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Faux-Semblants

de
Guy Foissy

Avec

Agnès Aubé et Brigitte Lucas

Mise en scène

Gérard Foucher

Contact: 06 08 94 00 22

© Copyright Gérard Foucher 2007


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Être là, monsieur, c'est important d'être là et pas ailleurs. Car, comment dire,
si on était ailleurs, on ne serait pas là. Et ça... c'est le grand mystère,
monsieur. Le mystère...

BRUITAGE

DAME 1
Je vais le tuer. Je t'assure que je vais le tuer.
D'ailleurs, c'est décidé.

DAME 2
Tu as bien réfléchi ?

DAME 1
Ça devient impossible. Je ne peux plus le supporter.
Tu penses si j'ai réfléchi. Il n'y a pas d'autre solution.

DAME 2
Quitte-le. C'est facile. Tu fermes la porte et bonsoir.

DAME 1
Il me tuerait.

DAME 2
Évidemment. Tant qu'à tuer…

DAME 1
Et puis, il serait trop content. Non, je t'assure…

DAME 2
Prends un amant.

DAME 1
J'en ai pris trente.

© Copyright Gérard Foucher 2007


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DAME 2
Eh bé ! … Il faut avoir une sacrée santé.

DAME 1
Pas ensemble.

DAME 2
J'avais compris.

DAME 1
Tu ne vas pas me croire, c'est encore lui qui fait le
mieux l'amour. Ce type, il a de ces tendresses, ça te
rend folle.

DAME 2
Si tu le tues, il ne sera plus là.

DAME 1
Peut-être, mais je pourrai enfin dormir.

DAME 2
L'amour c'est important. Je vais même te dire, il n'y a
rien de plus important.

DAME 1
Vivre sans faire l'amour, c'est possible. J'en connais
des tas.

DAME 2
Peut-être, mais c'est moins drôle. Et c'est bon pour
l'hygiène, à ce qu'on dit.

DAME 1
Vivre sans dormir, c'est impossible. La grève de la
faim, tu peux, la grève du sommeil, tu ne peux pas.

© Copyright Gérard Foucher 2007


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DAME 2
Une nuit tu fais l'amour, la nuit après tu es tellement
crevée, tu dors. C'est bon ça comme rythme.

DAME 1
Puisque je te dis que je ne dors jamais !

DAME 2
Mets-toi du ciment dans les oreilles !

DAME 1
C'est malin. J'ai tout essayé. J'ai même pris trente
somnifères. En même temps.

DAME 2
Tu n'en es pas morte ?

DAME 1
Non. Et je n'ai pas dormi.

DAME 2
Ça doit être affreux…

DAME 1
Tu ne peux pas imaginer.

DAME 2
On n'imagine pas le malheur des autres.
Heureusement. J'ai quand même du mal à te croire.

DAME 1
Tu veux écouter ? Je les ai là. Tu te sens le courage
de les entendre ?

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DAME 2
Ce n'est pas vrai ? Tu les as enregistrés ? C'est du
vice…

DAME 1
C'était pour les faire écouter au juge. Il m'a dit que ça
ne justifiait pas un divorce pour cruauté mentale. Non
non, j'ai tout pesé, soupesé, étudié, analysé… Après,
quand je l'aurai fait, je dors jusqu'à la fin de mes jours,
pour rattraper le temps perdu.

DAME 2
Fais-moi écouter, pour voir.

DAME 1
Je t'aurai prévenue. Tu es prête ?

DAME 2
Je suis toute ouïe.

DAME 1
Tant pis pour toi. On y va.

Dame 1 met en marche un magnétophone. Elles écoutent.

DAME 2
Oh ! C'est dingue ! Toute la nuit ?

DAME 1
Toute la nuit.

DAME 2
Eh bé…

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DAME 1
Et encore, si c'était toujours le même, on pourrait
espérer s'habituer. Comme les gens qui habitent à un
carrefour, ou devant un arrêt d'autobus. Penses-tu.
Tiens, écoute ça…

Elles écoutent.

DAME 2
Arrête !

DAME 1
Et puis il y a ça ! (Elles écoutent) Ou ça !

DAME 2
Aïe ! Aïe !

Elles écoutent.

DAME 1
Ou ça !… (Même jeu) Ou ça !… (Même jeu) Ou ça !…

DAME 2
Arrête ! Arrête ! Je n'en peux plus !

DAME 1
Tu te rends compte, quand tu subis ça toutes les
nuits ?

DAME 2
Tu veux que je te dise ?

DAME 1
Dis-y.

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DAME 2
Des ronflements comme ça, ce n'est pas normal. Ça
n'a rien d'humain. C'est inhumain comme ronflements.

DAME 1
Hein ?

DAME 2
Tu devrais voir un médecin.

DAME 1
Je l'ai fait.

DAME 2
Il n'a pas demandé son internement ?

DAME 1
Il m'a conseillé…

DAME 2
De déménager ?

DAME 1
Non. De ne pas écouter. Je t'en mets un petit dernier
pour la route ?

DAME 2
En sourdine s'il te plaît. J'ai les tympans qui flageolent.

Elles écoutent.

DAME 1
Il avait le hoquet.

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DAME 2
Il est vicieux comme mec. Avoir le hoquet et ronfler en
même temps. C'est trop.

DAME 1
Tu vois. Pas d'autres solutions.

DAME 2
Je dois dire…

DAME 1
Je peux compter sur toi pour l'alibi ?

DAME 2
Bien sûr, j'en parlerai à Jonathan. On dira qu'on faisait
une partie à trois. C'est imparable.

DAME 1
Tu ne vas pas le raconter à tout le quartier ? Il est sûr
ton Jonathan ?

DAME 2
Il est sans risque, je le connais. Jonathan, dès le
moment où tu lui parle de baise, il dit tout ce que tu
veux. Tu… tu as réfléchi à… à comment tu vas faire ?
Le projet, c'est bien, mais l'exécution, ça doit être sans
faute.

DAME 1
Avec une hache. Quand il dormira.

DAME 2
C'est dégueulasse !…

DAME 1
Ou un couteau de boucher.

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DAME 2
Tu auras les draps pleins de sang.

DAME 1
Je les ferai laver au pressing.

DAME 2
S'il se réveille et qu'il te voit brandissant ta hache ?
Qu'est-ce que tu vas lui raconter ?

DAME 1
Rien. Je laisserai tomber ma hache. Floc !

DAME 2
Et la note de pressing, comment tu vas la justifier ?
Non… Il y a mieux, je t'assure.

DAME 1
Et quoi donc, madame je sais tout ? Pas le poison, il a
le nez trop fin. Il est capable de renifler des truffes au
pied d'un chêne.

DAME 2
L'oreiller. On n'y pense jamais assez. Tu lui colles
l'oreiller sur le nez et tu t'assieds sur l'oreiller. Tu le
laisses s'étouffer et s'agiter. Quand les soubresauts
sont terminés, c'est que c'est fini. Tu te recouches. Tu
t'endors. Et le lendemain matin tu constates qu'il ne se
réveille pas. Même pas besoin d'alibi.

DAME 1
Mouais… Tu en es sûre ?

DAME 2
Ça marche à tous les coups. C'est comme ça que j'ai
tué mon premier mari.

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DAME 1
Cléodote ?

DAME 2
Oui.

DAME 1
Tu ne m'avais pas dit que tu l'avais tué !

DAME 2
Ce n'est pas quelque chose que l'on crie sur les toits.

DAME 1
Cléodote… Étouffé… Ça c'est rigolo… Il était gentil
pourtant. Un peu efféminé peut-être, mais gentil. Il
ronflait aussi ?

DAME 2
Non.

DAME 1
Alors quoi ?

DAME 2
Je n'ose pas le dire.

DAME 1
Vas-y. On est copines quand même…

DAME 2
Ça me gêne...

DAME 1
Oh ben quoi...

