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Philosophie et littérature à Rome. Quelques réflexions


Carlos Lévy

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Lévy Carlos. Philosophie et littérature à Rome. Quelques réflexions. In: Topoi, volume 4/2, 1994. pp. 643-650;

doi : 10.3406/topoi.1994.1551

http://www.persee.fr/doc/topoi_1161-9473_1994_num_4_2_1551

Document généré le 21/05/2016


PHILOSOPHIE ET LITTÉRATURE A ROME
QUELQUES RÉFLEXIONS.

Il faut partir, me semble-t-il du constat très simple que le problème de la


relation entre littérature et philosophie présente dans le domaine latin des
caractéristiques qu'il n'a pas dans le domaine grec. Un dialogue de Platon
présente des aspects indiscutablement littéraires, qui doivent être étudiés comme
tels, mais nul ne songerait à metttre en question son statut d'oeuvre
philosophique. Une tragédie d'Euripide peut se révéler riche de pensées qui
doivent être mises en relation avec le milieu philosophique, mais elle a, elle
aussi, un statut indiscutable, celui d'oeuvre théâtrale, dont nous savons qu'elle a
donné réellement lieu à une représentation et qui s'insère dans un genre, le
théâtre, dont nous croyons connaître la fonction à l'intérieur de la cité. Sans
doute ne faudrait-il pas exiger cette clarté : il y a, en particulier, beaucoup de
choses encore à découvrir sur la relation entre le Platon écrivain et le Platon
philosophe, et rares sont ceux qui, comme D. Babut, refusent de dissocier ces
deux aspects. Par ailleurs, la constitution avec le stoïcisme de ce que Platon avait
toujours voulu éviter, à savoir la création d'un vocabulaire spécifiquement
philosophique, instituant de fait une coupure entre philosophie et littérature, est
un événement dont la portée ne me semble pas avoir été encore correctement
appréciée. Malgré tout cela, on ne saurait contester que la question du statut de
l'œuvre est beaucoup plus souvent présente dans le domaine latin que dans le
domaine grec. On remarquera, en effet, que l'œuvre latine dont la qualité
philosophique est la moins contestée par les philosophes eux-mêmes est un
poème philosophique, c'est-à-dire un texte qui nous place de plain-pied dans la
problématique de la relation entre littérature et philosophie. Un dialogue comme
le De finibus est assurément perçu comme philosophique, mais cette perception
s'est accompagnée dans l'histoire de la philologie de tant de questions concernant
le rapport aux sources grecques, le rôle de la rhétorique, l'adéquation de la
langue latine à l'expression de cette pensée, que celui qui étudie cette œuvre est
en droit de se demander : à quoi ai-je exactement affaire ? Et s'il est vrai que des
tragédies de Sénèque peuvent être représentées sur scène, cela ne change rien

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quant au problème de leur satut. On continue en effet à se demander à leur sujet


non seulement si elles pouvaient être représentées du temps de Sénèque, mais
encore si elles doivent être lues comme une sorte de mise en scène symbolique
de la philosophie stoïcienne ou comme des œuvres réellement dramatiques dans
lesquelles le stoïcisme est certes présent, mais ne peut suffire à expliquer la
psychologie des personnages. Contrairement à ce qui se passe dans le domaine
grec, les problèmes de la littérature latine ne peuvent être confrontés à un champ
philosophique sûr - trop sûr, sans doute - de son identité et de ses méthodes. Si
confrontation il y a, ce ne peut être que la confontation de deux incertitudes, ou
plus exactement de deux recherches. A ce constat on peut trouver quantité de
raisons sur lesquelles je ne m'appesantirai pas. Les principales me paraissent être
celles-ci :
- L'apparition relativement tardive de la philosophie dans une civilisation
romaine en expansion et qui néanmoins a su accueillir la culture des vaincus.
L'épisode le plus marquant, celui de l'arrivée de l'ambassade des philosophes en
155 est en lui-même riche d'ambiguïtés 1 : accueil triomphal de la part de la
jeunesse qui découvre la philosophie comme capacité de mettre en cause les
certitudes qui paraissaient les mieux fondées, méfiance et rejet de la part des
tenants de l'idéologie officielle. D'où progressivement l'élaboration d'une sorte
de solution de conciliation, qui fut longtemps et largement répandue à Rome,
fondée sur l'idée que la philosophie était assurément nécessaire, mais qu'elle ne
pouvait suffire à occuper la vie d'un citoyen romain ;
- L'omniprésence de la rhétorique dans la formation des jeunes Romains,
rhétorique et philosophie étant perçues comme des aspects beaucoup plus
complémentaires que contradictoires de la culture grecque 2. De ce point de vue
il faut souligner l'importance du De oratore de Cicéron, qui n'est pas, comme on
le croit parfois, une sorte de manuel du bon usage de la culture générale, mais un
effort considérable pour parfaire l'unification théorique de la culture, en
subordonnant la philosophie à l'art de la parole ;
- De tout cela découle le fait que la philosophie latine fut écrite par des
hommes qui élaborèrent à la fois des œuvres littéraires et philosophiques. Les
deux pères fondateurs de la tradition philosophique latine sont Ennius et
Cicéron, un poète et un orateur.
Confrontée au double problème d'une philosophie littéraire et d'une
littérature infiltrée de philosophie, la recherche se crut devoir mettre un peu
d'ordre dans cette regrettable confusion des genres. Le plus simple était alors de
substituer à l'idée d'une communication plurielle entre les deux domaines, le
modèle du noyau et de la périphérie, ou pour reprendre la métaphore pour ainsi
dire officielle, celui de la source. Métaphore constamment répétée et au

