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LE FIGARO mercredi 3 mai 2017

CULTURE 29

Jean Eustache revient à lui


CHRONIQUE À Paris, la rétrospective de la Cinémathèque offre une occasion unique de revoir les films
introuvables du réalisateur.
Après, il y eut Mes petites amoureu-
LE CINÉMA ses (1974), où Eustache racontait ma-
Éric Neuhoff ladroitement son éducation senti-
eneuhoff@lefigaro.fr mentale à Narbonne. Le film déçut. Il
est étrangement atone. Un gamin

L
glisse une main sous le chemisier de
e cœur. C’est là qu’il a visé, na- sa voisine pendant une séance de
turellement. Jean Eustache a Pandora. L’ombre affectueuse d’une
pointé le canon de son arme grand-mère réchauffe la solitude de
sur le côté gauche de sa poitri- Daniel, qui marche les yeux baissés.
ne. Il s’est suicidé le 5 novem- Narbonne constitue aussi le décor du
bre 1981 dans un appartement du Père Noël a les yeux bleus (1966).
XVII arrondissement où il revoyait en
e Léaud se déguise en Père Noël pour
boucle les films qu’il avait enregistrés un photographe de rue, dans l’espoir
sur son magnétoscope. Il avait 42 ans, ne de s’offrir un duffle-coat. Des vitello-
s’était jamais remis de l’insuccès de Mes ni méridionaux draguent des demoi-
petites amoureuses, ne supportait pas de selles dans les cafés, avec leur accent
devoir boiter à vie après une chute du- tapageur.
rant un séjour en Grèce. Sur sa porte, il À un moment, Daniel (oui, encore)
avait laissé ce message : « Si je ne réponds s’arrête devant l’affiche des 400 Coups.
pas, c’est que je suis mort. » Une rétros- Effet de miroir. Cela vit de petites com-
pective apporte la preuve du contraire. bines, pique des livres pour les reven-
Eustache est toujours là, même si pour dre. C’était une époque où les magasins
des raisons de droits, ses titres sont pra- se baptisaient Les Dames de France et
tiquement introuvables. Raison de plus où l’on jouait au loto. À la fin, les gar-
pour se précipiter à la Cinémathèque. çons s’éloignent dans la rue en criant
Sinon, il faut surfer sur Internet, se « Au bordel ! » comme chez Flaubert.
connecter à des sites improbables, vi- Jean-Pierre Léaud, Françoise Lebrun et Bernadette Lafont dans La Maman et la Putain, une éducation sentimentale qui marquera Une sale histoire (1977) se compose de
sionner des copies brouillonnes. durablement les esprits de plusieurs générations. RUE DES ARCHIVES/COLLECTION CSF deux volets. Dans le premier, Lonsdale
On dit Eustache, on pense aussitôt La raconte la manie qu’il a d’observer les
Maman et la Putain. Ce film de trois heu- femmes. Il vit chez Marie, la pétulante les blagues idiotes (« Je suis en vert et les adolescents de l’époque, c’était clientes dans les toilettes d’un bistrot.
res quarante fut sans exemple, sans hé- Bernadette Lafont qui venait de tourner contre tout »), de voler le fauteuil d’un comme si un grand frère vous chu- Le second met en scène de façon docu-
ritage. Sélectionné à Cannes en 1973, il Une belle fille comme moi avec Truffaut. paralytique, de lire Proust sur un mate- chotait à l’oreille des choses qu’il mentaire le véritable protagoniste de
créa le scandale aux côtés de La Grande Il tombe amoureux d’une infirmière las à même le sol, d’écouter les chan- avait l’air d’être le seul à connaître, à cet épisode. « Un film que les femmes
Bouffe, qui a infiniment mal vieilli. Cette languide et désespérée. Nul n’a oublié le sons de Fréhel ou de Damia en ryth- nous qui n’étions sûrs de rien. Plus n’aiment pas », proclamait le slogan.
longue romance d’un jeune homme monologue de Françoise Lebrun dans mant maladroitement la musique avec tard, les mêmes s’aperçurent qu’Eus- Tel était Jean Eustache, qui aimait
pauvre, cette musique de chambre en une chambre de l’hôpital Laennec, cet- le bras. tache n’en savait pas plus qu’eux et Charles Trenet, sa grand-mère (à la-
noir et blanc est une œuvre à part, un te logorrhée entrecoupée de sanglots, que le film en était encore plus beau. quelle il consacra un documentaire),
grand film ténébreux, bavard, alcoolisé. d’une crudité sereine. Les amants y Effet de miroir Depuis, La Maman et la Putain fonc- les frères Lumière, la Coupole, Michel
Le temps y passe à une vitesse qui ne pratiquent un voussoiement qui teinte Jean-Pierre Léaud crée un rival à An- tionne comme un mot de passe. Arte Simon et la « Série noire ». Eustache
ressemble à aucune autre. L’oisiveté y les dialogues d’une couleur unique. toine Doinel (qui dans Domicile conju- le diffusa l’été 2013, en hommage à revient. Eustache est là. Pendant trois
est célébrée à coups de rencontres, de « Vieux con, vous savez que je vous gal annonçait au téléphone la nais- Bernadette Lafont qui venait de dis- semaines, désolé, on n’y est plus pour
Jack Daniels, de scènes de ménage, aime. » Entre le Flore et le jardin du sance de son fils à un certain Jean paraître. Durant toute la soirée, des personne. ■
d’anecdotes dérisoires. Luxembourg, les illusions de Mai 68 Eustache). Cette éducation sentimen- gens n’arrêtèrent pas de s’appeler. Rétrospective Jean Eustache,
Le héros, avec ses foulards et ses lu- agonisent à petit feu. L’amour libre a un tale laissa des traces durables dans les « Tu as vu ? Ils passent La Maman et la Cinémathèque française (Paris XIIe),
nettes noires, hésite entre deux (trois ?) goût de cendres. Cela n’empêche pas esprits de plusieurs générations. Pour Putain à la télévision. » jusqu’au 27 mai. www.cinematheque.fr

