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Pierre de Coubertin
de
PIERRE DE COUBERTIN
DEUXIÈME ANNÉE
SOMMAIRE DU N° 4
(Juillet 1903)
Le parapluie.
Ce qui se passe dans le monde.
Jules Simon.
La vie et la mort.
Le Conclave.
Bibliographie.
LE PARAPLUIE
Le rôle de l’Italie.
Ce ne sont pas les Italiens qui se conduiraient aussi
sottement. Le plus humble d’entre eux a plus d’esprit politique
dans son petit doigt que tel de nos députés dans toute sa
personne. Nos voisins sentent parfaitement ce que la présence
du Pape à Rome, apporte à tout le royaume de force matérielle
et morale ; certes, cette même présence, avec l’organisation
ecclésiastique et l’indépendance souveraine qu’elle comporte,
n’est pas sans engendrer des difficultés quotidiennes
auxquelles il n’est pas toujours aisé de trouver des solutions.
Mais que sont ces ennuis, ces soucis secondaires auprès des
avantages précis et immenses qui en découlent ? La grande
situation que l’Italie moderne s’est acquise, est faite, pour une
large part, de la sagesse du peuple, de l’habileté des
gouvernants, de l’esprit de devoir des souverains ; mais elle est
faite, pour une part plus large encore, de la protection efficace
qui a été accordée au Saint-Siège et de l’entière liberté qu’on a
su lui laisser. Il est naturel que le Pape, quel qu’il soit, continue
de protester contre la spoliation dont il a été victime, mais il
lui devient difficile de se prétendre prisonnier ; sa prison en
effet est volontaire et l’expérience des trente dernières années
prouve, qu’entouré d’un corps diplomatique de plus en plus
important et orientant à son gré la politique de l’Église, il n’a
pas perdu loin de là, la moindre parcelle de sa liberté. Le fait
est patent. L’Italie a su s’organiser, s’affermir, se transformer
en une grande nation unie, changer de politique et de
gouvernement, ainsi qu’il convient à un régime constitutionnel
et parlementaire, sans que le Vatican en ait éprouvé la moindre
secousse ni la moindre gêne ; exception faite pour la nuit
regrettable dans laquelle les restes de Pie IX, transportés à leur
sépulture définitive de Saint-Laurent hors les murs, furent
insultés par des bandes dont on connaissait et dont on aurait pu
décourager les intentions, aucun incident de la rue n’a troublé
la Rome ecclésiastique. C’est là un résultat très remarquable et
il n’est que juste qu’il profite à l’Italie, comme il a profité au
Saint-Siège.
Crises Ministérielles.
Il est amusant de voir la République Française devenue le
pays de la stabilité ministérielle ; le temps n’est pas si loin où
nous usions deux cabinets par an et où nos voisins nous
faisaient l’amitié de se moquer de nous à ce propos. La
Hongrie, la Grèce, l’Italie et l’Espagne ont dansé ces temps-ci
l e Cake-Walk gouvernemental. En Hongrie M. de Szell s’est
retiré ; le fils de feu le fameux Tisza a tenté de former un
cabinet et n’y a pas réussi ; le comte Khuen-Hedervary, ban de
Croatie, a été plus heureux, mais l’empereur-roi a dû lui faire
la concession qu’il refusait à M. de Szell, dix jours plus tôt :
belle avance ! En Grèce, M. Delyanni a démissionné parce
qu’il n’avait plus la majorité dans la Chambre. M. Théotokis a
pris le pouvoir et y est demeuré une semaine, un bout de
laquelle, la question des raisins secs aidant, la même majorité
qui venait de lâcher M. Delyanni s’est retrouvée intacte autour
de son premier lieutenant, M. Ralli. Expliquez ça, si vous
pouvez. En Italie, M. Zanardelli après quelque hésitation a été
convié à retaper son cabinet, ce qu’il a fait aussitôt, et il faut
bien convenir que cette solution était de beaucoup la
meilleure ; alors à quoi bon ? En Espagne, M. Villaverde
conservateur remplace M. Silvela conservateur…, toutes ces
crises ministérielles constituent ce qu’on eut appelé, il y a
quinze ans, des crises « à la Française » ; ce qui veut dire —
dénomination peu flatteuse ! — qu’elles n’ont ni queue ni tête,
ne répondent à aucun mouvement de l’opinion et portent au
pouvoir des combinaisons de hasard sans programme bien
défini. On peut le dire d’une façon générale, la caractéristique
en tous pays est aujourd’hui l’émiettement des partis ; en
Angleterre même, où le jeu de bascule parlementaire entre
libéraux et conservateurs paraissait si fortement établi, ces
dénominations qui subsistent ont beaucoup perdu de leur
signification : il est bien difficile de savoir si Lord Rosebery
est encore un libéral et M. Brodrick, un conservateur. Pendant
ce temps non seulement la France a réalisé cette stabilité
ministérielle qui semblait au-dessus de ses forces, mais qu’elle
a atteint du même coup cette séparation en deux grands partis
que les admirateurs du régime parlementaire appelaient de tous
leurs vœux et qui demeurait l’apanage de ses rivales. Les
Français en sont-ils satisfaits ? pas trop, et nombre d’entre eux
regrettent à présent les temps plus paisibles du crépuscule
politique.
