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Peau noire, masque


blanc ? Immigré
des Caraïbes aux
racines indiennes
rabougries, sir
Vidiadhar promène
sur le monde le
regard flegmatique et
distant d'un Anglais
plus anglais que
nature.

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J E U N E A F R I Q U E N° 1962-1963 - DU 18 AU 31 AOÛT 1998
A Tiruchendur,
FOUAD LAROUI le char du dieu
Kartikeya. Naipaul

C
e jeune homme hait la misère de
qui, un j o u r de l'Inde, et plus encore
1950, débarque la résignation du
pour la première pauvre et du paria.
fois de sa vie en Angleterre,
sans doute réprime-t-il un
frisson. C ' e s t qu'il vient de
l'île de Trinidad, dans les
Caraïbes, où l'on n ' a j a m a i s
vu la neige. Vidiadhar
Surajprasad Naipaul, qui
n'est pas encore V. S.
Naipaul, né dans cette petite
colonie britannique le
17 août 1932, se rend à
O x f o r d pour y effectuer ses
études supérieures. Il dispo-
se d ' u n e bourse maigrelette
(supposons-le) du gouver-
nement de Trinidad. A
O x f o r d , les premiers temps
sont durs. Il y aura l'isole-
ment, la dépression, et
m ê m e une tentative de sui-
cide... Il en gardera toute sa
vie l'effroi constant de
savoir que seul un souffle
sépare l'équilibre de la
folie. Il en gardera aussi un
certain dédain envers
O x f o r d , qu'il qualifiera un
j o u r d ' « université provin-
ciale de second rang »...
Mais enfin il survit, achève
ses études, et c ' e s t à nous
deux, Londres !

Pour subsister, le j e u n e
h o m m e (il a 22 ans) décroche des tique, distant. Pince-sans-rire, lorsqu'il La question de
petits boulots, devient pigiste au
Caribbean Service de la BBC. A ses
se mêle de faire de l'humour. Mais
encore ? L u i - m ê m e se définit c o m m e
l'identité

C
m o m e n t s perdus, si l ' o n ose dire, il « auteur de langue anglaise ». U n e } est que Naipaul fait scandale.
c o m m e n c e un roman qui deviendra définition qui s ' a p p l i q u e aussi - est-ce Il refuse les solidarités obli-
Miguel Street. Le succès ne tarde pas. un hasard ? - à son idole de jeunesse, gées. Il a la peau sombre, et
D é s o r m a i s libre de ses m o u v e m e n t s , le Polonais Josef Teodor Konrad alors ? Aux Etats-Unis, il serait classé
Naipaul voyagera b e a u c o u p : en Inde, Korzeniowski qui devint, sous le nom « Noir ». Il s ' e n fiche. Naipaul est un
en O u g a n d a , aux Etats-Unis, en de Joseph Conrad, l ' u n des maîtres de individu. « Je n'ai ni maître, ni rival, ni
Argentine. Puis ce sont les pays la prose anglaise. M a i s Conrad, on le employé, ni ennemi », affirme-t-il.
m u s u l m a n s . De ses pérégrinations, il sait, n ' a j a m a i s rien écrit sur sa Sans préjugés, sans d o g m e , il est à
tire des récits qui alternent avec ses Pologne natale. Naipaul parlera, lui, de m ê m e d'écrire des livres vrais, selon
romans. Trinidad, et plus généralement de sa propre définition. Lorsqu'il parle de
Récapitulons : de l ' e x u b é r a n c e caraï- l ' I n d e de ses ancêtres. C o m m e n t en l'Argentine, cela va de soi : ça ne le
be aux vénérables collèges d ' O x f o r d , parlera-t-il, voilà la question, voilà en concerne pas tellement, le tango et les
de la B B C aux vents du grand large, quoi nous intéresse cet h o m m e peu gauchos. De Juan Perôn, il écrit, sans
qu'obtient-on à l'arrivée ? Un Anglais sympathique, parfois rébarbatif, mais détour : « Il a révélé le visage brutal
plus anglais que nature. Froid, flegma- qui ne laisse personne indifférent. d ' u n pays de brutes. » M a i s peut-on