Emily Dickinson, en vers et contre tout


BIOPIC Terence Davies évoque la poétesse américaine dans un portrait vif et délicat.
Chez Davies, les femmes ont le pre- Pourtant, dans sa première partie, Hobbes de Sex and the City, donne à la
ÉTIENNE SORIN esorin@lefigaro.fr mier rôle, les hommes le mauvais. Davies est presque léger. On songe à poétesse toute sa palette, de la rébel-

O
Dans The Deep Blue Sea (2011), Rachel Love and Friendship, le roman épisto- lion au désespoir. Les couleurs froides
n peut n’avoir jamais lu Weisz aime un Tom Hiddleston qui la laire de Jane Austen porté à l’écran par dominent. Un silence morbide règne
une ligne d’Emily Dic- repousse dans l’Angleterre corsetée de le dandy new-yorkais Whit Stillman. dans le foyer. Robe blanche et idées
kinson et prendre beau- l’après-guerre. Dans Sunset Song L’époque n’est pas très riante pour les noires. La maison est gaie comme un
coup de plaisir à voir le (2016), à la veille de la Première Guerre femmes (litote) mais le père d’Emily caveau. Emily Dickinson meurt d’une
film de Terence Davies. mondiale, la belle Chris renonce à son (Keith Carradine) autorise sa fille à insuffisance rénale en 1886, à l’âge de
Non pas parce que sa poésie est ab- rêve de devenir institutrice pour re- écrire la nuit, entre 3 heures du matin 56 ans, en ayant publié seulement une
sente, au contraire, on l’entend beau- prendre la ferme familiale, coincée en- et l’aube. Le jour, la propriété familiale douzaine de poèmes sur les 1 800
coup et les vers de la poétesse améri- tre un père brutal et un mari déloyal. À est pleine de conversations et de rires. qu’elle a écrits. Sa gloire ne sera que
caine, qu’on les découvre ou non, ont nos yeux, le lyrisme de Davies a tou- La vieille tante bigote est plus idiote posthume. ■
PANAME DISTRIBUTION

une puissance et une beauté indénia- jours souffert d’une mise en scène un que méchante. Les femmes s’amusent,
bles. Une tristesse aussi, et les admi- peu compassée pour nous transporter les bons mots fusent (« Il danse comme
rateurs de Davies, émus par les mélos tout à fait. Emily Dickinson ressemble un ours polaire »). « Emily Dickinson,
en costumes qui ont fait sa réputation, à une héroïne de Davies, avec quelque A Quiet Passion »
ne s’étonneront pas du désir du ci- chose de plus radical, de plus intransi- Couleurs froides Biopic de Terence Davies
néaste anglais de raconter la vie d’une geant. Rétive à la religion et à la nor- Puis le frère et la sœur complices quit- Avec Cynthia Nixon, Jennifer Ehle,
jeune femme de la Nouvelle-Angle- me, elle a choisi la poésie plutôt qu’un tent le nid, les amis s’éloignent. Emily Jodhi May
terre au XIXe siècle qui n’a rien d’un mari : « Si les sœurs Brontë voulaient Dickinson vit recluse, refuse de sortir. Durée 2 h 05 Cynthia Nixon donne à la poétesse toute
conte de fées. être saines, elles feraient du crochet. » Cynthia Nixon, l’inoubliable Miranda ■ L’avis du Figaro : ○○○¡ sa palette, de la rébellion au désespoir.

