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Presses de

l’Université
de
Montréal
Cioran  | Sylvain David

Chapitre III. Un
paradoxal
ressourcement
p. 85-106

Texte intégral

Mais quand disparaît une croyance, il lui survit, et


Mais quand disparaît une croyance, il lui survit, et
de plus en plus vivace, pour masquer le manque
de la puissance que nous avons perdue de donner
de la réalité à des choses nouvelles, un
attachement fétichiste aux anciennes quelle avait
animées, comme si c’était en elles et non en nous
que le divin résidait et si notre incrédulité actuelle
1
avait une cause contingente, la mort des Dieux .
Marcel PROUST
1 La fragmentation de l’œuvre de Cioran n’est pas
synonyme de richesse intellectuelle ou de représentation
égalitaire et objective de multiples pans de l’ensemble
social. Si l’essayiste recense toutes les vérités à sa portée,
c’est qu’il les considère comme étant équivalentes et
interchangeables. Lorsqu’on admet « la légitimité d’idées
contradictoires, la cœxistence de positions
antinomiques » (TE 883), inutile, dès lors, de se résoudre
à effectuer un choix parmi celles-ci. Mais cette source de
savoir ne constitue pas pour autant une totalité : chaque
supposée «  vérité  » étant, par définition, exclusive, elle
ne peut exister qu’aux dépens des autres. Il n’y a donc
point accumulation de sagesse, mais éternel retour du
même. Si la «  décadence  », époque de crépuscule
historique, tente une synthèse de ces multiples absolus,
c’est à l’encontre de la force et de la vitalité de chacune
de ces «  vérités  ». La richesse des sources alimentant
l’œuvre de Cioran se fait ainsi sécheresse car elle annule
tant la force que l’individualité des discours qui la
traversent et la constituent.
2 Une pareille ambivalence découle du fait que Cioran,
dans sa démonstration, ne s’attarde guère à poser ses
croyances personnelles, à définir un système de valeurs
qu’il posséderait en propre. Au contraire, sous prétexte
d’objectivité et de lucidité, il radicalise la part de doute et
de remise en question propre à l’ère du soupçon
moderne, pour arriver à une totale décomposition, voire
réfutation, de l’univers  : rien n’existe en soi, tout n’est
qu’apparence. Une conclusion aussi nihiliste paraît
inévitable lorsqu’on base sa réflexion sur une

«  méthode  » d’inspiration sceptique, ou pyrrhonienne,


«  méthode  » d’inspiration sceptique, ou pyrrhonienne,
sans pour autant conserver un point de comparaison,
une balise à l’aune de laquelle il serait possible de
maintenir un quelconque ancrage dans le réel, histoire
d’éviter toute dérive dans le relativisme absolu. Sans
convictions ou préjugés fermement établis, l’ego du
négateur se révèle rapidement être aussi creux que le
monde extérieur dont sa pensée conteste l’existence. À
force de tout relativiser et remettre en question, on
aboutit à la confrontation avec son propre vide : «  Plus
rien à poursuivre, sinon la poursuite du rien » (TE 887).
De fait, alors que la vision « perspectiviste » de l’univers
pratiquée par l’écrivain avait pu laisser celui-ci dans
l’angoisse que suscite une impression de relativité
absolue, il réagit en faisant de son œuvre le lieu de la
quête d’un élusif critère de vérité, d’un nouvel angle à
partir duquel considérer le réel pour éviter de s’enliser
dans l’ennui qui résulte d’une perception indifférenciée
de l’univers.

Une réaction individuelle


3 Dans l’ouverture du Précis de décomposition, Cioran
stipule fermement qu’«  [e]n elle-même tout idée est
neutre, ou devrait l’être  » (P 581). L’essayiste n’en
convient pas moins, dans le court texte «  Le penseur
d’occasion  », quelques pages plus loin,
qu’«  [a]ntiphilosophe, [il] abhorre toute idée
indifférente  » (P 666). On touche dès lors à l’un des
nœuds de la pensée, ou plutôt de l’attitude, cioranienne.
D’une part, la crainte du «  fanatisme  », qui pousse à
concevoir comme étant interchangeables et équivalentes
les idées d’autrui, entreprise de sape et de démolition
qui culmine en une remise en question du moyen même
par lequel ces croyances sont exprimées — c’est-à-dire
les mots et le langage — ce qui mène à faire porter un
soupçon sur le bien-fondé de l’œuvre en cours. De
l’autre, en dépit du constat que le fanatisme découle
d’une idée qui a cessé d’être neutre (religion, idéologie),