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• W W f
garder la même distance me une doctrine pure- il est censé travailler. Il finit par s'ins-
quand on parle de soi ? ment philosophique, sans taller quelque part dans l'ouest du
Car les r a c i n e s , les castes, sans rituels, sans pays, dans un hôtel. Son attitude
fameuses roots qui sont le pandits. Arya Samaj envers les Ougandais est condescen-
fonds de commerce un condamne les mariages dante, pour ne pas dire raciste. Rien

NAIPAUL
peu facile de maint écri- d'enfants, milite pour n'est à son goût : ni la maison qu'on
vain moins talentueux, l'éducation des filles. lui attribue, ni la littérature locale, ni
Naipaul va y regarder, La fin tragique du père même les noms (Mboya, Ngugi) qu'il
bien sûr, mais sans jamais
se départir de son scepti-
« CAfrique fut donc une revanche
pour les bigots. On com-
n'arrivera jamais à prononcer correcte-
ment. Même les parcs de Kampala
cisme. Trinidad ne l'inté- n'est sans prend le mépris, sinon la ['énervent : « Ils ont mis des allées
haine, que voue Naipaul à partout ! » D'où cette perle d'ethno-
resse pas. Selon ses
propres mots (dans The
espoir que si toutes les superstitions, à logue du dimanche : « Les Africains
Middle Passage), cette île on veut la tous les dogmes. L'aya- vont où ça leur chante, ils font ce
est sans importance, elle tollah et sa barbe ne l'im- qu'ils veulent. C'est pourquoi ils sont
ne crée rien, elle ne pro-
voir pressionneront pas, plus heureux... » Lui reproche-t-on par
duit rien. Elle n'est rien. autrement tard. Sans doute reconnut-
il, derrière le masque,
ailleurs son pessimisme à l'égard du
D'ailleurs, l'ayant quittée continent noir, il répond : « L'Afrique
avant son indépendance, qu'elle n'est. » l'étroitesse d'esprit et le a toujours été l'Afrique. Pourquoi me
il n'en a jamais eu la fanatisme de ceux qui ferais-je du souci pour l'Afrique ? Elle
nationalité. Quant à ses avaient tué son père. n'est sans espoir que si on veut la voir
« racines » indiennes, elles sont rabou- C'est ce qui explique que, lorsqu'il autrement qu'elle n'est. »
gries au point de n'être plus qu'un s'intéresse à ses racines indiennes dans En 1979, on le retrouve aux Etats-
vague souvenir. An Area ofDarkness, son premier Unis, au Weslayan College. « Le pire
Lorsqu'il se rend au pays de ses ouvrage qui ne soit pas un roman, c'est professeur que j'aie jamais rencontré,
ancêtres, il en rapporte des livres aux pour mieux dénoncer, de l'extérieur, la le plus borné, le plus impoli, le plus
titres éloquents : An Area ofDarkness barbarie, les rites absurdes, la résigna- incompétent, le moins intéressant... »
en 1964, A Wounded Civilization tion. On peut y voir une contradiction. C'est ainsi que le décrit l'un de ses
[L'Inde brisée] en 1977, ou encore : Cette filiation, c'est moi et ce n'est pas étudiants... On le voit, être populaire
India, A Million Mutinies Now (1990). moi. Alors qui suis-je ? n'est pas son premier souci. En 1962,
Il hait la misère de l'Inde, et plus enco- au beau milieu d'une interview télévi-
re la résignation du pauvre et du paria. ce Le pire professeur » sée, il se lève et s'en va. Le journaliste
Totalement imperméable aux élucubra- qui l'interroge n'est pas à la hauteur,
tions de l'hindouisme, il voit la ' aipaul ne répond pas vraiment. estime-t-il.
déchéance ou l'infirmité pour ce On reste sur sa faim, comme Tout cela n'empêche pas les succès.
qu'elles sont : elles le révulsent. Notez
qu'il ne fait pas de politique, comme
Ni devant le spectacle d'un athlète
qui ne serait pas allé jusqu'au bout de
Avec In a Free State, Naipaul remporte
en 1971 le Booker Prize, soit l'équiva-
on dit. C'est l'aspect culturel, civilisa- son effort. Ni Antillais, ni brahmane, lent britannique du Goncourt. D'autres
tionnel, qu'il étudie et qu'il met en ni hindou, il s'obstine néanmoins à distinctions ont précédé, d'autres sui-
exergue. S'y ajoute une tragédie per- parler de sa sphère, qui serait le sous- vront. Chaque année, il est sur la liste
sonnelle. Son père, Seerpersad continent indien. C'est pourquoi il des nobélisables. Parmi ses fans, Saul
Naipaul, modeste reporter au Trinidad s'intéresse peu au reste, l'Afrique du Bellow, lui-même Prix Nobel. Il reçoit
Guardian, tourna un jour en ridicule Nord, la Chine, l'Europe de l'Est... Sa aussi le Jerusalem Prize, l'une des plus
les sacrifices d'animaux à Kali. Peu sphère ? Est-il si difficile de n'être de hautes distinctions d'Israël. Il a un jour
après, il fut contraint, sous la menace, nulle part ? Et puis, contradiction dans déclaré : « Les Arabes ne m'intéres-
d'accomplir lui-même ce qu'il avait la contradiction, qu'est-il allé faire sent pas. Je ne sais rien d'eux »,
nommé des « pratiques dans l'Amérique des rednecks, de la oubliant ainsi que la civilisation uni-
superstitieuses ». L'humiliation, et le Bible comme unique lecture, des petits verselle s'épanouit autrefois en
fait de s'être renié, le plongèrent dans Blancs et des descendants d'esclaves ? Andalousie ou que le clocher de la
la dépression. Un jour, il se regarda (A Turn in the South, 1989). Il lui est cathédrale de Salisbury, à deux pas de
dans un miroir et il ne vit rien. Il se arrivé de répondre à cette question en chez lui, n'a pu être érigé que grâce à
mit à hurler. Il mourut fou. parlant d'évolution, d'élargissement une technologie arabe importée. C'est
constant de son champ d'observation. lui-même qui le dit, d'ailleurs.
L'ombre du père Il est vrai que le face-à-face avec ce
qui nous attire et nous révulse à la fois Naipaul et l'Lslam
C , est sans doute l'une des doit avoir quelque chose d'épuisant.

