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Siegfried Kracauer | Ma machine à écrire

Depuis peu, je possède ma propre machine à écrire. Je n’avais encore jamais possédé un tel
instrument auparavant. Il aurait été inconcevable pour moi d’en faire l’acquisition. Certes pour la
plupart des hommes ce n’est pas une difficulté. Ils entrent dans un magasin spécialisé,
examinent les produits proposés et en choisissent un qui leur convient. Mais l’idée d’acheter une
machine comme une cravate, de l’acquérir en somme sur la voie publique ne m’était jamais
venue à l’esprit ; je la tenais pour insensée et la désapprouvais. C’est uniquement du fait d’un
concours de circonstances particulier, qu’un simple sentiment de tact et d’humanité m’interdit
de dévoiler, que cette machine échoua entre mes mains. Tel un petit chien sans maître, elle
accourut vers moi. Il aurait été injuste de refuser de l’accueillir.
Dès le premier instant, j’aimai cette machine pour sa perfection. Elle est construite avec grâce,
légère comme une plume et brille dans l’obscurité. Les tiges qui supportent les caractères ont la
minceur des pattes de flamants roses. Lorsque je m’abîmais dans sa contemplation, ce qui
arrivait souvent, j’avais constamment l’impression qu’on ne pouvait rien lui ajouter ni rien lui
ôter ; elle était telle qu’elle devait être. Parfois après l’heure du coucher, je me glissais encore
une fois hors du lit, j’ouvrais la boîte et posais la machine à côté de moi sur la chaise. C’est
seulement ensuite que je m’endormais. Pendant quelques nuits je fus poursuivi par un mauvais
rêve. Je rêvai qu’arrivant dans une ville étrangère — qui se trouvait dans le Sud, je m’en
souviens très bien — j’avais expédié la machine comme bagage à main, exactement comme si
c’était une valise. L’étourderie n’est pas un trait congénital chez moi, je suis plutôt pédant. La
traversée de la ville fut une longue torture.
Pendant longtemps je n’osais pas utiliser la machine. Dans sa perfection elle m’apparaissait
comme un être supérieur qui ne devait pas être détérioré par un mauvais usage. C’était toujours
avec embarras — jadis aux débuts de notre relation — que je cajolais ses parties métalliques. Ce
léger contact à lui seul me rendait heureux. Ou bien je faisais marcher les rouleaux et déplaçais
les bobines. Lorsque les personnes qui me rendaient visite n’admiraient pas ma machine, je les
haïssais.
Peu à peu, je m’habituais à elle. Mon commerce avec elle m’ennoblissait. Si auparavant j’avais
souhaité exprimer quelque chose par écrit, je commençais à comprendre à présent que seule
l’activité d’écrire considérée en elle-même est digne d’effort. Sur de grandes feuilles de papier
d’une blancheur irréprochable, je figurais des colonnes de chiffres et des caractères qui ne
contenaient pas la moindre ébauche de sens. En récompense de cette activité désintéressée qui
rendait un hommage plein de tact à la perfection de ma machine, celle-ci était toujours prête à
m’accueillir. Bientôt elle compta davantage pour moi qu’une femme ou que mes amis. Nous
bondissions de la marge gauche de la feuille vers l’inconnu avant de revenir en arrière ; chaque
bout de papier était couvert de chiffres. Les semaines glissaient sur nous. Nous passions des
heures délicieuses au crépuscule, lorsque je cessais de voir clairement les touches. Je
m’abandonnais alors à mon imagination, à la sensation qui m’emportait, et de merveilleuses
images jaillissaient des signes d’imprimerie. Pareilles à des drapeaux de fêtes, elles flottaient au-
dessus de clairs abîmes. Désormais les gens nous rendaient visite de plus en plus rarement. Ils
ne comprenaient pas ces figures scripturaires et secouaient la tête d’un air pensif. Finalement ils
cessèrent de venir. Je n’avais pas besoin d’eux ; pianoter sur les touches suffisait à mon bonheur.
