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Revue du Pays de Caux N°4

Juillet 1903 POLITIQUE ET


LITTÉRAIRE

Pierre de Coubertin

Imprimerie A. Lanier, Auxerre, 1903

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Revue du Pays de Caux
paraissant 6 fois par an

PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION

de

PIERRE DE COUBERTIN

DEUXIÈME ANNÉE

SOMMAIRE DU N° 4

(Juillet 1903)

Le parapluie.
Ce qui se passe dans le monde.
Jules Simon.
La vie et la mort.
Le Conclave.
Bibliographie.
LE PARAPLUIE

On a donné de nombreuses définitions de la philosophie.


Pour les uns, c’est une religion laïque et la combinaison de
ces deux mots met en joie les gens assez nombreux qui, ayant
besoin d’un catéchisme, jugent bien plus digne d’en recueillir
les préceptes de la bouche d’un monsieur en redingote que de
la bouche d’un prêtre en soutane. Pour les autres, c’est la clef
de toutes les sciences et le fil d’Ariane qui conduit à la Vérité
(avec un grand V). Tous ceux-là s’accordent d’ailleurs à penser
au fond d’eux-mêmes que la philosophie est un tabouret, à
l’aide duquel ils dominent le vil troupeau humain.
Nous choisirons, si vous voulez bien, une définition plus
exacte et plus pratique ; la philosophie est un parapluie, car il
faut toujours l’avoir à portée, veiller à ce que le manche en soit
solide et la soie intacte, l’ouvrir à l’improviste et le tenir droit.
Cette définition n’aurait pas mécontenté le grand homme dont
nous vous parlons plus loin ; c’est bien ainsi qu’il enseignait —
et surtout qu’il mettait à exécution — sa propre philosophie.
Et n’allez pas croire que le parapluie en question, ne puisse
abriter que des phrenologies extraordinaires, des cerveaux aux
rouages puissants ou aux approvisionnements énormes. Tout le
monde peut s’en servir, même le plus humble et le moins
instruit, puisque chacun le confectionne avec les éléments dont
il dispose.
Le manche, c’est la morale ; le tissu, ce sont les
connaissances. Tâchez seulement que l’une soit bien dure, et
les autres bien tendues ; le parapluie sera bon, même si le
manche est rugueux et le tissu grossier.
Et sitôt qu’il pleut, ouvrez-la, votre philosophie, et abritez
vous dessous, bien au centre, sans souci des éclaboussures.
C’est ce que fit Jules Simon, toute sa vie. Il commença de
bonne heure et continua jusqu’à son dernier soupir.
Là est son mérite ; là aussi son originalité.
Car — c’est triste à dire — les philosophes ne sont pas en
général, des gens que l’on puisse donner en exemple, comme
ayant vécu une vie supérieure à celle du commun ; et depuis le
grand Socrate jusqu’au petit Shopenhauer, leur histoire est
pleine de défaillances qui soulignent le divorce des belles
théories d’avec les plates réalités. Il n’est pas jusqu’à Marc
Aurèle, qui n’ait quelques incidents fâcheux à son actif.
Tous ces hommes-là avaient des parapluies, mais ils ne les
ouvraient pas toujours à propos, ou les tenaient de travers.
Par contre, vous croisez chaque jour de braves gens qui font
de la philosophie, comme M. Jourdain faisait de la prose —
sans s’en douter. À l’aide de ce qu’ils savent, ils ont réfléchi
sur ce qu’ils ignorent ; ils se sont donné des règles de conduite
droites et simples ; ils s’en vont, avec une fierté modeste, le
long du chemin qui leur a été attribué.
Suivez ceux-là et faites comme eux. Vous serez, vous aussi,
des philosophes.
CE QUI SE PASSE DANS LE MONDE

Nous ne parlerons pas cette fois-ci, de la grande figure qui


vient de disparaître. Nous avons déjà eu maintes occasions de
marquer de quelle importance a été, pour l’Église et pour le
monde, le pontificat de Léon XIII, et il nous sera donné d’y
revenir prochainement. Les circonstances qui ont accompagné
la longue agonie du pape appellent seulement une réflexion que
peuvent faire tous ceux qui ne se sentent pas aveuglés par la
passion sectaire, la plus rapetissante des passions : quelle place
immense la papauté tient dans les conseils de l’univers, et quel
regain de force et de jeunesse elle a puisé dans la suppression
de ce pouvoir temporel qui la diminuait et l’entravait ! Certes,
à la mort de Pie IX, les souverains et les peuples furent émus et
attendirent, anxieux, le premier geste de son successeur. Mais
combien cette émotion et cette anxiété sont plus grandes
aujourd’hui ! C’est bien le moment en vérité, de faire fi d’une
telle puissance, de la traiter pour quantité négligeable, et de ne
pas chercher à l’influencer à son profit…

Le rôle de l’Italie.
Ce ne sont pas les Italiens qui se conduiraient aussi
sottement. Le plus humble d’entre eux a plus d’esprit politique
dans son petit doigt que tel de nos députés dans toute sa
personne. Nos voisins sentent parfaitement ce que la présence
du Pape à Rome, apporte à tout le royaume de force matérielle
et morale ; certes, cette même présence, avec l’organisation
ecclésiastique et l’indépendance souveraine qu’elle comporte,
n’est pas sans engendrer des difficultés quotidiennes
auxquelles il n’est pas toujours aisé de trouver des solutions.
Mais que sont ces ennuis, ces soucis secondaires auprès des
avantages précis et immenses qui en découlent ? La grande
situation que l’Italie moderne s’est acquise, est faite, pour une
large part, de la sagesse du peuple, de l’habileté des
gouvernants, de l’esprit de devoir des souverains ; mais elle est
faite, pour une part plus large encore, de la protection efficace
qui a été accordée au Saint-Siège et de l’entière liberté qu’on a
su lui laisser. Il est naturel que le Pape, quel qu’il soit, continue
de protester contre la spoliation dont il a été victime, mais il
lui devient difficile de se prétendre prisonnier ; sa prison en
effet est volontaire et l’expérience des trente dernières années
prouve, qu’entouré d’un corps diplomatique de plus en plus
important et orientant à son gré la politique de l’Église, il n’a
pas perdu loin de là, la moindre parcelle de sa liberté. Le fait
est patent. L’Italie a su s’organiser, s’affermir, se transformer
en une grande nation unie, changer de politique et de
gouvernement, ainsi qu’il convient à un régime constitutionnel
et parlementaire, sans que le Vatican en ait éprouvé la moindre
secousse ni la moindre gêne ; exception faite pour la nuit
regrettable dans laquelle les restes de Pie IX, transportés à leur
sépulture définitive de Saint-Laurent hors les murs, furent
insultés par des bandes dont on connaissait et dont on aurait pu
décourager les intentions, aucun incident de la rue n’a troublé
la Rome ecclésiastique. C’est là un résultat très remarquable et
il n’est que juste qu’il profite à l’Italie, comme il a profité au
Saint-Siège.

Une Francophilie imprévue.


Imprévue de ceux-là seulement qui connaissent mal
l’Angleterre ; les autres n’ont pas été surpris des ovations qui
ont accueilli, à Londres, le président de la République, ovations
dont le caractère désintéressé et spontané n’est pas discutable.
Qu’une pensée politique se dissimule derrière la résolution
prise par le roi de provoquer, par sa visite à Paris et par la
réception faite à M. Loubet, un rapprochement entre les deux
pays, ce n’est pas douteux. Mais quand Édouard VII disait
dernièrement au célèbre peintre Bonnat : « nous recevrons M.
Loubet comme jamais chef d’État n’a été reçu chez nous »,
c’est à la foule qu’il pensait, à cette foule Anglaise dont il
connaît si bien les grands et les petits côtés. Le roi et son
gouvernement avaient, au début, aiguillé leur politique vers
l’Allemagne répondant ainsi aux habiles avances de Guillaume
II. Mais les sentiments des Allemands envers l’Angleterre ne
sont pas tendres ; ceux des Anglais envers l’Allemagne le sont,
en ce moment, moins encore. Et le francophilisme britannique
s’accentua de l’impopularité de l’alliance Allemande qui, dans
l’affaire du Venezuela avait failli brouiller les États-Unis avec
l’Angleterre. Néanmoins, pour accessibles qu’elles soient à la
foule, ces considérations n’auraient nullement suffi à échauffer
l’enthousiasme sur le passage du président et à le porter à un
pareil diapason. Ce sont les vieilles sympathies héréditaires qui
y ont réussi. Elles cherchaient depuis longtemps l’occasion de
se manifester. « Si le président Carnot venait à Londres, disait-
on dans la cité, il y a déjà douze ans, il y serait reçu mieux que
n’importe quel souverain ». Et l’événement est d’autant plus
caractéristique que, dans l’intervalle, se sont produits les
énervants épisodes de Fachoda et du Transvaal aggravés encore
par la malencontreuse éloquence de M. Chamberlain.
C’est en Angleterre que sont les meilleurs amis de la France
— non pas dans les rangs du pouvoir qui demeure égoïste et
changeant ni dans ceux de l’aristocratie que gouverne un
snobisme corrompu, mais parmi les masses laborieuses, parmi
les classes moyennes, cette épine dorsale de la Old England.
Là, on nous a toujours aimés d’une affection cordiale et
durable, faite d’éléments très divers. La magie de notre histoire
y est pour beaucoup ; l’esprit Anglais se plait aux contes
merveilleux, aux épopées grandioses et quoi de plus
merveilleux que les aventures d’une Jeanne d’Arc ou de plus
épique que celles d’un Napoléon ? Il est curieux d’ailleurs que
l’Angleterre ait été mêlée intimement à ces aventures ; c’est
elle qui a brûlé Jeanne d’Arc et fait périr Napoléon. Pour elle,
le prince impérial a été tué au Zoulouland. Des analogies
poignantes émaillent ses annales et les nôtres ; le procès et la
mort de Louis XVI lui rappellent le sort qu’elle a fait subir à
Charles Ier et l’exil de Charles X à Holyrood, celui de Jacques
II à St-Germain.
Après les motifs historiques viennent les souvenirs des luttes
géantes, de cette guerre de Cent ans qui conduisit Henri V à
Notre-Dame de Paris et plus récemment de ce blocus
continental par lequel Bonaparte faillit étrangler son ennemie.
L’Inde Anglaise a sous les yeux la statue de Dupleix ;
Montcalm et Wolfe partagent, à Québec le même monument.
Partout, dans l’espace et dans le temps, les noms sont
accouplés, les lauriers s’entrecroisent, le sang s’est confondu.
Et, en dernier lieu, il y a la loi des contrastes. L’Anglais tenace,
massif, morose adore le chant de l’alouette Française ; ce chant
l’égaye et, inconsciemment, il tend l’oreille pour le recueillir.
C’est de tous ces sentiments confondus — et confus, qu’est
faite la poussée d’enthousiasme dont le président de la
République vient de bénéficier. En acclamant de tous leurs
poumons good old Loubet, les Anglais ont prouvé à chaque
instant la vérité ce de qu’avait dit dans son beau guildhall, en
son costume moyen-âge, le lord maire de Londres, à savoir
que, par dessus la personnalité très sympathique du chef de
l’État, c’est à la France entière que s’adressaient les
hommages.
Quelle sera la sanction de ce mouvement si heureux pour la
paix du monde ? Arrivera-t-on à conclure un traité
d’arbitrage ? Un groupe de sénateurs et de députés se sont
rendus en Angleterre pour conférer avec leurs collègues
Anglais à ce sujet. Même si le but n’est pas atteint, de tels
pourparlers laisseront derrière eux une trace utile. Il ne faut pas
trop compter sur l’arbitrage ou du moins il n’y faut compter
que s’il ne s’agit point de questions vitales ; mais ce n’est pas
un motif pour ne pas travailler à en rendre l’usage plus
fréquent entre nations comme il le deviendra certainement
entre individus.

