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Jacques Albin Simon Collin de Plancy

MÉMOIRES D’UN
VILAIN DU XIVE SIÈCLE

Traduit d’un manuscrit de 1369

1820
Table des matières

PRÉFACE. ..................................................................................6
INTRODUCTION. Ou Lettre de Marcel à son Fils, trouvée en
tête de ces Mémoires. ............................................................... 25
PREMIERE PARTIE................................................................ 28
CHAPITRE I. La servitude de la Glèbe. Le Templier proscrit.
La Corvée. La Justice Seigneuriale. Hommage d’un Vassal. Le
Droit d’Aubaine. ......................................................................... 29
CHAPITRE II. Le Père Augustin. L’Éducation. Dialogue
féodal. ......................................................................................... 41
CHAPITRE III. Guerre seigneuriale. Mort du seigneur de
Domart. ....................................................................................... 53
CHAPITRE IV. Suites de la Guerre. Coalition des Seigneurs
voisins pour la vengeance de Domart. Sentence de mort de
son meurtrier. Excommunication du Seigneur d’Heubecourt et
de sa famille. Siége du Monastère. Effets des Reliques et de la
prudence monacale.................................................................... 58
CHAPITRE V. Suite de la résistance des moines. Fuite du
jeune Marcel et du Père Augustin. L’abbaye de Ribemont. Le
droit de cuissage. Le droit de péage. ........................................ 74
CHAPITRE VI. L’abbaye de Signy. Derniers momens d’un
vieux seigneur. L’Art de participer aux successions. .............. 81
CHAPITRE VII. Les vœux monastiques. Histoire du père
Augustin...................................................................................... 93
CHAPITRE VIII. Songe du jeune Marcel. Départ de l’abbaye
de Signy. Aventure féodale. Les cachots. ............................... 107
DEUXIEME PARTIE............................................................. 112
CHAPITRE IX. Les verroux brisés. Le Père Augustin. ......... 113
CHAPITRE X. Voyage en Lorraine. Mort des parens de
Marcel. ...................................................................................... 122
CHAPITRE XI. La Sorcière. Le Sabbat. La femme adultère.
Exécution d’une bande de Sorciers, etc. ................................ 129
CHAPITRE XII. La seigneurie de Frocourt. Jacques Caillet.
Amours de Marcel et de Marie. Chanson patriotique. .......... 147
CHAPITRE XIII. Changement de seigneur. Mariage de Marcel
et de Marie. Encore le droit de cuissage. ............................... 158
TROISIÈME PARTIE. ........................................................... 173
CHAPITRE XIV. Les missionnaires. Le blasphémateur.
L’épreuve de l’eau. Jugement du père Augustin.
Excommunication du seigneur de Frocourt. Suites de cet
anathème. ................................................................................. 174
CHAPITRE XV. Rencontre de Gaspard. Aventures de ce
Moine. Caillet est arrêté dans Beauvais. Délivrance, et retour à
la Seigneurie. ............................................................................ 187
CHAPITRE XVI. La guerre de la Jacquerie. ......................... 200
CHAPITRE DERNIER. Lettre de Marcel à son fils Marcel
Jacques. .................................................................................... 235
APPENDICE AUX MÉMOIRES D’UN VILAIN. .................. 240
§. Ier. Des reliques. .................................................................. 241
§. II. Fondation de Nice de la Paille. ...................................... 245
§. III. Histoire de saint Julien l’hospitalier. ........................... 248
§. IV. Histoire des sept dormans. ........................................... 252
§. V. Chanson de Jacques Caillet. .......................................... 258
§. VI. Vers magiques. .............................................................. 262
§. VII. Saint Gengoul et sainte Victoire. ................................ 264

–3–
§. VIII. Histoire de l’image miraculeuse de Notre-Dame de
Liesse, ....................................................................................... 266
§. IX. De l’abbaye de Chelles, ................................................ 271
§. X. Prophétie de Jacques Caillet. ........................................ 272
À propos de cette édition électronique ............................... 273

–4–
Ô nature !…
Dieu bon, Dieu bienfaisant, voilà ta créature !
CHÉNIER, Fénélon, act. II, sc. II

–5–
PRÉFACE.

Avant de commencer cette préface, je préviens les


femmes et les personnes nerveuses qu’elles feront bien de ne
point lire cet ouvrage. Elles y trouveraient à la vérité quelques
épisodes d’amour, de longs malheurs, des situations ter-
ribles, de l’intérêt peut-être, mais des choses trop révoltantes
pour leur sensibilité, des aventures trop noires, des héros qui
ne sont remarquables que par leurs misères et un courage
impuissant.
Je ne me suis décidé à publier ces Mémoires, que pour
fermer la bouche à ces imprudens apologistes du temps pas-
sé, qui ne voient rien d’admirable que ce qu’ils ne connais-
sent pas, et qui vantent les siècles de barbarie, parce qu’ils
sont au-dessous des siècles policés.
Je dois dire ici comment cet ouvrage m’est tombé entre
les mains. Messieurs les auteurs du Constitutionnel en ont dé-
jà prévenu le public1. En cherchant, pour le Dictionnaire féo-
dal, quelques-uns de ces tristes jurisconsultes dont les ou-
vrages ne se vendent plus qu’à la livre, je trouvai dans la
boutique d’un épicier un cahier de parchemin, écrit en go-
thique ; je jetai les yeux sur la première page, j’y lus ce titre :
Annales et chronica vitæ Marcelli, miserrimi inter servos, ab
anno 1312 ad annum 1369. Je n’eus pas besoin d’en voir da-
vantage pour me persuader que le hasard venait de m’offrir
une heureuse découverte. Je fis aisément l’acquisition de ce

1
Le 19 Juillet 1819.

–6–
manuscrit, et je me mis à le lire. Il était écrit en mauvais la-
tin, mais plein de faits et de détails qui peuvent éclaircir
quelques passages de notre histoire.
Je cherchai à découvrir qui pouvait l’avoir conservé.
Quelques lignes d’une écriture plus récente, tracées sur la
dernière page, m’apprirent qu’il avait appartenu à une biblio-
thèque de Bénédictins, où sans doute on l’avait laissé sans le
lire ; mais je ne sais point de quelle maison de Saint Benoît
ce manuscrit est passé dans une épicerie.
Quoiqu’il en soit, je ne pensais point à le traduire. Des
hommes de lettres, à qui j’en fis part, changèrent mes résolu-
tions. On me représenta que, dans un moment où les
hommes féodaux exaltent avec tant de hardiesse les bien-
faits de l’ignorance et de la féodalité, un ouvrage comme ce-
lui-ci ne pourrait manquer d’être utile, en retraçant le ta-
bleau fidèle de ces temps misérables où la noblesse était
tout, et le peuple rien, en montrant aux Français ce qu’ils ont
perdu et ce qu’ils ont gagné sous le régime actuel. On me fit
remarquer aussi que ces Mémoires étaient un monument
historique qu’il ne fallait point laisser perdre.
Je les livre donc aux méditations du public ; mais je prie
qu’avant d’aller plus loin on me permette de faire ici
quelques observations sur le quatorzième siècle. J’essaierai
de montrer, par des témoignages historiques, qu’il n’y a rien
d’exagéré dans les noirs tableaux que présentent ces Mé-
moires, et qu’ils s’accordent assez bien avec l’histoire et les
mœurs du temps, pour qu’on ne craigne pas de les dire au-
thentiques. Ces observations me coûteront peu de peine,
parce que je les donnerai sans prétention et sans ordre.

–7–
Il faut d’abord se figurer la situation politique de la
France. La féodalité, que l’on avait inutilement tenté
d’adoucir, était en pleine vigueur ; le despotisme allait crois-
sant ; le peuple payait des impôts aux seigneurs et au cler-
gé ; les seigneurs et le clergé n’en payaient point au roi, le
roi n’en levait que dans ses domaines ; les paysans étaient
forcés au service militaire auprès de leurs seigneurs ; les sei-
gneurs ne servaient que volontairement.
Jusqu’à la captivité du roi Jean, le roi était un seigneur
suzerain, que les seigneurs ordinaires reconnaissaient, lors-
que leurs intérêts ne les armaient pas contre lui. Si plusieurs
de ces rois furent des tyrans, la plupart des seigneurs
l’étaient également dans leur village.
Depuis la régence de Charles V, la puissance du trône
s’étendit, et à la fin du quatorzième siècle c’était, à quelques
formes près, le pur despotisme, sans que les roturiers fussent
plus heureux sous leurs seigneurs.
Cependant Louis le Hutin avait régné, et ce prince, à qui
le peuple français doit une éternelle reconnaissance, avait
ordonné l’entier affranchissement des serfs, affranchisse-
ment que Louis VI avait commencé dans ses domaines. Mais
l’ordonnance de Louis le Hutin ne diminua pas le nombre
des malheureux ; on vendit la liberté aux serfs, on leur enle-
va quelques sommes d’argent qui leur avaient coûté tant de
sueurs ; et Louis étant mort après deux ans de règne2, on
resserra les chaînes des Vilains.
Sous les règnes de Philippe VI et du roi Jean, la servi-
tude de la glèbe était aussi cruelle que jamais. Tous les

2
Louis X, dit le Hutin, mourut en 1316.

–8–
droits féodaux étaient en usage. Un paysan qui recueillait
dix livres de blé, en donnait sept à son seigneur et à son cu-
ré : il payait la dîme ecclésiastique à l’un, la dîme féodale à
l’autre ; il devait, en outre, à son seigneur, le champart, ou la
cinquième partie des revenus de son champ ; le cens, qui
était une rente arbitraire imposée à chaque serf ; la corvée,
qui prenait souvent dix jours dans le mois ; des impôts con-
sidérables et des redevances sans nombre. Il gardait pendant
la nuit le château de son seigneur ; il lui payait la taille aux
quatre cas3. Les serfs et les vassaux étaient encore obligés
de servir d’otage à leur seigneur ; on les vendait comme des
bêtes de somme ; et l’on vit dans le quatorzième siècle un
prélat faire son entrée dans son évêché, sur un cheval qui lui
avait coûté trois hommes et trois femmes de corps.
Les seigneurs jouissaient du droit de cuissage ; les
prêtres même, les abbés et les évêques, en usèrent pareille-
ment jusqu’au commencement du quinzième siècle. Ils
avaient le droit des fillettes, en vertu duquel ils imposaient
une amende à toute fille qui faisait un enfant ; les droits de
havée, de vente, de mesurage, de quint et de requint, qui
leur donnaient une part de tout ce qui se vendait sur leur
fief ; le droit des Épaves, par lequel ils s’appropriaient toutes
les bêtes égarées ; le droit de péage sur les chemins et les ri-
vières qui passaient dans leurs terres ; le droit de fouage, en
vertu duquel ils levaient un impôt sur les paysans qui fai-
saient du feu en hiver ; le droit de confiscation à volonté ; les

3
1°. Les paysans supportaient les frais des voyages que les sei-
gneurs faisaient en Terre-Sainte ; 2°. ils les rachetaient lorsqu’ils
étaient prisonniers ; 3°. ils couvraient leurs dépenses de costume,
lorsqu’on les recevait dans quelque ordre de chevalerie ; 4°. ils
payaient la dot de la fille du châtelain, lorsqu’on la mariait.

–9–
droits de chasse et de pêche, les droits de banalité et de ca-
pitation, le droit de ravage dans le champ du pauvre, quand
c’était leur bon plaisir ; les droits d’aubaine et de naufrage,
qui privaient la France de tout commerce ; etc.
On ne pouvait être inhumé en terre sainte, si l’on n’avait
songé à enrichir son curé avant de mourir ; on ne pouvait se
marier, sans faire bénir le lit nuptial, et sans payer au prêtre
les plats de noces. Le clergé, qui avait d’énormes bénéfices,
s’était encore donné le droit d’excommunier ceux qui ne
payaient pas exactement la dîme, ceux qui ne testaient pas
en faveur de leur paroisse, ceux qui ne dépouillaient pas
leurs enfans, lorsqu’un moine leur en apportait l’ordre.
Les cadets de famille étaient réduits à la misère par le
droit d’aînesse ; les châteaux-forts étaient souvent des re-
paires de brigands ; les seigneurs, qui avaient renoncé, sous
Saint Louis, à ne plus détrousser les passans, et à ne plus
battre la fausse-monnaie, ne s’étaient pas purifiés tous de
leurs habitudes anciennes ; les serfs soumis à la glèbe étaient
condamnés à mourir sous le même chaume où ils avaient eu
le malheur de naître4. Point de lois, point de sûreté, point de
justice, point de mœurs ; la France n’offrait partout que bri-
gandage, superstition, fanatisme, priviléges et misères.
Philippe-le-Bel avait trompé les Français avec finesse ;
et cependant les Français s’étaient aperçus qu’il les avait
trompés5. Ses successeurs suivirent son exemple, sans avoir
son adresse : il n’y eut bientôt plus que défiance entre le
peuple et ses rois. Lorsqu’Édouard III voulut enlever la

4
Voyez sur tout cela le Dictionnaire féodal.
5
Thouret, après Mably, liv. V, §. I.

– 10 –
France à Philippe-de-Valois, Philippe ne fut vaincu à Crécy
que parce qu’on le servait mal. Le monarque anglais était
épuisé, une seconde bataille l’eût chassé de nos provinces ;
mais nos provinces le reçurent, parce qu’il n’y avait ni union,
ni confiance.
D’ailleurs, le gouvernement de Philippe était si dur et si
injuste, que lorsqu’Édouard eut publié un manifeste, où il
promettait de rendre justice à tous, on refusa tout secours à
Philippe, et la France ouvrit ses portes à l’anglais.
Le roi Jean succéda à Philippe-de-Valois ; le caractère
de ce prince n’était pas non plus sans dureté, il avait tout ce
qui fait les tyrans ; mais les murmures l’intimidèrent. « Le roi
Jean, ayant l’âge mur, l’expérience des affaires, une valeur
éprouvée dans les occasions, l’exemple des fautes de son
père devant les yeux, et quatre fils bientôt capables de tirer
l’épée, promettait, dit Mézeray6, un gouvernement floris-
sant ; mais il avait les mêmes défauts que Philippe, trop
d’impétuosité et de précipitation pour la vengeance, peu de
prudence, et aussi peu de considération pour les misères de
son pauvre peuple. » Il commença son règne par des actes
arbitraires et l’effusion du sang. Les seigneurs furent
prompts à le surpasser ; et le peuple, au désespoir, se dispo-
sa de toutes parts à la révolte.
On assembla, en 1355, des états-généraux, à qui on
promit beaucoup ; mais les députés du peuple ne furent pas
plutôt partis, que l’on recommença les exactions et les injus-
tices. Les esprits s’effarouchèrent : la nation se partagea en

6
Abrégé de l’Hist. de France, an. 1350.

– 11 –
deux partis, dont l’un s’appela le parti de la liberté ; l’autre
soutenait la monarchie7.
Dans ce fâcheux état, on se prépara à la bataille de Poi-
tiers ; au commencement de la mêlée, Charles, duc de Nor-
mandie, qui régna depuis sous le nom de Charles V, prit lâ-
chement la fuite, et entraîna avec lui les princes et la plupart
des seigneurs. Le plus jeune des fils de Jean, Philippe, sur-
nommé l’Intrépide, alors âgé de treize ans, resta seul auprès
de son père ; combattit à ses côtés, lui fit un rempart de son
corps, et reçut plusieurs blessures ; mais il ne put empêcher
la perte de la bataille, et le roi Jean fut prisonnier, tandis
qu’il eût pu remporter la victoire, si seulement le quart des
siens l’eût secondé…8
Jamais l’union et la concorde n’avaient été si néces-
saires à la France qu’après la funeste bataille de Poitiers, et
jamais les esprits ne furent si divisés ; jamais il n’y eut dans
l’état tant de confusion, de trouble et de désordre9. Les pay-
sans et les roturiers, n’ayant rien à perdre en changeant de
roi, ne remarquèrent que la lâcheté de leurs seigneurs, et
rougirent d’un joug qui leur était imposé par de tels maîtres.
Les seigneurs ne s’effrayèrent point de voir l’étranger en
France.
Charles (depuis Charles V), gouverna la France pendant
la captivité de son père ; il commença sa régence par une
convocation des états-généraux. On lui promit de l’aider
d’hommes et d’argent, pourvu qu’il renonçât au despotisme,

7
Thouret, après Mably, liv. V, §. II.
8
Mézeray, Abrégé de l’Hist. de France, an. 1356.
9
Saint-Foix, tom. III, pag. 126.

– 12 –
qu’il éloignât de sa personne les vexateurs du peuple, qu’il
reçût dans son conseil quelques hommes du tiers-état.
Charles, persuadé que sa puissance était sans bornes, et que
le peuple était fait pour lui obéir, cassa les états-généraux.
Dès-lors, toute la France refusa avec fermeté de le se-
courir, et il fut obligé d’assembler de nouveaux états. Il pro-
mit de faire tout ce qu’on lui demandait, et renvoya vingt-
deux courtisans, qui depuis plusieurs années ruinaient le
peuple. Mais comme on n’exigea point que les coupables
fussent poursuivis et jugés, aussitôt après la clôture des états
ces vingt-deux hommes reparurent auprès de Charles, qui
les traita comme des favoris, et fit avec eux de nouvelles in-
justices.
Le peuple, joué, las, accablé, désespéré, se révolta plus
sérieusement. La confusion fut à son comble, chacun ne
songea plus qu’à ses intérêts particuliers ; on renversa tout
pour y parvenir ; et il ne faut pas s’en étonner10 : chacun sui-
vait l’exemple du Souverain, qui songeait plus à
l’agrandissement de sa puissance qu’au bien public.
Plusieurs bandes couvraient le royaume ; la plus redou-
table était celle d’Arnaud, seigneur de Cervoles. Il entra dans
le comté d’Avignon, et obligea le Pape de racheter le pillage
de ses terres, moyennant quarante mille écus, de lui donner
ensuite l’absolution, et de le recevoir à sa table, avec les
honneurs dus aux souverains…
Dans cet état des choses, Robert-le-Coq, évêque de
Laon, et Marcel, prévôt des marchands de Paris, se mirent à
la tête des mécontens. Nos historiens (presque tous nobles

10
Mézeray, Abrégé de l’Hist. de France, an. 1356.

– 13 –
ou moines) ont prodigué à ces patriotes les noms les plus
odieux11. Mézeray est peut-être le seul qui ait eu à leur égard
quelque impartialité. Si le zèle de Marcel dégénéra en fac-
tion, dit-il, c’est que ce zèle qu’il avait pour la liberté pu-
blique trouva de trop fortes oppositions12. Après qu’il se fut
rendu maître du peuple de Paris, il obligea Charles de con-
voquer de nouveau les états-généraux. On n’y montra pas
plus de bonne foi que précédemment, et la noblesse les fit
dissoudre, sans qu’on eût rien fait d’important.
Cependant l’anarchie était si grande, que les paysans
des environs de Paris venaient chercher leur sûreté dans la
capitale13 ; les religieuses abandonnaient leurs couvens, de-
vant les bandes qui pillaient la France. La condition des serfs
était plus malheureuse que jamais. On leur avait enlevé leurs
bêtes de somme ; on enchaînait l’homme et la femme à la
charrue pour labourer la terre ; on noyait les vieillards inu-
tiles. On les tuait, non-seulement pour une faute légère, mais
pour le moindre soupçon, voire tout simplement pour en avoir
le passe-temps14.
Un nouvel incident vint mettre le comble au désordre.
Le roi Jean, inquiet des mouvemens que se donnait Charles-
le-Mauvais, roi de Navarre, pour lui enlever la Champagne

11
Thouret, liv. V.
12
Abrégé de l’Hist. de France, an. 1357.
13
Histoire de Paris, liv. VI. – Jamais les seigneurs ne portèrent
le luxe si loin que dans ce malheureux siècle. Le luxe naquit de la
désolation ; il semblait, dit Mézeray, que la noblesse triomphât de la
misère des pauvres gens.
14
Charron, de la Sagesse, liv. 1, ch. 54.

– 14 –
et la Brie, avait fait arrêter et emprisonner ce monarque.
Pendant les troubles qui suivirent la défaite de Poitiers, le roi
de Navarre s’échappa de sa prison et accourut à Paris. Bien-
tôt le régent, le roi de Navarre et le prévôt se disputèrent le
pouvoir ; tous trois eurent des partisans. Charles-le-Mauvais
promettait au peuple de le ménager ; et ce peuple, traité
avec tant de rigueur sous la régence, jurait de bien servir son
libérateur.
Le régent parlait à son tour, il se justifiait avec adresse,
faisait au peuple de grandes concessions ; et ce peuple, aisé
à séduire, promettait de soutenir son prince, pourvu qu’il re-
nonçât à la tyrannie.
Marcel parlait enfin, il désabusait la foule ; il faisait en-
tendre le nom de la liberté, si long-temps méconnue ; et ce
peuple, las du joug, jurait de combattre pour vivre libre.
Cependant le roi de Navarre, se conduisait mal ; le ré-
gent se jouait de ses promesses ; Marcel montrait seul de la
fermeté et de la constance : son parti fut bientôt le plus fort.
Charles-le-Mauvais crut qu’il ferait, bien de se tourner du cô-
té des plus nombreux. Il n’avait point de parti prononcé ; il
se décida à protéger les Parisiens contre le despotisme du
régent.
Celui-ci, qui allait être obligé de céder enfin quelque
chose au peuple, se lassa de ne pas régner à sa fantaisie, et
sortit de Paris, bien résolu de n’y rentrer qu’avec des forces
imposantes.
Pendant cette anarchie la noblesse continuait ses bri-
gandages, avec les excès les plus monstrueux. Les gens de
guerre exerçaient toutes sortes de violences sur les habitans
des campagnes : ces malheureux, battus, pillés, courus

– 15 –
comme des bêtes sauvages, n’ayant la plupart pour retraite
que les bois, les marais et les cavernes15, prirent enfin ce
courage du désespoir qui fait braver tous les périls, et qui
montre la mort comme le remède des maux insupportables.
Ils levèrent l’étendard de la révolte, avec la ferme résolution
de ne déposer les armes qu’après avoir exterminé les sei-
gneurs. Une foule de moines, opprimés comme les vilains,
imaginèrent des confréries pour associer les révoltés.
Cette guerre commença dans le Beauvaisis ; elle eut
pour premier chef un paysan intrépide, nommé Jacques
Caillet, que nos historiens ont peint comme un chef de bri-
gands, sans pouvoir lui trouver aucun crime. Mais il mar-
chait à la tête de cent mille hommes qui demandaient la li-
berté16. On nomma cette guerre la Jacquerie, du nom de son
chef, qui se nommait Jacques17. Elle fut terrible. Une armée
de cent mille paysans parcourut les provinces du nord de la
France, exterminant les seigneurs, mais non leurs femmes et
leurs filles ; brûlant les châteaux, mais respectant la cabane
du pauvre ; pillant les trésors des nobles, et partageant ces
dépouilles avec les malheureux.
Il périt, dans cette guerre sanglante, un grand nombre
de comtes et de barons. Il s’en fallut de bien peu que la

15
Mézeray, Abrégé de l’Hist. de France, ann. 1358.
16
Nos Dictionnaires historiques, qui rapportent avec toutes les
circonstances connues les aventures des Mandrin, des Cartouche,
des Desrues, n’ont pas même daigné conserver le nom du brave
Caillet !… voilà comme on nous écrit l’Histoire.
17
Félibien et Lobineau, Hist. de Paris, ann. 1358. – Voy. le
chap. 16 de ces Mémoires. – Plusieurs ont donné au nom de la Jac-
querie des étymologies forcées, qu’il est inutile de rapporter.

– 16 –
France ne secouât tout-à-fait ses chaînes, comme la Suisse
s’était délivrée de ses tyrans. C’était fait de la noblesse, si les
villes se fussent jointes aux campagnes, et si les gen-
tilshommes, revenus de leur première frayeur, n’eussent ap-
pelé à leur secours la noblesse de toutes les nations voisines.
On vit alors arriver en France, par pelotons et par es-
couades, les gentilshommes de la Flandre, du Hainaut, du
Brabant, de la Bohême, de l’Allemagne, du Piémont, et des
autres contrées où le bruit de la Jacquerie était parvenu.
Charles-le-Mauvais tourna aussi ses armes contre les
paysans, pour venger le meurtre de deux gentilshommes, ses
favoris.
Dès-lors la scène changea ; les seigneurs français et
étrangers tinrent la campagne ; et, le fer et la torche à la
main, ils portèrent dans les chaumières l’incendie et la mort.
Les troupes anglaises, qui pillaient la France, prirent aussi la
défense de la noblesse. Les paysans, forcés de tenir tête à-la-
fois aux quatre-vingt mille seigneurs français, à un nombre
au moins aussi grand de gentilshommes étrangers, aux
troupes de Charles-le-Mauvais, aux bandes anglaises, trou-
vèrent encore dans leur désespoir assez de courage pour se
faire redouter et pour traîner la guerre en longueur.
Un détachement anglais vint attaquer deux cents pay-
sans renfermés dans Longueil, près de Compiègne. Un de
ces pauvres gens, voyant son beau père percé de coups, sai-
sit une hache, ranime ses compagnons, tombe sur les An-
glais, en tue quarante, et met le reste en fuite. Après cet ex-
ploit il tomba malade. Des Anglais, qui le surent, vinrent
pendant la nuit, au nombre de douze, pour le surprendre et le

– 17 –
tuer dans son lit : il les entend, se lève, en tue cinq, dissipe
les sept autres, se recouche, et meurt de fatigue…18
Mais le courage ne tient pas long-temps contre le
nombre et la barbarie. On ne faisait aucune grâce aux pay-
sans que l’on pouvait saisir. Charles-le-Mauvais en fit passer
plus de vingt mille au fil de l’épée. Il en extermina plus en-
core, au moyen des gibets, des bûchers, des potences, et
d’une certaine machine qui coupait deux mille têtes par jour.
Pour comble de malheur, Jacques Caillet fut pris : on lui
trancha la tête ; et sa perte, aussi bien que l’effroi des sup-
plices, dispersa bientôt le reste des Français qui cherchaient
la liberté.19
Du moment où ils furent désunis, on les massacra sans
peine. Mézeray et quelques autres Historiens disent que
l’Évêque d’Auxerre se vantait d’avoir tué deux cents Vilains
pour sa part. On exterminait également les moines qui
avaient pris le parti du peuple ; et comme les vainqueurs
s’enrichissaient de la dépouille des vaincus, les Seigneurs
s’entretuèrent eux-mêmes, sous prétexte de vieilles injures
qu’il fallait venger.20
Paris, cependant, n’était pas soumis. Après que le ré-
gent, de concert avec Charles-le-Mauvais, les Anglais et les
Seigneurs, eut anéanti l’armée des paysans révoltés, il se

18
Le P. Daniel. – Velly. – L’abbé Bertou, ann. 1358. – Le pay-
san qui tua ces 45 Anglais, se nommait le grand Ferré.
19
Histoire de l’Esprit révolutionnaire des nobles en France, ch. 6
du liv. IV. – Mézeray, ann. 1358. – Velly, ibid., etc.
20
Dictionnaire féodal, au mot Quarantaine royale.

– 18 –
présenta devant Paris, à la tête de ses Gentilshommes.
L’Université et le Prévôt des marchands, qui ne l’avaient
point chassé, lui firent dire que les portes de la Capitale lui
étaient ouvertes. Le régent répondit qu’il voulait qu’on lui li-
vrât cinq ou six des principaux coupables. Comme on n’en re-
connoissait point, on lui ferma les portes, et Paris fut assié-
gé.21
Marcel soutint le courage des habitans. Le siége eût du-
ré plusieurs mois, car le Roi de Navarre était rentré dans Pa-
ris et s’était brouillé de nouveau avec le régent. Mais un soir,
au moment où l’on allait combattre, un Échevin, nommé
Maillard, tua Marcel d’un coup de hache, ouvrit les portes au
fils du Roi Jean ; et pour rendre odieux au peuple le prévôt
des marchands qu’il venait d’assassiner, il l’accusa d’avoir
voulu livrer Paris aux Anglais…
Après ces temps de troubles, le peuple était libre, dit
Thouret, s’il eût su faire un usage raisonnable de ses droits ;
mais l’ignorance où les Français étaient plongés fit com-
mettre des excès et des fautes, qui ramenèrent le despo-
tisme.
Aussitôt que le régent fut rentré à Paris, il rechercha les
traîtres et les suspects. On en jugea un grand nombre qui fu-
rent condamnés. On fit égorger ceux contre qui on n’avait
que des soupçons. Charles rappela auprès de lui les mi-
nistres de son père, ces hommes couverts d’ignominie, dont
les rapines avaient causé tant de malheurs22, et dont la na-
tion avait tant de fois demandé l’éloignement.

21
Histoire de Paris, liv. VI.
22
Thouret, après Mably, liv. V, §. IV.

– 19 –
Les campagnes étaient paisibles, mais c’était bien la
paix des tombeaux, car on avait exterminé plus de trois cent
mille paysans français. Les seigneurs avaient repris leurs
droits, et le trône avait gagné quelque pouvoir sur les sei-
gneurs. Quand le roi Jean revint de sa captivité, il trouva la
puissance royale beaucoup plus étendue que sous ses prédé-
cesseurs.
On était parvenu aussi à avilir les États-Généraux. Mais
comme on eût blessé trop sensiblement la nation en les abo-
lissant, on les conserva pour la forme. Ils n’exercèrent plus
aucun pouvoir national. Leurs fonctions se bornèrent à pré-
senter des cahiers de doléances et très-respectueuses remon-
trances, que le roi promettait d’examiner en son conseil,
après la séparation des États, et sur lesquelles il accordait, à
titre de grâce, ce qui lui plaisait23. Dès-lors, le despotisme ne
recula point.
Mais pendant que la féodalité et la barbarie causaient de
si grands maux, la superstition et le fanatisme n’en faisaient
pas de moindres. Les excommunications étaient très-
fréquentes et très-redoutées. Philippe-le-Bel, ayant refusé de
faire une croisade, le Pape l’excommunia et mit son
royaume en interdit. Philippe, pour retenir le peuple prêt à
l’abandonner, fut obligé de séduire les chefs du clergé, et de
faire lire publiquement, dans toute la France, sept cents
actes d’appel de l’excommunication à un concile. On sait
qu’un roi sous l’anathême ne devait attendre de ses sujets ni
respect, ni services…
L’Église avec ses foudres était maîtresse des rois et des
peuples. Le clergé avait encore pour ainsi dire la justice à sa

23
Thouret, ibid.

– 20 –
disposition : les églises jouissaient du droit d’asile, et on ne
pouvait exécuter un criminel qui s’était réfugié auprès d’un
autel privilégié. Les cardinaux et quelques prélats
s’arrogeaient même le droit de faire grâce. Avec de telles
prérogatives on conçoit aisément l’influence du clergé dans
ces temps déplorables.
L’intolérance n’avait point de bornes. On faisait mourir
dans les supplices tous les hérétiques, et tous ceux qu’on
soupçonnait de l’être.
En 1306, on bannit les juifs de France, avec d’atroces
barbaries, après avoir confisqué leurs biens. Le rabbin
Shebet et d’autres écrivains assurent qu’il périt cette année-
là plus de deux millions d’israélites. Un de ces malheureux,
que l’on accusa de s’être moqué d’une image de la sainte
Vierge, fut brûlé à petit feu. Un autre, qui était insensé, ayant
dit qu’il était l’ange de Philadelphie, envoyé pour fortifier les
chrétiens, on allait le brûler aussi, lorsqu’il demanda pardon,
se convertit au christianisme ; et comme il fit tout ce que
voulurent les inquisiteurs français, il en fut quitte pour une
prison perpétuelle.
En 1319, un grand nombre de Juifs, qui s’étaient réfu-
giés dans le château de Verdun sur la Garonne, se voyant sur
le point d’être pris et brûlés, s’égorgèrent entre eux. Un seul
restait. Il n’eut pas le courage de se donner la mort ; il de-
manda le baptême : les Chrétiens lui répondirent qu’on allait
le baptiser dans son sang ; et il fut mis en pièces… De pa-
reilles horreurs se renouvelaient tous les jours.
Les richesses des Templiers tentèrent Philippe-le-Bel.
On les arrêta en 1306 ; on fut près de cinq ans à disposer
leur procès. On chargea les Inquisiteurs (car l’Inquisition
était solidement établie en France) de les poursuivre avec

– 21 –
vigueur. Enfin les Templiers furent accusés d’avoir adoré le
diable, de s’être souillés de toutes les abominations qu’on
reprochait aux sorciers, et on les condamna à être brûlés
vifs. Ils le furent tous, sans excepter le grand-maître.
Mais pourquoi rechercher les crimes de ce siècle bar-
bare ? il faudrait des volumes, pour renfermer ce que pré-
sente d’horreurs une seule année. On y verrait partout des
Juifs pendus entre deux chiens, des malheureux écartelés,
roués, avec des circonstances atroces ; des coupables de fé-
lonie noyés dans des sacs de cuir, mutilés, sciés, crucifiés…
C’est dans ce siècle que l’on fit mourir, dans l’huile
bouillante, des hérétiques, des visionnaires et des faux mon-
nayeurs… C’est dans ce siècle qu’on livra des criminels à
des chiens affamés… C’est en 1302 que le bailli de Sainte
Geneviève fit enterrer vive une pauvre femme qui avait volé
la jupe d’une religieuse… C’est vers ces temps qu’on écrivit
les légendes dorées et ces histoires de martyrs, où l’on
trouve tant de supplices et de tortures horribles, qui ne sont
pas du temps des persécuteurs mais du temps des légen-
daires.
Et si les laïcs étaient soumis à des peines cruelles, ces
peines ne frappaient ni les Seigneurs qui avaient leurs privi-
léges, ni les membres du clergé, qui n’étaient soumis qu’aux
peines canoniques, et qui n’étaient jugés que par des prêtres.
Ce fait peut encore donner une idée de ces temps abo-
minables : lorsque l’on jugeait un coupable, on le condam-
nait à être brûlé dans ce monde et damné dans l’autre. On
ne s’écarta de cette rigueur qu’en 1397, où l’on commença
d’accorder les sacremens aux condamnés…

– 22 –
Les fêtes religieuses se ressentaient de la barbarie des
mœurs. Le feu de joie de la St.-Jean ne s’éteignait jamais,
sans qu’on y eût brûlé deux douzaines de chats…
C’est encore au commencement du quatorzième siècle
que l’on établit les annates, et que l’on institua le jubilé. Ce
n’est qu’à la fin de ce siècle que l’on s’opposa sérieusement
au concubinage des prêtres. C’est dans ce siècle que l’on vit
tant d’abbayes d’hommes tenues par des femmes, et réci-
proquement. C’est dans ce siècle que les tribunaux secrets
épouvantaient plus que jamais nos provinces du nord. C’est
dans ce siècle que l’on excommuniait les souris et les che-
nilles ; ces anathêmes furent répétés dans les siècles suivans,
et même, dit-on, dans le nôtre.
Ce fut le 7 février 1314 que le parlement confirma la
sentence des juges du comté de Valois, qui condamnait à
être pendu un taureau qui avait tué un homme d’un coup de
corne.
Alors encore, et jusqu’en 1444, on célébrait la fête des
Fous, et mille extravagances semblables, où des ânes et des
prostituées, en chapes de prêtres, entraient dans les églises
et y recevaient l’encens… Les Rois et les Princes payaient le
cens aux moines… Les Princesses et les Reines prêtaient
l’hommage féodal aux évêques…
On nouait l’aiguillette dans tous les villages. On trou-
blait les ménages par des philtres amoureux. On tuait les
troupeaux par des charmes. On faisait mourir ses ennemis
par des maléfices. La France était couverte de moines,
d’astrologues, de devins et de sorciers. Chacun portait des
amulettes. Partout des scènes de possédés, des parades
d’exorcistes. On n’entendait parler que d’accouchemens
prodigieux. Là une femme venait d’enfanter un serpent ; ici

– 23 –
un excommunié était père d’un monstre sans couleur et sans
forme. Des Moines faisaient, vivans, le voyage de l’autre
monde, et effrayaient le public de leurs aventures infernales.
Des démons et des spectres apparaissaient tous les jours,
sous mille figures effrayantes. Des nécromanciens rappe-
laient les morts de la tombe. Les femmes allaient au sab-
bat… Quels temps !… et quel esprit assez noir pourra s’en
faire une juste idée ?…
— J’ai tâché d’en montrer quelque chose. J’ai rapporté
des traits bien odieux ; et la crainte d’effrayer m’en a fait
laisser de plus odieux encore. Je me suis arrêté principale-
ment sur la guerre de la Jacquerie, parce qu’elle fait le sujet
du principal chapitre de ces Mémoires. Cette préface, et les
notes qui suivront l’ouvrage, prouveront au lecteur qu’il n’y
a rien ici de romanesque.

Nous sommes les descendans des Français du quator-


zième siècle. Nous pouvons comparer notre sort à celui de
nos pères, apprécier les intentions généreuses de ces
hommes qui regrettent ces temps féodaux, et voir quelle re-
connaissance nous devons à ceux qui voudraient nous y
faire reculer.

– 24 –
INTRODUCTION.

Ou Lettre de Marcel à son Fils, trouvée en tête


de ces Mémoires.

Après ces orages terribles qui se sont brisés sur nos


têtes, après ces maux affreux, ces persécutions et ces
guerres où nous avons perdu tout ce qui pouvait nous atta-
cher à la vie, tu me demandes, mon Fils, de t’écrire mon his-
toire. J’ai long-temps hésité, parce que les événemens trop
nombreux accablent mon esprit, et que je n’ai d’ailleurs à
t’offrir que des sujets de larmes. J’espérais aussi que des
jours plus sereins brilleraient sur ma pauvre patrie, et devant
un avenir consolant je voulais ensevelir un passé horrible.
Mais enfin mes jours s’avancent ; les seigneurs ont re-
pris leur pouvoir ; le plus fort est encore le maître ; la desti-
née des serfs est plus malheureuse que jamais : je vais donc
te retracer le tableau de mes malheurs, tu y puiseras peut-
être des leçons utiles.
Tu verras, dans ces tristes feuilles, le sort du faible ici-
bas, les crimes des seigneurs et des grands, la misère déplo-
rable d’un peuple jadis heureux et libre, et quelques abomi-
nations de ceux-là qui se disent les ministres de Dieu.
Je ne te parlerai point des guerres étrangères, qui depuis
tant d’années déchirent la France ; j’aurai trop déjà de nos
troubles civils, et je ne m’arrêterai que sur les événemens
qui me touchent. Combien il me faudrait d’années pour te
dire les maux que les Anglais et les guerres nous ont faits en
– 25 –
un jour ! Ô mon Fils, tu as vu toi-même les campagnes rava-
gées, la cabane du pauvre en flammes, les serfs mourant
dans les horreurs de la faim, quand le fer ennemi les avait
épargnés ; les enfans à la mamelle massacrés sur le sein de
leurs mères, les vierges et les jeunes épouses flétries par ces
bandes de barbares, et souvent exterminées après le dés-
honneur.
Dans ces désordres hideux, un instant t’a montré tout ce
que font les seigneurs d’une manière plus lente.
Je ne te présenterai jamais qu’un coin de la France ; ce
sera le lieu où je souffrirai, ou le père Augustin m’étonnera
par ses vertus, où l’intrépide Caillet jurera de mourir pour la
liberté de sa patrie.
Dans nos guerres civiles, de trop grands tableaux
m’effrayent ; je n’essayerai d’écrire que l’histoire de cette
guerre qui nous intéresse tous ; je veux dire la Jacquerie, que
cent mille Vilains illustrèrent par tant de courage, et qui se
termina par tant d’atrocités.
Je ne te parlerai, mon fils, que des choses qui se sont
passées sous mes yeux. Je ne t’entretiendrai point des ef-
forts de Paris et de quelques autres villes révoltées contre le
joug, mais trop ignorantes pour bien connaître leurs droits,
et privées de cette énergie qui fait les hommes libres.
Je ne te dirai rien de ce Parisien célèbre, de ce coura-
geux prévôt des marchands, dont nous portons le nom, qui
voulut, comme Caillet, ramener la liberté sur le sol de la
France, qui fut tué par un lâche, et que l’on s’efforce d’avilir,
depuis que le despotisme étouffe de nouveau tous les senti-
mens généreux dans les cœurs français.

– 26 –
D’ailleurs, je connais peu l’intrigue ; je jugerais mal
peut-être les grandes affaires politiques ; je pourrais t’égarer
par des erreurs. Je me borne donc à ce que j’ai pu voir. Je
négligerai ces choses connues, que tous tes moines peuvent
t’apprendre. Si mon travail est imparfait, songe, mon fils,
que c’est pour toi, et non pour la postérité, que j’écris ces
Mémoires.
Pleure, en les lisant, sur tes compatriotes, tous tyrans ou
esclaves, et souhaite que la France retrouve un jour son an-
tique liberté.

– 27 –
PREMIERE PARTIE.

– 28 –
CHAPITRE I.

La servitude de la Glèbe. Le Templier


proscrit. La Corvée. La Justice Seigneuriale.
Hommage d’un Vassal. Le Droit d’Aubaine.

Je suis né dans la servitude ; et depuis que les hommes


se sont divisés en ces deux classes de seigneurs et de serfs,
ou, si l’on veut, de tyrans et d’esclaves, je ne pense pas
qu’aucun de ma famille ait jamais joui d’un moment de liber-
té. On m’a dit que j’avais reçu le jour en 1312, dans cette
même année où la puissance et les richesses des Templiers
conduisirent cet ordre illustre à l’échafaud. Mon père était
serf d’un petit seigneur picard, des environs de Beauquesne,
à quelques lieues d’Amiens. Je dirais qu’il avait pour maître
le plus cruel de tous les monstres, si je n’avais trouvé dans la
suite la même inhumanité et les mêmes barbaries chez la
plupart des hommes privilégiés ; et quand je m’arrête sur la
conduite des seigneurs envers les Vilains, je suis tenté de
croire que véritablement les uns et les autres ne sont pas du
même sang et n’ont pas la même origine : les premiers ont la
puissance, les richesses, et le droit des crimes ; les seconds
n’ont que faiblesse, misères, tourmens, et quelques vertus.
Mon père vivait, comme tous les esclaves, et même
comme leurs superbes maîtres, dans la plus grossière igno-
rance ; mais il était bon ; et s’il faisait rarement le bien, c’est
qu’il n’était presque jamais en son pouvoir de le faire. Sa ca-
bane, le petit champ qu’il cultivait, les instrumens du labou-
rage, sa femme, ses enfans, et lui-même, tout appartenait à
son seigneur. J’étais le plus jeune de quatre fils, qu’il chéris-

– 29 –
sait avec une égale tendresse, et qui devaient comme lui
mourir dans la servitude de la glèbe.
Un jour que mon père et mes trois frères, dont l’aîné en-
trait dans sa douzième année, étaient allés faire une corvée
de huit jours à une lieue de notre cabane, et que ma mère,
alors malade, avait obtenu la permission de rester avec moi,
qui n’avais que quatre ans, un concours d’événemens déplo-
rables vint nous plonger dans un abîme de maux. Ma mère
avait un frère, né comme elle dans la servitude ; mais ce
frère était serf d’un Templier, qui l’avait distingué de ses
autres esclaves, l’avait emmené dans ses courses, et le trai-
tait avec assez de douceur. Lorsqu’on eut juré
l’extermination des Templiers, celui-ci, qui était riche, avait
trouvé le moyen de se soustraire à toutes les recherches, et
s’était caché dans Paris, chez un juge, à qui il avait fait du
bien dans le temps de sa fortune. Au bout de quatre ans, soit
qu’il se déplût dans cette espèce de prison, soit qu’il craignît
que son hôte, las de son trop long séjour dans sa maison, ne
le découvrît pour ne plus l’avoir à sa charge, ce chevalier
sortit un soir de la capitale, vêtu en simple gentilhomme, et
toujours suivi de mon oncle. Il avait formé le projet de se ré-
fugier dans la Lorraine, où il espérait trouver un appui dans
sa famille.
Comme il traversait la Picardie, mon oncle, qui n’avait
point oublié sa pauvre sœur, ne voulut pas passer si près
d’elle sans la revoir. Son maître avoit besoin de quelque re-
pos : il le conduisit à la chaumière, où j’étais seul avec ma
mère depuis cinq jours.
Tandis que ma mère et mon oncle se livraient à leurs
embrassemens, mon frère aîné entra épuisé de fatigue. Il ve-
nait chercher de quoi manger, parce qu’il ne restait plus rien

– 30 –
des trois pains que mon père avait emportés pour sa se-
maine, et qu’il avait partagés avec un faible vieillard, obligé
de faire aussi la corvée, et n’ayant plus pour se nourrir que
l’herbe des prairies voisines et un peu de glands non encore
mûrs.
Ma mère, qui n’avait pas prévu cela, n’avait plus de pain
que pour la journée ; elle allait l’envoyer à son mari, lorsque
le Templier l’en empêcha. « Tiens, dit-il à mon frère, en lui
donnant quelques pièces de monnaie, va-t-en à Beauquesne,
achète du pain, et sois bien sage ; je voudrais être plus
riche. » Gaspard (c’était le nom de mon frère) s’en retourna
aussitôt ; et ma mère, surprise d’un trait de générosité de la
part d’un Seigneur, se jeta à ses genoux pour lui témoigner
sa reconnaissance. Mais, un moment après, nous enten-
dîmes de grands cris à vingt pas de la cabane. Ma mère se
hâta de sortir, et aperçut le juge du Seigneur à qui nous
étions soumis, assommant de coups le pauvre Gaspard, à
cause qu’il avait quitté la corvée. Les cris de la mère se mê-
lèrent bientôt à ceux du fils ; et pendant qu’elle suppliait ce
juge de ne pas faire plus long-temps les fonctions de bour-
reau, mon oncle et son maître s’avancèrent vers lui pour lui
arracher, sa proie.
Dans ces débats, mon frère avait laissé tomber de ses
mains les pièces de monnaie qu’il avait reçues du Templier.
Le juge ne les eut pas plutôt aperçues, qu’il jeta les yeux sur
le Templier et son esclave, et leur dit : « Quoique vous soyez
étrangers, vous devez connaître les coutumes. En vertu du
droit qui accorde à Monseigneur la propriété de tout ce qui
est, vit et passe sur ses terres, je déclare que vous êtes nos
serfs. »

– 31 –
En achevant ces mots, il appela de toutes ses forces les
gens d’armes de la seigneurie, qui faisaient une confiscation
dans une chaumière voisine. Le chevalier, qui comprit de
quel sort on le menaçait, voulut fuir, parce qu’il n’avait
qu’une épée contre des gens armés de longues piques ; mais
il n’en eut pas le temps : on l’arrêta, ainsi que mon oncle, et
on les conduisit dans les prisons du château. Ma mère, qui
savait que le maître de son frère était Templier, savait fort
heureusement aussi que les Templiers étaient proscrits dans
toute la France, et qu’on les recherchait dans toutes les pro-
vinces ; elle eut donc la prudence de ne rien dire qui pût tra-
hir le secret de l’étranger ; elle se contenta de pleurer sur les
deux prisonniers, et ramena Gaspard à la maison, pour le
consoler et panser ses blessures.
Lorsqu’elle l’eut mis au lit, elle se disposa à porter elle-
même le pain qui lui restait à son mari et à ses deux autres
enfans. Hélas ! elle n’eut pas la peine d’entreprendre ce
voyage ! Le Seigneur, qui visitait les travaux de sa corvée,
remarqua que mon frère aîné n’était plus à la besogne : il en
demanda la raison à mon père, qui lui dit la vérité en trem-
blant, et le supplia de ne point punir un fils qui n’avait fait
qu’obéir. « Ah ! tu manges en cinq jours ce qui doit te nourrir
au-delà de ta semaine, s’écria le Seigneur ! tu es donc
riche ?…, ou tu me voles ?… En prison, vil serf ; tu feras tes
huit jours de corvée quand je t’aurai jugé… » Et il fit lier en-
semble mon père et mes deux frères ; on les conduisit auprès
du Templier et de mon oncle. On emprisonna aussi ma mère
qui se préparait à partir, mon frère qui était au lit, et moi qui
parlais à peine.
Mon père n’avait rien mangé depuis la veille ; on nous
laissa sans pain et sans eau jusqu’au lendemain. Il me
semble que j’ai encore un souvenir confus des douleurs que

– 32 –
je sentis dans ce cachot, des pleurs de mes frères, de la dé-
solation de mes parens.
Le lendemain, avant midi, le Seigneur nous fit tirer du
cachot ; on nous amena devant lui ; et comme nous étions
épuisés par la faim et par les pleurs, il nous fit donner à tous
un morceau du pain noir dont il nourrissait ses prisonniers et
ses chiens.
Pendant qu’il se disposait à nous juger, on vint l’avertir
que l’héritier d’un petit fief voisin, soumis envers lui au vas-
selage, était à la principale porte du château et demandait à
lui faire hommage. La coutume voulait qu’on le reçût aussi-
tôt. On nous plaça donc, avec les gens d’armes de la Sei-
gneurie, dans un coin de la cour ; on rassembla tous les va-
lets du château ; on fit venir tous les Vilains qui n’étaient pas
à la corvée, parce qu’il était doux à l’orgueil du Seigneur de
recevoir l’hommage publiquement, alors même que le vassal
s’étoit flatté de l’espoir de trouver son suzerain à peu près
seul.
Du moment que tout fut disposé, le vassal fut introduit.
Il était vêtu, selon l’usage de son fief, d’un pourpoint rouge
et blanc ; il avait une chausse blanche et une chausse rouge,
un chapeau de ces deux couleurs ; en un mot, dans tout son
costume il était rouge à gauche et blanc à droite. Il portait au
cou une tresse de paille, à laquelle pendaient deux cornes de
chevreuil ; et il avait entre les jambes un bâton, sur lequel il
semblait à cheval.
Cet homme s’approcha du Seigneur tenant des deux
mains les deux bouts de son bâton, et la tête chargée d’une
énorme citrouille, qu’il lui était défendu de maintenir. Quatre
paysannes de son fief le suivaient avec des cruches de lait de
chèvre. Cette marche et ce spectacle me frappèrent telle-

– 33 –
ment, et je m’en entretins si souvent avec mon père et mes
frères, que j’en ai encore la tête remplie. Quand le vassal fut
devant son Seigneur, il se mit à genoux ; et alors, comme il
n’avait pas laissé tomber sa citrouille en chemin, il lui fût
permis de la soutenir du doigt, et de lâcher un des bouts de
son bâton. En même temps le Seigneur lui dit : « Vassal, que
me veux-tu ? »
Le vassal, toujours à genoux, prit sa citrouille à deux
mains, la posa devant lui, y plaça une petite croix d’or, et
répondit : « Monseigneur, la mort de mon père votre très-
humble vassal, me rend à mon tour votre vassal indigne. Je
viens vous reconnaître ici, devant tous, pour mon Seigneur
suzerain, avouer que tout ce que j’ai, aurai et posséderai,
n’est à moi que si vous me permettez d’en jouir, et jurer par
cette croix d’or fin et bon, par le ciel, par la terre, par la no-
blesse, par l’épée de saint Georges, par ma vie, et sur ce lé-
gume adopté pour l’hommage, que je vous serai vassal fi-
dèle ; que j’emploierai pour vous soins, hommes de corps,
vie et biens ; que je paierai ma part de la dot de votre fille ;
que je contribuerai à la rançon de votre fils prisonnier ; que
je serai votre otage au besoin ; que je m’acquitterai envers
vous des redevances et droits féodaux que vous avez sur
moi. Si j’ai une pensée contraire, je me déclare parjure, vi-
lain, et damné à tout jamais. »
Le seigneur s’écria : « Parjure, Vilain, et damné ! » Le Vi-
lain répéta à haute voix : Parjure, Vilain, et damné !… et en
achevant ces mots, il donna un grand coup de poing sur sa
citrouille, qui se creva. Il en sortit une perdrix, dont l’aile
était rognée. Deux chiens de chasse, que le seigneur avait à
ses côtés, coururent sur la perdrix, pendant que le seigneur
se saisit du bâton du vassal, et courut également sur lui.