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DAME 2
Eh bien... Quand on faisait l'amour, au moment où il
s'envolait vers des ciels radieux, si tu vois ce que je
veux dire, il fallait qu'il glousse comme une poule en
chaleur. Ouh là ! Ouh là ! Ouh là !

DAME 1
C'est marrant !…

DAME 2
Je ne trouve pas. C'est surtout ridicule. En plus, il avait
une voix perçante, on entendait ses gloussements
jusqu'au trentième étage ! Ouh là ! Ouh là !
Crescendo. Tu vois le tableau. Si ça avait été une fille
qui gloussait, passe encore, mais un mec. Ouh là !
Ouh là ! Les gens me regardaient en rigolant. Il y en
avait qui faisaient ouh là ouh là sur mon passage.

DAME 1
Toi tu ne glousses pas ? Vous auriez pu glousser
ensemble.

DAME 2
Non, j'éternue. C'est comme ça. Quand je commence
à m'envoler vers des ciels radieux, il faut que j'éternue.

DAME 1
Eh bien dis donc… Entre ses ouh là ouh là et tes
éternuements, ça devait faire un drôle de concert !

DAME 2
Quand je lui ai mis le coussin sur le nez, il n'a plus
gloussé.

DAME 1
On ne t'a pas suspectée ?

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DAME 2
Depuis plus de deux mois avant, je l'ai forcé à
glousser, toutes les nuits, plusieurs fois par nuit. Il n'en
pouvait plus. Il avait des gloussements qui
ressemblaient à des râles. Les gens ont dit : il en
faisait trop, normal que le cœur ait lâché. Pour toi,
c'est pareil, les gens diront : il ronflait trop, normal qu'il
se soit étouffé.

DAME 1
Tu es vraiment une amie, toi. Je vais suivre tes
conseils. Ça fait du bien, tu sais. Je te remercie.

DAME 2
N'oublie pas de t'asseoir sur le coussin, sinon il
arrivera à se dégager.

DAME 1
Compris. Grosses bises à Jonathan.

DAME 2
Quand ce sera fini, viens faire une partie à trois à la
maison. Ça détend.

DAME 1
Promis.

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ÉLOGE DE LA BABALLE

Un et Deux.

UN
La baballe, elle va à droite, ensuite la baballe elle va à
gauche, ensuite la baballe, elle va à droite, ensuite la
baballe elle va à gauche…

DEUX
J'ai compris. Un coup elle va à droite, un coup elle va
à gauche. Comme une horloge normande.

UN
Vous n'avez rien compris du tout.

DEUX
Mais si ! Vous dites : la baballe elle va à droite, ensuite
la baballe elle va à gauche. Donc un coup elle va à
droite, un coup elle va à gauche.

UN
Pas toujours.

DEUX
Ah bon.

UN
Regardez… Un coup la baballe elle va à droite, un
coup la baballe elle va à gauche…

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DEUX
Vous l'avez déjà dit.

UN
Un coup la baballe elle reste à gauche… Et voilà ! Elle
reste encore à gauche.

DEUX
Elle ne retourne plus à droite la baballe ?

UN
Tout à l'heure. Oh ! Oh ! Dehors la baballe, elle est
dehors. Elle est sortie la baballe.

DEUX
Ah bon ? On a le droit de sortir. Pendant ce temps-là,
les autres continuent à taper dans la baballe ?

UN
Mais non ! On n'a pas le droit de sortir ! C'est la
baballe qui est sortie. En fait, non, des fois, on est
obligé de sortir…

DEUX
Obligé ?! Et pourquoi on serait obligé de sortir, si on a
payé sa place. Moi, je refuserai de sortir.

UN
On sort si on a un carton rouge.

DEUX
On a le droit de se balader avec un carton quand on
tape dans la baballe ? Ça doit être gênant.

UN
On est obligé de sortir quand on vous "donne" un
carton rouge.

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DEUX
Ah bon. Qu'est-ce qu'on en fait du carton rouge ?

UN
Comment ça qu'est-ce qu'on en fait du carton rouge ?

DEUX
Ben oui… Si on vous donne un carton rouge, vous le
mettez où ?

UN
C'est un "petit" carton rouge.

DEUX
C'est plutôt con comme truc. Et pendant ce temps-là,
la baballe elle est toujours dehors ? S'il n'y a plus de
baballe, on ne peut plus jouer.

UN
Elle est revenue.

DEUX
Ah bon.

UN
Un joueur a tiré la touche.

DEUX
(Après un temps)
Devant tout le monde ?

UN
Vous ne voudriez pas qu'il aille se cacher pour tirer sa
touche.

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DEUX
C'est vraiment dégueulasse comme jeu. On y amène
les enfants ?

UN
Il prend la baballe avec la main et la remet en jeu.

DEUX
Avec les mains ? Vous m'avez dit que ça se jouait
avec les pieds.

UN
Il y a des moments où on met les mains.

DEUX
On ne peut pas dire que ce soit simple.

UN
Oh là là ! Oh là là !… Elle descend la baballe le long
de la touche, elle descend ! Elle descend !…

DEUX
Elle descend à la prochaine ?

UN
Corner !

DEUX
Comment ?

UN
Corner !!!

DEUX
C'est qui celui-là ?

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UN
Ça veut dire qu'un joueur a envoyé sa baballe derrière
son propre camp.

DEUX
C'est ça que ça veut dire corner ? C'est une langue
vraiment bizarre l'anglais.

UN
Non, ça veut dire qu'on tire dans les coins.

DEUX
Attendez attendez pas si vite…

UN
Qu'est-ce qu'il y a encore que vous ne comprenez
pas ?

DEUX
Les buts ? Ils sont au milieu ?

UN
Oui.

DEUX
Alors à quoi ça sert de tirer dans les coins si les buts
sont au milieu ? C'est vraiment con comme jeu ! Eh ?
… Eh ?… On peut aussi tirer sa touche dans les
coins ?

UN
On tire à partir des coins, depuis les coins. On pose la
baballe par terre, et vlan on tape du coin dans la
baballe.

DEUX
Et après ?

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UN
Elle s'élève la baballe… Elle s'envole la baballe…

DEUX
Et après ?

UN
Y-est !!! Y-est !!! But !!! La baballe elle est entrée dans
la cacage !!!

DEUX
Comment ça ? Toute seule ?

UN
Tête ! Une tête magnifique !

DEUX
C'est Corner qui a une tête magnifique ? Je n'y
comprends plus rien…

UN
Un joueur, oh que c'est beau, a rattrapé la baballe de
la tête, et directe, l'a fourrée dans les bubuts.

DEUX
Sa tête ?

UN
Non, la baballe.

DEUX
On joue aussi avec la têtête ?

UN
Oui.

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DEUX
Avec les mains et la têtête ?

UN
Oui… enfin… oui… bon…

DEUX
Pas seulement avec les pieds ?

UN
Non.

DEUX
Alors, ils sont moins cons qu'ils en ont l'air ?

UN
Vous avez envie de vous faire lyncher ?

DEUX
C'est une façon de voir les choses qui n'est pas du
tout dans le consensus machinchosement correct. De
toute manière, ce qui permet de gagner beaucoup
beaucoup d'argent est forcément intelligent.

Je ne vois pas pourquoi. Mais j'ai toujours pensé qu'il


fallait en traîner une sacrée derrière soi pour passer sa
vie à donner des coups de pied dans une baballe.

UN
DEUX
Si vous m'assurez qu'on tape aussi la baballe avec la
tête et avec les mains, je révise…

UN
On ne la tape pas avec les mains, on l'attrape avec les
mains.

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DEUX
Soyez claire, ma vieille, vous commencez à
m'énerver ! Vous avez dit qu'après avoir tiré sa touche
devant des millions de spectateurs parmi lesquels de
nombreux enfants, il prenait la baballe dans ses mains
pour la jeter sur le terrain.

UN
Jeter ! Pas taper ! Remise en jeu !