Les élections au Reichstag.


La grande consultation électorale qui a eu lieu sur toute
l’étendue de l’empire d’Allemagne constitue pour nous un
vaste trompe l’œil dès que nous en prenons les résultats au pied
de la lettre. La dénomination de socialistes attribuée au parti
vainqueur n’est pas exacte au sens où nous l’entendons en
France ; électeurs et élus, dans ce parti, tendent au socialisme
d’État, c’est-à-dire que ce sont des nationalistes à tous crins ;
ils se désintéressent parfaitement de ce qui se passe au dehors,
dès que cela ne sert pas leurs desseins et leurs intérêts ; ils sont
Allemands avant tout et ne seraient pas les moins bons
défenseurs de la patrie Allemande du jour où elle se trouverait
menacée. Le droit, l’humanité, la solidarité, tout cela c’est de
la matière à discours pour eux et rien autre. Ils poursuivent une
organisation sociale dont nous avons dit l’an passé[1] ce que
nous pensions ; elle nous paraît irréalisable et nous croyons
qu’elle aboutira à une diminution certaine de la production et
par conséquent à une faillite complète ; à ce titre il est tout
naturel que l’empereur Guillaume, au coup d’œil profond
duquel rien n’échappe, s’en préoccupe et s’en inquiète, mais ce
qui, en aucun cas, ne court le moindre danger, c’est l’empire
lui-même. L’Allemagne impériale peut devenir le théâtre
d’expériences sociales hardies et compliquées, elle ne saurait
être la proie d’une révolution. Il convient qu’en France on se
rende un peu mieux compte de ces choses et qu’on considère la
vague « socialiste » qui vient de déferler comme une vague
nationaliste n’ayant aucun rapport avec celle que M. Jaurès ou
M. Viviani voudraient mettre en branle. Ces messieurs parlent
comme la colombe de l’Arche et entrevoient un désarmement
général et une paix perpétuelle. Leurs collègues Allemands
avec lesquels ils n’ont pas deux idées communes, ont un tout
autre idéal ; et pour comprendre à leur façon l’organisation de
l’empire, ils n’en sont pas moins de bons serviteurs de
l’empereur.

Crises Ministérielles.
Il est amusant de voir la République Française devenue le
pays de la stabilité ministérielle ; le temps n’est pas si loin où
nous usions deux cabinets par an et où nos voisins nous
faisaient l’amitié de se moquer de nous à ce propos. La
Hongrie, la Grèce, l’Italie et l’Espagne ont dansé ces temps-ci
l e Cake-Walk gouvernemental. En Hongrie M. de Szell s’est
retiré ; le fils de feu le fameux Tisza a tenté de former un
cabinet et n’y a pas réussi ; le comte Khuen-Hedervary, ban de
Croatie, a été plus heureux, mais l’empereur-roi a dû lui faire
la concession qu’il refusait à M. de Szell, dix jours plus tôt :
belle avance ! En Grèce, M. Delyanni a démissionné parce
qu’il n’avait plus la majorité dans la Chambre. M. Théotokis a
pris le pouvoir et y est demeuré une semaine, un bout de
laquelle, la question des raisins secs aidant, la même majorité
qui venait de lâcher M. Delyanni s’est retrouvée intacte autour
de son premier lieutenant, M. Ralli. Expliquez ça, si vous
pouvez. En Italie, M. Zanardelli après quelque hésitation a été
convié à retaper son cabinet, ce qu’il a fait aussitôt, et il faut
bien convenir que cette solution était de beaucoup la
meilleure ; alors à quoi bon ? En Espagne, M. Villaverde
conservateur remplace M. Silvela conservateur…, toutes ces
crises ministérielles constituent ce qu’on eut appelé, il y a
quinze ans, des crises « à la Française » ; ce qui veut dire —
dénomination peu flatteuse ! — qu’elles n’ont ni queue ni tête,
ne répondent à aucun mouvement de l’opinion et portent au
pouvoir des combinaisons de hasard sans programme bien
défini. On peut le dire d’une façon générale, la caractéristique
en tous pays est aujourd’hui l’émiettement des partis ; en
Angleterre même, où le jeu de bascule parlementaire entre
libéraux et conservateurs paraissait si fortement établi, ces
dénominations qui subsistent ont beaucoup perdu de leur
signification : il est bien difficile de savoir si Lord Rosebery
est encore un libéral et M. Brodrick, un conservateur. Pendant
ce temps non seulement la France a réalisé cette stabilité
ministérielle qui semblait au-dessus de ses forces, mais qu’elle
a atteint du même coup cette séparation en deux grands partis
que les admirateurs du régime parlementaire appelaient de tous
leurs vœux et qui demeurait l’apanage de ses rivales. Les
Français en sont-ils satisfaits ? pas trop, et nombre d’entre eux
regrettent à présent les temps plus paisibles du crépuscule
politique.
C’est que l’existence de deux partis uniques se succédant au
pouvoir exige que les divergences d’opinions qui les séparent
ne portent sur aucune des grandes questions nationales et qu’un
patriotisme uniforme subsiste à la base, pour l’un comme pour
l’autre. Si les partis ont des façons trop différentes de
concevoir les principes fondamentaux de la société et les
intérêts supérieurs du pays, celui qui détient le pouvoir tend à
l’exercer avec violence et à faire prédominer par la force ses
doctrines et ses méthodes.

Discours et monuments.
Notre grand poète Rostand, pour le fameux « à propos »
duquel on fut si injuste il y a trois ans, a bénéficié le jour de
son entrée à l’Académie d’une indulgence exagérée. Précieux
jusqu’à en être agaçant, son discours a été porté aux nues, non
seulement par les assistants que pouvait charmer une diction
harmonieuse, mais par le public qui dut se borner à en lire le
texte dans les journaux. On approuva de même la réponse du
Vte E.-M. de Vogué. Assurément la figure du défunt immortel
auquel Rostand succède a surgi très vivante de ces deux
morceaux d’éloquence et les Français auxquels M. de Bornier
n’avait jamais été très familier en ont appris du coup sur lui
bien plus qu’ils n’en savaient de son vivant, mais si l’auteur de
la « Fille de Roland » fut loué en cette circonstance d’une
façon digne de son talent et surtout de son caractère, il n’en est
pas moins vrai que les nouveaux académiciens ne paraissent
pas aussi aptes à discourir que leurs aînés. Ils procèdent par
saccades et par contrastes ; l’exquise confiture que les élus du
palais Mazarin s’ingéniaient à confectionner, du temps de Jules
Simon et de Pailleron, ne se fabrique plus ; la recette en est
perdue.
Et il semble que l’éloquence politique change de forme, elle
aussi ; la parole de M. Waldeck-Rousseau si claire, si nette, si
précise, mais d’où s’est envolée toute chaleur, rallie
maintenant tous les suffrages. Si l’on en excepte certains
passages d’un discours prononcé cet hiver par M. Jaurès, la
Chambre n’a plus entendu, depuis que M. de Mun s’est tu, de
véritable manifestation oratoire du genre de celles dont la
tribune Française, de Mirabeau à Gambetta en passant par
Montalembert. Lamartine et Berryer, avait si souvent retenti.
Nous croyons qu’il faut en rendre responsable la manière dont
les Lettres sont désormais cultivées chez nous ; culture
moderne, à la vapeur, avec emmagasinage hâtif et souci de
production rapide et copieuse.
Divers monuments ont été élevés qui ne font guère honneur,
d’autre part, à nos conceptions artistiques ; pour n’en citer
qu’un, le buste en chocolat à l’eau dressé sur un socle en
chocolat au lait qui déshonore l’opéra de Paris serait capable de
faire sortir de sa tombe Charles Garnier. Toute l’économie
architecturale de cette façade déjà mutilée par la disparition
des aigles de bronze qui avaient le tort impardonnable de
rappeler l’empire, se ressent de l’affront qu’on lui a fait. Et
c’est vraiment une pitoyable façon d’honorer la mémoire d’un
illustre architecte que d’accoler à son travail le plus parfait un
appendice qu’il n’avait pas prévu et qui, sous prétexte d’exalter
l’ouvrier, détériore l’œuvre.

Le steamer à turbines.
Les turbines dont il s’agit sont, en somme, des roues de
moulins sur lesquelles la vapeur remplace l’eau. Ces nouvelles
turbines à vapeur sont d’invention Française et depuis quelque
temps déjà, on les utilise dans l’industrie ; leur rendement, leur
mécanisme simple et leur nature peu encombrante les rendent
préférables, en bien des cas, aux machines à vapeur ordinaires.
Un ingénieur Anglais a imaginé de faire mouvoir les hélices de
navires par des turbines de cette sorte, réalisant ainsi des
vitesses supérieures et une série d’avantages secondaires,
absence de trépidations, volume diminué, évolutions plus
faciles, etc… Le premier steamer de ce genre construit en
Angleterre en 1896, donna des résultats si satisfaisants que le
type en fut aussitôt adopté par l’Amirauté, laquelle fut moins
heureuse — par sa faute d’ailleurs — dans les essais qu’elle
tenta. En 1901, le service côtier sur la Clyde fut confié à deux
navires à turbines, qui s’en tirèrent fort bien ; la construction
d’autres navires semblables fut décidée ; l’un d’eux, The
Queen, fait maintenant le service de Douvres à Calais. C’est un
superbe bateau de 95 mètres de long qui peut recevoir plus de
1.200 passagers. Les salons, cabines, salles à manger, sont
établies avec un luxe considérable. Les hélices sont au nombre
de neuf ; il y a trois arbres de couche mis en mouvement par
trois turbines de 8.000 chevaux dont une, la centrale, marche à
700 tours par minute et les deux autres à 500. La traversée du
détroit, si les espérances fondées sur ce nouveau mode de
propulsion ne sont pas trompées, pourra se faire dans des
conditions parfaites de confort et de rapidité ; et peut-être se
trouvera-t-on bien d’appliquer le même système aux
transatlantiques.

Économies mal placées.


