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Lessence du totalitarisme A propos de Hannah Arendt RAYMOND ARON «On aurait tort de tenir pour définitivement acquis le fait de la déraison humaine. » Cest sur cette phrase optimiste que s‘acheve Varticle que Raymond Aron consacra en 1954 a Hannah Arendt et & son livre sur les origines du totalitarisme. En réditant cet article en hommage @ notre fondateur, nous voudrions aussi insister sur quelques points. Aron est le premier @ s'étre intéressé au grand livre de Hannah Arendt et il fut le seul en France pendant longtemps parce que, pour le monde intellectuel francais, ce. livre wétait pas «politiquement correct » puisqu'il identifiait le communisme soviétique et le nazisme allemand comme les deux formes jumelles du totalitarisme. Il a le premier, en 1963, publié en francais un livre de Hannah Arendt, dans la collection « Liberté de Pesprit » qu'il dirigeait chez Calmann-Lévy : La Condition de 'homme moderne, Les Origines du totalitarisme ne fut traduit qu'en 1972 et 1975 et en trois livres distincts, ce qui dénaturait Vouvrage et lui tait une partie de sa force. Il fallut attendre Védition par Pierre Bouretz en 2002 (coll. Quarto, Gallimard) pour disposer d'une édition francaise complete en un seul volume et conforme aux intentions de Vauteur. Entre- temps, Hannah Arendt atteignit progressivement le sommet de sa gloire. Ses livres, sa correspondance, ses cahiers (') ont &é traduits. Elle est aujourd'hui bien plus célebre que Simone Weil qui la vaut pourtant largement. La postérité dira si les intellectuels francais n'ont pas été tour d tour excessifs dans Uindifférence comme dans Vadoration. La relecture de Varticle de Raymond Aron, article admirateur et mesuré, contribuera certainement & une meilleure appréciation de cette ceuvr Signalons pour finir que deux biographies d’Arendt viennent de parattre : Vune traduite de Vallemand : Hannah Arendt, par Wolfgang Heuer (Ed. Jacqueline Chambon), Vautre de Laure Adler : Dans les pas de Hannah Arendt (Gallimard). COMMENTAIRE 1) Nell: Voir dans ln Critique des ies et des es p. HD, Fatcle de Bérénce Levet «Les caiers dune philosophe COMMENTAIRE, N° 112, HIVER 2005-2006 943, RAYMOND ARON F livre de Hannah Arendt est un livre I iportant (*). En dépit de défauts, par- ois irritants, le lecteur, méme de mau- vaise volonté, se sent pew & peu comme envotité par Ia force et la subtilité de certai- nes analyses. Indiquons brigvement quelques réserves, de portée secondaire, pour nous en tenir ensuite a Pessentiel. Le titre américain du livre, The Origins of Totalitarim, ne répond pas au conte- nu, Fauteur démontre précisément que lan- tisémitisme et Pimpérialisme de la fin du XIX sidcle ne sont qu’en un sens limité Pori- gine du totalitarisme moderne. Tout au plus y apercoit-on les germes des phénoménes qui devaient s‘épanouir en notre temps. Il s’agit de trois études juxtaposées plutdt que du trai- tement ordonné d'un seul et méme probleme. Lunité du live vient du style de Pauteur autant que des liens réels ou forges entre anti- sémitisme, impérialisme, totalitarisme. Per- sonnages historiques, pays, partis, événements qui apparaissent dans fe livre ont un air de famille, comme en ont les enfants de Velas- quez ou les personnages de Daumier ou de Goya. Le style de M™ Arendt resemble & celui d’Onwell dans 1984. La médiocrité ow Pinhumanité de tous ceux qui jouent un role dans le drame sont telles qu’on finit par voir Te monde tel que les totalitaires le présentent et que T'on risque de se sentir mystérieuse- ment attiré par Phorreur ou Pabsurdité déeri- tes, Je ne suis pas str que M™ Arendt ne soit pas quelque peu fascinée par les monstres qu'elle emprunte au réel mais que son imagi- nation logicienne, & certains égards compara- ble A celle des idéologues qu’elle dénonce, améne & leur point de perfec Un ton de supériorité Pour retrouver le sens ou l’absurdité qu’elle cherche, M™ Arendt est souvent prompte & justifier par un petit trait, vrai ou faux, une proposition générale, pour le moins douteuse. Laffaire Dreyfus fut terminée, non comme elle le dit par une décision de la cour d’appel mais par une décision de la Cour de cassa- tion, toutes chambres réunies. Villégalité de cette dernivre décision est au moins discu- (1) Hannah Azenst, The Origin of Tvltarsm, New York, Har- court, Brace, 1981, 477 pages 944 table. Le portrait du capitaine Dreyfus est emprunté & la littérature antidreyfusarde et, ma connaissance, non conforme a la réalité. Quelques lignes de Pleins Pouvoirs ne démon- trent pas affirmation que, sur le sujet de «lantisémitisme nationaliste », Jean Girau- doux ait été en complet accord avec Pétain ou le gouvernement de Vichy. La référence A un livre écrit par un Francais aux Etats-Unis pendant la guerre ne suffit pas & prouver Phis- toriette de la rencontre entre Maurras et une astrologue, celle-ci invitant le vieux doctri- naire A collaborer avec les Allemands (ce que Maurras, (ailleurs, ne fit pas). Ces remarques suggérent un reproche dune certaine gravité, MP Arendt affecte, sans méme en avoir conscience, un ton de’supériorité hautaine 4 l’égard des choses et des hommes. Elle abuse des adjectifs « grotesque » ou «bouffon ». Elle parait s‘ingénier & ne pas voir les drames de conscience qui déchiraient les hommes, dreyfusards par souci de la vérité et conservateurs ou militaristes par conviction. Latfaire Dreyfus, interprétée par M™ Arendt, laisse au lecteur francais une impression équi- voque. Un exces de rationalisation dune part, de mépris pour les simples mortels de Pautre aboutit a la présentation d'une humanité grimacante, Picquard et Clemenceau échap- pant presque sculs & la rigueur de Phistorien, Les lecteurs anglais ont eu autant de peine & reconnaitre les impérialistes de leur pays dans image que leur en offrait Mm Arendi. Le mélange de métaphysique allemande, de sociologie subtile, de vitupérations morales aboutit A exagérer qualités et défauts des hommes et des régimes (tous les hommes sont- ils vraiment malheureux dans un régime tota- litaire ?), substituer 4 histoire réelle une his- toire & chaque instant ironique ou tragique : les Juils sont persécutés au moment of ils ont perdu toute importance réelle, PAfrique du Sud conquise au moment od elle n’a plus de valeur stratégique, les individus et les capitaux superflus partent en quéte du plus superfiu