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Jacques Collin de Plancy

LE SANGLIER DES
ARDENNES

suivi de quelques récits de la Hesbaye


Le chanoine de Liége, Henri de Marlagne, Le repaire de
Chiévremont, Blankenberg, La santé de l’empereur,
Matthieu Laensberg, L’abbaye de Furstenfeld

(1853)
Table des matières

LE SANGLIER DES ARDENNES ..............................................6


I ..................................................................................................... 7
II .................................................................................................. 13
III................................................................................................. 17
IV................................................................................................. 26
V .................................................................................................. 36
VI................................................................................................. 39
VII ............................................................................................... 42
VIII .............................................................................................. 45
IX ................................................................................................. 47
X .................................................................................................. 49
XI ................................................................................................. 55
XII ............................................................................................... 57
LE CHANOINE DE LIÉGE ..................................................... 61
I ................................................................................................... 62
II .................................................................................................. 67
III................................................................................................. 74
IV................................................................................................. 81
LÉGENDES DE L’ÉVÊQUE NOTGER ................................... 88
I HENRI DE MARLAGNE ......................................................... 89
II LE REPAIRE DE CHIÉVREMONT ..................................... 100
LA LÉGENDE DE BLANKENBERG ..................................... 110
LA SANTÉ DE L’EMPEREUR .............................................. 118
MATTHIEU LAENSBERG .................................................... 129
L’ABBAYE DE FURSTENFELD ........................................... 140
I ................................................................................................. 141
II ................................................................................................ 149
III............................................................................................... 150
IV............................................................................................... 154
V ................................................................................................ 156
VI............................................................................................... 159
VII ............................................................................................. 160
VIII ............................................................................................ 162
APPENDICE .......................................................................... 166
À propos de cette édition électronique ............................... 169

–3–
***
Tous ces récits, ont été approuvés par l’autorité épisco-
pale du diocèse de Paris, dans les premières éditions des Lé-
gendes des Sept Péchés capitaux, des Commandements de Dieu,
et des Douze Convives du Chanoine de Tours.
***

–4–
À
M. PIERRE DE DECKER

EN
SOUVENIR AFFECTUEUX
L’AUTEUR

–5–
LE SANGLIER DES ARDENNES

Cet homme aux instincts brutaux,


Que Satan guide et protége,
A toujours eu pour cortége
Les sept péchés capitaux.
CHAPUYS.

–6–
I

Par une fraîche matinée du mois de mai de l’année 1455,


un vieillard frileux se chauffait à un bon feu de houille, dans
une grande salle de la cour de La Haye. Ce vieillard, que les
passions avaient cassé autant que l’âge, était Philippe-le-
Bon, souverain des Pays-Bas et duc de Bourgogne. Sa tête
affaiblie était sujette tour à tour à des excès de violence et
d’abattement. Pourtant il gouvernait encore, aidé par le
comte de Charolais, son fils, que l’on commençait à appeler
Charles-le-Hardi.
Philippe n’avait plus d’énergie que pour les pensées am-
bitieuses. À la Bourgogne et à la Flandre, ses héritages pa-
ternels, il avait joint par des intrigues et des conquêtes le
Brabant, le Hainaut, la Hollande, la Zélande, la Frise, le pays
de Namur. Il gémissait de ne pas posséder aussi le pays de
Liége, toujours soumis à son prince, évêque électif.
Tout ridé qu’il était, pâle, amaigri, on redoutait Philippe,
qui flamboyait sous la perruque inventée pour recouvrir sa
tête, depuis longtemps chauve. Ses longues mains osseuses
se crispaient lorsqu’il sentait s’échapper une proie qu’il avait
guettée.
Il y avait alors auprès de lui une solliciteuse, la belle
comtesse de Salm, qui était enceinte, et qui lui demandait,
comme mère de famille, quelque bénéfice ou dignité produc-
tive pour son mari, ruiné, disait-elle, dans les dernières
guerres. Il promettait, sans rien préciser, et se resserrait
dans sa robe de velours doublée d’hermine, lorsqu’un vieux

–7–
chambellan vint lui annoncer l’arrivée d’un messager de
Liége.
— Ah ! ah ! fit le duc, qu’il entre donc. Votre mari, ma-
dame, poursuivit-il, n’est-il pas avec les Liégeois ? Il pourra
nous servir.
La belle comtesse rougit. Elle croyait que Philippe-le-
Bon ignorait le séjour de son époux à Liége, où il cherchait à
rétablir sa fortune, pendant qu’elle agissait à La Haye.
— Il le fera volontiers, sire, répondit-elle, si vous dai-
gnez lui donner vos instructions.
— Mais il y a trente-quatre ans que ce fou de Heinsberg
occupe l’évêché ; et pardieu !… (c’était son jurement habi-
tuel).
Il n’acheva pas d’exprimer sa pensée. La comtesse de
Salm se tut et n’eut pas l’air de chercher à la deviner. C’est
que le duc de Bourgogne, sans vouloir prendre pour lui-
même la principauté de Liége, qui était ecclésiastique, cher-
chait à y placer, comme il avait fait à Utrecht, un homme qui
fût de sa famille et dont il pût diriger la conduite. Déjà il
avait considérablement affaibli l’autorité de Jean de Heins-
berg ; il avait fomenté à Liége des émeutes, pour avoir occa-
sion de s’y présenter comme médiateur. Liége, sous son pa-
tronage, perdait tous les jours quelque lambeau de sa vieille
indépendance. Les agents de Philippe avaient obligé le pré-
lat à supprimer le tribunal de l’Anneau et le tribunal de Paix,
qui offraient beaucoup de garanties aux citoyens dans les
actes de la justice ; il avait troublé l’esprit de Heinsberg, in-
constant de sa nature, étourdi par habitude. Heinsberg ai-
mait le mouvement et les voyages. Sur les insinuations de
Philippe-le-Bon, il s’était déterminé, quelques années aupa-

–8–
ravant, à visiter la Terre-Sainte ; mais, comme il se disposait
à s’embarquer pour l’Angleterre, il lui fut donné avis qu’on
devait en Flandre se saisir de sa personne, l’emprisonner et
lui prendre son évêché. Il se hâta de revenir à sa capitale.
Quelque temps après, dans une course qu’il faisait à
Maestricht, il découvrit des hommes apostés qui voulaient le
tuer, et n’échappa que grâce à son escorte. Il vivait ainsi
dans des alarmes continuelles. Mais Philippe-le-Bon trouvait
qu’il régnait trop longtemps ; il lui préparait un successeur et
prenait ses mesures pour assurer la principauté de Liége à
Louis de Bourbon, son neveu, jeune prince de dix-huit ans,
qui n’avait encore montré de goût que pour la dissipation,
mais qui pourtant avait le cœur noble.
Dès que Philippe vit entrer le messager, qui lui présen-
tait une lettre en se mettant à genoux : – Qu’est-ce que cela,
pardieu ! s’écria-t-il en s’agitant. N’ai-je pas dit que je voulais
qu’on n’écrivît point ?
— Sire, répondit l’envoyé, cette lettre aussi ne contient
rien, sinon l’assurance que Votre Altesse peut croire à mes
paroles.
— Bon, cela ! répliqua le prince. Et il ouvrit la lettre, qui
n’était effectivement qu’un passeport donné au porteur par
le chancelier de Bourgogne alors à Liége.
— Eh bien ! dit-il aussitôt, Heinsberg m’avait promis la
première prébende vacante dans son église, pour mon neveu
Louis de Bourbon, fils de ma sœur Agnès. L’archidiacre de la
Campine, Liedekerke est mort. Vous venez sans doute me
dire en faveur de qui le prince-évêque en a disposé ?

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— Justement, Sire ; le vœu de Votre Altesse n’a pas été
rempli. Le prince-évêque est faible ; et il y a eu beaucoup
d’intrigues.
— Il me surprendrait, dit Philippe, qu’il n’y en eût pas à
Liége.
— Le plus ardent à la poursuite de ce bénéfice était un
intrépide jeune homme, de puissante famille, qui a remué
toute la cité et qui sera un redoutable agitateur, si jamais il
vient en quelque pouvoir.
— Son nom ?
— Il est de la maison d’Arenberg ; c’est le fils du rebelle
Éverard de Lamarck, le jeune Guillaume.
— Un ennemi de moi et de ma maison ! dit le duc de
Bourgogne en se levant avec violence. Jean de Heinsberg
aurait-il eu la félonie de lui donner l’archidiaconat ?
— Non, sire ; il ne l’eût pas osé. Mais, d’un autre côté,
les clameurs du peuple l’empêchèrent de céder aux ins-
tances de M. le chancelier de Bourgogne. Il n’a donc pas
nommé non plus le prince Louis de Bourbon.
— Qui enfin est investi de cette prébende ?
— Le seigneur Jean de Heinsberg, embarrassé, s’est
rendu aux sollicitations de l’abbesse de Thorn, sa sœur : il a
conféré la dignité d’archidiacre de la Campine au comte de
Salm.
La belle comtesse, à ce mot, ne put retenir un cri de joie.
Mais tout-à-coup elle rougit excessivement ; car elle sentit
qu’elle était devant le duc de Bourgogne, que son triomphe

– 10 –
humiliait. Philippe la regarda quelques minutes d’un œil en-
flammé et sans proférer un mot.
— Le voilà donc pourvu, dit-il enfin, cet époux en faveur
duquel vous cherchiez à nous toucher. Mais tout n’est pas
fait.
— Sire, répondit la comtesse, inquiétée par le ton mena-
çant du prince, Votre Altesse pourrait cependant, en ap-
prouvant cette élection, s’assurer dans le comte mon époux
un serviteur dévoué.
Le duc de Bourgogne s’arrêta encore un instant, regarda
fixement la comtesse, et reprit :
— Nous verrons bientôt.
Retournant ensuite au messager :
— N’a-t-on pas blâmé, en mon nom, cette conduite du
prince-évêque ?
— On l’a vivement blâmée, sire. M. le chancelier de
Bourgogne en a fait d’amers reproches au prince-évêque ?
— Savez-vous ce qu’il a répondu ?
— Oui, sire. Il a dit que, s’il n’avait pas disposé de
l’archidiaconat de la Campine en faveur du prince Louis de
Bourbon, c’est qu’il lui réservait le meilleur bénéfice de la
principauté de Liége.
— Et quel bénéfice vaut mieux que celui-là ? demanda
M. le chancelier. Il a répondu :
— Celui que je possède.

– 11 –
— Celui qu’il possède, répéta le duc, c’est bon : ce serait
très bien, pardieu ! Mais le fou reculera.
— On le craint, sire ; et c’est pour cela même que je suis
envoyé. Le bruit court que Jean de Heinsberg cherche à pas-
ser en France, pour réclamer la protection du roi
Charles VII.
Le vieux duc fit un sourire de dédain ; puis, s’étant re-
cueilli, il donna ordre qu’on emmenât dîner le messager et
qu’on le retînt.
— Madame, dit-il à la comtesse de Salm, lorsqu’il fut
seul avec elle, nous pouvons en effet reconnaître votre
époux comme archidiacre de la Campine, et joindre à ce bé-
néfice de nouvelles faveurs. Mais, pour cela, il faut que vous
nous serviez comme vous l’avez offert. Votre grossesse n’est
pas assez avancée pour vous empêcher de voyager, puisque
vous avez pu venir jusqu’ici. Nous vous fournirons une es-
corte. Vous allez donc vous rendre auprès du comte de
Salm ; et de concert avec lui vous déciderez l’évêque de
Liége à venir nous visiter ici, dans notre cour de La Haye.
Nous vous donnerons une missive pour Jean de Heinsberg.
Le duc de Bourgogne prit, sur une petite table d’ébène
qui était à côté de lui, un sifflet d’argent ; il en siffla deux
fois ; un bon moine entra, qui écrivit quelques lignes sous la
dictée du prince. Philippe signa, selon son usage ; et la lettre
ayant été scellée, il la remit à la comtesse de Salm, en lui
demandant si elle l’avait compris.
— Oui, sire, répondit la dame.
— En ce cas, vous allez partir ; et songez bien, ajouta-t-il
en appuyant sur ces dernières paroles, que notre gratitude
croîtra en mesure de la promptitude de vos succès.
– 12 –
II

Quinze jours après la matinée dont nous venons de


rendre compte, une sorte de cavalcade d’honneur sortait de
La Haye, allant au-devant d’un personnage attendu. On re-
marquait, parmi les seigneurs qui la composaient, deux
jeunes hommes de bonne humeur ; l’un, qui paraissait avoir
vingt-cinq ans et se portait d’un air déterminé, avec des che-
veux en désordre, un œil gris et ardent, un menton prononcé
et des traits qui annonçaient la violence, était Charles de
Bourgogne, comte de Charolais, fils du seigneur duc. Il était
vêtu d’une manière négligée ; il portait une cape de drap
gris, à fourrures noires, sur son pourpoint de velours pon-
ceau ; sa lourde épée pendait à son côté ; ses jambes étaient
enfouies, selon son habitude, dans de grosses bottes de
guerre.
À côté de son cheval robuste, sur un élégant palefroi que
recouvrait une housse de soie blanche, se pavanait avec
grâce un joyeux adolescent, habillé de soie et de velours
bleu, avec des passepoils et des crevés cendrés ; ce jeune
homme de dix-huit ans était Louis de Bourbon, à qui on des-
tinait la principauté de Liége.
— Dites donc, noble cousin, fit-il en se rapprochant du
comte de Charolais, que pensera Jean de Heinsberg, lors-
qu’il verra son successeur ?
— Il ne pensera pas, répondit Charles. D’ailleurs vous
connaît-il ?

– 13 –
— Non : mais ne trouvez-vous pas que la comtesse de
Salm a été prompte dans son habileté ? car tout va se finir.
Je serai curieux de voir comment le bon duc se tirera de
cette affaire. Je vous avoue, Charles, que je suis tout réjoui
de cette principauté ; non pour la puissance, dont je me
moque ; mais j’aurai de bons revenus et je serai prince sou-
verain.
— Les plaisirs ne vous manqueront pas, beau cousin.
Vous pourrez tirer même de ces vilains tout ce que vous
voudrez ! Nous nous chargeons de protéger vos États.
— Pourvu, reprit Louis de Bourbon, que ces Liégeois
obstinés ne veuillent pas me contraindre à entrer dans les
ordres ! C’est que je ne suis pas même tonsuré.
— Alors, comme alors. Défiez-vous seulement de
quelques turbulents personnages, qui agitent sans cesse
votre évêché. Tels sont surtout les sires de Lamarck.
— J’en ai ouï parler ; notre aïeul Jean-sans-Peur n’en a-
t-il pas fait décapiter un ? et n’avons-nous pas les mêmes
droits ?
— À la suite d’une guerre, ces droits, on les prend ; mais
en paix, les hommes nobles ont leurs priviléges. N’importe,
on les réduira, les Liégeois. Je vous le répète, quand vous se-
rez investi, surveillez surtout ce farouche Guillaume de La-
marck, votre concurrent dans la prébende de la Campine ; et
puis nous verrons.
On apercevait alors un autre cortége peu nombreux,
c’était Jean de Heinsberg qui arrivait avec quelques-uns de
ses chevaliers. Au moment où il s’apprêtait à passer en
France, la comtesse de Salm avait eu l’adresse en effet de lui
persuader qu’en allant visiter Philippe-le-Bon, et lui promet-
– 14 –
tant la principauté de Liége pour son neveu, il s’en ferait un
protecteur bienveillant, tandis que, s’il allait implorer
Charles VII, le duc de Bourgogne en son absence envahirait
très certainement ses États, et ferait prononcer sa dé-
chéance.
Il venait, moitié confiant, moitié troublé par des pres-
sentiments qu’il cherchait à repousser. Dès qu’il parut de-
vant Charles de Bourgogne, il voulut mettre pied à terre ; le
prince se hâta de le prévenir ; et l’ayant embrassé, il le con-
duisit à La Haye, avec toutes sortes d’honneurs. Le vieux
duc le reçut en lui montrant beaucoup d’affection ; il lui fit
même des caresses, lui donna des fêtes ; et, après plusieurs
jours qui le rassurèrent tout à fait, Heinsberg demanda à
prendre congé pour s’en retourner à Liége.
Il fut introduit seul dans une salle où Philippe-le-Bon
l’attendait.
— Jusqu’ici, lui dit brusquement le vieux prince, vous
avez été mon hôte ; en me quittant, vous allez redevenir
mon ennemi.
Heinsberg, surpris de ce changement de ton, voulut ou-
vrir la bouche. Le duc de Bourgogne ne lui en laissa pas le
temps :
— Vous nous avez manqué de parole, continua-t-il, à
propos de la prébende que vous aviez promise à notre neveu
Louis !
L’évêque allait répéter l’humble promesse résignée qu’il
avait faite au chancelier de Bourgogne ; Philippe
l’interrompit encore ; et élevant la voix avec colère :

– 15 –
— Vous avez voulu recourir contre moi, poursuivit-il, au
roi de France, mon ennemi ; l’indignation que j’en ressens ne
me permet pas d’achever moi-même ce que j’ai à vous dire.
À ces mots, le vieux duc fit un pas pour sortir ; Jean de
Heinsberg tremblant se hâta d’assurer qu’il persistait dans ce
qu’il avait offert, et qu’il était prêt à résigner son évêché au
prince Louis de Bourbon.
Le Duc jeta un regard indéfinissable sur la victime faible
qu’il torturait ainsi. Après un moment de silence, sans ajou-
ter une nouvelle parole, il sortit, laissant le pauvre évêque
dans une inquiétude qu’il prolongea un quart d’heure. Alors
un huissier de la cour vint prier Jean de Heinsberg de passer
dans un cabinet voisin.
C’était une petite pièce sombre, où il vit un vieux reli-
gieux franciscain ayant debout derrière lui le bourreau, qui
tenait sous son bras un drap noir et à la main une épée nue.
— Révérend seigneur, lui dit le moine, le bon duc, notre
très redouté sire, vous accuse de lui avoir manqué de fidéli-
té ; il ne veut plus ni délais, ni détours ; faites donc sur-le-
champ votre abdication, ou songez à votre conscience.
Jean de Heinsberg, mourant de frayeur, signa ; il sortit,
n’étant plus évêque, ni prince ; et le comte de Charolais
amena Louis de Bourbon devant Philippe de Bourgogne, qui
lui cria :
— Liége est à nous !

– 16 –
III

Le temps marchait ; personne ne se doutait à Liége de


l’abdication de Jean de Heinsberg. Philippe-le-Bon avait exi-
gé encore le secret, jusqu’à ce qu’il eût obtenu du Saint-
Siége les dispenses dont son neveu avait besoin. Les messa-
gers étaient partis ; mais la mission était difficile, à cause du
jeune âge de Louis de Bourbon.
Cependant le prince, qui venait de se dépouiller de sa
dignité et de son titre, vivait tristement à Bréda, n’osant res-
ter à La Haye ni revenir à Liége. Il avait mandé auprès de lui
le comte de Blankenheim, son neveu ; et, dans l’espoir d’en
obtenir quelque consolation, il lui avait dit, sous le serment
du secret, tout ce qui venait d’avoir lieu.
— Vous avez été pris dans un piége, cher oncle ! dit
Blankenheim. Vous avez signé sous le poignard ; vous n’êtes
point tenu.
— Mais que faire, mon fils ? Si je résiste au duc de
Bourgogne, vous savez tout ce qu’il peut.
— Que ne vous adressez-vous au roi de France ?
— Je l’allais faire, lorsque je fus attiré dans cette em-
bûche. Mais je suis jeune encore, plus jeune du moins que
Philippe. Il est odieux de résigner la puissance par con-
trainte. Oui, j’irais en France si je n’étais surveillé ; et certai-
nement je le suis. Écoutez-moi, mon beau neveu vous
m’avez toujours chéri. Passez discrètement dans les États du
roi Charles VII ; apprenez de lui s’il veut m’appuyer. Je vous
attendrai avec patience.
– 17 –
Blankenheim, ayant approuvé ce plan de conduite, par-
tit de Bréda sans rien dire ; et par d’habiles détours il se ren-
dit en France, pendant que Heinsberg, de nouveau dans la
solitude, se livrait à l’ennui et au chagrin. Il apprenait tous
les jours que son peuple murmurait contre lui, ne sachant
comment expliquer sa longue absence. L’hiver vint et passa
sur un tel état de choses. Le comte de Blankenheim ne reve-
nait pas et ne donnait aucune nouvelle. Heinsberg espérait
davantage, à mesure qu’il le voyait depuis plus long-temps
en France ; il expliquait son silence, par le danger de se con-
fier à des lettres.
Les Liégeois n’étaient pas si patients ; la conduite de
leur évêque leur donnait de l’ombrage ; ils se lassaient d’être
comme abandonnés ; un joug, si léger qu’il fût, irritait ce
peuple, qui pourtant ne pouvait se passer d’un souverain à
lui.
Ils savaient que leur prince était à Bréda ; qu’il n’était re-
tenu par aucune maladie ; ils voulaient qu’il revînt ou qu’il
leur fît connaître la cause de son séjour étrange dans cette
ville. Déjà ils l’avaient vu avec peine se rendre à la cour du
duc de Bourgogne, qu’ils regardaient avec raison comme
leur ennemi. Ils écrivirent à Jean de Heinsberg plusieurs
lettres ; elles demeurèrent sans réponse. Ils lui envoyèrent
des messagers, qui ne rapportèrent que des paroles vagues.
Le 1er juillet de l’année 1456, après une année d’impatience,
les échevins adressèrent à l’évêque Heinsberg une lettre de
reproches, dans laquelle ils finissaient par lui dire qu’il fallait
prendre un de ces deux partis : ou de revenir à Liége sur-le-
champ, ou de n’y revenir jamais.
Jean de Heinsberg souffrait ; il était irascible ; le style et
le ton de cette lettre le blessèrent. Il se remit devant les yeux

– 18 –
toute la turbulence des Liégeois, toutes les peines qu’il avait
eues à les gouverner, toutes les rudesses qu’ils lui avaient
faites, toutes les émeutes qui avaient troublé son règne. Il
pensa que peut-être le duc de Bourgogne lui avait rendu ser-
vice en le débarrassant de ce qu’on appelait sa puissance ; et
dans ce moment de mauvaise humeur, sans plus songer aux
démarches de son neveu, il s’en alla faire rédiger un acte
public d’abdication. Après quoi, il écrivit brusquement aux
Liégeois : qu’ils n’avaient plus que peu de temps à attendre,
et qu’ils allaient être gouvernés maintenant par un prince qui
leur apprendrait à adoucir leur style.
Cette singulière lettre arriva à Liége le 18 juillet ; elle y
causa une grande rumeur ; des groupes se formèrent dans
toutes les rues, des rassemblements à tous les carrefours.
Les places publiques se remplirent, comme un jour de se-
cousses.
On remarquait surtout, devant l’Hôtel-de-Ville, des
hommes qui péroraient à haute voix ; on parlait de courir
aux armes ; on s’inquiétait de la patrie en danger : mille
soupçons, qui depuis longtemps fermentaient, s’exprimaient
alors tout haut ; des conversations animées agitaient tout ce
peuple aux dehors si vifs.
Un jeune homme de haute taille, à la figure rude et
sombre, quoiqu’il n’eût que vingt ans, occupait surtout ceux
qui l’entouraient. Il parlait avec véhémence ; ses bras ner-
veux donnaient à son geste quelque chose de formidable.
Une barbe épaisse cachait déjà sa bouche. Il était vêtu d’un
pourpoint de buffle et armé comme un gentilhomme des
vieux temps, avec l’épée large et pesante et la petite hache
d’armes pendue à la ceinture. Son bonnet de velours rouge,
doublé d’une calotte d’airain, était rehaussé d’une touffe de

– 19 –
poils de sanglier en guise de panache. Ce jeune homme avait
été élevé dans les Ardennes ; la vie qu’il avait menée parmi
les forêts l’avait rendu robuste et puissant ; il passait pour un
chasseur intrépide et pour un solide champion dans les
coups de main : c’était Guillaume de Lamarck, seigneur de
Lumain, de la maison d’Arenberg.
Les hommes qui paraissaient l’écouter avec plus
d’attention étaient Jean de la Boverie et Pollain, jeunes gens
de son âge ; Lahousse, chaudronnier de Dinant ; Joachim, du
métier des bouchers de Liége, et un étranger qui venait
d’entrer dans la ville, et qu’à son costume on reconnaissait
pour un gentilhomme. Pollain, en l’examinant un peu, se
souvint de l’avoir vu à la cour du prince-évêque ; c’était en
effet le comte de Blankenheim, qui arrivait de France.
— Nous sommes traqués, disait Guillaume ; le duc de
Bourgogne nous accule ; c’est un tour de sa façon : malheur !
si nous restons sans défense.
— Voilà, ajouta le chaudronnier, un coup de marteau
qui nous tombe sur la tête. Des signes précurseurs l’ont an-
noncé. Jamais on n’a tant vu de feux follets qu’à présent
dans nos marécages.
— Et la comète à longue queue, poursuivit Joachim, la
comète qui se promène au-dessus de Sainte-Walburge, et qui
stationnait, il n’y a pas longtemps, sur le palais du prince-
évêque ! Nous sommes égorgés, si nous ne donnons pas de
bons coups de cornes à ceux qui nous assomment.
— Mais, interrompit Jean de la Boverie, nous nous
alarmons peut-être, messires, pour de faux bruits !
— Comment de faux bruits ! s’écria Guillaume de La-
marck : on vous dit que Jean de Heinsberg abdique, et qu’il
– 20 –
nous livre à Louis de Bourbon. En a-t-il le droit ? Ce n’est
pas pour rien que le duc de Bourgogne a fait venir l’évêque à
sa cour. Voilà notre ennemi implacable ! Quand je songe que
Philippe a dépouillé mon père de ses châteaux d’Agimont et
de Rochefort, que Jean-sans-Peur a fait décapiter mon aïeul
après la bataille d’Othée, je dis : Guerre à la maison de
Bourgogne !
— Bien parlé, murmura la foule : Vive Guillaume de
Lamarck !
— Vous savez, reprit le violent jeune homme, tous les
maux que la maison de Bourgogne nous a faits, tous ceux
qu’elle a tenté de nous faire. Elle n’a cherché qu’à dépouiller
nos provinces de leurs libertés ; et sans les guerres que la
France, notre alliée, lui a suscitées, nous ne serions plus in-
dépendants. C’est à la France que Jean de Heinsberg devait
s’adresser, au lieu de s’aller mettre sous la griffe du tigre.
— Pardon, messire, dit alors Blankenheim ; mais je ne
comprends pas encore tout ce que j’entends. J’arrive à
l’instant de la cour du roi Charles VII, où je me suis assuré
des secours pour mon oncle Jean de Heinsberg, contre celui
que ses flatteurs appellent le bon duc. Mon oncle m’attend à
Bréda. Et cependant vous dites qu’il a publiquement abdi-
qué ?
— À sa honte et à notre malheur, répondit Guillaume ;
et, pour le remplacer, il nous envoie un enfant, sans consul-
ter le chapitre et le peuple, qui ont pourtant leur droit d’élire.
Un enfant, qui est encore sur les bancs à Louvain ! Un enfant
pour gouverner les Liégeois !
— Le Pape ne le souffrira pas, dit Blankenheim.

– 21 –
— Les bulles de dispenses sont déjà accordées, répliqua
un échevin intervenant ; car on trompe la cour de Rome. Le
Pape ne sait pas que le prince qu’on veut nous imposer est
un choix fatal à l’État et à l’Église. Calixte III est contraint
d’ailleurs à des concessions. Les Turcs, depuis trois ans, sont
maîtres de Constantinople ; ils peuvent envahir l’Italie et les
États du Saint-Siége. Il faut une nouvelle croisade. Philippe-
le-Bon, déjà lié par son vœu du faisan1, a promis au Saint-
Père d’envoyer une flotte contre les infidèles ; et c’est pour
cela qu’on nous sacrifie.
— Ainsi, dit Pollain, on va nous donner un évêque qui
n’est ni prêtre, ni diacre, ni sous-diacre. Mais nous vivons
dans un temps abominable !
— Philippe de Bourgogne est l’Antechrist, s’écria La-
housse. Vous verrez qu’il jouera le Pape.
— Que du moins on ne nous joue pas, reprit Guillaume.
Nous devons montrer que nous sommes encore Liégeois.
— Nous devons nous adresser à l’Empereur, dit Joa-
chim ; il est notre suzerain et notre protecteur naturel.
— L’Empereur !… Frédéric III !… reprit Guillaume ; un
prince sans cœur et sans énergie !… Ne comptons que sur
nous, messires. Souvenez-vous de mes paroles ; si nous
cherchons un appui au dehors, nous subirons le joug. C’est
ce qui eut lieu quand la maison de Bourgogne nous donna
pour prince Jean de Bavière, monstre qui ne fut jamais
prêtre, qui mérita si bien son surnom de Jean-sans-Pitié, et

1Suivant les usages de la chevalerie, il avait juré, sur le faisan,


dans un repas de fête, de se croiser contre les Sarrasins.

– 22 –
qui, comme un démon, nous dévora si long-temps. Messires,
il faut déclarer l’interrègne, élire un mambour2, et courir à
l’instant aux armes.
— Bien parlé ! reprit la multitude ; nommons un mam-
bour. Le Pape peut nous donner un évêque ; mais nul n’a
droit sur notre temporel.
— Un mambour nous gouvernera selon nos coutumes,
dit Jean de la Boverie.
— Et nous prouverons au duc de Bourgogne, s’écria La-
housse, que nous pouvons lui river son clou, et que nous ne
sommes pas dans sa dépendance comme il se l’imagine.
— Messires, dit un chanoine qui se trouvait dans la
foule, c’est au chapitre à élire le régent ou mambour que
vous souhaitez.
— Non pas, cria fortement Guillaume de Lamarck ; le
chapitre, aidé du peuple, élira un évêque ; car il en faut élire
un. La nomination du mambour appartient au peuple seul.
— Mais, reprit le chanoine, ceux qui peuvent créer
l’évêque peuvent aussi créer son lieutenant dans
l’interrègne.
— Erreur ! dit encore Guillaume ; le chapitre n’a voix
que pour le spirituel ; le mambour n’est pas d’église ; il faut à
ce poste un homme qui sache manier la hache et l’épée.

2 Le mambour était chez les Liégeois le magistrat qui gouver-


nait quand le siége était vacant.

