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Olivia Billington

@Sirène
L'intégrale

Nisha Éditions

Copyright couverture : Irina Pusepp


1 - ISBN 978-2-37413-320-1
2 - ISBN 978-2-37413-325-6
3 - ISBN 978-2-37413-335-5
1 - Fixer des vertiges
Accoudé au bar, Florian savait qu’elle ne viendrait plus : elle avait plus de quarante minutes de retard
et bien qu’elle fut coutumière du fait, il avait l’intuition que, cette fois, elle jouerait l’absente. Avec un
soupir, il repoussa une mèche de ses cheveux bruns et fit tourner son verre dans lequel les glaçons avaient
fondu. Il songea que, décidemment, il ne savait pas s’y prendre avec les femmes – trentenaire et à
nouveau célibataire. Rectification : il savait s’y prendre pour les conquérir, mais se révélait incapable de
les garder, de vivre une relation sentimentale épanouissante.

Il surprit les yeux du barman braqués sur lui. Compatissant ? Narquois ? Florian n’aurait su dire.

Ses amis lui serinaient qu’il était libre, libre d’accumuler les conquêtes, libre de faire des folies de son
corps, mais lui se sentait prisonnier de sa solitude. Il aspirait à trouver la femme de ses rêves, l’élue de
son cœur. L’irremplaçable, avant que l’asphyxie du quotidien ne s’empare de lui. Même s’il n’était pas
naïf ou idéaliste au point de croire n’être fait que pour une seule personne. Toutefois, l’idée d’avoir une
âme-sœur, rien qu’une, le séduisait, il devait bien l’avouer.

Son regard désabusé se posa sur le magazine abandonné sur le tabouret voisin et, intrigué par le titre
« Fixer des vertiges », Florian commença à lire l’article.

Le nouvel ouvrage de Michaela Dauclair surprend. L’auteure, plus connue pour ses romans
sombres, n’avait pas habitué ses lecteurs à de tels délires, du moins pas dans ce genre-là. Et pourtant,
son dernier livre, Ma vie de sirène, s’est classé parmi les meilleures ventes en quelques semaines à
peine.

Son roman met en scène une jeune femme qui, depuis sa plus tendre enfance, désire par-dessus tout
être une sirène. Après avoir consulté d’innombrables livres sur le sujet, elle décide de partir en
périple maritime pour trouver celui ou celle qui lui permettra de transformer ce vœu en réalité. Elle
est persuadée que les sirènes ne ressemblent en rien aux créatures maléfiques et tentatrices décrites
dans de si nombreux récits.

La romancière a choisi le « je » narratif et son héroïne lui ressemble de manière troublante. Le


lecteur peut s’interroger sur la part de réel dans la fiction.

Découvrons ce que la narratrice pense à la page 26 : « J’aurais tellement voulu me réveiller un


matin pour constater la disparition de mes jambes, remplacées par une queue de poisson couleur
émeraude, douce et scintillante, terminée par une nageoire soyeuse et évanescente. Une odeur de sable
mouillé, de clapotis d’eau salée m’envelopperait. » L’héroïne évoque aussi, curieusement, les
licornes : « Bien sûr, c’est irréalisable : comment une sirène tiendrait-elle sur une telle monture ? »
Il semble à la lecture que l’héroïne se soit complètement perdue dans un monde d’illusions et de
fantasmes. Or, après enquête, nous sommes en mesure de révéler que la romancière aurait elle aussi
basculé dans la folie. Elle a fait bâtir sur son immense propriété un jardin de piscines reliées entre
elles par des tunnels. Il paraît, mais nous n’avons pu le vérifier, qu’elle possèderait un gigantesque
aquarium dans lequel évolueraient d’étranges espèces marines. Et surtout, il semblerait qu’elle
finance très largement des recherches scientifiques sur les modifications d’ADN et sur les mélanges
entre espèces. Bien sûr, ces derniers points ont été formellement démentis par son agent, qui indique,
dans un communiqué plutôt sec, qu’il s’agit d’une œuvre inventée et non de la vie de l’auteure. Le
mystère reste entier : démence, coup de pub, incroyable transformation ? Nous empruntons pour notre
conclusion l’une des phrases de Ma vie de sirène : « Et pourtant, je déteste nager ! »

Déconcerté, Florian referma le magazine, le rouvrit, fixa avec attention la photo de la ravissante
romancière, qui n’avait absolument pas l’air d’une folle. Cet adjectif lui remit en mémoire une cinglée
rencontrée via un site de célibataires. Son profil affiché sur l’écran lui avait pourtant semblé prometteur :
il avait appris qu’elle aimait les promenades au clair de lune, qu’elle possédait une collection
impressionnante de stylos à pois, qu’elle traversait la rue uniquement en marchant sur les lignes blanches,
qu’elle adorait le calendrier illustré de petits poussins en position de combat affiché sur l’un des murs de
sa cuisine et qu’elle chantait à tue-tête en pelant les carottes. L’originalité de sa présentation lui avait
donné l’envie d’en savoir plus. Il l’avait amèrement regretté. Chassant ces souvenirs déplaisants, il
reporta son attention sur l’article puis, se rappelant ce qu’il faisait là, regarda machinalement la porte.
Non, clairement, elle ne viendrait pas. Tant pis.

Après avoir commandé un autre verre, il sortit de sa poche son Smartphone. Quelques mots tapés plus
tard et il regardait, fasciné, une vidéo de Michaela Dauclair. Elle répondait posément, avec clarté, aux
questions du journaliste. Florian ne pouvait quitter des yeux la bouche de l’écrivaine. Il enchaîna sur une
autre vidéo, puis une troisième qui le renvoya à d’autres émissions. Le charme magnétique, les
mouvements gracieux de la romancière et ses propos intelligents hypnotisaient tant Florian qu’il en oublia
la raison de sa présence dans le bar. La soirée avançait sans qu’il ne s’en rende réellement compte. Le
gargouillement de son estomac le ramena à la réalité. Après avoir déposé un billet sur le comptoir, il
quitta l’établissement, la revue pliée sous le bras, à la recherche d’un bar à sushis – ces histoires de
poissons et de sirènes, peut-être ?

Une bouffée d’air chaud l’accueillit lorsqu’il mit le pied sur le trottoir. Un instant, il regretta l’air
climatisé de l’intérieur. La rue était animée et il croisa un groupe de touristes volubiles, songea qu’il
devrait lui aussi partir en vacances.

Il payait pour son repas lorsque son téléphone vibra. Un message. D’elle. L’absente.

[Pardon. Il m’a promis que ce serait différent, cette fois. Alors je suis retournée chez lui.]

Rembruni, Florian fixa l’écran, les mots qui le narguaient. Il s’en doutait. Il savait qu’elle était encore
sous l’emprise de ce sinistre individu qui la trompait mais, naïvement, il avait espéré être plus qu’un mec
de transition. Il avait cru qu’il allait pouvoir l’aider à sortir de cette relation destructrice. Comme s’il lui
devait quelque chose… Il n’aimait pas voir les autres souffrir, mais au final, c’est lui qui se retrouvait
meurtri. Il effaça le message, sans y répondre. Que pouvait-il lui dire ? Il l’avait maintes fois mise en
garde, elle avait choisi.

Mastiquant un maki, il fit défiler des photos de Michaela Dauclair. Elle avait l’air plutôt grande, et
mince. Les longs cheveux bruns, aux reflets dorés, les grands yeux verts, le teint pâle, la petite veine
qu’on devinait à la tempe, sous la peau presque translucide, le sourire qui ne dévoilait pas les dents, tout
cela séduisait Florian. Oui, vraiment, il la trouvait très belle, avec un petit quelque chose d’indéfinissable
qui ne le laissait pas indifférent. Le sérieux de son regard, peut-être, qui contrastait avec son sourire ?
Nul doute que son charme agissait sur la plupart des hommes – Florian était d’ailleurs étonné de ne pas
avoir remarqué la beauté de l’écrivaine dès qu’il l’avait vue en photo. Sans doute, car cette dernière
faisait peu les couvertures des magazines, se protégeant jalousement des paparazzis, n’accordant des
interviews qu’au compte-gouttes. Elle avait bien raison.

Son repas terminé, il ne perdit pas de temps à flâner et rentra chez lui. Son appartement, un loft ultra
design, au dernier étage d’un petit bâtiment industriel, faisait près de cent trente mètres carrés. Un autre
loft était au même niveau, mais il n’avait jamais vu ses voisins, à croire qu’une famille d’invisibles avait
investi les lieux. La hauteur sous plafond était telle qu’il avait pu faire construire une mezzanine au-
dessus de la cuisine et de la salle à manger, où il avait placé sa chambre et sa salle de bains. L’escalier
qui y menait, en métal blanc, débutait contre l’un des murs puis obliquait légèrement.

Assis à son bureau, il relut l’article. À nouveau, une étrange sensation l’envahit. Il avait envie d’en
savoir plus. Mû par une impulsion qu’il ne s’expliqua pas, le jeune homme décida d’acquérir quelques
ouvrages de Michaela Dauclair. Dès le lendemain, à l’ouverture des magasins.
2 - Savoir l’intime
Le carillon indiqua à la libraire qu’un client potentiel avait franchi le seuil de son magasin. Accroupie
devant un rayon dont elle changeait l’agencement, elle le salua par-dessus son épaule, sans le voir. Le
« Bonjour » qu’elle reçut en retour résonna agréablement à ses oreilles. La voix, masculine, était douce,
presque caressante. De ces voix qui vous font instantanément sourire, qui vous donnent envie d’être
aimable. Qui passent si bien à la radio, au timbre mélodieux.

Elle se redressa pour, mine de rien, le dévisager et le trouva à son goût : des cheveux bruns, des yeux
marron, presque noirs, vifs et singuliers, une petite fossette au menton, un nez droit, une mâchoire carrée
et virile qui donnait envie d’y passer une main langoureuse. Plus qu’à son goût, même, la simple présence
de cet inconnu la troublait profondément. Elle n’aurait su dire pourquoi, et se trouvait par ailleurs assez
ridicule d’éprouver des émotions rien qu’en l’observant : une tendresse inattendue et incompréhensible,
un désir de se blottir contre lui au crépuscule. Elle se secoua, il lui fallait reprendre une attitude
professionnelle.

Il paraissait absorbé dans sa recherche, après avoir rangé un ouvrage illustré d’Alexia Monazur, elle
s’approcha doucement pour le questionner :

– Puis-je vous aider ?

Il sursauta puis murmura, gêné :

– Non, c’est gentil, j’ai trouvé ce qu’il me faut.

Et là, tout près de lui, si près de lui, trop près de lui, à respirer son odeur, elle comprit ce qui
l’ébranlait. La fragrance de la peau du jeune homme qui lui rappelait son premier amour. Un coup de
cœur d’adolescente, platonique néanmoins enfiévré. La ressemblance s’arrêtait là, mais ce parfum était
pour elle synonyme de battements cardiaques précipités et de mains moites.

Pour se donner une contenance, elle jeta un coup d’œil aux livres qu’il tenait dans ses bras puis hocha
la tête :

– Ah, Michaela Dauclair, oui, c’est une valeur sûre. Bon choix. Son dernier, par contre, je ne suis pas
certaine que… ajouta-t-elle, dubitative.

Petit sourire en coin de la part de Florian :

– C’est justement celui qui m’intéresse le plus. Il me semble très surprenant.


Elle passa derrière le comptoir. Florian paya ses achats sans remarquer les regards furtifs de la jeune
femme, trop occupé à imaginer une improbable rencontre avec la romancière. Dans ses pensées, il
s’empara du sac, marmonna un bref « au revoir » et quitta la librairie avec une seule hâte : se vautrer
dans son canapé et lire. Lire ces mystérieux ouvrages, lire les pensées d’une femme, lire ses peurs et ses
désirs. Dans l’espoir de découvrir si les rumeurs étaient fondées ou non. Depuis aussi longtemps qu’il
s’en souvienne, Florian était intrigué par les personnes qui rêvaient d’un ailleurs, qui se rêvaient autres. Il
avait lu quantité de livres sur des métamorphoses et était curieux de voir s’il était question de ça dans le
dernier roman de Michaela Dauclair.

Ses clés déjà en main, il hâta le pas, poussé par une curieuse impatience. Puis, confortablement
installé, une bière à portée de main, il se plongea dans Ma vie de sirène. Décidé à commencer par le
roman controversé, il eut tout d’abord du mal à y entrer, à s’identifier à l’héroïne, mais au fil des pages, il
s’immergea dans le monde liquide et pétillant imaginé par Michaela Dauclair, grâce à son style alliant
recherche et simplicité. Très réalistes, les descriptions le projetèrent dans un univers qu’il ne connaissait
guère et qu’il se surprit à apprécier. La plume de Michaela Dauclair lui fit oublier le temps. Il interrompit
quelques instants sa lecture, perdu dans ses pensées après avoir lu un paragraphe qui trouvait un écho
particulier en lui.

Enfant, j’ai toujours été à part. Dans mon univers. Je passais des heures à regarder les poissons
dans l’aquarium que mes parents m’avaient offert pour mon dixième anniversaire, après de longs mois
de supplications intenses. Je n’avais pas d’ami. Je n’en désirais pas. Je ne m’en ouvrais pas à mes
proches, ils ne s’inquiétaient donc pas pour moi. J’avais de bons résultats scolaires, un solide appétit,
je grandissais bien, je « fleurissais » comme aimait à le répéter ma grand-mère, pourquoi donc
quiconque se ferait du souci ? Mes livres de chevet traitaient bien entendu de la faune et de la flore
sous-marines, mais surtout de ces étranges créatures nommées « sirènes ». Dire que certains osent les
comparer aux lamantins, ces bestioles sans grâce !

Florian haussa les sourcils, lui-même avait été un enfant plutôt solitaire, mais en avait souffert. Il
poursuivit sa lecture, subjugué. Il était ce qu’on pouvait qualifier de gros lecteur, avait bien sûr déjà été
touché, ému, bouleversé par certains auteurs, mais jamais à ce point. Il n’accordait que peu d’importance
à la vie privée des écrivains, préférant savourer leur œuvre plutôt que les potins. Mais pas cette fois.
Cette fois, il avait envie de découvrir la créatrice. Le désir d’en savoir un maximum sur Michaela – il
pensait désormais à elle en utilisant son prénom – se faisait absolu. Irrépressible et quelque peu singulier,
il devait bien l’admettre. Il brûlait de la croiser, un jour, au coin d’une rue.

Il avait prévu de lire le roman dans sa totalité avant d’effectuer des recherches sur la toile – autres
qu’audio-visuelles –, mais la curiosité fut plus forte que ses bonnes résolutions. Après avoir allumé son
ordinateur portable, il se connecta à Internet pour taper le nom de la romancière dans un moteur de
recherche. Sidéré par le nombre d’occurrences qui en résulta, il fit défiler des pages et des pages
consacrées à l’objet de son attention. En première position, le site officiel. Il cliqua sur le lien,
présentation sobre, élégante. Peu de détails sur sa vie privée, l’essentiel était consacré à sa bibliographie
et aux articles de presse. Florian se rendit compte qu’elle avait tenu un blog mais, ô désespoir, qu’elle ne
l’avait plus alimenté depuis de nombreux mois. Aucune explication n’était donnée à ce silence. L’agent de
Michaela Dauclair avait jugé cela préférable : la romancière répondait personnellement aux
commentaires, jusqu’au jour où elle avait été victime de harcèlement ; pour ne pas accorder plus
d’importance au fan indélicat, le blog avait été fermé. Florian lut en diagonale les résumés des romans,
plus intéressé par la petite biographie de l’écrivaine.

Michaela Dauclair naît dans les années 1970. Précoce, elle apprend à lire et à écrire très jeune et
de petits récits naissent de sa plume. Joueuse, elle s’amuse avec les mots, adore leur donner vie et
rédige plusieurs livres. Depuis la publication de son premier ouvrage, elle enchaîne les romans et les
nouvelles, s’est également risquée à l’écriture d’une pièce de théâtre, qui a remporté un franc succès.
Elle a obtenu plusieurs prix prestigieux et s’est retirée de la sphère publique pour vivre à l’abri des
regards indiscrets.

Il parcourut les interviews mais n’apprit pas grand-chose, si ce n’était qu’elle avait failli mourir dans
un accident de voiture, une dizaine d’années plus tôt. Cet événement avait marqué un tournant décisif dans
sa carrière, ses romans étaient devenus plus sombres, pour le plus grand plaisir des lecteurs. Florian ne
demandait qu’à découvrir cette noirceur ; mais d’abord, il lui fallait terminer le roman qu’il avait
commencé. Il contempla quelques instants la couverture – un visage féminin dont les longs cheveux
mauves étaient retenus en arrière par un bout de corail – puis s’y replongea.

Je me trouve sur le pont du bateau, le soleil décline doucement, l’eau scintille et semble m’appeler.
J’ai envie de me jeter dans les flots, j’ai besoin de l’étreinte des vagues. Les profondeurs, viles
tentatrices, semblent si accueillantes. J’imagine les êtres merveilleux qui évoluent dans ce milieu
liquide, j’imagine les ballets aquatiques, j’imagine les sensations que l’on ressent là-dessous et
surtout, surtout, je m’imagine au milieu d’eux, ma magnifique queue ondulant, ma chevelure déployée,
mes seins recouverts de coquillages nacrés. Je m’imagine et je gémis car je ne sais si je parviendrai
un jour à réaliser mon rêve.

Florian haussa les sourcils : l’héroïne de Ma vie de sirène lui semblait sérieusement atteinte.
Curieusement, cela lui plaisait. Il se traita mentalement de pervers et continua sa lecture. De page en
page, sa fascination pour l’écrivaine grandissait. Aux trois-quarts du roman, son désir de rencontrer
Michaela Dauclair s’était fait impérieux. Jamais il n’avait ressenti un tel élan pour une femme – inconnue
de surcroît – même s’il tombait facilement amoureux. Trop facilement, car ses sentiments ne trouvaient
pas toujours écho. Cette faiblesse l’horripilait car il la considérait fort peu virile. Balayant ces
considérations déprimantes, il revint à l’écrivaine. Comment rencontrer une célèbre romancière qui ne
quittait presque jamais son domicile ? Après réflexion, son menton dans une main, une petite balle à
malaxer dans l’autre, il finit par avoir une idée qui lui sembla lumineuse : il allait entrer – ou tenter
d’entrer – en contact avec l’écrivaine en prétextant un amour, une fascination pour les bestioles sous-
marines. Avec un peu de chance, elle ne résisterait pas à l’envie d’en parler. Bien sûr, Florian savait qu’il
lui serait nécessaire de se documenter pour ne pas raconter d’âneries et décida de commencer par la
bibliothèque de quartier : après tout, rien ne valait un bon livre, même s’il avait l’intention de compléter
les informations qu’il trouverait sur papier en surfant sur le web.

Il ferma les yeux, soudain assailli par la perplexité : pourquoi diable avait-il tant envie de la
rencontrer ? Des femmes, il pouvait en séduire avec facilité. Mais c’était plus fort que lui, elle l’attirait
irrésistiblement. Son intérêt était bien plus que littéraire, ou même de l’ordre de l’indiscrétion. Il ne
souhaitait pas seulement connaître sa biographie jusqu’aux détails privés, il voulait savoir l’intime, les
pensées les plus personnelles et, surtout, il voulait faire partie de sa vie. Cette brusque prise de
conscience le trouva ahuri. Que lui prenait-il ? Comment pouvait-il désirer cela alors qu’il ne l’avait
jamais rencontrée ? Il n’aimait pas la notion du destin, voulait croire qu’il pouvait influer sur sa vie,
cependant force lui était de constater que, parfois, les événements nous dépassent.

Michaela.

Il chuchota son prénom avec un petit sourire triste, espéra ne pas être déçu. Car il allait la rencontrer, il
en était persuadé. Il ne pouvait en être autrement. Naïveté ou optimisme, il n’en avait cure. Il le sentait.
Jamais intuition n’avait été aussi forte.

Lorsqu’il se rendit à la bibliothèque de quartier, fort petite, ses recherches ne furent hélas pas très
fructueuses. Néanmoins, après s’y être inscrit et avoir farfouillé dans les rayonnages, il emporta deux
livres. Ouvrages vieillots, qui paraissaient n’avoir jamais été ouverts.

Ses pas le menèrent ensuite à la librairie dans laquelle il avait acheté les romans de Michaela
Dauclair.
3 - Tourbillon du désir
Rebecca Bizier, en plein rangement dans le rayon enfants, tressaillit en apercevant l’objet de ses
fantasmes. Elle avait pensé à lui en s’endormant, elle avait pensé à lui en mangeant, en se douchant. Si,
dans un premier temps, l’odeur de son client l’avait ramenée à des émois de jeunesse, elle avait vite
dissocié les deux. Le visage du jeune homme et sa voix s’étaient ancrés dans ses émotions, lui donnant
l’impression d’être quelque peu ensorcelée.

Au contraire de Florian, elle tombait rarement amoureuse, et quand ça lui arrivait, c’était après de
longues discussions, lorsqu’elle avait enfin apprivoisé ses sentiments. Jamais elle n’aurait pensé être
victime d’un coup de foudre. Oui, victime, car elle n’avait rien demandé. Elle ne voyait pas ce que cette
attirance, inexplicable, irrésistible, foudroyante pouvait être d’autre. Elle ne voyait pas en lui l’homme de
sa vie – il ne fallait pas exagérer ! – mais elle s’imaginait déjà parcourir un bout de chemin avec lui.
Qu’il soit son confident, son ami, son amant, avec la liberté de s’éloigner et le ravissement des
retrouvailles. Elle voulait le tourbillon du désir, la douceur de l’insouciance de ceux qui aiment et se
savent aimés. Ce qu’elle souhaitait lui paraissait déraisonnable, bien sûr, irréaliste aussi, sans doute.
Mais pour une fois, elle si sage, avait décidé de laisser parler son instinct. La jeune femme avait donc
croisé les doigts pour qu’il revienne. Et voilà qu’il était de retour, alors qu’elle ne s’y attendait pas. Les
mains moites, le cœur battant, elle se morigéna intérieurement : un peu de tenue ! Qu’importe, elle n’avait
qu’une seule envie, le plaquer contre le comptoir, passer ses mains sous sa chemise et caresser son torse,
qu’elle devinait bien bâti. Elle désirait qu’il se colle à elle, qu’il lui prenne le visage entre ses paumes,
que du pouce il lui caresse les lèvres. Elle voulait sentir la bouche du jeune homme s’écraser sur la
sienne en un baiser fougueux, sentir son corps se tendre contre elle, sentir son odeur au creux du cou. Une
étreinte à la fois tendre, passionnée, rude et animale, voilà ce qu’elle convoitait. Elle chassa la vision
d’un battement de paupières et sursauta en constatant qu’il se tenait debout devant elle, un petit sourire
incertain aux lèvres.

– Pardon, je vous dérange, peut-être ?

Rebecca rougit violemment avant de balbutier :

– Pas du tout, non, je… je réfléchissais à… l’organisation du rayonnage.


– Oh. Eh bien, hum, j’ai besoin de votre avis. Je cherche des ouvrages sérieux sur les sirènes et je ne
sais pas très bien vers lesquels me diriger.

Interloquée, elle répéta :

– Sur les sirènes ?

Au tour de Florian de devenir cramoisi, sans trop comprendre la raison de son embarras. Il hésita,
avala sa salive puis murmura :
– Je me renseigne car… j’aimerais avoir un sujet de conversation pour…
– La romancière !
– Oui, euh, c’est exact, vous avez bonne mémoire.

Elle se retint de répliquer : « Uniquement parce que tu m’obsèdes » et acquiesça modestement, les
paupières baissées pour qu’il ne décèle pas son trouble.

Florian décréta :

– Une qualité bien utile pour une libraire.

Elle sourit. Qualité très utile en effet lors de ses études de Lettres romanes, suivies d’un master en
gestion d’entreprise. Étudiante brillante, elle était souvent sollicitée par ses camarades pour ses notes de
cours claires et complètes. Jeune femme charmante, pleine d’esprit et déterminée, elle était appréciée, les
autres se livraient facilement à elle. Florian ne dérogeait pas à la règle, il se sentait en confiance auprès
de la jeune femme et, subitement, lui avoua qu’il ressentait des sentiments particuliers envers la
romancière. Sentiments qu’il ne comprenait pas réellement lui-même, qu’il ne souhaitait d’ailleurs pas
analyser. Il eut l’air un peu confus de son aveu, mais reprit vite contenance.

Rebecca aspira une goulée d’air, une vague de tristesse l’étreignit, tandis que l’espoir d’un jour être
dans les bras de Florian se détournait. Mais elle n’en montra rien – pas un tressaillement, pas un
frémissement –, professionnelle jusqu’au bout des ongles. En quelques secondes, elle avait fait son
choix : elle l’aiderait, uniquement pour avoir l’occasion de le voir, de le sentir, de l’effleurer, de le
toucher peut-être ; pour quelques instants volés, elle était prête à l’aider à conquérir celle qu’elle voyait à
présent comme sa rivale. Une tactique vouée à l’échec, mais elle n’en voyait pas d’autre pour pouvoir
rester aux côtés de Florian.

Elle le précéda dans le rayon consacré à la mythologie, inspecta les étagères, son œil exercé voletant
de titre en titre. Après avoir feuilleté ceux qu’il avait empruntés à la bibliothèque et qui traitaient
essentiellement des animaux marins, elle sélectionna quelques livres sur les sirènes, et lui déclara
qu’avec ça, il pourrait tenir une conversation décente, en songeant que des propos indécents lui plairaient
bien, à elle… Elle lui fit promettre de revenir lui parler de ses recherches, de la tenir au courant, ce qu’il
fit, un peu surpris, en payant ses achats. Il quitta la librairie après encore quelques mots, sans se
retourner.

À travers la vitrine, Rebecca regarda Florian s’éloigner.

***

Inconscient du brouhaha ambiant, Florian porta la fourchette à sa bouche, plongé dans un traité sur la
faune sous-marine. Qui donc pouvait avoir envie de vivre sous les mers, dans les profondeurs abyssales,
en compagnie de telles monstruosités ? Rien que de regarder les photos procurait des sueurs froides au
jeune homme. Il était évident que, face à certaines horreurs sous-marines, les sirènes, même maléfiques,
étaient de vrais petits chatons. Florian observa l’idiacanthus, ses photophores le long de son ventre, son
long barillon sur le menton, ses dents démesurées, sa gueule démoniaque et réprima un frémissement :
quelle personne saine d’esprit éprouverait le désir de nager aux côtés de cette bête cauchemardesque ?
Pour se raisonner ensuite : il s’agissait là d’habitants des abysses, or, si les sirènes existaient, elles
n’évoluaient sûrement pas à de telles profondeurs. Il valait mieux pour elles, d’ailleurs, si elles ne
voulaient pas finir dévorées par le caulophryne, par exemple, qui se cache et attend sa proie dans le noir
complet. Il lâcha un petit rire nerveux en imaginant la naïade déchiquetée par l’épouvantable animal.

Un tapotement sur son épaule le sortit de sa concentration : intrigué, un collègue lui demanda ce qu’il
lisait. Un peu gêné car il n’était pas du genre à se lier avec ses collaborateurs et encore moins à discuter
lecture avec eux, Florian lui montra le livre. L’autre recula en haussant les sourcils. La stupéfaction et le
contentement à l’idée d’en parler aux autres collègues pendant la pause-café s’imprima sur le visage du
quadragénaire, qui ne ratait pas une occasion de propager des potins, encore qu’ici Florian ne voyait pas
réellement en quoi sa lecture fournirait matière à ragots. Avec une moue désabusée, il continua son repas
ainsi que son livre comme s’il était seul au monde. Néanmoins, les minutes passaient et il se vit dans
l’obligation de retourner à son bureau. Au programme : rappel de l’un des clients. Il compulsa les fiches
informatiques, composa le numéro de téléphone et son regard se perdit au loin alors que la sonnerie
retentissait à l’autre bout. Un crayon dans la main, il écouta attentivement ce que son interlocuteur lui
disait, répondit de façon concise mais courtoise, raccrocha au bout de quelques minutes puis se laissa
aller contre le dossier de sa chaise avec un soupir.

Même si son boulot n’était pas des plus épanouissants, il gagnait bien sa vie grâce aux commissions
touchées lorsqu’il vendait une voiture de luxe. Nullement carriériste, il voyait son travail comme un
moyen d’assouvir sa coûteuse passion : les vols en hélicoptère. Fasciné par ces engins depuis sa plus
tendre enfance, Florian avait effectué son premier vol à dix-huit ans, cadeau de ses parents pour sa
majorité. Plus âgé, il avait pris des cours de pilotage – une quarantaine d’heures de cours théoriques,
suivis d’une cinquantaine d’heures de formation en vol – et obtenu sa licence de pilote privé
d’hélicoptère. Il essayait de voler plusieurs fois par an. C’est ainsi qu’il avait rencontré l’une de ses
conquêtes, une folle d’adrénaline, qui avait fini par le rendre cinglé à trop chercher les situations
extrêmes. Leur relation avait pris fin dans les larmes et le sang, de façon bien trop littérale au goût de
Florian, qui s’était retrouvé à l’hôpital et s’était juré de ne plus sortir avec ce genre d’hystérique dans le
futur. Un brin de folie, oui, la panoplie complète, non merci.
4 - Corps repu
Rebecca verrouilla la porte de la librairie et fit descendre les volets. Les autres commerces de la rue
étaient déjà fermés. La température encore douce la poussa à rentrer chez elle à pied plutôt que de
prendre les transports en commun, qu’elle préférait en général éviter, n’appréciant guère se coller à des
corps transpirants d’inconnus. Elle savoura la légère brise sur sa peau et le trajet lui parut plus court que
d’habitude, peut-être parce qu’elle était perdue dans ses pensées. De douces pensées. Parvenue à
destination, elle poussa la lourde porte d’entrée du petit immeuble où elle habitait. L’ascenseur était déjà
au rez-de-chaussée, elle s’y glissa avec un léger soupir de contentement. Il s’ébranla avec bruit – c’était
encore un de ces lifts des années 1930, qui faisaient le charme des vieilles bâtisses désuètes. Elle
s’avança sur le palier où deux portes closes se faisaient face. Ouvrant celle de gauche, elle pénétra dans
son appartement si douillet. Elle posa son sac sur la console dans le hall d’entrée et se dépêcha d’ôter ses
ballerines : elle mourait d’envie de se jeter sur l’ordinateur et de faire ses propres recherches sur
Michaela Dauclair. Elle en avait eu l’intention à la librairie, mais les clients s’étaient bousculés et elle
n’avait pas eu une minute de répit. Tant mieux pour les affaires, tant pis pour son impatience. Et elle allait
encore devoir attendre car la sonnerie de son téléphone retentit. Agacée, elle s’en saisit et hésita avant de
répondre : le prénom « Amaury » était inscrit sur le petit écran. Elle appuya sur la touche verte et articula
un mélodieux :

– Bonjour, que me vaut le plaisir d’entendre ta voix ?


– Salut beauté. Je me suis fait jeter la semaine passée et je n’ai pas envie d’écumer les bars et de
draguer. Je peux passer ?

Elle resta silencieuse quelques secondes, sentit qu’il s’impatientait à l’autre bout du fil et accepta.
Après tout, elle avait fantasmé tout le week-end, elle était prête à s’envoyer en l’air.

Suite à leur rupture quatre ans plus tôt, Rebecca et Amaury avaient continué à se voir, de temps en
temps. Ils se consolaient mutuellement de leurs déboires sentimentaux et, petit à petit, étaient devenus des
sexfriends. Si le manque affectif n’était pas comblé, au moins le corps était repu. Et puis, pensait
Rebecca, ce n’était pas comme si elle couchait avec un inconnu : Amaury et elle avaient une histoire, un
passif. Plutôt agréable, d’ailleurs.

Après avoir accepté, elle se savonna en vitesse sous la douche, rectifia son maquillage tout en
chantonnant un air entendu à la radio qui refusait de quitter son esprit.

Lorsque l’interphone grésilla, elle l’attendait, nue sous un pull. Amaury entra, ne s’embarrassa pas des
convenances, l’embrassa goulûment avant de prendre son visage entre ses paumes et de la regarder avec
des prunelles brillantes de convoitise. Amusée, Rebecca déclara :

– J’ai l’impression que tu as vraiment très, très envie, toi !


Pour toute réponse, il la plaqua contre le mur. Elle laissa échapper un petit cri en s’accrochant à la
nuque du jeune homme et balbutia, pour la forme :

– Et les préliminaires ?

Il rétorqua d’une voix rauque :

– Faut parfois savoir s’en passer. Et puis, je constate que tu es… d’attaque, ajouta-t-il en riant à moitié,
une main entre les cuisses de son amante.

Elle le fit taire en lui happant la bouche. Leurs langues se frôlèrent, se goûtèrent, timides, puis,
enhardies, se lancèrent dans une lutte sensuelle. Lorsque Rebecca se détacha d’Amaury, elle constata
qu’il était très troublé par leur baiser. Malicieuse, elle lui lécha la lèvre inférieure puis recula quand il
voulut l’embrasser à nouveau.

– Ah, tu veux jouer ? murmura-t-il d’un ton voilé par le désir.

Lorsqu’ils étaient en couple, ils aimaient ça, jouer. Ça allait de petits jeux basiques, comme se
soustraire à l’envie de l’autre pour mieux se donner ensuite, à de véritables jeux de rôles plus élaborés.
Rebecca gardait un très bon souvenir de leurs sessions, de l’une en particulier : Amaury avait inventé un
jeu de piste, qui avait guidé Rebecca à plusieurs endroits où étaient dissimulés les vêtements qu’elle
devrait porter pour leur séance. Découvrir les dentelles, le cuir et le satin l’avait beaucoup émoustillée,
si bien qu’au moment de débuter leur aventure, elle avait eu un orgasme rien qu’en l’embrassant. Leur
rapport ensuite n’en avait été que plus intense, et les jours qui avaient suivis, Amaury s’était montré
particulièrement amoureux. Une expérience inédite qui ne s’était, hélas, jamais renouvelée.

***

Plus tard, avachis, fourbus et silencieux, ils se dévisagèrent avec l’infime gêne qui clôturait toujours
leurs ébats post-rupture. Dans la salle de bains, après une toilette sommaire, il grommela :

– Bon, eh bien, c’était, enfin, on se voit bientôt, sûrement ?

Les yeux baissés, elle s’enveloppa d’un peignoir et le raccompagna à la porte après qu’il eut enfilé ses
quelques vêtements éparpillés sur le sol. Le souffle court, les paupières closes, elle ferma la porte
d’entrée avec la sensation ridicule d’avoir trompé Florian.
5 - Crabes yétis et hippocampes feuillus
Mardi soir, après une journée interminable de travail, Florian ouvrit Ma vie de sirène à la page qu’il
avait cornée et parcourut en diagonale quelques paragraphes de descriptions de l’eau, de ses clapotis, de
ses odeurs d’embruns, ce dont il se fichait éperdument : il voulait que l’héroïne parle d’elle. Il remarqua
qu’il ne connaissait d’ailleurs pas son prénom, il n’était jamais cité. Curieux. Le lien avec Michaela en
paraissait d’autant plus fort. Il survola quelques paragraphes qui traitaient des animaux hybrides et lut
avec attention un passage qui lui semblait intéressant.

Je n’ai pas rencontré l’amour. Est-ce à cause de mon attirance envers les sirènes ou suis-je trop
exclusive ? Je crois qu’aucun homme ne s’est montré à la hauteur de mes espérances, aucun n’est
capable de saisir l’intensité de ma ferveur et surtout aucun n’a aimé passer après cette passion, aucun
n’a compris mes préoccupations profondes.

Florian eut un sourire canaille – ne t’inquiète pas, Michaela, je parviendrai à combler tes doutes et ta
profondeur. Tu ne pourras plus te passer de moi.

Je rêve d’un homme-poisson, aussi beau, aussi majestueux qu’un roi.

Une moue dubitative s’imprima sur les traits de Florian : il n’était pas prêt à aller jusque là.

J’ai lu beaucoup d’ouvrages au sujet des sirènes et l’un des écrits de Robert Hamilton, zoologue au
département d’histoire naturelle à l’université d’Édimbourg m’a fascinée : en 1833, dans les îles
Shetland, des marins avaient pêché une sirène, qu’ils avaient observée pendant trois longues heures,
avant de la remettre à la mer. Il ne me reste plus qu’à trouver un moyen pour remonter le temps et
embarquer à bord de ce navire. Je me demande pourquoi, malgré toutes mes excursions maritimes, je
n’ai jamais croisé de ces merveilleuses créatures. Je le mérite, pourtant, à arpenter les mers comme je
le fais ! Et je ne leur veux aucun mal, au contraire ! Peut-être n’est-il pas question de mérite mais de
destinée. J’observe l’écume blanche que les vagues déversent sur le sable, inlassablement, et je me
pose une question : peut-être devrais-je entrer dans les flots, sans me soucier des conséquences sur
mon enveloppe charnelle, me laisser emporter au plus profond et alors peut-être, peut-être que la
transformation tant attendue aura lieu. De splendides sirènes viendront, m’entoureront de leur
bienveillante aura et je serai enfin des leurs. Comme ce serait magique ! Car le bruit incessant des
vagues me berce, m’apaise, je m’y sens chez moi, en sécurité. Ces étendues liquides sont si parfaites
que je me demande pourquoi les hommes persistent à vivre sur le bitume.

Florian corna la page avec un rictus ironique. Bien entendu, tout être normalement constitué ne rêve que
d’une chose : boire la tasse en compagnie des crabes yétis et autres hippocampes feuillus ! Il remarqua
que Michaela Dauclair s’y connaissait, en matière d’animaux hybrides et de manipulations génétiques. Il
se demanda si les allégations du journaliste étaient fondées : finançait-elle réellement des scientifiques
pour seule fin de créer des sirènes ? Et même si cela était possible, comment pourrait-elle en devenir
une ? Elle n’allait tout de même pas se faire trancher les jambes et les remplacer par une queue de
poisson, ce serait délirant ! Qu’à cela ne tienne, elle était sublime et mystérieuse. Elle valait très
certainement la peine qu’il s’intéresse à elle de plus près.

***

Rebecca alluma son ordinateur, le tout nouveau joujou qu’elle venait de s’offrir, une merveille de
performance technologique. Elle navigua d’un moteur de recherche à l’autre. Même si les entrées
concernant Michaela Dauclair étaient très nombreuses, elles disaient en substance presque toutes la même
chose. La célèbre romancière n’accordait que très peu d’interviews et les rares journalistes qui l’avaient
rencontrée avaient eu du mal à la faire parler d’autres choses que de ses écrits.

Rebecca murmura pour elle-même – forcément, elle était seule dans la pièce :

– Cette prétentieuse s’entoure d’une aura mystérieuse pour mieux attirer le lecteur, pff ! Et Florian qui
tombe dans le panneau, évidemment. Les mecs !

Il n’en restait pas moins que cet homme-là hantait ses pensées. Rebecca songea à son sourire, son
regard, ses mains… et se laissa aller à une douce rêverie. Florian et un bouquet de roses, Florian nu
derrière le bouquet de roses, Florian sur elle et le bouquet à terre. Rebecca gloussa : ses pensées ne lui
étaient guère obéissantes, elle les voulait tendres et son esprit lui envoyait des images torrides.
***

Une semaine de lectures et de recherches plus tard, Florian ouvrit le roman intitulé Hommes en laisse
et éclata de rire en découvrant le préambule, qui avait pour titre « Contes à rendre » :

Cendrillon l’écrasa de sa pantoufle de vair.


Blanche-Neige lui enfonça un quartier de pomme empoisonnée dans le gosier.
La Belle au bois dormant lui transperça le cœur avec l’aiguille de son fuseau.
La petite sirène l’offrit comme en-cas à un requin.
La princesse au petit pois l’étouffa sous son oreiller.
Elles voulaient s’émanciper.
Elles n’avaient pas besoin du Prince Charmant.
Alors voilà…
Elles ont tué le crapaud.

Qu’importe, il voulait être son prince charmant, ou toute autre appellation qui conviendrait à Michaela.
Il avait longuement analysé le site officiel de la romancière, avait observé des heures durant le formulaire
de contact mais ne parvenait pas à se résoudre à lui envoyer un message. Il craignait qu’elle ne s’amuse à
ses dépens ou qu’elle ne lui réponde tout simplement pas. L’indifférence était pire que le rejet, il l’avait
bien compris à l’adolescence, période durant laquelle les filles ne lui avaient pas accordé un seul regard.
Cependant, il ne voyait pas ce qu’il pouvait faire d’autre pour attirer son attention, à part se rendre
chez elle où, sans aucun doute, il se heurterait à une fin de non-recevoir. Hésitant sur la conduite à tenir –
le moindre faux pas serait fatal – il estima qu’il avait besoin de se confier, de demander conseil. Il
n’avait encore parlé à personne de son… obsession, car c’en était bien une, par peur des moqueries qui
n’auraient pas manqué de survenir, mais il était temps de sortir de son silence. Il se décida à appeler son
meilleur ami, Julien, même s’il redoutait un peu les railleries que ce dernier ne manquerait pas de
proférer. Julien, sitôt qu’il entendit de quoi il s’agissait, répondit qu’il n’avait rien de mieux à faire et se
précipita chez Florian, ravi de pouvoir se rendre utile.
6 - Ma vie d’homme-poisson
Michaela Dauclair sortit de l’eau, saisit une serviette et s’essuya avec des gestes hâtifs. Le soleil fit
étinceler les gouttelettes sur sa peau ; elle s’étira pour offrir tout son corps aux rayons. À travers ses
lunettes noires, elle observa l’étendue de son domaine, observa les sept piscines artistiquement creusées
dans son immense jardin – plutôt un parc, à vrai dire – observa les surfaces liquides et scintillantes tandis
qu’un sourire satisfait apparaissait sur son visage.

Son agent lui avait donné les articles à propos de son dernier livre et des spéculations à son sujet. Cela
ne la gênait guère car elle avait décidé de ne pas sortir de sa réserve et de les laisser imaginer ce qu’ils
voulaient. Plus ils parleraient d’elle, plus les lecteurs potentiels seraient intrigués et achèteraient ses
livres. Mais elle n’avait nullement l’intention de confirmer ou d’infirmer les dires des journalistes ;
certains, au demeurant, lui paraissaient vraiment bien informés : qui donc était à abattre, dans son
entourage ? se demanda-t-elle en ricanant. Puis elle haussa les épaules, elle avait un peu trop tendance à
penser comme les protagonistes de ses thrillers.

Elle retira ses lunettes et savoura la fraîcheur du petit salon – dans les tons ocre et bordeaux –
lorsqu’elle pénétra dans sa villa. Elle passa dans le couloir, ses talons claquèrent sur le marbre blanc
puis elle gravit l’imposant escalier tournant menant au premier étage. Elle dépassa une série de portes
blanches pour entrer dans une immense salle de bains. La pièce était carrelée du sol au plafond d’une
mosaïque turquoise striée d’or, lumineuse, éblouissante de beauté qui arrachait cris de stupeur et de
ravissement à ceux qui la découvraient. Michaela ne s’en lassait pas. La gigantesque baignoire, turquoise
elle aussi, mais d’une nuance nettement plus pâle, occupait tout un pan de mur et possédait les fonctions
bain à remous, jets de massage… une merveille dans laquelle Michaela se prélassait et se délassait. De
l’autre côté, se trouvait une somptueuse cabine de douche, dont le ciel de pluie donnait l’impression à la
personne sous le jet d’être exposée à une averse chaude et revigorante. Une sirène, une seule, ornait la
porte de la douche : sur la poignée, elle était si minuscule qu’elle passait inaperçue, une sorte de secret
entre elle et Michaela, qui aimait passer son index sur le dessin.

La romancière dévisagea son reflet dans la psyché en forme de goutte, pencha la tête et médita à propos
de ce que son agent lui avait dit quelques jours plus tôt : il lui conseillait de se limiter à écrire du sombre,
du lugubre, du cynique. L’incursion dans un monde fabuleux et étrange était trop… insolite pour ses
lecteurs. Pourtant, avait contré Michaela, ceux-ci s’étaient rués sur son livre. Son agent lui avait opposé
d’autres arguments, qu’elle avait balayés de la main. Elle pensait opter pour une voie médiane : des
polars et de l’extraordinaire, certaine que le créneau était porteur.

Ôter son bikini lilas, ouvrir une armoire, hésiter entre divers flacons et opter pour un gel douche à la
rose, quelques actions qu’elle exécuta de façon mécanique. Elle se savonna rapidement, pour se
débarrasser de l’odeur entêtante du chlore qui lui collait à la peau, coupa l’eau, se sécha avant d’enfiler
une tunique multicolore qu’elle serra à la taille à l’aide d’une large ceinture de cuir brun. Quittant la
pièce, elle emprunta le long couloir et ouvrit une porte quelques mètres plus loin : son bureau, lieu où ses
personnages prenaient vie, où ses personnages l’entrainaient dans leurs aventures. Elle cala la porte de
manière à bénéficier d’un léger courant d’air, agréable par cette chaleur, et s’assit sur sa chaise à
roulettes, ultra confortable et spécialement conçue pour elle. Elle alluma son ordinateur qui en ronronna
de plaisir et caressa le chat qui ne broncha pas. L’animal allongé à ses pieds appartenait à ses parents,
elle le gardait pendant leur croisière aux Antilles. Depuis son arrivée, le persan ne lui témoignait que du
mépris. Une lueur passa dans les prunelles du félin et Michaela envisagea un instant d’en faire la
prochaine victime de son nouveau roman. Puis elle secoua la tête : elle était incapable de faire du mal à
un animal, même et peut-être surtout dans la fiction. Michaela trucidait, éviscérait, poignardait,
empoisonnait, décapitait allégrement ; cependant deux types de cible n’apparaissaient jamais dans ses
récits : les animaux et les enfants. Elle n’était pas mère, ne comptait pas le devenir – les mômes
braillards, pendus aux basques de leurs parents lui donnaient envie de fuir – mais jamais elle ne pourrait
leur infliger une quelconque souffrance, fut-elle fictive.