des biens, or... Et chacune de ces théses comporte probablement une part de vérité. Mais elles pourraient étre exprimées de maniére telle que fat retirée, & la ruse de la raison, une part du crédit démesuré que M™ Arendt semble préte a lui faire. La dissolution des classes sociales Létude de Pantisémitisme, dans la premidre partie du livre, est riche d'idées et de faits, pleine @apercus originaux. En particulier, on retiendra la description des diverses modali- tés de Pémancipation, Pattitude des salons & Tégard des Juils, les relations entre Ie ban- quier ou le mondain et le « petit Juif ». Mais sion est prét & souscrire & la plupart des analyses, prises séparément, on n'est pas entid- rement convaincu ni par les concepts organi- sateurs ni par les idées, finalement données par Pauteur pour essentielles. Qu'il s'agisse de Pantisémitisme ou de Pim- périalisme, le fait social décisif aurait été Tin- tervention de la populace (nous traduisons ainsi le mot anglais mob). Mr Arendt voit dans les classes des groupes encore intégrés & Tintérieur dune collectivité nationale, gardant quelque chose de la conscience commune des Gtats (Stinde). La populace résulterait de ta dissolution des classes, elle rassemblerait, sans leur donner de cohésion, les individus épar- pillés. Marx appelait le prolétariat ta dissolu- tion de toutes les classes, M®™ Arendt réser- verait cette formule pour la populace. Mais qu’est-ce que la populace ? Les foules antisémites, qui manifestaient & Paris contre Zola ou & Rennes contre Victor Basch, n’avaient aucune homogénéité. Des étudiants y coudoyaient des artisans ou des commercants, peut-étre des ouvriers. Lorigine sociale de ces foules était-elle foncitrement difiérente de celle des foules qui firent les révo- lutions dans la premigre moitié du xix siecle ? Les fils de bourgeois se sont joints aux bas- fonds aussi bien pour abatire Louis-Philippe que pour acclamer Louis-Napoléon ou Bou- langer. Dans un cas, ils étaient alliés & des ouvriers, dans un autre surtout & des petits- bourgeois, encore qu’on aurait peine & nier la présence ‘douvriers ou dartisans dans les foules bonapartistes ou boulangistes. D’autre part, les sociétés industrielles modernes ont créé, ds le XIX siécle, en dehors des classes reconnues, bourgeoisie, prolétariat, paysanne- rie, des groupes intermédiaires que Pon na jamais su définir ni désigner exactement. On ne sait si la populace dont parle M" Arendt couvre les individus désintégrés, qui sont le produit inévitable du développement de la société industrielle et qui engloberaient tout L’ESSENCE DU TOTALITARISME ou partie des groupes intermédiaires, ou bien si elle est le nom donné & ceux qui tombent, par échee personnel, hors de leur classe et viennent grossir les rangs des révoltés. I ne Sagit pas d'une simple dispute de mots ou une querelle de définition. Dans le premier cas, la populace comprend, avec les ratés, les groupes que le progrés économique et social tend spontanément a dissoudre et & mettre en dehors de Ia communauté. Dans le deuxiéme, celle comprend les ratés de toutes les classes. Selon que on retient Pune ou Pautre these, Ja dissolution de 1a société européenne parait le résultat nécessaire du développement capi- taliste ou, au contraire, imputable & des évé- nements, guerres ou crises. M™ Arendt sem- ble incliner vers le premier terme de cette alternative, sans choisir nettement. Je doute que les individus sensibles & la propagande impérialiste ou antisémitique appartiennent & un groupe socialement déli- mité. Cest [A ailleurs probablement la pensée de M™ Arendt, qui, dans la dernigre partie de son livre, définit la masse par la décomposition des classes et explique Pal- fiance de Pélite et de la masse par les traits ‘communs & Pune et & Faure. Quand les hom- ‘mes du commun sortent des groupes organi- sés, ils se trouvent sensibles 2 la méme sorte idéologie et de propagande que les intellec- tuels, révoltés contre la moralité bourgeoise. Des « individus atomisés, isolés », deviennent ‘malkéables & merci. Mais il n'y avait guere plus de populace ou de masse, en ce sens, en Allle- magne qu’en France, avant la guerre de 1914. Linsuffisant développement de. Vindustrie rest pas la seule cause de la faiblesse numé- rique de la populace en France. Ce n’est pas le capitalisme, en tant que tel, mais Ia guerre de 1914, la défaite et la crise de 1929 qui ont désimtégré, réduit A état de masses des millions ¢Allemands. La naissance de Pantisémitisme Equivoque également me parait Pidée que M™ Arendt développe au début de son livre, comme si elle constituait son apport essentiel. La tragédie juive serait survenuie & un moment oles Juils ont cessé de remplir une fonction historique. Ils auraient tort de se contenter & bon compte de la théorie du boue émissaire. Ils ont été frappés comme le furent les nobles 945; RAYMOND ARON en France, & un moment oi leurs privileges ne répondaient plus aux services rendus. Favoue que le rapprochement des Juifs du. xx' sigcle et de Paristocratie frangaise du xvur sigcle ne me convaine pas. Il est vrai qu’ la fin du xix sigcle, les banquiers juifs n’étaient plus une puissance, & Ia fois natio- nale et internationale, traitant sur le pied Pégalité avec les souverains. Mais & partir du moment od ces banquiers ne se distinguaient plus de leurs confréres catholiques ou protes- tants, on ne voit pas en quoi la perte de leur pouvoir de naguere aurait appelé le chati- ment. Ils ne possédaient pas plus de privilé- ges que les autres banquiers et leur déclin ne les désignait pas & la vindiete populaire. En revanche, on sexplique fort bien, et tout hanalement, que les progrés de Pémancipa- tion et de Passimilation suscitent des réactions vives, dans tel ou tel milieu od des préjugés anciens subsistaient et qui protestent contre la montée des Juils dans des postes naguere imterdits (réaction de certains catholiques frangais & la désignation doficiers juifs aux postes d’état-major). De méme, en Allema- gne, le brusque alflux des Juifs de PEst dans Certaines professions est une des causes de la virulence de Pantisémitisme dans Allemagne de Weimar. Quant & Fantisémitisme autrichien, M™ Arendt explique parfaitement comment résulta de la structure méme de la monarchie dualiste, déchirée par des querelles entre nationalités, querelles dont surgit le mouve- ‘ment pangermaniste, et celui-ci, comme