Cioran rejette la philosophie pour cause de pensée


Cioran rejette la philosophie pour cause de pensée
mécanique, d’indifférence à son objet.
4 Parallèlement aux développements de Cioran autour
d’une «  théorie de la relativité  » se profile ainsi une
seconde tendance, ou démarche esthétique, en
opposition radicale avec la première. L’essayiste cherche
à se distinguer de toute pratique officielle de la
philosophie — c’est-à-dire de toute pensée impersonnelle
et systémique — au profit d’une réflexion guidée par
l’humeur du moment. À l’encontre de l’intellectuel qui
jongle avec les concepts et les idées abstraites, Cioran
revendique une démarche basée sur l’expérience, sur
une connaissance directe, empirique, de la vie. C’est à ce
dernier aspect que renvoie la figure du «  penseur
d’occasion » (P 666), qui prétend à la spéculation à temps
perdu  : une pensée digne de ce nom ne se nourrit pas
exclusivement d’elle-même, mais d’un stimulus
extérieur. «  Les “saisons” de l’esprit sont conditionnées
par un rythme organique  ; il ne dépend pas de “moi”
d’être naïf ou cynique : mes vérités sont les sophismes de
mon enthousiasme ou de ma tristesse » (P 667). Ce ne sera
donc qu’au hasard des réactions physiologiques d’un
sujet — et non d’une construction logique — que l’on
pourra prétendre à une réflexion authentique.
5 A priori, cette valorisation de la subjectivité semble une
conséquence directe de la vision relativiste exposée
précédemment. En effet, si l’on conçoit un monde
dépourvu de tout repère moral, privé de toute balise
axiologique, l’ultime élément irréductible à perdurer au
sein d’une telle entreprise de sape est celle de l’ego du
penseur, point unique à partir duquel se constate
l’ambivalence ambiante. Comme l’énonce Cioran au
sujet de Borges, écrivain auquel il consacre l’un de ses
Exercicesd’admiration  : «  Pour lui tout se vaut, du
moment qu’il est le centre de tout  » (EA 1607). Mais,
comme le suggère le haut degré d’intertextualité ou
d’interdiscursivité de l’écriture de l’essayiste, son « moi »
ne paraît pas avoir le niveau d’autonomie auquel il
prétend  : en dépit de ses prétentions à une pensée
«  inactuelle  », l’écrivain ne ferait qu’un avec cet
imaginaire occidental contre lequel, malgré tout, il
imaginaire occidental contre lequel, malgré tout, il
s’insurge. En effet : «  Il parle d’instinct, dans la mesure
où cet instinct est fait d’une culture peu commune et est
nourri de mille livres qui lui permettent de ne
2
s’assujettir à aucun   » Pareil constat, loin d’infirmer la
conception d’une irréductibilité du «  moi  » du penseur,
tend au contraire à la définir, la préciser. Ce n’est pas sur
le plan de l’idée que se joue l’individualité de l’être mais
sur celui, plus intime, « [d]es ruminations de l’insomnie,
[d]es éclairs d’une frayeur incurable et [d]es doutes
traversés de soupirs » (P 666).
6 Si la figure du « penseur d’occasion » peut paraître aussi
aléatoire que l’univers moderne longuement décrit par
Cioran, dans la mesure où, ne reposant pas sur une
théorie ou un système, elle demeure libre de s’égarer
dans les méandres de sa propre subjectivité, elle se
distingue toutefois de l’anomie ambiante par sa
dimension d’affectivité. Alors que l’individu
contemporain peut se sentir dissocié de son entourage
car il n’arrive pas à s’identifier aux valeurs de la
collectivité, Cioran valorise au contraire un tel sentiment
d’étrangeté et sera porté à idéaliser des esprits comme
Nietzsche ou Kierkegaard, «  puisant leurs pensées dans
leur fond propre, dans l’éternité spécifique de leurs
tares  » (P 732). Par le fait même, il insufflera une
certaine dose d’émotivité à sa réflexion, lui conférant
ainsi un ultime sursaut de vigueur que la fatigue de
l’esprit contemporain ne laissait pas prévoir. Cette
pensée, guidée par le corps et ses souffrances, repose sur
l’affectivité et l’émotion, derniers repères d’authenticité
en un monde où tout s’annule et tout s’équivaut. Alors
que l’idée ne peut être que lettre morte (philosophie
abstraite, coupée du domaine de l’expérience) ou
meurtrière (partagée comme credo par plusieurs, elle
pousse aux excès et à la terreur), la sensibilité constitue
une vérité, de par le fait qu’elle est irréfutable, mais une
vérité neutre, car elle demeure proprement individuelle
et dès lors étrangère à la folie des masses. À défaut de
vivre un lien affectif avec un « grand récit » collectif, le
privat denker en arrivera, du moins, à conférer une
certaine authenticité à sa propre production car elle
certaine authenticité à sa propre production car elle
n’émane pas d’une idée commune ou d’un vocabulaire
usé mais d’une humeur personnelle, donc non partagée.
7 On se heurte ainsi au même paradoxe que celui
concernant la démocratie  : la pensée introspective est
présentée comme antidote à la folie guerrière, même si
elle constitue, en soi, un facteur du déclin ambiant. Cette
contradiction irréductible s’explique, en partie, par
l’adhésion de Cioran, dans sa jeunesse, aux thèses de la
Lebensphilosophie, ou philosophie vitaliste allemande :
Rappelons que la complexe notion de vie était apparue
au tournant du XIXe siècle, sous l’impulsion de Nietzsche
et de Schopenhauer, dans le contexte d’une opposition
radicale à l’idéalisme hégélien. Elle sera ensuite au
fondement de la philosophie de Simmel et Dilthey.
Autant d’auteurs-phares pour le jeune Cioran qui ne
cesse, dans les années 1920, de prôner une soumission à
l’« impérialisme » de la vie et à son fonds obscur3