– 34 –
Après quelques minutes, l’un des chiens ayant attrapé la
perdrix, sans que le seigneur eût atteint son vassal, le vassal
s’arrêta. Le seigneur en fit autant, prit la perdrix entre les
dents de son chien, et la donna au vassal pour son dîner :
mais s’il eût atteint son vassal avant que les chiens
n’atteignissent leur proie, la perdrix eût été pour lui.
En la recevant, le vassal donna trois sous à son seigneur
et se retira, pendant que le seigneur se faisait laver le visage,
les pieds et les mains, par les quatre pucelles qui avaient ap-
porté pour cela quatre cruches de lait.
Quand je tourne encore les yeux sur ces cérémonies ab-
surdes, qui sont pourtant sacrées pour les seigneurs, sur ces
coutumes ridicules ou abominables, qui ont force de loi, je
ne puis m’empêcher de gémir sur les misères de l’esprit hu-
main, qui croit s’aggrandir en s’entourant de petitesses, et
qui s’avilit réellement, en voulant avilir tous ceux qu’il do-
mine.
Lorsque le vassal se fut retiré, le seigneur se plaça sur
un siége élevé, ayant son juge à sa droite et son sergent à sa
gauche. Il nous fit amener tous devant lui, et demanda au
Templier qui il était, d’où il venait, où il allait, et s’il consen-
tait à être serf de la seigneurie ? L’étranger répondit qu’il ne
pouvait dire ni qui il était, ni d’où il venait ; mais qu’il allait
en Lorraine rejoindre sa famille, et qu’en sa qualité de gen-
tilhomme il ne pensait pas qu’on voulût sérieusement le
soumettre à la servitude.
— Qui me prouvera que tu es gentilhomme, repartit le
seigneur ? et depuis quand les nobles français voyagent-ils
seuls, hors de leurs terres ? Si tu étais seigneur, tu aurais à ta
suite des sergens, des gens d’armes, des faucons et des
chiens. Montre-moi ton écusson, ta bannière…

– 35 –
— De toutes les marques de mes dignités, répondit le
maître de mon oncle, il ne me reste que mon épée.
— Une épée entre tes mains ne prouve rien, s’écria le
seigneur. Ou tu seras serf, ou tu te feras connaître et recla-
mer.
— On ne me connaîtra point ; et avant d’être serf j’aurai
cessé de vivre. Voyons si vous oserez m’arrêter !
En disant ces mots, le templier et son esclave mirent
l’épée à la main, et se disposèrent à sortir ; mais au même
instant on leva les ponts, et on lâcha après eux six dogues et
six gens d’armes. La résistance ne fut pas longue ; les gens
d’armes du seigneur, armés de longues hallebardes, bravè-
rent l’épée qui ne pouvait les atteindre ; et de concert avec
les dogues, exercés à cette chasse, ils n’eurent pas de peine
à désarmer les deux étrangers, après leur avoir fait plusieurs
blessures. On les garotta fortement, et on les ramena devant
le tribunal.
— Qu’on apprête les tortures, dit le seigneur. Ils mour-
ront comme des traîtres ; mais avant, je saurai ce qu’ils sont.
On appliqua d’abord le Templier à la question. Il la souf-
frit avec le plus grand courage, et ne fit pas le moindre aveu.
Comme on désespérait d’en rien tirer, on fit partager à
mon malheureux oncle les mêmes tortures. Il s’efforça
d’imiter son maître ; mais il n’en eût pas la force, et il con-
fessa à demi-mourant, qu’il servait un templier proscrit… —
Ah ! malheureux !… s’écria le templier ; et il expira…
— Quoi ! c’était un Templier, dit le seigneur ; je suis fâ-
ché qu’il soit mort, j’aurais fait ma cour au roi de France en
lui livrant un de ses ennemis… Mais qu’on sale le corps, je le

– 36 –
ferai conduire à la cour, et j’aurai ma part dans ses dé-
pouilles…
En attendant, il condamna mon oncle pour avoir servi
un proscrit, et ma pauvre mère pour l’avoir reçu dans sa ca-
bane, à mourir sur le gibet… Cet ordre épouvantable
s’exécuta sur le champ… et nous (mon père et ses quatre
fils), il nous condamna à traîner toute notre vie une chaîne
aux pieds, et à languir dans la plus dure des servitudes,
jusqu’à notre dernière heure. J’ai déjà dit que je n’avais alors
que quatre ans. On n’eut aucune pitié de mon âge ; on me
chargea, comme mon père et mes frères, d’une chaîne pe-
sante, et on m’attacha aux travaux de la terre.
Trois années se passèrent dans la misère, les sueurs et
les souffrances continuelles. Mon père, qui pleurait la nuit et
le jour sa femme si odieusement mise à mort, mon père était
en proie au plus sombre désespoir, et ne paraissait supporter
la vie que par la tendresse qu’il avait pour nous, et par la
crainte de l’enfer, réservé aussi, nous disait-on, aux suicides.
Un jour, enfin, tandis que le seigneur par qui nous vi-
vions enchaînés, était allé faire une grande chasse dans un
bois voisin, que son juge était occupé à condamner et à pu-
nir des malheureux qui n’avaient pu payer les dîmes et les
droits féodaux tout entiers, et que nous faisions avec mon
père une corvée très-pénible, Gaspard, mon frère aîné, qui
avait alors quinze ans, et qui promettait de devenir un gar-
çon sensé, voyant mon père étendu sur la poussière et mou-
rant de chaleur et de fatigue, nous appela auprès de lui et
nous proposa de fuir.
Hélas ! interrompit mon père, où irons-nous, mes en-
fans ? nous serons partout traités comme ici : le monde en-
tier est peuplé de serfs et de maîtres ; le faible doit être es-

– 37 –
clave du plus fort : Dieu le veut ainsi, puisque nos prêtres le
disent.
— Ces prêtres peuvent se tromper, interrompit Gaspard.
D’ailleurs, nous ne saurions être plus mal, et nous serons
peut-être mieux. On nous dit que Dieu nous a faits à son
image ; Dieu est libre. Si nous ne sommes destinés qu’à
l’esclavage, cherchons du moins un esclavage que nous
puissions supporter.
— Ce que tu proposes est impossible, dit encore mon
père ; pour sortir d’ici il faut payer sur tous les ponts, sur
toutes les rivières, sur tous les chemins le droit de péage, et
nous n’avons ni argent ni espoir d’en avoir jamais.
— Que Dieu soit loué, s’écria Gaspard ! si c’est là le seul
embarras qui vous retienne, je le lèverai. Lorsque mon mal-
heureux oncle vint voir ma mère, il lui donna une petite
bourse, qui renfermait quelque monnaie ; ma mère l’enterra
dans un coin de la cabane, du moment où les deux étrangers
furent arrêtés ; je sais où elle l’a mise ; et si j’ai gardé là-
dessus le secret, c’est que j’attendais le jour où cette bourse
nous serait utile.
À ces paroles, mon père se leva ; il embrassa mon frère,
il nous embrassa tous. Nous retournâmes à la cabane : mon
père se chargea de ses hardes ; Gaspard déterra la bourse
qui se trouva pourrie ; mais les pièces étaient encore en bon
état ; il les prit, et s’étant éloigné un instant, il alla enlever,
devant le pont-levis le moins fréquenté du château, un écus-
son que l’on ne gardait point. — Ah ! que tous les Saints te
bénissent, s’écria mon père, ton heureuse idée nous ouvrira
tous les passages…

– 38 –
Alors, quoiqu’épuisés de lassitude, nous nous mîmes en
marche. L’homme d’armes, qui gardait le passage des fron-
tières de la Seigneurie, nous laissa sortir sans difficulté, lors-
qu’il aperçut entre les mains de mon père l’écusson qui por-
tait les armes de son Seigneur. Il nous sembla que nous re-
trouvions la vie, en respirant un autre air que celui du champ
où nous devions mourir. Cependant, comme nous ne con-
naissions ni le pays où nous étions engagés, ni le bois où
notre tyran faisait sa chasse, nous tremblions à chaque pas
de nous jeter à sa rencontre. Ces terreurs étaient adoucies
par le plaisir de ne plus porter nos chaînes, et par notre con-
fiance en Dieu, que les hommes font l’auteur de toutes leurs
injustices, et qu’ils dépeignent cruel parce qu’ils sont inhu-
mains.
Mais nos craintes n’étaient que trop fondées. Nous
avions marché jusqu’au soir, quand nous aperçûmes, à trois
cents pas, le Seigneur que nous cherchions à fuir, sa femme,
son fils, plusieurs de ses gens d’armes, qui revenaient à che-
val de leur chasse. La vue du plus affreux de tous les
monstres, du spectre le plus horrible, d’une troupe de dé-
mons hideux, ne nous aurait pas causé plus d’effroi. Nous
marchions heureusement sur la lisière du bois, et nous pou-
vions croire qu’on ne nous avait pas aperçus. Mon père se
jeta aussitôt avec ses quatre fils dans un taillis épais… Oh !
quelles actions de grâce nous rendîmes au ciel, quand la
bande ennemie passa sans nous voir ! Grand Dieu ! je t’en
bénis encore, puisque tu nous sauvais !…
Aussitôt que nos tyrans furent éloignés, on se remit en
chemin. Je ne pouvais plus porter le poids de mon corps :
mon père me prit sur son dos, parce qu’il fallait marcher. Je
ne m’arrêterai pas sur les rivières, les chemins, les ponts, les
bateaux, qu’il nous fallut passer en payant. Le lendemain, au

– 39 –
soir, nous n’avions plus d’argent, parce qu’en un jour et de-
mi nous avions payé onze fois le droit de péage.
En arrivant sur les terres d’Heubecourt24, distantes de
sept ou huit lieues du château que nous avions quitté, on
nous prit pour notre passage l’écusson de notre tyran, dont
on ne connaissait point les armes. Nous prétextâmes en vain
une mission, dont cet écusson était la preuve : il fallait de
l’argent ; et comme nous n’en avions plus, en vertu du droit
d’aubaine, qui accorde au seigneur la possession de tout
bien et de tout homme qui entre sur son fief sans payer les
droits, on nous déclara serfs du seigneur d’Heubecourt.
Mais ce nouveau maître nous parut si doux, en compa-
raison de celui que nous venions de fuir, que nous tachâmes
de regarder notre sort comme une heureuse condition.

24
Aujourd’hui Hebbecourt.

– 40 –
CHAPITRE II.

Le Père Augustin. L’Éducation. Dialogue


féodal.

Celui que nous avions désormais pour seigneur était


vassal de l’Évêque d’Amiens. Il nous donna un petit champ
non encore cultivé, des graines, des instrumens, et de quoi
nous construire une cabane ; il nous imposa des travaux
moins rudes, des redevances moins onéreuses que notre
premier tyran : d’ailleurs nous ne marchions plus entravés
dans les chaînes.
Nous avions déjà passé deux années, dans une profonde
misère, à la vérité, et dans des travaux continuels, mais sans
subir de châtimens, et sans mourir de faim pendant des sai-
sons entières ; ce qui nous faisait trouver assez douce notre
destinée, et nous aurait semblé le bonheur, si nous avions eu
ma pauvre mère avec nous. J’étais dans ma neuvième an-
née ; le fils du seigneur d’Heubecourt en avait dix, et annon-
çait les plus heureuses dispositions, lorsque son père, moins
encrassé dans l’ignorance que le grand nombre des sei-
gneurs, fit venir un moine à son château pour soigner
l’éducation de ce jeune noble. C’était un bénédictin. Le bon
père me vit ; j’eus le bonheur de lui plaire : il me demanda si
j’aimerais à m’instruire ? — Oh ! oui, lui répondis-je, sans
trop le comprendre ; mais il faut que je travaille. — Et si je
trouvais le moyen de t’occuper à des travaux plus doux,
ajouta-t-il ; serais-tu bien aise de savoir lire ? de chanter au
lutrin ? — Ah ! je vous aimerais comme mon père, m’écriai-

– 41 –
je ; mais j’appartiens à mon seigneur. — Ton seigneur a
quelque humanité, parce qu’il a quelque instruction. C’est
moi qui la lui ai donnée. Il en sent le prix, il a pour moi un
peu de reconnaissance. J’obtiendrai de lui la permission de
t’instruire, si tu me promets d’être bon, de faire le bien, de
répandre sur les autres les connaissances que je veux te
donner, de les faire tourner à la gloire de Dieu, et de servir le
ciel avec nous. — Je ferai tout ce qui pourra vous plaire,
m’écriai-je encore : ma soumission sera sans bornes, je vous
obéirai comme à mon père ; je vous servirai comme mon
seigneur… — C’est assez, dit le moine. Espère en Dieu, mon
fils, tu seras sans doute moins misérable que tes frères.
Il m’embrassa en achevant ces mots, et deux jours après
il arriva de grand matin à la cabane. — Réjouissez-vous, bon
vieillard, dit-il à mon père, votre fils Marcel (c’est le nom
que je porte) va devenir plus heureux. Le seigneur
d’Heubecourt veut bien qu’il partage les études de son fils, et
qu’il n’obéisse plus qu’à son jeune maître et à moi…
Mon père baisa la main du bon religieux, et lui deman-
da, pour lui et pour ses fils, sa bénédiction. Le Père Augustin
nous bénit, la larme à l’œil ; et tirant de dessous sa robe un
petit habit de novice qu’il avoit apporté : — Voici ton cos-
tume, mon bon ami, me dit-il, voyons s’il t’ira bien !…
Je ne peindrai point mes transports de joie à la vue de
mon nouvel habit. En moins d’un instant j’en fus couvert ; et
je crois que je n’aurais pas donné pour une seigneurie le
plaisir de me voir vêtu en petit moine. Mon père extrava-
guait de contentement ; mes frères, loin d’être jaloux de mon
bonheur, m’accablaient des plus naïves caresses, et me
priaient seulement de ne pas les oublier…

– 42 –
— Non, non, dit le Père Augustin ; je ne vous oublierai
pas non plus. Adieu, bonnes gens ; vous ne paierez cette an-
née ni droits, ni tailles ; et, hormis les dîmes du curé, le Sei-
gneur d’Heubecourt vous exempte du reste. Bénissez-le, il le
mérite.
Alors le bon religieux me prit par la main, et m’emmena
avec lui. Les acclamations de mon père et de mes frères,
leurs vœux pour la prospérité de leur Seigneur et le bonheur
du Père Augustin, m’apprirent que les riches pourraient être
heureux, s’ils savaient l’être, aimés s’ils le voulaient,
puisqu’avec un léger bienfait on se fait adorer.
Cependant nous arrivâmes au château. Le moine, que je
regarde à présent comme mon bon maître, me présenta à
mon seigneur. Celui-ci sourit à la vue de mon petit costume
bénédictin. Son fils, à qui sa mère recommandait tous les
jours une grande fierté envers les serfs et leurs enfans, vint à
moi avec un abord amical, du moment où il sut que j’étais
destiné être son compagnon d’études. En un mot, je fus fêté,
caressé ; on me fit manger avec mes maîtres, et mon bon-
heur me sembla si inconcevable, que pendant plusieurs jours
je me crus abusé d’un long rêve.
On m’avait permis d’aller tous les matins voir mon père
et mes frères. Je ne manquais pas de leur porter, à chaque
visite, des fruits et différentes petites choses que mon jeune
maître et le Père Augustin me donnaient pour eux. Que
j’étais heureux ! je jouissais d’un sort que je n’avais pas cru
possible, et, je faisais du bien à mon pauvre père !…
Après huit jours de repos et de récréation, on nous mit à
l’étude. Mon jeune maître savait déjà un peu lire : à force de
constance et de zèle, je le joignis, et je marchai bientôt de
pair avec lui. Il ne s’en fâcha point, parce que le bon Père

– 43 –
Augustin nous entretenait dans des sentimens d’émulation
mutuelle, où l’envie se montrait d’autant moins qu’il récom-
pensait celui qui faisait mieux, et donnait des encourage-
mens, et non des peines, à celui qui faisait moins bien.
Quand il nous vit en état de lire et d’écrire passable-
ment, de faire quelques petits calculs, de chanter le plain-
chant, le Père Augustin nous donna des notions sur l’histoire
sainte, sur la géographie, et nous fit expliquer la Bible. Nos
progrès, les miens surtout, furent très-rapides sous cet excel-
lent maître, et au bout d’un an je commençais à devancer
tellement le jeune seigneur dont je partageais les études que
sa mère en conçut du dépit. Le Père Augustin s’en aperçut.
— Mon fils, me dit-il, tu trouves dans ce château un bonheur
et des avantages que tu n’aurais jamais espérés, puisque tu
es né dans la servitude de la glèbe. Les seigneurs français,
qui vivent tous dans la plus lourde ignorance, et qui ne veu-
lent ni s’instruire, ni permettre qu’on instruise leurs enfans,
ne prétendent pas non plus que leurs serfs en sachent plus
qu’eux. Je t’ai déjà dit que, dans l’immense majorité des sei-
gneuries, personne ne doit savoir lire ; et ceux des seigneurs
qui montrent moins de haine aux sciences, vendent bien
cher la permission d’apprendre quelque chose. Le ciel t’a
conduit dans des lieux moins barbares ; il ne faut pas perdre
les biens qu’il te réserve. On est jaloux de ton jeune mérite ;
il faut le cacher. Ainsi, quand tu l’emporteras sur ton com-
pagnon de travail, qui est aussi ton maître, cède-lui la palme,
et que sa mère croie qu’il est toujours plus habile que toi. Tu
n’en auras pas moins mes suffrages ; et un jour tu recueille-
ras les fruits de ton éducation… Mon fils, je suis né comme
toi dans l’esclavage ; je dois ce que je suis à un bon moine,
dont je n’oublierai jamais les bienfaits. Je me sens bientôt
accablé par l’âge ; mes derniers jours ne sont peut-être pas
éloignés : je veux avant de mourir te rendre ce que j’ai reçu.
– 44 –
Quoique je ne fusse qu’un enfant, je compris fort bien ce
langage. Je laissai à Charles, mon jeune maître, l’apparence
de tous les avantages, je cachai mes progrès, et je regagnai
un peu les bontés de sa mère. Quant à lui, j’étais sûr d’en
être aimé ; il avait le bon cœur de son père ; et nous aurions
fait deux vrais amis, si nous eussions été égaux.
Dans le dix-huitième mois de mon séjour au château
d’Heubecourt, mon Seigneur reçut, pour notre malheur à
tous, la visite du seigneur de Domart. C’était un vieux gen-
tilhomme, qui ne parlait que de sa chasse, de ses serfs, de sa
justice, de ses gibets, et de ses droits féodaux ; il ne faisait
apprendre aux serfs de sa seigneurie que le travail de la
terre, et les accoutumait à atteler leurs femmes à la charrue,
pour épargner les bœufs et vendre à son profit la paille que
ces animaux auraient mangée. Il ne pensait pas qu’un noble
pût savoir autre chose que manier les armes, compter son
argent, dompter un cheval, battre les Vilains, et faire tout
trembler autour de lui.
Après qu’il eut long-temps ennuyé le seigneur
d’Heubecourt et sa famille de ses aventures de chasse, et de
la fermeté avec laquelle il faisait torturer et pendre ses gens
pour la moindre vétille, il amena la conversation sur les re-
devances ; et voici, autant que je puis me rappeler, le dia-
logue qui s’en suivit :
LE SEIGNEUR DE DOMART.

Dites-moi, Seigneur d’Heubecourt, combien retirez-vous


annuellement de vos serfs, pour les dîmes inféodées, le cens,

– 45 –
le surcens, le champart, le droit de vente et de mesure, et les
droits de banalité25 ?
LE SEIGNEUR D’HEUBECOURT.

J’ai environ douze cents serfs, qui me donnent annuel-


lement, en nature, à peu-près dix mille pintes de blé. J’ai des
prés et des bois qui produisent abondamment : je charge peu
mes paysans de redevances de ce genre.
LE SEIGNEUR DE DOMART.

Vous êtes un seigneur de paille ! moi, je n’ai que mille


cinquante serfs, j’en tire plus de quatre-vingt mille pintes de
blé ; ordinairement soixante toises de bois, cent cinquante
cruches de diverses liqueurs, quarante à cinquante charre-
tées de foin que je fais vendre, et mon cinquième sur tous les
fruits. Les serfs sont faits pour nous, Seigneur d’Heubecourt ;
nous devons les traire jusqu’au bout. Quand ces gueux-là ont
quelque aisance, ils prennent un peu de repos ; ils parlent, ils
raisonnent ensemble ; ils murmurent contre nous. Un rien
pourrait les engager à la révolte. Ce sont nos ennemis ; il
faut les ruiner sans relâche. Aussi je vous réponds que vous
n’en trouverez pas un sur mes terres qui ait de quoi manger
demain, s’il ne travaille pas aujourd’hui. Avec cela, je suis

25
La dîme inféodée, qui appartenait au seigneur, se levait après
celle du curé ; le cens était une rente imposée par le seigneur ; le sur-
cens en était l’accessoire ; le champart était ordinairement, pour le
seigneur, la cinquième partie du champ et de ses productions ; les
droits de vente, de mesurage, de banalité étaient ce que levaient les
seigneurs sur tout ce qui se vendait et se mesurait dans l’étendue de
leurs fiefs, sur le grain qu’on était obligé de moudre à leur moulin,
sur le pain qu’il faillait cuire à leur four. – On peut voir, pour tous
ces mots, le Dictionnaire féodal.

– 46 –
tranquille et bien servi. Mais, dites-moi, Seigneur
d’Heubecourt, êtes-vous sévère pour le champart ?
LE SEIGNEUR D’HEUBECOURT.

Non. Je ne le lève que dans les bonnes années. Quant au


surcens, je ne l’exige jamais. Je profite du droit d’aubaine ;
et je retiens, lorsque je le peux, les étrangers que le hasard
amène sur mes terres ; et en cela je crois que je fais bien,
parce qu’ils seraient ailleurs plus malheureux qu’ici. Je le
crois d’autant plus, qu’aucun de mes serfs n’a cherché à dé-
guerpir26 depuis que je suis seigneur. Je ne prends le droit de
mesurage que sur ceux qui sont un peu riches, et je permets
aux plus pauvres de faire leur pain avec mes moulins et mon
four, sans payer les droits de banalité.
LE SEIGNEUR DE DOMART.

Je vous l’ai déjà dit : vous êtes un seigneur de paille.


Vos serfs deviendront bientôt plus riches que vous. Mais,
dites-moi, les occupez-vous au moins à de bonnes corvées ?
LE SEIGNEUR D’HEUBECOURT.

Oui, je leur prends deux jours dans le mois.


LE SEIGNEUR DE DOMART.

Deux jours dans le mois ! les miens sont bien heureux,


quand je ne leur en prends que dix.

26
Lorsqu’un serf, trop misérable, abandonnait sa cabane, et
s’en allait traîner sa malheureuse existence dans une autre seigneu-
rie, cela s’appelait déguerpir.

– 47 –
LE SEIGNEUR D’HEUBECOURT.

Je ne veux pas réduire au désespoir des gens que je vois


déjà trop misérables.
LE SEIGNEUR DE DOMART.

Ne sont-ils pas nés pour l’être ? j’espère au moins que


vous savez vous faire craindre ? Dites-moi, Seigneur
d’Heubecourt, en êtes-vous respecté ?
LE SEIGNEUR D’HEUBECOURT.

Oui, sans que je fasse rien pour cela.


LE SEIGNEUR DE DOMART.

Les coquins sont-ils pendus, chez vous ?


LE SEIGNEUR D’HEUBECOURT.

Il y a déjà bien des années que les gibets me sont inu-


tiles. La prison à quelques mutins, voilà toute ma justice.
LE SEIGNEUR DE DOMART.

Corbleu ! Vos serfs vous égorgeront un jour. Savez-vous


qu’il ne se passe pas de mois sans que je fasse torturer et
pendre pour mes propres affaires ? Vous ménagez les Vilains
comme s’ils étaient vos enfans ! Attacheriez-vous
quelqu’intérêt au sang de ces canailles ? Seigneur
d’Heubecourt, vous n’êtes donc pas de la vieille noblesse ?
LE SEIGNEUR D’HEUBECOURT.

Plus noble que vous, sans doute, Seigneur de Domart…


Remontez à l’origine de votre noblesse : vos pères l’ont-ils
méritée, par la violence et la tyrannie ?… Ma naissance et
les coutumes m’ont rendu maître des paysans de mon fief.
Je ne serai point leur bourreau. Je me soucie peu qu’ils me
– 48 –
craignent ; je suis sûr de leur amour, de leurs respects et de
leur dévoûment…
— Oh ! oui, seigneur, m’écriai-je ; tous vous chérissent,
tous vous vénèrent ; tous sont prêts à mourir pour vous, s’il
le fallait. Et qui n’aimerait un si bon maître, lorsqu’on le
compare à ces tyrans d’alentour, qui traitent leurs serfs plus
cruellement que les bêtes de leur-basse-cour !…
LE SEIGNEUR DE DOMART.

Que dit là ce petit vaurien ?


LE PÈRE AUGUSTIN.

Il dit ce que diraient et ce que sentent tous les serfs du


seigneur d’Heubecourt.
LE SEIGNEUR DE DOMART.

Je ne te demande pas cela, bélitre. À qui appartient ce


petit chien enfroqué ?
LA DAME D’HEUBECOURT.

C’est un enfant de Vilain, que nous faisons élever avec


notre fils.
LE SEIGNEUR DE DOMART.

Attendez, que je lui donne vingt coups de botte dans les


fesses.
CHARLES D’HEUBECOURT.

Non pas. C’est mon compagnon d’études.

– 49 –
LE SEIGNEUR D’HEUBECOURT.

Arrêtez. Ce qu’il a dit est loin de m’offenser, et j’aurais


seul le droit de le punir, s’il n’était sous les yeux de son
maître. D’ailleurs, c’est un enfant assez doux pour qu’on le
traite bien ; et ce bon moine, à qui vous parlez un peu rude-
ment, seigneur de Domart, est un homme respectable, qui
m’a donné de l’humanité, en me communiquant ses lu-
mières, et qui rendra le même service à mon fils.
LE SEIGNEUR DE DOMART.

Seriez-vous assez sot, seigneur d’Heubecourt, pour faire


apprendre à lire à votre fils ?
LE SEIGNEUR D’HEUBECOURT.

Non seulement cela ; mais je lui ferai apprendre tout ce


que je pourrai.
LE SEIGNEUR DE DOMART.

Je vais vous dire ce qu’il vous en reviendra. Un trouba-


dour s’arrêta, il y a cinq ans, dans mon château, et y passa
quelques jours. Les pièces qu’il chantait en l’honneur des
Dames et à la gloire des Saints, plurent tellement à ma
femme, qu’elle voulut qu’on instruisît mon fils. Je ne m’y
opposai point, parce que je n’en prévoyais pas les consé-
quences. Mon fils apprit à lire. Il savait à peine déchiffrer dix
mots, qu’il en avait conçu un orgueil insupportable. Un jour,
enfin, il osa me dire que j’étais un ignorant, et qu’on était
bien à plaindre d’avoir un père tel que moi… Corbleu ! vous
jugez que, de ce moment, le maître fut chassé et les études
interdites ; mais mon fils n’en est pas moins insolent, parce
qu’il se croit instruit… Dites-moi, seigneur d’Heubecourt,
vous élevez votre fils dans les sciences : il vous méprisera.
Vous faites instruire vos serfs : ils seront un jour vos maîtres.
– 50 –
LE PÈRE AUGUSTIN.

Dites-moi, seigneur de Domart, qui aviez-vous chargé de


l’éducation de votre fils ?
LE SEIGNEUR DE DOMART.

Le juge de ma seigneurie.
LE PÈRE AUGUSTIN.

Votre juge est un bourreau : si votre fils avait l’âme vile,


un pareil maître…
LE SEIGNEUR DE DOMART.

Mon fils avait l’âme vile ! Excrément de monastère, ap-


prends que le sang de mon fils est d’une noblesse plus haute
que…
LE PÈRE AUGUSTIN.

Il peut bien avec cela avoir le cœur très-bas.


LE SEIGNEUR DE DOMART.

Ah ! c’est dans tes livres endiablés, canaille de moine,


qu’il a pris les injures qu’il me dit ; tant que je vivrai il ne
saura pas signer son nom. Je n’ai jamais appris à lire, et j’ai
respecté mon père.
LE PÈRE AUGUSTIN.

Seigneur de Domart, je dois défendre la vérité et les lu-


mières contre les préjugés et l’erreur. Ce fils de vilain que
vous méprisez servira et chérira son maître ; Charles bénira
son père ; mais vous, seigneur de Domart, rappelez-vous
l’année 1290… Votre père avait soixante ans, vous en aviez
bientôt trente,… l’ennui vous prit de n’être pas encore sei-
gneur… vous fîtes jeter votre père dans un cachot… il y
– 51 –
mourut… Seigneur de Domart, sont-ce-là tous les respects
que vous lui avez rendus ?…
À ces mots, tout le monde frémit d’indignation et
d’horreur. Le parricide, épouvanté de voir son secret connu,
rougit jusqu’au blanc des yeux ; et après avoir balbutié
quelques paroles : — Adieu, seigneur d’Heubecourt, s’écria-
t-il en fureur : vous m’avez outragé sur ma noblesse, ce petit
fumier de gibet m’a insulté en votre présence, cet hypocrite
infâme me déshonore ; nous nous reverrons.
— Comme il vous plaira, répondit le seigneur
d’Heubecourt : nous ne nous reverrons même jamais, pour
peu que cela vous fasse plaisir.
— Non, non ; nous nous reverrons, mais sur le champ
de bataille. Les faits prouveront qui sera mieux servi de vous
ou de moi, vous avec vos gens instruits et bien doucement
traités, et moi avec mes hommes de corps que j’attache à la
glèbe, et que je mène par le bâton. Holà ! mes gens d’armes,
hors d’ici ! nous sommes en pays ennemi !…

– 52 –
CHAPITRE III.

Guerre seigneuriale. Mort du seigneur de


Domart.

— Eh quoi ! seigneur, dit la dame d’Heubecourt à son


mari, Mathieu de Domart vous déclare la guerre, et vous
n’en paraissez point ému ? Ne redoutez-vous pas ce mé-
chant homme, avec ses bandes d’esclaves, qu’il endurcit aux
plus rudes fatigues, et qu’il mène comme il lui plaît ?
— Il en est trop abhorré pour en être bien servi, répon-
dit mon seigneur : pour moi, je puis compter sur mes pay-
sans. Je ne le crains point : il le sait, et je suis tenté de croire
qu’il n’a fait là qu’une bravade, et qu’il ne levera point la
bannière contre moi. Cependant je vais tout préparer pour le
bien recevoir.
Comme tout était en désordre dans le château, et qu’on
ne parlait point de reprendre ce jour-là les études, je courus
avertir mon père de ce qui venait de se passer. — Mon fils,
me dit-il, annonce à ton seigneur qu’il n’a rien à redouter ;
que ses esclaves sauront le défendre, et que la guerre décla-
rée ne tournera qu’à la honte et à la ruine du seigneur de
Domart.
En achevant ces mots, il courut répandre parmi les serfs
de la seigneurie cette nouvelle que le seigneur de Domart, le
plus odieux et le plus cruel de tous les hommes, venait en
armes attaquer leur maître ; que, s’ils le perdaient, ils de-
viendraient serfs de ce tyran, et qu’il fallait mourir autour du

– 53 –
seigneur qui les traitait si doucement, plutôt que de tomber
entre les mains du monstre qui passait la moitié de sa vie à
torturer et à faire pendre, qui ôtait aux serfs les quatre cin-
quièmes de leur travail, et qui obligeait les femmes de
s’atteler à la charrue…
Ces paroles produisirent le plus grand effet. Tous les
paysans se rassemblèrent à la hâte, et coururent au château
demander des armes. Leurs femmes les excitèrent à se mon-
trer dignes de leur maître. Tous, grands et petits, furent bien-
tôt armés de lances, de sabres, de fourches et de grands bâ-
tons. L’armée était forte de trois cent dix hommes. Le curé
et le père Augustin la bénirent : le premier promit une place
dans le ciel à ceux qui mourraient pour leur seigneur. On fit
dîner toute cette troupe dans la cour du château ; on
l’entretint par des discours généreux dans son ardeur de
combattre, et le lendemain matin, après qu’ils eurent assisté
à la messe, ils partirent, conduits par le seigneur, au-devant
de l’ennemi.
On aperçût bientôt la troupe du seigneur de Domart, qui
approchait des frontières d’Heubecourt. Elle était forte de
cinq cents têtes, parce qu’il avait amené avec lui tous les
hommes et toutes les femmes de corps de son fief, en état de
marcher. Mais quoique plus nombreuse et si singulièrement
composée, cette troupe était tellement déguenillée, et pa-
raissait si misérable, qu’elle inspira au seigneur
d’Heubecourt plus de pitié que de crainte.
L’armée du seigneur de Domart était divisée en dix es-
couades, chacune de cinquante têtes, et commandées sous
ses ordres par son juge, son bourreau, son sacristain, son
chapelain, son premier sergent, son guichetier, son geolier,

– 54 –
et les trois intendans de ses corvées, tous armés d’un bâton
et d’une pique.
Les trois cent dix hommes du seigneur d’Heubecourt
étaient partagés en quinze pelotons, et commandés par
quinze chefs ; qu’ils s’étaient librement choisis eux mêmes.
Quand les deux troupes furent en présence, le seigneur
de Domart tint ce discours à ses gens : « Vilains, c’est au-
jourd’hui qu’il faut me montrer si vous méritez qu’on vous
protège. C’est moi qui daigne vous nourrir tous tant que
vous êtes, et c’est pour vous que vous allez vous battre :
ceux que j’ai tirés de mes prisons pour cette affaire auront
leur grâce, s’ils se comportent bien : tous, si la victoire est à
nous, je vous exempte pour cette année de la taille et du
champart. Ceux qui prendront la fuite seront torturés et
pendus. En avant !…
Cette conclusion fut accompagnée d’un grand coup de
massue, que le Seigneur de Domart déchargea très-
habilement sur son juge, son bourreau son sacristain et ses
autres lieutenans. Ceux-ci, à leur tour, rendirent ce qu’ils re-
cevaient aux hommes et aux femmes de corps qu’ils avaient
sous leurs ordres. Une pareille éloquence ne pouvait pas
produire un effet bien merveilleux. On se rappelait d’ailleurs
que le Seigneur de Domart ne se souvenait plus de ses pro-
messes, quand le temps était venu de les tenir ; que dans
quelques occasions pareilles, il s’était engagé à rendre la li-
berté à ses prisonniers, et à exempter ses paysans de cer-
taines redevances ; mais qu’il n’en avait rien fait, et qu’il
n’avait su que décimer après la bataille ceux qui ne s’étaient
pas conduits à son gré. Lors donc qu’il ordonna de marcher
en avant, on reçut les coups de bâton en poussant les cris de
la douleur et non ceux d’une ardeur belliqueuse ; on

– 55 –
s’ébranla pour éviter les mauvais traitemens, et non avec le
désir de combattre.
De son côté, le seigneur d’Heubecourt harangua son
armée : « Enfans, dit-il, comparez votre sort à la destinée des
malheureux que vous allez combattre, et voyez si vous vou-
lez changer de maître. »
— Vive Monseigneur !… Tel fut le cri général ; et tous
les Vilains d’Heubecourt s’élancèrent sur la troupe ennemie.
Le combat s’engageait à peine, que déjà les serfs de Domart
reculaient, et qu’ils auraient pris la fuite, s’ils n’avaient eu
derrière eux leur seigneur et ses officiers, toujours armés de
bâtons.
Alors mon frère Gaspard, qui entrait dans sa dix-
neuvième année, se jeta au milieu des deux troupes : —
« Mort au tyran, s’écria-t-il, et que le sang cesse de couler.
Pauvres esclaves de ce bourreau, déposez les armes, vous ne
le craindrez plus. » En disant ces mots, il se précipita sur le
seigneur de Domart, le traversa de sa lance et le jeta mort
sur la poussière. Le fils de ce despote, qui se trouvait à ses
côtés, disparut aussitôt à force de jambes. Les serfs de Do-
mart n’ayant plus rien à redouter de leur odieux maître, de-
mandèrent grâce, et supplièrent le seigneur d’Heubecourt de
les prendre sous sa protection.
Les deux armées s’embrassèrent. Le seigneur
d’Heubecourt se rendit aussitôt au château de Domart, où il
ne trouva plus personne, et dont il prit possession. Il fit tirer
des cachots quelques vieillards et quelques enfans, qu’on y
avait laissés parce qu’ils ne pouvaient pas porter les armes.
Il distribua aux serfs de la seigneurie cent mille pintes de blé,
et une foule d’autres fruits que le défunt avait levés dans les
derniers temps. On dressa des tables dans la cour. On prépa-

– 56 –
ra à la hâte un grand festin, où tout le monde put prendre
part. Enfin, cette journée parut si belle, que les serfs de Do-
mart bénirent mille fois leur nouveau seigneur, et comblè-
rent de caresses l’intrépide Gaspard qui les avait délivrés de
leur tyran. Mais, hélas ! on ne prévoyait pas que ces fêtes ne
seraient pas de longue durée !

– 57 –
CHAPITRE IV.

Suites de la Guerre. Coalition des Seigneurs


voisins pour la vengeance de Domart.
Sentence de mort de son meurtrier.
Excommunication du Seigneur d’Heubecourt
et de sa famille. Siége du Monastère. Effets
des Reliques et de la prudence monacale.

J’étais resté avec mon jeune maître au château


d’Heubecourt. Deux heures après la bataille, le père Augus-
tin, en ayant appris les résultats, nous pria de ne pas sortir
jusqu’à son retour, et se rendit en toute hâte au château de
Domart, pendant que nos petites têtes s’abandonnaient à
toutes les inquiétudes que la défense qu’il nous faisait devait
nécessairement nous donner.
La dame d’Heubecourt et les gens du château vinrent
dissiper nos craintes, en préparant un arc de feuillage, et en
jonchant de fleurs la grande allée que mon seigneur devait
traverser pour rentrer chez lui. Outre que ces préparatifs
nous occupaient agréablement, ils nous confirmaient la nou-
velle d’une heureuse victoire ; car, quoique jeunes, nous sa-
vions déjà que les hommes se battaient souvent entre eux
avec plus de barbarie et d’acharnement que les animaux les
plus féroces, et que celui qui en avait tué un plus grand
nombre se réjouissait de sa victoire.
Cependant le père Augustin poussa un profond soupir,
en apercevant dans les cours du château de Domart une
– 58 –
multitude de malheureux serfs, se livrant avec sécurité à la
joie la plus pure. — Hélas ! dit-il en gémissant, la méchance-
té et la vengeance aiguisent leurs poignards, et ces innocens
plaisirs vont bientôt se changer en larmes. Ô mon Dieu ! le
faible sera-t-il toujours malheureux ? les grands seront-ils
toujours oppresseurs ? et jusques à quand ceux qui se disent
tes ministres seront-ils les ministres de Satan ?
Mais avec les noirs pressentimens qui agitaient son
âme, le père Augustin n’avait pas de temps à perdre ; il fit
bien vite appeler mon frère Gaspard. Les vieillards et les
femmes de Domart l’amenèrent en triomphe devant le bon
moine, et répétèrent toutes les bénédictions que la seigneu-
rie lui donnait. — Mes enfans, dit le père Augustin, laissez-
moi seul avec lui ; il faut pour son intérêt et pour le vôtre
que je l’entretienne un moment…
Alors il tira mon frère à l’écart, et lui tint ce discours : —
Mon fils, vous avez fait une belle action, lorsque vous avez
tué, en bonne guerre, l’ennemi de votre seigneur et du genre
humain. Néanmoins, quoique la mort du seigneur de Domart
ait épargné bien du sang et bien des malheurs, la belle action
que vous avez faite vous perdait, si je n’étais venu vous sau-
ver. Vous ne savez pas que, si la vie d’un serf et de tout vi-
lain est moins considérée en France que la vie d’une bête
fauve, la mort d’un noble est un crime capital. Les seigneurs
ne se font aucun scrupule de répandre le sang ; mais il leur
importe d’inspirer à leurs serfs un respect prodigieux pour
tout ce qui est noble, et de venger par les plus cruels sup-
plices la moindre injure faite à quelqu’un de leur caste. Du
moment que les seigneurs des environs vont apprendre que
vous avez tué le tyran de Domart, ils croiront leurs jours
menacés, s’ils ne punissent de la manière la plus atroce un
vilain qui n’a pas respecté leur égal. Ils viendront tous en

– 59 –
armes demander votre vie ; je n’effraierai point votre imagi-
nation des supplices qu’on vous apprête. Mon fils, je puis
vous sauver, et je rends grâces au ciel qui me permet de
faire encore quelque bien avant de mourir. Allez embrasser
votre père, dites-lui qu’il faut prendre la fuite, recommandez-
lui de cacher son effroi, et de vous suivre avec ses deux
autres fils.
Gaspard alarmé courut rejoindre mes frères et mon
père ; il leur annonça tout ce qu’il venait d’apprendre, en les
avertissant de se contraindre, et les pria de venir trouver le
père Augustin. — Rendez-vous au plus vite au château
d’Heubecourt, dit l’homme de Dieu à mon père et à mes
jeunes frères, vous m’y attendrez ; et vous, Gaspard, suivez-
moi par un autre chemin.
Ils arrivèrent bientôt les uns et les autres ; on m’apprit
une partie de ce qu’il y avait à craindre : je dis adieu à mon
jeune maître, je baisai la main de sa mère, qu’on n’avait pas
mise dans le secret, et le père Augustin nous conduisit à son
couvent, où on nous cacha jusqu’à la nuit.
Les frayeurs du sage bénédictin n’étaient point imagi-
naires. Aussitôt qu’ils avaient vu la mort de Mathieu de Do-
mart, et la tournure que prenaient les affaires, le juge, le
bourreau, le geolier, le sacristain et tous les autres lieutenans
de ce seigneur avaient pris sagement la fuite, et s’étaient
rendus, par des chemins différents, chez les seigneurs voi-
sins : ceux-ci n’eurent pas plutôt appris l’attentat commis sur
un noble, qu’ils jurèrent d’en tirer une vengeance mémo-
rable, et qu’ils armèrent à la hâte leurs hommes de corps.
Environ trois heures après le départ de mon père et de
mes frères, on vit approcher successivement du château de
Domart huit bannières, suivies d’autant d’armées de pay-

– 60 –
sans, commandées par leurs seigneurs. Ce rassemblement
formait plus de deux mille hommes : ils demandèrent à être
introduits dans le château de Domart et à parler au vain-
queur. On leur ouvrit les portes ; mais les chefs de ces ar-
mées ne furent pas plutôt en présence du seigneur
d’Heubecourt, qu’ils s’emparèrent de sa personne et
l’enfermèrent sous bonne garde, dans la principale pièce du
château, en lui protestant que, puisqu’il était noble, on
n’attenterait ni à ses jours ni à sa liberté, mais qu’on voulait
punir l’assassin du seigneur de Domart, sans en être empê-
ché par celui qui profitait du meurtre.
Cependant le désordre, le trouble, l’effroi avaient rem-
placé dans les cours la joie et les transports auxquels tous
les serfs de la seigneurie se livraient encore un instant aupa-
ravant ; et les officiers des huit seigneurs nouveaux-venus
avaient déjà disposé leurs troupes, à l’extérieur et dans
l’intérieur du château, de manière à ne laisser sortir per-
sonne.
Alors le plus considérable des chefs de cette coalition
s’avança au milieu de la foule et monta sur une table, pour
parler aux vilains assemblés. C’était un vieux seigneur, tou-
jours armé, toujours prêt à punir : il avait dans tous les
temps admiré et suivi les cruels principes du despote de
Domart, il se disait son meilleur ami et son vengeur. Cet
homme, ou plutôt ce seigneur, avait déjà dressé dans sa tête
la condamnation de mon pauvre frère et de sa famille.
Lorsqu’il vit tous les vilains qui l’entouraient dans la
consternation et le silence, il parla ainsi : — « Indignes es-
claves du plus excellent des maîtres, vous l’avez laissé
mettre à mort ! et vous n’avez pas encore déchiré l’assassin
en mille pièces ! L’heure de la vengeance est arrivée ; ce

– 61 –
n’est qu’en livrant le meurtrier de Mathieu de Domart, que
vous pouvez espérer votre pardon…
» Or, voici la sentence que les amis du mort ont portée
contre le serf exécrable qui lui a ôté la vie : le parricide Gas-
pard recevra un coup de fouet de chacun des serfs de Do-
mart, qu’il a privés d’un si digne maître. On lui brûlera en-
suite les pieds et les mains dans un feu lent ; et s’il ne suc-
combe pas à ces supplices, il sera traîné aux fourches pati-
bulaires, attaché à la queue d’un cheval, il expirera sous le
gibet, où il restera un mois en spectacle. Enfin son corps se-
ra brûlé et ses cendres jetées au vent…
Quant à son père et à ses trois jeunes frères, ils mour-
ront de la corde27… Ceux qui livreront ces criminels seront
désormais libres de la glèbe, et obtiendront chacun une ré-
compense de vingt sous d’argent. Que demain, avant le cou-
cher du soleil, la justice s’exécute, ou malheur à tous ceux
qui m’entourent !… »
Cette sentence horrible plongea tous les assistans dans
le désespoir. Les serfs de Domart aimèrent mieux attendre
pour eux les supplices que de livrer à une mort effroyable
celui qu’ils regardaient comme leur libérateur. Les serfs
d’Heubecourt songèrent plus à reconduire leur seigneur à
son château, qu’à chercher pour le trahir celui qui leur avait
donné la victoire. Mais les juges, les bourreaux, les geoliers,
les péagers, les sergens d’armes et tous les officiers des sei-
gneurs prirent avec eux quelques paysans, et se mirent à
faire, dans les environs d’Heubecourt et de Domart, des per-
quisitions infructueuses.

27
C’est-à-dire qu’ils seront pendus et étranglés.

– 62 –
Pendant toutes ces choses, le fils du seigneur de Do-
mart, qui avait pris la fuite avec les vils officiers de son père,
s’était réfugié dans la ville d’Amiens, où il implorait le se-
cours de l’évêque. Or, le seigneur de Domart était, comme
celui d’Heubecourt, vassal de ce prélat. Mais l’évêque
d’Amiens aimait mieux et protégeait davantage le Seigneur
de Domart, parce qu’il lui payait de plus grosses redevances,
et qu’écrasant continuellement ses vilains de corvées et de
charges féodales, il rendait aisément plus de rentes à son su-
zerain, que ne faisait le seigneur d’Heubecourt.
De plus, ce prélat, jouissant, à cause de sa suzeraineté,
du droit de cuissage sur les femmes de ses vassaux, avait fait
avec la dame de Domart les fonctions d’époux pendant les
trois premières nuits de ses noces28. On disait même que le
fils du défunt pouvait regarder l’évêque comme son père.
Quoi qu’il en soit, le prélat le chérissait tendrement, et
n’aimait guère moins sa mère à qui il avait toujours témoi-
gné des bontés. On ajoutait qu’il fallait peut-être attribuer à
ces causes scandaleuses la protection spéciale que l’évêque
d’Amiens accordait à Mathieu de Domart.
Peu de temps après que le jeune Olivier de Domart eut
exposé à l’évêque tout ce qui venait de se passer, la dame,
dont le prélat se flattait d’avoir eu les prémices, arriva aussi
au palais épiscopal. Elle avait quitté son château en appre-
nant la mort de son mari, et elle demandait vengeance.
L’évêque d’Amiens, devenu furieux, leur promit que le

28
L’évêque d’Amiens et les prêtres de son diocèse ne perdirent
le droit de passer les trois premières nuits avec les jeunes mariées,
qu’en 1409, en vertu d’un édit du Parlement. (Dictionnaire Féodal, au
mot Droit de cuissage.)

– 63 –
meurtre de Mathieu de Domart serait vengé d’une manière
éclatante. En même temps il fit appeler un de ses diacres, lui
remit une pancarte, lui donna ses ordres, et l’envoya, avec
six moines, armés de croix et de cierges, au château de Do-
mart.
Ces sept envoyés arrivèrent, avec la femme et l’héritier
du seigneur défunt, tous montés sur des mules, une heure
après que les officiers des seigneurs coalisés se furent dis-
pensés à la recherche de Gaspard. La plus grande partie des
Vilains que l’arrivée du seigneur d’Heubecourt avait rassem-
blés au château de Domart s’y trouvaient encore. Tout le
monde se mit à genoux devant la troupe sacrée qui entrait
dans les cours.
Avant de se rendre au château, le diacre ordonna aux
assistans de l’écouter dans un profond silence. Alors, sans
descendre de sa mule, il déroula le parchemin que l’évêque
lui avait remis, et lut contre le seigneur d’Heubecourt une
sentence d’excommunication, qui livrait son corps à ses en-
nemis et son âme aux démons ; qui le retranchait de la
communion des fidèles, le mettait hors d’état de participer
jamais aux saints mystères du christianisme, et le déclarait
éternellement damné.
La sentence finissait par ces paroles :
— « En vertu de notre autorité épiscopale, nous ordon-
nons à tous ceux qui connaissent ou fréquentent ledit sei-
gneur d’Heubecourt de le maudire. Nous déclarons excom-
muniés comme lui tous ceux qui oseraient désormais le ser-
vir ou l’approcher, ou qui concevraient seulement la pensée
de le servir.

– 64 –
» Si sa femme cherche à le revoir, elle sera frappée des
mêmes anathêmes ; et son fils encourra pareillement
l’excommunication et la damnation éternelle, s’il n’a main-
tenant pour son père autant de mépris et d’horreur qu’il a dû
lui témoigner auparavant de respect et d’amour.
» Il est permis aux ennemis des excommuniés de leur
donner la mort, sans qu’ils se chargent pour cela d’aucun
péché.
» En vertu de notre suzeraineté, nous ôtons pour jamais,
à celui que nous avons frappé des censures ecclésiastiques
et à ses héritiers, la seigneurie d’Heubecourt. Nous ordon-
nons aux Vilains de ce fief de le regarder comme un maudit,
et non plus comme leur maître. Nous condamnons l’assassin
de Domart à la mort la plus exemplaire. Nous déclarons Oli-
vier, fils de Mathieu, si traîtreusement mis à mort, seigneur
de Domart et d’Heubecourt. »
Les six moines, qui tenaient leur crucifix à la main
gauche, et à la droite leurs cierges allumés, prononcèrent,
après la lecture de cette pièce, quelques paroles de malédic-
tion. Ils jetèrent ensuite leurs cierges à terre, et les foulèrent
aux pieds, en s’écriant que l’anathême était irrévocable,
pendant que le diacre attachait sa pancarte à la principale
porte du château.
Tous les serfs, épouvantés, se frappaient la poitrine et
demandaient au ciel pourquoi il les accablait de tant de
maux, après leur avoir fait espérer un peu de bonheur. Mais
le diacre reprit bientôt la parole, pour ordonner à la foule as-
semblée de jurer fidélité au nouveau seigneur. Tous se pros-
ternèrent le front dans la poussière, et poussèrent des cris,
que l’on interpréta comme on voulut.

– 65 –
Alors les six moines, le diacre, le nouveau seigneur, sa
mère, et les huit seigneurs coalisés, qui avaient assisté à la
cérémonie, entrèrent au château et se présentèrent devant le
seigneur d’Heubecourt. Celui-ci, calme et paisible, demanda
qu’on lui apprît enfin ce qu’on exigeait de lui.
— Je veux te tuer comme tu as fait tuer mon père, ré-
pondit lâchement Olivier : je suis armé, soutenu par une
bonne garde ; tu es sans armes, tu ne pourras guère
m’échapper.
— Arrêtez, s’écria un des seigneurs alliés, vous voulez
venger un meurtre par un assassinat : nous ne le souffrirons
pas.
— D’ailleurs, continua un moine, l’épée est une mort
trop honorable. Cet homme est excommunié. On dit même
qu’il a toujours été impie et maudit de Dieu. Il n’a pas fait
dans sa vie une seule fondation dans un monastère. Il faut
lui faire sa sentence, et le condamner à être pendu et étran-
glé.
— Mon père, interrompit le seigneur d’Heubecourt, je
ne me suis pas cru obligé d’engraisser les couvens, parce
que les moines qui m’entourent sont tous plus riches que
moi, et que si j’ai quelques bienfaits à répandre, je trouve as-
sez de malheureux dans mes serfs. Quant à la mort du sei-
gneur de Domart, elle n’est point mon ouvrage. Ceux qui
l’ont tué ont cru délivrer cette contrée d’un fléau épouvan-
table ; et je ne pensais pas qu’on se rendît criminel, en tuant
son ennemi sur le champ de bataille, lorsqu’il déclare une
guerre injuste et sans motifs.
— Il ne s’agit pas de tout cela, dit un vieux seigneur.
Domart était noble ; il ne fallait pas le tuer : vous êtes noble

– 66 –
aussi, on ne vous tuera pas ; mais vous vivrez avec votre
anathème dans les cachots du seigneur Olivier. Adieu, nous
allons punir l’assassin qui n’est pas noble ; et si quelque jour
Olivier ose attenter à votre vie, nous vengerons votre mort,
comme nous vengeons celle de son père.
Après ces paroles, les seigneurs coalisés se retirèrent.
Les moines et le diacre maudirent le seigneur d’Heubecourt,
et l’abandonnèrent à son ennemi. Olivier se consola de ne
pouvoir le tuer, en songeant qu’il le tourmenterait bien. Il le
jeta donc dans un cachot ; il se rendit ensuite au château
d’Heubecourt, espérant y trouver la femme et le fils de son
ennemi, s’en saisir et les emprisonner comme leur père ;
mais, sur les conseils du père Augustin, la dame
d’Heubecourt s’était réfugiée avec son fils chez son vieux
père, dont la seigneurie était à trois lieues de là. Olivier ne
put que prendre possession de son nouveau fief, et ordonner
de nouvelles recherches contre Gaspard.
Cependant la nuit vint sans qu’on eût rien découvert.
Aussitôt que les lampes furent allumées, le père Augustin,
qui s’était concerté avec l’abbé de son couvent, nous fit ve-
nir, mon père, mes frères et moi, pour décider des moyens
qu’il fallait prendre. L’Abbé était un cadet de noblesse,
homme violent et fier, qui ne cherchait pas à faire le bien,
mais qui tenait à ses droits et à ses priviléges ; c’était assez
que nous eussions trouvé un asile dans sa maison, pour qu’il
nous prît sous son appui envers et contre tous.
Après quelques délibérations il fut résolu que mon frère
Gaspard se rendrait de couvens en couvens, jusqu’à un mo-
nastère d’hommes voisin de Paris, où ses ennemis ne
l’iraient pas chercher ; qu’on ferait passer mon père et mes
deux autres frères en Champagne ; et que, tant à cause de

– 67 –
ma jeunesse, que parce que je ne pourrais pas supporter les
fatigues d’un long voyage, on me garderait auprès du père
Augustin jusqu’à nouvel ordre.
Ce plan ne fut pas plutôt adopté, qu’on le mit à exécu-
tion. Quatre moines se chargèrent de Gaspard ; quatre
autres de mon père et de mes deux autres frères : ils
s’embrassèrent en versant des larmes, et les deux petites
troupes partirent par deux sentiers différens : on sut, au re-
tour des moines, que le voyage avait été heureux ; et on ap-
prit, quelques jours après, par les communications que les
monastères ont toujours entr’eux, que mon père et mes
frères étaient arrivés sans accident à bon port.
Pour moi, cependant, j’avais de grandes inquiétudes, je
ne pus dormir de toute cette première nuit et je ne repris
quelque tranquillité que vers le matin, quand les huit moines
de retour annoncèrent que mes frères et mon père étaient en
sûreté, à quatre ou cinq lieues de ces deux seigneuries, où
tant de choses affligeantes venaient de se passer.
Mais le lendemain de la funeste journée qui nous disper-
sait, les officiers des seigneurs coalisés se rendirent auprès
d’Olivier de Domart, las de chercher inutilement l’assassin,
et désolés d’avoir couru toute la nuit sans avoir rien pu dé-
couvrir. Olivier, furieux de ne pouvoir égorger le seigneur
d’Heubecourt, qu’il redoutait encore dans les chaînes, plus
furieux de voir échapper ses nouvelles victimes, demanda
aux bourreaux s’ils avaient visité le monastère, et s’ils
avaient parlé au père Augustin, qui protégeait ma famille ?
— Non, répondit le juge de Domart, aucun de nous n’y a
songé. — Allez donc, reprit Olivier, vous y trouverez sans
doute le criminel.

– 68 –
Cette bande d’inquisiteurs arriva bientôt à la porte du
couvent. — Au nom d’Olivier, seigneur de Domart et
d’Heubecourt, dit l’un d’eux, nous demandons l’entrée et la
visite de cette maison, où se cache un assassin.
— Au nom de l’abbé de Moliens, répondit un frère qui
gardait la porte, et s’il le faut, au nom de Dieu, vous ni vos
pareils ne mettrez le pied ici…
— Il n’en faut pas davantage, s’écria un bourreau, celui
que nous cherchons est là-dedans ; entrons de vive force, si
nous ne pouvons entrer de bonne grâce. En même temps ils
se disposaient à forcer la porte ; mais le moine qui la gardait
laissa tomber la herse, et menaça d’aller avertir l’abbé.
Comme ils virent qu’il leur était impossible de pénétrer
plus avant, les officiers des seigneurs coalisés retournèrent
au château d’Heubecourt, et avertirent leur maître de tout ce
qui se passait. — Eh bien, dit l’impétueux Olivier, nous
avons deux mille hommes sous les armes ; allons assiéger le
couvent…
Cet avis fut généralement adopté. On rassembla tous les
serfs sous leurs bannières, et on marcha, avec des pierres et
des piques, au monastère. Bientôt une nuée de cailloux en
assaillit les remparts et remplit les cours. Les moines épou-
vantés se réfugièrent dans leur église pour tenir conseil.
L’abbé y courut aussi ; et comme il savait admirable-
ment bien se tirer d’un mauvais pas, il recommanda à ses
moines de ne rien craindre, fit sonner les cloches, descendre
les reliquaires, apprêter le Saint-Sacrement ; il se revêtit d’un
surplis et d’une chasuble, ordonna à ses religieux d’en faire
autant et de le suivre, avec leurs reliques, en chantant une
prière qui commençait par ces paroles : Seigneur, exterminez

– 69 –
de la terre des vivans vos ennemis et les ennemis de vos mi-
nistres. Frappez de plaies cruelles ceux qui profanent les lieux
saints, qui violent la retraite de vos élus, qui brisent à coups de
pierre les vases sacrés, et qui apportent la guerre et le carnage
dans un lieu de silence et de paix.
Lorsque les cloches avaient commencé de sonner, les
assaillans s’étaient arrêtés quelques minutes, dans l’idée
qu’on voulait capituler. Mais comme ils virent que personne
ne paraissait, ils venaient d’appliquer leurs échelles aux mu-
railles, et déjà ils montaient à l’assaut.
Les chants qu’ils entendirent alors les arrêtèrent une se-
conde fois, et ils se hâtèrent de descendre à terre, lorsqu’ils
aperçurent la tête de la croix d’or, et la bannière du couvent,
qui s’avançait vers les portes. Au même instant, six reli-
quaires parurent sur les remparts. L’abbé se montra au-
dessus du principal guichet, tenant dans ses mains le Saint-
Sacrement chargé d’une hostie.
À cet aspect, seigneurs et serfs, toutes les armées se
prosternèrent, et l’abbé s’écria d’une voix tonnante : « Que
maudits soient ceux-là qui viennent ravager la maison de
Dieu, égorger ses prêtres, apporter la guerre à des ministres
de paix, et chercher la vengeance jusques dans les temples
du Dieu qui pardonne ! »
Tous les assiégeans avaient jeté leurs armes, et
s’arrachaient les cheveux comme des gens qui se croient
damnés. Les seigneurs demandèrent à parler à l’abbé de Mo-
liens. On leur répondit, du haut des remparts, qu’ils pou-
vaient entrer dans le monastère, mais désarmés et sans
suite.

