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Annales.

Economies, sociétés,
civilisations

Marx contre Proudhon


Robert Schnerb

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Schnerb Robert. Marx contre Proudhon. In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 5ᵉ année, N. 4, 1950. pp. 484-490;

doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1950.1879

https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1950_num_5_4_1879

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484 ANNALES

ment historique, tandis que le Stendhal journaliste constitue un précieux


guide pour les historiens, non seulement de l'histoire littéraire, mais encore
d'une histoire-science humaine l.
Paul Leuilliot.

MARX CONTRE PROUDHON

La réédition de Misère de la philosophie, en 1946, aux Éditions sociales,


depuis par les soins de l'éditeur Alfred Costes2, maintient à l'ordre du jour la
question si débattue des rapports entre Marx et Proudhon. Or, non
seulement ces rapports ont nécessairement préoccupé les biographes de l'un et
de l'autre penseurs, mais il s'est trouvé quelqu'un, M. P. Haubtmann, pour
vouloir une étude aussi poussée que possible de cet instant où le Comtois et le
Rhénan furent en contact direct 3. Il semble bien pourtant que le dernier mot
n'ait pas. encore été dit sur cette rencontre. En tout cas l'introduction, dont
l'éditeur Gostes a fait précéder le texte de Marx (texte qui présente la
nouveauté d'être accompagné des annotations marginales de Proudhon sur son
propre exemplaire), constitue une utile et claire mise au point; en même temps
que la préface que Frédéric Engels décrivit pour l'édition allemande en 1884,
elle situe convenablement la réponse de Marx à Proudhon dans la perspective
de l'histoire du mouvement des idées.
Que Marx ait reconnu d'abord les mérites de Proudhon, qu'il ait vanté
dans la Sainte Famille (janvier 1845) l'originalité de la brochure Qu'est-ce
que la propriété ? (il n'hésitait pas à la comparer à celle de Sieyès, Qu'est-ce
que le Tiers Etat ? et à la saluer comme le « manifeste scientifique du
prolétariat français »), cela implique-t-il de sa part pour la suite un préjugé
favorable ? Par malheur il est difficile de rétablir le calendrier des entretiens que
les deux hommes eurent ensemble : à en croire M. Haubtmann ils auraient
fait connaissance dès mars-avril 1844 ; mais une lettre de Marx à Bergmann,
en date du 19 janvier 1845, fixe à ce même hiver l'époque de la rencontre ; et
il n'est même pas sûr qu'ils se virent alors souvent : Proudhon fréquentait
plutôt chez les « économistes », Joseph Garnier, Wolowski, et chez Guillau-
min, l'éditeur des « économistes » ; s'il avait noué une. amitié avec un réfugié
allemand, c'était avec Karl Grtin, rencontre chez Garnier. La collaboration
entre Proudhon et Griin demeura ignorée de Marx jusqu'au 17 mai 1846 : or
le premier avait confié au second le soin de traduire et de faire paraître en
allemand le grand ouvrage auquel il travaillait avec ardeur, le Système des
contradictions économiques. On peut tenir par ailleurs pour certain que Marx