À noter parmi les économies qui viennent d’être réalisées au
budget de l’Instruction publique et des Beaux-Arts en France :
20.000 francs sur les bourses de l’enseignement supérieur ;
100.000 francs sur les bourses des lycées et collèges ; 14.500
francs sur les bourses de l’enseignement primaire supérieur ;
25.000 francs sur les secours de l’enseignement primaire ;
3.000 francs sur les encouragements aux savants et gens de
lettres ; 10.000 francs sur la réfection et l’entretien des grandes
eaux de Versailles ; 50.000 francs sur les travaux à faire au
Louvre et 28.000 francs sur ceux de Saint-Cloud. Ailleurs, au
chapitre du commerce, on relève des réductions de 1.000 francs
sur le chapitre des récompenses honorifiques aux vieux
ouvriers ; de 10.000 francs sur les bourses à l’École centrale ;
de 14.500 francs sur les subventions et encouragements aux
sociétés ouvrières, syndicats professionnels, etc… Il n’y a pas
une de ces économies qui ne soit anti-démocratique au premier
chef et probablement le ministre de l’Instruction publique ne
s’est pas résigné sans regret à les proposer. N’y avait-il donc
aucun moyen de les éviter et le budget ne peut-il s’équilibrer
qu’avec ces vétilles ? Le pire de la chose est que ces sacrifices
ne serviront à rien ; le prochain budget sera en déficit à son
tour et on tondra de nouveau des prés déjà ras. Il en sera ainsi
tant que la République et avec elle tous les états d’Europe, ne
prendront pas la courageuse et indispensable initiative de
tailler en grand dans la forêt du fonctionnarisme. C’est là
qu’est le déplorable virus ; une fois entrée dans la voie de
l’accroissement annuel du nombre des fonctionnaires, aucun
salut n’est possible pour la cité moderne qu’en rétrogradant
franchement.

La côte des Somalis.


La guerre dans laquelle les Anglais sont engagés n’est pas
une guerre de conquête territoriale, mais avant tout de défense
sociale. Un fanatique s’est levé contre eux qui aurait pu tout
aussi bien se lever contre nous ou contre les Italiens et l’on sait
ce que coûte toujours l’apparition d’un de ces « prophètes »
musulmans qui prêchent la guerre sainte contre les chrétiens
sans distinction de nationalité. L’Angleterre en cette
circonstance lutte pour tous. Mais dira-t-on, que fait-elle en ces
parages ? Il y a longtemps qu’elle et l’Italie se partagent
l’espèce de cap gigantesque qui, à l’est de l’Afrique, s’avance
dans l’Océan Indien. Ce cap n’est à l’intérieur qu’un désert
affreux, mais les côtes sont considérées comme ayant quelque
avenir stratégique sinon commercial. C’est pourquoi les
Anglais possèdent Berbera et les Italiens, Obbia. Pour nous,
nous sommes pourvus et nous possédons même le meilleur
morceau. Tant par sa proximité de l’Éthiopie que par sa
situation plus avantageuse sur la mer Rouge, Djibouti
l’emporte de beaucoup sur les établissements de nos voisins.
Cela ne veut pas dire du reste que le séjour en soit edénique,
mais les Français qu’on y envoie ont du moins la conviction
que leur dévouement sert les intérêts de la métropole.

À Belgrade.
Il est extrêmement douloureux de constater que rien n’est
venu atténuer l’horreur des crimes commis à Belgrade le 10
juin dernier ; bien loin de là, chaque jour qui a passé a rendu
les responsabilités plus lourdes et plus nombreuses. Ce sont
d’abord les détails du forfait. On avait espéré que dans
l’exagération du premier instant, les chroniqueurs avaient
laissé leur imagination les emporter au-delà de la terrible
réalité. Mais non ! tout s’est passé comme on l’a dit dès
l’abord. Le roi et la reine ont été massacrés sans hésitation,
odieusement mutilés, précipités par la fenêtre ; leurs corps
présentaient à l’examen les marques de blessures innombrables
et n’étaient plus que des loques sanglantes ; deux ministres ont
été tués, chez eux, au sein de leurs familles et la fille de l’un
d’eux qui voulait défendre son père est morte avec lui ; les
deux frères de la reine ont été fusillés de même ; pour un peu
d’autres victimes auraient été ajoutées à la funèbre liste.
Il était déjà fort triste, d’autre part, que des officiers aient
sali leur uniforme dans une infamie de ce genre ; du moins,
s’ils n’avaient été qu’une poignée de criminels ! Mais le doute
n’est plus permis ; la conjuration était colossale ; il y avait
deux cents assassins tout prêts et c’est toute l’armée Serbe qui
se trouve déshonorée. Lâchement, ces hommes qui venaient de
tuer des êtres sans défense et qui s’en vantaient ont tout mis en
œuvre pour jeter la boue du ruisseau sur leurs victimes ; là
encore, l’opinion attendait des révélations sensationnelles ; une
malpropre autopsie ne suffit point à échafauder les calomnies ;
il n’apparaît ni que le roi ait volé la nation ni que la reine ait
donné l’exemple des pires débordements ; rien n’est prouvé et
même on se rend compte que rien n’est prouvable.
Certes la joie obscène que Belgrade a témoignée le
lendemain du crime, ces drapeaux, ces fleurs, ces airs de danse,
cette ivresse, tout cela a été payé et commandé ; les habitants
ont agi sous l’action d’un terrorisme naissant. Mais tout de
même un peuple entier ne capitule pas de cette manière sans
que le reste du monde ne ressente pour lui un mépris justifié.
Et ce même mépris s’étend malheureusement aux premiers
actes du nouveau souverain. On ne peut pas demander à Pierre
Karageorgevitch de châtier les meurtriers puisque cela lui est
de tous points impossible ; il y risquerait sa couronne et sa vie.
Mais on avait le droit d’attendre de lui qu’il ne les exaltât point
et ne répandit point sur eux les éloges et les récompenses, ce
qu’il s’est empressé de faire d’une façon tout simplement
scandaleuse. On ne saurait — jusqu’à nouvel ordre du moins —
supposer une connivence secrète entre Karageorgevitch et ses
partisans ; il est trop évident que ceux-ci ne l’avaient pas mis
dans le secret de leur projet. Mais la hâte qu’il éprouve à se
solidariser avec eux n’est pas faite pour jeter beaucoup de
prestige sur sa royauté ; son trône surtout n’en sera point
fortifié. Roi chancelant d’une nation déshonorée, il risque fort
de périr lui-même comme a péri celui dont il a pris la place.
Les jours qui passent ne rendent pas non plus la conduite de
l’Europe plus estimable. L’opinion s’est complue dans le
télégramme sévère adressé par François-Joseph à Pierre Ier et
dans le noble geste du roi de Roumanie repoussant les couleurs
du régiment Serbe dont il était colonel honoraire. Mais elle eut
souhaité davantage. Si des troupes Russes, Allemandes et
Austro-Hongroises avaient occupé Belgrade et que les trois
puissances eussent commencé par châtier les assassins,
l’honneur de l’Europe serait sauf et Pierre Ier aurait aujourd’hui
devant lui une tâche infiniment plus facile, car au lieu d’être le
prisonnier de ses sujets, il pourrait être vraiment leur chef et le
grand nom qu’il porte n’aurait reçu aucune éclaboussure. Mais
les puissances n’ont pensé qu’à leurs intérêts propres et à leur
tranquillité présente. Elles ont eu tort. Le drame de Belgrade
est un spectacle suggestif et dangereux : le crime impuni a,
toujours et partout, engendré le crime.

Choses polaires.
La France suit d’un regard ému la courageuse entreprise du
docteur Jean Charcot qui va bientôt se diriger à la tête d’une
importante mission vers le pôle Sud. Si grands que soient les
dangers auxquels s’exposent les hardis navigateurs qui
cherchent à percer les mystères du Nord, on s’accorde à penser
que ces dangers sont bien plus considérables encore dans
l’autre hémisphère. Mais précisément parce que l’inconnu y est
plus terrible il a suscité de nombreux héroïsmes. Or, depuis de
très longues années, aucune expédition Française n’a été
conduite en ces parages. Si Charcot parvient à secourir
Nordenskiold que l’on croit perdu et à éclairer la science sur
quelques points du problème austral, il aura certes bien mérité
de la patrie.
Pendant ce temps on inaugure, en Scandinavie, le premier
chemin de fer situé au-delà du cercle polaire arctique. La ligne
de Lulea à Gellivara vient d’être prolongée jusqu’à Narwick au
fond du fjord Lofoten. Il met l’extrémité du golfe de Botnie en
communication avec l’Atlantique, traverse la Laponie de part
en part et permet l’exploitation rapide des mines de fer — très
riches, dit-on — qui s’y trouvent.

Gendarmes du désert.
Ce sont des meharistes ; on sait que le mehari est un
chameau de course dont les allures rapides et l’endurance
extraordinaire font une monture sans égale pour les habitués du
Sahara. Que pouvaient nos cavaliers contre des Touaregs
juchés sur de pareilles bêtes ? On s’est enfin décidé à créer un
corps de meharistes, et c’est sous la protection de cette escorte
qu’une reconnaissance moitié militaire, moitié savante a été
dirigée récemment sur la route de Tombouctou. Elle s’est
avancée jusqu’à mi-chemin entre In-Salah et Tombouctou. Les
résultats de cette expédition paraissent fort satisfaisants. D’une
part, ceux qui la dirigèrent rapportent la conviction que les
Touaregs ne sont plus à craindre et que leur soumission est
dorénavant complète et définitive ; la chose s’expliquerait par
leur nombre relativement restreint. Au lieu d’être cent mille,
comme on l’avait cru à un moment donné, ils n’atteindraient
pas au delà de 7 à 8.000 et dès lors l’institution des
« gendarmes du désert » suffirait pleinement à les tenir en
respect et à assurer la sécurité de plus en plus complète des
régions Sahariennes. D’autre part, le savant distingué qui
accompagnait l’expédition a eu la surprise de trouver dans ces
solitudes des traces fort curieuses d’une civilisation antérieure
et généralement insoupçonnée ; ce sont, outre des ruines qui, à
demi enfouies dans le sable, demanderaient à être fouillées
pour livrer leurs secrets, d’énormes graphites dont les bizarres
contours ornent les rochers et les tranches de falaises calcaires
émergeant du sol sablonneux. Des animaux et des hommes y
sont représentés et l’analyse ultérieure de ces dessins ne peut
manquer d’ouvrir, sur le passé de ce pays, de curieuses
perspectives.