E
« clés » de Naipaul. Car c'est Dans les années cinquante, Naipaul, nvers l'islam, Naipaul adopte, là
de son père qu'il tient sa voca- jeune homme guindé, est critique litté- aussi, là surtout, un regard froid,
tion d'écrivain. Au sein de la famille raire au New Statesman. Il est féroce, clinique. Mais au moins, à la
élargie, le père était un outsider. Alors presque brutal. En 1966, il accepte un différence des théoriciens de salon, il a
que les autres sont des hindous conser- poste à l'université de Kampala, en été y voir. Et ce qu'il a vu ne l'a pas
vateurs, il est, lui, membre d'un mou- Ouganda. C'est un fantôme qu'on a enchanté, c'est le moins qu'on puisse
vement progressiste appelé Arya embauché. II ne donne aucun cours. dire. Etiemble disait que « de toutes
Samaj, qui entend faire de l'hindouis- On ne le voit jamais au département où les disciplines que porte en soi la

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PLEINS FEUX SUR... V. S . N Al PAU L
le roman, sous sa forme tradi-
tionnelle, est mort. Il n'a plus
l'actualité qu'ont eue Balzac ou
Dickens, directement en prise
avec les soubresauts de la socié-
té industrielle commençante qui
se cherche un reflet pour mieux
se comprendre. Aujourd'hui, des
romans il y en a treize à la dou-
zaine, c'est devenu une commo-
dity, un produit standard. Le
cinéma, qui touche un bien plus
grand public, reflète mieux les
évolutions, les convulsions de la
société. Alors, faute d'être
Spielberg ou Oliver Stone,
Naipaul se met à voyager. De
ses tribulations il rapporte ces
histoires profondément ancrées
KaraGhi : les dans l'actualité et dans le réel.
Arushas. Ces colo- Among the Believers publié en
nisés souffrent 1981 [Crépuscule sur l'Islam,
d'une névrose de Albin Michel], était une enquête
conversion. sur l'islam, du travail de grand
reporter. A l'époque, on parlait
un peu partout du réveil de l'is-
lam, une expression qui évoquait
plus le monstre de Frankenstein
que la Belle au bois dormant.
m* Frayeurs et fantasmes, en France
et ailleurs, Foucault floué, foules
iraniennes fanatisées par l'aya-
tollah. On imaginait des bandes
armées déferlant sur l'Ouest, de
nouvelles invasions, une Horde
d'Or et de Plutonium... Puis vint
la guerre Irak-Iran, les règle-
ments de comptes entre mollahs
et moudjahidine Khalq, puis le
drame algérien, qui montrèrent
que cet islam-là finit par dévorer
ses propres enfants. Naipaul eut
le mérite de rester à égale distan-
ce des thuriféraires et des
Jérémie. Il se contenta de mon-
trer ce qui se passait sur le ter-
rain : c'était suffisant.
Treize ans après Among the
Believers, Naipaul aborde de
nouveau la question de l'islam,
mais sous un angle différent.
réflexion philosophique, la sociologie miers romans, Naipaul s'est tourné Dans Beyond Belief, il se penche sur ce
est celle qui menace le mieux la reli- vers ce qu'on pourrait appeler le grand qu'il appelle les peuples convertis,
gion ». Naipaul se fait dangereusement reportage littéraire. « Quand l'imagina- c'est-à-dire, en gros, tous les musul-
sociologue, c'est-à-dire qu'il replace tion fait défaut, il ne reste plus que mans non arabes. Ceux-là ont tourné le
les pratiques religieuses, les croyances, l'autobiographie », commenta dos à leur foi d'origine, à leurs divini-
voire la Révélation, dans un contexte méchamment Salman Rushdie dans le tés, à leurs sanctuaires, à une bonne
humain, trop humain. Il suit des Guardian, à propos de A Way in the partie de leur civilisation. Aujourd'hui,