1. Sur le réalisme historique de Stendhal, voir encore Claude Liprandi, Stendhal, le « Bord
de l'eau vetla* Note Secrette * (Avignon, 1949).
2. Œuvres complètes de Karl Marx. Misère de la philosophie en réponse à lai- Philosophie
de la Misère » de M. Proudhon. Préface de Fr. Engels. Paris, Alfred Costes éditeur, 1950,
255 p. in-16.
3. P. Haubtmann, Marx et Proudhon. Leurs rapports personnels, t Économie et
Humanisme » , 1947.
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se méfiait de Griin en raison de Féclectišme doctrinal que ce dernier
professait % éclectisme qui lui faisait accueillir et répandre dans les milieux
d'émigrés de la capitale française les conceptions socialistes à la mode 2. Expulsé
en février 1845, Marx vint habiter Bruxelles où il rédigea son Idéologie
allemande, livre dans lequel il dénonça celui-là même que Grïin publia presque
simultanément, Le mouvement socialiste en France et en Belgique. {L'Idéologie
ne sera éditée qu'en 1932). Quant à Proudhon, après avoir lui aussi quitté
Paris en mars pour Mâcon, il y revint en décembre et revit Grun •, mais il ne
paraît plus s'être soucié de Marx. Pour apprécier l'influence que Marx exerça
sur lui, il faut donc se reporter au passage très connu de la lettre écrite par
l'auteur du Capital au Sozial- Demokrat, en 1865 : « Pendant mon séjour à
Paris, en 1844, j'entrai en relations personnelles avec Proudhon. Je rappelle
cette circonstance parce que, jusqu'à un certain point, je suis responsable de
sa « sophistication », mot qu'emploient les Anglais pour désigner la
falsification d'une marchandise. Dans de longues discussions, souvent prolongées
toute la nuit, je l'injectais d'hégélianisme — à son grand préjudice, puisque
ne sachant pas l'allemand, il ne pouvait pas étudier la chose à fond. Ce que
j'avais commencé, M. Karl Griin, après mon expulsion de France, le continua.
Et encore ce professeur de philosophie allemande avait sur moi cet avantage
de ne rien entendre à ce qu'il enseignait. * »
Quoiqu'il en soit de ces leçons d'hégélianisme, au printemps suivant un
fait nouveau se produisit qui ne fut pas de nature à améliorer les rapports
entre Marx et Proudhon : le refus que celui-ci opposa à la proposition que
lui fit le premier d'être le membre français d'un Comité de correspondance
en relation avec des Comités similaires fondés dans les autres capitales.
Proudhon revendiqua le droit de conserver sa liberté de jugement et réagit contre
l'expression « au moment de l'action », qui lui sembla devoir signifier le recours
à la manière forte le cas échéant 5. Opposition nette entre deux points de
vue ? Sans doute. Mais le cas Griin aurait suffi à créer un malaise : d'une
part Marx profitait de l'occasion pour mettre Proudhon en garde contre celui
qui 1'accusaiť d'avoir plagié sans vergogne Moïse Hess, Louis Stein, Cabet et
Morelly 6 ; de l'autre, Proudhon, se refusant à admettre de telles préventions
à l'adresse de son collaborateur, le disait fort utile à la diffusion « des ouvrages
de MM. Marx, Engels, Feuerbach, etc. » et le désignait comme le traducteur
du Système des contradictions économiques 7. C'était attirer déjà la suspicion

1. Éclectisme attesté par une lettre de Grun : cf. P.-J. Proudhon, sa vie et sa correspondance
1838-1848, parC.-A. Sainte-Beuve (Paris, A. Costes, 1947) ; с. г. par R. Sghnerb, Annales,
1947, p. 504-506).
2. Jean Fréville montre dans Les briseurs de chaînes (Paris, Éd. sociales, 1947, p. 116) que
Marx reprochait à Grun de dénoncer les libertés politiques, confondant de la sorte la Prusse
aristocratique avec la France bourgeoise.
3. Voir les Lettres de Proudhon à sa femme, préface de Suzanne Henneguy (Paris, Grasset,
1950), p. 28-40.
4. Misère de la Philosophie, p. 216.
5. Op. cit., p. xx.
6. Op. cit., p. xxii.
7. Point n'est besoin d'attribuer le post-scriptum de la lettre de Marx concernant Grun à
Philippe Gigot. Daniel Halevy a avancé l'hypothèse que P. Haubtmann et André Vène ont
acceptée. En fait « Marx avait une écriture à peu près indéchiffrable et il a craint évidemment
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sur cet ouvrage dans l'esprit du groupe bruxellois. Derrière Proudhon il y