8 Ce courant de pensée place l’instinct et les forces vitales


avant le savoir, considéré comme étant détaché des
enjeux «  réels  » de l’existence. Une telle ligne de
réflexion est, chez l’auteur de la Généalogie de la morale,
essentiellement un prétexte à surmonter les clichés de
l’opinion commune en s’érigeant comme être pensant
autonome. Mais, pour certains lecteurs moins
scrupuleux et plus pressés, la valorisation de la force
brute a pu prendre une tout autre signification. Cioran
lui-même a partagé de telles conceptions, alors qu’il était
sous l’emprise d’une fascination pour l’extrême-droite.
Dans les premiers écrits français de l’essayiste, cette
survivance de l’œuvre de jeunesse se manifeste
principalement dans ses conceptions de l’Histoire et de
la décadence, où il suppose qu’une société, tel un
organisme animé, peut être victime de fatigue, d’usure et
voir ses forces décliner. Si l’écrivain privilégie désormais
l’expression d’un scepticisme militant, à l’opposé de
l’engagement politique, il n’en reste pas moins imprégné
de certaines thèses vitalistes, qui surgissent
périodiquement dans ses écrits et dont il mettra
longtemps à se débarrasser.
Prétendre à une philosophie sensible, à une pensée
9 Prétendre à une philosophie sensible, à une pensée
authentique car issue de l’humeur du moment, implique
une relation particulière avec le langage. L’un des traits
caractéristiques de la vision de Cioran est de considérer
l’histoire de la philosophie en son ensemble comme une
longue variation sur un nombre réduit de thèmes, dont
la prolifération n’est rendue possible que par un
continuel renouvellement de la terminologie : « Quelque
intime que l’on soit des opérations de l’esprit, on ne peut
penser plus de deux ou trois minutes par jour  ; — à
moins que, par goût ou par profession, l’on ne s’exerce,
pendant des heures, à brutaliser les mots pour en
extraire des idées » (S 782). La philosophie universitaire,
la pratique intellectuelle professionnelle — «  disgrâce
majeure, [...] échec culminant de l’homo sapiens » (S 782)
— font ainsi figure de jeu logique désincarné, dont le
haut niveau d’abstraction permet un nombre infini de
permutations et de recombinaisons, sans pour autant
devoir se soucier du résultat final. Il s’agit moins de
chercher à atteindre une valeur humaine authentique
qu’à jongler avec un infini de possibilités.
10 À l’encontre de ces manipulations abstraites, Cioran
paraît à la recherche d’une écriture qui redonne à la
langue sa pleine capacité d’expressivité. Face à la
rigueur et la logique propres à la philosophie, il
entrevoit une salutaire diversion par un retour à la
simplicité de l’émotion. L’essayiste se tourne vers le
genre littéraire où la force d’expression du langage est
employée à sa pleine capacité  : la poésie. À la suite de
Nietzsche, qui privilégiait l’expression de sa pensée par
le biais d’allégories et autres figures, Cioran propose de
« pill[er] » (P 670) la matière de la poésie pour redonner
un peu de vigueur à la philosophie. À la rigueur logique
de la phrase, il s’agit d’opposer la liberté sémantique du
vers ; à la sécheresse de l’essai, il convient de confronter
la teneur émotive du genre lyrique  ; au dépérissement
du mot, victime de l’usage convenu, on remédie par
l’éclat de la métaphore. « Ce qui est préconisé, c’est une
écriture énergétique, une énergétique de l’écriture,
irriguée par un souffle lyrique, où le contenu de la
pensée, l’expression philosophique, l’“idée” passe
pensée, l’expression philosophique, l’“idée” passe
4
finalement au second plan   » En insufflant une dose de
lyrisme dans l’exercice de la pensée, l’essayiste tente une
transmutation salvatrice qui cherche à remplacer le
concept figé par la vivacité de l’image, à triompher de
l’esprit de système et de la fausse objectivité qu’il
implique, par un retour à la vigueur des passions, à une
subjectivité assumée comme telle.
11 En fait de poésie, Cioran selon son propre aveu
n’atteindra toutefois pas le résultat escompté. Lui qui
souhaite un surcroît de souffle et de grandeur s’enlisera
plutôt dans les excroissances verbales d’un «  lyrisme
échevelé » (EA 1627). Un tel échec semble dû, ne serait-ce
qu’en partie, au fait que l’essayiste valorise la poésie
romantique, ainsi qu’en témoignent les multiples
allusions du Précis à des auteurs comme «  Shelley [...],
Baudelaire [...], Rilke  » (P 670). Dès lors, pour le lecteur
contemporain, l’aspiration à «  être décomposé, pourri,
cadavre, ange ou Satan  » (P 670) paraît curieusement
déplacée dans un recueil qui prétend à l’élégance et au
détachement. De même, maints propos sur la corruption
relèvent davantage de réminiscences baudelairiennes
que des idées « sociales » par ailleurs défendues. Dans le
premier ouvrage français de l’auteur, le terme
«  décomposition  », par-delà son aspect métaphorique
appliqué à la pensée, au discours, voire à la société en
son ensemble, doit donc également être compris en son
sens premier de simple «  art de pourrir  » (P 718).
L’impression de stagnation qui se dégage du Précis, en
dépit de sa force brute, est ainsi imputable, par-delà le
jeu d’indifférenciation, à la lourdeur d’une influence
romantique qui perdure.
12 Cioran se dégagera toutefois très rapidement de cette
aporie initiale et, à compter des Syllogismes, qui brillent
par leur élégance et leur légèreté, verra davantage dans
la poésie une démarche, une vision du monde, qu’un
contenu à reproduire. La véritable négativité de la
poésie réside moins dans l’inclusion de théories et
d’images aux connotations péjoratives, que dans l’effet
dissolvant qu’elle applique à tout ce qu’elle touche, tout
ce qu’elle aborde. Ainsi, dans ses réflexions sur
ce qu’elle aborde. Ainsi, dans ses réflexions sur
l’« Atrophie du verbe », l’essayiste confesse que la poésie
lui a fait «  perdre jusqu’à [s]es incertitudes  » (S 751).
Suivant cette idée, il retiendra une conception de l’art
lyrique relevant avant tout de l’effet exercé par le poème
sur son lecteur. Le morceau réussi sera celui qui aura
sapé quelques illusions, rendu caducs quelques idéaux.
Jeu des affects et des sensations, qui ne s’abaisse jamais
au niveau argumentatif ou délibératif, le poème
représente une forme de fulgurance, la saisie
instantanée d’un moment du monde voué, par son
essence, à l’évanescence et l’intangibilité : « Avec elle [la
poésie], de par ses vertus reconfiguratrices, le langage
retrouve le pouvoir expressif et évocatoire que le babil
5
du quotidien érode inéluctablement   » Expression d’un
sentiment non contaminé par la médiation de l’idée, la
poésie, « climat de l’inachevé » (P 604), constitue l’unique
mode de représentation véritablement personnel — ou
authentique — encore possible en une ère de
dessèchement affectif.
13 Mais la prédilection de Cioran pour la poésie — culte de
la faculté lyrique de la parole — se heurte à ses propres
conceptions du langage. L’expression verbale étant, pour
lui, suspecte, toute valorisation indue de cette dernière
ne peut que relever de l’erreur, de l’illusion. Il aura dès
lors cette formule lapidaire  : «  le poète est un monstre
qui tente son salut par le mot, [...] il supplée au vide de
l’univers par le symbole même du vide  » (TE 944).
L’essayiste ne pourra s’abandonner pleinement à l’aspect
formel du verbe. Il constate que l’adjonction de la poésie
à la prose représente moins un moyen de détachement
qu’une surcharge esthétique, un trop plein baroque qui
éloigne de l’essentiel. L’écriture lyrique se voit réfutée
comme entrave à la lucidité, comme écran voilant le
regard posé sur l’univers. Contrairement à ce qui avait
pu être avancé dans le Précis, le repli formel équivaut à
la reconnaissance d’un échec à toucher aux profondeurs
de l’existence, à la vérité sensible de l’être. «  Toute
idolâtrie du style part de la croyance que la réalité est
encore plus creuse que sa figuration verbale [...].
Derrière une phrase proportionnée, satisfaite de son
Derrière une phrase proportionnée, satisfaite de son
équilibre ou gonflée de sa sonorité, se cache trop
souvent le malaise d’un esprit incapable d’accéder par la
sensation à un univers originel  » (TE 901). Vu de cette
manière, le style, tant vanté par Cioran, serait «  tout
ensemble un masque et un aveu  » (TE 901) car, s’il
permet de camoufler une certaine sécheresse affective,
de maintenir l’illusion d’une plénitude existentielle, son
emploi abusif trahirait les insuffisances du texte qu’il
contribue néanmoins à animer.
14 Si l’essayiste maintient ses prétentions à l’élégance, celle-
ci est désormais associée non plus au lyrisme, mais à la
concision, au laconisme. Comme «  une prose poétique
est une prose malade » (TE 897), il importe de la soigner
en la délestant de toute scorie ou impureté afin de lui
rendre une certaine légèreté. Ainsi, «  le devoir
primordial du moraliste est de dépoétiser sa prose,
ensuite seulement d’observer les hommes  » (MD 1234).
Comme le montre l’évolution de l’écriture de Cioran, la
véritable élégance est avant tout question de dosage et
consiste à se montrer discrète, à se faire oublier.
L’écrivain, qui manifestait une tendance à considérer le
langage comme une entité autonome, qu’il convient de
circonscrire, ne peut que se ranger à l’idée que la poésie,
valorisation absolue du mot, est en tous points contraire
à ses visées. En effet, «  toute démiurgie verbale se
développe aux dépens de la lucidité  » (TE 944). Aux
constructions formelles se substitue le constat dépité de
l’insignifiance et de l’absurdité de l’univers.

Un refus de principe
15 Si, après coup, Cioran condamne son idée de surmonter
les impasses de la philosophie par un recours aux
possibilités formelles offertes par la poésie, il n’en
demeure pas moins captivé par la capacité de
destruction de cette dernière. À ce titre, alors même qu’il
renonce définitivement à toute tentative de poétiser sa
prose, l’idée de produire une littérature dangereuse pour
l’équilibre des esprits continue à le séduire :
Je rêve alors d’une pensée acide qui s’insinuerait dans les
choses pour les désorganiser, les perforer, les traverser,
d’un livre dont les syllabes, attaquant le papier,
supprimeraient la littérature et les lecteurs, d’un livre,
carnaval et apocalypse des Lettres, ultimatum à la
pestilence du Verbe. (TE 883)

