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Plus simple était le vieux Guillaume
Lützen qui parlait d'une voix lente à
l'accent rocailleux. On le disait Suisse
ou Allemand. Voici bientôt quinze ans
qu'on l'avait vu venir boitant et marchant
pieds nus sur la voie romaine qui va
d'Angers vers Saint-Jean-d'Angély. Il
était entré au château de Monteloup et
avait demandé une écuelle de lait. Il
était resté depuis, domestique à tout
faire, réparant, bricolant, et le baron de
Sancé lui faisait porter des lettres aux
amis voisins, le faisait recevoir le
sergent des aides quand celui-ci venait
réclamer les impôts. Le vieux Guillaume
écoutait longuement le sergent, puis lui
répondait dans son patois de montagnard
suisse ou tyrolien, et l'autre s'en allait
découragé.
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Du côté des marais, Angélique avait
pour ami Valentin, le fils du meunier. Du
côté des forêts, c'était Nicolas, l'un des
sept enfants d'un laboureur et qui déjà
était berger chez M. de Sancé.
Avec Valentin elle allait en barque, en
« niole », au long des chemins d'eau
bordés de myosotis, de menthe et
d'angélique. Valentin cueillait à pleins
rameaux cette plante haute et drue à
l'odeur exquise. Il allait ensuite la
vendre aux moines de l'abbaye de Nieul
qui en faisaient, avec la racine et les
fleurs, une liqueur de médecine, et avec
les tiges de la confiserie. Il recevait en
échange des scapulaires et des chapelets
dont il se servait pour les lancer à la tête
des enfants des villages protestants qui
s'enfuyaient alors en hurlant comme si le
diable lui-même leur eût craché au
visage. Son père le meunier déplorait
ces étranges manières. Bien. qu'il fût
catholique, il affichait la tolérance. Et
qu'avait donc besoin son fils d'entretenir
un commerce de bottées d'angélique
alors qu'il recevait en héritage la charge
de meunier, et qu'il n'aurait qu'à
s'installer dans le confortable moulin,
bâti sur pilotis au bord de l'eau ? Mais
Valentin était un garçon difficile à
comprendre : Haut en couleur et déjà
taillé en Hercule pour ses douze ans,
plus muet qu'une carpe, il avait un
regard vague et les gens qui étaient
jaloux du meunier le disaient presque
idiot. Nicolas, le berger bavard et
hâbleur, entraînait Angélique à la
cueillette des champignons, des mûres et
des myrtilles. Avec lui elle allait
ramasser les châtaignes. Il lui creusait
dans le bois de noisetier des pipeaux.
Ces deux garçons étaient jaloux à
s'entretuer des faveurs d'Angélique. Elle
était si jolie déjà que les paysans la
regardaient comme la vivante
incarnation des fées qui habitaient le
gros dolmen du Champ sorcier.
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Au début de l'été 1648, alors
qu'Angélique atteignait onze ans, la
nourrice Fantine commença d'attendre
les brigands et les armées. Le pays
pourtant paraissait paisible, mais la
nourrice, qui devinait tant de choses,
« sentait » les brigands dans la chaleur
de ce lourd été. On la voyait le visage
tourné vers le nord, du côté de la route,
comme si le vent poussiéreux eût
apporté leur odeur. Il lui suffisait de très
peu d'indices pour savoir ce qui se
passait au loin, non seulement dans le
pays, mais encore dans la province et
jusqu'à Paris.
– Si, on a crié.
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On reconstruisit les maisons brûlées du
village. C'était vite fait : de la boue
entremêlée de paille et de roseau
donnait un pisé assez solide. On alla aux
moissons qui n'avaient pas été pillées et
qui furent bonnes, ce qui consola bien
des gens. Seules deux petites filles, dont
Francine, ne purent se remettre des
violences que les brigands leur avaient
fait subir. Elles eurent une grande fièvre
et moururent. On disait que la
maréchaussée de Niort avait envoyé
quelques soldats à la poursuite de cette
bande de pillards qui paraissait isolée et
mal commandée. Ainsi l'incursion des
brigands sur les terres des barons de
Sancé ne changea pas grand-chose au
train de vie habituel du château. Tout au
plus entendit-on grommeler plus souvent
le vieux grand-père sur les malheurs
qu'avaient entraînés la mort du bon roi
Henri IV et l'insubordination des
protestants.