DEUX
C'est abscons ! C'est un jeu absolume nt abscons !

UN
La seule personne qui puisse taper la baballe avec les
mains, c'est le goal. Ou si vous préférez en français, le
gardien de but.

DEUX
Ça va ça va, on est au courant.

UN
Lui, il a le droit de tout faire.

DEUX
Il a le droit de jeter la baballe dans sa propre cacage ?

UN
Non.

DEUX
Alors, il n'a pas le droit de tout faire.

UN
Son rôle est d'empêcher la baballe d'entrer dans sa
cacage, pas de l'y jeter !

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DEUX
Et quand elle y entre ? Parce que ça doit arriver quand
même ?

UN
Il y a but, pour l'adversaire.

DEUX
Et après ?

UN
Après quoi ?

DEUX
Qu'est-ce qu'il fait ? Il laisse la baballe dans ses buts ?

UN
Non. Il va la chercher.

DEUX
Ah.

UN
Il la ramène.

DEUX
Avec ses pieds ?

UN
Avec ce qu'il veut.

DEUX
Ah. Et après ?

UN
Deux hypothèses. S'il n'y a pas de but, s'il a arrêté la
baballe, il dégage.

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DEUX
Ah. Il s'en va ?

UN
Non, il dégage la baballe.

DEUX
Vous n'êtes pas facile à suivre.

UN
Par contre, s'il y a eu but, on ramène la baballe dans
le rond central.

DEUX
Donc, on a bossé pour rien.

UN
Et on recommence. La baballe elle va à droite, la
baballe elle va à gauche, et hop la baballe elle va à
droite, et hop la baballe elle va à gauche… les
spectateurs qui sont pour le camp de gauche…

DEUX
Moi vous savez la politique…

UN
… disons : les bleus, hurlent de joie quand la baballe
va dans le camp des verts, et vocifèrent quand elle va
dans leur camp. Par contre, les verts hurlent de joie
quand la baballe va dans le camp des bleus et
vocifèrent quand elle va dans leur camp.

DEUX
C'est con.

UN
C'est le jeu.

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DEUX
Ce serait plus logique que ceux qui attrapent la
baballe la gardent dans leur camp. Si c'est pour la
donner à ceux d'en face, pas la peine de l'attraper.

UN
Et qui c'est qui gagnerait si on ne met pas la baballe
dans les bubuts d'en face ? Réfléchissez merde !

DEUX
Ben, celui qui garderait le plus longtemps possible la
baballe dans son camp.

UN
A la fin du match, celui qui gagne c'est celui qui a
marqué le plus de buts !

DEUX
Et si personne ne gagne ?…

UN
C'est match nul.

DEUX
On n'arrête pas quand l'un des deux a gagné.

UN
On arrête au bout de quatre-vingt-dix minutes.

DEUX
Pourquoi ?

UN
C'est comme ça.

DEUX
Et après ?

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UN
Quoi après ?

DEUX
Après quatre-vingt-dix minutes ?

UN
C'est fini.

DEUX
Les spectateurs, ils s'en vont ? C'est con.

UN
Des fois ils partent tout de suite, des fois ils
descendent sur le terrain.

DEUX
Pour jouer à la baballe ?

UN
Non, pour se bagarrer avec les spectateurs d'en face
qui sont aussi descendus sur le terrain.

DEUX
Et pourquoi ils se battent ?

UN
Parce que ils pensent que les spectateurs d'en face,
ils sont plus cons qu'eux.

DEUX
Et c'est vrai ?

UN
Non. Là, c'est toujours match nul.

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DEUX
C'est vraiment con comme jeu. Dites… Ils sont
vraiment payés pour jouer à la baballe ?

UN
Cher.

DEUX
Et les spectateurs, ils paient pour voir des types taper
dans une baballe ?

UN
Cher.

DEUX
Eh ben dites donc, si les extraterrestres viennent un
jour nous rendre visite, ils vont souvent se gratter la
tête…

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LES MURAILLES

Elle. L'autre.

ELLE
On a la trouille. Vous ne direz pas le contraire, chère
madame ?

L'AUTRE
Ça…

ELLE
Ça ne vous est jamais arrivé d'avoir peur ?

L'AUTRE
La peur… La trouille… c'est la même chose. Comme
tout le monde

ELLE
Peut-être pas.

L'AUTRE
Comment ça peut-être pas ?

ELLE
La peur, c'est quand on a peur de quelque chose. La
trouille, c'est quand on a peur de tout. Quand on a
peur de tout, c'est là qu'il faut réagir. De quoi a-t-on
peur aujourd'hui ? Pouvez-vous me le dire ?

L'AUTRE
De tout.

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ELLE
Mais encore ?

L'AUTRE
Je ne sais pas… De vieillir. De mourir. De perdre son
travail. Des uns. Des autres.

ELLE
Des autres ! Je ne vous le fais pas dire. C'est vrai,
mais c'est à moitié vrai.

L'AUTRE
C'est vrai.

ELLE
Qu'est-ce qui est vrai ?

L'AUTRE
Que c'est à moitié vrai.

ELLE
Pas de tous les autres. De certains autres parmi les
autres. Des étrangers. C'est des étrangers que nous
avons peur. C'est normal puisqu'ils sont étrangers.
Alors, solution : supprimons les étrangers et nous
supprimerons la peur.

L'AUTRE
Bravo !

ELLE
On redeviendrait comme Bayard : sans peur et sans
reproche.

L'AUTRE
Couic ! Couic !

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28

ELLE
Vous avez le hoquet ?

L'AUTRE
Les étrangers : couic !

ELLE
Non, pas les étrangers couic ! Mais ouste !

L'AUTRE
Non. Couic.

ELLE
Ça veut dire quoi couic ?

L'AUTRE
Ça veut dire couic.

ELLE
Non.

L'AUTRE
Alors celle-là c'est la meilleure. Couic ne veut pas dire
couic. J'aimerais bien qu'on m'explique ce que ça veut
dire : couic.

ELLE
Couic, ça veut dire couic. C'est à dire tuer, trucider,
égorger, étrangler, assassiner. Voilà ce que ça veut
dire couic.

L'AUTRE
C'est bien ça.

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29

ELLE
Je ne vous le fais pas dire. Vous devriez avoir honte,
madame. Vous êtes une raciste, une fasciste. Vous
avez peur des étrangers, donc vous les tuez. Moi, je
m'en protège. Nuance.

L'AUTRE
On n'est pas forcé de les tuer tous.

ELLE
C'est à dire ?

L'AUTRE
Par exemple, en les foutant à l'eau.

ELLE
À l'eau ?

L'AUTRE
À la mer si vous préférez. Ceux qui savent nager
arriveront de l'autre côté, ceux qui ne savent pas
nager n'ont qu'à apprendre. On n'est pas responsable.

ELLE
C'est un holocauste, chère madame, un nouvel
holocauste maritime. La France... Vous savez ce que
c'est la France.

L'AUTRE
Un peu mon neveu.

ELLE
La France est la patrie de l'Homme, de la Justice, de
la Liberté, des Arts et des Lettres, avec tout plein de
majuscules, du Camembert et du Beaujolais. Jamais
elle n'agira d'une façon aussi inhumaine.

© Copyright Gérard Foucher 2007


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L'AUTRE
Eh ! Oh ! C'est vous qui avez dit qu'il fallait supprimer
les étrangers. C'est vous. Moi, je conclus : si on
supprime les étrangers, on leur fait couic. Pas la peine
d'avoir été à l'École de Guerre pour savoir ça. Couic.

ELLE
Je n'ai pas dit qu'il fallait les supprimer.

L'AUTRE
Vous l'avez dit.

ELLE
J'ai dit : il faut supprimer leur présence. On ne tue pas
la présence, on la supprime.

L'AUTRE
Je voudrais bien savoir comment on peut supprimer
une présence sans la jeter à la mer. J'aimerais bien
qu'on m'explique.