tous Jes mouvements racistes, niait le nationalisme traditionnel dont il paraissait dabord une simple expression. Lantisémitisme de Drumont, tel que le déerit Bernanos, est Pexpression dune révolte contre le triomphe de Pargent, contre la montée en haut de échelle sociale des déra- cinés qui tirent puissance et fortune des tralics abstraits. Confusément, on rend les. Juifs responsables de Ia civilisation de argent (on se reportera & essai de Marx sur la question juive). La nostalgie de Pancienne France se teinte, sous la plume de quelques intellectuels ou demi-intellectuels, d’antisémitisme et celui- ci gagne certains cercles qu’émeut la concur- rence nouvelle des Juifs. Entre la conjoneture en France vingt ans aprés la proclamation de a République et la conjoncture en Allemagne quinze ans aprés la fondation de la Républi- que, les analogies ne manquent pas : régime 946 politique discuté, regret de Paneienne France ‘ov de ancienne Allemagne, déelin des anciens «grands Juifs» et assimilation rapide des petits, imputation & ces parvenus de certains traits déplaisants du régime, instabilité de Vordre des choses et précarité du destin national, ete. On composerait sans artifice la théorie trop simple du boue émissaire et la théorie trop subtile de Pantisémitisme frap- pant un groupe qui a perdu sa fonction et ardé ses privileges. Témancipation des Juifs suivit le progres des idées lidérales, et les libéraux eurent une part & Paccomplissement de Tidée nationale. ‘Tant que le nationalisme fot dominant, Pant sémitisme ne dépassa guere les modalités frangaises, réactionnaires, traditionnelles si Ton peut dire, ce que Maurras appelait anti- sémitisme Fiat. Lantisémitisme ne tourne au racisme qu’ 'époque ott le nationalisme Slachéve et se renie la fois dans Vimpéria- sme, qui, parmi les Allemands d’Autriche- Hongrie, ne s'exprime pas dans des velléités de conguétes ouire-mer mais dans le panger- manisme. On reconnaissait les droits de homme aux Juils parce qu’on les reconnais- sait & tous les hommes en tant qu’hommes Renan, en I87L, éerivait & David Strauss que Pannexion des Alsaciens contre leur volonté explicite ouvrait la voie aux « guerres zoolo- giques ». argument était sans doute confor me A Vintérét francais et Pon aurait pu, de autre c6té du Rhin, objecter que Ia « franci- sation » de lAlsace avait été opérée par la violence & partir de la fin du xvi" sidcle, Mais, Renan n'en formulait pas moins une idée juste et profonde : 8 partir du moment oft la natio- nalité n’était pas considérée comme le résul- tat d'une décision prise librement par les hommes mais comme une donnée naturelle, les deux composantes du mouvement libéral = droits de Fhomme et droits des nations & Tindépendance étatique - devaient se disso- cier. On revenait & un nationalisme de tribu et Pindividu n’existait plus que dans et par sa nation, il n’avait de droits qu’a Tintérieur de sa nation, unification des groupements natio- naux devenait un objectif supréme. Par ce biais, on explique comment le Juif a pu étre déshumanisé au regard des hitlriens, une fois, rejeté hors de la communauté raciale ov tribale. Les droits de homme ont été fondés sur une conception religieuse de la personne ou sur une conception humaniste de la cons- cience individuelle. En une philosophie natu- raliste, on peut se demander sur quoi ils seraient fondés. Mais, dautre part, & Pépoque méme oi ils s’en réclamaient, Jes hommes @Europe n’en accordaient pas le bénéfice & tous les autres hommes. Allemagne, Grande- Bretagne, France se reconnaissaient récipro- quement comme Etats, autrement dit ne se proposaient pas de se détruire, en cas de guerre. Allemands, Francais, Anglais circu- faient sans passeports & travers la vieille Europe. Mais comment étaient traités les négres du Congo? Les Etats d’Europe n’au- raient pas hésité A se partager l'empire chi- nois, & lui refuser Pexistence d’Ftat, si les circonstances s'y étaient prétées. Les philoso- phes matérialistes ont 616, au sidcle dernier, le plus souvent des humanitaires. De méme que les croyants, les droits de Phomme n’ont pas appliqué logiquement leur foi & tous les hommes, de méme les naturalistes auraient pu ne pas méconnaitre "humanité de leurs sem- blables, bien que leur philosophie fat incapa- ble de fonder humanité de lindividu exclu de toute communauté. Lidéologie raciste ne suffit pas A rendre compte du fait qui demeure énorme, monstrucux : la mise & mort de six millions de Juifs. Le génocide des Juifs Sur ce sujet, que la plupart des Occiden- taux, Allemands en particulier, mais aussi Franeais, Anglais, Amérieains, préférent igno- rer, il faut lire Padmirable livre de Léon Polia- kov (?). Ce livre a tous les mérites que n’a pas celui de M™ Arendt et il ne prétend pas ceux que on attribue de grand coeur a ce dernier. Il ignore les paradoxes de histoire, ii ne vise pas & des explications subtiles ou profondes, il est fondé sur le dépouillement méthodique des archives allemandes, il décrit ce que les hitlériens ont fait, comment ils Pont fait, il cite les rapports des autorités, les diree- tives de Padministration chargée de Vexécu- tion. Sur la question décisive : qui a pris la déci- sion dexterminer les Juifs? M. Poliakov n’ar~ rive pas 2 une certitude mais tient pour proba- ble que la décision fut prise par Hitler (2) Leoa Potakoy, Brave de ia eine Le IP Rech et es i, caiman Lévy, 1951, he pages, ESSENCE DU TOTALITARISME lui-méme, entre juin 1940 et juin 1941, & la suggestion de Goebbels et peut-éire de Bor- mann. M. Poliakoy essaie expliquer Pacte & partir de considérations pragmatiques. « Lextermi- nation des Juils ne faisait aucunement partie de Tensemble des visées nazies », éerit-il. Certes, Hitler 1’était pas consciemment résolu 8 ter les Juifs en 1933, mais Robespierre ne songeait pas non plus & renverser la monar- chie et A condamner & mort le roi en 1789. Ce qui ne faisait pas partie des projets cons- cients des nazis n’était pas nécessairement extérieur au sens immanent de leur doctrine et de leur conduite, M. Poliakov suggére que Hitler a pu vouloir «s’attacher plus fortement encore tous les Allemands, se les rendre complices par la perpétration d’un crime col- lectif et inoul». Nul ne saura jamais le motif de Hitler, mais le _génocide implique, me semble-t-il, linconscience plus encore que la conscience du crime. Quand il ordonna la mise & mort de