– 23 –
— Bien parlé ! cria de nouveau la foule ; Vive Guillaume
de Lamarck : c’est lui qui nous défendra : qu’il soit notre
mambour !
— Je lui donne ma voix, dit Blankenheim.
— Le neveu du prince-évêque, s’écria Pollain, donne sa
voix à Guillaume de Lamarck : Vive Guillaume de Lamarck !
À Saint-Lambert ! Et déployons l’étendard.
Mille clameurs confuses se firent entendre. Mais, dans le
différend des chanoines et du peuple, on décida qu’il fallait
consulter les échevins. Leur avis fut que le mambour devait
être nommé par les trois états réunis ; on convoqua
l’assemblée à son de trompe pour le lendemain matin. Les
groupes se dispersèrent.
Blankenheim suivit Guillaume, avec qui il se ligua contre
Louis de Bourbon. Guillaume était comme lui partisan de la
France. Tous leurs amis, dans la soirée, remuèrent le peuple
pour faire élire Guillaume de Lamarck mambour du pays de
Liége. Mais le lendemain matin, comme les trois états se ré-
unissaient pour procéder à cette nomination importante, on
apprit que le nouveau prince-évêque arrivait à la hâte et qu’il
n’était plus qu’à une demi-lieue de la ville. Toute la foule,
mobile et curieuse, remettant sa colère à un autre jour, alla à
sa rencontre.
Louis de Bourbon s’avançait dans un pompeux appa-
reil ; docile aux habiles leçons de son oncle, il montrait à
tous un visage riant et favorable. Cinq cents cavaliers,
splendidement vêtus et richement armés, lui servaient de
cortége ; il montait un cheval superbe et marchait ayant à sa
droite et à sa gauche Jean de Straile et Gérard Goswin,
maîtres de la cité. Anselme de Hamal, qui aussi avait volé à

– 24 –
sa rencontre, portait devant lui l’étendard ; il était accompa-
gné de l’évêque de Cambrai, du comte de Horn, de Raes de
Varoux, d’Arnold de Corswarem, et d’une foule d’autres sei-
gneurs liégeois.
Le peuple applaudit à la bonne mine de Louis ; et,
comme en arrivant au palais il traita magnifiquement les
trois états, qu’on le vit parler avec enjouement à tout le
monde, qu’il répandait sur ses pas la gaieté et la bonne hu-
meur, le peuple, abandonnant ses préventions, jugea bien de
son nouveau prince, et cria : – Vive Bourbon !
— Je connais l’homme, dit Guillaume, qui avait tout ob-
servé : le charme ne durera guère ; allons toujours aiguiser
nos lances.
Prenant alors la main de Blankenheim :
— J’accepte votre alliance, messire, ajouta-t-il ; la
France nous aidera, Jean de Heinsberg sera vengé, et vous
verrez le jour où je serai mambour de Liége.

– 25 –
IV

Le canon tonnait avec furie contre les murs de Dinant.


C’était le 20 août de l’année 1466.
Il y avait dix ans que Louis de Bourbon régnait orageu-
sement sur les Liégeois. Depuis neuf ans et neuf mois, il en
était détesté. Il avait pour soutien Charles de Bourgogne, in-
vesti du titre de mambourg de Liége.
Six hommes, au coucher du soleil, se montrèrent sur les
remparts abîmés de Dinant, du côté de Bouvignes ; tous six
étaient solidement armés et couverts de poussière, comme
gens qui avaient longuement combattu. C’étaient Lahousse,
Joachim le boucher, Raes de Heers, Guérin, ancien bourg-
mestre de Dinant, Blankenheim, et Guillaume de Lamarck.
— Ils sont nombreux, dit Guillaume, en fixant son œil
perçant sur le camp des Bourguignons.
— N’importe, ajouta Lahousse ; si les Liégeois arrivent,
ils ne nous auront pas.
— Et quand Liége nous manquerait, reprit Lamarck, qui
serait assez lâche pour se rendre ? Du moins cette ville de
Dinant se montre ; elle est ardente dans sa haine ; elle est
digne de nous.
— Il faut avouer, poursuivit Joachim, que vos routiers et
vos bannis, Guillaume, ces brigands que vous avez amenés,
nous sont d’un bon secours. Ils tuent bien.
— Corbleu ! messires, dit le vieux Guérin, j’espère que le
siége sera levé pour la fête de saint Barthélemi. Alors nous
– 26 –
marcherons sur Liége, sur Hui, sur Maestricht : et à mort
Bourbon !
— Il ne l’aura pas volé, dit Raes de Heers. Je n’oublierai
de ma vie sa première grande iniquité, qui eut lieu au début
de son règne. Un jeune homme de Waremme, un de mes
amis, qui sortait ivre d’une partie de plaisir que nous avions
faite ensemble, coupable de quelques quolibets sur Louis de
Bourbon, fut égorgé comme séditieux par le bourreau et
coupé en quatre pendant qu’il respirait encore. C’était hor-
rible, messires ; je le vis et je jurai vengeance.
— Nous aussi, dit Blankenheim.
— Elle ne s’éteindra que dans le sang, ajouta Guillaume.
Entrons ici. – Les six compagnons ouvrirent la porte d’un
cabaret, demandèrent du vin et se mirent à boire.
— Après le coup dont vous parliez, reprit le boucher, le
Bourbon fit parbleu bien de s’en aller résider à Maestricht.
— Que n’est-il venu ici ! s’écria Guérin.
— Vous l’eussiez pilé, dit Raes de Heers, dans un de vos
chaudrons.
— Certes ! répliqua Lahousse, nous en eussions fait un
ouvrage de batterie.
Un nouveau compagnon entra ; c’était un rude villageois
à la mine sauvage, qui portait sur sa manche la figure d’un
homme hideux, grossièrement brodée en laine.
Cet homme faisait partie du corps des FUSTIGEANTS,
sorte de partisans vagabonds qui s’étaient formés entre
Tongres et Saint-Trond. Ils avaient tous à leur bras et à leurs
chapeaux et portaient sur leur étendard la même grossière

– 27 –
image, qu’ils appelaient le Rabat-Joie de l’Évêque ; cette
image effroyable tenait à la main un gros bâton, comme em-
blème de la bande. Longtemps ils avaient couru le pays, fus-
tigeant et assommant les collecteurs des deniers du prince,
après avoir vidé leurs caisses et brûlé leurs papiers ; ils
étaient la terreur dans les campagnes des partisans de Louis
de Bourbon. L’intérêt de la cause qu’ils servaient les avait at-
tirés tous à la défense de Dinant.
— Eh bien ! dit-il en saluant Guillaume, on rapporte,
messire, que l’interdit est mis encore une fois sur la ville de
Liége. Louis s’en frotte les mains. Il dit que le Pape et son
oncle de Bourgogne lui feront raison des mutins.
— Son oncle de Bourgogne est une canaille, à qui nous
allons donner sur les doigts, dit Raes de Heers. Quant à
l’interdit, on fera comme il y a quatre ans, on en appellera
du Pape mal informé au Pape mieux informé.
— Mais il paraît, reprit le fustigeant, que les églises sont
fermées ; que les clercs de Liége, aussi nombreux, dit-on,
que ceux de Rome, vivent les bras croisés, et que pas une
des mille cloches de la vieille cité n’a droit de sonner.
— Laissez-nous finir ici, répliqua Raes ; après cela nous
verrons.
Il but un grand coup.
— J’ai bien envie, dit-il ensuite, de faire ce soir une pe-
tite sortie contre l’avant-garde qui est là, au faubourg de
Leffe.
— Je ne le souffrirai pas, dit Guillaume ; ton vieux père
en fait partie.

– 28 –
— Bah ! je l’ai bien assiégé autrefois dans son château ;
et sans l’intervention de l’Évêque…
— C’est mal ! cria Guillaume ; silence là-dessus, et bu-
vons un coup. Si tu veux sortir ensuite, tu pourras aller
pendre le mannequin : à Charles de Bourgogne, à Philippe, à
Louis de Bourbon, des insultes tant que tu voudras. Mais le
peuple t’aime ; ne te perds pas en outrageant ton père.
— Quant à Louis de Bourbon, dit Raes, qui commençait
à être ivre, je ne puis mieux que ce que j’ai fait, – lorsque –
sur ma proposition – le peuple a déclaré évêque à sa place –
le prince Marc de Bade.
— Un lâche !
— Très bien ; il nous prépare la place. Je veux être
prince-évêque, moi, poursuivit Raes ; toi Guillaume, tu seras
mambour, et nous ferons la guerre. Tu as trente ans : c’est le
bel âge.
— Guerre au vieux loup de Philippe ! il n’a plus sa tête.
— Et pourtant il s’est fait apporter au camp en litière.
— C’est, dit Blankenheim, qu’il se réjouit encore à voir
du sang couler ; nous le régalerons. Nous avons alliance
avec la France, qui arrivera aussitôt que les Liégeois. Ce co-
chon de Marc de Bade s’est sauvé en Allemagne.
— N’importe, dit Guillaume, nous tiendrons sans lui.
Nous avons ici des hommes qui ne peuvent se rendre. Le
métier des vignerons de Liége et le métier des bouchers sont
proscrits pour avoir pillé le Limbourg sans déclaration de
guerre. Ceux-là combattront.

– 29 –
— On dit que Bourbon vient de se faire sacrer à Hui, re-
prit le fustigeant.
— Il est trop tard, dit Guillaume ; tes camarades qui sont
ici, les compagnons de la Verte-Tente et les couleuvriers qui
ont tué le messager de paix de Louis, les brigands de Vellène
qui ont assommé ses officiers, tous ces vaillants hommes ne
peuvent plus se soumettre. La guerre donc ! puisque le vin
est versé. À la mort de Louis de Bourbon et de ses adhé-
rents !
— À la mort du vieux loup de Bourgogne ! cria Blanken-
heim.
— Et de son louveteau ! ajouta Joachim.
— Et de sa gueuse de duchesse ! dit Lahousse.
— De son nom et de sa race ! hurla le cabaretier.
— Ils viennent, cria Guérin, contre cette bonne ville de
Dinant, qui, depuis trois siècles et plus, est alliée par com-
merce avec la France, avec l’Angleterre et avec l’Allemagne :
qu’ils y trouvent leur tombeau !
— Pour cela, continua Lahousse, je donnerais mes dix
plus belles chaudières !
— Et moi, un bras de mon corps, poursuivit Raes.
Et tous burent avec colère. – Allons, reprit-il en se le-
vant, allons leur préparer un joyeux réveil.
Quoique tous ivres, ils sortirent de la ville emportant un
gibet, une échelle, une longue corde, un mannequin à
l’effigie du comte de Charolais, revêtu d’un manteau aux
armes de Bourgogne. Ils plantèrent le gibet, pendirent le

– 30 –
mannequin, dans le marécage entre Dinant et Bouvignes, et
rentrèrent dans la place.
Le lendemain matin, à la pointe du jour, les Bourgui-
gnons qui assiégeaient Dinant virent cette figure injurieuse,
contre laquelle les assiégés lançaient des flèches et de la
boue du haut de leurs remparts, en criant :
— Voilà le fils de votre duc, le faux et traître comte de
Charolais, que le roi de France fera pendre comme il est ici
pendu.
Ils ajoutaient d’autres propos infâmes contre le Duc et la
Duchesse. Charles de Bourgogne, à qui on les rapporta, jura
d’en tirer vengeance ; sa mère protesta qu’elle perdrait tout
son vaillant plutôt que de ne pas voir laver dans le sang son
injure.
Le même jour, au moyen d’une grosse bombarde, les
Bourguignons jetèrent dans la ville de Dinant un autre man-
nequin représentant Louis XI pendu, et se mirent à crier à
leur tour :
— Crapauteries ! allez requérir votre crapaud traître le
roi de France, fou et enragé !
— Allez ! répondirent ceux de Dinant ; votre vieux sque-
lette de duc est venu pour mourir ici vilainement ; et votre
petit comte Charlotteau, qu’il s’en aille à Montlhéry se faire
battre : il a le bec trop jaune pour entrer chez nous. Le noble
roi de France le fera pendre comme un pourceau gras.
Guillaume se réjouissait de ces excès, qui rendaient
toute capitulation impossible. Mais la ville qui devait les ex-
pier ne les approuvait pas tout entière. Il y avait à Dinant
trois partis qui ne s’entendaient pas : le bon métier de la bat-

– 31 –
terie, les bourgeois du centre de la ville, et les neuf bons mé-
tiers. Les uns voulaient faire leur soumission ; c’étaient les
bourgeois. Le bon métier de la batterie, qui fournissait de la
chaudronnerie à toute l’Europe, écrivait sans cesse à
Louis XI, sur qui il comptait : dans la détresse où la longueur
du siége avait plongé la ville, on le priait de venir par pitié et
par charité. Mais il n’arrivait pas.
Les neuf bons métiers, auxquels se rattachaient tous les
hommes exaltés, ne connaissaient qu’un mot, la résistance ;
ils n’avaient qu’un sentiment, la haine contre la maison de
Bourgogne : ils étaient soutenus par les routiers, les bandits,
les pillards, dont le chef était Guillaume de Lamarck, qui
dans le feu et dans le sang voulait abattre Louis de Bourbon
et ses soutiens.
Les neuf bons métiers, pour répondre encore aux Bour-
guignons, construisirent deux autres mannequins ; l’un re-
présentait une femme de paille tenant une quenouille et un
fuseau. Ils la plantèrent sur la tour la plus élevée en face de
Bouvignes, avec cette inscription en lettres hautes de deux
pieds :

Quand cette femme filera


Philippe cette ville aura.

Ils voyaient dans ces vers un ingénieux calembour entre


filera et Philippe…
L’autre mannequin figurait le vieux duc dans son grand
fauteuil ; ils le promenèrent sur leurs murailles, en le huant
et le fouettant à la vue de son armée, et finirent par le brûler
avec de grands cris de joie.

– 32 –
La colère des Bourguignons était au comble.
Les bourgeois de Bouvignes, épouvantés du sort qu’on
préparait à leurs voisins insensés, en prirent compassion. Ils
leur envoyèrent un messager, pour les prier de fléchir par
une prompte soumission le duc de Bourgogne, qu’ils pou-
vaient encore apaiser en protestant contre les injures qu’on
venait de lui faire et lui en livrant les auteurs. Le messager
de paix fut reçu par les fustigeants, qui lui coupèrent la tête
et la lancèrent au camp des Bourguignons. Ceux de Bou-
vignes, plus effrayés d’un tel excès de délire, envoyèrent une
seconde lettre ; ils la firent porter par un jeune muet, qui
était idiot, et qui ne savait en quels dangers il allait. Les Di-
nantais, dont la furie était au comble, saisirent le nouvel en-
voyé malgré son innocence, le mirent en lambeaux, et pro-
menèrent ses membres sur leurs remparts, comme des can-
nibales…
Tout cela, c’est pourtant de l’histoire nue.
La partie plus saine de la ville, s’épouvantant des suites
que de telles horreurs allaient attirer, députèrent quelques
prud’hommes à Liége, pour presser les secours qu’on atten-
dait. Mais l’armée de Bourgogne augmentait en nombre tous
les jours et les Liégeois ne venaient pas. Le comte de Charo-
lais ordonna aux canons de tonner sans relâche ; des pans
de murs de soixante pieds tombèrent à la fois ; de toutes
parts des maisons brûlaient, des édifices croulaient ; c’était
un affreux chaos. Les brèches ouvertes partout ne laissèrent
bientôt plus d’espoir. Le 24 août, au matin la ville s’aperçut
avec consternation d’une défection qui devenait le signal de
sa perte. Les bandits et les aventuriers, les fustigeants, les
coulevriers, les brigands de Vellène et les compagnons de la

– 33 –
Verte-Tente3, s’étaient évadés pendant la nuit. Ils étaient
peu nombreux. Mais l’absence de ces hommes déterminés
découragea ceux qui restaient. En vain Guillaume et Blan-
kenheim, qui n’abandonnaient pas encore le poste, et le
vieux Guérin, qui s’était emparé de l’étendard de la ville, ap-
pelèrent aux armes en disant qu’il n’y avait pas à compter
sur la clémence d’un ennemi qu’on avait mortellement of-
fensé ; la ville ne songea plus qu’à se rendre. Elle ne deman-
dait que la vie sauve. Elle ne put obtenir aucune condition.
Charles de Bourgogne entra dans Dinant le 25 août
1466, à la tête de son armée ; son regard était sinistre, sa
bouche sérieuse et close. Le vieux duc n’osa paraître dans la
ville, qui eût pu lui crier merci ; il s’en retourna à Bruxelles,
laissant à son fils le soin de la vengeance. Charles avait dé-
cidé de faire piller la ville le 26 et le 27, et d’y mettre le feu le
28. Mais ses soldats n’attendirent pas ses ordres ; le sac de
Dinant commença le même jour 25 août, fête de l’évêque de
Liége. L’ordre était donné par le comte de Charolais de
n’épargner que les ecclésiastiques, les enfants et les
femmes ; on les réunit en troupeau, on les chassa sur le
chemin de Liége. Puis en quelques heures cette ville de Di-
nant, si grande et si riche, fut complètement pillée. Les
bourgeois torturés étaient mis à mort, après que leurs trésors
avaient été révélés. Le pillage dura quatre jours, accompa-
gné des plus hideux excès ; après quoi on mit le feu à la ville,
qui fut brûlée tout entière. Une foule d’exécutions avait eu
lieu. Pour achever de châtier la cité insolente, le vainqueur
fit démolir les débris des murailles ; il voulait qu’on y passât
la charrue, et qu’on se demandât à l’avenir où fut Dinant ?

3 Bandits qui ne campaient que dans les bois.

– 34 –
Dès qu’on apprit à Liége la prise de Dinant, la ville se
révolta contre ses bourgmestres, dont l’un, Guillaume Des-
champs, dit Laviolette, fut mis à mort. Les Liégeois voulaient
marcher contre les Bourguignons. Guillaume de Lamarck,
qui s’était échappé en habit de prêtre, se trouvait au milieu
d’eux ; on l’entendit qui disait au vieux Guérin :
— Quand Liége aura subi le sort de Dinant, alors nous
triompherons.

– 35 –
V

Le tumulte croissait à Liége, à mesure qu’on y recevait


les malheureux fugitifs de Dinant. On n’entendait qu’avec
horreur les récits sanglants du sac de cette ville. On pleurait
de pitié sur les enfants et les femmes de bonne maison qui se
trouvaient maintenant en proie à la misère la plus profonde.
La fermentation avait poussé les Liégeois à recourir aux
armes ; ils voulaient venger leurs voisins et marcher contre
l’armée de Bourgogne : une partie d’entre eux sortit avec des
cris de guerre. Mais l’aspect subit des vieilles bandes bour-
guignonnes, si aguerries et si nombreuses, qui elles-mêmes
s’avançaient sur Liége, intimida tout à coup les sujets insur-
gés de Louis de Bourbon. Surpris et troublés, ils envoyèrent
des députés chargés de demander la paix ; car ils sentirent
qu’ils perdaient tout s’ils étaient vaincus, leur ville n’étant
pas en convenable état de défense.
Charles de Bourgogne consentit à se retirer, si on lui li-
vrait cinquante otages. Ce fut l’évêque Louis qui les désigna ;
et ce service odieux ne fut pas propre à lui faire regagner les
bonnes grâces de son peuple. Le destructeur de Dinant reprit
aussi son titre de mambour de Liége ; il envoya, comme son
lieutenant, Himbercourt, qui chercha à s’insinuer dans
l’esprit des bourgeois, en se faisant inscrire sur les registres
du métier des forgerons, dont il endossa la robe. Ainsi chez
les Gantois, au siècle précédent, Artevelde s’était agrégé au
métier des brasseurs.
Himbercourt vit bientôt que, parmi les cinquante ci-
toyens qui s’étaient remis dans les mains du comte de Cha-

– 36 –
rolais, il n’avait pas les plus turbulents. Guillaume de La-
marck s’était retiré avec ses bandes dans la forêt des Ar-
dennes ; il inquiétait le pays, harcelant les amis de Bourbon
et de ses soutiens : haut placé par sa famille, qui autrefois
avait donné deux évêques au pays de Liége (Adolphe et En-
gelbert de Lamarck), Guillaume était par sa naissance un
chef puissant. Doué d’une force de corps extraordinaire et
d’une audace inouïe, il se fût fait respecter par ses seuls
avantages naturels. Guerrier intrépide et habile partisan,
pour se donner un air plus formidable, il avait laissé croître
toute sa barbe, qui était rude et hérissée ; il avait dans ses
armes une hure de sanglier, et la faisait porter, comme sa li-
vrée, à tous les hommes de ses bandes. Vainement on avait
songé à se rendre maître de cet homme, qu’on appelait le
« Sanglier des Ardennes » ; on en était réduit à ne chercher
que les moyens de l’éviter. Himbercourt eût donné tout au
monde pour avoir ce chef de routiers ; mais personne n’osait
seulement se mettre à sa poursuite4.
Raes de Heers, son ami, ne l’avait pas suivi dans les fo-
rêts ; il était resté hardiment à Liége, d’où il correspondait
avec le Sanglier et avec Louis XI. Le lieutenant du duc de
Bourgogne demanda aux magistrats de la ville l’audacieux

4 Les historiens du temps ont chargé les traits du Sanglier des


Ardennes, dont ils avaient peur. Sa mâchoire inférieure était, disent-
ils, d’une épaisseur extraordinaire et dépassait la supérieure. Il avait
de chaque côté de longues dents qui ressemblaient à des défenses.
C’est là un portrait de fantaisie. Mais le fait est que ses vices et vio-
lences l’avaient fort enlaidi. Il portait quelquefois, dans ses forêts, en
manière de surtout, une peau de sanglier, dont la corne des pieds et
les boutoirs étaient d’argent ; la peau de la tête, préparée, se rabat-
tait sur son front et lui donnait un aspect monstrueux. Le cri de
guerre de ses bandes était : – Sanglier.

– 37 –
Raes de Heers, qu’il voulait envoyer au duc à la place d’un
autre otage. Le peuple s’écria, de la manière la plus formelle,
que jamais il ne laisserait partir son défenseur ; et, prévenu
ainsi du danger, Raes se tint sur ses gardes. Il apprit encore
que plusieurs de ses lettres à Guillaume et à Louis XI avaient
été interceptées : il rassembla ses amis les plus sûrs dans sa
maison de la place Saint-Pierre ; il composa avec eux un
conseil secret, dont l’autorité occulte devint toute-
puissante ; il s’entoura d’une garde composée d’hommes ré-
solus, choisis dans les divers métiers et vêtus d’un habit uni-
forme ; il les arma de gros bâtons plombés et leur donna le
nom de « Francs-Liégeois ».
Pendant quelque temps, Raes fut ainsi le maître à Liége ;
il se déclara plus ouvertement que jamais contre la maison
de Bourgogne, qui le frappa de proscription. Le Sanglier des
Ardennes arriva aussitôt à la tête de ses brigands et de ses
bannis sous les murs de Liége. Raes de Heers se joignit à lui
avec ses adhérents. Pour répondre à l’édit de proscription,
ils allèrent prendre Hui, qui tenait le parti de l’Évêque ; et les
Liégeois accoururent au pillage de cette ville.
Charles de Bourgogne, furieux, jura la guerre à feu et à
sang ; il s’ébranla, en disant qu’il allait détruire Liége.

– 38 –
VI

Les députés que Louis XI envoyait en faveur des Lié-


geois n’avaient pu arrêter un instant l’armée de Bourgogne ;
mais la ville s’était rassurée. Trente mille hommes, tant bons
que mauvais, selon l’expression de Comines, étaient là en
état de combattre. Tous ces ardents bourgeois, mêlés de
bandits et d’aventuriers, remuaient leurs armes et deman-
daient à sortir à la rencontre de l’ennemi. Il eût été plus pru-
dent de l’attendre derrière les remparts de la ville ; mais
cette proposition eût été rejetée comme une lâcheté.
On sonna la cloche du ban ; on convoqua toutes les mi-
lices ; toutes les bannières des métiers se déployèrent ;
l’étendard de Saint-Lambert, que l’on croyait donné par
Charlemagne, fut exposé sur le maître autel ; ce fut le comte
de Berlo qu’on chargea de le porter ; Berlo, vieil ami de Raes
de Heers et de Guillaume ; on l’amena solennellement sous
la grande couronne qui décorait la nef de la cathédrale ; on
le revêtit de l’armure blanche ; on lui remit la gibecière de
même couleur, qui contenait cent sous liégeois et qu’il pen-
dit à sa blanche ceinture ; il monta à l’autel pour le serment.
— Je jure, dit-il en recevant la sainte bannière, de rap-
porter cet étendard sacré de la bataille, à moins que je n’y
succombe.
Il sort après ses paroles, et sur son beau cheval blanc il
marche en silence au milieu de tous les métiers ; on n’entend
que quelques gémissements.

– 39 –
— Cette guerre serait noble, disent quelques voix, si, al-
lant au nom de saint Lambert notre patron, nous n’avions
parmi nos ennemis le successeur de saint Lambert lui même,
notre indigne prince !
Les deux armées se rencontrèrent à Brusthem. Là, les
milices de Tongres se joignirent aux Liégeois : c’était le
28 octobre 1467, jour de saint Simon et de saint Jude ; la
mêlée s’engagea aussitôt. Vainqueurs au premier choc, après
de longs efforts, les Liégeois furent défaits, abîmés, disper-
sés. Le drapeau de Saint-Lambert s’en revint en pièces ; sept
hommes seulement escortaient dans sa fuite le vaillant Ber-
lo, qui le sauvait.
Guillaume de Lamarck et Raes de Heers, que l’on cher-
chait à cerner, se retirèrent difficilement de la bataille ; le
Sanglier regagna ses forêts ; Raes revint à Liége.
Mais le trouble et l’épouvante étaient dans la ville.
Charles de Bourgogne s’approchait. Trois cents notables,
pieds nus, allèrent en tremblant lui porter les clés ; il entra
vainqueur au milieu du peuple suppliant et criant merci. Il
abolit la plupart des chartes et priviléges des Liégeois, fit en-
lever le Perron5, qui, au marché de la Cité, était l’emblème
de leurs franchises ; déclara bannis tous les absents, confis-
qua les biens de tous ceux qui avaient tenu parti contraire à
lui, établit d’énormes impôts, démolit les fortifications, « de
manière qu’on pût entrer à Liége comme en un village, » et
désarma tous les bourgeois.
Louis de Bourbon était rentré dans Liége à sa suite, –
pour avoir sa part du butin, disait le peuple.

5 Degré de pierres d’où l’on pérorait le peuple ; sorte de forum


des Liégeois.

– 40 –
On chercha Raes de Heers pour le mettre à mort ; on ne
le trouva pas. Il n’était resté qu’un instant dans la cité ; puis
il avait rejoint le Sanglier, à qui il racontait les tristes détails
de ce qu’on vient de lire sommairement.
— C’est bien, répondit Guillaume de Lamarck ; mais
avant peu ce sera mieux. Compagnons du Sanglier, réjouis-
sez-vous ; le temps approche où vous me saluerez mambour
de Liége.

– 41 –
VII

Le 12 avril de l’année 1468, une partie de bois écarté


dans le pays de Franchimont était animée par une sorte de
bivouac, où dix à douze centuries de soldats sauvages
avaient passé la nuit. À la hure brodée sur leur manche, on
reconnaissait les compagnons de Guillaume, qui s’étaient
renforcés des nombreux proscrits de Liége. Un d’entre eux,
Joachim, du métier des bouchers, qu’ils avaient envoyé à la
découverte, revenait de la vieille cité.
— Tout va bien, dit-il en s’adressant à Guillaume de
Lamarck.
— Le peuple est-il content ? demanda le chef.
— Il serait difficile autrement, messire ; car on lui fait
bonne justice : on ne laisse pas moisir ses paroles. Une
pauvre vieille femme vient d’être mise à mort pour avoir dit
ces mots : Ah ! si le duc de Bourgogne était en paradis !
— Pour cela seulement ?
— Pas autre chose.
— Bon. Mais le Saint-Siége vient d’envoyer un légat ?
— Fort heureusement, messire, il n’a rien calmé. Louis
de Bourbon est allé aux fêtes de Bruxelles ; puis, de retour à
Liége, comme les représentations du légat l’importunaient, il
s’est mis dans une barque élégante ; avec des musiciens, sur
la Meuse, et s’est laissé descendre jusqu’à Maestricht, où il
va résider de nouveau.

– 42 –
— Ainsi il abandonne Liége à Himbercourt ?
— Mieux que cela, messire. Himbercourt est mandé à
l’armée de Bourgogne. Place vide.
— À moi, Jean Deville et Georges Strailhe ! s’écria Guil-
laume de Lamarck ; Liége n’est point gardée, et je sais de
bonne part que la guerre se rallume entre la France et la
Bourgogne.
Il parla bas aux deux capitaines, qui partirent sur-le-
champ avec huit cents hommes, entrèrent à Liége, y établi-
rent la police, et s’en constituèrent les gardiens et les défen-
seurs.
Les récits du temps nous présentent, sous un aspect
formidable, ces hommes à la longue barbe, qui étaient des
Franchimontois, des Rivageois, des Liégeois devenus mé-
connaissables, mêlés d’aventuriers. Voulant se donner plus
d’autorité dans ce qu’ils projetaient, ils sentirent de quel
poids serait au milieu d’eux la présence de l’Évêque ; ils
combinèrent un hardi coup de main qui réussit : quelques-
uns d’entre eux, s’étant rendus secrètement à Maestricht,
enlevèrent Louis de Bourbon et le ramenèrent à Liége.
Dans le désordre, on avait tué un chanoine, le favori de
l’Évêque. Ce meurtre, qu’on exagéra, et l’audace de
l’entreprise que l’on eut soin de noircir, ranimèrent les fu-
reurs mal éteintes de Charles-le-Téméraire. Il s’empara,
contre tout droit des gens, de Louis XI, qui était venu le visi-
ter à Péronne, et l’amena au sac de Liége, dont il le contrai-
gnit à être témoin. Au cruel siége de cette ville, on sait le
beau dévouement des six cents Franchimontois, ces Spar-
tiates de l’histoire moderne. Jean Deville périt après de
grands exploits. Liége fut prise de nouveau le 30 octobre ;

– 43 –
les quarante mille hommes que le duc de Bourgogne avait
amenés pour la détruire devinrent à un signal quarante mille
bourreaux. Le sang coula par torrents ; la vieille cité fut pil-
lée, brûlée, démolie, traitée comme Dinant.
Le Sanglier s’écria : – Bourgogne ! Himbercourt ! Salm !
Bourbon ! maintenant à nous.

– 44 –
VIII

Le 5 janvier de l’année 1477, Charles-le-Téméraire, déjà


vaincu à Granson et à Morat, se préparait avec colère à la
bataille de Nancy.
On vit dans la mêlée, parmi les Suisses, un guerrier de
haute taille, à la barbe hérissée, ayant sur son casque une
touffe de poils de sanglier en guise de panache, chercher
avidement Charles de Bourgogne, le poursuivre, l’attaquer,
le combattre corps à corps, l’entraîner avec furie ; dans le
désordre de cette sanglante journée, on le perdit de vue un
instant.
Après la bataille, on ne vit plus le duc de Bourgogne. Ce
ne fut que le troisième jour qu’on retrouva son corps inani-
mé, étendu au bord d’une petite mare. Sa figure livide était
souillée de sang et de fange, et tellement brisée, qu’on ne le
reconnut qu’à son anneau.
Quelque temps après, sous les yeux de Marie de Bour-
gogne, le peuple à Gand mettait à mort Himbercourt. On
voyait parmi la foule un agitateur ardent, qui portait à sa
toque de drap rouge la touffe de poils de sanglier.
La comtesse de Salm était accouchée d’une fille. C’était
en 1478 l’amour et l’orgueil de sa famille ; elle fut enlevée
par un homme qui l’emmena dans les Ardennes, où il avait
son repaire.
— Et Louis de Bourbon ? dit Blankenheim à Guillaume
de Lamarck.