– 70 –
Olivier et ses huit nobles auxiliaires furent donc intro-
duits dans la chapelle du couvent. L’abbé les pria de deman-
der pardon aux saints, et de faire amende honorable du
crime qu’ils venaient de commettre en assiégeant une mai-
son consacrée à Dieu ; ils obéirent, sans oser se plaindre. Il
leur demanda ensuite ce qu’ils cherchaient dans le monas-
tère. On assure, répondit un vieux seigneur, que vous avez
caché l’assassin du brave Domart…
L’ABBÉ.

Vous pouvez visiter toute cette maison, si vous refusez


d’en croire à mes sermens. Je vous jure, sur la croix, que ce-
lui qui a tué le seigneur de Domart n’est point ici.
OLIVIER.

Mais son père et ses frères ?


L’ABBÉ.

Vous ne les trouverez pas non plus dans ce couvent. Ils


y sont venus avant cette journée, mais comme des malheu-
reux qui ont besoin de consolations et de secours, et non
comme des criminels.
UN VIEUX SEIGNEUR.

Et ce jeune vilain, que le père Augustin élève ?


UN MOINE.

Le petit Marcel ? Le voici.


— En même temps, on me fit paraître devant les sei-
gneurs. On avait eu la précaution de me raser la tête et de
m’attacher un gros chapelet au cou.

– 71 –
OLIVIER.

Livrez-nous ce petit misérable. En attendant que le ciel


nous ramène Gaspard, ses autres frères et son père, celui-ci
subira d’abord le supplice qu’ils ont tous mérité. Sa mort ap-
prendra aux serfs quel respect ils doivent aux seigneurs, et
ce prélude de vengeance consolera l’âme de mon père.
UN MOINE.

Payen que vous êtes ! si votre père est dans le ciel, a-t-il
besoin qu’on le console ? s’il est dans l’enfer, un crime de
plus le soulagera-t-il ?
LE PÈRE AUGUSTIN.

Cet enfant, dont vous souhaitez la mort, est maintenant


consacré à Dieu. Celui qui oserait porter sur lui une main sa-
crilége, serait frappé d’anathême.
L’ABBÉ.

C’est au pied de l’autel d’un Dieu de clémence que vous


songez à répandre le sang ! Eh bien, au pied de ce même au-
tel, je vous ordonne à tous, seigneurs, d’abandonner la ven-
geance et de jurer le pardon.
LE SEIGNEUR DE DURGES.

Je me moque des anathêmes, du pardon, et de l’âme du


seigneur de Domart. Je sais qu’un vilain a tué un noble ; il
faut que la famille de ce vilain soit exterminée, et que ce pe-
tit serpent meure aujourd’hui même.
L’ABBÉ.

Hé bien, l’excommunication qui a frappé le seigneur


d’Heubecourt va vous frapper aussi. Peut-être tenez-vous
peu aux biens du ciel ; vous tenez du moins aux biens de la
– 72 –
terre. Tremblez d’en être dépouillés et de passer vos jours
dans la misère… Il faut que vous juriez tous, seigneurs, sur
cette hostie consacrée, et sur le saint Évangile, que vous ne
ferez aucun mal à cet enfant, que vous bornerez votre ven-
geance sur le seul Gaspard, au cas que son malheur vous
l’amène, et que vous ne punirez point vos serfs d’une mort
dont ils sont innocens…
En même temps que l’abbé disait ces mots, douze
moines allumaient des cierges, et se disposaient à fulminer
les anathêmes : les seigneurs effrayés se mirent à genoux et
jurèrent. L’abbé prit pour gage de leur fidélité les anneaux
qu’ils avaient aux doigts, et les fit sortir du monastère. Il se
montra ensuite une seconde fois sur les remparts, annonça
aux Vilains le pardon qu’il avait arraché pour eux, fit pro-
mettre à tous les officiers qu’on respecterait la famille du
meurtrier tout en poursuivant le meurtrier lui-même ; donna
sa bénédiction aux seigneurs et aux serfs, et rentra avec ses
reliques, en chantant le Te Deum, pendant que les assiégeans
s’en retournaient en silence, les seigneurs dans leurs châ-
teaux, les serfs dans leurs cabanes.

– 73 –
CHAPITRE V.

Suite de la résistance des moines. Fuite du


jeune Marcel et du Père Augustin. L’abbaye
de Ribemont. Le droit de cuissage. Le droit de
péage.

Après tous ces débats le calme revint dans le monastère.


Mais je me trouvais séparé de mon père, de mes frères, de
mon jeune maître ; et je m’en serais long-temps désolé, si je
n’avais eu auprès de moi le bon père Augustin, et si je
n’avais ressenti en même temps une grande joie de me voir
reçu parmi les novices ; car je me croyais alors les plus so-
lides dispositions pour l’état monastique.
Cependant l’évêque d’Amiens apprit ce qui s’était passé
au couvent. Il n’y vit qu’une résistance à ses volontés, et en
voulut avoir raison. Mais comme il ne pouvait la demander à
l’abbé, qui était de sa famille, d’un sang noble, et d’une fierté
qu’il fallait ménager, ce prélat fit dire au père Augustin, notre
protecteur et l’auteur soupçonné de l’évasion de mon frère,
qu’il eût à se rendre sous trois jours au chapitre d’Amiens.
Aussitôt qu’il eut reçu ces ordres, le bénédictin
m’emmena dans sa cellule : — Mon fils, me dit-il, malgré ta
jeunesse et ton innocence, tu es aussi persécuté. On t’a sé-
paré de ton père et de tes frères ; tu vas encore me perdre. Il
faut que je paraisse devant l’évêque d’Amiens. Si je n’avais
commis qu’un homicide, ou tout autre crime semblable, je
serais sûr d’être absous après une légère pénitence ; mais j’ai

– 74 –
fait le bien, je n’ai point servi la vengeance où le prélat à qui
je suis soumis était intéressé : je dois m’attendre à finir ma
vie dans les cachots, ou à des peines encore plus sévères,
sous le prétexte de quelque crime d’hérésie. Mon fils, je te
dis toutes ces choses, parce qu’avec ton jeune âge tu dé-
ploies déjà la raison d’un homme. Le livre saint nous or-
donne de fuir les persécutions : je n’irai point au-devant de
mes ennemis ; mais il faut que je quitte ces contrées malheu-
reuses. J’ai soixante ans ; je croyais que ta main me ferme-
rait les yeux ; le ciel en ordonne autrement. Adieu, mon en-
fant, marche dans les sentiers de la sagesse ; cherche tou-
jours à t’instruire, si tu cours après le bonheur ; sois docile et
modeste ; adore ton Dieu ; aime tes semblables ; et attends
avec résignation un monde plus doux, où l’égalité renaîtra
parmi les créatures du même Dieu. Que le ciel veille sur toi,
ô mon fils ! qu’il te donne la paix du cœur ! qu’il te conserve
les dispositions où je te vois de mener une vie monastique !
Un temps viendra sans doute, où le couvent te semblera
odieux. Mais avec tous ses ennuis, peut-être avec ses hor-
reurs, il est quelquefois préférable à la servitude où tu es né.
Le père Augustin s’arrêta à ces mots parce que je fon-
dais en larmes. — Ô mon père ! lui dis-je en me jetant à ses
genoux, puisque vous quittez ces lieux de désespoir, ne m’y
laissez pas mourir de douleur. Souffrez que je vous accom-
pagne, et que j’aille adoucir les peines de vos derniers jours,
dans quelque coin du monde qu’il vous plaise de choisir…
— Eh bien ! allons, dit le bon religieux ; le ciel veillera
sur nous ! Alors, sans avertir personne de son départ, le père
Augustin prit une bible, un bâton, des provisions pour la
journée, et nous nous mîmes en chemin.

– 75 –
Après avoir marché environ quatre heures, nous nous
arrêtâmes au pied d’un arbre, au-delà de Domart.
— Reposons-nous un peu, mon enfant, dit le père Au-
gustin ; et que le ciel nous bénisse, nous et le frugal repas
que nous allons prendre !
En même temps il étala sur l’herbe des noix, des
pommes, un morceau de pain, et une bouteille de terre,
pleine de cidre. Je crois que je n’ai jamais fait de repas plus
agréables que ceux que je faisais ainsi, en plein air, avec ce
bon religieux. Ses mets étaient simples ; mais sa conversa-
tion était si douce ! Il m’entretenait des beautés de la nature,
de l’étendue de la terre, des merveilles du ciel, et de
l’inexprimable bonté de Dieu.
— Dieu n’avait pas fait les hommes pour être méchans,
me disait-il ; il les avait faits vertueux, mais libres. Ils prirent
la mauvaise route : ils aimèrent mieux suivre le crime qui
leur offrait de perfides appâts, que la vertu qui leur promet-
tait un bonheur toujours pur. Et quand le juge suprême de la
terre, la conscience, leur amena des remords, les hommes
crurent les étouffer et excuser leurs désordres, en inventant
de mauvais génies qui poussaient au mal, et de bons génies
qui excitaient au bien. Ils prétendirent que les premiers
étaient les plus forts, et que Dieu, puisqu’il voulait de la ver-
tu dans les hommes, devait les mettre, par sa toute-
puissance, dans l’impossibilité d’être vicieux.
» Quelques-uns soutinrent même que Dieu était injuste,
ou que le crime lui était indifférent, parce qu’ils virent des
criminels dans l’opulence, et des hommes vertueux dans la
misère ; parce qu’ils virent, comme nous le voyons au-
jourd’hui, avec d’épouvantables excès, le faible opprimé,
écrasé par le plus fort. Mon fils, Dieu a mis les hommes sur

– 76 –
la terre comme dans un lieu d’épreuves ; il leur a donné
cette vie de quelques instans, pour mériter l’éternité. Il a dû
leur laisser la liberté, pour qu’ils aient quelque mérite.
» S’ils font le bien, s’ils sont méchans, s’ils oppriment,
s’ils sont opprimés, pourquoi Dieu ferait-il des miracles ?
Pour arrêter un cours de choses qui ne dure qu’un moment ?
Mais il a l’éternité pour récompenser et punir… Plus tard,
mon fils, tu comprendras mieux toutes ces vérités ; en atten-
dant, sache que devant les esprits vulgaires toutes ces
choses sont des hérésies. »
— « Qu’est-ce donc qu’une hérésie, lui demandai-je ? —
C’est une erreur en matières de foi. — Mais pourquoi tant
de moines montrent-ils une horreur sans mesure pour des
erreurs ? — Parce que la plupart des hommes s’imaginent
qu’ils sont les seuls qui pensent bien, et qu’ils veulent asser-
vir la pensée des autres. Mais pour cela, ils ne cherchent pas
à convaincre les hérétiques, ils les brûlent ; et ils croient ex-
terminer la race de ceux qui pensent mal. Les insensés ! il
faudrait d’abord qu’ils se brûlassent eux-mêmes !… »
Nous nous arrêtâmes ce jour-là dans un petit couvent,
près de Beauvoir ; et le lendemain, nous nous rendîmes à
l’abbaye de Ribemont. Le père Augustin y connaissait un
moine qui le reçut à bras ouverts ; mais quand il eut conté le
motif de son voyage : — Ah ! malheureux, lui dit le moine,
gardez-vous de dire ici qui vous êtes. Notre abbé est un hy-
pocrite infâme, qui vous renverrait pieds et poings liés à
votre évêque. Les moines avec qui je suis obligé de passer
mes jours, s’abandonnent aux plus grands désordres. Un
monastère de femmes, qu’ils dirigent à une demi-lieue d’ici,
ne suffit pas à leurs déréglemens ; ils exigent encore le droit
de cuissage sur toutes les femmes de leurs serfs ; et, bien

– 77 –
plus… Mais je ne veux pas effrayer votre esprit par des pein-
tures si révoltantes. Sachez seulement que nos évêques fer-
ment les yeux sur la conduite que l’on tient ici, parce qu’ils
marchent dans les mêmes voies, et parce que l’abbé a pour
eux la soumission et les complaisances les plus méprisables.
Faites qu’on vous prenne pour un moine flamand en voyage.
Passez la nuit dans cette maison, et partez demain pour la
Champagne, où vous trouverez plus de sécurité.
Le père Augustin suivit les conseils de son ami, et le soir
même il eut une preuve des débordemens de cette maison.
Un paysan, serf de l’abbaye, venait de se marier. Il amena sa
femme devant l’abbé, pour qu’il vît s’il voulait prendre sur
elle le droit du seigneur. La jeune épouse n’était point belle ;
ses charmes ne tentèrent pas l’abbé, qui s’était d’ailleurs fa-
tigué quelque peu la nuit précédente. Il dit donc au paysan :
— Je te laisse le plaisir d’enlever toi-même les prémices de
ta femme ; mais auparavant il faut que tu te dépouilles abso-
lument nu, et que tu restes deux heures assis dans l’étang
bourbeux de notre basse-cour.
Le pauvre époux n’osa répliquer, il obéit en silence ; et
cependant l’abbé, qui avait retenu la jeune femme auprès de
lui, dit à ses moines qu’il la leur cédait. Un de ces misérables
proposa aussitôt de la conduire au moine flamand. Ce géné-
reux avis fut adopté ; mais le père Augustin, qui n’avait pas
voulu voir cette femme, répondit qu’il était trop vieux pour
songer encore à de pareilles choses, et que si on voulait lui
céder la jeune épouse, il la renvoyait intacte à son mari.
— Non pas, dit un vieux paillard, il ne faut pas gâter ces
gens-là ; moi je m’en accommode !… et alors il emmena la
paysanne dans sa cellule, où, bon gré mal gré, il se coucha
une heure avec elle.

– 78 –
Le père Augustin se leva à quatre heures du matin. —
Nous vivons dans un siècle bien malheureux, et dans un
pays d’abomination, me dit-il ; partons, mon fils. Nous trou-
verons peut-être ailleurs moins d’excès d’un côté, moins de
misères de l’autre.
Ce même jour, avant d’arriver à La Fère, comme nous
étions sur le point de traverser un bras de l’Oise, nous aper-
çûmes, au rivage opposé, une chaumière en proie aux
flammes. La malheureuse paysanne à qui cette cabane ap-
partenait revenait de porter un morceau de pain et une
cruche d’eau à son mari, qui faisait la corvée. Elle aperçut,
de quelques cents pas, son unique bien livré à l’incendie.
Elle accourut en poussant des cris déchirans, et voulut pas-
ser le pont sans s’arrêter ; mais le péager se jeta au devant
d’elle : — Payez vos deux deniers, lui dit-il, ou vous ne pas-
serez point. — Ah ! pour l’amour de Dieu, s’écria cette
femme, ne m’arrêtez pas plus long-temps : je vous payerai
tantôt ; mon enfant est dans les flammes !… — Vous aurez
le temps de le sauver, répondit froidement le barbare ; payez
d’abord ; et puis votre fils a deux ans, il peut marcher…
En ce moment le toit de chaume s’écroula, la cabane
s’anéantit. — Hélas ! mon Dieu, mon pauvre enfant est
mort !… Elle prononça ces paroles d’une voix déchirante ; et
s’animant des forces du désespoir, elle renversa celui qui lui
barrait le passage, courut à sa cabane, et se jeta dans les dé-
bris en feu, pour y trouver son fils ou la mort.
Le péager, aussi furieux que froissé de sa chute, poussa
de grands cris pour appeler encore sur cette pauvre femme
les sergens d’armes de la seigneurie, qui rôdaient aux envi-
rons. — Ah ! monstre ! s’écria le père Augustin en liant avec
son mouchoir la bouche de ce misérable, tu es bien digne de

– 79 –
servir un seigneur. Il le saisit en même temps entre ses bras,
l’enferma dans sa loge et lui jeta les deux deniers de la
pauvre femme. — Mon fils, me dit-il ensuite, hâtons-nous de
fuir ; le maître de ce bourreau est sans doute un tigre.

– 80 –
CHAPITRE VI.

L’abbaye de Signy. Derniers momens d’un


vieux seigneur. L’Art de participer aux
successions.

Nous passâmes la nuit à Notre-Dame de Liesse, et le


lendemain nous entrâmes dans la Champagne. Le père Au-
gustin me conduisit à l’abbaye de Signy, où il avait un ne-
veu, et où il comptait passer quelques semaines en repos.
Cette abbaye était extrêmement riche. On nous y reçut très-
bien et nous y demeurâmes bien plus long-temps que nous
l’avions projeté, puisque ce ne fut qu’après plusieurs années
de séjour que les circonstances nous obligèrent d’en sortir.
Avant de quitter Heubecourt je m’étais figuré les moines
comme les amis de Dieu et les hommes du monde les plus
vénérables. Je les jugeais tous sur le bon religieux qui me
servait de père ; mais les cérémonies qui précédèrent mon
évasion, et surtout les aventures de mon voyage,
m’apprirent combien il s’en fallait qu’ils fussent tous de
saints hommes. En arrivant à l’abbaye de Signy, je commen-
çais déjà à redouter intérieurement de porter toute ma vie
un habit souillé de tant d’indignités, et je ne me familiarisais
à l’idée d’être moine, qu’en songeant au père Augustin.
Les religieux de Signy étaient moins scandaleusement
débordés que ceux de Ribemont. Ils visaient plus à passer
pour saints, en s’engraissant tout doucement de legs et de
donations, qu’à faire les seigneurs en prêchant le christia-

– 81 –
nisme. Leurs repas étaient fastueux, leurs cellules mollement
décorées ; mais ils s’habillaient avec quelque sévérité, et ne
souffraient aucun ornement profane dans les salles où ils re-
cevaient les hommages et les visites des laïcs.
Sans exiger ouvertement le droit de cuissage, ils sa-
vaient le prendre avec assez d’adresse sur les femmes et les
filles qui leur plaisaient, sur les dévotes et les saintes re-
cluses qui se soumettaient à leur direction.
Ils avaient des talens particuliers pour escroquer
l’héritage des veuves et des personnes faibles, pour arracher
aux vieillards de bons legs en leur faveur. Ils refusaient de
prier pour les morts qui les avaient oubliés dans leurs testa-
mens, jusqu’à ce que les héritiers eussent réparé cette négli-
gence.
Ils attiraient aussi avec succès, dans leur abbaye, les
riches dévots, dont ils héritaient par ce moyen. Les confes-
seurs, imposaient pour pénitence des péchés graves,
l’obligation de faire une fondation religieuse, dans l’espoir
rarement trompé que cette fondation, se ferait dans l’abbaye
de Signy. Le père Augustin gémissait de ces perversités ;
mais comme il craignait de trouver ailleurs des crimes, il
demeurait avec son neveu. Cependant il lui témoignait sou-
vent l’indignation qu’il éprouvait contre les abus et
l’hypocrisie des moines de Signy. — Que voulez-vous, lui
répondait-on, il faut que nous vivions : nous autres moines
qui ne travaillons pas, si les bonnes âmes ne nous donnaient
rien, il faudrait quitter le froc, ou détrousser les passans sur
les grands chemins, comme font les seigneurs laïcs.
D’ailleurs, nous n’arrachons rien par la violence ; on nous
donne.

– 82 –
— Dites que vous vous faites donner ; vous enlevez les
successions, vous déshéritez l’orphelin, vous dépouillez les
familles, vous tyrannisez les âmes timorées ; et vous
n’appelez pas cela de la violence ? Que n’attendez-vous en
paix qu’on vous apporte ce que vous allez demander ?
L’imposture, la fourberie, les démons, les spectres, la peur
de l’enfer, ne sont-ce pas là les armes dont vous savez si
bien vous servir ? Et ces armes sont plus terribles que de fer,
parce que, dans ce siècle d’ignorance et de férocité, tel au-
rait le courage de résister à un brigand armé de poignards,
qui aura l’esprit trop faible pour ne pas trembler de vos me-
naces, pour ne pas s’effrayer, au passage d’un monde qu’il a
vu plein d’horreurs, dans un autre monde que vous lui pei-
gnez mille fois plus horrible.
— Mon oncle, interrompit le moine de Signy, de pareils
propos vous perdraient, s’ils étaient entendus. Je ne sais pas
où vous avez puisé votre esprit hérétique. Ménagez-vous au
moins devant tout autre que moi, et n’allez pas traiter les
moines d’imposteurs, de fourbes…
— Tous les hommes, s’ils voulaient ouvrir les yeux,
penseraient comme moi. Sans parler des moyens ordinaires
que vous employez pour vous enrichir, n’avez-vous pas dé-
couvert une tête du prophète Isaïe, et ne vendez-vous pas à
prix d’or l’honneur de baiser cette tête, sous prétexte qu’une
pareille cérémonie apporte le pardon d’un péché mortel ?
Dans un siècle de bon sens, à qui pourriez-vous persuader
que la tête d’Isaïe s’est trouvée dans la Champagne, sans
que ce prophète ait jamais songé à y venir ?
— Et si les anges l’ont apportée ?…
— Qui vous l’a dit ?… Vous montrez aux femmes en-
ceintes une fiole que vous dites pleine du lait de la sainte

– 83 –
Vierge ; vous leur faites payer l’honneur de voir cette re-
lique, en leur promettant une heureuse délivrance ! où avez-
vous pris ce lait ? qui l’a recueilli ? qui vous l’a conservé ?…
Vous avez supposé une chartre de saint Bernard, qui promet
un arpent de terre en paradis à la bonne âme qui donnera un
arpent de terre à l’abbaye de Signy ? Assurément vous ver-
rez des hommes qui ne seront pas fâchés d’être seigneurs
dans le ciel, comme ils le sont ici bas, et qui vous donneront
tous leurs biens pour les retrouver dans l’autre monde. Mais
quelle idée donnez-vous aux malheureux, de ce Dieu dont la
justice fait tout leur espoir, si vous leur dites que, serfs en
cette vie, ils le seront encore dans l’autre, et qu’il y aura
dans le ciel des hommes puissans et des seigneurs comme il
y en a sur la terre ? Vous voyez que cette monstrueuse iné-
galité des hommes, que la féodalité a poussée aux plus dé-
goûtans excès, n’est pas dans l’ordre naturel : vous savez
que Dieu nous a créés tous égaux et libres ; que le pouvoir
d’un homme sur un autre homme est une usurpation crimi-
nelle ; que dans l’éternité Dieu chargera les seigneurs des
chaînes qu’ils ont imposées à leurs esclaves ; qu’il punira la
tyrannie ; que le plus faible et le plus pauvre des serfs sera
plus puissant devant lui que le plus grand monarque ; et le
vil intérêt vous fait taire toutes ces vérités consolantes ; et
vous ne donnez pas au malheureux l’espoir d’un monde
meilleur, quand il succombe aux misères de celui-ci ?
On reconnaissait que le père Augustin avait un peu rai-
son ; mais on ne l’écoutait point ; et tandis qu’il gémissait
sur la destinée du pauvre, on attirait dans l’abbaye, par
toutes sortes de moyens, les donations et les héritages. Le
père Augustin cherchait à se distraire de ses pensées trop af-
fligeantes, en continuant de m’instruire et en passant la moi-
tié de ses journées avec moi.

– 84 –
Un jour (il y avait trois ans que j’étais dans l’abbaye, et
j’en avais bientôt quinze,) on m’ordonna de suivre un des
moines, qui portait les derniers sacremens à un vieux petit
seigneur du voisinage. Voici la scène dont je fus le témoin :
LE RELIGIEUX.

Faites éloigner votre femme, votre fille, tous vos gens. Il


faut que je sois seul avec vous, pendant que cet enfant, qui
porte les huiles saintes, dira au fond de cette chambre les
psaumes du roi pénitent, pour le repos de votre âme… À
présent, recueillez-vous un peu… repassez dans votre mé-
moire tous les torts de votre vie… songez que vous allez pa-
raître devant le Dieu terrible dont je suis le ministre, et avec
qui je puis vous réconcilier, si vous faites tout ce que je vais
vous dire.
LE SEIGNEUR.

Hélas ! qu’exigez-vous, mon père ? parlez : je me sou-


mettrai en tout à vos désirs, pour mériter le ciel.
LE RELIGIEUX.

N’avez-vous jamais fraudé le seigneur dont vous êtes le


vassal ?
LE SEIGNEUR.

Hélas ! quelquefois.
LE RELIGIEUX.

Avez-vous fait sur vos serfs des confiscations injustes ?


les avez-vous soumis à des corvées trop onéreuses ? avez-
vous exercé sur leurs terres, dans des momens de dépit, le
droit de ravage ? leur avez-vous pris plus qu’ils ne pouvaient
vous donner ?…

– 85 –
LE SEIGNEUR.

Hélas ! oui, quelquefois.


LE RELIGIEUX.

Avez-vous pris sur leurs femmes le droit de cuissage,


après en avoir fait payer l’exemption ?
LE SEIGNEUR.

Hélas ! cela ne m’est guères arrivé que quinze à vingt


fois dans ma vie.
LE RELIGIEUX.

Avez-vous détroussé les passans ?


LE SEIGNEUR.

Hélas ! oui, trois fois. Je savais que de bons marchands


passaient sur mon fief avec quelques sommes ; j’avais besoin
d’argent, le diable m’a tenté.29
LE RELIGIEUX.

Avez-vous tué quelqu’un dans ces circonstances ?


LE SEIGNEUR.

Hélas ! oui, j’ai tué le dernier de ces trois marchands. Il


était armé d’un bon bâton, et se défendait comme un obsti-
né. J’ai lâché mon grand chien sur lui, et je l’ai tué à coups
de lance, aidé de mon juge qui m’accompagnait.

29
Les seigneurs de la France, de l’Allemagne, de l’Italie et des
autres pays, comptèrent long-temps parmi leurs privilèges le droit
de battre la fausse-monnaie, et celui de détrousser les passans sur
les grands chemins. (Dictionnaire Féodal, au mot priviléges.)

– 86 –
LE RELIGIEUX.

Avez-vous porté quelques jugemens injustes ?


LE SEIGNEUR.

Hélas ! non ; mais j’en ai fait prononcer de tels par mon


juge. J’ai fait pendre, il y a trois ans, un serf et sa femme,
sous prétexte qu’ils m’avaient insulté, et qu’ils étaient cou-
pables de félonie, parce qu’ils avaient un bon champ dont je
me suis emparé.
LE RELIGIEUX.

Est-ce là tout ?
LE SEIGNEUR.

Hélas ! non ; j’ai fait mourir sous les verges, il y a cinq


ans, un pauvre homme qui avait amassé, à force de sueurs et
de privations, une petite somme dont j’avais besoin. Je l’ai
accusé d’avoir voulu séduire ma fille à qui il n’avait jamais
parlé, et comme coupable de félonie je lui ai confisqué son
bien.
LE RELIGIEUX.

C’est tout, sans doute ?


LE SEIGNEUR.

Hélas ! non. J’ai fait pendre et étrangler, il y a six ans,


un père de famille, que j’accusais faussement de chasser
pendant la nuit, parce qu’il avait deux bœufs et un champ
que j’ai gardés pour moi.
LE RELIGIEUX.

Malheureux ! Quelle masse de crimes ! Je n’ose presque


plus vous interroger.
– 87 –
LE SEIGNEUR.

Hélas ! mon père, il n’y a presque pas de seigneur qui en


ait fait si peu que moi…
LE RELIGIEUX.

Je le sais. Mais l’enfer les attend.


LE SEIGNEUR.

Vous me disiez, lorsque je me portais bien et que j’allais


faire mes offrandes à votre chapelle, que l’enfer était fait
pour les vilains…
LE RELIGIEUX.

Il est vrai. Les vilains aussi vont en enfer, lorsqu’ils sont


coupables. Mais les seigneurs n’en sont pas exempts, lors-
qu’ils ont commis de grands crimes ; et je vous croyais la
conscience moins chargée. Dites-moi : êtes-vous plus riche
que votre père ?
LE SEIGNEUR.

Oui. J’ai triplé mon bien.


LE RELIGIEUX.

C’est pour cela qu’il faut restituer.


LE SEIGNEUR.

Hélas ! tous ceux à qui j’ai fait tort ne vivent plus.


LE RELIGIEUX.

Les maisons religieuses recevront votre restitution, et


répandront des bienfaits ménagés sur les familles que vous
avez dépouillées. Les moines, qui sont les amis de Dieu, le
prieront pour vous ; et si vous faites tout ce que je vais vous
– 88 –
dire, vous pouvez encore attendre le ciel ; autrement les
gouffres de l’enfer s’ouvrent devant vous, et une éternité de
supplices… Déjà les démons se pressent en foule autour de
moi, et se réjouissent d’emporter votre âme dans les brasiers
de soufre…
LE SEIGNEUR.

Ah ! je ferai tout ce qu’il vous plaira ; mais hâtez-vous, je


me sens bientôt mourir.
LE RELIGIEUX.

L’abbaye de Signy, qui a toujours fait des prières pour le


salut de votre âme, peut se charger de vos crimes ; elle en
obtiendra la rémission, par l’aide de S.-Bernard, notre patron
et notre père ; mais il faut que vous remettiez en nos mains
les deux tiers de tout ce que vous possédez.
LE SEIGNEUR.

Hélas ! et mon fils qui est à la guerre30 ?


LE RELIGIEUX.

Il aura le tiers de vos biens.


LE SEIGNEUR.

Et ma femme, que je vais laisser veuve ?


LE RELIGIEUX.

Elle vivra dans la pénitence avec votre fils.

30
C’est vers ce temps-là que commencèrent les longues
guerres de l’Angleterre et de la France.

– 89 –
LE SEIGNEUR.

Et ma pauvre fille ?
LE RELIGIEUX.

Nous la ferons entrer dans un monastère où elle passera


sa vie à prier pour vous.
LE SEIGNEUR.

Hélas ! elle n’a que treize ans !…


LE RELIGIEUX.

Profitez du peu d’instans qui vous restent. Songez que


les fournaises de l’enfer vous attendent ; que dans un mo-
ment, peut-être, il ne sera plus temps de vous sauver ! Des
supplices éternels…
LE SEIGNEUR.

Ah ! parlez plus doucement ; je ne tremble déjà que trop.


Allez vite chercher mon juge et votre abbé, avec tout ce qu’il
faut ; je consens à tout, pourvu que j’aille dans le ciel. Mais,
dites-moi, S.-Bernard me rendra-t-il là haut tout ce que je
vous donne ici bas ?
LE RELIGIEUX.

Assurément.
LE SEIGNEUR.

À la bonne heure. Je vous attends avec impatience. Ne


laissez pas entrer ma femme.
LE RELIGIEUX.

Soyez tranquille là-dessus.

– 90 –
— En achevant ces mots, le moine se hâta de sortir ;
mais il allait si vite, il était si préoccupé, qu’il ne ferma point
les portes, et ne songea qu’à défendre de laisser entrer per-
sonne auprès du moribond. Par malheur, comme ce château
n’était pas très-grand, l’étable aux chèvres était un petit
corps de logis adossé au pavillon où logeait le seigneur. Un
chien de chasse de la maison étant entré dans cette étable, y
porta l’effroi ; les bêtes qui n’étaient point liées sortirent en
désordre. Un bouc et deux ou trois chèvres enfilèrent le cor-
ridor qui conduisait à l’appartement où j’étais resté seul avec
le malade. Je n’avais point poussé la porte, parce que je ne
m’étais pas aperçu qu’elle fût entr’ouverte. J’eus une cer-
taine frayeur de quelques instans, lorsque je vis paraître
tout-à-coup, et comme par un effet de magie, des figures
barbues et chargées de cornes, fuyant en désordre devant un
grand chien de chasse. Mais toute ma peur était déjà dissi-
pée, lorsque le seigneur malade entrevit ceux qui le visi-
taient. Son imagination troublée grossissant les objets, il se
persuada sur-le-champ que les démons les plus cruels
étaient dans sa chambre ; qu’ils venaient chercher son âme.
Il poussa un grand cri, invoqua S.-Bernard, appela à son aide
le moine qui l’avait confessé, et qui devait lui administrer le
viatique après son testament ; et soupirant quelques mots
que je n’entendis pas, ce malheureux expira, sans attendre
l’abbé de Signy.
Sa femme et sa fille, effrayées de ses cris, arrivèrent,
malgré les défenses, au moment où il venait d’expirer ; et
après qu’elles eurent fait sortir les chèvres et le bouc, elles
donnaient des larmes au défunt, en me faisant raconter les
circonstances de sa mort, lorsque le moine rentra, accompa-
gné de tous les gens qu’il fallait pour attirer dans l’abbaye
l’héritage du vieux seigneur. Le religieux pâlit, en voyant
l’épouse du défunt et sa fille tout en pleurs. — Qu’y a-t-il
– 91 –
donc, mesdames ? demanda-t-il,… Et quand il eut appris que
le seigneur était mort, — Le malheureux ! s’écria-t-il, il n’a
pas reçu les sacremens !…
Il n’en dit pas davantage ; et m’ayant fait signe de le
suivre, nous retournâmes promptement à l’abbaye, où il fut
décidé que, puisqu’on n’avait pu avoir les deux tiers du bien
du mort, on lui refuserait au moins les honneurs funèbres,
jusqu’à ce qu’on les eût bien payés. La famille, qui avait peur
du diable, des moines et de l’enfer, se défendit peu contre les
prétentions de l’abbaye de Signy ; et ces bons pères ne per-
dirent pas la moitié de ce que le défunt leur avait promis.
C’est par de tels moyens, sans cesse répétés avec des
variations infinies, que ce couvent parvint à se rendre l’une
des plus riches maisons religieuses de la France.

– 92 –
CHAPITRE VII.

Les vœux monastiques. Histoire du père


Augustin.

Quand j’entrais dans ma dix-huitième année, on


m’annonça qu’il fallait me préparer à prononcer mes vœux
et à renoncer au monde. Quoique je n’eusse essuyé dans le
monde que des travers, des chagrins et des persécutions,
quoique je n’entrevisse, en déposant l’habit monastique, que
la servitude de la glèbe, je ne pus me décider à perdre pour
jamais toute liberté dans un cloître.
Il est vrai que les moines étaient plus libres que les serfs,
plus libres même que les vassaux, aussi libres que les sei-
gneurs suzerains ; mais cette loi du célibat me paraissait hor-
rible. Je sentais dans mon cœur et dans tous mes sens le dé-
sir de donner la vie comme je l’avais reçue : je savais que je
ferais des malheureux ; mais les temps pouvaient changer.
Les opprimés étaient si nombreux, qu’avec un peu d’énergie
il leur serait facile de secouer le joug de leurs oppresseurs.
Le père Augustin m’avait conté plusieurs fois que, dans le
siècle précédent, les serfs d’un petit canton de l’Italie
s’étaient enfin lassés de leurs chaînes ; qu’ils avaient tué
leurs tyrans, et qu’ils jouissaient, dans la petite ville qu’ils
avaient fondée, d’une lueur de liberté. J’espérais que dans la
Picardie ou dans la Champagne il se trouverait enfin
quelques vilains qui rougiraient de l’indignité de leur condi-
tion.

– 93 –
Je découvris mes répugnances au bon père Augustin. —
« Mon enfant, me dit-il, le temps est venu où tu dois pren-
dre des résolutions qui fixeront le destin de ta vie. Si tu re-
doutes à ce point l’état monastique, c’est que Dieu ne t’y a
point appelé. J’obtiendrai qu’on retarde d’une année le jour
de tes vœux. Jusque-là, réfléchis à ce que tu dois faire. Si tu
as des passions et le cœur noble, tu feras un mauvais
moine ; et il vaut mieux encore être serf de la glèbe que me-
ner une vie continuellement scandaleuse.
» Ce monde n’est qu’un passage. Préférons ici bas les
souffrances et la misère au crime et à ce luxe impie qui avilit
les monastères. Serf, tu seras malheureux ; moine, tu feras
des misérables ; tu t’engraisseras de la sueur du pauvre, du
petit bien de la veuve, du patrimoine de l’orphelin. Si ton
cœur est sensible à l’amour, les autres moines te diront que
les passions ne sont pas un obstacle à l’état religieux ; que tu
trouveras des femmes qui partageront ton amour, et que tu
jouiras des plaisirs des sens, loin des peines du mariage.
» Méprise ces blasphèmes, ô mon fils ! Dieu n’a pas fait
les hommes pour vivre solitaires ; Jésus-Christ n’a point ins-
titué les couvens ; les apôtres ne les ont permis que comme
des lieux de refuge pour les veuves sexagénaires ; et au-
jourd’hui on donne le voile aux jeunes filles dès l’âge de huit
ans ; on n’est pas plus généreux pour les hommes. Dieu ce-
pendant a béni le mariage, il a maudit la stérilité et
l’égoïsme.
» Pour moi, mon fils, je n’avais pas dix ans, lorsqu’on
m’a forcé de prononcer des vœux éternels ; et Dieu sait de
quels maux et de quelles fautes l’habit que je porte a été la
cause. Mon fils, je ne t’ai rien dit encore de mon histoire, je

– 94 –
veux te faire connaître en peu de mots les chagrins de ma
vie.
» Le seigneur de qui j’étais serf, était prisonnier. Il fallut
payer sa rançon : on donna dix bœufs, dix mulets et dix serfs
avec leurs femmes. Mon père et ma mère, dont j’étais
l’enfant unique, furent du nombre des malheureux qu’on exi-
la pour jamais. J’allais partir avec eux, lorsqu’un moine eut
pitié de moi. Il m’arracha à leurs pleurs, à leurs embrasse-
mens, me conduisit à son monastère, et s’occupa de
m’instruire. Je demandais tous les jours des nouvelles de
mes pauvres parens ; personne ne m’en donnait. Au bout de
trois mois, enfin, un bon religieux m’apprit que le vaisseau
qui les portait en Angleterre, où ils devaient finir leurs jours,
s’était englouti, et qu’il ne fallait plus songer à eux.
» Je ne te peindrai point la douleur que me causèrent
ces tristes paroles. On me dit que je les retrouverais dans
l’autre monde ; que pour mériter de les rejoindre, il fallait
mener la vie religieuse ; et que, malgré mon extrême indi-
gence, on me recevrait de bon cœur parmi les moines, à
cause des talens que je promettais. En un mot, je fus moine
à dix-ans.
Ce ne fut que dix ans plus tard que je commençai de
sentir toute l’horreur de ma situation. Mon cœur brûlait
d’une flamme dévorante, à l’aspect, à la pensée d’une
femme ; et j’avais juré de mourir vierge !… Je voyais devant
moi une foule d’hommes qui avaient fait le même serment,
et qui s’embarrassaient peu de le tenir ; mais je ne pensais
qu’en frémissant à l’idée d’être parjure aux vœux que j’avais
prononcés devant Dieu, au pied de son autel, sur l’hostie
consacrée et sur les saints évangiles.

– 95 –
» Je passai trois années dans la tristesse la plus noire et
dans des souffrances inouïes. Je désirais la mort, et je me la
serais donnée mille fois, si je n’avais été retenu par la crainte
d’offenser mon Dieu en détruisant son ouvrage. Je regrettais
la servitude de la glèbe ; mais je savais qu’en reprenant les
chaînes où j’étais né, je n’en aurais pas moins perdu tout es-
poir de pouvoir me livrer sans remords aux charmes de
l’amour.
» Enfin, je mourais de désespoir, et je me consumais en
vains regrets, lorsqu’on m’envoya visiter un couvent de
femmes du voisinage. Je redoutai d’abord cette démarche,
qui devait sans doute achever de m’accabler ; mais je ne sais
quel pressentiment étouffa tous mes scrupules et me fit en-
trevoir un peu de bonheur. Je me rendis au monastère. Je ne
chercherai point à exprimer de quel trouble je me sentis sai-
sir, quand je me vis entouré d’une foule de jeunes filles,
pleines de grâces et d’attraits, mais captives comme moi,
liées par des nœuds redoutables, et dont peut-être quelques-
unes regrettaient aussi dans le silence les plaisirs purs de
l’amour conjugal.
» Une de ces religieuses attira surtout mon attention.
Elle avait dix-neuf ans ; sa figure était douce et modeste, et
ses yeux baissés. Je m’en approchai pour l’entretenir. On me
laissa seul auprès d’elle. Je lui demandai si elle se trouvait
heureuse ? Un profond soupir fut sa réponse. Ce soupir et un
regard de souffrance qu’elle jeta sur moi achevèrent de
m’enflammer. Je brûlai de feux moins vagues que tous ceux
que j’avais pressentis et comme devinés jusqu’alors ; mes ir-
résolutions se fixèrent. En un moment, je me représentai que
mes vœux n’avaient point été prononcés par mon cœur ; que
je n’avais pas la raison ; que je ne connaissais point les biens
auxquels je renonçais en m’engageant dans l’état monas-

– 96 –
tique ; et que je n’offenserais pas mon Dieu, en quittant un
genre de vie qu’il n’avait point approuvé, pour le mariage
qu’il avait établi, comblé de bénédictions, et que l’évangile
représente comme le plus saint et le plus auguste des sacre-
mens.
» J’interrogeai la jeune religieuse ; j’appris qu’elle était
le septième enfant d’un petit seigneur ; qu’on l’avait voilée à
neuf ans ; qu’elle était malheureuse ; et qu’une mélancolie
dont elle ne savait pas la cause la conduirait bientôt dans la
tombe. Je lui prodiguai des consolations, des espérances ; je
lui ouvris mon cœur. Pendant plusieurs jours que je retour-
nai à son couvent pour la voir, elle crut que je lui tendais un
piége. Enfin, elle déposa ses scrupules et ses craintes. — Ô
mon père, me dit-elle, que faut-il que je fasse ?…
» — Je suis votre ami, lui dis-je ; si j’ai touché votre
cœur nous pouvons être moins malheureux. Dans les maux
extrêmes il faut prendre des résolutions violentes. Quand
vous voudrez me suivre, je vous conduirai loin de cette pri-
son ; et si vous ne trouvez pas ailleurs la liberté matérielle,
votre cœur du moins ne sera plus tyrannisé.
» — Ah ! me répondit-elle, je n’aimais point avant de
vous connaître, et je sens que je puis vous aimer, si votre
cœur est sans détour. Mais apprenez le plus grand de mes
maux : l’abbé de votre couvent brûle d’amour pour moi ; de-
puis long-temps déjà je résiste à ses odieux transports ; mais
dans deux jours il doit venir passer la nuit dans cette mai-
son ; je crains d’être l’objet d’une pareille démarche, et je
tremble que ces femmes qui doivent veiller sur moi… — Ô
ciel ! m’écriai-je, Dieu même vous ordonne de vous sous-
traire au déshonneur. Demain, à la chute du jour, je viendrai
vous enlever de ces lieux ; tenez-vous prête ; et jusque-là

– 97 –
persuadez-vous qu’en fuyant cette maison abominable vous
fuyez le crime. Adieu, comptez sur un cœur qui ne bat que
pour vous, et dont vous êtes, après Dieu, l’unique idole…
» Je regagnai bien vite mon couvent. Je demandai
quelque argent, sous prétexte d’une petite expédition lucra-
tive que je voulais faire auprès d’un riche gentilhomme qui
se mourait, à deux lieues de là : on me donna ce que je vou-
lus, en applaudissant à mon zèle ; et je partis, muni d’un se-
cond habit de moine.
» J’avais recommandé à ma jeune amante de m’attendre
au fond du jardin de son couvent. Lorsque le fus arrivé à la
maison sainte, j’allai trouver l’abbesse : — Ma mère, lui dis-
je, (et les impostures de cette journée sont les seules que je
puisse me reprocher), mon père abbé vient vous rendre sa
visite ; mais, comme il se fait nuit, et qu’il ne veut pas être
vu, il m’a chargé de vous demander la clef du jardin et de
l’introduire ainsi sans esclandre. — Ah ! j’y vais avec vous
répondit l’abbesse ; vous connaissez peu cette maison, et je
ne veux pas faire attendre mon père spirituel. — Non, ma
mère, répliquai-je, il vous prie de ne pas quitter vos filles ; il
veut entrer sans qu’on le soupçonne, et vous faire une cer-
taine surprise… Donnez-moi vos clefs, et soyez tranquille.
» L’abbesse ne fit plus de difficultés ; je trouvai au fond
du jardin la jeune religieuse, avec un léger paquet ; je lui pris
la main, et en un moment nous fûmes loin de ces lieux fu-
nestes. Je la revêtis alors du second habit de moine que
j’avais pris avec moi, et je la conduisis à Paris, en la faisant
passer pour mon frère.
» Avant d’entrer dans cette ville, nous nous mîmes à ge-
noux, et prenant le ciel à témoin que nos vœux monastiques
n’étaient point partis de nos cœurs, nous nous jurâmes de-

– 98 –
vant Dieu une fidélité éternelle, nous promettant d’être
époux aussitôt que nous le pourrions, et de nous aider mu-
tuellement dans les peines de la vie. Ma jeune amie, qui se
nommait Anna, avait oublié qu’elle était noble, et moi que
j’étais roturier : de communs malheurs nous avaient rendus
égaux, et nous croyions être plus heureux dans Paris, qui a
au moins quelques priviléges, que dans les chaumières où la
servitude est si onéreuse.
» Lorsque nous arrivâmes à la capitale de la France, je
louai une petite chambre, j’achetai des habits de laïcs, je fis
argent de nos vêtemens religieux, et nous commençâmes à
vivre avec quelque tranquillité. Nous étions presque libres,
et pendant quelques jours notre sort nous parut délicieux ;
mais nous n’étions qu’amans, et nous voulions être époux.
J’allai trouver un bon prêtre, qui nous maria pour notre ar-
gent, sans nous demander qui nous étions, et sans savoir
que notre nom et notre âge. Dès-lors nos jours se filèrent de
soie et d’or ; nous goûtâmes l’un et l’autre un bonheur et des
plaisirs que nous n’avions jamais soupçonnés, et pour
l’empire du monde je n’aurais pas donné la possession de
ma chère Anna.
« Mais nos petites ressources étaient épuisées ; il fallut
trouver des expédiens ; je savais écrire, je me fis écrivain
public. Le peu de talens que je possédais nous procura une
existence agréable ; car, dans ce siècle malheureux,
l’ignorance n’est guères moins épaisse dans les plus grandes
villes que dans les campagnes, et un homme qui sait écrire
passablement pourrait presque y faire fortune31.

31
Nicolas Flamel, qui vivait dans le quatorzième siècle, et qui
mourut en 1418, fit, dans la profession d’écrivain public, une fortune
– 99 –
» Notre félicité était donc aussi grande que nous avions
pu l’espérer. Nous étions bien soumis à quelques rede-
vances ; mais ce que je gagnais suffisait à tout ; notre vie
s’écoulait dans la paix et la douce aisance ; deux années de
contentement n’avaient fait que redoubler notre amour :
nous vivions sans remords, parce que nous étions sans
crimes ; et tous les matins nous rendions grâces à Dieu de
notre condition.
« Hélas ! une destinée si charmante ne devait pas durer ;
et il faut bien qu’il y ait un autre monde, puisque le bonheur,
après lequel nous soupirons tous, n’a qu’un instant ici bas.
Un jour (il ne sortira jamais de ma mémoire cet effroyable
jour), c’était le 28 d’août, nous assistions à un sermon, qui
avait attiré bien des fidèles dans une petite église de la capi-
tale ; nous nous proposions, ma bien-aimée et moi,
d’entendre avec soumission la parole de Dieu, et de profiter
des saints conseils de son ministre ; mais nous n’avions pas
prévu que ce sermon serait une farce burlesque.32
Le prêtre qui devait prêcher, monta en chaire, tenant en
main un tableau grossier qu’il présenta à la vénération de
ses auditeurs. Il débita ensuite, du ton le plus ridicule,
l’histoire de saint Julien, à qui un cerf annonça qu’il tuerait
son père et sa mère ; qui les tua en effet ; qui fit ensuite péni-
tence avec sa femme ; qui passa un lépreux par charité sur
une rivière qui n’avait pas de pont, et qui vit ce lépreux se
changer en croix blanche entre ses mains.

si étonnante pour son temps, qu’on le soupçonna d’avoir trouvé la


pierre philosophale.
32
Le latin porte histrionia.

– 100 –
» Ces faits étaient entremêlés d’une foule de détails ab-
surdes, qui me révoltèrent, quand je venais pour entendre
l’évangile. Tous les assistans admiraient, dans une foi pro-
fonde, les miracles qu’on leur annonçait avec tant de profu-
sion. Ma femme ne savait qu’en croire ; pour moi, je ne pus
m’empêcher de pousser un éclat de rire, quand je vis le pré-
dicateur sonner du cor, au milieu de son sermon, pour an-
noncer une chasse de saint Julien.
« Le bruit que je fis interrompit le moine ; tous les fi-
dèles scandalisés jetèrent les yeux sur moi : je voulus sortir :
on cria à l’hérésie !… c’était un cri de mort…
» Pour mon malheur, j’étais en face d’un inquisiteur de
la foi, de ceux-là qui parcourent tous les ans les provinces de
la France pour en extirper les hérétiques et les incrédules.
Cet inquisiteur avait fait, trois ans avant cette journée, la vi-
site du monastère que j’avais abandonné. Il me reconnut. Il
crut reconnaître aussi ma pauvre amie ; et surpris de nous
voir vêtus habits laïcs, il nous arrêta l’un et l’autre, au nom
de la foi et de la religion catholique.
» On nous tint pendant trois jours dans des cachots sé-
parés ; ensuite on nous fit paraître devant le juge ecclésias-
tique, qui nous déclara coupables d’hérésie, d’apostasie,
d’impiété, d’athéisme, et nous présenta la torture, si nous re-
fusions d’avouer docilement tous ces crimes. Je tremblais
pour ma bien-aimée, dont les membres délicats allaient être
déchirés par d’affreux supplices : je racontai sans détour
toutes nos aventures.
— » Il ne faut rien de plus, s’écria le juge : que leurs
biens soient confisqués. Ils sont coupables l’un et l’autre du
crime dont on les accuse. Mort à l’hérétique ! cette femme

– 101 –
sera brûlée aujourd’hui même ; cet homme aura demain le
même sort.
» À cette sentence épouvantable, mes cris se mêlèrent
aux larmes de ma chère Anna ; je me jetai aux pieds de ces
juges barbares ; je les suppliai de prendre ma vie, s’ils
étaient avides de sang ; je protestai de l’innocence de ma
compagne ; j’affirmai que je l’avais trompée, séduite, enle-
vée de vive force ; que seul je méritais la mort… Ô comble
de la férocité ! tandis que ces monstres écoutaient, sans la
moindre émotion, les accens de mon désespoir, leurs satel-
lites entraînaient ma jeune amie à la mort…
» Je tournai la tête : elle n’était plus près de moi ; je
n’avais pu lui lancer un regard d’adieu, je ne devais plus la
revoir… J’adressais à ces bourreaux les plus sanglans re-
proches, et tour-à-tour je leur rappelais la clémence de Dieu,
l’exemple de Jésus-Christ. Des larmes de sang sortaient de
mes yeux. Mon cœur brisé, ma voix mourante, mes prières,
mes outrages, mon désespoir, rien ne put les attendrir. Je
voulus m’échapper : j’étais chargé de chaînes…
» Bientôt j’entendis le son des cloches qui devait ac-
compagner le martyre de ma bien-aimée… À ce coup mes
forces m’abandonnèrent. Je tombai mourant devant les as-
sassins… Mais au bout d’un quart d’heure, une idée salutaire
revient frapper mon esprit. Je me rappelle que ma pauvre
amie est noble, que son sang doit être ménagé. Je me hâte
de le crier à mes juges. — Ah ! malheureux, répond, un in-
quisiteur, que ne le disais-tu plutôt ! qu’on se hâte de courir
au bûcher. Qu’on suspende l’heure de la mort, s’il en est en-
core temps ; et toi, vil apostat, si tu nous trompes, tu dois
t’attendre aux plus cruels supplices.

– 102 –
— » Eh ! que m’importe la vie, répliquai-je, si celle que
je pleure est sauvée ! Mon cœur n’est point fait à
l’imposture ; je ne vous trompe point, et je ne m’en apprête
pas moins à mourir !… »
Mais, ô désespoir ! il était trop tard. On vint annoncer
quelle expirait dans les flammes… sans regrets, sans re-
mords, en prononçant mon nom…
À ces dernières paroles, aux blasphèmes dont on les ac-
compagnait, je sentis avec transport mon âme prête à
s’envoler, à suivre celle de ma jeune épouse. Je tombai dans
le délire, je perdis toute connaissance. Hélas ! ma dernière
heure était loin encore !… Je me réveillai dans un cachot in-
fect, quand je croyais respirer enfin dans le séjour des heu-
reux. — Mais patience, me dis-je, je dois mourir demain.
Une heure, deux heures de supplices ne sont pas longues :
elles seront douces, puisque, d’une terre peuplée de tigres,
elles me conduiront pour l’éternité dans le sein des anges et
de ma bien-aimée.
» Au bout de quelques heures j’entendis tirer les verroux
de mon cachot. — Va-t-on enfin me délivrer ? m’écriai-je, et
mon bûcher est-il prêt ? — On vient te délivrer, me répondit
une voix cassée ; mais tu ne mourras pas encore. Tes mal-
heurs m’ont touché. Comme toi, j’ai eu des erreurs ; je les
expie par la pénitence. Je suis plus humain que tes autres
juges ; je veux te laisser le temps du repentir. Celle que tu
nommes ta compagne, et qu’on regarde ici comme ta com-
plice, a cessé de vivre. Si elle est innocente, elle t’attend
dans les cieux : il faut mériter de la rejoindre ; et ce n’est
point par un lâche désespoir qu’on se rend digne des palmes
éternelles. Songe que cette vie n’est qu’un moment. Sup-
portes-en sans murmurer les chagrins et les peines. Fais le

– 103 –
bien ; console les affligés ; appaise les discordes ; porte la
paix et l’espérance dans la chaumière du pauvre, la modéra-
tion dans le palais des puissans et des riches. La nuit
s’avance, il n’y a point de temps à perdre. Dépouille ces ha-
bits que tu n’aurais peut-être pas dû vêtir. Prends cette robe
de moine, et sors d’une ville où tu ne verras que persécu-
tions et injustices…
» J’avais gardé un profond silence pendant tout ce dis-
cours. — Vertueux vieillard, répliquai-je enfin, ô mon père,
vos paroles sont plus douces que de miel ; vous avez mis un
baume salutaire sur mes blessures. Vous m’ordonnez de
supporter la cruauté de mon sort : je me soumets à vos
ordres. Je souffrirai la vie ; mais Dieu ne me défend pas de
pleurer ma bien-aimée… — Si ta bien-aimée est un ange,
continue le vieillard, je te le répète, sois digne d’elle. Qu’as-
tu fait dans le monde pour mériter le ciel ?… Va, sois indul-
gent, puisque tu es malheureux.
— » Mais vous, mon père, répondis-je, ne vous perdrez-
vous point en me sauvant ? Que diront les assassins, lors-
qu’ils ne trouveront plus leur victime ?
— » Tout n’est ici qu’imposture, que superstition, que
fanatisme. Tes juges n’aiment point Dieu ; mais ils craignent
les démons. En ne trouvant ici que tes vêtemens de laïc, ils
se persuaderont qu’un ange de ténèbres t’a enlevé de leurs
mains. Ils t’accuseront d’un pouvoir magique. Ils effrayeront
la multitude de ton histoire. Mais que t’importe ? Hâte-toi de
fuir ; Dieu même te l’ordonne.
» En même temps le vieillard acheva de me vêtir en
moine ; il me prit la main, me tira de mon cachot, et m’ayant
conduit à la porte de la ville : — Adieu, me dit-il ; que le ciel
soit ton guide ! que la vertu t’accompagne !