aurait désormais Griin.De fait, c'est au cours du séjour qu'Engels fit dans la
capitale française , à partir d'août 1846, pour y combattre l'influence de Grûn,
que parut l'ouvrage du Comtois. Engels en consigna aussitôt par écrit les
tendances, tout en les imputant à Grun. D'ailleurs, en sollicitant lui-même de
Marx un avis sincère, Proudhon alla au devant d'une riposte inévitable :
« Peu de temps avant la publication de son second ouvrage : la Philosophie
de la Misère, etc., Proudhon me l'annonça dans une lettre très détaillée, où
entre autres choses se trouvent ces paroles : « J'attends votre férule critique. »
Mais bientôt celle-ci tomba sur lui, « dans ma Misère de la Philosophie, etc.
(Paris, 1847), de façon à briser à tout jamais notre amitié. * » Muni des notes
d'Engels et d'un exemplaire du livre, Marx écrivit sur le champ en français
la brochure qui devint un volume ironiquement intitulé Misère de la
Philosophie. Proudhon affecta une attitude de mépris ; il considéra sans doute
l'accueil très réservé qui fut fait au travail de son contradicteur comme symp-
tomatiquement favorable à sa propre thèse : en effet, mal lancée, Misère de
la Philosophie ne se vendit pas 2.
Il n'empêche que, selon l'éditeur Alfred Costes, Proudhon, dont les notes
marginales de l'exemplaire qui nous a été conservé prouvent qu'il ne songea
pas à une réfutation en règle, se devait de fournir une démonstration par les
faits en créant, sans plus tarder, l'association progressive au moyen de laquelle
interviendrait la « solution du problème du prolétariat », cette association
qui ne disait rien qui vaille à Marx et qu'Engels avait criblée de traits sarcas-
tiques : plan génial de faire de l'argent de rien a ; pâle copie du programme
de l'Anglais BrayT à tout prendre ; en définitive, duperie d'utopiste et
malhonnêteté à l'endroit des ouvriers. Proudhon pouvait décidément s'entendre
avec Grûn et continuer, même après l'expulsion de ce dernier, d'entretenir
avec lui de confiantes relations * ; il pouvait poursuivre la chimère d'une
Banque d'échange ; il pouvait même fonder sur Louis-Napoléon de fallacieux
espoirs 5 ; quant à eux, Marx et Engels, ils indiqueraient au prolétariat, dans
que Proudhon ne puisse la lire. Ainsi Gigot, dont la calligraphie est parfaite, fut-il chargé de
recopier la lettre ainsi que son post-scriptum » (cf. op. cit. , p. xxn). A. Sergent et CI. Harmel,
dans leur Histoire de l'anarchie (Paris, Le Portulan, 1949), ont cru devoir reprendre
l'assertion à leur compte et y ont ajouté force réflexions défavorables à la mémoire de Marx.
1. Op. cit., p. 217.
2. Le dernier en date des biographes de Marx, M. C.-J. Gignoux (Karl Marx, Paris, Pion,
1950), qui représente le Rhénan comme un Juif prussien et comme un maniaque de la
domination, dénonce sa « mauvaise action » et sa « médiocre littérature » (p. 47). A l'en croire,
Misère de la Philosophie apporterait peu de chose sur le plan doctrinal (p. 46) ; il y aurait eu
une « conspiration du silence » faite à Paris autour ď « une incongruité », et l'expression est
placée dans la bouche de Louis Blanc (p. 48). M. Gignoux a, il est vrai, travaillé si
diligemment qu'il intitule l'ouvrage de Proudhon : La contradiction économique (p. 45). M. André
Vêne ne voit d'ailleurs pas la chose très différemment (cL Vie et doctrine de Karl Marx, Paris,
Les Éditions de la Nouvelle France, 1946, p. 38). MM. Sergent et Hahmel (op. cit., p. 171)
remarquent que Proudhon avait annonce qu'il parlerait des travaux de Marx et d'Engels
dans sa Philosophie de la Misère et qu'il n'en fit rien.
3. Op. cit., p. xxix.
4. Op. cit., p. xxx.
5. Edouard Dolléans, Proudhon (Paris, Gallimard, 1949, p. 262-265) ; Robert Schnerb,
« Marx et Proudhon devant le coup d'État du 2 décembre », La Revue socialiste, déc. 1947»
pw 526-536.
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le Manifeste, la ligne à suivre en dehors de toute équivoque et


