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PIERRE PACHET

Loin de Paris

Quand je tourne ainsi le dos à Paris - l'appartement, mes livres, le métro, les rues où je
peux rencontrer des connaissances à l'improviste - je m'appauvris et je m'allège. Les arbres,
les collines gagnent en autorité. Le train surchauffé, la voiture qui me séparent de ce que je
vois, le déréalisent, me font sentir que le monde et moi ne sommes pas faits de la même
matière. Lui mène sa vie lente et stable, tandis que je ne suis qu'un meuble qu'on déplace. Plus
ça va (avec les siècles, l'Histoire), plus je me sens n'être que cette mobilité, cette aptitude à
rester plus ou moins soi malgré les déplacements, entouré d'une peau irritable, et répondant à
son nom. Personne déplacée. Cependant la distance croissante finit par me protéger des
chances que recèle une journée de Paris, qui souvent se retournent en agressions, en piqûres,
en demandes que je n'ai que trop tendance à satisfaire. Arrivé ici, dans la maison aux si
nombreuses portes, aux pièces vides, personne ne me demande rien. J'ai juste à me soucier de
me nourrir avant le soir, de me préparer un lit suffisamment propre, d'aller chercher des
bûches et du petit bois pour le feu de la fin d'après-midi, que je démarrerai avec les journaux
et magazines de l'été dernier, successivement desséchés et trempés d'humidité, et un cageot
aux agrafes menaçantes.
En attendant j'occupe un paysage composite dont la mémoire raboute les éléments: une
forte dénivellation verte au-dessus de laquelle on voit un pré parsemé de vaches brunes, et la
butte de sable où s'accrochent des immortelles et qu'on gravit par un petit chemin bordé de
grillages, pour déboucher sur une plate-forme où tout à coup la mer nous souffle violemment
au visage, tourmentée de vagues vertes et d'écume grise.
Sous les arbres la terre est couverte des feuilles mortes de l'automne, que le vent n'a
pas su enlever, la pluie dissoudre, ni le sol absorber. Humides et immobiles, elles restent
collées les unes aux autres, peut-être mêlées à des feuilles de l'année encore précédente. Un
tas de cendres vieillies aux couleurs étrangement lumineuses, fermentées, des baies confites
par le froid restées sur les arbustes, des herbes noircies par les gels récents.
Les arbres sont bruns ou noirs - sauf des bouleaux d'un blanc-beige tacheté -, sans
feuilles; ils n'ont de vert que la mousse ou le lierre qui entourent leurs troncs. Il faut
s'approcher des rameaux pour voir les minuscules bourgeons entrouverts sur un peu de
verdure tendre.
Un bruit de moteur d'avion emplit le ciel silencieux: un bruit qui tourne sur lui-même,
ne reste pas monotone mais alternativement se concentre en un point lentement mobile puis se
dilate jusqu'aux bords de l'horizon. Enfin il s'atténue et se fond dans le silence.
Je marche rageusement dans le chemin, vers les étangs, sentant mes joues rougir, mon
pantalon et mes chaussettes se tremper dans des bottes trop courtes. Je me force à aller plus
loin, à traverser le ruisseau pour m'enfoncer dans le bois encombré de branchages tombés et
de troncs sciés puis abandonnés. J'espère qu'à force de fatigue, j'aurai envie de rebrousser
chemin, de me réfugier dans la maison, de m'y faire, comme un animal, un abri de nuit.
Sous le soleil froid, un cheval nu broute et crotte. Éclairé, il est brun fauve, couleur
teck. À contre-jour, il paraît noir.

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