Elle constata que sa messagerie était saturée, la plupart des mails provenaient de lecteurs via son site
web. Même si cela lui prenait du temps, elle mettait un point d’honneur à les lire, pas toujours dans leur
entièreté, et à y répondre, par quelques mots, parfois plusieurs paragraphes. L’un d’eux attira tout
particulièrement son attention : il était intitulé « Ma vie d’homme-poisson ».

***

Deux jours s’étaient écoulés depuis que Florian avait envoyé son message. Julien avait débarqué,
hilare, et Florian avait instantanément regretté de lui avoir demandé son aide. Mais si, au téléphone, il
avait mentionné une affaire sentimentale, il n’en avait pas précisé les détails. Gouailleur, Julien lui avait
lancé :

– Où est passé mon pote, eh oh, toi, l’extraterrestre ? C’est quand même fou, tu ne sais pas comment
entrer en contact avec une gonzesse ? Bon d’accord, tu as du mal à garder une fille, mais la séduction, tu
en connais un rayon, pourquoi t’as besoin de moi sur ce coup-là ?

Haussement d’épaules du côté de Florian :

– C’est ça, fiche-toi de moi.

En fait, il n’avait pas tant besoin de l’aide de son ami que de sa présence, de ses encouragements car il
se sentait un peu ridicule. Gardant de mauvais souvenirs de son enfance solitaire, il aimait avoir ses amis
à ses côtés lors des moments décisifs de son existence. Gamin, il avait souffert de problèmes de vue
l’obligeant au port de lunettes à épais foyer qui avaient été source de quolibets. De nature sensible, il
avait très mal encaissé les moqueries et son physique plutôt ingrat n’avait en rien aidé. Bien des années
plus tard, il avait enfin pu bénéficier d’une opération. La transformation, si elle avait été lente, n’en était
pas moins spectaculaire : il avait perdu du poids, pratiqué de la musculation, changé de coupe de cheveux
et, un jour, son miroir lui avait renvoyé l’image d’un homme extrêmement séduisant. Néanmoins, une part
de lui restait accrochée au vilain petit canard et il ne parvenait pas à comprendre pourquoi de jolies
femmes s’intéressaient à lui ; par conséquent, ses relations sentimentales étaient le plus souvent vouées à
l’échec dès le départ ; il les condamnait de lui-même en n’y croyant pas. Cette fois, cependant, il avait
bien l’intention d’agir autrement avec Michaela.

Bien évidemment, Julien avait proposé un tas d’idées loufoques – comme braquer une banque et
demander à ce que la négociatrice soit l’écrivaine – mais s’était finalement rangé à l’avis de Florian : le
mieux était de passer par le formulaire de contact du site de Michaela Dauclair. Célibataire après un an
de vie de couple – chose rare pour lui –, Julien pensait qu’il fallait y mettre de la passion, tandis que
Florian estimait que la neutralité était de meilleur goût.

Le texte finalement envoyé par Florian était passionnément neutre.

De : Florian Senay
Sujet : Ma vie d’homme-poisson
À : Michaela Dauclair
Amie des sirènes et autres créatures marines, bonjour. J’ose prendre la plume car votre dernier
ouvrage m’a intrigué, je n’arrive plus à vous dissocier de l’héroïne et j’espère que vous partagez ma
fascination pour ces êtres qui peuplent les mers. Ma requête peut paraître étrange, mais j’ai envie de
parler de ce qui nous unit, j’ai envie de parler du blobfish, j’ai envie de rire en échangeant des photos
du Grimpoteuthis, cette petite pieuvre qui m’évoque un dessin animé japonisant, j’ai envie de croire
que nous pouvons échanger sur le sujet. Accepteriez-vous de m’écrire, de temps en temps ? Au plaisir
de vous lire, Florian.

Florian avait appuyé sur le bouton « Envoi », le cœur battant, sous les rires de Julien.

– On dirait une midinette qui écrit à son acteur préféré.


– Je sais, je me sens un peu risible, mais j’ai tellement envie de la rencontrer.

Julien avait regardé les quelques photos de la romancière et opiné du chef :

– C’est sûr qu’elle est bandante, je te comprends.

Florian n’avait pas répondu et, à présent assis seul en face de son ordinateur, râla tout haut :

– Peut-être, mais c’est chasse gardée !

Il cliqua une nouvelle fois pour rafraîchir la page, aucun nouveau message. Un soupir souleva son
torse. Elle ne l’avait probablement pas encore lu, ou alors son agent l’avait mis à la corbeille ou, pire,
elle l’avait jeté sans l’ouvrir, ou pire encore, elle l’avait lu, ri et consacré son attention à des choses plus
importantes. Frustré, il se leva. Inutile de se torturer plus avant, il avait du travail. Il considéra un instant
son agenda : il avait rendez-vous avec le P.-D.G. d’une entreprise très prospère qui souhaitait remplacer
son cheptel automobile, comme il disait.
***

Michaela se renversa sur son siège et fit craquer ses doigts. La mine perplexe, elle se demanda quoi en
penser. Son agent lui conseillerait probablement de ne pas en tenir compte. Après tout, il pouvait s’agir,
au choix, d’un déséquilibré qui lui enverrait des photos de ses parties intimes – à ajouter à sa collection,
hélas, déjà bien fournie, d’un journaliste à l’affût, d’un amoureux éconduit ou d’un véritable passionné
incollable mais qui allait se révéler très collant. Toutefois, une petite voix lui soufflait de ne pas se
détourner trop rapidement de l’étonnant message. Une petite voix qu’elle devait écouter, parce qu’elle
avait raison – cette petite voix qui lui parlait des sirènes, de ce qu’elle pouvait accomplir, mais pas
maintenant, il ne fallait pas y penser maintenant.

Comment y répondre ? Trop d’enthousiasme indiquerait qu’elle était très proche de son héroïne, or son
agent avait démenti toute ressemblance. Ignorer le sujet, prétendre qu’elle se fichait pas mal des créatures
sous-marines serait complètement idiot. Elle pouvait bien sûr opter pour une solution intermédiaire : elle
s’y connaissait car elle avait fait des recherches pour son roman, réponse la plus logique. Les doigts en
arrêt au-dessus du clavier, elle expira car l’inspiration ne venait pas. Lissant sa tunique, elle décida d’y
réfléchir ailleurs.

D’un pas léger, elle quitta son bureau, jeta au passage un coup d’œil à l’imposante horloge à côté du
meuble de coin, et constata qu’il était l’heure de se sustenter. Avec le succès, était venu l’argent et, avec
lui, la possibilité d’installer une cuisine ultra équipée, digne d’un chef coq et, surtout, d’engager une
cuisinière. Michaela l’informait le matin de ses envies culinaires et Clémence lui concoctait, midi et soir,
des petits plats à se pâmer. Une odeur alléchante montait d’ailleurs à ses narines alors qu’elle se hâtait en
direction de la cuisine. Clémence ne s’y trouvant pas, Michaela ouvrit le four et sourit à la vue d’une de
ses quiches préférées. Deux assiettes attendaient sur le plan de travail, avec de la salade ainsi qu’une
vinaigrette confectionnée par la cuisinière. Celle-ci fit son entrée, une bouteille de vin à la main. La cave
de la romancière était bien fournie, même si elle buvait peu, car elle aimait recevoir avec faste. Ce midi,
Michaela avait invité sa mère, qui, rentrée de sa croisière, venait récupérer son chat.

Clémence faisait figure d’ovni dans le monde de la gastronomie : minuscule, fluette, habillée à la
bohème chic, âgée d’à peine vingt ans, autodidacte et enchanteresse des palais ensorcelés par la
nourriture. Michaela l’avait découverte sur Internet : Clémence y tenait un blog – culinaire, bien entendu.
L’écrivaine avait fait une offre que la cordon-bleu n’avait pu refuser. La jeune fille arrivait vers dix
heures après avoir fait les courses, préparait les repas de la journée et rentrait chez elle en milieu
d’après-midi, ce qui lui laissait le temps de suivre des formations, de se perfectionner.

Clémence déboucha la bouteille, versa le vin dans une carafe pour qu’il décante. Michaela voulut lui
poser une question mais la sonnerie de l’interphone l’en empêcha. Le gardien l’informa que sa mère
venait d’arriver. Elle le remercia et porta les assiettes dans la salle à manger. Dans six minutes, le temps
pour sa mère de remonter l’allée, de se garer sur le côté gauche de la villa, elles seraient face à face. Elle
se passa les mains dans les cheveux, agacée à l’idée de devoir faire la conversation à celle qui lui avait
donné le jour. Il fallait avouer que Sylviane Dauclair était à la limite de l’insupportable : égocentrique,
elle passait son temps en bavardages ineptes qui ne concernaient que sa petite personne ou son chat.
Michaela s’arma de courage et de bonnes résolutions, se força à se calmer avec quelques profondes
inspirations, mais au son de la voix perçante de sa mère, ses poils se hérissèrent. Une dernière bouffée
d’oxygène, puis elle fit quelques pas contraints à sa rencontre.
7 - Mets ta chemise flamboyante et chante dans le vent
Florian serra la main du client, le raccompagna à la porte. Il attendit quelques minutes que le P.-D.G.
ait quitté les lieux pour se laisser aller à une petite danse d’allégresse : il avait conclu un juteux contrat,
au-delà de ses espérances. Non seulement l’acheteur avait remplacé deux de ses voitures, mais il en avait
commandé trois autres ! Des petits cadeaux, pour sa femme et ses enfants, pour se faire pardonner d’être
parti en vacances avec sa très jeune maîtresse. Florian se fichait pas mal de la vie dissolue que menaient
ses clients, tant qu’il les faisait signer un bout de papier et touchait une belle commission. Grâce à ce
bonus, il allait pouvoir s’offrir un home cinéma.

Il lorgna sa montre : même s’il n’était que treize heures, il estima qu’il pouvait rentrer chez lui sans
s’attirer les foudres de son boss, auprès duquel il comptait se glorifier du nouveau contrat. Après avoir
récolté les félicitations d’usage et tapes dans le dos, suivies de la proposition d’un cigare qu’il avait
refusé poliment, il prit le chemin de son domicile.

Chez lui, il réchauffa un plat préparé au micro-ondes, décapsula une bouteille de bière et mangea face à
son salon, l’esprit ailleurs, avec Michaela. Michaela qu’il imaginait dans ses bras, Michaela qu’il rêvait
d’embrasser, Michaela dont il avait envie de partager le quotidien.

La dernière bouchée avalée, il lava ses couverts, jeta la barquette vide – oui, il assumait son côté
maniaque, qui ravissait les femmes au début d’une relation mais qui les rendait dingues par la suite. Son
luxueux canapé lui tendait les coussins et il s’affala, Hommes en laisse à la main. Il tourna les quelques
pages, sourit en relisant le préambule. Ses yeux s’écarquillèrent en découvrant les premières lignes.

Je regarde l’homme enfermé dans sa cage, son collier de chien autour du cou, j’hésite encore : quel
déguisement vais-je endosser ? Avec ma pomme empoisonnée, mon précédent crapaud avait trouvé une
bien curieuse Blanche-Neige. Un gémissement attire mon attention : il se réveille. Je me penche et lui
souris, sardonique. Il passe une main sur sa tête, j’ai envie de lui dire qu’il ne se trompe pas, que c’est
bien du sang. J’avais, dans l’extase du moment, mordu et arraché son oreille droite. Bien sûr, il
n’avait rien senti, la drogue cavalait dans ses veines et il était inconscient. Mais à présent, la douleur
surgit, lancinante, pour mon plus grand plaisir. Je ricane et il a un mouvement de recul. Ah, quelle
jouissance, ce pouvoir sur l’autre, lire la peur dans leur regard… J’aime sentir l’odeur de la crainte,
les voir trembler, j’aime qu’ils me supplient de les épargner et, par-dessus tout, j’aime leur expression
quand je me laisse fléchir et qu’ils pensent être sortis d’affaire, c’est alors, et seulement alors que je
donne le coup de grâce, mais lentement, pour qu’ils comprennent leur erreur.

Les sourcils froncés, Florian se demanda comment une telle cruauté pouvait sortir du cerveau d’une
femme à l’apparence si douce, si féminine, si charmante. Une brève frayeur le paralysa : et si elle était
réellement cinglée, mauvaise, n’avait-il pas fait erreur en lui envoyant ce message ? Forcément, il
ignorait tout d’elle, comme n’importe quel autre lecteur. Et s’il lui venait l’envie de se servir de lui
comme cobaye pour un nouveau livre ? Ou pour des plaisirs plus personnels et plus pervers ? Des images
guère réjouissantes se succédèrent dans son esprit, qu’il repoussa en secouant la tête, il était ridicule de
s’agiter ainsi ! Pourquoi serait-elle une psychopathe ? Ce n’était pas parce qu’elle écrivait des thrillers
que ses livres étaient le reflet de sa personnalité. Encore heureux, avait-il envie de dire. Nul besoin de
tuer quelqu’un pour décrire un meurtre. Cela étant, quelque chose lui soufflait que Michaela Dauclair
mettait beaucoup d’elle dans ses romans, ce qui n’était pas pour rassurer le jeune homme.

De toute façon, elle n’allait probablement pas se manifester, elle avait d’autres occupations que de
répondre aux emails de fans éperdus d’amour et de reconnaissance. Envolée, la belle assurance du début,
quand il était persuadé de la rencontrer. Il lâcha une longue expiration dépitée avant de reprendre sa
lecture.

***

Sylviane prit les mains de sa fille et roucoula :

– Ma chérie, que je suis contente de te voir !

Michaela eut un sourire contrit et répliqua, en tâchant d’y mettre de la conviction :

– Moi aussi…
– Ton père est à son club, sinon il se serait bien joint à nous.

Michaela haussa les épaules, cela faisait des mois qu’elle n’avait plus croisé son père et, à dire vrai,
elle n’avait jamais éprouvé de tendres sentiments envers celui qui avait fourni des gamètes à sa mère.
Celle-ci s’exclama, la voix haut perchée :

– Où se cache mon trésor ? Où se planque mon choupinou tout doux, mon chouchouchou d’amour !

Michaela leva les yeux au ciel : sa mère vouait à son persan un amour immodéré et, lorsqu’elle le
caressait, lui parlait, le regardait, rien d’autre n’existait. Elle le savait, elle avait déjà expérimenté : sa
mère cajolait l’animal, Michaela avait prononcé une phrase complètement absurde « Mets ta chemise
flamboyante et chante dans le vent » et elle avait eu la sensation de lui parler, justement, au vent. Elle
instruisit sa mère d’un ton blasé :

– Il était dans mon bureau mais il est certainement en vadrouille. Passons à table, vos retrouvailles
seront pour plus tard.

Tapotant son brushing parfait, Sylviane fit, pour une fois, preuve de sentiment maternel envers un être
humain et acquiesça :

– Bonne idée, je meurs de faim ! Et puis, tu dois me raconter tes dernières semaines, je veux tout
savoir !

Malgré cette curiosité affichée, Sylviane ne posa plus de question à sa fille, préférant raconter de long
en large ses intrépides aventures à bord du luxueux navire qui avait été son domicile pendant trois
semaines. Michaela, qui avait l’habitude, se contenta de prendre son mal en patience et laissa sa mère
bavasser, répondant de temps à autre par monosyllabes.

La dernière bouchée avalée, Sylviane ne cacha plus son impatience :

– Alors, ses bagages sont prêts ?

Les paupières baissées, Michaela murmura :

– Bien sûr, tout est dans sa pièce.

Sa villa possédait plusieurs chambres d’amis mais aussi une pièce pour le chat de ses parents, avec
tapis, jeux, arbres à griffer – pour éviter que la bête ne lacère tout sur son passage – bac à litière, panier
douillet et compagnie : un vrai paradis pour Rubis. Lequel arriva tout en souplesse, daignant enfin
accorder son attention à sa maîtresse, qui s’extasia devant lui avec force petits cris et mimiques ravies.
L’animal se laissa prendre, offrit sa nuque aux caresses mais Michaela avait l’impression de lire le
dédain dans ses félines prunelles, un dédain qu’elle n’était pas loin de partager. Un peu plus d’une heure
en la présence de sa mère lui donnait des envies de meurtre. Et d’aucuns s’étonnaient qu’elle écrive des
romans tristes ou sanglants… Mais elle se sentait aussi redevable : ses parents s’étaient pratiquement
sacrifiés pour elle, leur fille unique, et à présent qu’elle possédait une fortune considérable, elle se devait
de les remercier. Elle leur avait acheté une maison, aussi loin que possible, c’est-à-dire à vingt minutes
en voiture de chez elle – elle avait bien proposé une somptueuse villa de l’autre côté de la ville, mais ses
parents avaient décliné. Cadette d’une fratrie de cinq, sa mère n’avait guère apprécié son enfance,
obligée de partager sa chambre avec ses deux sœurs jusqu’à ses dix-huit ans, âge auquel elle avait quitté
le domicile familial. Elle avait cru que faire un enfant unique comblerait de joie ledit bambin mais
Michaela n’avait toujours désiré qu’une seule chose : un frère ou une sœur. Si elle en avait réclamé à
grands cris lorsqu’elle était petite, elle avait vite compris que le sujet était sensible et s’était résignée à
être le centre du monde de ses parents. Enfin, centre du monde, c’était vite affirmé. Son père, lui, jouait
les courants d’air depuis aussi longtemps qu’elle pouvait se souvenir. Il avait une sœur nettement plus
âgée, née d’un précédent mariage de sa mère et qu’il ne voyait jamais. Si Michaela restait fidèle à ses
parents – amère loyauté –, elle ne se souciait guère du reste de sa famille. Les membres de celle-ci,
d’ailleurs, ne s’étaient manifestés que lorsque la célébrité avait paré Michaela d’une irrésistible aura
impossible à ignorer. Elle les avait tenu à distance, plutôt brusquement il fallait l’avouer, en les traitant
de « parasites gonflés de foutaises et de mauvaise foi ». Il n’empêchait, certains persistaient à lui envoyer
des cartes de vœux, de vacances, peut-être dans l’espoir de figurer sur son testament.

Pour l’heure, elle avait rempli son devoir en recevant sa mère et en ne l’étranglant pas entre le fromage
et le dessert. Sylviane la quitta après une démonstration d’effusions maternelles et Michaela, vidée,
retourna à son bureau. Debout au milieu de la pièce, elle pensait à son enfance. Elle n’aimait pas y
songer, ne le désirait pas. Car cela la renvoyait à sa solitude d’alors, qu’elle n’avait pas encore réussi à
combler. À l’époque, elle ne savait pas. Elle ignorait ce qui l’attendait. Ce qui allait l’aider à tenir. À
survivre. Cette certitude qu’elle devait… Non ! Ne pas rêvasser, se concentrer sur le présent. Allumer
son ordinateur. Travailler. Écrire, sans relâche.

Elle retrouva l’étrange message et, prise d’une fougue qui ne lui ressemblait pas, rédigea une réponse
qu’elle envoya dans la foulée, sans trop y réfléchir.
8 - La chantilly sur les fraises
Rebecca, comme souvent lorsqu’elle craquait pour un homme, était prise de folie ménagère. Confiant la
garde de la librairie pour l’après-midi à son employée à temps partiel, elle était rentrée chez elle dans un
état proche de l’hystérie : ses pensées revenaient sans arrêt à Florian, bien qu’elle ne l’ait pas vu depuis
presque deux semaines. De longues journées durant lesquelles elle avait tressailli lorsque le carillon
d’entrée retentissait, déçue à chaque fois de ne pas voir le visage qui la hantait. Des heures interminables
pendant lesquelles elle avait eu l’occasion d’analyser les sentiments que lui inspirait le jeune homme.
Avec en tête une mosaïque d’instantanés du regard de Florian, de ses mains, de sa bouche. Puisqu’il
l’obnubilait, lui manquait même, elle en était venue à la conclusion que soit il s’agissait d’une frénésie
maladive, soit véritablement d’un amour naissant. Elle n’était pas encore parvenue à trancher.

Pour une fois, le ménage ne l’aida pas à ôter l’image du jeune homme de son esprit. Elle frotta
machinalement l’un des petits écureuils de sa collection – collection qui s’était agrandie bien malgré
elle : elle avait acheté une petite figurine lors d’un voyage scolaire, puis une deuxième car elle l’avait
trouvée trop marrante et depuis, son entourage se démenait pour trouver des figurines ou des objets ornés
de ces petits rongeurs. Elle n’avait pourtant pas l’âme d’une collectionneuse et ne comprenait pas
pourquoi ses proches persistaient à imaginer le contraire. Peut-être était-ce plus facile pour eux de le
croire, ainsi ils ne devaient pas trop réfléchir lorsque venait l’occasion de lui offrir un cadeau. Ses doigts
se figèrent au-dessus d’un écureuil hilare, les pattes en l’air, qui faisait un clin d’œil. Cadeau de sa sœur,
Diane, décédée neuf ans plus tôt, presque dix, dans un accident de voiture. Elle avait à peine vingt ans,
rentrait d’un après-midi d’étude à la bibliothèque de l’université. L’autre conducteur, pas tellement plus
âgé, avait célébré plus que de raison un événement indéterminé et avait roulé du mauvais côté de la route.
Le choc avait été terrible, Diane avait été éjectée de la voiture et tuée sur le coup. Rebecca contempla la
statuette, un sourire triste aux lèvres. Elle secoua son chiffon par la fenêtre puis décida de trier les
paquets de photos qui traînaient dans ses tiroirs depuis des années. Elle s’assit sur le tapis, dans son
salon et étala les clichés devant elle. Elle sourit, émue, devant une photo de sa mère enceinte, resta
songeuse en regardant le visage d’Amaury et éclata de rire en découvrant des images excentriques de sa
meilleure amie et elle, prises à l’adolescence : énormes verres fumés sur le nez, moues boudeuses, elles
posaient telles des stars. Des photos de leur voyage de rhéto, en Islande, la firent également sourire ; elle
se souvint avec une certaine nostalgie de leur fascination pour les petites maisons traditionnelles au toit
recouvert de gazon.

L’envie d’appeler Emeline la saisit et elle s’empara du téléphone. Elle fit tourner une mèche de
cheveux autour de son index et attendit impatiemment que son amie décroche, ce qu’elle fit d’une voix
enjouée. Elles discutèrent de tout et rien, de Florian, des hommes rencontrés par Emeline. La vie dissolue
de cette dernière était source de fascination et de consternation pour la jeune libraire. La plus longue
relation d’Emeline ne dépassait pas la moitié d’une année, là où Rebecca était restée près de dix ans avec
Amaury, qu’elle avait rencontré à dix-sept ans. Probablement était-ce dû à l’indécision chronique
d’Emeline, qui hésitait face à n’importe quel homme. Il fut même un temps où elle pensait être attirée par
les femmes. Hélas, elle charmait des hommes sur lesquels elle ne daignait pas poser un regard et ceux qui
la séduisaient ne s’intéressaient pas à elle. Lorsque, finalement, l’attirance était réciproque, son caractère
versatile réduisait la relation en miettes très rapidement. Exubérante, enthousiaste, elle passait de
l’euphorie à la tristesse en un claquement de doigts, un jour elle était végétarienne, le lendemain elle
dévorait un steak saignant, elle changeait d’avis sur tout et n’importe quoi et rendait la vie impossible à
ses proches. Rebecca était la seule à pouvoir la tempérer un peu.

Après avoir raccroché, le moral un peu meilleur, elle farfouilla parmi ses CD, dénicha celui qu’elle
cherchait, le plaça dans le lecteur et Wolves of the Sea d’Alestorm emplit son salon. Elle se déhancha au
rythme de la musique, ses nerfs se détendirent tout doucement, elle ferma les yeux et se laissa aller. La
première fois que sa voisine, octogénaire, avait entendu l’air sortant de l’appartement mitoyen, elle avait
cru que des suppôts de Satan avaient élu domicile à côté de chez elle. Lorsque, bravement, elle avait
sonné à la porte de Rebecca, quelle n’avait pas été sa surprise en découvrant la délicate jeune femme, qui
l’avait rassurée : non cette musique n’était en rien le prélude à un rite démoniaque et elle l’appréciait
depuis l’adolescence, seul acte, s’il en était, de rébellion contre ses parents. La douce et tendre Rebecca,
qui aimait la chantilly sur les fraises, les promenades au clair de lune, la moelleuse douceur d’un peignoir
après une douche, la timide Rebecca était folle de metal.

***

Le soir était venu, Florian n’avait pas cédé à la tentation de vérifier si la romancière avait répondu à
son message, il préférait attendre le lendemain. Superstition plutôt sotte, il était convaincu que s’il avait
la patience d’attendre, il en serait récompensé.

Il se plongea dans la suite d’Hommes en laisse. Le nouveau chapitre était plus plaisant. Soulagement
pour Florian : elle n’avait pas continué dans la même veine horrifique tout le roman. Voilà qui le rassurait
quelque peu sur la santé mentale de la romancière, même si, il le savait, il ne fallait pas confondre
l’œuvre et son auteure. Il termina le livre, tranquillisé par la fin plutôt positive, bien qu’un léger doute
planait. Après un bâillement à s’en décrocher la mâchoire, il se déshabilla rapidement pour se glisser
sous les draps avec délices, les songes s’emparèrent de lui. Il se réveilla au milieu de la nuit, en érection.
Encore ensommeillé, il parvint à rattraper des bribes de son rêve. Sans surprise, le personnage principal
en était Michaela. Elle nageait, dans une eau limpide. Nue. Ses seins affleuraient à la surface, le soleil
couchant faisait danser des ombres sur son visage. Elle souriait, lui tendait la main. Les yeux dans le
vague, elle lui disait qu’elle avait envie de lui. Si seulement ! Le rêve s’arrêtait là, mais Florian voulut
lui donner corps. La main sur son sexe, il garda les yeux fermés. De quelques mouvements du poignet, il
fit grossir encore son membre. L’image de l’écrivaine toujours présente dans son esprit, il murmura son
prénom à plusieurs reprises, sans rien imaginer de plus, tandis que le plaisir montait. La jouissance ne fut
pas longue à venir, et il s’endormit quelques secondes plus tard.

Après une bonne nuit de sommeil, il ouvrit un œil, ravi d’être samedi. Sitôt levé, il alluma son
ordinateur, se prépara un café puis s’assit face à l’écran. Ses doigts pianotaient contre sa tasse tandis
qu’il pestait contre la lenteur du démarrage.

Quand, enfin, son mot de passe lui permit l’accès à sa boîte mail, il en bondit en arrière, la bouche
ouverte : son nom, son doux nom était inscrit, là. Elle avait répondu ! Du café se renversa sur ses cuisses
dénudées. Un glapissement de douleur, un saut, puis il épongea avec un grognement. Il s’exhorta au calme
et ouvrit le message.

De : Michaela Dauclair
Sujet : Re : Ma vie d’homme-poisson
À : Florian Senay
Bonjour Florian, je suis étonnée et plutôt contente de votre message, même si je ne sais qu’en
penser. Pour être honnête, j’ai un peu peur d’être l’objet d’une mauvaise blague ou que vous ne soyez
journaliste. Qu’attendez-vous de moi, au juste ? J’aimerais plus de renseignements sur vous, vous
comprendrez que je me dois d’être prudente. Sachez aussi que je peux faire vérifier vos dires par un
détective privé, inutile donc de me mentir. Michaela

Cela lui inspira des sentiments mitigés : il était enchanté qu’elle lui ait répondu mais mortifié par le
contenu. Bien sûr, il aurait dû s’attendre à ce qu’elle exige des garanties, elle n’avait pas la moindre idée
de qui il était ! Inutile de lui répondre immédiatement, il devait y réfléchir. Il avait envie d’en parler à
quelqu’un, mais pas à Julien. Lui, il le contacterait plus tard. Nul besoin de cogiter, l’image de la libraire
s’imposa à lui. « Bonne idée », songea-t-il.

Il éteignit son ordinateur et passa dans la salle de bains où il prit une douche rapide. Lorsqu’il fut prêt,
il prit le chemin de la librairie, il en profiterait pour se réapprovisionner : il avait terminé deux des
quatre titres achetés de Michaela Dauclair. Il savait qu’elle en avait écrit trois ou quatre autres, qu’il
comptait également acquérir.

Dans le magasin, la libraire n’était pas derrière son comptoir ; à la place, une jeune employée s’y tenait
d’un air un peu gauche. Florian déambula, entendit des éclats de voix : un couple au rayon des livres de
cuisine se chamaillait âprement. Il s’éloigna et feuilleta un livre retraçant l’histoire de la télévision.
Apercevant Rebecca en pleine conversation avec un client, il s’approcha. Elle ne l’avait pas encore vu, il
en profita pour l’observer attentivement. La jeune femme avait relevé ses cheveux auburn en un chignon
lâche, des mèches folles s’en échappaient. Elle portait une robe fluide, dans les tons émeraude, longue et
vaporeuse. Elle frotta son nez légèrement en trompette en hochant la tête. Son interlocuteur agita les mains
et Rebecca lui présenta un ouvrage. Il eut l’air enchanté, la remercia avant de tourner les talons. La jeune
femme passa une main sur son front, la matinée était à peine entamée et il faisait déjà une chaleur
écrasante. Elle prit conscience à cet instant d’un regard posé sur elle, rougit violemment en réalisant à qui
appartenaient les yeux si sombres, presque noirs. Ses paumes devinrent moites, la transpiration coula
dans son dos, elle tenta d’avaler sa salive mais sa gorge était sèche – la seule partie de son corps à l’être,
d’ailleurs. Un frémissement, parti du centre de son être, la parcourut tout entière. Elle eut la sensation que
tout le monde pouvait voir son trouble. Florian lui sourit, elle fit une piètre tentative pour reprendre
contenance alors qu’il lui tendit la main :

– Je ne me suis jamais présenté. Florian Senay.

Elle lui donna son nom, sans oser lui avouer qu’elle connaissait déjà le sien, pour l’avoir lu avec
avidité sur sa carte bancaire. Il lui expliqua la raison de sa présence et l’espoir de Rebecca s’évapora :
bien sûr qu’il venait pour cela, bien entendu elle était idiote d’avoir imaginé une seule seconde qu’il
avait envie de discuter d’autre chose. Que pouvait-elle être d’autre qu’insignifiante à ses yeux ? Le cœur
ravagé mais le sourire aux lèvres, elle l’écouta proclamer son attirance pour une autre. Désenchantée,
elle resta néanmoins très professionnelle et lui tendit un ouvrage de Michaela Dauclair qu’il ne possédait
pas encore : Chagrin, ici et maintenant.

Tout un programme, pensa le jeune homme. Le résumé parlait d’une histoire d’amour dans le passé,
croisée avec une histoire de haine dans le futur et d’une relation d’amour-haine destructrice au présent.
Florian hocha la tête, songeant à ce que ce roman lui réservait. Il demanda à Rebecca si elle avait lu les
livres de Michaela Dauclair.

– Oui, je les ai lus, et appréciés, convint-elle avec aigreur. Je pense toutefois que l’accident dont elle a
été victime lui rend la vie dure, ses romans sont teintés d’un tel désespoir que j’ai parfois l’impression
qu’elle meurt tout doucement à l’intérieur.
– Je partage votre perception et j’ai envie de lui remonter le moral, rétorqua-t-il avec un sourire
coquin.

Rebecca se força à sourire et l’accompagna à la caisse, où elle scanna le livre.

Il paya, en liquide cette fois, et demanda après une brève hésitation :

– Dites… je… Cela va sans doute vous paraître ridicule ou bizarre, mais…

Embarrassé, il se tut.

D’un petit mouvement de tête, Rebecca l’invita à poursuivre.

– Non, c’est idiot, je voulais vous demander… mais je ne peux pas, vous ne me connaissez pas et… Je
me sens bête, pardon.
– Je vous en prie, dites-moi.

L’intérêt et la bienveillance qu’il crut lire dans les yeux de la jeune femme, sans se douter du désir
qu’il inspirait, le poussèrent à continuer :

– Eh bien, vous m’avez l’air plutôt compréhensive, et… Je ne sais pas, j’ai la sensation que c’est facile
de me confier à vous…

Elle murmura :

– On me l’a déjà dit. J’attire les confidences.


– Oui. En fait, je me sens bien en votre compagnie, j’aimerais vous revoir. Je préfère me livrer à vous.
Mes amis ont un peu de mal à saisir l’intensité de mes sentiments envers Michaela.

In petto, elle pensa qu’elle avait également des difficultés à comprendre une telle dévotion mais ne le
mentionna pas au jeune homme. Elle accepta un rendez-vous pour le lendemain après-midi ; il lui proposa
une promenade dans le parc suivie d’une coupe chez le glacier artisanal dont elle avait entendu le plus
grand bien. Florian sourit, ravi à l’idée de pouvoir s’épancher sans subir de critiques ironiques ou de
remarques déplacées. Ils échangèrent leurs numéros de téléphone dans le cas d’un empêchement puis
Florian quitta la librairie, guilleret, sans se douter qu’il abandonnait une Rebecca torturée, dont les
émotions oscillaient entre béatitude – ils allaient se voir en tête-à-tête ! – et déception amère – avec le
spectre de la romancière penché sur eux.
9 - Rien n’est vrai, voyons !

La sonnerie stridente du téléphone retentit dans l’appartement. Rebecca prit son temps pour décrocher :
il s’agissait de son fixe dont elle n’avait pas donné le numéro à Florian, ça ne pouvait donc pas être lui.
Et, de fait, il s’agissait encore d’une de ces enquêtes au terme desquelles on pouvait recevoir un beau
service en porcelaine ou une bouillote, elle avait reconnu le bruit caractéristique de ces communications
longues distances. Avec courtoisie mais non sans agacement, car ces appels se produisaient au moins une
fois par jour, elle répondit. Une voix à l’accent chantant lui demanda si elle était bien Madame Bizier.
Elle eut un sourire sardonique en répondant par la négative.

– Vous n’êtes pas Madame Bizier, vous êtes sûre ?


– Il n’y a pas de Madame Bizier ici.

Techniquement, elle ne disait que la stricte vérité : elle était Mademoiselle Bizier. L’autre continua et
énuméra quelques chiffres :

– C’est bien votre numéro de téléphone ? s’enquit la voix.


– Oui, mais je suis Madame Paquette. Que me vaut le plaisir ?
– Nous avons l’honneur de vous annoncer que votre numéro a été tiré au sort et que vous avez gagné un
ensemble de valises et sac à main en cuir véritable.

Elle se retint de hurler « tiré au sort alors que vous m’appelez tous les jours, c’est une plaisanterie ? »
et répliqua d’une voix qu’elle espéra assez enthousiaste :

– Oh, mais c’est merveilleux, je vais pouvoir l’offrir à mon fils Jordan, il a vingt-neuf ans et squatte
ici, il comprendra le message et partira ! Voyez-vous, j’ai deux filles, des sœurs jumelles, elles sont
siamoises – c’est-à-dire qu’elles sont attachées par le thorax depuis leur naissance – et c’est très dur, je
dois bien l’avouer, après tout, je suis humaine et cet aveu ne me diminue pas. Je m’occupe d’elles à plein
temps, alors si mon fils pouvait débarrasser le plancher…

Un toussotement embarrassé l’interrompit :

– Ahem, oui, euh, en fait il faut d’abord répondre à des questions à propos d’un magasin de
maroquinerie.
– Oh, vraiment, oui, je suis toute ouïe.

La femme lut son papier d’une voix monocorde :

– Achetez-vous régulièrement de nouveaux sacs ?


– Oh oui, tout le temps, je les collectionne, j’adore ça ! Je suis ce qu’on peut appeler une folle de sacs !
dit-elle en entortillant une mèche de cheveux autour de son index.
– Une fois par an, une fois par trimestre, une fois par mois ?
– Davantage ! Une fois par semaine.

Elle sentit l’intérêt grandir chez son interlocutrice :

– Quel budget y consacrez-vous ?


– Une folie, une folie, je n’ose pas vous communiquer le chiffre, d’autant que ça ne plaît pas à mon
mari.

Une idée macabre traversa l’esprit de Rebecca, qui asséna le coup de grâce d’un ton suave :

– Pardonnez-moi, mais il faut vraiment que je retourne à mon nettoyage, voyez-vous, j’ai planté un
tisonnier dans le crâne de mon mari et il faut que j’ôte le sang et les bouts de cervelle du canapé.

Elle entendit clairement le hoquet d’horreur à l’autre bout du fil, raccrocha avec un éclat de rire. Elle
rangea le téléphone sur son socle, dans le secrétaire puis retourna à sa table où l’attendait son repas. Elle
soupira. Selon les moments, elle appréciait ou détestait manger seule. Actuellement dans une phase où
elle n’aimait guère la solitude, elle préféra ne plus y songer et imagina sa sortie du lendemain avec
Florian.

***

Samedi midi, Michaela Dauclair dînait en compagnie de Victor Fraser, son agent littéraire. Ils devaient
discuter d’une possible adaptation cinématographique de Mirages et euphorie, son quatrième roman. Elle
en avait commencé l’écriture quelques mois avant son accident et le style de la première partie était fort
différent de la seconde, qu’elle avait rédigée à l’hôpital et ensuite pendant sa convalescence. Ce qui, de
l’avis des critiques, était magistral. Pourtant, elle n’était en rien responsable, elle n’avait fait qu’écrire en
suivant les directives des chuchotements. Pendant la rédaction de cette partie, Michaela avait été comme
en transe, avec la sensation que l’intrigue lui était soufflée par une autre conscience que la sienne –
l’inconscient, le subconscient, peut-être ? Elle n’en avait évidemment rien dit aux journalistes, se
contentant d’un haussement d’épaules modeste.

En entrée, Clémence avait préparé des petits toasts : certains aux échalotes confites, d’autres avec de
la mousse d’avocat au gingembre. Michaela et Victor ne conversèrent pas, ils dégustèrent. Michaela, qui
avait scrupuleusement suivi les consignes de cuisson, revint avec le plat principal : des brochettes de
lotte, accompagnées de poireaux et de têtes d’asperge sautés et de risotto aux morilles. Victor huma
l’odeur délicieuse qui titillait ses narines et soupira d’aise. Il adorait être invité chez Michaela, il y
mangeait toujours divinement bien. Il questionna son auteure fétiche, celle qui lui rapportait le plus :
– Rien de neuf ?

Michaela hésita à lui parler du message de Florian puis préféra s’abstenir. Elle savait ce qu’il lui
dirait : « Ne réponds pas, laisse-moi m’en charger. » Or, elle désirait réellement en savoir plus sur le
jeune homme, elle pressentait qu’il pourrait être celui qui l’aiderait à toucher son but. Ce but qu’elle
n’avait avoué à personne, ou à tout le monde en réalité, sous couvert de fiction. Elle aimait le pouvoir que
conférait l’imaginaire, qui lui permettait d’agiter la main en disant : « Mais non, tout cela est inventé, rien
n’est vrai, voyons ! »

Pour le dessert, Clémence avait prévu un trio de mignardises : une mini bombe glacée au chocolat, une
mousse au citron vert et une crème brûlée absolument renversante.

Une lueur lascive brillait dans les prunelles de Victor, cependant il n’esquissa pas un geste : toucher la
romancière équivaudrait à déchirer le contrat qui la liait à lui et il ne pouvait se le permettre. Pourtant, ô
combien il la désirait, elle était tellement belle, tellement magnétique. L’effet qu’elle avait sur les
hommes était très palpable, Victor s’en rendait bien compte. Et il luttait. De toute façon, il était marié
depuis une quinzaine d’années et sa femme possédait de véritables antennes pour flairer la moindre
infidélité : il l’avait trompée six fois et les six fois, elle l’avait deviné. Six scènes épouvantables, qui se
terminaient invariablement par de fausses promesses, jamais tenues bien sûr – et elle le savait. Elle était
restée malgré tout, habituée au train de vie luxueux que son époux lui offrait et aussi un peu par paresse.
Mais il ne devait pas la provoquer en essayant de séduire l’une de ses clientes, cela, elle ne lui
pardonnerait pas.

Perdue dans ses pensées, Michaela imaginait la réaction de Florian à son message. Peut-être que la
remarque à propos du détective privé était excessive. Elle sourit, elle avait dit vrai : elle connaissait un
très bon détective, Gabriel Sharp, qui avait accepté de répondre à de nombreuses questions lors d’un
travail de préparation de l’un de ses romans. Elle avait toute confiance en lui et lui avait déjà confié
quelques missions de vérification.

Victor se pencha vers elle pour déclarer :

– Bien, abordons le sujet qui nous réunit aujourd’hui. Je pense qu’ils sont tout à fait disposés à nous
faire une proposition mais je ne crois pas pouvoir obtenir un droit de regard sur l’écriture du scénario, je
tenterai, mais…
– Oh, laisse les scénaristes faire leur boulot, ils feront sûrement ça très bien. Ont-ils déjà une idée pour
les acteurs ?
– Je ne pense pas. As-tu une préférence ?

Elle prit une mine gourmande :

– Le beau Jensen Ackles me paraît tout indiqué, non ?


Victor leva les yeux au ciel tandis que Michaela lui décochait un sourire fripon.

***

Après une journée sportive au soleil, Florian réintégra son loft. Il se savonna avec entrain sous la
douche puis, serviette autour de la taille, composa le numéro de Julien afin de l’informer des dernières
nouvelles. Même s’il devait subir les sarcasmes de son ami, il ne pouvait s’empêcher de lui faire part de
sa petite victoire. Julien, qui n’avait pas réussi à conclure la veille avec une strip-teaseuse, avait envie de
se changer les idées, et se mêler de la vie sentimentale de Florian lui parut un excellent dérivatif.

Ce dernier mit le temps d’attente à profit pour ranger son chez-lui. Tout était ordonné, à sa place,
lorsque Julien arriva, ragaillardi malgré une gueule de bois carabinée. Florian décréta :

– Je ne te propose pas à boire, tu m’as l’air bien assez amoché comme ça.
– Ouais, bon plan.
– Une aspirine, peut-être ?
– Ça ira, je suis pas une chochotte. Bon, alors, montre-moi ce que ton écrivaine chérie t’a envoyé.

D’un geste quelque peu théâtral, Florian lui indiqua son ordinateur ouvert sur la table basse.

Julien rit en lisant la réponse de la romancière et lança :

– Elle m’a l’air d’être une obsessionnelle du contrôle. Tu n’as pas peur ?
– Pas du tout. Ce n’est qu’une réponse prudente.
– Elle va t’imposer des couvre-feux, te faire remplir des fiches, t’obliger à croiser les jambes, elle va
faire de toi un toutou si tu n’y prends pas garde.

Florian ironisa :

– Nous n’en sommes pas là, je ne l’ai même pas rencontrée.


– Oh, mais elle brûle d’envie, je t’assure ! Lis donc entre les lignes !

Julien se pencha sur l’écran, les mains sur le torse, la bouche en cœur et prit une voix aigue :

– « Étonnée et plutôt contente de votre message, même si je ne sais qu’en penser. » Comprendre : je
pense que je te veux dans mon lit. « Qu’attendez-vous de moi, au juste ? » Comprendre : que je sois nue
dans ton lit ? « J’aimerais plus de renseignements sur vous, vous comprendrez que je me dois d’être
prudente. » Comprendre : je dois surtout savoir si je vais mouiller ma culotte.

Consterné, Florian lâcha :


– Bravo, je te félicite, tu as atteint un niveau de débilité impossible à dépasser.

Julien fit mine d’avoir des vapeurs.

– Oh ! Florian, je pense à toi lorsque j’écris des scènes de cul. Oh ! Florian, viens, sois ma source
d’inspiration !
– Et j’avais tort.

Julien éclata de rire en lui flanquant un gentil coup de poing dans l’épaule.

– Si tu as fini avec tes âneries, on pourrait peut-être lui répondre, non ? dit Florian avec un haussement
de sourcils.
– Mais tout à fait, très cher !

Florian resta les doigts en suspens au-dessus du clavier, hésitant. Puis il se lança, tapa quelques mots et
fut surpris de la facilité avec laquelle il se dévoila à la romancière.