C’est que l’existence de deux partis uniques se succédant au
pouvoir exige que les divergences d’opinions qui les séparent
ne portent sur aucune des grandes questions nationales et qu’un
patriotisme uniforme subsiste à la base, pour l’un comme pour
l’autre. Si les partis ont des façons trop différentes de
concevoir les principes fondamentaux de la société et les
intérêts supérieurs du pays, celui qui détient le pouvoir tend à
l’exercer avec violence et à faire prédominer par la force ses
doctrines et ses méthodes.
Discours et monuments.
Notre grand poète Rostand, pour le fameux « à propos »
duquel on fut si injuste il y a trois ans, a bénéficié le jour de
son entrée à l’Académie d’une indulgence exagérée. Précieux
jusqu’à en être agaçant, son discours a été porté aux nues, non
seulement par les assistants que pouvait charmer une diction
harmonieuse, mais par le public qui dut se borner à en lire le
texte dans les journaux. On approuva de même la réponse du
Vte E.-M. de Vogué. Assurément la figure du défunt immortel
auquel Rostand succède a surgi très vivante de ces deux
morceaux d’éloquence et les Français auxquels M. de Bornier
n’avait jamais été très familier en ont appris du coup sur lui
bien plus qu’ils n’en savaient de son vivant, mais si l’auteur de
la « Fille de Roland » fut loué en cette circonstance d’une
façon digne de son talent et surtout de son caractère, il n’en est
pas moins vrai que les nouveaux académiciens ne paraissent
pas aussi aptes à discourir que leurs aînés. Ils procèdent par
saccades et par contrastes ; l’exquise confiture que les élus du
palais Mazarin s’ingéniaient à confectionner, du temps de Jules
Simon et de Pailleron, ne se fabrique plus ; la recette en est
perdue.
Et il semble que l’éloquence politique change de forme, elle
aussi ; la parole de M. Waldeck-Rousseau si claire, si nette, si
précise, mais d’où s’est envolée toute chaleur, rallie
maintenant tous les suffrages. Si l’on en excepte certains
passages d’un discours prononcé cet hiver par M. Jaurès, la
Chambre n’a plus entendu, depuis que M. de Mun s’est tu, de
véritable manifestation oratoire du genre de celles dont la
tribune Française, de Mirabeau à Gambetta en passant par
Montalembert. Lamartine et Berryer, avait si souvent retenti.
Nous croyons qu’il faut en rendre responsable la manière dont
les Lettres sont désormais cultivées chez nous ; culture
moderne, à la vapeur, avec emmagasinage hâtif et souci de
production rapide et copieuse.