16 Par-delà cette méfiance face au langage et au sentiment


d’irréalité qu’il inspire, reste une velléité nihiliste de
faire table rase. Alors que, d’un côté, Cioran cherche à se
détourner de l’impression d’impasse, voire de stérilité,
que confère un scepticisme absolu en tentant un repli
sur sa propre subjectivité émotive, de l’autre, il tente de
pousser sa propre logique dans ses ultimes
retranchements en se rabattant sur la seule valeur
encore existante  : la négativité elle-même. Il sera ainsi
cet impossible «  ami des poètes  » (P 671) qui vante les
qualités du silence, opposant les vertus du laconisme à
toute velléité de démiurgie verbale.
17 Ce qui retient Cioran, dans la poésie, n’est pas l’œuvre, le
résultat, mais bien la démarche, selon lui vouée à
l’échec. D’une certaine manière, c’est la figure même du
poète — qui « serait un transfuge odieux du réel si dans
sa fuite il n’emportait pas son malheur » (P 669) — dans
la mesure où elle englobe et transcende le poème, qui
l’intéresse. Proche, en cela, de Sartre qui voit dans la
production lyrique contemporaine une logique du « qui
6
perd gagne   », l’essayiste considère une telle démarche
esthétique comme un état de négativité pure : « Rater sa
vie, c’est accéder à la poésie — sans le support du
talent  » (S 747). Dès lors, peu importe la littérature, le
texte en soi. Puisque la parole, le mot ne représentent
que des pis-aller au néant, toute œuvre est, par essence,
vouée à la décomposition, à l’obsolescence. Le
mouvement étant inéluctable, ce qui importe n’est pas
de tenter d’y résister, exercice vain, mais d’en tirer un
savoir propice à l’atteinte d’un certain détachement.
18 Mais, si l’écrivain récuse la poésie en soi au profit de la
figure du poète, représentative, selon lui, d’une
dynamique de l’échec, s’il semble se détourner de
l’œuvre au profit d’une exacerbation de la négativité, il
n’en reste pas moins lui-même profondément littéraire.
n’en reste pas moins lui-même profondément littéraire.
Alors même que ses écrits portent à se défaire d’une
tendance initiale à la démesure du souffle lyrique, ils
demeurent marqués par un souci de l’élégance verbale,
du bien-dire. Cette contradiction, qui a tant irrité
certains de ses commentateurs, est rapidement balayée
par l’écrivain  : «  Que la vie ne signifie rien, tout le
monde le sait ou le pressent  : qu’elle soit au moins
sauvée par un tour verbal  !  » (P 651) En un monde où
rien ne vaut, où le langage en soi n’a plus aucune
signification, tout souci apporté à la forme relève de la
frivolité — idéal, comme on l’a vu, négatif, qui escamote
les enjeux et tensions de l’existence — ou du simple
désœuvrement. Il ne serait donc pas absurde de
chercher à bien écrire alors que le monde occidental va
à sa dissolution. Au contraire, l’élégance de la chute
serait l’ultime expression de la négativité car elle
reconnaît d’emblée qu’il n’y a plus rien à dire en soi sur
quelque sujet que ce soit.
19 Dans son étude sur Joseph de Maistre, Cioran offre
quelques pistes de lecture supplémentaires à ce sujet. Il
remarque que, chez l’auteur des Soirées de Saint-
Pétersbourg, le don littéraire ne se développe réellement
que lorsque survient la Révolution, bouleversant ses
habitudes et le contraignant à l’exil. Il en tire ainsi la
conclusion que le style — c’est-à-dire la construction de
phrases parfaites — est l’ultime revanche contre
l’existence de ceux qui constatent avec dépit que plus
rien n’est à sa place. De fait, « le style est la prérogative
et comme le luxe de l’échec » (EA 1557). Cioran pose ainsi
l’hypothèse générale que les conservateurs écrivent
mieux que les libéraux car, alors que ces derniers sont
portés par le mouvement des événements, ceux-là
remâchent en solitaires la disparition d’un univers  :
«  Furieux d’être contredits par les événements, ils se
précipitent, dans leur désarroi, sur le verbe dont, à
défaut d’une plus substantielle ressource, ils tirent
vengeance et consolation » (EA 1557). Comme l’histoire
n’est pas de leur côté, ils bénéficient de toute la latitude