Souvent celles-ci continuaient de voltiger d’elles-mêmes, tant ma machine m’était unie de
manière inséparable. Les feuilles de papier couvertes d’écriture s’amoncelaient dans ma
chambre.
Un jour un événement imprévu se produisit : ma machine tomba malade. En vérité non pas la
machine, et malade serait également beaucoup dire. Seule une petite touche manquait, une
minuscule touche tout au bout du clavier. Elle s’élança en hauteur et s’arrêta, fatiguée, avant
d’avoir atteint son but. Ma machine possède beaucoup de touches, et assurément on aurait pu
se priver de la bonne marche de l’une d’elles. C’est celle qui contient l’accent grave, l’accent
circonflexe et la cédille sans le c. Au point de vue du seul contenu, il s’agissait donc d’une touche
qui était une bagatelle ridicule et que n’importe qui d’autre eût à peine remarquée. Mais pour
moi cette touche-là précisément s’avérait indispensable, car elle me permettait d’exécuter
toutes sortes de combinaisons particulières. Je frappais sur la cédille en continu et plaçais au-
dessus l’accent circonflexe. Celui-ci apparaissait alors comme un toit suspendu au-dessus du
vide d’où s’échappait une sorte de petite queue. Si je plaçais un -e dans l’intervalle, la cédille
devenait superflue, et sous le toit le -c n’avait rien perdu. Cette occupation à des problèmes dont
la délicatesse me plongeait dans un enchantement continuel fut contrecarrée par l’inertie de la
touche. Je ne croyais pas à une maladie sérieuse. La machine était contrariée, aussi envisageais-
je secrètement une sorte d’indisposition passagère. Vu la perfection de cet objet, des pensées
coupables et des mouvements spirituels inavoués pouvaient avoir exercé sur lui une influence
pernicieuse. C’est en vain que je me remémorai les jours et les nuits de notre cohabitation pour
me prendre en faute. Dans une minute de faiblesse, avais-je donné l’apparence de
l’indifférence ? Par une sollicitude redoublée, je cherchai à me réconcilier avec ma machine. Je
me contraignis à la gaieté en sa présence et inventai de nouveaux jeux sur le clavier qui peut-
être divertirent la tige brisée. Pourtant son état resta inchangé.
Un homme inconnu pénétra dans ma chambre. Pendant ces derniers jours l’agitation m’avait
chassé de la maison. Même si je dissimulais scrupuleusement mon inquiétude, elle avait pu
attirer l’attention de telle ou telle connaissance au café. À la fin on m’avait envoyé cet homme ;
c’était seulement ainsi en tout cas que sa présence pouvait s’expliquer de manière naturelle. Ses
traits étaient grossiers, sans manquer pourtant d’une certaine bonhomie populaire ; il portait
une grosse serviette noire sous le bras. L’homme demanda à voir ma machine qui gisait
abandonnée sur le lit. Conscient de mon impuissance, je me contentai de l’observer avec acuité.
Comme il déambulait à travers la pièce, il détruisit par inadvertance plusieurs feuilles de papier
qui, faute de place, étaient étendues sur le sol. Il ouvrit la boîte en un tour de main.
Pour détourner l’homme de son projet, je parlai sans arrêt. « Est-ce que ça n’est pas une
merveilleuse machine ? », dis-je nerveusement, « certes une touche ne va pas bien pour le
moment ; je sais, mais je n’en ai pas besoin du tout, elle est si sensible, il faut que vous sachiez
ça, il suffirait d’en prendre soin et d’être bon avec elle, je sais parfaitement qu’elle se ranimera
d’elle-même quand seront remplies certaines conditions qui sont tout près de se réaliser, il faut
que vous sachiez ça. » — L’homme ne me répondit pas. Il posa la serviette sur la chaise, souleva
ma machine et la contempla par en dessous avec des regards de connaisseur. Mon sentiment de
honte était à vif. Moi qui pourtant vivais avec ma machine, je n’en avais encore jamais inspecté
les dessous avec des regards pareils aux siens. Maintenant il s’adressait à moi, peut-être aussi
n’était-ce qu’un monologue. Je devais avoir appuyé trop fort sur une touche ou détruit la tige.