approfondiraient l'étude du régime économique, à laquelle, en réponse à la Philosophie
de la Misère, Misère de la Philosophie avait fourni l'ébauche.
Misère de la Philosophie se place après la Sainte Famille ou Critique de la
critique critique, après le Manuscrit économico-philosophique de 1844, les Thèses
sur Feuerbach, le livre célèbre d'Engels La situation de la classe laborieuse
en Angleterre (même année 1845), au lendemain de L'Idéologie allemande, ce
dernier ouvrage achevé en mai 1846. Marx prépare alors une Esquisse d'une
critique de l'économie politique qui ne verra le jour qu'en 1859 sous un titre
un peu différent : Contribution à la critique de l'économie politique. Les
circonstances n'avaient pas permis la publication de L'Idéologie, dont certains
chapitres ont été qualifiés ď « Anti-Grûn », et qui aurait fourni un exposé
d'ensemble très remarquable du matérialisme historique * ; mais demain, ce
sera le Manifeste qui marquera la rupture avec « les alchimistes de la
Révolution ». Déjà Misère de la Philosophie apparaît ainsi comme une œuvre de
combat ; en même temps elle peut être regardée comme une étape
importante dans la formation de la doctrine 2.
En 1840 Proudhon avait lancé plusieurs manifestes, à savoir ses trois
mémoires sur la propriété 3 ; il avait, en 1843, indiqué les caractères généraux
d'une « philosophie du travail » et désigné l'économie politique comme
« science positive » 4. Avec le Système des contradictions économiques il
définissait et expliquait les antinomies de la société capitaliste et s'appliquait à
les résoudre.
Or Marx entend réfuter dans le proudhonisme et les fondements
philosophiques empruntés à la philosophie allemande (ce qui lui procure la
satisfaction de faire une fois de plus le procès de cette dernière) et les fondements
-économiques dont les faiblesses tiendraient à la copie d'erreurs d'outre-
Manche. D'où deux parties, dont l'une, intitulée « Une découverte
scientifique », comporte la discussion, sur le mode ironique, de la notion de valeur,
et l'autre, «la métaphysique de l'économie politique », aborde la question de
la méthode pour, ensuite, poursuivre Proudhon dans son effort en vue de
résoudre quelques problèmes de cette économie politique : division du travail
et machinisme, concurrence et monopole, propriété et rente, grèves et
coalitions.
Marx reproche à Proudhon de croire que la valeur des marchandises tient
-à la quantité de travail fournie ; on ne peut « déterminer la valeur relative des
denrées par la valeur du travail », parce que ce serait « déterminer la valeur
relative par une valeur relative qui, à son tour, a besoin d'être déterminée » 8."
Le temps de travail n'est pas tout : ce qui compte, c'est le minimum de temps,

1. H.-C. Desroches, Signification du Marxisme (Paris, Les Éditions ouvrières, «


Économie et humanisme », 1949) ; voir en particulier l'Initiation bibliographique à l'œuvre de Marx
et d'Engels, par Ch.-F. Hubert, p. 319-340.
2. Henri Mougin en a dit l'importance dans Points de mie sur Proudhon (1848 et les
dévolutions du XIXe siècle, automne 1946, p. 62).
3. Guy-Grand, Pour connaître la pensée de Proudhon (Paris, Bordas, 1947) ; p. 12-20.
4. Ibid., p. 36.
5. Misère de la philosophie, p. 59.
488 ANNALES