De : Florian Senay
Sujet : Description
À : Michaela Dauclair
Voilà plus d’une trentaine d’années que je me suis matérialisé sur notre petite planète. Je travaille
dans le domaine des voitures de luxe (si d’ailleurs vous êtes intéressée…). Je pratique plusieurs
sports, je possède une licence de pilote privé d’hélicoptère. Je suis d’une nature calme et pourtant vite
anxieux. Je suis généreux et pourtant je me livre peu. Je suis organisé et pourtant c’est le désordre
dans ma vie sentimentale. Je ne crois pas en l’amour éternel ni à la vie éternelle. Mais je crois en la
possibilité d’une relation entre nous. Florian

Sans se donner plus de temps de réflexion, il l’envoya, un sourire aux lèvres et subit, impassible, les
quolibets de son ami. Celui-ci sentait naître en lui un sentiment proche de la jalousie et se réfugiait
derrière la moquerie pour ne pas se dévoiler mais il ne pouvait empêcher ses pensées d’y revenir.
Michaela Dauclair était vraiment une très belle femme et Florian communiquait avec elle… Julien n’avait
aucun doute : son camarade parviendrait à la rencontrer. Lui aussi l’aurait bien mise dans son lit. Un peu
frustré, il ne résista pas à l’envie de titiller Florian en lui rappelant une anecdote :

– Tu crois qu’elle est anorexique ou boulimique ?

Florian avait eu une liaison d’une demi-année avec une fille au comportement alimentaire étrange.
Certains jours, elle vouait un culte à la nourriture, répétant à qui voulait l’entendre que les aliments
étaient sacrés. D’autres jours, l’idée même d’un morceau de pomme ou d’une miette de pain lui traversant
le gosier suffisait à la révulser ; un biscuit la plongeait dans les affres de l’angoisse, un sandwich au thon
la faisait défaillir. Florian n’avait jamais su de quel mal elle souffrait, d’autant plus que son poids restait
stable.

Il chassa la question d’un geste et demanda à Julien s’il n’avait rien de mieux à faire.
10 - Tombées des arbres

Michaela supprima le paragraphe qu’elle venait de rédiger puis mordilla l’ongle de son pouce. Elle
réfléchit quelques instants, les yeux clos, à la recherche de la meilleure formulation. Un petit sourire de
satisfaction étira ses lèvres alors que ses doigts parcouraient à toute vitesse le clavier.

Après deux heures et cinquante minutes de rédaction, elle étendit ses bras vers le plafond, fit tourner sa
nuque raide et endolorie à plusieurs reprises. Elle ferma le document après l’avoir sauvegardé sur son
disque dur, sur son disque dur externe et sur deux clés USB – elle avait une peur panique, presqu’une
phobie, de perdre ses données. Cela lui était déjà arrivé, et son état de fureur avait effrayé son entourage
– elle ne pouvait pas se permettre de perdre le contrôle, de montrer les bouillonnements de ses pensées,
il lui fallait rester digne, garder la distance.

Lorsqu’elle ouvrit sa messagerie, comme toujours une multitude de mails s’afficha. Elle en vira
quelques uns, répondit aux plus urgents, fit glisser ceux des lecteurs dans le fichier correspondant et
ouvrit enfin celui de Florian. Ce qu’elle lut lui plut : il paraissait équilibré et elle ne vit aucune raison à
ne pas continuer la correspondance. Elle pianota allégrement sa réponse.

De : Michaela Dauclair
Sujet : Re : Description
À : Florian Senay
Non, je ne suis pas intéressée. Par les voitures, j’entends. Par contre, nous pouvons discuter
poissons, puisque telle était votre proposition première. Je les trouve extrêmement reposants, j’aime
les observer alors qu’ils nagent entre les plantes marines, se croisent, se frôlent. Je possède un
aquarium d’un mètre sur deux et non pas le gigantesque bassin décrit dans l’article que vous avez
probablement lu. Y nagent des barbels de montagne. Ce sont de petits poissons inoffensifs, mais je
suppose que vous le savez. Des betta edithae, des silures de verre et des guppys, j’adore leurs
nageoires. J’ai installé une méridienne dans cette pièce pour les contempler à loisir. Dans mon jardin,
se trouve un bassin dans lequel évoluent des carpes Koïs. Je ne possède pas d’espèce extravagante ni
de petit requin. J’ai effectué beaucoup de recherches pour mon roman mais je ne suis pas certaine
d’être l’interlocutrice idéale si vous désirez discuter de votre passion. Néanmoins, je vous lirai avec
plaisir. Michaela

Elle éteignit l’ordinateur, réprima un bâillement, il était fort tard et elle était épuisée. Lentement, elle se
leva, parcourut le couloir jusqu’à la salle de bains où elle se débarbouilla avant d’enfiler une chemise de
nuit légère. Dans sa chambre, elle entrouvrit une fenêtre afin de bénéficier d’un courant d’air, puis
s’allongea sur son lit pour sombrer aussitôt dans un profond sommeil.

***
Florian inspecta l’heure : il était en avance, Rebecca n’était pas encore arrivée.

Le temps était magnifique, il en profita pour s’asseoir sur un banc, présenta son visage au soleil. Les
bras étendus nonchalamment sur le dossier du siège, les jambes croisées, il ferma les yeux.

Rebecca l’aperçut de loin, fit un geste de la main. Constatant qu’il ne bougeait pas, elle comprit que,
derrière ses verres noirs, ses yeux étaient clos. Elle remonta ses propres lunettes de soleil sur son nez,
tritura un pan de sa robe à rayures qui lui dénudait largement le dos – elle avait longuement hésité devant
sa garde-robe, essayé moult tenues pour finalement revêtir celle qu’elle avait choisie au départ – et
avança lentement. Passant la main dans ses cheveux, elle vérifia pour la énième fois que la petite tresse
qui lui servait de diadème était bien attachée puis rassembla son courage. Elle veilla à ne pas se laisser
trahir par son ombre et s’approcha de Florian par le côté. Elle posa doucement sa main sur le bras du
jeune homme, qui sursauta avant d’éclater de rire.

– Bon sang, tu m’as fait peur !

Rose d’émotion, elle enregistra qu’il avait opté pour le tutoiement.

– On se promène ou tu t’assieds ?
– Je… Comme tu préfères.
– Bon, alors, si je peux choisir, on va bouger car je cuis. Viens, suis-moi.

Elle obtempéra, curieusement muette alors que le mot « pipelette » lui correspondait en général
beaucoup plus. La proximité du jeune homme l’empêchant d’articuler des phrases cohérentes, elle jugeait
donc plus prudent de s’abstenir, même si l’envie de parler ne manquait pas.

Florian se mit à discourir sur Michaela Dauclair mais Rebecca ne l’écoutait que d’une oreille ; elle
préférait observer ses mains qui s’agitaient, étudier ses cheveux qui ondulaient légèrement dans la nuque,
contempler ses lèvres qui remuaient.

Le jeune homme s’interrompit, enfin conscient d’être épié de la sorte. Il la dévisagea un instant,
sérieux, pensif, puis un sourire s’épanouit sur sa bouche.

– Je parle trop, désolé. Je ne sais presque rien de toi !

Rebecca pencha la tête.

– Pose-moi des questions, ce n’est pas facile de parler de moi comme si j’animais une conférence.
– Où as-tu grandi ?
– Dans cette ville. Guère exotique, je le crains.
– Je ne t’en veux pas, rétorqua-t-il, espiègle. Des frères ou sœurs ?

Rebecca inspira une goulée d’air avant de répondre posément :

– Un frère, qui vit en Australie depuis qu’il s’est découvert, selon lui, une passion dévorante pour les
kangourous. Je crois plutôt que la belle Australienne qu’il a épousée y est pour quelque chose. Et…
j’avais une sœur.

Florian ralentit l’allure et demanda délicatement :

– Avais ? Si le sujet t’est douloureux…


– Non, ça va. Elle est décédée dans un accident de voiture, à cause d’un foutu connard qui avait trop
bu ! Bon sang, je le hais ! lâcha-t-elle après un court silence. Elle me manque encore beaucoup…
– Je ne peux qu’imaginer, dit-il en posant une main sur l’avant-bras de Rebecca qui tressaillit.

Les yeux rivés sur cette main, elle continua :

– Parfois, un même souvenir peut être doux et douloureux, tu vois. Quand je pense à une certaine phrase
dite par Diane lorsqu’elle était petite, en automne, ça me fait pleurer, mais en été, j’éprouve moins de
tristesse.
– Quelle est cette phrase ?
– Oh, tu sais, une formule typiquement enfantine, elle avait dit à notre mère que les feuilles étaient
maladroites. À la question « pourquoi ? », elle avait répondu : « Parce qu’elles sont tombées des
arbres ! »

Un sourire ému, des yeux brillants de larmes et Rebecca se détourna. Florian comprit qu’il avait intérêt
à changer de conversation et lui indiqua du doigt le glacier :

– Le voilà, le fameux artisan.


– Magnifique ! Si cela ne te dérange pas, je préférerais prendre un cornet plutôt que de m’installer
devant une coupe. Nous pourrons ainsi continuer notre promenade.

Et ainsi ils continuèrent leur balade, conversant, riant, échangeant des souvenirs, ne voyant pas le
temps passer. Pourtant, vint le moment de la séparation, instant amer pour la jeune femme, qui dut se
retenir de se jeter dans ses bras. Elle avait eu, pendant cette flânerie, confirmation de ce qu’elle
pressentait : l’attirance qu’elle éprouvait pour Florian n’était pas que physique, elle était totalement
charmée par sa personnalité. Ce qui, bien sûr, la ravissait autant que ça l’épouvantait. Il était trop tôt pour
pouvoir parler de sentiments, et pourtant, ça y ressemblait très fort. Et elle savait qu’elle aurait du mal à
museler ses sensations.
Après un dernier signe de la main, ils se quittèrent. Rebecca prit le trajet de chez elle le cœur un peu
lourd car elle ne savait pas quand elle le reverrait, ni même si ce jour arriverait. Ils n’avaient que peu
discuté de Michaela, au final, ce que Rebecca estimait plutôt positif, sans savoir si c’était encourageant.
Une fin de rendez-vous en demi-teinte, et une conversation qu’elle avait un peu de mal à analyser. Elle
finit par se résoudre à ne pas extrapoler.

Alors que, de son côté, de retour chez lui, Florian découvrit la réponse de la romancière. Enchanté, il
n’attendit pas pour rédiger un nouveau message.
11 - De sujets qui fâchent

De : Florian Senay
Sujet : Re : Description
À : Michaela Dauclair
Nous ne sommes pas obligés de discuter poissons si cela vous ennuie.

De : Michaela Dauclair
Sujet : Re : Description
À : Florian Senay
Vous me surprenez, je pensais que telle était votre envie. Vos motivations posent alors question. Je
ne suis pas certaine d’avoir envie de continuer notre conversation.

De : Florian Senay
Sujet : Re : Description
À : Michaela Dauclair
Bien sûr, vous avez raison, je suis désolé si je vous ai mise mal à l’aise. J’ai lu Ma vie de sirène et
j’ai eu cette impression que vous étiez folle des profondeurs, amoureuse de l’eau et de ses habitants.
Je suppose que là est votre talent, faire croire que la fiction est en fait la réalité. Et puis, il y a eu cet
article, qui sème le doute. J’avoue que vous me fascinez. Plus d’ailleurs que ces créatures. Maintenant
que c’est dit, j’espère que vous ne m’en voudrez pas trop et que vous accepterez de communiquer avec
moi. En lisant votre roman, je vous enviais cette capacité à aimer sans condition. Florian

De : Michaela Dauclair
Sujet : Mettons les choses au point
À : Florian Senay
Florian, je déteste le mensonge. Mais il est vrai qu’écrire, c’est un peu mentir. Il est effectivement
difficile de faire la part des choses dans mon dernier roman. Donc je crois que je vous pardonne, parce
que vous me semblez intéressant – peut-être le personnage d’un de mes prochains ouvrages, qui sait ?
Je ne veux plus de facétie de ce genre, contentez-vous d’être honnête avec moi. Michaela

De : Florian Senay
Sujet : Re : Mettons les choses au point
À : Michaela Dauclair
Très bien. Je suis surpris du décalage entre votre physique – vous paraissez si douce, si calme – et
vos écrits torturés, cyniques, parfois sadiques. J’ai lu que vous aviez eu un accident et que cela avait
changé votre écriture, est-ce vrai ? Et surtout, comment écriviez-vous, avant ? J’ai du mal à imaginer
que vous rédigiez des bluettes sentimentales.

De : Michaela Dauclair
Sujet : Re : Mettons les choses au point
À : Florian Senay
Oui, c’est vrai, mais je ne désire pas aborder le sujet. Et vous savez comme moi que les apparences
sont trompeuses, j’ai l’air gentille mais je ne le suis pas. Non, je n’ai jamais écrit de bluettes
sirupeuses et je n’en ai pas l’intention. Parlez-moi de vous, parlez-moi de voitures de luxe, parlez-moi
de vos projets d’avenir. Ou alors parlons d’autre chose, de politique, de religion, de sujets qui fâchent.

De : Florian Senay
Sujet : Modifications génétiques
À : Michaela Dauclair
De sujets qui fâchent ? J’en ai un ! Dans l’article il est fait mention de recherches scientifiques sur
des modifications d’ADN et de mélanges entre espèces. Vous dites ne pas ressembler à l’héroïne de
votre roman, mais au final qu’en est-il de cette histoire de financement ? Réelle ou fictive ?

De : Michaela Dauclair
Sujet : Re : Modifications génétiques
À : Florian Senay
Si vous avez lu l’article jusqu’au bout, le journaliste indique qu’il n’a pas de preuve. Je n’ajouterai
rien. À la réflexion, oui, je vais satisfaire votre curiosité, en partie. En effet, je rémunère des
scientifiques pour certaines recherches mais je ne vous dévoilerai pas lesquelles, cela ne vous
concerne en rien. Sauf si, d’aventure, vous vous prêtiez à une expérience…

De : Florian Senay
Sujet : Re : Modifications génétiques
À : Michaela Dauclair
Une expérience ? Quelle expérience ? Vous voulez faire de moi un cobaye ? Perspective étrange…

De : Michaela Dauclair
Sujet : Re : Modifications génétiques
À : Florian Senay
Non. Oubliez ce que j’ai écrit, je vous en prie, c’était une boutade bien inutile. Passons à autre
chose, si vous le voulez bien. Quel genre de roman lisez-vous habituellement ?

De : Florian Senay
Sujet : Mes lectures
À : Michaela Dauclair
De la science-fiction, de l’heroic fantasy essentiellement. L’incursion dans votre monde a été assez
étrange pour moi, je ne suis pas habitué à un tel style. Je lis aussi beaucoup de bandes dessinées, je
suis très visuel. Je suis d’ailleurs accro au cinéma et aux séries télévisuelles, surtout les américaines
ou britanniques.

De : Michaela Dauclair
Sujet : Re : Mes lectures
À : Florian Senay
Je vais vous confier quelque chose : mon agent négocie actuellement un contrat d’adaptation
cinématographique de l’un de mes romans. C’est très excitant !

De : Florian Senay
Sujet : Retour aux poissons
À : Michaela Dauclair
Quelle chance ! Je serai au nombre des spectateurs, je vous le garantis !
Qu’est-ce qui vous a donné l’envie d’écrire un livre sur les sirènes ? Je me suis documenté, je
continue d’ailleurs à le faire, et le sujet m’intéresse réellement. Je me dis qu’il doit bien y avoir une
origine à ce mythe, quelque chose de réel, c’est mystérieux et intéressant, cela rejoint un peu les
mondes imaginaires de la fantasy.

De : Michaela Dauclair
Sujet : Re : Retour aux poissons
À : Florian Senay
Je suis contente de pouvoir en discuter avec vous ! En effet, au même titre que les vampires, les
loups-garous, les sirènes inspirent une certaine fascination. Je pense, en outre, que cela a toujours été
le cas. Une sirène est, d’après beaucoup de légendes, malfaisante. Or, elle est mi-femme, mi-poisson.
Quelle moitié est malfaisante ? La femme, à coup sûr. Cela me dérange et j’ai voulu, dans mon roman,
montrer qu’il ne faut pas en avoir peur.

De : Florian Senay
Sujet : Re : Retour aux poissons
À : Michaela Dauclair
Pourtant, elles séduisent les hommes et les mènent à leur perte.

De : Michaela Dauclair
Sujet : Re : Retour aux poissons
À : Florian Senay
Pas toutes, pas toutes ! Je suis persuadée qu’elles ont été diabolisées. On craint toujours ce qu’on
ne connaît pas et il est plus facile de parer ces créatures de tous les maux que d’essayer de les
connaître. Les humains font ça entre eux, alors, lorsqu’il s’agit de quelque chose de différent, c’est
encore plus flagrant. Peut-être pourrions-nous opter pour le tutoiement ?

De : Florian Senay
Sujet : Plus familier
À : Michaela Dauclair
Quel privilège m’accordes-tu là ! C’est volontiers que je te dirai « tu ».

De : Michaela Dauclair
Sujet : Re : Plus familier
À : Florian Senay
Allons donc, n’exagérons rien ! Très bien, alors. Tu as donc lu Ma vie de sirène. Mais as-tu lu
d’autres de mes romans ?

De : Florian Senay
Sujet : Tes livres
À : Michaela Dauclair
Oui. Hommes en laisse, Chagrin, ici et maintenant et je compte lire les autres. Pour être honnête, je
les trouve particuliers et je me demande dans quel état d’esprit tu dois être pour écrire ce genre-là.

De : Michaela Dauclair
Sujet : Re : Tes livres
À : Florian Senay
Je suppose que j’extériorise une partie de ma colère ainsi. Mais ce n’est pas pour autant que je
m’identifie à mes personnages. Nous avons tous une part sombre en nous, je me contente d’exploiter la
mienne.

De : Florian Senay
Sujet : Cela me plaît
À : Michaela Dauclair
C’est très agréable de discuter avec toi, d’apprendre à te connaître.

De : Michaela Dauclair
Sujet : Re : Cela me plaît
À : Florian Senay
Le plaisir est partagé.
12 - Décoder les mecs
Devant son ordinateur, les yeux dans le vague, Michaela n’avançait pas dans la rédaction de son
nouveau roman car elle pensait au dernier message de Florian. Elle avait de plus en plus envie de lui
donner rendez-vous mais craignait, comme toute personne qui fait des rencontres sur Internet, de se
retrouver face à un laideron de première. Elle pouvait bien évidemment lui demander une photo d’abord
mais elle n’aurait aucune preuve qu’il s’agisse bien de lui. Bien sûr, ils pouvaient toujours discuter via
une webcam mais l’idée ne la séduisait que de manière modérée. Ironiquement, elle expérimentait les
affres des célibataires cherchant le grand amour sur la toile, elle qui n’avait rien demandé et avait en
horreur les sites de rencontre. Hésitante sur la conduite à tenir, elle entreprit de mettre de l’ordre sur son
bureau. Un environnement bien rangé l’aiderait à mieux réfléchir.

Des notes accumulées ici et là, elle fit un tas hétéroclite dont dépassaient quelques post-it. Elle
rassembla tous les stylos et crayons qui traînaient pour les mettre dans la tasse ornée d’un cochon qui
buvait un café avec une paille. Les trombones, élastiques et autres petits objets furent balayés et placés
dans un bol en céramique, lointain souvenir de vacances. Puis, avec un soupir, elle se décida.

De : Michaela Dauclair
Sujet : Un visage
À : Florian Senay
Florian, les tentacules de la curiosité m’ont enveloppée. J’aimerais beaucoup savoir à quoi tu
ressembles, après tout, ma photo est imprimée sur les couvertures de mes romans, tu n’as même pas à
te poser la question, de ton côté. Je voudrais mettre un visage sur tes écrits. Et je ne peux même pas
tricher, chercher sur le net, puisque l’image sur les réseaux sociaux te montre de dos. Envoie-moi ta
photo. Oui, c’est un ordre, et je ne tolérerai pas de refus. Michaela

***

Les échanges entre eux s’étaient étalés sur plusieurs jours, ni l’un ni l’autre ne souhaitant paraître trop
empressé. Une attitude dictée par Dieu seul sait quelle absurde convention, et Florian se rendait bien
compte du ridicule de la situation : il crevait d’envie de discuter de façon plus soutenue – nul doute qu’il
en allait de même pour Michaela – mais il n’osait pas. Peur de sembler impatient, du rejet, de la
déception, il n’aurait su dire…

Julien s’était fait de plus en plus présent au loft de son ami, toujours plus intrigué par la romancière. Il
était là lorsque Florian reçut la demande de Michaela.

– Qu’en penses-tu ? Laquelle dois-je envoyer ?

Julien observa les différents clichés et en désigna un où Florian souriait à l’objectif. La photographie
était, de fait, très jolie, un sentier serpentait dans son dos, le soleil glissait entre les arbres, illuminant par
petites touches le décor et faisant briller les cheveux du jeune homme. Ils étaient partis en randonnée ce
jour-là, une bande d’amis qui se connaissaient depuis l’adolescence. Florian était très à son avantage, de
toutes les photos, celle-ci était la plus réussie. Aucun doute, il fallait choisir celle-là. Mais Julien figurait
aussi sur l’image, ce qui faisait hésiter Florian. Julien déclara nonchalamment :

– Tu peux me virer de là, si ça te gêne, pas de problème.

Intérieurement, Julien espéra que son ami n’en ferait rien, il avait envie que Michaela Dauclair
connaisse son visage, qu’elle puisse le reconnaître. Le désir de la rencontrer le taraudait depuis quelques
jours, elle avait répondu positivement à la demande de Florian et Julien s’était dit, après tout, pourquoi
pas lui ? Il avait bien sûr conscience qu’il trahissait ainsi l’amitié qui le liait à Florian, mais l’idée de
tenir dans ses bras une célébrité lui faisait perdre tout sens commun, toute loyauté. Du reste, Florian
n’avait pas toujours été loyal, lui. Julien ne pensait de toute façon pas à une relation de longue durée, il
désirait simplement la posséder, rien qu’une fois, et ensuite passer la main – rien de bien grave selon lui.
Rien qui ne justifie une discussion avec son camarade au préalable. Non, Julien n’avait pas oublié la
trahison de Florian. Et n’avait pas réellement pardonné, comme il l’avait cru.

Loin de se douter des projets de son ami, Florian eut un geste évasif de la main, embarrassé d’avoir
montré de l’indécision devant Julien :

– Non, non, pas la peine…

Un léger sourire aux lèvres, Julien attendit que Florian ait envoyé la photo avec un court message et
nota avec satisfaction que ce dernier avait oublié de préciser quelle place il occupait sur le cliché. Il
apprécia moins le zèle subit dont Florian fit preuve ensuite.

De : Florian Senay
Sujet : Une rencontre
À : Michaela Dauclair
Michaela, peut-être te paraîtrai-je présomptueux, mais j’ai la sensation que tu n’es pas opposée à
ce que nous nous rencontrions. Ai-je tort ?

La réponse ne se fit pas attendre.

***

Derrière son comptoir, Rebecca rendit distraitement la monnaie.

De Florian, elle n’avait eu qu’une seule fois des nouvelles après leur promenade : un SMS pour
l’informer qu’il correspondait avec l’auteure de ses rêves. Sans enthousiasme, Rebecca avait répondu et
elle se demandait si le jeune homme n’avait pas perçu son manque d’entrain, car depuis, plus rien. Elle
avait traversé tous les états d’âme, de « il a ce qu’il voulait, je n’entendrai plus jamais parler de lui » à
« il va me téléphoner, il m’aime bien, au fond » en passant par « je suis trop nulle, je l’ai fait fuir en ne
lui parlant que de moi ! » Elle n’avait partagé son ressenti qu’avec Emeline, qui n’avait, à son grand
désarroi, pas réussi à la rassurer.

– Tu sais bien que mes relations de couple sont foireuses, je suis mal placée pour te donner des
conseils, lui avait-elle dit.

Rebecca avait bien tenté :

– Oui, mais tu en penses quoi ? Comment tu le sens ?


– Je ne parviens déjà pas à décoder les mecs que je fréquente alors tu penses bien qu’un inconnu m’est
encore plus hermétique.

Rebecca n’avait pas insisté et était un peu déçue de la réaction de sa meilleure amie. Mais ainsi était
Emeline : lorsqu’elle était préoccupée par un sujet, elle ne se souciait pas des autres. Elle-même se taxait
d’égocentrique mais ne parvenait pas à changer. Et pour le moment, ce qui la tracassait était un souci
d’argent.

Le carillon de la sonnette retentit alors que le client quittait la librairie en tenant la porte pour
quelqu’un d’autre.

Le cœur de Rebecca bondit : Florian ! et dans la même seconde se serra. Ce n’était pas lui, et l’homme
n’avait qu’un vague, très vague air de ressemblance. Comme il l’obnubilait ! Il était temps qu’elle
l’oublie. Ou qu’elle agisse, qu’elle lui dise ce qu’elle ressentait. Tâche hasardeuse et probablement
humiliante. Peut-être finalement valait-il mieux attendre, espérer. Se bercer d’illusions, aussi. Rebecca
était plutôt douée à ce jeu. L’amertume se fraya un chemin dans son esprit, la laissa boudeuse et
renfrognée.

***

Les deux hommes regardaient l’écran, étonnés par la rapidité de la réponse. Florian s’attendait à ce que
Michaela lui écrive le lendemain – elle s’occupait de l’administratif à ce moment-là, consacrant ses
après-midis et ses soirées à l’écriture – et se retrouvait, ironiquement, quelque peu déstabilisé de ne pas
avoir eu l’occasion d’espérer, de regretter, de psychoter, de cliquer sans relâche pour rafraîchir la page
de sa messagerie. Tentant de cacher sa nervosité à son ami, il ouvrit le message.

De : Michaela Dauclair
Sujet : Re : Une rencontre
À : Florian Senay
Demain, 20h. Chez moi.

Complètement ébahi par la proposition, Florian n’émit pas un son. L’adresse de Michaela figurait sous
son nom. Son adresse ! Plus son @Sirène, mais son domicile ! Le jeune homme n’en revenait pas, pas
plus que Julien.

– Si je m’attendais à ça…
– Quoi, t’es pas content ?
– Bien sûr que si !

Florian entreprit de répondre à l’écrivaine, effaça, recommença, effaça à nouveau, sans parvenir à
trouver les mots qui convenaient. Il finit par taper un lapidaire « OK », qu’il regretta instantanément. Il le
fit suivre par un autre message, presque aussi concis, toutefois plus courtois : « Je me réjouis d’être
demain soir » et lui demanda ce qu’elle souhaitait qu’il apporte : vin ou dessert ?

Julien, lui, ne partageait pas son contentement car cela ne lui laissait aucune latitude pour rencontrer
Michaela de son côté. À moins que… L’idée surgit dans son esprit, sournoise : Florian n’avait toujours
pas dit à Michaela où était sa place sur la photo. Un peu honteux tout de même, Julien se dit qu’il n’avait
pas de temps à perdre. Il prétexta une course à faire et rentra chez lui, où, après une douche éclair, il se
vêtit élégamment mais pas trop, style décontracté chic. Sans permettre à ses pensées de lui faire la
morale, il bondit dans sa voiture, tourna la clé de contact et se mit en route.
13 - L’extase devrait attendre
Michaela se tourna vers son agent et l’interrogea : qu’en pensait-il ? Un rictus étira les lèvres de Victor
et il déclara :

– C’est une très belle proposition, surtout pour une première adaptation au cinéma. Mais je négocierai
encore avec eux pour t’obtenir plus.

La romancière hocha pensivement la tête, l’esprit ailleurs. Elle consulta à nouveau ses mails, revint à
la photo envoyée par Florian. Les deux hommes souriants étaient beaux, mais lequel était son
correspondant ? Peu importe, ils étaient tous les deux attirants et les hommes séduisants attirés par
l’univers sous-marin se faisaient rares. Elle avait hésité à lui demander lequel des deux il était, mais elle
appréciait les défis, surtout ceux qu’elle se lançait elle-même et avait décidé d’écouter son instinct. Elle
verrait le lendemain si elle avait raison, si Florian était bel et bien celui qu’elle pensait. Elle aimait avoir
raison, elle se targuait d’avoir toujours raison. Et les faits lui donnaient rarement – voire jamais – tort. Ou
peut-être était-ce parce que personne n’osait les contredire, elle et son fort caractère. Surtout quand il lui
prenait des lubies…

Elle avait hâte de le rencontrer, d’entendre sa voix. Elle avait besoin de lui, elle avait encore tant de
questions à lui poser, peut-être qu’au final, il se révélerait être digne de l’accompagner dans son voyage.
Elle ne menait pas l’enquête pour rien, elle n’avait pas envie d’être déçue, pas encore une fois. Elle
misait beaucoup sur Florian. Florian. Ce simple prénom suffit pour échauffer Michaela. Sa peau, d’abord,
s’électrisa, à l’idée des mains caressantes du jeune homme sur son corps. Bouche entrouverte, elle
s’imagina le déshabiller, découvrir la verge raide et gorgée de désir. Une délicieuse chaleur naquit dans
son bas-ventre, papillonna, se propagea à ses seins dont les mamelons durcirent. Son souffle se fit plus
ample, elle croisa les jambes et les serra l’une contre l’autre, le plus discrètement possible. Elle sentit
son sexe mouiller, brûlait d’envie d’y glisser un doigt, mais l’instant n’était hélas pas à la jouissance.
L’extase devrait attendre.

Elle reporta ses pupilles dilatées sur Victor qui l’observait en dissimulant son envie de se jeter sur elle
et désigna la farde qu’il tenait.

– Qu’as-tu donc là ?
– Quelques nouvelles coupures de presse.
– Et… ?
– Élogieuses.

Michaela battit des mains comme une gamine avant de parcourir rapidement les articles. Sa satisfaction
allait grandissant, les critiques étaient unanimes : elle avait réussi à surprendre, une fois de plus, et en
bien.
Le bourdonnement de l’interphone résonna, elle fronça les sourcils : elle n’attendait pourtant personne.

***

Amaury hésitait, il avait envie d’inviter Rebecca au restaurant, mais savait que cela contrevenait aux
règles qu’ils s’étaient fixées : ils étaient amants occasionnels, pas en couple, les sorties à deux ne
figuraient par conséquent pas au menu. Mais il se sentait tellement bien avec elle qu’il désirait passer
plus de temps en sa compagnie. Il finit par se décider et composa son numéro. Elle décrocha à la
troisième sonnerie et il entendit au sourire de sa voix qu’elle était contente. Cela le rassura assez pour
qu’il ose l’inviter. L’embarras de la jeune femme fut palpable et il regretta instantanément sa tentative,
puis le soulagement l’envahit lorsqu’elle déclara :

– Oui, pourquoi pas, même si ce n’est peut-être pas des plus adéquats.
– C’est ce que tu penses ? Je crois que nous sommes adultes et pouvons nous comporter comme tels.
– Bien sûr, mais je ne voudrais pas que tu te fasses des idées…

Il prit un ton apaisant pour dire :

– Ne t’inquiète pas pour ça, ma belle.

Ce petit surnom ramena Rebecca des années en arrière, aux SMS qu’ils s’envoyaient. Du style : « Un
petit mot doux pour bien commencer cette journée ensoleillée. J’ai pensé à toi en ouvrant les yeux. Bisous
dans le cou. », qui avait pour réponse « J’ai rêvé de toi dans mes bras. Dans un demi-sommeil, j’ai été
surpris de ne pas t’y trouver. Bisous dans le cou aussi. » Y repensant, elle sourit en proposant :

– Nous pouvons nous voir après mon cours de tai-chi.

Elle avait commencé à en suivre six années auparavant, quand elle s’était rendue compte que le décès
de Diane l’avait meurtrie plus profondément qu’elle ne l’avait cru. Désireuse de retrouver la paix, elle
s’était d’abord tournée vers le yoga, mais avait vite opté pour le tai-chi, qui, s’il était méthode de
relaxation, de méditation, n’en laissait pas moins la part belle aux mouvements, ce dont Rebecca avait
besoin. Une belle sérénité l’avait, au fil des mois, envahie et d’autres effets bénéfiques l’avaient
confortée dans son envie de continuer les exercices : elle avait ainsi pu corriger ses mauvaises postures,
fondamental lorsqu’on passe son temps derrière un comptoir, debout, ou à porter des caisses de livres.

– Bien sûr, répliqua un Amaury ravi.

Il espérait bien pouvoir mettre ce dîner à profit pour tenter de la reconquérir. Il en avait assez de ce
statut d’amant occasionnel. Avec leurs étreintes, ses sentiments étaient revenus et il escomptait que
rappeler les bons moments de leur passé à la jeune femme lui donnerait envie d’en vivre encore dans le
futur.

***

Lorsque Michaela répondit à l’interphone, le gardien lui indiqua qu’un homme désirait la voir.

– Je n’attends personne, débarrassez-moi de cet importun.

Il se racla la gorge :

– C’est que…
– Quoi ? gronda Michaela avec impatience.
– Il est très insistant et semble sûr que vous allez le recevoir, il dit s’appeler Florian Senay.

Un sursaut la secoua. Florian ? Mais ils n’avaient rendez-vous que le lendemain, elle ne s’était pas
préparée, ni physiquement ni mentalement, à le rencontrer dès maintenant. Ses mains tremblèrent, sa gorge
s’assécha. Elle se planta face à son aquarium pour se calmer, la ronde des poissons avaient toujours eu un
effet apaisant sur elle. Mais ce n’était pas suffisant.

Elle entendit la voix du gardien sortir de l’appareil toujours dans sa main ballante. Elle le porta à son
oreille.

– Oui, oui, je suis toujours là.


– J’attends vos instructions, madame.
– Je sais, glapit-elle, d’un ton bien plus sec qu’elle ne l’aurait voulu.

Réfléchir, décider, vite ! Elle n’était soudain plus si pressée de découvrir le jeune homme, de lui
parler. Elle caressa nerveusement la breloque en forme de sirène – elle se défendait d’en faire une
obsession, mais ne pouvait s’en empêcher – attachée à son bracelet, dans l’attente de trouver la réaction
adéquate.

– Bien. Dites-lui d’entrer, de se garer devant la demeure mais de ne pas sortir de sa voiture. J’enverrai
quelqu’un le chercher.

Elle l’entendit passer le message, perçut une autre voix masculine, puis le gardien revint en ligne :

– Il trouve votre requête étrange, mais il obéira.

Obéir. Le verbe plaisait à Michaela. Elle avait l’habitude de commander, et qu’on obtempère. D’un
autre côté, qu’il se montre ainsi soumis avait un petit côté déplaisant, pas assez viril au goût de la jeune
femme. Peut-être attendait-il d’être face à elle pour se montrer dominateur, pensa-t-elle. Ne pas savoir
l’excitait autant que ça l’angoissait. Ses pensées volèrent vers le flacon de gélules qui attendait sagement
dans l’armoire à pharmacie, cependant, elle se résolut à ne pas en prendre. Elle pouvait faire face au
stress qui montait. Elle en était capable. Une profonde inspiration, une lente expiration. Tout allait bien se
passer. Ce n’était pas parce qu’elle détestait les imprévus que ce serait forcément une catastrophe. Ses
décisions ne devaient rien au hasard, prises au terme d’une longue réflexion. Circonspection et sérénité,
toujours, sans se détourner des objectifs.

Elle se précipita devant le miroir, s’inspecta sans complaisance et son examen la satisfit : elle était
vêtue d’une robe corail, tendance seventies, avec un petit gilet à manches courtes chocolat, de la même
couleur que les minuscules fleurs ornant le décolleté de sa robe.

Trouvant le temps long, seul sur la terrasse, Victor l’avait rejointe.

– Que se passe-t-il ?

Elle se tourna vers lui, affichant un sourire radieux et une assurance qu’elle était loin de ressentir.

– Un invité surprise !

Mécontent, il décréta :

– Tu l’as renvoyé chez lui, j’espère ? Nous étions occupés.

Elle tapota l’avant-bras de son agent.

– Nous avions presque terminé.


– Bon, si tu le dis.
– Appelle-moi demain, tu veux bien ?

La contraction de la mâchoire de l’homme témoigna de son agacement à être ainsi congédié, mais il ne
rouspéta pas.

– Très bien. Au revoir Michaela. Fais attention aux gens que tu laisses entrer chez toi, ne put-il
s’empêcher d’ajouter.
– Ne t’inquiète pas. En sortant, voudrais-tu dire à Florian qu’il peut entrer ?

Victor ne s’y méprit pas : c’était un ordre plus qu’une demande. Son hochement de tête fut sec, il sortit
sans dire un mot de plus. Il ne claqua pas la porte, mais ne la ferma pas délicatement non plus. Il
déverrouilla les portières de sa voiture et fit signe au conducteur de l’autre véhicule de baisser sa vitre.
– Vous êtes attendu.

Il s’installa derrière son volant sans attendre de réponse, mit le contact et se dépêcha de quitter les
lieux, dents serrées.
14 - Souffrir deviendrait vertu
Julien avait remonté la longue allée jusqu’à l’imposante bâtisse, aux briques claires, avec de grandes
baies vitrées. Une très belle villa mêlant un charme désuet et une esthétique moderne. La respiration
hachée, il espérait que la romancière ne se douterait de rien. Il avait garé sa voiture à l’emplacement
désigné et attendu que quelqu’un vienne le chercher. Il avait trouvé le procédé quelque peu cavalier,
cependant il valait mieux se soumettre aux désirs de l’écrivaine, car le risque de se voir interdire l’accès
à sa demeure était grand.

L’homme qui lui avait parlé ne lui avait guère paru avenant et Julien avait regardé la voiture de
l’individu s’éloigner, franchir les grilles puis disparaître.

Il parcourut les quelques mètres qui le séparaient de la porte d’entrée. Celle-ci était close, il fronça les
sourcils : elle ne l’attendait même pas ! Avec une petite moue, il sonna et attendit. Quelques instants plus
tard, il entendit des talons qui frappaient le sol. Il retint son souffle, tendu.

Soudain, Michaela fut devant lui, éblouissante.

Il réprima son envie de faire des bonds et de crier victoire. Il lui trouva une aura magnétique, elle était
bien plus belle que sur les photos publicitaires ou volées par les paparazzis.

Elle l’inspecta des pieds à la tête avant de murmurer :

– Étrange, j’aurais juré que… j’avais cette intuition que tu étais l’autre, sur la photo. Je me suis
trompée. Que fais-tu ici ? Nous ne devions nous voir que demain.

Interloqué par l’infime déception qu’il pensait lire dans le regard de l’écrivaine, Julien bafouilla :

– Je… Oui, je sais, notre rendez-vous est demain, mais… euh… j’étais tellement impatient… L’envie
de te rencontrer était irrépressible, j’en suis désolé. Je peux partir, si tu le désires.

Il la vit délibérer intérieurement, sans pouvoir capter le sens que prenaient ses pensées. Froissé, il se
demanda si elle aurait eu la même attitude si c’était réellement Florian qui s’était présenté chez elle.

Les sourcils froncés, elle finit par l’inviter à entrer tout en le mettant en garde :

– Toutes les pièces sont équipées en cas d’intrusion.

Julien rétorqua :
– Tu ne me fais donc pas confiance ?
– Je ne te connais pas, Florian, répliqua-t-elle avec douceur, mais je ne demande qu’à te connaître.
Simplement, il me semblait que tu étais du style mesuré et ta visite impromptue ne correspond pas à
l’idée que je me faisais de toi.
– J’ai agi sur une impulsion. Cela m’arrive de temps à autre. Surtout lorsque le but à atteindre est…
irrésistible.

Michaela eut un petit sourire blasé.

– Les compliments sont toujours agréables à l’oreille, mais veille à ne pas me flatter outrageusement.
– C’est noté.

Il la suivit dans le salon dont le décor l’impressionna. Un canapé camel cinq places, assorti à celui de
trois places et aux deux fauteuils, invitait à la détente. Michaela avait son emplacement favori : au bout
gauche du divan trois places. La grande table basse, au centre de la pièce, était posée sur un splendide
tapis en laine tufté main, rouge, orné de fleurs stylisées camel et framboise. Entre les fauteuils était placée
une petite table basse très design : toute de verre, elle offrait le spectacle de petits poissons colorés
évoluant dans un labyrinthe.

Une reproduction de la toile Le Miroir de Vénus d’Edward Burne-Jones ornait le manteau de la


cheminée. Inévitablement attiré par la peinture, Julien admira les jeunes femmes agenouillées ou penchées
sur l’eau, admira le déhanchement donné par le peintre à Vénus et comprit pourquoi Michaela avait choisi
cette œuvre : l’eau pure et lisse, parsemée de nénuphars, les plis de la robe de la déesse devaient lui
évoquer les sirènes. Le sujet de conversation tout trouvé, pensa-t-il.

– Alors, donc, comme ça, les sirènes…

Un peu interloquée par la désinvolture du jeune homme, Michaela cligna des yeux.

– Oui. Elles me fascinent.


– Je suis tombé sous le charme d’une sirène moi-même.

Ces mots furent prononcés avec tant de sérieux qu’elle retint son souffle puis chuchota, les yeux
écarquillés :

– Tu en as vu une ? Réellement ?

Quelques secondes de silence avant que Julien ne comprenne qu’elle avait pris sa remarque au premier
degré. Un bref instant, il se demanda si elle était stupide ou si sa marotte lui avait grillé des neurones.
– Hum, Michaela, non, pas vraiment. Je parlais de toi.

Le désappointement de l’écrivaine fut si tangible que Julien regretta d’être venu. La conquérir ne lui
paraissait plus aussi excitant, surtout si elle était fixée sur ces créatures en permanence. Cependant,
repartir la queue entre les jambes ne lui ressemblait pas, il devait se focaliser sur son but. But qui le
dévisageait d’un air sévère.

– Il ne faut pas parler de ce sujet à la légère, Florian.


– J’ai cru comprendre. Navré.

Assise sur le canapé, elle le toisa.

– C’est fâcheux que tu sois venu aujourd’hui. Ma cuisinière avait prévu de délicieux mets pour demain,
alors que ce soir, le repas n’est prévu que pour une personne.
– Je ne suis pas venu pour manger, Michaela.

Les yeux rivés à ceux de la jeune femme, il se composa l’expression qui faisait craquer ces dames.
L’auteure ne fit pas exception : charmée, elle eut soudain très envie de se blottir dans les bras masculins.

***

Après avoir arpenté pour la trentième fois son salon, Rebecca rassembla toute son audace pour
téléphoner à Florian. L’objet dans sa main sonna au moment où elle faisait défiler son répertoire. La
nervosité aidant, Rebecca sursauta violemment, faisant valser l’appareil. Après l’avoir ramassé, elle
décrocha sans regarder qui était l’appelant.

– Euh, oui, je… Allô ? s’écria-t-elle, confuse.


– Rebecca ? Ça va ?

Florian ! Le cœur de la jeune femme s’emballa tandis qu’elle peinait à énoncer :

– Oui, oui, ça va, ça va.


– J’ai une bonne nouvelle à t’annoncer !
– Oh ?
– Je vais rencontrer Michaela Dauclair demain soir !

Cette fois, le cœur de Rebecca fit un plongeon dans son ventre, éclaboussant la jeune femme de
tristesse. L’idée qu’elle se faisait du bonheur s’éloigna en virevoltant. Elle s’en voulut d’avoir été si
naïve, d’avoir cru en la volupté d’une possible romance, alors même que depuis le début, elle savait que
Florian désirait l’écrivaine. Et pourtant, elle avait espéré… quoi, au juste ? Comme elle était stupide !
– Rebecca ? Tu es toujours là ?
– Oui, désolée. Eh bien, c’est super pour toi. Tu dois être enchanté.
– Oui. Et tout à fait flippé, accessoirement.

Elle leva les yeux au ciel et répliqua froidement :

– Bah, c’est une femme, hein, pas de quoi être terrorisé.


Le silence lui indiqua que Florian avait été saisi par sa remarque.

– Oui, c’est vrai, admit-il, mais elle m’impressionne.


– Je sais.

Brusquement, Rebecca changea d’attitude.

– Je suis contente pour toi !

À quoi bon se montrer désagréable, il n’était pas responsable des élucubrations qui avaient traversé
l’esprit de Rebecca. Si elle ne lui témoignait aucun soutien, il risquait de s’éloigner, ce qu’elle ne
souhaitait vraiment pas.

Souffrir deviendrait vertu.

– Tu l’es ?
– Pourquoi ne le serais-je pas ?

Le mensonge et la question flottèrent entre eux, en suspens.

Trop occupé à penser à Michaela, Florian n’en saisit pas toutes les implications.

Avec un soupir, Rebecca reprit :

– Qu’avez-vous prévu ?
– Rien de précis, elle m’a donné rendez-vous chez elle.

« Chez elle. » La jalousie griffa, écorcha son cœur.

– Ah. Tu le sens bien ?


– Par écrit, même si ce fut bref, nous nous entendons bien. J’espère que ce sera pareil en réel, que nous
pourrons discuter sans gêne et apriori. Un peu comme avec toi, en fait.

Rebecca réprima un grondement, tenaillée par l’envie de lui crier : « Mais oui, nos confidences
partagées peuvent déboucher sur plus, tellement plus. » Toutefois elle se borna à répondre :

– Je te le souhaite.
– Merci, tu es vraiment adorable.
– Mon ex me le dit souvent, tenta-t-elle, dans l’espoir un peu tordu qu’il soit envieux.

Le subterfuge aurait pu fonctionner, mais Florian reçut un deuxième appel.

– Désolé, il faut que je te laisse.


– D’accord. Bonne soirée, demain.
– Merci. Je te raconterai.