certains malades, Hitler tenait probablement cette décision pour biologique- ment légitime (la résistance des populations obligea les autorités nazies & ne pas aller jusqu’au bout de leur projet). De méme, Hitler pouvait mesurer influence qu’aurait, sur la combativité du peuple allemand, un acte collectif considéré par les Allemands eux- ‘memes comme un crime sans précédent, mais, pour envisager cette destruction d'un peuple entier, il avait di @abord metire celui-ci au ban de Phumanité. Les Juils avaient été rava- {és au rang de parias, de rebuts, ils avaient été admis pour tels par la masse des Allemands avant que le génocide ne fit méme possible. Le génocide était Paboutissement du refus de traiter les Juifs en hommes. Lantisémitisme hitlérien aurait pu ne pas arriver a cet abou- tissement, Hitler, Goering auraient peut-etre &é surpris si on'leur avait annoncé en 1933 la décision de 1941. Peut-étre leur surprise aurait-elle prouvé qu’ils s'ignoraient eux- memes. ‘Tout antisémitisme conduit-il au génocide ? Evidemment non. Il n'est méme pas vrai que tout racisme y conduise. Mais une conception raciste, qui interpréte la lutte des races histo- iques en termes de lutte darwinienne pour la vie ou qui justifie les actes de la race dite supérieure, porte en elle, virtuellement, la tentation du génocide. Quelques individus en ont donné Pordre, quelques milliers Pont exé- oa7 RAYMOND ARON ‘cuté en bons fonctionnaires, quelques dizai- nes de milliers ont pris part 4 la préparation, a organisation, & Paccomplissement du plus ‘grand crime collectif de Phistoire européenne. Si Pon regarde en arrigre et recherche les antécédents, ot est Vorigine ? On peut en voir Pantécédent dans tous les ace’s d’antisémi- tisme, dans toutes les circonstances ot les intellectuels et les foules établissent une dis- crimination entre les Juifs et les autres. Mais Pantisémitisme, sous une forme ou sous une autre, est endémique en Occident. La discri- mination au détriment des Juifs, Phostilité & leur égard précisément n’implique pas Vin- tention de génocide. Dira-t-on que le phéno- méne essentiel est la combinaison entre Pan- tisémitisme traditionnel, qui met & part les Juils, et la pensée raciste, qui justiie par la biologie cetie « mise & part » ? Probablement cette combinaison a-telle été caractéristique de la pensée hitlérienne, mais il a fallu autre chose, qui est le consentement des hitlériens A aller jusqu’au bout de leur systéme. La logique idéologique, poussée A son terme, améne de la proposition « Solution radicale de la question juive » & la conséquence impi- toyable : «La mise mort de tous les Juils, hommes, femmes et enfants, est Ia seule solu- tion radicale, la seule qui ne laisse pas subsis- ter de vengeurs, Ia seule qui exclut & tout jamais la résurrection. » Emigration en masse, réserves de Lublin, établissement & Madagas- ‘car, tous ces projets semblent finalement des demi-mesures auprés du projet irrévocable, conew par quelques-uns, décidé par un seul Et Phumanité, en dépit de sa volonté de ne plus savoir, n’est pas pres doublier ce que des hommes sont eapables de faire A d'autres hommes. Des régimes sans précédent Dans les deux premiéres parties de son livre, M™ Arendt écrit en historienne, en sociologue, elle multiplie les explications des événements par les circonstances, explications que nous avons été enclins & accepter plutdt dans le détail que dans Pensemble. Dans la seconde partie, Mm Arendt change de métho- de. Le totalitarisme ne Sexplique pas par les données sociales ou économiques. Cest un régime, sans précédent dans histoire, dont il importe de saisir Pessence. Pour comprendre 948 a conduite des hitlériens et des staliniens, il faut saisir leur idéologie et non se laisser abu- ser par des interprétations platement prag- ‘matiques. La réquisition des moyens de trans- port en vue de extermination des Juifs en pleine guerre est absurde si le but premier est de remporter la victoire. La collectivisation de agriculture est absurde en Union sovietique puisqu'elle entraine la destruction de la moitié du bétail et 1a réduction catastrophique des récoltes. Les camps de concentration sont absurdes au regard de Tefficacité de la pro- duction. Ces exemples mémes sugg@rent une ques- tion, que nous retrouvons sous de multiples formes. En un sens, M'* Arendt a raison : Vine terprétation pragmatique des conduites des totalitaires est erronge, mais paree que nous oublions Ie systme de valeurs ou de passions des acteurs. Fextermination était un but de guerre des hitlériens. Peut-étre ont-ils voulu Patteindre avant méme que les. hostilités fussent achevées pour que, en tout cas, leur haine fat satisfaite. Des doutes plus graves s’élévent & propos des exemples soviétiques. La collectivisation de agriculture est devenue irrationnelle, & cause de la résistance paysanne. Mais elle comportait au moins un motif rationnel : accrotire les livraisons. Les planificateurs ne pouvaient pas séduire les paysans en leur payant des prix élevés; il edt fallu pour cela isposer de biens de consommation, ce qu’in- terdisait le rythme ordonné de Vindustrialisa- tion. Quant & Tirrationalité des camps de travail, elle est moins incontestable que ne Yaffirme Mo Arendt. Le travail foreé, en tout cas, ne parait pas irrationnel aux planifica- teurs par les facilités mémes qu'il offre. Lessence du totalitarisme Mais supposons que Pon admette ces the- ses. Chitlérisme est-il essentiellement Punivers des SS, des chambres & gaz, des commandos extermination ? Les ravages de la collectivi- sation ou les camps de travail sontils Vessence de Pédification industrielle 2M" Arendt répond avec assurance : Pessence, Les régimes totalitaires ne sont définis ni par la seule suppression des institutions repré- sentatives et des partis multiples, ni par le pouvoir absolu d'une équipe ou d’un homme. Le régime des colonels en Pologne, celui de Franco en Espagne, celui de Mussolini appar- tiennent & une espéce dont les exemples sont multiples & travers Phistoire, Le fascisme ne présente pas ou présente & peine d’originalité. Le parti unique sert de police supplétive, il aide au recrutement des cadres supérieurs et moyens, il groupe les premiers compagnons du chef et leur permet de se faire payer leur concours, il offre une voie daccés aux jeunes qui veulent accéder A certaines fonctions, syndicales ou administratives. Jusqu’a