– 104 –
» Je voulus lui parler de ma reconnaissance ; il était déjà
loin. Il m’avait remis une petite bourse, dont il prévoyait que
j’aurais besoin pour les droits de péage. Je me mis donc à
marcher à l’aventure, en songeant au parti que je devais
prendre. Une douleur plus calme, une tendue mélancolie,
avaient succédé dans mon âme aux transports du désespoir.
Je me décidai à attendre dans la résignation le jour où il
plairait à Dieu de m’ôter de ce monde.
» Enfin, après de longues courses, j’arrivai au monastère
où tu m’as connu. On m’y reçut avec quelque humanité. Je
pus y pleurer dans le silence, et souvent je pus y faire le
bien.
» Ce fut là que le père du seigneur d’Heubecourt me
connut et me chargea d’instruire son fils. Ce fut de là encore
que je sortis pour apprendre ce que je puis savoir au fils de
mon élève, et à toi, mon enfant, à toi que j’ai chéri comme
un père, que je guiderai jusqu’à la fin, que je protégerai
jusqu’à ma dernière heure.
» Tu vois maintenant dans quel abîme de maux l’habit
monastique m’a plongé. Je tremble d’avoir commis de
grandes fautes ; mais j’espère en la miséricorde de mon
Dieu. Pour toi, on a voulu, dans un âge aussi tendre que le
mien, t’engager par des vœux solennels. Je m’y suis toujours
opposé, et j’ai cru ne t’en devoir rien dire, pour ne pas te
faire deviner des sensations que l’on connaît trop tôt. Au-
jourd’hui que nos supérieurs deviennent plus pressans,
j’espère obtenir encore un retard d’une année. Sonde ton
cœur, mon fils ; et si tu sens une répugnance invincible pour
un habit qu’on ne porte dignement qu’avec de grandes ver-
tus, je te le dis une seconde fois, redeviens serf et malheu-

– 105 –
reux, plutôt que de t’exposer à devenir criminel, ou du
moins pour éviter les persécutions religieuses. »

– 106 –
CHAPITRE VIII.

Songe du jeune Marcel. Départ de l’abbaye de


Signy. Aventure féodale. Les cachots.

Le discours du père Augustin avait agité mon cœur de


toutes les émotions qu’il me retraçait avec tant de rapidité.
Je sentais ce qu’il dut sentir à mon âge ; je brûlais, non en-
core des feux de l’amour mais du besoin d’aimer. — Ô mon
père, lui dis-je, en baisant ses mains respectables, ô le plus
vertueux de tous les hommes, vivez sans remords ; vos jours
sont innocens, votre âme est pure : puisse le ciel me réserver
une vieillesse comme la vôtre ! Mais je m’abandonne à votre
conduite ; vos ordres seront pour moi la parole de Dieu
même.
Je lui avais exposé mon âme toute nue. Il fit tous ses ef-
forts auprès de l’abbé de Signy ; mais il ne put obtenir pour
mes vœux qu’un retard de quelques mois. L’époque fixée
pour cette cérémonie était proche ; il fallait prendre une ré-
solution ; et mes réflexions, aussi bien que les vertueux con-
seils du père Augustin, étaient loin de me faire embrasser
l’état monastique. Enfin je n’avais plus que trois jours : je
songeais à demander la bénédiction du père Augustin et à
prendre la fuite, lorsqu’un triste songe vint achever de
m’alarmer. Il me sembla que je voyais conduire à la mort
mon pauvre père et mes deux frères, qui l’avaient suivi dans
sa fuite. Je m’éveillai tout inondé d’une sueur glacée, hale-
tant, effrayé ; je poussai des cris lamentables… Le père Au-

– 107 –
gustin, dont la cellule était voisine de la mienne, accourut
aussitôt, et me demanda le sujet de mes cris.
— Hélas, lui dis-je, je n’ai bientôt plus de père, plus de
frères… Dieu et vous, voilà tout ce qu’on me laisse !
— Tranquillise-toi, mon fils, dit le bon religieux ; un rêve
sinistre est venu sans doute troubler ton imagination. Tout
est tranquille autour de nous…
Sa présence m’avait rassuré ; je lui racontai mon songe.
Il me représenta le peu de confiance qu’on doit donner à ces
sortes de pressentimens ; que mon père et mes frères étaient
sans doute en paix ; que le seigneur à qui on les avait donnés
était humain, généreux. Mais toutes ces suppositions ne
calmèrent point mes inquiétudes : il y avait si long-temps
que je n’avais vu mes frères et mon malheureux père ; et de-
puis si long-temps je désirais les revoir, les embrasser une
fois encore !…
Sur ces entrefaites, plusieurs moines, que mes cris
avaient éveillés, entrèrent dans ma cellule, et demandèrent
de quoi je me plaignais. Le père Augustin leur répondit que
je m’étais trouvé subitement dans un grand mal-aise ; mais
qu’il avait tout calmé.
Après qu’on m’eut dit quelques paroles consolantes, et
qu’il m’eut recommandé d’être tranquille, on l’emmena de
ma cellule, et chacun s’alla coucher. Pour moi, je ne dormis
point. Je passai la nuit dans des tourmens difficiles à
peindre ; et quand le jour fut venu, j’allai trouver le père Au-
gustin. — Mon père, lui dis-je, en me jetant à ses genoux,
vous m’avez comblé de trop de bienfaits pour que je puisse
jamais vous en témoigner ma reconnaissance ; et cependant
j’oserai encore vous demander une grâce. Dites-moi où je

– 108 –
trouverai mon père et mes frères, et donnez-moi votre béné-
diction.
— Quoi ! s’écria le bon religieux, tu veux partir seul,
dans un pays toujours infesté de brigands !… Mon fils, je se-
rai encore ton compagnon de voyage. Ceux que tu veux re-
voir ne sont pas très-loin d’ici. Dans trois jours sans doute tu
les embrasseras. Mais songe, avant de partir, que tu rentres
dans la servitude.
— Mon parti est pris, répliquai-je ; mais vous, mon père,
ne quittez pas des lieux où vous vivez en paix pour vous
charger encore d’un malheureux qui ne vous a jusqu’ici don-
né que des peines.
— Tu ne partiras pas seul, dit encore le père Augustin.
Fais tes préparatifs ; ce soir, à la chute du jour, nous nous
mettrons en voyage. Mais que personne ne soupçonne ici
notre projet ; on se croirait en droit d’en empêcher
l’exécution ; il faut encore que nous partions en silence.
Je serrai dans mes bras le bon religieux, je lui promis de
m’apprêter en secret à un voyage qui devait calmer toutes
mes craintes ; et dans l’effusion de mon cœur je ne sus
comment le remercier de ses inépuisables bontés pour moi.
Il fit de son côté quelques préparatifs ; et le soir venu,
nous nous mîmes en marche. Hélas ! ce voyage que j’avais
cru le terme de mes inquiétudes sur ma famille, devait être
pour moi bien malheureux !
Il y avait à peine deux heures que nous avions quitté
l’abbaye de Signy ; nous nous entretenions de la bonté de
Dieu, de la misère des hommes, que leur lâcheté et leurs
vices ont presque toujours causée ; nous gémissions sur le
faste insolent, et sur les orgueilleuses barbaries des sei-
– 109 –
gneurs ; enfin je demandais au père Augustin si les grands de
la terre et ces tyrans du pauvre qui ne signalent leur pré-
sence que par des violences et des iniquités, n’étaient pas
ces démons dont il est tant parlé dans les saintes écritures ;
lorsque nous entendîmes derrière nous un grand bruit de
chevaux qui nous effraya. Je tournai la tête : j’aperçus, à la
lueur des étoiles, plusieurs cavaliers noirs, dont on ne distin-
guait pas la figure, et qui paraissaient sans tête et sans bras.
Il était impossible de fuir, parce que nous marchions sur une
route découverte, et qu’ils étaient à deux pas de nous. Je me
trouvai bientôt au milieu d’eux. Je voulus m’attacher au père
Augustin, il avait disparu… en moins de temps qu’il ne m’en
faut pour l’écrire… Je l’appelai, il ne me répondit point… Au
même instant, un des cavaliers inconnus me jeta un voile
noir sur la figure, me plaça devant lui sur son cheval, et,
après une course d’une grande heure, on me descendit dans
le plus morne silence, au fond d’un cachot.
J’étais si étonné de toute cette aventure, et de
l’obstination de mes ravisseurs à ne point parler, que je ne
sus d’abord que penser de ce qui m’arrivait. Comme je ne
savais pas précisément où l’on m’avait mis, j’attendis le re-
tour du soleil ; mais le soleil ne se leva point pour moi. Je
m’aperçus que j’étais dans un trou obscur, où la lumière ne
pénétrait, par un petit soupirail grillé, que pendant la plus
haute heure du jour. J’avais espéré que je m’éclairerais sur
mon sort, lorsqu’on m’apporterait à manger ; mais vers midi
on ouvrit une petite porte, pratiquée dans le guichet de mon
cachot ; ce fut par là qu’on me jeta ma nourriture, sans me
parler, sans répondre à aucune de mes questions…
Où pouvais-je être ? Qu’avais-je fait qui méritât des
peines ? Quels étaient mes crimes ? Quel seigneur m’avait
condamné ? Cherchait-on à me ravir mon argent ? Je n’en

– 110 –
avais point. Voulait-on m’attacher à la glèbe ? Rien ne le
prouvait… Qu’était devenu le Père Augustin ? Ce vertueux
vieillard gémissait-il comme moi, et pour moi seul, dans un
souterrain infect ?… Toutes ces pensées accablantes se suc-
cédaient rapidement dans mon esprit, et me plongeaient
dans le plus morne abattement. Je me rappelais aussi mon
songe, mes frayeurs, la situation de mon père, l’impossibilité
probable de le revoir et de l’embrasser jamais…
Je faisais tous les jours une foule de questions à mon
geolier ; mais les murailles seules semblaient m’écouter, et
personne ne m’entendait. Des semaines, des mois, des an-
nées, se passèrent ainsi…, et le plus beau temps de ma vie
se consumait dans la faim et les larmes, dans le silence, le
désespoir, la plus noire solitude, dans les horreurs d’une hi-
deuse prison…

– 111 –
DEUXIEME PARTIE.

– 112 –
CHAPITRE IX.

Les verroux brisés. Le Père Augustin.

Je me suis arrêté un moment sur ce triste passage de ma


vie, pour rendre grâces à Dieu, qui me l’a si miraculeuse-
ment conservée.
Je m’étais toujours attendu à de grandes misères ; mais
je n’avais jamais prévu les maux qu’on me fit éprouver dans
ma prison. La situation affreuse où je me trouvais, l’air infect
du cachot où l’on m’avait, pour ainsi dire, muré, les alimens
grossiers dont on me nourrissait avec la plus cruelle avarice,
la douleur, les regrets, tout contribuait à m’ôter la force de
supporter une vie si déplorable.
La solitude, l’obscurité, le silence de la mort régnaient
autour de moi ; aucun objet ne frappait mes yeux, pendant
l’heure de jour que me donnait le soupirail, sinon des murs
noircis par les vapeurs marécageuses, des débris de paille
convertie en fumier.
Durant les premiers mois de ma captivité je n’avais son-
gé qu’à ma liberté tout-à-fait perdue, au Père Augustin que je
n’espérais plus revoir, à mes frères et à mon père qui, moins
misérables que moi, étaient morts sans doute…
Mais lorsque j’eus passé un long espace de temps dans
ce cachot, lorsque je vis que la mort ne secondait point mes
vœux, qu’il fallait vivre et souffrir ; et m’accoutumer à mon
épouvantable demeure, que je ne devais plus voir la figure
d’un être vivant, qu’une voix humaine ne frapperait plus
mon oreille, que tout espoir de salut m’était ravi, je tombai

– 113 –
dans un stupide désespoir. J’éprouvai des sentimens confus
de rage, de démence, de dévotion, entremêlés de tous les
mouvemens de douleur que pouvaient produire mes sens
révoltés.
Tantôt je frappais les murs de mon cachot, et je tentais
vainement d’atteindre le soupirail. Tantôt, dans les accès
d’une brutale folie, je me réjouissais de ma destinée. — Eh
mais, me disais-je, de quoi me plaindre ? Ne suis-je pas plus
heureux que le reste des hommes ? Je ne vois pas ici la face
odieuse d’un seigneur. Personne ne me tyrannise. On me
nourrit, bien mal, il est vrai ; mais je ne fais pas la corvée ; je
ne suis pas fouetté publiquement par le bourreau, pour avoir
manqué de saluer l’écusson de la seigneurie…
Un instant après, je m’indignais de ces pensées si
lâches ; je me désolais ; je ne retrouvais un moment de
calme qu’en songeant à la justice immuable de mon Dieu ; à
cette vie éternelle dont ce monde n’est que le noviciat ; au
bonheur que je pouvais attendre après tant de maux ; aux
terreurs de mes tyrans, lorsqu’ils paraîtraient devant le Juge
suprême.
Les leçons du Père Augustin étaient aussi dans mon
cœur, et me donnaient un peu de courage. Cependant je ne
songeais point aux sages conseils de ce bon religieux, sans
jeter aussi sur lui mes pensées inquiètes. Comment nous
avait-on séparés ?… et que pouvait-il être devenu ?… Souf-
frait-il, comme moi, dans les cachots ?… et sa vie devait-elle
s’éteindre dans les douleurs et les larmes ?…
Mais, au milieu de tous ces tourmens, mes maux les
plus cruels étaient causés par le trouble de mes sens et de
mon cœur. Qui le croirait ?… Quoique nourri d’une cruche
d’eau, d’un morceau de pain noir et indigeste, et d’un peu de

– 114 –
légumes à moitié cuits, sans saveur et sans goût, je n’avais
pas encore perdu toutes mes forces, et je sentais que j’étais
homme, dans l’âge des passions, pressé du besoin d’aimer,
accablé par l’impuissance de le satisfaire, et presque tou-
jours furieux d’une solitude qui m’eut semblé douce alors, si
j’avais eu une femme pour compagne…
Hélas ! mes vœux, mes désirs, mes tourmens, mon dé-
sespoir, mes fureurs me furent inutiles : pendant plus de dix
ans, il me fallut dévorer tant de maux… Ah ! si seulement,
au bout de cette longue captivité, une voix consolatrice
m’eût dit : Il n’y a que dix ans que tu gémis dans ce cachot ;
prends patience : tu peux encore long-temps vivre… je me
serais consolé. Mais ces années m’avaient paru des siècles ;
je m’étonnais de ne point mourir ; mon imagination
s’égarait. — Ne serais-je plus du nombre des vivans, me di-
sais-je quelquefois ? Ceux qui m’ont enlevé pendant ma fuite
seraient-ils des démons ? Et ce cachot n’est-il pas l’enfer ?…
Mais non, je n’y vois point de seigneurs… Je suis seul… Et
qu’ai-je fait à mon Dieu, pour qu’il me punisse, après une vie
si malheureuse ?
Un instant après, je me rappelais tous les miracles,
toutes les histoires merveilleuses qu’on m’avait racontées
dans les monastères, et je me livrais à d’autres idées. —
Dieu protège par d’étonnans prodiges ceux qui l’aiment et
que les hommes persécutent. C’est ainsi qu’il daigna sous-
traire les sept dormans à la tyrannie de Décius. Ils reparu-
rent sur la terre après un sommeil de deux siècles… Mon
sort serait-il le même ? Et toutes les horreurs de cette prison
ne seraient-elles qu’un rêve douloureux ?… Mais qu’ai-je
fait, pour que Dieu me protège par des miracles, quand il
peut d’un souffle exterminer les tyrans de la terre ?…

– 115 –
J’irais trop loin, si je voulais décrire ici toutes les sensa-
tions que j’éprouvai dans mon cachot. La onzième année de
ma captivité s’écoulait avec la lenteur et des peines des an-
nées précédentes, lorsqu’un jour j’entendis à la porte deux
personnes qui se parlaient… Ce bruit me causa une joie si
délicieuse, que j’en oubliai toutes mes douleurs. J’accourus,
j’élevai la voix : on prononça ces mots : — Marcel, vivez-
vous encore ?… Je crus reconnaître la voix d’un ange ; je
voulus répondre ; je ne pus le faire que par des cris qui te-
naient plus de la démence que de la joie… En même temps
on essaya de tirer les verroux : la rouille les avait rendus
immobiles… ils furent bientôt brisés, et je me trouvai dans
des bras du père Augustin…
— Ô mon père ! lui dis-je, venez-vous encore me rendre
la liberté ?… Mais il était trop ému ; et l’air infect de mon
cachot l’avait tellement suffoqué, qu’il ne put d’abord me ré-
pondre. Il me prit par la main, me fit monter trois escaliers
obscurs ; alors je revis la lumière, et le ciel que j’avais oublié
dans ma noire prison… — Ô quel bonheur de respirer enfin
un air pur ! comme cet air ranime mon cœur ! mais est-ce
bien vous, mon père, et suis-je vraiment libre ?…
En même temps je considérai le respectable vieillard :
j’aurais eu peine à le reconnaître, si tous ses traits n’avaient
été gravés dans mon âme, tant la vieillesse et les peines
l’avaient changé. — Mon fils, me dit-il, je ne vous prierai
point de m’apprendre quels maux vous avez soufferts. Je les
devine assez, à la maigreur qui vous dévore, à ce teint livide,
à ces yeux éteints, à toute cette figure si différente de celle
que vous aviez autrefois. Espérons que vos plus grands
maux sont finis, et que le ciel vous rendra la santé et les
forces…

– 116 –
En achevant ces mots, il essuya ses larmes, et me fit en-
trer dans une chambre basse, où il demanda qu’on nous
donnât à dîner ; j’avais tant de plaisir à me revoir enfin sur la
terre, que je gardais le silence de la stupéfaction, et que je ne
répondais point aux questions du bon religieux.
— Mon père, lui dis-je enfin une seconde fois ; est-ce
bien vous ?… Comment se fait-il que vous viviez encore ?
Qu’êtes-vous devenu depuis tant d’années ? Et combien de
temps ai-je passé loin de vous ?
— Près de onze ans, me répondit-il. — Quoi ! onze ans
seulement, m’écriai-je ! ne vous trompez-vous point ?… Que
ces années m’ont semblé longues ! Le ciel sans doute ne
vous a pas fait souffrir une pareille agonie ?…
Le père Augustin allait me répondre. En ce moment, un
moine apporta un agneau rôti, un pain blanc et frais, une
cruche d’excellent vin : il y avait si long-temps que je man-
geais les restes des animaux immondes, qu’à la vue de ce
dîner je pensai devenir fou de joie et d’appétit. On nous lais-
sa seuls ; le bon religieux jugea bien que tout ce qu’il dirait
ne serait point entendu dans un pareil instant. Il s’occupa
donc de me faire dîner, et remit à une heure plus favorable
les éclaircissemens qu’il voulait me donner sur les années de
notre séparation.
Il m’obligea de manger avec ménagement, et, quand
j’eus repris mes forces, il m’emmena dans le jardin, en me
promettant que je ferais un second repas avant la nuit. On
m’avait donné des vêtemens. J’éprouvais mille délices, je
renaissais à la vie ; mais je parlais d’une manière si vague, si
peu raisonnée, j’avais des mouvemens si bizarres, que ceux
qui me voyaient pouvaient me prendre pour un idiot. Le

– 117 –
père Augustin m’avoua même qu’il avait cru pendant plu-
sieurs heures ma raison égarée.
Lorsque j’entrai dans le jardin où il me conduisait,
comme il vit que je ne cherchais pas à savoir en quelle con-
trée je pouvais être, il me demanda si je reconnaissais les
lieux qui nous entouraient ?… Mais je venais d’apercevoir
une petite pièce de gazon : au lieu de lui répondre, je compa-
rai ce lit si doux au fumier de mon cachot ; je courus m’y
rouler, en poussant des cris qu’on pouvait bien prendre en-
core pour des accès de délire…
Le bon religieux vint s’asseoir sur l’herbe à mes côtés ; il
attendit que j’ouvrisse la bouche : — Où sommes-nous, lui
dis-je, après une heure d’extravagances ? — Dans l’abbaye
de Signy. — Dans l’abbaye de Signy !… Grand Dieu ! est-ce-
donc là que j’ai versé des larmes si amères ?… — Oui, mon
fils, c’est là que vous avez été la victime des plus noires per-
fidies. Si vous êtes maintenant en état de m’entendre, je
vous dévoilerai toute cette trame odieuse. — Ah ! parlez,
mon père, m’écriai-je ; dites-moi à qui je dois tant de maux ;
apprenez-moi surtout quel fut votre sort pendant notre
longue séparation.
— Hé bien, dit le bon religieux, rappelez-vous ce jour où
nous préparâmes en silence notre départ de l’abbaye. Je
n’aurais dû confier notre secret à personne. Je crus pouvoir
m’ouvrir à mon neveu, sur les causes de notre fuite, parce
que j’avais besoin de quelque argent pour la route que nous
allions faire. Le lâche sembla approuver notre conduite ; il
me donna tout ce que je pus désirer, me souhaita un heureux
voyage, et nous laissa partir.
Mais cet égoïsme que l’habit monastique fait naître dans
le cœur de la plupart des moines, avait étouffé en lui tous les

– 118 –
sentimens de la nature. Devant l’intérêt de son couvent il
oublia que j’étais son oncle ; il perdit le souvenir de tout ce
qu’il me devait. J’avais trop souvent témoigné mon indigna-
tion contre les abus que je voyais sous mes yeux : on me re-
gardait intérieurement comme un ennemi des moines,
quoique j’en portasse le nom. Il ne vit en nous que deux
traîtres, qui désertaient la maison sainte, qui blâmaient les
principes de l’abbaye, qui apprendraient à d’autres à mépri-
ser des hommes méprisables. Le fanatique se persuada que
je vous écartais des autels ; que vos jeunes talens seraient
perdus pour l’abbaye ; que nous porterions ailleurs le souve-
nir des abominations que nous y avions tant de fois blâmées.
En un mot, il nous considéra comme des hérétiques et des
apostats qu’il fallait enchaîner…
Nous avions à peine fait quelques pas hors de l’enceinte
de ce couvent, qu’il nous dénonça à son abbé, en nous noir-
cissant des couleurs les plus odieuses. Le même esprit de
violence et d’hypocrisie animait toute la maison. L’abbé ne
connut pas plutôt notre démarche et la route que nous de-
vions tenir, qu’il ordonna à dix de ses moines de prendre des
armes, de monter à cheval, de voler à notre poursuite, de
nous saisir en silence, de nous séparer habilement, de nous
ramener à l’abbaye, et de nous plonger dans deux cachots,
jusqu’à la fin.
Ces ordres s’exécutèrent, et mon sort fut, pendant trois
ans, aussi cruel que le vôtre. Alors, ce neveu qui m’avait tra-
hi fut assassiné par le fils d’un seigneur dont il avait fraudé
l’héritage. Un vieux moine, qui m’avait toujours montré
quelque intérêt, osa prendre notre défense. Il observa à
l’abbé que la mort de notre délateur était une punition du
ciel, offensé de sa perfidie envers un oncle, peut-être égaré
dans ses sentimens religieux, mais respectable par ses ac-

– 119 –
tions et sa vieillesse. Quelques religieux se joignirent à celui-
là. L’abbé leur répondit que s’ils voulaient la liberté du vieux
frère Augustin, il l’accordait ; mais que le jeune renégat
mourrait dans son cachot.
Je fus donc libre, mon fils ; mais, la liberté pouvait-elle
me paraître douce, quand je vous savais si malheureux !
J’employai, pour briser vos chaînes, tous les efforts, toutes
les prières, toutes les supplications, tous les moyens imagi-
nables : tout fut inutile. J’aurais amolli les rochers avant de
toucher le cœur de ce prêtre, qui ne répondait à mes larmes
que par ces mots : — Pour un apostat exécrable il est encore
traité trop doucement. Hérétiques, athées, renégats, tous ces
monstres doivent souffrir en ce monde et brûler dans
l’autre…
Enfin, comme je ne me lassais point de ses refus, que je
m’obstinais à lui rappeler qu’il était un ministre de paix ; que
ses devoirs étaient le pardon et la tolérance ; qu’il devait imi-
ter la clémence et la bonté de Dieu, la douceur du Christ, il
se fatigua de mes importunités et me dit un jour : Sors à
l’instant de cette abbaye, et souviens-toi que si le démon t’y
ramène, tu pourriras dans le plus noir cachot, comme ton in-
fâme protégé…
Il me tourna le dos, et je sortis…
Alors la cinquième année de notre séparation était déjà
commencée. Je savais tous vos maux, et je n’y pouvais por-
ter remède. J’avais tenté vainement d’attendrir votre geo-
lier : il était inflexible comme son maître. Je n’avais plus
qu’un espoir, c’était la mort de l’abbé de Signy ; et quelque
inhumain que fût ce sentiment, je l’espérais, je la souhaitais
même. Est-ce une faute ? je ne le pense pas. Dieu

– 120 –
s’offenserait-il de voir maudire une bête féroce, dont
l’existence est-un fléau ?
Mais en attendant, comme je ne savais où porter mes
pas ; je me rappelai le désir que vous aviez eu de revoir
votre père et vos frères ; je résolus de faire ce voyage, de les
consoler s’ils étaient malheureux, mais de leur cacher votre
affreuse situation. Je les cherchai vainement. Dans les
guerres survenues entre l’Angleterre et la France, leur sei-
gneur avait trahi son pays ; on avait donné son fief à un cou-
vent ; et votre père avec vos deux frères avaient été inhu-
mainement vendus comme des bêtes de somme. Je visitai
les lieux où je crus qu’ils étaient passés : ils n’y étaient point.
Enfin, après bien des courses inutiles, j’appris qu’on les avait
transportés dans la Lorraine.
Depuis trois mois je ne pouvais me résoudre à ce long
voyage, parce que de jour en jour on attendait la mort de
votre tyran, que la plus cruelle maladie rongeait avec len-
teur. Hier il a cessé de vivre. Ce matin je me suis présenté à
l’abbaye ; j’ai demandé à genoux votre liberté : j’ai eu le
bonheur de l’obtenir, à condition que je vous emmenerais
loin de ces lieux. Demain nous partirons à petites journées
pour la Lorraine.

– 121 –
CHAPITRE X.

Voyage en Lorraine. Mort des parens de


Marcel.

J’embrassai le Père Augustin, en lui jurant de nouveau


une reconnaissance éternelle. Nous passâmes la nuit dans
une cabane de paysan, à quelques cents pas de l’abbaye, et
le lendemain nous prîmes le chemin de la Lorraine. Comme
il ne nous arriva rien d’extraordinaire dans cette route, et
que nous ne trouvâmes partout que le même tableau d’une
misère portée à son comble, je ne m’arrêterai point sur les
détails de ce voyage.
Après plusieurs jours de marche nous entrâmes dans un
petit couvent voisin de Thiaucourt. Nous avions conservé
l’un et l’autre nos habits de moines, et j’avais repris entière-
ment l’usage de ma raison. C’était dans les environs de
Saint-Mihiel, sur les terres du seigneur de Brassette, que
nous espérions retrouver mes parens. Nous songeâmes donc
à nous ménager, pendant quelques semaines, la bienveil-
lance des moines qui nous avaient donné l’hospitalité car ;
nous n’avions plus de ressource. Notre conduite était
d’autant plus difficile, que ces bons religieux étaient livrés à
toutes les superstitions populaires, et à la plus grossière
ignorance. Il est vrai qu’en général ils étaient de meilleure
foi, et moins fourbes que ceux de Ribemont et de Signy.
Nous parvînmes à gagner leurs bonnes grâces, par une doci-
lité apparente à trouver toutes leurs erreurs respectables.

– 122 –
Nous nous reposâmes quelques jours dans cette maison.
Nous demandâmes ensuite un peu d’argent pour aller faire
nos dévotions à Saint-Mihiel. — Allez, nous dit le prieur, je
le veux bien, vous coucherez chez nos frères les bénédic-
tins ; et demain, comme on doit faire le procès de vingt-huit
sorciers, qui seront jugés et brûlés de suite, vous pourrez,
avant de revenir, voir tout cela. J’y vais moi même demain
matin, car je siége parmi les juges. Un pareil spectacle ne se-
ra pas inutile pour vous maintenir dans la bonne voie…
Mais avant de nous arrêter à Saint-Mihiel, nous nous
rendîmes à Brassette. Je m’informai de mon père et de mes
frères, que depuis si long-temps je brûlais de revoir. Le
pauvre homme à qui je m’étais adressé, me répondit, en ho-
chant la tête : — C’étaient de bien bonnes gens, ils ne sont
plus ici. Voici leur cabane ; vous y trouverez la femme de
l’aîné, qui vous contera leurs misères…
Le vieux serf s’éloigna en achevant ces mots, et nous
entrâmes, le cœur déchiré d’avance par de tristes pressenti-
mens, dans la chaumière qu’on nous avait indiquée. Une
jeune femme, couverte des haillons de l’indigence, s’offrit
seule à nos yeux. Le père Augustin appela sur elle la paix du
ciel et le bonheur. Elle soupira. — Le bonheur, dit-elle : je ne
le connais pas ; on dit que je le trouverai après la mort : je
voudrais bien mourir…
J’eus à peine le courage de lui donner un peu de conso-
lation, en lui montrant un avenir plus heureux. Je me fis
connaître ensuite. Je lui racontai mon triste songe, mes
aventures, mon emprisonnement. Je la priai de me dire le
sujet de ses douleurs, et si elle était bien la femme de mon
frère.

– 123 –
— Je ne suis plus sa femme, répondit-elle, je suis sa
veuve, et depuis bien long-temps…
— Sa veuve ! eh quoi ! m’écriai-je, mon frère est
mort !…
— Il n’est point mort, on l’a tué…
— Grand Dieu ! toujours et partout de la misère et des
crimes… Ah ! de grâce, dites-moi ce que sont devenus mon
père et mes frères ?
— Ils m’ont souvent parlé de vous, reprit la jeune
femme ; mais je ne comptais pas vous voir. On va bientôt
me tuer aussi : je suis sorcière…
— Ah ! que dites-vous, interrompit le père Augustin ?…
— Il y a trop long-temps que je souffre, continua-t-elle ;
les moines et les prêtres me disent sans cesse que pour se
tuer soi-même on va en enfer… — Je me suis fait conduire
au sabbat. J’ai avoué ensuite que j’étais sorcière ; on me
condamne demain : on me tuera ; mais auparavant j’aurai
l’absolution de mon crime ; je me repentirai, et j’irai ailleurs,
je ne serai pas plus mal qu’ici… Apprenez cependant la des-
tinée de votre père et de vos frères, puisque vous le voulez :
je vais vous dire tout ce que j’ai vu ; mais vous auriez mieux
fait de ne pas venir ici ; et si vous êtes déjà malheureux,
vous feriez mieux de vous en aller sans rien entendre.
— Non, lui dis-je, parlez, ma sœur, mon cœur est prépa-
ré à tout…
— Il y a presque six ans, reprit-elle, que votre père et
vos deux frères sont venus dans cette seigneurie : c’était
bien pour leur malheur, car ils tombaient sous la puissance
d’un maître qui est plus cruel que son bourreau ; et il n’y a
– 124 –
pas dans nos bois de loup-cervier plus cruel que le bourreau
de Brassette.
On assigna à votre père et à vos frères un travail au-
dessus de leurs forces, et on leur donnait tous les soirs des
coups de bâton, lorsqu’ils n’avaient pas fait leur tâche ; mais
ils étaient traités en cela comme tous les autres serfs.
Au bout de quatre ou cinq mois, le seigneur, voyant que
l’aîné de vos frères était formé, lui ordonna de se marier
avec moi, et lui enjoignit de faire deux cents fagots, pendant
les deux jours qu’il me retint dans son château, pour ces
droits infâmes auxquels vous savez que nous sommes sou-
mises.
Mon pauvre mari s’en alla le cœur serré remplir cette
tâche pénible ; mais il n’en put faire que la moitié, et il revint
tristement attendre dans sa chaumière la peine qu’on devait
lui imposer. Je ne dois pas oublier de vous dire ce qui causa
tous nos malheurs. Dans sa seconde journée, votre frère
trouva dans le bois où il travaillait, un lièvre que le seigneur
avait tué à la chasse, et qui était venu mourir au pied d’un
arbre : il le rapporta imprudemment. Nous savions bien
qu’un serf méritait la mort, lorsqu’il tuait une bête fauve ;
mais nous ne savions pas qu’il y eût du danger à ramasser
une bête morte.
Deux jours après, le seigneur, que le soin de rendre la
justice avait occupé jusqu’alors, étant venu, avec ses gens
d’armes et son bourreau, pour faire passer sous les verges
mon pauvre mari, à cause qu’il n’avait fait que la moitié de
ses fagots dans les deux journées, il entra dans notre ca-
bane ; et pendant que je me jetais à ses genoux pour de-
mander la grâce de votre frère, son bourreau aperçut dans
un coin la peau du lièvre que nous avions mangé. Il la mon-

– 125 –
tra à son maître, en s’écriant que nous étions des bracon-
niers, coupables de félonie. Il ajouta même qu’on lui avait dit
que votre père et vos frères avaient mangé du poisson un
certain jour ; ce qui ne pouvait se faire, sans que l’un d’eux
eût péché. Mon mari, son frère et son père protestèrent à
genoux et tout en larmes qu’ils ne connaissaient pas le goût
du poisson ; qu’ils n’avaient aucun instrument de pêche ;
qu’ils n’avaient point d’armes pour la chasse ; qu’ils savaient
trop bien à quoi ils s’exposaient en chassant, pour oser ja-
mais se le permettre, et que le lièvre en question avait été
trouvé mort aux pieds d’un arbre…
— Je n’entends point vos raisons, répondit froidement
le seigneur ; voici la preuve de votre crime : que vous l’ayez
prise ou trouvée, il est certain que vous avez mangé une
bête de mes bois. Pour vous ôter l’envie d’y prendre goût,
vous allez vous déshabiller tous trois et recevoir chacun cent
coups de gaule.
Il s’en alla aussitôt qu’il eut donné cet ordre, et son
bourreau se mit en devoir de l’exécuter, là, devant cette
malheureuse cabane. La terre est restée long-temps mouillée
de leur sang.
Après qu’ils eurent subi leur supplice, malgré leurs
plaies et leurs douleurs, on renvoya vos frères à leur travail.
Mais votre pauvre père succomba. On ne put achever de lui
faire porter tout son châtiment, parce qu’il se mourait, et,
parce que les bourreaux n’avaient pas ménagé sa vieillesse.
Vous savez, au reste, que quand les serfs sont trop vieux
pour travailler encore, on trouve ordinairement, dans la plu-
part des seigneuries, un prétexte quelconque pour les faire
mourir ainsi sous les coups, et ne pas les nourrir à rien faire.

– 126 –
On rentra votre père mourant dans la cabane, et un
prêtre vint aussitôt le confesser. Quand ce prêtre lui deman-
da s’il avait prié pour son seigneur, s’il l’avait fait au moins
tous les dimanches, lorsqu’on le recommande au prône33,
votre père répondit que non. — Et pourquoi ? demanda le
prêtre. — Parce que les seigneurs ne m’ont fait que du mal,
dit le vieillard ; parce que je leur dois les longues misères
d’une vie qui n’a pas eu un seul instant de bonheur. Je prie
pour le seigneur d’Heubecourt.
— Vous devez prier aussi pour le seigneur de Brassette !
— Je prie Dieu qu’il l’ôte de la terre, avec tous ses sem-
blables. — Malheureux ! tous les saints ont prié pour leurs
bourreaux. Les seigneurs ont leurs droits, ils sont maîtres de
votre vie, de vos biens, vous devez les aimer et faire des
vœux pour leur prospérité ; ou bien vous irez en enfer. —
Dieu ne me damnera pas si je maudis des assassins. Leurs
droits sont injustes. Dieu est mon père ; il est le père et
l’appui de tous les malheureux ; vous l’avez dit vous-même ;
il rejetera, au dernier jour, ceux qui aiment à verser le sang.
— Vous allez mourir. Je ne vous absoudrai que quand
vous aurez prié pour vos seigneurs. — Ma conscience ne me
reproche rien. Si j’ai fait quelques fautes, je les ai expiées.
Dieu est miséricordieux. — Priez pour vos seigneurs ! —
Qu’ils meurent, comme ils ont fait mourir ma femme,
comme ils me font mourir, comme ils feront mourir mes en-
fans !…
À ces mots le vieillard expira, sans absolution… Le
prêtre, furieux, fit prendre le corps, le fit jeter dans un

33
On recommandait au prône de prier nommément pour le
seigneur.

– 127 –
champ, le déclara indigne d’être mis en terre sainte, et
l’abandonna aux chiens, aux vautours et aux autres animaux
de proie.
Lorsque vos frères furent de retour et qu’ils apprirent ce
qui s’était passé, je ne vous peindrai point leur désespoir, je
ne vous répéterai point les malédictions dont ils accablèrent
leur tyran. Malgré leurs fatigues et leurs maux, ils voulurent
embrasser encore le cadavre de leur père ; ils se rendirent au
champ où on l’avait jeté, le rapportèrent ici, le baignèrent de
leurs larmes, et ayant dit sur lui ce qu’ils savaient des prières
des morts, ils s’en allèrent pendant la nuit l’enterrer dans le
cimetière.
Le lendemain matin, comme on vit la terre fraîchement
remuée, et qu’on ne trouva plus le corps de votre père, on
soupçonna ce que ses fils avaient fait, on les arrêta, on les
conduisit à la seigneurie ; ils avouèrent, dans les tortures,
une conduite qui n’était pourtant pas criminelle. Mais les
juges s’écrièrent que vos deux frères étaient des rebelles,
dignes de mort. On les traîna aux fourches patibulaires ; le
soir même ils furent pendus…
Et moi, depuis ce temps, je n’ai eu pour partage que la
misère, la faim, les douleurs, un travail immodéré, des châ-
timens inouis. Avec tant de maux on me promet sans cesse
une damnation éternelle… J’ai voulu voir le prince des dé-
mons, il est moins féroce que mon seigneur… Je suis sor-
cière ; demain je serai brûlée… ; mais dussé-je être damnée,
serai-je plus malheureuse que dans ce monde ?…

– 128 –
CHAPITRE XI.

La Sorcière. Le Sabbat. La femme adultère.


Exécution d’une bande de Sorciers, etc.

Nous avions plusieurs fois interrompu par nos pleurs le


discours de la pauvre veuve. Lorsqu’elle cessa de parler, je
donnai un libre cours à mes sanglots et à mes larmes. Le
Père Augustin essaya de relever mon courage, en me pro-
mettant que je retrouverais mon père et mes frères dans un
monde meilleur ; que Dieu nous réunirait tous un jour, dans
des lieux où nous n’aurions à craindre ni la violence, ni
l’injustice, ni la misère, ni la tyrannie. — Et vous, ma fille,
continua-t-il, ne vous laissez point égarer par le délire d’une
imagination trop noire ; vous n’avez point vu les démons,
parce que Dieu ne leur permet pas de se montrer aux
hommes ; vous n’êtes point sorcière, parce que vous ne pou-
vez pas l’être ; vous n’irez point en enfer, car vous n’avez
pas offensé votre Dieu. Votre vie est semée de chagrins et de
maux : jetez les yeux autour de vous : un méchant et mille
malheureux ; c’est partout le même spectacle. Ayez donc la
force de supporter vos misères ; vous en recevrez la com-
pensation. Je suis parvenu à une extrême vieillesse, au mi-
lieu des souffrances et des persécutions ; j’ai tout supporté.
Aujourd’hui que ma carrière touche à son terme, j’attends le
prix de ma constance.
— Je suis jeune encore, répondit la veuve de mon frère ;
mais je n’ai plus ni force, ni courage. Je ne puis que souhai-
ter la mort. Demain je la connaîtrai.

– 129 –
— Hélas ! dit le Père Augustin, si vous êtes mise au
nombre des sorcières, je sais que rien ne pourra vous sauver.
On voudra votre mort. Mais ne pourriez-vous pas fuir, cher-
cher des lieux moins misérables, et attendre l’heure que Dieu
vous réserve ?…
— La fuite est impossible. Toutes les issues de la sei-
gneurie sont bien gardées ; d’ailleurs on me surveille. Et
quand même je pourrais fuir, je ne trouverais ailleurs qu’une
existence également insupportable. Je veux mourir ; je
mourrai demain.
— Je ne combattrai plus votre résolution, reprit le bon
Religieux, puisque vous serez en effet moins malheureuse, et
que vous retrouverez ceux dont vous pleurez la perte. Mais
avant de vous voir marcher à la mort, je voudrais vous per-
suader que vous êtes toujours sous les yeux de Dieu, et vous
ôter cette fausse idée de sorcellerie où vous vous croyez
plongée, de démons que vous pensez connaître. Dites-moi,
comment avez-vous été conduite au sabbat ?
— Je veux bien encore vous dévoiler tous ces mystères.
Lorsqu’il me fut impossible de supporter la vie, la triste soli-
tude où j’étais abandonnée, les travaux dont on m’accablait
tous les jours, et la crainte effroyable d’une damnation éter-
nelle, j’allai voir une vieille femme qui passait pour sorcière.
— Ma voisine, lui dis-je, trouvez-moi un remède à mes cha-
grins, je ferai, pour vous prouver ma reconnaissance, tout ce
que je pourrai… Je lui exposai ensuite la situation de mon
esprit. — Rassure-toi, me dit-elle ; si tu veux t’abandonner à
ma conduite, je te procurerai tant de plaisirs, que tu en ou-
blieras tous tes maux, et je t’empêcherai de brûler en enfer.
— Que faut-il que je fasse, m’écriai-je ? — Il faut d’abord te
persuader, répondit la vieille, que les démons ne traitent mal

– 130 –
que ceux qui les maudissent. Ils sont bons de leur naturel. Si
tu veux les servir, comme je fais depuis quarante ans, ils au-
ront pour toi toutes sortes d’égards ; tu viendras au sabbat ;
ils te donneront de l’argent, et de la joie au cœur. — Eh
bien ! j’irai, lui dis-je ; mais qui m’y conduira ? — Moi, reprit-
elle, viens me trouver demain à onze heures du soir…
Je fus exacte au rendez-vous. La vieille alluma trois pe-
tites lampes ; elle fit, avec un bâton brûlé par le bout, un
grand cercle magique, au milieu duquel elle me plaça ; et
ayant couvert ce cercle d’herbes séchées, elle marmotta cer-
taines paroles que je ne compris point ; puis elle me désha-
billa toute nue, me frotta d’une graisse qu’elle cachait dans
un petit pot blanc, me revêtit ensuite de ma chemise et de
ma jupe, et me fit mettre à cheval sur un manche de balai.
Alors elle mit le feu aux herbes sèches qui étaient autour de
moi et qui produisirent une épaisse fumée ; elle me jeta un
linge sur la figure ; et néanmoins je crus voir entrer dans sa
cabane un homme noir avec un âne ; il me sembla que la
sorcière me prenait par les mains, me tirait du cercle, et que
l’homme noir me plaçait sur l’âne. Mais quand nous fûmes
dehors, la sorcière me dit que nous étions sorties de la
chaumière par la cheminée, et que c’était un démon qui me
conduisait au sabbat sous la figure d’un petit mulet.
Je tremblais un peu ; mais j’étais décidée à tout. Après
avoir marché une demi-heure, la sorcière me dit : — Prends
patience ; tu vas bientôt voir ce que tu n’as jamais vu ; et,
désormais tu pourras venir au sabbat de la même manière
qu’aujourd’hui, quand tu ne voudras pas y venir à pied… Le
manche de balai était toujours entre mes jambes, et me gê-
nait, sans m’être utile à rien. Je demandai à la vieille si je
pouvais m’en débarrasser. — Oui, à présent, me dit-elle ; tu
peux te découvrir aussi le visage… En même temps elle ôta

– 131 –
le linge qu’elle m’avait jeté sur la figure ; elle me fit mettre
pied à terre ; je me trouvai dans un lieu désert, entouré
d’arbres et bien éclairé. Pendant que je me frottais les yeux
pour m’accoutumer à la grande lumière qui m’éblouissait,
l’homme noir et le mulet disparurent, et je me trouvai seule
avec la vieille.
Je lui demandai si nous n’étions point au sabbat ? Elle
me répondit que nous y étions ; et m’ayant conduite au pied
d’un arbre, devant lequel je vis une table bien garnie : —
C’est ici le lieu du rassemblement, me dit-elle. À minuit, tu
verras le prince des démons… Je vis alors approcher plu-
sieurs sorcières, que je n’avais pas aperçues d’abord. Il y
avait aussi quelques sorciers, mais en bien plus petit
nombre.
Au bout d’un instant, on entendit un son de trompe, as-
sez semblable au bruit que font au lutrin ceux qui soutien-
nent la voix des chantres. Deux chiens aboyèrent ; et tout le
monde se transporta devant un vieux tronc d’arbre creux,
autour duquel on avait suspendu trois grosses lanternes. Une
voix rauque cria qu’on se préparât à adorer le grand bouc. —
Écoutez bien, dit la sorcière ; le diable prend toujours
d’abord la forme d’un bouc, et veut recevoir ainsi les pre-
miers hommages des sorcières, pour s’assurer qu’on le sert
sans répugnance. Prenez ce bout de chandelle et suivez-
moi…
Alors, par un grand trou pratiqué à hauteur d’appui dans
le vieux tronc d’arbre, on vit paraître les parties postérieures
d’un bouc. Toutes les sorcières, tenant leur chandelle à la
main, se mirent à genoux devant cette figure (car elles di-
saient que c’en était une), et la baisèrent, en marmottant des
mots d’adoration. Je fis tout ce que je vis faire aux autres.

– 132 –
Après cela, la voix rauque dit qu’on allait adorer le
prince des démons sous la forme d’un lévrier. La cérémonie
fut la même que pour de bouc ; et la voix rauque s’écria
qu’on allait voir le diable sous la forme gigantesque qu’il
emprunte quand il se montre à ses ennemis. Aussitôt tout le
monde se tint immobile, et on vit sortir du haut de l’arbre
creux une grosse tête ronde et semblable à une citrouille,
avec deux yeux qui paraissaient deux chandelles, une
grande bouche éclairée par je ne sais quelle lumière, deux
cornes et deux oreilles. Cette tête fut bientôt suivie d’un
corps trois fois plus long que celui d’un homme ; il était vêtu
d’un grand drap noir taillé en robe ; il avait deux bras pen-
dans et ne montrait point de jambes.
Comme toutes les sorcières témoignaient de l’effroi,
quoique cette figure hideuse ne fît aucun mouvement, on
nous dit que ce démon ne remuait point, pour ne pas nous
effrayer davantage. En effet il avait plus la mine d’un épou-
vantail que d’un être animé.
Le diable se montra ensuite sous sa forme naturelle. Il
avait assez l’air d’un homme laid, mais sans férocité, avec un
grand nez, une barbe épaisse, et deux cornes qui parais-
saient tenir à son front par le moyen d’une couronne noire
qui lui ceignait la tête. Il leva sa robe d’une manière tout-à-
fait indécente, et nous fit voir quelque chose qui ressemblait
à une couleuvre de la longueur du bras. Je détournai la tête
en rougissant et ne sachant trop que penser de tout ce qui se
passait. Alors il tourna le dos et découvrit ses fesses. Toutes
les sorcières, allèrent les baiser : la vieille, remarquant que je
ne m’empressais pas à les imiter, m’y conduisit ; et je fis ce
qu’on voulut, avec quelque répugnance.

– 133 –
Pendant que nous retournions autour de la table, le
diable disparut, et on nous annonça qu’il allait revenir avec
plusieurs de ses anges, mais tous sous des figures humaines,
pour nous mettre plus à notre aise. Une troupe de démons
parut en effet ; ils étaient tous travestis en moines, et
n’avaient de distinctif que deux petites cornes dont l’origine
se cachait sous un bandeau noir qui leur entourait le front.
En même temps, les sorcières prirent les unes des chats
noirs, les autres des crapauds, celles-ci des poules noires,
celles-là des corbeaux qu’elles avaient apportés dans des
corbeilles, et qu’elles appelaient leurs démons familiers et
leurs petits serviteurs. Elles se mirent à danser avec les dé-
mons et les sorciers, en tenant dans leurs mains, sur leurs
épaules ou sur leur tête, ces divers animaux ; et comme
j’étais là pour la première fois, un démon me donna un petit
chat. — Ce sera ton esprit domestique, me dit-il, soigne-le
bien, il te fera trouver un jour quelque bon trésor…
Je dansai donc comme toutes les autres, pendant que
les vieilles sorcières apprêtaient le souper, et que l’une
d’elles célébrait ce qu’elles appelaient la messe du diable. Les
sorciers jouaient des instrumens, et chantaient les chansons
les plus impudiques que j’aie jamais entendues. Les démons
et les sorcières en répétaient le refrain ; et j’en fus tellement
honteuse, que dès-lors j’aurais voulu être loin de-là.
Après une heure de ces divertissemens, on se mit à
table. Sorcières et démons, tout était pêle-mêle avec la plus
grande égalité. Le souper était très-bon ; et comme je n’en
avais jamais mangé de tel, ce fut pour moi une véritable fête.
Mais quand on eut bu quelques cruches de vin, les propos
infâmes, les baisers, les gestes indécens se multiplièrent
d’une façon tellement insupportable, que je m’éloignai, sous

– 134 –
un prétexte qui me forçait pour un moment de quitter la
table.
Je me cachai entre des arbres ; et considérant de loin ce
qui se passait, je fus témoin de tant d’horreurs, que je fis le
signe de la croix, en implorant la miséricorde de Dieu. On
m’avait dit que ce signe et cette prière dissipaient le sabbat :
il n’en fut rien ; le souper ne fut point interrompu, ce qui me
fit faire des réflexions sur tout ce que je voyais. La scène
était trop honteuse, pour que je pusse la croire innocente. Je
me mis à genoux, je demandai pardon à Dieu de mon im-
prudente démarche, et puis je voulus retourner à ma chau-
mière : le lieu du sabbat était entouré de murs… J’allais me
désoler de ne pouvoir sortir, lorsque la vieille qui m’avait
amenée et le démon qui s’était placé à table auprès de moi,
m’appelèrent à grands cris et se mirent à me chercher. Je
tremblais d’être découverte, et je ne savais comment me
soustraire à leurs poursuites. Je grimpai sur un arbre dont
les basses branches touchaient la terre, et je m’y tins immo-
bile avec tant de bonheur qu’on ne me trouva point.
Combien je rendis grâces à Dieu de m’être ainsi échap-
pée, lorsque je vis la fin de cette horrible fête ! On s’était le-
vé de table. Les sorciers, les sorcières et les démons se mi-
rent nus, se jetèrent sur l’herbe ; et alors les plus mons-
trueuses débauches, les adultères, toutes les abominations,
que je n’aurais jamais devinées, et que je n’oserais vous lais-
ser entrevoir, se passèrent sous mes yeux. On dit que la vue
des choses et des actions impures donne des idées impu-
diques ; celles-ci ne m’inspirèrent que du dégoût et de
l’horreur. Je remarquai même que plusieurs sorcières, en
s’abandonnant aux emportemens des démons, ne le faisaient
qu’avec répugnance ; mais on leur disait qu’il fallait mériter,
par les complaisances les plus dociles, la faveur des amans

– 135 –
et des maîtres qu’elles servaient, et qui leur procureraient un
jour tout le bonheur imaginable.
Un peu avant le point du jour, le coq chanta. Alors, soit
que le cri de cet animal fasse fuir les démons, comme le di-
sent les sorcières, soit que ce fût un avertissement de
l’approche du matin, les sorcières et les démons se séparè-
rent ; toutes les lumières s’éteignirent, et je me trouvai seule,
sur mon arbre, dans l’obscurité.
Mais bientôt l’aurore parut. Je reconnus enfin que j’étais
dans le jardin d’un monastère d’hommes, qui est à un quart
de lieue de ce village… Je revis tous les démons qui s’étaient
montrés au sabbat, vêtus en moines ; ils emportaient dans la
maison la table, les siéges, les lanternes, pendant que
quelques-uns visitaient les lieux et fermaient les portes…
J’étais toute tremblante. Ce que je voyais alors me jeta dans
un embarras inexprimable. Je ne savais si je devais croire
que le sabbat s’était fait dans ce jardin même, ou si les pres-
tiges de l’enfer ne m’y avaient pas transportée, sans que je le
sentisse, pour m’ôter la connaissance des lieux…
Quoiqu’il en soit, quand tout fut rentré dans le calme,
j’essayai de sortir. Je ne pus le faire qu’en escaladant la mu-
raille, et je rentrai dans ma chaumière après le lever du so-
leil, excédée de fatigue et de frayeur, l’esprit à demi égaré.
On me demanda d’où je venais ; je ne sus trop que répondre.
À mon trouble, aux demi-mots que je lâchai sur les démons
et le sabbat, on soupçonna que je les avais vus. On m’accusa
d’être sorcière. — Si tu es aidée du diable, me dit le juge de
la seigneurie, tu dois travailler avec plus de courage ; et il
me fit bêcher la terre sans relâche. Des travaux insuppor-
tables, des punitions fréquentes, le souvenir de tout ce que
j’avais vu, l’incertitude de mon sort dans l’autre monde, la

– 136 –
crainte de passer l’éternité avec ces démons infâmes, toutes
ces choses me firent tomber dans une sorte de folie : je pu-
bliai toutes les horreurs que j’avais vues au sabbat.
On me dénonça bientôt aux inquisiteurs de la foi et aux
juges ecclésiastiques. On dénonça avec moi quelques
femmes de cette seigneurie, que j’ai eu l’imprudence de
nommer dans mes aliénations ; nous sommes surveillées.
Demain on nous juge à St.-Mihiel. Je ne veux plus vivre, je
ne veux plus souffrir ; je n’irai pas une seconde fois au sab-
bat. Mais je veux mourir ; je mourrai demain. S’il y a un Dieu
aussi bon que vous le dites, j’espère qu’il ne m’abandonnera
pas aux flammes éternelles…
En achevant ces paroles, la veuve de mon frère fondit en
larmes ; elle se mit à genoux ; elle implora d’une voix mêlée
de sanglots la clémence divine.
— Eh bien ! me dit le bon religieux, vous avez entendu ?
et sans doute vous avez tout compris !… Et vous, ma fille,
continua-t-il, en relevant ma pauvre sœur, encore une fois
rassurez-vous. Dieu n’est point un juge terrible, comme vous
le dépeignent quelques-uns de ces tyrans sacrés qui se di-
sent ses ministres. Dieu pardonne les offenses. Vous n’avez
pas même eu des faiblesses. Vous n’avez point vu les dé-
mons, parce qu’ils ne peuvent se laisser voir ; et je m’étonne
qu’avec le bon sens qui vous caractérise, vous n’ayez pas
encore découvert la fourberie de ce sabbat où l’on vous a
conduite. Dans plusieurs seigneuries comme celle-ci, où les
seigneurs conservent tous leurs droits sur les femmes, les
moines font le sabbat pour attirer autour d’eux les préten-
dues sorcières et s’abandonner à la débauche. Je ne dis pas
pour cela qu’il n’y ait pas de sorcières, et que les démons ne
se soient pas montrés quelquefois ; mais ces temps sont

– 137 –
éloignés, et depuis le Messie la puissance des habitans de
l’enfer ne doit pas s’étendre au-delà. Vous avez vu le sabbat
dans le jardin du monastère ; vous avez vu les moines même
représenter les diables, avec toutes les supercheries dont ils
sont capables. Un heureux hasard vous les a fait voir ensuite
enlevant les tables et s’efforçant de cacher toutes les traces
de la débauche qu’ils venaient de faire. Ce spectacle aurait
dû vous ouvrir les yeux. Demain, peut-être, vous retrouverez
parmi vos juges quelques-uns de ceux que vous avez connus
parmi les démons. Puisqu’il n’est plus temps de vous sous-
traire à la mort, écartez au moins, ma fille, ces fausses idées
de sorcières et de démons, qui font injure à la justice, à la
clémence et surtout à la sagesse divine. Implorez ce Dieu si
bon, si miséricordieux, qui garde ses vengeances pour les
méchans, et qui ouvre aux malheureux les trésors des ré-
compenses éternelles…
La jeune veuve parut sortir d’un long rêve, et elle
s’écria : — Ô mon père, vous êtes pour moi un ange consola-
teur ! vous m’avez éclairée, vous m’avez rendu la paix de
l’âme : je mourrai, mais avec la seule pensée de la bonté de
Dieu, avec l’espérance ; ma mort sera le commencement de
mon bonheur.
En ce moment, nous entendîmes les pas et les voix de
plusieurs personnes devant la chaumière. Douze hommes
d’armes emmenaient trois sorcières du village, garottées en-
semble ; ils s’étaient arrêtés pour prendre aussi ma pauvre
sœur. Deux d’entre eux, conduits par un moine, lui lièrent
les mains derrière le dos, pendant que je lui faisais les plus
tristes adieux. Avant de nous quitter, elle supplia le père Au-
gustin de la bénir. — Ma fille, dit le bon religieux, ayez du
courage, vous ne perdrez rien en quittant cette vie. Votre
époux vous attend dans le sein des anges ; allez ! que Dieu

– 138 –
vous épargne les douleurs du supplice ; qu’il vous bénisse,
qu’il vous pardonne, qu’il vous reçoive au céleste séjour,
puisque vous allez au martyre !…
Elle sortit alors avec les gens d’armes. Mais le moine,
qui les accompagnait, choqué d’abord de me voir donner le
baiser d’adieu à une sorcière, parût presque furieux, lorsque
le père Augustin la bénit et lui dit qu’elle allait au martyre. —
Qui êtes-vous, nous dit-il, en nous regardant de travers ? —
Des religieux bénédictins. — Et vous donnez dans l’hérésie :
vous ne tremblez pas de communiquer avec une magicienne
infâme ? — C’est la veuve de mon frère. — Le sang doit-il se
faire entendre en pareil cas ? Tous les nœuds de la nature
sont rompus devant l’intérêt de la religion. Fût-elle votre
mère, vous devez maudire une sorcière qu’on va brûler.
Vous êtes bienheureux de porter l’habit monastique : des
laïcs qui feraient ce que je vous ai vu faire, seraient extermi-
nés avec la bande qu’on juge demain.
— Dites-moi un peu, mon frère, interrompit le père Au-
gustin, de quel couvent êtes-vous ? — De celui qui avoisine
ce village, répondit le moine. — Hé bien, vous savez mieux
que moi que cette femme qu’on traîne au bûcher est une
sorcière comme vous êtes un démon… Vous l’avez vue au
sabbat… Comment ne craignez-vous pas d’en être recon-
nu ?…
— Parlez plus bas, dit le moine en rougissant un peu, je
vois que vous connaissez nos secrets, ou plutôt vous les
avez devinés : car on fait sûrement dans votre maison ce que
nous faisons dans la nôtre… Que voulez-vous ? nous
sommes sensibles tout aussi bien que les seigneurs, et quand
ils gardent pour eux tous les droits de cuissage, il faut bien
que nous imaginions quelque moyen qui éteigne en nous les

– 139 –
feux de la chair. Nous nous déguisons donc en démons, nous
attirons les jeunes femmes par le moyen de vieilles sor-
cières, nous jouons la farce de notre mieux, et nous conten-
tons nos fantaisies. On ne nous reconnaît pas, quoique nous
reconnaissions tout le monde, parce que nous portons au
sabbat du rouge, des moustaches et des cornes. Vous faites
sans doute la même chose. Nous ne causons aucun tort aux
femmes qui nous viennent voir ; mais si elles se laissent ac-
cuser de sorcellerie, comme tout le peuple demande
l’extermination des sorciers, il faut que nous fassions juger
et brûler les imprudentes. Nous retirons même un double
avantage de ces mesures de rigueur : d’abord nous travail-
lons à notre sûreté, et nous nous faisons un renom de bons
catholiques, bien zélés ; ensuite nous servons la cause de la
religion : le peuple frémit de la puissance encore terrible du
diable : il évite les excès ; et quelques leçons comme celles
que nous donnons demain ont un effet si salutaire, que per-
sonne ne le conteste. Au reste, nous sommes ennemis des
cruautés, nous brûlons demain vingt-huit personnes ; ce sera
tout pour l’année. Les moines des autres contrées de la Lor-
raine sont bien autrement sévères. À Nancy, par exemple,
on a brûlé, il n’y a que quelques années, quatre cents sor-
ciers, hérétiques et loups-garoux en une semaine. Si vous
venez demain à Saint Mihiel, vous y verrez bien des choses ;
mais gardez-vous d’approcher de trop près les sorcières, ou
seulement de les plaindre, car, malgré votre habit, vous se-
riez sûrs que la populace vous jeterait dans le bûcher.
Adieu ; je vais continuer ma tournée.
— La Lorraine n’est pas plus heureuse que la France, dit
le père Augustin, quand le moine se fut éloigné : j’avais en-
tendu parler de toutes ces indignités, j’avais peine à les
croire. Allons, mon fils, retournons à Saint-Mihiel : nous ver-
rons ce que nous avons à faire.
– 140 –
Avant de rentrer dans la ville, j’aperçus une foule de
gens rassemblés dans un champ. Je demandai au père Au-
gustin s’il voulait savoir ce qu’on faisait là. — Voyons, me
dit-il, nous avons encore quelques heures de jour, et nous ne
sommes pas pressés de nous enfermer dans un couvent, où
l’on prépare des sentences de mort. D’ailleurs, je suis un peu
las, je serais bien aise de me reposer un moment.
La foule que nous avions aperçue formait un grand
cercle, au milieu duquel se trouvaient un homme et une
femme qu’on déshabillait. L’homme avait la mine un peu ef-
frontée ; la femme pleurait et couvrait son visage de ses
deux mains. Je priai un vieillard qui considérait comme nous
toutes ces choses, de nous-dire ce que signifiait cet appa-
reil ? — Voici le fait, répondit obligeamment le vieillard.
Cette femme que vous voyez est l’épouse d’un honnête épi-
cier de la ville. On l’a surprise en adultère avec cet homme
qui est près d’elle, et qui fait dans notre cathédrale les fonc-
tions de sacristain. On vient de les amener ici, pour y subir
la peine de leur vilaine action. Le mari offensé a vainement
tenté d’étouffer cette affaire, le peuple s’est écrié qu’il fallait
que la justice se fît. Vous allez voir le reste. Il est bon qu’il y
ait quelquefois de pareilles peines pour le maintien des
mœurs, qui, comme vous savez, sont portées au comble de
la dépravation…
Alors la femme adultère qui avait quelque beauté, et son
complice qui en avait peu, se trouvèrent absolument nus.
L’un et l’autre se mirent à quatre pattes, et firent ainsi le tour
du cercle, en ramassant plusieurs branches d’osier, qu’on y
avait disséminées. Après cela, ils se relevèrent, et parcourant
une seconde fois l’assemblée, la femme distribua ses ba-
guettes une à une à tous les hommes qui en voulurent, tan-
dis que le sacristain donnait pareillement les siennes à

– 141 –
toutes les femmes qui en désiraient. On permit aux hommes
de fouetter la femme coupable, et aux dames de fustiger le
sacristain criminel. Mais il y avait quelque humanité dans la
distribution de cette justice ; car les dames ne firent aucun
mal au sacristain ; les hommes touchèrent à peine la femme
adultère. Les deux pécheurs reprirent leurs vêtemens, et la
foule se dissipa.
— Et l’on s’imagine que de tels châtimens corrigent les
mœurs, dit le père Augustin ! je me rappelle une femme à
qui l’obligation de dépouiller ainsi toute honte et de se
mettre nue devant la multitude, fit faire ensuite plus de
fautes qu’elle n’en eût commis, si l’on ne se fût pas avisé de
la punir…
Nous passâmes la nuit chez les bénédictins de Saint-
Mihiel. On nous y traita fort bien, parce que ces moines
étaient riches, qu’ils savaient se soigner, qu’ils attiraient
dans leur couvent de bons héritages, et qu’ils confisquaient à
leur profit les biens de tous ceux qu’ils condamnaient.
Le lendemain, on amena les vingt-huit coupables, au
son des cloches, sur la place de la principale église. Il y avait
dix-huit sorcières, trois sorciers, un noueur d’aiguillettes, un
hérétique, un juif, deux loups-garoux et deux possédées. On
avait interrogé tous ces gens-là dans leurs cachots. On les
força de répéter devant les spectateurs tout ce qu’ils avaient
avoué : quelques-uns le firent docilement ; d’autres dans les
tortures : il y en eut qui souffrirent la question, sans confes-
ser aucune impiété ; on les jugea les plus coupables.
Les aveux de la plupart d’entr’eux indignèrent à l’excès
la multitude. Une des sorcières arrêtées s’accusait d’avoir
prostitué sa fille à Betzébut, dans l’espoir d’avoir un enfant
de cette union.

