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Repenser l'enseignement des langues

Comment identifier et exploiter les compétences ?

Jean-Paul Bronckart, Ecaterina Bulea et Michèle Pouliot (dir.)

DOI : 10.4000/books.septentrion.14806
Éditeur : Presses universitaires du Édition imprimée
Septentrion ISBN : 9782859398972
Lieu d'édition : Villeneuve d'Ascq Nombre de pages : 232
Année d'édition : 2005
Date de mise en ligne : 11 octobre 2017
Collection : Éducation et didactiques
ISBN électronique : 9782757418994

http://books.openedition.org

Référence électronique
BRONCKART, Jean-Paul (dir.) ; BULEA, Ecaterina (dir.) ; et POULIOT, Michèle (dir.). Repenser
l'enseignement des langues : Comment identifier et exploiter les compétences ? Nouvelle édition [en ligne].
Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2005 (généré le 18 octobre 2017). Disponible
sur Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/14806>. ISBN : 9782757418994. DOI :
10.4000/books.septentrion.14806.

© Presses universitaires du Septentrion, 2005


Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540
éducation et didactiques

Repenser l’enseignement des langues :


comment identifier et exploiter
les compétences

Jean-Paul Bronckart
Ecaterina Bulea
Michèle Pouliot
(éds)
REPENSER
L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :
comment identifier et exploiter
les compétences ?
La collection « Education et Didactiques »
est dirigée par Yves Reuter

Cet ouvrage est publié après


l’expertise éditoriale du comité
« Acquisition et Transmission des Savoirs » composé de :

BERTHONNEAU Anne-Marie : Lille 3


DARCHEVILLE Jean-Claude : Lille 3
DELCAMBRE Pierre : Lille 3
LECLERQ Véronique : Lille 1
LECONTE-LAMBERT Claire : Lille 3
LUKASIEWICZ Claude : FUPL
MERVIEL Sylvie : UVHC
REUTER Yves : Lille 3
VAN PETEGHEM Marleen : Lille 3
Jean-Paul Bronckart,
Ecaterina Bulea & Michèle Pouliot
(éds)

REPENSER
L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :
comment identifier et exploiter
les compétences ?

PUBLIÉ AVEC LE CONCOURS DU


SERVICE DE LA FORMATION CONTINUE
DE L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE

PRESSES UNIVERSITAIRES DU SEPTENTRION


Les Presses Universitaires du Septentrion
sont une association de six universités :
• Université des Sciences et Technologies de Lille, Lille 1
• Université du Droit et de la Santé, Lille 2,
• Université Charles-de-Gaulle – Lille 3,
• Université du Littoral – Côte d’Opale,
• Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis,
• Fédération Universitaire Polytechnique de Lille.

La politique éditoriale est conçue dans les comités éditoriaux.


Six comités et la collection « Les savoirs mieux de Septentrion »
couvrent les grands champs disciplinaires suivants :
• Acquisition et Transmission des Savoirs
• Lettres et Arts
• Lettres et Civilisations Étrangères
• Savoirs et Systèmes de Pensée
• Temps, Espace et Société
• Sciences Sociales

Publié avec le soutien du


Conseil Régional Nord/Pas-de-Calais

© Presses Universitaires du Septentrion, 2005


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59654 Villeneuve d’Ascq cedex – France

En application de la loi du 1er juillet 1992 relative au code de la propriété intellectuelle, il est interdit
de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l’éditeur ou du
Centre Français d’Exploitation du Droit de Copie.
(20, rue des Grands Augustins - 75006 Paris)

ISBN 2-85939-897-x
ISSN 1281-7597
Livre imprimé en France
INTRODUCTION
Pourquoi et comment repenser
l’enseignement des langues ?
Jean-Paul Bronckart, Ecaterina Bulea &
Michèle Pouliot
UNIVERSITÉ DE GENÈVE

Le présent ouvrage est issu du colloque Repenser l’enseigne-


ment des langues, organisé à Genève en septembre 2003, sous
l’égide du Service de la Formation continue de l’Université.
Dans le cadre de ce Service, les signataires de cette introduc-
tion animent un programme de formation, destiné aux ensei-
gnants de langue en emploi, intitulé Théories et méthodologies de
l’enseignement des langues1, et dont les objectifs sont de trois
ordres : – présenter et discuter les nouvelles approches de la
structure et du fonctionnement des langues émanant de la lin-
guistique, de la psycholinguistique, de la sociolinguistique, de
l’analyse du discours, etc. ; – former aux méthodes et méthodo-
logies contemporaines de l’enseignement de la langue mater-
nelle (en l’occurrence du français) ainsi que de celui des langues
secondes ou étrangères, et analyser la manière dont les notions
théoriques y sont transposées ; – réexaminer les principes et les

1. Ce programme de formation continue a été mis en place en 1991 par Daniel Coste,
alors directeur de l’Ecole de Langue et de Civilisation Françaises de l’Université de
Genève (ELCF). Dès 1993, il a été placé sous la direction de Jean-Paul Bronckart, pro-
fesseur à la Section des Sciences de l’Education de la même université ; il est actuelle-
ment pris en charge conjointement par cette section et par l’ELCF, et bénéficie
également de la collaboration de l’Ecole de Français Moderne de l’Université de
Lausanne. La conception du programme implique le suivi et l’évaluation de cinq
modules thématiques, correspondant à un total de 30 crédits ECTS.
8 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

conditions pratiques des interventions didactiques en classe de


langue, et y préparer les enseignants.
Au terme de douze années d’exercice, il a paru opportun
d’évaluer la pertinence et l’efficacité de la formation dispensée
et de procéder à une remise à jour du programme qui tienne
compte notamment : de l’analyse actuelle des besoins, des
enjeux et des problèmes de l’enseignement des langues
vivantes ; de la transformation des rapports entre pratiques
d’enseignement et disciplines scientifiques de référence qui a
marqué l’évolution récente de la didactique des langues ; et bien
sûr des multiples travaux théoriques et empiriques conduits
dans le domaine au cours de la dernière décennie. Le colloque
dont cet ouvrage est le reflet a été organisé pour alimenter cette
réflexion. Les contributeurs sollicités sont des experts, soit de
l’une des différentes rubriques de l’enseignement du français
(écrit, oral, lexique, grammaire, littérature), soit des probléma-
tiques de l’enseignement des langues secondes ; nous leur avons
demandé, d’une part de proposer un bilan global des évolutions
et des perspectives ouvertes récemment dans leur champ,
d’autre part d’analyser les apports et les problèmes éventuels de
deux approches actuellement en vogue dans le champ didac-
tique : d’un côté la redéfinition des objectifs d’apprentissage et
des capacités des élèves (voire des capacités des enseignants) en
termes de compétences, d’un autre côté la re-centration des
recherches sur l’analyse des pratiques attestables en classe, qui
tend à se prolonger en une étude des propriétés et des condi-
tions de déploiement du travail enseignant.
Les contributions qui vont suivre sont donc délibérément
centrées sur les perspectives qui se dessinent à l’aube du XXIe, et
avant de les présenter, il nous a paru utile de les réinscrire dans
le contexte des mouvements qui ont marqué l’enseignement des
langues depuis l’instauration de l’Instruction publique et obli-
gatoire. A cet effet, nous réexaminerons d’abord l’histoire des
enjeux et problématiques de l’enseignement des langues mater-
nelle et étrangère, et la situation de conflit ou de crise qui semble
la caractériser en permanence ; nous analyserons ensuite les
types de rapports successifs qui se sont établis entre les
démarches formatives proprement dites, et les travaux théo-
riques ou empiriques censés les éclairer, les orienter ou les ali-
menter ; nous évoquerons enfin les grands traits de l’histoire de
la notion de compétence, et analyserons certains aspects de la
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 9

« logique » qui contribue à sa diffusion dans le champ de l’édu-


cation et de la formation.

1. Des problématiques de l’enseignement des langues

A s’en tenir à la situation qui prévaut depuis l’instauration de


l’Instruction publique et obligatoire, dans le dernier quart du
XIXe, on ne peut d’abord que constater que les objectifs et les
conditions de réalisation de l’enseignement des langues
vivantes ont constamment fait l’objet de débats intenses, pas-
sionnés et souvent polémiques, tant dans les sphères socio-poli-
tiques que proprement éducatives. Cette situation est en soi
normale ou compréhensible, dans la mesure où la maîtrise des
langues constitue à l’évidence un facteur décisif de réussite,
aussi bien scolaire que sociale. La violence qui caractérise régu-
lièrement ces débats, comme le diagnostic de crise qui est posé à
chaque génération, ont cependant de quoi interroger : une crise
se définit en principe comme un état passager de rupture d’équi-
libre, mais dès lors que ce diagnostic est en permanence posé, ce
terme même se révèle inapproprié. On se doit en conséquence
d’admettre que l’insatisfaction qui s’exprime constamment à
l’égard de ce domaine d’enseignement résulte du déséquilibre
apparemment constitutif qui le caractérise, et qu’il convient donc
d’analyser.

1.1. Les deux « logiques »


de l’enseignement de la langue maternelle
S’agissant du français « langue maternelle », nul n’ignore les
innombrables constats d’échec formulés aujourd’hui par les
médias, les politiques… et nombre d’enseignants : plaintes des
employeurs face au niveau de français des jeunes postulants ;
plaintes des universitaires concernant le niveau de bacheliers ;
plaintes des enseignants secondaires à propos du niveau de
maîtrise de la langue des élèves issus du primaire, etc. Personne
ne soutiendra certes qu’aucun problème ne se pose et que les
capacités langagières des jeunes générations ne pourraient être
améliorées ; mais un regard rétrospectif montre que des plaintes
de ce type sont formulées, dans les mêmes termes, depuis la fin
du XIXe, comme en attestent par exemple ces deux cris d’alarme
10 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

du début du XXe2, cités par Bally dans La crise du français


(1931/2004) :
« Cette ignorance [de la langue] va à un degré incroyable, que ceux-là
seuls qui ont interrogé des candidats aux examens peuvent soupçon-
ner… » (Lanson, 1909, p. 240, cité par Bally, 2004, p. 27)
« La crise du français, dont on s’est plaint ces dernières années, n’est
pas nouvelle. Il a toujours été difficile d’écrire le français littéraire, qui,
dans sa forme fixée, n’a jamais été la langue que de très peu de gens et
qui n’est aujourd’hui la langue parlée de personne […] Ceux des élèves
des lycées qui sont issus de milieux ouvriers ou petits bourgeois ont
souvent grand’peine pour arriver à écrire d’une manière même à demi
correcte le français littéraire, qui diffère profondément du parler en
usage dans leur famille. Beaucoup n’y parviendront jamais. » (Meillet,
1917, p. 74, cité par Bally, 2004, p. 19)