– 45 –
— Oh ! celui-là, répondit le Sanglier, je veux le tuer en
détail.

– 46 –
IX

Les historiens du quinzième siècle ne parlent guère


qu’en frémissant du Sanglier des Ardennes. « Son âme, dit
une vieille chronique, était un gouffre où prenaient leurs
ébats sept démons qui le possédaient, et tenaient là, comme
on dit, les sept péchés capitaux déchaînés. De l’orgueil, il
s’en montrait tellement gonflé, qu’il méprisait tout person-
nage, et se raillait de Dieu même en son insolente félonie. Il
poussa son impiété si loin, qu’il portait sans vergogne cette
devise :

« Si Dieu ne me veut,
» Le diable me prie… »

« Son avarice fut signalée aux pillages des églises, mo-


nastères et manoirs des bonnes gens, où il amassait de
grands trésors pour solder ses bandits. Il était envieux de
tout ce qui le dominait, et se faisait l’ennemi de tout homme
qu’il voulait opprimer. Lorsqu’il s’éleva contre le comte de
Salm, ce ne fut point parce que ce seigneur avait extorqué
l’archidiaconat de la Campine, qui était une dignité cléricale,
c’était parce que lui-même eût voulu l’usurper6.
» Ses autres vices, orgies et déportements, rendirent très
lamentable la vie de sa vertueuse épouse. La brutale colère

6 L’archidiaconat de la Campine fut quelquefois occupé à Liége


par des laïques, contre les saints canons. Mais ces laïques alors n’en
remplissaient que les fonctions administratives et civiles.

– 47 –
semblait son état habituel ; et, hors les cas de guerres et de
violentes actions, il vivait dans la fainéantise ; passant les
jours à table et au jeu, et n’occupant son esprit que de mau-
vais entretiens.
» Mais il se battait avec fureur ; et on appelait cela du
courage… »

– 48 –
X

On rebâtissait péniblement Liége.


Le Sanglier des Ardennes, continuant à vivre de sa vie
sauvage, attendait, sans perdre patience, l’accomplissement
de ses desseins. Il était vengé de Charles de Bourgogne,
d’Himbercourt, et de la comtesse de Salm. Il reparut dans la
ville ; et il était devenu si puissant, qu’on en était partout ré-
duit à le craindre.
Il se promenait donc librement dans la vieille cité,
quand il lui plaisait d’y séjourner.
Ses amis s’étonnaient toutefois de ce qu’il différait sa
vengeance contre Louis de Bourbon.
— Je ne veux agir qu’à coup sûr, leur dit-il ; pour briser
le prince-évêque, il faudrait faire la guerre aux Liégeois, c’est
ce que je ne puis ; il doit expier seul. Afin de vous prouver,
ajouta-t-il, que la peur ne m’arrête point, vous allez voir !
Cet entretien se tenait à Liége. Messire Trochillon, un
des grands-vicaires de l’Évêque, passait dans la rue ; il était
midi. Le Sanglier sortit froidement avec deux de ses
hommes ; sur un signe qu’il leur fit, ils assassinèrent Trochil-
lon, à quelques pas du palais de Louis de Bourbon et
presque sous ses yeux. Après quoi, Guillaume rentra et reprit
sa conversation avec ses amis.
Il avait eu raison de ne pas craindre. Le meurtre de Tro-
chillon ne fut pas même recherché. Cependant, quelque
temps après, le Sanglier s’étant retiré dans ses forêts, où il

– 49 –
méditait un coup de main plus important, le prince-évêque,
enhardi par son absence, prit de l’audace ; il envoya un dé-
tachement enlever et détruire le château d’Aigremont, qui lui
appartenait.
— Eh bien ? dit Blankenheim.
— Voilà, comme vous le désirez, ajouta Raes de Heers,
Louis de Bourbon qui commence la guerre.
— Il vous jette le gant, messire, continua Joachim.
— Je le relèverai, répondit Guillaume. Attendez pour-
tant que celui qui a détruit mon château l’ait rebâti.
Sa confiance orgueilleuse était fondée ; Bourbon
s’effraya plus de l’inaction du Sanglier qu’il ne se fût troublé
d’une guerre. Tremblant à la seule pensée des projets qu’il
lui supposait, il lui fit offrir la paix ; et lorsque, voulant se ré-
concilier avec ses sujets, la mort de Charles-le-Téméraire
l’ayant laissé sans appui, il eut obtenu de Marie de Bour-
gogne la remise des amendes et la restitution du perron si
cher aux Liégeois, comme il s’en revenait à Liége, Guillaume
de Lamarck alla au-devant de lui, entouré d’une petite es-
corte. Le prince l’accueillit avec une bienveillance extrême ;
cherchant à s’attacher un homme dont l’inimitié ne lui lais-
sait pas de repos, il le caressa, lui rendit toutes les dignités
de sa famille, lui en conféra de nouvelles, le créa capitaine
de ses gardes et bientôt mambour de l’église de Liége.
— Mais j’ai déjà une partie de ce que je souhaite, dit le
Sanglier surpris. – Voyons si je le dois à la franchise.
Il tenait ses bandits toujours en armes, dans la partie
des Ardennes qui avoisine le pays de Franchimont : il de-

– 50 –
manda le titre de gouverneur de Franchimont et de Logne ; il
l’obtint et il se dit : – Je dois tout à la crainte.
Il se plaignit de la ruine de son château d’Aigremont ;
Louis de Bourbon lui fit obtenir de Marie de Bourgogne une
somme pour le rebâtir.
— C’est bon, dit le Sanglier, que rien ne pouvait fléchir ;
et il se tint sur ses gardes.
Cependant Louis, revenu à des sentiments meilleurs,
s’occupait de son peuple, dont il regagnait l’amour ; il laissa
à Guillaume de Lamarck toute sa puissance sans se
l’attacher. Le Sanglier était un de ces hommes chez qui les
bienfaits font patienter la haine, mais ne la dissipent pas.
Louis de Bourbon le pria d’apaiser la famille de Trochillon ;
il ne tint de cette recommandation aucun compte. Il fit venir
à Liége, pour le soutenir au besoin, quelques-uns de ses
amis : tel fut Raes de Heers ; mais cet homme, usé avant
l’âge par la vie aventureuse qu’il avait menée, ne rentra à
Liége que pour y mourir.
Mélart, dans son Histoire de Hui, peint ainsi, à cette
époque, l’autorité que Guillaume de Lamarck exerçait à
Liége :
« Maître absolu dans le palais de l’Évêque, il n’y avait ni
conseiller, ni courtisan, qui osât parler que par sa bouche ; ni
secrétaire qui osât écrire, sinon ce qu’il dictait. Les édits et
les mandements étaient faits selon ses ordres. Il n’écoutait
aucun commandement de prévôt, de doyen, ni de chapitre.
Jamais on ne le voyait entrer dans une église, ouïr la messe,
se confesser, ni communier ; il mangeait communément de
la chair en carême ; il ne s’était pas réconcilié aux parents du

– 51 –
grand-vicaire occis par lui. S’étant divorcé de sa compagne,
de sa propre autorité, il en avait pris une autre… »
Or un jour Louis de Bourbon osa le censurer un peu de
tout cela : Guillaume s’en tint offensé. Et, comme alors, mal-
gré son avis, le prince de Liége refusa de prendre parti pour
Louis XI, qui faisait la guerre à Marie de Bourgogne, le San-
glier profita de l’occasion pour quitter brusquement la ville
et se retirer derechef parmi ses bandes, qu’il entretenait tou-
jours sur pied.
Il s’était fait des ennemis. L’Évêque, que des sentiments
pusillanimes avaient contenu jusqu’alors, se crut assez fort
pour le braver ; il le dénonça comme félon aux échevins, qui
le bannirent. On eut des preuves de ses intelligences avec
Louis XI, dans les plaintes que fit ce monarque sur sa con-
damnation, qu’il regardait comme une injure personnelle.
Le Sanglier s’apprêta enfin à la vengeance ; mais ses
dispositions furent longues, et il ne se prépara à marcher sur
Liége qu’après avoir fait sentir sa colère dans le pays à tous
les amis de l’Évêque.
Le 28 août de l’année 1482, on apprit que Guillaume de
Lamarck venait de sortir de la forêt des Ardennes, à la tête
de trois mille bandits à pied et de douze cents cavaliers. Il
s’avançait avec lenteur, grossissant à chaque pas la masse
de ses partisans, qui, à Liége, étaient nombreux.
Louis de Bourbon était à Hui ; il se hâta de venir à Liége,
rassembla ses soldats et sa milice bourgeoise, fit distribuer
du vin à tout le monde, et harangua ses hommes d’armes,
décidé à en finir avec cet homme qui était son fléau.
Quoiqu’on bût son vin, ses paroles firent peu d’effet. Les
adhérents du Sanglier se trouvaient en majorité dans la capi-
– 52 –
tale ; ils se cachaient si peu, qu’ils portaient tous à leur cha-
peau une petite branche de chêne pour se reconnaître.
Jean de Horne, jeune et vaillant homme, à qui on confia
l’étendard de Saint-Lambert, conseillait d’attendre l’ennemi
dans la ville, dont les remparts s’étaient relevés ; le prince-
évêque crut qu’il devait montrer plus de confiance dans sa
cause ; et il marcha avec les siens vers la Chartreuse, où les
brigands s’étaient arrêtés. Armé du casque et de la cuirasse,
comme un chevalier, Louis de Bourbon montait un cheval
ardent, qui d’abord se cabra et refusa d’aller. On regarda
cette sorte de pressentiment comme un mauvais présage.
Mais le prince s’obstina, comme tous les hommes faibles
lorsqu’ils prennent enfin une résolution. Le Sanglier, que ses
amis de Liége prévenaient de tout, l’attendait dans les défilés
de la Chartreuse. L’armée de l’Évêque s’engagea dans ces
chemins étroits et difficiles.
Dès que le prince et sa faible escorte furent arrivés à
l’endroit périlleux où Guillaume de Lamarck s’était placé en
embuscade, un détachement des bandits tomba sur ceux qui
entouraient le prélat, les tua en un clin d’œil ; et Louis de
Bourbon se vit seul, abandonné de la plupart des siens qui
s’enfuirent, séparé des autres qui ne pouvaient venir à son
aide, entouré des farouches compagnons du Sanglier. Il était
devant une mare formée par un petit ruisseau qui découlait
de la fontaine de Wez. Il jeta les yeux autour de lui, et aper-
çut à quelques pas, sur une éminence, Guillaume de La-
marck immobile sur son cheval. Il lui cria d’une voix sup-
pliante :
— Grâce ! seigneur d’Arenberg ; je suis votre prisonnier.
Comme il disait ces mots, un des bandits le frappa au vi-
sage de sa grande épée. Le sang jaillit. Bourbon, chancelant

– 53 –
et défiguré, joignit les mains et répéta sa prière. Alors,
comme les brigands semblaient hésiter à le frapper de nou-
veau, le Sanglier, piquant son cheval, bondit sur lui l’épée
haute, la lui plongea dans la gorge, et ensuite commanda
aux siens par un signe de l’achever.
Le corps du prince-évêque était tombé au bord de la
mare, la figure dans la fange. Il fut dépouillé par ordre de
Guillaume, qui marcha aussitôt sur Liége, et y entra le
30 août. Jean de la Boverie et Pollain, ses anciens amis,
étaient cette année-là bourgmestres. Sur leur avis, il permit
qu’on allât relever le corps de Bourbon, et qu’on lui rendît
les honneurs de la sépulture. Puis il fit élire évêque Jean de
Lamarck d’Arenberg, son fils ; pour lui, il déclara qu’il repre-
nait sa dignité de mambour.

– 54 –
XI

Le vieil historien Duhaillan raconte ainsi cette grande


scène :
« Le Sanglier d’Ardennes fit et conspira donc guerre
mortelle contre monseigneur Louis de Bourbon, évêque de
Liége, qui auparavant avait nourri ledit Sanglier. Et, pour
faire sa mauvaise entreprise, il assembla plusieurs mauvais
garçons, pilleurs et pillards, jusqu’au nombre de deux ou
trois mille, lesquels il fit vêtir et habiller de robes rouges, et à
chacune desdites robes, sur la manche senestre, il fit mettre
une hure de sanglier. Il trouva moyen d’avoir intelligence
avec quelques traîtres liégeois à l’encontre de leur seigneur,
pour le chasser et meurtrir, ou le mettre hors de la Cité avec
ce qu’il avait de gens ; ce que firent lesdits Liégeois. Et, sous
l’ombre d’une amitié feinte qu’ils disaient avoir en leur
évêque, lui dirent que force était qu’il allât assaillir son en-
nemi ; que ses habitants le suivraient en armes et mourraient
pour lui, et qu’il n’y avait doute que le Sanglier et sa compa-
gnie demeureraient déconfits et détruits. Monseigneur de
Liége, inclinant à leur requête, sortit de la Cité, et alla avec
eux aux champs, droit où était le sire de Lamarck ; lequel,
quand il vit ledit évêque, se découvrit de l’embûche où il
était et s’en vint à lui ; et quand lesdits traîtres habitants de
Liége virent leur évêque aux mains de son ennemi, ils lui
tournèrent le dos, et sans coup férir s’en retournèrent en la
cité de Liége.
» Incontinent monseigneur de Liége, qui n’avait aide ni
secours que de ses serviteurs et familiers, se trouva fort éba-

– 55 –
hi ; car Lamarck, qui avait sailli de l’embûche, s’en vint à lui
et lui donna d’une taille sur le visage, puis lui-même le tua
de sa propre main. Après le fait, il fit mener et jeter l’évêque
et l’étendre tout nu en la grande place devant l’église de
Saint-Lambert, maîtresse église de la cité de Liége, où il fut
manifestement montré tout mort aux habitants de ladite ville
et à chacun qui le voulait voir.
» Tôt après ladite mort arrivèrent, pensant le secourir,
l’archiduc d’Autriche (Maximilien), le prince d’Orange et
autres, lesquels, quand ils surent sa mort, s’en retournèrent
sans rien faire à l’occasion d’icelle… »
Duhaillan et les autres historiens français n’ont su,
comme on le voit, qu’une partie des détails. Walter Scott lui-
même, dans les recherches qu’il a faites pour son Quentin
Durward, n’a pas tout découvert7.

7 Walter Scott a fait de Louis XI, dans le même livre, une cari-
cature triviale, que Casimir Delavigne et Victor Hugo ont servile-
ment copiée.

– 56 –
XII

Louis XI venait de mourir, et le Souverain-Pontife


n’avait pas approuvé l’élection irrégulière et violente du fils
de Guillaume à l’évêché de Liége. Il avait nommé un autre
évêque ; c’était Jean de Horne, le même qui portait
l’étendard de Saint-Lambert le jour de la mort de Louis de
Bourbon. Dès lors, il s’était fait de grands efforts à Liége
pour fermer les plaies du pays et ramener la paix.
En 1485, à force d’habiles, démarches, on était arrivé au
point que le Sanglier avait consenti à céder la place ; on
l’avait pour cela comblé de biens et d’honneurs ; on avait
transigé avec lui de puissance à puissance. Il était traité
comme l’ami, l’allié et l’égal de Jean de Horne, le nouveau
prince-évêque.
Un jour de cette même année, l’abbé de Saint-Trond
ayant donné à Jean de Horne un grand festin, Guillaume de
Lamarck y fut convié. Les frères de l’Évêque, Jacques, comte
de Horne, et Frédéric, comte de Montigny, ne manquèrent
pas d’y venir. Il s’y trouva beaucoup d’invités et plusieurs
dames de la plus haute noblesse. Après le festin, on s’amusa
de divers jeux ; on rit, on folâtra, on dansa même ; on cou-
vrait de roses le piége que l’on préparait.
La journée s’avançant, les frères de l’Évêque feignirent
de vouloir s’en retourner à Louvain ; ils firent amener leurs
chevaux. L’Évêque dit qu’il ne les laisserait point partir
seuls, et même qu’il les accompagnerait à quelque distance.
Le Sanglier, par courtoisie, ajouta que lui aussi ferait cortége

– 57 –
à tous. Il était sans armes et n’avait avec lui qu’un seul va-
let8. On se mit en marche.
Quand on fut en pleine campagne, après divers propos
joyeux, Montigny défia le Sanglier à la course. Celui-ci, mon-
té sur un excellent cheval, et ne soupçonnant absolument
rien, eut bientôt devancé son provocateur, qui galopait de
son mieux pour l’exciter. À peine entré dans un bois, qu’on
appelait la forêt de Heers, Guillaume de Lamarck se vit tout
à coup cerné par une bande de soldats placés en embuscade,
qui lui coururent sus, mèche allumée sur le bassinet. Aussi-
tôt arriva Montigny, qui le déclara son prisonnier.
Le Sanglier surpris demande l’explication de ce qui se
passe ; Montigny exhibe froidement un ordre signé de
l’archiduc Maximilien.
— Mais où me conduisez-vous ? dit-il.
— À Maëstricht.
— Malgré votre trahison, réplique avec un certain effroi
le Sanglier, s’il vous reste quelque sentiment de chevalier
dans le cœur, ne me conduisez pas là.
— À Maëstricht, répète Montigny d’un ton glacé.
— C’est donc à la mort, dit Guillaume.
On entra le soir dans cette ville ; et le Sanglier des Ar-
dennes, chargé de liens, fut confié à une garde dont on était
sûr. – Durant la nuit, on vint le prévenir qu’il n’avait que le

8 Ces détails sont empruntés au bel écrit de M. de Gerlache :


Révolutions de Liége sous Louis de Bourbon, et à diverses chroniques
contemporaines.

– 58 –
temps de mettre ordre à sa conscience, parce qu’il devait
mourir le lendemain. Il reçut cette nouvelle en homme qui
s’y attendait, et, troublé enfin dans sa conscience, il deman-
da un confesseur.
Le matin du jour suivant, on le mena de bonne heure à
la place Saint-Servais, où se faisaient les exécutions. Un pré-
au surélevé occupait la plus grande partie de cette place. Ce
préau était entouré d’un mur de quatre pieds, sur lequel tout
autour s’accoudaient les spectateurs. Des anneaux de fer,
scellés dans ce mur, servaient aux bourreaux qui, dans cer-
taines occasions, y attachaient les condamnés, lorsqu’il y en
avait plusieurs qui devaient attendre leur tour. L’échafaud où
le Sanglier devait laisser sa tête était dressé tout au centre,
avec son sinistre aspect et son billot taché de sang.
Guillaume de Lamarck, amené par ses gardiens jusqu’à
la porte de fer qui servait d’entrée au préau, fut remis là au
bourreau, lequel occupait seul avec deux aides la place des
exécutions. Le condamné, que son confesseur accompagnait
avec pitié, était vêtu d’un surtout rouge ; il avait les mains
liées derrière le dos. Il leva la tête, et, parmi la masse com-
pacte des curieux qui encombraient toutes les fenêtres et
tous les toits des maisons autour de la place, il crut distin-
guer à un balcon son ennemi. Furieux, il fit machinalement
un violent effort, par lequel les liens solides qui lui serraient
les mains se rompirent. Le bourreau, le voyant libre, fit un
bond d’épouvante en arrière.
— Ne crains rien de moi, bonhomme, lui dit rudement le
Sanglier ; tu es dans ton devoir. Mais, ajouta-t-il en agitant le
poing, dans une colère qui n’eût pas dû occuper ses derniers
instants, à un autre le sang de cette journée ! Il y a un

– 59 –
homme qui la fera payer, et cette tête qui va tomber saignera
longtemps !
Après ces paroles, il chercha des yeux dans la foule
quelques visages connus ; il les pria de porter son dernier
adieu à Marie, sa femme, avec laquelle il s’était réconcilié, à
ses deux fils, à ses deux filles, à Jeannot son bâtard. Re-
commandant ensuite de nouveau sa vengeance à ses frères,
à ses amis, il ôta le vêtement dont il était couvert, et le jeta
au peuple, qui s’en partagea les lambeaux ; puis tordant de
ses deux mains sa longue et rude barbe grise, il se la mit
entre les dents, et tendit sa tête au bourreau, qui la lui abattit
d’un seul coup.
Son corps fut réclamé par les dominicains de
Maëstricht, dont le prieur l’avait assisté dans ses derniers
moments.
La mort du Sanglier fut vengée en effet par sa famille ; et
les troubles sanglants dont elle affligea encore le pays ne
cessèrent que quand le siége épiscopal de Liége, en 1506, fut
occupé par Érard de Lamarck, neveu de Guillaume.

– 60 –
LE CHANOINE DE LIÉGE

Les crimes qui viennent de haut sont les plus


grands, parce qu’ils ont d’ordinaire beaucoup de
complices.
PUFFENDORF.

– 61 –
I

C’était un horrible prince que l’empereur Henri VI, le fils


et le successeur de Frédéric-Barberousse. Il avait épousé
Constance, fille de Roger, roi de Sicile. Disputant le trône de
son beau-père au frère naturel de sa femme, il mit la Sicile
en feu en 1191. Vainqueur, il traita ses ennemis sans pitié.
Aux uns, disent les historiens, il fit crever les yeux ; il fit
étrangler les autres : il fit clouer le diadème avec de longs
clous sur la tête de celui qu’une partie des Siciliens avaient
suivi comme roi. Il fit pendre ou brûler tous ceux qui lui por-
taient ombrage ; il fit mutiler et priver de la vue l’amiral
Marghetti ; il fit traîner par les rues le comte d’Acerra, atta-
ché à la queue d’un cheval.
Le tableau des vengeances exercées en Sicile par ce
prince cannibale serait épouvantable.
Dans cette guerre de fureurs et de crimes, il avait em-
mené la plupart de ses vassaux. Mais le duc de Brabant,
Henri Ier (de la maison de Louvain), sachant les cruelles in-
tentions du monarque, et peu soucieux de fatiguer son pays
par une expédition lointaine sans profit et sans honneur,
Henri Ier s’était abstenu de répondre à l’appel de son suze-
rain féodal. Le tyran ne devait pas le lui pardonner ; et il
songeait à en tirer vengeance.
Le duc de Brabant avait des ennemis dans le Hainaut,
dans la Flandre, dans les provinces rhénanes, dans le pays
de Namur. Il chercha à se faire ailleurs des appuis. L’évêque
de Liége Radulphe étant mort, il proposa aux électeurs lié-
geois son frère Albert de Louvain. C’était au commencement

– 62 –
de l’année 1192. Albert était un pieux et beau jeune homme,
plein de vertus, de lumières et de bonté. Il enleva la plus
grande partie des suffrages. Mais quelques chanoines, pen-
sant que l’Empereur n’approuverait jamais cette élection,
donnèrent leurs voix à l’archidiacre Aubert de Rethel.
Les deux élus envoyèrent des députés à l’Empereur, qui
était à Cologne. D’abord Henri VI ne se prononça point.
D’un côté il voulait fermement repousser Albert de Louvain,
à cause de la haine qu’il portait au duc de Brabant ; de
l’autre, il n’osait, malgré son despotisme, investir tout à coup
Aubert de Rethel, nommé par une minorité trop peu impo-
sante. Comme il était dans cette embarras, il appela Diderich
de Hostadt, son conseiller favori, gentilhomme allemand, pé-
tri de ressources et de finesses, ambitieux que le crime
n’effrayait point, politique rusé, digne tout à fait de la haute
faveur dont il jouissait auprès de Henri VI.
— Premièrement, dit aussitôt Diderich, vous êtes le
maître, sire ; et vous devez employer surtout votre pouvoir
souverain à relever la dignité de votre couronne impériale.
Un prince vaillant et victorieux ne doit avoir que des ordres
à donner. Rappelez-vous donc toute la conduite de ceux de
la maison de Louvain à votre égard. Du vivant de votre il-
lustre père, quand votre majestueuse personne n’était en-
core que roi des Romains, vous n’avez pas oublié que, dans
Liége même, le duc Henri de Brabant se montra votre en-
nemi, opposé à vos projets augustes. Depuis que le diadème
du Saint-Empire repose si dignement sur votre tête, Henri de
Brabant a refusé de vous suivre à la guerre de Sicile. On a
même surpris ce vassal infidèle blâmant les actions de
l’Empereur, son suzerain. Si son frère devient prince de
Liége, c’est pour vous un ennemi de plus, et pour la maison

– 63 –
de Louvain un accroissement de puissance que ne conseille
pas l’intérêt bien entendu de Votre Majesté.
— Vous raisonnez parfaitement, Diderich ! répondit le
monarque, que tout ce discours avait frappé. Malgré
l’immense majorité qui l’a élu, nous n’investirons certaine-
ment pas Albert de Louvain. Mais l’autre ?
— L’autre non plus, répliqua Diderich de Hostadt. Au-
bert de Rethel est incapable. Un homme dont on ne connaît
que l’ignorance ou la maladresse, un homme à qui l’on
n’oserait confier l’emploi le moins important, dont le dé-
vouement à l’Empereur n’est ni fondé, ni certain, un tel
homme ne peut recevoir une autorité supérieure qui de-
mande de l’habileté dans l’esprit, de la dignité dans le carac-
tère, de la fermeté contre les ennemis de l’Empire. D’ailleurs
il a obtenu trop peu de voix ; et vous ne pourriez vous ha-
sarder à la désapprobation qui accueillerait l’investiture
d’Aubert.
— Mais que faire donc, Diderich ?
— Lorsqu’il y a doute et défaut d’unanimité comme ici,
il me semble que l’Empereur a le droit de rejeter les deux
concurrents et d’imposer aux Liégeois un prince de son
choix particulier.
— Si vous le croyez ainsi, je partage complètement
votre opinion. Qu’est-ce auprès de moi que cette petite prin-
cipauté turbulente ?
— Cependant, ajouta l’Empereur un peu plus bas, Au-
bert de Rethel nous a offert trois mille marcs d’argent, en se-
cret, pour nous engager à confirmer son élection.

– 64 –
— N’est-ce que cela ? dit le favori en respirant. Je con-
nais un homme plus convenable, un homme qui mettra tout
d’accord, un homme capable et dévoué, qui comptera à
Votre Majesté les trois mille marcs. Et du moins on ne dira
pas que vous avez favorisé l’un des élus au détriment de
l’autre.
— Quel est cet homme ? demanda Henri VI.
Diderich dit un mot à l’oreille de l’Empereur.
— Ah, fort bien ! répondit le monarque, j’y songerai.
C’est dans trois jours que je dois recevoir Albert de Louvain
et Aubert de Rethel. J’y songerai.
Diderich de Hostadt envoya sur-le-champ un messager
à son frère Lothaire, qui était prévôt de Bonn. C’était lui que
le favori voulait élever sur le siége destiné au prince de Bra-
bant. Lothaire accourut ; et le matin même du jour où les
deux élus attendaient leur audience, il remit à l’Empereur les
trois mille marcs d’argent. Henri VI, avare et prévenu,
n’hésita plus.
Il reçut les deux concurrents avec un visage composé,
honora d’un air d’attention leurs harangues ; puis il dit : –
Messires, j’en suis fâché ; mais quand il y a deux partis dans
l’élection, la nomination m’appartient. J’annule donc, de ma
puissance suzeraine, tout ce qui a été fait à votre égard.
Le clergé liégeois et ses chefs, qui étaient là tous pré-
sents, se réunirent contre cette prétention. Quarante digni-
taires avaient élu Albert de Louvain, quatre ou cinq seule-
ment appuyaient son rival. Les premiers soutinrent leur droit
avec dignité ; pour toute réponse, l’Empereur, présentant
Lothaire, dit :

– 65 –
— Voilà votre prince-évêque ; c’est au prévôt de Bonn
que nous donnons solennellement, et à lui seul, l’investiture
impériale.
Tout le monde resta muet de surprise à ces paroles, ex-
cepté Albert de Louvain, qui se leva froidement, disant qu’il
n’avait fait aucune brigue pour être élu ; mais que son élec-
tion étant canonique, personne ne pouvait l’annuler, et qu’il
en appelait au Pape.
Henri VI furieux jura brusquement que nul ne sortirait
sans avoir prêté serment de fidélité à Lothaire. Il fit fermer
toutes les portes. La colère qui éclatait dans ses yeux intimi-
da les assistants. Aubert de Rethel lui-même se soumit. Lo-
thaire fut reconnu évêque de Liége. Albert de Louvain seul
ne céda pas ; ayant trouvé moyen de s’échapper, il prit la
route de Rome. L’Empereur envoya des émissaires à tous
ses vassaux pour leur enjoindre d’arrêter Albert. Mais le
prince s’était si bien déguisé, il suivit des chemins si détour-
nés, qu’il arriva, malgré tous les agents de Henri VI,
jusqu’aux pieds du Souverain-Pontife.
Pendant ce temps-là, Lothaire prenait possession du
pays de Liége.