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Quand Armand de Sancé apprit la
réception qu'on avait faite au collecteur
d'impôts, il soupira et gratta longuement
la petite touffe de poils gris qu'il portait
sous la lèvre à la mode de Louis XIII.
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Quelques semaines plus tard, le pauvre
baron Armand de Sancé eût pu ajouter
un nouveau déboire à sa liste.
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Le baron Armand se mit à marcher de
long en large, ce qui était chez lui signe
d'une grande agitation.
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Cependant un remue-ménage se faisait
sur la place autour du grand ormeau, et
l'on vit deux nommes, portant chacun
sous le bras des sortes de sacs blancs
déjà très gonflés, se hisser sur des
tonneaux. C'étaient les joueurs de
musette. Un joueur de chalumeau se
joignit à eux.
– Viens danser.
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Elle s'éveilla avec une impression
agréable de bien-être et de plaisir.
L'ombre de la grange était toujours
dense et chaude. C'était encore la nuit et
l'on entendait au loin les cris des
paysans en fête.
Angélique ne comprenait pas très bien
ce qui lui arrivait. Son corps était envahi
d'une grande douceur et elle avait envie
de s'étirer et de gémir. Elle sentit tout à
coup une main qui lentement passait sur
sa poitrine, puis descendait le long de
son corps, effleurait ses jambes. Un
souffle court et chaud lui brûlait la joue.
Les doigts tendus rencontrèrent une
étoffe raide.
– Le chaudaut ! Le chaudaut !
réclamaient maintenant les voix. (On
frappait à la porte du syndic qui était
parti se coucher.)
– Réveille-toi, bourgeois ! Nous allons
réconforter les mariés !...
Angélique, qui avait réussi, les bras
rompus, à se dégager de la chaîne, vit
venir alors un curieux cortège.
– À ce qu'on dit...
– Hortense.
– Vaguement.
– Qui est là ?
– Est-ce loin ?
– Non !
– Antoine... Antoine...
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Quelques jours plus tard, le vieux grand-
père mourut. On ne put savoir de quelle
maladie. En fait, il s'éteignit plutôt, alors
qu'on le croyait déjà remis de l'émotion
causée par la visite du pasteur.
– Angélique ! Angélique !
– Non.
– Comment vous appelez-vous ?
– Angélique.
– Oui, père.
Et s'adressant à sa femme :
– Figurez-vous que toute la tribu du
Plessis, marquis, marquise, fils, pages,
valets, chiens, vient de débarquer au
domaine. Ils ont un hôte illustre, le
prince de Condé et toute sa cour. Je suis
tombé au milieu d'eux et me sentais
assez marri. Mais mon cousin s'est
montré aimable. Il m'a interpellé, m'a
demandé de vos nouvelles, et savez-
vous ce qu'il m'a demandé ? De lui
amener Angélique pour remplacer une
des filles d'honneur de la marquise.
Celle-ci a dû laisser à Paris presque
toutes ses gamines qui la coiffent,
l'amusent et lui jouent du luth. La venue
du prince de Condé la bouleverse ; elle
a besoin, assure-t-elle, de petites
chambrières gracieuses pour l'aider.
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– Un peu.
– Voici.
– Et la vôtre, monseigneur.
Mais il se rassérénait.
Exili lui indiqua la façon de soulever le
coussin de satin pour glisser au-dessous
les enveloppes compromettantes. Puis le
tout fut déposé dans le secrétaire. À
peine l'Italien s'était-il retiré que Condé,
comme un enfant, reprenait le coffret et
l'ouvrait de nouveau.
– Pourriez-vous me le montrer ?
– Oui.
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Appuyée au mur de son couvent,
Angélique écoutait le murmure de la
ville agitée, dont l'excitation se
répercutait jusque dans ce quartier
éloigné. Les jurons des cochers dont les
carrosses se coinçaient dans les ruelles
tortueuses se mêlaient aux rires et aux
criailleries des pages et des servantes,
et aux hennissements des chevaux.
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Ce fut à l'occasion de la mort de sa mère
qu'Angélique revit ses deux frères
Raymond et Denis, car ils vinrent la lui
annoncer. La jeune fille les reçut au
parloir, derrière les froides grilles
qu'exigeait l'ordre des ursulines.
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Un an plus tard Angélique de Sancé fut
de nouveau demandée au parloir. Ce fut
le vieux Guillaume, à peine plus blanc
qu'au temps jadis, qu'elle y trouva. Il
avait soigneusement appuyé son
inséparable pique contre le mur de la
cellule.