hommes concrets, les fait se raconter, World ( 1994). Naipaul n'en est sans leur langage sacré, c'est l'arabe, et
note scrupuleusement le moindre doute pas d'accord. D'ailleurs, il détes- leurs lieux saints se trouvent à des mil-
détail. Mais minute ! Ne parlions-nous te Rushdie : « Tout ça, la fatwa et le liers de kilomètres, en Arabie Saoudite.
pas tantôt d'un romancier ? Que vien- reste, c'est un coup de pub qui a mal Naipaul n'y va pas par quatre chemins :
nent faire ici ces enquêtes, ces carnets tourné. » Mais il se rend compte que ce sont des peuples colonisés. Ils souf-
de route ? C'est que, après les pre- l'imagination a des limites. D'ailleurs frent d'une névrose de la conversion.

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WÊmmumnL
Névrose ? Pourquoi
X
nous plaît : un médica- Anand, le fils de Mr Biswas.
emploie-t-il ce terme ment par-ci, un avion par- Autoportrait ? Bien sûr. Ailleurs, il
médical ? Revenons au là. D'autres valeurs vien- affirme : « C'est une malédiction : dès
début des années quatre- nent avec : l'ambition, que je rencontre quelqu'un, je vois la
vingt. Pour comprendre l'effort, le sens de l'indi- faille. » Pourquoi une malédiction ? La

NAIPAUL
dans quel état d'esprit vidu, la responsabilité. lucidité n'est-elle pas un antidote
N a i p a u l e n t r e p r i t son Ajoutons : le doute contre tous les fanatismes ? Lucidité...
périple parmi les méthodique, la tolérance, L'ambition de Naipaul serait que les
croyants, il faut savoir le rejet du fanatisme. On gens, les peuples qu'il décrit puissent
qu'une Iranienne, Nahid Les proches, peut déplorer que cette dire : « C'est vrai, nous sommes
Rachlin, venait juste de le bruit et la civilisation universelle soit comme cela. » C'est une illusion, bien
publier un petit roman trop marquée par trois entendu. Quel est cet homme qui, peint
aux Etats-Unis sous le poussière, siècles d'Europe, depuis tel qu'il est, cruel ou ignorant ou vel-
titre de
{L'Etrangère).
voilà ce qu'il
Foreigner
L'héroïne
les Lumières, et qu'elle ait
ainsi acquis une connota-
léitaire, aurait l'humilité - et l'intelli-
gence - de dire : cela est vrai ? Que
en était une jeune cher- exècre. Le tion raciale. Mais c'est l'on sache, le sinistre Khalkhali conti-
cheuse de Boston, mariée
à un Américain. Lors
Tiers Monde, ainsi. Il faut l'accepter et
ne pas en faire un péché
nua de sévir, même après Among the
Believers.
d'un retour au pays (ceci quoi. originel. Un brahmane de Et puis cet homme qui nous tend un
se passe avant la révolu- Trinidad (ou un Africain, miroir, qui ne prétend faire que cela,
tion de 1979 et l'arrivée ou un Maghrébin...) peut on l'entend tout de même marmonner
au pouvoir des mollahs), elle traverse devenir un penseur « occidental », dans sa barbe. Florilège : « Le primitif
une profonde crise. Il lui semble que c'est-à-dire universel, sans rien livrer de est une brute ennuyeuse, à vision intel-
son existence américaine est vide de soi-même. C'est-à-dire, en n'en livrant lectuelle limitée, seulement définie par
sens. La vie en Iran est plus « pleine », qu'un prétendu héritage fait de résigna- son costume, sa nourriture, son habitat,
en ce sens qu'elle ne laisse pas d'espa- tion, de rites obscurs et de mythes qui etc. Les gens civilisés ont des doutes. »
ce à la réflexion individuelle, à la ne prouvent rien. « Dans les Caraïbes, le mot de corrup-
volonté, à l'initiative. Tout est pris en