En raison de leur récurrence même, ces diagnostics doivent


pour le moins être sérieusement tempérés : si, depuis deux
siècles, l’ignorance de la langue s’était accrue de la sorte, il ne
devrait plus guère exister aujourd’hui de locuteur francophone
digne de ce nom ; en outre, les plaignants d’une génération don-
née (qui, eux, ne doutent jamais de leur maîtrise) sont aussi
nécessairement ceux qui étaient stigmatisés par leurs propres
aînés ; enfin et surtout, ces appréciations ne tiennent aucun
compte du constant et spectaculaire accroissement du degré de
scolarisation des élèves au cours du XXe. En réalité, les études
empiriques longitudinales montrent que le niveau de maîtrise
du français est resté globalement stable au cours de ce siècle, en
dépit de la constante diminution de la dotation horaire de cette
discipline (pour l’orthographe, par exemple, voir Chervel &
Manesse, 1989). Se perpétue donc un profond clivage entre la
réalité des effets de l’enseignement du français (satisfaisante,
sans plus ?) et le sentiment collectif à son égard (régulièrement
pessimiste, voire alarmiste), et ce sont les raisons de ce décalage
et de cette insatisfaction qu’il convient dès lors d’analyser.
Comme beaucoup, nous soutiendrons que l’explication
majeure de cette situation de l’enseignement de la langue mater-
nelle tient à ce qu’y co-existe ce que Halté (1992, pp. 21 et sqq.)
qualifie de deux configurations didactiques opposées, configurations
séculaires, s’alimentant à des positionnements philosophiques,
2. Pour un recueil de citations du même ordre, s’échelonnant de 1872 à 1980, voir
Bronckart, 1983.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 11

linguistiques, politiques et pédagogiques radicalement diver-


gents.
La première configuration s’adosse à une conception caracté-
risée par l’adhésion à la doxa logico-grammaticale (voir Rastier,
2001), par la croyance en la stabilité de la langue et par la sacra-
lisation de la littérature (ou plutôt d’une certaine littérature).
Dans sa version initiale, fondée sur un aristotélisme appauvri
par des siècles de scolastique, cette doxa posait que les struc-
tures d’une langue constituent des manifestations directes et
fidèles de la « logique » censée organiser le monde ; elle soute-
nait en conséquence que la maîtrise de la grammaire codifiant
ces structures constitue une condition du développement des
connaissances en même temps que des capacités langagières.
Dans cette perspective, dès lors que le monde et sa logique sont
uniques, il ne devrait exister qu’une seule langue véritable, elle-
même logique et stable, et l’on sait que c’est ce statut qui fut
pendant des siècles conféré au latin. A la Renaissance cepen-
dant, sous l’effet conjugué de l’émergence du sujet pensant (voir
Descartes) et de la perte de prestige du latin, elle-même corréla-
tive à la reconnaissance des vertus de langues considérées
jusque là comme « vulgaires » (anglais, français, italien, etc.),
une mise à jour s’est révélée nécessaire. Réalisée dans le cadre
de la Grammaire de Port-Royal (voir Arnauld & Lancelot,
1660/1973), celle-ci soutenait que les langues modernes étaient
organisées en structures morphosyntaxiques profondes et/ou
universelles, qui reflétaient directement la logique elle-même
universelle des opérations de pensée. Dans cette nouvelle
approche, l’enseignement de la grammaire devait contribuer au
développement simultané de capacités de pensée (ou de l’intel-
ligence) et de capacités proprement langagières. C’est sur cette
base qu’ont alors été élaborées les grammaires scolaires tradi-
tionnelles, dont de multiples auteurs (voir notamment Chervel,
1977 ; Roulet, 1978) ont montré que, dans leur souci de « logici-
ser » la morphosyntaxe (et de la configurer, quand même, sur le
modèle du latin), elles étaient largement inaptes à rendre
compte de l’organisation effective du français tel qu’il se pra-
tique. C’est que, précisément, une telle conception requiert la
stabilité de la langue, et celle-ci implique à son tour que les pra-
tiques effectives, avec leur cortège de variations et leur
constante évolution-adaptation, ne puissent être prises en
compte, ni même tolérées. Aux grammaires scolaires se sont dès
12 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

lors adjointes (ou mélangées) des grammaires normatives, pro-


mouvant une langue idéale ou rêvée. Enfin, pour donner sub-
stance quand même à cet idéal, s’est développée la thèse selon
laquelle cette langue de référence était celle que mettaient en
œuvre les grands auteurs de la littérature (ou « bons auteurs »,
qui sont forcément ceux d’avant), et s’est construite l’idéologie
selon laquelle la qualité de ces écrits résultait nécessairement
d’une solide maîtrise de la grammaire traditionnelle.
Le dispositif didactique découlant de ce positionnement va
alors de soi : – la cible à atteindre est la capacité d’accéder3 à la
langue des bons auteurs, eux-mêmes élus par les puristes ; – la
condition de réalisation de cet objectif réside dans la maîtrise
des règles grammaticales et normatives ; – l’accès à cette maî-
trise s’effectue en conjuguant lecture des auteurs et exercices de
grammaire (« toute explication littéraire est d’abord une expli-
cation grammaticale » affirmera encore Clarac en 1963), en lais-
sant hors champ le parler effectif des élèves (et des
enseignants !) et leurs capacités de communication en situation
ordinaire ; – dans ce cadre, le maître a pour fonction essentielle
d’incarner ces autorités indiscutables que constituent les
auteurs et la grammaire, avec les conséquences pédagogiques
que l’on connaît : des démarches d’enseignement déductives,
frontales et autoritaires.
Au plan politique enfin, ce dispositif s’accommode sans trop
d’états d’âme d’un sévère processus de sélection ; par principe,
tous les élèves ne peuvent accéder au Graal grammatico-litté-
raire, et les clivages économiques, sociaux et culturels peuvent
dès lors globalement se reproduire, au bénéfice des classes
dominantes (voir Bourdieu & Passeron, 1970).
Contrairement à bien d’idées reçues, la seconde configura-
tion s’inscrit dans une histoire aussi longue que celle de la pré-
cédente4, si ce n’est que c’est l’histoire d’une pensée minoritaire,
émanant d’auteurs régulièrement qualifiés d’« utopistes », voire
simplement ignorés.
On relèvera d’abord que la doxa logico-grammaticale a, de
tout temps, été contestée par des auteurs plus attentifs aux pro-
priétés empiriques des langues : par Démocrite notamment qui,
3. Pas forcément de la maîtriser ou d’être capable de la reproduire, mais au moins de la
comprendre et de l’apprécier.
4. En ce sens, il ne paraît guère approprié de qualifier la configuration logico-littéraire
d’« ancienne » (voir Halté, op. cit.), pas plus que de considérer que la seconde confi-
guration serait particulièrement « nouvelle ».
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 13

analysant dans la langue grecque les phénomènes d’homony-


mie (un même mot pour plusieurs référents), de polynomie
(plusieurs mots pour un même référent) et de diversité syn-
taxique (plusieurs propositions possibles pour une même rela-
tion logique), considérait qu’en raison de leur caractère divers et
aléatoire, les mots et les structures langagières ne pouvaient être
fondés sur les propriétés d’un monde en droit unique et univer-
sel ; par Flavius Josèphe et les anomalistes de l’époque romaine
ensuite qui, prenant en compte l’extrême variété des structures
des langues « barbares », soutenaient qu’il ne pouvait exister de
rapport d’analogie entre structures du monde et structures lan-
gagières ; bien plus tard encore par les comparatistes du XIXe.
Mais rien n’y a fait ; appuyée au besoin par les pouvoirs poli-
tiques, c’est la position « logique » qui est restée dominante, et il
a fallu attendre Saussure et l’émergence d’une véritable linguis-
tique pour que la position contestataire trouve une assise scien-
tifique crédible, susceptible de fonder une approche de la
langue telle qu’elle est, avec ses propriétés de variation, d’adap-
tation et sa relative autonomie à l’égard des processus univer-
sels de pensée (voir 2, infra). Dans ce contexte, la seconde
configuration didactique s’est élaborée avant tout sur la base de
revendications à la fois politiques et pédagogiques, qui ont véri-
tablement pris corps au cours du XVIIe.
La Didactica Magna de Comenius (1657) peut être considérée
comme l’ouvrage princeps de ce second mouvement en ce
qu’elle inaugure un discours nouveau, de critique de l’état de la
chose éducative et de proposition de solutions nouvelles. La
position de Comenius était fondée d’abord sur des principes
d’ordre socio-politique et philosophique. Au premier plan, elle
dénonçait le caractère élitaire et fataliste de l’enseignement de
l’époque (réservé à quelques privilégiés et acceptant de fait
l’ignorance du plus grand nombre) et proposait une profonde
réforme visant à ce que les sociétés se dotent d’un projet éduca-
tif global qui se réaliserait aussi bien dans des cadres informels
que dans le cadre des institutions scolaires ; s’agissant de ces
dernières, l’auteur préconisait concrètement la création d’une
Ecole publique (prise en charge par l’Etat et non plus déléguée à
l’Eglise), qui soit démocratique et qui vise à la socialisation de l’en-
semble des individus :
« Il faut admettre dans les écoles tous les enfants sur un pied d’égalité :
nobles, roturiers, riches et pauvres, garçons et filles, et ce dans chaque
ville, grande ou petite, village ou hameau […] Tous les hommes nais-
14 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

sent pour la même fin : devenir des hommes, c’est-à-dire des créatures
raisonnables, maîtres de la création et images de leur créateur. Ce sont
donc tous les enfants qu’il faut élever, de manière à les pénétrer de
savoir, de vertu et de religion. » (Comenius, Didactica Magna, traduc-
tion in Prévot, 1981, pp. 70-71)

Au plan philosophique, Comenius promouvait une concep-


tion de l’enfant comme source de l’humain, comme ayant en lui-
même toutes les capacités susceptibles de se transformer en un
fonctionnement cognitif et socio-affectif adulte. Sous une forme
spécifique toutefois, qu’il convenait d’identifier et surtout de
prendre en compte dans les démarches d’enseignement. Il
contestait dès lors les méthodes déductives issues de la scolas-
tique (énoncé de règles  présentation d’exemples  réalisa-
tion d’exercices d’application) et stigmatisait les relations
pédagogiques fondées sur l’obéissance et la contrainte. Il recom-
mandait au contraire que les objets d’enseignement soient orga-
nisés en une progression fondée sur les capacités cognitives des
élèves et demandait que les maîtres mettent en place des situa-
tions qui tiennent compte de leurs centres d’intérêts, qui mobili-
sent leur langue propre (et non une langue littéraire ou
artificielle), leurs formes d’activités naturelles (jeux, chansons,
etc.), et leurs capacités d’appréhension directe du monde (« nihil
est in intellectu quid non prius fuerit in sensu »), ce qui devait se
traduire par la mise en place de démarches didactiques claire-
ment inductives (observer d’abord, conceptualiser ensuite les
observations, les généraliser enfin sous forme de règles, lorsque
c’est possible et utile).
« La nature produit tout en partant uniquement de la racine. Pour bien
instruire les jeunes, il ne faut pas leur farcir l’esprit d’un fatras de mots,
de phrases, de maximes et d’opinions, ramassés dans les auteurs, il faut
leur ouvrir l’esprit […] Jusqu’à présent les écoles n’ont pas habitué les
esprits à tirer leurs forces de leurs propres ressources, mais elles leur
ont appris à se parer des plumes d’autrui comme le corbeau dans la
fable d’Esope. Elles ont cherché, non pas à découvrir dans les esprits la
source cachée de l’intelligence, mais à les arroser d’une eau puisée aux
ruisseaux d’autrui. » (ibid., in Prévot, 1981, p. 96)