– Où allons-nous, père ?
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En une heure de trot, ils atteignirent les
lieux. Jadis Angélique avait cru que
cette noire carrière et ses villages
protestants étaient situés au bout du
monde. Mais maintenant cela paraissait
tout proche. Une route bien entretenue
confirmait cette nouvelle impression. Un
petit hameau pour les ouvriers avait été
construit. Le père et la fille mirent pied
à terre, et Nicolas s'approcha pour tenir
les brides des chevaux.
L'endroit à l'aspect désolé, dont
Angélique se souvenait si bien, avait
totalement changé.
Une canalisation amenait de l'eau
courante et actionnait plusieurs meules
de pierre verticales. Des pilons de fonte,
dans un bruit sourd, écrasaient des
pierres, tandis que des gros blocs de
roche étaient débités par des masses à
main.
Deux fours rougeoyaient et d'énormes
soufflets de peau en activaient les
flammes. Des montagnes noires de
charbon de bois étaient disposées à côté
des fours, et le reste du carreau de la
mine était occupé par des tas de pierres.
Dans des goulottes de bois où coulait de
l'eau, des ouvriers jetaient à la pelle le
sable de la roche sortant des meules.
D'autres, avec des houes, ratissaient, à
contrecourant, l'intérieur de ces
canalisations. Un assez grand bâtiment,
construit en retrait, montrait des portes
avec grillages et barreaux de fer,
fermées par de gros cadenas.
– Mademoiselle ! Mademoiselle
Angélique !
Machinalement, elle tira sur ses rênes, et
le cheval qui, depuis quelques minutes,
marchait lentement, s'arrêta.
En se retournant, Angélique vit que
Nicolas avait mis pied à terre et lui
faisait signe de le rejoindre.
– Tais-toi, Nicolas.
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Marie-Agnès, cramponnée au bras de sa
sœur aînée, lui criait dans l'oreille d'une
voix aiguë :
– Angélique, mais viens donc !
Angélique, viens voir là-haut, dans ta
chambre, des merveilles...
Elle se laissa entraîner. Dans la vaste
pièce où elle avait si longtemps dormi
avec Hortense et Madelon, on avait
apporté de grands coffres de fer et de
cuir bouilli, qu'on appelait alors
« garde-robe ». Des valets et des
servantes les avaient ouverts et étalaient
leur contenu sur le plancher et sur
quelques fauteuils boiteux. Sur le lit
monumental, Angélique aperçut une robe
de taffetas vert de la même teinte que ses
yeux. Une dentelle d'une finesse
extraordinaire en garnissait le corsage
baleiné, et le plastron de la busquière
était entièrement rebrodé de diamants et
d'émeraudes assemblés en forme de
fleurs. Le même dessin de fleurs se
reproduisait dans le velours ciselé du
manteau de robe qui était d'un noir
soutenu. Des agrafes de diamants le
tenaient relevé sur les côtés de la jupe.
– Non, merci.
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Elle se leva, car elle était envahie d'une
colère terrible, et l'effort qu'elle faisait
pour se dominer la rendait presque
malade. Dans le brouhaha on ne fit pas
attention à son départ.
Avisant le maître d'hôtel que son père
avait engagé à Niort, un nommé Clément
Tonnel, elle lui demanda où était le valet
Nicolas.
– Il est aux granges et remplit les
bouteilles, madame.
La jeune femme poursuivit son chemin.
Elle marchait comme une automate. Elle
ne savait pas pourquoi elle cherchait
Nicolas, mais elle voulait le voir.
Depuis la scène du petit bois, Nicolas
n'avait jamais plus levé les yeux sur
elle, se bornant à accomplir son service
de laquais avec une conscience mêlée de
nonchalance. Elle le trouva dans le
cellier, où il versait le vin des barriques
dans les cruches et carafons que lui
apportaient sans cesse les petits valets et
les pages. Il était revêtu d'une livrée de
maison jaune bouton-d'or à revers
galonnés, que M. de Sancé avait louée
pour la circonstance. Loin de paraître
gauche dans cette défroque, le jeune
paysan ne manquait pas d'allure. Il se
redressa en voyant Angélique, et fit un
profond salut dans le style que le maître
d'hôtel Clément avait enseigné pendant
quarante-huit heures à tous les gens de la
maison.
– Je te cherchais, Nicolas.
– Madame la comtesse...
