Je vis Bill Burroughs pour la première fois en 1953, il marchait sous la
pluie dans une rue secondaire de Tanger. Il était sous H à l’époque et n’avait pas l’air très en forme. Il est venu me voir l’année suivante pour me parler de quelques détails concernant son contrat pour Junky, dans lequel il pensait s’être fait avoir. J’avais la paratyphoïde et ne fus pas d’une grande aide. Ce n’est pas avant l’hiver 1955-56 que nous devîmes amis et commençâmes à nous voir régulièrement. Bien sûr j’avais entendu parler de lui : on m’avait raconté qu’il s’entraînait au tir dans sa chambre dans la Médina et tout le reste de la légende. En apprenant à le connaître j’ai réalisé que la légende vivait en dépit de lui et pas à cause de lui : il s’en fichait royalement. Sa vie n’avait aucune organisation apparente, mais se sachant du genre addictif il avait choisi de s’instaurer une discipline intérieure automatique bien plus rigoureuse que toutes celles qu’il aurait pu s’imposer objectivement. Il vivait dans une petite chambre humide dont la seule porte donnait sur le jardin de l’hôtel Villa Muniriya. L’un des murs de la pièce, sa galerie de tir, était grêlée de trous de balle. Un autre était entièrement recouvert d’instantanés, dont la majorité avait été prise dans les sources de l’Amazone. J’aimais entendre des histoires sur ce voyage, et m’arrangeais toujours pour qu’il m’en parle longuement. Aller là-bas avait fait partie de cette discipline qu’il s’était imposée, puisque l’unique raison du déplacement avait été d’essayer les effets d’une drogue locale appelée Yagé, une concoction faite par les Indiens de la région, et qui doit être prise sur place car son efficacité disparaît quelques heures après son brassage. L’intérêt du Yagé est qu’elle est, bien plus que toutes les autres, une drogue d’équipe, sa principale propriété étant qu’elle facilite la télépathie mentale et provoque une empathie émotionnelle parmi ceux qui en ont pris. Il insista sur le fait qu’elle rendait possible la communication avec les Indiens, bien qu’elle le rendît violemment malade. Pendant les deux années où je vis Bill régulièrement à Tanger, il ne prit que du kif, du majoun et de l’alcool. Mais il s’arrangea pour prendre de larges quantités de chacun des trois. La poubelle sur son bureau et en dessous de celui-ci, sur le sol, était chaotique, mais elle ne contenait que des pages du Festin Nu, sur lequel il travaillait constamment. Quand il en lisait des pages à haute voix, dans n’importe quel ordre (n’importe quelle feuille qu’il attrapait faisait l’affaire) il riait beaucoup, ce qui est compréhensible, puisque c’est très drôle, mais il pouvait aussi se lancer, tout à coup au cours de la lecture (le papier toujours en main) dans une attaque conversationnelle amère sur n’importe quel aspect de la vie que le passage `qu’il venait de lire lui avait évoqué. Ce qu’il y a de mieux avec Bill Burroughs c’est qu’il est toujours sensé et qu’il a toujours beaucoup d’humour, même dans ses moments les plus corrosifs. Si vous tombez sur lui à n’importe quel moment du jour ou de la nuit, vous vous rendrez compte que la machine entière fonctionne à plein régime, et ça veut dire qu’il rie ou s’apprête à le faire. J’ai remarqué qu’il dépensait plus d’argent pour la nourriture que la majorité de nous autres Tangérois - peut-être en a-t-il plus à dépenser, je ne sais pas - mais le fait est qu’il met un point d’honneur à bien manger, ce qui fait partie de sa volonté de vivre à tous moments comme il l’entend. (Gertrude Stein l’aurait défini comme complaisant avec lui-même : il est vrai que l’ombre même du sentiment de culpabilité ne l’a jamais entravé, jamais.) Il suit sa route jouissant même de ses infortunes. Je ne l’ai jamais entendu mentionner une expérience qui le rendit plus que temporairement heureux. À l’hôtel Muniriya, il avait une boîte à orgone de Reich dans laquelle il avait l’habitude de s’asseoir plié en deux, en fumant le kif. Je crois qu’il l’a fabriqué lui-même. Il avait un petit poêle dans sa chambre dans lequel il faisait cuire des bonbons de Haschisch, dont il était très fier, et qu’il distribuait à quiconque était intéressé. Pendant les mois qu’Allen Ginsberg passa ici à Tanger, lui et Bill avaient pour habitude de passer la moitié de la nuit assis, lancés dans d’interminables disputes au sujet de la littérature et de l’esthétique. C’était toujours Bill qui attaquait l’intellect de tous bords, ce qui, je crois bien, est exactement ce qu’Allan voulait. C’était assurément une chose à ne pas manquer, voir Bill trébucher d’un coin à l’autre de la pièce, l’entendre hurler avec sa voix de cow-boy, le voir promener ses verres ici et là sans s’arrêter, avec l’index et l’annulaire, et deux ou trois cigarettes de kif allumées en même temps mais dans différents cendriers qu’il utilisait un par un en faisant le tour de la pièce.