Choses d’Irlande.
Il faut ignorer totalement les Irlandais pour croire que la
visite du roi Édouard et de la reine Alexandra, — visite
qu’accompagne si opportunément la certitude de succès du bill
agraire — les laissera indifférents ; mais nous pensons qu’il ne
faut pas les connaître tout à fait pour s’imaginer que ces
concessions, si larges soient-elles, suffiront à les désarmer. Et
nous pouvons même ajouter qu’à notre avis, ils ne désarmeront
jamais. Avec beaucoup de courage et d’audace, M. George
Wyndham a proposé un règlement de la question agraire auquel
le cabinet tout entier a donné son adhésion, M. Chamberlain en
tête, par la raison que les députés Irlandais forment au
parlement un groupe important dont les ministres se trouvent
avoir besoin pour appuyer leur politique générale. On aperçoit
tout de suite que si l’initiative de M. Wyndham se recommande
par un généreux souci d’équité, la coopération de ses collègues
s’inspire principalement d’un intérêt personnel ; les députés
Irlandais ne s’y sont pas trompés ; donnant donnant ; ils
prennent le bill et promettent leurs voix.
Le tenancier Irlandais aspire de tout temps à la possession de
la terre, on lui en a déjà facilité l’acquisition. Cette fois l’État
intervient en grand ; il achétera au landlord et revendra par
annuités, au tenancier, un peu moins cher qu’il n’a acheté.
L’opération, commercialement parlant, n’est pas brillante ;
mais si elle devait engendrer la paix entre les deux pays,
l’Angleterre n’aurait pas payé trop cher un si précieux
avantage. Là, précisément, est le point douteux. Les Irlandais,
considérant que le sol de leur île fut jadis arbitrairement
confisqué, ce qui est exact, en réclament la restitution pure et
simple entre les mains de ceux qui le cultivent aujourd’hui, ce
qui est insoutenable. Réclament-ils cette mesure radicale avec
ou sans arrière-pensée ? Beaucoup prétendent qu’ils font valoir
ainsi un droit théorique et que dans la pratique, ils se résignent
volontiers à l’acquisition. Mais étant donné le caractère
Irlandais, il n’y aurait rien de surprenant à voir le paysan qui a
acquis, réclamer dans la suite, le remboursement des sommes
versées par lui.
La mentalité Irlandaise est excessivement curieuse. Ce
peuple d’aspect léger et qu’une plaisanterie spirituellement
placée console de ses pires malheurs, a d’autre part la
persévérance obstinée qui nait de la routine. Il parait tenir
moins à jouir des réformes désirables qu’à les réclamer. On ne
le voit pas donnant quitus à l’Angleterre ; sa haine envers elle
n’est pas une haine ordinaire ; il se plait à en dire du mal, à la
gêner, à la harceler, à l’empêcher de dormir ; c’est son sport ;
il ne saurait plus s’en passer. L’histoire lui a légué assurément,
de légitimes griefs ; mais s’il n’en avait point à faire valoir, il
en inventerait. Il semble s’être donné pour mission de faire
payer aux Anglais, par des piqûres quotidiennes, le mal qu’il en
a reçu. Et pour y parvenir, il lui faudra des siècles.
L’Irlande et l’Angleterre forment un ménage mal assorti, un
de ces ménages où la femme ayant beaucoup à pardonner se
croit libre de rappeler incessamment les torts de son conjoint,
où toute discussion tourne à l’aigre, où l’on affecte de ne se
point parler pendant de longs intervalles. Le divorce est
irréalisable ; la barrière que la géographie lui oppose est bien
plus infranchissable que toute autre. Il serait impossible à
l’Angleterre et à l’Irlande de vivre l’une sans l’autre. Dans ces
conditions le mieux est de travailler à s’entendre ; mais il ne
faut pas s’illusionner sur le résultat final.
Tout ce que l’Angleterre fera de concessions à l’Irlande est
justifié par les grandes iniquités qu’elle a commises jadis à son
égard ; quant à ce que ces concessions amènent la paix totale, il
n’y faut point compter.

Théâtres en plein air.


L’initiative si heureuse et si originale prise par M. Maurice
Pottecher, le créateur du théâtre populaire de Bussang,
commence à donner ses fruits ; il est acquis désormais qu’un
plein succès attend les tentatives de restauration de l’ancien art
dramatique, qui avait la nature pour cadre, les passions simples
pour ressort et le peuple pour auditoire. On allait trop loin,
vraiment, dans le chemin de l’artificiel et du quintessencié ; il
était temps que les réminiscences du passé fassent éclore
quelque chose de plus réel et de plus franc. La suppression de
la plupart des « aides » modernes, jeux de lumière, machinerie,
changements soudains, luxe de décors, oblige l’auteur à s’en
tenir aux grandes sources d’émotion — toujours les mêmes et
combien variées, pourtant ! — que recèle la nature humaine.
C’est bien là ce qu’a fait M. Pottecher. La chose, toutefois,
demande quelque préparation et pas trop de hâte. Ni à Bussang,
ni ailleurs on ne peut improviser le talent des acteurs ni même
l’état d’âme propice des spectateurs. Il faut opérer par
gradation, avec patience et délicatesse. Le cycle des
représentations (il y en a deux à trois par an) s’est ouvert en
1895 par une pièce anti-alcoolique intitulée : Le diable
marchand de goutte. L’été dernier on en était à Macbeth et le
chef-d’œuvre Shakespearien a soulevé un enthousiasme tel
qu’il sera rejoué cette année et que d’autres hardiesses, du
même genre, sont prévues pour les saisons prochaines. Ainsi,
en huit années, l’œuvre a pu s’élever au sommet de la beauté
dramatique ; on a trouvé des interprètes capables, et éduqué un
auditoire suffisant ! — Le théâtre de Bussang est adossé à la
montagne ; le fond peut s’ouvrir par des panneaux mobiles sur
le décor naturel des astres et des champs. La salle comprend un
parterre sur lequel est tendu un velum et qu’entourent des
galeries de bois en style forestier ; un verger environne le
théâtre. Déjà d’autres théâtres rustiques se sont créés sur ce
modèle à l’étranger et il est impossible de ne pas voir là
l’aurore d’un très grand mouvement ; il était digne du pays de
Molière qu’un Français en fut l’initiateur.
Pendant qu’aux flancs des Vosges se développe cet art
rajeuni, le celche théâtre d’Orange, restauré et rendu à la vie,
procure à ses fidèles, l’illusion d’une merveilleuse descente
dans le passé Gréco-Romain d’où nous sommes issus. Le
théâtre d’Orange est le plus vaste et le mieux conservé que
nous ait légué l’antiquité. Longtemps délaissé, il a été l’objet
d’un déblayage et d’une consolidation opérés avec lenteur et
respect. Quand on a voulu l’utiliser à nouveau on a eu la
surprise de trouver intacte son extraordinaire acoustique.
C’était en 1869 et l’essai fut repris en 1874. Mais Norma,
Galathée ou le Chalet n’étaient guère appropriés à un cadre
pareil. Le succès vînt avec Œdipe Roi et Antigone. Athalie
échoua ; les Précieuses ridicules parurent intolérables. On vit
ainsi, comme l’écrit M. Paul Mariéton, que « l’intrigue simple
et l’action rapide de la tragédie grecque touchent plus sûrement
l’âme de la foule que les complications psychologiques de la
dramaturgie moderne ». Au point de vue musical le Moïse de
Rossini, les Erinnyes de Massenet, diverses œuvres de Saint-
Saens et surtout l’Iphigénie en Tauride de Gluck récoltèrent
des ovations méritées. Essayez donc de jouer Macbeth à
Orange et de chanter les Erinnyes à Bussang… Cela n’ira plus.
Pourquoi ? Étrange lien de l’homme avec la nature. Ses œuvres
sont tissées de soleil ou de brume, de somptuosité ou de
rudesse selon les horizons qui les virent éclore ou qu’elles
évoqueront. Mais brume ou soleil, le plein air est un élément
de beauté. Ne l’oublions plus.
Comment les Anglais capitulent.
Un petit truc national qui réussit toujours, c’est celui
qu’emploient les Anglais lorsqu’ils ont un échec quelconque à
masquer ; mais il ne suffit pas que le gouvernement s’en mêle,
c’est l’opinion toute entière qui doit savoir affecter la
satisfaction qu’elle n’éprouve pas. On est joliment fort quand
on agit de la sorte ; nous autres, nous ignorons cette manière de
faire. Exemple récent : le traité de commerce entre
l’Angleterre et la Perse. À Londres, on s’en montre charmé. Or,
cet instrument (rédigé en Français et en Persan par parenthèse)
consacre des droits de 40 et 45 % sur certaines marchandises,
en remplacement du droit unique maximum de 5 % qui
résultait du traité de Turcoman-Chaï conclu entre la Perse et la
Russie en 1828 et dont les clauses avaient été étendues aux
autres nations. Un nouveau traité a été passé l’an dernier entre
le royaume du Shah et son puissant voisin ; sous couleur
d’élever les droits de douanes en faveur de la Perse, il place en
réalité le commerce Persan entre les mains de la Russie. Le
coup a été dur pour l’Angleterre et les quelques avantages, très
relatifs, qui viennent de lui être concédés ne sont pas de nature
à pallier ses regrets. Mais n’est-il pas plus habile de dissimuler
sous un contentement bien joué un ennui que rien ne peut vous
éviter ?

La question du Latin.
Nos excellents universitaires se croient des gens ultra-
modernes parce qu’ils pourchassent le latin dans tous les coins
— et avec le latin, le grec et la culture classique en général.
Hier encore, ils supprimaient la thèse latine pour le doctorat ès-
lettres. La discussion ne paraît pas avoir été longue. On a
écouté par politesse le discours de M. Gaston Boissier, mais le
conseil supérieur de l’instruction publique avait son siège fait
et l’éminent académicien n’a convaincu personne. En toute
cette affaire, comme en beaucoup d’autres, la France qui se
croit toujours « à l’avant-garde des nations » traîne en queue du
cortège et si loin, qu’elle ne s’aperçoit même pas que la
direction est en train de changer. La réaction — nécessaire
peut-être — contre le classicisme exagéré de nos pères, touche
à sa fin ; on a mesuré l’inconvénient de l’excès contraire ; on
sent qu’une véritable et solide formation littéraire ne saurait
s’appuyer sur une langue vivante et qu’une spécialisation
scientifique trop précoce est un sûr garant de dessèchement
pour l’esprit. Dans son discours d’inauguration, le président N.
M. Butler, récemment élu à la direction de l’université
Columbia de New-York, s’élève avec force contre le
spécialisme en éducation et il en compare la nécessaire et
naturelle intransigeance à celle du puritain. Ainsi l’Amérique
elle-même témoigne de sa méfiance à l’égard du modernisme
pédagogique dans lequel nous nous enfonçons !
Il y a un autre point de vue. Les essais de langage universel
n’ont pas abouti : Volapuk, Esperanto, tout cela est voué à un
prochain oubli. Et comment en serait-il autrement ? Va-t-on
s’amuser à apprendre une langue de plus quand il y en a
tellement aujourd’hui dont il est utile de posséder au moins la
connaissance élémentaire ? Poser la question, c’est y répondre.
Le latin tend de plus en plus, à servir de lien entre les sociétés
savantes de différents pays, et là encore, c’est le Nouveau-
Monde qui donne l’exemple.
De quoi il résulte que si nous abandonnons, nous autres
Français, le sceptre de l’éducation classique sous prétexte qu’il
n’est plus bon à rien, d’autres nations sont toutes prêtes à nous
le prendre des mains et nous verrons ce qu’elles en sauront
tirer d’avantages et de force intellectuelle et morale. Nous
démolissons à coups répétés notre prestige littéraire et les
éléments dont il était fait seront utilisés par d’autres quelque
jour. Napoléon disait avec dédain que l’Angleterre n’était
qu’une agglomération de marchands. Nous visons, nous, à ne
former que des contre-maîtres. Le contre-maître c’est l’idéal
ou pire ; on ne pense qu’à lui. Inconsciemment — parce qu’il
représente le couronnement ordinaire d’une carrière d’ouvrier
— tout tend vers lui, tout lui est subordonné et cette
préoccupation d’un démocratisme mal entendu influe jusque
sur les règlements du doctorat ès-lettres.
1. ↑ Voir la Revue de Septembre 1902.
JULES SIMON

