qu'il freine l'évolution du genre, souhaiterait
dissiper.
Le malentendu en question, c'est celui qui définit cette musique par des sources sonores, et
non par sa nature même: celle d'un art des sons fixés.
toute espèce de musique employant l'électricité, l'enregistrement et la synthèse, que cette musique
soit entièrement ou totalement produite en "direct", ou bien qu'elle consiste en une oeuvre fixée sur
support. Voir mes deux livres anciens sur le sujet, Les Musiques électroacoustiques en France et
dans le monde, 1976, co-écrit avec Guy Reibel, et La Musique électroacoustique, publié en 1982
en "Que Sais-Je", que j'ai mis tous les deux gratuitement en ligne sur mon site michelchion.com.
C'est pourquoi a été bienvenue au départ l'expression, même encore peu popularisée, de
musique acousmatique avancée par François Bayle. Elle a permis de commencer à rassembler à
nouveau, au-delà des parentés et des dissemblances superficielles fondées sur le seul critère des
moyens techniques, ceux qu'une conception "concrète" de la composition musicale met d'accord,
dans un même attachement à la musique des sons fixés. Malheureusement, son initiateur, qui avait
alors un rôle et une influence de premier plan comme directeur du G.R.M., n'a rien fait pour créer
les conditions d'une unification des appellations.
L'œcuménisme apparent du terme d'électroacoustique avait, en effet, jeté le voile sur la
contradiction des attitudes. Leur opposition n'avait pas disparu avec l'arrivée du mot, mais s'était
faite plus sournoise. Il continuait et il continue d'y avoir deux pôles, deux démarches peu
compatibles, entre ceux qui s'intéressent au son dans ses qualités audibles, et ceux pour lesquels ce
son, même enregistré et à leur pleine disposition, reste comme une transcription facultative, qu'ils
ne vérifient guère, de leurs intentions de départ. Par la suite, "électroacoustique" est devenu
majoritairement synonyme de "live", de "transformation en direct", et il est resté plus que jamais
nécessaire d'affirmer la nécessité d'une appellation spécifique pour la musique des sons fixés: je
reviens sur cette question dans le chapitre IX.
M. Chion, La Musique concrète/acousmatique, un art des sons fixés 14
Me voilà désormais en mesure de proposer ce qu'on pourrait appeler les dix commandements
de la musique concrète/acousmatique, ou les dix articles d'une charte fondant le genre.
Dans cette charte, les deux premiers articles sont les seuls que nous tenions explicitement et
directement de Pierre Schaeffer, mais ils sont fondamentaux:
1. Le compositeur de musique concrète, dite aussi "acousmatique", travaille avec des sons et
non avec des signes écrits, en va-et-vient constant entre le "faire" et l'"entendre".
3. Le compositeur concret est, ou devient, l'auteur des sons sur lesquels il travaille.
Le compositeur concret est celui qui assume la responsabilité d'auteur de ses sons dans tous
leurs caractères sensibles ; soit qu'il les ait produits de ses mains ou soit que, les ayant captés ou fait
prendre dans la réalité (par lui plus ou moins sollicitée ou mise en scène), il se les soit appropriés
par le montage, par le contexte dans lequel il les a incorporés, par le cadrage temporel (chrono-
cadrage) ou simplement par son choix dans des myriades de versions possibles.
Rien d'étrange en effet, pour sa vision des choses, comme ces partitions modernes truffées
d'instructions du style "prenez le balai et frottez-le circulairement sur la caisse claire", car il est bien
placé pour savoir que ce type de geste, qu'il pratique lui-même devant le micro et l'appareil
enregistreur, pourra donner en direct, d'une exécution à l'autre, des sons totalement différents et sans
rapport aucun, cela en fonction non seulement de la personne de l'instrumentiste, mais aussi de
l'exemplaire instrumental utilisé, et des plus fines inflexions dans le geste moteur. Impossible , sans
la fixation et la possibilité qu'elle offre de refaire le son à volonté, de "tenir" de pareils
phénomènes.
Mais il est bien évident que, même exercée dans les meilleures conditions et avec la rigueur la
plus grande, la musique concrète/acousmatique a aussi ses propres approximations, que son destin
tout tracé est de lentement travailler à réduire, comme la musique instrumentaliste a mis des siècles
pour résorber les siennes. Là où les tendances peuvent diverger à l'intérieur de cette musique, pour
le plus grand bénéfice de tous, c'est sur la nature des techniques de "dés-approximation" utilisées.
La musique concrète postule donc aussi impérativement le son fixé que l'art
cinématographique le mouvement enregistré, ou que la peinture la fixation du trait et des couleurs.
5. Pour le compositeur concret, chaque son né d'un autre, au cours des opérations du studio, est
un son nouveau.
Le compositeur ne doit pas se laisser entraîner par l'histoire de la fabrication de son oeuvre,
une histoire dont il est souvent l'artisan unique, à croire que celle-ci ne serait que le développement
d'un germe sonore initial. Ici, disons-le, mes positions contredisent celles de beaucoup de
musiciens oeuvrant dans le genre.
Le piège, dans cette musique, me semble être en effet d'arrêter sa pensée sur le son de départ,
pour fétichiser celui-ci et y trouver un garant de l'unité de l'oeuvre à venir. Pour le compositeur de
sons fixés, chaque son né d'un autre doit être un nouveau son qui fait oublier le stade précédent, et
ainsi de suite jusqu'au son terminal, le seul qui compte.
7. Pour la musique concrète, il n'y a pas de sons qu'on peut dire a priori naturels.
Nous ne devrions plus, de même, laisser parler de "sons naturels" pour désigner les sons pris
par micro (dits aussi, abusivement, concrets), car cette formule sous-entend une sorte d'état de
nature des sons microphoniques, état plus ou moins idéalisé ou au contraire dévalorisé selon les
positions de chacun. Car un son créé par le geste d'un compositeur qui a choisi son corps sonore -
qu'il s'agisse d'une corde de piano ou d'un couvercle de bassine- , ainsi que la façon de l'attaquer, la
technique pour l'enregistrer, etc.., ce son-là n'est certainement pas plus "naturel", pas plus "déjà là"
qu'un son créé à l'aide d'un synthétiseur. C'est sur ce point qu'une ontologie de la musique dite
concrète se distingue de l'ontologie du cinéma, telle que l'a définie un André Bazin (Qu'est-ce que le
cinéma).
8. La notion de "trucage sonore" n'est pas pertinente non plus pour cette musique.
Puisqu'il n'y a pas de sons naturels en musique concrète/acousmatique, il n'y a pas non plus de
trucage sur ce qui serait la vérité d'un son, son authenticité originelle: tout y est création.
En cela cette musique, qui refuse de valoriser les sons a priori par leurs sources, impose une
révision radicale, non seulement des conceptions anciennes, mais aussi des idées actuellement en
faveur, où l'on ne parle que des machines, donc des sources sonores, ou des circonstances du
tournage (dans de nombreux carnets de voyage sonore, par exemple) et jamais des sons. Pour elle,
que le son provienne d'un ressort métallique ou d'un programme informatique n'a, du point de vue
de l'oeuvre finie, aucune espèce d'importance.
10. Parmi ses machines, la musique concrète distingue entre appareils de base et moyens ad
libitum.
S'il y a des moyens fondateurs de la musique concrète/acousmatique, et qui lui demeurent
essentiels, ce sont donc seulement les appareils d'enregistrement et de mélange des sons, ainsi que
les divers supports de fixation, disque, bande magnétique ou fichier informatique ; le reste n'étant
que sources de sons, c'est-à-dire tout ce qu'on voudra qui puisse permettre de créer du sonore et de
le remodeler.