Il coupa la communication, laissant Rebecca quelque peu désemparée. Elle songea alors qu’elle avait
bien fait d’accepter l’invitation à dîner d’Amaury.
15 - Dentelles du désir
Julien remarqua l’éclat dans les yeux de Michaela, y vit un encouragement. Alors qu’il faisait un pas
vers elle, elle posa ses mains sur son torse pour l’en empêcher.

– Florian, j’en oublie mes manières. Veux-tu boire quelque chose ?

Désarçonné par le ton froid de la romancière, Julien secoua la tête.

– Non merci.
– Voyons, tu ne vas pas me laisser boire de l’alcool toute seule ?

À la réflexion, Julien se dit qu’un verre décoincerait peut-être Michaela.

– Bon, d’accord.
– Du vin ?

Il opta plutôt pour du whisky. Verre à la main, ils s’assirent sur le plus grand canapé. Julien maintint la
distance nécessaire pour que Michaela ne se sente pas oppressée, tout en espérant qu’il pourrait attaquer
très vite.

– As-tu conclu de beaux contrats ces derniers jours ? demanda-t-elle.

Pestant intérieurement, Julien réalisa qu’il aurait dû mieux se préparer à leur rencontre.

– Oh, oui, mais ne parlons pas boulot, fit-il avec une mimique évasive.
– Parle-moi de ton expérience de pilote, alors. Qui sait, je pourrais en faire un personnage.

Il y avait urgence : Julien devait la séduire ou elle se rendrait compte de la supercherie. Il se pencha
sur elle et, de ses doigts repliés, lui caressa la pommette, remontant vers la tempe. Puis il prit la main de
Michaela, en embrassa la paume.

Pétrifiée contre le dossier du sofa, elle n’eut aucune réaction. Étrange, se dit Julien, qui ne comptait pas
en rester là. Il passa sa main dans les cheveux de la jeune femme, avec lenteur, pour ne pas la brusquer.

– Tu me plais, Michaela. Vraiment beaucoup, souffla-t-il à son oreille.


– Je… je pensais que nous allions apprendre à nous connaître avant de… parvint-elle à répondre.
– Nous aurons tout le temps après, mentit-il.
Michaela, qui avait été quelques années plus tôt ce que certains qualifiaient d’insatiable – en réalité,
elle considérait avoir un appétit sexuel tout à fait normal et estimait les hommes pas à la hauteur – et qui
avait accumulé les conquêtes, n’avait plus eu d’étreinte charnelle satisfaisante depuis plusieurs mois.
Malgré l’intuition qu’il lui fallait repousser les avances du jeune homme, elle se laissa envelopper par
les dentelles du désir et relégua la petite voix dans le brouillard dont elle sortait. Avec une innocence
feinte, sa main vagabonda du côté de l’entrejambe de Julien.

Enhardi par ce geste, il la plaqua contre le canapé, glissa une main sous sa robe, l’autre retira son petit
gilet crocheté et Michaela lâcha un gémissement rauque.

– Je… j’aimerais en savoir plus sur toi.


– Je sais, tu l’as déjà dit, répliqua Julien, contre ses lèvres. Savoure le présent.
– Allons dans ma chambre, dit-elle, toute prudence envolée.

Tout à coup, elle se fichait d’à peine le connaître, elle voulait le satisfaire pour mieux pouvoir le
convaincre de l’aider dans sa quête insensée. Et si se faire sauter était requis, eh bien, elle en passerait
par-là, d’autant plus que l’homme était séduisant et semblait vigoureux.

Il la souleva prestement, elle se colla à lui et il gravit l’escalier avec hâte. Elle lui indiqua d’un
mouvement de la tête la porte de sa chambre. Il l’ouvrit, puis la referma d’un coup de pied. La pièce
faisait dans les trente mètres carrés, la tête du lit se trouvait dans une alcôve. Les fenêtres couraient du
sol au plafond et la pièce, baignée de lumière, semblait presque irréelle. Julien jeta Michaela plus qu’il
ne la posa sur le majestueux lit défait – elle n’avait pas pris la peine de lisser la couette en se levant ce
matin – et s’allongea aux côtés de Michaela. Il l’embrassa, enfonça la langue dans sa bouche pour un
baiser profond qui accéléra leurs battements de cœur. Lorsqu’il recula la tête, il lut le désir dans les yeux
enfiévrés de Michaela. De la pulpe des doigts, il caressa les lèvres pleines qui s’entrouvrirent, insinua un
doigt qui se retrouva happé par la bouche, sucé avec langueur. Tout en passant la langue sur l’index, elle
lui jeta un regard par-dessous, une invitation à la prendre sans plus attendre.

Il défit les bretelles de sa robe, l’ôta avec des gestes un peu brusques tandis qu’elle retirait la chemise
de Julien et défaisait sa braguette. Elle jaugea la taille de la verge raide, se félicita mentalement d’avoir
choisi un tel étalon et encercla le membre d’une main. De bas en haut, elle le caressa, en accentuant la
pression sur le gland à chaque passage. Soumis à cette agréable torture, Julien gémit.

– Ne me fais pas monter trop vite.

Elle s’interrompit, puis, lascive, lécha le sexe tendu. D’abord à la base du sexe, elle remonta le long de
la hampe, puis fit tourner sa langue autour du gland. Ce dernier dans sa bouche, calé contre sa langue
relevée, elle aspira tout doucement.

– Si tu essaies de ralentir les choses, tu t’y prends très mal, grogna Julien. Moi ça me va, mais tu ne vas
pas en profiter.

Elle ouvrit le tiroir de sa table de chevet et en sortit un petit carré argenté, le déchira délicatement pour
ne pas abîmer le contenu, qu’elle tendit avec un sourire au jeune homme. Il secoua la tête.

– Non. Mets-le, toi. J’adore quand les femmes me l’enfilent, c’est très excitant.
– Et si je n’en ai pas envie ?

Ils se dévisagèrent, Julien quelque peu interdit. Lorsqu’elle obtempéra tout de même, il comprit qu’elle
voulait juste affirmer qu’elle restait maîtresse de ses actes. Il n’avait pas l’habitude de rencontrer de
résistance, ses partenaires se jetaient sur son sexe avec avidité, aimaient lui donner du plaisir. La
première fois qu’il avait fait cette demande, il était jeune, et la jeune fille beaucoup plus. Son léger
tremblement, et qu’elle dût s’y reprendre à plusieurs reprises pour dérouler le latex convenablement lui
avaient tellement plu qu’il avait décidé de le demander à chacune de ses conquêtes. Il appréciait surtout
celles qui avaient un peu de mal, celles qui rougissaient à la tâche.

Le préservatif bien en place, Julien s’allongea sur Michaela pour n’enfoncer que l’extrémité de son
sexe. Il attendait qu’elle le supplie, mais elle ne broncha pas. Il se retira, fit glisser son pénis contre
l’entrejambe de la jeune femme. Seul un soupir franchit les lèvres de celle-ci.

– Supplie-moi ! ordonna-t-il.
– Non.
– Si tu veux que je te baise, tu me supplieras, décréta-t-il en saisissant les poignets de Michaela.
– Baise-moi !
– Mieux que ça.
– Je veux ta queue en moi, viens, je t’en prie !

Conscient de son avantage à cet instant très précis, il insista, en se frottant contre elle :

– Encore !
– Je te veux, maintenant, viens, implora-t-elle, ses yeux verts obscurcis par le désir.
– Tu es à moi ! jeta-t-il tandis qu’il entrait en Michaela.

Elle lâcha un profond soupir, qu’il étouffa en l’embrassant brutalement. Elle lui rendit son baiser, lui
mordit les lèvres – chose qu’il apprécia beaucoup. Elle remonta les jambes, serra les cuisses autour de la
taille de Julien et poussa sur ses fesses pour qu’il la pénètre plus loin. La verge s’enfonça dans les
profondeurs moites, brûlantes.

– Qu’est-ce que tu es étroite, chuchota Julien à l’oreille de son amante.


– Tu aimes ?
– Oh oui, c’est trop bon !

Elle replaça ses jambes sous le corps de Julien et les comprima l’une contre l’autre. Les yeux du jeune
homme s’écarquillèrent.

– Mais… !
– C’est encore plus serré ainsi, non ? souffla-t-elle avec un petit sourire en coin.

Il gémit.

– Oui. Tu vas me faire jouir, comme ça.

Elle ne répliqua pas, se contenta de serrer encore tandis que Julien tentait de se reculer. Elle lui
agrippa les fesses.

– Non, tu es mon prisonnier. Je suis peut-être à toi, mais l’inverse est vrai aussi.

Un grognement pour toute réponse de la part de Julien. Un frisson le parcourut lorsque Michaela lui
saisit une main, la porta à sa bouche pour en lécher le pouce. Elle exigea :

– Dis-le moi !

Dérouté, il cligna des yeux. Elle répéta :

– Dis-le, que tu es à moi !

De nature dominante, Julien éprouvait de grandes difficultés à prononcer ces mots. Mais il sentit bien,
au ton durci de l’écrivaine, qu’il pourrait dire adieu à son orgasme s’il ne lui cédait pas. Du bout des
lèvres, il lança :

– Je suis à toi.
– Plus fort !

Elle aimait commander, se désola Julien, qui préférait les femmes plus dociles au lit. Pas soumises,
non, seulement un peu moins dirigistes. Il haussa le ton :
– Je suis à toi ! Et maintenant, tais-toi !

Il lui plaqua une main sur la bouche et la besogna avec violence, ne cessa que lorsqu’elle lui flanqua un
genou dans les côtes. Stupéfait, car il pensait qu’elle était en colère, il constata qu’elle souriait.
– J’aime les mecs rebelles, qui ont du caractère. Cependant, es-tu capable de douceur, Florian ?

Au prénom de son ami, Julien tressaillit. Mais il ne laissa pas le trouble prendre possession de lui.
Elle voulait de la tendresse ? Il pouvait lui en donner. Il bougea, lentement, langoureusement, au rythme
d’une musique intérieure dont Michaela savoura la cadence. Même s’il appréciait aussi la douceur, Julien
aimait autant la pratiquer avec des femmes pour lesquelles il éprouvait un minimum de sentiments – car,
oui, ça lui arrivait aussi parfois. Ce n’était pas le cas avec Michaela, aussi regretta-t-il la tension des
premiers instants. Pour y pallier, il voulut la retourner pour la prendre dans sa position favorite, mais elle
refusa. Quoiqu’un peu déçu, il ne manifesta pas son mécontentement et continua quelques allées et venues,
au terme desquelles il demanda :

– On change de position ?

À son sourire, il comprit que c’était ce qu’elle attendait : qu’il n’exige rien, qu’il attende qu’elle
dispose. Elle lui présenta alors son postérieur. Il la pénétra d’un coup sec, les dents serrées. Elle
bougeait aussi, l’accompagnait dans le mouvement, voire le devançait. Alors même qu’il la prenait plutôt
brutalement par derrière, c’était elle qui décidait du tempo.

Puis elle le fit se coucher sur le dos en marmonnant quelques mots que Julien ne comprit pas – et
préféra ne pas comprendre car la petite lueur qui brillait dans les yeux de Michaela le mettait un rien mal
à l’aise –, pour s’assoir sur lui. Son bassin ondula, lentement puis de plus en plus vite. Elle lâcha
quelques gémissements, s’appuya contre le torse de Julien, crispa ses doigts dans sa chair, le griffa un
peu.

– Je veux t’entendre gémir, susurra-t-elle.

Les bruits de gorge émis par Julien semblèrent la ravir. Alors vint l’instant où elle rugit de plaisir et
retomba sur lui, épuisée, en sueur, après un orgasme qui la surprit de par son intensité.

Les yeux clos pour ne pas la voir, Julien la serra contre lui, tandis qu’elle l’enjoignait dans le creux de
l’oreille :

– Vas-y, jouis !

Il aurait voulu qu’elle se taise, mais elle récidiva :

– Jouis ! Jouis pour moi, Florian !

Julien se concentra sur ses sensations, sur le corps de Michaela qui était, il fallait bien l’avouer,
absolument divin, fit quelques va-et-vient avant de jouir à son tour.
16 - Je deviendrai toi
Le dimanche n’était pas un jour de congé pour Clémence. Elle ferma le frigo et se retourna pour
découvrir Julien en caleçon, l’air sidéré de la trouver là. Elle le dévisagea sans mot dire et il lui rendit
son regard. S’il fut surpris par sa petite taille, il n’en montra rien. Lui-même approchait des deux mètres,
à cinq ou six centimètres près. Il aurait pu avoir l’impression de faire face à une petite fille, mais ses
courbes ne permettaient pas la moindre confusion.

Il jeta un regard appréciateur aux seins, aux fesses de Clémence, avant de se flageller mentalement : il
était l’invité d’une sculpturale romancière et voilà qu’il en matait une autre sans vergogne. Puis se
rappela qu’en réalité, il s’était contenté de tirer son coup et qu’il avait l’intention de disparaître avant que
Michaela ne se réveille, d’autant qu’elle lui paraissait un peu déjantée. Un comportement de lâche, il en
était conscient, mais il savait aussi que Florian expliquerait les choses le soir même.

Julien n’avait jamais vraiment réfléchi aux conséquences dans ses histoires sentimentales. Rien que le
mot lui semblait risible : ses aventures n’avaient rien de sentimental. Il fuyait l’engagement et tout ce qui
était de nature à le piéger dans une relation sans le désirer. Il se souvint d’une discussion après une nuit
avec une de ses conquêtes, une divorcée, qui lui avait demandé : « Cela fait quelques semaines que nous
nous voyons. Quel est ton ressenti par rapport aux enfants ? » Il s’était redressé, blême, tremblant, avec
une seule question : « Ne me dis pas que tu es enceinte ? » Elle l’avait apaisé d’une main sur le torse.
Rassuré, il lui avait dit qu’il ne se sentait pas l’âme d’un père, qu’il aimait trop sa liberté. Il l’avait vu
rougir, une alarme avait résonné dans son esprit, mais il avait continué sur sa lancée : « Quel homme sain
d’esprit renoncerait à sa vie pour un morveux infernal, braillard qui ne fout jamais la paix à ses
parents ? », s’était même animé, tel un conférencier : « Non, franchement, c’est tout juste si je ne les
déteste pas, ces petits morpions nés pour rouspéter, geindre et pleurer. Il faut s’en occuper sans arrêt,
jouer avec eux, les langer, les laver, les nourrir, les bercer, les endormir, les câliner, les moucher, ils sont
incapables de faire un pas sans un adulte, bon sang, ce sont des vrais boulets. En plus, ils ne tiennent
jamais en place et ils ne savent pas la boucler quand il faut. Or, mon silence à moi, il est sacré. Je crois
que je ne le supporterais pas. » Son discours terminé, il l’avait regardée et constaté que des larmes
roulaient sur ses joues. Elle lui avait indiqué la porte sans un mot. Il s’était dit : « Encore une gonzesse
qui cherche un père et non un mec », s’était rhabillé, avait ouvert la porte et s’était retrouvé nez à nez
avec une jeune fille portant une fillette d’environ deux ans. La gamine était le portrait craché de la femme
qui gisait, prostrée, dans son lit, quelques mètres plus loin et il avait compris sa bourde. Il s’était enfui
sans un regard en arrière. Depuis lors, il évitait les conversations sensibles.

Il resta là, les bras pendants, à contempler Clémence qui, gênée, finit par se soustraire à son regard.
Elle disposa quelques ingrédients sur le plan de travail, tournant le dos à Julien. Intrigué par la jeune
fille, il s’approcha d’elle, se pencha, la prit dans ses bras et la jucha sur l’un des tabourets. Sur la
défensive, elle croisa les bras.

Ils se jaugeaient, tous deux à la même hauteur. Quelque chose d’infime dans l’expression de Clémence
déstabilisa Julien et pour faire taire son trouble, il avança les lèvres afin de l’embrasser.
Elle le repoussa fermement :

– Non.
– Pourquoi ? Ne me dites pas que l’attirance n’est pas réciproque, je ne le croirai pas.
– Vous sortez du lit de ma patronne. Voilà pourquoi.

Un large sourire illumina le visage de Julien.

– Ce n’est que ça ? Pas d’inquiétude, je ne suis qu’un coup d’un soir, pas son amant. Nous avons toute
liberté de…

Elle l’interrompit :

– Qui êtes-vous ? Elle m’a laissé un message pour que je prépare un repas pour deux. Êtes-vous son
invité ?
– Non, Florian vient ce soir, répondit machinalement Julien, avant de réaliser sa bévue.

Il jura à voix basse tandis qu’elle se tortillait, tentait de lui échapper, mais il était tellement plus grand
et fort qu’elle, que cela ne servit à rien. Elle s’immobilisa, raidie par la colère. La bouche pincée, les
yeux étrécis de la jeune fille n’eurent pas l’effet escompté sur Julien. La mine courroucée, loin de le
rebuter, le toucha. Lui qui trouvait les femmes fâchées plutôt laides se retrouvait à juger Clémence
attendrissante. Attendrissante ! Voilà qui était nouveau pour lui : être séduit, ému, même, par une jeune
fille revêche.

Elle gronda :

– Comment savez-vous qui est son invité ? Qui êtes-vous ? Et pourquoi êtes-vous là ? Ça ne ressemble
pas à Michaela de recevoir des hommes différents deux soirs de suite.
– C’est-à-dire que…
– Répondez immédiatement !

Maugréant, il avoua, les yeux baissés :

– Je suis un ami de Florian. Je m’appelle Julien.


– Un ami de celui qui est l’invité de Michaela ce soir ? demanda-t-elle, les mains sur les hanches.
– Oui.
– Et elle vous a invité hier soir ?
Clémence ne saisissait pas vraiment la situation, ne comprenait pas à quel jeu s’adonnait Michaela.
Cependant l’interrogation fut vite balayée lorsqu’elle entendit la réponse de Julien.

– Non, elle ne m’a pas invité. Elle ne connaît pas mon existence, en fait.

Ce qui n’éclaircissait pas réellement les choses, du point de vue de Clémence.

– Je ne comprends pas.

Avec un soupir désolé, il se lança :

– Je me suis fait passer pour lui pour rencontrer Michaela.

La révélation fit sauter Clémence du tabouret.

– C’est une plaisanterie ?


– Non, je le crains.

Furibonde, elle s’exclama :

– Vous n’avez pas honte de prendre la place d’un autre afin de coucher avec une femme que vous
n’avez même pas l’intention de revoir ?

Julien tenta une pirouette :

– Oui, je sais, c’est méprisable. Je n’en suis pas fier, mais cela m’aura au moins permis de vous
croiser.

Un petit rire nerveux s’échappa de la gorge de Clémence.

– Vous n’avez peur de rien !

Un peu ébranlé par le mécontentement de la jeune fille – et surpris de l’être – il tenta de récupérer ses
vieux réflexes de séducteur en lui décochant un sourire enjôleur.

– Mais c’est vraiment ce que je ressens. Je suis sous votre charme et j’adore ça.

Jeune femme à peine sortie de l’adolescence et incapable de résister à un compliment, Clémence rosit
de plaisir avant de se reprendre.
– Me flatter ne fonctionnera pas.
– Si je vous dis que je vous trouve ravissante, ça ne vous plaira pas ?

Troublée par la nudité à peine dissimulée de Julien, perturbée par ses paroles, Clémence ne trouva rien
à répondre.

Un sourire naquit sur les lèvres du jeune homme qui déclara :

– J’ai remarqué que vous me dévisagez comme si j’étais un gâteau au chocolat.

Elle rétorqua avec une moue, sur la défensive :

– Eh bien, on va prétendre que je suis diabétique : je ne peux y toucher.

Après un bref rire, Julien se risqua à nouveau :

– Elle ne vous en voudra pas. Ce soir elle voit Florian. Elle sera si contente de le rencontrer qu’elle
m’en oubliera.
– Je ne suis pas certaine que… Vous lui avez tout de même menti ! Vous avez usurpé l’identité de votre
ami !
– Oui, c’est mal. J’ai mal agi, vous avez raison.

Le visage froissé de Clémence lui donnait envie de se repentir. Pour une fois, Julien avait envie
d’impressionner une femme autrement qu’en fanfaronnant. Il refusait qu’elle le considère comme un
goujat. Néanmoins, il ne put s’empêcher d’ajouter :

– Mais refréner ses désirs, c’est tout aussi mal. De toute façon, il l’a bien cherché. Je vous trouve
craquante et j’ai envie de succomber.

Seul un murmure inintelligible franchit les lèvres de Clémence. Elle ne voyait pas quoi répondre, elle
ne pouvait décemment pas lui dire qu’elle aussi souhaitait craquer, car ça allait à l’encontre de ses
principes. Son corps, galvanisé par la présence de Julien, combattait avec sa raison.

Il la plaqua contre lui, alors qu’elle secouait la tête en chuchotant :

– Non, je ne peux pas, c’est malhonnête.

Il posa un doigt sur sa bouche pour lui intimer le silence, puis s’inclina pour l’embrasser. Les mains sur
les épaules de la jeune femme, Julien se figea en entendant une voix dure :
– Eh bien, qu’avons-nous là ? Dans ma cuisine, mais je vous en prie, vous voulez mon lit peut-être ?

Se défaisant de l’étreinte de Julien, Clémence se précipita vers Michaela.

– Oh, pardon, je suis désolée, je ne… C’était plus fort que moi. J’ai bien tenté de résister, mais… Je ne
voulais surtout pas vous faire de mal, je vous assure !

L’écrivaine la dévisagea froidement :

– Rassurez-vous, je ne souffre pas. Je déplore simplement le manque de constance des hommes et la


stupidité des jeunes sans emploi.

Pétrifiée, Clémence souffla :

– Sans emploi ?
– Bien entendu ! Clémence, vous êtes virée. J’avais toute confiance en vous, j’avais tort.

Les larmes aux yeux, la jeune fille la supplia :

– Je vous en prie, laissez-moi vous expliquer…

Michaela répliqua en articulant bien chaque mot, colère froide et hachée :

– M’expliquer quoi ? Que vous vous apprêtiez à me voler Florian ? Je ne veux plus entendre un seul
mot !

Brusquement, l’auteure s’emporta, son visage rosit tandis qu’elle criait :

– Quittez ma maison, tous les deux !

Les mains levées en signe d’apaisement, Julien essaya de la raisonner :

– Je dois…

Les joues marbrées de rouge à présent, les yeux brillants de rage, Michaela glapit :

– La ferme ! Je ne veux rien entendre ! Tu te casses et plus vite que ça ! Tu as prétexté t’intéresser aux
sirènes pour me baiser et une fois ton coup tiré, tu te précipites sur la première paire de seins venue ! Tu
n’es qu’une pourriture et je ne veux plus jamais te revoir ! Dégénéré !
Elle reprit son souffle pour hurler :

– Dégage, avant que je m’énerve vraiment !

Julien, qui estimait qu’elle s’excitait déjà, jugea plus prudent de ne pas le mentionner et tenta une
nouvelle fois de s’expliquer, mais Michaela saisit une cruche pleine d’eau glacée pour la lui balancer au
visage, en criant :

– Je dois te le dire en chinois ? Va chercher tes affaires et fous le camp ! Et toi aussi, Clémence, ou je
t’assure que tu ne trouveras plus de travail, avec la réputation que je vais te faire !

Julien se précipita à l’étage où il s’habilla rapidement, plus parce qu’il désirait partir au même moment
que Clémence que pour obéir à l’injonction de la romancière.

Clémence, quant à elle, n’avait pas grand-chose à emporter. Penaude, elle quitta l’immense villa au pas
de course pour ne plus entendre les vociférations de Michaela, et s’engouffra dans sa voiture dont elle
claqua la portière.

Entendant le moteur démarrer, Julien se jeta dans les escaliers, bouscula l’écrivaine, pour laquelle il
n’eut aucun regard, et se rua à l’extérieur.

Restée seule, Michaela s’affala sur la première marche, vidée de toute énergie. La nausée monta, en
même temps que les regrets. Elle l’avait pourtant senti, qu’il ne fallait pas lui faire confiance ! Elle s’en
voulait d’être demeurée dans la contemplation du jeune homme, au lieu d’apprivoiser sa personnalité. La
question qu’elle avait réussi à occulter pendant des mois, revint, lancinante : pourquoi interagir avec les
autres était-il un combat ? Elle avait la nostalgie d’horizons amicaux et sentimentaux clairs, beaux,
parsemés d’arcs-en-ciel. Hélas, elle se retrouvait une nouvelle fois bien démunie, tout ça parce qu’elle
avait misé sur un homme faible. Il n’était pas aussi attiré par elle et les profondeurs qu’il le prétendait, ce
n’était donc pas une grande perte, se persuada-t-elle. Le problème était que, depuis que Florian l’avait
contactée, elle s’était mis en tête de ne pas accomplir sa quête seule. Où allait-elle trouver un compagnon
de route, maintenant ? Elle serra dans son poing la petite breloque en forme de sirène, en murmurant :

– Je deviendrai toi…
17 - En « simples amis »
Florian raccrocha d’un geste brusque. Julien n’avait répondu à aucun de ses coups de téléphone depuis
la veille. Il trouvait ça louche : son ami était souvent revenu à la charge au sujet de Michaela et voilà
qu’au moment où Florian allait la rencontrer, il disparaissait. Que lui était-il arrivé ? Sans doute occupé
dans le lit d’une femme croisée dans un bar…

Là n’était pas la seule pensée qui le tracassait. Il n’arrêtait pas de songer à Rebecca. Elle lui avait
parue si distante la dernière fois qu’il l’avait entendue au téléphone. Il n’aimait pas la déception qu’il
ressentait devant ce fait. Pourquoi diable pensait-il à la jeune femme, alors qu’il était sur le point de
conquérir la romancière ? Pourtant, il ne parvenait pas à ôter l’image de Rebecca de son esprit.

Il se força à penser à autre chose, consulta ses mails. Aucune réponse de l’écrivaine, ce qui lui parut
curieux. Et le mettait dans l’embarras. Il aurait mieux fait de ne pas proposer d’apporter quelque chose.
Nul doute qu’elle avait tout prévu. Il irait avec un gros bouquet de fleurs, ce qui était moins risqué. Ou
peut-être des poissons ? Non, l’idée lui sembla trop saugrenue. Il détestait cela : attendre un signe de vie
d’une autre personne. Cela lui remémorait de mauvais souvenirs. Par le passé, combien de fois n’avait-il
pas espéré à côté du téléphone, combien de fois n’avait-il pas attendu une lettre, une carte postale – qui,
bien entendu, n’était jamais venue ? Il se sentait tellement insignifiant dans ces moments-là. Son orgueil,
sa fierté de mâle, piétinés sans vergogne. Il avait horreur de ces sentiments et ne pouvait s’empêcher de
se comparer à ses camarades qui, eux, semblaient échapper à ces états d’âme – mais était-ce vraiment le
cas ? Entre amis, ils ne parlaient pas de ces choses-là. Pudeur, virilité mal placée ? Il n’aurait pu dire.
Parfois, il aurait tant aimé ne rien ressentir, prendre son plaisir où bon lui semblait et jouir sans
contrepartie. Hélas, il était sensible et le resterait. Rebecca emplit à nouveau son esprit, il fit de son
mieux pour l’en chasser. En vain, car son sourire revenait le hanter.

***

Avec la certitude que s’il ne rattrapait pas Clémence maintenant, jamais il n’aurait la chance de la
revoir, Julien se rua vers son véhicule. Il devait lui expliquer, la convaincre. Il avait entrevu dans les
prunelles de la jeune fille une ferveur, promesse d’un futur chamboulé. Clémence, c’était l’inconnu, ce
n’était pas une de plus à ajouter à la liste. Elle était… irrésistible.

Elle était partie en trombe, les pneus crissant sur le gravier, prenant de l’avance sur lui. Il tourna le
volant et parvint à la majestueuse grille de l’entrée du domaine, ouverte. Il appuya sur l’accélérateur pour
déboucher sur la rue dans un rugissement. Il vit disparaître la voiture de Clémence au bout de la route, il
vira en jurant. Il réussit à la suivre pendant quelques kilomètres, mais des voitures s’étaient mises entre
eux. À un feu de signalisation, il manqua la perdre, mais la retrouva au rond-point suivant car la
circulation était embouteillée à ce niveau-là. Malheureusement, elle le fut aussi pour lui. Il pesta, jura,
insulta les autres conducteurs lorsqu’il se rendit compte qu’il l’avait perdue. Pendant un moment, il
continua tout droit, puis vira rageusement. Il erra de longues minutes dans les rues, à l’affût, presque
enragé, et par ailleurs stupéfait de son comportement. Lui qui, s’il n’arrivait pas à ses fins avec une
femme – ce qui était rarissime, il fallait le préciser – ne s’en faisait pas du tout et passait à la suivante, se
retrouvait dans un rôle qu’il ne connaissait pas. L’amoureux ? Non, il n’avait pas de sentiments. L’entiché,
peut-être. Le pris au piège, en tout cas. Clémence lui avait fait forte impression et celle-là, il la lui fallait.
Pas de répit tant qu’il n’aurait pas connu l’extase dans ses bras.

Il était sur le point d’abandonner lorsqu’il remarqua une petite voiture mauve garée le long d’un
trottoir. Il bénit les goûts de sa propriétaire : il n’aurait jamais repéré sa Polo si elle avait été d’un gris
terne. Malheureusement, il se trouvait dans une avenue de hauts immeubles, impossible de savoir dans
lequel Clémence était entrée. Et puisqu’il ignorait son nom de famille, il ne pouvait même pas vérifier sur
les sonnettes. Il se voyait mal pousser chaque bouton et demander si la jeune femme habitait là. Garant sa
voiture non loin, il se décida à attendre : elle finirait bien par sortir. De là où il était, en tordant le cou, il
pouvait apercevoir la voiture de Clémence. Il recula son siège pour pouvoir étendre ses jambes puis se
plongea dans un vieux magazine retrouvé dans la boîte à gants. Au bout de plusieurs minutes de lecture
sans concentration, il jeta le mensuel sur le siège arrière puis sortit se dégourdir les membres en râlant.

Les secondes s’égrenèrent, les minutes s’écoulèrent, les heures s’envolèrent sans que Clémence
n’apparaisse et l’estomac de Julien fit entendre son mécontentement : il n’avait rien avalé depuis ses
ébats. Tenaillé, il hésitait, d’autant plus qu’il ne connaissait absolument pas le quartier et ignorait s’il
dénicherait rapidement de quoi apaiser sa faim. Un grondement venu de son ventre le fit grimacer, il
n’avait pas le choix. Du reste, il se dit que surveiller ainsi le véhicule de Clémence était grotesque et
qu’il trouverait sûrement un autre moyen de la retrouver.

Il mit le moteur en route, roula à l’affût d’un fast-food ou d’un bar. À son soulagement, il en repéra un
après quelques minutes, gara sa voiture et courut à l’intérieur. Il ressortit quelques instants plus tard, un
sandwich au poulet piquant dans la main. Par acquis de conscience, il décida de repasser par la rue où
Clémence s’était garée, mais ses yeux écarquillés durent admettre qu’elle avait disparu. Contrarié, il
flanqua un coup de poing sur son volant en jurant. Il manœuvra son véhicule dans l’espace que la jeune
femme avait laissé, déballa son paquet pour planter ses dents avec férocité dans le casse-croûte qui n’en
demandait pas tant.

La fureur de Julien allait en augmentant, il se sentait ridicule. Finalement, désappointé, il desserra son
levier de vitesse et choisit de rentrer chez lui.

***

Rebecca avait passé une soirée délicieuse en compagnie d’Amaury et n’avait pensé à Florian qu’à, oh,
cent et trois reprises. Mais elle était plutôt satisfaite, elle avait tout de même réussi à l’occulter de ses
pensées une partie du temps.

Amaury, lui, avait observé Rebecca alors qu’ils mangeaient et se demandait à présent pourquoi ils
s’étaient quittés. Il se sentait tellement à l’aise avec elle, il ne jouait pas un rôle. Il appréciait son sourire,
ses yeux, son intelligence. Et au lit, leurs corps continuaient à se nourrir l’un de l’autre. Puis il s’était
souvenu de leurs disputes, à propos de son travail : il rentrait de plus en plus tard, harassé, de mauvaise
humeur et Rebecca n’avait pas tenu. Il avait fini par se lasser de ses silences plus que de ses reproches ;
ils s’étaient séparés dans le calme, s’étaient évités pendant plusieurs mois. Lorsqu’ils s’étaient revus, ils
avaient passé la nuit ensemble, complètement ivres, et c’est là qu’ils avaient conclu leur arrangement.
Amaury n’avait jamais avoué à Rebecca que si leur couple avait sombré, c’était parce qu’il avait eu une
liaison au bureau et que ses collègues lui avaient mené la vie impossible – ce qu’il méritait, il en était
conscient. Il s’était au final retrouvé seul et avait changé d’emploi.

Il lui avait souri et pris la main, tout en réalisant que s’il désirait garder Rebecca pour lui, il ne devait
pas aller trop vite. Il l’avait raccompagnée chez elle, l’avait délicatement embrassée sur les lèvres, elle
n’avait pas reculé la tête et l’avait observé d’un air songeur. Il s’était promis de progresser lentement,
l’avait quittée sans rien lui demander de plus.

Mais, dommage pour lui, Rebecca s’était couchée en rêvant à Florian.

À présent, pour éviter de penser à ce dernier qui passait la soirée avec Michaela, elle mangeait en
compagnie d’Emeline. Celle-ci, assise, le regard au loin, donnait l’impression d’être très jeune et
vulnérable. Rebecca l’observait, songeant que son amie n’avait pas encore trouvé son chemin. Emeline
avait cru un temps posséder un talent : celui du chant. Ceux qui entendaient sa voix se pâmaient
d’admiration et la poussaient à enregistrer une démo, à se présenter à des maisons de disque, certains
qu’elle les séduirait. Grisée par les compliments, Emeline s’était ridiculisée devant les producteurs et
avait fini par admettre sa défaite. Elle avait continué ses études – après plusieurs changements
d’orientation –, s’était retrouvée un beau jour employée aux ressources humaines dans un cabinet
d’avocats et s’était prise de passion pour l’un des ardents défenseurs de la loi. Par malheur, cet
engouement n’avait pas été réciproque et Emeline se rendait tous les jours au travail l’âme esseulée,
appréhendant de croiser dans les couloirs l’objet de ses désirs. Elle se laissait bien sûr séduire par
d’autres hommes, mais ses pensées revenaient toujours au même. Elle consultait donc les petites annonces
avec attention, à la recherche du travail qui lui conviendrait, mais ne parvenait pas à se décider à envoyer
des lettres de motivation.

Rebecca lui raconta sa soirée de la veille et Emeline eut un sourire en coin :

– Tiens, tiens, le retour d’Amaury !


– Mais non voyons, tu sais bien qu’il a toujours été là…

Le sourire d’Emeline s’élargit.

– Bien sûr… Sauf que là, vous avez passé la soirée en couple, ce qu’il ne faut jamais faire lorsqu’on
parle de sexfriends. C’est l’une des règles. Tu devrais le savoir depuis le temps que tu t’envoies en l’air
avec lui en « simples amis » !

Penaude, Rebecca grommela.


– Je sais, je sais. Oh, bon sang, tu crois vraiment qu’il a des intentions ?

Haussement d’épaules blasé de la part de son amie.

– J’en ai l’impression, faudrait que je vous voie ensemble pour en être certaine.
– Pas question ! Faire une sortie avec toi serait officialiser notre… Ce que nous avons… Oh, bref, tu
vois !
– Ce serait si dérangeant ?

Rebecca réfléchit quelques secondes avant de demander :

– Et Florian ?
– Quoi, Florian ? Il est éperdu d’amour pour sa romancière, ton Florian !

Rebecca pâlit :

– Eh, tu es censée être ma meilleure amie et me soutenir !


– Parfois les meilleures amies doivent dire les choses difficiles à entendre, trancha Emeline. As-tu
vraiment envie de poursuivre un homme amoureux d’une autre ?
– Je ne sais pas… Je ne cesse de penser à lui. Et puis, il me téléphone, il…
– Pour te parler d’elle, ma chérie. Crois-moi, je sais que c’est dur, c’est d’ailleurs étrange que ce soit
moi qui te conseille vu le désert affectif qu’est ma vie… Mais ne penses-tu pas que tu devrais
considérer… Eh bien, de donner une nouvelle chance à Amaury ?
– Peut-être. Cela dit, je vais encore laisser deux ou trois semaines et voir si la situation évolue avec
Florian. Je ne peux pas abandonner ainsi.

Emeline pencha la tête pour observer son amie sans rien dire. Puis elle posa une main sur le poignet de
Rebecca, qui, les yeux humides, lui sourit.
18 - Deux individus de chair et de sang
Devant sa garde-robe, Florian fit craquer sa nuque : que porter pour rencontrer Michaela ? Il avait déjà
changé d’avis une bonne douzaine de fois et ne parvenait pas à se décider. Julien se moquerait bien de
lui ! Rebecca aussi, songea-t-il. Finalement, il fit son choix, s’inspecta une dernière fois dans le miroir.
Avant de partir, il retira l’imposant bouquet de fleurs du vase dans lequel il l’avait placé au matin.

Au volant, il s’efforça de garder son calme. Ce n’était pas parce qu’elle était une célébrité qu’il devait
stresser. Deux individus de chair et de sang, nulle supériorité. Néanmoins, son raisonnement ne
convainquait pas son rythme cardiaque et ses doigts battaient la mesure sur son volant.

Son GPS le guida à travers la ville pour aboutir au domaine de Michaela. À l’entrée, un gardien dans
sa guérite le dévisagea d’un air peu aimable.

– Madame Dauclair n’attend personne.

Sourcils froncés, Florian affirma le contraire.

L’homme grogna :

– Non. Elle m’a bien dit de ne faire entrer personne.


– Il doit y avoir erreur. Nous avons rendez-vous. Je vous en prie, appelez-la.
– Non. Elle a bien spécifié de ne la déranger sous aucun prétexte. Je tiens à ma place.

Florian insista encore et fut sommé de déguerpir.

– Si vous ne voulez pas que j’appelle les flics !

Désillusionné, Florian fit demi-tour et s’éloigna sans trop comprendre ce qui venait de se produire. Ses
réflexions sur le trajet le menèrent à la conclusion que Michaela s’était moquée de lui. Après tout, elle
n’avait pas l’air très saine d’esprit.

Rentré chez lui, il flanqua les fleurs à la poubelle, hésita à se confier à Rebecca, puis jugea préférable
de s’abstenir car la honte bouillonnait. Il coupa donc son portable.

Une douche pour se calmer et le crépuscule le trouva avachi devant sa télévision, quelques bouteilles
de bière éclusées à ses côtés, ainsi que d’autres qui attendaient d’être bues. Son sentiment de défaite
grimpait en même temps que son taux d’alcool. Ressassant les derniers événements, Florian râlait à voix
haute, de plus en plus en colère. Parce qu’elle avait de l’argent, parce qu’elle était connue, elle
s’imaginait pouvoir piétiner ainsi les autres ? Il aurait dû s’en douter, ses personnages de romans étaient
pour la plupart des sadiques.

Le sommeil finit par avoir raison de ses lamentations.

Lorsqu’il se réveilla le lendemain, vers midi, la bouche pâteuse, il se demanda d’abord où il se


trouvait : chez lui. Sur son tapis… Quelle riche idée avait-il eue de demander un jour de congé ! Après
avoir avalé un grand verre d’eau, il se traîna jusqu’à son lit où il se rendormit jusqu’au soir.

***

Il y avait du monde dans la librairie de Rebecca, ce qui l’empêchait de trop cogiter au sujet de la
rencontre entre Florian et Michaela. Elle avait très mal dormi la nuit précédente, imaginant les deux en
proie à une fièvre sexuelle bestiale. Elle souhaitait que Florian soit satisfait, mais parvenir à être
heureuse pour le jeune homme lui était ardu. Quand ses paupières n’avaient plus été qu’un écran noir, il
était deux heures du matin. Le réveil avait été douloureux et, si elle était contente que les clients la
détournent de ses sombres idées, la fatigue rendait difficile la concentration. À plusieurs reprises elle
avait été incapable de trouver un titre sur base du résumé, alors qu’en temps normal, elle excellait à
l’exercice.

Il fallait qu’elle se rende à l’évidence : plus le temps passait, plus ses sentiments grandissaient. Ce
qu’elle avait de prime abord pris pour un coup de foudre physique qui s’estomperait avait bel et bien
planté ses racines dans son cœur.

Elle n’avait pas osé téléphoner à Florian pour obtenir un compte-rendu de sa soirée avec sa rivale – le
terme la fit doucement ricaner : elle n’était la concurrente de personne puisque Florian n’était pas
intéressé par elle. Du reste, lui non plus n’avait pas appelé. Peut-être se trouvait-il toujours chez
l’écrivaine.

En baissant le volet de la librairie, le soir tombé, Rebecca se dit qu’il valait sans doute mieux qu’elle
tire un trait sur le jeune homme avant qu’elle n’en tombe éperdument amoureuse.

« Trop tard », claironna son cœur. « C’est bien trop tôt », temporisa son cerveau.

Mais la vérité était qu’elle avait succombé, sans espoir de retour. Elle avait beau s’en défendre et
vouloir le contraire, elle ne parviendrait pas à l’oublier de sitôt. Elle avait dit à Emeline qu’elle
patienterait quelques semaines, mais elle ne savait pas si elle aurait la force d’entendre encore Florian
vanter les mérites de Michaela. Soudain, elle se gifla mentalement, dans le but de ne pas laisser son
esprit focalisé sur le jeune homme et de passer une soirée tranquille et sereine.

***
Trois jours depuis le fiasco. Trois jours que Florian envoyait des messages à Michaela sans obtenir de
réponse. Julien, lui, avait fini par décrocher, mais n’avait pas voulu discuter par téléphone et ils avaient
convenu de se retrouver dans un bar.

Ainsi, le soir venu, Florian prit le chemin de l’établissement. Son ami était déjà perché sur un tabouret
et descendait sa troisième bière : une dose de courage liquide pour avouer ses fautes à Florian. Ils se
saluèrent, tous les deux sur la défensive. Florian commanda un verre de vin avec une assiette de
fromages. Le silence s’installa. Et lorsque Julien se racla la gorge d’une mine gênée, Florian se contenta
de le dévisager d’un air blasé, sans aucune intention de lui rendre la tâche plus aisée. Julien se lança :

– Je suppose que tu te demandes pourquoi je ne t’ai pas répondu plus tôt.

Les sourcils levés de Florian suffirent pour réponse.

– As-tu vu Michaela ?

Florian secoua la tête, puis avala une gorgée de vin.

Laborieusement, Julien reprit :

– Bon, euh, voilà… ce que je vais te dire ne va sûrement pas te plaire et, crois-moi, je suis vraiment
désolé de ce qui s’est passé et j’espère que tu pourras me pardonner un jour.

Florian sortit de son mutisme pour demander :

– Ne me dis pas que tu es responsable du silence de Michaela ? Que tu as quelque chose à voir avec
ma soirée ratée ?

Du bout des lèvres, Julien lâcha :

– Si.

Florian pâlit. Mâchoires contractées, il invita d’un signe de tête Julien à poursuivre ses explications.

– J’ai agi comme un con égoïste. Pour le moment, je passe de fille en fille sans véritable intérêt et
j’étais jaloux de la fascination que tu voues à cette femme. Envieux qu’elle te réponde, de votre relation
amicale et qu’apparemment, ça avait des chances d’aller plus loin.

Il s’interrompit pour aspirer l’intérieur de ses joues. Florian dit d’un ton sec :
– Continue.
– Quand je suis parti de chez toi, l’autre jour, j’avais son adresse en tête et… J’y suis allé.
– Pardon ?
– J’ai été chez Michaela. J’étais ravi que tu aies envoyé la photo de nous deux. Je comptais sur la
confusion…
– Tu… tu n’as pas fait ça ? Tu t’es fait passer pour moi ? s’exclama Florian, incrédule.

Les yeux baissés – son embarras avait atteint des sommets – Julien murmura :

– Oui.

Florian se redressa, en colère.

– Elle n’y a pas cru, tout de même ?

Au moment où il posait la question, il sut que oui, elle l’avait cru. Sinon, pourquoi l’ignorerait-elle ? Il
comprit aussi que l’aventure s’était mal terminée.

– Eh bien, disons que je ne lui ai pas laissé beaucoup de temps pour y réfléchir.
– Tu QUOI ?

Florian s’avança, prêt à pousser son ami en arrière. Julien recula, les mains levées en signe de paix.

– Je t’ai dit que j’étais navré. J’ai commis une énorme bourde, je le regrette.
– Ben, tiens ! Elle a sans doute compris ton petit manège et t’a flanqué dehors, espèce de salopard !
Alors oui, évidemment, t’es désolé, mais surtout parce que tu t’es fait jeter ! s’écria Florian sans trop
croire lui-même à ce qu’il avançait.

Julien haussa le ton :

– Non, pas vraiment. Je l’ai fait jouir, et plutôt deux fois qu’une !

En lisant le choc sur le visage de son ami, il secoua la tête :

– Pardon, je ne voulais pas dire ça. Bon, c’est la vérité, mais ce n’est pas comme ça que je voulais te
l’annoncer. Elle ignore qui je suis, elle croit toujours que je suis toi.

Florian réprima son envie de flanquer son poing sur le nez de Julien et se força à demander posément :
– C’est à cause de Sophie, c’est ça ? Tu t’es vengé ?