;
tion n'a même pas de sens, car il

u
charge, la religion a réponse à tout, le
contrôle social balise les comporte-
Le mépris implique qu'on sait au moins ce que
c'est que l'honnêteté. » Les tiers-mon-
ments. Elle tombe profondément mala- distes ? « Quand ils vont là-bas, ils
' ne telle attitude suscite bien
de. Un médecin lui révèle qu'elle n'oublient jamais leur billet de
entendu des débats violents.
souffre d'un ancien ulcère, une « mala- retour. » On aurait presque envie de se
« Naipaul promène son regard
die occidentale ». Guérie, elle prend le tromper avec n'importe qui plutôt que
vide dans un monde que son inculture
voile, renonce à Boston et à son mari, d'avoir raison avec ce père fouettard.
ne lui permet pas de comprendre »,
et s'installe dans une existence où tout
écrivit par exemple Jacques Decornoy
est d'avance programmé.
dans Le Monde diplomatique. Et com-
Mais, nous dit Naipaul, tout cela est bien de penseurs « occidentaux »,
Sans amour

I
une escroquerie intellectuelle ! Ce qui Foucault ou Bourdieu par exemple, l y a quelques années, Naipaul
lui a sauvé la vie, c'est un médicament n'ont-ils pas eux-mêmes dénoncé cet causa la surprise. Se départissant
venu des Etats-Unis ou d'Europe, pré- eurocentrisme civilisationnel ? Très de sa réserve, de sa raideur british
cisément de ces pays où elle ne voit bien, tout cela est politiquement cor- dirait-on, il confia à un journaliste du
que triomphe du matérialisme et vacui- rect, comme on dit. Mais lorsque c'est New Yorker quelques détails sur sa vie
té de l'existence. Ce sont des gens qui un immigré des Caraïbes qui se fait le privée. Le misérable petit tas de secrets
mènent une vie qu'elle rejette ou chantre le plus déterminé de la civilisa- se réduit à une liaison extraconjugale
qu'elle méprise qui ont développé le tion universelle, on ne sait plus que avec une certaine Margaret (ce n'est
remède. La métaphore peut facilement penser. Peau noire, masque blanc ? pas de la Thatcher qu'il s'agit) et sur-
être étendue : aujourd'hui ces gens qui Peut-être. En tout cas, lorsqu'on lui tout à de fréquentes visites à des pros-
vouent l'Occident aux gémonies, c'est demande quelles sont les valeurs aux- tituées. Sans illusion aucune,
en Boeing ou en Airbus qu'ils se ren- quelles il croit, il répond : « La vérité. d'ailleurs : « C'est la forme la moins
dent à La Mecque. Conrad, encore lui, Le libéralisme. Essayer de comprendre satisfaisante de la sexualité. Il n'y a
avait écrit quelque chose de similaire, pourquoi les choses se sont passées rien là-dedans. Rien. C'est nul. » Ces
dès 1899. Le chapitre 3 de Lord Jim ainsi. » Essayer de comprendre... étreintes furtives commencèrent juste
s'ouvre en effet sur une magistrale Certes. Mais cela suppose qu'on après son mariage et se poursuivirent
description de pèlerins « se confiant au demande à la froide logique ce qu'on sans discontinuer. Où ne vont pas les
savoir de l'homme blanc et à son cou- refuse à l'empathie. Voilà, en un mot, droits d'auteur... On comprend mieux
rage, à la puissance de son incrédulité tout Naipaul. Et lorsqu'il faut colorer, pourquoi le sexe et les femmes comp-
et de ses vaisseaux ». quand c'est de romans qu'il s'agit, la tent si peu dans ses livres. Soyons
Ces pèlerins rendent hommage sans satire et le sarcasme s'imposent d'eux- clair, tout cela le dégoûte. Et le fascine.
le savoir à ce que Naipaul nomme « la mêmes. « Son sens de la satire l'éloi- « L'homme n'est pas né pour résoudre
civilisation universelle ». Echo de gnait des autres. Puis la satire fit place ses contradictions, mais pour les
Fukuyama et de sa Fin de l'histoire ? au mépris, un mépris profond, intégral, vivre », disait Valéry.
Certes. Mais Naipaul prévient : on ne qui devint une seconde nature. Il était Quant au reste, on peut se reporter à
peut pas y prendre seulement ce qui inébranlable. » Naipaul décrit ainsi The Enigma of Arrivai (1987). C'est