Divers monuments ont été élevés qui ne font guère honneur,
d’autre part, à nos conceptions artistiques ; pour n’en citer
qu’un, le buste en chocolat à l’eau dressé sur un socle en
chocolat au lait qui déshonore l’opéra de Paris serait capable de
faire sortir de sa tombe Charles Garnier. Toute l’économie
architecturale de cette façade déjà mutilée par la disparition
des aigles de bronze qui avaient le tort impardonnable de
rappeler l’empire, se ressent de l’affront qu’on lui a fait. Et
c’est vraiment une pitoyable façon d’honorer la mémoire d’un
illustre architecte que d’accoler à son travail le plus parfait un
appendice qu’il n’avait pas prévu et qui, sous prétexte d’exalter
l’ouvrier, détériore l’œuvre.
Le steamer à turbines.
Les turbines dont il s’agit sont, en somme, des roues de
moulins sur lesquelles la vapeur remplace l’eau. Ces nouvelles
turbines à vapeur sont d’invention Française et depuis quelque
temps déjà, on les utilise dans l’industrie ; leur rendement, leur
mécanisme simple et leur nature peu encombrante les rendent
préférables, en bien des cas, aux machines à vapeur ordinaires.
Un ingénieur Anglais a imaginé de faire mouvoir les hélices de
navires par des turbines de cette sorte, réalisant ainsi des
vitesses supérieures et une série d’avantages secondaires,
absence de trépidations, volume diminué, évolutions plus
faciles, etc… Le premier steamer de ce genre construit en
Angleterre en 1896, donna des résultats si satisfaisants que le
type en fut aussitôt adopté par l’Amirauté, laquelle fut moins
heureuse — par sa faute d’ailleurs — dans les essais qu’elle
tenta. En 1901, le service côtier sur la Clyde fut confié à deux
navires à turbines, qui s’en tirèrent fort bien ; la construction
d’autres navires semblables fut décidée ; l’un d’eux, The
Queen, fait maintenant le service de Douvres à Calais. C’est un
superbe bateau de 95 mètres de long qui peut recevoir plus de
1.200 passagers. Les salons, cabines, salles à manger, sont
établies avec un luxe considérable. Les hélices sont au nombre
de neuf ; il y a trois arbres de couche mis en mouvement par
trois turbines de 8.000 chevaux dont une, la centrale, marche à
700 tours par minute et les deux autres à 500. La traversée du
détroit, si les espérances fondées sur ce nouveau mode de
propulsion ne sont pas trompées, pourra se faire dans des
conditions parfaites de confort et de rapidité ; et peut-être se
trouvera-t-on bien d’appliquer le même système aux
transatlantiques.
À Belgrade.
Il est extrêmement douloureux de constater que rien n’est
venu atténuer l’horreur des crimes commis à Belgrade le 10
juin dernier ; bien loin de là, chaque jour qui a passé a rendu
les responsabilités plus lourdes et plus nombreuses. Ce sont
d’abord les détails du forfait. On avait espéré que dans
l’exagération du premier instant, les chroniqueurs avaient
laissé leur imagination les emporter au-delà de la terrible
réalité. Mais non ! tout s’est passé comme on l’a dit dès
l’abord. Le roi et la reine ont été massacrés sans hésitation,
odieusement mutilés, précipités par la fenêtre ; leurs corps
présentaient à l’examen les marques de blessures innombrables
et n’étaient plus que des loques sanglantes ; deux ministres ont
été tués, chez eux, au sein de leurs familles et la fille de l’un
d’eux qui voulait défendre son père est morte avec lui ; les
deux frères de la reine ont été fusillés de même ; pour un peu
d’autres victimes auraient été ajoutées à la funèbre liste.
Il était déjà fort triste, d’autre part, que des officiers aient
sali leur uniforme dans une infamie de ce genre ; du moins,
s’ils n’avaient été qu’une poignée de criminels ! Mais le doute
n’est plus permis ; la conjuration était colossale ; il y avait
deux cents assassins tout prêts et c’est toute l’armée Serbe qui
se trouve déshonorée. Lâchement, ces hommes qui venaient de
tuer des êtres sans défense et qui s’en vantaient ont tout mis en
œuvre pour jeter la boue du ruisseau sur leurs victimes ; là
encore, l’opinion attendait des révélations sensationnelles ; une
malpropre autopsie ne suffit point à échafauder les calomnies ;
il n’apparaît ni que le roi ait volé la nation ni que la reine ait
donné l’exemple des pires débordements ; rien n’est prouvé et
même on se rend compte que rien n’est prouvable.