Julien admit :

– Il y a de ça, oui.
– Putain, c’était il y a quinze ans ! Je croyais que tu m’avais pardonné !
– Je le croyais aussi.

La mine fermée, Florian gronda :

– Je t’ai présenté mes excuses un milliard de fois à ce sujet. Je n’ai jamais voulu te faire de mal. Tu le
sais. Nous en avions parlé. Alors pourquoi me punir maintenant ?
– Je pensais vraiment que je ne t’en voulais plus. Mais j’ai vu ton enthousiasme, j’ai vu ton sourire et
ça m’a fait penser à Sophie. Je n’ai plus jamais ressenti ça pour une autre femme.
– Je sais, soupira Florian. Quelque part, je me sens responsable de tes relations chaotiques.

Julien balaya la phrase d’un revers de main.

– Ne le sois pas. J’ai choisi de me tenir à l’écart des sentiments. Ça m’a fait assez mal comme ça.

Ce qu’il n’ajouta pas, c’est qu’il avait aussi souffert de ne plus voir son ami pendant quelques années,
le temps que dure la relation entre Florian et Sophie. Lorsque la rupture avait eu lieu, Julien était revenu
et, après quelques discussions, ils n’avaient plus évoqué cette histoire.

Il reprit :

– Donc oui, sauter une célébrité était tentant, et le faire à tes dépens était en bonus. Je suis désolé. Je le
regrette.
– D’accord. Mais dans ce cas pourquoi ne me donne-t-elle pas signe de vie ? Pourquoi ne répond-elle
pas à mes messages ? Si tout s’est bien passé entre vous ?
– C’est que… Comment dire, j’en ai dragué une autre sous ses yeux.

Florian ouvrit la bouche, la referma, la rouvrit et demanda :

– Tu as fait quoi ?
– Le lendemain matin…
– Ah, parce qu’en plus tu as passé la nuit avec elle, ragea Florian.

Julien eut le bon goût de se montrer davantage gêné.


– Oui. Et donc, le lendemain, j’ai croisé dans la cuisine une fille sublime dont je ne connais que le
prénom : Clémence. Je sais qu’elle travaillait pour ta romancière car celle-ci l’a virée lorsqu’elle…
lorsqu’elle nous a surpris…
– En l’espace de quelques heures, tu as donc dragué deux femmes ?

Florian n’admit pas qu’il était un peu admiratif de la facilité à séduire de son ami, tandis que Julien
opinait :

– Oui, mais je ne comptais pas faire durer les choses avec Michaela.
– Si je comprends bien, tu m’as trahi juste pour une partie de jambes en l’air ?
– Dit comme ça, c’est sûr que ça ne sonne pas très glorieux.
– Sans rire. Et la Clémence, tu l’as draguée pour la faire figurer à ton tableau de chasse, elle aussi ?

Chagriné, Julien avoua :

– Eh bien, c’est là que ça se corse. Il y a eu quelque chose d’électrique entre nous. Le problème c’est
que Michaela nous a foutus dehors avant que je puisse apprendre quoi que ce soit au sujet de Clémence,
qui est partie sans attendre. Je ne sais rien d’elle et je me vois mal aller demander des renseignements à
Michaela. Elle me hait…
– Tu veux dire, elle me hait, reprit Florian froidement.
– Euh, oui.
– Donc, celle qui hante mes pensées ne veut plus rien avoir affaire à moi car elle pense que j’ai dragué
une de ses employées. C’est merveilleux. Et toi, soi-disant mon meilleur ami, tu ne me l’avoues que parce
que tu es désemparé d’avoir perdu ta chérie que tu ne connais même pas. Vraiment, tu… Malgré Sophie,
je pensais que notre amitié avait de l’importance à tes yeux, mais je constate que ce n’est pas le cas.
– Si, bien sûr que si, se défendit Julien, mais ça a été plus fort que moi, je te présente mes plus plates
excuses. J’étais tellement jaloux de toi, j’ai agi comme un crétin.
– Comme un salaud. Auquel j’aimerais flanquer une raclée, d’ailleurs. Mais tu veux que je te dise ?
ajouta Florian avec un sourire sardonique. Savoir que tu vas souffrir de ne pas pouvoir la retrouver me
plaît bien.

Julien eut un pauvre sourire en haussant les épaules, tandis que son ami se frottait le menton et dit, un
peu pour lui-même :

– Et maintenant, comment est-ce que je fais pour que Michaela accepte de me parler ? Son gardien m’a
déjà interdit l’accès de chez elle, mes mails finissent sans nul doute à la corbeille sans être lus…

Puis il se dit que Julien n’avait qu’à rédiger une explication et l’envoyer à Michaela depuis son
adresse mail.
– D’accord, mais je lui écris quoi, moi ? Il faut qu’elle lise le message jusqu’au bout.

Florian dit :

– Il ne doit pas être trop long et aller droit au but. Sinon, il n’y a aucune chance.

Julien hocha la tête, fit quelques gestes ridicules avec ses mains et se lança, penché sur son
Smartphone.

De : Julien Sauriol
Sujet : Erreur sur la personne
À : Michaela Dauclair
Bonjour Michaela, mon nom est Julien, j’ai passé une nuit entre tes draps mauves et je t’ai menti.
J’ai usurpé l’identité de mon ami Florian. Lui a toujours envie de discuter avec toi, de te rencontrer.
Ne le punis pas pour mes erreurs, je suis vraiment désolé pour ce que j’ai fait. Julien

– OK, ça ira. J’espère qu’elle sera convaincue.


– Ouais, mais bon… Si ce n’est pas le cas, tant pis. Elle est un peu barrée, comme fille, non ?
– Peut-être bien. Mais j’ai quand même envie de prendre le risque.

Sans réfléchir, Julien lança avec une œillade appuyée :

– Je te promets que si tu parviens à tes fins, tu ne le regretteras pas. Sexuellement, en tout cas.
– Je ne suis pas sûr d’avoir envie de passer après toi, en fait…
– Peur de la compétition ?

Florian leva les yeux au ciel :

– Non, des maladies !

Julien grimaça.

– Tu ne vas pas rester bêtement les bras croisés à attendre qu’elle te siffle ?
– Non. Moi aussi j’ai d’autres distractions. Je vais inviter Rebecca à sortir demain soir.
– Rebecca ? Tiens, il faudrait que tu me la présentes.
– Pour que tu me la piques aussi ?
– Comment ça, aussi ? Elle te plaît ? Tu n’as pas assez à faire avec la conquête de ta célèbre
romancière ?
– Non, non, tu n’y es pas. Rebecca est adorable, mignonne et tout, mais… Je ne m’intéresse pas à elle
de cette façon. Simplement, elle m’écoute. Et c’est agréable. Jamais elle n’a émis de critique, de réserve
ni de plaisanteries douteuses à propos de Michaela.
– Mouais… Je ne suis pas convaincu. Tu m’as plutôt l’air d’en pincer pour elle.

D’un haussement d’épaules, Florian nia, mais même lui trouva qu’il manquait de conviction.
19 - Immersion dans une illusion
Florian souleva la lourde tenture qui bloquait l’entrée pour permettre à Rebecca de franchir le seuil.
Elle entra dans le bourdonnement ambiant, dans le parfum capiteux, dans les vapeurs d’alcool. Elle
n’avait jamais mis les pieds dans cet endroit et le découvrait avec stupeur. Florian la mena à une table
minuscule, pas loin du bar, où elle s’assit en regardant autour d’elle. Une multitude de petites tables
rondes aux nappes chatoyantes, des bougies allumées, des lumières tamisées et une petite portion de la
pièce envahie par des corps qui dansaient, ondulaient, se collaient les uns aux autres. Un lieu presque de
perdition, un lieu où tout semblait permis. Perplexe, Rebecca se demanda pourquoi Florian l’avait
emmenée dans un tel endroit.

Il faisait une chaleur accablante et Rebecca déclina l’invitation du jeune homme à danser : elle n’avait
aucune envie de transpirer. Fascinés, ils observèrent une jeune femme sur la piste qui se déhanchait
comme une grenouille prise de convulsions musculaires. Étouffant un rire, Rebecca essuya discrètement
une goutte de sueur qui roulait sur sa tempe puis rajusta sa jupe blanche.

Florian lui raconta ses déboires et son désespoir de ne pouvoir joindre la romancière. Rebecca y vit un
espoir, une infime chance de peut-être pouvoir occuper une certaine place dans le cœur de Florian. Il lui
faudrait maintenir le contact, le voir plus souvent, faire en sorte qu’il en oublie Michaela. Même si, bien
sûr, il était impossible de forcer les sentiments, Rebecca en était bien consciente.

Après quelques verres, elle fit signe à Florian qu’elle désirait quitter le bar, il acquiesça d’un signe de
tête et ils sortirent sous les étoiles. Il faisait encore très chaud malgré l’heure tardive, Rebecca était
heureuse de ne pas s’être encombrée d’un gilet, son petit haut brun suffisait amplement. Ils flânèrent, au
son des claquements de sandales de la jeune femme. Elle se demandait que faire, il lui avait à nouveau
beaucoup parlé de Michaela, mais elle avait l’impression qu’il la dévisageait autrement, avec une sorte
de tendresse dans le regard. Elle réprima un sursaut de panique : et s’il la considérait comme une petite
sœur ? Elle en serait dévastée ! Ils dépassèrent une bouche de métro et Rebecca, impulsive, saisit la main
du jeune homme, le tira dans les escaliers. Il voulut la questionner mais elle posa un doigt sur ses lèvres
avec un sourire. Ils se retrouvèrent sur le quai, désert, les néons donnant une lueur métallique à leurs
traits. Elle lui désigna une cabine de photomaton. Il haussa un sourcil perplexe, elle rougit et balbutia :

– J’avais… j’avais simplement envie… d’immortaliser cette soirée. J’ai passé un très bon moment
avec toi, mais nous ne sommes pas obligés, c’était une idée comme ça, je…

Les joues du jeune homme se creusèrent et son sourire rassura Rebecca. Il sortit quelques pièces de ses
poches puis poussa son amie dans la cabine. Il glissa la monnaie dans la machine, Rebecca eut une moue
un peu figée et Florian la chatouilla. Elle bondit alors que le flash les aveuglait à moitié, se tourna vers
lui d’un air faussement scandalisé :

– C’est malin, bravo, je vais avoir une tête d’ahurie !


– Mais non, tu seras ravissante, comme toujours.

Étonnée par le compliment, elle le dévisagea intensément, mais il ne le remarqua pas, concentré sur le
bruit qu’émettait l’appareil pour imprimer leurs photos. Pour se donner une contenance, elle replaça
quelques mèches qui n’en avaient nul besoin, inspecta ses ongles et releva la tête lorsque Florian brandit
le rectangle coloré. Il le lui tendit, elle regarda à peine la tête qu’elle avait sur le papier, toute à son
observation du jeune homme. Florian, par contre, rit en découvrant leurs mimiques et passa son bras
autour des épaules de Rebecca dont le cœur manqua un battement. Puis Florian soupira et prononça
encore le damné prénom, réduisant les espoirs de Rebecca à néant.

***

Passé le premier temps de la fureur et de l’abattement mélangés, Michaela avait bloqué l’adresse mail
de Florian et avait transformé sa colère en carburant créatif. L’intrigue de son nouveau roman avait bien
avancé et pris une tournure plus ténébreuse que prévu.

Elle avait donné des instructions claires et précises : elle ne souhaitait être dérangée par personne.
Absolument personne. Sa ligne fixe était débranchée, son portable éteint. Toutes les tentures étaient tirées,
les volets baissés, la villa comme désertée. Après l’écriture, elle nageait pour se vider l’esprit. Après la
nage, elle s’installait face à son aquarium et observait les poissons. Longtemps. Sans bouger. En se
félicitant d’avoir trouvé cette tactique pour lutter contre les idées noires, en s’applaudissant de ne pas
avoir écouté le psychiatre qu’elle avait consulté quelques années plus tôt et qui voulait lui prescrire une
flopée de médicaments. Elle n’était pas cinglée, elle en était convaincue. Son succès en était la preuve.

Elle s’adressa à un poisson qui frôlait l’autre côté de la paroi :

– Tu me comprends, n’est-ce pas ? Tu sais à quel point ton univers liquide est magique, tu sais que j’en
rêve…

Il disparut derrière une plante, accompagné d’un claquement de langue de Michaela. Elle posa une
main sur la vitre, pensive.

– Qui me comprendra ? Qui m’accompagnera ?

Dans ce bleu magnifique, où l’attendaient découvertes et allégresse. Où l’attendait une queue de sirène,
elle aimait à le croire. Immersion dans une illusion, bercée par l’ivresse de son fantasme. Vibrer, valser,
quitter ce maudit monde terrestre qui n’apportait que brume, regrets et impasse.

***

Rebecca était au comptoir de sa librairie lorsqu’Emeline lui téléphona pour savoir comment s’était
déroulée sa soirée avec Florian. Elle expira et lui raconta avec maints détails, lui relata sa déconvenue :
elle avait compté le nombre de fois que le prénom de la romancière avait été prononcé, bien trop souvent
à son goût.

Le carillon de la porte d’entrée retentit et Rebecca, tout en poursuivant sa conversation, observa une
jeune femme, minuscule, pénétrer dans le magasin et se ruer vers les rayonnages des ouvrages culinaires.
Elle lui trouva un air infiniment triste et, alors qu’elle expliquait à son amie ne pas comprendre les
hommes, eut envie de parler à la jeune inconnue, de la consoler.

La jeune femme, une jeune fille en réalité, s’approcha de la caisse quelques instants plus tard avec un
livre. Rebecca interrompit momentanément le dialogue et lui fit son plus beau sourire. La jeune fille lui
demanda si elle pouvait réserver cet ouvrage car il n’en restait plus qu’un en rayon. Rebecca opina,
déposa le livre dans un casier à cet effet et lui dit qu’elle le garderait une semaine. La jeune fille la
remercia et quitta la librairie, aussi vite qu’elle y était entrée.

Rebecca reprit avec calme le fil avec Emeline avant de sursauter lorsque l’objet de la discussion entra,
accompagné d’un homme vêtu d’une chemise blanche à fines rayures rouges. Ses cheveux très blonds tout
comme son teint hâlé indiquaient qu’il affectionnait le soleil. Elle raccrocha en hâte et sourit aux
nouveaux venus.

Après l’avoir embrassée sur la joue, Florian dit :

– Je te présente Julien.
– Oh, le fameux Julien ! répliqua la jeune femme, proche du rire.

Julien haussa les sourcils :

– D’accord, je constate que mademoiselle sait tout de moi. J’espère que je n’ai pas été trop mis à mal
par notre ami commun.
– Florian m’a brossé un portrait réaliste et ne m’a épargné aucun détail. Bon, j’avoue, j’ai posé
beaucoup de questions.
– Et lui t’a répondu ? Traître ! s’exclama-t-il en se tournant vers son ami.

Rebecca rit.

– Je crois que tu as suffisamment été puni comme ça sans que je rajoute quoi que ce soit. Ah, si, une
question : pas de trace de Clémence ?
– Aucune… À croire qu’elle s’est évaporée de la surface de la Terre ! J’ai cherché sur le net, mais
avec un seul prénom, guère évident.

Compatissante, Rebecca changea de sujet :


– Alors, ton impression sur cette fameuse romancière ?

Un sursaut secoua Florian tandis que Rebecca réprimait un ricanement, elle lui en voulait un peu pour
la veille, pour ses attentions qui n’en étaient pas et la laisser espérer. Même si, elle devait bien
l’admettre, il ne réalisait pas qu’elle était en attente. Ou si ? Non, il n’était pas cruel. Mais elle… elle
désirait le torturer un peu, alors que sa conscience tentait de l’en empêcher.

Julien répondit avec un haussement d’épaules :

– Elle est canon, mais complètement hystérique. Lorsque nous avons baisé, ajouta-t-il avec un regard
embarrassé à l’intention de son ami, elle voulait prendre le contrôle, mais vraiment le prendre et le
garder. Je pense qu’elle ne doit pas être des plus commodes.

Florian intervint, dents serrées :

– Permets-moi de me faire ma propre opinion, merci !

Perfide, Rebecca lança :

– Si elle daigne te reparler un jour.

Surpris par la sortie de son amie, d’ordinaire si bienveillante, Florian ne put que murmurer :

– Oui, bien sûr.

Le cœur de Rebecca se serra et elle s’en voulut. Elle proposa :

– Si vous alliez chercher des rafraîchissements au café plus bas dans la rue, je meurs de soif !

Julien eut un sourire éclatant :

– Bonne idée !

Les deux hommes sortirent sous le regard pensif de la libraire.


20 - Dentelle vermeille

Michaela fendit l’eau d’un mouvement gracieux puis flotta sur le dos au milieu de la piscine. Elle
nageait dans le bassin le plus proche de sa villa, son préféré car le fond était décoré d’une multitude
d’étoiles de mer. Elle observa le ciel bleu, évita de regarder le soleil et se laissa engloutir par l’eau
lisse. Assise immergée, elle se sentait à l’abri, calme et paisible. Quelques mouvements de brasse, elle
s’appuya à l’une des parois et remonta chercher de l’air. Tout en inspirant profondément, elle maudit ses
poumons de lui empêcher l’accès à la vie aquatique. Elle descendit, pressa un petit bouton en forme de
corail et un pan du mur s’ouvrit lentement. À nouveau, elle se glissa à l’intérieur du tunnel rempli d’eau,
battit des jambes pour parcourir les vingt mètres qui la séparaient du bassin suivant duquel elle émergea
en soufflant. Celle-ci était munie d’un système de vagues et remous, idéal pour la détendre après une
journée chargée. Elle ferma les yeux, avec l’envie de dormir. À travers le liquide elle perçut des sons,
ouvrit les yeux et s’aperçut que son assistante l’observait, au bord, un carnet de notes à la main, son
téléphone dans l’autre. Michaela avait fini par revenir à la vie en société.

– Victor en ligne.
– Que désire-t-il ? Cela ne peut pas attendre ?

Son assistante secoua la tête. Avec une moue, Michaela se hissa hors de l’eau et s’assit au bord de la
piscine. Elle prit la serviette de bain que lui tendait son employée, se tamponna le visage et se sécha les
mains. Elle salua Victor d’un « Allô » sec et attendit qu’il parle.

– Michaela, j’ai une merveilleuse nouvelle !


– Je t’écoute.
– Je t’ai obtenu deux pourcents de plus que ce qu’ils te proposaient.
– Magnifique ! Merci Victor, tu es un as !
– Oh, tu sais, je ne fais que mon boulot, dit-il, faussement modeste.

Elle le remercia à nouveau et raccrocha. Sa collaboratrice reprit le combiné et déclara :

– J’ai annulé le repas avec le photographe, étant donné que Clémence n’est…

Agacée, Michaela l’interrompit :

– C’est ridicule ! Ce n’est pas parce que cette petite grue n’est plus ici que nous ne pouvons pas
recevoir ! Un peu de sens de l’initiative, voyons ! Faites appel à un traiteur. Lequel travaillait pour nous
avant Clémence ? Nous nous débrouillions très bien avant son arrivée, pourquoi en serait-ce autrement
après son départ ?
L’assistante bégaya en rougissant :

– Je… je crois que le traiteur avec… auquel nous faisions appel a déménagé.
– Mais bon sang, pourquoi donc est-ce que je vous paie ? Pour trouver des solutions à de tels
problèmes !
– Je… non, c’est faux ! se rebella son employée. Je suis là pour tout ce qui est romans et contact avec
la presse, pas pour organiser votre vie !

Les yeux de l’écrivaine s’étrécirent, un froid glacial brilla dans ses prunelles et elle rétorqua, avec une
pointe de mépris :

– Vous avez raison de le souligner. Il faudra revoir votre salaire à la baisse, dans ce cas.

L’assistante pâlit mais ne répliqua pas. Elle compulsa son carnet, retrouva la liste des traiteurs avant de
regagner la villa, les jambes raides. Michaela s’ébroua, laissa les quelques gouttes restantes sur son
corps s’évaporer au soleil. Elle examina son assistante revenir vers elle, la mine revêche :

– Le traiteur peut nous dépanner pour ce midi mais il y aura un supplément… J’ai également eu le
photographe en ligne, je lui ai…

Michaela l’interrompit sèchement :

– Je me doute que vous lui avez parlé, la séance photo est donc maintenue. Les documents de
confidentialité et de conditions sont imprimés ?
– Oui.
– Très bien, je ne vous retiens pas.

Suite à une malencontreuse histoire de photos abusivement divulguées dans les journaux, l’agent de
Michaela exigeait que les photographes et les journalistes signent un certain nombre de papiers. Ils ne
pouvaient utiliser que les images pour lesquelles Michaela avait expressément donné son accord et pour
illustrer uniquement un article. Elle leur demandait en outre de ne parler à personne de ce qu’ils avaient
pu voir – ou pas – à son domicile. Les rares qui n’avaient pas respecté ces points s’en souvenaient
encore : paiement de dommages et intérêts et licenciement.

Debout au bord de la piscine, elle enfila une tunique jaune citron, vaporeuse, aérienne, qui se posait
comme un léger baiser sur sa peau. Consultant sa montre, elle réalisa qu’il était temps de se préparer
pour la séance avec le photographe. La lassitude s’empara d’elle, elle n’avait guère envie de prendre la
pose mais Victor avait insisté : ils avaient besoin d’une série d’images récentes à envoyer avec le dossier
de presse concernant l’adaptation cinématographique.

Elle réintégra son salon au moment où retentissait la sonnette d’entrée. Allant ouvrir, elle découvrit
ledit Victor, accompagné de deux femmes : la maquilleuse et la coiffeuse.

– Entrez, dit-elle les lèvres pincées, guère enthousiasmée à l’idée de se faire tripoter comme une
poupée.

Elle les guida jusqu’à une pièce à l’étage, une somptueuse chambre d’amis avec dressing et coiffeuse
dont le miroir était encadré de spots lumineux avec une salle de bains attenante. Elle se tourna vers les
jeunes femmes :

– Bon, je ne veux pas de choucroute géante ni être tartinée de maquillage.

La coiffeuse étala ses outils puis passa ses mains dans les cheveux de Michaela. Elle prit le fer à friser
et commença à mettre en forme la superbe chevelure brun doré de l’écrivaine.

Une heure plus tard, celle-ci leva les yeux du roman qu’elle lisait – une passionnante autobiographie
d’un éleveur de kangourous – pour considérer son reflet dans le miroir. Elle se sourit et remercia la jeune
femme d’un ton radouci.

La maquilleuse sortit ses palettes colorées, ses crèmes et lotions qu’elle aligna devant elle. Elle
commença par démaquiller le visage de Michaela puis le massa doucement avec une crème hydratante.
Elle agita un tube de mascara tandis que Michaela se plongeait dans ses pensées.

Lorsqu’enfin elle sortit de la pièce, Victor applaudit :

– Tu es sublime !

Elle hocha la tête sans le remercier.

– Le photographe vient d’arriver. Le traiteur va livrer ses plats dans l’heure, je m’en occuperai. Va
faire ton entrée !

Elle descendit lentement l’escalier, en tenant la rampe, sous le regard admiratif du professionnel.

***

Rebecca verrouilla la porte de la librairie à double tour et prit le chemin de chez elle, la mine
renfrognée.

Dans l’ascenseur, elle posa son front sur le miroir frais avant de laisser échapper une petite plainte.
Florian et Julien étaient revenus du café avec deux bières et un lait russe qu’ils avaient bu en devisant à la
petite table disposée dans un coin du commerce. Ils avaient essentiellement discuté de Clémence et
Michaela, au grand dam de Rebecca. Son désarroi avait atteint son comble lorsque Julien lui avait
demandé si elle était en couple. Avant qu’elle ne puisse balbutier quelques mots, Florian avait répondu à
sa place :

– Elle s’est remise avec son ex.

Rebecca s’était étranglée :

– Quoi ? Comment, mais qui t’a dit ça ?

Le jeune homme rougissant, avait dit :

– Oh, c’est ce que je croyais. Tu m’avais dit que vous passiez beaucoup de temps ensemble.
– Trop ? avait-elle demandé avec espoir.
– Mais non, pas du tout !

Julien avait lancé :

– Peut-être que tu devrais te remettre avec lui.

Avec un regard en coin à son ami, il avait souri intérieurement en voyant la contraction involontaire des
maxillaires de Florian.

Rebecca avait hoché la tête :

– Oui, peut-être que je devrais, je pense d’ailleurs qu’il en a envie.

À présent, elle regrettait d’avoir prononcé ces mots.

Elle ouvrait la porte de son appartement lorsque le téléphone sonna. Elle plaqua ses mains sur son
visage et laissa l’engin lui vriller les tympans jusqu’à ce que l’appelant se lasse. Son téléphone portable
prit le relais, elle décrocha :

– Bonsoir, Amaury.
– Salut ma douce, quelque chose de prévu ce soir ?

Elle hésita, repensa à ce que lui avait dit Emeline, aux mots échangés avec Florian et Julien et
murmura :
– Rien. Tu veux passer ?
– Oui.

Et il raccrocha.

Rebecca retira ses vêtements avec hâte et se jeta sous la douche. Elle se sécha rapidement, noua ses
cheveux en un petit chignon lâche puis enfila un ensemble de dentelle vermeille sous une tunique bariolée.
Elle en fermait à peine le bouton que retentissait la sonnette.

Lorsqu’elle ouvrit la porte, elle réprima une exclamation de surprise : son amant était dissimulé
derrière un énorme bouquet de lys. Il le lui tendit avec un petit sourire embarrassé, elle prit la gerbe,
sortit un vase d’une armoire pour y disposer les fleurs avec une mimique ravie. Elle caressait un pétale
lorsqu’Amaury se glissa derrière elle et l’enlaça. Il l’embrassa dans le cou, tendrement, remonta vers
l’oreille. Se tournant vers lui, elle le questionna doucement :

– Où cela nous mène-t-il ?


– Que veux-tu dire ?
– Allons, ne fais pas semblant, tu as très bien compris. Nous étions d’accord pour du sexe sans
émotions et j’ai l’impression que tu… tu…

Le jeune homme hocha la tête :

– Tu as raison, j’éprouve à nouveau des sentiments pour toi, je ne suis pas certain qu’ils m’aient
jamais quitté, en fait.

Elle l’observa intensément sans mot dire puis ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, elle avait pris sa
décision.
21 - Potions magiques

Victor tendit une grande enveloppe à Michaela :

– Ce sont les tirages de ta séance photo.

Celle-ci ne répondant pas, il insista :

– Eh, Michaela, tu n’es pas intéressée ? Elles sont sublimes, je te le garantis !

Elle lui décocha un regard noir mais se radoucit en découvrant son expression.

– Pardon, tu as raison, j’étais distraite, donne-moi cela.

Elle ouvrit l’enveloppe, étala les clichés devant elle et opina :

– En effet, elles sont magnifiques. Bon, je te fais confiance pour la sélection, j’ai… euh, quelque chose
de très privé qui m’attend.

Si Victor fut étonné ou fâché par la désinvolture de Michaela, il n’en laissa rien paraître : il avait
l’habitude des lubies de ses clients. Pourtant, il trouvait Michaela changée depuis quelques mois, parfois
fort agressive, parfois euphorique sans raison particulière. Rassemblant les photos, il se promit d’en
parler avec elle, de peut-être lui conseiller de faire un bilan de santé, puis quitta la demeure.

L’écrivaine, remontée dans son bureau, observait son ordinateur qui lui paraissait nimbé d’une étrange
brume, son cerveau fonctionnait au ralenti. Elle se secoua, s’installa sur sa chaise, se pencha en arrière et
relut pour la centième fois au moins le message de Julien. Elle ne parvenait pas à y croire : elle s’était
laissé berner, un inconnu était entré chez elle, avait pris possession de son corps et le comble, c’est
qu’elle avait aimé ça ! Bien sûr, elle pensait faire l’amour avec un homme auquel elle avait confié
certains états d’âme, pas son meilleur ami. Parlons-en, de meilleur ami ! Elle espéra que Florian ne lui
avait pas pardonné, elle ne pourrait pas, à sa place. Évidemment, elle était rancunière…

Elle tergiversait, ne savait pas quelle attitude adopter. Elle ne pouvait décemment pas blâmer Florian
pour la faute de son ami mais elle était gênée : après tout, elle avait manqué de discernement. Elle avait
la sensation que leur relation en avait été souillée. Puis elle pensa aux espoirs qu’elle avait misés sur lui,
elle songea qu’ils pouvaient peut-être bâtir quelque chose, elle sentait qu’ils avaient l’eau en commun et
que sa vie à lui aussi était vouée à ce milieu liquide. Cependant, le sentir était une chose, avoir raison en
était une autre. Ces derniers temps, elle avait été aveuglée par son but, mais cela, bien sûr, elle ne voulait
pas l’admettre. Et maintenant qu’elle avait eu un aperçu d’une éventuelle vie à deux dans une passion
commune, impossible d’y renoncer.
Elle se jeta sur son clavier, tapa un message qu’elle envoya, le cœur battant.

***

Un livre d’astronomie à la main, Rebecca réfléchissait à la soirée passée avec Amaury. Elle avait
finalement décidé de leur donner une seconde chance, même si son cœur ne frémissait que pour Florian,
même si ses pensées ne s’envolaient que pour lui, même si tout son être ne désirait que se blottir dans ses
bras. Car elle avait aimé Amaury, elle éprouvait encore une immense tendresse envers lui, ils
s’entendaient si bien, sur tellement de plans. Elle s’imaginait que les sentiments pouvaient renaître,
croître, exploser. Elle l’espérait. Il le fallait. Une partie d’elle lui criait que c’était de la folie, qu’on ne
forçait pas l’amour, mais elle n’avait pas envie de passer sa vie à attendre que l’homme de ses rêves
daigne s’intéresser à elle. Elle se sentait comme acculée : il fallait qu’un autre homme chasse Florian de
son esprit. Immédiatement. Elle était si éprise qu’elle ne voyait pas la solution médiane : attendre de
tomber amoureuse d’un troisième. Sans parler de la patience qui lui faisait défaut en la matière.

Lorsqu’elle lui avait dit que oui, elle était prête à retenter une vie de couple avec lui, il l’avait serrée
contre lui avec force, ravi, enchanté et avait couvert son visage de baisers. Elle avait eu l’impression
qu’il désirait l’entretenir de quelque chose mais n’osait aborder le sujet. Pensant qu’il voulait évoquer
Florian, elle avait été contente qu’il n’ait pas mentionné son prénom : elle n’aurait jamais pu lui cacher
l’intensité de ses sentiments pour un autre.

Elle vida la dernière caisse des nouveaux arrivages de livres et se releva en se tenant le dos avec une
grimace de douleur : elle n’avait plus vingt ans. Même si elle se trouvait plus épanouie actuellement, elle
regrettait les années d’insouciance physique, où les souffrances ne tordaient pas le corps, où une, deux,
trois nuits blanches ne prêtaient pas à conséquence. Avec nostalgie, elle songea aux soirées estudiantines
passées avec Emeline, où elles dansaient, buvaient, draguaient jusqu’au petit matin.

Un client entra, chassant les anecdotes.

***

La porte s’ouvrit, la petite clochette tinta et Clémence entra. Elle se dirigea immédiatement vers le
comptoir et informa la libraire qu’elle venait payer le livre qu’elle avait réservé. Cette dernière hocha la
tête, se tourna pour sortir l’ouvrage d’un casier.

– Il est pour vous ou dois-je faire un emballage cadeau ?

Clémence sourit :

– C’est un cadeau que je me fais. Je traverse en quelque sorte une mauvaise passe et j’espère qu’il
m’apportera l’inspiration culinaire.
– Si je peux me permettre une question, vous travaillez dans un restaurant ?
– Non, je suis à mon compte, enfin, j’étais car je viens de perdre mon emploi.
– Oh, j’en suis navrée.

Une petite moue désabusée s’afficha sur le visage de Clémence.

– Ça arrive. Bon, c’est rageant, surtout au vu de la façon dont ça s’est produit, mais je ne peux rien y
faire. De toute manière, travailler pour elle n’était pas évident tous les jours, je la soupçonne d’avoir des
problèmes mentaux.
– Vraiment ? dit Rebecca, plus par politesse que réel intérêt.

La jeune fille secoua la main, comme pour effacer ce qu’elle venait de dire.

– Mais ce n’est pas grave, j’ai un contrat avec un magazine, je dois leur concocter une recette
hebdomadaire, à lier au dossier de la semaine. Les prochains thèmes seront, entre autres : une recette
avec uniquement des aliments jaunes, une recette post-rupture, une recette pour amener les petits bouts à
aimer certains légumes, une recette pour présenter ses excuses, enfin, vous voyez le topo !
– Ça m’a l’air plutôt intéressant !
– C’est en effet stimulant, sourit-elle. Comme je dois créer les recettes, je procède par essais chez moi
et je m’amuse beaucoup. Malgré tout, je vais devoir très vite retrouver un travail supplémentaire si je ne
veux pas que mes économies fondent.
– Bon courage !

Le client suivant s’impatientant, Clémence prit le livre et quitta la librairie. Elle croisa un beau jeune
homme qui entra dans le magasin qui lui fit penser à Julien. Il ne quittait pas son esprit, à son grand
désespoir. Pourquoi ne parvenait-elle pas à occulter un menteur, un séducteur impénitent ? Deux défauts
rédhibitoires qui auraient dû la pousser à ignorer l’homme. Et pourtant, elle regrettait d’avoir pris la
fuite, elle déplorait de ne pas l’avoir attendu. Elle se détestait pour ça, cependant elle ne pouvait négliger
les signaux que lui envoyait son cerveau. Elle était indéniablement sous le charme de Julien. Ou alors
avoir perdu l’emploi de ses rêves lui donnait la sensation d’avoir raté un tournant important dans sa vie et
elle accordait trop de crédit à ce Julien. Pourtant, en dépit de leur mauvais départ, elle voulait le revoir.
Mais comment le retrouver, à présent ? Sur le point de pleurer, elle renifla.

À mi-chemin, elle s’arrêta brusquement, s’assit sur un muret devant un immeuble. Elle se sentait
soudain tellement fragile, tellement désemparée. Elle pianota machinalement sur la pierre. Allait-elle
devoir le traquer pour le récupérer ou le destin le remettrait-il sur son chemin ? Elle se releva, la lumière
du soleil l’éblouit, elle détourna le visage et son regard s’arrêta sur une petite plaque argentée apposée à
l’entrée du bâtiment : Maximilien Dorfur, médium. Elle ricana : comme si elle allait pousser la porte et se
confier à un charlatan qui lui parlerait sorts maléfiques, potions magiques, apparitions fantomatiques. Un
haussement d’épaules et elle poursuivit sa route. Elle s’arma de courage pour gravir le petit chemin pentu
qui menait à son appartement. Après avoir fouillé dans son sac en tissu orné de petits colifichets
multicolores, elle en extirpa un trousseau de clés et ouvrit la porte d’entrée de la maison dans laquelle
elle vivait. Elle partageait les deux derniers étages avec une amie, le rez-de-chaussée et le premier étage
étant occupés par un couple sans enfant.

Un grand « L » formait le séjour et la cuisine, très bien équipée, condition primordiale pour Clémence
lorsqu’elle s’était mise en chasse d’un logement. Un petit escalier menait aux deux chambres et à la salle
de bains, dans les tons parme et lilas. La chambre de Clémence était décorée avec goût, avec des objets
de différentes tendances ethniques. Celle de sa colocataire était pratiquement nue, les murs peints en
taupe, à la mode du moment. Cosy, chaleureux, leur salon était à l’image de leur amitié.

Clémence s’affala sur le canapé aux côtés d’Anaëlle qui l’enlaça :

– Comment vas-tu, ma puce ?


– Pff ! Je ne sais pas quoi faire, j’ai presqu’envie de téléphoner à Michaela pour lui demander les
coordonnées de ce Florian pour retrouver la trace de Julien.
– Parce que tu t’imagines qu’elle va te répondre ?

Clémence secoua la tête, affectée :

– Non, sans doute pas.


– En même temps, qu’est-ce que tu perds à essayer ?
– C’est vrai, admit Clémence en fixant son téléphone.

Elle hésita encore quelques instants puis appela Michaela. Une sonnerie. Messagerie. Dépitée, elle
lança :

– Elle a rejeté mon appel.


– Essaie encore ?
– Je crois que je vais éviter, elle serait encore capable de porter plainte pour harcèlement.

Elle posa le téléphone sur la table basse puis se rendit à la cuisine : se mettre aux fourneaux lui
changerait les idées.

***

Florian n’en crut pas ses yeux : un mail de Michaela ! Plusieurs jours s’étaient écoulés sans le moindre
retour de l’écrivaine et il avait perdu espoir.

Il le déchiffra rapidement, le relut une deuxième fois pour être certain de ne pas avoir compris de
travers, puis à une troisième reprise pour se délecter des mots de la romancière.
De : Michaela Dauclair
Sujet : Erreur sur la personne
À : Florian Senay
Bonjour Florian, j’ai reçu un message de ton ami Julien, mais je suppose que je ne t’apprends rien.
Ainsi donc, cet individu s’est moqué de moi. Je t’offre le bénéfice du doute : tu n’étais sûrement pas au
courant de ses intentions. Dans le cas contraire, c’est que lui et toi êtes de grands malades, mais je
prends le risque. J’aimerais te rencontrer. J’hésite à t’imposer la présence de mon agent, la prudence
est de mise pour moi, tu es d’accord ? Viens demain, quinze heures, c’est à prendre ou à laisser.
Michaela

Comme il lui restait des jours de congé à prendre, il n’hésita que quelques instants avant de se rendre
dans le bureau de son patron, auquel il déclara de but en blanc :

– J’ai besoin de ma journée, demain, c’est important. Si ça ne va pas, je la prendrai sans solde, mais je
ne viendrai pas.
– OK.

Surpris, il dévisagea son supérieur qui lui fit un petit clin d’œil :

– Ton boulot est irréprochable, tu n’es pas un tire-au-flanc, tu rapportes de beaux contrats à la boîte,
alors, oui, je te l’accorde !
– Merci !

Lorsque sa journée de travail fut terminée, il rassembla ses affaires et sortit de l’immeuble au pas de
course. Rentré dans son loft, il ouvrit les portes de sa penderie et sélectionna à nouveau sa tenue pour le
rendez-vous. Puis il se replongea dans l’un des romans de Michaela, une façon de penser à elle sans trop
s’inquiéter pour le lendemain. Après avoir ôté le marque-page de Chagrin, ici et maintenant il
commença le chapitre trois. Le héros du roman était un personnage atypique auquel il avait du mal à
s’identifier. Florian referma l’ouvrage, incapable de se concentrer plus avant. Il se rendit compte qu’il
était extrêmement nerveux, se retrouvant catapulté dans les affres de l’adolescence, à son grand déplaisir.
22 - L’espérance et sa démesure

Rebecca se jeta sur le téléphone et entendit la voix de Florian.

– Oui, oui, je suis là !


– Oh, bonjour Rebecca, je suis content de t’entendre, j’ai une grande nouvelle à t’annoncer !

La gorge nouée, la jeune femme marmonna :

– Oh, vraiment ?
– Je vais rencontrer Michaela, demain, à quinze heures !
– Oh… c’est… bien… Tu dois être ravi.
– Je le suis ! Et toi ?
– Quoi, et moi ? Si moi, je suis ravie ?
– Non, non, l’interrompit-il en riant.

Quelques secondes de plus et elle lui avouait tout, mais il reprit :

– Je voulais ajouter, et toi, quoi de neuf ?


– Rien de transcendant, la routine, tu vois. Bon, écoute, faut que j’y aille, j’ai… euh, j’ai rendez-vous
avec Amaury, mentit-elle.

Un bref silence avant que Florian ne réponde :

– Ah, tu le vois souvent, dis-moi !


– Je ne te l’ai pas dit ? Nous nous sommes remis ensemble.

Elle retint son souffle, dans l’attente de la réaction de Florian, qui décréta brusquement :

– C’est super, je suis heureux pour toi. Passe une bonne soirée !

Rebecca n’eut pas l’occasion de lui rétorquer quoi que ce soit, il avait raccroché. Perplexe, elle
observa le combiné. Pourquoi diable, s’il était si épris de sa romancière, semblait-il mécontent de sa
relation avec Amaury ? Il n’éprouvait rien pour elle, si ? Les battements de son cœur s’accélérèrent, elle
sentit le sang affluer à son visage, qui devint écarlate. Était-ce possible que… ? Se pouvait-il… ? Non,
elle n’osait y croire. C’était ridicule. Il allait rencontrer l’objet de ses fantasmes, n’avait de sentiments
que pour Michaela. Point. Pas de faux espoirs, se gronda Rebecca. Pourtant, son cœur sautillait dans sa
poitrine, à l’affût d’indices qui suggèreraient une quelconque inclinaison de Florian envers elle. Ah,
l’espérance et sa démesure !

Elle hésita à appeler Amaury, pour transformer son mensonge en vérité, toutefois elle n’en fit rien. Elle
n’avait pas envie de le voir ce soir.
***

Un cri réveilla Clémence : le sien. Elle sortit du sommeil sans parvenir à se rappeler du cauchemar qui
l’avait fait hurler. Assise dans son lit, paupières closes, elle ne parvenait pas à se débarrasser de la
crainte qui l’avait envahie. Lorsqu’enfin elle fut apaisée, elle comprit confusément qu’elle avait rêvé de
Michaela. Sans se souvenir d’images bien précises, elle sut néanmoins que ça incluait l’eau.

Petit à petit, des bribes revinrent à Clémence.

Michaela et ses sirènes. Des sirènes qui emmenaient la romancière loin, très loin, au fond des abysses.
Puis qui revenaient, à la recherche de Clémence. Des naïades, mais pas celles des dessins animés ou des
films hollywoodiens, non, des sirènes plus en accord avec une vie dans les profondeurs des océans. Des
sirènes chauves, sans nez, aux énormes yeux noirs, sans seins, aux mains palmées. C’était lorsque l’une
d’entre elles avait attrapé le pied de Clémence que celle-ci avait beuglé.

– Allons donc, voilà que je développe la même obsession que cette folle, maugréa-t-elle tout bas.

À plusieurs reprises, elle avait surpris Michaela en train de parler à ses poissons. Ne voulant pas
gêner son employeuse, elle s’était toujours éloignée sur la pointe des pieds, sans que l’auteure ne la
remarque. Qu’elle monologue devant l’aquarium ne choquait pas Clémence, elle aussi avait l’habitude de
discuter avec son chat avant qu’il ne se volatilise, cependant, qu’elle leur promette une nouvelle vie en sa
compagnie dans les abysses semblait plus problématique. Cela étant, la jeune fille était assez intelligente
que pour savoir que cela ne la concernait nullement et n’avait jamais eu l’intention de s’en mêler.

Penser à l’écrivaine la mena immanquablement à Julien, qu’elle maudit pour sa présence dans son
esprit et son absence dans son lit.

***

Un répit dans la journée ravissait Rebecca : les clients déambulaient dans les rayons, lisaient les
quatrièmes de couverture et ne faisaient pas appel à elle. Elle regarda par la fenêtre et observa une
famille qui entassait des valises et sacs dans l’énorme coffre de la voiture.

Un souvenir afflua à la surface, un souvenir de congé avec sa sœur et son frère. C’était la première fois
qu’ils partaient en vacances sans leurs parents. Alexandre, l’aîné, avait pris d’autorité le volant. De toute
façon la plus jeune, Diane, n’avait pas le permis et Rebecca, vingt et un ans, ne se voyait pas tenir la
distance. Les deux sœurs s’étaient installées à l’arrière pour papoter à leur aise, un plan détaillé entre
elles, dans le cas où leur frère se tromperait de chemin – ce qui arriverait bien entendu, elles n’en
doutaient pas. Alexandre avait démarré, donné un coup de klaxon à l’adresse de leur mère debout sur le
trottoir, un sourire crispé aux lèvres : elle ne serait rassurée que lorsque ses poussins seraient parvenus à
destination. Oh, ils n’allaient pas bien loin, à la côte, deux heures de trajet, mais une mère est une mère,
perpétuellement inquiète à propos de sa progéniture. Rebecca lui avait fait un signe, soufflé un baiser,
puis avait ri à une plaisanterie de la benjamine. Les fenêtres ouvertes, la radio allumée, la circulation
fluide, les vacances avaient bien débuté. Diane, heureuse d’avoir enfin atteint la majorité, avait décrété
qu’elle sortirait tous les soirs en boîte de nuit et défiait quiconque de l’en empêcher. Alexandre avait
haussé un sourcil narquois sans quitter la route des yeux et Rebecca s’était esclaffée : elle envisageait de
faire exactement la même chose. Ils étaient partis tôt, mais la chaleur avait déjà envahi l’habitacle et
Rebecca avait relevé ses cheveux en un chignon lâche dont s’échappaient quelques mèches folles. Elle
avait étouffé un bâillement, se réveiller à l’aube ne lui réussissait pas. Diane avait déjà fermé les yeux et
Alexandre avait ronchonné dans sa barbe de trois jours qu’il ne conduisait pas un taxi. Rebecca avait pris
la carte et avait déclaré, avec un sourire en coin, qu’ils allaient dans la bonne direction. Son frère avait
esquissé une moue ironique. Loin des rivalités fraternelles, ces deux-là s’étaient entendus dès le plus
jeune âge. Rebecca avait ouvert une bouteille d’eau plate, avalé une gorgée puis l’avait tendue à
Alexandre. Assoupie, Diane avait laissé échapper un ronflement qui avait fait rire ses aînés. Rebecca
avait observé le visage de sa sœur, l’avait trouvée tellement jolie et avait délicatement caressé sa joue.
Elle s’était sentie bien. Heureuse.