ELLE
Ils nous foutent la trouille. Surtout les étrangers
pauvres ; les étrangers riches sont rassurants, surtout
s'ils sont plus riches que nous. C'est pourtant simple.
À réponse simple question simple. Empêchons-les
d'entrer chez nous.

L'AUTRE
Ah ! Ah ! Alors celle-là ! Alors celle-là !

ELLE
Puis-je vous demander ce qui vous fait ainsi
glousser ?

L'AUTRE
Celle-là on l'a entendue au moins cent fois. Ça n'a
jamais marché.

© Copyright Gérard Foucher 2007


31

ELLE
Sauf…

L'AUTRE
Sauf si on les fout à la baille. Ceux qui ne savent pas
nager, on n'en est pas responsable.

ELLE
On construit, et ça s'est déjà fait en d'autres temps et
en d'autres lieux, une muraille de Chine tout autour de
la France, parsemée de miradors permettant un
contrôle permanent et attentif de la situation.

L'AUTRE
Une muraille ?

ELLE
Cinquante mètres de haut.

L'AUTRE
Pourquoi cinquante mètres ?

ELLE
Pour qu'on ne puisse pas l'escalader, et qu'ainsi ceux
qui entrent chez nous soient obligés de passer par la
porte.

L'AUTRE
Vous êtes sérieuse là ?

ELLE
Absolument.

L'AUTRE
Une muraille de trente mètres, c'est bien suffisant.

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32

ELLE
Si on met une muraille de Chine, même de trente
mètres, même de vingt-cinq tout autour de la France, y
compris ses îles, les Français seront seuls chez eux.

L'AUTRE
Finalement… Finalement c'est stupide.

ELLE
La Muraille de Chine, pendant des siècles, a permis
aux chinois de rester entre chinois. Sinon, ils seraient
devenus japonais ou coréens. Construisons une
muraille, même de vingt-cinq mètres, et dans des
siècles, on sera pareil qu'aujourd'hui.

L'AUTRE
La seule solution…

ELLE
Il y a toujours des risques d'infiltrations. Dans un mur,
il y a toujours un trou, sinon ce ne serait pas un vrai
mur. Alors, en plus de la muraille hexagonale, on
construirait des murailles secondaires,
départementales. Car les étrangers viennent d'ailleurs,
et ailleurs c'est partout et réciproquement.

L'AUTRE
Il y a des départements où il n'y a pas la mer. Ni
frontière.

© Copyright Gérard Foucher 2007


33

ELLE
Tous les départements seraient muraillés, isolés. Les
habitants de la Lozère, qu'est-ce qu'ils viendraient
foutre dans les Alpes-Maritimes ? Hein ? Les habitants
des Vosges, qu'ont-ils à foutre dans le Pas-de-
Calais ? Hein ? Et ceux de l'Ain, qu'auraient-ils à faire
dans l'Aisne ? Hein ? Et ceux de l'Aube dans l'Aude ?
Ceux du Lot dans la Loire ? Hein ? Une muraille, et la
race restera pure.

L'AUTRE
Par qui les fait-on construire ces murailles ?

ELLE
Par des étrangers, forcément.

L'AUTRE
Correct. Qu'est-ce qu'on en fait après, des étrangers ?

ELLE
On les met hors les murs. Extra-muros, si vous
préférez. Mais il y a toujours risque d'infiltrations, à
cause du trou inhérent au mur. Il faut donc que chaque
commune de France, qu'elle soit métropole, chef-lieu
de canton, capitale ou simple lieu-dit soit protégée par
sa muraille municipale. Protégée, cadenassée. Avec
une porte où il faudra frapper avant d'avoir l'occasion
d'entrer. Toc-Toc-Toc. Qui c'est ? C'est fermé...

L'AUTRE
Remarquez… ce projet n'a pas que des côtés
négatifs, il ferait travailler le bâtiment. Quand le
bâtiment va…

© Copyright Gérard Foucher 2007


34

ELLE
Ainsi, dans chaque ville et village de France, les gens
resteraient chez eux, entre eux. Qu'un sang impur
n'abreuve pas nos sillons, comme dit la chanson.
Chaque ville, chaque quartier dans les grandes villes,
et dans chaque rue de chaque village, car dans les
murs, il y a toujours des trous. Plus il y a de murs, plus
il y a moins de trous, c'est mathématique. Des
murailles intra-muros. Car, franchement, hein, les
gens qui habitent boulevard de la République,
pourquoi viendraient-ils boulevard Carnot ou Avenue
Fochardon ? Chacun chez soi et Dieu reconnaîtra les
siens.

L'AUTRE
Dieu reconnaît toujours les siens.

ELLE
C'est encore mieux si on lui facilite la tâche. Surtout si
Dieu est myope. Avec l'âge…

L'AUTRE
Ça c'est bien vrai. Tenez mon oncle Anselme qui était
mireur…

ELLE
Le propriétaire du 26 bis que va-t-il faire en face, chez
le propriétaire du 52 ter ?

L'AUTRE
On élève un autre mur ! Madame, vous êtes un génie
civil.

ELLE
Comme dans chaque mur il y a forcément un trou…

L'AUTRE
On le bouche.

© Copyright Gérard Foucher 2007


35

ELLE
Vous n'avez rien compris. On construit un nouveau
mur. La solution : une muraille autour de chaque
maison, de chaque immeuble.

L'AUTRE
Coincés les mecs !

ELLE
Le locataire du cinquième droite, qu'irait-il faire chez
celui du deuxième face ? Hein ? Sinon attenter à son
bien ou à son honneur ? Une muraille autour de
chaque appartement, fini l'adultère. La France sera
protégée. Prophylaxée. Avant qu'un étranger arrive
jusqu'à chez nous, il aura franchi tant de murailles, de
miradors, de portes, de trous, qu'il n'y arrivera jamais.
Protégeons la race, faisons nos enfants entre nous,
ainsi ils seront comme nous.

L'AUTRE
Je voudrais vous demander une faveur…

ELLE
Accordé. Nous sommes du même sang.

L'AUTRE
Peut-on hisser un mur autour de la chambre de ma
belle-mère pour qu'elle ne vienne plus traîner dans le
salon ?

ELLE
Accepté. Une muraille autour du salon… Oui,
madame, on érigerait des murailles personnelles.
Chacun sa muraille et les vaches blanches seront bien
gardées.

L'AUTRE
Que fait le gouvernement ? C'est pourtant simple !…

© Copyright Gérard Foucher 2007


36

ELLE
Une France tout entière de murailles… Couleur
murailles… Odeur murailles… Une muraille autour de
chaque muraille.

L'AUTRE
Interdite aux étrangers. Mais ceux qui sont là, hé ?
Qu'en faites-vous ? À la baille. Ceux qui ne savent pas
nager, au fond. Ils n'avaient qu'à apprendre. On n'en
est pas responsable. Nous, on sait.

ELLE
Je vous le concède. Mais juste ceux-là. Restons
humanitaires.

L'AUTRE
On ne garde que les Français qui sont français depuis
au moins cinq générations. On aurait de l'espace vital.
Heil !

ELLE
Non, trois, cinq ça fait beaucoup. Heil !

L'AUTRE
Non quatre. Heil !

ELLE
D'accord. Heil !

L'AUTRE
Restons purs. Ceux qui sont impurs : à la baille ! Heil !

ELLE
Vous avez raison : ceux qui ne savent pas nager, on
n'en est pas responsable.

L'AUTRE
J'allais le dire. Heil !

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37

SINISTROSE

DAME UN et DAME DEUX. Assises l'une en face de l'autre.

DAME UN
Finalement… Finalement…

DAME DEUX
Pardon ?

DAME UN
Vous n'êtes pas une rigolote, vous.

DAME DEUX
Moi ?

DAME UN
Vous êtes même plutôt sinistre.

DAME DEUX
Je vous en prie.