Certes la joie obscène que Belgrade a témoignée le
lendemain du crime, ces drapeaux, ces fleurs, ces airs de danse,
cette ivresse, tout cela a été payé et commandé ; les habitants
ont agi sous l’action d’un terrorisme naissant. Mais tout de
même un peuple entier ne capitule pas de cette manière sans
que le reste du monde ne ressente pour lui un mépris justifié.
Et ce même mépris s’étend malheureusement aux premiers
actes du nouveau souverain. On ne peut pas demander à Pierre
Karageorgevitch de châtier les meurtriers puisque cela lui est
de tous points impossible ; il y risquerait sa couronne et sa vie.
Mais on avait le droit d’attendre de lui qu’il ne les exaltât point
et ne répandit point sur eux les éloges et les récompenses, ce
qu’il s’est empressé de faire d’une façon tout simplement
scandaleuse. On ne saurait — jusqu’à nouvel ordre du moins —
supposer une connivence secrète entre Karageorgevitch et ses
partisans ; il est trop évident que ceux-ci ne l’avaient pas mis
dans le secret de leur projet. Mais la hâte qu’il éprouve à se
solidariser avec eux n’est pas faite pour jeter beaucoup de
prestige sur sa royauté ; son trône surtout n’en sera point
fortifié. Roi chancelant d’une nation déshonorée, il risque fort
de périr lui-même comme a péri celui dont il a pris la place.
Les jours qui passent ne rendent pas non plus la conduite de
l’Europe plus estimable. L’opinion s’est complue dans le
télégramme sévère adressé par François-Joseph à Pierre Ier et
dans le noble geste du roi de Roumanie repoussant les couleurs
du régiment Serbe dont il était colonel honoraire. Mais elle eut
souhaité davantage. Si des troupes Russes, Allemandes et
Austro-Hongroises avaient occupé Belgrade et que les trois
puissances eussent commencé par châtier les assassins,
l’honneur de l’Europe serait sauf et Pierre Ier aurait aujourd’hui
devant lui une tâche infiniment plus facile, car au lieu d’être le
prisonnier de ses sujets, il pourrait être vraiment leur chef et le
grand nom qu’il porte n’aurait reçu aucune éclaboussure. Mais
les puissances n’ont pensé qu’à leurs intérêts propres et à leur
tranquillité présente. Elles ont eu tort. Le drame de Belgrade
est un spectacle suggestif et dangereux : le crime impuni a,
toujours et partout, engendré le crime.
Choses polaires.
La France suit d’un regard ému la courageuse entreprise du
docteur Jean Charcot qui va bientôt se diriger à la tête d’une
importante mission vers le pôle Sud. Si grands que soient les
dangers auxquels s’exposent les hardis navigateurs qui
cherchent à percer les mystères du Nord, on s’accorde à penser
que ces dangers sont bien plus considérables encore dans
l’autre hémisphère. Mais précisément parce que l’inconnu y est
plus terrible il a suscité de nombreux héroïsmes. Or, depuis de
très longues années, aucune expédition Française n’a été
conduite en ces parages. Si Charcot parvient à secourir
Nordenskiold que l’on croit perdu et à éclairer la science sur
quelques points du problème austral, il aura certes bien mérité
de la patrie.
Pendant ce temps on inaugure, en Scandinavie, le premier
chemin de fer situé au-delà du cercle polaire arctique. La ligne
de Lulea à Gellivara vient d’être prolongée jusqu’à Narwick au
fond du fjord Lofoten. Il met l’extrémité du golfe de Botnie en
communication avec l’Atlantique, traverse la Laponie de part
en part et permet l’exploitation rapide des mines de fer — très
riches, dit-on — qui s’y trouvent.
Gendarmes du désert.