– 142 –
Une autre avait passé une nuit par semaine avec le
diable Astaroth, depuis l’âge de seize ans ; elle en avait alors
plus de quarante.
Une autre avait donné une maladie de dégoût et de lan-
gueur à un jeune homme, en lui mettant une grenouille en-
sorcelée dans sa soupe.
Une autre avait baisé au sabbat plusieurs paires de
fesses de démons ; elle avait dit la messe du diable, en con-
trefaisant d’une manière impie les prêtres qu’elle voyait à
l’église.
Une autre avait donné une entorse à son voisin, en ca-
chant une pierre charmée dans son soulier. Une autre avait
tué par art magique ses trois maris, en les caressant avec
perfidie. Toutes avaient fréquenté le sabbat ; toutes avaient
eu des foiblesses avec les démons.
Un des sorciers avait donné un philtre amoureux à une
fille, qui le suivait partout où il voulait et ne lui refusait rien.
Un autre avait blasphémé contre le saint-Sacrement.
Le noueur d’aiguillettes avait maléficié son seigneur de
telle force, qu’il lui avait ôté pendant trois mois le pouvoir de
prendre le droit de cuissage. Il avait fait d’aussi grands maux
à un abbé qui jouissait du droit du seigneur, et plusieurs per-
sonnes se plaignaient de ses maléfices.
Le juif était juif : il avait refusé de manger du porc, on
l’avait surpris dans l’oisiveté le samedi, il manquait parfois
aux offices de l’église.
L’hérétique avait osé dire que saint Bernard était plus
fanatique que vraiment pieux ; et que si Dieu recevait de pa-
reils saints, il y en avait bien d’autres. On l’accusait aussi de

– 143 –
ne pas croire à la conception immaculée, ni à l’égalité des
trois personnes divines.
Un des loups-garoux était idiot. Son curé lui avait sou-
vent dit que ceux qui commettaient le crime de fornication
étaient peu après transformés en loups, comme Nabuchodo-
nosor ; que tous les loups-garoux de la Lorraine ne deve-
naient tels et n’étaient damnés qu’à cause de leur luxure. Or,
le jeune idiot étant dans l’âge où la nature parle très-haut, fut
séduit par une vieille femme de saint-Mihiel, et fit le péché
avec elle. Après cela, il eut de mortelles frayeurs, et il vit un
jour le diable qui lui tendait le poing… Cette menace était
loin de le rassurer. Un soir, donc, qu’il n’avait rien mangé
depuis la veille, et qu’il mourait de faim, car il était fort
pauvre, il se vit tout-à-coup changé en loup-garou, et se mit
à courir les rues en poussant des hurlemens effroyables. Il
mordit à l’épaule un enfant qui se trouva sur sa route ; mais
l’enfant lui ayant échappé, il ne fit point d’autres dégâts ;
seulement, il entra dans la maison d’un bourgeois dont il
chassa les maîtres, en leur criant de se garer du loup-garou.
Il y prit un pain et un plat de viande, en fit son souper et s’en
retourna chez sa mère. C’était là sa plus fameuse course.
L’autre loup-garou était un mauvais garnement qui était
devenu loup-garou, parce qu’il l’avait voulu, et qu’il avait
demandé au diable la permission de changer de forme pour
effrayer les voisins, et leur dérober ce qui pouvait lui conve-
nir. En général, tous ces malheureux endiablés n’étaient que
des fripons qui s’étaient vendus au diable pour exercer plus
aisément leurs brigandages par la terreur qu’ils inspiraient ;
ou de pauvres gens que la misère, les vapeurs noires, les
peines, la mélancolie, avaient rendus hypocondres, ma-
niaques et à moitié fous.

– 144 –
Quand le peuple eut entendu pendant trois heures la
longue énumération de leurs crimes, mille voix demandèrent
leur mort. Tous les vieux moines des environs siégeaient à
cette cérémonie en qualité de juges. Avant de prononcer la
sentence, le principal d’entre eux s’avisa de demander à
quelques sorcières comment le diable était fait ? — Comme
vous, répondit la veuve de mon frère… En même temps,
comme le discours du père Augustin lui avait ouvert les
yeux, elle désigna tous les moines qu’elle crut reconnaître
pour les démons qu’elle avait vus au sabbat… La foule as-
semblée poussa aussitôt les clameurs de l’indignation ; on
cria au sacrilége, à l’athéïsme !… Les juges se hâtèrent de
prononcer la sentence de mort, et les vingt-six amis du
diable furent conduits au bûcher.
Ensuite, et sans désemparer, on procéda aux exorcismes
des deux possédées. L’une avait sept démons dans le corps,
l’autre n’en portait que trois. Elles firent de grandes contor-
sions et d’effroyables culbutes ; elles portèrent plusieurs fois
leurs mains, de leurs poches à leur bouche, en les tortillant
avec d’horribles convulsions ; elles vomirent des touffes de
poil, des charbons, des coquilles de noix, des épingles rou-
lées, des ficelles, des clous. On les interrogea en latin, que
personne n’entendait, pas même les juges. Elles firent toutes
les réponses qu’on leur demandait. Les démons, qui par-
laient par leur bouche, résolurent plusieurs difficultés de
théologie. On les inonda d’eau bénite ; on brûla de l’encens
autour d’elles ; et après bien des sueurs on fit sortir en fumée
tous les diables qui les possédaient. La plus chargée était en-
flée si prodigieusement, qu’elle paraissait grosse comme un
muid. Elle désenfla, sur son brancart même, aussitôt qu’elle
fut délivrée ; et l’autre, qui était boiteuse depuis six se-
maines, marcha droit devant elle…

– 145 –
On les conduisit alors à l’Église. — Et nous, dit le bon
père Augustin, en poussant un profond soupir, partons d’ici,
nous ne gagnerons rien à passer plus avant. Retournons
dans le pays qui vous a vu naître, nous trouverons peut-être,
dans quelque coin, un seigneur un peu homme, des moines
plus chrétiens, ou bien une caverne qui nous servira d’asile,
et dans laquelle je pourrai mourir en paix.

– 146 –
CHAPITRE XII.

La seigneurie de Frocourt. Jacques Caillet.


Amours de Marcel et de Marie. Chanson
patriotique.

J’étais dans ma trentième année ; le père Augustin en


avait bientôt quatre-vingts ; et malgré sa vieillesse, ses che-
veux blancs, ses longs malheurs, il n’était pas encore dans la
caducité ; il avait encore des forces. Il marchait presqu’aussi
bien que moi ; il supportait toutes les fatigues, et ne se plai-
gnait que des maux qu’il voyait si multipliés sur les vilains. Il
devait ce reste de vigueur à la sérénité de son âme. Sa socié-
té n’était point morose ; sa conversation était enjouée, lors-
qu’on pouvait le distraire des spectacles affligeans que la
France lui offrait de toutes parts.
— Malheur à l’homme instruit dans un siècle
d’ignorance, disait-il quelquefois ; malheur à l’homme sen-
sible dans un siècle de barbarie !… Mais pourtant, ajoutait-il,
les lumières que je possède et les sentimens de pitié que
j’éprouve me donnent des jouissances que l’ignorance ne
peut concevoir, que le méchant ne comprendra jamais. Je
sais à quoi Dieu me destine. Je vois après un instant de mi-
sère un bonheur infini ; et si je pleure sur les malheureux qui
couvrent la terre, j’essuie bientôt mes larmes, en songeant

– 147 –
qu’il vaut mieux être opprimé qu’oppresseur ; qu’il y a un
autre monde et des siècles éternels34.
Pour moi, j’étais moins calme ; tous les sentimens qui
déchiraient si souvent l’âme généreuse du père Augustin,
accablaient aussi la mienne ; mais j’avais plus de peine à
surmonter ma douleur ; et quoique le bon religieux me mon-
trât le ciel, en me répétant sans cesse que j’y retrouverais un
jour mes malheureux parens, je ne pouvais m’empêcher de
verser d’abondantes larmes sur leur mort si horrible, et de
maudire les seigneurs qui m’avaient encore ravi le bonheur
de les revoir. Dès-lors j’aurais songé à la vengeance, si j’en
avais pu concevoir les moyens.
Outre ces peines de l’âme, tous les désirs et tous les
feux de l’amour s’étaient rallumés dans mes sens et dans
mon cœur, plus ardens que jamais, du moment où j’avais re-
pris l’existence. Je ne cherchai point à tromper le père Au-
gustin sur les tourmens que j’endurais ; il ne me demandait
qu’un peu de patience. — Cherchons un pays supportable,
me dit-il, alors vous prendrez une épouse ; vous trouverez
peut-être dans son sein quelques momens de bonheur. Mais
ne perdez pas un espoir si doux par une précipitation mal-
heureuse.
Cependant nous étions loin de Saint-Mihiel, et nous
nous rapprochions doucement du pays où j’étais né. Nos ha-
bits de moines nous étaient d’un grand avantage, en ce qu’ils
nous protégeaient contre la servitude, contre le brigandage
des seigneurs, et qu’ils nous ouvraient les portes de tous les
monastères.

34
L’original porte : mundumque alterum, et sæculorum sempiter-
nitatem (un second monde et une éternité de siècles.)

– 148 –
Après un voyage de vingt-huit jours, par les hameaux,
les couvens et les bourgades, sans avoir rien remarqué que
les mêmes abus et les mêmes violences qui nous avaient
frappés dans les autres contrées, nous arrivâmes à Frocourt,
auprès de Beauvais. Les champs étaient bien cultivés ; les
cabanes et les vêtemens des serfs annonçaient un peu
d’aisance. Cela nous surprit, nous en demandâmes la cause.
— Nous n’avons pas toujours été aussi heureux, nous dit
un bon paysan ; car le seigneur sous qui je suis né était un
cruel, qui se réjouissait tous les soirs à tuer ou estropier un
vilain à coups de sabre. À force de satisfaire ainsi ses goûts,
il avait dépeuplé la seigneurie de plus de moitié, parce que
tous ceux qui le pouvaient abandonnaient leur gîte et se
sauvaient ailleurs, sans que personne vînt les remplacer. Il y
eut enfin un serf qui eut le courage de s’aller jeter aux ge-
noux de monseigneur l’évêque comte de Beauvais, et de lui
conter tous nos maux. L’évêque de ce temps-là, qui était
humain, envoya ici deux moines qui déclarèrent que le sei-
gneur de Frocourt était malade d’une méchante folie, ou plu-
tôt possédé d’un malin démon à qui il s’était vendu. Là-
dessus on emmena ce seigneur je ne sais où ; et nous n’en
avons pas entendu parler depuis, pour notre bonheur, car
personne ici ne l’a regretté.
Il nous avait tenus cinq ans sous sa domination ; il y en
a quinze et quelques mois que nous avons en sa place le plus
digne seigneur de la contrée. Celui-là n’est pas difficile à
servir, et nous serions heureux de l’avoir pour maître, s’il
était plus puissant ; mais il est vassal d’un seigneur qui est à
son tour vassal d’un autre seigneur, lequel est vassal de
monseigneur l’évêque de Beauvais ; et il s’en faut bien que
l’évêque d’à présent soit aussi bon que celui d’autrefois. Or,
dans tous ces échelons de puissance, vous concevez que

– 149 –
l’évêque de Beauvais, qui est le suzerain, peut faire faire à
son premier vassal des choses que celui-ci commande au se-
cond vassal de faire faire au troisième vassal qui est notre
seigneur. Avec tout cela, puisque nous mangeons du pain,
ne nous plaignons pas, de peur qu’il ne nous arrive mille fois
pis…
Le pays nous plaisait ; ce discours acheva de nous
charmer, et nous résolûmes de nous établir à Frocourt : car
le père Augustin, dont la tendresse pour moi ne se refroidis-
sait point, voulait mourir dans mes bras et ne plus retourner
dans les monastères. Nous nous présentâmes donc devant le
seigneur que nous voulions adopter pour maître. Il nous par-
la sans hauteur, nous donna une cabane et deux petits
champs, un pour le père Augustin, un pour moi ; nous
exempta de toute taille, de toute redevance pour la première
année ; et en me disant qu’il espérait que je cultiverais de
bon cœur le champ du père Augustin, il engagea le véné-
rable religieux à l’aller voir toutes les fois qu’il en aurait le
loisir.
Cet accueil acheva de nous attacher pour jamais à ce
seigneur ; nous allâmes voir le curé, qui nous promit aussi sa
protection, mais en nous avertissant de ne pas oublier ses
dîmes.
Après cela, nous prîmes possession de notre cabane, et
le lendemain même je me mis au travail de la terre.
Il y avait dans les environs un vilain, dont toute la sei-
gneurie prononçait le nom avec éloge. Il se nommait Jacques
Caillet. Comme je dois parler souvent de cet homme ex-
traordinaire, et que je fus lié avec lui par l’amitié et par le
sang, j’esquisserai ici son portrait. Il avait quarante ans. Sa
figure était distinguée et en quelque sorte imposante ; sa

– 150 –
taille, ordinaire ; son organe un peu rude. Quoique sans ins-
truction, il avait de l’éloquence, un grand fonds de jugement,
une manière de parler tout-à-fait entraînante, une probité
sévère, et un amour extrême pour la liberté.
Il était généreux dans l’indigence, c’est-à-dire que ses
peines, ses travaux, son petit bien, il n’épargnait aucune
chose pour ses compagnons de misère. C’était lui qui avait
obtenu de l’évêque de Beauvais un changement de seigneur
pour son village. Dans les guerres de l’Angleterre et de la
France il avait déployé un courage au-dessus du commun, et
il conservait dans sa cabane les peaux de trois loups furieux
dont il avait délivré son pays.
On le consultait encore dans les petites querelles de fa-
mille ; et on avait raison de s’en rapporter à sa prudence,
puisqu’il avait l’heureux talent de réconcilier. Plusieurs fois,
le nouveau seigneur avait voulu le faire juge de la seigneu-
rie ; il avait toujours refusé, parce qu’il ne voulait aucune su-
périorité sur ses frères, et qu’il ne se sentait pas, disait-il, en
état de rendre la justice.
Plus instruit, Jacques Caillet eût été un grand homme ;
mais il ne savait pas lire, et il devait tout à la nature. Dans
un gouvernement comme celui des anciens Romains, on lui
eût confié la conduite, non pas d’un village, mais d’une
grande province, et il en eût fait le bonheur. Dans toute ré-
publique il aurait pu mériter les premiers rangs et se couvrir
de gloire ; il ne fut que simple paysan ; et quoiqu’il ait fait de
grandes choses, comme on le verra dans la suite, son nom
sera sans doute oublié.
Tout ce qu’on nous disait de ce brave paysan nous ins-
pira le plus vif désir de le connaître. Il nous reçut avec fran-
chise ; et lorsqu’il vit en nous, non des moines superstitieux

– 151 –
et stupides, comme il s’y était attendu, mais des ennemis du
despotisme seigneurial, il nous serra la main. — Soyons
amis, nous dit-il. Depuis que j’ai tué trois loups, le seigneur
de Frocourt me permet la chasse une fois par semaine. J’ai
ici un bon lièvre, dont je veux vous régaler. Après souper
vous me raconterez vos aventures.
Cette offre fut bien reçue. Sa femme et sa fille servirent
le souper, et nous nous mîmes à table. Ce repas était moins
délicat et moins somptueux que ceux que j’avais faits dans
les monastères ; mais combien il fut charmant pour moi, par
les convives, et la gaieté qui l’assaisonnait ! la femme du
brave Caillet n’avait qu’un an moins que son mari ; mais elle
avait conservé sa fraicheur, je dirais presque sa jeunesse ; et
sans être des plus belles, elle avait la figure si agréable,
qu’elle m’eût séduit, si elle n’eût été mariée, et si elle n’eût
eu sa fille avec elle. Les traits de la fille et de la mère respi-
raient le bonheur et la paix. Mais la jeune Marie n’avait que
dix-huit ans ; et quoiqu’un peu sérieuse, son teint avait tant
d’éclat, ses yeux tant d’éloquence, sa bouche était si
agréable, que sa vue seule m’inspira le plus violent amour ;
et quand je l’eus entendue raisonner avec bon sens, et parler
avec la plus aimable sagesse sur tous les sujets de notre
conversation, j’avoue que je n’aurais pas donné cette pauvre
paysanne pour toutes les impératrices de la terre.
Jacques Caillet s’aperçut bien vîte de l’attention que je
donnais à sa fille et je crus remarquer qu’il ne s’en fâchait
point. Dès-lors, je commençai de chercher à lui plaire ; j’y
employai tous mes talens, et j’eus le bonheur de réussir.
À la fin du souper je fus chargé de raconter nos aven-
tures ; je m’en acquittai de mon mieux, et je fus plusieurs

– 152 –
fois sur le point de pleurer d’aise, en surprenant des larmes
d’intérêt dans les beaux yeux de ma chère Marie.
Quand j’eus fini, toute cette bonne famille nous embras-
sa avec affection. — Je compte bien, nous dit Caillet, que
vous n’éprouverez plus de pareilles misères… Patience…
Laissons vivre notre seigneur actuel, il le mérite. Mais les
excès auront un terme… En attendant, puisque je n’ai rien à
vous conter, ma fille va vous chanter notre chanson de fa-
mille. C’est moi qui l’ai faite, et elle n’en est pas meilleure ;
mais elle dit quelque chose… C’est une grande preuve de
confiance que je vous donne, en vous dévoilant ainsi tous
mes sentimens… Car enfin, tout innocente qu’elle est, ma
chanson me ferait pendre… Mais comme moi, vous abhor-
rez la tyrannie, et vous soupirez après le jour, qui viendra, je
vous l’assure… où les Français reprendront quelque liberté.
Malheur aux seigneurs ! guerre à la tyrannie ! et mort aux ty-
rans ! nous sommes tous égaux devant Dieu. Soyons unis et
ne soyons point faibles : les ambitieux n’oseront plus boule-
verser l’ordre établi par Dieu même !…
Après que nous eûmes applaudi, de tout notre pouvoir,
à ces nobles sentimens, l’aimable Marie chanta ce qui suit :

CHANSON
De JACQUES CAILLET35
ou
HYMNE À LA PATRIE.

35
Cette Chanson paraîtra sans doute bien étonnante pour le
siècle où elle a été faite ; mais l’héroïsme est de tous les temps.
(Voy. l’original, dans les notes de la fin.)

– 153 –
Ô liberté ! mère des premiers Francs,
Viens et confonds nos superbes tyrans.

Ô ma patrie, ô malheureuse France,


Ce nom si beau, que prirent tes enfans,
Ce nom de Francs n’est plus qu’en souvenance !
Partout des serfs ! et cent mille tyrans !…
Ô mon pays, tu n’es donc plus la France ?…

Ô liberté ! mère de nos aïeux,


Viens consoler les Français malheureux.

L’Éternel dit à notre premier père :


« Je te fais roi des êtres d’ici bas.
» Règne et jouis ; les hôtes de la terre
» T’obéiront. » Mais Dieu ne lui dit pas :
« L’homme sera le tyran de son frère. »

Ô liberté ! Mère des premiers Francs,


Viens et confonds nos superbes tyrans.

Lorsque Satan de son orgueil coupable


Eut infecté les premiers des humains,
Le travail fut la part du misérable,
Et le plus fort, enchaînant ses voisins,
Fit de son frère un homme corvéable.

Ô liberté ! mère de nos aïeux,


Viens consoler les Français malheureux.

La liberté, si long-temps étouffée,


Sut à la fin ranimer de grands cœurs.
On vit des serfs la foule méprisée
Exterminer ses lâches oppresseurs
Et respirer sur sa chaîne brisée.

– 154 –
Ô liberté ! mère des premiers Francs,
Viens et confonds nos superbes tyrans.

Ô ma patrie ! ô malheureuse France,


Ce nom si beau, que prirent tes enfans,
Ce nom de Francs n’est plus qu’en souvenance
Partout des serfs ! et cent mille tyrans !…
Ô mon pays, tu n’es donc plus la France ?…

Ô liberté, mère de nos aïeux,


Viens consoler les Français malheureux…

Après ce couplet, la belle chanteuse se tut, et Jacques


Caillet, se levant et se découvrant la tête, chanta les vers
suivans, sur le même air :

Ô France ! ô France ! ô ma triste patrie !


Le jour approche où des bras généreux
Releveront ta liberté flétrie ;
Tu songeras à tes nobles aïeux :
Tu reprendras la gloire évanouie.

Ô liberté ! mère des premiers Francs,


Viens et confonds nos superbes tyrans.

Chacun répéta ces vers avec enthousiasme ; et moi, tout


fier de montrer à Marie et à ses pareils ce que je pouvais
faire, je me hasardai à chanter ce couplet, que je préparai à
la hâte, pendant que le brave Caillet chantait le sien :

Brise tes fers, ô triste et noble France !


La liberté sur ton sol malheureux
Ramènera la gloire et l’abondance.
Ô liberté ! mère de nos aïeux,

– 155 –
Trois fois salut ! viens consoler la France.

Ô liberté ! mère de nos aïeux,


Viens consoler les Français malheureux !

Pendant que le père Augustin, Marie et sa mère répé-


taient la fin de mon couplet, Jacques Caillet se précipita sur
moi, me serra dans ses bras : — Ô mon ami, me dit-il, tu se-
ras mon gendre !…
Ces paroles me surprirent si brusquement, et me causè-
rent une telle émotion, que je pouvais à peine trouver
quelques termes à balbutier pour exprimer ma vive recon-
naissance, quand la mère de ma chère Marie, qui s’occupait
plus d’embrasser sa fille que d’admirer les transports de son
époux, me tira par le bras : — Convenez, me dit-elle, que
Marie chante comme un ange, et que Sainte-Cécile n’aurait
pas fait mieux.
— Oh ! sûrement, m’écriai-je… — Mais il ne s’agit pas
de cela, interrompit Jacques Caillet. Je vous parle de la li-
berté de notre belle patrie : l’aiderez-vous dans les efforts
qu’elle va faire pour secouer son joug ? — De tout mon pou-
voir, lui dis-je… — Eh bien ! dans dix ans, je compte sur
vous. — Quoi !… dans dix ans ?… — Oui. Les excès sont
grands ! le despotisme des seigneurs est bientôt à son der-
nier période. Jamais les serfs n’ont été plus malheureux. La
misère est extrême ; mais la mesure n’est pas encore com-
blée. Dans dix ans on ne cherchera plus à être seigneur !…
En attendant, je veux me donner un appui dans un gendre.
Ma fille, je veux te marier. Mes enfans, consultez vos cœurs.
En disant ces mots, Jacques Caillet emmena sa femme
et le père Augustin. Il me laissa seul avec la charmante Ma-

– 156 –
rie. J’exprimerais difficilement le trouble que j’éprouvai en
me voyant en tête à tête avec mon aimable amie. J’osai en-
fin lui avouer tout l’amour qu’elle m’inspirait. Je surmontai
sa modestie ; elle m’apprit que je ne lui déplaisais point ; que
j’avais touché son cœur. Cette assurance me combla de joie,
et j’extravaguais de bonheur et d’amour, quand mon futur
beau-père reparut.
— Eh bien ! nous dit-il, serai-je votre père à tous
deux ?… — Je me jetai à ses genoux, pour lui parler encore
de reconnaissance… — Embrasse ta femme, me dit-il ; dans
huit jours vous serez mariés. Vive S.-Jacques ! vous êtes
bien heureux de vivre sous un seigneur qui ne vous prendra
pas le droit de cuissage !…
Pendant ces paroles, j’avais donné à ma belle amante, et
j’avais reçu d’elle le premier baiser d’amour. La mère de Ma-
rie et le père Augustin rentrèrent. J’embrassai celle qui allait
devenir ma mère ; le bon père Augustin nous bénit, en lais-
sant tomber quelques larmes de joie, et il fallut nous séparer.
Dès le lendemain nous commençâmes les préparatifs
d’un mariage qui me promettait le bonheur. J’étais sans
cesse auprès de ma chère Marie ; et nous étions à la veille
d’être époux, lorsque le plus triste incident vint troubler ces
momens d’espérance et d’amour.

– 157 –
CHAPITRE XIII.

Changement de seigneur. Mariage de Marcel


et de Marie. Encore le droit de cuissage.36

Il y avait un mois que le seigneur de Frocourt avait reçu


la visite d’un petit seigneur voisin, vassal comme lui d’un
même suzerain, mais tenant un fief bien moins considérable
que celui de Frocourt. Cet autre seigneur admira beaucoup
la seigneurie où nous vivions, la propreté des chaumières,
l’air satisfait des paysans, et le bon ordre qui se faisait re-
marquer partout. Comme il n’avait qu’un petit fief, et qu’il en
voulait tirer de bonnes sommes, son village était loin d’avoir
la même apparence.
Cette comparaison alluma une basse envie dans son
cœur. — Je suis moins riche et plus mal partagé que vous,
dit-il au seigneur de Frocourt ; mais vous êtes plus pauvre
que je ne le serais à votre place. Vous laissez trop d’aisance
à vos serfs, quand vous pourriez très-bien profiter de leur
superflu. Une seigneurie si bien tenue, j’approuverais cela si

36
La fin de ce chapitre paraîtra un peu romanesque. Je l’ai tra-
duite aussi exactement que le reste ; je la donne dans tout le dé-
sordre de l’original, pour qu’on ne me soupçonne pas de l’avoir or-
née ; et j’avoue que pour moi, quoique j’aie lu dans quelques romans
des aventures comme celle-là, je la vois très-possible, très-
vraisemblable, parce qu’elle est naturelle. Je m’étonne seulement
qu’après avoir commis le crime de félonie envers son seigneur, Mar-
cel n’en soit pas plus long-temps effrayé ; il fallait qu’il comptât bien
sur la discrétion de sa dame.

– 158 –
elle était à vous. Mais vous faites de la bouillie pour les
chats37 ; car enfin rien ici ne vous appartient.
— Vous vous trompez, répondit le seigneur de Frocourt.
Cette seigneurie appartient depuis long-temps à ma famille.
Mon père en fut dépossédé par une perfidie. Depuis qu’on
me l’a rendue, j’ai mis tous mes soins à me faire aimer de
mes serfs, et ils me défendront, si on cherche à m’en dé-
pouiller aussi. Quand j’ai prêté hommage à mon suzerain, et
que je paie mes redevances, on ne peut rien me demander
de plus.
Ce discours fut cause de sa perte et de nos nouveaux
malheurs. Le seigneur voisin, qui se nommait Jérôme de
Vesses38, dénonça au suzerain les propos du seigneur de
Frocourt, et l’accusa d’avoir désavoué son seigneur domi-
nant, et déclaré qu’il ne relevait de personne. D’autres vas-
saux qui n’approuvaient point la conduite du seigneur de
Frocourt, et qui étaient ses ennemis secrets, déposèrent
contre lui dans le même sens, et, suivant les coutumes, le
suzerain confisqua de nouveau la seigneurie.
Un soir, donc, que le seigneur de Frocourt ne s’attendait
à rien de semblable, trente estafiers du suzerain arrivèrent ;
et, lui notifiant la confiscation de son fief, ils lui lièrent les
mains derrière le dos, le placèrent sur un cheval, et
l’emmenèrent à Beauvais, sans lui donner le temps
d’embrasser sa femme, sans même lui permettre de
s’habiller pour la route qu’il devait faire.

37
Pultem felibus decoquis…
38
Hieronymus à Vessiis. Je ne sais pas s’il faut traduire Jérôme
de Vesses ou Jérôme des Vesses, ou Jérôme des Vessies.

– 159 –
Nous apprîmes, au bout de quelques instans, qu’on nous
enlevait notre seigneur. La plupart des paysans coururent à
la poursuite de ses ravisseurs ; mais il fut impossible de les
atteindre. Dès-lors la désolation dans le village fut univer-
selle. Nous nous rendîmes tous à la seigneurie pour supplier
la dame de Frocourt de ne point nous quitter, pour lui jurer
que nous voulions tous la défendre. Elle nous engagea de
changer de résolution, d’attendre le jugement de son mari, et
de nous soumettre, dans tous les cas, au seigneur qu’on al-
lait probablement nous envoyer. Elle partit le lendemain ma-
tin pour rejoindre son époux, et nous laissa en proie à la
douleur et aux plus tristes inquiétudes.
Je n’avais plus que deux jours à attendre pour être
l’époux de l’aimable Marie ; mais les coutumes ne permet-
tant point aux vilains de se marier, ni de faire aucun contrat
lorsque la seigneurie est vacante, il nous fallut attendre
l’arrivée du nouveau seigneur ; et dès-lors l’espoir de ne
point subir le droit de cuissage nous fut presque ravi,
puisqu’il était extrêmement rare de trouver un noble, tant
vieux fût-il, qui négligeât ce privilége.
Je n’étais pourtant pas résolu de m’y soumettre. Marie
se désolait ; Jacques Caillet conservait seul sa fermeté. —
Les seigneurs sont bien luxurieux, me dit-il ; mais ils sont
encore plus avares. Espérons que celui qu’on va nous don-
ner voudra bien te vendre son droit ; et il vaut encore mieux
se gêner et s’appauvrir, que se laisser déshonorer. Car
quoique nos curés et nos moines nous prêchent le droit du
seigneur comme une chose légitime, nous savons bien
qu’elle est avilissante, puisque ceux qui veulent nous y assu-
jétir ne consentiraient pas de bon cœur à s’y voir soumis.

– 160 –
Le nouveau seigneur arriva quatre jours après le départ
de l’autre. C’était Jérôme de Vesses… Le suzerain n’avait
rien trouvé de plus simple que de mettre le dénonciateur à la
place du dénoncé, pour récompenser sa noble conduite.
Jérôme de Vesses, maintenant seigneur de Frocourt,
avait cinquante-cinq ans ; et les excès de sa jeunesse
l’avaient rendu incapable de rien faire en amour39. Il avait
épousé Hodéaldis de Maignelais, qui, plus jeune que lui de
vingt-deux ans, pouvait suffire à ses transports amoureux.
Néanmoins, il ne voulait aucunement renoncer au droit de
passer les trois premières nuits avec les jeunes épouses de
ses vilains. Nous sentions tous qu’à la place d’un maître qui
nous était cher, nous en avions un qui serait bientôt abhor-
ré ; mais il fallut nous soumettre, cacher nos regrets et nos
craintes, et jurer d’être fidèles.
Lorsqu’il apprit que je m’allais marier, Jérôme de Vesses
me fit dire de lui conduire ma femme ; et dès qu’il la vit : —
Marie-toi, me dit-il, je te le permets ce soir même, car ta fu-
ture me plaît, et je compte sur trois bonnes nuits. —
Monseigneur, répondis-je, vous savez que les coutumes, en
accordant au seigneur le droit de cuissage sur les jeunes
serves, permettent aussi aux vilains de racheter leurs nuits ;
c’est ce que je voulais vous demander…
Jérôme de Vesses, dans son autre petite seigneurie,
avait tellement tenu ses paysans dans la misère, qu’ils
n’avaient jamais eu l’idée de pouvoir payer l’exemption du

39
Nos pères bravaient un peu les mots, surtout dans le latin,
comme on peut le voir dans les plus saints ouvrages du moyen âge.
L’original porte ici : luxuriosus in juvenilibus annis, adeò genitalibus
debilis effectus erat, ut cum fœmina copulare nulla modo posset.

– 161 –
droit du seigneur. Il fut donc étonné de ma demande. — Il
paraît que vous êtes riches ici, me dit-il, et qu’on vous a lais-
sé amasser du bien. Tant mieux ! j’en profiterai… Pour toi, je
te céderai mes droits, si tu peux me payer deux livres
d’argent au poids, dix boisseaux de blé, double taille et
doubles redevances, dans la première année de ton mariage,
et si tu consens à faire pendant les trois premières nuits tout
ce que je te dirai.
Ces conditions étaient bien onéreuses ; mais Jacques
Caillet m’avait recommandé de les accepter, quelle qu’en fût
la rigueur. Je répliquai que je me soumettais. Le curé nous
maria ; et immédiatement après, il fallut payer les dix bois-
seaux et la somme exigée.
— Maintenant, me dit le seigneur, je veux, pour cette
première nuit, que tu te mettes nu, que tu sautes trois cents
fois par-dessus ce bois de cerf ; que tu avales trois pintes
d’eau, et que tu attendes le matin, couché devant la porte de
ta femme, sans lui dire un mot…
Je trouvai moins de honte et moins de peines à faire
toutes ces choses qu’à voir ma bonne Marie dans les bras
d’un vieux brigand. Je sautai trois cents fois, je bus les trois
pintes d’eau ; et, je tombai, à moitié mort de fatigue, devant
la porte de ma femme, à qui on n’avait pas recommandé le
silence, et qui s’efforçait de me donner des consolations par
le trou du verrou et de ranimer mon courage. J’avais repris
quelque force quand le jour parut. Deux hommes d’armes,
qui m’avaient surveillé jusqu’alors, me conduisirent à la sei-
gneurie, où j’attendis le lever du seigneur de Vesses.
J’ai appris quelque chose de Jacques Caillet, ton beau-
père, me dit-il, en me voyant, c’est un drôle d’homme. En sa
considération, je veux bien alléger tes redevances : tu passe-

– 162 –
ras cette journée à monter la garde dans la cour de mon châ-
teau, pendant que j’irai à la chasse. — Voilà qui va bien, me
dis-je ! je serai bientôt, sans doute, dans les bras de ma bien-
aimée, et j’aurai ses prémices !…
Madame Hodéaldis, qui m’avait vu sauter la veille, car
de pareilles choses sont toujours un spectacle, et qui
s’intéressait à moi, parce qu’en sautant je lui conservais la
santé de son mari, madame Hodéaldis me consola encore en
me restaurant d’un bon dîner. Le père Augustin vint aussi
me donner du cœur ; il m’annonça que Marie prenait part à
mes peines, et que Jacques Caillet n’osait pas se montrer,
pour ne pas se mettre en colère ; mais que je pouvais comp-
ter de ne point passer par le droit de cuissage.
Jérôme de Vesses étant revenu de sa chasse : — Pour
cette seconde nuit, me dit-il, je t’ordonne seulement de
prendre ta femme sur tes épaules, de la porter ainsi, d’un
bout à l’autre du village, de la remettre à sa porte, et de te
coucher dans sa chambre, mais sans approcher son lit…
Ces conditions me parurent si douces, que j’en donnai
des bénédictions à Monseigneur. Je me chargeai de ma
femme avec un plaisir inexprimable : je remplis ma course
avec délices, quoiqu’avec fatigues ; et lorsque Marie fut au
lit, deux hommes d’armes de la seigneurie m’introduisirent
dans sa petite chambre, où elle avait reçu l’ordre de tenir
une lampe allumée et d’étendre une botte de paille. On me
fit signe de m’y coucher, mais sans dire un mot, pour ne pas
perdre le mérite de ma nuit. Je sentis bientôt que les condi-
tions qu’on m’avait imposées étaient aussi cruelles que
d’abord je les avais trouvées douces. Je n’étais séparé que
d’une toise du lit de ma bonne amie ; elle était à moi, j’en
étais aimé ; j’avais sur elle les droits de l’amour et du ma-

– 163 –
riage, et je ne pouvais la presser dans mes bras, lui dire une
seule parole !… Deux satellites d’un tyran veillaient à mes
côtés… Toute mon indignation se réveilla contre le despo-
tisme de ces monstres qui se disent nos seigneurs. Qui leur
avait donné des droits sur l’amour même ?… Quel bonheur
trouvaient-ils à mes tourmens ?… Le bonheur du tigre, qui
fait souffrir sa proie pour la voir souffrir…
Au milieu de ces réflexions, je jetais sans cesse les yeux
sur Marie, comme sur un trésor qu’on voulait me ravir
puisqu’on m’empêchait de le toucher. Souvent aussi elle le-
vait la tête, et me disait par ses regards que je ne souffrais
pas seul. Je vis quelques larmes s’échapper de ses beaux
yeux… Alors je ne fus plus maître de moi-même, je
m’élançai vers elle, je pris sur sa bouche le baiser le plus
tendre. — Ô ma bonne amie ! m’écriai-je, on ne nous sépare-
ra pas plus long-temps !…
Mais, ô désespoir ! ô misère du faible ! au moment où
j’oubliais mon tyran et ma servitude, nos deux gardiens
m’avaient saisi, mes mains étaient garrottées ; on me traîna
dans la prison du château, où je passai le reste de la nuit…
— À la bonne heure, me dit le lendemain Jérôme de
Vesses. Je me livrais à de mortels regrets de t’avoir vendu
les prémices de ta femme. Tu n’as pas su les mériter. Marie
est belle et me plaît. Tout ce que tu as fait est nul. Je garde
ce que tu as payé, pour les deux nuits passées. Ce soir, je
prends mon droit de cuissage. Demain, tu auras ce que je te
laisserai40. Jusques-là, reste ici…

40
L’original est encore moins délicat : cras reliquiis meis apud
Mariam frui poteris… usque ad hoc huc adhuc manebis.

– 164 –
Ces affreuses paroles me firent tomber dans une espèce
de frénésie. Les blasphêmes et les plus horribles malédic-
tions sortirent de ma bouche contre Jérôme de Vesses ; et
c’était fait de moi, si j’eusse été entendu. Mais le despote
s’était éloigné, en tirant sur lui le verrou de ma prison, et je
pouvais me désoler sans contrainte.
Je ne fus distrait de ma douleur que par l’apparition su-
bite de mon beau-père. Il avait obtenu la permission de
m’apporter lui-même mon diner. — Prends courage, me dit-
il, et souviens-toi de ce que je t’ai promis. Je connais, à une
lieue de ce village, un magicien, ou si tu veux, un charlatan,
qui a d’assez grands talens pour nous tirer de peine. Je vais
le trouver ; et si ce moyen ne réussit pas, nous en aurons
d’autres. — Quels moyens, lui dis-je, effrayé du ton dont il
prononçait ces paroles ? — Ma hache, répondit-il !… N’a-t-
on pas le droit naturel de tuer un voleur ?… Nous fuirons en-
suite s’il le faut. — Ah ! rappelez-vous, lui dis-je, tous les
maux que nous a faits la mort d’un seigneur ; il était cepen-
dant tué en bonne guerre… — J’ai songé à tout, reprit-il, et
je vais d’abord employer les ressources les moins péril-
leuses. Mais patience ! le jour de la vengeance n’est pas si
loin !…
Caillet me quitta alors, en m’exhortant à diner sans in-
quiétude ; et ce qu’il m’avait dit les avait redoublées.
Pendant que je tremblais, non plus seulement pour les
prémices de ma femme, mais pour elle et pour sa famille,
Caillet alla trouver le magicien ; avec un peu d’argent il
l’amena bien vîte à Frocourt. Cet habile homme trouva le
moyen de s’introduire avec mon beau-père dans le château,
et de se présenter devant la dame, en l’absence du mari.

– 165 –
— « Madame, lui dit-il, je suis troubadour, et de plus
magicien ; et ce qui sûrement me gagnera votre confiance,
c’est que les esprits de ténèbres ne sont pour rien dans mes
enchantemens. À force de recherches et de travaux scienti-
fiques, j’ai su trouver l’art de conjurer les génies qui habitent
les plaines du ciel, qui président aux planètes et aux constel-
lations ; ils me développent les secrets de l’obscur avenir, et
me font connaître les choses les plus cachées. Je vous prie
donc de ne pas me confondre avec ces sorciers exécrables
que les juges ecclésiastiques poursuivent avec tant de soin ;
ceux-là travaillent sous les yeux du diable et de ses anges ;
leur pouvoir ne consiste qu’à bouleverser les élémens, à ma-
léficier les hommes, à tuer les animaux par les charmes de
l’enfer, à ensorceler les champs et les vignes, et à causer
mille autres maux. Moi, au contraire, sous l’influence de ces
génies que Dieu a constitués les gardiens, les protecteurs, les
amis de l’homme, je rétablis la paix et l’abondance par
d’heureux prodiges, je me signale par les seuls bienfaits.
» Dans ma dernière opération magique, j’ai appris, Ma-
dame, que vos vertus vous avaient mérité du destin la sei-
gneurie de Frocourt, seigneurie que votre époux n’eût point
obtenue, si vous n’eussiez été sa femme. J’ai appris encore
que votre vie serait longue ; que vous seriez heureuse ; mais
que, depuis quelques années, vous aviez des chagrins et de
grands soucis. Le droit de cuissage, auquel les seigneurs
consument leur temps et leurs forces, est une injustice, une
fraude qu’ils font à leurs femmes. Vous êtes jeune et belle,
Madame ; les soins tout entiers d’un jeune époux seraient à
peine la digne récompense de votre tendresse ; et votre
vieux mari porte ailleurs un bien que le mariage vous a don-
né. Ce soir, encore, il doit passer la nuit avec une jeune pay-
sanne. Je le savais ; je suis allé chez cet homme, qui m’a
confirmé dans mes divinations et m’a conduit ici. Je viens,
– 166 –
Madame, au nom du génie que le destin vous a donné pour
patron, vous apporter des conseils et un remède salutaire.
» Ce soir, au commencement de la nuit, avant l’heure où
votre mari entrera dans la chambre de la jeune épouse, ayez
soin de vous y rendre vous-même sans être vue. Le père de
Marie vous aidera dans ce mystère, et vous y recevrez les
caresses conjugales, avec d’autant plus de plaisir qu’on croi-
ra les donner à une autre. Mais auparavant, voici une bou-
teille de liqueur excitante, composée sous l’influence de
votre planète ; vous en ferez boire une cuillerée à votre
époux, deux heures avant la nuit, tant pour cette fois, que
pour tous les jours où il vous plaira de prendre ainsi la place
des jeunes paysannes. Vous pourrez même en faire usage les
nuits ordinaires ; mais n’oubliez pas, tandis que le seigneur
de Frocourt boira cette eau dans du vin ou dans toute autre
liqueur, de réciter tout bas ces vers :

Que l’époux soit sensible aux feux de son épouse,


Et s’il veut se ravir à mon ardeur jalouse,
Qu’il m’offre encor l’encens qu’il croit porter ailleurs ;
Torcuna, Vilmerga, Lornima sont mes sœurs.

» Si vous vous trouvez bien, Madame, des remèdes que


je vous présente, et des conseils que je vous transmets, je
vous offre mes services pour l’avenir. »
Madame Hodéaldis, qui avait écouté le magicien sans
l’interrompre, et qui s’était contentée de rougir un peu pen-
dant son discours, le pria de répéter les vers qu’il venait de
dire, jusqu’à ce qu’elle les sût entièrement. Alors elle lui
donna une pièce d’or pour les peines de son voyage, et le
pria de venir la revoir une fois par mois. Elle plaça ensuite sa

– 167 –
bouteille dans un lieu secret, et se disposa à suivre les con-
seils du magicien.
Pendant que Jacques Caillet et celui dont il avait implo-
ré le secours se retiraient, le bon père Augustin se donnait
pour moi toutes les peines que son âge lui permettait de
prendre encore. Il était allé trouver le curé de Frocourt ; et le
voyant peu disposé à s’opposer aux intentions du seigneur,
— Considérez, lui avait-il dit, que vous souffrez dans votre
paroisse l’adultère perpétuel. Dieu et ses Saints n’ont jamais
approuvé ces droits abominables que les seigneurs
s’arrogent sur toutes les jeunes femmes.
— Cela se peut, répondit le curé ; mais je ne veux pas
déplaire à mon seigneur, qui me confisquerait le quart de
mes dîmes, s’il ne faisait pas pis.
— Eh ! sans lui déplaire, ajouta le père Augustin, ne
pouvez-vous pas toucher son cœur par de saints conseils ?
Votre intérêt même vous y engage ; car tous les serfs, à qui
vous saurez conserver ainsi leurs femmes intactes, vous bé-
niront et ne négligeront rien pour vous en témoigner leur re-
connaissance… Il accompagna ces paroles d’un petit présent
de quelques pièces d’argent qui lui restaient encore, et qu’il
offrit en mon nom.
Le curé, persuadé par cette autre éloquence, prit sur-le-
champ mes intérêts, s’enflamma d’un saint zèle, et alla trou-
ver le seigneur de Frocourt, qu’il rencontra venant à la mai-
son de mon beau-père, parce que la nuit était proche.
De son côté, la dame de Frocourt s’était rendue, par un
autre chemin, dans la chambre de Marie. Celle-ci, qu’on
avait informée de tout ce qui se préparait, baisa la main de
sa dame, en lui faisant mille actions de grâces de sa géné-

– 168 –
reuse démarche ; et pendant que madame Hodéaldis se cou-
chait dans le lit de Marie, mon beau-père enferma sa femme
et sa fille dans la chambre voisine, et s’en alla attendre la fin
de toutes ces choses, chez un oncle qu’il avait à l’autre bout
du village.
Peu de temps après, le seigneur et le curé de Frocourt
arrivèrent, avec le père Augustin, à la porte de Marie ; ils ne
savaient aucunement ce qui se préparait ; et le bon père Au-
gustin se serait épargné bien des peines, si on l’en eût ins-
truit. Le curé n’avait point perdu le temps à ennuyer son sei-
gneur de froids conseils ; il avait mieux aimé parler à son
imagination. — Monseigneur, lui disait-il, j’ai eu cette nuit
une vision qui vous concerne ; votre bonheur, votre vie,
votre fortune, s’y rattachent. Saint Gengulus et sainte Vic-
toire m’ont apparu. Après m’avoir donné leur bénédiction,
ils m’ont parlé de vous ; ils m’ont appris qu’ils étaient vos
protecteurs, parce que vous les aviez souvent honorés ; mais
que votre conduite les indignait, quoiqu’ils prissent souvent
votre défense. Apprenez, Monseigneur, que plusieurs gen-
tilshommes comme vous ont été emportés par le diable,
sans que depuis on ait entendu parler d’eux, parce qu’ils vi-
vaient dans une luxure trop débordée. Vous avez si souvent
pris le droit de cuissage, au détriment de la foi que vous de-
vez à votre épouse, que vingt fois déjà le diable s’est tenu
prêt à vous enlever, comme autrefois le comte de Macon41 et
tant d’autres. Heureusement vous avez de bons patrons qui

41
Pierre le Vénérable dit qu’un certain comte de Macon op-
primant les ecclésiastiques, pillant les monastères, chassant les cha-
noines de leurs chapitres, et les moines de leurs couvens, fut à la fin
emporté par le diable, vers le douzième siècle, à la vue de sa no-
blesse et de ses sujets. (Le Diable peint par lui-même, chap. XIII. De
ceux qui ont eu le cou tordu par le diable, etc.)