Ce discours militant et novateur a été repris par la suite par


divers auteurs du XVIIIe (voir Rousseau et Kant), et il a donné
lieu à la création, par Herbart, Pestalozzi, ou Willmann notam-
ment, de divers types d’écoles nouvelles. Plus tard encore, aux
débuts du XXe, il a été développé avec force (mais globalement
dans les mêmes termes) par les mouvements bien connus de
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 15

l’Education nouvelle (Cousinet, Dewey, Dottrens) ou de l’Ecole


active (Ferrière, Freinet), qui continuent d’inspirer les entreprises
réformistes contemporaines.
Dans le domaine spécifique de l’enseignement de la langue
maternelle, ce mouvement a alors engendré la configuration
didactique dite « moderne », qui s’articule à une redéfinition
des objectifs de formation, et qui procède à une véritable inver-
sion des démarches et des méthodes. Au plan des objectifs, la
visée première est de doter l’enfant-élève d’une maîtrise de la
langue d’usage, qui lui permette d’entrer efficacement en com-
munication dans les différentes situations d’interaction qu’il est
susceptible de rencontrer ; en termes contemporains, il s’agit de
développer sa maîtrise des formes textuelles, orales ou écrites,
qu’il a et aura à mettre en œuvre dans sa vie sociale. Une fois
cette maîtrise acquise, et sur la base de cette dernière, pourra
alors être envisagé l’objectif second d’accès à la littérature, cette
dernière ne se limitant évidemment plus à certains auteurs élus
par les normes ambiantes, mais étant conçue dans une perspec-
tive diversifiée et contemporaine. Au plan des méthodes, il
s’agit en conséquence de se centrer d’abord sur les variantes de
la langue d’usage (et notamment celle de l’élève lui-même),
d’inciter ce dernier à les produire, à les observer, puis à en déga-
ger certaines régularités, et à se constituer ainsi, par induction,
un savoir d’ordre grammatical qui lui servira d’appui et d’aide-
mémoire dans son développement langagier ultérieur.
Si elle est ainsi préconisée depuis au moins trois siècles par
les spécialistes de l’éducation, cette seconde configuration
didactique a cependant toujours eu grand’peine à pénétrer les
représentations collectives (et notamment celles des décideurs
politiques), et à engendrer en conséquence de véritables trans-
formations des systèmes et des méthodes d’enseignement.
L’histoire française de la confection des programmes d’ensei-
gnement de langue lors de l’instauration de l’Instruction
publique en est une illustration particulièrement claire, et déci-
sive pour notre propos. Sous l’influence de Condorcet notam-
ment, la République naissante avait élaboré un projet
d’enseignement généralisé visant à unifier la Nation en fournis-
sant aux citoyens des instruments communs de développement
(et en particulier la maîtrise d’une seule et même langue « natio-
nale »), et visant à ce que chacun puisse, en fonction de ses capa-
cités, parcourir le maximum d’échelons de la scolarité. Pour des
16 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

raisons essentiellement économiques, ce projet n’allait cepen-


dant se concrétiser que bien plus tard, dans le cadre des lois
radicales du dernier quart du XIXe. Comme l’ont montré les his-
toriens de l’éducation (voir Chervel, 1977 ; Compère, 1985 ;
Prost, 1968), si les intentions affichées étaient bien de l’ordre de
la démocratisation et de la socialisation, comme le préconisaient
Comenius et la seconde configuration, les choix relatifs à l’orga-
nisation du système scolaire et aux méthodes didactiques rele-
vaient par contre clairement de la première configuration : au
niveau secondaire, l’Ecole républicaine a repris quasiment tels
quels les programmes et les méthodes des Collèges de l’Ancien
Régime, et elle a confectionné les programmes de l’école pri-
maire sur le principe de l’accessibilité à cet enseignement secon-
daire-là. Dès lors, en matière d’enseignement de la langue
maternelle au primaire, si s’est maintenu d’abord un objectif
d’alphabétisation (le temps nécessaire à la généralisation du
français dans l’hexagone), celui-ci a rapidement fait place à une
visée plus conceptuelle, se traduisant surtout par l’introduction
d’un lourd programme grammatical, destiné à préparer les
élèves aux démarches d’analyse (de textes latins ou de littéra-
ture française) toujours en vigueur au secondaire. Et en compa-
tibilité avec cette logique, l’Ecole publique a adopté et solidifié
la démarche méthodologique inspirée de la scolastique : la
décomposition analytique du programme-cible, et la construc-
tion d’une progression fondée sur des degrés de complexité des
savoirs, tels que les adultes les conçoivent. S’il était articulé à
des objectifs politiques louables de modernisation et de démo-
cratisation, le projet d’instruction publique s’est ainsi réalisé
dans le cadre d’un système scolaire traditionnel dont les struc-
tures, les programmes et les méthodes étaient, de fait, incompa-
tibles avec ces mêmes objectifs. Et c’est cette contradiction
constitutive qui est sans nul doute la cause majeure du sentiment
de crise qui se manifeste en permanence à l’égard de l’enseigne-
ment en général, et de l’enseignement des langues en particu-
lier : la prise de conscience du caractère inapproprié des
méthodes eu égard aux objectifs déclenche régulièrement des
propositions de réforme, réformes aussitôt combattues au nom
des principes anciens et dès lors, soit rejetées, soit aboutissant à
un compromis temporaire, lui-même porteur des germes d’une
prochaine crise.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 17

En ce début de XXIe, ces trois phases du cycle des crises sont


attestables et se chevauchent partiellement. On assiste d’un côté
à une critique de l’état actuel de l’enseignement, stigmatisant la
première configuration didactique : – dénonciation du taux
d’échecs et de la déperdition scolaire qui affectent surtout les
classes sociales économiquement et culturellement défavori-
sées ; – contestation des objectifs centrés sur une langue litté-
raire peu usitée et relativement artificielle, et mise en évidence
de l’inadéquation des références grammaticales proposées ; –
contestation encore des méthodes pédagogiques déductives,
frontales et ignorantes des capacités et des intérêts des élèves.
On assiste en conséquence à des tentatives d’implantation de
réformes visant à résoudre ces difficultés, et évidemment inspi-
rées de la seconde configuration : – mise en place de méthodes
qui se fondent d’abord sur les capacités de production orale et
écrite des élèves, et qui tentent, sur cette base, de développer
progressivement une maîtrise des différents genres de texte en
usage dans la société ; – mise à disposition de références gram-
maticales modernisées et susceptibles d’éclairer les caractéris-
tiques effectives des structures textuelles, et d’en favoriser
l’appropriation par l’élève ; – tentatives plus globales de décloi-
sonnement de l’enseignement de la langue maternelle, visant à
ce que les capacités pratiques et les savoirs acquis en ce domaine
puissent être ré-exploités, dans l’enseignement des langues
secondes ou étrangères d’une part, dans des démarches visant à
une véritable compréhension de ce qui constitue la qualité et les
propriétés spécifiques de la littérature d’autre part. On assiste
enfin, simultanément, à l’émergence de divers mouvements
réactionnaires, qui imputent aux réformes en cours la responsa-
bilité du marasme de l’enseignement des langues et qui exigent
donc le retour à la situation d’avant : – la centration sur les capa-
cités des élèves, en particulier sur leur langue orale, serait une
démarche laxiste, freinant leur accès à la langue normée et expli-
quant le taux élevé d’illettrisme comme la soi-disant dégénéres-
cence de l’orthographe ; – les nouvelles références gramma-
ticales seraient moins logiques et moins sûres que les références
traditionnelles et constitueraient en outre un jargon technique
incompréhensible pour les élèves, les enseignants… et les
parents ; – plus globalement, les nouvelles démarches engen-
dreraient une rupture avec le patrimoine culturel que consti-
18 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

tuent la langue normée et la littérature, et seraient de ce fait lar-


gement responsables du malaise sociétal contemporain.
C’est dans ce contexte, et plus précisément pour contribuer
au combat contre l’échec et l’inefficacité de l’enseignement du
français, qu’a émergé, au cours des dernières décennies, la didac-
tique de la langue maternelle en tant que discipline de recherche et
d’intervention. Ses acteurs (enseignants, responsables scolaires,
chercheurs) s’inscrivent dès lors clairement en appui aux entre-
prises réformistes, en tentant de leur fournir des arguments, des
références, des méthodes et des instruments ; et c’est bien évi-
demment dans cette perspective que se situent l’ensemble des
contributeurs de ce volume. Mais l’adhésion aux réformes et la
conviction de leur pertinence globale ne conduit cependant pas
à sous-estimer l’ampleur des problèmes qui continuent de se
poser, et du chemin qui reste à parcourir pour réellement ins-
taurer les pratiques didactiques préconisées et obtenir les résul-
tats escomptés. Trois questions en particulier restent aujour-
d’hui largement ouvertes. Comment identifier les capacités langa-
gières initiales des élèves, les conceptualiser et les exploiter, et
comment tenir compte, en situation de classe, de la diversité et
de l’hétérogénéité des élèves en ce domaine ? Comment faire en
sorte que les ressources grammaticales proposées puissent être
réellement construites par les élèves (et non imposées), qu’elles
fassent en conséquence l’objet d’une appropriation stable,
garante notamment de leur ré-exploitation dans le cadre de l’ac-
quisition d’une autre langue ? Comment enfin gérer le délicat
passage d’un travail visant à la maîtrise fonctionnelle des genres
de textes ordinaires à une approche à la fois technique et culturelle
des textes relevant de la littérature ? C’est notamment pour
répondre à ces interrogations que la didactique de la langue
maternelle développe ses recherches, en sollicitant en perma-
nence les disciplines théoriques de référence (psychologie et lin-
guistique en particulier), selon des modalités qui ont toutefois
connu une notable évolution (voir 2, infra) ; et c’est dans cette
même perspective que s’est développé un intérêt pour la notion
de compétence (voir 3, infra) et surtout pour les démarches didac-
tiques qui pourraient lui être associées, démarches qu’analysent
et commentent les experts sollicités pour ce volume (voir 4,
infra).
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 19

1.2. Comment enseigner efficacement


les langues secondes ou étrangères ?
L’enseignement du latin, tel que dispensé depuis des siècles,
outre qu’il constitue le socle de la configuration didactique
logico-grammaticale, pourrait être considéré comme relevant de
la didactique d’une langue étrangère ; mais cette langue étant
« morte », la visée en ce domaine a nécessairement toujours été
plus culturelle que pratique. Notre problématique ne concer-
nera dès lors que l’enseignement des langues vivantes (en l’oc-
currence du français aux non-francophones et des langues
étrangères aux francophones), dont l’histoire, analysée notam-
ment par Puren (1988 ; 1989), présente de notables différences
avec celle de l’enseignement de la langue maternelle.
Cette problématique a véritablement émergé au cours du
XIXe, dans le cadre d’enjeux d’abord économiques et politiques.
Sur le premier plan, le spectaculaire accroissement des échanges
commerciaux a suscité une demande sociale de maîtrise pratique
des langues étrangères ; sur le second, s’est développé le senti-
ment que la puissance d’une nation tenait notamment à sa capa-
cité d’interagir avec les autres nations (et surtout à exercer une
influence sur elles), ce qui impliquait une connaissance efficace
des langues qui y étaient en usage5. Dans la première moitié du
siècle, si l’objectif de maîtrise pratique était déjà fermement
énoncé, les autorités scolaires préconisaient néanmoins l’adop-
tion de la démarche en usage dans l’enseignement du latin
(d’abord mémorisation des règles de grammaire, puis réalisa-
tion d’exercices de traduction : thèmes et versions), instaurant
de la sorte un clivage entre objectifs et méthodes analogue à
celui de l’enseignement de la langue maternelle. Ces démarches
ayant clairement échoué, s’est alors développé un mouvement
exigeant que les méthodes d’enseignement des langues vivantes
prennent le strict contre-pied de celles ayant trait à l’apprentis-
sage des langues mortes (et de fait, de celui du français langue
maternelle) : « dans l’économie de nos études scolaires, nous