Ce sont des meharistes ; on sait que le mehari est un
chameau de course dont les allures rapides et l’endurance
extraordinaire font une monture sans égale pour les habitués du
Sahara. Que pouvaient nos cavaliers contre des Touaregs
juchés sur de pareilles bêtes ? On s’est enfin décidé à créer un
corps de meharistes, et c’est sous la protection de cette escorte
qu’une reconnaissance moitié militaire, moitié savante a été
dirigée récemment sur la route de Tombouctou. Elle s’est
avancée jusqu’à mi-chemin entre In-Salah et Tombouctou. Les
résultats de cette expédition paraissent fort satisfaisants. D’une
part, ceux qui la dirigèrent rapportent la conviction que les
Touaregs ne sont plus à craindre et que leur soumission est
dorénavant complète et définitive ; la chose s’expliquerait par
leur nombre relativement restreint. Au lieu d’être cent mille,
comme on l’avait cru à un moment donné, ils n’atteindraient
pas au delà de 7 à 8.000 et dès lors l’institution des
« gendarmes du désert » suffirait pleinement à les tenir en
respect et à assurer la sécurité de plus en plus complète des
régions Sahariennes. D’autre part, le savant distingué qui
accompagnait l’expédition a eu la surprise de trouver dans ces
solitudes des traces fort curieuses d’une civilisation antérieure
et généralement insoupçonnée ; ce sont, outre des ruines qui, à
demi enfouies dans le sable, demanderaient à être fouillées
pour livrer leurs secrets, d’énormes graphites dont les bizarres
contours ornent les rochers et les tranches de falaises calcaires
émergeant du sol sablonneux. Des animaux et des hommes y
sont représentés et l’analyse ultérieure de ces dessins ne peut
manquer d’ouvrir, sur le passé de ce pays, de curieuses
perspectives.
Choses d’Irlande.
Il faut ignorer totalement les Irlandais pour croire que la
visite du roi Édouard et de la reine Alexandra, — visite
qu’accompagne si opportunément la certitude de succès du bill
agraire — les laissera indifférents ; mais nous pensons qu’il ne
faut pas les connaître tout à fait pour s’imaginer que ces
concessions, si larges soient-elles, suffiront à les désarmer. Et
nous pouvons même ajouter qu’à notre avis, ils ne désarmeront
jamais. Avec beaucoup de courage et d’audace, M. George
Wyndham a proposé un règlement de la question agraire auquel
le cabinet tout entier a donné son adhésion, M. Chamberlain en
tête, par la raison que les députés Irlandais forment au
parlement un groupe important dont les ministres se trouvent
avoir besoin pour appuyer leur politique générale. On aperçoit
tout de suite que si l’initiative de M. Wyndham se recommande
par un généreux souci d’équité, la coopération de ses collègues
s’inspire principalement d’un intérêt personnel ; les députés
Irlandais ne s’y sont pas trompés ; donnant donnant ; ils
prennent le bill et promettent leurs voix.
Le tenancier Irlandais aspire de tout temps à la possession de
la terre, on lui en a déjà facilité l’acquisition. Cette fois l’État
intervient en grand ; il achétera au landlord et revendra par
annuités, au tenancier, un peu moins cher qu’il n’a acheté.
L’opération, commercialement parlant, n’est pas brillante ;
mais si elle devait engendrer la paix entre les deux pays,
l’Angleterre n’aurait pas payé trop cher un si précieux
avantage. Là, précisément, est le point douteux. Les Irlandais,
considérant que le sol de leur île fut jadis arbitrairement
confisqué, ce qui est exact, en réclament la restitution pure et
simple entre les mains de ceux qui le cultivent aujourd’hui, ce
qui est insoutenable. Réclament-ils cette mesure radicale avec
ou sans arrière-pensée ? Beaucoup prétendent qu’ils font valoir
ainsi un droit théorique et que dans la pratique, ils se résignent
volontiers à l’acquisition. Mais étant donné le caractère
Irlandais, il n’y aurait rien de surprenant à voir le paysan qui a
acquis, réclamer dans la suite, le remboursement des sommes
versées par lui.