1. Sur cet épisode, cf. C. LÉVY, Cicero Academicus, Rome, 1992, p. 76-79.
2. Cicéron
Sur ce point
», ANRW,
cf. notamment
1, 3, 1973,
A. p.
Michel,
139-208.« Rhétorique et philosophie dans les traités de
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demeurant assez mystérieuse, car elle peut être interprétée différemment selon
que l'on se réfère à la source à laquelle on puise pour se désaltérer ou de la
source nécessairement réduite qui se transforme en un fleuve gigantesque. Il est
inutile de refaire ici le procès que P. Boyancé instruisit contre la
Quellenforschung dans son célèbre article sur « les méthodes de l'histoire
littéraire » 3. On pouvait croire la cause entendue, mais l'erreur de P. Boyancé fut
de considérer comme une erreur historiquement et culturellement déterminée ce
qui devait nécessairement se répéter dans des écoles scientifiques très diverses.
Expression erronée et en un certain sens normale du besoin de clarté devant une
réalité essentiellement complexe, la Quellenforschung continue à se porter
aujourd'hui fort bien sous cette forme quelque peu humanisée que l'on appelle la
doxographie. Dans le domaine de l'éthique, cela a donné ce monument
extraordinaire, dans tous les sens du terme, que sont les Dossografi di etica de
M. Giusta 4, construits sur l'hypothèse que toute la littérature philosophique
latine dériverait d'une sorte de gigantesque manuel, écrit par le philosophe
stoïcien Arius Didyme et qu'auraient utilisé Cicéron - ce qui est à la limite de la
vraisemblance chronologique - mais aussi Sénèque et Apulée. Dans le domaine
de la physique, l'héritage de Diels est hautement assumé par ce que l'on peut
appeler l'école d'Utrecht, dont le représentant le plus marquant est J. Mansfeld.
Le caractère massif d'une érudition très rarement mise en défaut, l'utilité des
rapprochements faits avec des textes inconnus ou d'accès difficile ne doivent pas
dissimuler que nous sommes là devant une entreprise qui se veut d'une
scientificité parfaitement rigoureuse mais dont les fondements ne sont pas moins
criticables que ceux de la Quellenforschung. En effet, si l'on ne peut
qu'approuver l'ambition de reconstituer les circuits de l'information
philosophique, de mettre en évidence les schémas scolaires présents dans des
textes écrits à des moments très différents, on ne saurait pour autant oublier que
transformer ce souci légitime et utile en méthode unique c'est passer à côté de
l'essentiel, à savoir la singularité de chaque texte. La doxographie n'est jamais
une fin en soi pour le philosophe, elle peut certes structurer un moment de sa
pensée, mais elle demeure toujours un moyen au service de sa démonstration. A
cet égard, il est dangereux, me semble-t-il, d'invoquer l'argument d'une
spécificité de l'Antiquité, qui privilégierait de manière absolue les schémas
formels. Mais il y a plus grave encore, car dans la mise en évidence des schémas
communs demeure présente chez les professionnels de la doxographie
l'obsession de la source 5 et il ne s'agit pas d'une préoccupation sans effet car, de