Talli- ance avec Hitler, il ne comportait pas trace antismitisme ou de révolution permanente. Tusqu’a la fin, il n’avait pas sérieusement ébranlé la structure traditionnelle de la société italienne, Le totalitarisme semble caractérisé par un certain nombre de phénoménes institution- nels que M™ Arendt analyse admirablement : la prolifération des bureaucraties, mal reliées Jes unes aux autres avec un enchevétrement inextricable des compétences, la scission entre un parti de masses et le cercle intérieur, le maintien dune sorte de conspiration & Pinté- rieur d'un parti, maitre de Etat, Pautorité inconditionnelle du Chef, ce dernier étant indispensable moins en raison de vertus admi- nistratives ou intellectuelles hors du commun que par sa capacité de trancher les conflits entre ses compagnons ou entre les innombra- bles administrations, expansion dune police secréte qui devient la supréme puissance, le régime policier se combinant avee une propa- gande idéologique obsessionnelle & Pusage des masses et le développement une doc- trine ésotérique réservée au petit. nombre. Aucun de ces phénoménes en particulier ne révéle Poriginalité du totalitarisme. Tous ensemble nous en révélent Pessence, que Pon désignera par des termes comme révolution permanente ou encore terreur et idéologie. On a connu, maintes fois, des exigences orthodoxie idéologique, durant les phases de paroxysmes révolutionnaires. La nouveauté West pas quen prenant le pouvoir, le parti communiste ait prétendu mettre au_pas les individus, les groupes, les administrations. La nouveauté, Cest que le parti communiste réclame davantage en 1938 qu’en 1917, en 1952 qu’en 1938. La passion idéologique ne Svapaise pas, elle s’exaspére. Le marxisme de Staline est plus envahissant que celui de Lénine. On n’aurait pas congu, dans les L’ESSENCE DU TOTALITARISME années 1920, ’équivalent de fa condamnation de la génétique. De méme, la terreur totalitaire s‘intensifie avec le temps. Elle se déchaine & plein quand le régime n’a plus dadversaires. C'est en 1937-1938 que Ia grande purge jeta en prison ‘entre cing et sept millions de citoyens, parmi lesquels une fraction importante des ‘cadres techniques et militaires, 4 un moment ot la résistance paysanne avait été brisée et od Védification industrielle avait surmonté les difficultés initiales. La terreur est Pessence du régime totalitaire, terreur dun style encore inconnu. A partir du moment o2 Ton punit le criminel virtuel, celui dont Paction aurait pu étre nuisible & la Révolution ou celui qui, par son appartenance 4 un groupe condamné par Phistoire, pourrait Petre demain, & partir du moment od des catégories enti’res sont visées, chacun se sent abandonné, seul, et le dynamisme collectif du parti pousse en avant, irénétiques ou résignés, les individus, prison- niers dune fatalité implacable, jouets @une foree inhumaine. Abandonnés, les individus perdent les liens organiques qui les rattachent & leurs familles, 2 leurs proches, & leurs compagnons de travail ou de misére. La femme ou les enfants vien- nent réclamer la mort du pre, personne ne se fie plus & son voisin, Ia police secréte est présente en chaque usine, en chaque bureau, au eceur méme des foyers. Dans les camps, cette « massification » atteint & sa forme extré- me, Pindividu est anonyme, perdu au milieu une foule od Ia solitude féeonde est inter- dite. Ladministration regle la vie de ces fantO- ‘mes qui passent d'une existence @ombres & la mort, sans qu’aucune personne ne ressente Yévénement comme humain ou significatf. Le IIIf Reich, apres M™ Arendi, ne serait, devenu totalitaire que dans la dernigre phase de la guerre, dans la période od fut consommé le génocide et ot Himmler accaparait pro ‘gressivement les pouvoirs, ministre de Pint ricur, chef des polices, commandant de Parmée de Vintérieur, etc. Durant les quinze années ot Hitler fut au pouvoir, le régime fut un mixte, dans lequel les éléments traditionnels = armée, administration, Economie — limitt- rent Paction de ceux que, sous le TI Reich, on appelait les fanatiques hitlériens. La these de M® Arendt est que ces « fanatiques » sont Je noyau du mouvement, quiils en incarnent Pessence historique, qu'ls n’étaient pas desti- 949 RAYMOND ARON nés, avec le temps, & céder la place aux modé- rés, mais qu’au contraire ils s'étaient alliés aux modérés pour donner le change, s%étaient camoufiés en nationalistes pour séduire les philistins qu’ils méprisaient. Au lendemain dune guerre vietorieuse, ils auraient enfin régné, changeant la carte raciale de Europe, étendant ta technique du génocide & des populations slaves. A coup sdr, les fanatiques Femportérent durant la guerre, mais on peut plaider que la cause en fut la conjoneture elle- méme, sans trancher avec certitude de ce qui se serait passé en eas de victoire militaire du IF Reich. Le totalitarisme communiste En ce qui concerne le totalitarisme stali- nien, M™ Arendt se borne & indiquer qu'il n'a rien & voir avec Lénine. Celui-ci, au contraire, aurait tenté de donner une structure & la masse russe indifférenciée. Le totalitarisme aYaurait rien & voir non plus avec le marxisme et aurait surgi vers les années 1930, Rappe- Tons, entre ces apercus profonds, quelques propositions banales. La condition premigre, mais non suffisante, un régime totalitaire est la prise du pouvoir par un parti qui s‘assure le monopole de la politique. Cette condition ful réalisée aut temps de Lénine et grace lui, Parti minoritaire, entouré d’ennemis, les bolcheviks emprunte- rent & ancien régime sa police, et celle-ci, & Ja faveur de la guerre civile, prit une ampleur et acquit une puissance supérieure & celles quelle gardait dans les derniers temps du tsarisme affaibli. Du vivant méme de Lénine, les partis opposition, y compris les partis socialistes ou révolutionnaires, étaient mis hors la loi. Du vivant méme de Lénine, une censure au moins négative sévissait. Le marxisine 1°était pas mis en question, pas plus que Péquation : pouvoir du parti = pouvoir du protétariat. Bien plus, le principe de tous les mensonges était posé : la révolution socia liste, apres la doctrine, aurait do succéder & Pépanouissement capitaliste, les institutions de la société socialiste auraient d0 étre pré- sentes dans le sein de Pancienne société. Lénine ayant admis, sous le coup de Pévéne- ment, la these de ‘Trotsky selon laquelle il n’était pas