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Marcel Gauchet - Xavier Darcos

Comment donner une nouvelle légitimité à l’école ?


Le Figaro, 22 octobre 2008

Dans un contexte social agité, le ministre de l’Éducation, Xavier Darcos a détaillé hier sa
réforme du lycée. Le philosophe Marcel Gauchet, directeur d’études à l'EHESS et rédacteur
en chef de la revue Le Débat, vient pour sa part de publier aux Editions Stock ouvrage intitulé
Conditions de l’éducation. Ensemble, ils débattent des questions de fond agitant l’école, des
mutations qui la guettent, de la « désacralisation » du savoir ou du thème de l’autorité.

Le Figaro – Marcel Gauchet, vous affirmez que l’affaiblissement de l’autorité de


l’enseignant est lié à la perte de légitimité du savoir, comme si la connaissance avait
perdu son caractère sacré.

Marcel Gauchet – Nous avons voulu mettre en évidence l’impasse qui consiste à vouloir
faire traiter par l’école des problèmes qui se nouent hors d’elle. C’est à cela que s’épuise
l’entreprise éducative depuis un quart de siècle. L’école ne peut traiter que les problèmes qui
sont de son ressort. Or, nous avons affaire à une évolution des mentalités qui, tout en donnant
une grande place aux savoirs, leur enlève leur légitimité fondamentale. Celle-ci remonte au
mythe biblique. Selon ce mythe, l’humanité veut savoir, il suffit de lui en donner les moyens
pour qu’elle progresse par la connaissance. Ce principe est mis en cause. Que peut l’école
contre une désintellectualisation dont témoignent aussi bien les élèves que leur environnement
? Les pédagogues ne régleront pas cette question avec des recettes didactiques.

Xavier Darcos – Je partage d’autant plus ce diagnostic qu’il rejoint mes préoccupations, en
particulier sur le divorce entre la famille et l’école, et la société et l’école. Mais je ne peux me
résoudre à ce constat. Je crois qu’il est possible, dans une certaine mesure, de restaurer une
transmission contrecarrant la société de communication dans laquelle nous sommes. Les
élèves sont assez d’accord sur l’idée que quand ils viennent à l’école, on peut leur enseigner
quelque chose, en particulier dans les classes où il n’y a pas de difficulté particulière. Je suis
moins fataliste que Marcel Gauchet.

Cette « désacralisation » du savoir touche les filières littéraires, mais aussi scientifiques,
qui sont désertées. Comment expliquer un tel phénomène ?

M. G. – La science n’est plus perçue comme émancipatrice. Elle est instrumentale, mais sa
capacité de donner une clé ultime à la destinée humaine semble avoir disparu. Le
désenchantement est très profond. Cette désaffection pour les études scientifiques est le grand
défi des systèmes éducatifs de demain, étant donné la place que la science a dans le
fonctionnement de notre société. Heureusement, il y a des tendances qui vont à l’encontre. Il
ne s’agit pas d’une pente irrésistible devant laquelle nous n’aurions qu’à nous incliner. Mais il
faudra une mobilisation collective. Pour que celle-ci ait lieu, il faut partir d’un diagnostic sans
concession. Les solutions ne peuvent être trouvées qu’à partir d’un débat engageant non
seulement les professionnels de l’éducation, mais la collectivité entière.

X. D. – La désaffection de la science est liée au doute quant à sa finalité. Cette critique


contient aussi celle du principe d’autorité. Le savoir est censé être une autorité indiscutable.
Or, ce qui caractérise l’enseignement ces dernières années, c’est que tout est devenu
négociable. Cette mise en cause du savoir est plus flagrante concernant la science, mais ne
concerne pas que la science. Il y a l’idée que tout savoir peut être soumis à l’opinion, y
compris celle des ignorants.

Aller à l’encontre de cette régression suppose une prise de conscience des parents, dont
Marcel Gauchet affirme qu’ils sont coresponsables de la fragilité de l’école.

M. G. – L’un des principaux problèmes, c’est ce nouveau divorce entre la famille et l’école.
D’une part, les parents sont plus que jamais demandeurs de l’école pour socialiser leurs
enfants. Ils savent que la bonne éducation est la clé du destin professionnel de leur enfant.
Dans le même temps, s’est développée une culture qui attend de l’école des normes similaires
à celles de la famille. De nombreux parents ne comprennent pas la différence entre la sphère
familiale, qui repose sur l’affectivité, et la sphère publique qu’est l’école. Ils refusent l’école
en tant qu’institution.