Il en résulte que cette musique a très tôt disposé, avec l'arrivée au début des années 50 du
magnétophone et de la bande magnétique, qui permettaient de monter les sons, de l'intégralité de ses
moyens. Le numérique a ajouté des possibilités spécifiques, mais pas un bouleversement
fondamental. Et contrairement aux idées reçues, on trouve dans le répertoire concret "primitif" des
oeuvres supérieures sur le plan de la qualité technique aux réalisations les plus récentes. Les progrès
à faire se situent donc seulement sur le plan du langage et de l'expression, mais là, c'est un travail
considérable qui attend plusieurs générations de créateurs.
Ces "dix commandements", qui respectent l'infinie variété des démarches personnelles
possibles à partir de cette base commune, m'ont paru importants à formuler - quitte à prêter à la
discussion - en un moment où beaucoup de compositeurs se trouvent confrontés par leurs études,
sinon par leur vocation profonde, avec les ordinateurs, les magnétophones, les systèmes
numériques, les haut-parleurs, et où, étant rarement enseignés par des personnes elles-mêmes
convaincues dans ce domaine, ne savent littéralement pas quoi en faire. Cela d'autant plus que le
discours actuel, trop axé sur les machines et pas assez sur l'esprit du genre, entretient dans leur
esprit une certaine confusion. Mais il y a aussi ceux qui, parfois les plus doués, abordent cette
musique en autodidactes, en dehors des Conservatoires, et peuvent trouver, dans cette formulation
que j'ai adoptée ici, des éléments pour réfléchir et pour se situer.
M. Chion, La Musique concrète/acousmatique, un art des sons fixés 18
Lorsque j’ai créé l’expression de son fixé et que je l'ai mise en évidence dans le titre de la
première édition de cet ouvrage L’Art des sons fixés ou la Musique concrètement, je ne pensais pas
qu’on se mettrait à employer si vite cette expression comme si elle allait de soi. Je me rappelle
qu’elle avait soulevé au contraire chez certains, quand je l’exposais, de fortes réticences: si tu
parles, me disaient-ils, de “sons fixés” pour caractériser la musique sur support, on va penser que
notre art est figé. A quoi je leur répondais qu’il n’y avait aucune raison de cacher ce sur quoi
reposait cette musique.
J'apporte ci-dessous quelques précisions à ce propos, et quelques réponses à des objections
courantes.
demande à quoi elle sert... Cette préoccupation de “défixer” le son fixé me rappelle, à l’envers, la
plaisanterie d’Alphonse Allais sur l’invention du procédé permettant de rigidifier le caoutchouc et
de lui ôter “cette élasticité qui le rend impropre à tant d’usages” .
Pour d’autres, au contraire, il ne faut pas s’arrêter en chemin et c’est sur ce chemin - celui du
“plus fixé que moi, tu meurs” - qu’avance Jean-Marc Duchenne avec son article d' Ars Sonora
“Pour un art des sons vraiment fixés”, laissant derrière lui les “peureux” et les “incohérents”, ,c’est-
à-dire tous ceux, très nombreux et dont je fais partie, qui selon lui n’iraient pas jusqu’au bout de
l’idée de la fixation, puisqu’ils créent des oeuvres sur deux, quatre pistes ou plus pour les “jouer” en
concert et les interpréter par l’utilisation d’un orchestre de haut-parleurs.
Le problème est celui-ci: le fait de composer des oeuvres fixées sur support, et ensuite de les
jouer en concert en introduisant des variations de niveau, de spatialisation, etc... - ce que critique
Duchenne - est-il une contradiction interne paralysante et menant à une impasse? Je crois que non,
et qu’il s’agit d’une contradiction d’un autre type, aussi vivante et stimulante que celles sur
lesquelles reposent bien des formes existantes et reconnues (comme celle, par exemple, qui a amené
à faire du cinéma, art d’images fixées sans la présence des interprètes, un art de spectacle collectif
et de projection publique, alors que certains de ses inventeurs ne croyaient logiquement qu’au
visionnage solitaire individuel).
3. Les trois critères minimum permettant de parler de son fixé: temps fixé, sonorité fixée, espace
interne fixé
L’intérêt de ce débat est en tout cas d’amener à poser nettement la question: “qu’est-ce qui est
fixé dans le son fixé”? Pas tout, certes, et je peux dire pour ma part ce que représente le minimum
vital que doit conserver, à mes yeux, une musique des sons fixés.
a) Premièrement, une dimension importante dans la musique concrète, c’est le temps
d’enchaînement, d’évolution et de déroulement des événements sonores, leur vitesse pour passer
d’un état à un autre, etc..., aussi bien que le temps qui les sépare, cela d’un bout à l’autre de
l’oeuvre. Non seulement parce que cela crée un rythme très précis, mais aussi parce que le temps est
une dimension de la microstructure même des sons, ce dont l’on se rend bien compte dès qu’on
cherche à étirer ou à contracter un son par des procédés anciens ou récents. Le ralenti visuel et le
prétendu “ralenti” sonore, même réalisé avec les moyens numériques sans toucher à la hauteur,
n’ont absolument pas les mêmes conséquences. L’image d’un coureur à pied montrée au ralenti
conserve les proportions et l’identité visuelle de l’image d’un coureur; un son de piano étiré deux
fois dans le temps perd ses proportions et son identité sonore. Qu’on puisse parfois continuer d’y
M. Chion, La Musique concrète/acousmatique, un art des sons fixés 20
reconnaître “du piano” ne veut aucunement dire que le son particulier ainsi “traité” a conservé ses
proportions. Ce qui m’a fait écrire qu’il n’y a pas de recul temporel possible sur le son. A part les
rares sons permanents et sans aucune variation, tous les autres sons ont leurs proportions
complètement liées au temps qu’ils occupent - dans le champ d’approximation, certes, de l’oreille
humaine, non dans l’absolu, et c’est encore plus vrai pour leur texture, leur matière, etc.... La
musique concrète/acousmatique, art des sons fixés, ne serait-elle qu’une musique de rythmes
sonores étroitement fixés, que cela suffirait pour en faire un domaine spécifique....
b) D’autre part, et c’est le deuxième critère, il faut bien constater que, diffusée sur deux haut-
parleurs ou sur cinquante, avec ou sans intervention de “spatialisation” ou de “projection”, une
musique concrète, à condition que soient respectés des critères minimum de conformité (qualité de
la copie, des appareils lecteurs, de la sono, etc...), conserve les mêmes qualités de sonorité. Le
timbre saturé de tel son de mon Requiem, voilé de tel autre de La Ronde, nasal et cotonneux à la fois
de tel autre dans Sambas pour un jour de pluie - pour ne citer que mes propres musiques - ne varie
jamais, tout comme la voix de La Callas reste reconnaissable sur un vieil enregistrement, qu’il
s’agisse d’un pirate, d’un repiquage soigneusement restauré, d’une prise de son de studio, etc...
Bien entendu, selon chaque musique, tel ou critère sonore doit être plus ou moins préservé, et
souffre plus ou moins des aléas de la diffusion - tout comme il n’y a pas de règles absolues pour
déterminer comment un film passe ou non à la télévision.
c) Tertio, il y a ce que j’ai appelé dans le chapitre sur les "Deux espaces" (voir le chapitre VII)
l’”espace interne” des sons, celui fixé sur le support, par opposition à l’”espace externe” où l’oeuvre
s’actualise pour un public. Et cet espace interne, et ses variations dans l’oeuvre, doit rester sensible
au concert...
Je constate que des dizaines de compositeurs, de différentes générations et de notoriété
inégale, considèrent qu’une musique peut être dite fixée, même s’ils n’emploient pas tous pour leur
compte cette expression, si ces trois critères (identité des temps, conservation de la sonorité
d’origine, bonne perception de l’espace interne, tout cela dans une marge d’approximation variable
selon l’esthétique des oeuvres) sont respectés.