La mentalité Irlandaise est excessivement curieuse. Ce
peuple d’aspect léger et qu’une plaisanterie spirituellement
placée console de ses pires malheurs, a d’autre part la
persévérance obstinée qui nait de la routine. Il parait tenir
moins à jouir des réformes désirables qu’à les réclamer. On ne
le voit pas donnant quitus à l’Angleterre ; sa haine envers elle
n’est pas une haine ordinaire ; il se plait à en dire du mal, à la
gêner, à la harceler, à l’empêcher de dormir ; c’est son sport ;
il ne saurait plus s’en passer. L’histoire lui a légué assurément,
de légitimes griefs ; mais s’il n’en avait point à faire valoir, il
en inventerait. Il semble s’être donné pour mission de faire
payer aux Anglais, par des piqûres quotidiennes, le mal qu’il en
a reçu. Et pour y parvenir, il lui faudra des siècles.
L’Irlande et l’Angleterre forment un ménage mal assorti, un
de ces ménages où la femme ayant beaucoup à pardonner se
croit libre de rappeler incessamment les torts de son conjoint,
où toute discussion tourne à l’aigre, où l’on affecte de ne se
point parler pendant de longs intervalles. Le divorce est
irréalisable ; la barrière que la géographie lui oppose est bien
plus infranchissable que toute autre. Il serait impossible à
l’Angleterre et à l’Irlande de vivre l’une sans l’autre. Dans ces
conditions le mieux est de travailler à s’entendre ; mais il ne
faut pas s’illusionner sur le résultat final.
Tout ce que l’Angleterre fera de concessions à l’Irlande est
justifié par les grandes iniquités qu’elle a commises jadis à son
égard ; quant à ce que ces concessions amènent la paix totale, il
n’y faut point compter.
La question du Latin.
Nos excellents universitaires se croient des gens ultra-
modernes parce qu’ils pourchassent le latin dans tous les coins
— et avec le latin, le grec et la culture classique en général.
Hier encore, ils supprimaient la thèse latine pour le doctorat ès-
lettres. La discussion ne paraît pas avoir été longue. On a
écouté par politesse le discours de M. Gaston Boissier, mais le
conseil supérieur de l’instruction publique avait son siège fait
et l’éminent académicien n’a convaincu personne. En toute
cette affaire, comme en beaucoup d’autres, la France qui se
croit toujours « à l’avant-garde des nations » traîne en queue du
cortège et si loin, qu’elle ne s’aperçoit même pas que la
direction est en train de changer. La réaction — nécessaire
peut-être — contre le classicisme exagéré de nos pères, touche
à sa fin ; on a mesuré l’inconvénient de l’excès contraire ; on
sent qu’une véritable et solide formation littéraire ne saurait
s’appuyer sur une langue vivante et qu’une spécialisation
scientifique trop précoce est un sûr garant de dessèchement
pour l’esprit. Dans son discours d’inauguration, le président N.
M. Butler, récemment élu à la direction de l’université
Columbia de New-York, s’élève avec force contre le
spécialisme en éducation et il en compare la nécessaire et
naturelle intransigeance à celle du puritain. Ainsi l’Amérique
elle-même témoigne de sa méfiance à l’égard du modernisme
pédagogique dans lequel nous nous enfonçons !
Il y a un autre point de vue. Les essais de langage universel
n’ont pas abouti : Volapuk, Esperanto, tout cela est voué à un
prochain oubli. Et comment en serait-il autrement ? Va-t-on
s’amuser à apprendre une langue de plus quand il y en a
tellement aujourd’hui dont il est utile de posséder au moins la
connaissance élémentaire ? Poser la question, c’est y répondre.
Le latin tend de plus en plus, à servir de lien entre les sociétés
savantes de différents pays, et là encore, c’est le Nouveau-
Monde qui donne l’exemple.
De quoi il résulte que si nous abandonnons, nous autres
Français, le sceptre de l’éducation classique sous prétexte qu’il
n’est plus bon à rien, d’autres nations sont toutes prêtes à nous
le prendre des mains et nous verrons ce qu’elles en sauront
tirer d’avantages et de force intellectuelle et morale. Nous
démolissons à coups répétés notre prestige littéraire et les
éléments dont il était fait seront utilisés par d’autres quelque
jour. Napoléon disait avec dédain que l’Angleterre n’était
qu’une agglomération de marchands. Nous visons, nous, à ne
former que des contre-maîtres. Le contre-maître c’est l’idéal
ou pire ; on ne pense qu’à lui. Inconsciemment — parce qu’il
représente le couronnement ordinaire d’une carrière d’ouvrier
— tout tend vers lui, tout lui est subordonné et cette
préoccupation d’un démocratisme mal entendu influe jusque
sur les règlements du doctorat ès-lettres.