« constaté par la concurrence » ; c'est « le temps de travail socialement


nécessaire à sa reproduction », dira-t-il dans Le Capital \ De même Proudhon.
confond la valeur d'usage et la valeur d'échange dans ce qu'il dénomme la
« valeur constituée » ; il crée de la sorte une «catégorie » économique absolue,,
ce qui est dans sa manière puisqu'il admet que la société est régie par des lois-
éternelles, en quelque sorte voulues par la Providence 2. Il y a là à la fois la
genèse de la théorie fausse de l'échange des équivalents et un principe de
conservation sociale : il suffirait d'accorder à l'ouvrier la « juste proportion » des,
produits à laquelle son travail lui donnerait droit et l'égalité serait réalisée
ou à tout le moins la justice ; thèse et antithèse, les antinomies de la société-
capitaliste se résoudraient dans l'harmonie sans heurt. Marx entend
introduire la notion historique du temps de travail social moyen, variable selon les
forces productives du moment. Avec le système de Proudhon on arriverait
au contraire à ceci qu'un article fabriqué en dix heures selon les procédés de-
l'artisanat aurait la même valeur que l'article fabriqué dans le même laps-
de temps dans une usine bien outillée : comme l'indique M. Henri Lefebvre,
« la paire de chaussures produite par un artisan équivaudrait à une
automobile » 3.
Marx tenait pour une utopie une association fondée sur l'échange de bons*
de travail en vertu de la loi des équivalences. Dans sa Critique de l'économie*
politique il reviendra sur une idée connexe de Proudhon, à qui il reprochera
de « vouloir faire d'une application particulière du crédit, de l'abolition
prétendue du taux de l'intérêt, la base de la transformation sociale » ; il en verra,
l'origine chez John Gray, dès 1831 4. Plus tard encore, dans la préface à
l'édition de 1884, Engels insistera sur la lignée des auteurs qui, à la suite de Ricar-
do, entendaient préconiser l'échange d'après la valeur exprimée en heures de-
travail et, par voie de conséquence, la création d'une monnaie-travail,
oubliant et la concurrence qui agit sur la valeur des marchandises et les besoins
variables et grandissants des hommes ; il s'appliquera à y rattacher Rodber-
tus dès 1842 et à nouveau en 1871, Rodbertus qui finit par tourner la théorie-
au profit du socialisme d'État prussien 5. Marx et lui avaient déjà en 1847
opposé à Proudhon l'antériorité d'un grand nombre de socialistes anglais, les-
Hodgskin, les Thompson, les Gray, les Bray 6. Bray, en particulier, était
l'auteur d'un projet d'association progressive que Proudhon aurait tout
simplement repris à son compte. Jusque dans Y Anti- Dûhring se note l'insistance
d'Engels à revenir sur la confusion créée dans les esprits par l'idée que la.
valeur de la marchandise résulte du travail ; et de railler chez Proudhon la
volonté de vouloir l'échange du travail contre le travail dans De la capacité-

1. Cf. Henri Bartoli, La doctrine économique et sociale de Karl Marx (Paris, Éditions du
Seuil, 1950), p. 92.
2. Ce mélange de théologie et d'économie politique avait le don d'effrayer des hommes
comme Darimon et d'éveiller les craintes de l'éditeur Guillaumin (cf. op. cit., p. xxxn, et
A. Darimon, A travers une Révolution, 1884, p. 2).
3. Henri Lefebvre, Pour connaître la pensée de Karl Marx (Paris/Bordas, 1947), p. 1146-47»
4. Op. cit., p. 335.
5. Op. cit., p. 1-22.
6. Op. cit., p. 4 et 225.
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politique des classes ouvrières, l'une des œuvres ultimes du Comtois. Le