– 169 –
s’y sont opposés. Mais ce soir on sait que vous allez prendre
les prémices d’une jeune femme qui n’est point à vous, après
avoir promis de n’en rien faire ; et voici ce que je suis chargé
de vous dire : « Si vous passez l’heure que vous vous êtes
proposée avec la fille de Caillet, demain vous ne serez plus
du monde. Si vous avez assez de courage pour résister à la
tentation de Satan, qui vous pousse à votre perte, vous joui-
rez dorénavant d’une santé florissante, d’une heureuse vieil-
lesse ; vous trouverez mille plaisirs dans les bras de votre
épouse, qui est entre nous plus belle que toutes les filles de
vos serfs ; et vous aurez un enfant, que vous désirez depuis
tant d’années, avec une fortune toujours prospère… »
Le Seigneur Jérôme de Vesses avait donné une grande
attention à ce discours, et il réfléchissait profondément aux
maux dont on le menaçait d’un côté, aux biens qu’on lui
promettait de l’autre ; car il ne doutait pas le moins du
monde de tout ce que lui disait le curé.
Enfin, il prit une résolution généreuse ; il m’envoya
chercher dans ma prison : — Je te pardonne, me dit-il, et je
le cède gratuitement les prémices de ta femme ; elle t’attend
dans sa chambre : va… Je me confondis en remercîmens,
tant envers le seigneur qu’envers le curé et le père Augustin,
que je jugeais bien pour quelque chose dans tout cela ; et
j’entrai dans la chambre de Marie, pendant que le seigneur
s’en retournait, en se faisant répéter la vision du curé et les
espérances qu’il lui donnait.
Je m’approchai du lit de ma femme en lui adressant
d’une voix basse, et tremblant toujours de la perdre, les pa-
roles les plus tendres et les protestations les plus amou-
reuses. La chambre n’était point éclairée, parce que, selon
l’usage observé pour la réception du seigneur, on avait éteint

– 170 –
la lampe. Comme on ne me répondait que par quelques sou-
pirs, je donnai un baiser qu’on me rendit avec une sorte de
transport. Je fus bientôt au lit. Je ne peindrai point le bon-
heur dont je m’enivrai à longs traits. Je remarquais bien qu’il
était partagé, et je ne m’étonnais que d’une chose, c’est
qu’on ne me parlait point. — Mais c’est peut-être l’usage, me
disais-je ; une jeune fille, dans une première occasion
comme celle-ci, doit être naturellement interdite…
Au bout d’une heure d’ivresse, j’entendis frapper à la
porte. J’allai ouvrir en tremblant. — Ah ! malheureux, me dit
tout bas Jacques Caillet, tu es couché avec la femme de ton
seigneur. Le père Augustin vient de m’apprendre des choses
qui m’ont fait deviner toutes ces méprises… J’ai bien mal
pensé de ne pas le mettre dans notre secret !…
Ces paroles m’inondèrent d’une sueur froide. J’étais
coupable de félonie au premier chef. J’entrai avec mon
beau-père dans la chambre où Marie et sa mère étaient cou-
chées dans le même lit. Elles demandèrent ce que nous
avions qui nous agitait. Caillet ne jugea pas à propos de les
en instruire. Il prit la lampe, et nous rentrâmes dans la
chambre où je venais de passer de si doux instans. Il n’y
avait plus personne. Madame Hodéaldis avait profité du
moment pour aller rejoindre son noble époux…
Caillet me développa comment s’était préparé tout ce
mystère. — Mais surtout, ajouta-t-il, n’en disons rien à ta
femme, ni à la mienne, ni au père Augustin. De pareilles
choses sont bonnes à taire. J’en suis bien aise moi, parce
que tu as rendu au seigneur ce qu’il donne à tant d’autres.
Sois tranquille aussi là-dessus, il n’y a que toi, madame
Hodéaldis et moi, qui sachions l’affaire ; le secret sera bien
gardé…

– 171 –
Après ces mots, il annonça à sa femme et à sa fille que
tout s’était bien passé ; que nous n’avions plus à redouter de
droits de cuissage, et que j’étais libre. Il ordonna à sa fille de
se lever ; elle passa avec moi dans sa chambre ; et après
nous être raconté nos craintes et nos inquiétudes, nous de-
vînmes tout-à-fait époux…
De ce moment, au sein de la plus tendre, de la plus ai-
mable des femmes, auprès du brave Caillet, dont les qualités
étaient telles que je n’avais jamais espéré de trouver un aus-
si grand caractère, auprès d’une belle-mère pleine de bonté
et des plus douces vertus, auprès du père Augustin, dont la
santé était toujours bonne, et dont la belle âme nous ensei-
gnait à tous la vertu, je fus heureux, si on peut l’être loin de
la liberté.

– 172 –
TROISIÈME PARTIE.

– 173 –
CHAPITRE XIV.

Les missionnaires. Le blasphémateur.


L’épreuve de l’eau. Jugement du père
Augustin. Excommunication du seigneur de
Frocourt. Suites de cet anathème.

— Pour nous qui ne sommes point nobles, me disait le


père Augustin, la vie n’est qu’un long tissu de maux. Si nous
pouvons entrevoir quelquefois le bonheur, hâtons-nous de
jouir de ces courts instans, puisqu’ils ne semblent pas faits
pour nous, et que nos seigneurs sauraient bien nous rendre
misérables, s’ils se doutaient que nous goûtons quelque re-
pos qui puisse nous donner du cœur. Ma vieillesse est plus
longue que je ne l’aurais jamais attendu, après tous les maux
qui ont pesé sur moi ; mais j’espère mourir dans la paix la
plus douce, si je vous vois toujours heureux.
Nous l’étions en effet, mais par l’union de nos cœurs,
par la franchise de Caillet, par la douce gaieté de sa femme,
par les aimables vertus de ma chère Marie, par notre amour,
et par les sages discours du bon père Augustin. Nous étions
soumis aux dîmes, à de grosses redevances, à plusieurs
droits onéreux ; nous les supportions sans nous plaindre,
parce que nous travaillions tous. La dame de Frocourt avait
été discrète sur son aventure, et personne ne l’avait soup-
çonnée. Le seigneur, plein d’estime pour mon beau-père,
dont on lui avait peint le caractère et le cœur, lui avait laissé
le droit de chasser une fois par semaine. Caillet ne l’en ai-
mait pas plus, parce que tous les autres serfs de la seigneurie
gémissaient sous la plus dure tyrannie féodale ; que la pau-

– 174 –
vreté régnait dans tout le reste du village ; que la misère et
les terreurs superstitieuses produisaient tous les ans une
foule de sorciers qu’on brûlait, de voleurs qu’on mettait,
pour un œuf de pigeon dérobé, à la potence ou aux tortures.
Mais à nous la vie était supportable ; et si nous eussions
pu nous faire à l’égoïsme et renoncer à la liberté, je le répète,
nous étions heureux.
Dix mois après notre mariage, ma femme m’avait donné
un fils : quelques semaines auparavant, madame Hodéaldis
était accouchée d’une fille. Si cet événement avait causé une
grande joie à monseigneur, la naissance de mon fils ne
m’avait pas moins transporté d’ivresse. Mon attachement
pour lui redoublait de jour en jour, en voyant son corps et
son esprit se développer ensemble aussi heureusement que
je pouvais le désirer. Le père Augustin le bénissait tous les
soirs, et attirait sur lui les grâces et les faveurs du ciel.
Jacques Caillet, sa femme et ma bonne Marie partageaient
mes jouissances ; et quand nous avions fait nos corvées,
payé nos redevances, rempli nos devoirs de serfs, je
m’efforçais d’oublier pendant quelques heures que j’avais un
maître.
Mais Jacques Caillet se plaignait que les choses
n’allassent pas plus mal. — Dans les seigneuries voisines, di-
sait-il, les violences, les atrocités, les abominations d’un cô-
té, la misère et le désespoir de l’autre, sont au comble. On
est partout disposé à la révolte. Ici les maux sont grands ;
mais comme en travaillant la nuit et le jour, en se dépouil-
lant de tout le fruit de leurs travaux, en ne vivant que de
pain et de fruits sauvages, les serfs peuvent encore satisfaire
leurs seigneurs, nos concitoyens aimeront mieux souffrir de
pareils maux que de prendre les armes pour reconquérir leur

– 175 –
liberté. Il est vrai que la justice du seigneur Jérôme va tou-
jours en avant ; que ses fourches patibulaires ne cessent
d’être garnies ; que ses instrumens de tortures ne se rouillent
point ; qu’il y a des malheureux dans ses cachots ; que son
bourreau est l’homme le plus occupé de la seigneurie… Es-
pérons donc que la liberté va renaître. Car, je vous le répète,
c’est quand la tyrannie s’élève à un point trop effrayant, qu’il
est facile de l’abattre. Nous nous croyons heureux, parce que
nous vivons : nous ne le serons qu’en devenant libres.
Alors il chantait sa chanson patriotique, et nous la répé-
tions après lui.
Cependant il y avait onze ans que j’étais marié, et notre
situation n’était point changée. Je goûtais la joie la plus pure
à développer le caractère de mon fils, dont le père Augustin
dirigeait déjà l’éducation, lorsqu’une aventure, trop com-
mune en France, vint nous replonger dans le deuil.
Quatre missionnaires de Beauvais, chargés par leur
évêque de vendre des indulgences et des pardons, de distri-
buer des pénitences, d’exiger des pécheurs connus une
amende honorable et des peines publiques, et de prêcher les
pélerinages, arrivèrent un soir à Frocourt.
Dès le lendemain, ces inquisiteurs s’informèrent de tout
ce qui se passait dans le village. Douze archers qui leur ser-
vaient d’escorte, et qui exécutaient leurs sentences, leur
amenèrent un jeune serf qui avait blasphémé le nom de je ne
sais quel saint. Le plus vieux des missionnaires le condamna
à avoir la langue percée d’un fer chaud, s’il n’aimait mieux
venir en chemise, la corde au cou, faire réparation d’honneur
à la porte de l’église, être ensuite fouetté d’un bout à l’autre
de la seigneurie, et subir la même peine, tous les dimanches,
pendant l’espace de trois mois. Le jeune serf choisit cette

– 176 –
dernière pénitence, quoique la plus longue et la plus compli-
quée, parce qu’au reste il comptait bien n’être pas estropié ;
mais on le fustigea si rudement, qu’il en porte encore les
traces.
On amena, après le blasphémateur, un vieux paysan et
sa femme, qu’on accusait de sorcellerie, sans pouvoir en
donner aucune preuve. À la suite d’une foule
d’interrogatoires et de tortures, qui n’aboutirent à rien, les
inquisiteurs déclarèrent qu’il fallait s’en rapporter, sur le
compte de ces deux sorciers, au jugement de Dieu, et les
faire passer par l’épreuve de l’eau.
Il y avait devant l’église un grand trou plein d’eau
morte, qui avait servi long-temps, disait-on, à ces sortes
d’expériences. On la bénit, et on y jeta le paysan et sa
femme, après les avoir mis nus et leur avoir lié fortement la
main droite au pied gauche, et la main gauche au pied droit.
Le sorcier, qui était maigre, tomba au fond de l’eau, du mo-
ment qu’on l’y plongea ; mais sa femme, qui avait beaucoup
de graisse, surnagea et ne s’enfonça point.
Ce prodige parut décisif, on chanta le Te Deum autour
du trou, ensuite on retira les deux sorciers. L’eau qui était
bénite avait reçu dans son sein le mari : donc il était inno-
cent ; mais on le retira mort, et on l’enterra dans le cime-
tière.
La femme avait surnagé ; l’eau consacrée la rejetait avec
une sorte d’horreur : donc elle était sorcière et possédée du
diable. On la retira vivante ; mais elle fut brûlée, et ses
cendres jetées au vent.

– 177 –
Le père Augustin ayant entendu ces sentences, se retira
en versant des larmes de douleur, et ne voulut plus retourner
à l’église où nous avions l’ordre exprès de nous trouver tous.
Alors le plus jeune des missionnaires fit un sermon sur
les crimes qui souillaient la seigneurie de Frocourt et les sei-
gneuries voisines ; il montra, d’un bout à l’autre, les démons
prêts à saisir leur proie, un jugement dernier, prochain et
terrible pour nous tous, un enfer épouvantable, et une éterni-
té de peines horribles, après toutes les peines de ce monde.
Tous les serfs, à qui l’on apprenait ainsi à craindre Dieu et
non à l’aimer, à qui l’on représentait le père de tous les
hommes comme un maître plus cruel encore que les sei-
gneurs, tous les serfs se frappaient la poitrine et
s’arrachaient les cheveux, en demandant ce qu’il fallait faire.
— Vous allez le savoir, dit le prêtre qui parlait ; et aussitôt
un de ses confrères prit sa place.
Il nous engagea tous à faire les plus rudes pénitences,
comme si la vie d’un malheureux vilain n’était pas une péni-
tence continuelle ; il nous exhorta à nous recommander aux
saints, à visiter les reliques, à faire des neuvaines et des pé-
lerinages. Il entama ensuite l’histoire de la miraculeuse
image de Notre-Dame de Liesse42. Il nous raconta comment
trois chevaliers picards, ayant été pris, pendant les croi-
sades, par des Égyptiens, reçurent dans leur cachot la visite
des saints anges, qui leur laissèrent une petite statue de la
vierge Marie, laquelle statue jetait une grande lumière ;
comment ils convertirent, au moyen de cette statue lumi-
neuse, la fille du soudan d’Égypte ; comment ils sortirent
avec cette princesse de la ville d’Ascalon ; comment un ange

42
Nostra domina de Lœtitiâ : Notre-Dame de Joie. – Notre-
Dame de Liesse est à trois lieues de Laon, en Picardie.

– 178 –
leur fit traverser la mer dans une barque qui s’évanouit im-
médiatement après la traversée ; comment s’étant endormis
sur le rivage, ils furent transportés en un instant dans la Pi-
cardie ; et comment les trois chevaliers picards et la prin-
cesse d’Égypte bâtirent auprès de Laon une chapelle, où ils
déposèrent la précieuse image qui les avait sauvés.
Depuis plus de deux cents ans, ajouta le prédicateur,
cette miraculeuse image fait des prodiges toutes les se-
maines ; on y obtient la guérison de tous les maux ; on y
gagne la rémission de toutes les fautes. Nous vous enjoi-
gnons à tous d’en faire le pélerinage avec la corde au cou ; il
y aura deux mille jours d’indulgence pour les serfs, et quatre
mille pour les seigneurs… (Ces seigneurs pouvaient obtenir
les mêmes indulgences pour leur argent, s’ils aimaient mieux
débourser, que faire le voyage.)
Le seigneur de Frocourt, qui s’était endormi au milieu de
ce prône, se réveilla en sursaut à la conclusion. Elle lui dé-
plut à un tel point, qu’il sortit tout courroucé, et demanda à
parler au père Augustin, qu’il avait pris l’habitude de voir
souvent, pour qui il avait conçu la plus profonde estime, et
près de qui il adoucissait un peu son caractère naturellement
dur et inflexible.
— Mon père, lui dit-il, j’en croirai plus à vos conseils et
à votre vieille sagesse, qu’aux déclamations de ces moines
ambulans, dont je ne connais ni la mission ni l’autorité. Ils
m’ont déjà fait brûler, sous prétexte de sorcellerie, deux serfs
qui me payaient bien mes droits ; et à présent, si on veut leur
obéir, toute la seigneurie va faire le pélerinage de notre
Dame-de-Liesse, avec la corde au cou. Outre que ce voyage
fera perdre plusieurs journées à mes serfs, et que quelques-
uns en supporteront difficilement la fatigue, tous ceux qui

– 179 –
trouveront à s’établir ailleurs ne reviendront plus dans mon
fief. Qui sait si ces moines ne sont pas de Notre-Dame de
Liesse ; et s’ils ne poussent pas les paysans à faire ce péleri-
nage pour les retenir ensuite, par droit d’aubaine, serfs de
leur monastère ?… Mes serfs sont attachés à la glèbe ; je ne
les laisserai point partir ; et moi, ni par pélerinage, ni par ar-
gent, je ne veux point de leurs indulgences.
— Si vous voulez faire une œuvre agréable à Dieu, vous
le pouvez, répondit le père Augustin, sans courir tous les
risques où vous exposent les discours des missionnaires. Ac-
cordez à vos serfs quelques jours de repos ; diminuez un peu
leurs corvées ; remettez-leur une petite partie de leurs rede-
vances : ils vous béniront ; ils se trouveront heureux ; ils ne
songeront point au pélerinage ; et Dieu vous accordera plus
d’indulgences et de grâces, que si vous faisiez un voyage
inutile. Mais ces inquisiteurs sont puissans, plus puissans
que vous peut-être ; et, si j’en excepte quelques serfs qui ont
reçu mes leçons, qui fréquentent la maison du brave Caillet,
tous les autres sont si âpres aux choses superstitieuses,
qu’ils prendront peut-être le parti des missionnaires contre
leur seigneur.
— Je me moque des missionnaires, et de leurs farces,
dit le seigneur de Frocourt. Je ferai ce que vous dites, parce
que j’ai aussi des fautes à racheter : je diminuerai les charges
de mes sujets pour cette année. Mais je vais de ce pas en-
joindre aux nouveaux venus l’ordre de quitter à l’instant mes
domaines.
Aussitôt donc, le juge de Jérôme de Vesses alla publier,
au nom de ce seigneur, devant la porte de l’église, que les
tailles et les redevances étaient réduites d’un quart, mais
qu’il n’y aurait point de pélerinage. Et, après avoir fait sa

– 180 –
proclamation, le même juge alla dire aux missionnaires
qu’on les priait de partir.
Ils reçurent cet ordre avec une arrogance qui me cons-
terna. — Allez dire à votre maître, répondit l’un d’eux au
juge de Frocourt, que nous ne sommes point ici sous sa dé-
pendance, et qu’il se prépare à comparaître devant nous
dans une heure, ou qu’il tremble d’être frappé des ana-
thêmes.
Une partie des serfs attendit, dans une stupide frayeur,
le résultat de cet incident. Les autres, satisfaits de voir leurs
redevances diminuées, sortirent de l’église et s’en allèrent
remercier leur seigneur.
Cependant les missionnaires prirent des informations
sur le seigneur et sur l’absence du père Augustin. Ce qu’on
leur dit de ce dernier leur apprit assez que ce bon religieux
n’approuvait point les abus et les superstitions des moines.
Ils envoyèrent leurs archers à sa poursuite, et fulminèrent,
en attendant, au son des cloches et à la lueur de douze
cierges rouges, l’excommunication du seigneur de Frocourt.
Ils ordonnèrent à tous ses serfs de le maudire, de ne plus le
regarder comme leur seigneur ; ils déclarèrent sa seigneurie
interdite ; ils permirent au premier venu de le tuer et de
s’emparer de son fief ; ils le condamnèrent à être enterré
hors de la terre-sainte, s’il ne se relevait de
l’excommunication par une fondation religieuse, un péleri-
nage, et une pénitence publique… Le temps était ce jour-là
très-orageux : les éclairs et le tonnerre accompagnèrent cet
anathême ; et les missionnaires persuadèrent à la plupart de
leurs tremblans auditeurs que les foudres du ciel se joi-
gnaient aux foudres de l’église contre les hérétiques.

– 181 –
Ce fut en ce moment qu’on amena le vieux père Augus-
tin dans l’église, les mains chargées de chaînes. Le plus
jeune des missionnaires se mit aussitôt à l’interroger. — J’ai
plus de quatre-vingt-dix ans, dit le père Augustin : j’ai assez
vécu… Si vous m’ôtez la vie, vous m’ôterez bien peu de
chose… J’irai devant mon Dieu le prier d’alléger la misère
de ce pauvre peuple, et d’éclairer vos cœurs, à vous qui êtes
ses tyrans…
— Vieillard maudit, s’écria l’inquisiteur, ne te flatte pas
d’aller devant Dieu, je vois l’enfer s’ouvrir sous tes pas. — Et
moi je vois le ciel, répondit le père Augustin. Ma vie est
pure, j’ai expié par la pénitence les fautes de ma jeunesse…
J’ai toujours adoré, j’ai prêché aux malheureux un Dieu de
clémence… J’ai adouci des misères… Mais vous, quelle sera
votre réponse, lorsqu’on vous demandera compte du bien
que vous avez pu faire, et du mal que vous avez fait ?
— Infâme satellite de Belzébut, dit un missionnaire en
fureur, nous avons exterminé les sorciers et les hérétiques,
comme ton seigneur et toi ; nous avons purgé la terre du le-
vain de l’impiété ; nous avons étendu la religion catholique.
— Mon Dieu n’est pas le vôtre, reprit le vieux bénédic-
tin. Le Dieu que vous croyez servir en exterminant vos
frères, n’est pas le Dieu que je sers. J’adore ce Dieu qui a
créé tous les êtres, qui les a faits libres…, qui a mis son culte
dans leurs cœurs…, qui leur a dit de multiplier et de
croître…, qui a maudit les meurtriers de Caïn…, ce Dieu qui
n’a d’autre temple que la voûte du ciel… Je suis les maximes
de Jésus-Christ, qui pardonna à la femme adultère, qui éten-
dit ses bienfaits sur la Chananéenne, qui pria pour ses bour-
reaux, qui vint régner dans la paix et non dans le sang…
J’honore ces saints qui ont aimé leurs frères, qui sont morts

– 182 –
dans les persécutions, et qui n’ont point persécuté. Quand
j’ai péché devant mon Dieu, c’est à lui et non à des hommes
que j’ai demandé indulgence, et je l’ai obtenue… Je n’ai
point fait de pélerinage, pour adorer un Dieu partout pré-
sent… Je n’ai jamais cru que ce Dieu, plein de sagesse, ré-
glât ses jugemens sur les anathêmes d’un prêtre furieux… Je
n’ai point adoré les reliques, parce que les ossemens qu’on
exposait à mes respects étaient souvent supposés, et que
d’ailleurs je ne sais pas si ceux que vous faites saints sont
saints devant Dieu. Mes idées ne se sont jamais arrêtées sur
la révélation et les miracles, parce que j’ai craint de tomber
dans l’erreur… J’adore Dieu. Il est mon père ; j’espère en sa
bonté.
— Vous l’entendez, s’écria un missionnaire. Malheureux
paysans, depuis de longues années vous avez au milieu de
vous le plus criminel de tous les hérétiques, et la foudre n’a
pas réduit en cendres ce coupable village ! Mais je l’entends
qui gronde. Tremblez. — Tremblez vous-même, répliqua vi-
vement le père Augustin ; quand Dieu fait des prodiges, s’il
lance sa foudre, c’est contre les méchans. — C’en est assez,
répliqua le missionnaire, qu’on le traîne au bûcher !…
En même-temps il ordonna de sonner les cloches, tant
pour conjurer l’orage qui était effrayant, que pour couvrir les
cris de la plupart d’entre nous, qui ne pouvions voir sans
douleur la condamnation du vieux père Augustin. Je m’étais
élancé auprès de lui, je ne sais si c’était dans l’idée de
l’embrasser pour la dernière fois, ou pour tenter de
l’arracher aux assassins, lorsqu’un éclair immense frappa
l’assemblée ; le tonnerre tomba avec un fracas épouvan-
table, au milieu de l’église où tout se passait ; les assistans,
accablés d’effroi, se jetèrent à genoux ou prosternés dans la
poussière ; le père Augustin seul, debout au milieu de ses

– 183 –
bourreaux, conservait le calme d’une âme pure et le visage
le plus serein.
Quand la frayeur se fut évanouie, la foule se releva, et
alors seulement on s’aperçut que quatre personnes étaient
mortes : le plus vieux des missionnaires, un de ses bour-
reaux, et deux pauvres serfs de Frocourt.
La mort des deux premiers nous parut un véritable mi-
racle. Les trois autres inquisiteurs, consternés, ne savaient
quelle contenance faire : le père Augustin était immobile ; les
hommes d’armes de la mission prenaient la fuite ; et tous
ceux qui vénéraient le vieux bénédictin rendaient grâces au
ciel, lorsqu’un serf qui était sorti avant l’excommunication
du seigneur de Frocourt, entra hors d’haleine dans l’église :
— Ah ! malheureux que nous sommes, s’écria-t-il, nous ve-
nons de perdre notre seigneur, au moment où il devenait
plus humain. Aussitôt qu’on a appris qu’il était excommunié,
et que le premier venu pouvait le tuer et prendre sa place, son
bourreau…. le bourreau de Frocourt a tué son seigneur, a
chassé madame Hodéaldis et sa fille, s’est emparé du châ-
teau, et s’est déclaré notre maître !…
Pendant le tumulte et l’effroi que causa cette nouvelle,
une foule de serfs entra en désordre ; les plus furieux se jetè-
rent sur les missionnaires, les traînèrent hors du village et les
menacèrent de les mettre en pièces, s’ils reparaissaient dans
la seigneurie.
Mais à peine furent-ils éloignés de quelques cents pas,
qu’ils nous renvoyèrent un homme de leur escorte, chargé
de nous crier que la vengeance était prête ; que dans deux
jours le village criminel serait décimé, s’il n’était pas exter-
miné entièrement, et que nous étions tous excommuniés…
Après avoir rempli sa charge, l’homme d’armes, qui était

– 184 –
bien monté, prit la fuite au galop de son cheval, et nous lais-
sa dans le désespoir d’une fureur inutile, dans l’effroi des
plus cruels supplices.
Le soir venu, le bourreau fit proclamer au son de
trompe, dans toute la seigneurie, qu’on eût à se rendre le
lendemain matin dans les cours du château, pour jurer fidéli-
té au nouveau seigneur. — Mes enfans, nous dit Caillet, nous
avons subi avec trop de patience le joug des tyrans. Il est
temps de le secouer, maintenant que nous avons pour
maître un vil égorgeur, encore dégoûtant du sang de nos
amis et de nos frères. Partons ce soir pour Beauvais. J’ai su
conserver quelque argent ; nous acheterons des armes ; et
dans deux jours, aidés de tous ceux qui comme nous soupi-
rent après la liberté, nous exterminerons l’usurpateur de
Frocourt et ses semblables. Qu’ils soient nobles ou qu’ils
soient roturiers, tous les seigneurs doivent tomber sous nos
coups, puisqu’ils oppriment la masse de la nation, et que
mille malheureux ont le droit naturel de tuer le monstre dont
la mort fera leur bonheur et assurera leur existence.
Le père Augustin était tellement abattu de tous les évé-
nemens de cette triste journée, qu’on avait été obligé de le
rapporter à la cabane. — Je ne pourrai pas vous suivre, nous
dit-il ; mais je prierai le ciel de répandre sur vous ses béné-
dictions. Je vous accompagnerai de mes vœux. J’avais cru
mourir en paix et sourire à votre bonheur en quittant la vie ;
je ne jouirai pas de cette dernière consolation. Mon heure
suprême va sonner… Puissiez-vous réussir dans votre géné-
reuse entreprise !… Adieu, mes bons amis ; si je ne vous re-
vois plus, gravez ces mots sur ma tombe : Comme nous il fut
malheureux ; comme nous il désira la liberté de sa pauvre pa-
trie. Embrassez-moi… pour la dernière fois sans doute…
Soyez plus humains que ceux que vous voulez punir… Ado-

– 185 –
rez votre Dieu ; chérissez la vertu ; et quand vous aurez fait
une action honorable, songez que le père Augustin vous ap-
plaudit des voûtes éternelles…
Il s’arrêta à ces mots, parce que nous fondions en
larmes. Ma femme et ma belle-mère voulurent rester à la
seigneurie pour soigner le père Augustin. — À la bonne
heure, dit Caillet, demeurez ; le danger n’est pas pressant, et
vous vous fatiguerez moins ici. D’ailleurs, nous reviendrons
demain… Pour vous, mon père, ayez un peu de courage : les
jours de la liberté sont tout proches ; Dieu vous accordera le
bonheur d’en jouir. Bénissez-nous : vous nous bénirez en-
core à notre retour…
Après de tristes embrassemens nous quittâmes la chau-
mière, mon beau-père et moi, laissant en la puissance du
bourreau de Frocourt, et non sans quelques inquiétudes se-
crètes, nos femmes et mon fils. Comme le nouveau seigneur
avait défendu aux péagers de laisser sortir personne, il nous
fallut faire de grands détours dans le parc du château, pour
gagner la seigneurie voisine, et nous n’entrâmes à Beauvais
qu’une heure après le lever du soleil.

– 186 –
CHAPITRE XV.

Rencontre de Gaspard. Aventures de ce


Moine. Caillet est arrêté dans Beauvais.
Délivrance, et retour à la Seigneurie.

En arrivant aux portes de Beauvais, Jacques Caillet me


dit : — Nous pourrions rencontrer dans cette ville nos mis-
sionnaires ou leurs hommes de force, et comme nous serions
mal dans leurs mains, il faut nous accommoder de manière à
n’être pas reconnus, si l’on a remarqué notre figure.
Il avait apporté un petit sac de farine, dont nous dégui-
sâmes nos visages, de manière à passer pour des meuniers
envoyés à la ville par leur seigneur. Il prit ensuite une partie
de mes vêtemens, qu’il échangea contre les siens ; puis étant
convenus de nous retrouver, une heure avant le coucher du
soleil, à la porte par où nous allions entrer, nous prîmes cha-
cun une route différente pour éviter encore tout péril.
Je m’enfonçai donc dans Beauvais avec un peu
d’argent ; et après m’être reposé une heure dans une petite
auberge, j’allai marchander une douzaine de haches de ba-
taille, dont j’étais chargé de faire l’emplète. Le marché con-
clu, je donnai des arrhes ; et l’ouvrier m’ayant promis que je
les trouverais prêtes et bien emmanchées dans quelques
heures, je me rendis en attendant à la cathédrale, que je vou-
lais visiter.
Pendant que j’y faisais ma prière, je vis passer près de
moi un religieux dont la figure me frappa et fit battre mon

– 187 –
cœur avec plus de vîtesse. Elle ne me rappelait que des sou-
venirs agréables ; mais je ne pus qu’au bout d’un instant
démêler cette figure, qui me sembla celle de Gaspard, mon
frère aîné. Je m’étais levé avec précipitation. Le moine était
à peu de distance : je me hâtai de courir après lui, plein de
l’espoir de trouver un nouveau motif de joie dans la ren-
contre d’un frère chéri, le seul homme de ma famille que les
seigneurs eussent épargné, et dont je n’avais pu, depuis tant
d’années, découvrir l’asile.
Lorsque je fus près du moine, il se retourna ; et me
voyant empressé de le joindre. — Mon ami, me dit-il, puis-je
vous rendre quelque service ?… Le son de sa voix acheva de
dissiper mes incertitudes. Je reconnus mon cher Gaspard. —
Eh quoi ! mon bon frère, lui dis-je, sans songer à mon visage
enfariné, vous ne me reconnaissez pas ?… Il est vrai que
j’étais bien jeune quand on nous sépara ; mais sans doute
vous n’avez point oublié le pauvre Marcel, que vous avez
laissé, dans les malheurs de la seigneurie d’Heubecourt ? —
Ah ! mon Dieu, s’écria Gaspard, en me considérant, c’est en
effet les traits de Marcel. Je pourrais encore embrasser un
frère !… Il se jeta dans mes bras en versant des larmes, et
me demanda ce que faisaient ses pauvres parens ? ce
qu’était devenu le bon père Augustin ? par quelle destinée je
me trouvais à Beauvais ? si son père vivait encore ? s’il était
malheureux ?… — Je n’ai jamais pu apprendre de leurs
nouvelles, ajouta-t-il, tu vas enfin terminer mes inquiétudes.
— Hélas ! d’une triste manière, lui répondis-je : je n’ai que
des malheurs à t’annoncer ; et jusqu’à présent l’histoire de
ma vie n’est qu’un enchaînement de persécutions et de mi-
sères. Il est vrai que la plupart des serfs sont encore plus
malheureux que moi. — Allons à ton auberge, me dit-il, tu
me raconteras tout ce qui s’est passé autour de toi depuis

– 188 –
notre séparation. Je te ferai voir ensuite que ton frère aussi
est misérable.
Nous nous enfermâmes dans une petite chambre ; et là,
je lui racontai toutes mes aventures, depuis son départ
d’Heubecourt, jusqu’à notre rencontre à Beauvais ; mais je
ne jugeai pas à propos de lui dire d’abord le motif qui nous
amenait dans cette ville. Il m’interrompit plusieurs fois pour
verser des larmes de douleur et de rage, sur le supplice de
son père et de ses frères, sur mes longues souffrances, sur
les cruautés des seigneurs ; et quand j’eus cessé de parler, il
s’emporta contre cette lâche patience des serfs qui, mille fois
plus puissans et plus nombreux que leurs seigneurs, endu-
rent des atrocités inconcevables, sans songer à la ven-
geance ! — Mais le père Augustin vit encore, ajouta-t-il : je
lui dois la vie ; de combien de périls il a sauvé la tienne ! Et
que je serais heureux de revoir cet auguste vieillard !… Je
l’arrêtai, en lui donnant l’espoir qu’il le reverrait sans doute,
et en le priant de me dire ses malheurs, comme il me l’avait
promis.
— Je vais le faire en peu de mots, répondit-il ; aussi
bien, après toutes les misères que tu viens de me dépeindre,
ce n’est qu’avec peine que je m’arrêterais sur des temps si
déplorables, quoique mes jours ne soient pas tous également
tristes.
Lorsqu’on m’eut enlevé à la vengeance des seigneurs
voisins de Domart, on me fit passer, de couvens en couvens,
au prieuré de Gournai-sur-la-Marne, à quatre lieues de Paris.
Je fus reçu d’abord dans cette maison comme un frère lai,
dont il fallait protéger la vie, et dont on pourrait ensuite tirer
parti. On me jugea bientôt digne de figurer parmi les moines,
à cause du caractère décidé que je montrais, et de certaines

– 189 –
saillies naturelles qui promettaient quelque chose aux bons
pères. Ainsi, au lieu de me réduire à la destinée des serfs du
prieuré, on me fit apprendre à lire. Je chantai bientôt au lu-
trin. Je compris aussi bien que mes maîtres les finesses du
métier de moine, et au bout d’un an on me fit prononcer mes
vœux.
Je me prêtai sans scrupule à cette cérémonie, parce
qu’élevé dans une grande simplicité, je ne m’étais fait au-
cune idée précise du bien et du mal, et que je ne trouvais pas
le célibat fort rude, dans la société de ces gens qui aimaient
sous le froc, qui ne cherchaient point à cacher leurs galante-
ries, qui faisaient des maîtresses sans honte, et qui ne
m’obligeaient pas plus qu’eux à la chasteté. L’important était
d’édifier le prochain en public, de faire venir les successions
au couvent, d’arracher aux vieilles femmes des legs et des
donations continuelles, et de bien trafiquer des indulgences
et de l’adoration des reliques. À tout cela je m’entendais
comme un autre ; mais j’avais la conscience de ménager les
misérables ; et, me rappelant que j’étais fils et frère de
pauvres vilains, je ne cherchais à dépouiller que les sei-
gneurs et les riches dévots.
Il y avait de l’autre côté de la Marne, à très-peu de dis-
tance de notre prieuré, une maison de filles, la célèbre ab-
baye des bénédictines de Chelles. Comme les sœurs de cette
maison n’étaient pas plus scrupuleuses sur le fait de la chas-
teté, que les frères de mon couvent, c’était là principalement
que nous cherchions des maîtresses. Nous étions chargés
alors de diriger l’abbaye de Chelles. Souvent nous rendions
visite à nos dignes sœurs ; souvent aussi elles passaient le
pont, pour nous venir voir. Je ne te peindrai point les dé-
sordres qui régnaient dans ces deux couvens. Pendant plu-
sieurs années je les trouvai bien doux ; et ces temps que j’ai

– 190 –
passés dans les plus coupables débauches, sont aujourd’hui
l’objet de ma douleur et de mes remords.
Enfin, après six ans d’aventures criminelles, tant avec
quelques femmes de laïcs qu’avec les bénédictines, je fus
puni de mes crimes et touché de la grâce. Depuis trois mois
l’abbaye de Chelles avait donné le voile à une dame noble,
qui paraissait âgée de trente-six ans, et qui avait conservé
une grande beauté. Le prieur de mon couvent était parvenu
à gagner le cœur de cette veuve (car elle l’était), et nous sa-
vions tous qu’elle était sa maîtresse. Je n’eus besoin que de
la voir, pour être le rival de mon supérieur ; et je devins
bientôt un rival heureux. J’avais conçu pour elle la plus vio-
lente ardeur : j’avais osé lui en faire l’aveu sans détours ; elle
ne m’avait point repoussé, elle me laissait même entrevoir
les plus douces espérances.
Au bout d’un mois de protestations et de visites intéres-
sées, je la trouvai seule un soir dans le jardin de Chelles. Je
l’emmenai insensiblement dans un petit bouquet de bois ; je
la pressai de me rendre heureux, j’en obtins tout ce que
j’avais pu désirer… À la suite de ces momens qui m’avaient
enivré de plaisir, elle me serra dans ses bras, et me demanda
si j’étais noble ? — Non, lui dis-je. — Hé bien ! répliqua-t-
elle, juge combien ton bonheur est grand, puisque tu es
l’amant aimé de la veuve d’un puissant seigneur. Naguère
j’étais dans le faste ; je commandais à un fief considérable.
Un jeune brigand a tué mon noble époux ; et pour comble de
maux, après cinq ans de traitemens odieux, mon fils, mon
indigne fils m’a chassée de sa seigneurie. Je n’ai plus d’asile
que dans cette maison sainte, et je ne retrouverai ma félicité
que dans tes bras. — Arrêtez, lui dis-je, interdit de ce que je
venais d’entendre, et du mouvement qu’elle faisait pour
m’embrasser encore ; dites-moi de grâce le nom de votre

– 191 –
mari. — C’était, répondit-elle, Matthieu de Domart — Ah !
malheureuse ! m’écriai-je, en prenant la fuite, c’est moi qui
lui ai donné la mort, et je suis l’amant de sa veuve !…
Je rentrai au couvent dans le plus grand désordre ; je ne
pus parler à personne ; je m’enfermai dans ma cellule, où je
me mis au lit, mais sans pouvoir dormir.
Cependant, mes cris, mon aveu et ma fuite avaient
épouvanté la veuve de Domart ; elle était tombée sans con-
naissance dans le lieu même où elle venait de se livrer à un
coupable amour avec le meurtrier de son mari. Ce meurtrier
était innocent, puisqu’il avait tué Domart en bonne guerre ;
mais la qualité de vilain le rendait coupable, et par une in-
concevable bizarrerie, cette femme, qui ne songeait qu’à ou-
blier son époux dans les bras de tout autre, ne revint de son
évanouissement que pour demander vengeance, sans se
souvenir qu’elle prenait un amant pour victime. Elle fit dire
au prieur qu’elle venait de reconnaître en moi celui qui
l’avait rendue veuve, et qu’elle demandait mon châtiment.
Elle fut assez humaine pour ne point dire que je m’étais fait
le rival de mon supérieur ; ce mot eût été mon arrêt de mort,
et je crois qu’elle ne la voulait point.
Le prieur, qui savait mon histoire, et qui jusques-là
n’avait point pensé à me punir, jugea alors qu’il était à pro-
pos de le faire, pour l’amour de sa maîtresse. À deux heures
du matin, on me vint tirer de ma cellule pour m’ensevelir
dans un cachot. J’y demeurai cinq ans. Ma situation y fut si
horrible, mon cher Marcel, qu’elle n’est comparable qu’aux
misères de ta captivité. Durant les premières semaines je
m’abandonnai au plus affreux désespoir, et j’étais décidé à
me laisser mourir de faim auprès de mon pain noir et de ma
cruche d’eau, lorsqu’un rayon de cette grâce divine qui

– 192 –
touche les cœurs les plus endurcis, me ramena à la vertu en
me livrant aux remords. Je me demandai ce que j’avais fait
sur la terre, et quel sort je pouvais attendre dans l’autre
monde. Je frémis en songeant au compte que j’avais à
rendre au juge suprême, dont il me faudrait soutenir les re-
gards sévères. Le repentir entra dans mon âme ; je versai
des torrens de larmes ; je supportai la vie, mais pour expier
mes débauches et mes crimes par les austérités de la péni-
tence.
La veuve de Domart m’avait oublié dans mon cachot. À
la fin de la cinquième année le prieur m’en fit tirer. — Ce
que j’ai fait, me dit-il, j’ai été obligé de le faire. Maintenant tu
es libre. La dame que tu avais affligée à pris la fuite, il y a
quelques jours, avec un jeune moine de ce couvent ; on ne
sait où ils ont porté leurs pas. Mais rien ne t’empêche main-
tenant de revoir le ciel ; et comme tu ne pourrais vivre dans
une maison où ton aventure est trop connue, je vais te faire
conduire à l’abbaye de Royaumont.
J’avais à peine passé un mois avec mes nouveaux frères,
que j’y reconnus les mêmes abominations qu’à Gournai. Les
superstitions, l’oubli des devoirs religieux, les fourberies, et
surtout les plus effroyables débauches, régnaient dans cette
maison comme dans celle que je venais de quitter. Les
moines de Royaumont, entre mille autres supercheries, se
vantaient d’avoir une cloche consacrée par saint Bernard, et
qui, fécondait les femmes stériles. Ils enfermaient donc dans
leur chapelle les jeunes épouses, que d’imbéciles maris leur
envoyaient pour devenir pères ; et là…43 Mais je ne
m’arrêterai pas sur de telles infamies, nous vivons dans un

43
Cet endroit du manuscrit est si violent, qu’on n’a pas jugé à
propos de le traduire.

– 193 –
siècle et dans des pays où l’on ne peut faire un pas sans ren-
contrer les abominations les plus révoltantes. Je m’étais
converti : je frémissais tous les jours du débordement que
j’étais obligé de voir, mais je n’osais en témoigner mon indi-
gnation, parce qu’à chaque instant ma conscience me criait :
tu as fait pis encore !…
Les années que je passai dans l’abbaye de Royaumont
furent peut-être les plus tristes de ma vie, parce que j’y souf-
fris tous les tourmens de l’âme. Mes maux étaient d’autant
plus grands que mes sens se révoltaient continuellement
contre moi, que je pleurais sans cesse les vœux que j’avais
formés, et l’impuissance où j’étais de contracter les liens du
mariage.
Enfin, je fus bientôt abhorré de tous mes compagnons,
dont je désapprouvais la conduite dans le silence, et dont je
n’imitais pas les désordres. Un jeune moine m’apprit un jour
que depuis long-temps on priait l’abbé de me chasser du
monastère ; qu’il n’avait pu s’y décider, à cause du scandale
qui en résulterait, au détriment de l’abbaye ; et que le len-
demain on devait m’empoisonner… Je tenais encore à la
vie : je pris la fuite. J’arrivai à Beauvais ; on me reçut dans le
principal couvent de cette ville ; j’y ai trouvé les mêmes
mœurs que dans les autres ; mais j’ai rencontré au moins
quelques frères qui, comme moi, méprisent la superstition,
et ne désirent que fuir des lieux habités par les vices les plus
honteux. J’aurais pu te raconter des choses encore plus in-
fâmes… Mais non ; il est temps que je m’arrête…
Mon pauvre frère, quel est maintenant ton sort dans ton
village ?… — Maintenant, lui dis-je, mon cher Gaspard, le
sort des serfs va peut-être devenir meilleur. Mais puisque je

– 194 –
vois que tu ne blâmerais point nos grandes résolutions, je
puis te les apprendre.
Je lui annonçai alors les derniers événemens de Fro-
court, le désespoir des vilains, les projets du brave Caillet, et
nos espérances. — Mon beau-père est dans cette ville, ajou-
tai-je ; il y est venu comme moi pour acheter des armes. Ce
soir nous retournons à la chaumière ; et demain peut-être,
l’étendard de la révolte sera levé dans tous les environs de
Beauvais. Si tu veux nous suivre, tu reverras le père Augus-
tin, tu connaîtras la liberté !…
— Oui, répondit Gaspard, je te suivrai ; mais quelques-
uns de mes compagnons partageront avec nous les hasards
de cette guerre. Je cours leur en porter la nouvelle… Nous
nous embrassâmes alors ; et Gaspard m’ayant promis qu’il
nous rejoindrait avec les moines ses bons amis, à la porte de
la ville, une heure avant le coucher du soleil, je lui répétai
qu’il ferait une chose agréable à Dieu, en venant au secours
des pauvres serfs, et, je le quittai. J’allai prendre mes haches
d’armes qui étaient prêtes, et je gagnai la porte de la ville où
je devais attendre Caillet et la petite troupe de mon frère.
J’étais assis depuis près d’une heure sur un vieux tronc
d’arbre, et je réfléchissais profondément au succès possible
de nos projets, lorsque j’aperçus une femme qui venait à la
ville à pas précipités et avec un certain air qui me frappa
singulièrement. Je reconnus bientôt la femme du curé de
Frocourt44. De tristes pressentimens assaillirent ma pensée.
J’allai au devant d’elle. — Que se passe-t-il au village, lui
demandai-je ? — Ah ! c’est vous, répondit cette dame, en me

44
On sait que les prêtres se marièrent généralement, et surtout
dans les campagnes, jusqu’au Concile de Trente.

– 195 –
considérant ; que le ciel soit béni, puisque je vous rencontre !
Mais où avez-vous laissé Jacques Caillet ? c’est lui surtout
que je cherche. — Je l’attends ici, lui dis-je, j’espère qu’il ne
tardera pas à nous joindre. — Hélas ! interrompit-elle, nous
sommes bien malheureux ! Vous savez que le bourreau de
Frocourt a tué hier son maître et s’est mis en sa place,
comme les missionnaires le lui avaient permis. Hier aussi,
quand ces prêtres furent de retour à Beauvais, ils racontè-
rent à l’évêque, sous les plus noires couleurs, le mauvais ac-
cueil qu’on leur avait fait dans notre seigneurie. L’évêque ir-
rité nomma un autre seigneur, qui est arrivé ce matin, avec
l’ordre de punir tous les coupables et d’exterminer, s’il le
faut, le quart du village. Ce matin même, le bourreau de Fro-
court a été pendu, au moment où il attendait les hommages
des serfs qu’il s’était faits. Quatre-vingts personnes viennent
d’être arrêtées et enfermées dans les cachots du château ; de
ce nombre est mon pauvre mari, qu’on accuse de n’avoir pas
entretenu dans sa cure les craintes religieuses ; le père Au-
gustin, qu’on appelle l’auteur de tout le mal ; la femme de
Caillet et la vôtre, qui sont coupables de votre fuite et des
soins qu’elles ont donnés au vieux bénédictin… Ces quatre-
vingts malheureux seront jugés ce soir. Si votre beau-père
était avec nous, il saurait peut-être empêcher tous les maux
qu’on nous apprête.
— Ah ! grand Dieu, m’écriai-je, en m’arrachant les che-
veux, il n’y a pas de temps à perdre. Ma femme, ma mère et
le père Augustin !… Grand Dieu ! les perdrai-je tous en un
jour !… Je priai alors la femme du curé de garder mes
armes, et de m’attendre au lieu même où elle m’avait trou-
vé ; et je courus dans la ville, à la recherche de Jacques Cail-
let.

– 196 –
J’étais arrivé sur la place de la cathédrale, demandant à
tous ceux que je rencontrais, s’ils avaient vu un homme que
je leur dépeignais de mon mieux, lorsqu’une vieille femme
m’apprit qu’on venait d’arrêter un paysan, qui pouvait bien
être celui que je cherchais ; que deux hommes d’armes de la
mission l’avaient reconnu pour l’un des séditieux de Fro-
court ; qu’on le nommait Jacques Caillet ; et que son affaire
était bien mauvaise, parce qu’il allait être jugé par les cha-
noines de Beauvais…
Cette horrible nouvelle fut pour moi un coup de foudre ;
mais sans m’abandonner à un désespoir stérile, je volai au
couvent de mon frère, que la vieille femme m’indiqua. Je lui
annonçai mes malheurs. — Ô ciel ! s’écria-t-il, partons à
l’instant, et tâchons d’abord de sauver ton beau-père… En
même-temps il rassembla autour de lui six moines de son
couvent qu’il avait achevé de séduire, et qui étaient prêts à
le suivre. Il marcha, avec ses compagnons et moi, au cha-
pitre, où nous trouvâmes Caillet chargé de chaînes, et les
chanoines occupés à le condamner.
— Mes pères, dit Gaspard, en saluant avec respect les
chanoines, et en me montrant à ces juges : voici un bon pay-
san, que le nouveau seigneur de Frocourt nous envoie, pour
nous annoncer que les choses sont déjà pacifiées, et que
demain tous les mutins seront exterminés sans bruit. Mais
comme il faut rétablir dans ce village la religion oubliée, ce
seigneur a demandé sept moines, que notre supérieur lui en-
voie. Il vous prie aussi de nous remettre le criminel Caillet,
dont le supplice doit se faire à la vue de toute la seigneurie.
Nous partons, mes pères, pour quelques semaines, avec
l’espoir de vous annoncer bientôt que le village de Frocourt
est soumis à la religion et à son seigneur.

– 197 –
Mon beau-père était si embarrassé de comprendre tout
ce qu’il entendait, il avait l’air tellement interdit, Gaspard
mettait tant de bonhomie dans son discours, que les cha-
noines ne songèrent pas un instant à s’en défier. Ils
l’engagèrent, ainsi que ses compagnons, à déployer le plus
grand zèle et à bien soutenir l’honneur de leur maison. Ils lui
remirent Jacques Caillet, et nous souhaitant un bon voyage,
le chapitre appela une autre cause, pendant que nous ga-
gnions la porte de la ville.
Ma joie eût été grande de voir mon beau-père délivré, si
je n’eusse songé à ma belle-mère, à mon fils et à ma femme.
Je remerciai toutefois le ciel de ce premier bonheur, que je
regardais comme un heureux présage ; et aussitôt que nous
fûmes dans un lieu propre à n’être point entendus, je
m’approchai de Jacques Caillet pour lui dire qu’il était libre.
— Je m’en doutais, répondit-il ; mais que veulent dire
tous ces moines ?… Je lui appris alors que j’avais retrouvé
mon frère, et qu’avec six de ses compagnons il venait parta-
ger notre sort. Nous arrivâmes bientôt à la porte de la ville,
où la femme du curé de Frocourt nous attendait. Nous déli-
vrâmes Caillet de ses chaînes ; il embrassa Gaspard et ses
moines, leur rendit mille actions de grâces : — Vous êtes en-
core français, ajouta-t-il ; bientôt nous serons libres. Mais
hélas ! je venais ici chercher des armes : je n’en ai point ; et
on m’a pris mon argent. — J’ai douze haches de bataille, lui
répondis-je, en lui montrant mon acquisition ; nous pouvons
d’abord nous armer…
— Hélas ! hâtons-nous de partir, interrompit la femme
du curé. Vous arriverez peut-être trop tard… Elle répéta à
Jacques Caillet les tristes nouvelles qu’elle m’avait appor-
tées et qui causaient son voyage. — Ah ! malheureux que je

– 198 –
suis, s’écria Caillet d’une voix altérée, ma femme est
morte !… Volons à leur secours !… et que Dieu nous protège
assez pour que nous n’ayons pas à les venger !…

– 199 –
CHAPITRE XVI.

La guerre de la Jacquerie.

Nous rentrâmes dans Frocourt au commencement de la


nuit. Nous trouvâmes le village désert. Toutes les portes
étaient fermées, et l’on ne s’appercevait de la présence des
habitans, que par les pleurs et les lamentations qui se fai-
saient entendre dans les cabanes. Nous déposâmes à la hâte
une partie de nos armes dans la maison de Caillet : je sentis
bien qu’elle était abandonnée ; je n’y retrouvai ni ma bonne-
mère, ni ma femme, ni mon fils. Mais personne ne remarqua
d’abord qu’elle avait été livrée au pillage, et que notre jardin
et nos petits champs étaient dévastés.
Nous nous rendîmes tous ensemble, et sans perdre un
instant, à la seigneurie. Le nouveau seigneur était dans sa
cour, occupé, malgré la nuit, à juger et à condamner, à la
lueur de douze torches, au milieu de quatre-vingts hommes
d’armes. Il avait quarante ans, une figure atroce, une stature
colossale, dont quelques-uns de nous furent plus effrayés
encore que de sa nombreuse escorte.
Aussitôt que nous parûmes, les archers nous entourè-
rent, et le juge du seigneur nous demanda ce que nous cher-
chions ? — Monseigneur, dit Caillet, en se nommant et en se
mettant à genoux, vos pauvres serfs ont quitté hier ce village
pour ne point obéir à un usurpateur. Ils se hâtent d’y revenir
lorsqu’ils apprennent qu’on leur a donné un seigneur légi-
time. Monseigneur, nous vous servirons comme nous avons
servi les seigneurs précédens. Mais ma femme et ma fille

– 200 –
sont emprisonnées comme criminelles ; j’ose me jeter aux
genoux de monseigneur pour répondre de leur innocence et
de leur fidélité…
— Et nous, continua Gaspard, nous sommes envoyés
par monseigneur l’évêque de Beauvais, pour rétablir la reli-
gion dans ce village et tout soumettre à la puissance du nou-
veau seigneur. On cite parmi les coupables de Frocourt le
curé et le père Augustin ; nous avons reçu l’ordre de les faire
conduire à la ville, où ils seront jugés par les chanoines, et
punis des peines canoniques…
Le seigneur ne répondit rien. Il fit un signe à ses deux
bourreaux qui apportèrent devant nous un grand panier
plein de têtes sanglantes… Cherchez, nous dit une voix in-
fernale, si vous ne trouverez pas là-dedans quelqu’un des
vôtres… Ce spectacle épouvantable, ces affreuses paroles
nous glacèrent d’effroi. Nos cheveux se hérissèrent ; une
sueur de sang inonda nos visages. Caillet recula d’horreur ;
je demeurai stupide et immobile comme un mort. — Vous
frémissez, reprit le bourreau. Cette tête est-elle à vous ?…
C’était celle du curé… Sa veuve poussa un cri déchirant, et
voulut embrasser ce débris qui roulait dans la poussière. —
Femme, lui demanda le seigneur, que dis-tu de cette jus-
tice ? — Hélas ! répondit la pauvre veuve, je sais qu’il était
coupable… et elle s’en alla pleurer son époux, dans des lieux
où elle pût se livrer à sa douleur sans mériter la mort.
Un instant après, le bourreau saisit par les cheveux une
tête livide, et me la présenta à la clarté d’une torche… Je re-
connus ma pauvre mère… la vertueuse mère de Marie… Cet
aspect me fit tomber mourant devant mon frère, et je
n’entendis plus que ces mots : — Des coupables que vous

– 201 –
réclamez, voilà ceux qui sont morts. Les autres vivent…
pour quelques heures…
Caillet, qui éprouvait dans tout son corps des tressaille-
mens semblables aux mouvemens de la fièvre la plus vio-
lente et aux secousses de la plus cruelle agonie, Caillet com-
prima alors toute sa douleur dans son âme ; il se mit à ge-
noux une seconde fois ; et, s’efforçant de parler, il dit d’une
voix coupée par les sanglots : — Monseigneur, ma femme
n’est plus… ma fille vit encore… Si votre clémence veut
épargner ses jours… et me la rendre… demain… je compte-
rai à Monseigneur cent livres d’argent au poids… J’en don-
nerai autant pour la vie de mon petit-fils…, et pour qu’on
livre à ces moines le père Augustin vivant…, si l’on me per-
met d’être libre toute cette nuit…, et d’implorer les secours
de mes parens et de mes frères…
— J’accepte ce que tu m’offres, répondit le seigneur.
Mais demain, une heure après le lever du soleil, si tes deux
sommes ne sont pas prêtes, les deux coupables, ton petit-
fils, ton gendre, toi, et tous ceux-là qui t’accompagnent, vous
mourrez comme des traîtres… Tu vois ici les têtes d’une
foule de séditieux ; une foule d’autres tomberont encore…
aujourd’hui il est temps de suspendre le cours de la justice,
puisque l’ordre est déjà rétabli.
Alors il fallut sortir. Les moines qui nous accompa-
gnaient me traînèrent à la maison de Caillet. Mon beau-père
y arriva, sans avoir proféré une seule parole ; mais en re-
voyant les haches de bataille, il se jeta sur ces armes, en
poussant d’une voix étouffée les hurlemens de la vengeance,
et en versant des larmes sanglantes sur la mort de sa femme.
Il s’efforça bientôt de se calmer ; et comme je ne cessais
d’appeler en pleurant ma bonne Marie. — Ta femme n’est

– 202 –
point morte, me dit-il. — Elle mourra, répliquai-je ; vous
avez promis ce que vous n’avez point. — J’ai obtenu cette
nuit pour préparer une vengeance terrible… Mais, continua-
t-il, en s’adressant aux moines, les momens qui nous restent
sont plus précieux que l’or. Êtes-vous prêts à nous dé-
fendre ? — Le ciel lit dans nos cœurs, répondit Gaspard : que
son tonnerre écrase celui d’entre nous qui conserverait une
lâche frayeur, celui qui ne désire pas l’extermination des sei-
gneurs et de leurs vils satellites !
— Eh bien ! s’écria Caillet, déposons un moment notre
douleur. Nous pleurerons quand nous serons vengés… Sépa-
rons-nous en deux troupes ; parcourons le village, et ras-
semblons autour de nous tous les serfs qui ont encore de
l’énergie, tous ceux qui ont reçu des outrages, tous ceux à
qui la douleur et le désespoir font partager nos sentimens ;
et que demain, une heure après le lever du soleil, notre tyran
dorme avec ses victimes.
Mon beau-père, avec trois moines, dont la présence et le
caractère ne lui furent pas inutiles, alla frapper à toutes les
portes de la partie du village qu’il s’était choisie. Gaspard,
les trois autres moines et moi, nous parcourûmes le reste.
Tous les paysans se levèrent à la voix de mon beau-père et à
la mienne ; et il n’y en eut point qui fussent en état de com-
battre, qui ne s’armassent de grand cœur, à nos discours et
aux discours des moines, nos bons amis. On rassura les
femmes, en leur persuadant que leurs maris ne courraient
point de danger ; que dans quelques heures elles seraient
libres ; que leurs amis et leurs parens condamnés à la mort
seraient délivrés ; qu’il n’y aurait plus de seigneur ; et que le
bonheur et l’opulence habiteraient bientôt le village. La peur
de causer la mort de leurs époux, et leur misère, les engagea
assez au secret.