Rebecca sourit à ce souvenir. L’image qu’elle avait de Diane resterait à jamais jeune et belle. Maigre
consolation à sa disparition…

La matinée avait été très riche en occupations et cette activité accrue lui avait permis de ne pas penser
à Florian. Elle vérifia sa montre : bientôt l’heure fatidique, à laquelle il rencontrerait Michaela Dauclair.
L’imminence du rendez-vous brûlait son cœur de jalousie. Consternée par sa lâcheté vis-à-vis d’Amaury,
Rebecca était tiraillée : devait-elle rester avec lui alors qu’elle ne l’aimait pas réellement ? Il devait
pourtant s’en douter, elle lui avait souvent parlé de Florian. S’il acceptait le fait, c’était de sa faute à lui,
tenta-t-elle de se convaincre. En vain. Elle savait pertinemment mal agir. Mais Amaury semblait si
heureux d’être à nouveau en couple avec elle, elle ne s’imaginait pas le blesser. Toutefois, cela risquait
fort d’arriver si elle n’ôtait pas Florian de son esprit. Justement, Florian… Fallait-il vraiment faire une
croix sur lui ? Ne pouvait-elle pas essayer de le conquérir ? Hélas, elle se voyait mal rivaliser avec la
célèbre romancière. L’envie de l’appeler, de le déranger dans sa rencontre amoureuse la tenaillait, mais
elle risquait de le perdre irrémédiablement en agissant ainsi. Elle n’avait plus qu’à attendre le compte-
rendu de la rencontre, en comptant les minutes, en maudissant Michaela d’être si fascinante, en se
détestant de n’avoir rien osé faire.

***

Pour la centième fois en une minute, Florian consulta son poignet. Il ne désirait pas arriver trop tôt, or
cela faisait déjà un quart d’heure qu’il patientait dans la rue de Michaela. Cinq minutes avant l’heure dite,
il fit lentement rouler sa voiture jusqu’à l’entrée de l’imposante demeure de l’auteure.
Le gardien l’observa attentivement de sa guérite et attendit.

Florian bredouilla :

– Bonjour, j’ai rendez-vous avec Mi… Madame Dauclair. À quinze heures.


– Qui dois-je annoncer ?
– Florian Senay.
– Un instant, je vous prie.

Il prit un combiné et composa un numéro de deux chiffres, tout en remontant sa vitre. Florian le vit
bouger les lèvres puis écouter ce qu’on lui disait. Il rouvrit la fenêtre, appuya sur un bouton et déclara :

– Vous pouvez entrer. Suivez la route et garez-vous sur le parking avant.

Les larges grilles en fer forgé s’ouvrirent pour céder le passage à la voiture de Florian. Il roula
lentement tandis que de la sueur, témoin de sa nervosité, coulait le long de sa colonne vertébrale. Il
remonta l’allée sinueuse à petite vitesse et se gara à l’endroit indiqué par le gardien. Contact coupé, il
attendit quelques instants, les mains sur le volant pour les empêcher de trembler. Il se gronda à voix
basse : l’âge adulte ne lui avait malheureusement pas permis d’appréhender les rencontres importantes
avec moins de stress. Une profonde inspiration puis il déplia son corps, sortit du véhicule dont il claqua
la portière. Le bip du verrouillage central retentit, il osa un regard vers la porte d’entrée.

Close.

Il franchit les quelques mètres qui l’en séparaient et elle s’ouvrit.

D’un coup.
23 - L’unique, le véritable
Julien écouta la sonnerie retentir dans le vide avant de comprendre pourquoi Florian ne répondait pas :
il était sur le point de rencontrer Michaela. Son ami avait été le premier informé du rendez-vous et si
Julien était content pour Florian, il en éprouvait aussi une certaine appréhension. Il n’avait guère aimé
l’étrange lueur qui avait brillé dans les pupilles de Michaela pendant leur étreinte. Il avait prévenu
Florian, mais ce dernier lui avait rétorqué qu’il ne se laisserait pas gâcher le moment. Julien n’avait pas
insisté. Maintenant, il se demandait s’il n’aurait pas dû, puis chassa la préoccupation. Après tout, Florian
était adulte et tout à fait à même de se débrouiller. Julien avait ses propres problèmes à régler, à
commencer par la manière de retrouver une jeune femme dont il ne connaissait que le prénom. Il avait
pourtant cherché sur un célèbre réseau social, mais après la trois cent cinquante-deuxième Clémence, ses
yeux l’avaient supplié d’arrêter. Il avait bien accolé le mot « cuisine » au prénom, le moteur de
recherches ne lui avait été d’aucune aide.

Son téléphone remis en poche, Julien descendit au garage chercher sa voiture : une petite virée là où il
avait vu le véhicule de Clémence pour la dernière fois s’imposait. Au volant, il se vida l’esprit pour se
concentrer sur la route et sur les véhicules qu’il croisait, car peut-être aurait-il la chance d’apercevoir
celui de Clémence. Même s’il ne se leurrait pas trop. Il tourna quelques minutes dans le quartier où la
demoiselle avait disparu, en vain. Las, il gara sa voiture et se dirigea vers un bar.

Une dizaine de minutes plus tard, il était accoudé au comptoir, une chope de bière posée devant lui,
qu’il avala à grandes lampées avant de commander un whisky. Il sentit plus qu’il ne vit une personne
s’asseoir sur le tabouret voisin. Une voix mélodieuse l’interrogea :

– Pourquoi froncez-vous les sourcils ?

Il tourna la tête et dévisagea la femme à ses côtés : brune, les cheveux mi-longs, des yeux marron
frangés de longs cils maquillés avec soin, une poitrine opulente jaillissait de son décolleté. Il remarqua le
gros bracelet argenté, les fils bruns et mauves noués autour du poignet gauche, puis il remonta à la
poitrine. « Bonne » fut l’adjectif qui lui vint spontanément à l’esprit. D’ordinaire, elle aurait éveillé son
intérêt, mais à son propre étonnement, ce n’était aujourd’hui pas le cas. Il lui dit, presque à regret :

– Parce que je veux être seul et que vous me dérangez.

La femme l’observa un moment, puis s’éloigna en ondulant du bassin.

Il vida d’un trait son verre et quittant le bar, croisa une jeune femme, cigarette au coin de la bouche.
Elle lui sourit et lui demanda du feu en se penchant vers lui d’une façon suggestive. Cependant, à
nouveau, il n’eut aucune envie d’en voir plus. Stupéfait, il se demanda ce qu’il lui arrivait. Il rétorqua
qu’il ne fumait pas, elle haussa les épaules et sourit :
– Quel est votre nom ?
– Au revoir, lâcha-t-il, furieux contre lui-même de ne pas céder aux avances de cette jolie femme.

Il partit, râlant et l’entendit crier, vexée :

– Pauvre type, va !

Un pauvre type qui avait une jeune et merveilleuse lutin en tête.

***

Pétrifié, Florian se laissa dévorer par des yeux émeraude qui le détaillèrent de bas en haut. L’examen
dut être positif puisqu’un sourire s’épanouit sur les lèvres de Michaela. C’est d’une voix rauque qu’elle
lui souhaita la bienvenue :

– Bonjour, Florian. Te voilà enfin. Le vrai, le seul, l’unique, le véritable.

Elle ne manquait pas d’emphase, tandis que lui ne parvint qu’à balbutier, en lui tendant un bouquet de
pivoines :

– Oui, je… euh… bonjour… Michaela !


– Merci, elles sont magnifiques. Allez, entre, je ne vais pas te manger.

Dans le spacieux vestibule, il tomba en arrêt devant une photo représentant un coucher de soleil, vu du
pont d’un paquebot. Elle suivit son regard et sourit.

– Splendide, n’est-ce pas ?


– Oui.
– Je l’ai prise lors d’une excursion, disons… scientifique.
– Vraiment ? Les rumeurs à ton sujet sont donc fondées ?

Elle eut une réponse énigmatique :

– Cela te plairait qu’elles le soient ?


– Eh bien, je…
– Ne parlons pas de cela maintenant. Désires-tu quelque chose à boire ? demanda-t-elle en plaçant les
fleurs dans un vase.
– Je ne suis pas contre un petit remontant.
– Je te fais donc si peur ? demanda-t-elle avec un petit rire cristallin.

Il se frotta le menton.

– Non, c’est que… en fait… pour t’avouer…


– Ma célébrité t’intimide. Il ne faut pas. Je suis comme n’importe quelle autre femme, une tête, deux
bras, deux jambes, même si j’aimerais que…

Les paupières de Florian battirent à plusieurs reprises.

Avec un large sourire, Michaela passa derrière un bar au design dernier cri et lui confectionna un
cocktail. Il le lui arracha presque des mains et l’avala d’une traite.

– Encore un ?
– Volontiers. Et joins-toi à moi, je n’aime guère boire seul.

Elle leva son verre et sirota le liquide, une lueur d’amusement dans les prunelles.

***

Dans la librairie, la grande horloge murale, souvenir des grands-parents de Rebecca, sonna la demie
de trois heures. La jeune femme releva vivement la tête et ne quitta pas des yeux le cadran. Une immense
lassitude, une incommensurable tristesse l’envahit tout entière. Florian était face à l’écrivaine. Une partie
de Rebecca souhaita que cette rencontre se passe horriblement mal, mais l’autre part ne désirait pas que
le jeune homme souffre. Elle passa doucement sa main sur la tranche d’un livre. Ironie, il s’agissait du
dernier Dauclair. Résistant à la tentation d’envoyer l’ouvrage valser, elle se cramponna à son comptoir.

Amaury choisit cet instant pour franchir le seuil, un large sourire aux lèvres et un bouquet de fleurs
dans les bras. Il le lui tendit avec une petite révérence comique et elle éclata de rire.

– C’est en quel honneur ?


– Je célèbre ta mansuétude, tu es tellement adorable de m’avoir accordé une nouvelle chance.

Rebecca se rembrunit quelque peu mais n’en laissa rien paraître. La sensation d’être une horrible
hypocrite la tourmentait. Terriblement démunie face aux émotions contradictoires qui l’animaient, elle ne
souhaitait qu’une seule chose : la paix. Pas dans le monde, comme ces Miss qui paradent en bikini, non,
la paix intérieure. L’obtiendrait-elle au prix de la souffrance d’Amaury ? Le visage radieux du jeune
homme labourait son cœur, elle ne pouvait décemment pas lui asséner un nouveau coup. Elle devait
attendre encore, de toute façon, que pouvait-elle faire d’autre ? Peut-être que ses sentiments pour Florian
disparaîtraient, peut-être qu’elle parviendrait à ranimer la flamme pour son amant ? Elle ricana de sa
propre naïveté et, d’un coup, se résolut à lui dire la vérité. Mais Amaury la prit de court en la serrant
dans ses bras et lui chuchotant à l’oreille :

– Ne pourrais-tu pas fermer le magasin quelques instants ?


– Non, voyons, cela ne fait pas très sérieux !
– Je t’en prie, une vingtaine de minutes, ça suffira. Enfin, si toi tu as envie, bien sûr, ajouta-t-il avec une
œillade lubrique.
– Amaury… je…

Des souvenirs d’intermèdes coquins dans les bois, sur la plage ou dans un musée lui revinrent en tête.
L’âge aidant, elle s’était assagie et voilà bien longtemps qu’elle n’avait plus fait l’amour à l’extérieur de
chez elle. Elle attrapa le petit tableau effaçable pour y inscrire au feutre, en lettres capitales « FERMÉ –
DE RETOUR VERS 16H, MERCI », l’attacha à la porte qu’elle verrouilla et entraîna le jeune homme
dans l’arrière-boutique.

Il souleva sa jupe, glissa une main sous sa culotte.

– Pour quelqu’un qui n’avait pas très envie, tu es bien excitée !

Les pommettes de Rebecca rosirent, elle lui plaqua un baiser sur la bouche pour le faire taire. Il avait
déjà baissé son pantalon, elle n’eut qu’à tendre la main pour le caresser. Elle voulut se mettre à genoux
mais il l’en empêcha :

– Laisse-moi faire…

Tirant une caisse de livres, il s’assit et, ses mains sur les fesses de Rebecca, l’attira à lui. Elle frémit
en sentant la langue sur son clitoris. Langue qui tourna, glissa, s’insinua. Les yeux clos, les mains dans les
cheveux d’Amaury, elle se laissa porter par les vagues de plaisir qui affluaient. Elle s’abandonna, se
livra encore en écartant les jambes un peu plus. Amaury introduisit deux doigts qu’il courba – geste qui
obtint l’effet escompté : Rebecca lâcha un petit cri rauque. Il murmura, en levant les yeux vers elle :

– Ton goût m’avait manqué…

Elle réalisa qu’être léchée par une personne qui connaissait si bien son corps lui avait manqué aussi.
Certes, d’autres se débrouillaient plutôt bien, mais ce n’était pas comparable à quelqu’un qui sait
vraiment ce qui provoque l’extase. Lorsqu’elle jouit, plutôt brutalement, il se releva, la fit se pencher sur
la caisse et la prit dans la position qu’il affectionnait le plus. Semblant se raviser, il amorça un
mouvement pour se retirer, ce qui provoqua une exclamation indignée de Rebecca. Amusé, il dit :

– Tu n’aimes pas quand je joue ?


Elle lui jeta un petit coup d’œil par-dessus son épaule avant de hocher la tête.

– Si. Vas-y, continue, joue avec moi.

Alors il entra et sortit, avec lenteur, à plusieurs reprises, jusqu’à ce qu’elle le supplie d’y aller plus
fort. Il obéit, ses coups de reins se firent impérieux.

***

Un silence prit place après une vingtaine de minutes de discussion intense. Le sujet : les sirènes, bien
entendu. Florian avait fait de son mieux pour maintenir l’illusion. Il avait fait diversion en lui posant la
question la plus convenue qui soit : où trouvait-elle son inspiration ? Elle n’y répondit que partiellement :

– Partout. Par exemple, l’un de mes romans est tiré d’un fait divers : un policier qui avait épousé sans
le savoir une tueuse. Le comble, il enquêtait sur les meurtres qu’elle avait commis. Mais si tu veux bien,
j’aimerais ne pas parler de ça.

Michaela plongea dans les yeux de Florian. Impressionné, il baissa la tête. Un petit gloussement
franchit les lèvres de la jeune femme qui dit en lui prenant doucement la main :

– Veux-tu monter ?
– Déjà ?
– Voyons, Florian, ne jouons pas les prudes, nous le voulons tous les deux, tu es venu ici pour cela.

Il protesta :

– Non, je… C’est faux ! Bon, j’avoue que ça fait partie de mes envies mais…
– Oui, je sais, je sais, il n’y a pas que ça. Il y a notre passion commune. Notre discussion me confirme
que j’ai envie de passer à la suite avec toi.

Il acquiesça en se levant et attendit qu’elle lui indique le chemin. Ils gravirent les marches de l’escalier
sans dire un mot. Dévoré de curiosité, il n’osait malgré tout pas inspecter les lieux, ce que Michaela
remarqua, et apprécia. Elle le mena jusqu’à sa chambre qui arracha un sifflement au jeune homme. Elle le
gronda, narquoise :

– Tu es censé m’admirer moi, pas le mobilier !


– Pardon !

Debout devant lui, les reins cambrés, elle fit lentement glisser sa robe sur le sol. Le souffle court, les
yeux brillants, Florian passa machinalement sa langue sur ses lèvres, ce qui excita encore plus Michaela.
Elle s’approcha de lui à pas lents, passa un index sur l’os de sa mâchoire et fit mine de le mordre. Un peu
perplexe, il tressaillit. Elle posa ses mains sur ses épaules, lui posa un baiser à la base du cou et le
poussa sur le lit. Surpris par la brusquerie du geste, il s’étala de tout son long, sur le dos, et elle en
profita pour lui ôter ses chaussures, puis tira sur son pantalon après l’avoir déboutonné. S’asseyant à
califourchon sur lui, elle entreprit de lui arracher sa chemise. Florian oscillait entre stupéfaction d’être
ainsi dominé et plaisir de se laisser faire. Elle ôta son soutien-gorge avant de saisir les mains du jeune
homme et les plaqua sur ses seins. Un baiser sur son torse, puis deux, Florian se détendit et voulut la
prendre dans ses bras. Elle le repoussa, l’embrassa brutalement. La langue de Michaela emplit sa bouche,
il lui rendit son baiser puis elle se recula et glissa sur lui. Au passage, elle retira le caleçon ainsi que sa
culotte puis revint sur lui et chuchota qu’elle avait ce qu’il fallait tandis qu’il sentait le latex se dérouler
sur son sexe dressé. Il avait l’habitude d’enfiler lui-même les préservatifs, aussi son excitation grandit en
constatant qu’elle maîtrisait la technique. Son souffle s’accéléra, dans l’impatience de posséder
Michaela. Celle-ci se pencha, lui saisit les poignets pour les maintenir de part et d’autre de la tête. Elle
se frotta au membre raide, aguichant davantage le jeune homme qui craignit un instant de jouir sans avoir
commencé, puis elle s’empala dessus, avec un profond gémissement :

– Enfin !

Florian, la tête sur les oreillers, n’en revenait pas : la célèbre Michaela Dauclair, la richissime
Michaela Dauclair, se trouvait nue devant lui, une partie de son anatomie à lui étroitement imbriquée en
elle.

***

Arcboutée, Rebecca gémit. Un râle d’Amaury lui répondit et elle sut qu’il était proche de la jouissance.
Face au mur, elle se surprit à penser à un autre que celui qui la besognait avec tant d’ardeur. Le sentiment
de culpabilité qui la piqua n’empêcha pas la montée de l’orgasme, car évoquer Florian lui plaisait.
Intensément. Les yeux clos, elle jouit sans un bruit. Amaury cria son prénom alors qu’elle imaginait la
voix sensuelle de Florian le prononcer.

***

Alors que Michaela le chevauchait en murmurant des obscénités, Florian visualisait le visage de
Rebecca. Lorsqu’il s’en rendit compte, son enthousiasme diminua d’un coup, tout comme les cris de la
romancière qui se souleva un peu :

– Tu débandes, chéri, je vais arranger ça !

D’un geste brusque, elle retira le préservatif et referma la bouche sur le sexe ramolli, sans que Florian
n’ait eu le temps de l’en empêcher. Quelque peu hagard, il se demanda si une fellation sans protection ne
présentait pas un risque, mais elle le suçait si bien qu’il n’eut pas le courage de l’interrompre. Le rythme
et l’étroitesse, conjugués à la chaleur ranimèrent l’ardeur de Florian. Ses battements de cœur
s’intensifièrent tandis que Michaela, concentrée sur le membre palpitant, l’absorbait toujours plus loin.
Le plaisir s’accrût, Florian avait la sensation que son sexe entier se trouvait dans la gorge de l’écrivaine.
Il allait la prévenir de cesser, afin de pouvoir la prendre autrement, mais elle pressa les lèvres si
fermement qu’il éjacula.

***

Le corps d’Amaury se tendit, il poussa un dernier cri et s’affala sur le dos de Rebecca qui, tout de
même perturbée par ce qu’elle avait imaginé, remonta sa culotte avec un rire gêné.

– Bon, ce n’est pas que je te chasse, mais il faut que je rouvre le magasin. Je vais me rafraîchir
d’abord.

Amaury la quitta après une rapide toilette et un baiser envoyé du bout des doigts.
24 - Dommages collatéraux
Florian et Michaela étaient restés au lit jusqu’au lendemain midi. À plusieurs reprises, l’auteure leur
avait monté de quoi se sustenter. Quand Florian, horrifié, avait constaté l’heure – et qu’il aurait dû être au
travail – Michaela l’avait rassuré :

– Ce n’est rien. Je vais m’en occuper.


– Comment ?
– Je vais appeler ton patron.

Dérouté, Florian avait secoué la tête.

– Je ne crois pas que ce soit une bonne idée.


– Laisse-moi faire. Donne-moi son numéro.

Florian rechignant à s’exécuter, Michaela avait attrapé le portable du jeune homme et, sans gêne
aucune, avait fait défiler ses contacts.

– Comment s’appelle-t-il ?

Jugeant plus prudent d’obéir, vu la crispation furieuse des doigts de la romancière, Florian le lui dit.

Elle porta le téléphone à son oreille et Florian assista à la conversation sans entendre ce que son
supérieur disait. « Bonjour, Michaela Dauclair à l’appareil. […] Oui, l’écrivaine. […] Merci. Je vous
informe être en compagnie de votre employé Florian Senay, auquel je compte acquérir une nouvelle
voiture, ce qui explique son absence dans vos locaux. Et c’est de ma faute s’il n’a pu vous prévenir à
temps. […] Oui, bien sûr. »

Elle raccrocha avec un sourire pour son amant, qui lui demanda, ébahi :

– Tu vas vraiment acheter une bagnole ?


– Je ne suis pas une menteuse.
– Mais tu es folle, il ne fallait pas !

Avec un petit geste de la main, elle rétorqua :

– Mais ce n’est rien. Je possède une fortune, autant qu’elle serve. Et puis, c’est pour la bonne cause.
– La bonne cause ? répéta bêtement Florian.
– Pour que tu puisses rester encore avec moi. Je te laisse le soin de me sélectionner la voiture que tu
estimeras la mieux pour moi. Et maintenant, parlons de notre futur, déclara-t-elle en éteignant le portable
du jeune homme qui tendit la main pour le récupérer.

Mais Michaela agita l’index.

– Non, je l’éteins. Je ne veux pas que nous soyons dérangés. Et gare à toi si tu le reprends !

Florian s’interposa :

– Pas question ! C’est un outil de travail, tu me le rends. Je veux bien qu’il soit éteint pour la journée,
mais je refuse que tu me le confisques comme si j’étais un gamin.

Michaela obtempéra, de mauvaise grâce.

Ils mangèrent en discutant, ensuite Florian se rendit dans la salle de bains afin de prendre une douche.
Michaela, qui en avait déjà prise une plus tôt, l’informa qu’il pouvait la retrouver dans le jardin, sur un
transat. Elle en profita pour subtiliser le téléphone de son amant, le cacha dans un tiroir qu’elle
verrouilla. Elle envoya ensuite la femme de ménage ranger sa chambre et sortit au soleil.

***

Ces derniers jours, Clémence avait écumé les petites annonces, sans succès. Pas d’emploi en vue. Elle
avait envoyé sa candidature à plusieurs restaurants, sans plus de résultat. L’un des restaurateurs lui avait
même demandé pourquoi elle avait quitté son travail chez Michaela Dauclair et Clémence n’avait pas
réussi à lui apporter une réponse satisfaisante. Elle en était venue à se demander s’il ne fallait pas rayer
cette expérience de son CV.

Anaëlle avait fini par exiger qu’elle se change les idées.

– Prépare-nous un somptueux buffet !


– Ben tiens, ça t’arrange bien !
– Oui, gloussa Anaëlle.

Clémence suivit le conseil de son amie et commença ses courses par la grande surface. Elle passa
ensuite chez le volailler, ensuite à l’épicerie de produits fins. Elle paya et continua son marché. Chargée
de sacs, elle sortit du dernier magasin sur sa liste et se pétrifia : Julien, le beau et grand Julien se tenait à
quelques mètres d’elle !

***
Le téléphone coincé sur l’épaule, Rebecca rangeait et dérangeait des livres sur une étagère.

– Oui, je sais, je sais, marmonna-elle en réponse à Emeline qui lui faisait la morale. Mais je te signale
que c’est toi qui m’as dit de donner une nouvelle chance à Amaury !
– Oublie ce que j’ai dit, c’était une très mauvaise idée. Tu as vu l’état dans lequel tu te trouves ? Tu
dois vider ton sac, en parler à Florian, tant pis si tu casses tout, au moins tu seras fixée. Tu ne peux pas
continuer ainsi, non seulement c’est malhonnête vis-à-vis d’Amaury, mais de toi-même !
– Mais lui dire…
– À Amaury, certainement pas ! Pas pour le moment, en tout cas. À Florian, oui ! Je pense qu’il doit te
dire qu’il n’éprouve rien pour toi, l’entendre te fera sûrement du bien.

Les sourcils froncés, Rebecca pesta :

– Tu es complètement folle, en quoi cela me ferait-il du bien ? Ça t’amuse que je souffre, ou quoi ?
– Bien sûr que non ! Rebecca, pourquoi tu me demandes ça, à moi, tu sais bien que toutes mes relations
sentimentales se sont soldées par un échec !
– Tu as sans doute raison. Mais comment lui poser la question ? Il ne m’a pas appelée après son
rendez-vous avec Michaela, ça fait deux jours maintenant.

Elle marchait de long en large entre les rayons.

– Pourquoi tu ne lui téléphones pas, toi ? questionna Emeline.


– Parce que je n’ose pas. Imagine, s’il est toujours avec elle, je n’ai aucune envie qu’il me repousse et
qu’elle entende ça, cette morue !
– C’est pas faux. Attends alors qu’il te fasse signe.
– C’est si dur !

Son amie compatit :

– Je sais, l’attente est insupportable. Mais tu ne peux rien faire d’autre.

Rebecca raccrocha avec une curieuse sensation de vide. Elle espéra que cela ne serait que passager.
Elle avait horreur de se retrouver dans cette situation et savait qu’il y aurait des dommages collatéraux.

Le coup de grâce lui fut donné par un client qui demanda le dernier ouvrage de Michaela Dauclair. Elle
réprima son envie de lui lancer un exemplaire à la tête et tapa avec hargne sur les touches de la caisse-
enregistreuse.

***
Le souffle de Clémence s’interrompit, les battements de son cœur s’accélérèrent, ses paumes devinrent
moites. Elle n’osait y croire, cligna des yeux plusieurs fois afin d’être certaine de ne pas être face à un
mirage. C’était bien lui, Julien, l’homme qui hantait ses pensées, qui lui inspirait des idées si sensuelles
et érotiques.

Elle hésita, elle se savait échevelée et guère présentable – à ses propres yeux du moins – mais elle ne
pouvait pas prendre le risque de le perdre une nouvelle fois. Elle ouvrit la bouche pour crier son prénom,
mais la referma en constatant que le jeune homme tenait la porte d’un magasin ouverte pour une grande
femme aux longs cheveux blonds qui se jeta dans ses bras avec un sourire éblouissant.

Avec l’horrible sensation de recevoir un coup de poing dans l’estomac et un goût de bile dans sa
bouche, Clémence serra les dents pour ne pas pleurer et s’engouffra dans la boutique qu’elle venait de
quitter. Elle posa ses sacs à terre et épia le couple par la fenêtre. Ils riaient, la femme avait pris le bras
de Julien d’un air de propriétaire. Ils passèrent devant le magasin sans remarquer la jeune fille qui les
observait, la mine accablée.

Clémence attendit qu’ils aient disparus pour oser sortir dans la rue. Elle rentra chez elle la tête
courbée, les larmes coulaient sur ses joues sans qu’elle esquisse le moindre geste pour les essuyer. Elle
n’en revenait pas d’avoir été aussi stupide. Bien sûr qu’un homme qui drague une femme en sortant du lit
d’une autre n’allait pas mettre ses activités sexuelles en suspens pour retrouver une inconnue croisée
quelques minutes à peine.

Rentrée à son appartement vide, Clémence rangea ses courses avant de se jeter sur son lit et de se
planquer sous la couette. Elle ne désirait plus qu’une seule chose : se cacher.

***

Florian avait encore passé la journée, puis la nuit, à étreindre Michaela. Mais, alors qu’il lui faisait
l’amour, l’image de Rebecca était revenue s’imposer à lui.

Allongé, un bras de Michaela endormie en travers de son torse, Florian, désorienté par les images qui
avaient empli son esprit pendant l’acte, ne parvenait pas à se détendre. Que signifiaient-elles ? Il n’était
tout de même pas amoureux de Rebecca, si ? Elle n’était même pas libre ! La pensée d’Amaury
l’embrassant, la caressant le fit grincer des dents. Que lui prenait-il ? Il tenait la femme de ses rêves et
pensait à une autre, voilà qui était complètement idiot. Mais irrépressible. Il dut se rendre à l’évidence :
il éprouvait de l’attirance pour la jeune femme. Plus que de l’attirance, d’ailleurs. Des sentiments. Non !
Pourtant… Il se frotta le menton, furieux contre lui-même : il avait l’art de se mettre dans des situations
impossibles ! Qu’allait-il pouvoir dire à Michaela ? Elle serait folle de rage, surtout après ce qui s’était
produit avec Julien et Clémence ! Imaginer le courroux de l’auteure n’était, du reste, pas pour le rassurer.
Quand il avait constaté que son téléphone avait disparu, il l’avait accusée et elle s’était mise en colère.
– Tu oses me dire que je t’ai volé ?
– Non, mais…
– Tu oses, sous mon toit ?
– Avoue que c’est étrange, tu voulais me le prendre et maintenant il manque à l’appel.

Michaela avait fulminé, avait dit qu’il s’agissait sûrement de la bonne et qu’elle s’occuperait de son
cas.

– Mais en attendant, j’ai envie de baiser. Viens.

Elle remua dans son sommeil. Voilà une heure qu’elle dormait et le bras de Florian était complètement
ankylosé mais il n’osait pas bouger. Pour être honnête, elle l’effrayait un peu. Elle avait pris les
commandes, elle était brusque, voire brutale et la peau de Florian s’était marquée de bleus à divers
endroits. Insatiable, elle l’avait épuisé. Littéralement vidé. Il se demandait le sort qu’elle lui réservait.
Un extrait de l’un de ses romans lui revint en tête.

Je vais l’écraser, ce pourceau, je vais le brûler, ce salaud, il va souffrir, mourir, il va hurler, crever !

Et si elle ne se nourrissait pas que de fiction ? Et si tout ce qu’elle écrivait était tiré de sa vie ? Un
frisson lui parcourut la colonne vertébrale, sa gorge s’assécha d’un coup. Y avait-il des cadavres
disséminés sur son domaine ? Enterrés sous l’une des piscines ? Avait-elle réellement envie d’être une
sirène ? N’y avait-elle pas fait allusion, l’autre jour, en parlant de ses jambes ? Et de son projet pour tous
les deux ? Curieusement, cette idée le perturbait plus que de l’imaginer en tueuse en série. Peut-être parce
que vouloir être une naïade était complètement tordu. Il rit intérieurement : parce que trucider de pauvres
êtres humains ne l’était pas ?

Dans son sommeil, Michaela se tourna et s’écrasa encore plus sur lui.

Il était temps qu’il réintègre son loft. Quant à savoir comment lui annoncer qu’il ne souhaitait pas la
revoir, il aviserait le moment venu.

Doucement, tout doucement pour qu’elle ne se réveille pas, il souleva son bras. Millimètre par
millimètre, il finit par se libérer du corps de la jeune ensorceleuse. Il s’assit au bord du lit, chercha du
regard ses vêtements. Il s’apprêtait à se lever lorsqu’une voix dans son dos le statufia :

– Salut, toi !

Tentant de calmer les battements de son cœur, il se tourna vers elle :

– Je… je pensais nous préparer le déjeuner.


– Je t’accompagne.

Elle se leva pour se serrer contre lui et mordilla le lobe de son oreille, rit lorsqu’il tressaillit.
25 - Prince des profondeurs
Julien attrapa Elisa qui s’était jetée à son cou en riant :

– Quel enthousiasme !

Elle lui planta un baiser retentissant sur la joue.

– Il faut bien que je te remercie pour mon cadeau d’anniversaire !


– Je n’ai pas fait grand-chose, c’est toi qui l’as choisi.
– Mais tu l’as payé ! Merci, petit frère ! Bon alors, tu me racontes maintenant ce qui te tracasse ?

Julien fronça les sourcils tandis qu’Elisa le taquinait :

– Une histoire de filles, je suppose ?


– Tu supposes bien…

Il lui expliqua, les détails sexuels en moins, tout ce qui s’était passé. Avec une moue, Elisa le serra
contre elle.

– À moins de la croiser par hasard ou de rester jour et nuit dans sa rue, cela me semble bien
compromis, sans vouloir être négative. D’autant plus qu’elle s’était peut-être garée là sans y habiter et n’y
reviendra donc pas de sitôt.
– Tu as raison, je n’y avais même pas pensé, répondit-il en se frappant le front.
– Tu réalises au moins que tu as agi comme le dernier des crétins ?

Il prit un air coupable, le jugement de sa sœur avait toujours été important pour lui, ses conseils
également. Ils étaient nés le même jour – elle quelques minutes avant lui, comme elle aimait à le lui
rappeler – mais, comme nombre de faux jumeaux, ne se ressemblaient absolument pas.

– Tu as énormément de chance d’avoir un ami comme Florian ! le gronda-t-elle. Tant d’autres t’auraient
boxé ! Et tu l’aurais mérité. Franchement, c’est bien parce que tu es mon frère, sinon je pense que je te
bouderais pendant un long moment d’avoir été aussi con. Quand le voyons-nous, d’ailleurs, notre cher
Florian ?

Embarrassé, Julien se gratta l’arrière du crâne.

– Ce soir, normalement. Il nous emmène boire un verre pour notre anniversaire. Enfin, c’est ce que
nous avions prévu la semaine passée, mais il ne répond pas à mes appels, donc je ne sais pas trop…
– Bah, il te rappellera.
– Au pire, nous irons à deux, c’est toujours au même endroit et l’heure est déjà fixée.
– Chouette ! Je vais pouvoir porter la jolie robe que tu viens de m’offrir !

Julien lança un regard complice à sa sœur qui sentit les poils de ses bras se redresser : elle avait la
curieuse impression d’être espionnée, sensation qui s’évanouit lorsque son frère la prit par le bras et
l’entraîna vers une pâtisserie. Ils ne virent pas la jeune fille qui les épiait, derrière la porte d’un magasin.

Son frère lui paya un gros chewing-gum, en souvenir de leur enfance, lorsqu’ils étaient tous les deux
dans leur bulle, avec leur propre langage, isolés du monde extérieur. À tel point que leur mère s’en était
inquiétée, jusqu’à ce qu’on lui dise qu’un retard d’acquisition du langage chez les jumeaux n’était pas
chose rare.

Elisa le mastiqua avec entrain, exagérément, la bouche ouverte. Julien l’observa, narquois :

– Alors là… que tu es belle quand tu chiques !

Elle répliqua, du tac au tac :

– Et toi, tu es chic quand tu bêles.

Il éclata de rire, sous le regard amusé de sa jumelle.

***

Debout devant l’immense fenêtre, Florian admirait le jardin – quoique le terme « parc » eût mieux
convenu. Il s’étendait loin, en pente douce, l’herbe était tondue. Une petite mare, au fond, d’après ce qu’il
pouvait en voir en plissant les yeux, où s’ébattaient trois canards, était entourée d’une clôture. Plus loin,
une rangée d’arbres touffus, derrière eux une forêt de conifères majestueux. Les haies étaient formées de
bosquets de tailles et de couleurs différentes. Des libellules voletaient paresseusement au soleil. Et là,
près de la villa, les piscines. Il bredouilla :

– De la terrasse, je n’avais pas réalisé qu’il y en avait autant.


– Tu n’as pas bien regardé, voilà tout, répliqua Michaela, légèrement dédaigneuse. As-tu envie d’y
nager ?
– Je n’ai pas de maillot de bain.

Sourire indulgent de l’écrivaine.


– Ce n’est rien, nous pouvons nous baigner nus. Quelle andouille tu es !
– Et pudique, donc je ne préfère pas, ajouta-t-il, un rien mal à l’aise.

Florian pensait aux tunnels décrits dans l’article, il n’avait nulle envie de s’y noyer ou de se retrouver
sous l’eau avec elle. Il n’aurait su dire ni pourquoi ni quand sa fascination s’était muée en inquiétude,
mais son mal-être grandissait de minute en minute. En fait, si : depuis la disparition de son téléphone.
Cumulée à la brutalité de Michaela durant leurs relations sexuelles. Julien avait raison : quelque chose
clochait. Il tenta de se rassurer : elle n’avait rien d’effrayant, elle était divine, intelligente, une bombe au
lit. Une bombe, justement, une bombe à retardement qui menaçait d’exploser à tout moment, il le sentait
bien. Horrifiante certitude que la petite lueur, là, au coin des yeux de la jeune femme, n’était pas anodine.
Il sursauta lorsqu’elle lui prit le bras et l’entraîna dans les escaliers.

Quelques instants plus tard, à l’extérieur, séduit par l’environnement qui embaumait, l’esprit vagabond,
Florian ne se rendit pas immédiatement compte que Michaela se collait à lui. Lorsqu’il réalisa que le
corps de la jeune femme était étroitement enlacé au sien, il se raidit. Puis ses muscles se détendirent.
Après tout, son imagination lui jouait très certainement des tours : elle n’était pas désaxée, ce n’était pas
possible, il ne s’était pas trompé à ce point.

Quant à la romancière, son cerveau carburait à plein régime : devait-elle lui poser la question ? Était-il
prêt à l’entendre ? Inspectant le visage de son amant, elle crut y déceler de la crainte et décida de
remettre à plus tard.

– Alors, toujours pas envie de te jeter à l’eau ?

Florian avoua qu’il était tenté par l’étendue scintillante mais que, décidemment non, il ne désirait pas
s’y baigner.

À l’intérieur, il se força à paraître détendu et lui demanda à voir son bureau.

– J’aimerais beaucoup voir l’endroit où sont nés tes best-sellers.

Il était réellement curieux et estimait que cela pouvait changer la perception négative qu’il commençait
à avoir d’elle.

– C’est une pièce comme les autres.


– J’en doute !

Effectivement, si la pièce était bel et bien meublée, rien ne laissait deviner qui en était la propriétaire,
rien ne laissait présager que des livres célèbres étaient sauvegardés dans cet ordinateur.

Florian tomba en arrêt devant une photo encadrée, en noir et blanc. Il ne s’attendait pas du tout à
trouver une telle image dans le bureau de l’auteure. Du menton, il indiqua le cadre, interrogation
silencieuse.

Michaela resta muette, son regard allait de la photographie au jeune homme, l’air pensif. Elle semblait
lui reprocher de ne pas comprendre instinctivement.

L’appréhension noua l’estomac de Florian, il sut que ce qu’elle allait lui révéler n’allait pas lui plaire.
Cette sensation d’aller de mauvaise surprise en mauvaise surprise lui déplaisait très fort.

Doucement, elle lui demanda :

– Sais-tu depuis quand j’écris du noir, du sombre ?


– Oui, depuis que tu…

Une main sur la bouche, il étouffa une exclamation :

– Oh, mon Dieu, c’est ta… ?


– Oui.

***

Midi. Assise à une table dans leur restaurant préféré, Rebecca attendait Amaury. Sa serviette en papier
déchiquetée à côté de son assiette témoignait de sa nervosité. Elle jetait des petits coups d’œil à l’entrée,
espérant et redoutant la venue de son ami. Maladroite, elle fit tomber la petite bougie avec laquelle elle
jouait et lorsqu’elle se redressa, Amaury était debout devant elle, un large sourire éclairant son visage. Il
était indéniablement beau, mais elle ne ressentait plus cette petite étincelle. Tous les petits papillons dans
le ventre ne voletaient plus que pour Florian. Inutile de tergiverser plus longtemps, elle devait mettre un
terme à leur « idylle ». Elle avait toujours privilégié l’honnêteté dans ses relations avec les autres et ne
comprenait pas comment elle avait pu à ce point dévier de ses principes. Rompre, oui. Mais comment s’y
prendre, comment ne pas lui faire de peine ? L’affection qu’elle éprouvait pour lui était réelle, presque
palpable et elle n’avait aucune envie de le faire souffrir. Cependant, lui mentir, lui dissimuler son amour
grandissant pour un autre n’était absolument pas la solution.

Amaury se pencha vers elle, l’embrassa sur le front.

– Ta journée fut bonne, mon ange ?


– Oui.
– Désolé pour mon retard, as-tu déjà choisi ?
– Oui.
– Je prendrai la même chose que toi ! dit-il après avoir hélé un serveur.
Elle sentit sa détermination fléchir, se flanqua mentalement des claques et se résolut à tout lui avouer
après le repas : nul besoin de gâcher de succulents plats.

***

Avec un mouvement de tête désinvolte, Michaela déclara :

– J’ai besoin de cette photo pour me remémorer ce à quoi j’ai échappé.

Florian plissa le nez.

– Ah bon ? Cette carcasse est horrible ! L’accident a dû être terrible.


– Oui, il le fut. Mais ce n’est pas tellement pour cela que je garde cette image…

Pensive, elle observa, jaugea le jeune homme.

– C’est étrange, cette sensation que je peux tout te dire, que je peux me confier à toi, que tu ne me
jugeras pas.

Là-dessus, il ne fit pas part de ses doutes à la romancière. De un, il était trop curieux de connaître la
raison qui l’avait poussée à encadrer une photographie de sa voiture transformée en épave et de deux, il
craignait un peu sa réaction.

Perdue dans ses souvenirs, elle continua :

– Je n’ai souffert que de quelques égratignures. Toutefois c’est là que j’ai compris que la terre ne
voulait pas de moi, que seule la mer serait mon refuge.

Les yeux ronds, hagards, Michaela le saisit par les épaules, y enfonça ses ongles vernis, approcha son
visage à un centimètre de celui du jeune homme :

– Florian, tu es l’homme qu’il me faut, je t’ai cherché si longtemps, alors même que je ne le savais
pas !

Florian eut un léger mouvement de recul devant tant de fougue.

– C’est… tu ne crois pas que tu vas un peu vite ?


– Comment cela ? Tu es venu à moi, malgré tout ce qui s’est passé, je sais, je sens que tu es celui qui
m’est destiné !
– Michaela, je…
– Tu aimes le monde aquatique autant que moi ! s’enflamma-t-elle, tu es mûr pour la transformation !

Il se défit de son emprise, s’éloigna d’elle. Prudent, il demanda sans hausser le ton, même s’il n’était
pas particulièrement rassuré, ni par les propos de la romancière ni par son expression teintée de
démence :

– Quelle transformation ? De quoi parles-tu ?


– Nous allons partir pour un périple sous les mers et tu ne reviendras jamais ici.

Il s’étrangla :

– Quoi ? Mais qu’est-ce que tu racontes ?

Elle bondit sur lui, bouche ouverte, lui saisit les poignets qu’elle serra avec force.

– Puisqu’on en est aux grandes révélations, sache que les rumeurs à mon sujet sont fondées ! Je finance
des scientifiques pour qu’ils découvrent le moyen de me faire respirer sous l’eau, enfin, respirer n’est pas
le bon verbe, mais tu me comprends.
– Hein ? fut tout ce que Florian trouva à répondre, tandis que Michaela continuait, toute à son rêve
éveillé :
– Je ne crois pas pouvoir, hélas, avoir un jour une merveilleuse queue de poisson, mais on ne sait
jamais…

Seul le silence lui répondit, Florian était par trop interloqué pour articuler un mot. Elle poursuivit, en
dardant un regard de pieuvre nourrie aux amphétamines sur la mine stupéfaite du jeune homme :

– Tu seras mon prince des profondeurs, j’ai tellement attendu ce moment, tu ne peux pas me résister !
– Mais… je…

Florian tenta de se dégager mais la poigne de l’auteure était féroce. Pourquoi tombait-il toujours sur les
plus cinglées ? Était-il tatoué « Malades mentales, bienvenue ! » sur son front ? Même s’il avait
l’avantage du sexe, il n’ignorait pas qu’une personne déséquilibrée pouvait posséder une force
phénoménale et se demanda comment il allait faire pour quitter le domicile de Michaela, fermé par les
imposantes grilles.
26 - Analyser ton ADN
Avec un soupir, Rebecca relégua les conseils d’Emeline dans un coin de sa tête et se lança :

– Amaury, je pense que… que ça n’ira pas.


– Quoi « ça » ? Ton plat ne te convient pas ? demanda-t-il tendrement.
– Ce n’est pas cela, il est délicieux, comme toujours.
– Ouf, parce que je me voyais mal te proposer d’échanger.

Elle sourit, il était toujours si prévenant. Sentant sa détermination vaciller, elle se secoua mentalement.

– C’est nous. Notre couple est impossible.


– Et pourtant tu as accepté de tenter le coup, il y a quelques jours à peine. Qu’est-ce qui a pu te faire
changer d’avis en si peu de temps ?

En secouant la tête, Rebecca reprit :

– Ça ne fonctionnera pas, je suis désolée, Amaury. Tu sais que je t’adore, je n’ai pas envie de te
perdre, mais mes sentiments ne pourront plus revenir. J’ai voulu y croire, mais…

Amaury porta son poing fermé à sa bouche en murmurant « Mais oui, bien sûr ! » puis s’adressa à elle :

– Tu l’aimes vraiment, alors ?

Baissant un nez rose pivoine, elle n’osa répondre. L’amertume se lut sur le visage du jeune homme, la
grimace de celui qui a avalé un jus de citron d’un trait.