– Et pourquoi, ma bonne ?
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La veille de l'entrée à Toulouse, on
logea dans l'une des demeures du comte
de Peyrac, un château de pierres claires
de style Renaissance. Angélique savoura
le confort d'une des salles, celle où se
trouvait la piscine de mosaïque. La
grande Margot s'affairait près d'elle.
Elle craignait que la poussière et la
chaleur de la route n'eussent assombri
encore le teint de sa maîtresse dont elle
désapprouvait en secret la matité
chaleureuse.
Elle l'oignit d'onguents divers et lui
ordonna de rester étendue sur un lit de
repos tandis qu'elle la massait avec
beaucoup d'énergie, puis l'épi lait
entièrement. Angélique n'était pas
choquée de cette coutume qui, jadis,
alors qu'il y avait des étuves romaines
dans toutes les villes, était pratiquée
même par le peuple. Maintenant, seules
les jeunes filles de la société y étaient
soumises. Il était fort malséant qu'une
grande dame conservât sur elle le
moindre duvet superflu. Cependant
Angélique, alors qu'on s'empressait ainsi
à lui faire un corps parfait, ne pouvait
s'empêcher d'éprouver une sorte
d'horreur.
« Il ne me touchera pas, se répétait-elle.
Je me jetterai plutôt par la fenêtre. »
– Il va chanter.
D'autres répétèrent :
– La Voix d'or ! La Voix d'or du
royaume...
Chapitre 4
À ce moment, une main se posa
discrètement sur le bras nu d'Angélique.
– Madame, chuchotait la servante
Margot, c'est le moment de vous
éclipser. M. le comte m'a chargée de
vous conduire au pavillon de la
Garonne, où vous devez passer la nuit.
– Bien, madame.
– Me permettez-vous de m'asseoir à
votre côté, madame ?
Elle inclina la tête en silence. Il s'assit,
posa son coude sur l'appui de pierre et
regarda devant lui avec nonchalance.
– Il y a plusieurs siècles, dit-il, sous ces
mêmes étoiles, dames et troubadours
montaient sur les chemins de ronde des
châteaux, et là avaient lieu les cours
d'amour. Avez-vous entendu parler des
troubadours du Languedoc, madame ?
Amour !
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Une certitude s'imposa à elle : « C'est
lui, c'est le dernier des troubadours,
c'est la Voix d'or du royaume ! »
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Brusquement, dans un fulgurant retour de
pensée, elle se rappela que Toulouse
était la ville de France où l'Inquisition
conservait encore son quartier général.
La terrible institution médiévale du
Tribunal contre les hérétiques gardait à
Toulouse des prérogatives que l'autorité
du roi lui-même n'osait pas contester.
Toulouse, cette ville rieuse, était aussi la
ville rouge qui depuis un siècle avait
massacré le plus grand nombre de
huguenots. Bien avant Paris, elle avait
eu sa Saint-Barthélemy sanglante. Les
cérémonies religieuses y étaient plus
nombreuses qu'ailleurs. C'était une
véritable « île sonnante » avec ses
cloches appelant perpétuellement les
fidèles aux offices, une ville aussi noyée
sous les crucifix, les saintes images et
les reliques, que sous les fleurs. La
flamme espagnole y étouffait la pure
clarté de latinité qu'y avaient déposée
d'anciens vainqueurs venus de Rome. À
côté de ces confréries du plaisir telles
que les « Princes des Amours » et les
« Abbés de la Jeunesse » célèbres par
leurs facéties, on rencontrait dans les
rues des processions de flagellants, l'œil
allumé de mystique passion, se déchirant
de verges et d'épines jusqu'à laisser sur
les pavés des traces sanglantes.
– Pas encore.
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Angélique avait envie de se retourner
vers son mari et de le supplier : « Je
vous en prie, soyez prudent ! »
En même temps, elle jouissait de ce
muet hommage. Sa peau virginale,
sevrée de caresses, appelait un contact
plus précis, celui d'une lèvre savante qui
l'eût éveillée à la volupté. Très droite,
un peu raidie, elle sentait une flamme lui
monter aux joues. Elle se disait qu'elle
était ridicule et qu'il n'y avait rien dans
tout ceci qui pût irriter l'évêque, car,
après tout, elle était la femme de cet
homme, elle lui appartenait. Le désir
d'être sa chose, de s'abandonner, grave,
les yeux clos, à son étreinte, l'envahit.