5. Comme le relève Puren (1989, pp. 11-12), en France, certains ont imputé la défaite de
1870 à la « supériorité de l’enseignement allemand », et ont considéré que la maîtrise
des langues vivantes constituait désormais un enjeu de « défense nationale ». Bien
plus tard, des positions analogues ont été soutenues aux USA : la défaite de Pearl
Harbor, comme la supériorité technologique de l’URSS (avec le lancement du premier
spoutnik) y ont suscité la mise en place de nouveaux programmes et de nouvelles
méthodes d’enseignement des langues étrangères.
20 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

enseignons à nos enfants les langues mortes pour leur


apprendre à penser, les langues vivantes pour leur apprendre à
parler6. » Dans cette perspective, l’enseignement des langues
vivantes étrangères se doit d’être pratique, ce qui signifie à la fois
qu’il doit conduire l’élève à des capacités de production et de
compréhension en situation ordinaire, et que ces capacités ne
peuvent s’acquérir que dans l’usage de la langue elle-même,
hors toute considération de logique, d’intelligence ou même de
culture. En conséquence, la primauté absolue doit y être accor-
dée à la langue parlée, et notamment à la prononciation7. Enfin,
la démarche pédagogique adaptée à ces objectifs doit mobiliser
un travail collectif de la classe, sous la forme d’activités de répé-
tition et d’imitation (non de réflexion) que l’on tentera de
rendre, autant que faire se peut, ludiques et attractives. Dans la
mesure où elle présentait ainsi l’essentiel des caractéristiques de
la configuration didactique moderne, cette approche a évidem-
ment été combattue par les tenants de la tradition et de la repro-
duction sociale, mais elle s’est néanmoins rapidement imposée,
en raison des enjeux économico-politiques spécifiques évoqués
plus haut. D’emblée progressiste (ou quasiment), la didactique
des langues étrangères a pu alors (avant et bien mieux que celle de
la langue maternelle) s’atteler à l’élaboration et à la mise en
place de méthodes adaptées à ses objectifs déclarés.
Cette recherche de méthodes efficaces a néanmoins constitué
un véritable parcours du combattant. La première, la méthode
directe ou naturelle préconisée jusqu’à la fin du XIXe, prenait
comme référence les procédures censément à l’œuvre dans l’ap-
prentissage de la langue première en milieu familial : centration
exclusive sur la langue à acquérir, sans aucune mobilisation de
la langue maternelle ; pas d’enseignement grammatical a priori ;
prééminence d’exercices de prise de parole et de prononciation ;
éventuels exercices d’écriture au tableau noir et éventuelle
induction de quelques règles générales. Cette approche s’est
cependant rapidement révélée inefficace, en raison de son
inadaptation aux conditions de l’enseignement scolaire, qui
requièrent systématisation, programmation et progression. Les

6. Extrait des Instructions du 29 septembre 1863, cité par Puren, 1989, p. 14.
7. « En tête de toute méthode pour apprendre une langue vivante, il faut inscrire le mot :
prononciation […] Apprendre une langue, c’est d’abord se mettre en état de produire
les sons dont elle se compose. » (Extrait des Instructions du 13 septembre 1890, cité par
Puren, 1989, p. 17).
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 21

enseignants de langues vivantes se sont alors mis à la recherche


de méthodes qui, tout en visant à rester au plus proche des pro-
cédures spontanées (centration directe sur la langue étrangère ;
priorité à la pratique ; confrontation à des exemples de langue
d’usage ou « authentiques »), tiendraient compte aussi des
mécanismes d’apprentissage que les élèves sont susceptibles de
mettre en œuvre dans la situation collective de la classe, ce qui
les a conduits (bien plus tôt, encore, que dans l’enseignement de
la langue maternelle) à solliciter l’appui des disciplines scienti-
fiques. Après une période de latence et d’indécision au début du
XXe, dès la fin de la seconde guerre mondiale se sont succédé des
vogues méthodologiques explicitement inspirées de la psycho-
logie et/ou de la linguistique. D’abord les démarches inspirées
du behaviorisme : – la méthode audio-orale, axée sur la production
de dialogues dans des situations simulant des conditions de
communication réelles, préconisant la formation d’automa-
tismes langagiers dans le cadre d’apprentissages « sans erreur »,
et toute entière centrée sur les pratiques efficientes : apprendre
une langue n’est pas « apprendre quelque chose », mais « faire
quelque chose » (voir Gaonac’h, 1987, p. 26) ; – les méthodes
audio-visuelles, complétant la précédente en utilisant l’image
pour donner réalité aux situations de communication et aux
concepts proposés, et pour éviter de la sorte tout recours à la
langue première ; – les méthodes structurales, centrées plus que
les précédentes sur les règles d’organisation phrastique, telles
que les avait décrites le structuralisme linguistique issu de
Bloomfield, mais préconisant également un apprentissage
mécanique ou non réflexif de ces mêmes règles (dans le cadre
des fameux « exercices structuraux »). Ensuite, la nébuleuse des
méthodes fonctionnelles (voir Galisson, 1980), inspirées « du
schéma de la communication » de Jakobson ainsi que de la lin-
guistique fonctionnelle, des théories de l’énonciation et de la
pragmatique. Soutenant que tout enseignement doit se fonder
d’abord sur une analyse des besoins spécifiques des apprenants
concernés, ces approches visent à développer chez ces derniers
des compétences de communication, qui subordonnent la maîtrise
proprement linguistique à des capacités d’adaptation au
contexte plus global des échanges ; au plan didactique, elles
récusent le mécanicisme et les interdits des démarches anté-
rieures, en tolérant et en exploitant les erreurs des apprenants,
en se centrant sur l’écrit aussi bien que sur l’oral, en acceptant
22 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

de recourir éventuellement à la langue maternelle dans les


échanges formatifs, et en n’excluant pas en principe l’introduc-
tion d’appuis grammaticaux. Les méthodes cognitives, inspirées
de la théorie piagétienne ou du cognitivisme qui lui a succédé,
prolongent l’approche fonctionnelle sous ce dernier aspect, en
tentant d’exploiter, au service de la maîtrise langagière, les pro-
cessus et les stratégies de construction des connaissances et de
concepts que mettent en œuvre les élèves dans leur développe-
ment psychologique général.
Ce va-et-vient de vogues méthodologiques, souvent caracté-
risées par le dogmatisme et l’intolérance, s’est relativement
apaisé au cours des deux dernières décennies, et la situation
contemporaine se caractérise par l’acceptation d’un certain
éclectisme des approches, et surtout par le développement de
recherches nouvelles visant à résoudre les problèmes qui conti-
nuent de se poser, et dont certains sont de même ordre que ceux
rencontrés par la didactique de la langue maternelle. Ces
recherches visent à identifier les besoins et les capacités langagières
des apprenants (dans leur langue première et dans la langue
cible) ; dans le cadre d’une linguistique acquisitionnelle (voir De
Pietro, Matthey & Py, 1989), elles tentent également d’identifier
(et d’exploiter) les processus en jeu dans les interactions d’appren-
tissage en situation extrascolaire ; elles visent enfin aussi à éla-
borer un appareil de notions et de règles d’ordre grammatical, dans
la mesure du possible analogue à celui en usage dans l’ensei-
gnement de la langue première, et qui serait le plus apte à
contribuer à la solidification des acquisitions pratiques.

2. L’évolution des rapports entre


la didactique des langues et ses disciplines de référence

Le bref survol historique qui précède a montré que, dès les


débuts du XXe au moins, pour résoudre leurs problèmes propres,
les protagonistes de l’enseignement des langues vivantes (du
moins ceux qui adhéraient à la configuration didactique
moderne) ont régulièrement cherché appui et références auprès
des disciplines scientifiques constituées, en particulier auprès
de la psychologie et de la linguistique. Cette quête s’est cepen-
dant effectuée dans le cadre de conceptions de la nature des rap-
ports possibles entre ces deux domaines qui ont notablement
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 23

évolué avec le temps ; en dépit des risques et limites de ce type


de bilan, nous délimiterons quatre conceptions successives
(pour des compléments détaillés, voir Bronckart, 1989 ;
Bronckart & Schneuwly, 1991).
La première est celle qui a prévalu avant l’émergence for-
melle des différentes didactiques des matières scolaires, et qui a
pris corps en particulier dans le cadre des mouvements
d’Education nouvelle et d’Education active. Les propositions péda-
gogiques émanant de ces mouvements sont bien connues : cen-
tration sur l’activité pratique de l’élève, qui doit être encouragée
dans sa forme spontanée, puis progressivement canalisée en
une démarche de travail concrète et utile (voir le célèbre atelier
d’imprimerie de Freinet, 1943) ; organisation collective de ce
travail et des apprentissages qu’il requiert, dans un esprit de
collaboration entre élèves (voir Cousinet, 1945) ; transformation
de la relation pédagogique, l’enseignant ne se présentant plus
comme le détenteur unique des savoirs, mais comme un guide
orientant la co-construction des connaissances par les élèves ;
contestation de l’enseignement frontal et des méthodes déduc-
tives, pour leur substituer une démarche inductive et construc-
tive, dont le schéma-type serait pratiques  observation des
pratiques  inférence guidée  codification de ces inférences
sous forme de règles ou de concepts. Articulées à des positions
critiques et militantes, ces propositions étaient certes empreintes
d’une certaine naïveté sociale (elles sous-estimaient notamment
le poids des représentations collectives relatives à l’éducation,
ainsi que la redoutable inertie d’une institution scolaire qui, en
définitive, n’avait guère évolué depuis trois siècles), mais elles
étaient aussi et surtout soutenues par la croyance (peut-être tout
aussi naïve) que les sciences humaines naissantes allaient pou-
voir leur donner une assise scientifique et leur fournir toutes les
aides techniques nécessaires. C’est dans cette perspective qu’ont
été sollicitées, notamment : – la théorie behavioriste de l’ap-
prentissage, qui, comme on l’a vu, a constitué la référence de
base de la première génération de méthodes modernes d’ensei-
gnement des langues étrangères ; – la théorie du développe-
ment cognitif de Piaget, qui était censée permettre d’identifier
l’état actuel des capacités des élèves, et fournir ainsi les bases
sur lesquelles les enseignants de toute matière pourraient fon-
der leur démarche ; – les descriptions structuralistes de la mor-
phosyntaxe des langues, et surtout les techniques d’analyse
24 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