M. Chion, La Musique concrète/acousmatique, un art des sons fixés 21
sinusoïdaux). C'est ainsi que Stockhausen, en 1951, de passage au Groupe de Musique Concrète,
futur GRM, s'est ingénié à découper en micro-fragments des enregistrements de notes de piano
préparé faits à très grande vitesse pour les remonter autrement, espérant ainsi re-synthétiser le son à
partir de ses atomes temporels ; ou encore, à la même époque, ce furent les électroniciens de
Cologne qui tentèrent de reconstituer des timbres complexes en combinant des sinusoïdes. Dans les
deux cas l'échec fut patent, et reconnu par les auteurs mêmes de telles expériences: les sons obtenus
n'avaient ni couleur ni personnalité. Si intérieur du son il y avait, ce n'était pas par une synthèse de
ce type qu'on pouvait espérer le contrôler. L'illusion était de même nature que celle consistant pour
un peintre à croire qu'il contrôlera mieux sa peinture et pourra mieux reconstituer un matériau
nouveau s'il s'aide d'une règle et procède par petits carrés ou points microscopiques, sans avoir
préalablement réfléchi sur ce qui fait la texture.
N'était-ce pas le concept même d' intérieur du son, d'intérieur du matériau qui d'emblée avait
piégé cette recherche, puisqu'il supposait déjà résolue, par le compositeur, la question des limites où
s'arrêterait cet intérieur et où commencerait l'extérieur qui l'englobe (le contexte, le discours), alors
que ce compositeur ne peut rien en savoir d'avance? Dans le cas de la musique
concrète/acousmatique par exemple, nous produisons les sons non comme des pâtes inertes, mais
bel et bien comme des fragments de discours dont nous déterminons ensuite la place dans le puzzle
de notre oeuvre. Nous partons donc bien, dès la fabrication des éléments sonores, du niveau
supérieur de l'organisation, par nous perçu clairement ou intuitivement.
Un son est en effet un phénomène d'ensemble, et à vouloir le contrôler par le micro-détail,
dans son intérieur confondu avec ses dimensions matérielles de durée et de fréquence, à prétendre le
déterminer cran par cran et non dans un geste global, on en vient vite, même armé de toutes les
machines possibles, à en perdre la véritable appréhension. Et le sentiment de maîtrise dont on se
leurre n'est plus que magique.
électroniques et concrètes - y compris les écrits de Schaeffer lui-même -, on n'y trouvera peut-être
pas plus de dix lignes sur la révolution principale qu'a amenée l'enregistrement. Ils énumèrent les
possibilités qu'offrent ces musiques de créer des sons nouveaux, de transformer ce qui est
enregistré, de grossir par le micro des phénomènes acoustiques ténus, etc... - toutes choses
praticables depuis quelque temps tout aussi bien en "live" - mais passent sous silence le point
spécifique et fondamental: cette capacité que donne l'appareil de fixer, pour en faire les éléments
d'une composition, les plus fugaces et plus intimes vibrations du son même le plus classique ou le
plus banal.
Dans les oeuvres de musique concrète, qui trouvent dans l'enregistrement, autrement dit la
fixation, le principe même de leur existence, on n'a jamais affaire à des sons dans l'abstrait, mais
toujours à un phénomène particulier et incarné: un son de violon ou de synthétiseur n'est pas un son
de violon ou de synthé en général, il est toujours ce son-là, unique, émis d'une certaine façon avec
son timbre et son vibrato, fixé sous cette forme-là seconde par seconde. Voilà ce qu'est un son
concret - pas dans le sens donné à ce mot dans les années 50, qui voudrait dire son de source
acoustique, mais concret parce qu'il est une réalité sensible, stable et qui présente à la perception
une inépuisable richesse d'aspects, tout comme une photographie ou une sculpture.
Pierre Boulez en a d'ailleurs eu l'intuition, lorsqu'il écrivait qu'avec la musique électronique,
"le musicien devient un peintre, en quelque sorte" (op. cit., p.206). Mais sans tirer les conséquences
de sa propre formulation, puisque son analyse de ce genre musical, comme celle des autres,
scotomise l'enregistrement et oublie que le peintre part de la fixation. Ce qui amène l'auteur à
déplorer dans le même texte la prétendue "imprécision" d'un moyen de composer qu'on pourrait dire
en fait le plus précis de tous, puisqu'il offre au compositeur l'accès à une détermination complète du
sonore. Le son fixé n'est effectivement pas notable intégralement sur partition (pourquoi d'ailleurs le
serait-il ou devrait-il l'être?), mais en revanche, étant fixé, il pourra être réécouté autant de fois qu'il
le faut, réévalué et refait jusqu'à obtention du résultat désiré.... La précision que le compositeur
pense avoir perdue, du fait de ne pouvoir noter abstraitement les phénomènes sonores, c'est donc au
niveau de ses techniques d'une part et de son oreille d'autre part qu'il la lui faut reconquérir.
sont souvent le résultat, total ou partiel, d'une telle invention. On laisse entendre au contraire qu'il
n'y aurait de son maîtrisé qu'instrumental, électronique ou synthétique, et qu'à partir du moment où
l'on passe par un micro et des sources acoustiques, il ne s'agirait plus que de récolter passivement
les sons environnants. De même lorsque l'on qualifie (chez Schaeffer aussi bien que chez Boulez)
de "sons naturels" les sons acoustiques pris par micro, ou bien, dans le même sens, de "sons
concrets".
Le mot "naturel" n'est pas là fortuitement; c'est bien une idéologie naturaliste qui s'affiche
dans ces expressions diverses que l'on emploie depuis un siècle pour désigner les sons qu'est
susceptible de créer un compositeur avec les moyens nouveaux: les expressions d' univers sonore, d'
océan des sons, de forêt vierge ou de jungle... Toutes ces formules s'entendent pour poser le son
comme s'il croissait tout seul sous l'action de forces spontanées. Le son non-instrumental, qu'il soit
électronique ou acoustique, se voit prêter une préexistence fatale, proliférante et irrépressible,
propre à décourager par avance la créativité des compositeurs et devant plutôt les inciter à être, non
des dynamiques phono-créateurs, mais de sévères et craintifs censeurs de cette vitalité débridée.
Sans doute, certains systèmes de génération sonore modernes, conçus pour fonctionner en
pilotage automatique ou semi-automatique, donnent à ces clichés une apparence de justification,
mais après tout, un automatisme n'est-il pas fait pour se contrôler ou se débrayer? A côté de cela,
bien des sons de la musique concrète exigent un entretien actif et permanent, ce sont des sons que le
compositeur doit avoir en main pour qu'ils durent, et donc qui ne cessent de rester sous son contrôle
d'un bout à l'autre.
Il s'agit donc pour le compositeur de s'approprier le monde acoustique , où il peut se montrer
aussi créateur que dans le monde visuel, s'il consent à utiliser les moyens à sa disposition. Il s'agit
d'oser être phoniurge.
manipulations, l'altération que les éléments enregistrés subissent peut aller jusqu'à gommer toute
parenté avec le son de départ. Déjà, en 1950, une bande magnétique retournée nous faisait entendre
un tout autre son. Seulement, parce qu'il est parti d'un même fragment, le compositeur aurait
tendance à croire qu'il subsiste une ressemblance entre les différentes versions que la manipulation
lui a données du signal de départ.
Et pourtant, ce son obtenu par une chaîne de manipulations peut avoir trouvé, au terme de ces
traitements, une forme stable, autonome, et ne plus rien présenter dans sa forme et sa matière qui
dénonce en lui la déformation ou le trucage. C'est pourquoi on peut proposer dans ces cas-là de
parler, plutôt que de manipulation, de modelage ou de moulage, par analogie avec les techniques
consistant à prendre une matière amollie pour lui donner, manuellement ou à l'aide d'une machine,
une forme qui subsistera en se durcissant. Cette matière molle, c'est par excellence le son fixé, tant
que le processus de création de l'oeuvre n'est pas considéré par l'auteur comme achevé.