impossible de sauter la phase bour- geoise et capitaliste fut A Vorigine de Téqui- 950 voque qui fit appeler « édification socialiste » la phase du développement de la société industrielle que la théorie marxiste considé- rait comme la fonction propre du capitalisme. Le décalage entre réalité et idéologie n°était pas aussi éclatant jusqu’en 1923 parce que ni la guerre civile et le communisme de guerre ni la NEP ne s‘appelaient édification socia- liste. Lénine n’en a pas moins eréé les condi tions indispensables cette substitution per- manente de Pidéologie & la réalité dans laquelle M Arendt voit, a juste titre, un des traits caractéristiques du stalinisme. Que fallait-il pour que s’épanouit le régime totalitaire ? Que le décalage s'accusat entre réalité ct id€ologie, autrement dit que le déve~ loppement accéléré des forces produetives, selon la méthode dépargne forcée et de plan, suscitat des phénoménes comparables 2 ceux qwavait connus PEurope occidentale au méme Age économique (encore qu’aggravés en Union soviétique) et que, simultanément, le Pouvoir maintint et amplifiat le systéme idgologique interprétation, érigé en vérité officielle. Lorsque Staline reprit & Popposition de gauche le programme (industrialisation formulé par celle-ci, il Sobligea & prélever sur une population récalcitrante une épargne considérable pour finaneer les investissements et aussi & contraindre les paysans & livrer les céréales, sans recevoir en contrepartie des biens de consommation. La nécessité d’ac- croitre les livraisons et le souci doctrinaire de détruire toute classe fondée sur la propriété privée dinstruments de production entraine- rent la politique de collectivisation, dod sui- virent la répression féroce des résistances paysannes, la ruine temporaire de Pagricul- ture, Pabattage du bétail, la famine. On conti- nuait, sans doute, en toute sérénité, de bapti- ser «édification socialiste » cette’ sorte de guerre civile qui accompagnait la construction des usines et des fermes collectives. Inévita- blement, la folie logique et homicide, qui apparait & M™ Arendt Pessence du totalita- risine, gagnait de proche en proche. Le parti devait étre transformé en un appareil impec- cablement discipliné pour croire, sur Pordre de Finstance supérieure, qu'il faisait jour en pleine nuit, pour reconnaitre le socialisme dans ces épisodes tragiques de Pindustrialisa- tion primaire. I fallait la eroyance absolue au parti, & histoire, & Paccomplissement de Phu- manité dans une société sans classes pour combiner le cynisme dans Paction avec une sorte didéalisme @ long terme. La terreur stalinienne Mais, dira-t-on, les circonstances expliquent peut-ttre le totalitarisme de 1930-1934, elles mexpliquent pas la grande purge de 1936- 1938. Et Cest 1a que nous retrouvons Pargu- ment majeur de M™ Arendt. La terreur tota- litaire du stalinisme n'est pas imputable aux circonstances, puisqwelle redouble lorsqu’elle est devenue inutile rationnellement. Eargu- ment est fort, contre des livres superficiels et faussement objectifs, comme celui d’Isaac Deutscher qui tente d'expliquer intégralement les phénomenes totalitaires par les circons- tances économico-sociales. Malgré tout, les victimes de Ia grande purge ont cherché & s‘expliquer le phénoméne dont ils étaient victimes et sans reproduire ici les seize théo- ries, présentées par MM. Beck et Godin (pseudonymes dun physicien origine autri- chienne et d'un historien russe qui se sont rencontrés dans les prisons soviétiques), certaines d’entre elles suggerent au moins des interprétations qui rendent partiellement intelligible la répression, absurde dans. sa démesure (). La société qui sortait des plans quinquen- naux, higrarchique, inégalitaire, despotique, ne ressemblait pas & Timage que sen faisaient & Tavance les révolutionnaires. Elle ne pouvait ppas lui ressembler puisque, @aprés la théorie méme qui subordonne Porganisation sociale aux forces productives, un développement suffisant de celles-ci était fa condition indi pensable des bienfaits socialistes. Or, comme Je développement des forces. productives, baptisé: mensongerement socialise, exigeait encore de nombreux plans quinquennaux, autrement dit de nombreuses années de priva~ tions et efforts, il fallat éliminer les idéalis- tes qui ne se réconcilieraient jamais avec cette réalité. A partir de ce méme décalage entre idéologie et réalité, on retrouvait Pautres théo- ries : celle du boue émissaire (il faut rejeter sur les privilégiés la responsabilité des échecs et des souffrances), celle aussi de la mise & éprewve (il faut que les membres du_parti acceptent aveugkément n'importe quelle déci- 13) F. Beck et W. Gouin, Rusian Purge and the Exraction of CConfesion, New York, The Vbsag Press 1981, 238 pages L’ESSENCE DU TOTALITARISME sion, y compris celle qui les frappe, pour que soit accompli le transfert indispensable du loya- lisme, qui s'adressait initialement a Vidée et qui doit aller désormais au parti), celle de la manie césarienne de persécution (comment le Pou- voir pourrait-il ne pas étre assiégé par l'an- -goisse alors quil sait qu'il ment et sait que les masses le savent et savent qu’il le sait ?), etc. Mais il y a plus = la réalité elle-méme exige pour une part la terreur. Lédification socia- liste, c’est-A-dire l'industrialisation sous l'im- pulsion de PFtat, est affectée d'une contra- diction fondamentale. La gestion étatique et bureaucratique ne saurait étre favorable & Taccroissement de la production et de la productivitg, si elle est égale et modérée. Elle ne devient efficace que par le procédé des Pharaons ou I’appel & Pintérét individuel. Le recrutement des travailleurs forcés est la forme ultime que prend lndifférence des biitisseurs aux moyens et au matériel humain, pourvu que les objects soient atteints. Dans Je cadre bureaucratique d’autre part, les tech- niciens ou les directeurs entreprises agissent en pionniers. Ils sont obligés de réaliser le plan et ils n'y parviennent qu’en usant des Circuits clandestins qui se multiplient en marge des circuits légaux. Ils s’y décident parce qu'il rest pas moins dangereux pour eux de rester dans la légalité que d’en sortir. La terreur est peut-étre indispensable pour empécher la cris- tallisation bureaueratique qui paralyserait Paccomplissement de la tache paradoxale (développement des forces productives sous Timpulsion de I'Etat). Si le