1. ↑ Voir la Revue de Septembre 1902.
JULES SIMON
III
IV
Le talent d’orateur et d’écrivain de Jules Simon rappelait —
son talent d’orateur surtout — ces travaux d’aiguille qui
superposent, aux riches dessins d’un beau tissu, des broderies
d’une finesse et d’un coloris sans pareils. Le fond du discours
était toujours puissamment préparé ; arguments réfléchis,
gradation parfaite, conclusion logique. Mais là-dessus courait
une merveilleuse improvisation tour à tour émue, ironique,
égayante et entraînante ; les mots choisis — on eût dit au poids
— s’équilibraient exactement : une sorte d’harmonie régnait
entre la mesure de la phrase et celle de la pensée pour se
prolonger dans le geste et dans le maintien. Jules Simon en
était arrivé à « jouer » ses discours familiers ; on prenait un
plaisir égal à le voir et à l’entendre tant il y avait d’art, et d’art
naturel, dans le moindre de ses mouvements. Il aimait
particulièrement les oppositions bien rythmées, la malice
rapide et les grandes envolées imprévues. L’auditeur qui
souriait de quelque anecdote exquise ou de quelque trait bien
lancé ne savait jamais si, la minute suivante, sa gorge ne se
contracterait pas d’émotion ; et souvent il en était ainsi. Les
passages émouvants empruntaient à leur soudaineté
merveilleuse une grande partie de leur face. De toute façon
l’impression était intense et durable.
Le style épistolaire de Jules Simon rappelait son langage. Il
écrivait journellement des multitudes de billets, répondant à
tout lui-même et le moindre de ces billets avait une saveur
extraordinaire. Ses plus longues lettres devenaient facilement
des modèles à faire pâlir Madame de Sévigué dont la plume
n’avait pas autant d’élégance et infiniment moins de
simplicité.
Sur ses vieux jours, Jules Simon était assis en face de sa
grande table surchargée de papiers dans le désordre desquels il
se reconnaissait sans peine ; autour de lui étaient ses livres,
couvrant les murs ; et sur une console, des bronzes et des
multitudes de médailles qu’on lui avait offertes rappelaient les
œuvres auxquelles il se dévouait. Une couverture de laine sur
ses genoux, il abattait là de formidables besognes, ayant
d’ailleurs couru l’après-midi de séance en séance et trouvant
encore le temps de recommander celui-ci ou d’apostiller la
demande de celui-là. Couvé par la tendresse infatigable de la
femme admirable qui partagea sa vie et ne lui survécut que
pour le pleurer, il recevait libéralement les visiteurs, un peu
maussade au début à l’idée d’être encore une fois dérangé,
mais rasséréné bien vite et les retenant alors par le charme sans
égal de sa conversation si pleine de souvenirs pittoresques et de
pensées généreuses.
Les amis de Jules Simon ont la crainte que sa notoriété ne
soit pas dans l’avenir à la hauteur de son talent et de ses
services. Les bizarreries d’un Proudhon ou le tapage d’un
Boulanger se repercutent plus longtemps à travers les échos de
la postérité que les conseils de la sagesse. Ils souhaitent donc
que quelque ouvrage relatant le détail de sa longue existence,
résumant l’enseignement si élevé qu’il a donné par ses livres et
par sa parole et faisant revivre ses traits aimés soit livré au
public ; ouvrage de propagande dont il faudrait tirer une édition
populaire, propre à être répandue en un grand nombre
d’exemplaires. Il ne suffit pas que sa statue s’élève à Paris pour
rappeler son nom ; il faut encore que chacun sache pourquoi et
comment il fut un grand Français.
LA VIE ET LA MORT
1. ↑ http://fr.wikisource.org
2. ↑ http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/deed.fr
3. ↑ http://www.gnu.org/copyleft/fdl.html
4. ↑ http://fr.wikisource.org/wiki/Aide:Signaler_une_erreur