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Abstract
Giambattista Marino's few prose writings are enco- miums of art as well as reflexions on the notion of image. Marino explores the
link between the arts and the sacred through the emblem of the Sindon of Christ. The images art creates are sacred because
they hide what they say so as to say it, so that the force of revelation they carry is similar to the force of revelation carried by the
miracle. Metaphor is not a mere trope, but a conceptual tool of revelation : its maraviglia is of the same order as the miracle.
Graziani Françoise. L'image merveille. Figurer et dire selon le Cavalier Marin. In: Littérature, N°87, 1992. La moire de l'image.
pp. 24-30.
doi : 10.3406/litt.1992.2612
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1992_num_87_3_2612
Françoise Graciant, Université LiJIe-IlI
L'IMAGE MERVEILLE.
FIGURER ET DIRE SELON
LE CAVALIERMARIN
1 La série de panégyriques en prose devait comporter, d'après les projets annoncés par
l'auteur, une vingtaine de discours. Trois seulement ont été publics dans le recueil de 1614, qui
.
n'eut jamais de suite La Pittura, Diceria prima sopra la Santa Sindone ; la Musica, Dicena seconda
sopra le Sette parole dette da Cristo in Croce ; et // Cielo, Diceria ter^a, qui est une variation sur le
:
concept à' altéra et sur la structure poétique du monde. Les références à toutes les citations qui
suivent renvoient à la seule édition moderne de ces Dicerie sacre, procurée par G. Pozzi, Torino,
I960.
2. Voir Curtius, ha littérature européenne et le Moyen Age Latin, en particulier l'Appendice
XX11I, « La théorie artistique de Calderôn. » Je renvoie par ailleurs à deux articles antérieurs
où j'aborde, dans des perspectives complémentaires, la question des rapports de l'art à la
théologie « L'image comme verbe divin chez Zuccaro et Marino », dans Art et Littérature,
Actes du Congrès de la Société Française de Littérature Générale et Comparée, Aix-en-
:
Pujveiice (1986) 1988 ; et « La peinture parlante eephrasis et herméneutique dans les Images
de Philostrate et leur postérité en France au X VIF siècle », Saggi e ricerche di littérature Y'rancese,
:
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image merveille
5. ha Sindone è poema, ma poema scritto in un libro miniato (anche le pitture di Dio hanno con la
poesia questa conform t ta), p. 512.
6. Ancora il grande lddio, godé talora di fare il Poeta, & l' arguto favellatore : mottegiando agli
Huomini & agli Ange!:, con varie Imprese beroic.be, <ù? simboli figurât'. , gli altissimi sv.oi concetti (C. A.
III, p. 59)- C'est moi qui souligne, pour indiquer l'équivoque sur motto, qui désigne
proprement en italien le « mot » de la devise, par opposition à la « figure », mais dont
l'acception large est celle de signe, et mottegiare (far motto) doit s'entendre littéralement comme
« faire signe », ou ici « envoyer des signes aux hommes ».
7. Quanto è piu vaga e magnifica cosa, ch'un pe^p di marmo, il vedere un componimento
d'historia intiera compartita in tante varie figure. -■- « Combien il est plus agréable ei magnifique
de voir, plutôt qu'un morceau de marbre, un composé d'histoire complète organisé en une telle
variété de figures. » (p. 85 à propos du paragone de la peinture avec la sculpture).
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La moire de l'image
8. Arti [...] non solo nobili e degne, ma rare e mostruose, perche quasi di niente rappresentano
stupori incredtbili e miracoli aile genti (p. 81). C'est l'entrée en matière du discours, qui repose sur
un détournement de l'interprétation étymologique du mot monstrum selon les Etymologies
d'Isidore de Seville où les différents synonymes latins du mot sont associés aux signes et
présages : « les monstres sont ainsi nommés parce qu'ils montrent la signification des choses ».
(XI, 3).
9- C'est la définition générique de la métaphore donnée par Tesauro, qui paraphrase
Aristote (C.A. VII, p. 302). Ripa dans la préface à Ylconologie associait dans les mêmes termes
les images des orateurs et les allégories des peintres, « faites pour signifier une chose différente
de celle que l'œil voit ».
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L'image merveille
ÉQUIVOQUE ET Pour Marino comme pour Tesauro, la peinture est équivoque par
ALLUSION nature, précisément parce que son langage est celui de l'image, et que
non seulement l'image est un langage chiffré, mais son nom même
contient des significations multiples. Et c'est une autre équivoque de
l'image, laquelle peut être tantôt métaphore et tantôt copie conforme
du réel, qui détermine aussi dans les Dicerie la supériorité revendiquée
par la Peinture sur la Sculpture : « j'ai à charge d'exprimer la qualité,
dont la propriété est la ressemblance, toi d'exprimer la quantité, dont
la propriété est l'identique » n.