Passage de la comète Terrence Malick


DOCUMENTAIRE Son luxueux « Voyage of Time. Au fil de la vie » sera dans certaines salles jeudi soir, en projection unique.
de Mahler, Bach, Arvo Pärt, notam- producteurs de ce luxueux opéra natu-
MARIE-NOËLLE TRANCHANT ment, qui leur donnent une dimension rel, à l’atmosphère new age.
mntranchant@lefigaro.fr
d’oratorio. Mais le film est un peu Passionné par les sciences, Malick

E
plombé par son commentaire, sorte de s’est entouré d’une pléiade de spécia-
st-ce un événement ou le lancinant poème à la Terre mère, aux listes, astrophysiciens, géologues, pa-
contraire d’un événement, ce invocations un brin sentencieuses, et léontologues, chimistes, biologistes, et
que les professionnels de la dit par Cate Blanchett sur un ton de ré- a convoqué les techniques de l’image
distribution appellent « une citation solennelle. les plus en pointe pour créer « une ex-
sortie technique », façon périence sensorielle de nos connaissances
d’enterrer un film en le programmant Un passionné de sciences scientifiques ». Mais cette simulation de
dans quelques salles d’où il sera vite re- Dans ses grands films de fiction, des laboratoire ne va pas sans artifice. De-
tiré, avant une éventuelle diffusion té- Moissons du ciel à Tree of Life, en passant puis, l’étonnant cinéaste est revenu à la
lévisée, puis en VOD et DVD ? Le docu- par La Ligne rouge, Terrence Malick a fiction pour tourner Song to Song, avec
mentaire de Terrence Malick Voyage of Opéra naturel à l’atmosphère new age, Voyage of Time. Au fil de la vie évoque toujours eu ce sens du lyrisme cosmi- Ryan Gosling, Michael Fassbender et
Time. Au fil de la vie est annoncé « en la genèse du monde et s’inquiète de ce que nous en avons fait. MARS DISTRIBUTION que, plaçant l’inquiétude existentielle Rooney Mara, que l’on découvrira le
diffusion unique dans toute la France de ses personnages dans l’immensité du 7 juin. ■
jeudi 4 mai à 20 heures ». À Paris, il pas- lick évoque la genèse du monde et s’in- lave, énormes nuages de fumée. Puis monde. Son mouvement profond re-
sera dans quatre salles, dont le Max quiète de ce que nous en avons fait. Le vient l’éclair, l’orage, le déluge. Voici joint la grande inspiration des psaumes,
Linder Panorama, dans sa version clas- film s’ouvre sur des images de laissés- l’eau, en trombes et cataractes, la sépa- qui mesurent la fragilité de l’homme à la « Voyage of Time.
sique (il existe aussi au format Imax). pour-compte fouillant les poubelles, ration de la terre et de la mer, l’océan. splendeur infinie de la création divine. Au fil de la vie »
Présenté à la Mostra de Venise 2015, avant de mettre en scène le grand opéra Et bientôt, le règne du vivant, les jeux Voyage of Time. Au fil de la vie se situe Documentaire de Terrence Malick
Voyage of Time. Au fil de la vie est un des origines. De l’obscur chaos initial des animaux, le travail des hommes. dans cette ligne, avec l’aspect plus im- Avec la voix de Cate Blanchett
hymne à l’Univers qui mêle science et sortent des magmas de feu, explosions Visions superbes, composées parfois personnel du documentaire. Le film a Durée 1 h 30. Diffusion unique le jeudi
A

poésie, pour s’interroger sur la place de de matière en fusion, tournoiements de comme des tableaux abstraits, et ac- un côté très National Geographic – qui 4 mai à 20 heures dans certains cinémas
l’homme dans le cosmos. Terrence Ma- planètes incandescentes, fleuves de compagnées de musiques solennelles, n’est pas par hasard un des nombreux ■ L’avis du Figaro : ○○¡¡

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