Un dimanche de juillet on a inauguré sur la place de la


Madeleine la statue de Jules Simon. C’est un monument très
simple. Le socle de pierre qu’ornent deux bas-reliefs supporte
un marbre qui ne vise pas à l’antique ; la silhouette est bien
moderne : un homme de notre temps, debout, les bras croisés,
avec le costume habituel et dans l’attitude journalière. La
physionomie est à la fois douce et énergique ; il manque le
regard et la voix et, chez Jules Simon, toute l’éloquence du
caractère était là. N’importe ! telle quelle, cette statue satisfait
les admirateurs et les fidèles amis du maître par sa simplicité
d’abord et surtout par le site qu’elle occupe.
Ce site s’imposait certes. Au numéro 10 de la place de la
Madeleine se dresse la maison dont l’illustre écrivain occupa,
pendant les deux tiers de son existence, le dernier étage, et dont
il gravit jusqu’à la fin l’escalier peu moderne. De là-haut, de ce
balcon de fer qui court le long de la façade, Jules Simon,
pendant plus d’un demi-siècle, observa les spectacles parisiens
en même temps qu’il rêvait à sa lointaine Bretagne ; car ce
Parisien était demeuré un Breton quand même et ce Breton
était devenu un Parisien indéracinable. C’est là, qu’au milieu
de ses chers livres, il traversa mille épreuves et surmonta mille
obstacles tandis que sa plume infatigable soutenait à la fois son
courage et son foyer.
Dès sa mort, l’emplacement fut choisi pour y commémorer
sa mémoire et nul, au premier abord, n’eût prévu que la chose
put être discutée. Elle souleva pourtant des difficultés qui
parurent, un moment insurmontables. Le Conseil municipal de
Paris en voulait rétrospectivement à Jules Simon de sa
modération et de son libéralisme ; il fallut que les électeurs
envoyassent siéger à l’Hôtel de Ville une majorité nationaliste
pour que l’autorisation fut obtenue de remplacer par le
monument d’un grand homme l’affreuse petite fontaine qui
décorait le triangle formé à cet endroit par la place et le
boulevard de la Madeleine. Voilà comment sept années se sont
écoulées entre la conception du projet et son exécution.

Cet incident posthume est étrange et philosophique. Il


continue au delà de la mort ce qui fut, en somme, la
caractéristique de l’existence de Jules Simon et ce qui le fait
ressembler moralement au cadran solaire autour duquel tourne
l’ombre des jours. Selon l’heure, Jules Simon vit évoluer
autour de lui les opinions et jusqu’à l’amitié ; rien ne lui fut
fidèle ; lui seul demeura fidèle à ses convictions.
Il a raconté en des pages exquises qui furent, depuis sa mort,
livrées au public l’enfance à la fois douce et pénible qui lui
était échue en partage et il semble que, dès lors, se soient
incrustés dans son cœur ces trois mots dont plus tard il fit sa
devise et qui sont aujourd’hui inscrits sur son tombeau : Dieu
— Patrie — Liberté.
Simon n’était point son nom, mais le nom de baptême de son
père sous lequel on le désignait, ainsi qu’il est d’usage dans
maint village Breton. La famille jadis aisée avait éprouvé de
grands revers ; on était sous la Restauration ; sans cacher ses
opinions, le père se tenait à l’écart ; c’était un bleu et par
conséquent, un suspect ; taciturne d’ailleurs et bizarre, il
laissait à sa femme le soin de diriger le ménage et l’éducation
des enfants ; celle-ci, aidée du curé, un brave homme
débonnaire et pas intolérant, s’occupa particulièrement du petit
Jules dont l’esprit curieux et réfléchi, le bon sourire et la nature
aimante attiraient tous les cœurs. Mais ces dons heureux
précisément le désignaient pour un précoce exil ; il prit tout
jeune, le chemin du collège où certes l’existence d’un boursier,
en ces temps lointains, manquait de charmes. Le petit écolier
eut beaucoup à peiner et beaucoup à souffrir ; il connut de bien
bonne heure le goût des larmes mais elles lui furent salutaires ;
en lui elles firent germer de la force et point d’aigreur. À
quatorze ans, en seconde, comme la gêne de ses parents avait
augmenté et qu’ils ne se trouvaient plus à même de lui venir en
aide, il se fit répétiteur ; un des maîtres du collège lui procura
huit élèves plus jeunes que lui qu’il fit travailler en dehors des
classes à raison de trois francs par mois.
Quand il devint professeur à l’école normale, où dit-on sa
juvénile silhouette le faisait prendre pour le condisciple de ses
élèves, le charme de sa parole et l’ampleur de son érudition le
mirent tout de suite hors de pair et bientôt la Sorbonne lui
ouvrit ses portes. On sait comment elles lui furent fermées.
C’était le 9 décembre 1851. Le lendemain, le peuple Français
devait absoudre ou condamner, en un plébiciste solennel, les
actes de violence par lesquels Louis-Napoléon Bonaparte avait
établi sa dictature et préparé la restauration de l’empire. À
l’auditoire nombreux qui suivait passionnément ses leçons,
Jules Simon tint ce langage si fier : « Je suis ici professeur de
morale. Je vous dois aujourd’hui non une leçon mais un
exemple. Le droit vient d’être publiquement violé par celui qui
avait la charge de le défendre. La France doit dire demain dans
ses comices si elle approuve la violation du droit ou si elle la
condamne. N’y eut-il dans les urnes qu’un seul bulletin pour
prononcer la condamnation, je le revendique d’avance. Il sera
mien. » Et comme les applaudissements éclataient de toutes
parts : « Je prends vos applaudissements pour un serment,
ajouta le vaillant professeur ; si jamais vous pactisez avec le
crime pour avoir votre part dans le bénéfice, souvenez-vous
que vous serez des parjures ». Ce jour-là, Jules Simon faisait à
sa conscience un sacrifice bien plus grand qu’on ne l’a dit et
cru depuis. Non seulement la destitution certaine à laquelle il
s’exposait et qui survint tout aussitôt le laissait sans
ressources, mais les circonstances lui enlevaient jusqu’au
moyen de s’en créer d’autres ; la liberté de la presse allait
s’éclipser avec celle de la parole et il était impossible de
prévoir combien de temps durerait le régime qui venait de
s’établir ; d’autant plus longtemps sans doute qu’il se bornait à
museler la pensée, laissant les autres formes de l’activité
humaine se manifester librement.
Cette scène mémorable de 1851 est l’objet d’un des deux
bas-reliefs qui ornent le piédestal de la statue élevée sur la
place de la Madeleine. L’autre rappelle le travail de l’écrivain,
enseignant par ses livres en attendant que la tribune lui fut
rendue. On ne lira plus beaucoup les livres de Jules Simon pour
une raison très rare et très flatteuse, c’est qu’ils sont réalisés ;
les idées dont il s’était fait le champion sont admises presque
unanimement ; les réformes qu’il préconisait sont accomplies.
Il y a même autour de nous une tendance trop marquée à traiter
ces idées d’anodines et ces réformes d’insuffisantes ; on veut
aller, on va déjà bien plus loin en vertu de cette disposition du
caractère Français à outrer toutes choses, à suivre la route de la
logique jusqu’à l’absurde, car dans la vie réelle et pratique,
c’est bien à l’absurde que mène la logique. Il faudrait relire
aujourd’hui ce qu’a écrit Jules Simon non plus pour y trouver
le programme d’un avenir désirable vers lequel tendre, mais les
limites d’un présent raisonnable auquel s’arrêter.
Par ces études d’un caractère si élevé où tant de prudence
s’alliait à tant de générosité, Jules Simon se préparait au rôle
politique qu’il allait jouer. Il fut un de ces fameux « cinq » que
le réveil libéral envoya siéger au corps législatif impérial et qui
formèrent le noyau de l’opposition. Le fardeau du pouvoir
devait tomber sur eux bien inopinément et non point par le jeu
régulier du gouvernement constitutionnel qu’était en train de
devenir l’empire, mais dans le désarroi d’une effroyable
catastrophe qui laissait la France envahie et la nation sans chef
et sans guides.
II

L’œuvre ministérielle de Jules Simon ne fut pas très longue.