pour déverser leur fiel au sujet d’un avenir dans lequel


pour déverser leur fiel au sujet d’un avenir dans lequel
ils ne se reconnaissent pas.
20 Suivant cette logique, Cioran va jusqu’à affirmer que
toute poésie, genre qu’il définit comme « l’essence de ce
qu’on ne saurait posséder » (P 669), puise sa source dans
une pensée réactionnaire : « La mémoire est la condition
de la poésie  ; le révolu, sa substance. Et qu’affirme la
Réaction sinon la valeur suprême du révolu ? » (EA 1557)
Il cite à ce sujet, bien évidemment, l’influence exercée
sur Baudelaire par de Maistre, mais également, ratissant
plus large dans l’histoire littéraire, celle de Bonald sur
Balzac. La poésie, idéal esthétique impossible de Cioran,
serait donc tout à la fois l’expression d’un échec, de par
son impossibilité à s’accomplir pleinement, mais aussi,
l’un découlant de l’autre, l’expression d’une perte. Or,
chez le Cioran français des débuts, tout est manque, tout
est absence  : sur le plan personnel, il y a perte de
l’identité, de la langue, de la patrie, voire, de manière
plus futile, perte de la notoriété d’antan  : «  citoyen du
monde — et de nul monde —, il est inefficace, sans nom
et sans vigueur  » (P 671). Sur le plan plus vaste des
thématiques abordées, il y a perte du sens, de la
cohésion sociale, du pouvoir du langage, de l’innocence
de la création. Les termes même de « décadence » et de
«  déclin  », abusivement employés, impliquent l’idée de
l’existence d’un état antérieur serein, d’un âge d’or.
21 On arrive ainsi à fixer une certaine définition de la
négativité esthétique, telle qu’elle est entendue par
Cioran. Pour lui, l’écriture représente le constat du
déclin inéluctable d’un monde, d’un système de valeurs
partagées, sans pour autant être en mesure de proposer
quoi que ce soit pour entraver ce mouvement de
dissolution ou envisager de nouvelles bases sur
lesquelles repartir une fois la décomposition arrivée à
son terme. Cette impuissance est d’autant plus marquée
qu’elle s’exprime à l’aide de moyens formels — le Verbe,
la littérature — eux-mêmes soupçonnés de participer de
l’affaiblissement général. Le véritable échec serait donc
une incapacité à signifier l’insignifiance autrement que
par le langage, lui-même par trop usé pour encore
exprimer quoi que ce soit. Pis encore, en voulant fuir la
exprimer quoi que ce soit. Pis encore, en voulant fuir la
fausseté de l’univers verbal, on ne fait qu’en exacerber
la trivialité. Reste donc un jeu sur la forme, qui se
confine au plus strict classicisme davantage par dépit
que par croyance dans les capacités démiurgiques du
langage  : «  Quant au style, si l’on y sacrifie encore,
l’oisiveté ou l’imposture en sont seules responsables  »
(TE 944). Cette frivolité, sorte de prélude au
détachement, s’avère pourtant moins futile que
corrosive, par l’ampleur des gouffres qu’elle laisse
entrevoir.
22 Mais, chez Cioran, l’échec n’est pas synonyme de
désespoir ou de résignation. Au contraire, l’essayiste
trouve une paradoxale volupté dans la désillusion et
l’inaccomplissement  : «  La position de l’incroyant est
tout aussi impénétrable que celle du croyant. Je
m’adonne au plaisir d’être déçu : c’est l’essence même du
siècle ; au-dessus du Doute, je ne mets que l’agrément qui
en provient  » (P 704). L’auteur, qui prétendait se
soustraire au dogmatisme religieux et politique par le
biais d’un scepticisme radical, constate que le doute,
poussé à son paroxysme, recèle la même part
d’irrationalité que la croyance. Mieux encore, la
déception, habituellement connotée de façon péjorative,
présente un indéniable agrément car elle permet de se
détacher de fictions et représentations qui nous
rattachent encore au monde. Cette frivolité esthétique
n’est toutefois pas l’apanage de l’auteur puisqu’il la
présente comme fondement de son époque : c’est un tel
empressement à la négation qui explique l’usure
historique perpétuellement ressassée par Cioran. La
dernière satisfaction de l’individu contemporain est de
détruire tout ce en quoi il a cru, même s’il se condamne
par là à l’errance et au néant.
23 Le rapprochement entre croyance et incroyance n’est
pas fortuit. Dans un texte ultérieur, Cioran explique
l’incapacité de l’individu européen à atteindre un réel
état de vide intérieur et de détachement — tel le nirvana
prôné par les philosophies et religions orientales —
pour, au contraire, stagner dans le néant impur de la
négation, exacerbé par la longue tradition de
négation, exacerbé par la longue tradition de
mortification de soi imposée par l’Église catholique. Le
péché, ou faute coextensive à l’homme, se ferait encore
sentir car, même en société laïcisée, on ne sait expier son
appartenance au monde autrement que par la
souffrance. Tout Occidental demeure malgré lui
tributaire de l’héritage du Christianisme car il ne sait se
dégager d’une «  soif de douleurs  », d’une «  volonté de
souffrir  », d’un «  culte de l’épreuve  » (TE 822), ultimes
vestiges d’une institution désormais en déclin. L’individu
contemporain fait donc face à une profonde incapacité à
sortir de soi, tout en ayant mis à mal l’ensemble des
valeurs et croyances qui, justement, le définissaient.
D’où l’ultime paradoxe : « légataires des flagellants, c’est
en raffinant nos supplices que nous prenons conscience
de nous-mêmes  » (TE 822). Le déterminisme culturel
occidental s’opposant à toute transcendance, à toute
évasion par le haut, l’homme des sociétés modernes
s’enlise dans ses contradictions et sa douleur, quitte, par
masochisme, à y prendre plaisir.
24 Le «  besoin de croire » demeurant cependant intact, en
dépit du saccage réitéré de toute forme de croyance,
l’individu contemporain — à l’instar de l’essayiste
réagissant à son incapacité à investir pleinement la
dimension poétique — en arrive à se rabattre sur la
seule valeur à surnager de l’ambivalence commune : la
négativité en soi. Émerge ainsi l’ultime fiction moderne,
le dernier préjugé d’un monde en déclin, soit la
valorisation de l’absence, de l’opacité et du néant. On
pourrait nommer ce phénomène «  mauvaise foi  »
puisqu’il s’agit, littéralement, d’une croyance dégradée,
d’une reprise de schèmes religieux à l’opposé de leur
fonction ou visée initiale. Mais, il est également possible
de comprendre cette expression dans son sens courant,
c’est-à-dire de parole mensongère ou fausse, car si,
comme il est dit dans le texte, il y a un plaisir à être déçu,
tout semble indiquer que l’on tendra dès lors vers un
parti pris négatif, une complaisance dans le malheur  :
«  Y avez-vous goûté  ? Vous n’en serez jamais rassasié.
Vous le chercherez avec avidité et de préférence là où il
n’est pas, et vous l’y projetterez puisque, sans lui, tout
n’est pas, et vous l’y projetterez puisque, sans lui, tout
vous semblerait inutile et terne » (TE 825). Or, vénérer le
vide n’est-il pas la définition même de la pensée
moderne — ou «  décadence  » — dénoncée à maintes
reprises par l’essayiste ?
25 La fascination avouée de Cioran pour la négativité tend
toutefois à rendre suspecte d’exagération toute
évocation du réel, toute description d’un objet donné. Le
lecteur, désemparé face à tant de noirceur, peut
effectivement se demander si l’univers va vraiment aussi
mal, ou s’il se trouve plutôt en présence d’une projection
ludique des fantasmes négatifs de l’auteur. Après tout,
peindre le monde en noir — malgré les horreurs réelles
de la réalité empirique — nécessite une certaine
orientation du regard, une propension à ignorer certains
faits. Cioran s’explique à ce sujet via un raisonnement
circulaire. D’une part, il prétend à l’objectivité de son
regard  : «  Sachez que je ne détruis rien  : j’enregistre,
j’enregistre l’imminent, la soif d’un monde qui s’annule
et qui, sur la ruine de ses évidences, court vers l’insolite
et l’incommensurable, vers un style spasmodique » (TE
885). De l’autre, il reconnaît sa fascination pour le déclin
et lui impute ses préoccupations géopolitiques  :
«  J’incline — il n’est que trop vrai — vers des choses
dénuées de toute chance d’aboutir ou de survie. Vous
comprendrez maintenant pourquoi je me suis toujours
soucié de l’Occident  » (TE 885). Le doute, chez Cioran,
n’est pas, comme on pourrait s’y attendre, synonyme de
renoncement ou de sagesse. Au contraire, l’écrivain se
pique à son propre jeu et demeure imprégné des
ténèbres propres à un certain romantisme.
26 Là n’est cependant pas la véritable question quant à la
noirceur de la vision du monde de Cioran. Toute
perception étant, par définition, subjective, peu importe
de savoir si elle se conforme, ou non, aux véritables
propriétés de son objet. Ce serait plutôt dans leur aveu
même de perspectivisme que les velléités nihilistes
posent problème. Une entreprise complète de
décomposition de la pensée et de l’esprit ne peut, en
aucune manière, être autoréflexive car c’est là
reconnaître à l’intellect une capacité d’analyse et de
reconnaître à l’intellect une capacité d’analyse et de
raisonnement que, par ailleurs, on lui nie. La démarche
de l’essayiste, si elle n’est pas dépourvue d’intensité,
demeure ainsi du côté de la frivolité (soit, selon ses
propres conceptions, d’un esprit tournant à pleine
capacité et se refusant à franchir certaines limites)  :
« Qui est trop lucide pour adorer le sera également pour
démolir, ou il ne démolira que ses... révoltes ; car à quoi
bon se révolter pour retrouver ensuite l’univers
intact ? » (TE 827)
27 En réfléchissant à sa propre dissolution, on aboutit
moins au vide absolu, libérateur, qu’à une sorte de
paralysie de la logique du rien. Si la négativité permet un
illusoire détachement du monde, dans la mesure où elle
prive ce dernier de toute substance ou tangibilité,
lorsqu’elle se mue en exercice réflexif, qui fait un retour
sur lui-même, elle se trouve à être victime de son propre
pouvoir corrosif, qui en atténue la charge. Le rien se
voyant ainsi invalidé, ne reste qu’un retour à la case
départ, l’illusion nihiliste en moins. Ce double
mouvement ne représente pas tant une acceptation
désabusée du monde qu’un enlisement complet dans
7
l’indifférenciation et l’absurde Si, d’une certaine
manière, la négativité peut être considérée, du moins
d’un point de vue philosophique ou conceptuel, comme
unique critère de vérité d’un monde en déclin, il n’en
reste pas moins qu’une négativité au second degré tend
à se saper d’elle-même et ne peut que contribuer à
l’ambivalence initiale.