Pour démontrer que la manipulation est dans un certains cas un acte de création sonore à part
entière, il suffisait dès 1960 de prendre un fragment de bande magnétique sur lequel est fixé un son
sinusoïdal: en la faisant bouger manuellement contre la tête de lecture d'un magnétophone
analogique, on génère des lignes brisées sonores dont la main dirige le tracé, et qu'un
enregistrement sur un autre magnétophone permet de graver au fur et à mesure. On a utilisé alors,
en quelque sorte, le signal enregistré comme la pointe d'un crayon dirigée par la main. Parler en ce
cas de son sinusoïdal manipulé, serait comme dire un "dessin de crayon", en tenant pour rien
l'essentiel, c'est-à-dire le contour crayonné.
Cette tendance trompeuse à identifier le signal gravé sur le support à un matériau possédant
une relative stabilité a eu des conséquences funestes, notamment celle de rendre les compositeurs
inattentifs à la coloration dont ils marquent leurs sons lorsqu'ils les transforment à l'aide de certains
appareils ou traitements numériques. Obstinés à guetter derrière le résultat traité la trace du
matériau original, le compositeur ne prête plus attention à ce que ce son présente de nouveau.
De fait, l'effet d'une manipulation sur un son est imprévisible a priori sur le papier, il n'est
qu'une question de cas d'espèces. Tel signal fixé peut, suivant ce qu'on lui fait, engendrer un son
dérivé qui lui ressemble comme un frère, et dans un autre cas, n'être qu'une matière plastique sans
contours à laquelle différentes actions de modelage et de tracé donneront une nouvelle identité.
Adorno ("Vers une musique informelle"). Il y a en effet une façon idéaliste de nier dans l'abstrait
toute césure entre le matériau et la pensée, au nom d'un monisme décrété par avance; c'est la
démarche même de Xenakis et de bien des musiques actuelles.
Relevant un propos du pionnier allemand de la musique électronique, Herbert Eimert, lequel
affirmait, à propos des premières oeuvres synthétisées, que "les calculs musicaux doivent (y)
coïncider avec la matière musicale", Adorno rétorquait, dans l'article auquel nous faisons allusion,
que "la question est de savoir si une telle concordance est possible. Est-ce que l'exiger ne revient
pas à supposer l'identité de la matière et de la "manipulation" ? " Et le philosophe de rappeler que
"la matière n'est pas simplement subjective, elle recèle un élément étranger et hétérogène au sujet
(...) mais elle n'est pas non plus identique au" calcul musical", ou à l'acte du compositeur. (..) Il
vaudrait donc mieux reconnaître cette non-identité et l'assumer". On ne peut que souscrire à cette
remarque, applicable aujourd'hui plus que jamais.
Il n'est certes pas question de dissocier la composition de la détermination du son. L'une et
l'autre sont étroitement liées; mais pas dans un sens univoque, redondant, où le matériau indiquerait
la pente qu'il suffirait dès lors de suivre (option naturaliste), ou bien inversement où la composition
se soumettrait le matériau totalement et sans résidu. Si l'on compose, c'est à la fois avec et contre le
son, en contrariant éventuellement, par montage ou par mise en conflit avec d'autres sons, son
mouvement naturel. Ceci à l'inverse du cliché habituel dans la musique concrète/acousmatique, où
les oeuvres tendent à se présenter comme des flux, des continuités, des processus de masse ne
faisant qu'étirer aux dimensions d'une séquence entière la courbe préexistante d'un son, ce que
j'appelle plus loin l'esthétique 'immédiatiste".
On doit donc accepter que le son conserve jusqu'au bout une certaine extériorité à la pensée
compositionnelle. Mais il s'agit aussi, dans le même temps, de ne réifier ni le matériau, ni
l'organisation dans un stade ou dans un aspect particulier de la réalisation de l'oeuvre. Et d'accepter
de laisser ouverte et flottante la définition de leurs limites respectives. Cela, pour ne pas risquer,
d'une part de relâcher l'attention au devenir de la matière sonore au fur et à mesure de la
composition; et d'autre part de se fermer aux propositions formelles contenues dans cette matière,
mais qui de toutes façons ne sont pas imposées par celle-ci, mais ressortent d'une projection, d'un
investissement faits sur elle par le compositeur.
Un nouveau type d'attention est requis, où le compositeur de musique concrète/acousmatique
se maintient d'un bout à l'autre du travail en état constant de disponibilité perceptive et d'activité
compositionnelle. Il ne doit pas penser à son matériau sonore comme existant déjà, puisqu'il est
toujours en train de le faire, de le redécouvrir, jusqu'au dernier moment.
M. Chion, La Musique concrète/acousmatique, un art des sons fixés 28
1. La musique concrète est apparue longtemps après les moyens techniques qui la permettaient
A quoi la musique sur support est-elle assimilée aujourd'hui? D'abord à une question
d'appareils et de machines. Faisons donc un sort à cette idée reçue.
C'est devenu une banalité en effet que de dire d'une forme d'art qu'elle est conditionnée par les
techniques qu'elle emploie. Devant l'arrivée incessante de nouvelles machines ou de nouveaux
logiciels, le compositeur d'aujourd'hui serait même enclin à croire l'invention artistique désormais à
la remorque du technologique. L'histoire montre pourtant que tel n'est pas le cas, et que le rapport
entre l'un et l'autre fut toujours beaucoup plus contradictoire. Il arrive souvent que des machines
attendent des années, une fois conçues, pour trouver leur emploi, et qu'inversement une demande
artistique ou économique forte stimule l'éclosion de techniques nouvelles que jusque-là nul n'aurait
envisagées.
Par exemple, les moyens techniques du cinéma parlant existaient vingt ans avant la naissance
du genre, et pour que le cinéma muet cesse de l'être, il n'y aurait eu en somme que quelques brevets
à perfectionner. Mais un ensemble de déterminations commerciales, artistiques et socio-
économiques a maintenu longtemps le film parlant au stade de curiosité, d'attraction pour première
partie de séance, et ce n'est qu'avec le succès en 1927 du Chanteur de jazz qu'il a suscité un
engouement de masse et a pu s'imposer. Dans l'intervalle, le cinéma avait su mettre à profit le répit
qu'il s'était accordé avant de devenir sonore pour peaufiner, dans l'intimité du muet, un art visuel
d'une sophistication très grande, art dont le parlant a, par la suite, récolté les fruits. Une belle leçon
de résistance, à méditer.
Sur ce modèle, il est courant de voir ranger la musique concrète au nombre des arts qui
doivent leur existence à l'apparition de technologies nouvelles. Si cela était aussi simple, on
pourrait être surpris du délai de temps séparant l'apparition vers 1877 de l'enregistrement sonore
(Phonographe d'Edison ou Paléophone de Charles Cros) des premières tentatives qui furent faites
pour exploiter artistiquement cette invention, soit un intervalle de soixante-dix ans!
Ainsi, alors que l'invention de la photographie animée (qui elle aussi était un enregistrement
de l'éphémère, c'est-à-dire du mouvement visuel) a très tôt éveillé l'intérêt des artistes, en leur
inspirant le désir de ne plus seulement reproduire l'existant mais aussi produire un monde visuel
original - celle bien antérieure de l'enregistrement sonore a attendu soixante-dix années pour se voir
M. Chion, La Musique concrète/acousmatique, un art des sons fixés 29
exploitée par un compositeur - lequel (nous parlons bien sûr de Schaeffer) s'en déniait d'ailleurs
parfois la qualité!
On pourrait en voir la cause dans la qualité médiocre attribuée aux premiers enregistrements.