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un roman autobiographique qui doit livres, dans les multiples interviews
son titre à une toile célèbre de Giorgio qu'il a données. Non, finalement, c'est
de Chirico. C'est un livre triste, désen- un misanthrope sans bagages. C'est un
chanté, mélancolique, une sorte de individualiste acharné, refusant le VOUS
méditation sur l'émigration comme
renaissance. Naipaul évoque ce qu'il
groupe, refusant toute solidarité. Il ne
craint pas d'aller jusqu'au bout de sa
INTERESSE
nomme sa seconde enfance dans le logique : selon lui, le Noir américain
Wiltshire, un des terroirs les plus typi-
quement anglais. Il décrit minutieuse-
n'a rien à dire s'il entend ne parler que
de sa négritude, c'est-à-dire ce qui le
Le choix
ment ce petit monde qui est désormais lie à d'autres hommes. Il n'y a au fond
des femmes.
son home, comme s'il voulait le fixer que des questions personnelles. C'est Une seconde liste des
par l'écriture. Mais ce petit monde est sans doute pourquoi cet homme qui a cent meilleurs livres du
voué à l'entropie, à la pourriture, à la scié ses racines n'a pas participé au siècle a été rendue publique.
dissolution, à la disparition. Ce monde débat sur la négritude et l'Occident ou La première avait été établie
aussi ? Passant du Tiers Monde à sur l'orientalisme. sous l'égide de l'éditeur amé-
ricain Randoni House par un
l'Occident, Naipaul semble ainsi Parmi les membres de sa famille, jury composé en majeure
n'avoir fait qu'obéir à cette impulsion Naipaul choisit ceux qui lui sont chers. partie d'hommes. En réaction,
absurde qui nous fait grimper sur le Il y a son père, comme on l'a vu plus vingt futures éditrices ont éta-
pont supérieur d'un navire voué de haut. Mais il y a aussi son frère, Shiva bli leur propre classement. Les
toute façon au naufrage. Il manque Naipaul. lui aussi écrivain de talent, deux sexes semblent avoir les
toutefois une love story à ce Titanic. qui mourut en 1985 à l'âge de 40 ans. mêmes goûts : Francis Scott
Le mot amour est peu présent dans ses « Sa mort fut le plus grand chagrin de Fitzgerald avec Gatsby le
livres. C'est pourtant la potion qui ma vie. » Pourtant, il le voyait très magnifique arrive en première
adoucit toutes les débâcles, mais il est position chez les femmes, alors
peu. Encore une contradiction ? Pas
vrai qu'on en trouve peu chez les péri- qu'il était deuxième sur la liste
sûr. Naipaul sait trop que la promiscui-
patéticiennes de Soho. Il y a plus de des hommes, lesquels avaient
té quotidienne, celle qui l'a révulsé à proclamé Ulysse, de James
colère que d'amour chez Naipaul. Port-of-Spain, n'est que le travestisse- Joyce, vainqueur. Celui-ci
ment de l'affection véritable, qui n'en figure toutefois parmi les dix
Le bruit et la famille a pas besoin. Pour le reste, les gens ne premiers choisis par les
l'intéressent pas trop. « La plupart des femmes.