Une tension salutaire


28 Le fait de retenir la négativité comme unique critère de
vérité d’un univers en dissolution se heurte rapidement
à certaines limites. Une fois que l’on a posé la relativité
de tout, la seule continuation logique de la démarche
consiste en une réitération obsessionnelle de ce constat
d’insignifiance. Or, une telle vision du monde — à la fois
indépassable et irréfutable, selon sa logique interne —,
détourne de ce dernier car elle empêche que surgisse

toute interrogation nouvelle à son sujet. De fait, il y a


toute interrogation nouvelle à son sujet. De fait, il y a
autant de passivité dans la négation absolue que dans la
soumission aux valeurs existantes. Acquiescer ou refuser
en bloc implique une même absence de questionnement.
Cioran en arrive ainsi à évoquer le besoin de «  se
soustraire à la contagion du néant, au confort d’un
vertige » (TE 950) car le penseur, en se prélassant dans
l’absence de tension d’une négation assidue, a le
sentiment de se perdre tout autant que par une
participation complète aux événements. Que l’on
s’identifie pleinement à la totalité ou au vide, on n’est
plus soi.
29 En réaction, donc, à cette stagnation dans le non-être, où
l’on «  s’embourgeoise dans l’Abîme » (S 813), l’essayiste
manifeste une paradoxale et ténue velléité d’affirmation,
ou, selon le titre du recueil qui marque ce changement,
une «  tentation d’exister  ». Le terme «  tentation  » est
d’ailleurs particulièrement bien choisi pour marquer la
position de Cioran, car si en langage courant il évoque
une volonté de souscrire à une action, en lexique
religieux, bien connu de l’essayiste, il renvoie à l’attrait
8
exercé par une chose défendue   : en un monde
censément déterminé par la décomposition, le «  oui  »
demeure la plus grande des transgressions. Le
radicalisme des «  exercices négatifs  » initiaux,
déconstruction méthodique et intransigeante, cède le pas
à un retour du sujet, à un réinvestissement de
l’existence. Cioran qui, à la fin des Syllogismes, se
désespérait d’être à court de préjugés, n’en souscrit pas
moins au plus grand de ceux-ci  : «  consentir à
l’indémontrable, à l’idée que quelque chose existe... » (TE
970).
30 Cioran se souciant habituellement peu de définir et
poser les termes de son lexique, on ne saura jamais ce
que signifie, pour lui, le fait d’«  exister ». En recoupant
certains passages où le terme apparaît, toutefois, se
dégage l’idée d’une expression de la personnalité à l’état
brut, d’un besoin de se construire une vie hors des
illusions de la culture, de l’art, du langage.
Je n’ai éprouvé une sensation de vérité, un frisson d’être
qu’au contexte de l’analphabète : des bergers, dans les
Carpates, m’ont laissé une impression autrement forte
que les professeurs d’Allemagne ou les malins de Paris,
et j’ai vu en Espagne des clochards dont j’eusse aimé être
l’hagiographe. Nul besoin, chez eux, de s’inventer une
vie : ils existaient ; ce qui n’arrive point au civilisé.

31 À l’encontre de la tendance à l’abstraction conférée par


l’avancement et la sophistication des sociétés modernes,
il convient de se définir de manière davantage
organique qu’intellectuelle, plutôt ontologique que
culturelle. Les exemples retenus — le berger et le
clochard — témoignent de l’existence d’une sagesse
ancestrale, plus proche de l’essence de l’homme que les
élucubrations du discours savant contemporain. Cioran
retrouve ainsi ses deux vecteurs d’évasion — la
négativité, car ces deux personnages demeurent en
marge de la collectivité ; et l’affectivité, puisqu’ils n’ont
pas besoin de prouesses verbales pour se faire valoir —
sous une forme non codifiée culturellement.
32 Le repositionnement philosophique et esthétique de
Cioran, en vue de s’extirper de l’impasse où l’a mené une
valorisation par trop absolue de la négation, n’implique
pas de véritable redéfinition, ou re-formulation, de sa
vision du monde. C’est que l’essayiste, même s’il déplore
désormais les excès du nihilisme, n’a rien pour autant à
proposer. Contrairement à Nietzsche, de la pensée
duquel sa démarche demeure imprégnée, qui aspirait à
réaliser une pareille tabula rasa de l’éthique et de la
morale communes, pour en arriver à une
«  transmutation totale des valeurs  », c’est-à-dire à
instaurer une pensée personnelle, ayant ses
déterminations propres, l’essayiste, enfant d’un siècle
désabusé, ne peut que confesser son inaptitude à
surmonter les affres de la situation actuelle. Pour lui, il
s’agit, au contraire, de reconsidérer les mêmes choses
sous un nouvel angle. L’impression d’une
indifférenciation complète de l’univers découlant d’une
logique de perspectivisme poussée à son paroxysme, la

solution consiste à porter un regard autre sur le


solution consiste à porter un regard autre sur le
problème.
33 Les propos de Cioran sur l’anomie et la décadence
reposent, comme on l’a vu précédemment, sur une série
de contradictions. Par exemple, pour échapper à
l’influence pernicieuse et néfaste des idéologies, il
propose une conception relativiste de la pensée, tout en
déplorant l’effet exercé par un tel affaiblissement des
valeurs sur la cohésion de la collectivité. De même, pour
résister à l’hégémonie d’un langage utilitariste et
technicien, comme celui qu’il impute à la philosophie
universitaire, l’essayiste va tour à tour vanter le
laconisme de la formule et l’expressivité du poème, alors
même qu’il dénonce la littérature comme reconduction
tautologique du néant ambiant. Peu importe la question
abordée, Cioran ne peut s’empêcher d’y insuffler une
connotation négative  : que ce soit en disqualifiant
l’ensemble des énoncés ou en suggérant lui-même
l’inanité de ses diverses positions, il œuvre à
compromettre son propre discours. Ce faisant, il n’a
guère l’impression de contribuer à éclaircir les ténèbres
modernes, ce qui reconduit, par le fait même, la
sensation d’être «  engouffré dans un univers
pléonastique, où les interrogations et les répliques
s’équivalent » (P 624).
34 Comme l’ultime résultat de sa démarche consiste en une
inéluctable dégradation de son objet, rabaissé à
s’inscrire au sein de l’anomie ambiante, Cioran se
propose d’éviter la stérilité résultante en se concentrant
davantage sur les oppositions, en elles-mêmes, que sur
leur absence de résolution. Pour rétablir une certaine
dynamique dans un univers où, le moindre élément à
visée significative se voyant relégué au rang de fiction ou
de fausse représentation, tout s’équivaut, l’essayiste
cherche non plus à ressasser l’insignifiance de chacun
des termes en soi, ou leur impossible synthèse, mais à
investir l’espace qu’ils créent par leur improbable
juxtaposition, à bénéficier de la tension de leur entre-
deux. De fait, l’écrivain va s’affairer à re-baliser un
terrain anomique par une série d’oppositions binaires,
aussi énormes que manichéennes, quitte, pour cela, à
aussi énormes que manichéennes, quitte, pour cela, à
tricher un peu, à «  grossir des riens  ». Désormais, «  le
9
seul critère de vérité est Alors que ses deux premiers
opus français, le Précis et les Syllogismes, valaient pour
leur foisonnement et leur éclatement, Cioran va
désormais s’appliquer à reprendre en détail ses thèmes
de prédilection afin de bien mettre en lumière leurs
contradictions internes et leur tension à jamais
irrésolue.
35 Que signifie, au juste, «  grossir des riens  »  ? Comment
éviter la banalité, en un monde où il n’y a rien de neuf à
proposer, sans sombrer dans les pièges du catalogue ou
de la recombinaison ? Pour Cioran, la solution consiste à
pousser le raisonnement et la logique à leur terme, non
pas tant pour en souligner la part d’absurde que pour en
tirer d’ultimes résidus de valeurs, fussent-ils
indéfendables :
Examinez les esprits qui réussissent à nous intriguer  :
loin de faire la part des choses, ils défendent des
positions insoutenables. S’ils sont vivants, c’est grâce à
leur côté borné, à la passion de leurs sophismes  : les
concessions qu’ils ont faites à la «  raison  » nous
déçoivent et nous agacent. (TE 885)