dont elles procédaient, dont on a pensé que les élèves pouvaient


les reproduire dans leur travail scolaire.
Globalement, cette démarche d’emprunt se caractérisait par
la croyance en la possibilité d’une implantation directe des savoirs
scientifiques dans les programmes et les pratiques d’enseigne-
ment, et si elle n’a pas été totalement inutile, elle posait cepen-
dant le redoutable problème de la légitimité même des sources
de référence ; le behaviorisme, le constructivisme, comme le
cognitivisme ou l’interactionnisme vygotskien, proposent des
conceptions très différentes des mécanismes en jeu dans l’ap-
prentissage : à laquelle dès lors se référer et pourquoi ? Et il en
va de même bien sûr pour les multiples conceptions de la struc-
ture et du fonctionnement des langues émanant de la linguis-
tique. Au delà de cette question, cette approche appli-
cationniste n’a pas eu l’efficacité attendue, pour un ensemble
convergent de raisons. Tout d’abord, les interventions sur les
pratiques formatives ne peuvent faire l’économie d’une sérieuse
analyse des caractéristiques effectives du contexte scolaire
auquel elles viennent s’articuler (voir la « naïveté sociale » évo-
quée plus haut). Il convient au contraire de tenir compte de la
réalité des objectifs dévolus à l’enseignement des langues, dont
on a rappelé la complexité et le fait qu’ils n’avaient que partiel-
lement trait à un développement « naturel » de savoirs validés
par la science (voir 1, supra). Il convient également de prendre
en compte l’état des systèmes d’enseignement : l’histoire propre
de leur organisation, de leurs programmes et de leurs
méthodes ; les représentations et le niveau de formation des
enseignants ; les besoins et caractéristiques des apprenants
concernés, etc. Ensuite, quelle que soit leur pertinence intrin-
sèque, les nouveaux savoirs scientifiques ne peuvent jamais être
introduits tels quels dans les démarches scolaires : ils doivent
d’abord être sélectionnés, puis transformés et simplifiés en fonc-
tion des possibilités de travail des élèves… et des enseignants ;
et les savoirs savants étant par principe incomplets et/ou hypo-
thétiques, il y a lieu en outre de les compléter par des notions
relevant du sens commun ou de ce que Martinand (1986) a qua-
lifié de « pratiques sociales de référence ». Enfin, en raison des
propriétés spécifiques des interactions didactiques, les proces-
sus et stratégies d’apprentissage qu’y mettent en œuvre les
élèves diffèrent souvent de celles qui peuvent être identifiés en
situation de laboratoire (pour les stratégies grammaticales, voir
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 25

notamment Kilcher et al., 1987), et les références de la psycholo-


gie développementale ne permettent dès lors pas nécessaire-
ment de comprendre par quels procédés l’élève apprend
réellement en situation de classe.
C’est largement pour pallier les insuffisances de cet applica-
tionnisme que se sont constituées, à partir des années 60/70,
l’ensemble des didactiques des matières scolaires, comme
démarches organisées d’intervention et de recherche. Se présen-
tant comme des disciplines à la fois autonomes et situées à la
charnière entre les domaines des disciplines scientifiques de réfé-
rence d’une part, de l’action enseignante concrète d’autre part,
elles se sont donné trois ordres d’objectifs majeurs. Le premier
est d’analyser et de conceptualiser l’ensemble des caractéris-
tiques propres aux démarches d’enseignement scolaire (leurs
objectifs, leur histoire, leur organisation, leurs protagonistes,
etc.) ; les travaux en ce domaine ont notamment abouti à un
balisage global du terrain éducatif, formulé en termes de sys-
tèmes emboîtés (système social ; systèmes d’enseignement, sys-
tèmes didactiques), et à des analyses minutieuses de l’histoire et
des enjeux de l’enseignement de chaque matière (l’histoire de
l’enseignement des langues relatée sous 1, supra, constituant un
des résultats de cette démarche). Le deuxième est de contribuer
à la conception et à la nécessaire adaptation des contenus d’en-
seignement. En ce domaine, les didacticiens ont entrepris de
sélectionner, parmi les acquis notionnels et méthodologiques
des disciplines scientifiques, ceux qui pourraient utilement être
exploités dans l’enseignement ; ils ont aussi et surtout tenté de
définir et de gérer les conditions de la nécessaire transposition
didactique de ces acquis (voir Chevallard, 1985) : comment adap-
ter les contenus nouveaux au niveau d’appréhension présumé
des apprenants, sans pour autant leur faire perdre l’essentiel de
leur statut et de leur signification scientifiques, et comment les
articuler aux contenus anciens qui demeurent en vigueur ?
Travail complexe, en ce qu’il a notamment à tenir compte des
étapes successives de toute transposition : la confection des
« savoirs à enseigner » et de leur progression tels qu’ils sont pré-
sentés dans les programmes et les manuels ; la reformulation de
ces savoirs dans les pratiques formatives et évaluatives des
enseignants (« savoirs tels qu’ils sont enseignés ») ; l’éventuelle
transformation de ces mêmes savoirs au cours de leur appro-
priation par les élèves (« savoirs tels qu’ils sont appris »). Et en
26 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

matière d’enseignement des langues en particulier, se superpose


évidemment à cette problématique celle du type de rapport à
établir entre les objectifs relatifs aux savoirs et ceux ayant trait à
la maîtrise pratique, question qui se prolonge en celle des condi-
tions de conceptualisation de ces mêmes pratiques. Le troisième
objectif est alors d’identifier les conditions proprement pédago-
giques d’une formation efficace à ces contenus ; c’est dans cette
perspective que sont notamment analysés les différents types de
contrat didactique qui peuvent être instaurés en classe, les condi-
tions de la dévolution des objets d’enseignement (pour ces deux
concepts, voir Brousseau, 1986), et plus largement l’ensemble
des propriétés des interactions enseignement-apprentissage.
A s’en tenir aux didactiques des langues (L1 et L2), la mise en
œuvre de ce projet d’ensemble a cependant connu une sensible
évolution, caractérisée par une prise de distance progressive à
l’égard de la problématique de l’emprunt et de la transposition
des acquis des disciplines de référence, et par une centration de
plus en plus accentuée sur l’analyse des processus attestables en
situation de classe ; et c’est donc dans cette évolution interne des
didactiques qu’ont émergé les trois autres conceptions des rap-
ports entre « terrain scolaire » et disciplines scientifiques de
référence.
Dans un premier temps, l’objectif central était celui de l’adap-
tation et de la modernisation des programmes et des méthodes.
Dans le domaine des langues secondes, le développement des
approches fonctionnelles (voir 1.2., supra) s’inscrivait largement
dans cette perspective ; il a débouché notamment sur l’élabora-
tion, par les instances politiques européennes ou nationales, de
programmes d’orientation générale (voir Coste, 1981 : Un
niveau-seuil) ainsi que de diverses séries de manuels nouveaux,
proposant généralement une progression visant à la maîtrise
pratique d’actes de langage de plus en plus complexes (voir
Plazaola Giger, 2000). Dans le domaine de la langue maternelle,
cet objectif de modernisation s’est d’abord traduit par l’élabora-
tion d’un nouveau cadre de références grammaticales, inspiré
des linguistiques structurale et générative (voir Besson et al.,
1979), cadre qui, au prix de multiples débats et controverses, a
fini par s’implanter et se substituer aux grammaires « tradition-
nelles ». Une fois cette réforme notionnelle admise, les didacti-
ciens se sont alors attelés à une rénovation des contenus ayant
trait aux pratiques langagières, en s’inspirant des théories des
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 27

textes-discours qui s’élaboraient parallèlement (voir Adam,


1990 ; Bronckart, 1997 ; Bronckart et al., 1985) : au plan des pro-
grammes, a été promue une démarche de diversification, visant à
identifier les genres de textes qui seraient représentatifs des
multiples variantes d’usage du français contemporain, et dont
la maîtrise pratique devrait en conséquence être requise des
élèves (voir Bronckart, 1991) ; au plan des méthodes, s’est déve-
loppé un vaste mouvement d’élaboration de séquences didac-
tiques, c’est-à-dire de séries de leçons types centrées sur la
maîtrise d’un genre textuel déterminé et visant à la fois à en
maîtriser les conditions d’utilisation sociale, à en identifier les
caractéristiques formelles spécifiques, et à résoudre les pro-
blèmes techniques et linguistiques de leur organisation (voir
Dolz, Rosat & Schneuwly, 1991 ; Dolz & Schneuwly, 1998 ;
Schneuwly & Dolz, 1997). Cet ensemble de démarches visait de
la sorte essentiellement à une mise à jour et à une rationalisa-
tion du projet d’enseignement des langues, sous l’angle de ses
contenus et de ses méthodes, et en ce sens, relevait plutôt de ce
que les courants ergonomiques contemporains qualifieraient de
« travail prescrit ».
S’est alors tout naturellement manifesté le souci de vérifier
dans quelle mesure ce projet était effectivement mis en œuvre :
les démarches proposées sont-elles vraiment appliquées, et si
oui, engendrent-elles de réels progrès chez les élèves ? Diverses
études ont tenté de répondre à ces questions et ont montré
notamment que certaines séquences didactiques, pourtant soi-
gneusement conçues et planifiées, pouvaient être abandonnées
ou détournées de leurs objectifs, en particulier parce que les
élèves n’arrivaient pas à s’approprier le discours de l’ensei-
gnant, et manifestaient d’autres types d’intérêts et d’autres
modalités d’approche des textes sous étude (voir Canelas
Trevisi, 1997). Les constats de ce type ont alors suscité deux nou-
velles orientations de recherche, qui continuent de se dévelop-
per aujourd’hui.
L’une s’est centrée délibérément sur les processus d’appren-
tissage mis en œuvre dans les contextes scolaire et extra-sco-
laire. C’est à l’élucidation de ces processus en langue seconde
que vise en particulier la linguistique acquisitionnelle évoquée
sous 1.2. supra. C’est également dans cette perspective qu’ont été
conduites, dans le domaine de la langue première, un ensemble
de recherches tentant d’identifier les étapes de la maîtrise des
28 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

règles d’organisation de divers genres de textes, et surtout les


stratégies que mettaient en œuvre les élèves à cet effet (voir
Dolz, 1990 ; de Weck, 1991 ; Schneuwly, 1988).
S’ils ont fourni des corpus de données extrêmement utiles,
ces travaux, par leur centration quasi exclusive sur les appre-
nants, ne permettaient pas d’identifier les démarches que les
enseignants pourraient mettre en œuvre pour exploiter les capa-
cités des élèves et guider, accompagner et améliorer leurs
apprentissages. La dernière phase des travaux, actuellement en
plein essor, a alors consisté en une analyse des interactions
didactiques dans l’ensemble de leurs dimensions, et mis l’accent
en particulier (parce que c’est ce sur quoi les didacticiens peu-
vent le plus directement agir) sur les caractéristiques réelles du
travail des enseignants. D’une part de nombreuses études
visent à mettre en évidence et à conceptualiser les modalités par
lesquelles ces derniers construisent et gèrent la présentation des
objets d’enseignement (voir Dolz & Thévenaz-Christen, 2002), et
plus largement à identifier les multiples facettes de l’ingéniosité
dont ils font preuve pour rendre leur travail efficace (voir
Schubauer-Leoni & Dolz, 2004). Sur cette base d’autre part,
divers auteurs tentent d’élaborer des « modèles de l’action des
enseignants », notamment dans la visée plus prospective de for-
mation de ces derniers (voir Sensevy, 2001 et 2002).
C’est parallèlement au développement de ces deux dernières
approches (centration sur les processus des apprenants ; centra-
tion sur le travail des enseignants), que s’est diffusée dans le
champ éducatif la logique des compétences, en tant que tentative
de re-conceptualiser les capacités acquises ou à acquérir des uns
et des autres. Et c’est pour évaluer les apports et les limites de
cette approche qu’ont été sollicitées les contributions à ce
volume. Mais avant de présenter ces dernières, il nous paraît
utile de nous pencher sur l’origine et sur le parcours de cette
notion, et surtout sur les raisons qui ont suscité son « irrésistible
ascension ».