Pourtant, aujourd'hui où les machines ont fait des progrès considérables et sont à la disposition de
chacun, on n'en continue pas moins de bouder les capacités créatrices des appareils enregistreurs.
Pour y comprendre quelque chose, il faut peut-être remonter jusqu'en 1930.
2. Avoir les mots justes de sa pratique; dire tournage sonore plutôt que prise de son
C'est cette année-là, en effet, que le cinéaste allemand Walter Ruttmann tourne un film
singulier, un film sans images réduit à une bande-son au sens technique, à partir de la possibilité
nouvellement offerte par le son optique sur pellicule de monter les fragments sonores. Une
journaliste en rend compte dans la Revue du Cinéma de juillet 1930:
"L'oeuvre se nomme "Week-End": elle retrace au moyen des bruits familiers, rumeur
quotidienne, sons de la nature captés par l'appareil la transition du jour de travail au soir de fête,
le dimanche en plein air et la lassitude lors de la reprise du travail le lundi matin. (..) La banale
réalité, mais transposée et magnifiée par la logique du découpage."
Ce reportage ne précise pas, bizarrement, si les sons ont été dirigés ou non, c'est-à-dire émis
intentionnellement en vue de la prise de son, ou bien - ce que l'auteur laisserait plutôt croire-
seulement pris sur le vif. Lorsqu'on écoute l'oeuvre aujourd'hui, il est évident qu'ils n'ont pu être que
"réalisés pour". Evident du moins pour qui a fait lui-même de l'enregistrement sonore, et a vécu la
difficulté que cela représente d'obtenir ne serait-ce qu'un son isolé des autres. Lorsqu'on entend par
exemple dans Week-End ce qu'on suppose être une scie attaquant du bois, tout cela au milieu d'un
grand silence, on soupçonne qu'il n'y a là rien de spontané. Il a bien fallu s'arranger pour éviter tout
bruit simultané ou voisin, choisir l'heure et le lieu où aucun vacarme ne risquait de perturber
l'enregistrement, etc... A partir de là, on ne voit pas pourquoi le réalisateur se serait interdit de
diriger le sciage, de le réclamer plus rapide ou moins rapide, et d'ailleurs qu'est-ce qui l'empêchait
de "jouer" de la scie lui-même?
Pourquoi donc, implicitement, laisser croire à une captation neutre? Et pourquoi, aujourd'hui
encore, la plupart des auditeurs à qui l'on fait découvrir cette oeuvre parlent-ils de "sons
anecdotiques" ou de "sons récupérés", dans les mêmes termes où ils parlent des musiques
concrètes? Si cela tient à quelque chose, c'est d'abord à une question de mots.
Les compositeurs concrets, plus de soixante ans après la naissance du genre, n'ont toujours
pas les mots justes de leur pratique; ce qui se répercute dans la difficulté qu'ils continuent d'avoir à
M. Chion, La Musique concrète/acousmatique, un art des sons fixés 30
la faire comprendre, et dans les aprioris que les auditeurs semblent conserver spontanément à son
égard. Par exemple, avec une constance infaillible, sur toutes les latitudes et auprès de tous les
publics, ressort l'idée que tous, tant que nous sommes, nous les compositeurs concrets, nous
sommes des récupérateurs et des collectionneurs de sons, lors même que nous savons les avoir
fabriqués de nos mains.
Pour tout le monde, l'image est quelque chose qui peut se créer ou se recréer: on n'hésite pas à
donner une valeur artistique à une simple photographie; le son, lui, ne pourrait que s'attraper au vol
et se récupérer. D'où vient un tel a priori? De rien d'autre, en fait, que de notre propre discours.
Ne serait-ce que lorsque nous parlons, pour désigner l'étape de fabrication de la matière
sonore initiale, de "prise de son". Ce qui est une expression technique, ne désignant qu'une captation
en extérieurs ou en studio. Comme si pour un film on ne disait rien d'autre que prise de vue au lieu
de tournage , en évoquant seulement la saisie technique de la réalité pro-filmique, et en omettant de
préciser, par un terme spécial, que cette dernière est organisée, choisie et cadrée par une volonté
dans l'espace et dans le temps.
De fait, le cinéma dispose d'un autre mot qui reflète la dimension créatrice de la prise de vue,
celui de tournage. Pourquoi alors ne pas dire tournage sonore, lorsqu'un compositeur suscite ou
crée de toutes pièces des sons qui sont bien plus sa création que ne peut l'être une photographie?
Tournage sonore, pourrait-on objecter, n'est qu'une expression transposée du vocabulaire
cinématographique. Mais le cinéma ne s'est pas privé lui-même de puiser dans les autres disciplines
pour désigner ses aspects techniques et créatifs; et c'est à partir du théâtre et de l'opéra, par exemple,
qu'il a parlé de metteur en scène, de décor et d'acteurs.
Qu'est-ce qu'un tournage sonore? Rien d'autre, en fait, que l'acte de fixer quelque chose de
sonore dont on s'institue l'auteur partiel ou total - soit qu'on ait créé les sons soi-même, en frottant,
heurtant, agitant, remuant, soufflant, etc..., sur et dans des matériaux et objets divers, ou encore en
actionnant les commandes d'une source synthétique - soit qu'on se soit approprié, par choix et
cadrage, l'enregistrement d'un phénomène déjà existant (ce cadrage, dans le son, s'effectue
beaucoup plus sur le temps que sur l'espace: c'est un chrono-cadrage). Le cinéma, remarquons-le,
ne se gêne pas pour combiner des actions voulues, mises en scène, habillées, éclairées, etc..., à des
éléments naturels de lumière et de décor. Rien n'empêche la musique concrète/acousmatique de
faire la même chose, et pourtant rares sont ceux qui se le permettent.
Lionel Marchetti raconte l'expérience du tournage sonore de musique concrète, et en dessine
la théorie et la poétique dans son texte L'idée de tournage sonore, lettre à un étudiant.
Le problème du tournage sonore est seulement d'ordre, pourrait-on dire, psycho-social: il ne
M. Chion, La Musique concrète/acousmatique, un art des sons fixés 31
réside que dans l'apparence extérieurement comique, voire honteuse, que cette étape du travail peut
revêtir aux yeux des compositeurs traditionnels et des institutions. Tout comme la création d'un
Rembrandt ou d'un Picasso, espionnée par un néophyte, lui évoquerait un happening sans méthode,
le tournage sonore d'une musique concrète est une opération qui, pour un observateur ignorant, peut
sembler clownesque, empirique et désordonnée: cela consiste à triturer, broyer des objets en
plastique, en bois, en métal, à jouer avec des écoulements d'eau, à caresser des cordes. Nos
compositeurs se sont donc sentis plus valorisés à être photographiés devant un écran d'ordinateur
qu'occupés à frotter un corps sonore ou à jouer avec des portes de placard, lors même que
l'informatique - cas trop fréquent - les mène à des sons dépourvus d'intérêt, et que les moyens
acoustiques, qu'ils excluent d'employer, leurs offriraient de meilleures propositions sonores.
A ce propos, plutôt que de valoriser des sons banals par des sources prestigieuses, comme on
le fait trop souvent (avec des révélations du genre: "J'ai enregistré ces bruits caillouteux par 45° à
l'ombre dans la Vallée de la Mort aux USA" (et non dans une vulgaire campagne française), "J'ai
travaillé avec tel programme tout nouveau de synthèse ou de traitement"), ne serait-il pas
intéressant, comme expérience, que le compositeur conserve le secret - un secret générateur de
respect, et surtout facteur de re-concentration sur le son - quant aux techniques et sources
mobilisées dans ses tournages sonores?