DAME UN
Ça fait une heure que je vous regarde. Franchement,
ce n'est pas réjouissant.

DAME DEUX
Vous n'avez qu'à regarder ailleurs. Non mais sans
blague.

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38

DAME UN
Comment voulez-vous que je fasse ? Vous
obscurcissez mon horizon.

DAME DEUX
C'est la meilleure celle-là ! J'obscurcis son horizon !

DAME UN
Vous êtes en face de moi.

DAME DEUX
Et alors ? C'est insensé…

DAME UN
Vous ne voudriez quand même pas que je passe ma
journée à regarder en biais pour éviter de vous voir de
face ?

DAME DEUX
Tournez le banc de l'autre côté et vous ne m'aurez
plus dans votre ligne de mire, puisque ma présence
vous insupporte. Les gens ! Vraiment…

DAME UN
Comment voulez-vous que je fasse ! Ils sont fixés au
sol. Vous me voyez en train de les dévisser, les
retourner…

DAME DEUX
Pas les retourner. Les tourner. Si vous les retournez,
vous ne pourrez plus vous asseoir dessus. Jamais vu
ça, moi. Jamais. Et pourtant, j'en ai vu dans ma
chienne de merde de vie.

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39

DAME UN
Si vous voulez : le tourner. Vous avez juré d'emmerder
le monde, vous, jusqu'à la lie. Le revisser. M'asseoir
dos à vous, et sentir votre regard sinistre sur ma
nuque. Non merci.

DAME DEUX
Alors ça c'est le bonnet !

DAME UN
Ne criez pas !

DAME DEUX
Je ne crie pas.

DAME UN
Si, vous criez.

DAME DEUX
C'est moi qui emmerde le monde. Celle-là quand je
vais la raconter à mes potes, ils vont en être le cul sur
l'asphalte. J'étais là avant vous.

DAME UN
Où ça ?

DAME DEUX
Ici. Vous êtes venue après. Je me laissais réchauffer
par ce doux soleil d'automne guettant toutefois d'un
œil inquiet l'arrivée massive de menaçants strato-
cumulus…

DAME UN
Vous ne trouvez pas que ça fait un peu littéraire tout
ça ?

DAME DEUX
… quand une espèce d'hystérique…

© Copyright Gérard Foucher 2007


40

DAME UN
Qui ça ?

DAME DEUX
Vous.

DAME UN
Moi ? Quand j'était petite on m'appelait la douce
Doudou. Ça faisait rire les gens. Je m'appelle Agnès.

DAME DEUX
… m'apostrophe, et me dit textuellement,
textuellement, dans le texte : Vous avez l'air sinistre.
Mon sang ne fait qu'un tour, une rotation si vous
préférez, et je lui recommande d'en faire autant.

DAME UN
Ah. Ah ! Vous voyez !

DAME DEUX
Qu'est-ce que je vois ?

DAME UN
Vous le reconnaissez que vous avez l'air sinistre.

DAME DEUX
Pas du tout.

DAME UN
Vous trouvez que vous avez l'air jovial ?

DAME DEUX
Je n'ai pas dit ça.

DAME UN
Je ne vous le fais pas dire. Vous trouvez que vous
avez l'air comique ?…

© Copyright Gérard Foucher 2007


41

DAME DEUX
Écoutez, je…

DAME UN
… ou simplement l'air rieur ? Comme les mouettes.

DAME DEUX
Madame… Madame…. J'essaie, vous le noterez, de
converser civilement avec vous. On peut très bien
s'asseoir sur un banc, pour se laisser réchauffer par
ce doux soleil d'automne guettant toutefois d'un œil
inquiet l'arrivée massive de menaçants strato-
cumulus, sans se fendre la pipe comme un bûcheron
canadien…

DAME UN
Les bûcherons canadiens fendent des arbres, pas des
pipes.

DAME DEUX
Ils se fendent aussi la gueule.

DAME UN
À cause du gel.

DAME DEUX
… en gardant un visage neutre. Neutre, madame !
Vous savez ce que c'est qu'être neutre. Vous savez ce
que c'est la neutralité ? Un point, c'est tout. Neutre.
Regardez les strato et les cumulus s'amoncellent.
Profitons des derniers rayons de ce soleil d'automne.

DAME UN
Vous appelez ça neutre ?

DAME DEUX
Oui.

© Copyright Gérard Foucher 2007


42

DAME UN
Cette tête sinistre.

DAME DEUX
Neutre.

DAME UN
Vous tirez un menton long comme une baguette de
pain français. Vous symbolisez toute la désespérance
du monde. La misère du monde. Le malheur du
monde. La fin du monde. Si j'étais peintre, et qu'on me
demandait de peindre le désespoir, je peindrais votre
visage. À grands coups de pinceau. Schliak. Schliak !
Je gagnerais sûrement un prix. Vos pensées doivent
être effrayantes. Vos abîmes abyssaux. Comme vous
avez dû souffrir pour avoir une tête comme ça.

DAME DEUX
Alors là ! Alors là !…

DAME UN
Ne recommencez pas à crier !

DAME DEUX
… là franchement ça suffit. Je dis stop. Vous croyez
que vous avez une tête marrante, vous ?

DAME UN
Oui.

DAME DEUX
Vous avez un sens de l'humour vraiment particulier.

DAME UN
Mais non… Vous avez raison…

© Copyright Gérard Foucher 2007


43

DAME DEUX
Ah ! Je savais bien que vous n'aviez pas une tête
marrante.

DAME UN
… vous n'avez pas une tête comme ça parce que
vous avez souffert, mais vous avez souffert parce que
vous avez une tête comme ça. C'est ça hein ? J'ai
tapé à deux pattes dans le mille. J'imagine. Votre vie
devait être un enfer. Chaque fois que vous passiez
devant un miroir, vous deviez vous prendre la tête à
deux mains en murmurant : oh làlàlàlà ! oh làlàlàlà !…

DAME DEUX
Qu'est-ce que vous racontez ? Qu'est-ce qu'elle
raconte ? Je ne suis quand même pas monstrueuse.
Ça se saurait.

DAME UN
Je n'ai jamais dit que vous étiez monstrueuse. Vous
êtes simplement laide. Un peu d'humilité, s'il vous
plaît. J'ai dit que vous étiez sinistre. Vous me foutez le
bourdon de minuit. Une heure en face de vous, on a
envie de se pendre à la plus haute branche. Comme
vous devez être malheureuse d'avoir une tête comme
ça.

DAME DEUX
Je ne suis pas malheureuse !

DAME UN
Ne criez pas !

DAME DEUX
Et j'en ai du mérite, car j'en ai vu dans ma chienne de
merde de vie.

© Copyright Gérard Foucher 2007


44

DAME UN
Vous n'êtes pas malheureuse ?

DAME DEUX
Non.

DAME UN
Allons bon.

DAME DEUX
C'est comme ça.

DAME UN
Vous n'allez pas me dire que vous êtes heureuse ?

DAME DEUX
Certes non.

DAME UN
Alors ? Vous êtes heureuse ou malheureuse ? C'est
l'un ou c'est l'autre. Dans la vie, il n'y a toujours qu'une
alternative : ou c'est pile ou c'est face, ou c'est dedans
ou c'est dehors, ou c'est pair ou c'est impair, ou c'est
le jour ou c'est la nuit, ou on est vivant ou on est mort,
ou on est gai ou on est triste, ou on est jovial ou on est
sinistre…

DAME DEUX
Oh là ! Oh là ! Ça va ! On a compris.

DAME UN
… ou on est heureux ou on est malheureux.

DAME DEUX
Je suis neutre.

© Copyright Gérard Foucher 2007


45

DAME UN
Vous n'êtes ni heureuse ni malheureuse ?

DAME DEUX
Affirmatif.

DAME UN
J'ai peine à le croire.

DAME DEUX
C'est comme ça.

DAME UN
Vous ne pouvez pas être heureuse avec une tête
comme ça. Je sais je sais, neutre. Mais forcément.
Forcément, vous êtes malheureuse.

