On aurait tort de maintenir les termes low-tech/high-tech dans une opposition défi nitive. Ces deux notions s'inscrivent aujourd'hui dans une logique paradoxale, où le low-tech s'affirme de plus en plus comme le nouvel horizon du high tech. Chronique d'un marivaudage en trois actes. acte 1. low-tech = faire-valoir Au début, tout est simple. Il y a les in et les out ; les ringards et les branchés ; les anciens et les modernes. Le high-tech est synonyme de progrès, le low-tech d' archaïsme. Jouant à fond sur cette logique binaire, les campagnes de publicité high-te ch mettent en scène d'infatigables winners (cyber-yuppies au sourire bi-bluoré, exec utive women overbookées), incarnant les valeurs positives du moment (performance, réactivité, fluidité), sur fond de slogans on ne peut plus basiques : «Compaq, à suivre" «C r sa boîte, facile ! (Microsoft), «Prenez votre avenir en mains" (Siemens), avec qua nd même parfois une légère pointe d'humour : «Contemplons l'avenir radieux que nous offr ent les promesses d'une productivité accrue. ooOh ! (imprimantes Lexmark). De leur côté, les marchands de produits low-tech (c'est à dire à faible composante techn ologique) entérinent le clivage, en se posant en antidote du virus high-tech. Les stylos Montblanc, par exemple, mettent en avant «le temps retrouvé de l'écriture" - un e manière comme une autre de prendre à revers l'idéologie ambiante du «temps réel". Relégué rang de simple faire-valoir par les chantres du high-tech, le low-tech riposte en revendiquant le statut de valeur-refuge. La dichotomie est totale. La stratégie est-elle payante ? Pas vraiment. En choisissant pour ambassadeurs des happy few s auxquels la masse est censée s'identifier, le high-tech finit par rater sa cible . A la limite, la segmentation leader/suiveur contribuerait plutôt à doper les vente s de produits de substitution : pour se la jouer jeune cadre dynamique sur les C hamps Elysées, inutile d'investir dans un vrai portable. Un leurre en plastique fa it très bien l'affaire ! acte 2. low-tech = passage obligé La conquête du marché grand-public passe par une autre approche. Exit la stratégie pus h, place au pull ! Traduction : après avoir assommé le client de messages ravageurs, l'heure est venue de se mettre à sa portée pour mieux satisfaire ses besoins. Fruit d'intenses séances de brainstorming, une nouvelle vision marketing se dessine : dés ormais, le marché ne se divise plus en deux catégories (in/out), mais en trois : les «internés" d'un côté (avatars électroniques de la grenouille décérébrée) ; les «interniet" re (réfractaires absolus à toute innovation technologique), et enfin les «interniais" (ceux-qui-voudraient-bien-mais-qui-peuvent-point). Ce sont bien évidemment ces der niers qui représentent la plus grosse part du gâteau. Pour les séduire, les stratèges hi gh-tech révisent leur «mix mercatique" : les campagnes ne ciblent plus seulement les jeunes actifs urbains CSP+, mais le public familial, les enfants (prescripteurs ) ainsi que les séniors (temps libre et pouvoir d'achat obligent). Le culte de la performance technologique n'est plus de mise. Ce qui compte avant tout, c'est le prix (cf les machines multimédia vendues au rayon quincaillerie de s grandes surfaces pour moins de 4000 F), la simplicité d'utilisation (le courrier électronique - application low-tech par excellence - n'est-il pas le principal mo tif de connexion à Internet ?), et la convivialité des services proposés (cf. le sloga n de Carrefour : «je ne suis pas devant un ordinateur, je voyage", avec en prime u ne charte graphique calquée sur la pub des produits bio). Dans cette optique, la frontière low-tech/high-tech n'a plus lieu d'être. Au motif q ue «la technologie fait partie de la vie", le high-tech quitte son piedestal pour intégrer le quotidien de monsieur tout-le-monde, au même titre que n'importe quel au tre bien de consommation courante. Utiliser un téléphone portable n'est plus affaire de standing, ça devient «un sixième sens" (Bouygues Télécoms). Si l'on en juge par la sat uration des réseaux de téléphonie mobile ou les résultats des ventes de PC dans les supe rmarchés, force est de constater que ce changement de perspective a