3. P. Boyancé, «Les méthodes de l'histoire littéraire: Cicéron et son oeuvre


philosophique », REL, 14 (1936), p. 288-309.
4. M. Giusta, I dossografi di etica, Turin, 2 vol. : t. 1, 1964 ; t. 2, 1967.
5. Caractéristique de cette méthode nous paraît être l'article de J. Mansfeld,
« Doxography and dialectic : the "Sitz im Leben" of the Piacila », ANRW, II, 36, 4, p.
3056-3229, qui tente de faire remonter les Vetusta placita à l'Académie d'Arcésilas.
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manière plus ou moins inconsciente, elle détermine la prise en compte de tel


texte, tel passage plutôt que de tel autre. Et dans le domaine de l'épicurisme, la
recherche des sources connaît un avatar intéressant, celui de la source à venir. La
reprise des fouilles à Herculanum a suscité un grand espoir, malgré la prudence
extrême dont a toujours fait preuve M. Gigante, et, à discuter avec certains
chercheurs, on a l'impression qu'ils vivent avec l'espoir de la découverte d'un
papyrus qui permettra de faire disparaître, ou en tout cas de réduire l'irritante
spécificité de tel passage de Lucrèce ou de Cicéron. Mais, s'il est vrai que les
remarquables éditions napolitaines récentes de Philodème ont considérablement
fait avancer notre connaissance de l'épicurisme campanien, nous ne croyons pas
que les papyri herculaniens puissent être autre chose que des auxiliaires
extrêmement précieux.
La recherche de sources, l'étude exclusive de la doxographie ne sont pas les
seules méthodes réductrices appliquées à la philosophie latine. En 1989 est paru
un ouvrage collectif publié à Oxford sous la responsabilité de M. Griffin et de J.
Barnes, et dont le titre Philosophia togata était déjà en lui-même un événement,
puisqu'il constituait la reconnaissance de l'existence d'une philosophie romaine
de la part d'un milieu dont le moins qu'on puisse dire est qu'il ne s'était jamais
distingué par son intérêt pour ce domaine. Il convenait donc de saluer cette
audace, tout en ayant conscience du risque inhérent à ce titre même. Car la
philosophia togata, le contenu même de l'ouvrage le montre, c'est la philosophie
limitée à la philosophie politique et sociale, comme si tel était, enfin
rigoureusement défini, le domaine, le pré carré de la philosophie latine. Or la
philosophie politique, dont il serait absurde de nier la très grande importance,
n'est qu'un aspect de la philosophie romaine. Les éditeurs du recueil eux-mêmes
ont été conscients de ce problème, puisque dans la courte introduction à leur
ouvrage 6 ils s'excusent d'avoir été trop restrictifs et notamment d'avoir délaissé
tout le domaine des relations entre la littérature et la philosophie. Mais en réalité,
le choix qu'ils ont fait est l'expression d'une tendance profonde des études
actuelles sur la philosophie latine, et en tout cas sur la philosophie cicéronienne.
On nous faisait remarquer récemment que dans les pages de l'Année
philologique consacrées à Cicéron le nombre des études concernant la
philosophie politique et sociale, autrement dit le De republica et le De officiis,
reste important, alors qu'il n'y a pratiquement plus d'études d'ensemble
consacrées au De finibus, aux Tusculanes ou au De natura deorum. Evidemment
on retrouvera des passages du De finibus dans tel article consacré à l'éthique de
Chrysippe et une étude sur la religion romaine serait inconcevable sans référence
au De natura deorum. Mais l'œuvre philosophique cicéronienne dans sa
singularité, comme mouvement d'une pensée, ne semble plus, à quelques
exceptions près, être considérée comme objet de recherche. On nous répliquera
sans doute que Cicéron n'est pas toute la philosophie latine, et que l'on ne peut

6. Op. cit., p. VI.


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généraliser ce constat passablement pessimiste. Il est exact que Lucrèce et