DAME DEUX
Ma tête me convient. Ma tête me va. Ma tête me
revient. C'est comme ça.

DAME UN
Ça vous arrive de sourire ? De sourire seulement ?

DAME DEUX
Évidemment.

DAME UN
Essayez pour voir.

DAME DEUX
Quoi donc ?

DAME UN
De sourire.

© Copyright Gérard Foucher 2007


46

DAME DEUX
À qui ? À vous ? Vous plaisantez ? On aurait plutôt
envie de crier au secours.

DAME UN
À personne.

DAME DEUX
Quand on sourit, on sourit toujours à quelqu'un.

DAME UN
Balivernes. On sourit à rien, à tout, à la vie, à soi-
même. Vous souriez-vous à vous-même ?

DAME DEUX
Pourquoi voudriez-vous que je me sourisse ? Encore,
s'il y avait un miroir, on pourrait le concevoir.

DAME UN
Un sourire. Un rictus. Rien que pour voir. Si ça se
trouve, vous aurez peut-être l'air moins sinistre.

DAME DEUX
Vous m'agacez. Vous m'agacez et vous m'énervez.
Vous m'insupportez.

DAME UN
Allez, souriez. Faites risette. Guili-guili. Vous ne vous
êtes quand même pas fait tirer la peau comme une
comédienne ravaudée ? … Vous êtes désespérante
merde ! Même pas la force de sourire. Tellement
malheureuse que ses lèvres n'ont même plus la force
de sourire.

DAME DEUX
Un sourire, ça vient tout seul. Naturellement. Si on se
force, c'est une grimace.

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47

DAME UN
Alors, faites-moi une grimace.

DAME DEUX
Vous êtes vraiment unique, vous. Un cas unique ! Et
pourtant j'en ai vu dans ma chienne de merde de vie.

DAME UN
Vous vivez seule ?

DAME DEUX
Ça ne vous regarde pas.

DAME UN
Mais si ça me regarde. Je ne fais que ça vous
regarder. Alors, vous vivez seule ?

DAME DEUX
Un peu.

DAME UN
C'est quoi un peu ?

DAME DEUX
Souvent.

DAME UN
Pas de concubin régulier ni d'amant attitré… la
solitude.

DAME DEUX
Pas tout le temps quand même…

DAME UN
Une chambre crasseuse, humide, avec des trous au
plafond. L'eau suinte. C'est Zola, Perchekov, Anathing,
l'humour anglais en moins. Et l'odeur, l'odeur…

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48

DAME DEUX
Pas du tout…

DAME UN
Vous vivez dans le luxe ? C'est l'un ou c'est l'autre. Le
luxe ou la misère.

DAME DEUX
Non plus…

DAME UN
Nous vivons dans un système binaire. De deux choses
l'une.

DAME DEUX
On est au courant.

DAME UN
Rien dans la vie. Rien dans les poches. Rien à voir.
Rien à rire. Rien à aimer. Rien à attendre. Rien à
espérer.

DAME DEUX
C'est reparti…

DAME UN
Les heures passent, identiques, comme des clones.
Pas d'amis. Pas d'amour. Pas de désir…

DAME DEUX
Écoutez madame, j'en ai assez entendu dans ma
chienne de merde de vie…

DAME UN
Asseyez-vous !

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49

DAME DEUX
Eh ! Oh ! Oh ! Ça va pas la tête ?

DAME UN
… vous vous asseyez sur un banc, vissé au sol, et là
vous guettez d'un œil morne l'arrivée tranquille… des
strato-cumulus dégueulasses…

DAME DEUX
Pas morne : inquiet.

DAME UN
… le temps s'annonce dégueulasse. Il va tomber une
pluie dégueulasse. Le sol est détrempé, boueux,
dégueulasse, vous marchez dedans…

DAME DEUX
Mais elle va finir par me foutre le cafard, cette abrutie !
Je vous préviens… Si… Si vous continuez, j'appelle la
police !

DAME UN
Vous lui raconterez quoi à la police ? Que je vous ai
dit que vous aviez une tête sinistre ? Ils ne vont pas
prétendre le contraire. Ils vont se marrer. Vous allez
vous fâcher parce qu'ils se marrent, ils vont s'énerver
parce que vous vous fâchez. Ils vont vous emmener
au poste… Laissez-moi parler que je termine
l'histoire ! Un poste de police dégueulasse, avec des
couloirs dégueulasses. Ils vous mettront dans une
cellule dégueulasse, avec des clodos dégueulasses
qui sentiront le vomi de vin dégueulasse…

DAME DEUX
Ce coup-ci j'appelle ! (Elle crie :) Police ! Police ! Au
secours !

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50

DAME UN
Qu'est-ce qui vous arrive ?

DAME DEUX
Au secours !

DAME UN
Mais taisez-vous ! Attendez la fin.

DAME DEUX
Jamais là quand on les appelle ceux-là. Au secours !
On m'assassine !

DAME UN
Alors, lentement…

DAME DEUX
On peut se faire égorger, personne ne vient. Quelle
époque de merde.

DAME UN
… alors lentement, venant du tréfonds du fin fond du
bas fond de votre âme sinistre, la question, la seule
question vraie…

DAME DEUX
C'est une dingue. Je suis tombée sur une dingue.
Vous commencez à m'étouffer, ma vieille.

DAME UN
… la question terrible, la question sinistre monte
monte monte, comme la petite bête mais elle ne fait
pas rire. La question essentielle, existentielle… Mais
restez assise ! Vous m'énervez.

DAME DEUX
Je l'énerve ! Ça c'est le bonnet. J'ai des crampes.

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51

DAME UN
La question essentielle : "À quoi bon ?"… Hein,
cocotte ? À quoi bon ? That ise theu couestchione.

DAME DEUX
Je ne suis pas votre cocotte.

DAME UN
Je n'ai pas dit ma cocotte, j'ai dit cocotte tout court.

DAME DEUX
J'avais compris ma cocotte, excusez-moi.

DAME UN
Il n'y a pas de mal. À quoi bon ? À quoi ça sert ? À
quoi JE sers ? À quoi bon continuer ? À quoi bon
même se dorer au doux soleil d'automne en regardant
d'un œil torve…

DAME DEUX
Inquiet.

DAME UN
… les strato-cumulus qui s'entassent à l'horizon.

DAME DEUX
Mais qu'est-ce que je fous là moi ? Pourquoi moi ? Qui
suis-je moi ? Où vais-je moi ? Suis-je seulement moi,
moi ? Suis-je seulement quelqu'un ?

DAME UN
Mais non mais non. Vous n'êtes personne. Vous avez
disparu corps et bien.

DAME DEUX
Si, je suis quelqu'un. Si je n'étais personne, ça se
saurait, je le saurais.

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52

DAME UN
Traîne-galère, traîne-misère, traîne-la-patte, traîne-
déveine, traîne-la-vie, traîne-la-mort. Sans but. Sans
horizon. Sans soleil. Errant sans savoir pourquoi, ni
pour où, ni pour qui…

DAME DEUX
Pour où, je sais. Pour ici me réchauffer au doux soleil
d'automne…

DAME UN
Deuxième question. À quoi ça sert de vivre ? Hein ?
Bonne question ça ! Est-ce une vie la vie que je
mène ? Minable, malade, seule, sinistre en plus, la
cerise sur le gâteau…

DAME DEUX
Je ne suis pas malade.

DAME UN
Vous êtes forcément malade.

DAME DEUX
Je ne vais jamais voir le docteur.

DAME UN
Vous devriez, avec votre teint terreux, vos yeux
jaunâtres…

DAME DEUX
J'ai les yeux bleus.

DAME UN
… le souffle court, des taches suspectes. Vous couvez
un cancer. C'est le bout du rouleau. Demain la
souffrance. Demain la déchéance. Demain l'agonie,
Demain la mort. Alors, la réponse vous est apparue…

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53

DAME DEUX
Elle me fatigue, ma petite maman, elle me fatigue.