porté ses fruits . Le virus high-tech prolifère à travers toutes les couches de la population. Et les m issionnaires de la révolution numérique semblent en passe de gagner leur pari : le t hème récurrent de «l'appropriation des nouvelles technologies" n'est plus considéré comme le cheval de Troie de Bill Gates, mais comme un véritable enjeu de société. Au bureau, à l'école, dans la famille, le high-tech adopte le profil bas de la denrée essentiell e, indispensable à l'épanouissement de chacun. Stylo Bic et ordinateur multimédia : même combat ! acte 3. low-tech = nec plus ultra Cette banalisation, si longtemps désirée, n'est pas sans causer quelques tracas aux jargonautes du marketing : Comment vendre de la technologie dans un environnemen t où elle n'est plus discriminante ? La plupart des annonceurs high-tech répondent p ar la fuite en avant («Jusqu'où irez-vous avec Microsoft") et reprennent, en les sur jouant, les arguments des deux actes précédents. D'autres, plus subtils, refusent de surenchérir dans le registre de la performance ou de la proximité, et optent pour u ne stratégie de communication radicalement nouvelle, où le low-tech s'affirme parado xalement comme le comble du high-tech. Explication : dans un monde guetté par l'ov erdose technologique, afficher sa dépendance est devenu vulgaire. Pour les leaders - les vrais, ceux qui ont tout compris des mutations en cours (se shooter au po rtable, par exemple, serait malvenu). La communication mobile n'est-elle pas le signe distinctif des esclaves qui gardent un fil à la patte en permanence (cadre j oignable à tout instant, secrétaire corvéable à merci, etc.) ? De même, se vanter de posséd r le PC dernier cri, avec pentium 500 Mhz, serait parfaitement ridicule. Dans 6 mois, tout le monde aura le même, et en plus la technologie sera dépassée ! Il se prod uit en fait pour l'informatique le même phénomène que pour l'industrie automobile. La démocratisation des modes de consommation rend vaine la course à la puissance et ' la performance technologique : frimer high-tech est désormais aussi ringard que draguer en Ferrari rouge. A l'inverse, cultiver un certain recul par rapport à la technologie, manifester haut et fort que l'on a «dépassé ce stade depuis longtemps" es t devenu très tendance. Il n'est pas rare d'entendre des responsables de grandes s ociétés informatiques se vanter de ne travailler qu'avec un stylo et une feuille de papier. Il est vrai qu'à un certain niveau, la technologie n'a plus sa place. Seuls comptent l'Humain, le Relationnel, l'Imagination, la Création - toutes chose s que de pauvres machines ne sauraient appréhender à leur juste valeur... Michel Her vé, maire de Parthenay, ville pionnière dans le domaine des autoroutes de l'informat ion, se targue volontiers de n'avoir aucun ordinateur sur son bureau. Ses collab orateurs en sont évidemment équipés, mais lui ? l'homme politique qui décide en dernier ressort ? n'a que faire de ce genre d'accessoires. Le low-tech s'affirme ainsi c omme le nec plus ultra du high-tech, en incarnant les valeurs de dépouillement, de maîtrise, de non-asservissement à la technologie. Le retour à l'Homme en quelque sort e. La dernière campagne publicitaire d'Apple s'inscrit à sa manière dans cette logique. E xpurgée de toute référence technologique, elle se contente d'afficher à l'état brut les vi sages de créateurs, auxquels la marque prétend faire écho. Plus discret, le spot TV d' IBM dédié au commerce électronique illustre encore mieux la manière dont les codes et l' esthétique low-tech sont récupérés par la pub high-tech. Un couple américain se promène dan un vignoble français et propose à la propriétaire de monter une affaire d'exportation vers la Californie. Haussement d'épaule de l'intéressée : «la Californie, on y est déjà gr à Internet" ! Tout dans ce spot fleure bon le low-tech : le format noir et blanc, le décor provincial, l'âge canonique du personnage central, la référence au vin - subst ance éminemment traditionnelle. La technologie n'y brille en définitive que par son absence. Comme si son but était d'oeuvrer à sa propre disparition. Le low-tech, solu tion finale du high-tech ? crash magazine - N°4 - septembre/octobre 1998