Sénèque sont mieux lotis. Aussi faut-il esquisser avec plus de précision un
tableau des recherches actuelles concernant l'ensemble de la philosophie latine :
- Il convient de commencer par le problème de la langue. Les Romains ont
été les premiers à faire le pari audacieux de la traduction de la philosophie dans
leur propre langue. Cela paraît aller de soi maintenant, mais on répétera jamais
assez qu'il s'est agi d'un choix courageux, puisqu'il se heurtait à une double
opposition, celle des tenants du mos maiorum, peu favorables par principe à la
philosophie, et celle des Romains philhellènes, qui estimaient qu'il était
impossible de philosopher dans une autre langue que le grec. La problématique
de la traduction est un thème dont l'importance est de plus en plus reconnue,
dans tous les domaines. On doit cependant déplorer que les recherches sur le
latin comme langue philosophique soient encore trop peu nombreuses, malgré
l'important colloque que P. Grimal a organisé sur ce thème à Rome en 1990 7. Le
plus souvent on continue à ne considérer le terme philosophique latin que
comme une sorte de clone du terme grec, alors que par exemple, Yhonestas dit le
καλόν, mais aussi autre chose que le καλόν , et que c'est précisément cet autre
chose qui devrait principalement intéresser l'historien de la philosophie latine ;
- Du fait du petit nombre des spécialistes, la recherche en philosophie latine
a tendance à se limiter à un nombre très réduit d'auteurs. De ce fait, il existe un
vaste domaine encore en friche, ou peu étudié. Je citerai quelques noms :
Lucilius, l'un des grands précurseurs ; Varron, qui, en dépit de la thèse récente
que lui a consacrée Y. Lehmann, intéresse encore trop peu les historiens de la
philosophie ; Cornutus, le maître du poète Perse, qui écrivait en grec, et dont une
édition commentée du Compendium graecae theologiae serait si précieuse pour
la compréhension du stoïcisme impérial ; Apulée, auxquelles quelques études
ont été consacrées en Italie et en Allemagne, mais dont la pensée est si peu
connue en France ;
- En ce qui concerne Lucrèce, la très grande variété des approches fait de lui
incontestablement l'auteur pour lequel le problème de l'articulation entre
littérature et philosophie est posé le plus clairement et de la manière la plus
féconde, peut-être parce que l'unicité de l'œuvre, le mystère quant à la
personnalité de son auteur ont eu pour effet de limiter les stratégies de fuite et de
concentrer les recherches sur des sujets plus essentiels. La tendance actuelle à de
grandes synthèses dans lesquelles Lucrèce est perçu indissociablement comme
philosophie et comme poète me paraît être illustrée pour deux ouvrages assez
récents 8 : celui de Robert Brown, Lucretius on love and, sex, et celui de Charles
Segal, Lucretius on death and anxiety ;

7. La langue latine, langue de la philosophie, Actes du colloque organisé par l'Ecole


française de Rome (Rome, 17-19 mai 1990), P. Grimai éd., Rome, 1992.
8. R. Brown, Lucretius on love and sex, Leiden, 1987 ; C. Segal, Lucretius on death
and anxiety, Princeton, 1990.
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- Je crois qu'il serait vain de prétendre faire en si peu de temps un tableau


même simplifié du développement considérable des études sur la philosophie de
Sénèque dans ces dernières années. Ce qui frappe à propos des auteurs c'est
l'extrême variété des méthodes appliquées : une Quellenforschung rénovée, je
pense notamment aux livres de F. R. Chaumartin ou de Mme Fillion-Lahille 9,
voisine avec des recherches comme celle qu'A. Setaioli a consacrée à la
technique de la citation des philosophes grecs par Sénèque ou celle de M.
Armisen-Marchetti sur son utilisation des images 10. L'élément le plus original
est sans nul doute la place accordée à la lecture philosophique des tragédies de
Sénèque. Le livre de C. Auvray sur les deux tragédies dans lesquelles Hercule -
symbole de la sagesse dans le stoïcisme - est le personnage central, confirme
bien cette orientation nouvelle de la recherche11. Ces interprétations
philosophiques d'un texte non philosophique écrit par un philosophe supposent
nécessairement un engagement et un risque exégétique. Pourtant c'est
incontestablement la voie qu'il faut continuer à explorer. Ce qui manque peut-
être encore, c'est de parfaire les outils exégétiques permettant d'analyser dans
toute sa complexité cet entrelacement de pensée philosophique et d'expérience
vécue qui fait la singularité de l'œuvre philosophique de Sénèque et la rend si
actuelle. Avec Sénèque, en effet, apparaît plus clairement encore que chez
Cicéron cette irruption d'un sujet qui refuse d'admettre que la doctrine, que la
démarche conceptuelle puissent rendre parfaitement compte de ce qu'il vit.
Il me reste encore à dire un mot de ce qui constitue sans doute l'aspect le
plus difficile des relations entre littérature et philosophie à Rome. Il s'agit de
tous les textes écrits par des non-philosophes, même si certains ont pu, comme
Virgile, recevoir une formation philosophique. Dans ces textes il y a souvent des
passages devant lesquels l'historien de la littérature effectue un retrait prudent,
en se disant qu'il les confiera à celui qui s'y connaît un peu en philosophie,
lequel voit toujours arriver avec terreur ces objets philosophiquement non
identifiés, parce qu'il sait qu'il ne pourra que décevoir celui qui attend une
réponse précise. Je ne donnerai qu'un seul exemple, celui d'un vers d'Ovide, sur
lequel j'ai eu à réfléchir récemment, le vers 21 du premier livre des
Métamorphoses, par lequel est décrit le passage du chaos initial à un ordre
naturel :
Hanc deus et melior litem natura diremit

9. F. R. Chaumartin, Le "De beneficiis" de Sénèque, sa signification philosophique,


politique et sociale, Paris, 1985 ; J. FILLION-LAHILLE, Le "De ira" de Sénèque et la
philosophie stoïcienne des passions, Paris, 1984.
10. A. Setaioli, Seneca e i Greci, Bologne, 1988 ; M. Armisen-Marchetti, Sapientiae
faciès : étude surles images de Sénèque, Paris, 1989.
11. Francfort,
C. E. Auvray,
1989. Folie et douleur dans "Hercule furieux" et "Hercule sur l'Oeta",
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On passera rapidement sur la note de l'édition Lafaye : « quel est ce dieu ?