DAME UN
… une seule solution, la disparition. En finir avec cette
merde de vie. Écoutez… écoutez le vent souffle sur la
lande bretonne. C'est le soir. C'est maintenant. Ici et
maintenant. Le grand saut, le grand trou, le grand
vide…

DAME DEUX
Je veux rentrer chez moi. Je suis fatiguée.

DAME UN
Va-t-elle se jeter dans le fleuve noir, d'où elle
ressortira gonflée comme un chancre,
méconnaissable ? Va-t-elle s'arracher la moitié de sa
tête sinistre avec un fusil de chasse, abandonnant
l'autre moitié ? Va-t-elle s'empoisonner avec du
blooshup pour se tordre de douleur, et devenir toute
verte comme un ectaplome ? Va-t-elle…

DAME DEUX
Arrêtez ! Vous me donnez envie de vomir.

DAME UN
Va-t-elle se précipiter sous une voiture, une
camionnette, un camion, et se faire aplatir comme un
tapis persan ?…

DAME DEUX
Extinction des feux ! Une minute de silence !

© Copyright Gérard Foucher 2007


54

DAME UN
Dignité, madame. Amour propre. Sens de l'honneur et
tutti quanti. Débarrassez le monde de votre tête
sinistre. Votre tête est une provocation, une atteinte à
l'harmonie universelle. Allons ! Hop ! Hop ! Sautez !
Vous entendez ce que je vous dis ? Sautez ! Go !
Libérez-vous tout de suite. Libérez-nous. Sautez !

DAME DEUX
Mais où ?

DAME UN
Vous attendez que je vous pousse ? Dégonflée !
Misérable ! Disparaissez, je le veux !

DAME DEUX
Mais arrêtez !

DAME UN
Fuori ! Fuori !

DAME DEUX
Vous l'aurez voulu.

DAME UN
Qu'est-ce que vous faites avec ça ? Rangez ce
revolver. C'était pour passer le temps. Il est si long le
temps qui passe. Il ne faut pas tout prendre au premier
degré. Vous n'allez pas me tuer ?

DAME DEUX
Si.

DAME UN
Vous n'avez pas une tête de tueuse, je vous assure
que vous n'avez pas une tête de tueuse. Ce serait un
rôle à contre-emploi… une erreur de distribution…

© Copyright Gérard Foucher 2007


55

DAME DEUX tire. DAME UN s'écroule.

Je meurs. Je suis morte.

DAME DEUX
Difficile de se réchauffer au doux soleil d'automne…
Oh ! Mon œil inquiet aperçoit de noirs et menaçants
strato-cumulus qui avancent massivement… Mais
qu'importe… Après la pluie, le beau temps, après le
beau temps, la pluie, après le jour, la nuit, après le
rêve, la vie, après la vie, la mort… C'est comme ça.

© Copyright Gérard Foucher 2007


56

L'ENFANT MORT

Un jardin public. Un banc.

DAME 1
Tiens, il y a un enfant mort sur le trottoir…

DAME 2
Comment ?

DAME 1
Je disais : il y a un enfant mort sur le trottoir.

DAME 2
Quelle indécence… Mais êtes-vous bien sûre qu'il soit
vraiment mort ?

DAME 1
Oh ! Croyez-moi, il a une immobilité qui ne trompe
pas. Exactement comme mon mari, comme les autres.

DAME 2
Avec les jeunes il faut se méfier. Ils sont bien capables
de n'importe quoi pour se rendre intéressants.

DAME 1
Je vous assure qu'il est bien mort.

DAME 2
Comment pouvez-vous en être si sûre ?

© Copyright Gérard Foucher 2007


57

DAME 1
Il a les yeux grands ouverts.

DAME 2
Ce n'est pas une preuve.

DAME 1
Et les mouches ?

DAME 2
Quoi les mouches ?

DAME 1
Vous ne voyez pas ?...

DAME 2
Mais si, très bien... ... C'est pourtant vrai... Pas
seulement une mouche, mais plusieurs mouches,
d'énormes mouches… Ce n'est pas tout à fait une
preuve, disons que c'est une présomption… Il peut
très bien jouer la comédie. Voulez-vous un petit
gâteau ?

DAME 1
Merci.

DAME 2
Voilà un gamin qui fait le mort sur le trottoir, qui ne
cligne pas des yeux pour nous effrayer, qui pousse le
vice jusqu'à supporter des mouches noires sur ses
yeux verts… ou le contraire, on ne voit pas très bien
avec ce soleil couchant, et vous trouvez cela normal !

DAME 1
Vos petits gâteaux sont excellents.

DAME 2
Ils sont fourrés aux noisettes.

© Copyright Gérard Foucher 2007


58

DAME 1
Et dites, vous trouvez cela normal cet énorme caillot
de sang à son oreille gauche ? Énorme et dégoûtant.

DAME 2
Vous m'intriguez. Voyons voir…

DAME 1
N'est-ce pas une preuve ?

DAME 2
Vous allez finir par me convaincre. Attendez, nous
allons en avoir le cœur net. Je vais lui jeter des petits
cailloux…

DAME 1
Il ne bronchera pas.

DAME 2
Des petits cailloux, de plus en plus gros, jusqu'à
devenir de gros cailloux. Il faudra bien qu'il réagisse.

DAME 1
Sauf s'il est vraiment mort.

DAME 2
Dans ce cas, je vous rendrai grâce… Toc... toc… Non,
ils sont trop petits… Celui-là…

DAME 1
Aurez-vous la force de le lancer ?

DAME 2
Pensez-vous !… Et voilà !…

© Copyright Gérard Foucher 2007


59

DAME 1
Vous avez fait s'envoler les mouches, en lui tapant
dans l'œil !

DAME 2
J'y suis arrivée…

DAME 1
Êtes-vous convaincue ? Les yeux, les mouches, les
cailloux… Il est bien mort.

DAME 2
Il est bien mort, mais ce n'est pas une excuse.

DAME 1
Je n'ai jamais dit que c'était une excuse. Ce que je
trouve scandaleux, voyez-vous, c'est qu'on le laisse
traîner là. Vraiment, nous vivons un drôle de monde.

DAME 2
À qui le dites-vous. Avant. Avant on se cachait, on ne
mourait pas n'importe où, devant les gens. On
s'enfermait, on cherchait son trou, et là, sans déranger
personne, sans témoin, sans tomber dans
l'exhibitionnisme, on rendait tranquillement son âme à
Dieu. Pfft... c'était... c'était une affaire personnelle.

DAME 1
Sur le trottoir !

DAME 2
Dans la rue !...

Un silence...

© Copyright Gérard Foucher 2007


60

DAME 2
... Ils ne savent plus quoi faire, vraiment, pour
s'occuper... D'abord, de notre temps, on ne mourait
pas jeune. C'était les vieux qui mouraient et c'était
bien comme ça. Personne ne s'en plaignait...
Maintenant tout le monde meurt, n'importe quand.
Non, excusez-moi, il faut que je tourne la tête, ce
gamin est insupportable.

DAME 1
Dites-vous bien, ma chère, que si c'était vous ou moi
qui gisions là, sur le trottoir...

DAME 2
Quelle horreur !

DAME 1
Une supposition, une simple supposition...

DAME 2
Jamais. Jamais je n'aurais fait une chose pareille.
C'est une supposition tout à fait gratuite.

DAME 1
Eh bien si c'était vous ou moi qui gisions là... écoutez
leurs rires, écoutez leurs railleries, leurs moqueries !
"Une vieille qu'on va jeter dans le trou !" "Une vieille
qu'on va jeter dans le trou !" Vous ne croyez pas ?
Vous en doutez ?

DAME 2
Vous avez raison, ils riraient.