– 66 –
II

Le saint-père Célestin III reçut le prince brabançon avec


les plus grandes distinctions ; il déclara son élection bonne
et valable. Pour lui donner plus d’importance encore, il le
créa cardinal de la sainte Église romaine et envoya l’ordre à
Lothaire de descendre du siége épiscopal. Voulant ensuite
que le prince fût sacré évêque, et sachant combien on redou-
tait Henri VI, le Pape remit à Albert deux brefs, le premier
pour l’archevêque de Cologne, le second pour l’archevêque
de Reims, dans l’espoir que si l’un des deux prélats n’osait
obéir, l’autre peut-être aurait plus de courage.
Albert de Louvain reparut donc dans les Pays-Bas. Il se
retira d’abord auprès du duc de Brabant, son frère. Son parti
augmentait dans Liége, en raison des persécutions dont il
était victime.
Quand l’Empereur sut qu’il était à Louvain, il fit sommer
Henri de Brabant de le faire sortir de ses États. Henri, révolté
d’un tel ordre, voulait tout braver plutôt que de s’y sou-
mettre. Mais Albert lui dit : – Je ne veux pas, à cause de moi,
que vos fidèles Brabançons soient dévorés par la guerre.
L’Empereur viendrait avec une puissante armée, si vous lui
résistiez, mon frère, et il ferait peut-être ici ce qu’il a fait en
Sicile.
Le jeune et pieux prélat se réfugia alors au château de
Limbourg. De là il envoya le premier bref à l’archevêque de
Cologne, qui n’osa pas s’exposer au courroux de Henri VI.
Mais l’archevêque de Reims, n’étant point sous la suzeraine-
té de l’Empereur, accueillit le second bref ; – il invita Albert à

– 67 –
le venir trouver ; et peu de jours après, il le sacra solennel-
lement évêque de Liége, dans son église métropolitaine.
On lit, dans les chroniques du temps, à propos de cette
cérémonie, un petit fait que nous ne pouvons passer sous si-
lence. C’était encore l’usage, dans les circonstances graves,
de consulter les sorts par les saintes Écritures. On prenait un
livre sacré, généralement la Sainte-Bible ou le Missel ; on li-
sait la première phrase qui se présentait à l’ouverture du
livre, et on en tirait des présages. Cette coutume, depuis, a
été interdite par l’Église. Après donc qu’il eut sacré Albert,
l’archevêque de Reims prit le livre des Saints-Évangiles et
l’ouvrit ; et la première phrase qu’il lut fut celle-ci (Saint
Marc, ch. IV, verset 27) :
« Le roi Hérode envoya un de ses gardes avec ordre de
lui apporter la tête de Jean dans un bassin ; et ce garde,
étant entré dans la prison, lui coupa la tête. »
— Mon fils, dit l’Archevêque, tout ému, en regardant le
prince avec des yeux baignés de larmes, vous entrez au ser-
vice de Dieu ; tenez-vous y toujours dans les voies de la jus-
tice et de la crainte, et préparez votre âme à la tentation, car
vous serez martyr.
Ces paroles achevèrent d’attrister tous les assistants.
Cependant l’Empereur, dont la colère s’accrut encore en
apprenant le sacre d’Albert, arriva tout à coup dans la capi-
tale des Liégeois, n’ayant à la bouche que des paroles de
vengeance. Il était entouré d’hommes sinistres ; et ceux qui
le virent ne purent rien attendre que de terrible.
Il commença, une heure après son entrée à Liége, par
faire raser toutes les maisons des partisans d’Albert de Lou-

– 68 –
vain. Puis il envoya au duc de Brabant l’ordre de compa-
raître devant lui. Il lui reprochait d’aimer son frère !
Henri de Brabant, n’étant pas en mesure de résister au
tyran, se rendit à l’ordre insolent qu’il venait de recevoir. Il
trouva, à la cour de Henri VI et parmi ses conseillers in-
times, le comte de Hainaut, Hugues de Worms, Diderich de
Hostadt, et d’autres ennemis devant lesquels l’Empereur prit
à tâche de lui imposer les lois les plus révoltantes. Il exigea
d’abord qu’il déclarât nulle l’élection de son frère ; qu’il re-
connût bonne et valable la nomination de Lothaire ; et enfin
qu’il prêtât à celui-ci serment de foi et hommage. Chacune
de ces injonctions était un poignard enfoncé plus profondé-
ment dans le cœur de Henri. Il demanda un délai pour se
décider.
— Je veux sur tous ces points, dit le monarque, être sa-
tisfait ce soir même.
Le Duc consterné fut suivi tout le jour par les agents de
l’Empereur, qui avaient ordre de le surveiller et de
l’empêcher de quitter Liége. Il vit qu’il était investi. Ses amis
qu’il consulta tremblaient.
— Nous savons, lui dirent-ils, que votre mort est jurée,
si vous résistez ; vous êtes dans les mains de l’Empereur ;
cédez à la violence.
Ces avis lui étaient insinués à voix basse et d’un air
mystérieux qui leur donnait encore plus de solennité. Après
avoir longuement et tristement réfléchi, le duc de Brabant, à
la chute du jour, revint au palais de l’Empereur. Il se vit en-
touré, en y entrant, d’une foule de gardes armés, qui, le poi-
gnard à la main, le conduisirent en l’éclairant ; ils brandis-
saient et secouaient leurs torches autour de sa tête, en lui

– 69 –
répétant d’une voix sombre : Obéissez ! Les historiens con-
tent qu’il répondit : – Vous m’avez déjà brûlé le cœur : vou-
lez-vous aussi me brûler la tête ? – Il parut devant
l’Empereur, dans un état d’agitation difficile à décrire.
Toute la cour environnait le monarque, comme dans
l’attente de quelque événement qui avait besoin d’être pu-
blic. Le due de Brabant, sachant à peine ce qu’il faisait, pro-
nonça tout ce que lui dictèrent les officiers de l’Empereur : il
déclara nulle l’élection de son frère Albert ; il approuva la
nomination de Lothaire ; avec un nuage sur les yeux, il laissa
mettre ses mains dans les mains de Lothaire, pour la foi et
l’hommage. Quand tout fut fait, l’Empereur dit : – C’est bien.
Allez !
Le pauvre prince sortit aussitôt du palais et de la ville,
accompagné de quelques chevaliers. Il regagna Louvain,
l’âme navrée, le cœur brisé, protestant devant Dieu contre
tout ce qu’il venait de faire. Il était loin de soupçonner que le
despote n’en avait pas encore assez.
Dès qu’il eut quitté la salle où il avait obéi, l’Empereur,
se tournant vers ses favoris, reprit : – Voilà déjà une victoire.
Albert de Louvain n’est plus rien ici ; et vous voyez que son
frère même l’abandonne. Mais croyez-vous que ce prince-
évêque (car malgré nous il prend ce titre) pourra jamais se
tenir en repos ?
— Non, jamais ! répondit Hugues de Worms.
— Que faut-il donc aviser ?
— Consulter avant toutes choses, dit l’inévitable Dide-
rich, les intérêts de l’Empire et ceux du sceptre que vous
portez, sire, avec tant d’éclat.

– 70 –
— Et ces intérêts, que demandent-ils ?
— Un membre doit être coupé, lorsqu’on ne peut le gué-
rir. Un obstacle qu’on ne peut tourner, on le renverse. Un
rebelle, on l’éteint. Un séditieux, on s’en délivre. Un ennemi,
on le tue.
C’était Hugues de Worms qui parlait ainsi.
Après qu’il eut respiré une seconde, il ajouta : – Tous
ces troubles finiront avec la tête d’Albert de Louvain.
Sur ce mot, il se fit un profond silence. L’Empereur le
rompit en disant tout bas : – Vous m’avez deviné. Mais il
nous faut des hommes de dévouement pour marcher contre
un évêque ; car il est consacré…
Quoique ces paroles eussent été prononcées très sour-
dement, trois officiers allemands s’avancèrent aussitôt, la
main sur le poignard, en disant : – Nous voilà ! faites un
signe.
L’empereur laissa voir sur ses traits un sourire de satis-
faction.
Il allait reprendre la parole, lorsqu’un murmure l’arrêta.
Un vieillard, – perçant les rangs épais des courtisans, – tom-
ba à genoux devant Henri VI. C’était un vieux chanoine de
Liége ; il se nommait Thomas. Sa figure vénérable, ses che-
veux blancs, son âge avancé et son humble posture produisi-
rent sur la brillante assemblée une sensation singulière. Les
trois officiers le regardaient, comme trois démons regardent
un ange qui vient leur disputer une âme chrétienne.
L’Empereur fronça le sourcil et pressa ses lèvres, par un
geste d’impatience et de mécontentement.
Le vieillard ne s’intimida point.
– 71 –
— Non, sire, dit-il, vous ne le ferez pas, ce signe qu’on
vous demande. Vous n’ordonnerez pas la mort de l’oint du
Seigneur. Vous ne joindrez pas le sacrilége au meurtre. Vous
n’ensanglanterez pas de nouveau, sire, votre manteau impé-
rial.
— De nouveau ! s’écria l’Empereur ; qu’est-ce à dire ?
Feriez-vous allusion à notre justice suprême en Sicile ? Et
votre bouche oserait-elle condamner les actes de notre vo-
lonté ?
Le vieux chanoine baissa les yeux ; son front s’était
couvert de rougeur ; il sentit qu’il ne fallait pas, dans un tel
moment, irriter le tigre.
— Pardon, sire, répondit-il ; je suis un faible vieillard ;
ma langue a pu vous offenser, quand pourtant mes lèvres ne
s’ouvraient que pour la prière. Mais à un puissant monarque
comme vous, qui possède l’Empire, qui commande à des
royaumes, qui fait trembler des vassaux, qu’importe la vie
d’un serviteur de Dieu ?
— Il lui importe, dit froidement l’Empereur, que ses
ordres soient respectés en silence, et que les rebelles soient
étouffés.
Puis, se tournant vers les trois officiers, en leur jetant le
signe qu’ils attendaient :
— Vous m’avez compris ! dit-il ; ceux qui me servent ont
seuls droit à mes bonnes grâces.
— Oh, non ! sire, s’écria le chanoine ; – vous
m’entendrez ; vous ne pouvez de la sorte ordonner le…

– 72 –
— Le crime,… achevez, dit vivement l’Empereur avec
un œil plein de colère. Mais, patience ! ajouta-t-il, nous ré-
primerons cet esprit de troubles.
Henri VI, très agité, marchait à grands pas. Thomas
s’était relevé en contenant avec ses deux mains les batte-
ments de son cœur. Regardant autour de lui, il ne vit plus les
trois assassins. – Oh ! dit-il avec angoisse, ils sont déjà sur la
route de Reims.
Il voulut sortir à l’instant. Mais l’Empereur l’observait.
— Qu’on arrête cet homme, s’écria-t-il ; et qu’on le re-
tienne !
Le vieux chanoine prit alors un pan de la robe de
l’Empereur :
— Vous ne pouvez me saisir ici, dit-il aux hommes
d’armes qui levaient la main sur lui ; je suis en asile. – Mais,
vous, sire, souvenez-vous de cette journée ! – Vous avez été
impitoyable. – Un autre jour l’expiera : vous demanderez
grâce à votre tour ; et peut-être elle vous sera refusée…
Le vieillard avait un ton si imposant en prononçant cette
prophétie formidable, que Henri VI s’arrêta comme frappé
de la foudre. Le chanoine aussitôt, lâchant le pan de la robe
impériale, suivit les archers, qui l’enfermèrent dans un ca-
chot. L’Empereur se retira en silence.

– 73 –
III

Les trois officiers allemands, accompagnés de leurs ser-


viteurs, suivaient au grand galop la route de Reims, tout en
réfléchissant à la gravité de leur mission. Le crime va vite ;
et la vieille image d’Homère ne cessera jamais d’être vraie :
L’offense a le pied léger ; la réparation est boiteuse.
Les trois assassins ne se dissimulaient pas qu’ils allaient
mettre à mort un évêque consacré, un cardinal de l’Église
romaine. Ils sentaient que l’anathème serait lancé sur eux, et
ils comptaient sur le temps du repentir. Ils savaient aussi
quelle horreur pouvait inspirer le meurtre d’Albert de Lou-
vain ; et ils songeaient aux mesures qu’il leur fallait prendre
pour accorder leur sûreté avec ce qu’ils appelaient le service
de l’Empereur.
Tout leur plan était fait, lorsqu’ils arrivèrent à Reims. Ils
prirent le ton de grands seigneurs, firent de la dépense, et se
donnèrent pour trois hauts barons qui avaient encouru la
disgrâce de l’Empereur. On les reçut d’autant mieux, qu’on
détestait Henri VI. Dès le second jour, comme ils expli-
quaient, à la porte de l’abbaye de Saint-Remi, qu’ils avaient
été obligés de se sauver précipitamment de Liége pour éviter
la colère du tyran, et qu’ils étaient venus à Reims en appre-
nant que l’évêque Albert s’y était réfugié, parce qu’ils te-
naient à honneur de partager la retraite d’un si digne prélat,
leur ton ingénu, leur air de vérité, en imposèrent à un bon
religieux, qui les conduisit à l’évêque fugitif. Albert de Lou-
vain les accueillit comme des compagnons d’infortune, les
admit à sa table, et se livra dans leurs mains avec toute la

– 74 –
bonté qui faisait le fond de son caractère. Il les conduisait à
l’église ; il prenait part à leurs promenades. Ses vertus et sa
piété eussent dû les toucher. Mais leur résolution ne
s’ébranlait point. Ils ne cherchaient que l’occasion de com-
mettre le meurtre assez secrètement pour avoir le temps de
s’échapper ensuite ; car ils étaient dans un pays qui
n’obéissait pas à l’Empereur.
On était au mois de novembre. Un matin, avant le jour,
ils allèrent attendre leur proie à la porte de la grande église
de Notre-Dame, où ils savaient qu’Albert venait aux matines.
Un chanoine, qui les entrevit dans l’obscurité, leur demanda
avec effroi ce qu’ils cherchaient.
— Nous attendons le prince-évêque pour
l’accompagner, dirent-ils.
Le chanoine, les reconnaissant, se rassura. Mais ce jour-
là Albert ne vint point, parce qu’il était malade. Diverses cir-
constances fortuites retardaient ainsi les conjurés, de jour en
jour.
Ils méditèrent donc une promenade dans des lieux écar-
tés. Albert y donna les mains. On lui prêta un cheval ; car il
se trouvait dans une grande détresse. On lit aussi qu’il était
triste et abattu ; qu’il semblait prévoir sa mort ; qu’il la re-
gardait comme prochaine, et qu’il y était toujours préparé.
Mais il ne se défiait aucunement des trois officiers alle-
mands, qu’il appelait ses amis.
Le 21 novembre de l’année 1193, ils sortirent de Reims
pour leur promenade, avec l’évêque, et prirent un chemin
peu fréquenté. Ils étaient suivis de leurs quatre serviteurs ;
ils avaient chargé leurs chevaux de leurs valises, comme

– 75 –
gens qui se préparent à un voyage. L’évêque, remarquant
ces particularités, leur en demanda la raison.
— Nous attendons des messagers de notre pays, dirent-
ils. Ils doivent arriver ce soir même : le chemin que nous
prenons nous conduit à leur rencontre ; et nous emportons
des valises pour y placer les effets qu’ils nous apportent.
Le conte était assez maladroit. Le pieux Albert n’en
conçut toutefois aucune défiance. Il n’avait avec lui qu’un de
ses chanoines et un vieux domestique qui n’avait jamais
voulu le quitter.
Les Allemands avaient dressé toutes leurs batteries ;
deux de leurs serviteurs marchaient aux deux côtés du cha-
noine, deux autres aux deux côtés du domestique ; deux des
officiers allaient à la droite et à la gauche de l’évêque ; le
troisième précédait de quelques pas. La campagne qu’ils
parcouraient était déserte. Afin que le prélat ne s’aperçût pas
de la longueur du chemin qu’on lui faisait faire et de
l’approche de la nuit, les trois Allemands étaient encore as-
sez maîtres de leurs têtes pour l’amuser par des contes di-
vertissants et des propos joyeux.
Néanmoins la nuit commençait à s’épaissir ; la lune se
levait tristement dans un ciel sinistre. Le chanoine représen-
ta au bon évêque qu’il était temps de rentrer dans la ville.
— Quelques pas encore, dit le premier officier ; et si
nous ne trouvons point nos gens à ce détour, nous rentre-
rons.
On descendait alors un chemin creux, qui conduisait à
un petit ravin très propre à faire un coupe-gorge.

– 76 –
C’était, comme nous l’avons dit, le 21 novembre. Quatre
jours auparavant, l’Empereur s’était effrayé d’un rêve. Il
n’oubliait pas les paroles du vieux chanoine Thomas, ni sa
menace prophétique ; son esprit s’en troublait ; il n’avait pas
de nouvelles de ses trois Allemands ; il voyait autour-de lui
le calme de la terreur. – J’ai eu tort peut-être, dit-il ; j’aurais
pu m’y prendre autrement ; qu’on mette en liberté le vieil-
lard.
Et le prisonnier libre, ayant trouvé un cheval, s’était hâté
de prendre la route de Reims, espérant encore arriver assez
tôt, comptant aussi que le complot avait pu échouer, car on
l’assurait qu’Albert de Louvain était vivant. Il entrait à
Reims, ce même jour, 21 novembre, à trois heures après mi-
di.
Dès qu’il eut mis le pied dans la ville, Thomas se fit in-
diquer le logis de l’évêque Albert. Il y courut. On lui apprit
que, depuis deux heures, le prélat se promenait dans la
campagne avec ses amis.
— Quels amis ? demanda-t-il plein d’anxiété.
— Trois seigneurs allemands, qui ont encouru la dis-
grâce de l’Empereur.
— Trois assassins ! s’écria le vieillard. Dieu veuille que
je sois venu assez vite pour les prévenir !
Il raconta alors, au grand épouvantement de ses audi-
teurs, tout ce qui s’était passé à Liége. Pourtant, quand on
lui eut dit que tous les jours les trois Allemands se trouvaient
avec Albert, et que dix fois déjà ils eussent pu le tuer s’ils
l’avaient voulu, le vieillard confiant respira. – Dieu les a tou-
chés peut-être, se dit-il. – Puis voyant venir la nuit, il se re-

– 77 –
prit de peur et demanda : – Combien sont-ils à cette prome-
nade ?
— Oh, tous les trois ! avec leurs quatre domestiques.
— Et qui accompagne le prince ?
— Un chanoine et un vieux serviteur.
— Sont-ils partis armés ?
— Qui ? les Allemands ? des chevaliers ? Ils le sont tou-
jours. Aujourd’hui, par extraordinaire, ils avaient leurs va-
lises derrière la selle de leurs chevaux.
Thomas pâlit ; il s’informa avec agitation de l’heure où
l’évêque ordinairement revenait de sa promenade ?
— Il devrait être rentré, lui dit-on ; car voici la nuit.
— Mes amis, dit le vieillard, allons à sa rencontre. Qui
sait si nous ne le sauverons pas ?
Les soupçons et les craintes avaient grandi dans les es-
prits. Douze Rémois offrirent au vieux chanoine de
l’accompagner ; ils montèrent à cheval et se mirent en
marche.
Avant de sortir de la ville, l’un d’eux s’arrêta subite-
ment.
Il me vient, dit-il, une idée qui peut calmer ou redoubler
nos inquiétudes. Entrons dans le logis des Allemands, et
voyons s’ils ont tout emporté.
On passait, en ce moment, devant la maison que les of-
ficiers de l’Empereur occupaient. On apprit avec terreur

– 78 –
qu’en effet ils n’avaient rien laissé, et qu’ils avaient emballé
leurs hardes comme gens qui s’en vont.
— Nous n’arriverons pas à temps, dit Thomas en es-
suyant ses larmes ; et il pressa son cheval par la route
qu’avaient prise l’évêque et ses assassins.
Ce ne fut qu’après une heure de course que Thomas et
ses compagnons parvinrent au petit ravin. Ils passaient,
lorsque, à vingt pas du chemin, ils entendirent un soupir pro-
fond. La lune éclairait un groupe qui paraissait immobile.
Aucune voix ne s’élevait pour réclamer aide ou secours.
Mais un nouveau soupir plus étouffé fit juger qu’il y avait là
quelque chose de mystérieux. Un jeune homme y courut et
poussa un cri d’horreur. L’évêque Albert était là, inanimé ;
son chanoine, étendu près de lui, avait un bâillon sur la
bouche ; le fidèle domestique, percé de coups, également
bâillonné, s’était soulevé et cherchait à dégager sa tête pour
secourir encore son maître chéri.
Thomas et tous les autres se précipitèrent sur le théâtre
du carnage. Ils apprirent du chanoine et du domestique
toute l’horrible tragédie. Le pieux Albert demandait au pre-
mier officier de rentrer enfin à la ville ; cet Allemand se re-
tourna aussitôt, se jeta sur lui, et le frappa d’un coup si vio-
lent, qu’il lui brisa la tête et le renversa par terre. Là, pen-
dant que leurs serviteurs retenaient, en les maltraitant, le
chanoine et le domestique, les deux autres officiers, mettant
pied à terre, avaient plongé treize fois leurs poignards dans
le sein de leur victime déjà morte. Après quoi ils s’étaient en-
fuis à travers la campagne, emmenant le cheval du prélat.
— Et depuis une heure, ajouta le domestique, nous pen-
sions que Dieu seul pouvait nous venir en aide.

– 79 –
— Ainsi, dit en pleurant le vieux Thomas, une heure
plus tôt, nous l’eussions sauvé !
— Les douze Rémois voulaient courir à la poursuite des
meurtriers.
— Mais où aller, dirent-ils, sans savoir le chemin qu’ils
ont suivi, et quand ils ont sur nous une heure d’avance ?
— On se borna donc à retourner à la ville pour rendre
les honneurs funèbres au saint prélat, et donner des soins au
pauvre serviteur, dont heureusement les blessures n’étaient
pas mortelles.

– 80 –
IV

Dès qu’on sut à Reims, le lendemain matin, le forfait qui


avait été commis, tout le peuple se porta à l’église métropo-
litaine, où le corps était exposé. On avait recouvert ce corps
meurtri, de ses habits pontificaux ; et tout le clergé
l’entourait en grand deuil9. Le chanoine qui avait été témoin
du crime partit pour Rome, chargé d’informer le Souverain-
Pontife de tout ce qui venait de se passer. Le vieux Thomas,
qui ne pouvait pardonner au duc de Brabant d’avoir, pour
ainsi dire, abandonné son frère, prit la robe sanglante du
martyr et s’en fut à Bruxelles.
Il se présenta devant le duc Henri :
— Seigneur, lui dit-il, qu’avez-vous fait de votre frère ?
Privé de votre appui, une bête féroce l’a dévoré !
En disant ces mots, il étala aux pieds du prince la robe
déchirée et souillée de sang. Le duc de Brabant, à ce spec-
tacle, fit éclater un violent désespoir.
— Le sang de mon frère demande vengeance, s’écria-t-
il : j’ai abandonné mon frère ! ce sang innocent retombera
sur moi !
Sa douleur devint si vive, qu’il fallut le consoler par de
longs efforts.
9 Ce corps, resté à Reims, fut accordé plus tard aux prières de
l’archiduc Albert. Il arriva à Bruxelles le 13 décembre 1612 et fut
remis dans la nouvelle église des Carmélites-Déchaussées. Les
pieuses religieuses possèdent toujours cette sainte relique.

– 81 –
— Si je n’ai pas protégé ses jours, dit-il enfin, je vengerai
sa mort.
Il fit un appel à ses sujets, à ses vassaux, à ses parents, à
ses amis. Une clameur d’abomination s’était élevée dans
tous les Pays-Bas contre l’assassinat d’Albert. Tous les
princes, tous les seigneurs, tous les chevaliers répondirent à
l’appel de Henri de Brabant. Une ligue formidable se leva
contre les meurtriers. L’évêque imposé Lothaire et son frère
Diderick s’étaient réjouis, disait-on, de cette mort, qu’ils at-
tendaient ; on marcha contre eux. L’Empereur fut si effrayé
de l’irritation générale produite par le meurtre d’Albert, qu’il
n’osa plus l’avouer. Le chanoine qui était allé à Rome revint
avec un bref du Pape qui plaçait Albert de Louvain au
nombre des saints martyrs que l’Église honore, et qui frap-
pait d’anathème, retranchait de la communion et séparait de
la société des fidèles tous ceux qui avaient pris part au
crime.
Henri VI, troublé, chassa de sa cour et de ses États les
assassins. Il permit au duc de Brabant de nommer un nouvel
évêque, de concert avec les Liégeois. Il abandonna Lothaire
et son frère à la colère publique. Diderick de Hostadt comp-
tait sur l’appui de Baudouin V, comte de Hainaut. Mais Bau-
douin lui envoya l’ordre de quitter Maubeuge, où il s’était re-
tiré. Lothaire s’enfuit et mourut peu après dans l’exil ; les
trois assassins furent égorgés en Hongrie ; Diderick expira
de colère loin de ses domaines, que Henri de Brabant avait
saccagés. Baudoin de Hainaut mourut dans l’année qui suivit
l’homicide. Tous ceux qui avaient été les ennemis du saint
évêque disparurent ainsi en peu de temps. L’Empereur res-
tait presque seul ; il avait pris la croix et voulait faire le pèle-
rinage de la Terre-Sainte pour apaiser le ciel. Mais Dieu sa-

– 82 –
vait que la vertu et la piété n’étaient pas rentrées dans son
cœur.
Comme il était donc à Messine, en 1197, annonçant tou-
jours qu’il allait partir de là avec son armée pour la Pales-
tine, mais différant toujours son départ, et achevant
d’épuiser la Sicile, qu’il avait quelques années auparavant si
cruellement ensanglantée, il se trouva indisposé au retour
d’une chasse. L’impératrice, sa femme, Constance de Sicile,
princesse de quarante ans, lasse enfin des tyrannies que son
époux faisait peser sur ses malheureux sujets, profita de
cette circonstance pour former une conspiration contre lui.
Elle fit couronner son fils, le jeune Frédéric, qui entrait dans
sa quatrième année. Elle pensait, en renversant Henri VI et
le reléguant dans une forteresse, pouvoir régner avec son
enfant. Le tyran découvrit ce complot ; et avec quelques af-
fidés il imaginait des supplices pour sa femme même, au
moment où il fut prévenu. Son palais fut investi ; on
l’enferma dans une tour, et Constance allait faire déclarer sa
déchéance, lorsqu’il parvint à obtenir d’elle une entrevue. Il
se montra si disposé à changer de conduite, il promit si so-
lennellement de pardonner à tous les chefs de la révolte et
de leur conserver les postes où l’impératrice les avait placés,
il dissimula si bien que Constance se réconcilia avec lui.
Mais il ne fut pas plus tôt rentré dans son palais, que,
s’enfermant derechef avec ses officiers favoris, il voulut dans
la nuit même se défaire de ses ennemis et se baigner encore
dans le sang. Heureusement pour Constance, elle avait ga-
gné en secret presque tous les confidents de l’Empereur. Elle
fut avertie ; et lorsque Henri VI, tenant devant lui un par-
chemin, sur lequel il écrivait avec une plume d’or les noms
des victimes et les supplices divers qu’il leur destinait, de-
manda à boire, selon sa coutume, on lui servit un flacon de

– 83 –
vin empoisonné. Il but sans rien sentir et poursuivit son tra-
vail. Il parlait par phrases rompues, tout en écrivant. À
Constance il faisait crever les yeux, puis il la reléguait dans
un monastère ; un des chefs devait être pendu entre deux
chiens ; un autre, pendu la tête en bas ; un autre, brûlé ; un
autre, coupé en quatre ; un autre, traîné à la queue d’un che-
val. Il disposait ainsi de cent quatre-vingts personnes, dont il
arrangeait la mort, sans se douter que la mort le tenait lui-
même.
Bientôt pourtant ses yeux se troublèrent : sa poitrine
brûla. Il demanda des rafraîchissements, qui ne le calmèrent
point. Des médecins vinrent et annoncèrent une décomposi-
tion qu’ils ne comprenaient pas.
— Je suis empoisonné, s’écria-t-il d’une voix éclatante ;
– et il tira son poignard.
Les favoris qui l’entouraient le virent alors si effrayant,
qu’ils prirent la fuite. Le tyran se jeta sur un médecin, et le
retenant :
— Sauve-moi ou je te tue, lui dit-il.
— Sire, répondit le docteur en maîtrisant son épouvante,
calmez-vous ; je vais à l’instant chercher une potion qui
éteindra le feu dont vous êtes dévoré.
Le médecin s’échappa et ne reparut point.
L’Empereur, absolument seul, appelait tous ses gens.
Personne ne venait. Il s’épuisa de hurlements. Il voulut mar-
cher ; ses jambes chancelantes ne le soutenaient déjà plus.
— Un prêtre ! s’écria-t-il enfin d’une voix sombre, – un
prêtre ! je vais mourir.

– 84 –
Le silence le plus profond régnait autour de lui. Dans
son agonie, le monarque s’agitait sur son siége impérial, te-
nant toujours son poignard et balbutiant des mots sans suite.
Au bout de quelques minutes pourtant, il entendit des pas.
Une porte s’ouvrit et un homme parut. Le prince releva la
tête.
— Écoutez, dit-il en montrant le parchemin, faites exé-
cuter tous ces coupables à l’instant, je veux revoir du sang ;
– je veux qu’on me sauve : – ne suis-je pas l’Empereur ?
Mais celui qui venait d’entrer était un vieux prêtre,
courbé sous le poids des années et des peines.
— Je croyais, dit-il, que vous m’appeliez pour confesser
vos crimes !
— Mes crimes ! dites-vous, qui ose parler de mes
crimes ?
— Les Siciliens égorgés, massacrés, mutilés par vous ;
Richard-Cœur-de-Lion, ce prince de la croix, enfermé dans
un cachot par vos intrigues ; les dignités de l’Église ven-
dues ; le sang des justes versé ; et les lignes sanglantes de ce
parchemin : ne sont-ce pas là des crimes ? Et la mort
d’Albert de Louvain, l’avez-vous expiée ? Le jour où vous
avez ordonné ce meurtre sacrilége, je vous ai dit : – « Un
autre jour viendra où ce forfait se lèvera devant vous. Vous
avez refusé grâce ; ce jour-là, à votre tour, vous la demande-
rez et peut-être vous ne l’obtiendrez pas. » Mais non, la mi-
séricorde de Dieu est grande ; elle vous offre le pardon.
— Ô ciel ! murmura Henri VI, qui êtes-vous donc ?
— Le chanoine Thomas. Je vous apporte de tristes pa-
roles : préparez-vous à la mort.

– 85 –
— À la mort ! je mourrais sans me venger ! Où sont mes
officiers, mes gardes, mes vassaux, mes chevaliers, mes ser-
viteurs ?
— Vous n’en avez plus.
— Ma couronne…
— Elle n’est plus à vous.
— Et je mourrais ainsi ! reprit Henri, passant tout à coup
de la rage à la terreur : ô grâce, mon père, je vais vous con-
fesser tout ! Vous pouvez me faire grâce ; vous êtes un saint
homme ; vous pouvez me réconcilier avec Dieu. Donnez-moi
l’absolution et Dieu me recevra !
— Malheureux prince ! que le repentir vous touche ;
vous avez à expier. Vous qui avez été inflexible, vous le
voyez, ici-bas tout vous abandonne. Confessez donc vos pé-
chés ; que Dieu parle à votre cœur, au moment où la tombe
va s’ouvrir…
Mais Henri VI était devenu muet.
Cette scène ne dura que quelques moments. L’Empereur
s’agita, se tordit, poussa des cris rauques, et ne pouvant
trouver, ni dans son cœur, ni dans sa bouche, un mouve-
ment de vrai repentir, il ne put se débarrasser du fardeau de
ses forfaits. Et, rendant l’âme avec une sorte de grondement
affreux, il tomba la figure bouleversée sur le tapis.
Le vieux chanoine de Liége se mit à genoux auprès du
mort et fit sur lui les dernières prières. – C’était le
28 septembre de l’année 1197.
Comme Henri VI était mort sous l’anathème, on n’osa
pas l’inhumer en terre sainte. Mais on lit dans la légende de

– 86 –
saint Albert de Louvain (appelé aussi saint Albert de Liége)
que, trois mois après, le bon saint apparut au Pape et lui dit :
— Puisque j’ai pardonné, pardonnez aussi.
Alors le Souverain-Pontife permit qu’on enterrât parmi
les chrétiens la dépouille mortelle de l’Empereur.
Quant à son nom, il est resté dans la fange des noms
maudits.

– 87 –
LÉGENDES DE L’ÉVÊQUE NOTGER

– 88 –
I

HENRI DE MARLAGNE

Si c’était un vieux voleur, ce juge disait : Pendez,


pendez, il en a fait bien d’autres. Si le voleur était
tout jeune, il disait : Pendez, pendez, il en ferait
bien d’autres
HENRI ESTIENNE.