Il fit partie de ce gouvernement de la Défense nationale qui
s’improvisa courageusement en face du péril ; il aida de toutes
ses forces Thiers dans son entreprise de réorganisation
nationale ; enfin il fut, sous le maréchal de Mac-Mahon, chef
d’un cabinet que renversa de façon imprévue et injustifiée le
demi coup d’État du 16 Mai. Ce ne fut pas assez pour dessiner
une ligne de politique générale personnelle ; mais ce fut assez
pour orienter le département de l’Instruction publique dans des
voies nouvelles. Aussi bien Jules Simon était-il désigné par ses
travaux et ses doctrines pour devenir le grand maître de
l’Université dans la république renaissante. Si l’on examine
aujourd’hui l’ensemble des réformes pédagogiques qu’il
réalisa ou amorça, on est frappé par leur caractère nettement
démocratique et obstinément libéral. Certes réclamer
l’obligation et la gratuité de l’enseignement primaire, c’était,
en ce temps-là surtout, atteindre à la limite des revendications
légitimes de la démocratie ; Jules Simon n’y joignait aucune
proposition en faveur de la laïcité. Il avait sans doute des
préférences pour l’école laïque, mais il eût craint de pécher
contre la liberté en excluant de l’enseignement officiel toute
une catégorie de citoyens. Le même souci s’affirme dans ses
circulaires relatives à l’enseignement secondaire et à
l’enseignement supérieur ; partout, on relève la volonté ferme
de maintenir les droits de l’État et en même temps de respecter
ceux de l’individu. Il donna d’ailleurs, peu d’années après
avoir quitté le pouvoir, un exemple retentissant de son
attachement aux doctrines libérales. Quand le fameux « article
7 » de Jules Ferry voté par la Chambre vint en discussion
devant le Sénat (1880) la lutte des partis s’établit très vive
autour de cette mesure discutable dans son application plus
encore que dans son principe. Ses amis pressaient Jules Simon
d’apporter son concours à ce qu’ils appelaient une œuvre de
défense républicaine ; bien d’autres obéissant il leur intérêt
eussent acquiescé ou bien se fussent abstenus d’intervenir ;
mais lui n’hésita pas ; il se jeta dans la mêlée défendant, par
amour de la liberté, ces Jésuites qu’il n’aimait pas et contre
lesquels était dirigé le projet de loi. Grâce à lui, à l’éloquence
prodigieuse qu’il déploya, l’article 7 fut rejeté.
Sans s’apercevoir que Jules Simon venait de mettre
glorieusement en pratique les idées dont il était sous l’empire
l’apôtre applaudi par eux, les républicains lui en voulurent
comme d’une trahison. Et la droite mit à le fêter plus de
reconnaissance pour le service rendu que d’admiration pour la
grandeur d’âme dont il avait fait preuve. Il avait accueilli les
nouveaux amis comme il supporta la retraite momentanée des
anciens avec cette aménité du vrai philosophe qui, ayant pour
lui le témoignage de sa conscience, peut attendre les retours
certains de la justice.
Et neuf années ne s’étaient pas écoulées qu’un nouveau
chassé-croisé s’opérait autour de lui. Dès qu’il vit poindre le
Boulangisme dont le véritable caractère n’apparaissait pas
encore aux yeux de beaucoup de républicains, il le dénonça
avec une superbe violence, s’exposant en première ligne aux
représailles du futur dictateur. Et à cet âge, risquer l’exil
demandait assurément une volonté et une abnégation peu
communes. La campagne menée par Jules Simon ne fut pas
vaine ; il eut la joie de se dire que ses efforts avaient largement
contribué à sauver la patrie d’un despotisme d’autant plus
inquiétant que celui au nom duquel il se fut établi était moins
digne de l’exercer. Ce bel épisode de sa vie lui ramena les amis
qu’avaient écartés si injustement son attitude lors de l’article 7.
Les nationalistes, assez honteux d’ailleurs du naufrage
Boulangiste, ne lui en voulurent pas.
Pouvait-on, désormais, en vouloir à Jules Simon ? Il était
devenu le chef incontesté d’un ministère qui n’a point
d’existence légale et qui n’en est pas moins l’un des plus
féconds et des plus nécessaires que puisse créer une grande
démocratie. Il était devenu le ministre des entreprises
humanitaires. Innombrables étaient les sociétés qu’il présidait,
auxquelles il apportait une direction sage, de précieux
encouragements et un prestige sans égal. L’Association
philotechnique dont les cours du soir ont permis à tant de
travailleurs adultes de refaire l’éducation intellectuelle qui
avait manqué à leur enfance, l’Alllance française, cette vaste
association qui répand au loin la pratique et le culte de notre
langue, l’Union des sports athlétiques consacrée à la diffusion
bienfaisante des exercices physiques, les Habitations à bon
marché vouées au bien-être de l’ouvrier et à la protection de
son foyer, la Société d’encouragement au bien qui va chercher
pour les récompenser les humbles héros du devoir quotidien,
l’Hospitalité de nuit qui fournit un gîte aux désespérés de la
vie, l’Office central des institutions charitables qui vise à
faciliter en leur servant de lien la tâche des sociétés de
bienfaisance, l’Assistance par le travail dont le but est de
relever le miséreux en le secourant, le Patronage des libérés qui
aide le condamné à se réhabiliter devant le monde après que sa
peine a pris fin, la Ligue contre la licence des rues qui poursuit
l’ignoble pornographie, le Sauvetage des naufragés, la Ligue
anti-esclavagiste, enfin, le Sauvetage de l’enfance, l’œuvre qui,
peut-être, était le plus sienne et lui tenait le plus à cœur, voilà
quelques-unes — quelques-unes seulement — des grandes
entreprises auxquelles Jules Simon voua son temps et son
talent pendant les douze dernières années de sa vie. On conçoit
que se sentant si utile, il n’eut plus le désir de rentrer dans la
politique.
Ces occupations, ce dévouement admirable et la compétence
qui en résultait désignaient Jules Simon tout autant que ses
livres et sa renommée universelle pour représenter la France à
la conférence ouvrière de Berlin, convoquée par l’empereur
Guillaume II. Il y concentra naturellement tous les regards ; il
fut le véritable président de cette réunion mémorable dans
laquelle se trouvèrent en quelque sorte consacrées les idées
qu’il avait formulées ; lorsque le dernier protocole eut été
signé, l’impératrice d’Allemagne dit au représentant de la
France cette gracieuse parole : « Monsieur Jules Simon, voici
l’Europe qui a mis sa signature au bas de l’Ouvrière ». On ne
pouvait mieux exprimer combien les doctrines exposées dans
ce livre célèbre avaient fait de chemin dans les esprits depuis le
jour où il avait paru.

III

Des trois termes de sa devise, le premier n’était pas celui


auquel Jules Simon était le moins attaché, mais celui dont il
parlait le moins. Sa crainte extrême de paraître prendre parti
dans une des nombreuses querelles confessionnelles qui
agitaient ses concitoyens le rendait sur ce point d’une réserve
presque exagérée. Il se contentait de proclamer Dieu par cette
devise même et s’enfermait pour le définir dans les
profondeurs de sa conscience. On en a conclu trop
généralement que ce Dieu n’était pour lui qu’une vague
représentation, un Dieu sans contours et sans réalité. Cette
manière de voir est tout à fait erronée ; le déisme de Jules
Simon fut plus solide à l’épreuve et gouverna plus fortement sa
conduite et ses pensées que maint confessionnalisme enchâssé
dans les rites et les scrupules ; il était de ces grands esprits qui
résident à des hauteurs proches de la Divinité et n’ont besoin ni
de faire un geste pour se forcer à la prière ni de s’exciter à la
vertu par la dévotion.
La forme la plus usuelle par laquelle se traduisait le
patriotisme de Jules Simon était son dévouement à l’armée. À
l’exception de Gambetta, aucun Français n’a su trouver depuis
trente ans, pour parler de l’armée nationale, d’accents aussi
pathétiques ; il l’exaltait en toute circonstance et ne manquait
point surtout, lorsqu’il s’adressait à des lycéens, de leur
présenter leur futur séjour à la caserne comme une période
d’honneur et de salutaire effort à laquelle ils devaient
consacrer tout leur entrain et toute leur bonne volonté. Quand il
parlait ainsi, son ardeur juvénile était telle que l’on sentait en
lui comme un regret de ne pouvoir échanger sa plume
laborieuse contre un belliqueux « flingot ». Il eut fait un
admirable soldat dont l’abnégation et l’esprit de discipline
auraient été portés presque à l’excès.
Or, Jules Simon n’avait rien de militaire dans son
tempérament, ni dans son passé, ni dans sa mentalité. Au temps
de sa jeunesse et jusque sous l’empire, il avait joint à celles de
ses amis de virulentes apostrophes en faveur de la suppression
des armées permanentes. Il s’était laissé bercer, comme
beaucoup de sa génération, par le rêve de la paix générale et de
la fraternité des peuples. Les malheurs de 1870 ayant achevé de
l’éclairer sur ce point, c’est désormais dans une armée solide et
incontestée qu’il faisait résider la sécurité de la patrie et les
seuls espoirs de paix. À cette armée il donnait tout son cœur,
sans chercher à expliquer autrement que par les faits
l’évolution de son esprit ; il y a des opportunismes qui sont
l’expression évidente du plus pur patriotisme. Tel était celui
qui avait fait de Jules Simon un fervent militariste.
Nous en avons dit assez sur sa manière de mettre en pratique
ses propres doctrines pour n’avoir pas à revenir sur la leçon
dont il entendait la liberlé. Il la voulait aussi étendue que
possible ; il ne la voulait pas absolue. Dans le remarquable
discours prononcé par M. Paul Deschanel, au nom de
l’Académie, à la cérémonie d’inauguration de la statue de Jules
Simon se trouvent à cet égard certains passages aussi exacts
que suggestifs. « Jules Simon a dit M. Deschanel, comprend
qu’à un monde nouveau, né de la science et du suffrage
universel, il faut une organisation nouvelle et un droit nouveau.
Il passe au crible de sa lucide raison les théories socialistes.
Dans Saint-Simon, dans Fourier, il discerne la part de
divination, l’aperçu de génie. L’association a été compromise
parce que ses premiers apôtres ont voulu l’imposer ; il dégage
l’association libre de l’association forcée et par là il la sauve. Il
prédit que le bénéfice remplacera le salaire. Il prévoit le grand
rôle de la mutualité, instrument futur des retraites ouvrières et
celui de la coopération dont l’avenir sera incalculable lorsque
ses quatre espèces : production, consommation, crédit,
construction se pénétreront et se féconderont les unes les
autres. Il veut que l’État travaille à se rendre utile en fortifiant
l’initiative privée, mais il lui demande aussi de faire tout le
bien dont l’initiative privée n’est pas encore capable. Contre
ceux qui vont répétant que le droit de travailler est absolu et ne
peut être restreint par le pouvoir social, il établit le droit de la
société à assurer le recrutement de la société, son droit à
protéger le droit dans la personne des opprimés.
Ses pages sur la constitution du droit de propriété en régime
communiste, sur la propriété considérée comme un
démembrement de la souveraineté, où il montre l’analogie
profonde entre le droit éminent de propriété sous l’ancien
régime et le droit éminent de propriété dans une société
propriétaire des capitaux, ces pages écrites avant l’apparition
de Marx, n’ont rien perdu de leur énergie première et
demeurent invincibles.
Mais, en même temps, il déclare qu’en matière de propriété
comme en toute autre, le droit individuel doit compter avec la
communauté ; qu’en société aucun droit n’est garanti qu’à la
condition d’un sacrifice, et que la propriété ne reconnaissant
aucune limite deviendrait à son tour une tyrannie. « L’argent,
dit-il se coalisera contre nos besoins et contre nos bras. Il nous
tuera par le monopole et par l’exploitation… L’humanité
tournera dans un cercle et rétablira l’esclavage par
l’exagération de la liberté. C’est donc une vérité d’évidence
que la propriété, comme la liberté, doit faire des sacrifices à
l’ordre ».
Ainsi, il donne pour la première fois au progrès social une
doctrine, un programme et une méthode. À quarante ans de
distance, il ouvre les voies où nous marchons, il indique les
solutions que nous nous efforçons de réaliser : d’une part, le
développement du principe d’association sous des formes de
plus en plus actives ; d’autre part, une législation équitable et
humaine, donnant aux travailleurs plus de confort, de loisirs, de
sécurité et d’indépendance ».