3. Origine, enjeux et problèmes


de la logique des compétences

L’expression de compétence linguistique a été introduite par


Chomsky dans le cadre d’un article (1955) qui constitue l’un des
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 29

textes fondateurs de la « révolution cognitive » en sciences


humaines. Pour cet auteur, l’extrême rapidité de l’acquisition
par l’enfant des principales unités et structures linguistiques,
tout comme la rapidité de récupération du langage à l’issue de
lésions organiques, ne pouvaient s’expliquer en termes d’ap-
prentissage ; ces phénomènes attestaient selon lui de l’existence
d’une disposition langagière innée et universelle, dotant chaque
sujet d’une capacité intrinsèque à produire et comprendre toute
langue naturelle. C’est cette disposition qu’il qualifiait de com-
pétence, mais cette dernière présentait cependant un caractère
théorique ou idéal, les conduites langagières effectives, ou per-
formances, pouvant être entachées d’erreurs, parce que leur mise
en œuvre dépend aussi des capacités de mémoire ou d’atten-
tion, et peut être affectée par des limitations comportementales
ou par des facteurs d’ordre socio-contextuel. Dans cette accep-
tion, le terme de compétence a d’emblée connu un vif succès
dans le champ de la psychologie et y est devenu l’un des termes
de combat du cognitivisme radical. Selon ce courant (voir
Fodor, 1983/1986), toutes les fonctions psychologiques supé-
rieures (attention, perception, mémoire, etc.) seraient sous-ten-
dues par un dispositif inné, et chaque sujet disposerait dès lors,
en ces domaines, d’une compétence idéale de même ordre que
la compétence linguistique. Dans cette perspective, d’une part le
terme de compétence finit par se substituer à celui d’intelli-
gence, et d’autre part tout développement est conçu comme
l’application-adaptation de ces capacités idéales aux contraintes
et stimulations du milieu, c’est-à-dire comme un processus de
réalisation partielle des potentialités intrinsèques d’un sujet.
Parallèlement à ce premier mouvement de propagation, le
terme a été repris dans le cadre des approches fonctionnalistes
de l’enseignement des langues secondes (voir 1.2. supra). Dans
un ouvrage fondateur, Hymes (1973/1991) a soutenu notam-
ment que s’il existait peut-être une compétence linguistique
idéale, celle-ci ne suffisait pas pour que se développe la maîtrise
pratique d’une langue ; cette dernière implique la capacité
d’adapter les productions langagières aux enjeux du contexte
communicatif, et de telles capacités font nécessairement l’objet
d’un apprentissage social. Selon lui, l’enseignement des langues
doit viser à développer ces compétences de communication, qui se
différencient en compétences narrative, conversationnelle, rhé-
torique, productive, réceptive, etc. On relèvera que si la psycho-
30 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

logie cognitive avait repris tel quel le concept chomskyen,


Hymes lui a fait subir par contre une importante distorsion :
telle qu’il la définit, la compétence n’est plus innée ; elle est une
capacité adaptative et contextualisée, dont le développement
requiert un apprentissage formel ou informel. Et le seul sème
qui subsiste de l’acception chomskyenne originelle est que la
compétence s’appréhende au niveau des propriétés d’un indi-
vidu.
L’étape suivante du processus de propagation s’est caractéri-
sée précisément par la perte de cet ultime sème commun.
Depuis deux décennies, le terme a ré-émergé dans le champ de
l’analyse du travail et de la formation professionnelle, dans le
cadre d’un mouvement de contestation de la logique des qualifi-
cations. Selon cette dernière, la formation vise à doter les appre-
nants de connaissances certifiées (par l’Etat) qui qualifient un
individu pour l’obtention de postes de travail déterminés. La
logique substitutive se fonde sur le fait que le caractère désor-
mais très flexible des situations de travail requiert une constante
adaptation à de nouveaux objectifs et à de nouveaux instru-
ments (informatiques notamment) ; elle considère qu’en raison
de leur caractère statique et déclaratif, les connaissances certi-
fiées ne suffisent plus à y préparer les futurs professionnels ; elle
vise au contraire à doter ces derniers de compétences, définies
cette fois comme des capacités plus générales et plus souples
permettant de faire face à la variété des tâches et de prendre, en
temps réel, des décisions d’action adaptées. Dans cette
approche, les compétences s’appréhendent d’abord au niveau
des performances requises des agents dans le cadre d’une tâche
donnée ; et ces propriétés d’efficacité d’une activité collective
ciblée se trouvent ensuite, au travers d’un processus d’évalua-
tion sociale, imputées à des agents ; plus concrètement, les
capacités désignées par ce terme relèveraient des savoir-faire plu-
tôt que des savoirs, et de capacités méta-cognitives plutôt que de
la maîtrise de savoirs stabilisés.
Ce bref survol met en évidence deux mouvements d’orienta-
tion contraire : l’un allant des propriétés du sujet vers l’adapta-
tion au milieu, l’autre allant des exigences du milieu aux
capacités requises des sujets. Dans le premier cas, les compé-
tences ont d’abord été définies comme des propriétés biolo-
giques, absolues ou indépendantes de tout contexte concret
(voir Chomsky) ; puis elles ont été redéfinies en tant que capaci-
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 31

tés requises pour accéder à la maîtrise de pratiques sociales,


capacités disponibles en chaque individu mais qui doivent
néanmoins s’ajuster à la réalité historique des modes d’interac-
tion en usage dans un groupe, et dont l’émergence requiert dès
lors médiation sociale et apprentissage (voir Hymes). Dans le
second cas (en analyse du travail et en formation profession-
nelle), on part de l’analyse des caractéristiques de tâches collec-
tives, on évalue l’efficacité et l’adéquation des performances
d’individus confrontés à ces tâches, puis on en déduit les com-
pétences qui seraient requises d’eux pour que les performances
soient plus satisfaisantes, sans trop se préoccuper du caractère
inné ou acquis desdites compétences.
La définition chomskyenne de la compétence ne présente
guère d’intérêt pour l’éducation-formation, dans la mesure où
elle n’accorde de fait aucun rôle aux apprentissages, qu’ils
soient informels ou scolaires. Les conceptions issues de Hymes,
comme celles développées en analyse du travail, présentent l’in-
térêt évident de viser à la re-définition de contenus de formation
qui soient mieux adaptés aux situations effectives d’activité et
de vie, mais elles posent néanmoins aussi deux ordres de pro-
blèmes généraux. Le premier tient au caractère particulièrement
labile de la notion même de compétence ; comme de très nom-
breux auteurs l’ont montré (notamment Toupin, 1998 ; voir
aussi Bulea & Bronckart dans ce volume) les définitions expli-
cites du terme peuvent mentionner des « répertoires de com-
portements », des « systèmes de connaissances déclaratives »,
des « schémas opératoires », des « savoir-agir », des « fédéra-
tions d’habiletés et d’attitudes », etc. Sans verser dans le
purisme conceptuel, il nous paraît évident qu’on ne peut rai-
sonnablement penser la problématique de la formation en usant
d’un terme qui finit par désigner tous les aspects de ce que l’on
appelait autrefois les « fonctions psychologiques supérieures »
(voir Bronckart & Schurmans, 2004), et qui accueille et annule
tout à la fois l’ensemble des options épistémologiques relatives
au statut de ces fonctions. Le second problème tient à ce que cer-
tains pouvoirs économiques et politiques se sont prestement
emparés de la « logique des compétences », qu’ils ont intégrée à
un projet global de dérégulation économique (suppression du
contrôle de l’Etat et des contrepoids syndicaux) se prolongeant
en tentatives explicites de dérégulation éducative (insertion de
l’ensemble des formations dans la logique du marché). Sauf à
32 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

adhérer au néo-libéralisme brutal, il paraît donc indispensable


d’intégrer la réflexion sur les conditions d’exploitation didac-
tique des compétences à une réflexion plus générale portant
d’une part sur les instances et processus de contrôle des forma-
tions, d’autre part sur les autres objectifs, moins directement
« intéressés », qui devraient être assignés aux formations et
coexister avec les objectifs de développement des compétences.

4. Présentation des contributions

C’est dans ce contexte général que nous avons demandé aux


contributeurs de ce volume de « faire le point » sur la manière
dont la problématique des compétences avait été exploitée,
pourrait ou devrait l’être, soit dans l’un des domaines de l’en-
seignement de la langue maternelle (production orale ou écrite,
grammaire, lexique, littérature), soit dans le cadre de l’ensei-
gnement des langues secondes et/ou des situations pluri-
lingues : qu’est-ce que ce concept apporte de nouveau par
rapport aux concepts plus anciens ? A quelles conditions l’ex-
ploiter de manière efficace ? Quelles sont les implications de la
logique des compétences au niveau des programmes, des dis-
positifs de formation, et surtout des pratiques didactiques en
situation de classe ?
Les deux premières contributions proposent une discussion
approfondie du statut théorique et didactique qui pourrait être
conféré aux compétences langagières, débouchant sur une nette
prise de position, appuyée par l’analyse de pratiques réelles
d’enseignement. Mais les positions prises par les auteurs sont
assez dissonantes, et illustrent ainsi d’emblée les deux pôles des
attitudes qui se manifestent aujourd’hui face à la diffusion de la
« logique des compétences » dans le champ éducatif. Dans De la
nature située des compétences en langue, Pekarek Doehler critique
d’abord la conception individualisante, décontextualisée et iso-
lante des compétences, issue notamment de la théorie chom-
skyenne, et en s’inspirant des approches interactionnistes du
fonctionnement psychologique, propose d’y substituer une
conception articulant étroitement les compétences aux condi-
tions de fonctionnement des activités collectives, et soutenant
que ces compétences sont doublement situées : par rapport aux
« autruis » impliqués dans l’activité d’une part ; dans le contexte
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 33

socioculturel de cette même activité d’autre part. Evoquant


ensuite les implications méthodologiques de cette position, l’au-
teure souligne l’impossibilité d’attester la présence et le déve-
loppement de compétences en dehors de leur manifestation
dans l’activité pratique, puis, en s’appuyant sur l’analyse de
séquences d’interactions en classe de langue seconde, elle met
en évidence les trois propriétés majeures des compétences qu’y
manifestent les apprenants (et que l’enseignant devrait donc
pouvoir exploiter) : leur caractère contextualisé (elles sont
« médiatisées » par les contraintes situationnelles), collectif (elles
sont inscrites dans des activités de groupe soumises à l’évalua-
tion sociale) et contingent (toute compétence se déploie en inter-
action avec d’autres capacités ou compétences). Et elle conclut
sa contribution en montrant en quoi ce type d’approche des res-
sources des apprenants et des conditions de leur exploitation
peut contribuer à instaurer une didactique réellement interac-
tionniste, articulant étroitement le développement des connais-
sances et le développement socio-culturel des personnes. Dans
La didactique de l’oral : savoirs ou compétences ?, Erard &
Schneuwly prennent une position bien plus circonspecte, fon-
dée sur une argumentation se déployant en deux temps. Dans
une première partie, ils relatent d’abord l’histoire, les enjeux et
les diverses conceptions de l’enseignement de l’oral à l’école pri-
maire, puis ils présentent la démarche de recherche et d’inter-
vention qu’ils ont mise en place pour « travailler la parole
publique des élèves » : nécessité de se centrer sur l’oral public (par
opposition à l’oral privé) ; nécessité de se doter de modèles didac-
tiques des genres oraux et d’élaborer un curriculum explicitant les
objectifs et les phases de leur apprentissage ; description des
activités ou exercices à organiser en classe à cet effet. Dans la
seconde partie, ils énoncent les principes généraux auxquels ils
adhèrent en ce qui concerne le statut de l’Ecole et sa mission :
l’Ecole vise d’abord à la construction de savoirs, au sens large de
ce terme (incluant nécessairement des dimensions de savoir-
faire) ; l’enseignement constitue un lieu décisif du développe-
ment des personnes, conçu, dans l’optique vygotskienne,
comme transformation permanente du système psychique ; le
« savoir parler », au sens de technè consciente, est une condition
sine qua non de ce développement psychologique. Sur cette base,
ils interrogent alors le statut et les effets possibles de la « logique
des compétences », et montrent que si cette dernière, en dépit
34 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