problème serait de répartition et non de production. N'y aurait-il pas là comme-
la vision du producteur non salarié qui vend la marchandise par lui fabriquée-
et non pas sa force de travail ? En vérité Marx et Engels considèrent surtout
les formes de travail liées à l'existence de la manufacture de type anglais,
alors que Proudhon a les yeux fîxéssur celles qui prévalent toujours en France,
dans sa province et à Paris *.
Si la façon de raisonner diffère, c'est peut-être pour des motifs analogues de-
tempérament et de milieu. Proudhon a-t-il compris Hegel ? Car, si l'on en
croit Marx, il y eut « sophistication » un peu voulue. De fait, Proudhon ne
savait pas l'allemand ; en 1845, il avouait n'avoir «jamais lu Hegel» 2
entendons : dans le texte ; l'année d'après, il invoquait « la logique de Hegel »,
mais en ajoutant « telle que je la comprends » 3. M. Edouard Dolléans
rappelle qu'il connaissait Hegel en 1840, tout en admettant qu'il se fit illusion
sur sa façon de l'interpréter *. En tout cas les historiens marxistes ne se font
pas faute de relever que Proudhon tirait des prémisses des déductions très,
personnelles et fort éloignées de la véritable pensée hégélienne. En cela ils
se conforment du reste à l'opinion que Marx avait exprimée lui-même : « J'ai
montré, a-t-il écrit, combien peu Proudhon avait pénétré les mystères da
la dialectique scientifique » ; ou encore : « N'ayant jamais compris la
dialectique scientifique, il ne parvint qu'au sophisme. » B C'est que Proudhon
ne pouvait faire « le procès de la société » que « du point de vue et avec les
yeux du petit paysan (plus tard du petit bourgeois) français », tout en
appliquant à cette société «l'étalon que lui ont transmis les socialistes»,
comprenons : les socialistes français de son temps 6. Ainsi fut-il conduit à
considérer la propriété comme l'expression juridique de rapports économiques
permanents 7. Marx souligne ici l'influence des « économistes » pour qui « les
rapports de la production bourgeoise, la division du travail, le crédit, la
monnaie, etc. [sont] comme des catégories fixes, immuables, éternelles » 8. On
comprendrait dès lors pourquoi Proudhon, comme le suggère M. Guy-Grand^
a retenu la leçon platonicienne selon laquelle les phénomènes incarnent
précisément des idées éternelles s. Ces idées, ce sont la Liberté, l'Égalité, la
Justice avant tout. Ainsi aperçoit-il « des forces égales qui s'équilibrent
librement sous la loi de la justice »10. Sans parler du drame du Bien et du Mal, non
plus que de la « hantise du divin » n. Et les contradictions, il ne prétend pas-
1. Cf. Georges Duveau, La vie ouvrière en France sous le Second Empire (Paris,
Gallimard, 1946).
2. Lettre du 19 janvier 1945 à Bergmann (Correspondance, II, p. 175-176).
3. 13 décembre 1846.
4. Proudhon, p. 89.
5. Op. cit., p. 217, et p. 283.
6. Op. cit., p. 215.
7. Cf. H. Lefebvre, Pour connaître la pensée de Karl Marx, p. 132-133.
8. Op. cit., p. 121. ppvTP'"
9. Pour connaître la pensée de Proudhon, p. 44. * * ' '- N • ' • • • * !"'
• ■ * "'T-,
! l ' * Т7Ч?
k -^
10. Ibid., p. 46. v!f"'r l' 4<'''PT'<
11. H. de Lubac, Proudhon et le christianisme (Paris, Éditions du1 Sèuii; 1945).^ Ega--*''-'
lement Georges Cogniot, « Le centenaire de la Philosophie de la Mfègre g,„í,a,Pejriř^f,:qct3-
' "' *" ' " ' ' gy
déc. 1946, janv.-février 1947.
490 ANNALES