IV
Le talent d’orateur et d’écrivain de Jules Simon rappelait —
son talent d’orateur surtout — ces travaux d’aiguille qui
superposent, aux riches dessins d’un beau tissu, des broderies
d’une finesse et d’un coloris sans pareils. Le fond du discours
était toujours puissamment préparé ; arguments réfléchis,
gradation parfaite, conclusion logique. Mais là-dessus courait
une merveilleuse improvisation tour à tour émue, ironique,
égayante et entraînante ; les mots choisis — on eût dit au poids
— s’équilibraient exactement : une sorte d’harmonie régnait
entre la mesure de la phrase et celle de la pensée pour se
prolonger dans le geste et dans le maintien. Jules Simon en
était arrivé à « jouer » ses discours familiers ; on prenait un
plaisir égal à le voir et à l’entendre tant il y avait d’art, et d’art
naturel, dans le moindre de ses mouvements. Il aimait
particulièrement les oppositions bien rythmées, la malice
rapide et les grandes envolées imprévues. L’auditeur qui
souriait de quelque anecdote exquise ou de quelque trait bien
lancé ne savait jamais si, la minute suivante, sa gorge ne se
contracterait pas d’émotion ; et souvent il en était ainsi. Les
passages émouvants empruntaient à leur soudaineté
merveilleuse une grande partie de leur face. De toute façon
l’impression était intense et durable.
Le style épistolaire de Jules Simon rappelait son langage. Il
écrivait journellement des multitudes de billets, répondant à
tout lui-même et le moindre de ces billets avait une saveur
extraordinaire. Ses plus longues lettres devenaient facilement
des modèles à faire pâlir Madame de Sévigué dont la plume
n’avait pas autant d’élégance et infiniment moins de
simplicité.
Sur ses vieux jours, Jules Simon était assis en face de sa
grande table surchargée de papiers dans le désordre desquels il
se reconnaissait sans peine ; autour de lui étaient ses livres,
couvrant les murs ; et sur une console, des bronzes et des
multitudes de médailles qu’on lui avait offertes rappelaient les
œuvres auxquelles il se dévouait. Une couverture de laine sur
ses genoux, il abattait là de formidables besognes, ayant
d’ailleurs couru l’après-midi de séance en séance et trouvant
encore le temps de recommander celui-ci ou d’apostiller la
demande de celui-là. Couvé par la tendresse infatigable de la
femme admirable qui partagea sa vie et ne lui survécut que
pour le pleurer, il recevait libéralement les visiteurs, un peu
maussade au début à l’idée d’être encore une fois dérangé,
mais rasséréné bien vite et les retenant alors par le charme sans
égal de sa conversation si pleine de souvenirs pittoresques et de
pensées généreuses.
Les amis de Jules Simon ont la crainte que sa notoriété ne
soit pas dans l’avenir à la hauteur de son talent et de ses
services. Les bizarreries d’un Proudhon ou le tapage d’un
Boulanger se repercutent plus longtemps à travers les échos de
la postérité que les conseils de la sagesse. Ils souhaitent donc
que quelque ouvrage relatant le détail de sa longue existence,
résumant l’enseignement si élevé qu’il a donné par ses livres et
par sa parole et faisant revivre ses traits aimés soit livré au
public ; ouvrage de propagande dont il faudrait tirer une édition
populaire, propre à être répandue en un grand nombre
d’exemplaires. Il ne suffit pas que sa statue s’élève à Paris pour
rappeler son nom ; il faut encore que chacun sache pourquoi et
comment il fut un grand Français.
LA VIE ET LA MORT

Presque simultanément sont apparus aux devantures des


libraires un gros bouquin qui s’intitule : essai de philosophie
optimiste — et un petit bouquin qui relate la lugubre odyssée
de la colonne Seymour en Chine. Un vieux savant, le docteur
Metchnikoff est l’auteur du premier ; un très jeune enseigne de
vaisseau, Jean de Ruffi de Pontevès est l’auteur du second.
Le livre du docteur est plein de choses gaies, très gaies
même ; un critique a pu dire ces jours-ci que le conte de fée y
côtoyait l’étude scientifique ; celui de l’enseigne de vaisseau
est rempli de choses infiniment tristes, de massacres, de
souffrances et d’angoisses. Or, quand on en a fini avec la prose
de M. Metchnikoff on se sent las de la vie comme si le poids
des ans vous accablait ; celle de M. de Pontevès vous laisse au
contraire sous une impression saine de vigueur et de santé.
Voilà un phénomène qui vaut, n’est-ce pas, quelques moments
de réflexion ?

Le docteur Metchnikoff s’est indigné en constatant que le
corps de l’homme était beaucoup moins bien construit qu’il
n’aurait pu l’être. Il trouve que Dieu ne mérite pas un premier
prix d’architecture ni même un accessit — et que ses
connaissances en mécanique sont vraiment bien imparfaites.
Ainsi, à quoi sert l’appendice ? c’est un organe de lapin ;
heureusement la science s’est décidée à l’enlever. Il en sera de
même du gros intestin et de l’estomac ; ce sont des organes de
vaches. On en arrivera bientôt à perfectionner l’individu ; la
chirurgie lui fera les retouches nécessaires. D’autre part, on le
guérira de toutes les maladies en attendant qu’on l’en préserve.
Pasteur dont se réclame le naïf savant en cette occasion, serait
certes bien étonné d’être rendu responsable d’une pareille
énormité. Mais M. Metchnikoff ne s’arrête pas en route ;
l’image de Mathusalem l’obsède. Il nous promet des existences
superposées, une jeunesse qui ira jusqu’aux environs de cent
ans et un âge mûr qui prendra fin aux environs de deux cents.
Que de choses on pourra faire avec tant d’heures devant soi !
Par exemple, il sera très malaisé pour un auteur fécond qui aura
débuté jeune (vers 75 ans) dans la carrière des lettres, de se
rappeler, au seuil de la vieillesse, le contenu des 8 ou 10.000
chapitres que sa plume aura confectionnés sans se presser.
Mais l’inconvénient est faible.
De vieillesse, d’ailleurs, il n’y aura plus. La vieillesse est
encore une anomalie inacceptable. Pourquoi vieillir ? Mourir,
c’est une autre chose. Oui, il faut mourir, mais « rassasié
d’années », comme les patriarches de la Bible. Et alors la
crainte de la mort n’existera plus. On aura autant d’agrément à
s’endormir du sommeil éternel qu’on en éprouve chaque soir à
s’endormir dans son lit après une journée de fatigue. Nous
croyons que tout le livre de M. Metchnikoff est écrit en vue de
cette petite théorie anticléricale, car on entend bien que ce sont
les Églises qui, d’après lui, ont institué cette crainte de la mort
avec leurs récits d’enfers et de purgatoires. Laissez faire la
nature en la préservant seulement du microbe et tout cela
s’évanouit… Mais, brave docteur, ne sentez-vous pas que ce
qui fait l’agrément du sommeil de chaque soir, c’est la
confiance de se réveiller le lendemain matin ? Si vous avez un
doute sérieux à cet égard, vous n’aurez aucun plaisir à vous
endormir, cela est bien certain. Aussi meurt-on d’autant plus
facilement, à quelque âge que ce soit, que l’on a foi dans le
réveil éternel. C’est encore l’unique recette.

Les marins dont Jean de Pontevès décrit les héroïques
aventures, n’en avaient point d’autres. On sait ce que fut cette
colonne Seymour qui quitta Tien-Tsin le 14 juin 1900 et y
rentra le 22 décimée, n’ayant pu parvenir jusqu’à Pékin et
ayant soutenu dans les ruines d’un arsenal Chinois un siège
extraordinaire. Les escadres de huit nations en avaient fourni le
contingent et l’amiral Anglais Seymour en exerçait le
commandement. C’est lui qui à l’issue d’un assaut dans lequel
nos troupes avaient joué le beau rôle et pris la première place,
dit au capitaine de vaisseau de Marolles : « Décidément, vous
autres Français, vous êtes toujours les plus vites ». Aucune
lecture n’est plus attachante que celle de ce petit volume où les
actes de bravoure de l’auteur et de ses camarades, simplement
contés, se multiplient de telle façon qu’on finit par oublier de
s’en émerveiller.
Les jeunes octogénaires que nous promet M. Metchnikoff
seront probablement beaucoup plus avares de leur sang et
n’auront point de hauts faits de ce genre à narrer. Peut-être
même refuseront-ils tout à fait de se battre, ne voulant pas
exposer une existence qui sera devenue si confortable et si sûre
d’elle-même. Mais cette vie allongée et protégée ne sera plus
la vie, et ceux qui la mèneront ne seront plus des hommes.
L’idéal humain en effet, ne se compose ni de jouissances, ni
même d’activité ; il lui faut de toute nécessité l’esprit de
sacrifice — et de sacrifice poussé jusqu’à la mort ; la mort est
une des formes de la vie ; voilà pourquoi le livre de M.
Metchnikoff laisse après lui un relent de fadeur et d’ennui, et
pourquoi celui de M. de Pontevès est producteur de force et
d’énergie.
LE CONCLAVE