X. D. – Les familles demandent à la fois à l’école la recette du bonheur et un type d’autorité


qu’elles n’imposent plus. Les enseignants ressentent cette réalité. On a considéré ces trente
dernières années que la liberté était un point de départ et non un point d’arrivée. Ce
«pédagogisme» rousseauiste suggérait que le désir de l’enfant conditionnait sa capacité à
savoir. Il faut accepter que des choses vous soient imposées pour faire de vous un être libre.

Xavier Darcos, Marcel Gauchet affirme dans son livre que les médias ont tendance à
délégitimer l’école. Pourtant, les nouvelles technologies y prennent de plus en plus de
place.

X. D. – Voilà sept ou huit ans, nous aurions dit que les élèves passaient plus de temps devant
la télé qu’a l’école. Depuis peu, c’est l’Internet qui est en jeu. Et là, les élèves sont interactifs,
ils vont de blog en blog. Notre problème est de savoir comment rivaliser avec cette avalanche
de savoirs de toute nature. À cette rentrée, pour la première fois, j’ai entendu des élèves dans
des collèges difficiles dire : « Je ne suis pas allé au cours, mais ce n’est pas très grave ; par
l’Internet j’en aurai autant ou beaucoup plus ! » C’est une concurrence que nous n’avions pas
prévue.

M. G. – Ce ne sont pas les médias qui sont en cause, mais l’idéologie qu’ils véhiculent qui
disqualifie l’école comme un lieu ou l’on s’ennuie ! Les médias n’ont pas seulement substitué
l’information à la connaissance, ils ont aussi généré une captation de l’imagination. Le
détrônement de l’écrit par l’image est un phénomène qui a sans doute des retombées sur la
capacité d’abstraction des enfants. L’esprit scientifique et les disciplines abstraites pâtissent
de cette puissance de l’image. L’école a perdu son meilleur allié qui était l’imaginaire. Celui
du livre, dans un monde où il était rare, ou de la géographie, qui faisait rêver aussi bien le
cancre que le bon élève. Il lui reste la part la plus ingrate : les méthodes, qui supposent un
apprentissage aux antipodes de tout ce que proposent les sources d’informations accessibles.

Entre l’école sanctuaire dont rêvent certains et une école perméable aux évolutions de la
société, de quel côté penchez-vous, Xavier Darcos ?

X. D. – Je suis pour une école de la transmission dans une société de communication.


Sanctuaire ou passoire : c’est le vieux débat entre pédagogues et républicains. L’école
sanctuaire n’est possible que dans certains lieux. On ne cesse de seriner qu’il faut supprimer
le collège unique, mais celui-ci est devenu une fiction ! Il y a des milliers de collèges où,
indépendamment des circulaires et des décisions, les professeurs se trouvent confrontés à des
difficultés telles qu’ils sont amenés à inventer des solutions sui generis. Si, par nature, je suis
du côté des républicains, il y a des endroits où je considère que la pédagogie c’est déjà
beaucoup. Si on arrive déjà à socialiser les enfants, à parvenir à ce qu’ils s’écoutent, et à leur
faire parler une langue qui ressemble au français, je serai très content !

Certains systèmes éducatifs comme celui de la Finlande ont le vent en poupe et vous
inspirent, Xavier Darcos, dans votre réforme du lycée.

M. G. – Je m’inscris en faux contre l’idée d’un prétendu miracle finlandais ! C’est un pays
très différent du nôtre. Sa situation est intransposable ! Au- delà des différences nationales, on
retrouve des difficultés dans l’éducation et la transmission en Europe et aux États- Unis. Nous
avons affaire à une révolution des conditions de l’éducation dans tout l’Occident. Notamment
en ce qui concerne la difficulté de la maîtrise du langage !

X. D. – Certes, on peut difficilement comparer la Finlande et la France. J’ai pourtant vu en


Finlande des choses très intéressantes. Ils privilégient l’intérêt à apprendre et la lutte contre
l’ennui, le plaisir de découvrir et de chercher. Mais ce ne sont pas les mêmes dimensions
démographiques. C’est une société plus homogène et où les valeurs sont plus partagées.

Xavier Darcos, vous êtes accusé d’être à la fois élitiste et démagogue…

X. D. – Le ministre de l’Éducation nationale doit s’attendre à être le saint Sébastien de la


politique. Les flèches sont pour lui. Les syndicats ne m’épargnent pas, car je mets en cause
leur approche quantitative de l’éducation, comme si une personne de plus ou de moins dans
un lycée changeait la donne. Le défi est ailleurs. Beaucoup d’élèves de terminale disparaissent
dans la nature, sans qualification. Sur les 360 000 élèves qui passent le bac, un sur deux au
bout de trois ans n’a aucun diplôme d’études supérieures. C’est pourquoi nous voulons qu’ils
puissent changer d’option et qu’ils aient le plus de choix possible. Nous sommes le seul pays
au monde où l’on redouble aussi massivement en classe de seconde, soit 15 à 20 pour cent des
élèves !