36 On voit ici se profiler ce que sera le Cioran de la


maturité  : l’essayiste qui prend plaisir à renverser les
paradoxes, à asséner des démonstrations tordues, à se
complaire dans une évidente mauvaise foi. En effet, le
déploiement de raisonnements volontairement faussés
rappelle la fascination du pire, précédemment
revendiquée par l’écrivain. Le sceptique militant du
Précis, qui dénonçait les affres de l’idéologie comme idée
incarnée, se mue en chantre de l’excès raisonné.
37 À compter de la Tentation va se préciser la propension
de l’écrivain à défendre des positions intenables.
« Préférant une formule approximative mais piquante à
un raisonnement soutenu mais fade  » (TE 882), il
s’abandonnera à un penchant naturel pour l’excès. Alors
que, dans les recueils précédents, il soutenait une seule
opinion extrême, soit la relativité de tout, qui annulait,

de par son caractère radical, l’ensemble des autres


de par son caractère radical, l’ensemble des autres
propositions possibles, l’essayiste cherche désormais à
souligner le moindre aspect aporétique de son discours.
Fidèle à sa résolution de se consacrer à «  exacerber ses
contradictions  », il s’amuse à multiplier les
confrontations improbables, quitte, pour cela, à
fonctionner sur un mode indirect, lorsque le
rapprochement est par trop ténu. En effet,
certains excès de formulation, le retour de mêmes mots
sous des acceptions légèrement différentes disent que
Cioran ne recourt pas aux idées comme à des pivots de
l’argumentation, mais les infléchit constamment dans
une variation qui certes maintient ses constantes, mais
propose également des tensions qui ne se dialectisent pas
sans se laisser pour autant réduire à de banales
contradictions10

38 Cioran ressasse ainsi fréquemment quelques grands


thèmes, sans jamais pour autant en proposer une
définition autrement que par le biais d’allusions ou de
recoupements. C’est que la pensée de l’auteur procède
souvent par amalgames  : un même paradoxe sera
appliqué, au fil d’un recueil, à des phénomènes de
niveaux et teneurs différents, sans jamais pour autant se
risquer à établir un lien direct entre les deux objets en
question. Ce jeu de confrontation et d’accumulation,
toujours indirect, fonctionne grâce à l’écriture
fragmentée de Cioran, qui permet de sauter
continuellement d’un thème à l’autre, sans avoir l’air d’y
toucher. Un tel recyclage de considérations similaires
appliquées à des propos différents confère une
indubitable unité à l’œuvre car le lecteur retire
l’impression d’une explication du monde en général,
démonstration d’autant plus prégnante qu’elle n’aura
jamais été exprimée en tant que telle.
39 En privilégiant ainsi l’antinomie, forme qu’il avait
pourtant associée aux jeux intellectuels stériles d’une
civilisation fatiguée — car, ne l’oublions pas, «  une
civilisation évolue de l’agriculture au paradoxe » (P 684)
— Cioran semble se ranger définitivement au sein de la
«  décadence  » contemporaine, qu’il ne cesse pas pour
autant de décrier. Mais il s’agit peut-être de la
autant de décrier. Mais il s’agit peut-être de la
reconnaissance de l’une des plus grandes contradictions
philosophiques de l’époque  : l’incapacité à se défaire
d’un héritage culturel pourtant mis à mal. Plutôt que de
regretter un passé révolu, l’essayiste s’attarde à deviner
les conséquences de la chute. C’est que l’être
contemporain aime le «  conflit comme tel  »  ; il prend
plaisir à se placer «  au centre d’une rupture » (TE 890).
Le discours de Cioran, en dépit d’un contenu qui, de par
sa richesse historique et sa réticence à parler du
contemporain autrement que par métaphores, demeure
étrangement « inactuel », n’est pas moins, par sa forme,
des plus modernes. En effet, multipliant les positions
impossibles et ayant pour seul motif de cohérence un
réseau complexe de renvois et d’allusions, son équilibre
demeure extrêmement précaire et recèle les germes de
son éventuel effondrement. À l’instar des derniers feux
d’une société sur son crépuscule, le texte cioranien se
veut davantage une fulgurance qu’un rayonnement
soutenu.
40 De manière générale, les apories au sein de l’œuvre de
Cioran se réduisent à une dichotomie entre un attrait
pour le charme vénéneux des «  exercices négatifs  » et
une paradoxale mais néanmoins présente «  tentation
d’exister ». Par-delà le doute demeure une volonté, si ce
n’est un besoin, de croire. De cet irréductible
écartèlement intérieur, Cioran tire son grand mot
d’ordre  : celui de «  penser contre soi  ». À défaut de
pouvoir espérer réintégrer un jour une foi innocente et
originelle en l’univers, reste la possibilité de la fuite en
avant, de l’exacerbation de tous les caractères et facettes
propres à l’individuation. C’est à cet art consistant à
«  acquérir de l’existence par la division d’avec notre
être » (TE 822) que renvoie un tel programme. En outre,
cet exercice d’intellectualité dangereuse semble
correspondre à certaines pratiques esthétiques de la
modernité, comme en témoignent des références à ces
trois maîtres que demeurent, pour l’auteur, Nietzsche,
Dostoïevski et Baudelaire  : «  “Je suis la plaie et la
couteau”, voilà notre absolu, notre éternité » (TE 826).
Toute affirmation, sitôt énoncée, tendra à se voir réfutée,
41 Toute affirmation, sitôt énoncée, tendra à se voir réfutée,
ou du moins, confrontée à une proposition contraire,
quelques pages plus loin. C’est là le même mouvement
qui, dans les recueils d’aphorismes et de fragments,
tendait à l’ambivalence et l’indifférenciation, mais, dans
des ouvrages comme la Tentation et les suivants, conçus
sous forme d’articles suivis, la dynamique d’opposition
est davantage concentrée et orientée, ce qui fait que si le
texte fait toujours preuve d’une incapacité à trancher, il
n’en exprime pas moins la tension d’une réflexion. En
cela, il représentera véritablement une réflexion issue
du « fond propre » de l’écrivain et non plus une somme
de conclusions désincarnées.
42 Une telle dynamique de dissociation, qui ne permet
jamais de s’identifier pleinement à quelque objet que ce
soit — ne fût-ce qu’à soi ou à ses propres écrits —, se voit
d’autant plus marquée que l’essayiste se qualifie lui-
même d’«  escroc du Gouffre  » (S 754)  : il ne fait que
« rôd[er] autour des profondeurs » (S 754) dont il traite,
pour en retirer quelques vertiges et sensations fortes,
sans jamais pour autant avoir le courage de s’y
abandonner complètement. La démarche de l’essayiste
consiste ainsi à s’engager sans adhérer, à «  la quête
constamment reconduite d’une forme d’écart, ou plutôt
11
de surplomb  ». Ces propos, qui recoupent la définition
de la frivolité empruntée à Nietzsche par l’écrivain, font
toutefois de lui le comble du moderne, le «  décadent  »
par excellence  : en effet, si l’ère contemporaine se
caractérise par une recrudescence exponentielle de
fictions, ou fausses représentations, sorte d’existence au
second degré destinée à camoufler le vide ambiant,
Cioran surenchérit dans cette logique en proposant
l’illusion suprême  : un abîme de pacotille. L’homme de
son temps sera un fraudeur du néant.
*
43 Chez Cioran, rien n’est simple. L’essayiste entame sa
carrière française par un long réquisitoire contre la
séduction malsaine exercée par les idéologies, attrait
qu’il se propose de contrecarrer par un détournement de
la matière première avec laquelle s’expriment de telles
pensées, une valorisation radicale des propriétés
pensées, une valorisation radicale des propriétés
esthétiques du mot. Parallèlement à cette entreprise de
scepticisme militant, l’écrivain avance qu’un tel
détachement de l’individu face aux croyances et valeurs
de la collectivité mène à un affaiblissement du lien
social, ouvrant ainsi une ère de décadence. De par sa
logique, le texte s’inscrit dans une aporie car il ne laisse
guère de possibilité de choix intermédiaire entre
tyrannie et décrépitude, «  entre ce qui ment et ce qui
pue » (P 715).
44 Le constat réitéré de la contingence absolue du langage,
pourtant à l’origine des velléités de transcendance
stylistique de Cioran, en vient ainsi à lui causer une
inquiétude supplémentaire : celle de s’être plongé dans
un univers encore plus incertain — celui de la parole —
que l’autre — le réel — qu’il tentait de mettre à distance.
D’où le sentiment d’étrangeté, d’être coupé de tout
repère.
Tant que nous sommes enfermés dans la littérature, nous
en respectons les vérités et nous nous employons à leur
donner corps, à étoffer leur néant. Condition affligeante,
sans doute. Mais il y a pire  : c’est dépasser ces vérités,
sans pour autant embrasser celles de la sagesse. Quelle
direction prendre  ? dans quel secteur de l’esprit
s’établir  ? On n’est plus littérateur  ; on écrit pourtant,
tout en méprisant l’expression. (TE 948)