du flou définitionnel qui la caractérise, joue de fait un rôle de


symbole fédérateur des volontés contemporaines de rénovation
des systèmes d’enseignement, elle ne fournit néanmoins pas
d’éléments techniques nouveaux pour repenser l’identification des
capacités acquises des apprenants, ou pour re-définir les objec-
tifs de démarches didactiques concrètes comme celle visant au
développement de la parole publique.
Les trois contributions suivantes s’inscrivent dans une
approche positive de l’exploitation des compétences, analogue à
celle de Pekarek Doehler. Dans La place des ressources grammati-
cales dans l’organisation sociale des moyens langagiers, Jeanneret
propose un examen des relations qui pourraient s’instaurer
entre activités de grammaire et de communication en classe de
français langue étrangère. Après avoir défini la notion de res-
source grammaticale, l’auteure présente une démarche didactique
visant à ce que l’apprenant construise ses ressources grammati-
cales de manière telle qu’elles puissent être réinvesties dans les
activités de communication. Celle-ci se déroule en trois temps :
d’abord repérage d’une configuration discursive sollicitant une
construction grammaticale ; ensuite description linguistique de
cette construction grammaticale ; enfin re-contextualisation de
cette construction dans un autre discours, oral ou écrit. Dans la
dernière partie de sa contribution, Jeanneret évoque l’intérêt et
les possibilités d’une généralisation de cette forme de didac-
tique, d’une part dans le cadre de l’enseignement en situation
homoglotte, d’autre part en ce qui concerne les articulations
entre apprentissage scolaire et acquisition hors classe. Cette
approche a le double mérite de tenter de redonner un statut clair
(et une réelle utilité) à un enseignement grammatical assez
négligé depuis l’émergence des méthodologies communica-
tives, et, en re-contextualisant cet enseignement, de montrer le
rôle fondamental qu’il peut jouer dans l’organisation sociale des
moyens langagiers. Dans Le rôle de la compétence lexicale dans le
processus de lecture et l’interprétation des textes, Grossmann pro-
pose quant à lui une approche de la compétence lexicale qui ne se
réduit pas à une capacité linguistique d’ordre strictement mor-
pho-sémantique, mais qui se caractérise par la combinaison de
composantes hétérogènes, toutes soumises à l’apprentissage et
toutes impliquées, à des degrés divers, dans l’activité de lecture
et dans le processus d’interprétation des textes. L’auteur passe
d’abord en revue les apports et les limites de trois modèles théo-
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 35

riques du sens qui peuvent fonder une définition de la compé-


tence lexicale : le modèle réaliste qui thématise le rôle de l’ima-
gerie mentale et de la remémoration ; le modèle stéréotypique
centré sur les usages sociaux des unités lexicales ; le modèle
constructiviste qui situe cette compétence comme processus de
construction de sens à partir d’une schématisation grossière et
instable donnée par l’unité lexicale. Adhérant à ce dernier
modèle, l’auteur développe alors une conception dynamique de la
compétence, basée sur une approche intersubjective et évolutive
du sens lexical, et sur le rôle actif et régulateur du co-texte dans
le processus interprétatif. Il souligne enfin l’utilité didactique de
cette approche de la compétence lexicale en tant que calcul du
sens à partir du co-texte, pour l’identification des sources de blo-
cage lexical, et surtout pour la conception des activités à réaliser
en lecture : activités ne consistant pas (plus) en exercices lexi-
caux, mais s’inscrivant dans une approche discursive, impli-
quant l’intersubjectivité et la médiation par les genres textuels.
Dans Plurilinguisme, compétences partielles et éveil aux langues,
Matthey propose d’abord un bilan des recherches empiriques,
menées en Suisse dans les années 80, sur le bilinguisme et les
contacts de langues, et souligne que celles-ci mettent en évi-
dence deux dimensions fondamentales jusque là peu prises en
compte : les propriétés des situations plurilingues et l’asymétrie des
répertoires linguistiques attestables dans des interactions exo-
lingues. Après avoir retracé l’histoire des approches centrées sur
cette notion d’exolingue, elle soutient que cette dernière n’est
pertinente que pour autant qu’elle caractérise les interactions par
lesquelles les apprenants font face à l’asymétrie linguistique, et
elle démontre son utilité en analysant des séquences potentielle-
ment acquisitionnelles en situation « naturelle » et en situation
scolaire. L’auteure introduit alors un débat sur la notion de com-
pétences partielles, en montrant qu’en dépit de ses diverses accep-
tions, celle-ci a le mérite de contribuer à la contestation du
principe selon lequel il est nécessaire de maîtriser le système à
la perfection pour pouvoir communiquer. Elle présente pour
terminer l’approche éveil aux langues récemment adoptée dans
certaines démarches didactiques, et décrit un ensemble d’activi-
tés scolaires qui en sont inspirées et qui exploitent les liens pou-
vant être établis entre diverses langues. Une telle approche
devant permettre, selon elle, de favoriser l’émergence d’une
36 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

nouvelle culture langagière conforme aux exigences de la société


contemporaine.
La contribution de Ronveaux, Les compétences à l’épreuve de
l’enseignement littéraire, participe de l’approche critique, et elle se
déploie en deux types de démarches. La première consiste en un
parcours interprétatif de textes prescriptifs (destinés à l’enseigne-
ment secondaire belge) visant à y identifier les conditions
d’émergence et d’emploi du terme « compétence », ainsi que les
enjeux associés à sa diffusion. Après avoir relevé les ambiguïtés
dont ce terme est porteur, s’agissant notamment de la nature
même de la relation savoirs-compétences, l’auteur montre que,
dans leur souci de récuser les dimensions élitaires et
« décalées » de l’enseignement littéraire traditionnel et d’y sub-
stituer une démarche globale centrée sur la maîtrise fonction-
nelle de la langue, les auteurs de ces textes, en se focalisant sur
les seules compétences des apprenants, ont de fait éludé la dimen-
sion textuelle des objets de l’enseignement langagier, et ont donc
exclu de leur programmation toute prise en compte des pro-
priétés de ces objets qui en justifient une approche littéraire. La
seconde démarche consiste en une analyse de séquences interac-
tives extraites d’enregistrements de deux leçons de littérature.
Celle-ci montre que la démarche des enseignants est tout entière
centrée sur les textes, et vise à re-construire, avec les élèves, le
mouvement génératif sémantico-syntaxique dont ils procèdent.
Et cette « réalité » des pratiques didactiques fait apparaître la
possibilité de concevoir un enseignement de la littérature qui
n’obéirait, ni à la logique ancienne de transmission culturelle, ni
à la logique nouvelle des compétences, mais qui viserait à arti-
culer en permanence le mouvement interprétatif coopératif des
apprenants au projet de sens dont le texte est porteur.
Le texte conclusif de Bulea & Bronckart, Pour une approche
dynamique des compétences (langagières), ré-évoque d’abord les
deux tonalités antagonistes (positive ou critique) des contribu-
tions à cet ouvrage, en imputant cette situation à l’extraordi-
naire hétérogénéité des acceptions de la compétence, illustrée
par un recueil de définitions. Pour tenter de dépasser ce « chaos
notionnel », les auteurs prennent alors appui sur les motivations
légitimes qui ont conduit les disciplines du travail à introduire,
à côté de la centration sur les « qualifications », une centration
sur les « compétences », et analysent les effets de la transposi-
tion de ce dernier terme dans le champ professionnel : la com-
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 37

pétence y apparaît comme une instance de régulation entre l’indi-


vidu au travail et le contenu de son activité. Sur cette base, ils sou-
lignent la dimension fondamentalement praxéologique de toute
compétence, en relevant néanmoins que cette dernière peut être
saisie sous deux angles : soit ce terme désigne les ressources
d’ordres divers (comportements, savoirs, savoir-faire, schèmes,
etc.) disponibles chez un individu, en tant qu’elles sont mobili-
sées ou mobilisables pour l’agir ; soit ce terme désigne le proces-
sus même de mobilisation de ces ressources dans le cours de l’agir.
Ayant adopté cette seconde saisie, processuelle, ils opèrent
ensuite trois détours théoriques : le premier re-convoque les
approches visant à élucider le statut de toute dynamique maté-
rielle, et mettant en évidence son irréversibilité et sa temporalisa-
tion (son articulation à la « flèche du temps ») ; le deuxième
centré sur les modèles de l’activité, qui soulignent la dimension
interprétative des unités d’action, et, partant, des processus com-
pétentiels qui y sont articulés ; le troisième exploitant la théorie
de Coseriu pour montrer que si les compétences sont situées,
elles le sont essentiellement par rapport à la technè socio-histo-
rique formatant les activités en cours. Et ces détours les condui-
sent à proposer une re-définition de la compétence, en tant que
processus par lequel peuvent être exploitées, dans le cours d’une
activité donnée, les traces dynamiques que les ressources conservent
des situations d’agir antérieures dans le cadre desquelles elles ont
été construites.

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1. Enjeux

Depuis les années soixante-dix, les discussions sur la notion


de compétence abondent en linguistique. Celles-ci ont fait appa-
raître des conceptions opposées de la langue et de son acquisi-
tion (conception abstraite et systémique d’une part ;
contextuelle et communicative d’autre part) qui restent l’une et
l’autre globalement muettes sur la nature actionnelle du lan-
gage. Cette contribution se propose de re-situer la probléma-
tique de la compétence dans celle de l’action, et donc dans le
cadre des formes de (co-)participation sociale ; elle développe
des arguments permettant de repenser la notion de compétence
dans la perspective de la nature collective, actionnelle et sociocul-
turelle des pratiques sociales — langagières ou autres.
La possibilité d’une telle révision se profile actuellement
dans le cadre des observations empiriques et des conceptualisa-
tions émanant des approches interactionnistes et sociocultu-
relles du fonctionnement cognitif (voir Cole, 1995 ; Coulter,
1983 ; Lave & Wenger, 1991 ; Rogoff, 1990) et plus spécifique-
ment du développement langagier (voir Hall, 1993 ; Mondada &
Pekarek, 2000 et 2004 ; Lantolf, 2000 ; Lantolf & Pavlenko, 1995).
Ces approches donnent corps à une conception dite située des
processus cognitifs et de leur développement. Selon cette der-
42 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

nière, nos connaissances et nos interprétations du monde ainsi


que nos capacités d’action et de pensée sont structurées dans le
cadre d’activités pratiques, le plus souvent accomplies dans l’in-
tersubjectivité, et qui sont ancrées dans des contextes sociocul-
turels spécifiques. La question qui se pose est de savoir ce que
cette conception peut apporter à la compréhension de la notion
de compétence langagière (tant linguistique que communica-
tive), voire de compétence tout court.
Cette question s’articule à des enjeux théoriques, méthodolo-
giques et didactiques centraux : comment concilier la nécessité
de définir la compétence de l’apprenant et le fait que les pra-
tiques discursives sont de nature sociale, interactive, et qu’elles
ne dépendent donc pas simplement de cet apprenant ?
Comment observer l’articulation des compétences à l’action et
leur développement éventuel dans l’action ? Et plus générale-
ment, comment conceptualiser et évaluer les contributions indi-
viduelles à l’activité sociale ?
L’objectif de cette contribution est de réfléchir, dans le cadre
d’une approche interactionniste, à une alternative à la modéli-
sation dominante de la compétence langagière qui tend à être
individualisante (la compétence est une propriété du sujet indi-
viduel), décontextualisée (elle est disponible indépendamment
des activités pratiques et des situations concrètes dans les-
quelles elle est mobilisée) et isolante (elle est indépendante
d’autres expertises ou habiletés). Il s’agira de comprendre la
compétence à la lumière de la nature doublement située de nos
activités pratiques et de nos processus cognitifs : ceux-ci sont
situés à la fois dans le rapport à autrui et dans les contextes socio-
culturels dans lesquels l’acteur est amené à agir et à interagir.
Dans ce qui suit, nous évoquerons d’abord les conceptions clas-
siques de la compétence formulées en linguistique (2) et nous en
proposerons une ré-interprétation dans une perspective interac-
tionniste forte (3). Nous chercherons ensuite à démontrer la per-
tinence de cette redéfinition et ses implications métho-
dologiques à travers l’analyse d’interactions en classe de langue
seconde (4). Nous conclurons en discutant des conséquences
théoriques et pratiques de cette analyse (5).
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 43