– Et lui, sombre crétin, ne se rend même pas compte que tu es à ses pieds. Il ne te mérite pas !
– Amaury, je t’en prie, pas de scène ! pria Rebecca en levant les yeux vers lui.
– Oh, rassure-toi, je ne vais pas tenter de te retenir contre ton gré. Tu as pris ta décision, elle ne me
plaît pas, c’est ainsi. J’aurais dû mieux me comporter il y a quelques années, nous n’aurions pas rompu et
nous n’en serions pas là aujourd’hui.

La jeune femme ne put réprimer un haussement d’épaules désabusé :

– Je n’en suis pas aussi sûre que toi. Nos chemins auraient très bien pu diverger à un moment donné.

Amaury jeta, acerbe :


– Ah oui, d’accord, tu as réellement tourné la page. Bon. Ce n’est rien. Enfin, si, mais…
– Je suis vraiment désolée, souffla-t-elle, et elle était sincère.
– Moi aussi. Que vas-tu faire ? Lui cavaler après, lui avouer tes sentiments et te prendre un râteau ?

Elle accusa le coup.

– Tu n’es pas obligé d’être désagréable.

Radouci, Amaury posa sa main sur son poignet :

– Excuse-moi, la rancœur me rend méchant. Mais franchement, tu crois vraiment que tu as une chance
avec lui ?
– Je l’ignore. Je l’espère.

Un silence pesant s’installa, Rebecca le rompit d’une toute petite voix :

– Crois-tu que nous pourrons rester amis ?


– Pour être honnête, je ne sais pas. Car je suppose que nous ne partagerons plus jamais le même lit,
même en tant qu’amis ?
– Tu supposes bien, répondit Rebecca sans hésitation.
– Je crains que cela soit trop étrange dans un premier temps. Peut-être qu’un jour…
– Je comprends. Je suis déçue, mais je comprends. Et là, maintenant, que faisons-nous ?

Il croisa les bras puis déclara :

– Je vais rentrer panser mes plaies, si cela ne te dérange pas.

Des larmes perlèrent aux yeux de Rebecca qui chuchota :

– Oh, Amaury, si tu savais comme je m’en veux. J’ai laissé les choses aller trop loin entre nous alors
que je savais que ça ne pouvait pas marcher.
– Ne te flagelle pas, tu as voulu essayer. Je t’aime, Rebecca, je ne te l’ai pas assez dit, pas assez
prouvé, maintenant c’est trop tard, mais je t’aime quand même.

Elle éclata en sanglots tandis qu’il quittait le restaurant à grandes enjambées, pressé d’être loin d’elle.

***
D’un geste rageur, Clémence essuya les larmes qui roulaient sur ses joues, l’image de Julien et de sa
magnifique blonde lui brûlait encore les rétines. Elle avait été si stupide : bien sûr qu’il ne pensait plus à
elle ! Il n’avait aucun sentiment, aucun scrupule. Bêtement, elle avait été éblouie, ses émotions avaient
pris le pas sur la raison et elle le regrettait amèrement. Hélas, elle ne parvenait pas à passer outre, tout le
ramenait à lui – à cet homme qu’elle n’avait fait que croiser, à cet homme qui lui avait volé quelques
minutes, à cet homme qui lui avait volé son cœur. Emportée par son mélodrame intérieur, martelant son
oreiller des deux poings, elle n’entendit pas la porte de sa chambre s’ouvrir.

– Clémence ? Ma puce ? demanda doucement Anaëlle.

La jeune fille se tourna vers son amie qui s’assit sur le lit.

– Toujours lui ?

Question inutile, la réponse, elle la connaissait.

Le visage crispé par le chagrin, Clémence éructa :

– C’est un salaud !
– Tu l’as donc retrouvé ?
– Je l’ai vu ! Avec une autre ! Dans ses bras !

Chaque mot avait été hoqueté, prononcé à grand-peine, serrant le cœur d’Anaëlle qui maudit Julien.

– Oh, ma chérie, je suis désolée pour toi ! Tu t’es donc vraiment amourachée de lui, si vite ?

Clémence s’effondra dans les bras de son amie, sanglotant de plus belle.

– Oui ! Je sais que c’est complètement débile, mais je ne me suis pas encore défait de cette idée du
Prince Charmant.
– Il y a pire, comme illusion. En même temps, il n’était pas si charmant que ça, si je puis me permettre.
– Quand je te dis que je suis grotesque ! Comment vais-je pouvoir l’oublier ? Et ne me dis pas que je
suis jeune, que c’était passager, je le sais, mais jamais personne ne m’avait fait cet effet.
– Je sais, je comprends, mais je n’ai rien d’autre à t’offrir que : ça passera. Il le faut bien.

Un reniflement pour toute réponse. Anaëlle fit la moue :

– Tu ne me crois pas, mais…


– Mais rien du tout ! Ma mère ne s’est jamais remise, elle !
– De quoi ? Elle est toujours mariée à ton père, non ? demanda Anaëlle en fronçant les sourcils.
– Oui. Oui, elle l’est. Mais ce n’est pas lui son grand amour. Elle l’a épousé parce qu’il était fou
d’elle, parce qu’elle savait qu’il ferait un bon mari, un bon père, et c’est ce qu’il est.
– Comment le sais-tu, voyons ?

Petit sourire triste aux lèvres, Clémence haussa les épaules :

– J’ai trouvé des lettres. Quelques petites lettres toutes simples, avec des mots d’amour. Elle les avait
gardées précieusement, dans une jolie boîte, cachée. Je me suis demandé pourquoi elle ne les avait pas
rangées avec toute sa correspondance. Car lorsque j’ai reçu ma première lettre d’amour, elle m’avait
montré celles qu’elle avait reçues, d’anciens amoureux, elle trouvait cela amusant, mignon. Pourquoi
alors celles-là étaient-elles à part ?
– Et as-tu eu la réponse à cette question ? demanda Anaëlle en s’adossant au mur.
– Oh, oui. Je me suis doutée que c’était parce qu’elles avaient une valeur particulière, peut-être
qu’elles provenaient de son premier amour. Comme je me voyais mal lui poser directement la question, je
lui ai simplement demandé le prénom de son premier amour. Celui-ci ne correspondait pas à la signature.
Alors je lui ai demandé qui était son véritable amour. Elle a eu une espèce de mimique et elle a dit « ton
père, bien sûr ! », j’ai insisté, avant mon père ? Elle a hésité, puis elle a lâché le nom.
– Celui des lettres ?
– Oui. J’ai voulu savoir si c’était aussi son chagrin d’amour le plus intense et elle m’a regardée
bizarrement, genre « pourquoi tu me poses toutes ces questions ? », alors j’ai battu en retraite. Mais je
savais. Je savais qu’elle en aimait un autre plus que mon père.
– Comme cela doit être dur de vivre toute sa vie avec quelqu’un qui n’est pas celui qu’on voudrait !
murmura Anaëlle qui n’osait s’imaginer dans la même situation.
– Je suppose qu’elle a été heureuse, malgré tout, qu’elle a eu des moments de bonheur. Mais je sais
qu’elle pense toujours à lui, elle n’a pas gardé que ses lettres, il y avait des photos, un petit pendentif, un
CD, une mignonette d’alcool remplie.

Anaëlle esquissa une petite moue.

– Je trouve cela terriblement triste. Mais tu me parles là de son plus grand amour et franchement, tu ne
peux pas en dire autant au sujet de Julien, pas après l’avoir croisé quelques minutes, tout de même ?
– Non, mais je sens qu’il y a quelque chose qui nous relie, je n’arrive pas à l’expliquer, je sens que je
dois vivre une histoire avec lui. Et ça me désespère ! Tu me trouves idiote ?
– Non. Pas vraiment. On a tous nos toquades. Bon, tu l’as vu avec une autre femme, et après ? Si ça se
trouve, c’est simplement une conquête d’un soir ?
– C’était en journée !
– Oh, ne joue pas sur les mots, tu sais très bien ce que je veux dire !

Clémence esquissa un petit sourire tremblant cependant taquin.


– D’accord ! Peut-être, mais ai-je vraiment envie d’être avec un collectionneur de femmes ?
– Clémence ! Tu dis que vous êtes liés, faudrait savoir ! Si tel est le cas, alors il te faudra passer outre.
– Tu penses que je ne dois pas abandonner ?
– Je pense que tu dois suivre ton cœur, tant pis si tu dois en souffrir, au moins tu auras essayé.

La jeune fille se redressa, une lueur combative dans le regard.

– Tu as raison ! Il ne faut pas laisser tomber au moindre souci ! Sinon je n’arriverai à rien. Bon, alors,
as-tu un plan ?

Anaëlle s’étrangla de rire :

– Moi, un plan ? Nan mais oh, c’est ton chéri, à toi de trouver le moyen de le conquérir !

***

Florian, bien que sachant que Michaela ne pouvait pas le retenir contre son gré, n’avait pas envie de la
brusquer. Il se souvint tout à coup de l’anniversaire de Julien et bénit son ami d’être né ce jour-là. Il
articula lentement :

– Michaela, ce soir, j’ai rendez-vous avec Julien et sa sœur, pour fêter leur anniversaire.

Sa réponse fut aussi brève qu’hautaine :

– Et alors ?

Il réfléchit à la meilleure manière de s’en sortir et proposa, un peu sur la défensive :

– Maintenant que nous sommes… eh bien, en couple, j’aimerais que tu m’y accompagnes.
– Et revoir cette crapule ? Tu n’y penses pas sérieusement ! Jamais ! jeta-t-elle avec aigreur.
– Mais… voyons… Il faut repartir sur de bonnes bases, c’est un de mes amis, je ne peux pas le rayer
de ma vie. Tu seras amenée à le revoir, de toute façon, mentit-il.

Michaela lâcha un petit soupir, comme si elle avait dû le lui expliquer une centaine de fois :

– Bien sûr que non, là où nous irons, nos amis ne nous suivront pas.

Une boule se forma dans la gorge de Florian, le désir de la contredire fut très fort, mais il devina qu’il
devait abonder en son sens :

– Oui, c’est vrai, mais cela ne va pas se faire ce soir, si ? Nous avons encore droit à quelques sorties
avant le grand… plongeon, tout de même ?

Elle parut réfléchir quelques instants.

– Tu n’as pas tout à fait tort. Il faudra d’abord analyser ton ADN, programmer certaines choses, tout
cela va prendre du temps. Habillons-nous et retrouvons tes amis.

Soulagé, Florian la suivit à l’intérieur, dans la chambre, où il ramassa ses vêtements froissés. Elle le
réprimanda :

– Tu ne vas pas porter ça ?


– Je n’ai rien d’autre, et nous n’avons pas le temps de passer par chez moi.

Levant un index autoritaire, elle lui intima :

– J’ai ce qu’il te faut, suis-moi.

Elle le précéda dans un grand dressing, lui demanda sa taille, fit glisser quelques cintres et lui présenta
une chemise chocolat et un pantalon en lin assorti.

Agréablement surpris, il leva un sourcil approbateur.

Elle se tourna vers un autre rayon, farfouilla plusieurs secondes puis plaqua sur son corps une robe
kaki à volants, courte et au décolleté vertigineux.

Elle était si belle que le jeune homme ne parvenait pas à détourner le regard, puis il se souvint qu’il
devait échapper à son emprise et non la contempler avec des yeux béats. Il retourna dans la chambre,
consterné à l’idée que la folie habitât un si joli corps.
27 - Machin clair
Attablés à une terrasse bondée, Julien et Elisa plaisantaient allégrement à propos de l’allure des
passants, petit passe-temps mesquin mais ô combien jouissif. Ils savaient que d’autres ne se gênaient pas
pour leur rendre la pareille, leur sentiment de culpabilité en était donc amoindri.

Julien espérait que Florian arriverait bientôt, même s’il n’avait toujours pas eu de ses nouvelles. Il
perçut soudain une exclamation étouffée à sa droite :

– Bon sang ! Je rêve ! C’est pas l’écrivaine, là, Machin Clair ?

Horrifié, Julien constata qu’effectivement Michaela arrivait droit sur leur table, un Florian à la mine
défaite dans son sillage. D’autorité, elle prit une chaise et s’installa, tandis que Florian bafouillait qu’il
allait commander leurs consommations. Elisa tendit une main et serra celle de Michaela avec un parfait
naturel. Cette dernière n’octroya qu’un bref regard à Julien et lança :

– Vous êtes donc la sœur de ce malotru ?

Elisa hocha la tête avec un petit sourire en coin et prit le paquet que lui tendait Michaela.

– Rien de grandiloquent, j’ai appris il y a moins d’une heure que vous fêtiez votre anniversaire.
– Il ne fallait pas, merci.

Le collier qu’Elisa déballa lui arracha un cri de ravissement :

– Il est splendide !

Michaela pencha la tête :

– Je suis contente qu’il vous plaise.


– Je vous remercie ! dit Elisa en attachant le bijou autour de son cou.

Ils furent interrompus par leurs voisins, qui présentèrent un morceau de papier à l’auteure :

– Bonsoir, euh, dites, c’est bien vous, vous écrivez, euh, on pourrait avoir un autographe ?

Michaela les jaugea d’un air sévère :

– Quel est mon nom ?


À cette question, Elisa pouffa derrière sa main, Julien, lui, roula des yeux, attendant impatiemment le
retour de Florian. Hélas, le bar était pris d’assaut, son ami était hors d’atteinte pour encore un bon
moment, il n’avait pas d’autre choix que de prendre son mal en patience.

Rouge pivoine, les importuns ne purent répondre à l’interrogation. Michaela les tança :

– Si vous l’ignorez, pourquoi diable voulez-vous ma signature ? Pour parader ? Pour la vendre sur
eBay ? De toute façon, je ne signe que dans mes romans, pas sur un ticket de caisse !
– Ouais, ça va, pas la peine de jouer la star ! rétorqua l’homme avec hargne.
– Monsieur, je ne ferai aucun commentaire car, jusqu’à preuve du contraire, ce n’est pas vous qui avez
plusieurs best-sellers à votre actif. Maintenant, veuillez dégager avant que j’appelle la sécurité.

Julien n’en revenait pas : il avait été attiré par une telle mégère ! Il comprenait mieux l’air pitoyable de
son ami, qui avait probablement réalisé à quel genre de femme il avait affaire. Il devait s’en mordre les
doigts. Penser à sa nuit avec la romancière lui fit songer à Clémence et il sombra dans la tristesse, aussi
soudaine qu’irrépressible. Ses cheveux roux, son air mutin, ses regards coquins, son accent chantant, tout
lui manquait. Il avait une telle envie de la voir. Son attention se reporta alors sur Michaela tandis que
l’idée lui traversait l’esprit : mais oui ! Elle pouvait lui donner l’adresse de la jeune fille, elle était celle
qui détenait le pouvoir. Ironique, sans doute, mais vrai. Il se pencha vers elle mais elle l’ignora, toute à
sa surveillance de Florian qui revenait, un plateau entre les mains.

Michaela ne lui laissa pas le temps de déposer les verres sur la table, saisit le premier à sa portée et en
balança le contenu au visage de Julien. Des cris désapprobateurs retentirent, mais Michaela les réduisit
au silence d’un regard assassin. Julien se redressa en braillant :

– Mais t’es complètement tarée, ma parole !


– Va te faire voir, énonça-t-elle calmement. Tu ne mérites que ça, et bien pire encore, pour t’être moqué
de moi.

Julien se tourna vers Florian :

– Putain, mais elle est dingue ! Et tu restes là, toi ?

Florian voulut parler mais en fut empêché par l’écrivaine et dut s’asseoir, la main prisonnière de celle
de Michaela, qui déclara d’un ton solennel :

– Votre ami tient à profiter de cette soirée pour vous faire ses adieux.

***
L’addition réglée, Rebecca sortit du restaurant d’un pas lent, les yeux baissés.

Ses pensées, animées de leur vie propre, voletèrent vers Florian, vers son sourire canaille, vers ses
fossettes, vers son postérieur, vers ses yeux si profonds qu’ils lui donnaient envie d’y sombrer corps et
âme. Elle prit la décision de lui parler, elle n’avait plus rien à perdre : Amaury ne faisait plus partie de
sa vie et elle comprenait son désir de ne pas être de simples amis. Elle non plus ne voulait pas d’une telle
relation avec Florian, elle demandait plus et si elle ne l’obtenait pas, alors elle ne désirait rien, pas même
une carte de vœux en fin d’année. Excessive ? Sans doute. Mais l’écouter radoter à propos de cette fichue
écrivaine lui donnait la nausée. Soulagée d’avoir enfin pris une décision, elle leva le nez mais trop tard :
elle percuta deux jeunes filles qui lisaient le menu.

***

Toujours debout, tentant d’éponger sa chemise trempée, Julien jura :

– Bordel de merde, c’est quoi ces conneries ? Des adieux, c’est une plaisanterie ?

Telle une institutrice, Michaela le reprit :

– Tut tut tut, pas de vilains mots mon garçon.


– Oh, pas de ça avec moi, Madame « je beugle des grossièretés quand je m’envoie en l’air » !
– Pas la peine de dévoiler ma vie sexuelle à tout le monde !

À bout de nerfs, Julien invectiva Florian :


– Mais enfin, explique-nous ce qui se passe, elle est complètement barge !

Courroucée, Michaela répliqua :

– De un, je ne suis pas barge, de deux, il n’a rien à expliquer. Il va simplement s’installer chez moi
et…

Après s’être rassis, Julien l’interrompit :

– Bon sang, je ne t’ai pas sonnée ! Laisse-le parler ! Déjà, même s’il s’installe chez toi, ce qui me
paraît quand même délirant, je ne vois pas pourquoi il devrait nous dire au revoir. En plus, je me
demande si Florian a pu donner son avis, j’ai plutôt l’impression de voir un hamster coincé dans sa roue.

Michaela se raidit, puis protesta :

– Bien sûr qu’il en a envie. N’est-ce pas, mon chéri ?


Le chéri en question, enfin sorti de sa stupeur effrayée et, réalisait-il, absurde, leva les mains avant de
déclarer, d’un ton qu’il voulait le plus apaisant possible :

– Je… je t’avoue que pas du tout. Je n’ai aucune envie d’être transformé en homme-poisson et de
passer le reste de ma vie à nager à tes côtés.

Un bruit mouillé lui fit tourner la tête : Elisa s’était étranglée avec une gorgée de son breuvage et tentait
de reprendre son souffle. Il lui tapota doucement le dos en chuchotant :

– Ne t’inquiète pas, ça ne risque pas d’arriver !

Elle lui lança un regard sans équivoque et questionna Michaela :

– Vous envisagez sérieusement cela ? Vous vous imaginez que Florian va tout abandonner pour vous
suivre ? C’est bien mal le connaître.

Michaela répliqua avec emphase, en serrant l’avant-bras de Florian de ses deux mains :

– Il s’agit de sa destinée. Et de la mienne. Je sais que nous sommes faits l’un pour l’autre. Je le sens au
fond de mon être. Nul ne pourra nous séparer !

Avec un ricanement, Julien s’écria :

– Ah, parlons-en, de tes sensations ! Tu le sens si bien que tu n’as même pas remarqué que j’avais pris
sa place !
– Inutile de me rappeler ce moment d’infamie.
– Pas si infâme que ça, si j’en crois tes cris d’extase.

La gifle de Michaela sur la joue de Julien le laissa coi quelques secondes, qu’elle mit à profit pour lui
dire tout le mal qu’elle pensait de lui :

– Espèce de dégénéré congénital, tu n’es que de la vermine abjecte, un pourceau de la pire espèce, je te
prie de croire qu’aucune femme, quand elle saura ta vraie personnalité, ne voudra de toi ! Tu es tellement
pourri, vérolé, que je ne te donnerais même pas à manger à mes poissons ! J’ai envie de lacérer ton sale
petit visage si satisfait, si imbu de ta petite personne alors que tu n’es rien ! Tu m’entends, tu n’es rien !

Florian tapa du poing sur la table en inox.

– Michaela, ferme-la ! Faut que tu te fasses soigner. Non, je ne te suivrai pas dans tes délires. Je ne
reviendrai pas là-dessus. Je suis désolé, je me suis fourvoyé, je n’aurais jamais dû te contacter, tu aurais
dû rester un fantasme.

D’un coup, la romancière se calma. Les mots du jeune homme semblaient la déboussoler complètement.

– Mais… Je ne comprends pas… Pourquoi ? Tu me trouves folle, comme cet abruti ?

Il ne voulut pas lui faire de peine et dit doucement :

– Ce n’est pas ça. Nous ne nous correspondons pas, quoi que tu puisses en penser.
– Je n’en reviens pas. Et tes serments, tes promesses ?
– Nul serment, nulle promesse de ma part, tu te méprends.
– Mais… non ! Tu ne peux pas me faire ça ! glapit-elle en enfonçant ses ongles dans la chair de Florian
qui la repoussa plus durement qu’il ne l’aurait voulu.
– Écoute, Michaela, il…

Elle lui plaqua une main sur la bouche.

– Non, c’est toi qui vas m’écouter ! Tu m’as fait croire que nous avions un futur commun, que tu
souhaitais disparaître dans les profondeurs avec moi !

Florian se débarrassa de son bâillon humain en grondant :

– Ça suffit ! Je ne t’ai rien promis ! Je n’ai jamais prétendu que ton projet insensé m’intéressait. Je
n’aurais pas dû faire comme si le monde aquatique me passionnait, je le reconnais, mais je ne t’ai jamais
demandé ça.

Des émotions contradictoires traversèrent le visage de Michaela. Elle était blessée, en colère,
amoindrie dans sa dignité, mais aussi inconsolable d’avoir perdu celui qu’elle croyait être son destin.
Reine diminuée, drapée dans son orgueil, elle cracha au visage de Florian qui ne lui inspirait à présent
plus que mépris. Elle quitta les lieux dans un claquement de talons hautain, majestueuse jusque dans le
rejet.

Julien se laissa retomber sur le dossier de sa chaise et se lamenta :

– Voilà que s’envole ma dernière chance de découvrir où vit Clémence !

***

Clémence rattrapa la jeune femme qui les avait percutées, Anaëlle et elle, et l’aida à rétablir son
équilibre. Leurs regards se croisèrent et elles s’exclamèrent à l’unisson :

– Oh, c’est vous !

Contente de la diversion, Rebecca déclara avec un large sourire :

– J’ai pensé à vous hier, j’ai reçu des cartons avec de nouveaux livres de recettes.
– Oh, super ! Par contre, je ne sais pas quand je pourrai m’en offrir d’autres, mon budget est assez
serré pour le moment.

Dans un élan de sympathie, la jeune libraire proposa :

– Eh bien, disons que je m’offrirais bien quelques cours de cuisine. Nous pourrions peut-être faire un
échange ? Vous m’apprenez et je vous offre un ouvrage ?

Enchantée par l’offre, Clémence acquiesça.

– C’est une très bonne idée ! Merci.

Alors qu’elle les avait écoutées jusque là en silence, Anaëlle décréta :

– Au fait, moi c’est Anaëlle, amie et colocataire de Clémence, qui teste tous ses essais culinaires.

Celle-ci, confuse de ne pas avoir fait les présentations, s’exécuta. Rebecca dit alors :

– Quelle chance ! Vous devez vous régaler.

Anaëlle avoua :

– J’ai pris quelques kilos depuis que je vis avec elle !

Rebecca s’adressa à Clémence :

– Votre recherche d’emploi avance ?


– Pas vraiment, je pensais justement postuler dans ce restaurant, répondit-elle en regardant sa montre.
Je suis désolée, nous sommes attendues, mais quand pouvons-nous nous revoir ?

Rendez-vous fut pris pour le lendemain.


28 - Un cadeau original
Le gardien referma les grilles derrière une Michaela furibarde. Il la suivit des yeux, prit mentalement
note de se faire tout petit dans les jours à venir. Peut-être même qu’il se ferait licencier, comme la
cuisinière et les trois assistantes précédant l’actuelle. Il pensait d’ailleurs que celle-ci ne tiendrait pas le
coup, il l’avait vue partir en larmes à plusieurs reprises. À bien y réfléchir, il n’y avait que son agent qui
restait, contre vents et marées. Sans doute couchaient-ils ensemble…

La porte d’entrée claqua avec violence, Michaela hurla dans le vestibule, à s’en briser les cordes
vocales.

– Sale ordure ! Salaud de menteur ! Tous des foutus menteurs !

Dans le salon, il lui sembla que les poissons de la table basse se moquaient d’elle. Elle renversa le
meuble d’un coup de pied hargneux, avant d’y balancer un des baffles de sa chaîne hifi. Le verre se brisa,
l’eau se déversa sur le tapis, entraînant les infortunés animaux dans son sillage. La rage au ventre,
Michaela fracassa de petits bibelots, envoya valser une sculpture de valeur qui explosa au sol.

– Je le hais, comme je le hais !

Ses joues humides lui firent prendre conscience qu’elle pleurait. Elle se laissa tomber sur le canapé
pour regarder les poissons qui agonisaient.

– Mes pauvres chéris, vous ne me suivrez pas non plus sous les mers, j’en suis navrée.

Se balançant d’avant en arrière, elle marmonna, en boucle, comme un mantra, les mêmes mots : « Être
une sirène » jusqu’à ce qu’elle reprenne conscience de la réalité lorsque le tapis imbibé lui parut
désagréablement froid sous les pieds. La tristesse fut balayée par la colère, qui revint s’enrouler autour
d’elle, anneaux sinueux et glacials.

Elle ne comprenait pas ce qui avait mal tourné. Elle était pourtant si sûre, la certitude d’avoir trouvé
celui qui l’accompagnerait dans son ultime périple était ancrée en elle. Mais les faits, ces ignobles
perfides et moqueurs, l’avaient contredite. Jamais, de toute sa vie, elle n’avait ressenti une telle
humiliation, une telle rage ! Florian l’avait ridiculisée, elle s’était confiée à lui, lui avait révélé son plus
noir secret, pire, elle lui avait dévoilé ses intentions. Et s’il racontait tout à ses amis, à la presse ? Elle ne
s’en remettrait pas ! À moins que… à moins qu’elle ne dise qu’il avait mal compris. De toute façon, il
s’agissait de sa parole contre la sienne, elle pouvait très bien prétendre lui avoir raconté des bêtises pour
se moquer de lui. Elle était célèbre, lui pas. Elle était riche, lui pas. Il n’aurait aucun poids contre elle.

Un peu plus calme, elle monta à son bureau, où elle prit la photo de Florian. La déchirer, la brûler,
pratiquer un rituel vaudou ? Se frottant les yeux, elle lâcha l’image, qui voleta doucement jusqu’à terre.
Les épaules basses, Michaela se dit que, finalement, tout cela n’en valait pas la peine.

À pas lents, elle se dirigea vers sa chambre, déverrouilla le tiroir dans lequel elle avait caché le
téléphone de Florian. À l’aide du pied d’une lampe, elle en fracassa l’écran puis en retira la batterie à
laquelle elle fit subir le même sort. De retour dans le bureau, elle plaça les pièces détachées dans une
enveloppe matelassée. Elle y inscrivit les coordonnées de Florian – dénichées lorsqu’elle avait reçu son
premier mail – et colla un timbre. Voilà qui lui ferait une belle surprise. Avant de sceller le paquet, avec
un sourire sardonique, elle ajouta un petit cadeau original.

Un verre d’alcool – plusieurs même – et elle relativisa : elle n’avait pas besoin de lui, elle n’avait
besoin d’aucun homme, elle réaliserait son rêve, vivrait parmi les créatures sous-marines, peu en
importait le prix !

***

Les trois amis avaient terminé leur verre comme si de rien n’était, Florian n’avait eu aucune envie de
leur raconter par le menu ses mésaventures. Plus tard, avait-il argué. Les jumeaux avaient compris et,
malgré leur curiosité, avaient discuté de Clémence. Julien s’était morfondu sur ce coup du sort, avait à la
fois maudit et révéré le jour où il avait décidé de se faire passer pour son ami. Oui, cela lui avait permis
de rencontrer Clémence, à n’en pas douter le destin l’avait placée sur sa route – lui-même trouvait
l’expression complètement niaise, habitué des relations sans réel avenir, pourtant il le croyait –, mais il
l’avait instantanément perdue et vivrait désormais dans les regrets.

Elisa lui avait proposé de faire une recherche sur Facebook, il avait ricané :

– Tu crois que je ne l’ai pas déjà fait ? Mais avec son seul prénom, c’est mission impossible, il y en a
des tonnes, chaque fois que j’arrive au bout de la page, j’ai droit aux « résultats suivants », j’ai fini par
abandonner. Si ça se trouve, je ne la reconnaîtrais même pas sur sa photo de profil. Et puis, elle n’y est
peut-être pas, sur le réseau !
– Tu devrais t’armer de patience et faire toute la liste, tu la dénicheras peut-être, on ne sait jamais. Si
c’est réellement le soleil de ton existence…

Ils avaient fini la soirée aux aurores et le lendemain midi, en ouvrant les yeux, Florian se demanda un
instant où il se trouvait. Puis il se souvint. De tous les événements. De son désarroi. De sa colère. De sa
stupidité. Il ignorait ce qui le surprenait le plus : qu’il soit parvenu à séduire une célèbre auteure ou que
celle-ci soit complètement détraquée. Et pour finir, un prénom revint. Rebecca. Il comprit que, obnubilé
par la romancière, il avait repoussé toute ambivalence vis-à-vis de la jeune libraire. Cependant, à présent
qu’il avait récupéré sa lucidité, ça ne pouvait pas être plus clair : il était attiré par elle. Très attiré. Il se
sentait bien en sa compagnie, la trouvait ravissante et avait envie d’elle. Il prit conscience que Rebecca
le faisait vibrer depuis leur première rencontre, chose qui ne s’était pas produite lorsqu’il avait vu
Michaela Dauclair en chair et en os. Aveuglé, persuadé qu’il avait des sentiments pour l’auteure alors
qu’il s’était agi, tout au long, d’un bête fantasme. Qui, une fois réalisé, s’était révélé désastreux en plus de
stupide.

Il se leva, dans le but d’appeler Rebecca, chercha son téléphone pour se rappeler ensuite qu’il avait
disparu chez Michaela. Il gronda :

– Volé par la femme de ménage ? À d’autres ! Cette pétasse de Michaela l’aura sûrement planqué
quelque part.

Cela étant, déclarer son amour à Rebecca ne lui sembla pas être une bonne idée : elle s’était remise en
couple avec cet Amaury. En plus, elle penserait qu’il se rabattait sur elle suite à sa déconvenue.

De dépit, Florian se laissa retomber sur son lit. Comme il avait été idiot de se focaliser sur Michaela
alors que la femme idéale avait toujours été là pour lui ! Il avait envie de courir à la librairie mais, en
même temps, il n’avait pas envie de la voir – pas tout de suite – pas envie d’admettre la défaite de sa
relation avec la romancière, pas envie de passer pour un pauvre nul incapable d’une relation sentimentale
saine et normale. Oui, il avait honte. Il ne pourrait pas regarder Rebecca dans les yeux, pas pour le
moment en tout cas, et opta pour l’évitement, solution sans doute lâche mais préférable. Soudain, il
réalisa qu’il aurait dû être à son travail mais se fit porter pâle.

***

Clémence ouvrit la porte à Rebecca, qui avait quitté sa librairie une heure avant la fermeture, confiée
aux bons soins de son employée.

– Entre, je t’en prie.

Elle avait tout naturellement glissé vers le tutoiement.

Rebecca admira la décoration après avoir salué Anaëlle, vautrée dans le canapé. Celle-ci lâcha :

– Faites comme si je n’étais pas là. Sauf quand il s’agira de goûter !

Sa colocataire éclata de rire.

– Et si tu écoutais mon cours, plutôt ? Tu risquerais d’apprendre quelque chose.

Rebecca tendit un paquet à Clémence.

– Le nouvel arrivage.
– Merci !

Avec une mine gourmande, la jeune fille parcourut l’ouvrage en diagonale, puis le plaça sur la table
basse.

– Bon, j’ai prévu de t’enseigner comment faire des bouchées feuilletées aux légumes.
– Rien qu’à voir les aliments sur ton plan de travail, je salive.
– Mettons-nous au boulot !

Entre les diverses instructions, elles discutèrent lecture, cinéma et finirent par aborder leurs vies
respectives. Quand Clémence évoqua son ancienne patronne, Anaëlle maugréa depuis son sofa :

– Quelle garce, cette Michaela !

Sursaut de stupéfaction et moment d’illumination pour Rebecca qui s’exclama :

– Michaela ? Michaela Dauclair ?


– Mais… oui ! Comment as-tu deviné ? demanda Clémence, ébahie.

Rebecca s’apprêta à répondre mais réalisa alors :

– Oh mon Dieu, ça alors, tu es cette Clémence-là ! C’est incroyable !

Perplexe, la jeune fille plissa les paupières.

Rebecca poursuivit :

– Tu connais Julien, je crois ?

Anaëlle gloussa.

– Oui, c’est le bellâtre croisé chez cette grognasse de Dauclair, justement. Quand il se faisait passer
pour son pote Florian. M’est avis qu’il est un peu con, aussi, mais bon, Clémence a cette idée fixe et
désespère de le revoir un jour.

Les mains contre son cœur affolé, Clémence demanda :

– Tu le connais aussi ?
– Je ne l’ai rencontré qu’une fois. En réalité, je suis une amie de Florian, dit Rebecca, un rien amère.
Anaëlle sautilla d’excitation alors que son amie vacillait un peu en balbutiant :

– Mais… mais il a déjà quelqu’un, non ?

Stupéfaite, Rebecca s’exclama :

– Cela m’étonnerait, lui aussi te cherche.


– Mais avec qui était-il alors ?

Les sourcils froncés de Rebecca indiquèrent qu’elle ne possédait pas la réponse à cette question.

– Mais je suis certaine qu’il a toujours envie de te retrouver. Tu lui as fait un sacré effet !

Sidérée, Clémence ne parvenait pas à assimiler ce qu’elle venait d’entendre : ses émotions étaient
partagées ! Un petit rire monta dans sa gorge, franchit ses lèvres et éclata dans les airs, mélodieux et
délicat.

Rebecca réfléchit et se rembrunit :

– Par contre, je ne peux pas contacter Florian. Je ne sais pas s’il est toujours avec Michaela ou pas. Il
ne m’a pas rappelée pour me raconter comme il avait dit qu’il le ferait. Je n’ai pas envie de les déranger
et je ne veux surtout pas l’entendre me dire à quel point il est ravi, c’est au-dessus de mes forces.

Spontanément, Clémence lui prit les mains.

– Oh, tu l’aimes ?
– Oui. Et je me déteste pour cela, répondit Rebecca surprise de se confier ainsi à une inconnue.

Mais la jeune fille inspirait les confidences. Elle lui raconta, puis écouta la version de Clémence, qui,
à quelques différences près, correspondait à celle de Julien.

– Je tâcherai de joindre Florian le plus vite possible et lui demanderai le numéro de Julien.

Clémence lui sauta au cou.

– Oh, merci, merci, tu es un ange, ma sauveuse !


29 - Glacer des lardons
La piscine scintillait sous les rayons du soleil.

Michaela effectua un plongeon impeccable et parcourut la moitié de la longueur sous l’eau. Elle aimait
tellement la sensation du liquide autour de son corps, elle se mouvait avec élégance et fluidité. Bénis
soient ses parents, qui l’avaient initiée à la natation dès son plus jeune âge, persuadés que cela lui
donnerait de l’assurance. La suite ne leur avait pas donné tort : Michaela avait toujours su ce qu’elle
voulait et su quoi faire pour l’obtenir. Depuis l’argent et la célébrité, elle avait découvert que tout était
encore plus facile, qu’elle n’avait plus qu’à claquer des doigts : le moindre de ses désirs était réalisé. Le
moindre ? Hélas, pas le plus cher à son cœur. Mais elle ne désespérait pas, un jour… un jour… Elle fut
interrompue dans ses réflexions par la voix de Victor au-dessus d’elle :

– Salut, ma barboteuse !
– Comment es-tu entré ?
– Ta porte d’entrée est ouverte. Rassure-toi, je l’ai fermée après moi.

Il ne lui révéla pas qu’il avait reçu un appel du gardien de Michaela, un peu effrayé par le
comportement hargneux de sa patronne et qui craignait de se faire renvoyer si personne ne la calmait.
L’air de rien, Victor l’interrogea :

– Alors, comment se passe la rédaction de ton nouveau chef-d’œuvre ?


– Très bien. C’est pour cela que tu es là ?
– Je ne peux pas faire une visite à ma romancière préférée ?

Ironique, l’écrivaine haussa un sourcil.

– À ton gagne-pain préféré… Oh, je sais, tu la mérites, ta commission ! Mais tu es souvent ici, ces
derniers temps, ta femme n’est pas trop jalouse ?
– Bien sûr que non !
– Oh, elle n’est pas au courant que tu es chez moi, elle t’imagine dans ton bureau, sagement plongé dans
tes comptes, lança, perfide, Michaela.

Victor éjecta une poussière imaginaire de son costume.

– Ne sois pas désagréable, ma belle.


– Victor, laisse tomber le masque, je sais que tu crèves d’envie de me sauter. Je sais aussi que tu as ta
propre éthique : jamais avec les femmes que tu représentes. Néanmoins, je pense que tu as de plus en plus
de mal à ne pas succomber.
– Tu fais erreur, tu n’es guère séduisante lorsque tu es aussi déplaisante.
– Vraiment, Victor ? demanda-t-elle en sortant de l’eau, lentement, en s’étirant, lascivement, cambrant
les reins, faisant jaillir ses seins.

Il déglutit, se pinça l’arête du nez et grogna :

– Arrête ça tout de suite ! Qu’est-ce qui te prend ?

Les yeux plissés, elle l’observa quelques instants, immobile, puis éclata de rire :

– Je ne sais pas si je te dois te virer pour m’avoir résisté ou, au contraire, te féliciter et te donner une
prime.
– Tu es une peste, Michaela.
– Je sais, répliqua-t-elle, désinvolte.

***

Déçue, Rebecca posa son téléphone sur la table basse. Elle avait été immédiatement dirigée vers la
messagerie de Florian. Elle qui s’était motivée pour l’appeler, qui avait bravé sa frayeur irraisonnée pour
rendre service à Clémence… Florian avait éteint son portable ! Il avait conquis sa belle, il n’avait plus
besoin d’elle pour se lamenter, pour déverser ses doutes. Comme elle avait été naïve ! Sa sottise était
sans limite. Maintenant qu’elle avait rompu avec Amaury, elle se retrouvait seule. Elle aurait tellement
voulu que Florian ait choisi une autre librairie pour se ravitailler en bouquins Dauclair. Ne l’avoir jamais
rencontré, n’avoir jamais connu son sourire, l’odeur de son cou lorsqu’il se penchait sur elle. Elle se
faisait du mal, elle le savait. Assise à sa table de cuisine, elle remâchait sa déception.

Elle était rentrée chez elle sur le temps de midi et ne ressentait aucune envie de retourner à la librairie
cet après-midi.

Elle décida de ne plus appeler Florian. Elle donnerait le numéro du jeune homme à Clémence et la
jeune fille n’aurait qu’à se débrouiller avec lui. Ça valait sûrement mieux ainsi. Pas de souffrance en
perspective, hormis les « si seulement »…

Deux verrouillages de porte, elle dévala les escaliers et se rua dans sa voiture : elle avait besoin de sa
meilleure amie. Celle-ci lui ouvrit la porte de l’immeuble où elle travaillait, une vingtaine de minutes
plus tard, avec un immense sourire et se rembrunit en découvrant la mine de Rebecca qui dit :

– Je pense que je peux faire une croix sur Florian, il doit roucouler avec sa chère Michaela.
– Veux-tu que je demande à mon collègue…
Rebecca coupa Emeline :

– Non, merci, pas besoin, c’est gentil ! Les rendez-vous arrangés, très peu pour moi !
– Je te l’aurai proposé !

Silencieuse, Rebecca regarda par la fenêtre, fixant sans les voir les ardoises terracotta du toit d’en
face, sur lesquelles se posèrent gracieusement deux merles. Leurs plumes noires luisaient au soleil et, de
leurs becs jaunes, ils fouillaient vainement le revêtement en quête de nourriture. La quête de Rebecca, si
elle était moins prosaïque, n’en était pas moins nécessaire à son bien-être et ses pensées s’envolèrent,
bien malgré elle, vers Florian.

***

Rester près du téléphone était une erreur, Clémence le savait, mais elle ne pouvait pas s’en empêcher.
Rebecca avait promis qu’elle lui téléphonerait dès qu’elle aurait le numéro de Julien. La jeune fille était
tellement impatiente. Rebecca comptait appeler Florian rapidement, avait-elle dit, en précisant que cela
lui donnerait un prétexte pour le contacter. Clémence et Anaëlle avaient opiné en riant. Cette dernière
grondait sa colocataire à intervalles réguliers, lui enjoignant de sortir :

– Tu as donné tes numéros de fixe et de portable, il essaiera les deux, de toute façon, s’il te cherche
comme Rebecca nous l’a dit.
– Je sais, mais je…
– Mais rien du tout. Reste ici si tu le veux mais fais quelque chose au lieu de baver sur ce combiné. Un
nouveau gâteau, par exemple ! J’ai fait des courses, regarde ces belles fraises bien rouges, ces
succulentes framboises, je suis sûre que tu as des idées !
– Un sabayon au coulis de framboises ? Une mousse de fraises nappée de chocolat blanc ?
– Cela me semble délicieux ! Il y a du chocolat et des œufs dans le frigo. J’ai même envie de t’aider.
– Très bien, tu peux alors commencer par mélanger ces œufs – seulement les jaunes, garde les blancs –
avec du sucre, tiens, et je vais regarder si nous avons du marsala ou du vin blanc doux. Plus que
probablement, puisque c’est l’un de mes desserts préférés !

Anaëlle gloussa.

Toute à sa recette, Clémence en avait oublié de penser à Julien. Depuis toujours, elle aimait la
sensation de tourner dans des blancs d’œufs, délicatement, presque sensuellement, elle aimait la manière
dont le chocolat fondait, elle aimait la façon dont une croûte se dorait. Cuisiner était pour elle un art à
part entière, créer des plats, des desserts, l’enivrait. Tout le cérémonial lui était aussi très précieux : se
laver les mains, nouer le tablier dans son dos, sortir les ingrédients et les ustensiles. Elle caressa une
spatule et se mit au travail, le sourire aux lèvres, secondée par Anaëlle qui s’en donnait à cœur joie et
léchait les cuillères. Leur complicité ramena Clémence quelques années en arrière, dans la cuisine de ses
parents, avec ses deux sœurs plus âgées. Pourtant, c’était elle, la cadette, qui menait les opérations, qui
indiquait aux autres comment manier le fouet, comment glacer des lardons, sous le regard attendri de leur
mère. Les cadeaux d’anniversaire préférés de la jeune fille étaient des livres de recette ou un stage
culinaire : facile à contenter. Sa famille se régalait de ses inventions, l’aidait à s’améliorer.

Elle posa les verrines remplies de mousse sur un plateau, qu’elle glissa dans le frigo : à savourer le
lendemain. Maintenant, elles pouvaient déguster l’autre dessert, ou ce qui en restait puisqu’elles l’avaient
abondement goûté pendant la préparation.

Lorsque le canapé s’affaissa sous son poids, l’image de Julien reprit ses droits dans son esprit et
l’emplit de mélancolie, comme la marée qui revient, imperturbable.

***

Le dernier livre balancé dans le sac, Florian prit le chemin d’un magasin de bouquins de seconde
main : il ne pouvait plus supporter la vue des romans de Michaela Dauclair. Il avait reçu le matin même
un colis et, ahuri, avait découvert son téléphone en miettes. Mais là n’était pas le pire. L’odeur étrange
qui se dégageait du paquet avait une explication très simple : Michaela y avait glissé des poissons morts.
Des poissons morts ! Florian n’en était pas revenu. En y regardant de plus près, il s’était aperçu qu’elle
avait gravé le mot « traître » dans l’un des spécimens. Écœuré, il avait jeté les animaux à la poubelle,
après avoir pris la précaution de les photographier, et emballé le reste, qu’il avait placé au fond d’une
armoire. La prudence lui avait conseillé de garder des preuves, au cas où elle persistait et qu’il devait
porter plainte. Il préférait penser qu’elle avait agi sous le coup de la colère et ne recommencerait pas.

Arrivé à la boutique, il posa les romans en deux piles sur le comptoir, le vendeur les jaugea quelques
secondes puis annonça un prix qui sidéra Florian : si peu, alors qu’ils étaient neufs et à peine abîmés ? Il
accepta pourtant. Il désirait s’en débarrasser par-dessus tout, tant pis s’il y perdait. Il devait tourner la
page et se donner le courage de faire part de ses sentiments à Rebecca. Comment les lui avouer sans
passer pour un plouc ? Et surtout, comment gérer son rejet lorsqu’elle lui dirait qu’elle aimait Amaury et
qu’aucune idylle ne serait jamais possible entre eux ? Mais il devait lui parler, les remords étaient
préférables aux regrets. À l’adolescence, il avait été éperdu d’amour pour une camarade de classe mais
n’avait jamais osé déclarer sa flamme. Une dizaine d’années plus tard, il l’avait croisée, mariée et
enceinte. Comme dans les films romantiques, il lui avait dit en riant qu’elle avait occupé toutes ses
pensées pendant de longs mois, elle avait rougi et balbutié qu’il aurait dû se déclarer, à l’époque, car
elle-même en mourait d’envie. Un regret aussi immense que l’océan ne l’avait plus quitté. Il n’avait donc
plus envie de se demander « et si ? ». Il maudit sa timidité, reste indélébile de son physique anciennement
ingrat : dans son miroir, il voyait toujours le petit grassouillet binoclard et avait du mal à croire à son
succès auprès de la gent féminine. Les vieilles habitudes ont la vie dure et son manque d’assurance ne
s’envolerait probablement que six pieds sous terre.

Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis le fiasco. Il avait hésité sur la façon d’avouer ses sentiments à
Rebecca – elle risquait de croire qu’il la choisissait par défaut, suite à sa mésaventure avec Michaela –
puis avait décidé de lui cacher la vérité. Mieux valait qu’elle pense qu’il quittait l’écrivaine parce qu’il
était amoureux d’une autre. Il dévoilerait la vérité plus tard, bien plus tard. Il avait voulu se remplir
d’audace avant de retourner à la librairie, avait engagé ses pas à plusieurs reprises puis avait à chaque
fois rebroussé chemin. Il avait même refusé de voir Julien, préférant se terrer dans son coin, pour panser
ses blessures. Blessures dont, il en était conscient, il était le seul responsable.
30 - Psychopathe
Le timbre de la sonnette fit sursauter Rebecca, qui regarda par le judas et pâlit en apercevant Florian.
Elle ouvrit la porte, les sourcils interrogateurs.

Il déclara d’une petite voix qu’il était entré avec un de ses voisins, bien décidé à rester sur son palier
dans le cas où elle n’était pas chez elle – mais il tut cette information.

Elle le fit entrer dans son salon, lui proposa à boire, il déclina. Silencieuse, elle s’assit sur le canapé,
ses jambes repliées sous elle, tandis qu’il s’installait sur le bord d’un fauteuil. Le pot de fleurs sur le
meuble à côté d’elle semblait fortement intéresser Rebecca. Perplexe, Florian lui demanda si tout allait
bien. Elle hocha la tête, sans oser le regarder. Il dit doucement :

– Je suis désolé de ne pas t’avoir donné de nouvelles avant aujourd’hui.

Un petit sourire naquit et mourut dans la même seconde sur les lèvres de la jeune femme, qui haussa les
épaules.

Il allait poursuivre mais Rebecca annonça :

– Tu étais fort occupé avec ta chérie, je sais, je comprends.

L’amertume de son ton était palpable. Florian, étonné, murmura :

– On dirait que tu n’es pas contente…


– Pourquoi ne serais-je pas contente ? Parce que tu ne m’as pas téléphoné comme tu me l’avais
promis ?
– Il se trouve que mon téléphone était pris en otage par Michaela.

Avec un petit ricanement ironique, Rebecca dit :

– Ah forcément, c’est que personne ne devait vous déranger ! Une si belle histoire d’amour, c’est
merveilleux, cette chère Michaela Dauclair, tu dois être très heureux !

Un rien agacé, il répondit par l’affirmative, en le regrettant aussitôt.

Seule une légère interruption du souffle de Rebecca trahit sa déception.

– Je suis ravie pour toi.


Il voulut continuer, lui avouer enfin ce qu’il ressentait, mais elle poursuivit :

– Pour moi aussi, c’est le bonheur.

Le jeune homme resta coi.

– Avec Amaury, je veux dire. Je l’aime plus que jamais, décréta-t-elle, en espérant que le rouge de ses
joues passerait pour de l’excitation et non la honte du mensonge proféré.

Avec lenteur, Florian se releva. Ses genoux craquèrent.

– Bon, euh… Je vais devoir y aller…


– Michaela t’attend ?
– Oui, c’est ça, répondit-il piteusement.

Elle l’accompagna à la porte, la referma dès qu’il eut franchi le seuil – elle ne supportait plus de le
voir. Le cœur broyé, elle gagna sa chambre, s’assit sur son lit. Pendant de longues minutes, elle étudia le
mur, sans bouger. Puis des larmes naquirent au coin de ses paupières, débordèrent pour glisser sur ses
joues. En silence. Lorsqu’enfin son cerveau eut assimilé le choc, un gémissement franchit ses lèvres.

***

Clémence avait cessé de surveiller constamment son téléphone. Parce que, de un, ça n’allait pas le
faire sonner et, de deux, les doutes avaient à nouveau investi son esprit.

À table, Anaëlle remarqua sa mine soucieuse et demanda :

– Tu désespères qu’il appelle jamais ?


– Pas du tout, répondit Clémence en portant la fourchette à sa bouche.
– Qu’est-ce qui ne va pas ? Ta recherche d’emploi ?
– Oh, ça…

Un geste de la main évacua la préoccupation.

– Non. Enfin, oui, mais pas là tout de suite, reprit Clémence. Je me demande si c’est vraiment une
bonne idée de me focaliser ainsi sur Julien.
– Pourquoi ? Parce que tu ne le connais pas ?
– Il y a de ça. Et puis, ce que je sais de lui, eh bien…
Elle tritura un bout de pain, l’émietta sur son assiette sans aller au bout de sa phrase. Après avoir avalé
une gorgée d’eau, Anaëlle l’interrogea :

– Que crois-tu savoir de lui, au juste ?


– Il est nettement plus âgé que moi, pour commencer. Sans doute quinze ans, voire plus.

Malicieuse, son amie rétorqua :

– Comme si ça te gênait vraiment ! Nous savons toutes les deux que les hommes matures te plaisent.

Clémence admit :

– Oui. C’est vrai. Mais bon, ça veut dire qu’il a beaucoup d’expérience, qu’il a eu tout le temps de
multiplier les conquêtes.
– C’est assez logique, non ?
– Oui, mais j’ai l’impression qu’il en a particulièrement profité, dit-elle en débarrassant la table.
– Et ?
– Je ne suis pas certaine d’apprécier ça.

Méditative, Anaëlle ouvrit le lave-vaisselle.

– C’est sûr que ça lui fait un sacré bagage. Mais en même temps, il y a des chances pour qu’il soit doué
au pieu.
– Pas forcément. S’il accumule les coups d’un soir, il reproduit toujours les mêmes schémas.
– Pas faux, en convint Anaëlle. Ça te gêne tant que ça, qu’il soit passé de femme en femme ? En es-tu
sûre, d’abord ?
– D’après ce que j’ai compris, il était plutôt du genre volage. Dans l’absolu, non, ça ne devrait pas me
gêner, c’est du passé. Mais je n’aimerais pas qu’il fasse pareil avec moi.

Elle termina de ranger la cuisine tandis qu’Anaëlle passait l’éponge sur la table.

– Il a quand même l’air d’en pincer fortement pour toi.


– Apparemment. Mais il m’a juste croisée. Et il sortait du lit de ma patronne. Tu ne trouves pas ça
problématique ?

Son amie haussa les épaules.

– En soi, oui. Mais à force de trop analyser, tu risques de passer à côté d’un grand amour.
– Du grand amour ?
– J’ai dit « d’un », pas « du ». Tu n’es pas obligée de te marier avec non plus, hein. Le rencontrer,
apprendre à le connaître, et puis tu verras bien. Il sera toujours temps de t’enfuir si vraiment tu ne
parviens pas à dépasser son comportement.
– Je ne sais pas… Je dois y réfléchir. J’ai peur, en réalité.
Anaëlle prit son amie dans ses bras.
– Allez, viens, on va se mater un film pour te changer les idées. Quand il te contactera, tu aviseras.

Clémence obtempéra, sans toutefois réussir à chasser totalement ses idées noires.

***

Au bout de trois jours sans nouvelles de Rebecca, Florian n’y tient plus. À nouveau, il se présenta chez
elle ; cette fois, il sonna en bas de l’immeuble. Surprise de la visite – et un rien angoissée – elle le fit
monter.

D’autorité, il entra dans l’appartement de la jeune femme sans dire un mot et alla s’installer dans le
séjour. Rebecca s’assit également.

Très sérieux, Florian annonça :

– Michaela est une psychopathe qui rêve de me transformer en homme-poisson.


– Hein ?
– Elle est cinglée. Elle veut devenir une sirène et vivre dans les flots. En ma compagnie.

Les yeux ronds, Rebecca s’exclama :

– Les rumeurs sont donc fondées ?


– Oh que oui ! Ma vie de sirène est à coup sûr autobiographique. Mais, de toute façon, même si elle
n’avait pas été dingue – ce qu’elle est, je t’assure – j’aurais rompu.

Le cœur et le souffle de Rebecca s’accélérèrent.

– Tu as rompu ? Mais tu m’as dit le contraire…

Florian poursuivit doucement :

– J’ai réalisé que j’étais à la poursuite d’un fantasme, j’ignore d’ailleurs pourquoi j’avais à ce point le
désir de la rencontrer. C’était absurde.
– Comment l’a-t-elle pris ?
– Très mal. Elle est excessive dans ses réactions. J’ai récupéré mon téléphone en pièces détachées. Au
passage, il faudra que tu me redonnes ton numéro, je ne l’ai plus, forcément.

Penchée en avant, les mains calées sur ses genoux pour empêcher qu’elles ne tremblent, Rebecca
gloussa nerveusement.

– Ah oui, carrément ! Elle doit t’en vouloir à mort.


– Sans doute. Il n’y avait pas que ça : elle avait joint des poissons morts.

Rebecca porta une main à sa bouche.

– Quoi ? Des poissons morts ? Mais elle est malade !


– Clairement.
– Tu n’as pas peur qu’elle fasse autre chose ?
– Non. Je ne sais pas si elle compte se venger et, à vrai dire, je m’en tape. Parce que j’ai un autre sujet
de préoccupation.
– Oh ? Tu veux en parler ? proposa la jeune femme.

Il passa une main dans ses cheveux pour se donner une contenance.

– J’ai des sentiments pour une autre femme, en réalité.

Les lèvres tremblantes, Rebecca attendit la suite.

– Malheureusement, elle est en couple.

Rebecca prit une profonde inspiration.

– Tu aimes Amaury, n’est-ce pas ?


– Je… euh… c’est que…
– Non ?
– Non, oui, mais pas comme ça. Je t’ai menti. Moi aussi, j’ai rompu.
– Pourquoi ? Tu en aimes un autre ? demanda Florian, malicieux.
31 - Imagination en berne

Les yeux dans les yeux, ils ne dirent rien pendant de longues secondes, puis Florian posa une main sur
celle de Rebecca. Elle n’osait y croire, refusait de bouger par peur de rompre le charme. Le pouce du
jeune homme caressait doucement l’intérieur du poignet de Rebecca. Ils se sourirent, Florian se
rapprocha lentement, passa une paume sur la joue de la jeune femme, qui frissonna. Ils s’inclinèrent au
même instant, leurs bouches se rencontrèrent pour un baiser léger, délicat, presque craintif. Ils
s’enhardirent et leurs langues se touchèrent, jouèrent ensemble, tournèrent dans un soupir de satisfaction.
La main de Florian remonta sur l’avant-bras de Rebecca, monta sur l’épaule puis se posa sur un sein,
arrachant une exclamation étouffée à la jeune femme. Lorsque les doigts se glissèrent sous le tissu, elle le
repoussa doucement :

– Non, je t’en prie. Je préfère attendre, j’ai envie que ce moment soit vraiment magique, pas à la
sauvette, je veux pouvoir m’y préparer. S’il te plaît.

S’il était déçu, le jeune homme n’en laissa rien paraître, il répondit :

– Cela n’en sera que meilleur, c’est vrai que je débarque à l’improviste. Je suis d’ailleurs content de
connaître ton adresse et de ne pas me retrouver dans la même situation que Julien !

D’un bond, elle sauta sur ses pieds et s’exclama :

– Bon sang, j’ai failli oublier Julien ! Tu ne devineras jamais !


– Quoi, il est venu te draguer ?
– Mais non, voyons, répondit-elle avec un petit rire, j’ai rencontré une jeune fille et une discussion en
entraînant une autre, il s’est avéré qu’elle est… Clémence !
– Tu plaisantes ?
– Pas du tout ! J’ai son numéro pour Julien, elle attend qu’il se manifeste, elle se pâme d’amour pour
lui.
– J’en connais un qui va faire des bonds de joie, déclara Florian en sélectionnant le numéro de son ami
sur son nouveau Smartphone.

Lorsqu’il l’eut au bout du fil, il lui annonça la nouvelle sans préavis et l’entendit trébucher puis crier
de douleur.

Voyant la mine de Florian, Rebecca s’inquiéta. Le jeune homme, mortifié, l’informa que son ami venait
sans doute de se casser le pied en tombant de surprise du trottoir. Rebecca ne sut si elle devait garder son
sérieux et se mordit les lèvres pour réprimer le fou rire qui montait. Elle déclara qu’elle allait prévenir
Clémence, voilà qui adoucirait très certainement la douleur de Julien.
***

La mousse du bain chatouillait le nez de Clémence, immergée dans sa baignoire, des bougies allumées
autour d’elle et une douce musique pour fond sonore lorsque retentit la sonnerie de son téléphone
portable. Un gémissement franchit ses lèvres, elle se sentait si bien. Anaëlle franchit le seuil en parlant
dans le combiné.

– Tiens, c’est Rebecca.

Les yeux écarquillés, le cœur palpitant, Clémence répondit, joyeuse d’anticipation puis pâlit. Elle
sortit du bain avec précipitation sous le regard incrédule de son amie et se sécha sommairement après
avoir raccroché.

– Qu’est-ce qui te prend ?


– C’est Julien !
– Dis donc, tu ne dois quand même pas te précipiter pour le voir, tu peux savourer ton…
– Non ! Il est à l’hôpital, fracture de la cheville ! Ce n’est pas grave, mais je dois le voir !

Anaëlle, adepte de l’ironie, décréta :

– Tu as raison, il est immobilisé, il ne pourra pas s’enfuir.


– Roh, vilaine !
– Non, mais plus sérieusement, ça ne sert à rien de te presser, ça risque de prendre un petit moment,
aux urgences.

Clémence admit que se hâter n’était sans doute pas la meilleure des idées.

– Prends le temps de te préparer, histoire de lui en mettre plein la vue.


– Tu crois ?
– Bien sûr ! Et ne va pas à l’hôpital, va plutôt chez lui, quand il sera à l’aise, moins stressé.
– Tu as raison.

Elle envoya un message à Rebecca pour lui demander de la prévenir quand Julien quitterait la clinique.

Si elle sélectionna sa tenue avec soin – une robe bustier aux motifs fleuris et des sandales assorties –
elle ne passa toutefois pas plus de temps que nécessaire devant son miroir. Car Julien avait beau ne pas
l’attendre, elle brûlait d’être auprès de lui, pour lui faire oublier la douleur, pour le câliner, pour lui
murmurer des mots doux et apaisants.
***

Florian, qui se sentait coupable de l’accident de son ami, avait entraîné Rebecca à l’hôpital. Ils étaient
arrivés peu après Julien, qui les avait accueillis avec une grimace :

– Vous êtes venus vous moquer de moi, c’est ça ?


– T’auras besoin d’être raccompagné en voiture, non ? souligna Florian, pragmatique.

Tous trois avaient attendu de longues minutes avant que le jeune homme ne soit appelé pour effectuer
une radio de sa cheville. À l’instant où son fauteuil roulant disparaissait, le téléphone de Rebecca sonna.
Elle sourit en voyant le nom qui s’affichait : Clémence s’impatientait. Elle décrocha et n’eut pas le temps
de saluer la jeune fille qui questionna :

– Comment va-t-il ?
– Bien, ne te fais pas de souci, il a même ri, malgré la souffrance.
– Comment c’est arrivé ?

Rebecca commença à expliquer les événements puis Clémence l’interrompit :

– Tu étais avec Florian ? Tu lui as dit ?

Prétextant la soif, Rebecca se dirigea vers le distributeur de boissons pour s’éloigner de Florian. La
mine réjouie, elle continua sa conversation avec Clémence, qui se dit ravie pour elle.

– Tu dois être heureuse ! Que s’est-t-il passé avec Michaela ?


– Tu la connais mieux que moi, Florian me dit qu’elle est complètement cinglée. Tu en penses quoi ?
– Je ne l’ai pas côtoyée longtemps et je ne la voyais pas beaucoup. Elle est toujours restée courtoise –
sauf à la fin – mais c’est vrai que je me suis souvent demandé s’il ne lui manquait pas quelques cases. Sa
manie de se prendre pour une sirène entourée de poissons, dans son salon, me faisait un peu flipper.

À une Clémence de plus en plus éberluée, Rebecca résuma ce que Florian lui avait raconté.

– D’accord. Finalement, m’être fait virer n’était pas plus mal. Si ça se trouve, j’aurais peut-être fini en
nourriture pour poissons !

Amusée, Rebecca conclut la discussion en lui promettant de la prévenir quand Julien sortirait de
l’hôpital et de lui transmettre l’adresse du jeune homme.

De retour dans la salle d’attente, elle se rassit à côté de Florian, qui lui prit la main avec tendresse.
– Je suis curieux de voir à quoi ressemble cette Clémence. Elle doit vraiment être particulière pour
avoir réussi à retenir à ce point l’attention de Julien.

– Elle lui a résisté, énonça Rebecca avec malice.

Florian lâcha un petit rire.

– C’est assez vrai, il n’a pas l’habitude. Les femmes lui tombent dans les bras. Tu l’as vu, tu dois
comprendre.
– Il est beau, certes, mais il ne m’attire pas.

La réponse rassura le jeune homme, qui lui demanda de décrire Clémence. Après avoir dressé le
portrait de la jeune fille, Rebecca posa sa tête sur l’épaule de Florian.

– Je suis contente que tu sois venu m’avouer tes sentiments. J’avais l’intention de le faire, mais je ne
savais pas comment m’y prendre. Peut-être que je me serais dégonflée.
– J’en suis très heureux.

Puis ils ne dirent plus rien, savourant la présence de l’autre.


Au terme d’une longue attente, Julien apparut enfin au bout du couloir, le pied dans le plâtre, avançant
difficilement à l’aide de béquilles.

Discrètement, parce que Clémence désirait que cela reste une surprise, Rebecca lui envoya un message
contenant l’adresse de Julien.

Ils descendirent au sous-sol de l’hôpital, où se trouvait garée la voiture de Florian.

***

L’ordinateur allumé la narguait et Michaela hésita à lui flanquer un coup de pied. Pour la première fois,
elle était complètement incapable d’aligner deux phrases cohérentes. Si, au long de sa carrière, il lui était
arrivé des moments d’inspiration moindre, jamais elle n’avait été face à ce vide, à cette absence totale
d’idée. Elle avait beau réfléchir, invectiver ses personnages, rien ne venait. Cerveau éteint, imagination
en berne. Qu’une telle chose lui arrive à elle, entre tous les écrivains, était inconcevable ! Michaela
Dauclair ne connaissait pas le syndrome de la page blanche ! Et pourtant…

Rageuse, elle déchira une poignée de notes inutiles, les jeta au sol et les piétina. La hargne l’enveloppa
soudain toute entière. Il n’y avait plus la place pour la réflexion. Avec un hululement, elle balaya de son
bureau les objets qui s’y trouvaient : stylos, carnets, agrafeuse et lampe tombèrent avec fracas. Saisissant
son clavier à deux mains, elle le brandit au-dessus de sa tête, pour le projeter à terre, où les touches
giclèrent. Elle prit ensuite un classeur dont elle se servit comme massue contre l’écran et ne s’arrêta que
lorsqu’il grésilla et se mit à fumer.

Elle examina le carnage à ses pieds, sans broncher. Sans doute était-ce ce qu’il y avait de mieux à
faire. Peut-être qu’il était l’heure de mettre un terme à sa carrière, peut-être que Ma vie de sirène était
son ultime œuvre, celle qu’elle laisserait en témoignage, peut-être qu’elle devait plonger, se laisser aller.

Seul rescapé sur son bureau, un dossier semblait l’appeler. Il contenait les dernières avancées et
découvertes des scientifiques qu’elle payait. Elle y vit un signe du destin. Oui, il était temps qu’elle
devienne une sirène. Elle le méritait. Sa vie avait été dédiée à ces créatures, maintenant elle avait le droit
de faire partie de leur espèce.

Elle avait passé un cap : adieu l’écriture, bonjour les profondeurs !

Elle s’imagina que les savants en maîtrisaient assez pour la transformer un tant soi peu, pour lui
permettre de vivre sous les profondeurs, peut-être muter ses poumons en branchies ? Et même plus !

Persuadée qu’elle allait de toute façon mourir à petit feu si elle n’agissait pas, elle se mit en quête d’un
chirurgien pour faire de ses deux jambes une somptueuse queue de poisson, elle en crevait d’envie. Plus
qu’une envie, c’était un besoin. Elle ne reçut, à son grand désespoir, que des fins de non-recevoir.
32 - L’envol d’une sirène

Clémence arriva à l’adresse donnée par Rebecca dans la soirée, après avoir pris le temps de
confectionner le gâteau préféré – information glissée par un Florian réjoui de la situation – de Julien.
Celui-ci vivait au rez-de-chaussée d’un petit immeuble de deux étages. La porte-fenêtre de son séjour, qui
donnait sur une terrasse à l’avant non clôturé, était grande ouverte, ce qui permit à Clémence de passer sa
tête à l’intérieur et de s’annoncer afin qu’il ne se lève pas.

De son fauteuil, Julien lâcha un cri de surprise.

– Qu’est-ce que tu fais ici ? Comment m’as-tu retrouvé ?

Un peu gauche, Clémence basculait d’un pied à l’autre, lorsque Julien l’invita à entrer.

– Pardon, j’en perds mes bonnes manières et j’en oublie le vouvoiement.


– Ce n’est rien, je préfère le « tu », répondit-elle en pénétrant dans l’appartement et en déposant le
dessert sur la table de la salle à manger.

Curieux, Julien questionna :

– C’est quoi ?
– Un clafoutis. On m’a dit que tu en raffolais.
– Tu es un ange !

Le teint rose de Clémence laissa paraître son trouble.

– Viens t’asseoir près de moi, j’ai du mal à me lever, lui enjoignit le jeune homme.
– Comment va ton pied ? Tu as mal ?

Elle s’approcha de lui avec lenteur, il s’empara de sa main en répondant :

– Un peu shooté à cause des médocs, mais ça va, la douleur est supportable.
– Alors… euh… à part cet incident, tout va bien ?
– Plus que bien, maintenant qu’une adorable petite demoiselle est là.

Il l’attira à lui, elle tomba sur ses genoux.


– Quand je te disais que tu me faisais craquer, c’était la vérité.
– J’ai cru comprendre.

Embarrassée, elle ne savait pas quoi faire de ses mains, qu’elle croisa sagement sur ses cuisses,
provoquant un rire de la part de Julien.

– Tu as l’air si innocente, comme ça !


– Je vais te montrer, si je suis innocente !

Elle entoura sa nuque de ses bras puis colla son nez contre celui du jeune homme qui respira l’haleine
de la jeune fée et dit d’une voix rauque :

– J’ai besoin de soins particuliers et…

Elle ne le laissa pas finir, sa bouche s’était plaquée sur la sienne pour un baiser sensuel. Elle mordilla
sa lèvre inférieure, passa à son cou puis au lobe d’une oreille.

– Doucement, fougueuse donzelle !

Clémence posa ses mains sur le torse du jeune homme pour demander dans un souffle :

– Ça ne te plaît pas ? Que veux-tu faire ?

S’étonnant lui-même, Julien déclara :

– Apprendre à te connaître.

Enchantée par la réponse, Clémence se lova contre lui, son nez dans sa nuque, à respirer son odeur. Il
l’embrassa dans le cou, avec douceur, tout en caressant ses bras nus. Ses doigts descendirent aux mains et
entrelacèrent ceux de la jeune femme, qui ferma les yeux de contentement : elle se sentait bien, en
sécurité.

Tandis que leurs corps partageaient leur chaleur, ils partagèrent leurs souvenirs, leurs envies, leurs
espoirs. Ils se découvrirent des points communs, des désirs en accord, des préférences similaires, mais
aussi des divergences d’opinion qui ne prêtaient guère à conséquence. Ils se délectèrent du délicieux
clafoutis, encensé par Julien :

– Je n’en ai jamais mangé de meilleur ! J’ai tiré le gros lot, dis donc : jolie, intelligente, charmante et
qui, en plus, cuisine divinement bien.
Clémence rougit, pour la trentième fois de la soirée.

D’habitude si pressé, Julien désirait prendre son temps, il savait qu’il avait la vie devant lui pour
l’apprendre. Et l’aimer. Il déposa de légers baisers sur le front de Clémence, sur ses joues, sur ses lèvres,
tandis qu’elle passait un index sur les pommettes du jeune homme, conquise par son sourire taquin.

Plusieurs heures passèrent, sans que ni l’un ni l’autre ne s’en rende compte et, promettant de revenir le
lendemain et les jours suivants – avec des plats concoctés avec amour, bien entendu – Clémence finit par
réintégrer son appartement, où elle fit un compte-rendu à une Anaëlle éberluée.

***

L’ascenseur grinça et grimpa lentement le long des étages. À celui de Rebecca, les portes s’ouvrirent,
laissant passer la jeune femme et son Florian. Elle le fit entrer, il passa en lui caressant le bras, dont les
poils se hérissèrent. Ils s’étaient revus à plusieurs reprises depuis leur premier baiser. Le moindre
contact leur faisait toujours autant d’effet mais ils n’avaient pas encore fait l’amour. Ils savouraient la
connivence, l’intimité de l’esprit avant de s’engager dans celle du corps. Cependant, ce soir, l’un comme
l’autre étaient dévorés par l’envie.

À l’intérieur, elle se jeta à son cou pour l’embrasser. Impétueuse, sa bouche s’écrasa sur celle de
Florian, pour un baiser à la fois doux et sauvage, dans lequel Rebecca perdit son souffle. Lorsqu’elle
recula son visage, elle fut saisie par l’éclat intense du regard de Florian. Ferveur qu’elle retrouva dans
leur étreinte, tandis qu’il la serrait contre lui comme par peur de la perdre. Toujours enlacés, ils
titubèrent en direction du séjour, se laissèrent tomber sur le canapé pour reprendre leur baiser. Yeux dans
les yeux, cette fois. À se regarder ainsi, les sensations parurent s’intensifier. Rebecca joua : embrasser,
s’éloigner, s’approcher sans embrasser, reculer, jusqu’à ce que Florian happe ses lèvres, les emprisonne
dans un baiser profond. Leurs langues se frôlaient, se titillaient, dansaient ensemble, tandis que les mains
se faisaient pressantes.

Elle ne le stoppa pas lorsqu’il déboutonna son débardeur. La mine ravie, il put contempler ses
magnifiques sous-vêtements : un ensemble de dentelle noire, avec un petit nœud de satin entre les bonnets
et une culotte à froufrous. Avec gourmandise, il la fit se mettre debout, la tourna, l’admira tant et plus que
son désir se fit impérieux.

Les yeux fixés sur l’érection qui déformait le pantalon, elle suggéra :

– Et si tu arrêtais de me reluquer pour me toucher ?


– Approche !

Deux enjambées et elle se retrouva à quelques centimètres de lui. Elle sentait la respiration de Florian
sur sa joue, aurait pu jurer entendre les battements fous de son cœur. Elle avait la chair de poule, pas tant
de froid que d’expectative d’enfin faire l’amour avec l’homme qui hantait ses rêves. Elle avait tant
attendu qu’elle en avait presque peur : de ne pas être à la hauteur, d’être déçue, de se rendre compte que
c’était meilleur avec Amaury…

Florian posa ses mains sur les hanches de la jeune femme, parsema son ventre de doux baisers. Tout en
caressant du pouce la peau de Rebecca, il glissa ses doigts sous la dentelle, pour palper le rebondi des
fesses. Elle se pencha sur lui pour l’embrasser avant de l’observer, toujours inclinée, immobile. Il
replaça une mèche de cheveux auburn derrière l’oreille de la jeune femme, qui frissonna à ce contact.

– Serait-ce une zone érogène ? murmura-t-il en l’attirant sur ses genoux.

Il approcha ensuite la bouche du lobe orné d’un anneau pour le mordiller avec douceur. Rebecca se
sentit chavirer : comme elle l’aimait, follement, avec passion, réalisa-t-elle à ce moment très précis, et
elle sut qu’elle voulait passer le reste de sa vie avec cet homme. La certitude qu’il était le bon la
bouleversa. Dissimulant son trop-plein d’émotions, elle se redressa, fit quelques pas à reculons, en
direction de la chambre. En l’enjoignant à la suivre d’un mouvement de l’index, un petit sourire enjôleur
aux lèvres. Entrant dans la pièce, il fut enchanté de découvrir l’ambiance feutrée et propice à se
déshabiller et à habiller les mots de soie et de satin. Se sachant observée, Rebecca passa de bougie en
bougie en se déhanchant, les alluma avant de se couler tendrement contre lui. Elle l’embrassa, avec
délicatesse, petit oiseau qui picore, et caressa son torse. Il s’était dévêtu dans le couloir. Rebecca
contempla le corps nu de son amoureux avec envie, son membre dressé avec avidité. Amusé, il demanda :

– Tu aimes ce que tu vois ?


– Oh que oui ! répliqua-t-elle, enthousiaste.

À nouveau, ils s’embrassèrent, baiser profond qui les électrisa tous les deux. Alors ils s’allongèrent,
face à face. Tout en glissant sa langue dans sa bouche, d’une main tremblante qui dut s’y reprendre à deux
reprises, il dégrafa le soutien-gorge et libéra la poitrine, qu’il couvrit de baisers. Il happa l’un des
mamelons, le lécha. Rebecca renversa sa tête en arrière avec un long soupir. Il passa à l’autre sein, le
titilla, puis revint au premier. Pendant quelques minutes, il alterna langue et pulpe des doigts sur les
tétons, provoquant de petits arrêts de la respiration de Rebecca. Puis il passa une main sur les épaules,
glissa sur la taille, la hanche et remonta en une douce caresse, tandis qu’elle posait ses mains dans le dos
de Florian pour le plaquer contre elle, de plus en plus impatiente.

Il glissa sa main entre les cuisses de Rebecca, la sentit humide et n’attendit plus : après avoir enfilé un
préservatif, d’un mouvement du bassin, il la pénétra doucement, lui arrachant un halètement de plaisir. Il
savoura l’étroitesse, la chaleur, la satisfaction d’être en elle, resta immobile quelques secondes pour
mieux s’imprégner de l’instant.

Puis il bougea, d’abord lentement, attentif à ses réactions, qui ne se firent guère attendre : elle poussait
de petits gémissements et l’engageait à aller plus vite, à quoi il céda. Le mouvement se fit plus intense, le
plaisir aussi, et ils crièrent ensemble, leurs souffles confondus. Il lui caressa le visage, avec une douceur
telle que les larmes montèrent aux paupières de Rebecca. Elle se camoufla contre l’épaule virile,
l’embrassa dans le cou, le huma, encore et encore.

Il la tint serrée contre lui avant de rouler sur le matelas pour se retrouver sous elle. Ses yeux
accrochèrent les prunelles de la jeune femme et ne les quittèrent pas. Il y lut le plaisir, mais aussi son
bonheur d’être enfin sienne, bonheur qu’il partageait intensément. Elle se redressa, bougea le bassin, les
mains bien à plat sur le torse du jeune homme.

– C’est si bon, murmura-t-elle.

Il hocha la tête pour marquer son accord, le moment était si doux, si sensuel. Il lui prit les mains,
entrelaça leurs doigts et l’attira à lui. Avec lenteur, il bougea aussi, s’accorda au rythme de Rebecca. La
tendresse se dévoilait dans le moindre de leurs gestes, le moindre de leurs regards. Florian n’avait nulle
envie que ce moment cesse. Il désirait arrêter le temps mais Rebecca lâcha un petit glapissement lorsque
l’orgasme la surprit. Elle retomba sur son épaule et lui, ravi, se laissa aller en elle avec un grognement
d’extase.

Après de longues minutes silencieuses collée à Florian, elle roula sur le côté. Les yeux rivés au
plafond, elle saisit la main du jeune homme, la serra contre son cœur. La sentant très émue, il lui raconta
des anecdotes futiles mais si intéressantes. Elle enchaîna sur ses propres expériences et ils en vinrent à
discuter de leurs précédentes relations sentimentales. Puis des positions sexuelles testées et approuvées.
Rebecca constata que le sujet avait redonné de la vigueur au membre de Florian. Elle s’en empara pour le
caresser, languide. Florian la fit s’allonger sur le ventre :

– C’est comme ça que tu adores ?

Elle souffla un assentiment tandis qu’il s’immisçait en elle. Il encercla le cou de la jeune femme d’un
bras et prit appui sur l’autre, tendu à la hauteur de la hanche de Rebecca. Captive, elle gémit en sentant le
sexe raide s’enfoncer très loin en elle, buter contre les chairs mouillées, provoquer des ondes de plaisir.
Florian accentua le mouvement, ahanant à l’oreille de son amante, ce qui excita davantage cette dernière.
Elle jouit sans un bruit, le visage au creux du coude de Florian. Il ne tarda pas à l’imiter, avant de
s’affaler sur le matelas.

Ils s’endormirent alors, repus, comblés, dans un sommeil profond et paisible, dont Florian sortit à
l’aube.

Le bruit de la douche réveilla Rebecca. Elle entendit Florian s’habiller et quitter son appartement sur
la pointe des pieds : il lui avait promis un petit déjeuner au lit. Elle courut se laver les dents avant
d’attendre le retour de son amant, qui rentra peu après. Elle l’écouta pester dans la cuisine, à la recherche
d’un plateau et d’assiettes. Il arriva ensuite triomphalement, avec un assortiment de viennoiseries, un pot
de confitures de fraises et deux verres de jus d’orange. Il posa une rose et un journal sur la couette et
s’assit à côté de Rebecca. Ils dégustèrent, se nourrirent l’un l’autre, les bouchées entrecoupées de petits
baisers. Baisers qui menèrent à des caresses et la main de Rebecca s’aventura dans le pantalon de
Florian qui demanda, réjoui :

– Tu n’es donc pas rassasiée ?


– Quand on aime, pourquoi se priver ?
– Tu as raison, admit-il en la débarrassant du tee-shirt dans lequel elle s’était endormie, découvrant ses
seins qui pointaient.

Il se déshabilla avec célérité, tendit la main pour saisir le préservatif que Rebecca avait déjà retiré de
son emballage et l’enfila.

Il glissa un doigt dans le sexe de Rebecca, qu’il trouva humide. Il agita l’index contre les parois
gonflées de désir, alla et vint, concentré sur la respiration de la jeune femme. Délicat, il caressa la vulve,
menant Rebecca au plaisir et à la frustration. Elle haleta alors que, du pouce, il excitait son clitoris. Elle
crispa les mains sur le drap, l’enjoignit :

– Fais-moi l’amour !
– Pas tout de suite, répondit-il en descendant.

Sans retirer ses doigts, il donna un petit coup de langue qui provoqua un gémissement chez Rebecca.
Concentrée sur les sensations qui éclataient dans son bas-ventre, elle ferma les yeux. La bouche de
Florian se montra adroite et délicieuse. Au bout de quelques minutes de cette si douce torture, Rebecca
n’y tint plus :

– Maintenant, prends-moi !
– Tourne-toi.
– Comme ça ? interrogea-t-elle, mutine, en se plaçant à quatre pattes sur le lit pour lui présenter son
postérieur.

Il lâcha :

– Oh, ce cul ! Comment veux-tu que j’assure avec un tel spectacle ?


– Pas besoin de durer des heures non plus, je ne suis pas loin de l’orgasme. Vas-y !

Il l’agrippa par les hanches et la pénétra d’un coup, avec un râle. Très vite, ses mouvements
s’accélérèrent, leurs gémissements se mêlèrent et Florian jouit sans pouvoir s’en empêcher. Mortifié, il
enlaça Rebecca, qui rit :

– Ce n’est rien, voyons !

Il se retira, noua le latex avant d’introduire à nouveau deux doigts en elle. Il la mena à l’orgasme en
quelques impulsions. Encore haletante, allongée à ses côtés, elle déclara :

– Tu sais, ça n’a pas duré longtemps, mais c’était si intense que je n’avais pas forcément besoin de
l’extase. Quand le plaisir est vif tout du long, c’est parfois meilleur que quelques secondes de jouissance.

Il l’embrassa avant d’affirmer :

– Je te ferai jouir avant que la nuit ne tombe.

D’un air amusé, elle dit en désignant le journal :

– Quoi de neuf dans le monde ?

Florian déplia le quotidien et eut un hoquet en découvrant le bas de la une. Un sursaut secoua Rebecca
lorsqu’elle lut à son tour le titre : « L’Envol d’une sirène »

Les rumeurs les plus folles courraient à son sujet : l’auteure de Ma vie de sirène avait-elle signé là
une autobiographie ? À en croire la façon dont Michaela Dauclair est décédée, il y a fort à parier que
oui. L’écrivaine s’est éteinte dans l’une de ses piscines, vêtue d’une queue de sirène scintillante. Oui,
elle rêvait bel et bien de devenir une sirène et aura poursuivi sa chimère jusqu’au bout. Elle s’était
longuement entraînée à rester le plus longtemps possible en apnée, mais cela n’aura pas suffi. Des
analyses toxicologiques sont en cours afin de déterminer si elle avait de l’alcool ou de la drogue dans
le sang. Michaela Dauclair était l’auteure de nombreux ouvrages […].

Suivait une bibliographie et une biographie succincte de l’écrivaine qu’aucun des deux n’eut le courage
de lire.

Ils se dévisagèrent intensément, sans trouver les mots pour décrire ce qu’ils ressentaient. Ils
éprouvaient une certaine peine pour Michaela, si solitaire dans sa folie, ainsi qu’une immense gratitude
de leur avoir permis de se rencontrer.

Le silence fut rompu par la sonnerie du téléphone de Florian, qui passa dans l’autre pièce prendre
l’appel.

Songeuse, Rebecca observa la photographie qui illustrait la nécrologie. L’histoire de Florian avec la
romancière avait commencé par un article de presse et se terminait à l’identique.

Florian revint dans la chambre :

– C’était Julien. Il voulait savoir si j’avais lu.


– C’est triste de finir ainsi, seule, soupira Rebecca.
Aussi sensible et empathique qu’il soit, Florian n’avait pas envie que le choc de la nouvelle leur gâche
le réveil d’une nuit magique. Il masqua un léger haussement d’épaules en serrant Rebecca contre lui. Puis
l’embrassa.
Bonus : Épilogue de Ma vie de sirène de Michaela
Dauclair

Je l’attends. J’imagine nos retrouvailles, ses yeux qui se poseront sur moi avec tendresse, ses mains
qui n’auront de cesse de me toucher. Pas d’impatience, ni de nervosité, je suis sereine. Une légère
ritournelle tourbillonne dans ma tête, révélation mélodieuse de ma quiétude. Je fredonne, en rythme avec
le clapotis de l’eau. La mer est calme ce matin. Comme moi. Je n’ai plus peur de mes sentiments, petits
grains de folie qui, finalement, me vont bien au cœur. Je rêve de son étreinte, je la désire au-delà du
raisonnable. L’horizon paisible m’attire, inexorable, cependant je ne puis partir sans lui. L’instant est tout
proche. J’anticipe le moment où nos regards s’accrocheront pour ne plus se quitter. Il m’est destiné. Ma
vie a tellement changé, il ne manque plus que lui pour qu’elle soit parfaite.

Je l’attends. Je passe une main dans mes longs cheveux qui flottent à la surface de l’eau, j’en retire
une algue prisonnière. La caresse du soleil qui se lève est si agréable sur ma peau. Je pense à lui, à son
merveilleux sourire plein de promesses. Il ne va pas tarder. J’imagine ce que nous allons nous dire,
j’imagine ses doigts qui s’entrelacent aux miens. J’ai tant envie de le toucher, de me perdre dans le
manège des sensations. Je me sens libre là où jadis l’asphyxie me menaçait. Les vagues me poussent, je
nage en larges cercles concentriques, sans perdre de vue la plage. Il fait de plus en plus chaud, le haut de
mon crâne est sec ; je m’immerge dans l’onde pour me rafraîchir. Sous l’eau, j’effleure de la pulpe des
doigts les poissons qui me contournent. D’un mouvement, je remonte, cueillie à nouveau par le soleil
ardent. Les yeux clos, je savoure les bruits assourdis.

Je l’attends. Je me souviens de la première fois que je l’ai aperçu. Si beau. Ses mains grasses d’huile
de moteur qu’il a lavées dans l’eau salée. Jamais sortir du sommeil n’avait été si magique. L’émotion tant
attendue était enfin mienne. L’amour. Que dis-je, un coup de foudre presque surnaturel ! Le voir m’avait
transportée dans un ailleurs que j’avais cru perdu. Après tant d’errances, enfin rencontrer celui qui
achèvera de me combler était si intense que les larmes avaient coulé. Dans quelques instants, il sera là,
dans quelques instants il me tendra les bras. Je me sens si bien, bercée par les flots. Les promeneurs sont
plus nombreux à présent. Bientôt, ce sera son tour et, quand il me sourira, de petites fossettes creuseront
ses joues. Bientôt, je serai vraiment complète.

Mais il n’est pas là. Il ne viendra pas. Pas de conte de fées, pas de vie de rêve, pour elle. Il ignore
les sentiments qu’elle a pour lui. Car il ignore jusqu’à son existence. Comment pourrait-il la
connaître ? Lentement, elle s’est rapprochée du rivage, même si elle reste à distance. Elle observe, au
loin, ces hommes et ces femmes qui marchent sur le sable. Main dans la main. Qui s’embrassent. Qui
marchent. Leurs jambes. Un soupir soulève sa poitrine nue, la joie s’est envolée. Les conséquences de
son choix se profilent, mais elle n’est pas encore prête à l’admettre – le sera-t-elle un jour ? Un
dernier regard vers la plage puis elle se détourne et plonge. Éclat nacré des écailles.
Remerciements

@Sirène est un roman un peu particulier, né par étapes.

À l’origine, il y avait un atelier d’écriture, pour lequel j’avais écrit l’article du premier chapitre.
Ensuite, lorsque Flammarion et Welovewords ont lancé un concours « comédie romantique », j’ai intégré
ce mini article dans un texte plus long. Si le récit, intitulé à l’époque L’Étreinte des vagues, n’a pas été
sélectionné, il n’en a pas moins reçu une mention spéciale du jury : j’ai donc décidé d’en continuer la
rédaction.

Merci à mes bêta-lecteurs de l’époque, Chantal Bernard, Caroline Ponsar et Thomas Baronheid (un
confrère de plume, dans les genres de l’imaginaire), pour leur lecture attentive et leurs remarques
pertinentes.

2012 : quelques envois aux éditeurs, mal ciblés – réponses négatives donc. Je l'ai alors laissé dans un
tiroir virtuel pendant que je travaillais sur d'autres textes. Durant l’été 2015, j’ai remanié le roman pour
qu’il gagne en intensité, en profondeur, pour ajouter plus de complexité aux personnages. La version 2.0
était née !

À nouveau, merci à mes précieux bêta-lecteurs. Marina Savin, pour son avis constructif et nos
discussions : parler de mes personnages comme s’ils existaient vraiment, délirer à leur sujet était
jouissif ; et surtout Caroline Ponsar et Thomas Baronheid, qui, pour la seconde fois (quel courage !), se
sont penchés sur le texte afin de me donner des conseils avisés et pointer les faiblesses – oh oui, ne me
ménagez pas, j’adore ça ! (Thomas : LT.)

2016 : découverte de Nisha Éditions, dont la ligne visuelle et le dynamisme sur les réseaux sociaux
m’ont séduite. En février, je leur envoyais mon texte et, très vite, leur réponse me fit sautiller partout en
piaillant de joie.

Merci à toute l’équipe éditoriale, pour leur enthousiasme lorsque je leur ai soumis ce roman (je suis
impressionnée par leur réactivité et la rapidité de leur travail). Merci en particulier à Laëtitia Herbaut
pour ses corrections éditoriales et sa gentillesse, à Adeline Leroy qui dirige tout avec brio (et peut-être
avec un fouet, sait-on jamais – ahem). Et petit clin d’œil à Marie Rambert, la chargée de com’, dont le
sourire navré (si, si, j’ai bien vu, il était navré) pendant que je débitais des platitudes lors de
l’enregistrement d’une petite vidéo (« (…) avec des fleurs, parce que j’aime les fleurs », « (…) avec un
papillon, parce que j’aime les papillons » – on a fait plus original, faut avouer) m’a bien fait rire a
posteriori.

Merci à Jessica C. Perez, révélatrice de talents chez Talentbulle, pour son aide inestimable, pour son
soutien, pour son idée lumineuse et pour toutes nos conversations, sérieuses ou non – parce que bon, deux
littéraires hyper-sensibles et bavardes ensemble, ça en fait du papotage !

Enfin, merci à vous, lectrices et lecteurs, aux fidèles des premiers jours comme celles et ceux qui me
découvrent avec ce titre : c’est un réel bonheur, sans cesse renouvelé, de me savoir lue.
Auteure : Olivia Billington

Suivi éditorial : Laëtitia Herbaut

Nisha Editions

21, rue des tanneries

87000 Limoges

N° Siret 821 132 073 000 15

N° ISSN 2493-0202

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