les résoudre dans un dépassement hypothétique ; le pluralisme, qu'il accepte l,


-s'en accommode ; à la condition toutefois qu'elles soient arbitrées en vertu
<T« une loi supérieure ».
Marx représente le mouvement, le combat ; Proudhon aspire à une harmonie
qui implique une collaboration des classes. M. Dolléans définit celui-ci «
paysan des franches montagnes » ayant « œuvré de ses mains ». D'un côté un
«grand moraliste plébéien»2, de l'autre un «créateur de mythes». Et l'on
-comprend que Marx, le « théoricien inspiré », n'ait pu se retenir de soumettre
-à une critique impitoyable « le gauche et désagréable pédantisme de
l'autodidacte qui fait l'érudit », de « Гех-ouvrier qui a perdu sa fierté de se savoir
penseur indépendant et original, et qui, maintenant, en parvenu de la science,
croit devoir se pavaner et se vanter de ce qu'il n'est pas et de ce qu'il n'a pas ».
Pour finir, rien que « vilenies » à l'actif de celui qui en vint à coquetter avec
Louis Bonaparte pour rendre le coup d'État « acceptable aux ouvriers
français », et avec le tsar « contre la Pologne » ; comme quoi, le « charlatanisme
scientifique » s'associerait aux « accommodements politiques » s. C'est qu'à
l'heure où Proudhon disparaît son influence est incontestable au sein de
l'élite ouvrière française. En 1871, elle pèsera sur le destin de la Commune.
Marx ne pouvait s'y tromper. Il ne pouvait désarmer *.
Robert Schnerb.

UNE HISTOIRE DE LA CIVILISATION

Nous l'avons dit à plusieurs reprises, donc on sait que M. Chappey, qui
a donné naguère aux Annales une remarquable étude sur la finance
autrichienne entre les deux guerres, a entrepris une sorte de grande enquête
idéologique et économique sur notre temps. Il a étudié, en deux volumes parus
.au Recueil Sirey (1937 et 1939), La crise du capital, puis, en deux volumes

1. É. Dolléans, Proudhon, p. 81.


2. Ibid., p. 101-102.
3. Philosophie de la Misère, p. 223.
4. L'appendice III du volume considéré contient la reproduction du Discours sur la ques-
Mon du libre-échange que Marx prononça, le 7 janvier 1848, à l'Association démocratique de
Bruxelles. Sur le ton de la raillerie, qui lui était familier, Marx reconstitue les arguments du
Jree trader : celui-ci dénonce à l'ouvrier l'impôt que fait payer le lord ; il annonce au
négociant une baisse des salaires de nature à faciliter les échanges ; il promet au fermier de la
main-d'œuvre à meilleur compte et la possibilité d'acquérir des terres à la suite de la
depreciation de la rente foncière. Au fond, le libre-échange n'est autre que la liberté du capital, la
liberté d'écraser le travailleur. Et, si une telle réforme peut hâter la révolution sociale en
accentuant l'antagonisme bourgeoisie-prolétariat, Marx l'accepte volontiers.
Dans un livre récemment paru, Bakounine et le panslavisme révolutionnaire (Paris,
Rivière, 1950), M. Benoît-P. Hepner marque lui aussi les contacts entre Proudhon et Marx,
mais apropos des rapports qu'à Paris Bakounine entretient avec les milieux révolutionnaires.
Il rappelle que Proudhon, « ignorant l'allemand,... eut dans ses efforts pour saisir ce qu'il
. appellera plus tard, dans une lettre à Herzen, «la verve barbare de la philosophie allemande »,
plusieurs parrains, quitte à y suppléer, comme Bielinski, de son propre cru» (p. 208). Mais
-von doit se demander si ce n'est pas ironiquement que Marx, expulsé de France, le «passa »
â Grun. En tout cas, Proudhon n'a pu devoir son initiation à Bakounine en 1847, comme
IHerzen Га écrit dans ses Souvenirs et pensées.

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