D'aucuns peuvent se demander, cependant, si les changements techniques du support ne vont
pas remettre en cause la fabrication même de cette musique, et partant son esprit. C'est une
question que nous ne pouvons éluder.
conservation stable, serviront pour fixer la version-étalon de l'oeuvre. Enfin, selon les conditions
particulières de sa diffusion, des copies pourront être tirées sur des supports variés.
À partir de là, c'est à chaque musicien de trouver sa formule sans se laisser impressionner par
l'air du temps, ni par ceux qui voudraient lui imposer des machines toutes faites. Et donc, ce ne sera
pas l'apparition d'un support nouveau qui sera déterminante.
conditions de mise au point très problématiques et le tout pour un bénéfice musical réduit. En même
temps, il est d'un grand intérêt que cette idée soit essayée et appliquée jusqu'au bout.
En définitive, et surtout aujourd'hui où les oeuvres ne sont pas assez fréquemment
réentendues, la variabilité de l'interprétation d'une oeuvre concrète devrait viser à être révélatrice de
son unité et de sa fixité. La différence, c'est que, alors que la stabilité de l'oeuvre classique est
garantie par sa partition, celle de l'oeuvre concrète/acousmatique l'est par son enregistrement sur un
support, qui la fait exister dans un espace-temps durci, de la même façon qu'une expansion de César
ou une peinture de Pollock existent dans l'espace en tant que mouvement arrêté. Le rôle de
l'interprétation de l'oeuvre concrète est alors, dialectiquement, d'actualiser une chose fixée sur
support, comme celui de l'interprétation de l'oeuvre instrumentale classique d'actualiser quelque
chose qui est déjà figé par l'écrit.
soit clair.
Aujourd'hui, en effet, la musique de sons fixés n'est pas épargnée par la lubie propre à certains
créateurs contemporains de vouloir changer pour chaque oeuvre la règle technique du jeu, modifiant
aussi bien à chaque fois les principes de disposition des haut-parleurs que le nombre de pistes, la
manière de mélanger les sons enregistrés à des sons "live", etc.. Tant et si bien que l'auditeur n'a
plus aucun moyen d'y construire des repères: une telle affectation, outre le gâchis social et financier
qu'elle entraîne, aboutit à bloquer le progrès esthétique et à disperser le travail sur des innovations
éphémères. Les compositeurs ne pourraient-ils se pencher, au contraire, sur la question d'une
standardisation technique des formats de leurs oeuvres et des systèmes de diffusion, cette
standardisation permettant seule une évolution des formes, donc la liberté d'invention personnelle.
Car si le cinéma ne s'était pas fixé rapidement, pour sa part, sur certains formats et standards
techniques, il en serait encore à balbutier dans son langage.
M. Chion, La Musique concrète/acousmatique, un art des sons fixés 39
est plus fragile qu'un spectacle visuel, plus facilement perturbable. Sans doute, mais la solution ne
serait-elle pas tout simplement de proposer le son seul comme spectacle?
Seulement, ce n'est pas là le problème fondamental. Il est surtout que le cinéma tel que nous
le connaissons a créé, même sous sa forme muette, des valeurs narratives efficaces: conduit par une
action, par un simulacre de réel et par une identification à des personnages et à leurs émotions, le
spectateur de cinéma, à moins d'avoir l'oeil technicien, est beaucoup mieux tolérant aux petits
accrocs qui peuvent se produire dans le flux visuel, à moins que ceux-ci soient si importants qu'ils
l'empêchent de suivre l'action. Si le septième art était aux trois-quarts abstrait, comme l'est dans la
plupart des cas la musique concrète, ses valeurs audio-visuelles deviendraient très fragiles - ce que
confirme le cas du cinéma dit expérimental.
Mais pour retenir l'attention du public de concert, il n'est pas obligatoire de l'appâter par un
argument dramatique. Le public est d'abord sensible à la conviction d'un artiste; s'il voit que ce
dernier croit à ce qu'il fait, c'est-à-dire à une forme d'existence acousmatique de la musique se
suffisant à elle-même, il sera mieux disposé à y croire lui même.
premières images filmées quand on assiste à un spectacle audio-visuel tel que la "Géode" du Musée
de la Villette à Paris, où la projection est conçue pour déborder largement le champ visuel.
Mais le cinéma a, comme on sait, évolué ensuite, par une série de tâtonnements, vers ce que
Burch baptise Mouvement Représentatif Institutionnel, et qui depuis commande son langage. Ce
qu'il appelle "M.R.I.", c'est ce code narratif assimilé par tous qui va permettre d'intérioriser l'image,
d'oublier durant le temps de la projection la matérialité de l'écran et la nature plate de l'image, et
d'accepter les changements de point de vue et les contrastes de grosseur de plan, par l'identification
au regard de la caméra, dite identification primaire.
Une séance de cinéma en 2017, c'est donc, par opposition à une séance de cinéma plus d'un
siècle plus tôt, l'exemple d'une intériorisation partagée collectivement. Si chaque spectateur
intériorise l'image individuellement, c'est en même temps toute la salle, via le principe de
l'identification primaire, qui adopte la même conduite, dans une complicité partagée. A l'inverse, un
concert de musique concrète de nos jours vous fait, selon votre plus ou moins grande familiarité
avec cette formule, selon le dispositif de diffusion choisi (bien plus variable qu'au cinéma), et aussi
selon l'oeuvre donnée, osciller d'une position d'extériorité totale à un comportement d'intériorisation
solitaire de la scène acoustique, sans que la règle du jeu soit fixée par un consensus social ou même
par la fidélité des compositeurs à un parti-pris fixe. D'une oeuvre à l'autre, dans le cours du même
concert voire à l'intérieur d'une même pièce, cette règle peut changer subitement: les sons se
tiennent d'abord dans un espace scénique et frontal, cinémascope sonore correspondant à l'espace du
regard - puis les voilà qui se déploient autour de vous et fendent l'air: vous n'êtes plus devant une
scène cadrée où vous pouvez vous projeter, et redevenez extérieur à l'image sonore, quand vous
n'ètes pas pris au milieu d'un déferlement de sons. Et si vous tournez vers votre voisin, vous vous
demandez quel est son type d'attention, et constatez parfois qu'il est sur une toute autre longueur
d'onde.
Alors qu'au cinéma, même si le spectateur n'adhère pas au film et lui reste "extérieur" comme
on dit, c'est-à-dire qu'il ne rit ni ne vibre là où il serait censé rire et vibrer, cela ne va pas jusqu'à le
ramener à la matérialité de l'écran et à la bi-dimensionnalité de l'image. L'intériorisation du film lui
reste acquise.
Imaginons ce qui se passerait si le cinéma n'avait pas forgé ses codes de découpage,
d'éclairage, de cadrage et de mise en scène qui fondent une certaine simulation de la profondeur
spatiale, alors que son image est plate, et de la continuité spatio-temporelle, malgré les collures
visibles, et s'il ne garantissait pas au spectateur, au cours d'un même film, la stabilité du format de
projection! C'est exactement cela qu'un concert de musique concrète/acousmatique offre
M. Chion, La Musique concrète/acousmatique, un art des sons fixés 44
aujourd'hui. La grosse différence, évidemment, c'est que le cinéma invite à une illusion de réalité.
Mais si le cinéma classique a pu tout à la fois se développer et s'unifier, c'est bien parce qu'il
s'est mis à découper le montage, à éclairer le décor et les acteurs, à linéariser le récit de façon à ce
que chaque image n'arrête pas le regard dans une exploration topologique de sa surface (formule
conservée seulement pour des attractions isolées, comme les "Cineramas" et autres "Omnimax"),
mais que, centrée à chaque fois sur un sujet, un visage , une situation, un geste, un acteur, etc... et
concaténée à d'autres images, elle soit perçue dans le temps comme élément d'une chaîne qui est le
film. On voit tout de suite, par comparaison, que la musique de sons fixés, prise globalement, n'a
pas voulu encore se décider ni dans un sens ni dans l'autre, aussi bien au niveau des oeuvres elles-
mêmes de leur formule et de leur composition, qu'à celui de leur diffusion en concert. Et cela pour
des raisons qui ne sont aucunement techniques, contrairement à ce que pourrait faire croire une
conception purement mécaniste de son évolution.