– 203 –
À trois heures du matin, nous nous trouvâmes au
nombre de deux cents huit, tous armés de haches, de
pioches, de fourches et de quelques piques, et tous détermi-
nés. C’était le onzième jour de septembre. La nuit n’était pas
très-obscure. Jacques Caillet conduisit toute la troupe hors
du village, dans un champ ravagé. Là, tout le monde se
groupa autour de lui ; il monta sur une petite élévation et tint
ce discours :
» — Mes amis, mes camarades et mes frères, si je ne
vous avais rassemblés ici que pour mes propres malheurs, je
serais indigne de marcher dans vos rangs. Mais, vous le sa-
vez, il y a vingt ans que je soupire après notre délivrance ;
j’ai eu le bonheur de vous rendre quelques services, et je suis
assez heureux encore pour ne compter aucun ennemi parmi
vous.
» Depuis bien des siècles nous sommes esclaves de la
glèbe : qu’ont fait nos pères, et qu’avons-nous fait pour méri-
ter la servitude ? dans toute la France mille hommes trem-
blent sous un seigneur. Un monstre, parce qu’il est noble, a
le droit de confisquer nos biens, de nous assujétir aux plus
pénibles travaux, de ravir les prémices de nos femmes, de
disposer de notre vie selon ses caprices…
» Seuls, nous cultivons la terre ; nos mains nourrissent
seules tous les habitans de notre pauvre patrie ; seuls nous
sommes des citoyens utiles, et seuls nous sommes opprimés.
» Quelle est la vie d’un seigneur ? commander, confis-
quer, punir, et faire des misérables… Quelle est la part du
serf ? Le travail, l’indigence, les misères et les supplices.
» S’il en est dix parmi nous que les seigneurs n’aient
point abreuvé d’outrages, rentrons dans nos cabanes, et que

– 204 –
les nobles soient encore nos maîtres… S’il en est un seul qui
n’ait point souffert de son seigneur, ou la torture ou le bâton,
ou des confiscations injustes, ou des travaux immodérés, ou
quelque violence semblable, déposons encore les armes…
Mais puisque, tous tant que nous sommes, nous et tous les
serfs qui gémissent sur le sol français, nous n’avons trouvé
dans nos maîtres que de féroces tyrans, accoutumés au bri-
gandage, que de vils bourreaux, que d’avides persécuteurs ;
puisque ces maîtres ressemblent à des monstres vomis par
l’enfer, et non à des protecteurs, marchons à la vengeance…
Pourrons-nous déplaire à Dieu, en exterminant ses lâches
ennemis, ceux qui ont détruit l’harmonie de l’Univers, qui
ont renversé les bases de l’égalité naturelle, et qui oppriment
tout le genre humain ? C’est ma douleur et la vôtre, mes
pertes et les vôtres, ma misère et la vôtre, ma vengeance et
la vôtre, ma liberté et la vôtre, mon bonheur et le vôtre, c’est
la douleur, la misère, la vengeance, la liberté, le bonheur de
la France entière, qui doivent nous animer aujourd’hui45.
» Pourrions-nous craindre nos seigneurs ? Dans les
guerres de la France, et dans les débats des seigneuries entre
elles, qui a remporté les victoires ? nous… ; et nos seigneurs,
qui se cachaient au danger derrière nos bataillons, en ont re-
cueilli toute la gloire. Si nous avons déployé du courage en
combattant pour nos rois, pour nos seigneurs, dans ces
guerres que les Anglais viennent d’apporter jusques dans
nos provinces46 ; si notre valeur a été grande, lorsque nous

45
On trouvera sans doute cette longue phrase singulièrement
construite. Elle est traduite exactement.
46
On a déplacé ici un alinéa, jeté comme une parenthèse au
milieu du discours. L’auteur profite de la circonstance pour dire qu’il
s’est trouvé dans plusieurs combats contre les Anglais. Mais voici ce
– 205 –
n’avions aucun intérêt à être braves, que serons-nous dé-
sormais ?… C’est pour nous que nous prenons les armes ;
c’est notre vie continuellement menacée, notre liberté
anéantie, que nous allons reconquérir !…
» Je vous vois tous armés de la hache, de la pioche, de
la fourche ; c’est avec de telles armes que nous savons pour-
suivre les bêtes féroces de nos bois. Elles seront consacrées
à un plus noble usage. Ce n’est plus l’ennemi de nos trou-
peaux, mais notre ennemi le plus implacable ; c’est le tigre
sanguinaire que nous allons attaquer. Amis, la France attend
votre exemple ; toutes les provinces, tous les hameaux vont
se joindre à nous. Que le ciel nous bénisse ! nous allons déli-
vrer la patrie ! Marchons à la vengeance et à la liberté !… »
J’aurais été surpris de ce discours dans la bouche d’un
homme sans études, si je n’avais su que les grandes passions
donnent de l’éloquence. La harangue de Caillet était frap-
pante ; elle fit le plus grand effet sur ses auditeurs. Tous les
paysans enflammés s’écrièrent qu’ils le suivraient en tous
lieux, et qu’ils le prenaient pour leur chef. — Je veux être
digne de cet honneur, répondit le brave Caillet, en vous ap-

passage, qu’il adresse à son fils : « J’ai négligé jusqu’ici, mon fils, de
te parler des longues et cruelles guerres que l’Angleterre a suscitées
à la France ; cinq fois j’ai été obligé de marcher avec mon beau-père
sous la bannière de mon seigneur ; mais comme dans les divers pe-
tits combats où je me trouvai, aux environs de la Picardie, je ne re-
çus aucune blessure, et que mon beau-père se retira aussi sans mal,
je ne t’ai point parlé de toutes ces choses. Au reste, je n’y ai vu de
frappant que la lâcheté des seigneurs, qui pour la plupart se gar-
daient bien de se battre, la bonhomie des vilains qui se faisaient tuer
sans avantage, la perfidie des Anglais qui tombaient sur nous
comme des traîtres, lorsqu’ils n’étaient pas attendus, et le malheu-
reux courage des pauvres Français. »

– 206 –
portant la tête du monstre, comme il m’a montré hier la tête
de ma femme… Marchons. Mais avant de tuer le seigneur, il
faut nous rendre maîtres de la seigneurie. Six péagers en
gardent les issues, il faut nous diviser en six troupes, et que
six de nous remplacent ces esclaves du tyran. La nuit ne se-
ra dissipée que dans une heure. Partons à l’instant, et que
dans une heure nous nous retrouvions tous ici… Je n’ai plus
qu’un mot à vous dire, c’est qu’il faut que ceux d’entre nous
qui remplaceront les péagers du seigneur, soient détermi-
nés ; qu’ils observent la police actuellement en vigueur : que
cette seigneurie ressemble à l’enfer, d’où personne ne peut
sortir. On y laissera entrer les serfs, qui apprendront chez
nous à être libres, et les seigneurs qui se jeteront dans nos
mains, quand ils croiront visiter un confrère… Mais alors un
homme à chaque poste ne suffirait point. Voyez ce que vous
voulez faire.
Plusieurs s’offrirent alors, pour prendre, jusqu’à nouvel
ordre, la place des péagers. On en choisit dix-huit des plus
braves, pour les six postes ; et les moines qui nous accom-
pagnaient ayant assuré la troupe des bénédictions du ciel, on
se sépara pour remplir le premier ordre de Caillet, en ap-
plaudissant à ses sages idées.
Les choses allèrent aussi bien qu’on avait pu l’espérer.
Les six péagers du seigneur, qui dormaient encore, furent
tués dans leur sommeil, et remplacés chacun par trois pay-
sans courageux. Tous les autres se retrouvèrent autour de
mon beau-père, à la naissance du jour. On appela le champ
où l’on s’était rassemblé, le Champ de l’Union ; on y planta
une longue perche, surmontée d’une bannière blanche,
qu’on nomma la Bannière de la Liberté ; et Gaspard ayant en-

– 207 –
tonné le psaume LV47, nous marchâmes en bon ordre à la
seigneurie.
Les femmes, nous voyant traverser le village, sur deux
lignes, avec une ardeur décidée, se mirent à genoux et de-
mandèrent au ciel le succès de nos armes.
Avant d’entrer au château, un des moines qui nous ac-
compagnaient observa que nous allions, sans doute, trouver
sur pied la bande des archers du seigneur ; qu’il faudrait les
combattre, et que pendant cette affaire le tyran pourrait
s’évader. — Eh bien ! interrompit Caillet en s’adressant à la
troupe, vous allez vous tenir cachés dans les taillis qui bor-
dent les fossés du château ; Gaspard demeurera avec vous,
pendant que je pénétrerai, avec mon gendre et ces six bons
religieux, dans la chambre du seigneur. Vous paraîtrez aussi-
tôt que l’un de nous aura sonné trois fois de sa trompe, et
que vous entendrez les cris de la liberté…
Je suivis donc mon beau père, avec les six moines, por-
tant tous un cœur déterminé et de bonnes haches sous nos
habits. Les hommes d’armes du seigneur, qui, en effet,
étaient déjà debout, nous ouvrirent les portes, et nous laissè-
rent pénétrer dans le château, sans nous témoigner d’autre
sentiment qu’une sorte de pitié muette : ce qui nous sembla
d’un bon augure. Ces hommes étaient serfs comme nous ;
sans doute ils n’approuvaient point l’atroce barbarie de leur
maître ; et peut-être nous regarderaient-ils aussi, disions-
nous, comme des libérateurs.

47
Miserere mei, Deus, quoniam concutcavit me homo : totâ die
impugnans tribulavit me, etc.

– 208 –
Cependant nous étions entrés dans la chambre du sei-
gneur. Il n’était pas encore levé ; son juge et ses deux bour-
reaux étaient déjà autour de lui. C’était ce qui pouvait nous
arriver de plus heureux, puisque nous trouvions là les quatre
hommes dont la mort était jurée48. — Eh bien ! nous dit le
seigneur, d’une voix rauque et d’un regard de tigre, venez-
vous chercher la mort ou racheter vos prisonniers ?… Per-
sonne ne lui répondit. La hache était dans nos mains ; et au
bout d’un instant, au lieu de quatre monstres il n’y eut plus
dans cette chambre que quatre têtes hideuses, séparées de
leur tronc.
En même temps, un des moines courut à la fenêtre,
sonna trois fois de sa trompe, et prononça trois fois le nom
de la liberté. La troupe, qui se trouvait dans les taillis, répéta
d’une voix formidable : Liberté ! Vengeance ! et nous vîmes
paraître tous nos amis à la porte du château.
Cependant nous étions sortis de la chambre du tyran.
Caillet tenait d’une main sa hache sanglante, et de l’autre la
tête du seigneur ; il la pendit à la porte, tandis que les
moines et moi nous haranguions les quatre-vingts archers.
Ceux-ci, voyant qu’ils n’avaient plus de maître, qu’on leur
offrait la liberté, qu’ils ne seraient plus témoins de la barba-
rie d’un despote et du supplice de leurs frères ; considérant
d’un autre côté la troupe des paysans qui enfonçait la grande
porte ; comme ils n’étaient que les esclaves et non les sou-
tiens des seigneurs, ils déposèrent les armes, se joignirent à
nous, et embrassèrent de bon cœur les serfs armés qui ve-
naient les combattre. Nous rendîmes grâces au ciel d’avoir

48
Il paraît que ce seigneur n’avait pas de femme, car il n’en est
point parlé dans tout le reste de ce chapitre.

– 209 –
augmenté nos forces, quand nous pensions les voir bien di-
minuer par cette première affaire.
Néanmoins, quelques-uns de ces hommes d’armes, as-
sez pusillanimes pour craindre encore, et assez lâches pour
nous sacrifier tous à leurs frayeurs, s’étaient enfuis, au
nombre de treize, et s’en allaient apprendre aux seigneurs
voisins ce qui se passait à Frocourt. Mais ils furent massa-
crés par ceux des nôtres qui veillaient aux passages, et qui
regardèrent la fuite de ces hommes comme une première
nouvelle du succès de l’entreprise. Les six paysans qu’on
dépêcha à tous les postes, pour annoncer à nos amis notre
bonne réussite, nous rapportèrent cette heureuse expédition,
qui nous rendit toute notre tranquillité.
Nous étions donc libres ; nous n’avions plus ni seigneur,
ni bourreaux, et nous pouvions respirer ! Mais plus de
soixante malheureux gémissaient dans les cachots ; notre
joie ne pouvait être complète, que lorsqu’ils en jouiraient
avec nous. Jacques Caillet s’avança vers les bâtimens qui
servaient de prisons. Des larmes remplissaient ses yeux à
mesure qu’il en approchait. Il songeait à sa femme, qu’il ne
devait pas revoir. Il brisa à coups de hache la porte de ces
tristes demeures, pendant que nous poussions tous les cris
de la délivrance. Mais comme s’ils ne nous eussent point en-
tendus, ces pauvres gens ne nous répondaient que par des
sanglots ; et se faisant les plus tristes adieux, ils se prépa-
raient à la mort. Quel fut leur étonnement et leurs trans-
ports, lorsqu’au lieu de voir la face d’un bourreau, et de
s’entendre appeler pour le supplice, ils aperçurent le brave
Caillet, et entendirent ces mots mille fois répétés par nous
tous : Vous êtes libres ! nous n’avons plus de seigneur !

– 210 –
Les prisonniers sortirent à la hâte ; et quoiqu’épuisés de
douleur et de faim, ils se livrèrent à une joie immodérée en
revoyant le ciel, la vie, plus de supplices, plus de tortures,
plus de seigneur.
Mais ma femme, mon fils, le bon père Augustin ne pa-
raissaient point. Caillet, aussi inquiet que moi de cette len-
teur, ne pouvait s’arracher aux embrassemens de tous ceux
qu’il sauvait, pour chercher sa fille. Mais moi, qui me trou-
vais plus libre, je ne pus résister plus long-temps à mon im-
patience. Je m’enfonçai avec Gaspard dans le souterrain.
J’appelai ma chère Marie ; elle me répondit d’une voix
faible. J’entendis aussi la voix de mon fils. Nous les trou-
vâmes l’un et l’autre dans un enfoncement obscur, à demi-
nus et transis de froid, parce qu’ils s’étaient dépouillés d’une
partie de leurs vêtemens, pour faire une espèce de lit au
vieux Bénédictin qui se mourait sur le sol humide.
Hélas ! me dit Marie, vous arrivez bien tard ! Ce bon
père ne jouira pas du bonheur que vous nous annoncez, et
sans doute je ne reverrai plus ma mère…
Je compris à ces mots qu’elle ne savait pas son mal-
heur ; je ne répondis rien, pour ne pas l’accabler de déses-
poir. Gaspard prit le père Augustin dans ses bras, et je le
suivis, tenant par la main mon fils et ma femme. Le soleil
était levé. Gaspard déposa le vieux Bénédictin sur un petit
tertre de gazon, et s’efforça de le ranimer par quelques
gouttes de vin, dont on avait apporté plusieurs bouteilles,
prises dans les celliers de la seigneurie.
Cependant Marie avait repris ses vêtemens ; mon fils me
demandait à voir son grand-père et sa bonne-maman ; je les
conduisis auprès de Caillet.

– 211 –
Bientôt sa fille et son petit-fils lui demandèrent à em-
brasser aussi leur bonne-mère ; mais ils comprirent par ses
larmes et son désordre qu’ils l’avaient perdue, et tous trois
ils se livrèrent à une douleur si déchirante, que je n’en pus
soutenir le spectacle. Je m’éloignai ; et tandis que tout le vil-
lage s’efforçait de leur prodiguer des consolations et de par-
tager leurs peines, je retournai auprès du père Augustin. Il
avait repris un peu de forces ; ses yeux étaient ouverts : il
me reconnut, et ses premières paroles s’adressèrent à moi :
— Ô mon fils, me dit-il, est-ce bien vous que je revois ? Je
mourrai avec douceur, si vous me dites que vous êtes moins
malheureux. — Nous sommes libres, mon père, lui répondis-
je. Voyez tous vos compagnons de misère délivrés de leurs
terreurs, et reconnaissez dans ce religieux qui vous soigne,
mon frère Gaspard qui vous doit la vie, que le ciel m’a fait
retrouver, et qui vient vous demander votre bénédiction. —
Ah ! que Dieu vous bénisse, mes enfans, dit le vieillard ;
qu’il bénisse enfin les malheureux. Qu’il vous donne des
jours aussi longs et moins tristes que les miens. Embrassez-
moi encore avant que je meure.
Nous serrâmes doucement le vieux Bénédictin dans nos
bras. Quelques larmes coulèrent de ses yeux. Il demanda
mon beau-père, à qui il voulait dire adieu. Caillet vint aussi-
tôt avec ma femme et mon fils, et cherchant à cacher leurs
larmes, ils lui répétèrent encore que le village était libre. —
Comment cela s’est-il fait, dit le religieux ? Jacques Caillet
lui raconta la mort du seigneur, et les précautions prises
pour la garde de la seigneurie. — Ah ! Dieu soit loué, reprit
le père Augustin. Il y a bien des siècles qu’on aurait dû vous
prévenir. Brave Caillet, vous avez rempli toutes mes espé-
rances. Soyez digne de votre fortune. N’imitez pas la barba-
rie des maîtres que vous avez exterminés. Répandez dans les
villages et dans les provinces voisines le bienfait de votre dé-
– 212 –
livrance ; et que vos descendans vous citent avec orgueil,
comme un héros, comme le fléau des tyrans et le sauveur du
pauvre. Gouvernez-vous par de sages lois, et soyez unis, si
vous voulez être invincibles. Ô mon Dieu ! je te rends
grâces ; tu me fais voir, avant de mourir, la liberté naissante
sur le sol de ma patrie !… Mes enfans, sachez jouir de votre
bonheur ; sachez le conserver. Adorez votre Dieu, soyez fi-
dèles à son culte. Soyez vertueux, et vivez en frères. Soyez
indulgens. Abolissez les supplices. Imitez votre Dieu dans sa
clémence. Ma dernière heure est arrivée : elle est douce,
puisque je vous laisse plus heureux, et que je vais prier mon
Dieu de vous bénir. Adieu, mes enfans, chantez sur moi le
cantique du vieux Siméon…
Alors il entonna d’une voix mourante ce premier verset :
C’est maintenant, ô mon Dieu, que votre serviteur meurt en
paix, puisque je vois votre peuple libre, etc. Quelques-uns obéi-
rent tristement à la prière du vieillard ; il nous bénit encore,
nous fit un signe d’adieu, regarda le ciel en souriant, et son
âme s’éleva au séjour des anges.
— Hélas ! me dit Caillet, de quelles peines notre bon-
heur est mêlé ! Tu n’as plus de mère, mon fils, et tu viens de
perdre celui qui t’a tenu lieu de père… Mais encore une fois,
surmontons notre douleur, ces maux sont les derniers.
Viens, ma fille ; embrasse-moi encore ; embrasse ton époux,
et prodiguons enfin nos soins aux prisonniers.
Plusieurs étaient épuisés d’inanition. Mais déjà une par-
tie des paysans avait fait la visite du château ; on en avait ti-
ré une quantité prodigieuse de fruits, de vin et de diverses
provisions. On avait dressé de grandes tables dans les cours.
Bientôt chacun se mit à manger et à boire. C’eût été une fête
bien agréable, si nous n’avions point eu de chagrins ; mais

– 213 –
ceux qui n’avaient point de pertes à pleurer n’osaient insul-
ter par leur allégresse à la douleur des autres.
Après que le repas fut terminé, on proposa d’enterrer les
martyrs massacrés la veille. Je me ressouvins de l’inscription
que le père Augustin m’avait demandée pour sa tombe, j’y
ajoutai qu’en mourant il avait vu la liberté. On porta tous les
corps au cimetière. Gaspard et ses compagnons firent les cé-
rémonies funèbres ; et quand les morts furent inhumés, on
brûla sur eux les gibets et les instrumens de torture de la
seigneurie. Caillet prononça ensuite ces paroles :
— « Mes amis et mes compagnons, il est temps d’arrêter
le cours de nos larmes. Pour être libres, il faut que l’amour
de la patrie l’emporte, dans nos cœurs, sur l’amour de nos
proches et sur l’amour de nous-mêmes. Nos femmes et nos
enfans sont morts hier sous la griffe du tigre qu’on nous
avait donné pour maître. Que leur sang cimente notre af-
franchissement et notre délivrance. Ce sont des victimes à
qui nous devons peut-être notre liberté. C’est à leur mort
odieuse qu’il faut attribuer notre énergie et notre courage.
Oublions un instant ce que nous avons perdu, pour songer à
ce que nous avons acquis. Retournons au château de nos
anciens tyrans, et que tout le butin en soit également parta-
gé. Cette maison somptueuse ne doit plus loger un maître ;
elle sera la demeure des pauvres vieillards du village… Al-
lons ! que cette journée soit une fête : commencée dans la
douleur, qu’elle se termine par l’oubli des maux, et que, tous
les ans, ce grand jour soit fêté comme l’anniversaire de notre
délivrance. C’est la patrie, c’est la liberté qui vous parlent
par ma voix. »
Tout le monde applaudit à ce discours. On retourna au
manoir des seigneurs ; on en partagea le butin en bons

– 214 –
frères ; on y installa les vieillards, dont les cabanes avaient
été ravagées ; chacun tâcha d’oublier ses chagrins et ses
peines ; et la journée se passa. On se sépara, en convenant
de se rassembler le lendemain avant midi, pour statuer sur
les lois qu’il faudrait donner au village, et aux seigneuries
qu’on espérait y réunir.
Comme nos chaumières avaient été ravagées, que nos
lits étaient réduits en cendres, et que nous n’aurions pu,
Caillet, ma femme, mon fils, Gaspard, les six autres moines
et moi, nous retirer tous dans deux cabanes étroites, nous
nous logeâmes pour quelques jours dans une partie du châ-
teau. Nous passâmes la soirée à préparer les institutions que
nous voulions proposer aux habitans. La sagesse de Caillet
aurait suffi pour les faire bonnes ; mais les conseils des
moines nos bons amis, ceux de quelques vieillards que nous
avions retenus avec nous, et peut-être les miens, ne lui fu-
rent pas inutiles. Après avoir achevé ce travail, que je fus
chargé d’écrire, chacun s’alla coucher. Je pus embrasser à
mon aise ma bonne Marie ; et le lendemain, à midi, tout le
village étant réuni dans la grande cour du château, Jacques
Caillet proposa, par mon organe, les réglemens qui suivent :

– 215 –
Constitution.49
1°. Le territoire de Frocourt n’a plus de seigneur. La ser-
vitude de la glèbe, le droit d’aubaine, les corvées, les dîmes
féodales, le champart, le cens, tous les droits de seigneur
sont abolis. On ne paiera plus le droit de péage.
2°. Chacun pourra jouir à son gré de la chasse et de la
pêche.
3°. On pourra moudre son blé et cuire son pain au mou-
lin et au four de la seigneurie, sans être soumis à aucun droit
de banalité. Il n’y aura plus de droits de mesurage pour les
denrées qui se vendront dans le territoire affranchi.
4°. Un des moines qui ont embrassé notre cause nous
servira de curé. Chacun des autres aura un champ et une
maison, jusqu’à ce qu’ils trouvent, dans les églises voisines,
une plus digne récompense de leur dévouement. On paiera
la dîme du curé, mais sur les grains seulement.
5°. On lèvera tous les ans un vingtième sur les autres
objets, pour la nourriture de ceux qui gardent les passages,
et pour les pauvres vieillards.
6°. Le 9 et le 10 de septembre sont pour nous des jours
de triste mémoire. Nous les passerons, tous les ans, dans les
travaux publics. Chacun contribuera au rétablissement et à
l’entretien des chemins. On ne regardera pas ces deux jours

49
Cette Constitution, aussi simple que belle, est d’autant plus
précieuse, qu’on ne la trouve entièrement conservée que dans le
manuscrit dont nous donnons la traduction. Pierre de Meignais,
dans ses Mémoires des Jacqueries (Manuscrit de la Bibliothèque
royale), en parle bien quelquefois ; mais il n’en rapporte que
quelques articles.

– 216 –
de travail comme une corvée, puisqu’ils auront pour but le
service de tous, qu’ils nous rappelleront notre ancienne mi-
sère, qu’ils nous prépareront à bien célébrer le 11 de sep-
tembre, anniversaire de notre liberté.
7°. Tous les paysans libres seront égaux en droits ; il n’y
aura point de distinctions ; et chacun sera maître chez soi.
8°. Il n’y aura de supplices que pour les criminels. Ces
supplices, seront, autant que possible, changés en empri-
sonnement.
9°. Il n’y aura peine de mort que pour les traîtres, et
pour ceux qui tenteraient de nous ramener à l’esclavage.
10°. La justice sera rendue par six vieillards, choisis par
tous les habitans, et recommandables par leur prudence et
leur modération.
11°. Les jugemens seront publics, mais non les châti-
mens.
12°. Ceux qui se conduiront lâchement à la guerre,
n’auront point de part dans le butin. On donnera double part
à ceux qui feront de belles actions. Celui qui enlevera une
bannière la conservera dans sa maison comme un souvenir
de gloire. Celui qui mourra sur le champ de bataille, sera in-
humé avec honneur. Les habitans cultiveront le champ de sa
veuve, et ses enfans seront exemptés, jusqu’à leur vingtième
année, de toute redevance.
13°. On fêtera le dimanche comme un jour de repos,
destiné à rendre grâces à Dieu des travaux de la semaine.
On priera le curé de supprimer les fêtes inutiles.
14°. Ces réglemens seront inaltérables. On jurera de les
observer, aussitôt qu’on aura l’usage de la raison, dans tout
– 217 –
le territoire affranchi. On se persuadera que c’est seulement
par la religion, la vertu, l’union, la concorde, et l’amour de la
liberté, que les hommes peuvent être heureux. On fera tous
les sacrifices pour demeurer libres. On tâchera de se con-
duire en hommes, et non plus en esclaves ; et dès-lors, le
ministère des juges sera très-doux, parce qu’ils auront rare-
ment à punir, et jamais à exterminer.
Que Dieu nous bénisse. Nous sommes ses enfans ; et
notre culte lui deviendra agréable, puisque nous sommes
libres. Qu’il nous conserve toujours vertueux, toujours unis :
nous connaîtrons le bonheur.

Quand la lecture de ces institutions fut achevée, tous les


assistans applaudirent à grands cris. Personne ne demanda
de corrections, et tous jurèrent d’être fidèles à ces nouvelles
lois. On les déposa donc dans l’église ; un des moines prit les
fonctions de curé, et on procéda au choix des six juges. Ce
choix fut assez sage ; mais, selon les prédictions de Jacques
Caillet, leur ministère fut à peu-près inutile dans le village de
Frocourt.
Les jours suivans, chacun reprit le cours de ses travaux ;
on rebâtit les cabanes détruites ; on rétablit aux dépens du
château les ravages des seigneurs, et nous retournâmes dans
nos chaumières, malgré les offres qu’on nous fit de nous
abandonner la partie du manoir seigneurial qui n’était point
habitée par les vieillards. Caillet déclara qu’il ne voulait
point de priviléges, et que le château ne devait être donné ni
à lui ni à d’autres, parce qu’une pareille demeure annonçait
un maître, et qu’il n’en fallait point que Dieu seul. La liberté
nous parut si belle, notre destinée était si douce, que nous

– 218 –
avions peine à y croire, et que nous étions décidés à mourir,
avant de retomber dans la servitude de la glèbe.
Il y avait dix jours que nous essayions le bonheur, lors-
qu’un de nos péagers vint, en toute hâte, annoncer à mon
beau-père l’arrivée d’un seigneur voisin, qui entrait dans le
territoire pour rendre visite au seigneur de Frocourt. Il était
escorté de douze hommes d’armes. Alors, dans toutes les
seigneuries environnantes, dans toute la Brie, dans la Picar-
die, dans la plus grande partie de l’Île-de-France, et dans
plusieurs autres provinces, la tyrannie féodale était si mons-
trueuse, qu’il n’était pas possible de l’élever plus haut. La
misère des vilains était devenue effrayante : partout on les
exterminait par troupes ; on les assujétissait à des travaux
dont ils ne pouvaient plus supporter le poids ; on les privait
des alimens les plus grossiers ; on obligeait les paysans
d’atteler leurs femmes et leurs filles à la charrue, pour labou-
rer leur champ… ; on brûlait leurs cabanes ; on les poursui-
vait comme des bêtes fauves ; on ne leur laissait pour asile
que les trous et les cavernes : il eût été difficile de trouver un
animal domestique aussi mal traité qu’un serf, et l’on eût pu
croire que les seigneurs avaient juré l’entière extermination
des hommes qui n’étaient pas nobles.
Dans cet état de choses, nous étions sûrs d’être regardés
comme des libérateurs, par ceux que nous voulions arracher
au despotisme de leurs odieux maîtres. Mon père rassembla
donc à la hâte quarante paysans, armés des piques de la sei-
gneurie. Nous marchâmes au-devant du seigneur, et le trou-
vant à l’entrée du village, Gaspard fondit sur lui et le tua.
Comme nous nous avancions en nombre sur son es-
corte, ces pauvres gens jetèrent leurs armes, et nous crièrent
qu’ils se rendaient à discrétion. On leur annonça alors tout

– 219 –
ce qui s’était passé à Frocourt, et ce qui causait la mort de
leur seigneur. Ils n’eurent pas plutôt appris ces choses, qu’ils
nous supplièrent d’établir dans leur seigneurie l’ordre qui ré-
gnait dans la nôtre, en nous jurant qu’on nous recevrait
comme des saints et des anges du ciel. Leur proposition de-
vait être acceptée ; nous nous rendîmes avec eux au manoir
du seigneur que nous venions de tuer, et que deux d’entre
nous se chargèrent de porter au cimetière.
Les douze hommes d’armes, qui se réjouissaient d’être
affranchis, et qui nous conduisaient, rassemblèrent bien vîte
les habitans de leur village, annonçant à tous la mort du sei-
gneur et le jour de la liberté. Caillet envoya avec les douze
archers, douze hommes de sa troupe pour garder le château,
tuer les bourreaux et les geoliers, et empêcher l’évasion de
la dame et de sa famille. Alors il demanda aux paysans réu-
nis s’ils voulaient être libres, comme toute la France allait
bientôt l’être, et connaître le bonheur dont on jouissait à
Frocourt. Tous le comblèrent de bénédictions et lui crièrent
qu’ils feraient tout ce qu’il commanderait. Il établit donc
dans ce village les réglemens de Frocourt ; il fit garder les
passages par ceux qui se montraient les plus ardens pour la
liberté ; il réunit les deux territoires alliés ; il partagea entre
tous le butin du château, y logea les vieillards, délivra les
prisonniers, et fit donner à la dame du lieu et à ses enfans la
plus grande chaumière, en la prévenant qu’elle eût à épouser
un vilain avant trois mois, si elle voulait vivre libre. Elle lui
répondit avec tant de dédains et de morgue, qu’il ne lui dit
rien de plus, par respect pour sa douleur et pour son veu-
vage ; et tout étant bien réglé dans ce village, on nous re-
conduisit avec des acclamations et des actions de grâces
jusques dans Frocourt. Les deux seigneuries alliées jurèrent
de se soutenir mutuellement, de défendre la liberté com-
mune : en un mot, ce jour fut encore une fête.
– 220 –
Depuis ce temps jusqu’au mois de mars, sept seigneurs
voisins, venant également visiter celui de Frocourt, subirent
le sort des deux premiers ; et à la fin de l’hiver les lois de
Caillet étaient en vigueur dans neuf seigneuries, sans qu’on
eût rien tué que des seigneurs, des bourreaux, des juges, des
geoliers, et quelques péagers. Trois petits couvens de
moines, que les seigneurs tyrannisaient alors presque autant
que les serfs, s’étaient joints à nous, et nous encourageaient
à conserver nos conquêtes, dont nous étions loin d’être las.
En effet, quoiqu’il n’y eût que quelques mois que nous étions
libres, l’aisance régnait déjà parmi nous, et nous attendions
l’abondance dans la sécurité et dans la paix. Il est vrai que le
pillage des châteaux nous avait rendu une partie des biens
dont nous avions été dépouillés.
À l’approche du printemps, un gentilhomme, dont la
terre était située presque sous les murs de Beauvais, ne
voyant plus paraître aucun des neufs seigneurs dont nous
nous étions délivrés, soupçonna quelque chose de ce qui se
passait. Il envoya dans notre territoire un de ses hommes
d’armes, qu’il chargeait d’une commission de civilités pour
le seigneur son voisin : cet homme fut retenu, parce qu’il
n’eût pas été prudent de le renvoyer à son maître, et parce
qu’il aima mieux vivre libre parmi nous qu’esclave dans son
village.
Le gentilhomme, ne voyant pas reparaître son messager,
voulut moins que jamais se hasarder lui-même parmi nous.
Il en envoya un second, puis un troisième, qui demeurèrent
comme le premier.
Alors, le maître de ces trois hommes n’hésita plus, il ar-
ma au plus vîte tous ses paysans, au nombre de deux cent
quatre-vingts, et fit une irruption imprévue dans nos terres.

– 221 –
Les plus voisins se réunirent promptement et marchèrent
contre l’ennemi, en détachant plusieurs des leurs, qui semè-
rent l’alarme dans tous les villages alliés ; mais il n’y eut
point d’affaire. Le seigneur, qui venait nous combattre, ayant
aperçu des gens armés, qui ne marchaient pas sous la ban-
nière seigneuriale, rebroussa chemin avec sa prudence ac-
coutumée, de sorte que nous nous trouvâmes tous rassem-
blés, auprès de Frocourt, sans avoir besoin de nous battre.
Caillet profita de cette réunion pour faire la revue de
l’armée affranchie. Elle se composait de plus de deux mille
hommes, tous déterminés. Quoique mon beau-père refusât
constamment d’être à la tête de notre petite république, on
l’en regardait généralement comme le chef, puisqu’il l’avait
fondée, et, dans tous les combats, il fut le général.
Après qu’il eut examiné le bon ordre de notre armée, il
jugea à propos de nous haranguer, et tout le monde l’écouta
avec respect : — « Mes camarades et mes frères, nous dit-il,
nous sommes libres : rendons-en grâces à Dieu, et sachons
l’être toujours. Nous avons secoué le joug des droits féo-
daux ; les priviléges de la noblesse ne pèsent plus sur nous ;
l’abondance régnera bientôt dans nos chaumières, si nous
restons unis. Mais attendons-nous à de grands obstacles. On
sait que nous nous sommes affranchis : les seigneurs vont se
coaliser contre nous. L’Anglais ravage notre patrie ; la no-
blesse pourrait employer utilement sa valeur contre ces fa-
rouches ennemis ; mais les seigneurs aimeront mieux recon-
quérir leurs droits et laisser envahir leur patrie.
» Ne les craignons point, cependant ; songeons que si
les tyrans sont contre nous, les serfs embrasseront notre
cause. Dieu aussi prendra notre défense, puisque nous ne
sommes point de lâches agresseurs, que nos droits sont

– 222 –
justes et fondés sur la nature, et que ceux des seigneurs sont
usurpés, iniques, abominables.
» Dans deux jours, peut-être, quand l’armée de nos en-
nemis sera plus forte, elle entrera sur notre territoire. Te-
nons nos armes prêtes ; le son des cloches, dans chaque vil-
lage, sera le signal du ralliement. Plusieurs fois nous avons
montré notre bravoure contre les troupes anglaises ; nous
avons combattu vaillamment pour nos indignes maîtres : qui
nous empêchera de vaincre, maintenant que nous prenons
les armes pour nous et pour notre liberté ?… »
Toute l’armée poussa de grands cris ; on jura de nou-
veau d’être à jamais unis, de se bien battre, de mourir libres ;
et cinq jours après, treize seigneurs, à la tête de plus de trois
mille paysans, parurent sur nos frontières. Chaque village
sonna sa cloche ; tous furent en armes ; Gaspard et les
autres moines prirent les bannières des églises, et l’on
s’avança, en bon ordre, au-devant de l’ennemi.
Quand les deux armées furent en présence, Gaspard
s’écria : — C’est le sang de nos frères, chrétiens et français
comme nous, que nous allons répandre. Avant de leur don-
ner la mort, tâchons d’abord de leur offrir la paix… En
même temps il s’avança devant les rangs des seigneurs, et il
leur cria : — Amis, comme vous, nous avons été serfs ;
comme nous, vous pouvez être libres. Cessez d’être es-
claves, puisque vous pouvez être vos maîtres. Déposez les
armes : nous vous offrons notre alliance et la liberté…
Après ces mots, il se retira dans nos rangs. Malgré leur
avilissement, leur ignorance, leur extrême misère, les serfs
qu’on amenait contre nous avaient soupçonné quelque
chose de notre insurrection. Les paroles de Gaspard, qui se
répétèrent dans tous les rangs, réveillèrent dans tous les

– 223 –
cœurs l’amour de l’affranchissement. L’armée des serfs refu-
sa d’abord de combattre ; et comme on les menaça de les
décimer, s’ils ne remportaient pas la victoire ; comme les
juges, les bourreaux et les geoliers eurent l’imprudence de
lever leurs bâtons, les serfs perdirent tout le respect qu’ils
devaient à leurs superbes maîtres ; et, se déclarant pour
nous, ils tournèrent leurs armes contre leurs seigneurs et
bourreaux. Nous n’eûmes pas besoin de les appuyer. Sei-
gneurs et juges, bourreaux et geoliers, tous ces gens-là pri-
rent la fuite aussitôt qu’ils se virent abandonnés. On ne les
poursuivit point, et ils se réfugièrent dans Beauvais, emme-
nant avec eux leurs officiers et quelques hommes d’armes,
qui aimèrent mieux leur lâche servitude que notre liberté ;
parce que, tous Vilains qu’ils étaient, ils nous croyaient plus
Vilains qu’eux, et pensaient qu’ils se frottaient de noblesse
en vivant autour des seigneurs, dont ils ne recevaient pour-
tant que quelques outrages.
Nos nouveaux amis s’étant joints à nous, notre armée se
trouva forte de cinq mille hommes, et les succès que nous
avions obtenus, sans coup férir, nous faisaient espérer que
nos forces s’agrandiraient de jour en jour. Par bonheur en-
core, nos seigneurs, qui cherchèrent dès-lors à nous susciter
partout des ennemis, engagèrent inutilement la ville de
Beauvais à s’armer contre nous. Les gouverneurs de cette
ville, qui ne se souciaient pas de hasarder leur autorité, vou-
lurent bien donner un refuge aux seigneurs, mais non em-
brasser leur cause et exposer leurs citoyens à s’affranchir,
comme avaient fait les paysans. Il est vrai que Beauvais re-
fusa également de nous protéger, qu’elle nous ferma ses
portes, et qu’une partie de nos gens en murmurèrent. Pour
moi, je pense qu’elle fit bien de rester neutre, et que toutes
les autres villes se conduisirent sagement en prenant
d’abord le même parti, puisqu’elles étaient moins malheu-
– 224 –
reuses que les campagnes, et qu’elles croyaient peu gagner à
la révolte.
Mais après que notre coalition se fut étendue, dans la
Brie, l’Île de France, la Picardie et les provinces environ-
nantes, quand notre armée se composa de cent mille
hommes, les villes auraient dû changer de conduite ; et si
toutes elles eussent suivi l’exemple de Senlis, qui se déclara
pour nous et nous ouvrit ses portes, la France était libre.
Le moment était plus favorable que jamais ; la capitale
voulait sa liberté et la chute du gouvernement féodal ; et
nous savions nous appuyer de l’exemple de Paris, comme
Paris s’appuyait du nôtre. Les excès de la noblesse étaient
partout au comble ; jamais on n’avait vu les seigneurs si
cruels, et les serfs si misérables. Le roi de France était trahi,
et ses vassaux refusaient de le secourir, de leurs hommes et
de leur or, contre les armées anglaises.
Il y a plus ; toute la France savait, et il était constant que
la noblesse française voulait vendre notre belle patrie à
l’Angleterre. Plusieurs princes s’étaient faits de grands par-
tis ; tous les points de la France n’étaient plus que confusion
et désordre ; nous savions que notre roi Jean avait livré la
malheureuse bataille de Poitiers, et qu’avec des forces bien
supérieures à celles des Anglais, et l’avantage de la position,
il avait lieu de compter sur une victoire certaine ; mais que
trahi, abandonné de tous, il avait été fait prisonnier et con-
duit à Bordeaux. Nous avions formé le projet de marcher sur
cette ville, d’agrandir notre armée dans toutes les provinces,
de tenter la délivrance du monarque, de lui exposer les
crimes de sa noblesse envers le trône et envers la masse du
peuple, et de lui demander des lois qui rétablissent l’égalité
entre tous les ordres de l’état.

– 225 –
Nous savions tous que le prince le plus cruel est tou-
jours plus doux que les seigneurs ; et lorsque nous commen-
çâmes à craindre que notre liberté fût peu durable, puisque
les seigneurs invoquaient contre nous le secours de tous les
peuples voisins, dont nous n’entendions pas le langage, et
que nous ne pouvions séduire, nous nous serions contentés
de devenir au moins serfs du roi.
Mais nous n’avions rien fait encore pour l’exécution de
nos projets, lorsqu’on nous apprit que le roi venait d’être en-
levé de Bordeaux et emmené en Angleterre. On attribua en-
core cette trahison aux seigneurs, et dès lors nous nous arrê-
tâmes à ces seules résolutions, d’exterminer la noblesse et
de continuer jusqu’à la mort d’affranchir notre pays.
Une foule d’ecclésiastiques, indignés des violences et
des injustices des seigneurs, approuvèrent notre conduite, et
formèrent des confréries qui embrassèrent notre cause. Des
moines de tous les ordres se rangèrent sous nos drapeaux ;
et comme je l’ai déjà dit, nos forces s’élevèrent en moins
d’une année, à plus de cent mille hommes, tous braves sol-
dats, tous résolus à se battre jusqu’à la mort.
Un gouvernement sage aurait pu traiter avec nous, et
nous faire marcher contre les Anglais ; on aima mieux laisser
à l’Angleterre le loisir de s’établir en France ; les seigneurs,
ecclésiastiques et laïcs, s’occupèrent uniquement de nous
détruire.
Malgré l’étendue de nos armées, mon beau-père conti-
nua d’en être le général. Parce qu’il portait le nom de
Jacques, et que l’effigie de son patron ornait quelques-uns
de nos étendards, on donna aux guerres qu’on nous fit, le
nom de guerres de la Jacquerie. On plaça dans les villes des
gouverneurs sévères, beaucoup de nobles, et des soldats

– 226 –
étrangers. Les seigneurs promirent la liberté, les évêques des
indulgences pleinières à tous ceux qui se battraient contre
nous. On nous déclara traîtres, félons et brigands. On jura de
ne faire grâce à aucun de nos prisonniers ; en un mot on
nous fit une guerre à mort. Elle fut bien cruelle puisque des
prélats se firent gloire du nombre des vilains qu’ils avaient
tués dans les combats, et des prisonniers qu’ils avaient égor-
gés de sang-froid.
De notre côté, on ne se crut plus obligé à la modération.
Aucun seigneur ne fut épargné ; tous les châteaux furent li-
vrés au pillage ; et pour mieux anéantir la noblesse, les plus
déterminés des nôtres s’emparèrent des dames et des de-
moiselles nobles, et en firent leurs maîtresses. Les moines et
les prêtres qui s’étaient mis de notre parti, avaient vu tant
d’horreurs dans les châteaux, qu’ils ne regardaient point
comme un sentiment répréhensible l’ardeur que nous avions
d’exterminer tous les seigneurs, et qu’ils nous excusaient de
prendre leurs femmes, pourvu qu’on ne se permît pas de les
tuer, car ces meurtres étaient inutiles.
Cependant les traitemens cruels que les seigneurs réser-
vaient à nos prisonniers, faisaient à la noblesse autant de
mal qu’elle en attendait de bien. On avait cru nous intimider
par des menaces et nous séduire par des promesses ; mais
nous connaissions, par une longue expérience, le compte
qu’il fallait tenir des promesses d’un seigneur ; et si nous
rendions les armes, nous devions nous attendre au supplice,
en retombant dans les mains de ces hommes, qui se
croyaient nos maîtres, et qui nous regardaient comme des
esclaves rebelles, comme leur propriété, comme des bêtes
de somme, qu’ils pouvaient traiter selon leurs caprices. Et si
les promesses nous inspiraient une défiance générale, les
menaces relevaient notre valeur. Nous ne voulions pas être

– 227 –
massacrés comme ceux de nos compagnons qui s’étaient
laissé prendre : nous combattions avec une intrépidité qui ef-
frayait nos adversaires.
Aussi, malgré leur nombre et leurs forces, nos ennemis
ne pouvaient nous vaincre. Pendant une année, l’issue des
combats fut presque toujours incertaine ; ou plutôt la vic-
toire fut presque toujours pour nous, puisque notre armée
s’accroissait constamment, et que les nobles fuyaient devant
nous, après la moindre escarmouche.
Le brave Caillet était toujours à la tête de nos bataillons,
animant tout de son courage, donnant ses ordres avec pru-
dence, partageant le butin avec impartialité, et arrêtant les
désordres autant qu’il le pouvait. Il était le premier aux
combats et aux fatigues, et ne voulait que la gloire de déli-
vrer sa patrie. Tous l’aimaient ; et sous un tel chef, la no-
blesse eût été en peu d’années chassée de tout le royaume,
si elle n’eût recouru à des forces étrangères.
Mais désespérant de nous vaincre seuls, et désolés
d’attendre vainement les secours qu’ils avaient demandés
aux pays voisins, les seigneurs français quittèrent la partie
pour quelques mois ; ils coururent implorer eux-mêmes, à
charge de revanche, l’aide des seigneurs de la Bohême, de la
Hongrie, de toute l’Allemagne, de la Flandre, du Brabant, de
l’Espagne, de l’Italie et des autres États. Bientôt nous ap-
prîmes qu’une armée immense, composée de seigneurs et de
serfs, d’évêques et de moines, de tous pays et de toutes
langues, s’avançait contre nous avec des forces capables de
nous réduire en poudre dans la première journée.
Ces nouvelles ne nous épouvantèrent point. Nos enne-
mis avaient le nombre ; mais nous avions le courage,
l’habitude des combats et la beauté de notre cause. Caillet

– 228 –
rassembla tous les insurgés en une seule armée. Nous for-
mions cent dix mille hommes ; les seigneurs en comptaient,
dit-on, plus de trois cent mille. Nous jugeâmes qu’il serait
bon d’attendre l’ennemi en repos, et de fondre sur lui aussi-
tôt qu’il paraîtrait, sans lui laisser le temps de prendre ha-
leine ; et ce moyen nous réussit.
Quand l’armée des seigneurs ne fut plus qu’à un quart
de lieue de la nôtre, tous nos gens bien disposés prirent les
armes, se mirent à leurs rangs, et mon beau-père prononça
ce discours, que tous les chefs répétèrent à leurs bataillons :
— « Mes camarades et mes frères, on ne nous a point
encore vaincus, et notre liberté est affermie. Marchons sans
crainte contre ces bandes de tyrans et d’esclaves. Une
grande victoire portera le dernier coup à la puissance des
seigneurs, et dispersera pour jamais nos ennemis épouvan-
tés. »
Des clameurs belliqueuses s’élevèrent de toutes parts ;
on sonna la charge ; le brave Caillet, tenant de la main
gauche une bannière, et de la droite agitant sa hache
d’armes, s’élança sur l’ennemi ; nous le suivîmes en chantant
sa vieille chanson.
La victoire fut pour nous ce jour-là. Mais le lendemain,
les seigneurs ayant rallié leurs forces, se mirent à nous har-
celer encore ; et pendant dix jours il nous fallut supporter
sans cesse de petits combats, qui nous affaiblirent, tout en
laissant la victoire douteuse ; car, quoique un dixième de
notre armée eût succombé, nous n’étendions pas moins nos
forces dans le pays. Les seigneurs, de leur côté, avaient per-
du le tiers de leurs troupes : plusieurs de leurs serfs déser-
taient dans nos rangs ; et, nous attaquant sans cesse, ils

– 229 –
étaient repoussés au premier choc, sans paraître vaincus,
parce qu’ils se battaient en reculant.
Mais enfin nous étions condamnés à mourir, et la
France à retomber dans l’esclavage. On apprit que le roi
Jean voulait racheter sa liberté, en cédant à l’Angleterre la
moitié des provinces françaises, auxquelles il ajoutait une
somme de quatre millions d’écus d’or. Un traité aussi hon-
teux n’eut point d’approbateurs ; mais il rappela aux Fran-
çais que leur roi était captif, l’État sans gouvernement, et la
France presqu’envahie. Paris et les autres villes se soumirent
au dauphin, qui règne à présent sous le nom de Charles V.
Dès-lors les seigneurs de son parti s’avancèrent contre nous,
et secondèrent les autres seigneurs français et étrangers.
Charles de Navarre, ce roi qu’on a si justement surnommé le
Mauvais et le Perfide, nous avait promis de nous protéger, ou
au moins de rester neutre, entre nous et nos ennemis ; mais
s’étant réconcilié avec le dauphin, Charles-le-Mauvais prit
aussi les armes contre nous.
Alors, assaillis de toutes parts, et n’ayant plus de se-
cours à attendre du reste des Français, qu’on effrayait par
l’appareil de nos supplices, il fallut nous décider à succom-
ber en braves. Il se livra une grande bataille, où soixante
mille hommes furent exterminés ; mais nous en perdîmes
vingt mille. Le roi de Navarre nous fit presque autant de pri-
sonniers, dans un bois où nous nous étions enfoncés impru-
demment. Tous ces captifs furent condamnés à une mort in-
fâme ; et les gibets, le feu, la hache, tous les instrumens de
supplice furent employés contre ces braves, qu’on avait dé-
sarmés.
Nous avions offert au dauphin de nous soumettre à lui,
s’il voulait nous accorder sa protection. Au lieu de nous ré-

– 230 –
pondre, il ne vit en nous que des serfs rebelles et dignes de
mort. Il se joignit à ceux qui nous combattaient. Bientôt
notre armée fut réduite à cinquante mille hommes.
Nous étions entourés de toutes parts ; mais le brave
Caillet était toujours à notre tête, et, quoique malheureux,
nous avions encore du courage. Caillet nous voyant sans
provisions, et partout nos ennemis autour de nous, nous
proposa de faire une percée à travers l’armée étrangère, de
nous échapper d’abord, et de chercher ensuite un moyen de
relever nos forces, en portant la guerre ailleurs, en soulevant
les provinces que les troupes des seigneurs n’occupaient
point.
Cette proposition fut agréable à tous ; et nous nous pré-
parâmes à l’exécuter. Mais les princes avaient promis une
seigneurie et tous les avantages des hommes libres à ceux
qui prendraient vivant l’intrépide Caillet, que l’on redoutait
plus qu’une armée, puisqu’il était l’âme et le chef de cette
guerre. Si nous avions su ces choses, nous lui eussions fait
de nos corps un rempart si solide, que l’ennemi n’eût point
approché sa personne. Nous nous étions mis en mouvement
vers le milieu de la nuit ; Caillet marchait le premier, selon
son usage. Le camp des seigneurs étrangers s’éveilla à notre
approche, et notre présence y répandit une frayeur si géné-
rale, que nous serions passés sans péril, si l’ardeur du gain
n’eût engagé quelques Allemands à tout braver pour
s’emparer de notre général. Comme il faisait une nuit noire,
et que l’on était sûr de trouver mon beau-père au premier
rang, ces esclaves s’étaient cachés derrière un bouquet
d’arbres ; ils se jetèrent sur le brave Caillet aussitôt qu’ils en-
tendirent ses pas. Le général se mit aussitôt en défense et
agita sa hache. Quelques-uns de ses ennemis mordirent la
poussière ; mais un coup violent donné au hasard lui ayant

– 231 –
abattu l’épaule et le bras droit, il fut pris et entraîné rapide-
ment, pendant que nous combattions à deux pas de lui pour
l’arracher à ses lâches agresseurs.
Cette perte, dont il ne nous fut pas possible de douter
long-temps, nous jeta tous dans la consternation ; et nos en-
nemis poussant les cris de la victoire, parce qu’ils avaient
pris notre général, se mirent à nous poursuivre avec ardeur.
Notre armée prit la fuite : une grande partie fut taillée en
pièces ; le reste se dispersa par troupes dans les forêts. Mon
frère Gaspard tenta vainement de rallier les débris de nos
bataillons ; il rassembla avec peine huit mille hommes, à la
tête desquels il ne se fit redouter que quelques jours.
Mon malheureux beau-père fut conduit aux princes.
Charles-le-Mauvais l’ayant vu, tout criblé de blessures, tout
démembré qu’il était, conserver encore sa fierté et le calme
de son âme ; soit que ce prince, avec ses mauvaises qualités,
eût assez de vertus pour montrer quelque égard au mérite et
au malheur, soit que le généreux Caillet lui parût encore
formidable, et qu’il voulût se délivrer de lui au plus vîte, ce
prince exempta mon beau-père des longs et affreux sup-
plices qu’on lui avait destinés, et le condamna à avoir la tête
tranchée.
— Je suis vaincu et désarmé, dit Caillet en présentant sa
tête. On dira que je fus un brigand : si j’eusse pu vous
vaincre, je serais le libérateur de ma patrie et l’idole de la
France. Mais souvenez-vous de mes dernières paroles,
princes et seigneurs qui m’écoutez : le règne de la tyrannie
passera. Il viendra d’autres hommes qui auront mon cou-
rage, et qui seront plus heureux. Dans un demi-siècle la
France sera libre… Je meurs pour Dieu, pour la liberté, pour
ma patrie, et pour mes frères…

– 232 –
Il demanda ensuite un confesseur. On le lui refusa. — Eh
bien, dit-il, mon cœur est sans reproches, ma conscience est
pure. J’ai fait le bien, j’ai mille fois arrêté le crime. Ô mon
Dieu, vous êtes clément et miséricordieux : ouvrez-moi votre
sein… Alors il tendit sa tête au bourreau.
La mort de ce grand homme passa de bouche en bouche
et vint à nos oreilles ; et ce fut en voulant le venger, que
Gaspard fut tué sur le champ de bataille, avec un grand
nombre des braves qu’il commandait encore. Dès lors, de
ces armées d’hommes libres, qui répandaient naguères la
terreur dans les châteaux et le bonheur dans les chaumières,
il restait à peine vingt mille braves, épars de tous côtés et di-
visés en une multitude de petits bataillons. Nous n’avions
plus d’espoir de nous réunir, car deux cent mille hommes
nous poursuivaient sur tous les points ; on ne nous faisait
aucun quartier : nous n’avions plus de chef, et les traitemens
horribles qu’on faisait éprouver à nos prisonniers épouvan-
taient tous les cœurs magnanimes que la beauté de notre
cause aurait pu attirer sous nos drapeaux.
Après quelques mois encore de poursuites et de petites
batailles, les seigneurs étrangers se retirèrent, les princes en
firent autant ; et les seigneurs français, rentrant dans leurs
fiefs, s’occupèrent à exterminer, chacun dans sa seigneurie,
ce qui restait de rebelles.
Je n’avais reçu dans ces guerres que de légères bles-
sures. Quand tout espoir fut anéanti, quand j’eus perdu mon
père et mon frère, je me décidai à retourner à Frocourt. Dans
tous les villages de ces cantons il n’y avait point encore de
seigneurs. Je retrouvai ma bonne Marie et mon fils que je
n’avais point vus depuis long-temps, en proie à de mortelles
douleurs. On leur avait appris la mort du grand et trop mal-

– 233 –
heureux Caillet. Je leur annonçai aussi celle de Gaspard. Je
m’occupai ensuite uniquement de les consoler, tout en me
préparant à fuir avec eux un pays où nous courions mille
dangers.
J’ai assisté à tous ces combats ; j’ai écrit avec vérité tout
ce que ma mémoire m’en a rappelé de remarquable ; mais
tant que les seigneurs seront les maîtres, et que les serfs
trembleront sous les chaînes de l’esclavage, si l’on fait
l’histoire des malheureuses guerres de la Jacquerie, on les
peindra comme des brigandages, parce que nous étions de
pauvres vilains qu’on ne craindra pas de noircir. On repré-
sentera Jacques Caillet comme un conspirateur et un re-
belle… Mais quoique ce livre ne soit destiné qu’à mon fils, je
dois encore tracer ces lignes. Les Josué, les Épaminondas,
les Brutus et tous ces héros qu’on n’a respectés que parce
qu’ils sont morts dans la puissance, étaient moins grands
que mon beau-père, puisque sans moyens il a fait de grandes
choses, puisqu’il n’avait pris les armes que pour le bonheur
de ses frères, et non pour son ambition ni pour sa fortune,
puisque sa mort replongea toute la France dans la servitude.
Heubecourt, l’an du salut 1360.