Confus, je regardai le sol. Les apparences parlaient contre moi.
D’un air pensif, l’homme déploya le contenu de sa serviette. Un éclat en jaillit qui me fit souffrir.
Il émanait des tournevis géants et des pinces, semblables à des forceps. Je ne voulais pas voir et
pourtant j’étais fasciné par les courbes puissantes de l’acier. L’homme retroussa ses manches, il
me rappelait le médecin de famille qui un jour m’avait opéré, lorsque j’étais enfant. Avec ses
doigts lourds, il prit la patte de flamant rose blessé et la redressa. Elle resta craintivement dans
la position qu’il lui avait imprimée. Les tiges voisines partagèrent son sort. Après quelques autres
manipulations, l’homme m’appela et me dit de regarder à l’intérieur. Jusqu’ici je m’étais
contenté de nettoyer les parties extérieures avec une petite brosse pour les faire briller.
Maintenant un prodige s’étalait sous mes yeux, rien que des petites spirales et des vis, le monde
dans une goutte d’eau. J’étais touché et je n’avais pas honte.
Les terribles instruments commençaient à présent à fouiller dans les entrailles de la machine. Je
m’étais détourné, le spectacle était insupportable. De loin j’entendais les craquements des
pinces d’acier et il me semblait que l’écho gémissait légèrement. La colère me saisit ; mais
j’étais trop lâche pour l’exprimer. Elle se résuma à un unique souhait : que la machine soit
détruite. C’est ma machine, pensai-je, et elle est au pouvoir d’un étranger qui en a une
conception purement mécanique. Mais si c’est ma machine, ma douce machine avec laquelle
j’improvisais jadis au crépuscule, elle ne saurait survivre à cette intrusion. L’étranger doit
l’anéantir, je souhaite qu’il la mette en pièces. Puis je rassemblerai les morceaux, je les
envelopperai dans des feuilles de papier immaculé, et je conserverai le paquet dans mon tiroir.
Il devait s’être écoulé au moins une demi-heure. L’homme avait rassemblé ses instruments et
fixé d’aplomb une de mes feuilles de papier sur la machine, sur laquelle extérieurement on ne
remarquait rien de particulier. Il tapait, comme les gens ont coutume de dire. Sans vraiment
regarder, je vis que la touche marchait. Sur le papier on lisait fête, ça, maître, ma chère [1].
L’homme expliqua que, par l’intermédiaire d’une formation privée, il avait assimilé tous les
vocables français indispensables à des réparations appropriées. Il m’avertit des différences qui
existent entre les produits, qu’il connaissait tous. On doit savoir manier les machines. Il est
préférable de ne pas frapper trop fort sur les touches.
Ma machine était en bon ordre ; la machine était réparée. Un étranger était venu à elle avec
brutalité, et aussitôt elle était toute à sa dévotion. Il lui était parfaitement indifférent que j’aie
employé toutes mes forces à prendre soin d’elle. Mon amour pour la machine à écrire s’éteignit.
Elle était seulement une de ces nombreuses machines, toutes fabriquées artificiellement et
susceptibles d’être réparées au gré des besoins. Si l’une venait à s’user, on pouvait en acheter
une autre. Cela ne valait pas la peine de la regretter. Il y a des usines et des magasins, on
dispose du choix entre des marques nationales et étrangères.
Je retourne parmi mes semblables et recherche des plaisirs modestes dans la compagnie des
femmes. J’utilise la machine comme un objet. Mes écrits se composent de correspondances, de
comptes et de considérations plaisantes. Mes amis sont contents de moi, parce qu’ils
comprennent mes textes et que la chambre est toujours balayée.

Siegfried Kracauer, Rues de Berlin et d’ailleurs, traduction Jean-François Boutout, © Les Belles
Lettres, sept 2013.
[1] En français dans le texte. NdT.

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