Par une fraîche matinée d’avril, – permettez-moi aussi


ce début, qui est de mode, – en l’année 972, un homme de
bonne mine, entre deux âges, s’était arrêté devant une petite
maison de construction singulière, qu’on apercevait isolée à
cent pas de la Payen-Porte, près de Liége. Cette maison était
ronde, bâtie en palissades d’osier hourdées d’un mastic dur-
ci, couverte de joncs rassemblées en pointe de ruche, et or-
née à l’extérieur de grossières peintures qui représentaient
des ours, des loups et d’autres bêtes féroces. Elle n’avait de
fenêtres que deux étroites baies refermées par des volets de
bois blanchi. Au-dessus de la porte, qui était close, s’étendait
le cadavre à demi desséché d’une vaste chouette ; sous ce
trophée pendait à une corde de cuir un maillet de bois, avec
lequel on frappait lorsqu’on demandait à entrer.
La seule chambre qui composât cette maison était fort
grande. Elle n’avait pour tout mobilier qu’un poêle en
briques, une très longue table, quelques escabeaux, des

– 89 –
armes et un coffre ; mais ce coffre, qui renfermait la vaisselle
d’étain, contenait aussi, disait-on, beaucoup d’or.
Le maître de cette maison, assis sur une lourde esca-
belle, la tête appuyée sur sa main droite et le coude posé sur
la table, semblait plongé en ce moment dans une méditation
sérieuse.
Les doigts de sa main gauche maniaient le manche d’un
long et large poignard, passé dans sa ceinture de laine verte.
Ses jambes étaient vêtues d’un pantalon étroit de drap jaune
de Liége, et son corps serré dans un pourpoint de buffle lacé
par-devant. Sa tête nue et ses longs cheveux noirs, répandus
en désordre sur ses épaules larges, laissaient voir une mâle
et rude figure brunie, où se dessinaient avec fermeté tous les
traits d’un caractère résolu. Cet homme de haute taille était
Henri de Marlagne.
Devant lui, de l’autre côté de la table, était assise Anne
Bouille, sa femme, insouciante créature au jugement des
étrangers, qui se trompaient à l’apparence, mais compagne
adroite et résolue du robuste chef qu’elle avait choisi pour
époux. Elle était fière de Henri de Marlagne, parce qu’elle le
voyait redouté…
Tout à coup, en jetant un coup d’œil à travers une fente
de la porte, elle aperçut l’homme arrêté sur le chemin.
— Que veut cet homme qui examine ainsi notre de-
meure ? dit-elle.
Henri se détourna lentement, ouvrit un des petits volets
et regarda. En voyant l’homme coiffé d’un bonnet de pellete-
ries blanches, et vêtu d’une sorte de tunique sombre, étroite,
qui tombait, fendue des deux côtés, jusqu’au milieu de la
cuisse, sur un large pantalon violet, Henri de Marlagne se re-
– 90 –
tira d’un air presque indifférent, referma le volet, rentra dans
le demi-jour qui était habituel à sa maison, et dit douce-
ment :
— C’est un chanoine de Saint-Lambert, ou c’est un
étranger ; ce n’est rien d’inquiétant.
Et il retomba dans sa méditation.
Cependant l’homme, en l’apercevant, s’était retiré.
— Tu ne crains donc rien, Henri ? dit la jeune femme,
après un moment de silence, en prenant son petit enfant
dans son berceau : on dit bien, des choses du nouveau
prince.
— Que dit-on ? demanda Henri de Marlagne, d’un ton
distrait.
— Mais on dit que Notger… Il s’appelle Notger, n’est-ce
pas, le nouveau prince-évêque ?
— Notger, en effet.
— De quel pays est-il ?
— De la Souabe, je crois. Il a été moine, en Suisse, au
monastère de Saint-Gal ; puis il a dirigé dans ce pays les
écoles de l’abbaye de Stavelot. C’est un savant homme10 ; il
nous est donné pour prince et seigneur par l’empereur Ot-
ton.

10 On prétend à Liége que Notger est le même que ce moine de


Saint-Gal auteur anonyme d’une curieuse histoire de Charlemagne,
écrite à grands traits sur les récits de deux vieux compagnons de
l’illustre empereur.

– 91 –
— Est-il sacré ?
— Il l’a été par l’archevêque de Cologne.
— On dit donc que l’évêque Notger veut rétablir l’ordre
et la police dans le pays de Liége ; qu’il a préparé beaucoup
de lois ; qu’il a parlé de soumettre Henri de Marlagne et sa
bande, comme il appelle tes braves…
— Nous verrons ! répliqua violemment Henri en serrant
le manche de son poignard.
Et il se leva.
Après avoir fait quelques pas incertains, il mit sur sa tête
une toque de cuir surmontée d’une plume verte, prit son bâ-
ton ferré et sortit.
Tout le monde dans Liége semblait le connaître, et
l’honorer ou le craindre ; tout le monde le saluait. Il parcou-
rut les rues tortueuses, s’arrêtant fréquemment pour dire un
mot à la porte de ses amis ou plutôt de ses sujets ; car il y
avait dans la ville deux cent vingt hommes de résolution qui
le reconnaissaient pour leur seigneur. Il traversa le pont de
la Meuse, que Notger faisait réparer, et qui, dit-on, avait été
bâti par Ogier-le-Danois, ce vaillant neveu de Charlemagne,
que les Liégeois réclament comme leur concitoyen. Il fit une
course dans la campagne et ne rentra à sa maison qu’à la
chute du jour. On y avait apporté une grande quantité de
viandes, que la jeune femme faisait rôtir ; cinquante grands
pots d’étain, pleins de vin de la Meuse, étaient rangés sur la
longue table. Bientôt tous les amis et sujets de Henri arrivè-
rent, et le souper commença.
Ils parlèrent de leurs exploits, de leurs prises, des mai-
sons riches qu’ils avaient dépouillées, des marchands qu’ils

– 92 –
avaient détroussés sur les routes. Ils burent à la santé de leur
chef Henri de Marlagne.
Ces hommes formaient, comme on l’a dit, une bande de
deux cent vingt brigands, qui habitaient Liége et infestaient
le pays. Ils étaient tous d’anciens hommes de guerre, que les
sanglantes querelles du temps avaient habitués à ne plus
vivre que de rapines. Chacun d’eux avait sa maison dans la
ville ou aux portes. Ils étaient connus tous : on savait leur
profession, et on les redoutait tellement, qu’on n’avait pu
jusqu’alors les dompter. La justice d’Éracle, le précédent
évêque, avait échoué devant eux. Lorsque les officiers de po-
lice avaient saisi un des brigands, et qu’on voulait le jeter en
prison, il était aussitôt enlevé par un détachement de ses
camarades, pendant que d’autres pillaient et détruisaient la
maison du juge qui avait osé s’attaquer à eux. On n’osait
plus même porter plainte.
Comme ces bandits, sachant bien ce qu’ils faisaient, pro-
tégeaient les pauvres gens contre les seigneurs, ils avaient
pour eux les masses. Les marchands, qui avaient besoin de
traverser le pays sans mésaventure, n’avaient qu’un moyen :
ils payaient une contribution à Henri de Marlagne, qui leur
donnait une escorte ; et ils s’accommodaient de cette protec-
tion. Les hommes riches, qui voulaient de leur côté dormir
en paix, avaient soin d’envoyer tous les mois un présent au
chef ; Henri prenait pour lui double part, et distribuait le
reste à tous ses camarades, avec une parfaite intégrité.
On racontait de lui une foule de traits. Un jour qu’un
pauvre homme avait été condamné à une amende d’un marc
d’argent, comme il ne pouvait le payer, il allait être mis en
prison. Henri alla trouver le juge qui avait porté la sentence.
– Je suis Henri de Marlagne, lui dit-il ; j’ai besoin d’un marc

– 93 –
d’argent. – Le juge, un peu effrayé, se hâta de compter la
somme, que le chef porta au condamné.
Mille anecdotes de ce genre, plus ou moins fondées, cir-
culaient ; mais on en racontait aussi de plus sinistres. Ceux
qui résistaient à la bande de Henri étaient mis à mort ; on
savait bien des meurtres et bien des crimes horribles. Tout le
monde se plaignait, mais à voix basse, même ceux qui tran-
sigeaient avec le chef. On murmurait contre la molle justice
du prédécesseur de Notger. On témoignait quelque espoir
dans la vigueur de celui-ci.
Henri de Marlagne en était préoccupé ; c’était pour avi-
ser qu’il avait réuni ses hommes.
— Je vous ai rassemblés tous, – leur dit-il, – et, à
l’exception de quatre sentinelles qui sont dehors, je vous
vois bien tous ici. Nous avons à traiter une question grave.
Notger, le nouveau prince des Liégeois, n’est plus assuré-
ment cet Éracle, qui nous laissait vivre11. Notger, quoiqu’il
vienne de la Souabe, se prétend originaire du pays de Liége,
et descendant du sang de Charlemagne. Il en a toute
l’activité et toute l’énergie. Il veut, je le sais, réformer nos
manières, éteindre les coutumes de la guerre, et nous sou-
mettre à sa loi. Le souffrirons-nous ? Changerons-nous nos
habitudes ? Je vous ai réunis, camarades, prévoyant bien
votre réponse, pour vous proposer de recueillir chacun ce

11 Voici comment Henri de Marlagne entendait qu’on le laissât


vivre. L’audace de cet homme allait si loin, qu’un jour il pénétra de
vive force dans le palais d’Éracle, brisa les portes de ses caves, en-
fonça les tonneaux, et donna le vin à boire aux gens de sa suite, à la
vue de tout le peuple. Le bon évêque se contenta de dire en soupi-
rant : « Il viendra quelqu’un après moi qui ne laissera pas ces ou-
trages impunis. »

– 94 –
que nous possédons, et de nous retirer demain, une heure
après la nuit, à la forteresse de Chiévremont…
J’aurai soin, reprit Henri, de prévenir le seigneur Im-
mon, qui commande cette belle montagne et qui nous aime.
Nous serons au moins là dans un abri imprenable. Nous ne
craindrons ni surprise, ni violence. Rien ne sera nouveau
dans nos usages, excepté le logement ; et Liége demeurera
toujours sous notre main : car le château de Chiévremont,
où je puis vous promettre que nous serons reçus à bras ou-
verts, n’est qu’à deux lieues d’ici…
Henri de Marlagne se tut, et un bruit confus de chucho-
tements et de conversations vives remplit aussitôt la salle
rustique.
— Le chef a raison, dirent enfin toutes les voix : Chié-
vremont ! Chiévremont !
Un seul homme se montra contraire à cette manifesta-
tion unanime. C’était Harlet.
— Je n’approuve pas, dit-il, pour mon compte ; la re-
traite à Chiévremont. Réunir toutes nos forces en un seul
point, ce serait nous exposer à périr tous ensemble, sans es-
poir de secours et de diversion. Songeons plutôt à nous dis-
perser adroitement dans le pays. Je sais d’ailleurs qu’il est
dans les projets de Notger, qui veut à tout prix ramener la
paix publique dans le pays de Liége, d’enlever et de détruire
la forteresse de Chiévremont…
— Quand Notger enlèvera Chiévremont, dit grossière-
ment un des bandits, toi, Harlet, tu prendras la lune.
Il paraît que ce dicton avait cours déjà au dixième
siècle.

– 95 –
— Chiévremont ! s’écria un autre, une forteresse où des
armées réglées ont échoué !
— Bâtie dans les airs sur un rocher à pic ! dit un troi-
sième brigand.
— Mais, s’écria Harlet, ne peut-on pas s’en rendre
maître par surprise ?
— Jamais, quand nous y serons ! Ce fut le cri général.
Chiévremont ! Chiévremont ! et vive Henri de Marlagne !
— Si vous me croyez, ajouta un des assistants, au signe
duquel on fit silence, puisque la résolution est bonne, exécu-
tons-la de suite. On ne se repent jamais que du temps perdu.
Trois heures nous suffisent pour nos apprêts ; et nous pou-
vons partir avant le jour.
Harlet pâlit à ces paroles. C’était le seul traitre de la
bande, si on peut appeler traître celui qui trahit des voleurs.
Mais puisqu’un seul traître suffit pour trafiquer d’une nation,
un seul aussi peut livrer une bande de brigands. Harlet
s’était vendu à Notger. Il lui avait promis, moyennant une
solide récompense, de lui donner les moyens de s’emparer
de Henri et de ses compagnons. S’ils se retiraient à Chié-
vremont, qui était un repaire inexpugnable, son marché
manquait. Il s’efforça donc de gagner du moins jusqu’au len-
demain soir, comme l’avait d’abord proposé Henri de Mar-
lagne. Mais on ne l’écouta point ; et il fut décidé qu’on parti-
rait à quatre heures du matin.
Tous les bandits burent un dernier coup ; et chacun
d’eux se leva pour aller faire ses préparatifs. Harlet se rendit
à la hâte chez le prince-évêque, qui allait se mettre au lit. Il
lui conta ce qui se passait.

– 96 –
— Tu es un fidèle serviteur, lui dit Notger : il n’y a donc
pas une heure à perdre !
L’habile prince avait pris ses mesures de justice : pour
être toujours prêt à l’occasion, il avait fait juger les brigands
par un tribunal régulier ; et il était muni de leur sentence.
Il appela aussitôt ses officiers, remit son bonnet de pel-
leteries blanches et sa tunique noire ; car c’était l’homme
qu’Anne Bouille avait vu le matin examinant la maison de
Henri. Il envoya éveiller tous ses hommes d’armes, qui arri-
vèrent au nombre de huit cents. Il leur adjoignit des bour-
geois armés, sur lesquels il pouvait compter, et dont il con-
naissait le courage. Puis, ayant fait l’examen de toutes ses
forces dans la cour de son palais épiscopal, il les divisa en
deux cent dix-neuf petits pelotons ; il assigna à chacun le
poste où il devait se rendre et la besogne précise qu’il avait à
faire. Il distribua de sa main deux cent dix-neuf cordes ; et
tous ces hommes sortirent en silence à deux heures du ma-
tin…
À la pointe du jour, – ce fut dans tout Liége une grande
rumeur. Tout le monde poussait des cris de surprise. On se
heurtait dans tous les sens. Aux portes de deux cent dix-neuf
maisons, on voyait un homme pendu. C’étaient, excepté
Harlet, tous les compagnons de Henri de Marlagne. Plus ou
moins criminels, plus ou moins vieillis dans la vie de bri-
gands, on leur avait fait à tous égale justice. Leurs femmes et
leurs enfants pleuraient avec désespoir et n’osaient plus se
montrer, lorsque parut un héraut, qui déclara à tous les car-
refours que les familles des morts étaient sous la formelle
protection du Prince, et qu’il était interdit à tout Liégeois de
leur nuire, sous peine d’offenser la personne même du sei-
gneur-évêque.

– 97 –
Pendant que la plus grande partie du peuple se félicitait
d’être délivrée ainsi d’une bande formidable, qui avait fait si
longtemps la terreur de la ville, Harlet se dirigea vers la mai-
son de Henri. Il fut étonné de ne pas le voir pendu à sa
porte.
— Se serait-il échappé ! pensa-t-il avec frayeur.
Il s’approcha ; il vit au-dessus de la chouette un grand
clou auquel un bout de corde était encore attaché.
— On l’aura sauvé, dit-il en sentant redoubler son effroi.
Après un moment d’hésitation, il entra ; il vit à terre un
corps mort : c’était celui de Henri de Marlagne.
Anne Bouille, en pleurs, était agenouillée à côté, et pen-
chée sur le visage, qu’elle arrosait de ses larmes. Elle leva la
tête lentement, au bruit de la porte qui s’ouvrait, et tira dou-
cement le long poignard de Henri. Harlet ne vit pas ce mou-
vement. En reconnaissant cet homme, une sorte de conster-
nation pesa sur elle.
— Quoi ! c’est vous, Harlet ? dit-elle, vous n’êtes pas
mort comme eux tous ? vous êtes le seul !
— Le seul, il est vrai, reprit le traître, et je venais vous
offrir des consolations.
Une rougeur de colère envahit à ces mots la pâle figure
d’Anne Bouille.
— Des consolations ! dites-vous ; je me souviens du per-
sonnage que vous faisiez hier ; et, je le sens, c’est vous qui
nous avez trahis ! Vous aviez juré pourtant de mourir tous
ensemble ! Tenez donc votre serment !

– 98 –
Elle n’avait pas achevé cette parole, qu’en une seconde
elle avait frappé de son poignard le cœur de Harlet.
Le dernier des brigands tomba avec un hurlement étouf-
fé ; et la jeune femme, prenant son enfant dans ses bras,
s’enfuit à travers la campagne.
Le soir de ce jour-là, elle occupait en sûreté une petite
chambre tapissée de cuir vert dans une des tours du château
de Chiévremont.

– 99 –
II

LE REPAIRE DE CHIÉVREMONT

Qu’importe le moyen ! pourvu qu’on nous dé-


livre
GARNIER. Œdipe.

On voit à deux lieues au sud-est de Liége une montagne


à pic, presque toujours inaccessible, où jadis habitaient seuls
de pauvres chevriers qui paissaient leurs troupeaux ; on
l’appelait de temps immémorial Chiévremont, ou la Mon-
tagne des Chèvres.
Quand vint, sous les successeurs impuissants de Char-
lemagne, la grande désorganisation féodale ; quand chaque
capitaine ou seigneur, refusant d’obéir à des princes qu’il ne
révérait plus, voulut se faire indépendant ; quand les inva-
sions des Normands obligèrent chaque localité à se dé-
fendre, chaque manoir à soutenir l’assaut, sans attendre
l’aide du souverain, partout il s’éleva des forteresses. Celles
qui résistèrent le mieux donnèrent le plus de fierté à leurs
maîtres. Une foule de petits seigneurs essayèrent du pouvoir
absolu.
Un descendant de la race de Clovis, s’étant emparé du
mont des Chèvres, y bâtit au sommet un château fort et en-
toura la base d’une lourde muraille, sur laquelle ses hommes
se promenaient à cheval. Il se déclara libre de tout devoir
envers les suzerains du sang de Charlemagne qui, disait-il,
– 100 –
avaient usurpé les droits de sa race. On assiégea vainement
Chiévremont ; il y demeura indépendant.
Immon, son petit-fils ou du moins son successeur, était
seigneur de Chiévremont, en 972, sous le règne de Notger.
Celui-ci, relevant de l’Empire pour le temporel de ses États,
souffrait impatiemment de ne pas recevoir les hommages du
sire de Chiévremont ; il souffrait plus encore des brigan-
dages que le seigneur Immon faisait peser sur son peuple.
Plusieurs fois, il l’avait sommé de le reconnaître pour
son suzerain et de lui rendre les devoirs et les redevances de
vassal. Immon n’avait pas même daigné lui répondre. Dans
son orgueil, lui qui sortait, disait-il, de la tige des premiers
rois francs, renversée par Pépin-le-Bref, il se croyait bien au-
dessus de Notger, lequel, venu de la Souabe, n’était issu que
du sang de Charlemagne. Loin donc de saluer un souverain
dans Notger, il semblait ne trouver en lui qu’un ennemi ; et,
s’il n’avait pas assez de troupes pour lui faire une guerre ré-
glée, il le harcelait par des escarmouches perpétuelles et par
de petites guerres de partisans qui désolaient le pays.
Comme presque tous les seigneurs, depuis les dévasta-
tions normandes, Immon faisait consister la plus riche partie
de sa fortune dans la rapine et les expéditions de grande
route. Longtemps, il s’était entendu avec Henri de Marlagne.
Mais depuis que Notger, ayant surpris Henri et sa bande, les
avait fait tous pendre à leur porte, Immon n’avait plus
d’ami ; il n’avait dans les autres seigneurs fortifiés du voisi-
nage que des concurrents, qui détroussaient comme lui les
voyageurs et pillaient comme lui les maisons où ils pou-
vaient s’introduire. Seulement ces autres chefs de manoir,
moins habiles que lui, ou moins sûrs de leurs retraites, se
laissaient battre plus souvent. Notger de temps en temps en

– 101 –
soumettait quelques-uns ; et le nombre des brigands était
sensiblement diminué dans le pays12. Immon n’en était pas
fâché : la chasse, comme il disait, en devenait plus abon-
dante.

12 Voici un trait que nous empruntons à la belle Histoire de Liége


de M. de Gerlache : – « Radus des Prés, homme riche et puissant,
possédait, dit-on, une maison forte, élevée sur une hauteur (dans
Liége même) entre les églises de Saint-Pierre et de Saint-Martin. De
là il dominait la ville. Notger, ne sachant comment s’affranchir d’une
sujétion si menaçante, imagina un voyage en Allemagne et pria Ra-
dus de l’accompagner. En partant, il avait donné des ordres secrets
à son neveu pour l’accomplissement de ses desseins. Celui-ci, con-
formément aux instructions de l’Évêque, procéda en hâte à la démo-
lition du château de Radus des Prés et fit jeter sur la même place les
fondements de l’Église de Sainte-Croix. Lorsque l’Evêque supposa
les choses assez avancées, il revint d’Allemagne avec Radus. Mais
celui-ci, en rentrant à Liége, chercha en vain son manoir ; il avait
beau regarder ; à la place de son château, il ne voyait qu’une église.
Il en témoigna sa vive surprise à son compagnon de voyage, qui,
rompant enfin le silence, lui répondit doucement : – Mon cher Ra-
dus, des motifs de haute politique m’ont forcé d’en agir ainsi… Tou-
tefois, je suis si loin de vouloir vous faire tort, que je vais vous céder
à l’instant même des propriétés d’une valeur bien plus considérable
que votre château… La chose était faite ; il fallut bien que Radus se
contentât de l’explication et du dédommagement. Telle est la ver-
sion adoptée par Fisen et par le père Bouille, sur la foi de Jean
d’Outre-Meuse. Anselme, auteur presque contemporain et par con-
séquent plus digne de foi, dit simplement (dans Chapeauville,
tome Ier, p. 204.) qu’un seigneur dont les intentions lui étaient sus-
pectes ayant demandé à Notger un terrain, entre les églises Saint-
Pierre et Saint-Martin pour y élever une maison, l’Évêque donna
l’ordre au prévôt de Saint-Lambert d’occuper promptement cette
place et d’y construire une église. »

– 102 –
Il avait, dans son vaste repaire, quatre cents hommes
robustes et vaillants, que rien n’avait pu séduire ; et une ar-
mée de trente mille hommes ne l’eût pas délogé des tours de
Chiévremont, toujours munies de vivres pour une année. Il
avait fait creuser, à une profondeur inouïe, un puits intaris-
sable ; car il descendait au niveau d’une petite rivière voi-
sine. Il bravait donc impunément Notger.
Cependant le Prince-Évêque lui fit faire des propositions
si avantageuses ; il lui offrit tant de terres, tant de profits et
de bénéfices, s’il voulait renoncer à sa vie aventureuse et
faire un simple hommage, non pas au prince, mais à l’église
de Liége ; il lui présenta d’une façon si gracieuse les nobles
fonctions de défenseur de Saint-Lambert ; il lui offrit avec
tant de déférence la bannière de l’église cathédrale, que le
vaillant Immon fut ébranlé. Il en parla à ses hommes
d’armes, auxquels il faisait de bonnes parts.
Ce bruit vint aux oreilles d’Anne Bouille, qui, depuis
quelques mois, habitait une tourelle du château de Chiévre-
mont. La veuve de Henri de Marlagne frémit à la pensée
d’une paix avec les bourreaux de son époux et de ses amis.
Tout occupée jusque-là de sa douleur et de son petit enfant,
elle n’avait paru que deux ou trois fois devant Immon, qui ne
l’avait pas remarquée. Alors elle s’alla jeter à ses pieds.
Remise de ses premières angoisses, animée par une pas-
sion ardente, elle supplia le chef de se défier des promesses
qu’on lui faisait ; elle lui rappela l’exécution nocturne des
deux cent vingt compagnons de Henri, au moment où il vou-
lait réunir sa troupe aux braves de Chiévremont : elle parla
avec tant de feu et tant d’éloquence, qu’elle changea les
idées d’Immon. Un sentiment nouveau eu fut peut-être aussi
la cause. Immon se surprit étonné de n’avoir pas remarqué

– 103 –
plus tôt le trésor qu’il possédait dans son manoir. Il releva la
jeune veuve, et, fasciné par elle, il lui promit tout, si elle vou-
lait l’épouser.
— Veuve de Henri de Marlagne, dit-elle, je ne lui donne-
rai jamais un successeur que pour le venger. Voyez, sei-
gneur, si cette dot vous convient.
Immon n’était pas marié ; il avait trente-cinq ans ; il
trouvait sa vie de brigand douce et commode ; il promit tout,
de nouveau ; il renvoya à l’instant, avec un refus formel,
l’émissaire de Notger, épousa Anne, et adopta le fils de Hen-
ri, en jurant de venger son père.
Les courses recommencèrent donc. Tout marchand qui
venait dans le pays de Liége, s’il n’avait pas transigé avec
Immon et acheté un sauf-conduit, était bien sûr d’être pillé.
Tout Liégeois qui sortait de la ville était détroussé, et s’il ré-
sistait, mis à mort. Toute maison riche qui ne pouvait soute-
nir un siége était dévalisée. Des escouades armées sortaient
souvent de leur retraite, descendaient la montagne, et al-
laient faire du butin dans Liége même.
Anne, que son nouvel époux comblait d’or et de riches
étoffes, se réjouissait et battait des mains toutes les fois
qu’on avait tué un des hommes d’armes, ou mis à rançon
quelque officier de la justice de Liége.
Plusieurs mois se passèrent ainsi ; la désolation croissait
dans le pays ; les habitants tremblaient dans leurs demeures
et n’osaient pas en sortir.
Anne Bouille, que ces désastres réjouissaient, allait bien-
tôt rendre père le seigneur Immon. Il lui vint une pensée dic-
tée encore par la vengeance, et calculée avec assez
d’habileté.
– 104 –
— Je vais vous donner un fils, dit-elle à Immon. Il faut
que cet enfant soit un lien de plus entre nous, et que sa nais-
sance achève l’accomplissement des promesses que vous
m’avez faites. Cessez pour un instant de faire la guerre au
Prince-Évêque. Envoyez-lui un héraut qui lui dise que vous
consentez à la paix ; que vous traiterez avec sa suzeraineté ;
que vous déposerez les armes, mais que vous souhaitez qu’il
vienne baptiser l’enfant qui va bientôt naître. Il sera réjoui
de vos offres ; il viendra, n’en doutez pas : il amènera les
principaux dignitaires de son clergé pour vous faire hon-
neur ; peut-être ses conseillers. Ceux-là, nous les pendrons
aux créneaux de vos tours ; le clergé, nous le mettrons à
rançon, parce qu’il est consacré à Dieu ; quant à lui, qui est
l’oint du Seigneur, nous nous contenterons de lui faire signer
une charte, qui vous donnera tout ce qu’il vous a offert, en
vous laissant votre indépendance. Nous l’obligerons encore
à vous nommer haut-avoué de la Hesbaie. Cette vengeance
me suffira.
Immon, toujours subjugué par Anne, lui répondit qu’il
serait fait comme elle souhaitait ; et il donna des ordres à sa
troupe, qui se tint en repos.
Il envoya son héraut à l’Évêque. Notger fut ravi de ces
ouvertures. Mais les derniers excès de la bande de Chiévre-
mont avaient excité dans Liége tant de clameurs et de co-
lère, qu’il n’était pas facile de faire approuver au peuple une
paix sans justice, c’est-à-dire sans châtiments, avec les bri-
gands d’Immon. D’ailleurs, lui-même, Notger sentait qu’il
devait punir un rebelle insolent. Sans donc soupçonner
qu’on lui tendît un piége, il avisa aussi un stratagème, pour
se défaire, s’il le pouvait, d’Immon et de sa troupe, comme il
s’était délivré de Henri de Marlagne et de ses compagnons.

– 105 –
Pour être plus sûr de son projet, il n’en confia le secret à
personne ; il attendit le jour de l’exécution. Ainsi des deux
parts on se dressait des embûches. Ici ce n’étaient plus les
formes de la justice ; c’était la guerre, avec ce qu’on est con-
venu d’appeler ses surprises.
Anne Bouille mit au monde un fils, qui fut reçu par Im-
mon avec de grands transports de joie. Elle demanda qu’on
ne le baptisât que le dixième jour, afin qu’elle pût être pré-
sente à la vengeance qu’elle méditait.
Le seigneur de Chiévremont fit donc prévenir Notger du
jour où il désirait le recevoir. L’Évêque répondit qu’il irait
avec son clergé en procession solennelle. C’était justement
ce qu’espérait la jeune femme.
Au jour assigné, on vit arriver de Liége une troupe nom-
breuse de gens d’Église qui marchaient deux à deux, tous
revêtus de chapes, de surplis, de dalmatiques ; tous ayant la
tête couverte du camail et portant des flambeaux à la main.
Anne les comptait du haut des remparts. Ils étaient plus de
six cents.
— Voyez, disait-elle, comme Notger veut nous séduire,
et quels honneurs il nous fait ! Il y là toutes ses paroisses.
Quelles rançons nous allons avoir ! et déjà je reconnais deux
conseillers !
Pâle et souffrante encore, elle souriait à son mari, pen-
dant qu’au pied de la montagne on ouvrait les portes de la
première enceinte à la phalange de l’Évêque, et que les
gardes s’inclinaient devant les croix et les bannières. Le
Prince fermait la marche ; et l’on voyait sa troupe brillante
montant lourdement par les sentiers sinueux.

– 106 –
Tous les habitants de Chiévremont s’étaient rangés sur
les remparts pour recevoir Notger. Ils étaient quatre cents
hommes, comme on l’a dit, avec leurs familles. Car ce ma-
noir n’était pas un simple château ; c’était une petite cité for-
tifiée, qui avait des rues et des places. On y comptait même
deux églises, dédiées à la sainte Vierge et à saint Jean ; une
troisième au pied de la montagne était sous l’invocation des
saints Côme et Damien.
Après une demi-heure de marche pénible, la tête de la
procession parut à la porte de la citadelle. Immon aussitôt
rangea ses soldats en deux haies sur l’esplanade, afin de
cerner la troupe de l’Évêque, et il fit lever les herses.
Les Liégeois en chapes et en surplis étendirent en avan-
çant leurs deux lignes devant les soldats du chef ; tout
s’arrangeait des deux parts d’une manière convenable.
Quand Notger fut entré, on referma les portes ; Anne
Bouille poussa un cri de joie. Mais son allégresse fut courte.
— Seigneur, dit Notger en s’avançant vers Immon, cette
forteresse ne vous appartient plus. Elle est à moi.
— Sans doute, reprit Immon étonné, vous ne parlez pas
sérieusement, seigneur Évêque.
— Très sérieusement. Comme seul prince et seigneur du
pays de Liége, j’ai seul droit aussi de tenir cette forteresse ;
et, si vous en sortez de bonne grâce, je vous offre encore
d’amples dédommagements…
Le châtelain ne répondait plus que par des accents de
fureur étouffés, mêlés de regards ironiques. Il éleva la main
vers ses bandits. Mais sans attendre qu’on le prévînt davan-

– 107 –
tage, Notger, en sommant de nouveau le brigand, de se
rendre, donna un signal convenu.
Aussitôt les camails, les chapes, les surplis tombèrent à
terre, et laissèrent voir, au lieu de clercs et de chanoines, six
cents hommes d’armes revêtus de casques, de cuirasses, de
lourdes épées et de bonnes haches d’armes. Ayant lancé
leurs flambeaux à la figure d’Immon, qui était loin de prévoir
une telle péripétie, les hommes d’armes de l’évêque tombè-
rent à grands cris sur les quatre cents voleurs.
Ce fut une bataille vive et terrible et un épouvantable
massacre.
Notger s’était fait accompagner des plus déterminés
Liégeois. Les quatre cents sujets d’Immon, au bout d’une
heure, étaient tous mis à mort.
Anne, s’attachant à son époux, avait cherché à lui faire
un rempart de son corps. Un homme d’armes la saisit, et, re-
connaissant la veuve de Henri de Marlagne, il la précipita
dans le puits de Chiévremont, qui était un abîme, pendant
que d’autres lançaient Immon lui-même, du haut des rem-
parts, dans les précipices où il tomba sans vie13.