– 234 –
CHAPITRE DERNIER.

Lettre de Marcel à son fils Marcel Jacques.

Heubecourt, le 17 avril de l’année 1369.


Comme c’est pour toi, mon fils, que j’ai écrit les annales
de ma vie, je les avais interrompues après la guerre de la
Jacquerie, parce que, depuis cette guerre, je pensais que tu
ne me quitterais point, et qu’ainsi il était inutile de t’écrire ce
qui se passait sous tes yeux. Mais il faut que je reprenne la
plume, puisque de nouvelles persécutions m’accablent, que
je vais mourir loin de toi, que je ne te verrai plus, et que
j’obtiens, à grands frais, le dernier bonheur de te faire passer
cette lettre.
Tu sais que dans le temps de notre insurrection, quand
nous parcourions la Picardie, l’infâme Olivier de Domart
tomba sous nos coups. Tu n’as point oublié que l’autorité de
Caillet et la mienne sauvèrent Charles d’Heubecourt, le fils
du plus digne seigneur que j’aie connu, le compagnon de
mes études, l’élève du bon père Augustin. Nous l’avions ré-
tabli dans les seigneuries d’Heubecourt et de Domart ; il les
gouvernait avec douceur ; et c’était là, dans les lieux les plus
chers à ma jeunesse, que je m’étais retiré avec ta mère et toi,
mon cher fils.
Pendant deux années nous vécûmes dans la paix, le
calme et l’aisance. Ton caractère sérieux et triste me donnait
seul quelques chagrins ; mais je te plaignais sans te blâmer,
car ayant passé tes premières années dans les alarmes,

– 235 –
ayant vu tomber ta bonne maman, ton vertueux grand-père,
et tous tes amis, sous la hache des seigneurs, frappé cruel-
lement de la mort du père Augustin qui t’ouvrait la porte des
études avec tant de bonté, témoin de la misère de tes frères,
la tristesse qui te dévorait n’annonçait qu’un cœur trop sen-
sible.
Enfin, à vingt ans, tu voulus embrasser l’état monas-
tique. Ta mère pleura ; je versai quelques larmes ; mais nous
nous rendîmes à tes vœux. Ce fut par le moyen de Charles
d’Heubecourt, dont nous étions plutôt les amis que les serfs,
que tu fus reçu dans un couvent d’Amiens, où du moins les
vertus règnent, sans trop de superstition.
Il y a sept ans que nous sommes séparés. Souvent je
suis allé te porter mes bénédictions et celles de ta mère ;
souvent aussi tu obtins la liberté de venir voir tes pauvres
parens. Le ciel ne m’a point accordé le bonheur d’être père
encore ; mais je me consolais de ma solitude, puisque je pas-
sais mes jours dans le sein de ma bonne Marie, dont la dou-
ceur, la tendresse, les vertus angéliques, m’ont apporté de si
heureux instans ; puisque je te savais content de ton état.
J’espérais mourir plus doucement que toute ma famille.
Mais hélas ! le cours de ma vie, mêlé de tant de maux, doit
se terminer dans les supplices, que j’ai tant de fois évités ; et
les seigneurs, qui ont fait mourir ma mère, mon père, mes
trois frères, la mère de ma chère Marie, son respectable
père, et toutes nos familles, les seigneurs doivent encore hâ-
ter mon heure dernière.
Depuis que la guerre de la Jacquerie est terminée, de-
puis que les armées des Français libres sont anéanties, les
seigneurs ont repris toute leur ancienne puissance, les serfs
toutes leurs misères. La servitude de la glèbe et tous les

– 236 –
droits tyranniques sont remis en vigueur. Il semble que les
liens des serfs soient plus resserrés encore, depuis que nous
avons tenté de les briser ; et le pauvre est chargé de chaînes
si pesantes, qu’il lui est impossible de les soulever désor-
mais. Tous ceux qui ont pris les armes pour leur affranchis-
sement sont mis à mort aussitôt que découverts ; et tous
ceux qui osent admirer la guerre de la Jacquerie, ou seule-
ment ne pas maudire les paysans insurgés, sont punis, par
de cruels supplices, d’un sentiment qu’on traite de rébellion
contre les seigneurs.
Cependant le généreux Charles d’Heubecourt ne levait
dans ses deux fiefs que la moitié des droits seigneuriaux ; et
c’était peut-être en Picardie le seul gentilhomme qui traitât
ses sujets avec humanité. Hélas ! sa chute est la preuve que
dans ce misérable siècle on se perd en faisant le bien.
Le seigneur de Durges et quelques autres tyrans du voi-
sinage ont prétendu que la conduite de Charles
d’Heubecourt préparait les paysans à de nouvelles révoltes,
qu’il les laissait vivre dans une certaine aisance, et proférer
les mots criminels de liberté et de patrie ; qu’il était d’ailleurs
un protégé des insurgés, et que son ambition sans doute, en
gagnant le cœur des paysans, était de se mettre à leur tête,
de faire une seconde Jacquerie, et de soumettre bientôt
toute la province. Quelques-uns de ceux à qui le seigneur de
Durges faisait part de ses idées, proposèrent de déclarer la
guerre à Charles d’Heubecourt. — Gardez-vous en bien, dit-
il ; le seigneur d’Heubecourt est maître de deux fiefs consi-
dérables. Ses vilains, qui le chérissent, se feront hacher pour
sa défense. Nous n’avons qu’un moyen, c’est de faire assas-
siner notre ennemi, sa femme, ses enfans, par des hommes
solides, à qui nous promettrons de grandes récompenses, et
que nous ferons pendre ensuite pour notre sûreté…

– 237 –
Cette abominable proposition fut agréée, ce projet exé-
cuté, et les vainqueurs se partagèrent les seigneuries
d’Heubecourt et de Domart.
Je venais d’apprendre l’assassinat de mon digne maître,
et je me préparais à fuir avec ma chère Marie, à chercher
une forêt, une caverne, un désert, où je pusse mourir autre-
ment que par le gibet ; mais nos péagers sont changés, les
archers des seigneurs voisins gardent toutes nos issues. Pour
comble de maux, on a découvert qui je suis ; on ne m’a point
jugé, on vient de me condamner à la mort.
La nuit s’avance, mon fils, je suis surveillé. Demain ma-
tin ma sentence s’exécute ; tu n’es qu’à quelques lieues de
moi, et je ne te verrai plus, et je ne pourrai te serrer encore
dans mes bras !
Mais ta malheureuse mère reste dans cette vallée de
larmes. Tu peux et tu dois la sauver, ô mon cher fils ! Ton
supérieur est humain, viens avec quelques-uns de tes frères ;
apporte des reliques, s’il le faut ; emploie même l’imposture,
elle est pardonnable lorsqu’elle produit le bien. Viens, nos
tyrans sont superstitieux, leur âme timorée se troublera ; tu
peux leur arracher ta mère. Tu consoleras son cœur déchiré,
tu essuieras ses larmes, tu chercheras à lui faire oublier un
époux qui l’a tant aimée, et qui fut si heureux avec elle. Tu
lui diras que je l’attends avec toute sa famille dans le sein de
mon Dieu. Tu lui trouveras dans quelque maison religieuse
un asile où elle puisse supporter en paix le reste de ses jours.
Adieu, mon fils, mon cher fils : je ne puis t’embrasser
encore ; mais j’embrasse ta pauvre mère, elle te rendra mes
tristes baisers, comme je te charge de lui donner les miens,
alors que je ne serai plus.

– 238 –
Adieu, mon cher fils, adieu aussi, ô la plus vertueuse et
la plus infortunée des femmes ; demain vous ne me posséde-
rez plus, demain vous ne me pourrez plus voir, demain je
marche au supplice. Mon corps sera la proie des vers, mais
mon âme s’élevera dans les parvis éternels. C’est là que je
vais vous attendre dans le sein de mon Dieu, dans le sein de
nos bons amis, qui m’ont tous précédé……
FIN

– 239 –
APPENDICE
AUX MÉMOIRES D’UN VILAIN.

– 240 –
§. Ier.

Des reliques.

(L’abbaye de Signy possédait la tête d’Isaïe, une fiole de


lait de la sainte Vierge, et la fameuse chartre de saint
Bernard, etc. CHAP. VI.)
Ces faits sont positifs comme tout le reste. À la vérité, ce
n’est guère que par la tradition qu’on peut prouver
l’existence de la tête d’Isaïe et de la fiole du lait de la sainte
Vierge, dans l’abbaye de Signy. Mais un morceau d’histoire,
écrit avec autant de bonne foi que celui-ci, n’a pas besoin de
preuves. Nous en donnerons toutefois pour ceux à qui il en
faut absolument.
D’abord personne ne doutera de la chartre de saint Ber-
nard ; l’histoire féodale en a conservé le souvenir ; et mes-
sieurs de Sainte-Marthe, que les ultra-montains même
n’oseront récuser, affirment positivement qu’ils ont vu, dans
le trésor de l’abbaye de Signy, ce parchemin célèbre, écrit
par saint Bernard, qui promet autant d’arpens dans le ciel
qu’on en donnera ici bas à ses moines…
Les deux reliques qui se trouvent jointes à cette chartre
sont moins surprenantes, si on veut bien lire cette petite
nomenclature :
— On honore à Rome l’autel sur lequel saint Jean-
Baptiste disait la messe dans le désert, comme le témoigne
le livre des Indulgences papales ; à Burgos, un crucifix au-
quel on coupe tous les ans la barbe et les ongles ; à Montsé-
rat, le sabre de saint Ignace ; à Naples, le saint sang de saint

– 241 –
Janvier ; à Cologne, les os des onze mille vierges50, et le
corps de sainte Ursule, qui eut le privilége d’être distinguée
de ses compagnes par un pigeon. — Dans la même ville, les
corps des trois rois mages qui ont adoré Jésus-Christ dans la
crèche, relique non moins admirable que la tête d’Isaïe. —
Dans l’église des Machabées de Cologne, la perruque de Jé-
sus-Christ, ce que Misson trouva fort singulier51 ; à Nurem-
berg, la pique dont le benoit S. Longin perça le côté de Jé-
sus, pièce qui se montre encore en dix ou douze autres
villes.
On vénère dans le même lieu une dent de S.-Jean-
Baptiste, un bras de sainte Anne, le linge dont Jésus-Christ
essuya les pieds des apôtres, etc. ; à Venise, le rocher que
Moïse frappa au désert, avec les quatre petits trous par où
l’eau sortit, en assez grande abondance pour désaltérer six
cent mille hommes, non comprises leurs familles et leurs
bêtes de somme ; la même ville conserve la tête de Jonas,
qui n’est pas plus rare que celle d’Isaïe.
À Rome, on montre la verge de Moyse, celle d’Aaron, le
prépuce de Jésus-Christ, la lanterne de Judas52, la tasse de
saint Roch, la colonne sur laquelle le coq de saint Pierre
chanta, la tête de saint Pancrace, qui saigne devant les héré-
tiques ; la tête de Zacharie, père de saint Jean-Baptiste ; une
épaule de saint Laurent, une dent de saint Pierre, la soutane
de S.-Jean l’évangéliste, des cheveux de la vierge Marie, la

50
Ces reliques sont aussi à Notre-Dame de Paris.
51
Nouveau voyage d’Italie, tome Ier, pag. 49.
52
La tasse de Judas Iscariote était aussi à Saint-Denis, près Pa-
ris.

– 242 –
chemise qu’elle fit à Jésus-Christ53 ; une fiole de l’eau et du
sang qui sortit du côté du Sauveur ; la fenêtre par où l’ange
Gabriel entra dans la chambre de Marie54, la grille sur la-
quelle notre Seigneur était appuyé lorsqu’il prêchait55, une
fiole pleine du sang qui sortit des mains et des pieds de Jé-
sus-Christ, des cheveux du Sauveur, etc.
On conserve à la cathédrale d’Amiens la tête de saint
Jean-Baptiste, que l’abbé de Marolles vit dans six autres
églises ; les moines de Vendôme possédaient la sainte larme
que notre Seigneur pleura sur Lazare56. Les moines de Cou-
lombs montraient aux fidèles le prépuce de Jésus-Christ. —
À Paris, enfin, on vénérait une des jambes d’un des saints
innocens, les cheveux de sainte Marie-Madeleine, les langes
où Jésus-Christ fut enveloppé pendant son enfance, les che-
veux et une fiole du lait de la sainte Vierge…57
» Ce qui m’apprit à mépriser les reliques des saints, dit
d’Aubigné, dans le chap. VII de la Confession catholique du
sieur de Sancy, c’est que je vis quinze ou seize corps à saint
Pierre, dix-huit à saint Paul, dix mille martyrs enterrés en la
grandeur d’un coffre, les marques des fesses de saint Fiacre

53
Merveilles et antiquités de la ville de Rome, etc., Rouen, 1730,
in-8°, pag. 3.
54
Ibid., pag 4.
55
Ibid., pag. 10.
56
Voyez l’Histoire véritable de la Sainte-Larme de Vendôme.
57
Cette dernière relique était à la Sainte-Chapelle. (Voyages de
Paul Beranger dans Paris, après 45 ans d’absence. 1820. tom. Ier,
pag. 97. — Piganiol, tom. Ier, etc.)

– 243 –
sur une pierre en Brie ; à Jossé en Auvergne, en Catalogne et
ailleurs,… les plumes de l’ange Gabriel, du lait de la sainte
Vierge, des rognures de ses ongles, un éternuement du saint
Esprit, un han de saint Joseph fendant une bûche, etc.58 »
« On garde à Naples, dit Misson59, une assez raisonnable
quantité du lait de la Vierge : ce lait devient liquide à toutes
les fêtes de Notre-Dame. À la Cathédrale, le sang de saint
Janvier bouillonne toutes les fois qu’on l’approche de la
châsse où est le corps ; et le sang de St.-Jean-Baptiste fait la
même chose, lorsqu’on dit la messe de la décollation de ce
Saint, etc. »
Il serait aisé de pousser cette nomenclature à plusieurs
mille pages, et peut-être trouverait-on, dans des livres peu
connus, les preuves écrites des trois reliques de l’abbaye de
Signy. On se contente de prouver que la chartre de saint
Bernard est attestée, et que les deux reliques qui
l’accompagnent n’ont rien d’extraordinaire.

58
Dans le Journal de Henri III, édition de Cologne, 1720,
tome 2, pag. 167 et 179.
59
Voyage en Italie, tome 2, pag. 34.

– 244 –
§. II.

Fondation de Nice de la Paille.

(Le père Augustin m’avait conté plusieurs fois que, dans le


siècle précédent, les serfs d’un petit canton de l’Italie
s’étaient enfin lassés de leurs chaînes ; qu’ils avaient
tué leurs tyrans, et qu’ils jouissaient, dans la petite
ville qu’ils avaient fondée, d’une lueur de liberté.
CHAP. VII.)
Pour faire connaître cet événement nous nous contente-
rons de traduire la notice qu’en a donnée Jules Colomb, en
tête de son poëme du Fodero.
« Dans cette partie du Montferrat, qui fut anciennement
habitée par les Statielli, et principalement dans la belle val-
lée qui renferme Belmonte, Lanero, Lintilliano, Quinzano,
Garbazola et Calamandrana, sur les rives du Belbo, on
voyait autrefois six châteaux-forts, habités par des seigneurs
qui reconnaissaient pour suzerain le marquis de Montferrat.
» Ces seigneurs, nommés les comtes d’Aquesana, se
conduisaient avec leurs serfs d’une manière si barbare, qu’ils
ne devaient point en attendre d’amour. Entre les autres
droits que leur accordait la féodalité, ils montraient surtout
l’attachement le plus opiniâtre à la loi du Fodero, en vertu de
laquelle toutes les jeunes épouses étaient obligées d’offrir la
première nuit de leurs noces, et de porter leurs prémices au
comte leur seigneur.

– 245 –
» Les malheureux serfs souffrirent long-temps cette in-
famie ; mais enfin, en l’année 1235, ils réfléchirent sur leurs
forces ; ils considérèrent avec effroi l’indignité de leur sort ;
ils reprirent quelque sentiment d’honneur, et demandèrent à
leurs tyrans l’abolition du droit de cuissage. On pense bien
que leur requête fut mal reçue ; dès-lors ils songèrent à
prendre la liberté qu’on refusait de leur rendre. La cloche de
Belmonte donna le signal du rassemblement ; les six villages
conjurés attaquèrent les six comtes, qui furent mis à mort.
On brûla les châteaux ; les paysans vengés détruisirent
même leurs cabanes, abandonnèrent le sol où ils étaient nés
dans l’esclavage, et s’allèrent établir à l’embouchure de la
Nice. La petite ville qu’ils fondèrent s’appelle encore au-
jourd’hui Nice de la Paille. — Ces faits se trouvent dans les
annales de Ghillini, et dans plusieurs autres historiens, sous
l’année 123560. »
— M. le général Auguste Jubé, dans le charmant article
qu’il a bien voulu consacrer au Dictionnaire Féodal61, raconte
un trait assez semblable à celui de Nice de la Paille, mais
présenté plus agréablement.
« Plusieurs villages du Piémont se révoltèrent contre
leurs seigneurs, à l’occasion de ce droit si avilissant pour les
maris : quelques-uns secouèrent entièrement le joug et se
donnèrent au comte de Savoie, Amédée VI. La ville d’Ivrée,
dont les marquis ont porté la couronne du royaume d’Italie,

60
Jules Colomb a bâti sur ce trait son poëme du Fodero ou le
droit de cuissage. Ce poëme est rare et très-singulier ; il est étonnant
qu’on ne se soit pas encore avisé de nous le traduire.
61
L’Indépendant. 12 Août 1819.

– 246 –
célèbre encore chaque année, dans le carnaval, la délivrance
des habitans de son faubourg, opérée par un meunier.
« La nuit de ses noces, assisté de ses amis et de la fa-
mille de sa femme, qui était fort jolie, il escalada le château
du seigneur, arriva assez à temps pour prévenir
l’inconvénient qu’il redoutait, et trancha la tête au ravisseur.
Cette tête fut promenée en triomphe, à la pointe de l’épée,
dans la ville et dans tout le Canavais, dont Ivrée est la capi-
tale ; et le château fut démoli. Ses ruines existent encore
près de la Doire, dans le faubourg saint Laurent. Aux jours
gras, toute la jeunesse d’Ivrée et des environs monte à che-
val, on court ventre à terre dans la ville, on se rend au Cas-
tel ; l’abbate, qui est un petit enfant bien paré, et soutenu à
cheval par un bon écuyer, donne un coup de marteau sur ces
ruines ; on lui met ensuite à la main une épée, à la pointe de
laquelle est une orange, et les courses recommencent, avec
des cavalcades, autour d’arbres et de bûchers allumés dans
chaque place des sept paroisses d’Ivrée. Les cris, les chants,
les torches enflammées, la joie, les illuminations, les festins,
font de la dernière nuit une nuit de délire, qui se passe sans
accidens, sans l’intervention d’aucune autorité, d’aucune po-
lice quelconque, et qui est suivie le lendemain d’un calme
qui surprend tous les étrangers. Depuis cinq cents ans cette
fête se renouvelle avec les mêmes détails ; et pendant tout le
temps que le Piémont a été réuni à la France, les employés
et les militaires français s’unissaient à la cavalcade, augmen-
taient le nombre des convives, et célébraient avec les Pié-
montais la destruction du vilain droit du seigneur, du Cazza-
gio. »

– 247 –
§. III.

Histoire de saint Julien l’hospitalier.

(Le prêtre qui devait prêcher monta en chaire, tenant en


main un tableau grossier qu’il présenta à la vénération
de ses auditeurs. Il débita ensuite, du ton le plus ridi-
cule, l’histoire de saint Julien, à qui un cerf annonça
qu’il tuerait son père et sa mère ; qui les tua en effet ;
qui fit ensuite pénitence avec sa femme ; qui passa un
lépreux par charité sur une rivière qui n’avait pas de
pont, et qui vit ce lépreux se changer en une croix
blanche entre ses mains, etc. CHAP. VII.)
Voici l’histoire de saint Julien l’hospitalier (car c’est de
lui qu’il s’agit) exactement traduite de la Légende dorée,
livre excellent entre tous les livres, composé par frère
Jacques de Voragine conteur admirable entre tous les con-
teurs. (In legenda trigesima, paragrapho D.)
« Saint Julien l’hospitalier tua son père et sa mère, sans
seulement s’en douter, car la chose se fit de cette manière : il
était fils d’un seigneur, et dans sa jeunesse il passait presque
tout son temps à la chasse. Un certain jour que dans un cer-
tain bois il poursuivait un certain cerf, ce dernier s’arrêta, et
prenant miraculeusement la parole, il dit à Julien : — Cesse
de me poursuivre, car tu tueras ton père et ta mère.
« Julien, entendant cette prophétie sortir d’une bouche
qui n’était pas faite pour parler, eut une peur très-
véhémente ; et, tremblant de commettre un jour le crime

– 248 –
dont le cerf le menaçait, il abandonna secrètement le châ-
teau qui l’avait vu naître, et s’en alla dans un pays bien éloi-
gné.
« Lorsqu’il se crut assez loin pour ne pouvoir tuer ses
parens, il offrit ses services à un jeune prince, qui, sur sa
simple bonne mine, le fit officier dans ses troupes et conseil-
ler dans son palais. Julien se conduisit si bravement à
l’armée, et si sagement à la cour, que son maître lui fit épou-
ser une jeune veuve, belle, sage, très-riche, et maîtresse d’un
beau château. En épousant la châtelaine, Julien entra aussi
en possession du château et de tous les biens ; de façon qu’il
devint tout-à-coup gros seigneur.
» Or, les parens de Julien, douloureusement affectés de
la perte de leur fils, s’étaient décidés à courir sur ses traces,
et depuis plusieurs années ils le cherchaient de toutes parts.
Enfin, ils arrivèrent à son château et demandèrent qu’on leur
permît d’y passer la nuit. Le seigneur du château était ab-
sent, soit qu’il fût à la chasse, soit qu’il vaquât à ses devoirs
auprès du prince. Mais sa femme, qui était assez compatis-
sante, fit pour lui les honneurs de la maison.
» Bientôt, ayant entendu tout ce que ces étrangers di-
saient de la perte de leur fils et du motif de leur voyage, elle
comprit qu’ils étaient les parens de son mari, parce que Ju-
lien lui avait raconté plusieurs fois l’aventure du cerf. Elle les
traita donc avec respect et bienveillance, et les fit coucher
dans son propre lit. Il n’est pas besoin de dire qu’elle se cou-
cha dans un autre, en attendant son époux ; mais Julien ne
revint pas de la nuit.
» Le lendemain matin, la châtelaine alla à l’église, selon
son usage. Julien prit tout juste ce moment pour rentrer, et
marcha droit à son lit. On se figure aisément sa surprise, en

– 249 –
voyant sa place remplie. Il faisait à peine jour : la jalousie
acheva de l’empêcher d’y voir ; il s’imagina que sa femme
avait souillé la couche nuptiale, et qu’après avoir commis
l’adultère, c’était elle qui dormait dans les bras d’un amant ;
il était loin de songer à son père et à sa mère ! Transporté de
fureur, il tira son épée et tua ces pauvres gens par qui il se
croyait outragé. L’histoire dit qu’il les perça si rudement,
qu’ils n’eurent pas même le temps de parler. C’est pour cela
qu’il ne reconnut son crime que lorsqu’en sortant de sa
chambre il aperçut sa femme qui revenait de l’église.
» Il courut tout stupéfait au-devant d’elle, et lui deman-
da qui étaient ceux qu’il avait trouvés dans son lit ? Et lors-
qu’il eut tout appris : — Ah ! malheureux, qu’ai-je fait !
s’écria-t-il ; j’ai tué mes bons parens ! j’ai accompli la pro-
phétie du cerf, en voulant l’éviter !… Adieu, ma chère sœur,
je vous quitte, pour ne prendre de repos que quand j’aurai
fait pénitence…
» Mais la généreuse épouse de Julien lui répondit : —
Mon cher frère, vous ne partirez pas sans moi ; j’ai partagé
votre bonheur, je partagerai vos peines…
» Ils se rendirent donc tous deux sur les bords d’un
grand fleuve qui n’avait pas de pont, et dont le passage était
des plus dangereux. Ils s’y bâtirent une maison, et firent leur
pénitence, en passant pour l’amour de Dieu tous ceux qui
voulaient traverser le fleuve, et en donnant l’hospitalité aux
pauvres. Au bout de quelques années, une nuit qu’il faisait
un froid rigoureux, une gelée très-dure, un vent et une neige
effroyables, pendant que Julien et sa femme se reposaient,
dans le sommeil, des travaux de la journée, ils entendirent à
l’autre bord du fleuve un malheureux qui poussait des cris
lamentables, et qui suppliait qu’on vînt le passer, car le froid

– 250 –
allait le faire mourir. Julien s’éveillant à ces cris, se leva aus-
sitôt, et se jeta ainsi que sa femme dans la nacelle ; ils trou-
vèrent le pauvre homme à moitié gelé, le portèrent dans leur
maison, le réchauffèrent auprès d’un bon feu, et le couchè-
rent dans leur lit.
» Mais au bout d’un instant, celui qui paraissait faible,
lépreux, à demi-mort, se montra brillant de lumière, et
s’élevant au ciel entouré de gloire, il dit aux deux époux
qu’ils avaient trouvé grâce devant Dieu ; que le crime de Ju-
lien venait d’être effacé ; que les portes du paradis leur
étaient ouvertes… Ils moururent en effet l’un et l’autre
quelques heures après. »
— Ce conte est un de ceux que le christianisme aurait
dû rejeter, parce que, s’il présente quelque morale dans ses
dernières lignes, l’action principale établit la doctrine du fa-
talisme, renverse le libre arbitre, et outrage la bonté et la jus-
tice de Dieu. M. Jacques Saint-Albin a publié, dans les Trois
Animaux philosophes, chapitre IX, des Voyages de l’ours de
saint-Corbinian, l’histoire miraculeuse et la pénitence mémo-
rable de saint-Julien l’hospitalier. Ce morceau est plus pi-
quant que celui que nous venons de donner, puisqu’il ren-
ferme la crême des légendes et des contes populaires aux-
quels saint-Julien a donné lieu ; mais nous n’avons pas osé
le transcrire, parce qu’il est un peu long, et que l’ouvrage est
tout nouveau62. On y trouve le fait du lépreux qui disparaît,
non, comme ici, sous la forme d’un homme lumineux, mais,
comme dans la citation du père Augustin, sous la forme
d’une croix blanche.

62
Les trois animaux philosophes ont été publiés chez Mongie, en
1819.

– 251 –
§. IV.

Histoire des sept dormans.

(Dieu protège par d’étonnans prodiges ceux qui l’aiment et


que les hommes persécutent. C’est ainsi qu’il daigna
soustraire les sept dormans à la tyrannie de décius. Ils
reparurent sur la terre après un sommeil de deux
siècles. CHAP. IX.)
L’histoire des sept dormans est très-fameuse dans la
mythologie moderne. La voici, telle que nos théologiens la
racontent :
L’empereur Décius, qui s’était décidé à persécuter les
chrétiens, étant venu à Éphèse, y fit élever un temple aux
dieux du paganisme, et ordonna que l’on fît mourir tous
ceux qui refuseraient d’y sacrifier. La terreur fut grande
parmi les adorateurs de Jésus-Christ. Sept jeunes gens,
Maximien, Malchus, Martian, Denys, Jean, Serapion et
Constantin, attachés à la religion de leurs pères, refusèrent
d’apostasier ; et se rappelant le précepte de l’évangile : fuyez
la persécution, ils ne cherchèrent point le martyre ; mais ils
se retirèrent sur une montagne escarpée et se cachèrent
dans une caverne profonde, où ils attendirent que Dieu les
prît en aide.
L’un d’eux allait tous les jours à la ville, déguisé en
mendiant ; il en rapportait des provisions, et s’informait soi-
gneusement de tout ce qui se passait.

– 252 –
Un soir, il annonça à ses compagnons que l’empereur
ayant appris leur fuite, était entré dans une grande fureur ;
qu’il les avait condamnés à la mort la plus cruelle, et qu’on
les cherchait de toutes parts. Les sept jeunes gens, abattus,
consternés, passèrent quelques heures en prières, et deman-
dèrent à Dieu la force de mourir en chrétiens. Un rayon
d’espérance les ranima intérieurement, et ils se mirent à
souper, en s’exhortant mutuellement à avoir confiance en
Dieu.
Après qu’ils eurent soupé, ils s’endormirent tous sept
d’un sommeil profond et miraculeux, comme la suite le fera
voir.
On avait envoyé tant d’espions à la poursuite des sept
jeunes chrétiens, qu’on découvrit leur retraite. On en infor-
ma l’empereur, le soir même où ils s’endormirent. Décius, ir-
rité, partit le lendemain matin avec un détachement de sol-
dats et de bourreaux, à la caverne où ils reposaient. Le soleil
était déjà élevé : l’empereur, tout étonné de voir les sept
jeunes gens endormis, défendit qu’on les éveillât, et fit fer-
mer d’une muraille épaisse l’entrée de la caverne, avec l’idée
qu’ils y mourraient dans les horreurs de la faim. Il n’en fut
pas ainsi ; car Dieu veillait sur ses serviteurs. Ils dormirent
en paix plus de deux cents ans…
Cependant Décius et toute sa génération avait passé sur
la terre. Sous le règne de Théodose-le-Jeune, des pâtres
ayant renversé la muraille qui fermait la caverne où ils dor-
maient, les sept jeunes chrétiens s’éveillèrent, ne pensant
pas avoir fait un somme extraordinaire. Après s’être donné
le salut, ils revinrent à leur conversation de la veille, parlè-
rent des cruautés de Décius, et exhortèrent l’un d’eux à re-
tourner aux provisions, car ils avaient faim. Malchus, qui se

– 253 –
chargeait de cette commission, se décida à reprendre le
chemin de la ville sous ses habits de mendiant.
Il éprouva quelque surprise, en voyant devant la ca-
verne une muraille à demi ruinée ; mais, comme il avait bien
d’autres soins en tête, il passa son chemin, en remettant son
étonnement à une autre fois63. Lorsqu’il arriva aux portes
d’Éphèse, il aperçut devant lui une grande croix plantée sur
la route ; il eut peine à en croire ses yeux, et ne se persuada
qu’il était bien éveillé, qu’en remarquant à chaque pas, dans
la première rue de la ville, des croix et d’autres choses
saintes ; car Théodose-le-Jeune était très-pieux et bon chré-
tien. Il entendit aussi des gens qui parlaient librement de Jé-
sus-Christ.
Tout stupéfait des changemens survenus pendant qu’il
dormait, il chercha à s’en éclaircir. Il entra d’abord chez un
boulanger, à qui il demanda du pain pour cinq pièces de
monnaie, qu’on lui refusa, parce qu’elles étaient trop vieilles.
— Mais, dit Malchus, on les a frappées cette année… Le
boulanger ne lui répondit rien, et se mit à chuchotter avec
ses voisins, en leur montrant les pièces de monnaie. Pendant
ce temps-là, le jeune chrétien réfléchissant qu’il avait trouvé
tous les bâtimens changés, les modes différentes, le langage
un peu altéré, se demanda s’il était bien à Éphèse ? La bou-
langère, auprès de qui il s’en informa, lui répondit par
l’affirmative. Malchus commença alors à s’effrayer, et trem-
blant qu’on ne voulût le livrer à l’empereur, il pria le boulan-
ger de lui rendre ses pièces de monnaie, si elles ne lui con-
venaient point, et de garder son pain.

63
Jacobus de Voragine. In Leg. aur.

– 254 –
— Jeune homme, dit le boulanger, vous avez trouvé
quelque trésor de nos anciens empereurs ; si vous voulez
que nous le partagions ensemble, nous ne vous découvrirons
pas ; autrement, nous allons vous dénoncer… Malchus, in-
terdit, ne sut que répondre, sinon qu’il n’avait point trouvé
de trésor.
Comme on n’en put rien tirer de plus, on le conduisit au
proconsul. Ce dernier, voyant les cinq pièces de monnaie
que Malchus avait données au boulanger, lui demanda où il
les avait trouvées. — Je les ai prises, répondit Malchus, dans
une bourse que m’ont donnée mes parens. — De quelle ville
es-tu, dit le proconsul ? — D’Éphèse. — Eh bien ! fais venir
tes parens, afin qu’ils te justifient… Malchus nomma inuti-
lement toute sa famille, tous ses amis ; personne ne les con-
naissait ; ceux qui avaient porté ces noms-là étaient morts
depuis long-lemps. On s’écria que ce jeune homme était un
fourbe. — Quand même ses parens se trouveraient, dit le
proconsul, comment pourraient-ils lui avoir donné ces
pièces de monnaie qui portent la face de Décius, et qui ont
deux cents ans d’antiquité. — Seigneur, interrompit
Malchus, en se jetant à genoux dites-moi, je vous prie, où est
Décius ? — Il y a deux siècles qu’il est mort, lui répondit-on.
— C’est ce que je ne puis comprendre, continua le jeune
chrétien ; si vous voulez envoyer à la montagne voisine, on y
trouvera, dans une caverne, mes six compagnons. Nous
sommes sortis hier d’Éphèse pour nous soustraire aux fu-
reurs de Décius…
On commençait à craindre que Malchus ne fût un fou.
Mais lorsqu’on eut entendu ses compagnons tenir le même
langage, on y regarda de plus près. Enfin, on trouva dans la
caverne une lettre miraculeuse, écrite en caractères
d’argent, qui dévoila tout le mystère ; on reconnut que les

– 255 –
sept dormans étaient autant de saints. L’empereur Théodose
n’eut pas plutôt appris cette histoire, qu’il vint, en toute hâte,
de Constantinople à Éphèse, pour les voir. Après qu’ils eu-
rent salué l’empereur, et qu’ils lui eurent prédit bien des
choses, quoique leur sommeil de deux cents ans ne les eût
point vieillis, ils moururent tous les sept à-la-fois et tout de
bon. On les mit incontinent dans des châsses d’or, et on les
honora d’un culte particulier dans Éphèse64.
L’histoire des sept dormans est encore plus fameuse
chez les arabes que chez les chrétiens. Mahomet l’a insérée
dans son Alcoran, et les Turcs l’ont embellie.65
Sous l’empire de Décius, disent-ils (l’an de notre
ère 250), sept jeunes chrétiens voulant éviter la persécution,
se réfugièrent dans une caverne, située à quelque distance
d’Éphèse, et par une grâce particulière du ciel ils y dormirent
d’un sommeil profond pendant deux cents ans. Ils eurent du-
rant ce sommeil des révélations surprenantes, et apprirent
en songe tout ce que pourraient savoir des hommes qui au-
raient employé un pareil espace de temps à étudier sans re-
lâche. Leur chien, ou du moins celui d’un d’entre eux, les
avait suivis dans leur retraite, et mit à profit aussi bien
qu’eux le temps de son sommeil. Il devint le chien le plus
instruit du monde.
L’an de Jésus-Christ 450, sous l’empereur Théodose-le-
Jeune, les sept dormans se réveillèrent et entrèrent dans la

64
Cette Histoire est tirée de plusieurs légendes et autres livres
ecclésiastiques.
65
Ce morceau est extrait du Dictionnaire infernal, tome Ier, ar-
ticle Dormans.

– 256 –
ville d’Éphèse, croyant n’avoir fait qu’un bon somme ; mais
ils trouvèrent tout bien changé. Il y avait long-temps que les
persécutions contre le christianisme étaient finies. Des em-
pereurs chrétiens occupaient les deux trônes d’Orient et
d’Occident. Les questions des sept dormans et l’étonnement
qu’ils témoignèrent aux réponses qu’on leur fit surprirent
tout le monde. Ils contèrent naïvement leur histoire : le
peuple, frappé d’admiration, les conduisit à l’évêque ; celui-
ci les envoya au patriarche, qui les fit présenter à l’empereur.
Les sept dormans révélèrent et prédirent les choses du
monde les plus singulières. Ils annoncèrent entre autres
l’avènement du saint prophète Mahomet, l’établissement et
les grands succès de sa religion, comme devant avoir lieu
deux cents ans après leur réveil. Quand ils eurent ainsi satis-
fait la curiosité de l’empereur et de toute sa cour, ils se reti-
rèrent de nouveau dans leur caverne et y moururent tout de
bon. On montre encore cette grotte auprès d’Éphèse.
Quant à leur chien, il acheva sa carrière, et vécut autant
qu’un chien peut vivre, en ne comptant pour rien les deux
cents ans qu’il avait dormi comme ses maîtres. C’était un
animal dont les connaissances surpassaient celles de tous les
philosophes, de tous les savans et de tous les beaux-esprits
de son siècle ; aussi s’empressait-on à le fêter et à le régaler ;
et les musulmans le placent dans le paradis, entre l’âne de
Balaam et celui qui portait Jésus-Christ le jour des Rameaux.
Les Persans, qui ont adopté la même histoire, la content
d’une manière encore plus merveilleuse. On peut s’en faire
quelqu’idée, si l’on veut lire l’histoire de Dakianos et des sept
dormans, dans les nouveaux Contes orientaux du comte de
Caylus. Les détails sont embellis ; mais le fond est assez con-
forme à la mythologie persane.

– 257 –
§. V.

Chanson de Jacques Caillet.

(CHAPITRE XII.)

Comme nos pères ne nous ont laissé aucune chanson


patriotique, on a dû être surpris des sentimens qui règnent
dans celle du brave Caillet. Il me semble qu’on peut la re-
garder comme un monument d’autant plus précieux qu’il est
seul dans son genre. J’ai tâché de le traduire en vers, avec
l’idée qu’on pourrait le chanter. Je dois ici donner l’original,
avec une version plus exacte. Je dis l’original, et je me
trompe, car cette chanson n’a pu être composée qu’en patois
picard. Mais enfin la voici telle que Marcel la rapporte, en
rimes latines, et en mauvais latin, comme nos chants
d’église :

HYMNUS AD PATRIAM.
Ô francorum terram tristem !
Liberorum nomen grande
Procul jacet. Hic ubique
Tundunt Francis servitutem
Centies mille tyranni !
Ô patriam infelicem,
Grande nomen amisisti !

Dixit Deus immortalis


Creato primo parentum :
» Princeps esto terrestrium ;

– 258 –
» Animantibus præeris. »
Sed non dixit deus ille :
» Fortiori licet fratris
» Collum jugo submittere. »

At, Satani superbiâ,


Jam tumuerunt homines ;
Tunc opprimuntur debiles
Labore et miseriâ.
Fortiorque domnans fratrem,
Catenarum injuriâ
Hunc habuit corporalem.

Extincta diù libertas


Inter servos tandem lucet,
Contemptos ad magna movet,
Et trementum ducit turbas.
Cadunt tunc diri tyranni,
Et servis super catenas
Mitiores fluunt anni.

Ô Francorum terram tristem !


Liberorum nomen grande
Procul jacet. Hic ubique
Tundunt Francis servitutem
Centies mille tyranni !
Ô patriam infelicem,
Grande nomen amisisti !

Ô Franciam infelicem !
Ô mœstam nimis patriam !
Dabit deus diem illam
Quâ videbis libertatem.
Tunc avorum surget decus ;
Tunc gloriam languescentem
Nostræ tibi reddent manus.

– 259 –
Pigargorum66 juga rumpas
Magna, mœrensque patria.
Cum libertate, gloria
Felices affert copias.
Ô FRANCORUM MATER ALMA,
SALVE, TER SALVE, LIBERTAS !
SPARGE NOBIS SOLAMINA.

TRADUCTION LITTÉRALE.
HYMNE À LA PATRIE.
Ô triste pays de France ! le nom des francs, tes premiers
fils, n’est plus qu’un songe éloigné. Les Français ne voient de
toutes parts que des serfs, et cent mille tyrans qui les tien-
nent dans les fers du plus dur esclavage. Ô ma pauvre patrie,
ton beau nom est perdu !
Quand Dieu créa notre premier père, il lui dit : — « Sois
le maître de tout ce qui est sur la terre. Tu commanderas
aux animaux. » Mais Dieu ne lui dit pas : — « Le plus fort
peut tenir son frère sous le joug. »
Cependant le cœur des hommes s’enfla bientôt du cou-
pable orgueil de Satan. Dès-lors les plus faibles sont oppri-
més, chargés de travaux pénibles, condamnés à la misère.
Le plus fort soumet son frère, le charge de chaînes, et le
traite comme un homme corvéable.
La liberté, si long-temps éteinte, brille enfin parmi les
esclaves ; elle inspire de grandes choses à ces malheureux

66
Pigargus : c’est le nom d’un oiseau de proie, fier, cruel, et qui
a le cul blanc. On appliqua ce nom aux seigneurs de village, soit
parce qu’ils avaient des hauts de chausses blancs, soit plutôt à cause
de leur férocité et de leur naturel cruel, fier, rapace.

– 260 –
qu’on méprise, et guide leurs cohortes tremblantes. Alors les
cruels tyrans sont renversés ; et le serf, assis sur ses chaînes,
coule de plus douces années.
Ô triste pays de France ! le nom des Francs, tes pre-
miers fils, n’est plus qu’un songe éloigné. Les Français ne
voyent de toutes parts que des serfs, et cent mille tyrans qui
les tiennent dans les fers du plus dur esclavage. Ô ma pauvre
patrie, ton beau nom est perdu !
Ô malheureuse France ! Ô ma triste patrie ! Dieu fera
briller pour toi ces beaux jours, où tu reverras la liberté. La
voix de nos braves aïeux se fera entendre dans nos âmes, et
nos mains te rendront ta gloire mourante.
Ô ma patrie, si grande et si infortunée, secoue enfin le
joug des seigneurs. La liberté te rendra ta gloire, ton bonheur
et tes richesses. AUGUSTE MÈRE DES FRANCS, SALUT, TROIS
FOIS SALUT, Ô LIBERTÉ ! VIENS CONSOLER LA FRANCE !…

– 261 –
§. VI.

Vers magiques.

Que l’époux soit sensible aux feux de son épouse ;


Et s’il veut se ravir à mon ardeur jalouse,
Qu’il m’offre encor l’encens qu’il croit porter ailleurs ;
Torcuna, Vilmerga, Lornima sont mes sœurs.

(CHAP. XIII.)
On ne sera peut-être pas fâché de connaître le latin, qui
est assez singulier :
Sit conjux ardoris
Particeps uxoris ;
Et si Zelicuræ
Igni Castellanæ
Vult tollere semen,
Thus et oblectamen,
Alias oblatum,
Sit mihi gaudium
Nec suspicetur res.
Torcunam,
Vilmergam,
Lornimam
Habeo sorores.

Si les vers français ne sont pas bons, la traduction a du


moins quelque exactitude. Voici cependant une version plus
littérale :
» Que l’époux prenne part à l’ardeur de son épouse ; et
s’il veut enlever aux feux de sa châtelaine, si zélée pour son

– 262 –
amour et son honneur, ce qu’il ne doit semer que chez moi,
que cet encens et ce plaisir qu’il porte ailleurs fasse encore
ma joie, sans qu’il se doute de ces choses-là. J’ai pour sœur
Torcuna, Vilmerga, Lornima… »

– 263 –
§. VII.

Saint Gengoul et sainte Victoire.

(Saint Gengulus et sainte Victoire, cités dans le discours du


curé au seigneur de Frocourt, comme ayant apparu
audit curé, CHAP. XIII.)
Saint Gengon, Gengoul, Jean-Goul, Gengout, Gengolff,
ou Gengulus, naquit en Bourgogne vers le commencement
de la mairie de Charles Martel, et reçut une éducation toute
chrétienne. Ses parens étaient nobles. Lorsqu’il fut nubile, il
épousa une femme de condition qui ne s’accorda pas très-
bien avec lui. Gengoul était doux, modeste et vertueux ; sa
femme, au contraire, était vive, orgueilleuse et très portée au
libertinage67. Elle en donna des preuves non équivoques,
pendant une longue absence de son mari, que sa naissance
avait obligé de prendre de l’emploi dans l’armée. Non-
seulement elle osa fouler aux pieds toutes les lois de la dé-
cence et de l’honneur, en partageant son lit avec des étran-
gers ; elle ajouta la raillerie à l’outrage ; et fit de mauvaises
plaisanteries sur la douceur et les vertus de son époux.
Gengoul prit son mal en patience, et n’opposa que la
bonté à de pareils excès ; mais voyant que sa femme allait
de mal en pis, il se sépara d’elle par le conseil de sa famille.
Cette méchante femme ne vit pas sans dépit un divorce qui
mettait des bornes à ses dépenses, parce que Gengoul

67
Dictionnaire des Saints personnages ; les Bollandistes, etc.

– 264 –
n’avait point fait d’enfans, et qu’il retirait son bien ; c’est
pourquoi elle le fit assassiner par l’un des complices de ses
désordres. C’est le patron des époux malheureux. L’Église l’a
mis au rang des saints et l’honore comme martyr. Il fit des
miracles après sa mort.
» Les révérends pères Giry et Ribadénéïra, très-
respectables légendaires jésuites, assurent que le ciel a si-
gnalé ses merveilles sur le postérieur de la femme de saint
Gengoul ou Jean Goule. On vint dire à cette femme que le
corps de son époux opérait des prodiges. — Oui, dit-elle, il
fait des miracles comme mon cul pète. À l’instant elle péta,
et ne fit que péter continuellement le reste de sa vie68. La
ville de Cambray faisait tous les ans une procession solem-
nelle en mémoire de cet événement miraculeux. »
— Il y a plusieurs saintes Victoire. La plus fameuse est
sainte Victoire de Cucuse, qui souffrit le martyre sous la per-
sécution d’Huneric, roi des Vandales. Ayant été arrêtée
comme chrétienne, on la condamna à être brûlée, suspendue
en l’air. Pendant ce cruel supplice, son mari lui disait ce qu’il
pouvait imaginer de plus touchant et de plus tendre,
l’exhortant à avoir au moins pitié de ses enfans ; mais elle
n’en fut point ébranlée…69 On l’honore le 6 de décembre,
jour de son supplice.

68
Dulaurens, les abus dans les cérémonies et dans les mœurs déve-
loppés, pag. 3 de la préface, note I.
69
Dictionnaire des Saints Personnages.

– 265 –
§. VIII.

Histoire de l’image miraculeuse de Notre-


Dame de Liesse,

(Tirée du livre de M. le chanoine Valette, docteur de Sor-


bonne, grand-archidiacre de Laon, chapelain de
Notre-Dame de Liesse, etc. Laon, 1728, avec privilége
du Roi et six approbations. Pour le CHAP. XIV.)
« Ascalon, ancienne ville des Philistins, à quatre lieues
de Bersabée, était une de celles qui incommodaient le plus
les chrétiens de la Palestine. Elle était, au douzième siècle,
sous la puissance du Soudan d’Égypte. Il y entretenait une
garnison considérable et cette ville, très-forte par sa situa-
tion, par son commerce et par ses richesses, faisait bien en-
vie aux pélerins et aux troupes chrétiennes.
» Parmi les chevaliers qui se distinguaient alors en Pa-
lestine, on remarquait trois frères, de la maison d’Eppe, en
Picardie, très-illustres par leur piété et leurs belles actions.
Or, dans un petit combat que livrèrent les chrétiens à ceux
d’Ascalon, les trois frères picards furent pris et conduits dans
les prisons du soudan.
» Ce prince ayant voulu les voir, fut si charmé de leur
bonne mine et de leur taille imposante, qu’il leur proposa de
se faire musulmans, promettant de leur donner de bons em-
plois dans ses armées. Les trois frères rejetèrent ces proposi-
tions, et furent mis au cachot avec de l’eau et du pain.

– 266 –
» Ces traitemens et les insultes qu’on y ajouta ne dé-
tournèrent pas les trois frères de la bonne voie. Le soudan y
perdit son éloquence ; il les fit prêcher par ses docteurs qui
n’y gagnèrent davantage et les tenta par les plus belles pro-
messes, sans réussir d’aucune façon.
» À la fin, il avisa un moyen plus sûr ; ce fut d’envoyer
aux chevaliers sa fille même, la princesse Ismérie. Elle était
jeune, belle, charmante ; elle avait une touchante douceur,
des regards expressifs, un esprit agréable, et parlait avec une
grâce qui entraînait tous les cœurs.
» Elle pénétra dans la prison, séduisante et parée, et dit
aux trois frères qu’ils devaient sa visite à leur réputation ;
qu’elle avait été curieuse de les voir, et qu’elle serait désolée
que des chevaliers si braves fussent empalés. Elle leur insi-
nua doucement qu’ils pouvaient retrouver la liberté, la vie,
les honneurs, en abandonnant une religion malheureuse
pour le culte du grand prophète.
» Les charmes du sexe sont bien puissans et bien fu-
nestes à la religion. Mais la foi de nos chevaliers était
grande : au lieu de se laisser séduire par les discours de la
belle Ismérie, ils lui expliquèrent si bien le mystère de
l’incarnation, la Trinité, et les autres mystères de notre reli-
gion, qu’ils la convertirent elle-même dans la même séance,
et que la princesse conçut le plus vif désir de voir la sainte
Vierge.
— « Écoutez, dit l’un des chevaliers, je ne suis ni sculp-
teur ni peintre ; néanmoins, si vous voulez m’envoyer du
bois et des instrumens, je vous en ferai une figure qui vous
en donnera quelque idée… La princesse sortit, envoya ce
qu’on lui demandait, et retourna vers son père, qui
l’attendait avec impatience. Elle se garda bien de lui dire

– 267 –
qu’elle était convertie ; elle dissimula, et lui fit espérer au
contraire qu’elle convertirait bientôt les trois frères picards.
» Cependant les trois chevaliers étaient bien embarras-
sés de faire leur image ou statue. Après y avoir travaillé plu-
sieurs jours, ils prièrent le ciel de les aider, et s’endormirent
là dessus. De beaux songes les enchantèrent pendans leur
sommeil ; mais quel fut leur ravissement, lorsqu’à leur réveil
ils virent devant eux une image de la sainte Vierge, envoyée
d’en haut, ravissante de beauté, et presque lumineuse !
» Ils attendirent impatiemment la princesse, pour lui
faire part de ce miracle. Ismérie ne les fit pas languir long-
temps : le matin de cette favorable nuit, elle arriva à la pri-
son. On se figure aisément son agréable surprise, à la vue de
la miraculeuse image que les chevaliers d’Eppe lui présentè-
rent comme une insigne faveur du ciel. Ses yeux furent
éblouis de la beauté de la statue, son esprit pénétré des vives
lumières de l’esprit saint, son cœur si fortement touché de la
grâce, qu’elle fut dès-lors tout-à-fait bonne chrétienne. Elle
adora et baisa la précieuse image, qu’on appela Notre-Dame
de Liesse, à cause de la joie qu’elle apportait dans cette pri-
son.
» Bref, la princesse, ayant fait ses réflexions, proposa
aux chevaliers de les délivrer, à condition qu’ils
l’emmeneraient avec eux dans un pays où elle pût faire son
salut. Les trois frères picards se jetèrent à genoux, rendant
grâces à Dieu, à la sainte Vierge et à la princesse.
» Au commencement de la nuit, la sainte Vierge appa-
rut, au milieu d’une splendeur céleste, à la bonne Ismérie,
l’engagea à passer en France, et lui promit qu’après avoir
mené une vie chaste et sainte, elle recevrait dans le ciel la
couronne de gloire. Ismérie n’hésita plus ; elle fit retirer ses

– 268 –
filles, se chargea de ses pierreries, de la céleste image, de
tout ce qu’elle avait de plus précieux, délivra les prisonniers
et sortit avec eux de la ville, dont les portes s’ouvrirent mi-
raculeusement devant l’image sainte.
» Arrivés au bord du Nil, un jeune homme se présenta
pour les passer à l’autre bord dans sa barque ; et quand le
fleuve fut traversé, le jeune homme et la barque disparurent.
» La princesse et les chevaliers, frappés de ces miracles,
marchent par le premier chemin qu’ils trouvent, en
s’entretenant des miséricordes de Dieu. Après avoir marché
quelque temps, le ciel permit que la princesse (dont la com-
plexion était délicate et qui avait déjà passé deux nuits sans
dormir), se trouvât fatiguée et hors d’état de continuer la
route. Cela les obligea de s’arrêter ; et ils s’endormirent au
pied d’un arbre.
» Ils eurent un nouvel étonnement à leur réveil ; ce fut
de se trouver dans un autre pays et sous un autre climat. Les
chevaliers reconnurent, à quelques pas, une fontaine de la
Picardie, et un peu plus loin, leur château, avec les tours et
les ponts-levis. En un mot, la princesse et les trois frères de
la maison d’Eppe s’aperçurent qu’un ange les avait transpor-
tés, pendant leur sommeil, d’Égypte en Picardie…
» Les chevaliers ravis dirent donc à la princesse qu’elle
pouvait être tranquille : — Nos libertés et nos vies sont en
sûreté, continuèrent-ils, nous sommes en France, et qui plus
est en Picardie, et sur les terres de notre maison, et le châ-
teau qui est devant nous est à nous…
» La princesse cherchait sa miraculeuse image ; mais sa
miraculeuse image avait aussi voyagé et s’était arrêtée au-
près de la fontaine qu’ils avaient distinguée d’abord. On ju-

– 269 –
gea prudemment que la sainte image voulait rester là,
d’autant plus qu’il fut impossible de l’en ôter : c’est pourquoi
on y bâtit une chapelle, où la princesse Ismérie fut baptisée
sous le nom de Marie, et où il se fit depuis tant de miracles,
que le nombre en est innombrable.
» Telle est l’histoire miraculeuse de la céleste image de
Notre-Dame de Liesse, qui est arrivée en Picardie, l’an de
Notre-Seigneur 1134. La chapelle et le bourg de Liesse
s’élevèrent la même année. »

– 270 –
§. IX.

De l’abbaye de Chelles,

(Dont il est parlé dans le CHAP. XV.)


On disait anciennement, en parlant d’une femme de
mauvaise vie : — Elle a passé le pont de Gournai, elle a sa
honte bue. Ce proverbe venait, dit Saint-Foix, de ce qu’aux
temps anciens, où la clôture n’était pas bien observée dans
les couvens de filles, les religieuses de Chelles, dont la mai-
son était de l’autre côté de la Marne, passaient souvent le
pont, et venaient visiter les moines du prieuré de Gournai.
Lorsqu’il n’y eut plus de moines dans ce prieuré, les reli-
gieuses ne passèrent plus le pont.

– 271 –
§. X.

Prophétie de Jacques Caillet.

Dans un demi-siècle, la France sera libre… Il y a quatre


siècles et demi que ces mots ont été prononcés : ils ont été
suivis de quatre siècles et demi d’esclavage.
Enfin la liberté vient de renaître sur le sol de la France,
les Français abandonneront-ils cette liberté si chèrement
achetée, pour reprendre leurs chaînes féodales ?
Il a fallu verser, pour nous rendre libres, des flots de
sang et de larmes. La terre a été couverte de cadavres, la
population décimée. Après tant d’épreuves, nous serions le
plus lâche de tous les peuples, si nous redevenions esclaves.
Non, plus heureux que le brave Caillet, nous chanterons
jusqu’à la mort :

Ô liberté, mère de nos aïeux,


Trois fois salut ! Tu consoles la France…

FIN.

– 272 –
À propos de cette édition électronique
Texte libre de droits.
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Mai 2024

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