DAME 1
Oui, ils riraient, d'un rire atroce qui vous glace jusqu'à
l'os... Mais pourquoi détournez-vous la tête ?

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61

DAME 2
Non. Je ne peux plus le fixer... ça me... ça me...

DAME 1
Vous dégoûte ?

DAME 2
Je ne sais pas... c'est une présence... ... Va t'en !
Allez, va t'en ! Ça suffit comme ça. Vous ne devriez
pas le regarder. Il va gagner. Je vous assure qu'il va
gagner.

DAME 1
Vous devriez maîtriser vos nerfs.

DAME 2
Il ne faut pas le regarder. Prêtez-moi votre châle...

DAME 1
Mais je vais avoir froid !

DAME 2
On se serrera l'une contre l'autre. Prêtez-moi votre
châle.

DAME 1
Tenez, mais quand même, ne le salissez pas.

Dame 2 se lève, va poser le châle sur le corps, et revient.

DAME 2
Voilà.

DAME 1
Vous l'avez recouvert.

© Copyright Gérard Foucher 2007


62

DAME 2
Maintenant, il n'existe plus. Regardez... que voyez-
vous ? Votre châle, c'est tout. Il n'y a rien eu. Rien ne
s'est passé. Nous pouvons continuer à parler de
choses et d'autres. Voilà la solution, mettre un voile.
La solution : c'est de ne jamais parler de ce qui ne va
pas.

DAME 1
Pas facile.

DAME 2
Le bonheur, c'est de savoir regarder les jolies choses
que nous offre la vie, savoir saisir les petites joies...
les petits instants.

DAME 1
Le temps se gâte.

DAME 2
Il commence à faire frisquet. Vous n'êtes presque pas
vêtue maintenant.

DAME 1
Restons encore un peu, pour savourer cette fin de
journée.

DAME 2
Il faut rentrer pourtant.

DAME 1
C'est vrai.

DAME 2
Rentrer chez soi. Vous venez ?

© Copyright Gérard Foucher 2007


63

DAME 1
Oui, vous avez raison, il ne faut pas abuser des
bonnes choses. Demain le soleil se lèvera aussi, et
nous avec lui. Allons-y.

DAME 2
Vous ne prenez pas votre châle ?

DAME 1
Bof... il était vieux. Je vous avoue que j'en avais un
peu assez. On se lasse, à force...

DAME 2
Surtout si vous le mettiez souvent...

DAME 1
Une vieillerie sans importance...

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64

Elle est seule. Assise à une table de restaurant.

Être là, monsieur, c'est important d'être là et pas


ailleurs. Car, comment dire, si on était ailleurs, on ne
serait pas là. Et ça... c'est le grand mystère, monsieur.
Le mystère... être là. Assise en face de soi. Des
images. Des souffles de vie. Voyez-vous, on sent
comme des ondes. C'est peut-être cela l'absence.
C'est peut-être cela la mort. Des ombres qui passent.
Non... ... des ondes. Des ombres, des ondes. Mystère.
Une bise, une caresse, parfois je les sens. Fffffft... Il
fait si chaud. Il fait si froid. On s'interroge. On se
demande qui on est. On se demande si on est ici. Ou
là. Ou ailleurs. Qui le sait ? Qui le saura ? En face de
l'absence, on est soi-même absent. Et puis, et puis on
se demande, vous allez rire, si un jour on a été
présent. Présent un jour dans sa vie. Une heure dans
sa vie. Vraiment présent. Ici. Ou là. Ou ailleurs.
Qu'importe. Mais ici, on se sent terriblement absent.
Terriblement pas là. Pas ailleurs : pas là. Vous ne
trouvez pas ? À se demander qui on est. Si on est
vraiment, vous comprenez ? Si on est vraiment.
Excusez-moi, monsieur, comment savoir si on est
vraiment. Moi je ne sais pas. Je n'ai pas la clef. Le
code. Je ne sais plus. Je ne sais pas. Je m'appelle
comment déjà ? Vous en êtes sûr ? Certain. Vous ne
me connaissez pas ? Nous n'avions pas rendez-vous
ensemble ? Ce n'est pas avec vous que j'avais
rendez-vous ? Je n'avais peut-être pas rendez-vous ?
Alors, c'est pour ça que la chaise devant moi est
vide... Ça me ressemble si peu de m'asseoir devant
une chaise vide. J'ai besoin d'un public. D'un miroir.

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65

J'ai besoin qu'on me regarde, qu'on me réponde. J'ai


besoin qu'on acquiesce. D'un simple signe de tête
pour m'approuver. Dites... Vous ne m'avez peut-être
jamais vue. Jamais croisée. C'est pour ça que vous ne
me reconnaissez pas. C'est normal, monsieur, de ne
pas reconnaître quelqu'un qu'on ne connaît pas. Je ne
vous en tiens pas rigueur. Mais vous savez qui je suis.
Non plus. Ce que je fais ? Où je suis ? Vous ne savez
pas où je suis ? Pourtant vous me voyez. Vous ne me
voyez pas ? Ah... Évidemment. Regardez bien.
Intensément. Plissez les yeux pour mieux voir... On
pourrait penser, hâtivement, que vous ne me voyez
pas parce que je ne suis pas là. Méfions-nous des
conclusions hâtives. Faies un effort, monsieur. Sinon,
c'est terrible. C'est une situation terrible. Inhumaine.
Terriblement inhumaine. L'inhumanité... C'est... Vous
vous rendez compe ce que c'est, monsieur ? Non,
bien sûr. Vous, vous vivez. Vous croyez vivre. Un jour,
prenez garde, monsieur, un jour vous vous poserez la
même question. Est-ce qu'on me voit ? Est-ce que je
suis là ? Ou ailleurs. Ou pas là, tout simplement pas
là. Est-ce que doucement, petit à petit,
progressivement, on ne devient pas quelqu'un
d'autre ? Une espèce de transfert, une sorte de
transplantation entre la chaise vide et vous. Vous êtes
à la fois vous, et à la fois la chaise vide. Vous n'êtes
plus tout à fait vous, et pas tout à fait la chaise vide.
C'est difficile à expliquer. Vous voulez que je vous
explique, monsieur ? Vous ne voulez pas. Ah bon. Je
voudrais... je voudrais tenter, si vous le permettez, une
expérience. Personnelle. Je veux dire qui me
concerne personnellement. Je voudrais vérifier si vous
êtes le seul, vous comprenez, ou alors si tout le
monde régit comme vous, ou plutôt ne réagit pas.
Voilà une heure que j'attends qu'on s'intéresse à moi.
Qu'on s'occupe de moi. Rien. Vous avez remarqué :
rien. Vous n'avez pas remarqué. Forcément. Garçon !
Garçon s'il vous plaît ! Vous m'apporterez un saumon
mariné et des coquilles Saint Jacques à la provençale.

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C'est mon régal. Avec une demie-bouteille de Mâcon-


Village. Blanc. Frais. Je suis pressé, je dois aller
ailleurs, où on m'attend. Où on ne m'attend pas. Il faut
toujours avoir l'air pressé, on se donne de
l'importance. Celui qui a le temps ne fait rien d'utile.
Garçon ! J'existe quand même ! Merde ! J'existe ! Je
suis pressé ! Je fais des choses importantes ! Merde !
Incroyable n'est-ce pas ? Il a fait comme s'il ne me
voyait pas. Comme vous. Exactement comme vous.
Encore heureux qu'il ne soit pas venu parler à la
chaise vide. Et pourquoi pas ? J'en ai connu, moi, des
gens qui s'adressaient à des chaises vides. Beaucoup.
Dites... Si je m'en allais, croyez-vous qu'on s'en
apercevrait ? Croyez-vous ? Je vais me lever
doucement. Méticuleusement et traverser la salle.
Peut-être que. J'y vais. Je vais me lever. Me déplier.
M'extraire. C'est fatiguant de s'extraire... Mais il le faut.
Sinon on meurt.

(Elle reste assise.)

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