régime se stabili- sait, on serait en présence dune bureaucratic hiérarchisée, dont les formes extéricures res- semblent a celles du Tchin, encadrant désor- mais non une société & prédominance agricole mais une société industrielle. Est-il possible de donner a la bourgeoisie bureaucratique, créée par lindustrialisation, tous les avantages qu'elle posséde dés main tenant (salaires élevés, impéts sur le revenu non progressifs, avantages pour Péducation des enfants) et, en plus, la sécurité person- nelle et la stabilité de 'emploi ? Cette stabi- lité ralentirait la promotion, étant donné Page auquel, dans les années 1920 et 1930, on accé- dait aux fonctions supérieures, elle permet trait au mécontentement de se fixer sur des fonctionnaires inamovibles, elle donnerait & ceux-ci une autorité, une confiance qui limi- teraient progressivement la toute-puissance 951 RAYMOND ARON du parti, Celui-ci ne garde le controle qu’en ‘empéchant la bureaucratie de se transformer en une aristocratie d'un type nouveau, La terreur entretient la mobilité sociale en méme temps qu’elle est la seule issue aux conflits & Vintérieur dune classe dirigeante qui n’a pas encore créé les procédures constitutionnelles selon lesquelles régler pacifiquement les conflits. ‘Toutes ces explications, méme combinées, faissent une marge mystérieuse ; Parrestation ‘en masse de millions de gens qui décapita les industries, la_ science, Parmée, 'administra- tion, n’était ni nécessaire ni raisonnable. Mais i nest pas sir que personne ait voulu la grande purge, telle qu’elle s'est déroulée, pas plus que personne n’a voulu la collectivisation, telle qu'elle a é1é pratiquée. Le mécanisme de la boule de neige, que décrit Weisberg. (’) dans son admirable livre, a pu intervenir ainsi que le sadisme de Staline. Idéologie et terreur Ces explications sociologiques, que nous avons rapidement esquissées, ne sont nulle- ‘ment incompatibles avec les interprétations de M* Arendt qui visent Pessence du totalitaris- me. Les liens complexes qu'elle établit entre terreur, idéologie, police ne disparaissent pas pour autant. Tl n'est pas exclu méme de donner 1a terreur pour Pessence du régime totalitaire afin de distinguer celui-ci de ta simple tyrannie (pouvoir absolu d'un seul, régnant sur tous et les réduisant & Pimpuis- sance). Mais Fessence totalitaire ne surgirait pas mystérieusement, tout armée, du cerveau de Phistoire ou de Staline. Certaines circons- tances en ont favorisé Pavénement, autres ‘en favoriseront la disparition. Dans un article des Mélanges pour Karl Jaspers, Idéologie et terreur, M™ Arendt rend claires & la fois sa méthode et sa pensée, en reprenant les concepts de Montesquieu (). ‘Tout régime politique a une nature et un prin- cipe. La nature est «ce qui le fait étre tel, et le principe ce qui le fait agir ». Le principe de la monarchie est Phonneur, celui de la Répu- blique la vertu, celui de a tyrannie la peur. (4) Alexander Weisberg, Ldecusl, tad. de Vellemand, pr 2A. Koestler, Pasquale, 1953, 30 pass. (5) Hiaanah Arend, Ideologe und Teeror>, in Offener Her ont Feaichnt fr Kar dospe, Music, Piper Verlag, 18S, p. 229 Sst 952 Or, continue M™ Arendt, le totalitarisme n'a pas de principe. Un régime dont Pidéologie proclame des lois, cosmiques ou historiques, supérieures aux volontés humaines, dont la pratique rejette les individus dans Pisolement et Pabandon et les prépare A accepter le role de bourreaux ou de victimes, n’est méme pas mé par la peur car pour que la peur fit agir, ii faudrait que Vindividu et Pimpression qu’il dépend de son action d’échapper aux menaces de la répression ou de Pépuration. Le totali- tarisme est une tentative en vue dexercer sur Jes hommes une domination totale qui les déshumanise, soit qu'ils soient livrés aux camps de concentration, soit que, dans ta société dite normale, ils soient soumis 2 la propagande obsessionnelle et aux décisions mystérieuses des autorités, se réclamant elles- mémes de lois cosmiques ou historiques. On ne peut pas ne pas se demander si, ainsi formulée, la thése de M® Arendt a’est_ pas contradictoire. Un régime qui n’a pas de prin- cipe n'est pas un régime. Il n'est pas compa- rable 8 la monarchie ou & la République. En tant que régime, il n’existe que dans Pima- gination de Yauteur. En autres termes, ‘M™ Arendt constitue en régime, en essence politique, certains aspects des phénoménes hitlériens et staliniens, elle dégage et proba- blement exagére Poriginalité du totalitarisme allemand ou russe. Prenant cette originalité réelle pour Péquivatent d'un régime fonda- mental, elle est amenée & voir dans notre Epoque la négation des philosophies. tradi tionnelles et & glisser vers une contradiction : définir un régime qui fonctionne par une essence qui implique pour ainsi dire 'impos- ibilité du fonctionnement. Pour une part, idéologie et terreur du tota- litarisme sont Pamplification des phénoménes révolutionnaires. Cette comparaison est esquis- sée par Crane Brinton dans son livre sur P’ana- tomie des révolutions ("). Les bolcheviks, on ra dit souvent, sont des puritains ou des jaco- bins qui ont réussi, cest-A-dire gardé le pouvoir. Eux aussi disent ou pensent que seuls les purs sauveront la Révolution. Eux aussi, quand ils incarnent Etat, refusent la liberté, quills réclamaient & leurs ennemis au pouvoir. Eux aussi sont apotres du « despotisme de ta liberté », contradiction logique que Phistorien (6) Crane Beaton, The Anatonn of Revolton, New York, Pren- tise Hall now" e198, 324 popes explique sans trop de peine, les bouleverse- ments sociaux, méme sis doivent favoriser ultéricurement la démocratie, excluant, dans Ja premigre phase, les méthodes démocra- tiques. La société révolutionnaire impose & ses militants la rupture de tous les autres liens : la famille, le métier, rien ne compte auprés de la vraie foi - en Dieu ou en la société sans classes — et de action authen- tique, pour le salut individuel ou collecti Dans la mesure oii cette attitude et ces eroy- ‘ances se maintiennent, homme ordinaire se trouve, en effet, selon Panalyse de Mt Arendt, sacrifié & des lois mystérieuses, dégagé des communautés proches, soumis & une terreur qui se confond non avec la volonté arbitraire un seul, mais avec une sorte de fatalité, On dira que le paroxysme révolutionnaire, quanalyse Crane Brinton, ne saurait se pro- longer plusieurs décennies. Effectivement, le