M. G. – La question des options et de leur réversibilité est légitime. Mais je ne crois pas à
l’idée selon laquelle l’élève construirait son savoir en fonction de ses intérêts. Cette idée
aboutit à transformer l’institution en prestataire de service. Je comprends l’empirisme de cette
tentation, mais j’en crains les conséquences pour l’école. Je crains que le gouvernement ne
soit tenté d’aller dans ce sens…

Marcel Gauchet, vous êtes contre la suppression de l’école le samedi matin. Pourquoi ?

M. G. – Cette mesure populaire va dans le sens du vœu des familles et des enseignants. Mais
elle donne un signal très négatif du point de vue de l’obligation scolaire. Symboliquement,
cela signifie la perte d’un temps fructueux. C’est aussi l’expression d’une prise de pouvoir des
familles sur les enfants, qui ne servira pas leur dessein.

X. D. – Cette mesure était déjà effective dans un tiers des établissements. Ailleurs, le système
se défaisait, car l’absentéisme y était important. Je ne crois pas que ce soit le volume horaire
qui fasse la qualité de l’école. Les deux heures hebdomadaires dont on a allégé le temps
scolaire à cette rentrée ne seront pas perdues. Nous allons les consacrer aux 15 % d’élèves en
perdition, ceux qui ne savent pas lire. Occupons-nous de ceux-là d’abord.
Sur les réformes en cours, le moins que l’on puisse dire, Marcel Gauchet, est que vous
n’êtes pas enthousiaste, notamment sur celle du lycée.

M. G. – Je fais partie des gens qui ont été épouvantés par la découverte que certaines matières
importantes, entre autres l’histoire ou les sciences, pourraient devenir en partie optionnelles.
Et je suis tout aussi soucieux sur la question de la formation des enseignants. La pente qui
semble se dessiner ces jours-ci vers un abandon des concours en 2010, avec un plus faible
nombre de disciplines présentées, m’inquiète. Il me semble qu’il faut repenser la formation
des enseignants. Un chantier qui est ouvert depuis vingt ans !

X. D. – Ce que vous avez entendu sur cette affaire d’options au lycée est faux et je l’ai
expliqué. Quant au chantier que vous évoquez sur les enseignants, il est ouvert. On va faire
remonter le niveau global, il y a aussi la mastérisation (les enseignants auront l’équivalent
d’un bac + 5 et non plus un bac + 4, NDLR). Et il n’est pas question d’abandonner le
principe des concours…

M. G. – Ce n’est pas la mastérisation qui compte. Ce sont les contenus plus ou moins denses
des concours qui amènent les enseignants à bien connaître et à travailler toutes les disciplines.

X. D. – Il n’est pas question d’abandonner le principe du concours. Il s’agit de faire des


concours dans lesquels la maîtrise des disciplines sera renforcée. Ce sont les universités qui
décideront de la préparation aux épreuves professionnelles ou de la connaissance du métier.
Les étudiants feront davantage de stages. Les concours seront moins théorisés. Ces dernières
années, les théorisations des pratiques pédagogiques étaient exagérées. C’est un métier de
main-d’œuvre, le métier d’enseignant, et c’est en découvrant les classes que l’on devient
professeur.

Que pensez-vous du film Entre les murs ?

X. D. – Ce film est l’illustration négative de notre propos. L’objet de la classe est de rester
ensemble, ce n’est plus de transmettre un savoir. Voilà un professeur tentant d’instaurer une
relation affective avec les élèves, qui le condamnera, le jour où il y aura une crise, à ne plus
savoir quelle est sa place. On arrive à un renversement absurde, puisque les élèves demandent
à quoi sert d’apprendre ce qu’ils apprennent. Pis : les élèves interrogent leur professeur sur
son orientation sexuelle. Imaginez l’inverse : un prof qui demande cela à ses élèves, les
mêmes qui applaudissent à ce film auraient crié au scandale. La ligue des droits de l’homme
aurait organisé des manifestations et le professeur aurait été convoqué.

M. G. – Ce film est un symptôme de la déshérence de l’école. Il ne mérite même pas de


commentaire, sauf peut-être qu’il permet de nous rendre compte à quel point il sera difficile
d’aller à contresens de cette situation.

Propos recueillis par Paul-François Paoli et Marie-Estelle Pech

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