45 Un parcours philosophique visant à démontrer l’inanité


des choses n’est qu’un cercle qui part du néant pour y
revenir. Si l’ironie sauve l’homme au quotidien, dans la
mesure où elle lui évite de s’enliser dans ses gouffres,
elle rend cependant impossible l’accès à l’absolu car elle
l’empêche d’aller jusqu’au bout de lui-même. La frivolité
découle en quelque sorte de la réaction à une perte  :
c’est l’art d’accepter sa déchéance au quotidien.
46 L’apparente faillite de la démarche de Cioran ne vient
pas du fait que la « frivolité » soit un inaccessible idéal.
Au contraire, un tel échec découle de la tentative
d’atteindre celle-ci par le biais du scepticisme. C’est le
doute systématique qui mène à l’impasse en laissant
entrevoir le néant de toute chose sans pour autant être
en mesure de mener à la proposition de quelque idée ou
en mesure de mener à la proposition de quelque idée ou
valeur de remplacement. Si un scepticisme léger permet
un relatif détachement, une certaine objectivité, son
application intensive et abusive ne peut déboucher
ailleurs que sur la peur, ou la fascination, du vide. Mais
c’est là faire preuve d’esprit de sérieux, ce à quoi
s’oppose fermement la frivolité  : le goût demeure à
l’opposé de la profondeur. Pour atteindre l’idéal
cioranien de la superficialité élégante, il convient non
pas de s’enliser dans le gouffre d’un scepticisme
exacerbé, mais de se cantonner dans une position
extérieure, marginale, où le détachement est moins le
fruit d’un exercice logique que d’un éloignement de
toute forme d’intellectualité. C’est là une des
conséquences ultimes du « penser contre soi » : ce n’est
pas forcément parce que je pense que je suis... «  La
“vraie vie” est hors du mot » (TE 948).

Notes
1. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, 1954,
p. 425.
2. Alain Bosquet, « Les délices de l’absurde », Le Quotidien de Paris,
no 1062, 26 avril 1983.
3. Alexandra Laignel-Lavastine, Cioran, Eliade, Ionesco  : l’oubli du
fascisme, Paris, Presses universitaires de France, 2001, p. 78.
4. Philippe Moret, 1997, p. 234.
5. Ibid., p. 227.
6. Jean-Paul Sartre, 1988, p. 43.
7. Cioran réussira, dans des textes ultérieurs comme De
l’inconvénient d’être né ou Aveux et anathèmes, à mettre en scène
ses angoisses, à s’en moquer, et à ainsi s’en détacher par le rire.
Mais, ici, il évolue dans une dimension par trop «  métaphysique  »
pour atteindre une véritable légèreté.
8. À ce sujet, il est utile de rappeler que Cioran associe le péché
originel — la première tentation — aux débuts de l’individuation, à
un besoin d’«  être  ». Ce thème sera développé dans la section
suivante.
9. H. R. Patapievici, « E. M. Cioran : entre le “démon fanfaron” et le
“barbare sous cloche”  », dans Norbert Dodille et Gabriel Liiceanu
(dir.), 1997, p. 62.
10. Michel Jarrety, 1999, p. 115.
11. Ibid., p. 124.

© Presses de l’Université de Montréal, 2006

Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

Référence électronique du chapitre


DAVID, Sylvain. Chapitre III. Un paradoxal ressourcement In  :
Cioran  : Un héroïsme à rebours [en ligne]. Montréal  : Presses de
l’Université de Montréal, 2006 (généré le 08 avril 2018). Disponible
sur Internet  : <http://books.openedition.org/pum/9345>. ISBN  :
9791036502019. DOI : 10.4000/books.pum.9345.

Référence électronique du livre


DAVID, Sylvain. Cioran  : Un héroïsme à rebours. Nouvelle édition
[en ligne]. Montréal  : Presses de l’Université de Montréal, 2006
(généré le 08 avril 2018). Disponible sur Internet  :
<http://books.openedition.org/pum/9331>. ISBN  : 9791036502019.
DOI : 10.4000/books.pum.9331.
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