13 Ces dernières circonstances, comme le remarque aussi M. de


Gerlache, ne sont point rapportées dans les chroniques contempo-
raines. Elles n’ont été écrites que longtemps après, peut-être sur des
documents que nous n’avons plus. – On a publié à Liége, il y a
quelques années, un roman sans couleur et sans aucune espèce de
vérité, intitulé ; La prise de Chiévremont. Ce squelette in-8°, à préten-
tions historiques, s’est vu privé de tout succès.

– 108 –
Après cela, les hommes du Prince, mirent le feu à la
place, démolirent tout, jusqu’aux églises, dont ils emportè-
rent les reliques, et ils ne sortirent qu’après avoir fait du re-
paire un monceau de ruines.
L’enfant d’Immon et d’Anne fut baptisé et emporté à
Liége. On ignore ce qu’il devint ensuite. Mais, si vous allez à
Chiévremont, les villageois vous diront que sur cette mon-
tagne, qui n’est plus un coupe-gorge, on entend encore la
nuit des gémissements dans le feuillage, où trois âmes se
viennent lamenter, celles d’Immon, de sa femme et de son
enfant…
Quant à Notger, il poursuivit glorieusement son admi-
nistration, qui l’a fait regarder comme le véritable fondateur
de Liége. À sa mort, tout le monde le pleura ; et pourtant,
dans la ville qui lui doit tout, il n’a pas d’autre monument
que cette belle inscription, qu’on trouve dans des livres,
mais qui n’est gravée nulle part :
Notgerum Christo, Notgero cætera debes14.

14 Liége a reçu du Ciel Notger, et de Notger tout le reste.

– 109 –
LA LÉGENDE DE BLANKENBERG

On voit des effets dont on ne sait pas toujours


les causes.
LAMOTHE-LEVAYER.

Adolphe de La Marck, Prince-Évêque de Liége, régnait


depuis près de vingt ans sur ses turbulents sujets, lorsqu’il se
décida à vendre la ville de Malines, dont la seigneurie appar-
tenait à l’évêché de Liége, mais qui était gouvernée par des
avoués puissants, – les Berthold, – qui tinrent tête plus d’une
fois aux ducs et aux comtes leurs voisins. Louis de Nevers,
comte de Flandre, déjà d’accord avec Adolphe de La Marck,
avait acheté les droits et le titre d’avoué de Malines, de

– 110 –
l’héritier du dernier Berthold ; et, le 3 décembre de l’année
1333, il traita avec le Prince-Évêque, de sorte que la ville de
Malines devint sa propriété et son domaine, à condition
pourtant qu’elle resterait fief de l’église de Liége et soumise
à l’hommage féodal.
Mais cette vente n’eut pas lieu sans exciter de grands
mécontentements. Les bourgeois de Malines avaient de
l’antipathie pour Louis de Nevers ; ils se mutinèrent. Ils en-
voyèrent des députés au peuple de Liége, qui, dans des ras-
semblements tumultueux, désapprouvant la conduite du
prince, passa du blâme aux murmures, et des murmures à
l’émeute. Jean III, duc de Brabant, qui avait sur Malines des
prétentions de voisinage, fomentait les troubles. On se battit
à Malines ; on se battit plus sérieusement dans les rues de
Liége. Les révolutions, grandes ou petites, ne manquent ja-
mais de mettre deux partis en présence.
Adolphe de La Marck avait senti que l’administration et
le patronage de la ville de Malines lui étaient plus préjudi-
ciables que profitables, à cause de l’éloignement ; il sentit
aussi qu’il ne pouvait reculer sur une vente consommée ; il
dut s’obstiner à la maintenir. Ses officiers parlèrent au
peuple ; mais ils ne le calmèrent pas. Dans un moment de
sédition, le comte de Looz, qui avait été mambour de Liége
ou gouverneur du pays révolté contre son Évêque, insulta le
comte de Hermal, vieux seigneur austère et plein de vertu,
qui tenait le parti du prélat. Hermal cherchait à calmer les
mécontents ; il montait pour cela au perron, qui était déjà le
forum des libertés liégeoises ; il voulait annoncer à la foule
des paroles de paix ; le comte de Looz se jeta sur lui, et le
contraignit à descendre, avec un mot outrageant que le vieil-
lard ne put supporter. Les deux champions tirèrent leurs
dagues au milieu de la foule ; et, quoique Looz fût le plus ro-

– 111 –
buste et le plus jeune, le comte de Hermal l’étendit à ses
pieds.
Aussitôt la multitude poussa des hurlements de fureur ;
elle éleva en l’air le corps du comte de Looz, en criant ven-
geance, pendant que les gardes de l’évêque faisaient sauver
Hermal avec un bonheur inespéré. Le peuple en effet, après
quelques minutes de cris féroces, chercha celui qu’il appelait
l’assassin, quoiqu’il n’eût agi qu’en légitime défense ; comme
s’il eût disparu par enchantement, on ne le trouva plus. La
foule exhala plus vivement alors ses cris de rage. On prome-
na par toutes les rues le corps du mort ; on alla en désordre
au palais du Prince-Évêque, où les bourgmestres de Liége si-
gnifièrent à leur seigneur que le peuple allait prendre les
armes, si le meurtre qui venait d’être commis restait sans
vengeance.
Tout n’était pas rose en ce temps-là dans l’état de
prince.
Adolphe de La Marck, qui était las de vivre dans des
troubles continuels, se montra à la multitude ; il promit si
formellement de faire informer sur le crime dont on parlait,
et de donner aux plaignants satisfaction, que la foule apaisée
rentra dans l’ordre pour le moment.
Mais, au bout de peu de jours, le meurtrier n’ayant pas
été trouvé, les agitations, qui d’ailleurs étaient entretenues
par les bourgeois de Malines et par les agents du duc de
Brabant, recommencèrent. Elles duraient encore en 1334,
lorsqu’un événement les calma tout à coup, du moins par
rapport à la mort du comte de Looz. Il arriva à Liége un
voyageur qui avait découvert la retraite du sire de Hermal et
qui la révéla.

– 112 –
Le vieux seigneur, sauvé, comme on l’a vu, par les
gardes du Prince-Évêque, avait trouvé moyen de sortir de la
ville, à la chute du jour, sans être reconnu. Il s’était éloigné,
se recommandant à Dieu, et ne songeant qu’à mettre la plus
grande distance possible entre la ville de Liége et lui ; car il
savait de quels périls il était menacé, pour avoir irrité le
peuple. Il marcha pendant sept jours, se dirigeant vers les
côtes de la mer où il pensait rencontrer un navire pour s’en
aller en Angleterre. Il fit ainsi près de cinquante lieues.
N’osant séjourner à Bruges, ville qui faisait avec Liége un
très grand commerce, il se retira dans un petit hameau, le-
quel se trouvait à trois lieues de cette belle cité et à quatre
lieues d’Ostende. Ce hameau ou village avait été très an-
ciennement un poste de milice romaine, sous le nom de Por-
tus Æpatiacus ; il s’appelait alors Schaerfout, et n’était habité
que par deux classes d’hommes, de riches bourgeois de
Bruges qui avaient là des maisons de plaisir au bord de la
mer, et de pauvres pêcheurs logés dans de modestes ca-
banes, bravant tous les jours l’océan du Nord pour alimenter
la sensualité de la cité opulente. Alors le commerce que les
Flamands entretenaient avec tous les peuples du monde
connu leur avait amené l’abondance et le luxe. La soie, le ve-
lours et l’or, prodigués dans leurs vêtements, faisaient de
leurs villes comme autant de cours brillantes. Une reine qui
vint à Gand vers ces temps-là dit en voyant les dames de la
ville sous leur éclatante parure : Je croyais être ici seule
reine : j’en aperçois mille. Les vices qui accompagnent
l’excès des richesses étaient portés à un aussi haut point que
le luxe. Il y avait de grands désordres dans les mœurs ; ces
désordres enfantaient des crimes avec une fécondité ef-
frayante : point de semaine qui n’eût son meurtre ; point de
rue qui n’eût son déshonneur ; point de village qui n’eût sa
honte.

– 113 –
Le village de Schaerfout, sous le rapport des mœurs,
était surtout une petite Ninive. Les maisons de plaisance des
riches bourgeois étaient des maisons de débauche. Les pê-
cheurs de la côte, gagnant leur vie, comme ils disaient, avec
les jeunes seigneurs, étaient les agents de ce qu’ils appe-
laient leurs parties de plaisirs. Un seul homme, dans le ha-
meau, le pauvre Éloi Blankenberg, se rappelait son nom de
chrétien, en remplissait les devoirs, et fuyait le scandale. Il
vivait de sa pêche avec la pieuse Yva sa femme ; et, le di-
manche, ils ne manquaient pas d’aller prier avec ferveur,
avec amour, avec douleur, à l’église presque déserte de
Schaerfout : car leur fille Trudis15, qui avait fait longtemps
l’espoir de leur vie, menait une vie coupable. Un seul
homme, mondain cependant, mais encore vertueux, les con-
solait parfois au sortir de l’église ; c’était le sire de Tron-
chiennes, qui venait tous les mois voir à Schaerfout un de
ses vieux parents.
Or, ce fut chez l’honnête Éloi Blakenberg que le comte
de Hermal vint demander asile, en attendant un navire qui
partît pour l’Angleterre. Il était nuit, et le pêcheur était seul
dans sa cabane au bord de l’Océan, avec sa femme Yva,
pleurant l’absence de leur fille. Ils séchèrent leurs larmes
dans une sorte d’empressement, pour accueillir l’étranger
qui implorait un refuge. Hospitaliers et bons, ils l’accablèrent
de tant de soins, qu’il se félicitait d’être venu à leur chau-
mière. Il s’en réjouit bien plus, lorsqu’il apprit qu’il était à
Schaerfout, dont la triste renommée s’étendait au loin. Mais
on était en hiver ; les tempêtes régnaient tellement,
qu’aucun bâtiment ne paraissait. Force fut donc au comte de
Hermal de prendre patience.

15 Trudis, abréviation flamande de Gertrude.

– 114 –
Lui aussi, il était chrétien. Le jour du dimanche étant
venu, il alla à l’église ; il s’y fit remarquer par sa piété re-
cueillie ; il ne pensait pas être reconnu là. Il le fut cependant
par un marchand d’Aix-la-Chapelle, qui, traversant Liége,
comme on l’a dit, indiqua sa retraite, peut-être sans mauvais
dessein.
Quoi qu’il en soit, au mois de mars 1334, un jour de di-
manche, pendant que le vieux curé de Schaerfout s’élevait
dans la chaire contre les vices monstrueux de son époque et
qu’il déplorait surtout les longs égarements du village cou-
pable, annonçant, d’une voix qui semblait inspirée, la colère
du Très-Haut, dont la bonté était lasse, – en ce moment, huit
députés de Liége arrivèrent, pour réclamer celui qu’ils appe-
laient l’assassin du comte de Looz. Ils le désignèrent lors-
qu’il sortit de l’église. Les principaux du village assemblés
demandèrent à Hermal ce qu’il avait à répondre. Le vieux
seigneur frémit ; car il savait que les Flamands étaient alliés
des Liégeois. Néanmoins, fort de son innocence, il se raffer-
mit bientôt ; il raconta avec candeur l’événement funeste
qu’on qualifiait de meurtre. Mais les Liégeois, furieux contre
lui, noircirent son récit ; et les bourgeois furent d’avis de le
livrer. On ferma aussitôt les portes de l’église, afin qu’il n’y
rentrât pas comme dans un asile.
Cependant le sire de Tronchiennes était là. C’était un
seigneur qui paraissait avoir quarante ans ; il était homme
d’autorité. Il prit vivement le parti du comte de Hermal ; et,
tandis qu’on débattait les mesures à employer pour le livrer
à ses ennemis, sans porter atteinte aux priviléges de la
commune, il le reconduisit à la cabane d’Éloi Blankenberg,
en lui conseillant de s’embarquer sur-le-champ, ne fût-ce
que dans la chaloupe du bonhomme.

– 115 –
Ils s’y disposaient. Mais la foule les avait suivis. On
somma Éloi de livrer son hôte ; il parut à sa porte et déclara
qu’il s’y refusait.
Il était d’ailleurs impossible de se mettre en mer en ce
moment. Comme si l’accomplissement des paroles prophé-
tiques du vieux curé de Schaerfout fût venu, lorsqu’il cessait
de les prononcer, une tempête éclata, prompte et sinistre.
Les flots de la mer, lancés sur la côte, se ruèrent comme un
torrent contre la foule qui voulait forcer la chaumière hospi-
talière du pêcheur ; et la foule effrayée recula. Le pêcheur
sourit, en voyant sa maisonnette envahie par la mer et tout à
coup entourée d’eau comme une île. Le comte de Hermal,
par une lucarne étroite comptait ses ennemis ; tout le village
s’était joint à eux, attendant que la mer se fût retirée pour
venir le saisir. Mais la mer ne se retirait point ; la marée
montait toujours, avec une voix égale au tonnerre ; les vents
du nord, déchaînés, agitaient les frêles chaumières et déraci-
naient les vieux arbres, Blankenberg, seul, dans sa cabane,
avec sa femme, avec son hôte, avec le sire de Tronchiennes,
ne tremblait pas ; il avait auprès de lui sa fille, enfin revenue,
mais non repentante ; et Trudis mourait de peur.
Les accroissements de la mer devenaient si rapides, que
les ennemis du comte de Hermal reculaient à chaque lame
que vomissait l’Océan. Bientôt la terreur les saisit aussi ; en
regardant autour d’eux, ils se virent de toutes parts entourés
d’eau ; la terre semblait s’abaisser ; le village tout entier
s’était séparé de la terre. Le vent frappait avec véhémence,
renversant, emportant les toits des maisons et des cabanes ;
le sol s’agitait ; et le moment de la conflagration dernière pa-
raissait arrivé. Toute la foule se retira vers l’église, qui était
le lieu le plus élevé du hameau. On en rouvrit les portes ; la
peur ramenant le besoin de la prière, la maison de Dieu fut

– 116 –
remplie de pêcheurs à genoux. Mais aussitôt la mer plus fu-
rieuse s’éleva jusqu’au temple ; elle y entra ; on eût dit que
l’éminence qui le portait s’effaçait pour la seconder dans sa
vengeance. Les habitants de Schaerfout, que les flots ga-
gnaient jusqu’au pieu des autels où s’était réfugié leur effroi
hypocrite, appelaient leur vieux pasteur ; il n’était plus là…
Pendant que la tempête continuait et redoublait
d’intensité, la nuit avait remplacé le jour. Dans sa cabane,
Éloi en prières était calme. Mais le vent l’ébranlait à chaque
bourrasque. La barque du pêcheur, amenée par les vagues,
jusqu’à sa porte, lui offrait une sorte de retraite. Il y monta
avec ceux qui l’entouraient, avec sa femme, avec Trudis,
avec son hôte, avec le sire de Tronchiennes. Ils n’y furent
pas plus tôt, que la chaumière disparut, comme tout le vil-
lage que la mer dévorait…
Quand les lames se retirèrent, quand la tempête cessa,
quand le jour reprit le dessus, on ne retrouva plus Trudis ;
un coup de vent l’avait choisie, l’avait prise et l’avait jetée
dans les flots. Tout le village de Schaerfout était englouti ;
l’église même avait disparu ; et des sables amoncelés cou-
vraient les iniquités de ce repaire de plaisirs. La barque
s’arrêta auprès du clocher, qui seul restait debout. Le vieux
curé en sortit, seul survivant, avec le comte de Hermal, le
sire de Tronchiennes, la pieuse Yva, et Blankenberg.
Le pêcheur rebâtit sa cabane. Un nouveau village se
fonda lentement sur les habitations englouties. On lui donna
le nom même du bonhomme. C’est maintenant la petite ville
de Blankenberg.

– 117 –
LA SANTÉ DE L’EMPEREUR

Ah, c’est pour conspirer que vous êtes à table !


GARNIER.

Il y avait vingt-quatre ans que Ferdinand de Bavière


était Prince-Évêque de Liége. Ce prélat, oncle de l’Empereur,

– 118 –
duc des Deux-Bavières, comte palatin du Rhin, archevêque
de Cologne, abbé de Stavelot, évêque de Paderborn et de
Munster, était trop grand prince et trop puissant peut-être.
On a écrit qu’il regardait l’évêché de Liége « comme un de
ces bénéfices dont on perçoit de loin les revenus16. » C’est
exagéré. Mais, depuis vingt-quatre ans, Liége, qui n’avait pas
vu six mois son évêque, était agitée de troubles continuels.
Plusieurs partis s’étaient formés dans ce petit État, que pour-
tant la plupart de ses voisins laissaient neutre. Les uns vou-
laient toujours le placer sous le patronage de la France ; les
autres cherchaient à le mettre sous la suzeraineté de
l’Espagne ; d’autres enfin s’efforçaient de le maintenir sous
la dépendance de l’Empereur.
Ces factions se réunissaient néanmoins sous deux seules
bannières. Les partisans de l’Empereur et du Prince-Évêque
s’appelaient les Chiroux, du nom d’un oiseau de passage, à
cause de leur frivolité ; les autres, partisans du peuple,
étaient nommés les Grignoux ou grognards. On vous le dira
encore, à propos de Matthieu Laensberg, dont c’était
l’époque. Le chef de la faction populaire, chéri de tous les
métiers, était Sébastien Laruelle, l’un des deux bourg-
mestres, pour la seconde fois élu. Le parti ennemi le redou-
tait et l’exécrait ; on disait même, et c’était une de ces faus-
setés que les fureurs politiques ne se refusent pas, que le
Prince avait mis sa tête à prix.
Le 14 avril 1637, Laruelle reçut du comte de Warfusée
une invitation amicale à un très grand dîner d’apparat. Cette
démarche le surprit. Puis il pensa que sans doute on voulait
préparer la paix entre les partis ; et il résolut d’accepter ; car
ses intentions, à ce qu’on assure, étaient bonnes. Il était lui-

16 Histoire ecclésiastique et politique de l’État de Liége.

– 119 –
même si las des agitations, qu’il voulait, dit-on, se montrer
disposé à tout ce qui ne compromettrait pas les droits et les
libertés de la ville de Liége. Le banquet devait avoir lieu le
16.
René de Renesse, comte de Warfusée, était originaire de
la Hollande. On contait qu’ayant trahi le roi d’Espagne, qu’il
servait dans les Pays-Bas, et flétri par des sentences infa-
mantes, qu’on ne spécifiait pas bien, il avait dû s’enfuir. Il
s’était réfugié dans le pays de Liége, où il possédait des
terres. On l’accusait encore de s’être vendu à l’Empereur,
pour récupérer les dignités dont la maison d’Autriche l’avait
décoré17. Il était devenu, par les recommandations de Ferdi-
nand de Bavière, de qui il sut gagner la confiance, le chef des
Chiroux, comme Laruelle était le chef des Grignoux.
Tout en s’habillant, le 16 avril, pour aller au grand dîner,
le bourgmestre Laruelle remarqua l’air chagrin de son do-
mestique, le fidèle Jaspar.
— Aurais-tu donc quelque peine, mon brave garçon ? lui
dit-il.
— Aucune pour moi, messire, dit Jaspar. Mais…
— Eh bien ! tu n’achèves pas ?
— Je suis inquiet pour vous.
— Inquiet ! et de quoi donc ?
— De vous voir aller chez le Warfusée. Vous êtes
l’homme de la liberté ; – il est l’homme de la tyrannie ; et
c’est un traître. Je ne me fierais pas aux traîtres.

17 M. Dewez, Histoire du pays de Liége.

– 120 –
— Bah ! Warfusée a besoin de moi. Si j’avais peur, je ne
serais pas l’élève de Guillaume Beeckman18.
— C’était un digne bourgmestre ; il a pourtant tremblé
quelquefois. Ce Warfusée songe peut-être à vous livrer aux
Français ; et ceux-là, comme dit le papier19, sont des dé-
mons, de vrais mameloucks, des tigres, des lestrigons, des
cannibales, qui veulent nous fouler aux pieds.
— Ne répète donc pas ces bêtises-là, Jaspar, répondit le
bourgmestre en éclatant de rire. Les Français au contraire
sont nos vieux et bons alliés. Louis XIII est de tous les sou-
verains celui qui veut le plus sûrement notre neutralité indé-
pendante. Ensuite Warfusée déteste les Français. N’est-il pas
de la Hollande ?
— Pourquoi, en ce cas, reçoit-il chez lui l’abbé de Mou-
zon, l’envoyé de la France ?
— Politique, diplomatie, nécessité, besoin d’espionner
tout le monde.
— Je n’ai pas foi aux Chiroux, messire. C’est d’ailleurs
une drogue que votre Warfusée. S’il ne vous vend pas aux
Français, il vous livrera, pieds et poings liés, aux Espagnols.
Qui a trahi trahira.
— Tu n’es pas dans tes bonnes lunes, mon enfant. War-
fusée est proscrit par le roi d’Espagne. Tout ce que je puis
t’accorder, c’est que tu viendras avec moi. S’il y a péril, nous
le partagerons.

18 Voyez plus loin la légende de Matthieu Laensberg.


19 Écrit du temps intulé : Relation de la prise de Tirlemont par
l’armée française.

– 121 –
— À la bonne heure, répliqua d’un visage plus serein le
fidèle domestique.
Et il suivit son maître.
En se rendant à l’hôtel du comte de Warfusée, Laruelle,
qui s’était moqué de Jaspar, fit à son tour des réflexions as-
sez tristes ; et il ressentit aussi, comme malgré lui, des pres-
sentiments. Il pensa à l’antipathie qui jusque-là avait régné
entre Warfusée et lui, au caractère sombre du personnage ; il
se rappela un attentat auquel il avait échappé, et qui lui
prouvait qu’on pouvait bien en vouloir sérieusement à ses
jours. Il se ressouvint, avec un peu de frémissement, du
3 novembre dernier. S’en revenant d’un festin, ce jour-là, à
sept heures du soir, avec sa femme, à qui il donnait le bras,
un homme à cheval lui avait tiré un coup de pistolet et
s’était enfui sans qu’on eût pu le découvrir. La balle ne
l’avait pas atteint ; mais elle avait blessé sa femme, qui en
était encore malade20.
Cependant, par un sentiment de confiance ou de vanité
naturelle, le bourgmestre, s’étant raillé des craintes de son
valet, ne voulut pas paraître les partager. Il se fit des raison-
nements. Il entra chez Warfusée ; et l’accueil qu’il reçut
acheva de le rassurer complètement. Il oublia ces vieux
adages : Que la défiance est la mère de la sûreté, et que chez
un ennemi bonne mine cache souvent mauvaise intention.
On allait se mettre à table, quand Laruelle arriva.
Il trouva, à côté du comte de Warfusée, l’abbé de Mou-
zon, agent de Louis XIII, qui s’entretenait avec la Comtesse
et ses filles. Le baron de Saizan, sa femme et son fils, un ec-

20 Le Martyre de la neutralité innocente des Liégeois.

– 122 –
clésiastique, autre personnage inconnu, en qui Jaspar crut
voir Zorne, le secrétaire de Ferdinand de Bavière, compo-
saient toute la réunion. Laruelle fut étonné d’abord de ne pas
trouver là de compatriotes. Il ne se mit pas moins à table de
bonne grâce ; de légères conversations s’engagèrent, et pen-
dant tout le premier service le repas fut fort gai.
Un observateur eût distingué pourtant dans Warfusée
une grande préoccupation. Mais les hommes pour l’ordinaire
observent peu.
Lorsqu’on apporta les viandes rôties, la figure du maître
de la maison devint évidemment plus sombre. Jaspar, placé
derrière son maître, y faisait seul attention. Il semblait que le
Comte attendit quelque chose qui tardait trop à son impa-
tience.
La salle du festin était au rez-de-chaussée, éclairée par
des fenêtres grillées de barreaux de fer. On entendit enfin du
bruit dans la cour. Jaspar, inquiet, voulut aller voir.
— Servez-nous du vin de Rhin, Jaspar, dit Warfusée, qui
le guettait. Nous allons boire, messires, à la santé du roi de
France !
L’abbé de Mouzon et le baron de Saizan se hâtèrent de
relever ce toast.
— À sa santé, de bon cœur ! répliqua Laruelle, s’il est
toujours notre allié.
Il éleva son verre.
En ce moment, la porte s’ouvrit ; trente soldats espa-
gnols, qu’on avait tirés des garnisons d’Argenteau et de Dal-
hem, et qu’on avait introduits secrètement dans la ville, pa-
rurent dans la salle, la carabine à la main et le sabre au côté.
– 123 –
Ils entourèrent la table aussitôt, pendant que leur arrière-
garde, dans la cour, appuyait aux grilles de fer des croisées
une ligne de mousquets braqués sur les convives. Tout le
monde se leva avec effroi ; les femmes, comme si la pré-
voyance leur était donnée, se mirent à pousser de ces cris
qui semblent annoncer une tragédie. Jaspar bondit vers la
porte, pour aller chercher du secours.
— Qu’on m’empoigne ce gaillard-là21 ! dit, en le dési-
gnant, le comte de Warfusée. Ne vous troublez pas, mes-
dames, poursuivit-il : nous avons à porter une autre santé ;
je veux qu’elle soit solennelle. Ces hommes-là (il montrait
les soldats) sont mes témoins ; et le sergent du bourgmestre
allait sans doute en chercher d’autres qui sont inutiles ici. Eh
bien ! Laruelle, dit-il encore, homme du peuple, vous trem-
blez ! vous n’avez pas vidé votre verre. Messires, nous avons
bu à la santé du roi de France. Maintenant, nous allons por-
ter la santé de l’Empereur !…
Warfusée prononça ce mot d’un ton si étrange, qu’on
pouvait reconnaître là une énigme dont le mot était un
crime.
— La santé de l’Empereur ! reprit-il, et celle du Prince-
Évêque !… Mais pour ce toast, ce n’est pas du vin, c’est du
sang qu’il nous faut !
À cette parole, la bouche de Warfusée se contracta. Son
visage devint hideux et farouche. On avait lié Jaspar et on
l’entraînait dans une salle voisine.
— Que voulez-vous faire ? dit enfin l’abbé de Mouzon
troublé.

21 Almanach de Matthieu Laensberg de 1639.

– 124 –
Le baron de Saizan essaya en même temps d’adresser
aussi des représentations. Pour se délivrer d’eux, le Comte
les fit emmener dans des salles où on les retint prisonniers,
sans respect pour le caractère de l’abbé diplomate, qui ne fut
pas vengé. Les femmes s’étaient évanouies. Alors Warfusée
fit un signe, en montrant Laruelle, et s’écriant ; – Des
cordes ! quoi, vous n’avez pas de cordes ?
— C’est à moi, dit enfin Laruelle, que vous voulez faire
insulte ? et c’était là votre banquet ! Est-ce pour les services
que j’ai rendus à ma patrie que vous allez me faire violence ?
— Justement, répliqua le Comte, et ces services, vous
allez en recevoir le prix.
Comme il n’ajoutait rien de plus, les sbires espagnols qui
le voyaient furieux prirent Laruelle, lui lièrent les mains der-
rière le dos avec une jarretière et l’emmenèrent dans une
chambre basse, où trois soldats restèrent pour le garder.
Aussitôt qu’ils furent seuls avec lui, l’un d’eux lui dit :
— Monsieur, songez à votre conscience, car vous allez
mourir.
— Mourir ! s’écria le bourgmestre, mourir ! Jaspar avait
donc bien pressenti. Est-ce vous qui serez les bourreaux ?
vous qui êtes des soldats ! Quel mal vous ai-je donc fait ?
Les trois soldats gardèrent le silence. On heurtait à la
porte ; c’était Antoine Éverard, religieux dominicain, que
Warfusée avait fait venir pour confesser un mourant. Dès
que le bon moine eut vu qu’il s’agissait d’un meurtre hor-
rible, il sortit de la chambre, hors de lui-même, courut dans
la salle du banquet, où les dames avaient repris connais-
sance et fondaient en larmes :

– 125 –
— Empêchez l’homicide ! leur cria-t-il d’une voix alté-
rée.
La baronne de Saizan voulut fuir alors ; on lui présenta
de toutes parts la bouche des carabines ; on la repoussa avec
violence, pendant que, s’étant jeté aux genoux du Comte, le
religieux le suppliait :
— S’il vous faut du sang, disait-il, faites-moi mourir à la
place du bourgmestre. Le peuple l’aime ; et je serai plus heu-
reux de mourir que de supporter la vue de son supplice. Je
n’ai pas le pouvoir de prêter mon ministère à un meurtre.
Warfusée, inexorable, releva le moine avec colère, le re-
conduisit à la chambre où Laruelle était enfermé, l’y poussa,
et ne dit que ces mots :
— La santé de l’empereur et du Prince-Évêque, c’est le
sang du séducteur du peuple ! Il vous reste un quart d’heure.
Je ne vous ai fait venir, moine, que pour sauver l’âme du
bourgmestre. Si vous refusez de l’entendre, il mourra sans
confession, et vous en serez responsable.
Le religieux pleura amèrement.
— C’en est fait, dit-il, ce sera le martyre.
Le bourgmestre se confessa donc en silence. Personne
n’avait pu sortir pour avertir le peuple. Toutes les portes
étaient solidement fermées ; tout le monde de la maison
était gardé, excepté un seul homme qui avait trouvé moyen
de s’échapper ; c’était le domestique de l’abbé de Mouzon.
Ayant gagné le grenier, il était monté sur le toit. Mais, en
apercevant au-dessous de lui la cour remplie de soldats, il
n’osait pousser un cri, de peur d’être découvert en un lieu
d’où un coup de carabine l’eût fait descendre. Appuyé contre

– 126 –
une cheminée, il se contentait de faire des signes aux pas-
sants, qui pendant un quart d’heure ne le remarquèrent pas.
Enfin un bourgeois le vit et lui demanda ce qu’il voulait. Le
pauvre homme se mit à jouer une effroyable pantomime,
pour exprimer que l’on commettait dans la maison un grand
meurtre. D’autres bourgeois s’arrêtèrent bientôt auprès du
premier ; le domestique continuait ses signes de détresse.
Quelques passants, écoutant à la porte, entendirent des voix
espagnoles. On savait que Sébastien Laruelle dînait chez
Warfusée : des soupçons s’élevèrent et grandirent avec vi-
tesse ; on frappa à la porte à coups redoublés, et, comme on
vit qu’elle ne s’ouvrait point, on courut aux armes.
En cinq minutes, mille bourgeois bloquaient la maison.
Le vieux Rausin, ancien bourgmestre, arrivait même avec
une pièce de canon pour abattre la porte, lorsqu’elle céda
aux coups de hache.
Dans ce même instant, les trois soldats qui avaient as-
sisté à la confession de Laruelle sortaient de la chambre, en
déclarant qu’ils ne porteraient pas la main sur lui. Le comte
de Warfusée, ne se possédant plus, fit un appel aux plus fé-
roces qui l’entouraient. Trois autres, déterminés, le suivirent
tirant leur sabre avec fureur.
— Allez-vous donc me tuer ? leur dit Laruelle. Quel mal
vous ai-je fait ?
— Nous sommes soldats, dit l’un d’eux, et obligés
d’obéir à nos chefs.
Ils se ruèrent sur le bourgmestre et le massacrèrent. Son
premier cri retentit jusqu’à la salle du festin. Le peuple de
Liége accourut ; et voyant celui qu’il aimait indignement mis
à mort, il commença par immoler les trois bourreaux. Après

– 127 –
quoi, plusieurs bonnes gens demandèrent au moribond qui
l’avait tué. Mais il ne respirait plus ; un des assassins, en
rendant l’âme, murmura le nom de Warfusée, que d’autres
bourgeois cherchaient déjà et qui s’était caché sous un lit.
On l’en tira, tremblant comme un lâche.
— Pardon ! messires, s’écria-t-il les mains jointes, je n’ai
fait qu’exécuter la justice de l’Empereur.
— Et nous, dit un Liégeois, d’une voix sombre, nous
exécutons la justice du peuple.
Cette justice fut une affreuse boucherie. Le comte de
Warfusée, saisi à son tour, malgré ses supplications, fut traî-
né sur la place publique, meurtri, déchiqueté, pendu par les
pieds à une potence ; après quoi la multitude forcenée le mit
en lambeaux, brûla ses débris, et jeta ses cendres dans la
Meuse. Pour un coupable, plus de deux cents personnes fu-
rent massacrées. La populace s’en prenait à tous ceux que
Warfusée avait fréquentés ; elle pilla les couvents où il avait
mis le pied, poignarda de bons religieux, qui l’avaient sim-
plement connu. Il se commit tant d’atrocités, qu’il fallut une
paix publique et une amnistie pour mettre un terme à ces
horreurs…
— La justice du peuple, dit alors un vieux Liégeois, n’est
certainement pas la justice de Dieu.
On ajoute que le prévoyant Jaspar, après avoir langui
quelques mois, mourut en pleurant son maître.