Certainement son trouble ne pouvait
échapper à Joffrey de Peyrac, et il
devait s'en amuser. « Il joue avec moi
comme le chat avec la souris. Il se venge
de mes dédains », se disait-elle,
désorientée.
Pour dissiper sa gêne, elle finit par
appeler un des négrillons, qui somnolait
sur un coussin dans un coin de la pièce,
et lui ordonna d'aller chercher le
drageoir. Quand l'enfant eut présenté le
meuble d'ébène incrusté de nacre
contenant noix et fruits confits, dragées
d'épices et sucre rosat, Angélique avait
repris son sang-froid et elle suivit avec
plus d'attention la conversation des deux
hommes.
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– Non, monsieur, disait le comte de
Peyrac en grignotant négligemment
quelques pastilles à la violette, ne
croyez pas que je me sois livré aux
sciences dans le but de connaître les
secrets du pouvoir et de la puissance.
J'ai toujours eu un goût naturel pour ces
choses. Par exemple, si j'étais resté
pauvre, j'aurais essayé de me faire
habiliter comme ingénieur des Eaux du
roi. Vous ne pouvez avoir idée combien
nous sommes en retard en France, sur
ces questions d'irrigation, de pompage
d'eau, que sais-je ? Les Romains en
savaient dix fois plus que nous, et
lorsque j'ai visité l'Égypte et la Chine...
– Et ceci ?...
– Vraiment ?
– Que se passera-t-il ?
– Ne vous effrayez pas, ma mie. Encore
que les intrigues d'un archevêque de
Toulouse puissent nous être néfastes, je
ne vois pas pourquoi il nous faudrait en
arriver là. Il a dévoilé son jeu. Il veut
avoir le secret de la fabrication de l'or.
Je le lui livrerai bien volontiers.
– Vous le possédez donc ? murmura
Angélique en ouvrant de grands yeux.
– Ne confondons pas. Je ne possède
aucune formule magique pour créer de
l'or. Mon but n'est pas tellement de
fabriquer des richesses que de faire
travailler les forces de la nature.
– Mais n'est-ce pas déjà une idée un peu
hérétique, comme dirait monseigneur ?
Joffrey éclata de rire.
– Oui, je l'ai...
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Carmencita de Mérecourt étalait donc à
Toulouse sa vie excentrique, et
Angélique en était inquiète et froissée.
Malgré l'aisance mondaine qu'elle avait
acquise au contact de cette société
brillante, elle restait au fond d'elle-
même simple comme une fleur des
champs, rustique et facilement
ombrageuse. Elle ne se sentait pas de
taille à lutter contre une Carmencita et
elle se disait parfois, mordue au cœur
par la jalousie, que l'Espagnole était
plus appariée qu'elle-même au caractère
original du comte de Peyrac.
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Les yeux clairs de la jeune femme
allaient de l'un à l'autre des trois
hommes qui se tenaient devant elle dans
ce bizarre décor d'éprouvettes, de
bocaux. Appuyé au montant de briques
d'un de ces fours, Joffrey de Peyrac, le
Grand Boiteux du Languedoc, laissait
tomber sur ses interlocuteurs un regard
hautain et ironique. Il ne se gênait pas
pour affirmer en quelle pauvre estime il
tenait le vieux Don Quichotte de
l'alchimie et le Sancho Pança enrubanné.
En face de ces deux grotesques,
Angélique le vit si grand, si libre et si
extraordinaire qu'un sentiment excessif
gonfla son cœur jusqu'à la douleur.
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À l'autre extrémité de la table, une
discussion s'était engagée entre
Cerbalaud et M. de Castel-Jalon.
– Facile à dire !
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Les valets avaient ôté les plats. Huit
petits pages entrèrent portant les uns des
corbeilles de rosés, les autres des
pyramides de fruits. Devant chaque
convive furent déposées des assiettes
contenant des dragées aux épices et
diverses confiseries.
– Et nous tromperont...
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Il dit impérieusement :
– Viens.
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– Où cela ?
– Joffrey !
– Oh ! Toulouse ! murmura-t-elle. Oh !
Le palais du Gai Savoir !
Elle avait le pressentiment qu'elle ne les
reverrait jamais.
À suivre
1 Canada.
2 Avant la création des Invalides par
Louis XIV, les vieux soldats n'avaient
d'autres refuges que les couvents où ils
s'installaient un peu comme à l'hospice,
d'où le relâchement des mœurs.