M ais ça tombe bien : pour écri- gens sont intéressants pendant une
heure, pas plus. » Ses voisins anglais ?
re, il faut être en colère.
Alors, qu'est-ce qui irrite « En Angleterre, les gens sont très fiers
Le chaînon
Naipaul ? Quelle est sa querelle ? d'être très stupides. » Rideau. manquant.
Reportons-nous à l'un des ses premiers En 1988, après les
ouvrages, A House for Mr Biswas. La Le style et la vision importantes crues du
famille envahissante, les proches fleuve Oranje, en Namibie,
Daan Marais, superviseur

S
bruyants et cancaniers, les voisins i « le style c'est l'homme
infernaux, le chaos, le manque d'inti- même », il n'est pas étonnant que dans une mine de diamant,
ramasse sur une plage un
mité, le bruit et la poussière, voilà ce la prose de Naipaul soit aux anti-
crâne humain. Celui-ci va
qu'il exècre. Le Tiers Monde, quoi. Et podes du réalisme magique des Sud-
décorer le salon des Marais,
l'on comprend ainsi que la méfiance Américains ou de l'exubérance et du jusqu'à ce que la femme de
qu'il voue au Tiers Monde tient plus du lyrisme de certains auteurs proches de Daan menace de le jeter.
« familles, je vous hais ! » que de lui par la géographie. C'est d'un Il le confie à des paléonto-
l'idéologie. D'ailleurs, le premier per- « Anglais par la tête » qu'il s'agit, ano- logues qui découvrent qu'il
sonnage dont Naipaul fit l'esquisse, bli par la Reine. Selon les conventions s'agit d'un fossile d'Homo
dans le petit bureau des free lance de la de la cour de Saint-James, on devrait sapiens archaïque, une sorte
BBC, est un certain Bogart, un d'ailleurs l'appeler sir Vidiadhar. Sa de « chaînon manquant »
Pundjabi de Port-of-Spain, dont l'ambi- prose est limpide. Sa méthode consiste entre YHomo erectus
tion la plus pressante est de mettre une ( - 400 000 ans avant notre ère)
à « accumuler les données concrètes,
et le Cro-Magnon ( - 30 000
distance considérable entre ses proches en ajoutant du sens à chaque fois ».
ans). Grâce à des gisements
et lui-même. Et le narrateur de l'histoi- Plus vous décrivez, plus vous êtes d'outils taillés, retrouvés en
re, le « j e » de Naipaul, a lui-même impartial. Contre Sartre, voici donc Zambie et en Afrique du Sud,
perdu toute sa famille en basculant l'écrivain désengagé ? Mais oui. Son on connaît plus le mode de vie
dans la fiction : il vit seul avec sa mère. seul engagement, c'est l'écriture, affir- que l'aspect physique de cet
Aujourd'hui, Naipaul se réjouit de la me-t-il. Puisqu'il s'agit de rendre ancêtre. En l'absence de la
surdité qui s'annonce, liée à l'âge, et compte. C'est pourquoi son style est base de la boîte crânienne, il
qui lui évitera d'être importuné par les contrôlé, précis, limpide. Il dira un est difficile d'évaluer sa phy-
jour : « Le style, ça n ' a pas d'impor- sionomie exacte, mais on
décibels d'autrui... Misanthrope ? Bien
tance. Ce qui compte, c'est la vision devine sa tête plus large à l'ar-
sûr. Mais serait-il, au moins, de ce type
rière qu'à l'avant, les bourre-
de misanthrope qui n'aime pas les d'ensemble. » Et la vision d'ensemble
lets sur les arcades sourcilières
hommes pour les avoir trop aimés ? Y de Naipaul, qu'on l'aime ou qu'on le
et le front bas.
a-t-il quelque part une déception à déteste, on serait bien avisé de la médi-
déceler... On cherche en vain, dans ses ter longuement. •

J E U N E AFRIQUE N° 1962-1963 - DU 18 AU 31 AOÛT 1998 127

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