– 128 –
MATTHIEU LAENSBERG

Voilà donc le sublime siége


Où, flanqué des trente-deux vents,
L’auteur de l’Almanach de Liége
Lorgne l’histoire du beau temps
Et fabrique avec privilége
Ses astronomiques romans.
GRESSET.

Toutes les cloches de Saint-Lambert de Liége avaient


sonné à grandes volées la messe de la Fête-Dieu de l’année
1628 ; le Prince-Évêque, réconcilié avec ses turbulents su-
jets, officiait ce jour-là. Il le fit avec tant de splendeur, que
jamais, de l’avis des assistants, depuis seize années que ré-
gnait son altesse monseigneur Ferdinand de Bavière, il
n’avait été déployé plus de pompe. Les soixante chanoines
de Saint-Lambert l’assistaient dans tout l’éclat de leur digni-
té ; l’évêque d’Osnabruck et d’autres prélats remplissaient
les fonctions de diacres et de sous-diacres. Le Prince-Évêque
était revêtu d’une magnifique chasuble du plus haut prix, où
l’on voyait par-devant la Vierge Marie brodée en or, tenant
dans ses bras l’Enfant Jésus tout en perles fines ; et, de
l’autre côté, un crucifix éclatant, la croix brodée en argent
pur, le Seigneur en perles orientales, dont les nuances fai-
saient les ombres ; les clous des pieds et des mains en gros
diamants.
Cet ornement splendide n’était porté que par l’Évêque,
dans les plus hautes solennités. C’était un présent du pape

– 129 –
Grégoire X, qui, avant de parvenir au souverain pontificat,
avait été archidiacre de Saint-Lambert de Liége, et n’avait
pas oublié sous la tiare ses chers Liégeois.
Parmi les personnages importants qui remplissaient
l’église cathédrale, à la messe de la Fête-Dieu de l’année
1628, on remarquait deux jeunes hommes qui paraissaient
tous deux avoir trente ans. L’un, au regard poétique, aux
traits doux et fins, était le jeune peintre Gérard Douffet,
élève de Rubens et récemment arrivé de Rome. L’autre était
un gentilhomme à la figure ouverte et franche ; il se nom-
mait Guillaume Beeckman, seigneur de Vieux-Sart.
Beeckman avait promis à Douffet, dont il était l’ami, de
lui faire voir à la procession Catherine d’Ardespine, sa fian-
cée, qu’il devait épouser sous peu de jours. Et en effet, lors-
que devant le portique de Saint-Lambert les bannières de
Saint-Barthélemi furent venues, comme toutes les autres pa-
roisses, se joindre au clergé de l’église cathédrale, Beeck-
man, d’un léger coup d’œil, indiqua à l’artiste une jeune fille
remarquable par sa gracieuse modestie. C’était Catherine.
Douffet l’admira longuement ; et il se fût aperçu que lui-
même il en devenait épris, si la pensée qui lui revint, qu’elle
était la fiancée de son ami, ne la lui eût présentée aussitôt
comme un être sacré pour lui.
Les deux artistes suivirent la procession ; ils assistèrent
pieusement aux pompes de la sainte messe ; et, après que
l’Évêque eut donné la bénédiction au peuple, ils sortirent de
la foule. Beeckman était rayonnant de bonheur ; Gérard,
préoccupé. Dans leur entretien, on eût pu remarquer que le
premier, à la manière dont il exposait ses sentiments, était
heureux d’une espérance qui servait ses intérêts ; le second

– 130 –
semblait chercher à rétablir la sérénité de son âme, qu’un
nuage enveloppait.
— N’est-ce pas, disait Beeckman, que c’est une char-
mante jeune fille !
— Toute ravissante, assurément ; et vous l’aimez !
— Elle m’aime beaucoup.
— Quelle est sa famille ?
— Très-honorable. Mais elle n’a plus qu’un oncle, qui l’a
élevée, un vieux chanoine de Saint-Barthélemi.
— A-t-elle de la fortune ?
— Peu. Mais la fortune acquise n’est rien ; l’important,
mon cher Gérard, c’est la fortune à faire : voilà ce qui
m’attache à Catherine. Son oncle, ce bon chanoine qui, au
moyen de l’astrologie et des horoscopes, a le don de prévoir
les choses futures… Mais vous l’avez vu à la procession.
C’était ce beau vieillard aux cheveux gris ondoyants, à la fi-
gure rose et bienveillante, autour duquel la foule se pressait
avec tant de respect et d’affection… Eh bien ! il a prévu de
grandes choses pour l’époux de sa nièce. Et qui sait ?
Jusqu’ici tous ses pronostics se sont confirmés. Aussi le
peuple le révère.
— Mais, entre nous, qu’a-t-il prédit ?
— Je puis vous le dire en secret, mon brave Gérard. Il a
lu, dans le ciel sans doute, que sa nièce Catherine épouserait
un homme qui croîtrait en dignités, et qu’elle serait heureuse
lorsque ses concitoyens auraient élevé son mari au-dessus
d’eux tous.

– 131 –
Gérard Douffet, devant ce mystérieux oracle de
l’astrologie, tomba dans une sorte de méditation. Beeckman
l’en tira bien vite.
— Si vous voulez faire un peu de toilette, dit-il, car vous
êtes couvert de poussière, je vous présenterai tout à l’heure
à ma fiancée et à son oncle.
— De tout mon cœur, dit Gérard.
— Êtes-vous des Chiroux ou des Grignoux ?…
L’artiste fit répéter ces mots, qui étaient nouveaux pour
lui ; et il faut savoir, pour comprendre cette question, que les
Liégeois alors, comme presque toujours, étaient divisés en
deux factions. Les petits-maîtres, qui tenaient pour le parti
de l’Évêque, avaient rapporté de Paris le pourpoint serré de
la cour de Louis XIII, le feutre à larges bords orné d’une
longue plume, la vaste culotte bouffante qui tombait, pana-
chée de nombreux rubans, sur le haut du mollet, et laissait
voir le bas de la jambe chaussée de blanc. On les nommait
Chiroux, parce qu’on trouvait qu’ils ressemblaient un peu à
des hirondelles à queue blanche, qui portent ce nom à Liége.
Les autres, qui faisaient de l’opposition à l’Évêque et te-
naient aux anciens costumes du pays, étaient appelés Gri-
gnoux, d’un mot wallon qui signifie grichus, mécontents,
grognards ou grondeurs. Ils étaient les plus nombreux, et
Beeckman était de leur parti.
Gérard Douffet, à l’interpellation plus clairement répétée
de son ami, répondit :
— Moi je suis peintre.
— C’est parfait, dit Beeckman ; mettez alors votre cos-
tume romain ; vous ne déplairez à personne. Et en avant !

– 132 –
Les deux amis passèrent par la rue d’Amay, où demeu-
rait Gérard, qui s’habilla à la hâte, et ils se rendirent à la rue
de la Sirène, où se trouvait la maison du bon chanoine de
Saint-Barthélemi et de sa jolie nièce.
Ce fut Catherine qui vint ouvrir. Elle accueillit avec une
naïve aisance Beeckman et son ami.
— Je vous présente, dit Beeckman, un élève du grand
Rubens, un Romain, ou du moins un Liégeois qui vient de
Rome, qui excelle dans le portrait, et qui pourra faire le
vôtre.
La jeune fille rougit ; et Gérard sentit encore qu’il se
troublait.
— Pourrons-nous voir votre excellent oncle ? reprit
Beeckman ; je veux lui faire connaître mon peintre.
— Il est un peu fatigué, dit Catherine ; il a passé une
partie de la nuit dans le clocher de Saint-Barthélemi. Mais
vous savez qu’il aime toujours à vous recevoir. Il est là avec
un de ses amis.
En achevant ces mots, la jeune fille ouvrit une petite
porte qui donnait dans un cabinet assez vaste, mais obstrué
de globes, de sphères, de télescopes, de compas, de manus-
crits et de livres, d’instruments d’astrologie et de mathéma-
tiques. Gérard, en entrant, salua un homme d’environ
soixante ans, dont les cheveux étaient gris, le regard plein
d’esprit et de bonté. – Eh bien, mon père ! dit Beeckman, où
en sont les Centuries ?
— Elles avancent, mon enfant, dit le vieillard ; vous y
trouverez des choses curieuses sur les mœurs et les usages
des différents peuples.

– 133 –
Mais Gérard ne reconnaissait pas le chanoine de la pro-
cession ; et en effet celui qui venait de parler était le véné-
rable Ernest Surlet de Chokier, chanoine et grand-vicaire de
Saint-Lambert, savant qui à la fois composait des ouvrages
utiles et faisait bâtir des hôpitaux dans Liége, sa ville natale,
où l’on n’a pas oublié sa mémoire. Un autre personnage,
plus âgé, plus gros et plus réjoui, sortit alors d’une embra-
sure de fenêtre, où des piles d’in-folio l’avaient caché un ins-
tant, et vint à la voix de Beeckman, tenant à la main un ca-
hier griffonné de signes hiéroglyphiques. Celui-là était
l’oncle de Catherine, le bon chanoine Matthieu Laensberg,
mathématicien et astrologue, quoique professeur de philo-
sophie.
— Salut à mon brave Guillaume, dit Matthieu en pre-
nant la main de Beeckman, tu nous amènes un artiste, un
grand peintre. Il sera de nos amis.
— Quand je vous disais qu’il est sorcier ! s’écria joyeu-
sement Beeckman, tourné vers Gérard. De la bonne sorcelle-
rie pourtant, ajouta-t-il, et sans commerce avec le diable.
Mais vous voyez, Douffet, qu’il vous devine.
Le peintre salua, un peu surpris.
— Et publierez-vous bientôt votre almanach ? reprit
Beeckman.
— Pas encore, dit l’astrologue. J’aime à vivre en paix ;
et les médecins se révoltent déjà, parce que j’empiète, di-
sent-ils, sur le droit qu’ils ont exclusivement de traiter les
gens, – qu’ils traitent si bien !
En même temps le chanoine de Saint-Barthélemi mon-
trait un calendrier, où il avait marqué les travaux cham-
pêtres et les conseils de l’hygiène par des emblèmes. Ainsi
– 134 –
une petite paire de ciseaux dénotait le jour où il faisait bon
se couper les cheveux, un robinet le jour où l’on pouvait se
baigner, une petite main le jour où l’on devait se rogner les
ongles, une fiole le jour de médecine, une lancette le jour fa-
vorable à la saignée.
On causa ensuite de sciences et d’horoscopes.
L’astrologue engagea les deux amis à remettre une partie de
campagne, qu’ils projetaient pour le lendemain, en leur an-
nonçant un orage (qui eut lieu). Gérard était aussi étonné de
l’oncle que charmé de la nièce.
Deux jours avant le mariage de Guillaume Beeckman
avec Catherine, soit que la jeune fille eût une pensée que
nous ne savons pas, soit qu’elle commençât à douter du sen-
timent qu’elle avait pour Guillaume, se trouvant seule avec
son oncle, elle lui demanda s’il ne consentirait pas, avant
qu’elle s’engageât par le nœud éternel, à lui faire l’horoscope
de son fiancé ?
— Non, ma fille, dit Mathieu Laensberg. La vie est déjà
assez pleine d’inquiétudes. Je ne veux là-dessus ni en avoir,
ni t’en donner. Il arrivera ce qu’il plaira à Dieu. Qu’il nous
suffise de savoir que Guillaume est un brave garçon, ambi-
tieux peut-être plus qu’il ne faudrait : mais ton sort est
d’avoir, comme tu sais, un mari élevé en honneurs.
Guillaume Beeckman et Catherine d’Ardespine furent
donc unis ; et Gérard Douffet, en assistant à leur noce, qui
fut brillante et splendide, leur annonça qu’il partait, le len-
demain, pour un petit voyage. Il sentait qu’il devait étouffer
à sa naissance une passion qu’il ne lui était plus permis de
nourrir ; en conséquence, le lendemain, il prit la route de
l’Allemagne, dont il voulait étudier les artistes.

– 135 –
Quelque temps après, Ferdinand de Bavière gouvernant
sa principauté avec assez peu de bonheur, il survint de nou-
veaux troubles à Liége. Le prétexte en était l’établissement
d’un nouvel impôt sur la viande. Les bouchers avaient décla-
ré que, si on tentait de lever cet impôt, ils résisteraient, et
que, comme sous Adolphe de Waldeck, ils étaleraient et
vendraient leur viande, le sabre à la main. Dans ces circons-
tances, les métiers et les bourgeois nommèrent bourgmestre
Guillaume Beeckman, qui vit ainsi commencer l’horoscope.
Le Prince-Évêque voulut casser cette élection faite par
les mécontents. Il n’en put venir à bout et ne fit qu’accroître
le tumulte.
Mais un matin, on trouva au milieu du chœur de Saint-
Lambert un paquet cacheté. On alla l’ouvrir à la porte de
l’église, en présence du bourgmestre. C’était une sentence
d’excommunication, lancée par l’Évêque, qui mettait la ville
en interdit. Un grignoux saisit aussitôt cette pièce, et mon-
tant sur une borne :
— Liége, s’écria-t-il, est la fille de l’Église Romaine,
comme dit la légende du grand sceau de notre ville, Legia
Ecclesiæ Romanæ unica filia. Le Pape seul a le droit de nous
excommunier.
— C’est vrai, dit un houilleur. À bas Ferdinand de Ba-
vière !
— La foule égarée se jeta sur la sentence de l’Évêque et
la mit en pièces.
— À bas le Prince-Évêque !
— Soutenons nos priviléges et nos franchises !
— Vivent les bourgmestres !
– 136 –
— À bas les Chiroux !
— Vive Guillaume Beeckman !
— Au perron ! il faut nommer un mambour !
Tels étaient les cris de la multitude.
Le perron, au milieu de la grande place, était comme on
le sait, le forum du peuple liégeois. Lorsqu’il n’avait pas
d’évêque ou qu’il déposait son prince, il nommait un mam-
bour, qui était un administrateur pour le temporel pendant
l’interrègne. Beeckman frémit de joie.
— Une fois mambour, disait-il, j’aurai droit de mener les
Liégeois à la guerre. Je serai dictateur en quelque sorte.
L’horoscope va son chemin : et sait-on si je ne serai pas
prince ?
Mais, en arrivant au perron, la foule y aperçut deux
vieillards, dont l’aspect imposa le calme. C’était le bon cha-
noine Surlet de Chokier avec Matthieu Laensberg. Le pre-
mier apportait une lettre du Prince-Évêque, qui reconnaissait
les élections faites par le peuple, renonçait aux nouveaux
impôts et accordait toutes les concessions qu’on demandait.
Aussitôt le peuple rentra dans le devoir ; et chacun s’en re-
tourna chez soi.
Matthieu Laensberg prit la main de Beeckman, qui sem-
blait un peu désappointé.
— Vous vous attendiez, mon fils, lui dit-il, à un accrois-
sement de dignité. C’est sur cette place même qu’il doit
avoir lieu. Mais le jour n’en est pas encore venu. Je désire
aussi vivement que vous qu’il ne se fasse pas attendre.

– 137 –
Beeckman parut légèrement interdit ; car le vieillard
soupirait en se retirant. Et en effet le bourgmestre, tout en
proie à ses idées d’ambition, était loin de rendre sa femme
heureuse. Il s’en occupait à peine ; il la rudoyait ; et la
pauvre Catherine pleurait en silence. Mais son oncle voyait
clair. Le digne astrologue croyait lui-même de très bonne foi
à ses prédictions. Il souhaitait donc véritablement, tout au-
tant que Beeckman, de le voir en position de faire le bonheur
de sa nièce, puisque l’horoscope disait qu’elle serait heu-
reuse, quand elle verrait son mari élevé au-dessus de ses
concitoyens.
Mais un accident vint déranger les magnifiques calculs
de l’ambitieux bourgmestre. À la suite d’un festin, Guillaume
Beeckman mourut subitement, le 29 janvier de l’année 1630,
empoisonné, dit-on, par ses ennemis, ou plutôt frappé d’un
coup d’apoplexie.
Cette mort imprévue désenchanta un instant Matthieu
Laensberg de l’astrologie. Catherine pleura son mari, –
quoiqu’elle perdît peu de tendresse. Gérard Douffet, qui,
pour éviter de voir une femme qu’il ne lui était plus permis
d’aimer, était allé s’établir à Dusseldorf, où il achevait son
beau tableau de l’invention ou découverte de la sainte Croix
par l’impératrice Hélène, où il commençait sa grande com-
position du martyre de Sainte-Catherine, Gérard n’eut pas
plus tôt appris la mort de Beeckman, qu’il revint à Liége.
Vous devinerez facilement la suite. Catherine l’aimait
aussi. Après l’année de deuil, elle épousa Gérard Douffet, qui
lui fit connaître les jours heureux.
Cependant les bourgeois de Liége, dont Guillaume
Beeckman avait été la créature, lui firent élever devant le
perron une statue, sur un haut piédestal ; et un soir que Mat-

– 138 –
thieu Laensberg contemplait sa nièce, berçant tendrement
son enfant sur ses genoux, au murmure d’une naïve ballade
qu’elle avait faite elle-même :
— Voilà Beeckman élevé au dessus de ses concitoyens,
dit l’astrologue : que pensez-vous, Catherine, de mon horos-
cope ?
La jeune femme ne répondit que par un timide sourire.
Mais le peuple proclama Matthieu Laensberg un homme
admirable ; et son almanach, qui paraît glorieusement
chaque année, depuis 1656, inépuisable dans ses prophéties,
ne cesse tous les ans de nous inonder de bonnes prédictions,
qu’il faut seulement savoir comprendre…

– 139 –
L’ABBAYE DE FURSTENFELD

Pauvres êtres qu’on opprime,


Ne vous plaignez pas trop fort ;
Car le sort de la victime
Est plus doux que l’autre sort.
MADEMOISELLE DE SCUDÉRY.

– 140 –
I

Vers le milieu de juillet de l’année 1247, il se fit tout à


coup dans Bruxelles un mouvement qui donna à cette ville
un air de fête. On fit crier un tournoi ; et il y a longtemps que
la simple annonce d’une réjouissance publique suffit aux
Bruxellois pour les mettre en joyeuse humeur. On disposait
les fontaines publiques qui devaient jeter de la bière et du
vin de Brabant ; le pays avait alors des vignes : ces fontaines
étaient le Regorgeur, les Trois-Pucelles et le Manneken-Pis,
en ce temps-là simple petite statue de pierre. On faisait pro-
vision de feuillages pour joncher les rues ; la maison-au-pain
se préparait pour une large distribution aux indigents ;
toutes les tours apprêtaient les banderoles qui devaient les
pavoiser ; des orchestres se dressaient devant l’Hôtel-de-
Ville, alors au marché aux Herbes. L’allée Verte, qui allait du
Groenendal au château d’Uccle, se remplissait de curieux
qui accouraient à Bruxelles, entre deux rangs de boutiques,
dressées par une nuée de marchands forains à qui on avait
accordé franchise. La place du Grand-Sablon, qui n’était
point pavée, se formait en lice, et des ouvriers actifs
l’entouraient de balustrades.
Un beau jeune homme, vêtu de noir, portant une toque
ornée de plumes de cygne, et dénotant par son costume qu’il
n’était pas de la ville, mais que son sang était noble,
s’approcha, le matin même du tournoi, d’un échevin qui or-
donnait avec gravité les ornements du dais sous lequel de-
vaient s’abriter les personnages éminents de la Cour.

– 141 –
— Mon maître, dit le jeune étranger, me diriez-vous les
vrais motifs de tous ces brillants apprêts ?
L’échevin, voyant que celui qui l’interrogeait avait les
éperons de chevalier, le salua poliment :
— Mon jeune seigneur, lui répondit-il, vous n’êtes sans
doute pas de ce duché, si vous ignorez que le tournoi qui va
s’ouvrir est donné par le bon duc de Brabant, et que sa gra-
cieuse fille en fera les honneurs.
— J’arrive de Liége, dit l’étranger. Je sais en effet que ce
tournoi doit avoir lieu aujourd’hui. Mais est-il vrai qu’il ne
s’ouvre qu’à l’occasion de la croisade, et que ceux qui ga-
gneront les gages n’auront d’autre prix que de commander
les bataillons de braves qui doivent aller en Palestine com-
battre les infidèles sous la bannière de notre Seigneur Jésus-
Christ ?
En prononçant ces mots, le beau jeune homme fit le
signe de la croix.
— On peut dire encore autre chose, reprit mystérieuse-
ment l’échevin, après toutefois qu’il se fut signé aussi : notre
jeune princesse n’a-t-elle pas seize ans ?
Il accompagna cette remarque d’un clin d’œil qui voulait
dire qu’on songeait certainement aussi à lui découvrir un
époux.
— Mais je vois, à vos éperons, continua-t-il, que vous
êtes chevalier. Sans doute que ces nobles journées ne se
passeront pas sans que vous ayez donné quelque bon coup
de lance, et je suis un des juges du camp.
Le jeune homme soupira. L’échevin allait reprendre la
parole, quand un bruit de fanfares annonça le duc, sa fille et
– 142 –
sa cour, qui se rendaient à l’église de Notre-Dame-du-
Sablon, pour entendre la messe où l’on devait bénir le tour-
noi. L’étranger n’eut pas plus tôt jeté les yeux sur la jeune
Marie, qui, brillante et parée, chevauchait sur une douce ha-
quenée blanche à côté de son père, qu’il parut tout hors de
lui, d’admiration ou de surprise. Après quoi il s’échappa d’un
pas précipité.
L’échevin hocha la tête d’un air de satisfaction, comme
s’il eût deviné que le cœur du jeune homme venait d’être
touché ; et il se remit à ses occupations officielles.
Nous sommes obligé d’amener ici quelques lumières né-
cessaires à l’intelligence de ce qui doit suivre.
Le duc Henri II, surnommé le Magnanime, à cause de
son courage et de sa bienfaisance, régnait sur le Brabant de-
puis l’an 1235. Il était chéri du peuple, dont il avait amélioré
la condition, accordant des franchises ; supprimant la main-
morte dans ses États, et faisant que ses sujets obtenaient
partout bonne justice. Il avait établi auprès de chaque bailli
des assesseurs sans lesquels le bailli ne pouvait juger ; ce qui
était déjà une sorte de jury. On vantait si hautement sa sa-
gesse, que tout récemment le pape Innocent IV l’avait admis
dans ce collége de sept électeurs que l’on enferma dans une
île du Rhin pour choisir un nouvel empereur à la place de
Frédéric II, que le Saint-Siége avait été contraint de déposer.
Henri II s’était remarié en 1239 avec la belle et pieuse
Sophie, princesse de Thuringe, fille de sainte Élisabeth ; mais
il avait eu de sa première femme plusieurs enfants, savoir : –
Henri-le-Débonnaire, qui devait lui succéder, prince dont le
gracieux surnom indique les vertus et dont l’esprit et la gaîté
ont produit quelques chansons qui ont été conservées ; –
Mathilde, qui avait épousé en 1237 Robert d’Artois, frère de

– 143 –
saint Louis ; – et Marie, leur jeune sœur, l’idole de son père,
la reine du tournoi qui allait s’ouvrir. Cette princesse était si
bien faite pour être chérie, que sa belle-mère Sophie de Thu-
ringe l’aimait de toute la tendresse qu’elle eût donnée à sa
propre fille. Douce et belle, aimante et gracieuse, Marie avait
grandi, vivant sans fierté vaine à la cour de son père, dont
les mœurs et la noble bonhomie représentaient un pa-
triarche des autres temps.
Or, en ladite année 1247, Marie de Brabant comptant
seize printemps accomplis, pour parler comme les poètes,
son père, qui se sentait cassé, quoiqu’il n’eût que cinquante-
huit ans, songeait effectivement à faire choix pour sa fille
bien-aimée d’un époux qui pût la rendre heureuse, dans un
rang digne de sa naissance. Plusieurs rois et chefs chrétiens
se disposaient à une nouvelle croisade ; Henri-le-Magnanime
profitait de ce prétexte pour réunir à sa cour les princes et
seigneurs, dans un brillant tournoi qu’il avait fait annoncer à
tous ses voisins. On remarquait parmi les illustres chevaliers
qui s’étaient empressés d’accourir, – Louis II, dit le Sévère,
comte palatin du Rhin, et qui devait hériter du duché de Ba-
vière ; – Conrad, duc de Glogau ; – Rodolphe de Habsbourg,
– Guillaume de Dampierre, comte de Flandre, – et plusieurs
autres seigneurs belges, hollandais, frisons, allemands et
français. Le fils aîné d’Arnold V, comte de Looz, qui allait
bientôt posséder la couronne de son père, était venu aussi,
accompagné de son frère le jeune et beau Godefroid, lequel
n’avait d’avenir que dans son épée.
C’était justement Godefroid de Looz, ce jeune étranger
qui, tout à l’heure, questionnait l’échevin de Bruxelles. Il
n’avait pu voir Marie de Brabant, dont on lui avait dans son
pays vanté les grâces ravissantes, sans la trouver au-dessus
de tout ce qu’il avait espéré et sans éprouver pour elle un

– 144 –
sentiment qu’il ne devait plus surmonter. Toutefois, en réflé-
chissant au rang de Marie, qu’il ne pouvait mériter par au-
cun titre, il avait senti une espèce de frisson se glisser sur
son cœur. – Du moins, dit-il en se ranimant un peu, je com-
battrai sous ses yeux : et puissé-je recevoir de sa main le
gage d’estime !
Venu à Bruxelles comme simple compagnon de son
frère, il n’avait pas eu la pensée de joûter, mais de voir seu-
lement les passes ; il était sans armes et sans cheval de lice.
Il courut trouver un vieil oncle qui l’aimait et qui était cha-
noine de Sainte-Gudule ; il lui témoigna le désir subit de
prendre part à un tournoi qui promettait tant d’éclat. Le bon
prêtre, en souriant à son ardeur, dont il ne cherchait pas à
deviner le motif secret, l’embrassa, lui donna un bon cheval
et de belles armes ; puis il le bénit, en déclarant qu’il voulait
le voir combattre et qu’il comptait jouir de son triomphe.
Le tournoi fut en effet plein de pompe. Tous les princes
et tous les chevaliers y firent d’éclatantes prouesses. Mais
pendant les trois jours que durèrent les passes d’armes, ce
fut pourtant Godefroid de Looz qui brilla le plus. Courtois et
brave, galant et hardi, il avait à la fois les suffrages des
dames et ceux des guerriers. Il fut le plus heureux ; car il re-
çut le prix remis par la jeune princesse, dont les mains trem-
blantes trahissaient quelque émotion. Aussi, après le tournoi,
pendant que le vieux chanoine embrassait le vainqueur avec
orgueil, le digne échevin, qui était probablement observa-
teur, le gratifia d’un signe de satisfaction intelligente. Gode-
froid, reconnaissant, ne répondit au bienveillant magistrat
qu’en lui serrant la main.
Godefroid et Marie eussent fait, – comme on dit, – un
couple charmant. Mais Henri II, prince souverain, pouvait-il

– 145 –
donner sa fille au cadet d’un simple comte, qui rendait
hommage à deux suzerains ! L’illusion qui s’empara de ces
jeunes cœurs n’apprêtait donc que des peines. D’ailleurs un
concurrent très redoutable se présenta : Louis de Bavière,
pendant les fêtes qui escortèrent le tournoi, avait trouvé
l’occasion d’entretenir Marie. Sa douceur et son esprit can-
dide achevèrent de l’enflammer. Il lui parla d’union, elle ré-
pondit avec trouble et rougeur ; il se crut accueilli, et aussi-
tôt il demanda sa main au duc de Brabant.
Henri, qui était aussi bon père que digne prince, quoique
flatté d’une si noble alliance, ne voulait rien promettre sans
avoir consulté sa fille, dont il souhaitait ardemment le bon-
heur. Il eut donc avec elle un entretien sérieux.
— Dans ce tournoi marqué par tant de vaillance, lui dit-
il, vous avez vu, ma fille, bien des chevaliers.
— De dignes et loyaux chevaliers, répondit timidement
Marie ; car, par une sorte d’instinct, qui ne manque jamais
aux jeunes filles, elle pressentait le but des questions que
son père allait lui faire.
— Ce n’est pas seulement pour le saint voyage de la Pa-
lestine que nous les avons rassemblés dans notre capitale,
ma chère enfant. Parmi tous ces nobles seigneurs, ne pen-
sez-vous pas que nous pourrions vous offrir un époux ?
La jeune princesse se troubla de nouveau et baissa les
yeux sans répondre.
— Je suis un vieillard, reprit le Duc ; je vous quitterai
bientôt, ma fille. Avant de mourir, je voudrais vous donner
un appui qui pût me remplacer.