Rappelons, en effet, que la musique concrète a, contrairement au cinéma, tout loisir d'user
d'un montage inaudible pour créer des continuités et des chaînes sonores sans couture apparente.
Tel est en effet le propre de l'auditif par rapport au visuel que raccorder inaudiblement deux
fragments indépendants n'y pose guère de problème. De cette propriété, la radio se sert
quotidiennement pour nous faire entendre comme des flux en "temps réel", sans coutures décelables
par une oreille même avertie pour peu qu'elles soient bien faites, des interviews en réalité truffées
de coupes et de raccords.
Le montage dont je parle ici en tant qu'instance de centrement est donc forcément le montage
audible, celui-ci se désignant notamment lorsqu'il interrompt un mouvement sonore à la logique
prévisible (une résonance par exemple), en un geste qui affirme pour l'auditeur aussi bien la
matérialité du support de fixation que la présence d'une volonté d'organisation à la fois extérieure au
son et le prenant en compte. En même temps, nous sommes à ce moment-là comme devant une
"scène sonore", un lieu centré, surtout lorsque le ciseau vient couper verticalement dans plusieurs
couches sonores superposées. On a alors la sensation d'une instance assez puissante pour réguler le
flux sonore et en rompre l'apparence de continuité naturelle - cette apparence dont la recherche
préoccupe beaucoup de compositeurs aujourd'hui, selon l'idéologie "naturaliste" évoquée par
ailleurs - voir plus loin - et qui me semble une régression.
L'hésitation dont je parle, patente dans la production de nombreux compositeurs actuels, se
traduit donc par le rôle tantôt croissant tantôt au contraire déclinant confié à ce montage visible. Si
les oeuvres a-centriques qui se multiplient aujourd'hui utilisent le montage, c'est sous la forme de
coutures fines, prévues pour être peu apparentes, et qui sont dispersées sur différentes couches
simultanées; le montage n'y est plus affiché comme instance active d'organisation du discours.
nous faire oublier que les sons sont médiatisés par un support d’enregistrement, des amplificateurs,
des haut-parleurs, etc... un peu comme un cinéma qui voudrait nous faire oublier l’écran, la caméra,
les objectifs, le montage, au bénéfice d’une illusion de temps réel. En ce sens, la tendance
naturaliste me paraît souvent refléter un malaise de la musique concrète/acousmatique devant sa
propre nature: elle n’ose pas toujours assumer qu’elle travaille sur des sons fixés - une expression
dont on me disait souvent, quand je l'ai proposée, qu’elle était “dangereuse”, bref qu’elle vendait la
mèche. Effectivement.
L’autre tendance, qui est la mienne, pourrait être baptisée “médiatiste”, parce qu’on ne cherche
pas à y faire oublier que le son est médiatisé. Dans cette tendance (dont relèvent aussi des oeuvres
déjà anciennes de Schaeffer, Henry, Bayle, Alain Savouret, etc.), le montage, comme procédé
d’assemblage et de confrontation des sons extérieur à la logique interne de ceux-ci, se met en avant,
se fait souvent entendre, reconnaître en tant que tel, alors que dans la tendance naturaliste il se
cache, comme c’est possible d’ailleurs avec le montage des sons. Le montage, mais aussi la qualité
d'inscription du son, dimension variable sur laquelle je travaille de plus en plus, en me servant
notamment du procédé de "crayonné".
Je ne souhaite nullement, faut-il le préciser, que la tendance médiatiste l’emporte à son tour sur
l’”immédiatiste” - juste un rééquilibrage entre les deux. Et surtout que la musique
concrète/acousmatique, art des sons fixés, soit plus lucide, consciente, et même pourquoi pas fière,
de ses différentes ressources.
M. Chion, La Musique concrète/acousmatique, un art des sons fixés 47
un nom à elle qui la distingue des musiques exécutées en direct. Il est important de rappeler cela,
car avant lui, personne n’avait eu cette idée d’associer le substantif “musique” et l’adjectif
“acousmatique”. Chez Pierre Schaeffer, dans le Traité des Objets Musicaux, ce mot
d’”acousmatique” n’est utilisé que dans son sens originel, pour désigner les sons entendus sans voir
leur cause, ou bien la situation d’écoute elle-même où l’on ne voit pas la cause, mais en aucun cas,
une musique qui serait spécifiquement associée à cette situation.
Ce terme de “musique acousmatique” a été adopté par quelques compositeurs français,
notamment à l’intérieur du Groupe de Musique Vivante de Lyon et dans l’équipe de Denis Dufour,
et aussi en Belgique avec Annette Vande Gorne, ou au Canada, bien sûr, grâce à Francis Dhomont,
qui a non seulement répandu l’idée et le mot, mais a aussi fait surgir au Québec une nouvelle
génération très dynamique et créative de compositeurs spécialisés dans la musique sur support.
En dehors du monde francophone, en revanche, le mot a eu moins d’écho, à quelques
exceptions britanniques près, chez Dennis Smalley, par exemple. La plupart des ouvrages et des
articles que je connais dans les autres langues citent les termes de “musique concrète”, non pas dans
le sens initial, celui que je revendique, non causaliste, mais dans un sens à la fois causaliste, celui
d’une musique faite à partir de sons produits devant un micro, et daté, pour désigner la musique
faite en France dans les années 50), mais ils le font parallèlement avec les notions de “musique
électronique”, de “musique électroacoustique”, de “music for tape”; etc.... Souvent, “musique
électronique” ou “musique électroacoustique” sont, comme en France, utilisés indifféremment pour
désigner une oeuvre sur support ou en live.
C’est aussi parce que beaucoup de compositeurs en dehors de la France - et même en France -
ne voient pas l’utilité de définir la musique sur support comme un genre à part, alors que, pour les
raisons que j’expose dans cet ouvrage, j’estime cela au contraire indispensable.
Si le mot “musique acousmatique” n’a pas eu plus d’écho, malgré la grande activité et les
qualités de ses adeptes, leur engagement, c’est pour différentes raisons: l'une d'elles est que peu
d'entre eux ont été suffisamment clairs et explicites, vis-à-vis du public et des instances culturelles,
sur la nature concrète et matérielle de cette musique. Certains ont même un peu trop joué sur le mot
d’“acousmatique” lui-même, lui donnant une telle gamme de sens variés, parfois contradictoires
avec son sens primitif , que plus personne n’y comprend rien (par exemple, bizarrement, ils
confondent souvent l’idée d’acousmatique avec celle qui n’a rien à voir, d’écoute réduite - au sens
schaefférien, c'est-à-dire d’écoute du son pour lui-même). Cela en conduit certains à déclarer
qu’une musique sur support pourrait être “plus ou moins” acousmatique, voire pas du tout, selon
qu’elle se rapprocherait plus ou moins de telle esthétique: une musique de sons fixés comportant du
M. Chion, La Musique concrète/acousmatique, un art des sons fixés 49
texte et des sons figuratifs (oiseaux, sons de foule, etc...) serait par exemple, selon eux, “moins” ou
pas du tout acousmatique, qu’une musique abstraite.