La peinture se définit donc comme supérieure à la sculpture parce
qu'elle ne reproduit pas le réel dans ses exactes proportions (ugguaglian-
%a) mais suggère des similitudes (somigliantça) : parce qu'elle est du
côté de la métaphore, des associations d'idées, de l'allusion, et non du
côté de la représentation mimétique. Il y a deux façons contradictoires
de comprendre l'image, en termes de fidélité à un modèle, c'est-à-dire
dans un rapport à la vérité, ou en termes de fiction et de simulacre,
c'est-à-dire en termes de poétique et, pour les adversaires de la peinture
et de la poésie, dans un rapport au mensonge. Mais c'est du même côté
que se situe l'allégorie, image voilée dont la vocation est de révéler des
mystères en les cachant. Et Dieu dans ses miracles, de même que ce
peintre parfait dont la figure emblématique est Timanthe parce qu'il
sait voiler précisément ce qu'il veut dire, « sous-entend plus qu'il ne
montre » 12. La vérité profonde se trouve ainsi déplacée du côté de
l'équivoque et de l'allusif — ce qui n'ira pas sans débats dans la France
de Louis XIV, où l'on élève la transparence au rang de vertu suprême,
en assimilant l'équivoque à Satan. C'est sur ce travail de l'esprit qui
consiste à inventer des concetti jigurati, et que Tesauro va oser attribuer
à Dieu sans détour 13, que la Peinture de Marino fonde aussi sa
supériorité sur la Sculpture : « il y a un travail du corps, et celui-là je te
le laisse parce qu'ignoble ; il y a un travail de l'esprit (ingegno) et
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celui-là, qui est noble, je le garde pour moi. Il est plus difficile et cela
demande un plus grand travail intellectuel de donner à entendre ce qui
n'est pas, que de faire paraître ce qui est réellement » 14.
Ainsi se constitue une poétique de l'allusion qui traite l'image
moins comme une simple allégorie que comme un condensé de
significations, c'est-à-dire, génériquement, comme un emblème : car la
nature de l'emblème est de dire beaucoup avec peu 15. Propriété que
peinture et poésie ont également en partage, lorsque la parole poétique
est de nature métaphorique, et que l'une et l'autre échangent alors leurs
fonctions : « l'une fait pour ainsi dire comprendre par les sens, l'autre
sentir par l'intellect » l6. Cette réversibilité que Marino formulera dans
l'Adone en termes métaphoriques (l'intellect est l'œil de l'âme et l'œil
l'intelligence du corps 17) affecte ici le miracle de l'image qui est de rendre
visible l'invisible, en transformant les mystères divins en « un spectacle
universel » 18. Si la peinture montre des effets de surface, c'est pour
signifier des causes cachées : ainsi peut-elle être légitimement qualifiée
de « monstre », en tant que paradoxe dont la propriété révélatrice n'est
opérante que par l'énigme et le voile. Une fois de plus, Tesauro nous
fournit une formule précieuse qui prolonge en explicitant ses effets la
parole poétique de Marino, et qu'il faut citer en italien pour en
préserver toute la densité laconique : he cose piu alte e peregrine ci vengono
copertamente scoperte e adumbratamente dipinte a chiaro oscuro 19. La
première Diceria déploie toute une chaîne sémantique de l'allusion
autour de ce concept d'adumbrare qui suggère le travail de l'ombre, et
appartient autant au vocabulaire du dessin qu'à celui de la méthode
allégorique, comme chacun de ses synonymes : delineare, forme de
description qui consiste à esquisser des signes peu explicites ; accennare
où le mot « signe » (cenno) s'interprète comme le voile qui montre ce
qu'il cache ; et sotto-intendere qui fait de l'allusion la principale qualité du
14. Havvi fatica di corpo, e questa corne ignobik lascio a te ; havvi fatica d'ingegno, e questa corne
nobile serbo per me. Piu è difficile e maggior fatica intellettuale si richiede in dare ad intendere quello che
non è, che in far parère quel che realmente è (p. 83)- On reconnaît là une véritable exégèse, en termes
concettistes, de la célèbre formule de Léonard, la pittura è cosa mentale.
15. In poco dice molto, velocemente alludendo a quel che non dice (« il dit beaucoup avec peu,
faisant rapidement allusion à ce qu'il ne dit pas ») : définition par Tesauro du laconisme, figure
propre à l'emblème (C.A., déf. de la Table, Trattato délia metafora, 6. De même VII, p. 434 et
XIV, p. 618, pour le laconisme in fatto).
16. L'una fa quasi intendere co'sensi, l'altra sentire con I'intelletto, Marino, p. 151.
17. [Uocchio] Perche senqa intervallo o mutar locojgiunge in instante ogni lontano oggetto ,\talché
negli atti suoi si scosta poco /dalla parfe^ion del' intelletto ; fonde se quel, vie piu che vento o foco/rapido e
vago, occhi del'alma è detto ,jquesto , ch'è di Natura opra si belle, j intelletto del corpo anco s'appella.
(Adone, VI, 27) : « l'œil, qui sans intervalle et sans changer de lieu atteint instantanément tout
objet lointain, au point que dans ses actes il s'écarte peu de la perfection de l'intellect, peut
s'appeler l'intelligence du corps, si l'autre, agile et rapide plus que feu et vent, est dit l'œil de
l'âme ».
18. Gl'incomprensibili secreti di Dio in te son divenuti visibili sacramenti, [...] ne fai spettacolo
universale. (p. 180 : « les secrets incompréhensibles de Dieu sont devenus en toi visibles
sacrements [...] Tu en fais un spectacle universel »).
19- « Les choses les plus hautes et les plus rares nous sont dévoilées par un voile et
prennent la forme de peintures ombrées en clair-obscur » (C.A. III, p. 60).
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