– 146 –
Marie répondit comme toujours : – Ce sont là de tristes
pensées qu’il ne faut pas admettre, mon père. – Puis elle
l’embrassa en étouffant un sanglot.
— Eh bien, ma fille ! vous avez seize ans ; ma vieillesse
sera plus heureuse si je vous vois unie à un digne seigneur.
Et, parmi ceux qui se sont distingués, – j’ai remarqué dans
vos yeux quelques éclairs qui m’ont fait penser que nous
pourrions faire un choix.
Marie sourit légèrement.
— Est-ce Conrad de Glogau, qui aurait su gagner votre
affection ? reprit le vieux duc avec le regard d’un père qui ne
sonde le terrain qu’en tremblant.
Marie secoua la tête en signe négatif.
Henri nomma le sire de Crépy, le comte d’Amiens, Ro-
dolphe de Habsbourg et tous les seigneurs éminents qu’il
avait vus combattre, sans trouver pour aucun une préférence
marquée dans le cœur de sa fille.
Enfin, il prononça le nom de Louis de Bavière, en ou-
vrant des regards avides et pleins d’espoir. Mais Marie bais-
sa la tête.
— Ainsi, reprit-il, aucun de ces princes ne vous a tou-
chée ?
La princesse hésita un instant, puis elle dit : – Vous
n’avez pas rappelé, mon père, tous ceux qui ont eu de la
gloire.
Le Duc, un peu surpris, se souvint de Godefroid de
Looz ; et, affligé de penser que sa fille pût avoir conçu de
l’amour pour un chevalier sans nom et sans biens, il garda le

– 147 –
silence. La jeunesse de Marie, le peu de racines qu’il suppo-
sait à une passion d’un jour le rassurèrent. Il se félicita
d’avoir connu les sentiments de sa fille assez tôt pour les
combattre. Mais, sentant que ce n’était pas l’heure de la
conduire à l’autel, il remit son mariage à l’année suivante, et
donna les plus engageantes paroles à Louis de Bavière, qui
s’en retourna plein d’enthousiasme et plein d’espoir dans les
États de son père.
Voulant étouffer de bonne heure une flamme qu’il ne
pouvait approuver, le duc de Brabant, que saint Louis avait
invité à prendre part à la nouvelle croisade, envoya en Pales-
tine plusieurs seigneurs de ses États sous les ordres du duc
de Limbourg son allié ; et il engagea en termes pressants et
formels le jeune Godefroid à partir avec eux, lui donnant un
commandement honorable.
Si une voix conseillait à Godefroid de rester auprès de
Marie, l’honneur, la gloire, le besoin de se faire un nom,
l’espoir de se rendre digne par de brillants exploits d’obtenir
sa main en gagnant l’estime de son père, l’obligeaient à se
croiser. Mais avant de s’embarquer il obtint de la bonne Hé-
lice, femme de chambre de Marie, un moment d’entretien ; il
lui déclara timidement le secret de son cœur et le vœu qu’il
avait formé de ne servir jamais que la princesse. Hélice
troublée se hâta de le faire sortir après ces périlleuses confi-
dences. Godefroid de Looz partit pour la Terre-Sainte, paré
de l’écharpe verte que Marie lui avait donnée au tournoi.
Après le départ de Godefroid, le duc Henri II, par de
nouvelles fêtes, chercha à distraire sa fille, dont le jeune
cœur pensait toujours au brillant chevalier.

– 148 –
II

Louis de Bavière cependant écrivait à Marie les lettres


les plus ardentes. C’était un prince brave, équitable, chéri
dans les États de son père, et qu’on ne surnomma plus tard
le Sévère qu’à cause de sa violente et inflexible justice. Il
était beau, jeune, instruit et fait pour charmer. Occupé de
Marie, il ne se contenta pas d’envoyer des messages ; il re-
vint à Bruxelles, et fit à la jeune princesse une cour si ai-
mable et si délicate, que tout le monde plaida sa cause au-
près d’elle. – Investie de la sorte, et le vieux duc la suppliant
tous les jours de le rendre heureux par une alliance si hono-
rable, Marie, devant les désirs assidus de son père et les
vœux de tout son entourage, resta sans forces. Elle immola
ses espérances secrètes d’un mariage avec Godefroid : elle
suivit à l’autel le prince de Bavière, en demandant à Dieu et
à la sainte Vierge de purifier son cœur.
Louis, qui l’adorait et qui ne soupçonnait rien d’une
autre affection, se vit au comble du bonheur. Il épousa Marie
au commencement de l’année 1248, et l’emmena à Munich,
où bientôt elle fut bénie et où l’on conserve toujours le sou-
venir de sa piété et de sa douceur.

– 149 –
III

Les croisés moissonnaient des lauriers en Palestine. Go-


defroid de Looz, éloigné depuis six ans de sa dame, lui était
resté fidèle. Couvert de gloire et d’honneur, il commençait à
se croire digne de Marie et soupirait après le retour, lors-
qu’en 1253, Louis IX, ayant appris la mort de Blanche de
Castille, sa mère, se disposa à revenir en France. Godefroid
l’accompagna. Il revit avec joie le sol de l’Europe et se hâta
d’accourir à Bruxelles. Aucune nouvelle ne l’avait prévenu
des changements survenus à cette cour. Henri II était mort ;
il trouva le sceptre dans les mains de Henri-le-Débonnaire ;
mais sa sœur n’était plus auprès de lui.
La douleur de Godefroid fut grande, lorsqu’il apprit
qu’on avait marié la jeune princesse à Louis II, maintenant
duc régnant de Bavière. Un moment il voulut accuser Marie
d’ambition et de fausseté : mais que lui avait-elle promis ? Il
repoussa ce mouvement ; il aima mieux croire qu’elle avait
cédé à son père et à ses devoirs. Après quelques jours aban-
donnés au désespoir, résolu de revoir Marie, car il s’en
croyait aimé, il se mit en chemin pour la Bavière, maudis-
sant sa fatale étoile qui, dans les périls de cent combats,
l’avait sauvé de la mort qu’il appelait alors de tous ses vœux.
Louis II, fier de sa naissance, fils du comte palatin
Othon II, qui, en 1228, avait dédaigné l’Empire, Louis II était
loin de soupçonner qu’il eût un rival dans un simple cheva-
lier sans terre et sans titre. Il revit donc avec plaisir Gode-
froid de Looz, lui rendit les honneurs que méritait son renom
de brave et le retint à sa cour. Godefroid, dès le lendemain,

– 150 –
parut devant la jeune duchesse, qui se rendait à la messe
dans l’église de Notre-Dame de Munich. À la vue du brillant
guerrier qu’elle n’avait point oublié, Marie se troubla telle-
ment, que le croisé reconnut qu’il était toujours cher, sans
pouvoir s’expliquer si le sentiment qu’il en éprouvait lui cau-
sait plus de douleur que de joie. – Un cœur honnête ne tran-
sige pas avec le devoir. Le souvenir de Godefroid s’était as-
soupi dans les pensées de la princesse ; mais sa présence
l’éclaira. Elle s’était faite au caractère de son mari ; elle en
remarquait dès lors les défauts. Les transports de Louis de
Bavière ne lui paraissaient plus qu’une suite de sa sévérité et
de ses violences. Elle se fût égarée, si elle n’eût été chré-
tienne ; mais sa piété la soutint.
L’approche d’une des solennités de l’Église l’instruisit
encore, en l’obligeant à un sérieux examen de sa conscience.
Devant une affection condamnable qui se relevait vive après
six ans de séparation et plus de cinq ans de mariage, elle
frémit ; et dans un heureux moment de retour elle se fût con-
fiée à son mari, si elle n’eût redouté ses terribles emporte-
ments. Mais elle résolut fermement d’éloigner Godefroid. Il
lui demandait une entrevue ; elle la lui refusa, et chargea Hé-
lice de le décider à une séparation éternelle, quoique le mot
fût pénible. Hélice le vit si affecté, qu’elle n’eut pas la force
de remplir tout son message. Dans les jours qui suivirent,
plusieurs occasions se présentèrent où l’on fit la louange de
Godefroid et du courage qu’il avait déployé en Palestine.
Marie ne sut pas toujours dissimuler le charme que ces
éloges avaient pour elle. Louis, jaloux et soupçonneux, re-
marqua cette circonstance. Il se rappela que la princesse
avait vu le jeune chevalier à la cour de son père. Il crut dé-
couvrir certains regards de Godefroid qui l’offensèrent ; et il
lui enjoignit subitement de sortir de ses États.

– 151 –
Godefroid, en subissant son exil, s’était ménagé, par le
moyen de la compatissante et faible Hélice, l’espoir qu’il
pourrait faire connaître sa peine à la princesse. Il lui écrivit.
Deux mois après, – un jour que la jeune duchesse était res-
tée à Donavert, – pendant un voyage que Louis de Bavière
faisait sur le Rhin, elle reçut de Godefroid une lettre désolée
qui lui demandait, pour seul gage d’un attachement si cons-
tant et si malheureux, un moment d’entrevue, le bonheur de
la voir encore un seul instant avant de mourir, disait-il. Une
autre lettre arriva juste en même temps. Elle était de son
époux, qui exigeait une prompte réponse sur certaines af-
faires du pays. Marie écrivit donc deux lettres, l’une à son
époux, l’autre à Godefroid. Elle remontrait à ce dernier les
torts d’une passion sans espoir, et le priait de l’oublier.
Marie n’avait pour confidente qu’Hélice ; malgré
l’innocence de sa lettre, elle ne savait qui en charger, et
n’osait envoyer un exprès. Il lui sembla que l’occasion était
favorable et qu’elle pouvait profiter du messager qui allait
porter sa réponse à Louis de Bavière. Elle choisit pour cette
mission le bon et fidèle Ghislein, fils de sa nourrice, qu’elle
avait amené de Bruxelles, qui lui était dévoué de tout son
cœur, mais qui ne savait pas lire. Elle lui donna les deux
lettres, en lui faisant bien remarquer que celle qui était ca-
chetée de rouge était pour le Duc ; mais que l’autre, qu’elle
avait scellée de noir, était pour Godefroid de Looz, à qui il la
fallait remettre secrètement. Ghislein promit d’y faire atten-
tion ; et par une fatalité inexplicable, disent les historiens, ce
fut la première chose qu’il oublia. Il se présenta d’abord au
Duc et lui donna la lettre cachetée de noir. On ignore quelles
en étaient les expressions. Mais Louis de Bavière ne l’eut pas
plus tôt lue, que, transporté d’une fureur aveugle, il se jeta
sur le pauvre petit messager et le tua de sa main. Après quoi
il monta à cheval. Sa jalousie empoisonnait tous les termes
– 152 –
de la lettre ; il se croyait victime d’une longue trahison. Il
courut à Donavert, suivi d’un bourreau et de quelques sol-
dats, et, toujours furieux, il rencontra dans la cour le gou-
verneur du palais, lui plongea son épée à travers le cœur, fit
précipiter du haut d’une tour où elle s’était sauvée la gou-
vernante de la princesse, poignarda Hélice de sa main ; et
paraissant devant sa femme comme un spectre implacable,
en brandissant la lettre noire, il lui annonça qu’il fallait mou-
rir.
Ce fut en vain que la jeune princesse épouvantée tomba
à ses genoux et prit le Ciel à témoin de son innocence. Louis
la fit jeter dans un cachot, où le bourreau qu’il avait amené
la suivit pour lui couper la tête.
Cette horrible journée était le 18 janvier de l’année
1256.

– 153 –
IV

Le soir de ce jour affreux, Louis-le-Sévère au moment de


se mettre au lit, devenu enfin plus calme, sentit peu à peu,
qu’il s’était peut-être rendu le plus misérable des hommes. Il
venait d’immoler un ange qu’il idolâtrait. Il se demandait s’il
ne se pouvait pas que Marie ne l’eût point trahi ? Il relut sa
lettre, et ce fut avec terreur qu’il reconnut que toutes les pa-
roles en étaient vertueuses. Bientôt il ne comprit plus son
vertige. L’image de celle qu’il avait assassinée lui sembla at-
tachée à ses côtés. Il ne ferma les yeux qu’aux derniers mo-
ments de la nuit, et alors dans cet accablement l’ombre san-
glante de Marie lui apparut, attestant qu’elle était tombée
pure et sans tache. Louis s’éveilla en sursaut et poussa des
cris de désespoir. Ses remords et sa douleur furent tels, que
sur-le-champ tous ses cheveux devinrent blancs. Il était à
peine dans sa vingt-huitième année.
Le lendemain, il fit ensevelir avec honneur les restes de
la Duchesse. Des informations précises, des révélations
inexpliquées, des apparitions surprenantes confirmèrent
l’innocence de Marie. Louis de Bavière ne crut pouvoir ex-
pier son emportement criminel qu’en se soumettant aux sen-
tences de l’Église. Mais les prélats de sa cour, frappés de
tout ce qu’on disait, n’osèrent l’absoudre ; et il fut obligé de
réclamer la commisération du souverain-pontife
Alexandre IV. Le Saint-Siége lui imposa, en réparation de
son crime, l’obligation de fonder sur le tombeau de Marie
une chapelle expiatoire, avec un cloître doté pour douze re-
ligieux de l’ordre de Saint Bruno.

– 154 –
Il n’y avait pas encore de religieux de cet ordre en Ba-
vière. Louis appela des moines de la pieuse retraite de Cî-
teaux et bâtit pour eux la magnifique abbaye de Furstenfeld.
– On éleva, dans l’église de ce couvent, un riche tombeau à
la jeune victime ; et, comme elle apparaissait quelquefois vê-
tue de blanc, on annonça l’espoir qu’elle était reçue parmi
les bienheureux : ce qui calma un peu les murmures du
peuple qui la pleurait.

– 155 –
V

Cependant Godefroid, qui, de l’autre côté du Rhin, at-


tendait en grande anxiété une réponse à sa lettre, Godefroid,
que de tristes présages assombrissaient, avait appris bientôt
qu’il est dans les choses du cœur des circonstances graves et
solennelles où les prévisions ne trompent pas. On lui avait
annoncé sans ménagements, car on ne savait pas qu’on bri-
sait son âme, la mort terrible de Marie et l’affreuse tragédie
de Donavert ; il en était tombé malade ; et successivement
on lui parlait des cheveux de Louis devenus blancs, des ap-
paritions de l’âme de Marie, de son innocence proclamée, de
l’intervention du Souverain-Pontife dans les remords du
meurtrier.
Après trois mois de souffrances et de délire, Godefroid
se releva pâle, amaigri, égaré. Quoique d’une faiblesse ex-
trême, la fureur lui donnant de l’énergie, il ne tarda pas à re-
vêtir sa bonne armure ; il monta à cheval, et, malgré son
ban, il rentra en Bavière : il voulait se présenter devant
Louis II, lui offrir le combat à outrance et le tuer.
Un soir qu’il s’était arrêté à la porte d’une humble église
de village, à quelques lieues de Munich, où Louis s’était ré-
fugié, pendant que le jeune guerrier se réjouissait de la pen-
sée que dans peu de jours il pourrait venger Marie, ou, s’il
succombait, la rejoindre, il fut tiré de ses réflexions par le
bruit tumultueux d’une cavalcade qui retournait à Munich au
galop. C’était Louis II, hâve, blanchi, lugubre et grave, qui
passait rapidement avec plusieurs courtisans aussi sombres
que lui. Godefroid tressaillit d’aise et courut à son cheval ; il

– 156 –
mettait le pied dans l’étrier, lorsqu’un grand cri poussé par
Louis de Bavière le força à tourner la tête. Il vit le malheu-
reux prince qui, d’un air égaré, baissait sa lance vers le per-
ron de la petite église ; après quoi il prit la fuite avec tous les
signes du désespoir.
C’était le spectre de Marie qui s’était montré de nou-
veau. Elle était à la porte de l’église, vêtue de blanc. Gode-
froid, en la voyant à son tour, sentit ses genoux fléchir. Elle
lui parla d’une voix douce, lui ordonnant de ne chercher ni à
s’approcher d’elle, ni à la suivre, de respecter les jours de
Louis II, et de ne pas reparaître à la cour de Bavière, où sa
présence donnerait lieu à de nouveaux forfaits.
Ayant dit ces mots, elle soupira et disparut dans le saint
édifice, qui se referma aussitôt.
La nuit était devenue profonde, que le jeune homme
était encore à la même place, absorbé dans des méditations
et des doutes qu’il ne pouvait éclaircir. Il résolut d’attendre
le jour en ce lieu-là. L’air du matin vint rafraîchir un peu ses
sens troublés. Dans son égarement, il prononça pourtant de-
vant la croix le serment téméraire de n’aimer plus et de se
vouer au souvenir de Marie : – J’attendrai, dit-il, ce monde
meilleur où je dois la revoir.
Un vieux prêtre, qui desservait l’église où l’ombre avait
paru se retirer, survint alors et il en ouvrit les portes. Gode-
froid y entra pour entendre la sainte messe. Il fit avec agita-
tion le tour de l’église et ne découvrit rien, ni sur les dalles,
ni dans les murailles nues, qui pût lui fournir quelque indice.
Après la messe, il interrogea le bon curé ; il n’en put rien ap-
prendre de Marie de Brabant, sinon qu’on lui élevait un
tombeau à Furstenfeld, dans la Haute-Bavière, et qu’on y
construisait une abbaye, où douze chartreux, gardiens des

– 157 –
restes de la Duchesse, devaient prier perpétuellement pour
l’expiation de sa mort. L’abbé qui devait gouverner Fursten-
feld était déjà avec quelques moines auprès de la tombe de
Marie.
Godefroid garda le silence sur l’apparition qui l’avait
frappé ; mais son parti était pris. Il vendit son armure et son
cheval de bataille, et s’en alla à Furstenfeld, où il supplia
l’abbé de le recevoir comme novice.
Après que le vénérable père lui eut longtemps en vain
représenté les rigueurs de l’ordre de saint Bruno, voyant que
rien ne refroidissait le zèle de Godefroid, il l’accueillit et lui
donna l’habit de novice.

– 158 –
VI

Pendant le noviciat de Godefroid, qui, selon l’usage, de-


vait durer une année, le duc de Bavière se mit à voyager,
voulant distraire par là sa morne douleur. Il la maîtrisa en ef-
fet, après quelques mois d’excursions vagabondes dans les
différentes cours allemandes. Bien plus, à un tournoi dont il
prit vaillamment sa part, il vit Anne de Glogau ; et cette
jeune fille vive et brillante lui inspira subitement une flamme
nouvelle, qui fit diversion à ses remords. Quoique ses che-
veux fussent devenus blancs, Louis II était jeune et beau.
Son histoire, son forfait, ses emportements et ses violences
l’avaient grandi aux yeux des romanesques allemandes ; et il
est encore de ces femmes qui s’éprennent pour les hommes
à passions ardentes, sans prévoir toute l’affreuse amertume
qu’elles y trouveront, et qui regardent comme des témoi-
gnages d’amour ces excès de la jalousie qui ne sont que les
témoignages d’une insultante défiance. Et puis Louis II était
puissant. Anne de Glogau ne le repoussa point : le jour du
mariage ne tarda pas à être fixé ; mais sans fracas et sans
bruit, à cause du rapprochement d’une tragédie qui avait fait
tant d’éclat. Louis le désirait ainsi.

– 159 –
VII

À l’époque même où l’on s’occupait de ces fiançailles,


Godefroid de Looz, tout à fait détaché du monde, se dispo-
sait à prononcer des vœux éternels et à recevoir l’habit de
saint Bruno. Chaque matin et chaque soir, il allait prier et
pleurer sur la tombe de Marie ; et le bon abbé, à qui il avait
confié, au saint tribunal, son triste secret, avait de lui une pi-
tié profonde. Il le regardait comme un infortuné dont un
amour malheureux avait dérangé la tête. Plusieurs fois le
jeune novice, pâle et bouleversé, était venu dire au véné-
rable père que l’ombre de Marie s’était montrée à lui, mais
sans lui parler, et qu’elle s’était éloignée en laissant échap-
per un douloureux soupir.
— Déceptions, mon fils ! disait le pieux abbé.
Mais Godefroid ne pouvait s’empêcher de croire ses vi-
sions réelles.
La veille du jour où il allait renoncer aux choses d’ici-
bas et se lier par des vœux qu’il ne pourrait plus rompre, un
peu avant minuit, Godefroid de Looz, étant seul en prière
dans sa cellule, éclairée par une frêle petite lampe qui brûlait
devant une image de la Sainte-Vierge, crut voir dans le loin-
tain le fantôme blanc de Marie ; il lui sembla qu’elle lui par-
lait et qu’elle lui disait d’une voix triste et lente : Vous allez
immoler votre avenir. Songez-y, Godefroid, vous pourriez
encore rentrer dans le monde, y trouver des attraits et des
honneurs, y rencontrer l’oubli de trop cruels souvenirs : son-
gez-y ; – dans ces lieux votre vie est une mort continuelle, –
et demain vous ne serez plus libre.

– 160 –
Il s’imagina que l’ombre avait gémi après ces mots ; il
répondit en balbutiant ; et troublé, il allait se lever pour
s’avancer vers le fantôme, quand la cloche de l’abbaye appe-
la les moines aux matines. La vision s’évanouit. Le jour qui
suivit, Godefroid, prononçant ses derniers vœux avec ferme-
té, abjura le monde et prit l’habit de chartreux dans lequel il
promit de mourir…

– 161 –
VIII

Un mois après, le mariage de Louis-le-Sévère avec Anne


de Glogau fut publiquement déclaré. Ce fut pour le jeune
moine un profond étonnement. – Ainsi, se dit-il, cet homme
ardent ne reste pas même fidèle à son souvenir !
Mais, comme, livré à ces pensées, il s’enfonçait dans un
petit bois dépendant du monastère, Marie de Brabant vint à
sa rencontre. Cette fois ce n’était plus un ombre ; c’était Ma-
rie elle-même, tremblante et agitée.
— Je viens d’apprendre le mariage du duc de Bavière,
dit-elle : ses nouveaux liens me rendent-ils libre ? Je
l’ignore ; mais je suis vivante ; et, malheureuse que je suis !
j’ai craint de vous en instruire ; je vous ai laissé contracter
des vœux devenus indissolubles.
— Vivante ! vous, Marie ! que dites-vous, grand Dieu !
s’écria le frère. Il s’avançait pour lui prendre la main ; le sen-
timent formidable de ses devoirs religieux le retint.
— Oui, reprit-elle ; moins cruel que mon époux, le bour-
reau m’a laissé la vie en me faisant jurer de ne jamais repa-
raître sous les yeux de Louis.
La surprise, la joie et la douleur amère se disputèrent
alors le cœur de Godefroid. Osant à peine croire qu’il retrou-
vait celle qu’il avait tant pleurée, épouvanté de ses vœux qui
le condamnaient à la fuir, il fut un moment hors de sens. Il
tomba prosterné la face contre terre, pleurant et sanglotant ;
et quand il se releva, rompant son lugubre silence :

– 162 –
— J’irai, dit-il, j’irai trouver le saint abbé qui m’a servi
de père, qui a sondé mes blessures et pleuré sur mes peines.
Ô noble princesse, venez aussi vous jeter à ses genoux et
implorer sa pitié !
Marie, brisée de la douleur de Godefroid, le suivit en
tremblant. Ils trouvèrent le vénérable abbé, seul, agenouillé
devant la tombe de Marie de Brabant.
À la vue de la duchesse, il recula avec une sorte d’effroi
machinal.
— Ombre sacrée, il est donc vrai, dit-il, que Dieu vous
permet de vous montrer à nos yeux !
Mais Godefroid et Marie lui contèrent, au milieu des
larmes, comment il se faisait que la princesse était vivante.
Ils le supplièrent, comme ministre de Dieu, d’être leur guide
et leur appui.
L’abbé de Furstenfeld se tint assez longtemps dans un
recueillement pénible. Il avait pleuré aussi et semblait de-
mander à Dieu de l’éclairer.
— Il est des liens que nul homme ne peut briser, dit-il
enfin. Le Souverain-Pontife, vicaire de Notre-Seigneur Jésus-
Christ, peut seul ici-bas, s’il le juge convenable, vous rendre,
à vous, mon cher fils, les vœux éternels que vous avez jurés.
Mais il ne peut, pauvre dame ! séparer ce que Dieu a uni ; il
ne peut vous délivrer des nœuds qui, malgré son nouveau
mariage, vous attachent toujours au coupable Louis de Ba-
vière. Allez pourtant à Rome, ma fille. Tout ce que ma fai-
blesse peut faire ici, c’est de vous le conseiller et de taire vos
secrets funestes. Allez ; vêtue de l’habit de saint Bruno, on
ne vous reconnaîtra point ; et par les chemins vous serez
respectée. N’oubliez pas qu’on n’est heureux dans ce monde
– 163 –
même, qu’en ne s’écartant jamais de la voie qui conduit à
l’autre.
Là-dessus il la bénit ; et Godefroid la vit partir, dévorant
son trouble. Elle allait à pied, priant et jeûnant, ne négligeant
ni les églises, ni les chapelles, ni les stations, ni les actes de
pénitence qui pouvaient adoucir la divine miséricorde.
C’était encore Alexandre IV qui occupait le Saint-Siége ;
pontife bon et pieux, accessible à tous les doux sentiments, il
accueillit Marie de Brabant avec une bienveillance pater-
nelle, écouta le pathétique récit de sa tragique histoire et lui
montra le plus tendre intérêt. Mais, s’il pouvait relever Go-
defroid de ses vœux, il lui déclara aussi que la mort seule
avait la force de rompre les liens qui l’unissaient à Louis de
Bavière. Il lui fit voir, dans ses malheurs, le châtiment peut-
être d’une passion qu’elle n’eût pas dû nourrir. Il l’engagea à
se retirer en France, sous la protection de saint Louis, et à
vivre là dans l’attente d’un monde où le cœur ne sera plus
froissé.
Godefroid, demeuré à Furstenfeld, et ne voulant être
libre que si Marie l’était aussi, n’entendit plus parler d’elle.
L’abbaye où il priait fut richement terminée en 1266.
Louis II, dans l’année 1273, épousa en troisièmes noces
Mathilde, fille de Rodolphe de Habsbourg, qu’il venait de
faire nommer roi des Romains. Il mourut en 1294, âgé de
soixante-cinq ans. On l’enterra dans l’abbaye de Furstenfeld.
Le 29 mars 1302, après une longue pénitence dans ces
lieux austères, Godefroid mourut saintement sur la cendre.
Le même jour, par une coïncidence singulière, au bord de la
Marne, sur la lisière du bois de Vincennes, dans une petite
maison de la paroisse de Saint-Maurice, comprise plus tard
– 164 –
dans ce couvent des Valdones dont il ne reste qu’une tou-
relle, à deux lieues de Paris, des religieuses fermaient les
yeux d’une pieuse femme morte sous l’habit de saint Bruno ;
c’était Marie de Brabant.

– 165 –
APPENDICE

Beaucoup d’historiens et de chroniqueurs rapportent en


partie la tragique aventure de Marie de Brabant. Elle n’est
complète nulle part. C’est de la collation des diverses autori-
tés avec les différentes traditions, que nous avons pu la réta-
blir.
Tous les narrateurs sont d’accord sur les faits princi-
paux. C’est partout l’apparition de Marie de Brabant, dans la
nuit même qui suivit le crime, qui fit blanchir la jeune barbe
et la belle chevelure de Louis-le-Sévère. (RADERUS, in Bava-
ria Sancta, tom. II. Mariæ Brabant.)
« Cum barba florente et juvenili, decora que coma cubi-
tum se contulisset, una nocte incanuerit ; » dit le P. H. En-
gelgrave, jésuite, dans son beau livre intitulé Lux evangelica,
etc., page 171 des Dominicales.
Nous avons adopté la tradition qui lie Godefroid de Looz
à la destinée de Marie. Mais il y a une autre version préférée
en Allemagne. Suivant cette version, la duchesse étant à
Donavert ou Donauwerth, remit au messager deux lettres,
l’une cachetée de rouge et l’autre cachetée de noir. La pre-
mière était adressée au Duc, la seconde au graf Heinrich von
Ruchen, son aide-de-camp. Le courrier avait ordre de ne pas
montrer à Louis II la lettre qui était destinée à Heinrich.
Nous laisserons parler M. André Delrieu, à qui nous em-
pruntons tout ce passage, dans un fragment intitulé les Ca-
prices du Danube.

– 166 –
« Par une fatale méprise du courrier, la dépêche scellée
de noir tomba sous les yeux du duc de Bavière. Dès que ce
prince ardent eut reconnu sur la suscription la main de sa
femme, il entra dans une fureur étrange et sans ouvrir la
lettre poignarda d’abord le malheureux messager, puis, sau-
tant à cheval, il galopa, sans prendre de repos, vers le châ-
teau de Donauwerth. La première personne qu’il rencontra
dans le vestibule de son palais fut le capitaine de gardes, il le
tua sur-le-champ. Ensuite il se rua comme un fou dans
l’appartement de Marie. La jeune princesse était occupée
avec sa belle-sœur à broder une bannière. Louis saisit sa
femme par les cheveux, la traîna sur la place de la ville, et
d’une voix foudroyante commanda que l’on fît les apprêts du
dernier supplice. En vain cette infortunée s’attachait aux ge-
noux de son meurtrier et protestait de son innocence ; en
vain le confesseur et tout le peuple fondant en larmes de-
mandaient-ils grâce : il fallut mourir. Durant les convulsions
de l’agonie, un médaillon s’échappa du sein de la victime,
c’était le portrait de son mari. Thécla de Fannenberg, la
fiancée du comte Heinrich, compatriote et amie de la Du-
chesse, partagea son sort. Les femmes de la cour furent exi-
lées ou emprisonnées, etc.
Quoique M. André Delrieu dise qu’il a recueilli ces tradi-
tions dans le chartrier de Donauwerth, nous ne pensons pas
être tenu à le croire ; car tout y est altéré. Tous les récits
graves disent que l’exécution de Marie fut confiée à un bour-
reau qui accompagnait le hideux prince ; qu’elle dut être se-
crète ; qu’elle se fit dans un cachot : circonstances qui sau-
vèrent la pauvre héroïne.
« Il paraît, dit encore M. Delrieu, que la lettre de la prin-
cesse au graf Heinrich n’était écrite que pour lui recomman-
der une surprise au Duc, en déployant à ses yeux, le jour

– 167 –
d’une prochaine revue, la bannière qu’elle brodait avec sa
belle-sœur et qu’elle comptait lui expédier bientôt. L’Histoire
du Brabant et la Chronique de Donauwerth se taisent sur le
sort du graf Heinrich, la cause involontaire de la catas-
trophe. »
Nous ne transcrivons ces détails que pour compléter
notre extrait.
On avait mis cette inscription sur la porte de l’abbaye de
Furstenfeld :
Conjugis innocuæ fusi monumenta cruoris,
Pro culpa pretium, claustra sacrata vides.
Pour le sang d’une épouse injustement versé
Ce cloître que tu vois fut jadis élevé.

FIN.

– 168 –
À propos de cette édition électronique
Texte libre de droits.
Corrections, édition, conversion informatique et publication par le
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