Ovide s'abstient de le dire pour ne pas prendre parti dans les discussions des
philosophes ». Mais le problème demeure de savoir que faire d'un tel vers. Dans
son commentaire monumental des Métamorphoses Börner affirme qu'il n'y a
là aucune théologie personnelle de la part du poète, et il considère qu'Ovide dit
presque la même chose que tel texte aristotélicien ou stoïcien. Cela amène le
commentateur à n'envisager le et que comme ayant un sens explicatif. Le
problème est qu'aucun des philosophes qu'il cite ne dit exactement la même
chose qu'Ovide. Dans ces conditions, l'attitude la plus cohérente consiste à
apporter le plus grand nombre de témoignages philosophiques, non pour réduire
la spécificité du poète, mais pour montrer comment Ovide, dont on peut
raisonnablement penser qu'il connaissait au moins une partie de toutes ces
théories, a voulu créer un objet poétique qui ne se réfère à la philosophie que
pour mieux s'en distancer. Lucrèce et Ovide représentent ainsi deux formes de la
liberté poétique, l'un acceptant librement la contrainte philosophique, l'autre
veillant à ne jamais y adhérer. On trouvera ce même problème à une plus grande
échelle dans le livre XV de ces mêmes Métamorphoses. Ici encore l'historien de
la philosophie se doit de proposer au spécialiste d'Ovide tous les témoignages
dont nous disposons sur le néopythaghorisme, mais surtout à le mettre en garde
contre l'illusion qui consisterait à croire que, si nous connaissions mieux par
exemple la personnalité de Nigidius Figulus, la cohérence philosophique du
texte ovidien nous apparaîtrait plus clairement. Les explications qui mettent en
avant les concepts de « philosophie populaire » ou de « traitement rhétorique de
la philosophie » négligent la notion de jeu qui est peut-être la plus importante
pour pénétrer dans l'univers poétique d'Ovide. Ovide joue avec la philosophie
comme il joue avec les représentations de l'amour ou de la religion et la
principale vertu du pythagorisme est probablement à ses yeux de lui permettre
de donner un habillage rationnel à cette universalité du jeu. Dans un autre
registre on pourrait donner comme exemple de ces difficultés d'interprétation le
passage célèbre de Y Enéide, VI, 725 sq., dans lequel est évoquée en termes
philosophiques la destinée des âmes. On peut se contenter d'identifier les
éléments stoïciens et pythagoriciens, mais alors le plus important reste à faire, à
savoir de déterminer comment ces éléments se métamorphosent en texte
littéraire et comment philosophie, esthétique et religion sont intimement mêlées
dans la conscience du poète 13.

12. F. BöMER, P. Ovidius Naso Metamorphosen, t. 1, Heidelberg, 1969, p. 24-25.


13. Le Professeur W. Görler, qui a bien voulu relire ce travail, nous a indiqué un
excellent exemple de continuité entre poésie virgilienne et philosophie stoïcienne : il
s'agit de la lecture que fait Sénèque, Ep., 12, 8, d'En., IV, 653, le poète et le
philosophe sachant tous deux admirablement utiliser la richesse du verbe uiuere.
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La philosophie romaine aurait pu n'être qu'un long commentaire de la


philosophie grecque. Au lieu de cela Rome a acculturé la philosophie en lui
imprimant la marque de sa langue et de ses visions du monde. On est en droit
d'estimer que parfois l'acculturation aboutit à une instrumentalisation, lorsque la
philosophie devient exclusivement un élément, un outil, du langage poétique ou
politique. Et dans tous les cas travailler sur la philosophie latine, c'est travailler
sur un objet mixte, métissé, sur un mélange inextricable de concepts
philosophique et rhétoriques, de pensée abstraite et d'expérience ou de tradition
stylisées. Mais les modalités et les conséquences de la confrontation, pour la
première fois dans l'histoire, entre la vocation universelle de la philosophie et
une civilisation différente de celle qui a donné naissance à la philosophie me
paraît être un problème éminemment philosophique.

Carlos LÉVY

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