Je suis fermement opposé à cette façon d’établir une hiérarchie entre les musiques sur support,
selon un taux de “musicalité”, d’”acousmaticité”, voire de “concrétude”. Toutes les musiques sur
support relèvent d’un même genre, et il faut se garder de reproduire à l’intérieur du genre - suivant
un processus hélas trop répandu - les exclusions dont lui-même est trop souvent la victime.
de “musique concrète” possèderait aux yeux d’une centaine de musiciens professionnels - ceux de
la musique savante - et qui créerait une image négative. Je réponds alors que cela n’a pas
d’importance par rapport aux millions de gens qu’il s‘agit de toucher, et aux milliers qui, de par le
monde, à travers des dictionnaires ou quelques disques, connaissent déjà l’expression de “musica
concreta”, “concrete music”, voire “musique concrète” en français dans le texte, et qui ne
demandent qu’à mieux connaître la musique que ce mot désigne.
On m'a dit aussi que Pierre Schaeffer lui-même a renoncé au mot: je réponds alors qu’il est
temps que cette musique ne dépende plus de lui. L’important est qu’il a lancé mondialement le
terme, et contribué, par ses trouvailles géniales et ses musiques si personnelles, mais aussi par un
très important travail d’explication (livres, articles, émissions de radio), étalé sur de nombreuses
années, à bien l’implanter.
Une des dernières fois où j’ai rencontré Schaeffer et où son état de santé lui permettait encore
de dialoguer, je lui ai expliqué que le terme “musique concrète”, que j’avais remis en circulation
sans lui demander sa permission, réapparaissait, que cette musique continuait et qu’il devait
l’accepter - comme un fait qui échappait à son contrôle. Il m’a dit: “faites comme vous voulez,
Michel.”
Dois-je dire aussi que d’illustres créateurs américains, comme Walter Murch, le monteur,
réalisateur et “sound-designer” américain, responsable du son d’Apocalypse Now , (et qui a préfacé
l’édition américaine de mon livre L’Audio-vision), proclament chaque fois qu’ils en ont l’occasion
la dette qu’ils ont vis-à-vis de la “French musique concrète?”
Il arrive cependant qu’on fasse grief à ce terme de ne pas définir ce qu’il nomme;
inversement, d’autres veulent tirer de l’appellation la définition même de cette musique, essayant de
tirer du mot “acousmatique” et de ce qu’il désigne toutes les caractéristiques de la musique ainsi
dénommée. En faisant cela, on s’égare. C’est comme si au lieu de considérer ce qu’est le cinéma, on
repartait de l’étymologie (cinématographe voulant dire fixation du mouvement) pour tenter de
savoir de quel genre il s’agit, et ensuite réduire le cinéma tout entier aux données déduites de cette
seule étymologie.
C’est parce que l’on mélange, à mon avis des niveaux distincts, que je caractériserai comme
les trois niveaux de la définition, de la description, et de l’appellation. Ne plus les confondre
permettrait de faire avancer le problème, et c’est pourquoi je vais m’attarder, pour finir, sur cette
question.
M. Chion, La Musique concrète/acousmatique, un art des sons fixés 51
Sur ces différents plans, l’expression “musique concrète” me semble avoir plusieurs
avantages objectifs sur celle de “musique acousmatique” et sur d'autres telles que "musique haut-
parlante" :
- elle est plus anciennement connue, a été propagée dans plus de textes, est installée dans de
nombreux dictionnaires de différentes langues, est connue de très nombreuses personnes dans le
monde;
- elle est plus courte, sonne mieux dans ses différentes traductions - Musica Concreta,
Konkrete Musik, Concrete Music, etc... ;
- elle se retient mieux, prête moins à confusion avec des expressions qui sonnent de manière
légèrement similaire, etc.
À l'opposé, “musique acousmatique” cumule plusieurs inconvénients:
- le mot "acousmatique" ne figure pour le moment dans aucun dictionnaire de langues, même
pas, pour la France, dans le Grand Robert en six volumes, et encore moins "musique
acousmatique", alors que "musique concrète" est mentionné, à l'entrée "concret", dans un nombre
considérable d'ouvrages;
- il se retient mal, ne sonne pas très bien avec sa rime interne, et est souvent confondu avec
d’autres expressions en “ique” (électronique, acoustique, magnétique, électroacoustique);
` - sous la plume de François Bayle, mais aussi de beaucoup d'adeptes de l'expression, il se
donne comme correspondant à une étape historique, et donc ne couvre pas toute l'histoire du genre,
ou bien toutes ses facettes;
- il a été peu propagé dans les autres pays, et n’a pas toujours été expliqué clairement.
Il n’y a pas d’appellation-miracle. Je souhaite surtout que les musiciens et les responsables
culturels, auxquels s’adresse entre autres cet ouvrage, comprennent la nécessité de ne pas imposer
au public un brouillard factice, et de le respecter en lui parlant franchement. Les oeuvres peuvent,
doivent parfois, être ambiguës, polysémiques, contradictoires - mais le discours sur le genre doit
être direct et clair.
M. Chion, La Musique concrète/acousmatique, un art des sons fixés 53
- Patrick Ascione: “Pour une écriture de l’espace”, in L’espace du son, dossier réuni par Francis
Dhomont, Lien, éd. Musiques et recherches, Belgique, 1988
- René Bastian: "La guerre des boutons", in dossier "Le Concert pourquoi/comment", Cahiers
Recherche/musique n°5, 1977
- André Bazin: Qu'est-ce que le cinéma? éditions du Cerf, coll. 7ème art, 1976
- Pierre Boulez: "A la limite du pays fertile", in Relevés d'apprenti, éd. du Seuil, 1966
- Michel Chion et Guy Reibel: Les Musiques électroacoustiques, INA/Edisud, 1976 (épuisé,
republié en téléchargement gratuit sur le site michelchion.com)
- Michel Chion (enquête réalisée par): La Musique du Futur a-t-elle un avenir?, Cahiers
Recherche/Musique n°4, INA-GRM, 1977 (épuisé, republié en téléchargement gratuit sur le site
michelchion.com)
- id.: Guide des Objets Sonores: INA/Buchet-Chastel, Bibliothèque de Recherche Musicale, 1983
(épuisé, republié en téléchargement gratuit sur le site michelchion.com)
- id.: L'Audio-vision, Armand Colin, collection Cinéma et Image, 1991, troisième édition revue et
corrigée en 2017
- id. : Le son, Nathan, coll. dirigée par Michel Marie, 1998, troisième édition revue et corrigée à
paraître en 2018
- Francis Dhomont (dossier réuni par): L'espace du son, Lien, revue éditée par Musiques et
Recherches (Annette Vande Gorne, 3, place de Ransbeck, 1328 Ohain, Belgique), 1988 (articles de
Vande Gorne, Dhomont, Risset, Bayle, Chion, etc...)
- Jean-Marc Duchenne: “Pour un art des sons vraiment fixés”, in Ars sonora, n°7 mars 1998
- Herbert Eimert: "La musique électronique", in Vers une musique expérimentale, Revue Musicale
n°236, Richard-Masse,1957 (écrit en 1953)
- Jean Epstein: “Le gros plan du son”, in Esprit de cinéma, éd. Jeheber, 1955 (spéculation sur le
M. Chion, La Musique concrète/acousmatique, un art des sons fixés 54
- Tod Machover (dossier réuni par): Quoi, quand, comment, la recherche musicale, dossier réuni
par Tod Machover, Christian Bourgois/IRCAM, 1985
- Lionel Marchetti: La musique concrète de Michel Chion (suivi d’un entretien avec Christian
Zanési), Metamkine, 1998
- Lionel Marchetti , L'idée de tournage sonore dans l'esthétique de la musique concrète, Lettre à un
étudiant, Mômeludies éditions, CFMI de Lyon, 2008
- Luigi Russolo: L'Art des bruits, édition réalisée par Giovanni Lista, L'àge d'homme, 1975
- id, Traité des Objets Musicaux: éd. du Seuil, 1966, réédition augmentée, 1977
- Annette Vande Gorne (sous la direction de): “Vous avez dit acousmatique?”, dossier, Lien, éd.
Musique et Recherches