bolchevisme aifecte une nouveauté indiscuta- ble, sinon radicale, par rapport aux autres sociétés révolutionnaires. Visant plus loin que puritains et jacobins, placant la ‘Terre Promise au terme d'un développement historique, promettant égalité économique et abondance 2 tous, il implique, il justifie une révolution prolongée, en baptisant édification socialiste le développement des forces productives. Lac- cumulation du capital, ou Poceidentalisation technique, sous la direction d'une secte révo- lutionnaire, entraine ce mélange de terreur et idéologie, caractéristique du regne des extrémistes. En méme temps, Pédification sociale sous Vimpulsion de PEtat reprend une tradition russe = le parti communiste est un Pierre le Grand collectif, selon la formule Elie Halévy = et reconstitue une bureaueratie, 2 la fois administrative et technique, démesurément @largie par rapport & celle du tsarisme. La bureaucratic stalinienne s‘assure peu & peu vantages matériels, prestige, signes extérieurs de la hiérarchie, imités de la bureaucratie traditionnelle. Lidéologie révolutionnaire ~ la religion séculire — en vient a jouer, au profit du secrétaire général du parti, le méme role que a religion orthodoxe au profit des tsars. Le césaro-papisme renait et Vinterpréte de THistoire devient le pape-empereur. L’ESSENCE DU TOTALITARISME Quelle est la durée promise au totalitarisme ? Le phénoméne totalitaire comporte done des interprétations multiples parce qu’il a des causes multiples. La méthode qui tend a saisir essence n'est pas illégitime, mais & condition quelle ne néglige pas les méthodes complé- mentaires. Autrement, on s‘interdit de poser la question, peut-étre la plus importante quelle est la durée promise au totalitarisme ? Estil Faccompagnement temporaire et patho Jogique de certaines transformations ? Ou est- il, en dépit de son absurdité intrinséque, sus- ceptible de se prolonger en une sorte de déshumanisation permanente des sociétés humaines ? George Orwell, dans son livre 1984, a suggéré une these Sociologique : le parti unique, la bureaucratic autoritaire, Por- thodoxie d’Etat, les plans d'investissements et les privations pour tous, le conditionnement psychologique des victimes sont susceptibles de composer un systéme avec la société indus- trielle, Alors que le progrés de la productivité donnerait pour la premiére fois dans Phistoire la possibilité de ne pas fonder la culture supé- rieure sur la misére du plus grand nombre, le régime totalitaire entretient guerre et despo- tisme pour réserver & nouveau au petit nom- bre les profits de la civilisation. En ce cas, le totalitarisme ne serait lié A une phase d’édifi- cation ni imputable au poids du passé propre- ment russe, mais la superstructure politique- idéologique d’une économie moderne planifiée Dans son dernier livre, tout au contraire, M. Deutscher déeréte que la barbarie stali- nienne a été la méthode, plus ou moins inévi- table, pour chasser la barbarie russe et qu’elle ne survivra pas & Foecidentalisation technique du pays. Le stalinisme, par ses oeuvres, détrui- rait ses propres fondements. Il y aurait beaucoup «objections & formu Jer et contre la thése et contre la maniére dont elle est démontrée. Malgré tout, la question décisive est posse : Vindustrialisation de la société ne tend-elle pas d’elle-méme a saper les bases du stalinisme ? Avant tout, je mar- querai une distinction, implicite dans le livre de M* Arendl, entre le despotisme bureau- cratique et Ia planification économique dune part, le totalitarisme (idéologie et terreur) de Pautre. Le progrés économique tend par lui- méme & éliminer ou & atténuer celui-ci, il n’exclut nullement ceux-la. 953 RAYMOND ARON A mesure que s*éléve le niveau intellectuel de [élite sociale et que se stabilise une bour- geoisic bureaucratique, le terrorisme, le fana- tisme idéologique seront de plus en plus diffi- ciles & maintenir parce qu’ils iront contre les aspirations spontanées de la population et qwun parti, de plus en plus recruté parmi les techniciens et les privilégiés, perd inévitable- ment le fanatisme et la pureté de la secte. Mais, d'un autre e6té, le despotisme bureau- cratique demeure la’ superstructure ta plus commode d’une économie entiérement plani- fige de type soviétique. Il est douteux que les procédures électorales puissent étre introdui- tes en un tel régime, & moins d’un accroisse- ment imprévisible des ressources disponibles. Or, une bureaucratie autoritaire ne peut pas se passer entitrement d’une idéologie justifi- catrice, et celle-ci risque toujours de ranimer les erises révolutionnaires. Il faudrait, dans une analyse plus poussée, tenir compte de multiples facteurs = un des suecesseurs parviendra-til & se constituer en chef absolu, c’est-a-dire 4 éliminer ses rivaux ou a les convainere et & convainere les masses quiil est en mesure de les éliminer ? Quelle sera Pévolution du. conflit international ? Quelle influence exercera la révolution chi- noise sur le régime russe? Trop de causes diverses sont en jeu, trop accidents ou de personnes peuvent intervenir pour qu'il soit lkgitime de formuler des prévisions. Les phé- nomenes totalitaires, tels que nous les avons connus dans la premitre moitié du xx" siécle, ont été liés & a fois & un parti révolutionnaire, 4 une bureaucratie autoritaire et & des événe- ‘ments extrémes, guerre ou accumulation for- cenée du capital. Nous n’avons pas Pexpé- rience du retour a la vie quotidienne d'une révolution totalitaire. Le manque dexpérien- ce nous enjoint la prudence dans les prévi- sions. Il ne nous interdit pas d’espérer qu'il y ait une autre issue que la catastrophe apoca- Iyptique aux fureurs des masses abandonnées et des demi-intellectuels sans foi, On aurait tort de tenir pour définitivement acquis le fait de la déraison humaine. RAYMOND ARON elle. COMME LE PENSAIENT LES STOICIENS De méme qu'il arrive souvent qu'une personne recommandée fasse plus de cas de celui @ qui s'adresse la recommandation que de celui qui Va donnée, de méme il est pas le moins du monde surprenant quioriginairement nous soyons recomman- dés d la sagesse par les tendances initiales de la nature et que, par la suite, la sagesse clle-méme nous devienne plus chere que les tendances dott nous sommes partis vers CicéRon, De finibus, II, 7, trad. Jules Martha, Budé, 1, p. 20. 954

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