Dans le passé, les conclaves furent fréquents ; depuis un


siècle ils sont devenus rares, puisque Pie IX a régné trente-et-
un ans et Léon XIII, vingt-cinq ans. L’opinion n’est donc plus
au courant des curieuses particularités de cette institution,
laquelle ne remonte pas, comme on le croit généralement, aux
premiers temps du christianisme, mais seulement à l’an 1059.
Les successeurs de Saint-Pierre furent élus pendant dix siècles
directement par le clergé et le peuple réunis. Il ne faut pas
cependant prendre au pied de la lettre l’expression de
« peuple » ; elle signifie, à proprement parler, les chefs des
fidèles ; c’est le sens dans lequel l’entendent beaucoup
d’églises protestantes qui associent le pasteur à ses ouailles
dans le gouvernement de la communauté, mais ne considèrent
comme membres de l’église que les personnes régulièrement
inscrites et affiliées. Ainsi en était-il dans la Rome primitive.
Cette élection directe présentait des inconvénients croissants
et le grand pape Grégoire VII s’en était déjà préoccupé. Ce fut
Nicolas II qui, en 1059, attribua définitivement la nomination
du pape aux seuls cardinaux. On ne revint point sur cette
importante réforme.
L’histoire des conclaves renferme plus d’un épisode
intéressant. On peut citer d’abord le fameux conclave de
Viterbe, chargé de donner un successeur à Clément IV (1268).
En ce temps-là, les papes étaient assez voyageurs et
transportaient volontiers leur résidence temporaire d’une ville
à une autre ; l’élection se faisait dans la ville où le pape se
trouvait avoir rendu le dernier soupir. Les cardinaux
s’assemblèrent donc à Viterbe dont le séjour apparemment leur
convint, car ils s’arrangèrent pour délibérer dix-sept mois
durant. Au bout de ce temps, les habitants vexés instituèrent la
clôture qui jusqu’alors était demeurée théorique ; on empêcha
les membres du conclave de sortir du palais et on leur fit passer
des vivres comme à des prisonniers. Chose étrange, cette
mesure radicale fut inefficace et seize mois s’écoulèrent encore
sans que le nom de l’élu sortit des urnes. Les habitants
perplexes se décidèrent à enlever la toiture de la salle où
délibéraient ces singuliers électeurs et, les ardeurs d’un soleil
estival aidant, ceux-ci se décidèrent à choisir un pape qui, par
parenthèse, n’était point cardinal et ne faisait pas partie de
l’assemblée.
L’interrègne cette fois avait duré un peu moins de trois ans.
Le conclave suivant fut bref, le pape Grégoire X ayant pris
d’avance ses précautions en stipulant qu’au bout de cinq jours,
les cardinaux ne recevraient plus pour toute nourriture que du
pain et de l’eau. Mais l’usage de ces prescriptions rigoristes ne
fut pas maintenu. Plusieurs conclaves eurent lieu en France, à
Avignon, du temps que les papes résidaient dans cette ville ; il
y en eut un à Carpentras qui fut troublé par un incendie
dramatique et qui, repris à Lyon, aboutit au bout de longtemps
à l’élection de Jean XXII. À partir de Clément VII, tous les
conclaves durent se tenir à Rome.
Naturellement le nombre des membres de l’Assemblée varia
beaucoup selon la composition du collège des cardinaux ; au
conclave de Viterbe, ceux-ci n’étaient que dix-huit ; au
conclave de 1623 dans lequel fut élu Urbain VIII et qui se
réunit au Vatican précisément à la date où s’ouvre le conclave
chargé de donner un successeur à Léon XIII, les cardinaux avec
leurs suites se trouvèrent entassés au nombre de deux cents
dans des locaux très restreints ; la chaleur était extrême et tout
de suite la malaria éclata faisant de nombreuses victimes.
Voici, d’après le Temps, quelques détails circonstanciés et
intéressants sur la tenue des séances.
Après les « novemdiales » d’offices funèbres en l’honneur
du pape défunt et de congrégations générales, les cardinaux se
réunissent le dixième jour pour célébrer la messe du Saint-
Esprit avant d’entrer en conclave. La messe est chantée par un
des cardinaux les plus anciens de l’ordre des prêtres ; à la fin le
prélat désigné par le Sacré-Collège prononce le sermon pro
eligendo Pontifice.
Après cet office, les cardinaux retournent une dernière fois
dans leur domicile particulier pour se préparer à l’entrée en
conclave qui a lieu le soir. La plupart se rendent d’assez bonne
heure dans l’après-midi au Vatican pour prendre possession de
leurs « cellules » et s’y installer définitivement avec leurs deux
conclavistes.
Le terme de « cellule » est consacré par l’usage, mais il ne
répond plus à la réalité. Depuis les deux derniers conclaves, les
cardinaux et leurs conclavistes sont installés dans de petits
appartements ; chacun a la disposition de plusieurs pièces. À
cet effet on évacue un certain nombre des locaux occupés
habituellement par les bureaux ou le personnel du Vatican.
D’autres, plus à envier encore, sont installés dans les loges et
méditent devant leurs sublimes peintures.
Vers cinq heures du soir, tous les cardinaux se réunissent
dans la chapelle Pauline, le doyen entonne le Veni creator , et,
précédés de la croix, tous se rendent à la chapelle Sixtine, en
traversant la salle royale, où après les prières prescrites et la
lecture des constitutions papales, a lieu la prestation du
serment. On introduit d’abord le prélat majordome, gouverneur
du conclave, puis le maréchal du conclave avec ses quatre
officiers, son gentilhomme et les personnages de sa suite. Le
prince, un Chigi — la charge est héréditaire dans cette famille
— à genoux devant l’autel, jure, en présence des cardinaux, de
veiller à leur sécurité. Puis on reçoit le serment des officiers de
la garde suisse, de la garde palatine et de la gendarmerie qui
sont préposés avec le majordome et le maréchal à la garde
extérieure du conclave.
Les cardinaux se retirent, mais dans la soirée le camerlingue
e t le cardinal-doyen reçoivent dans la même chapelle le
serment des conclavistes ecclésiastiques, des conclavistes
laïques et de tout le personnel attaché au service intérieur du
conclave ; serment de ne favoriser aucune intelligence avec le
dehors, de garder un secret inviolable sur ce que l’on peut
apprendre, etc.
Les cardinaux en rentrant dans leurs « cellules », reçoivent
encore les personnages de distinction, et leurs amis qui
viennent les saluer avant la réclusion. Mais vers une heure de
la nuit, les cérémoniaires invitent tout le monde à sortir, en
agitant les sonnettes et en criant : Extra omnes.
Tous ceux qui n’ont pas à partager la captivité du conclave
s’en vont. Le cardinal-carmelingue, avec les trois cardinaux
chefs des ordres des évêques, des prêtres et des diacres,
procèdent à la clôture intérieure formelle. Le majordome et le
maréchal du conclave procèdent, de leur côté, à la clôture
extérieure.
Tous les matins, les cardinaux se réunissent pour entendre la
messe en commun à la chapelle Pauline ; cette messe basse est
célébrée par le prélat sacriste, mais le premier jour elle est
célébrée par le cardinal doyen, et tous les cardinaux reçoivent
la communion de sa main. Les autres jours, ils célèbrent en
particulier leur messe à des autels érigés dans la salle Ducale,
mais ils doivent néanmoins assister à la messe conventuelle
après laquelle ils se retirent pour s’assembler ensuite vers dix
heures, dans la chapelle Sixtine, qui sert de salle de scrutin.
Elle est, à cet effet, disposée de la façon suivante :
Sur la plus haute marche de l’autel, du côté de l’Évangile,
est posé le fauteuil où doit prendre place le nouveau pape.
Auprès est la croix. Le long des parois sont rangés les sièges
des cardinaux.
Chacun de ces sièges est surmonté d’un baldaquin de soie
verte pour les cardinaux créés par les prédécesseurs du pape
défunt, et de soie violette pour les cardinaux créés par le
défunt. Les baldaquins sont levés, mais ils peuvent se mouvoir
à l’aide d’un cordon et, quand l’élection est achevée, tous les
cardinaux le laissent retomber, dès que l’élu a déclaré accepter
le vote. Seul, celui du nouveau pontife reste levé et les
cardinaux qui sont près de lui, s’écartent en signe de respect.
Devant chaque cardinal est une petite table ornée de son
écusson portant son nom en latin. Un buvard de peau noire, du
papier, des plumes, de l’encre, des bougies, complètent cette
installation. Le premier siège du côté de l’Évangile, appartient
au cardinal-doyen. Les suivants sont occupés par les cardinaux-
évêques et les cardinaux-prêtres, selon l’ordre de leur entrée
dans le Sacré-Collège.
Les sièges des cardinaux-diacres partent du côté de l’Épitre.
Au centre de la chapelle sont disposées six petites tables
pour les cardinaux qui craindraient d’être vus de leurs voisins,
quand ils écrivent sur leur bulletin. Près de l’autel, une autre
table à bulletin (schedule, cédules) ; pains à cacheter, cire,
candélabres, allumettes, pelotes de cordon de soie rouge, à la
disposition des électeurs, car c’est toute une affaire de plier et
de sceller un bulletin selon les règles, très strictes, et sous
peine de nullité. Il y a aussi un meuble en noyer, divisé en
soixante-dix compartiments : chacun reçoit une boule portant
le nom d’un cardinal. Ces boules sont tirées d’une bourse de
soie violette, pendant les scrutins, par le dernier cardinal-
diacre, par les trois cardinaux-scrutateurs, par les trois
cardinaux dit « infirmiers », chargés d’aller dans les chambres
recevoir les schedule des malades, et qui les placent de leur
main dans l’ouverture d’une boîte fermée à clef. Cette boîte est
placée sur l’autel, à côté des calices, qui font l’office d’urnes.
Derrière l’autel est construite une petite cheminée, où, après
chaque scrutin l’on brûle les schedule. C’est, pendant le
conclave, une occupation favorite des Romains, de venir voir
matin et soir, si une fumée s’élève au-dessus de la chapelle
Sixtine : cela veut dire que le scrutin n’a pas encore donné de
résultat.
Les cardinaux entrent en séance dans la chapelle Sixtine,
accompagnés de leurs conclavistes et les cérémoniaires leur
donnent les dernières explications sur la procédure du scrutin.
Puis tout le monde sort, les cardinaux restent seuls : l’un d’eux
va fermer à clef la porte de la chapelle.
Les cardinaux procèdent alors à l’élection, selon l’un de ces
trois modes traditionnels :
L’élection par inspiration, adoration ou acclamation.
L’élection par compromis.
L’élection par scrutin et par accession.
La première a lieu, lorsque les cardinaux, réunis dans un
sentiment unanime, nomment le pape spontanément. Toute
convention antérieure rendrait l’élection nulle. Une seule
opposition mettrait à néant l’acclamation.
La deuxième a lieu, lorsque les cardinaux, pour mettre fin à
des difficultés insurmontables, conviennent de s’en rapporter à
la décision de l’un ou de plusieurs d’entre eux. Tous les
cardinaux présents doivent y consentir et le « veto » d’un seul
annulerait le compromis. De plus, ils doivent signer au
préalable, un acte déterminant les obligations de celui ou de
ceux à qui ils ont remis leur pouvoir.
Le troisième mode — le scrutin — est le plus usuel. Chaque
jour, on procède deux fois à la votation. Le matin, après la
messe, de neuf heures à onze heures ; le soir, de cinq heures et
demie à sept heures. Les deux tiers des voix sont exigés pour la
validité. Lorsqu’il n’y a pas de résultat, la votation est annulée.
Les bulletins, mélangés à de la paille humide, sont brûlés dans
l’âtre de la petite cheminée, et le peuple apprend ainsi que le
pape n’est pas élu.
La confection des bulletins et surtout le dépouillement du
scrutin, sont choses extraordinairement minutieuses. Les
détails en seraient longs et peu clairs, sans une démonstration
pour ainsi dire matérielle, comme une leçon de choses. Le
résultat seul importe. Et voici les dernières formalités.
Dès qu’un des cardinaux, dans le cas de scrutin, a réuni sur
son nom les deux tiers des voix, le dernier créé des cardinaux-
diacres agite la clochette. Les trois cardinaux en chefs d’ordre
et le cardinal-camerlingue s’avancent vers l’élu et lui
demandent : — « Acceptez-vous l’élection qui vient d’être
canoniquement faite de vous au souverain-pontificat ? » Si
l’élu répond affirmativement, tous les baldaquins s’abaissent
sauf le sien. Les deux cardinaux placés près de lui s’écartent
par respect, et le cardinal-doyen le prie de faire connaître le
nom qu’il veut prendre.
Le premier maître des cérémonies dresse procès-verbal du
tout.
Le nouveau pape, assisté des deux premiers cardinaux-
diacres, va à l’autel, s’agenouille, prie. Il passe ensuite derrière
l’autel, où on le revêt des ornements pontificaux. Il revient à
l’autel, donne la bénédiction apostolique, s’assied sur le trône
et reçoit « l’adoration » des cardinaux qui, à genoux, baisent
son pied, sa main, et reçoivent de lui le baiser de paix.
Le cardinal-camerlingue passe au doigt du pape l’anneau du
Pêcheur et le premier-cardinal-diacre, précédé de la croix
papale, se dirige vers la loge de la bénédiction, fait abattre la
cloison, et dit au peuple :
— Annuntio vobis gaudium magnum : habemus pontificem,
etc.
— Je vous annonce un grand bonheur, nous avons un pape,
l’éminentissime et révérendissime seigneur N… qui a pris le
nom de N…
On ouvre les portes du conclave : le pape admet au
baisement des pieds le majordome, le maréchal, les
conclavistes, les prélats de la garde des tours, ses parents, ses
amis, les seigneurs Romains, le corps diplomatique et les
fidèles.
À l’issue des réceptions, le cardinal-camerlingue présente au
pape, les clefs du palais pontifical, et le pape entre en
possession de son suprême pouvoir.
BIBLIOGRAPHIE

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C h e z DELAGRAVE (15, rue Soufflot, Paris). — Histoire des littératures
comparées des origines au xxe siècle, par Frédéric Loliée (4 fr.). — Histoires
comme ça, de Rudyard Kipling, traduites par R. d’Humières et L. Fabulet.
Chez GAUTHIER-VILLARS (Quai des Grands-Augustins, Paris). — Les turbines à
vapeur et leur application à la propulsion des navires, par G. Huart, ingénieur.
Chez PERRIN et CIE (35, Quai des Grands-Augustins, Paris). — Le Concordat
de 1801, ses origines, son histoire par le Cardinal Mathieu (7 fr. 50). — À deux
voix, psychologie de jeunes filles, par Marie Dutoit (3 fr. 50).
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2. ↑ http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/deed.fr
3. ↑ http://www.gnu.org/copyleft/fdl.html
4. ↑ http://fr.wikisource.org/wiki/Aide:Signaler_une_erreur

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