2. (Re)définir la compétence

A travers les débats menés sur la notion de compétence, dès


les discussions classiques qu’en ont proposé Chomsky et
Hymes, ont pris corps des visions radicalement distinctes de
l’acquisition langagière, du sujet apprenant et du langage. Alors
que la conception formaliste et abstraite de la compétence pro-
posée par Chomsky (1965) s’est maintenue au cours des étapes
d’élaboration des grammaires génératives, la conception de
compétence d’usage (ability for use) formulée par Hymes (1972)
a fait l’objet de développements divers dans différents
domaines de la linguistique et de la didactique des langues.
La conception hymesienne est fondée sur la thèse que la maî-
trise du langage consiste non seulement à disposer de moyens
linguistiques formels, mais aussi à savoir les mettre en œuvre de
façon adéquate dans une situation donnée. La nature sociale et
contextuelle du langage en usage apparaît ainsi comme la
dimension fondamentale de la notion de compétence, ce qui a
rendu cette dernière particulièrement attrayante pour les
tenants d’une conception non formaliste du fonctionnement du
langage, et tout particulièrement pour les tenants d’une concep-
tion interactionniste. La notion a également retenu toute l’atten-
tion de la didactique des langues et, plus récemment, de la
politique éducationnelle (par exemple, au sein du Conseil de
l’Europe). Les difficultés qu’a soulevées la notion de compé-
tence dans ces contextes sont peut-être symptomatiques d’un
besoin urgent de la repenser. La répartition de la compétence de
communication en sous-compétences (linguistique, discursive,
sociolinguistique, stratégique, etc.) a donné lieu, dans le
domaine de l’enseignement, à la formulation de dispositifs com-
municatifs divers, pas toujours réussis (voir Martinez, 1996) ;
elle a abouti, dans le domaine de la recherche, à une « déclinai-
son éclatée » (Vasseur, 2002), à une compartimentation excessive
des composantes de la compétence de communication, dont
l’une des conséquences est que l’on en sait toujours peu sur la
façon dont ces composantes interagissent au cours de l’acquisi-
tion. La logique descriptive et évaluative de cette conception des
compétences est centrée sur ce que l’apprenant sait faire : ce
qu’il sait faire dans n’importe quelle situation et sait faire seul
(bien qu’éventuellement face à autrui). Cette logique n’échappe
par ailleurs pas entièrement au concept de locuteur idéal — en
44 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

l’occurrence le natif — contre lequel Hymes s’était justement


élevé (voir infra).
Si ces éléments soulignent à la fois la nécessité et la difficulté
de délimiter, d’enseigner et d’évaluer la compétence de com-
munication, ils en révèlent aussi la nature fondamentalement
problématique. Ils portent les traces d’une idéologie unilingue,
et largement monologale, qui prend pour point de référence les
compétences (idéalisées) du locuteur natif unilingue (en dépit
de la mise en évidence de « compétences plurielles » pluri-
lingues : voir Coste, 2002 ; Coste, Moore & Zarate, 1997 ; Lüdi,
1988 ; Matthey, ici même ; Py, 1987) et qui privilégie le seul sujet
parlant dont l’interlocuteur reste virtuel (voir de Pietro, 2002 ;
Vasseur, 2002). L’absence de prise en compte de la nature inter-
actionnelle, voire actionnelle, du discours (qui n’est pas à
confondre avec l’absence, elle aussi longtemps remarquable,
d’une réflexion sur la compétence interactive) va de pair avec
une conception statique du contexte. Si elle souligne certes la
dimension contextuelle du langage et sa faculté d’adaptation, la
conception hymesienne de la compétence n’en reste pas moins
décontextualisée : les ressources langagières sont disponibles
indépendamment des activités pratiques et des situations de
communication au sein desquelles elles sont mobilisées et
qu’elles contribuent à leur tour à configurer.
Etant donné ces nombreuses difficultés, il n’est guère éton-
nant que la notion de compétence en langue ait récemment été
l’objet d’un regain d’intérêt (voir les contributions réunies dans
Castelotti & Py, 2002), voire d’un renouveau critique qui amène
certains chercheurs à y substituer d’autres désignations : « effi-
cacité communicative » au lieu de compétence de communica-
tion (Vasseur, 2002) ; « capacité » au lieu de compétence
(Bronckart & Dolz, 2000).
Des diverses problématiques évoquées deux éléments de
constat se dégagent. D’une part, le grand mérite de la concep-
tion hymesienne est d’avoir permis de reconnaître la nature plu-
rielle des capacités de communication et de rendre compte des
dimensions discursives et pragmatiques de l’utilisation du lan-
gage. D’autre part cependant, les traitements empiriques et
théoriques dont cette notion a fait l’objet au cours des trois der-
nières décennies n’ont pas été exempts d’une vision mettant
l’accent sur la compétence observable de l’apprenant en tant que
produit de l’extériorisation de savoirs et de savoir-faire déposés
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 45

dans son cerveau, et cette approche tend à méconnaître la sensi-


bilité situationnelle des compétences (qu’elles soient d’ordre
linguistique ou pragmatique) et leur imbrication dans les activi-
tés pratiques de l’apprenant et de ses interlocuteurs.

3. Une interprétation
interactionniste de la compétence

Face à ces problématiques, comment alors repenser la notion


de compétence en langue ? Cette section tracera quelques pistes
en vue d’une redéfinition inspirée de deux horizons théoriques
qui, jusqu’ici, ont opéré de manière largement indépendante
dans le domaine de l’acquisition des langues : l’analyse conver-
sationnelle et l’approche socioculturelle. Nous avons soutenu
dans plusieurs discussions théoriques et analyses empiriques
(Mondada & Pekarek, 2000, 2004 ; Pekarek, 1999 ; Pekarek
Doehler, 2002b) que ces deux approches offrent des cadres com-
plémentaires pour la compréhension tant des activités ordi-
naires que des processus cognitifs. Les deux partagent une
conception contextualisée et collective des activités et des cogni-
tions humaines et s’accordent sur le rôle central que joue la pra-
tique communicative — et donc l’action sociale — dans leur
« formatage ». Et cette perspective, comme on le verra, décons-
truit de manière radicale toute définition individualisante,
décontextualisée et isolante des compétences linguistiques aussi
bien que de celles de communication.

3.1. L’analyse conversationnelle


et l’approche socioculturelle
Issue, dans les années soixante-dix, de l’ethnométhodologie,
qui se propose d’explorer les « méthodes » au moyen desquelles
les participants structurent leurs actions et organisent le quoti-
dien, l’analyse conversationnelle traite plus spécifiquement des
interactions verbales. Les méthodes sont des procédures systé-
matiques (de prise de parole, de réparation, d’ouverture et de
clôture de la conversation, etc.) grâce auxquelles les membres
maintiennent, ajustent et rendent mutuellement manifestes
leurs interprétations et leurs conduites. Contrairement aux
reproches couramment faits à ce courant, l’analyse conversa-
tionnelle ne nie pas l’existence de structures sociales, de normes
46 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

et de valeurs, mais elle se propose d’étudier la façon dont ces


éléments sont continuellement accomplis à travers les activités
méthodiques des membres. Cet accomplissement local est, pour
l’analyse conversationnelle, à la fois le postulat de base sur la
nature des faits sociaux et l’observable empirique central : l’ana-
lyse du déroulement séquentiel du discours-en-interaction
révèle non seulement l’organisation de l’interaction (voir Sacks,
Schegloff & Jefferson, 1974), mais encore l’accomplissement de
l’ordre social et la configuration et la transformation de la cogni-
tion partagée (shared cognition ; voir Schegloff, 1991).
Si l’analyse conversationnelle ne thématise explicitement ni
la cognition ni la compétence, celles-ci ne sont pas pour autant
absentes des préoccupations ethnométhodologiques : les procé-
dures méthodiques observées relèvent de raisonnements pra-
tiques, définissant la cognition humaine non pas comme une
propriété individuelle, décontextualisée ou universelle, mais
comme un processus situé et accompli à travers l’activité
sociale. Les méthodes peuvent être considérées à la fois comme
sous-tendant des processus d’apprentissage et comme relevant
de la compétence même à participer à l’interaction sociale (voir
Garfinkel, 1967).
La cognition est plus directement l’objet de l’approche socio-
culturelle, inspirée des travaux de Vygotski et développée plus
récemment dans les travaux de Cole (1995), Rogoff (1990) et
Wertsch (1991b) entre autres1. Selon Vygotski (1978), les formes
supérieures du fonctionnement cognitif sont médiatisées par
des instruments (tools) collectivement construits par les
membres d’une culture, qui peuvent être aussi bien des objets
matériels que des moyens symboliques comme le langage ; le
développement de ces formes est ancré dans les pratiques inter-
actives de la culture en question. Dans cette optique, la cogni-
tion s’articule à deux plans interconnectés : le plan interactif et
les contextes socioculturels plus larges : « Human mental functio-
ning is inherently situated in social interactional, cutural, institutio-
nal and historical contexts » (Wertsch, 1991a, p. 86). Tout en
reconnaissant cette nature doublement située, les travaux d’ins-
piration socioculturelle tendent à étudier séparément les deux

1. Contrairement à l’analyse conversationnelle, l’approche socioculturelle ne se présente


pas comme une école unifiée ; elle regroupe plusieurs orientations de recherche, for-
tement inspirées par les travaux de Vygotski et de ses successeurs, relevant essentiel-
lement de la psychologie, mais aussi de la linguistique.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 47

aspects et à privilégier la dimension historique, institutionnelle,


socioculturelle (voir notamment Cole, 1995 ; Wertsch, 1991a et b)
plutôt que la dimension locale (voir cependant Rogoff, 1990).
Ainsi est mis en relief le fait que les activités prennent des
formes spécifiques dans des contextes sociaux et institutionnels
variés, lesquels impliquent des modes particuliers de conduite
et de socialisation véhiculant des formes spécifiques d’accepta-
tion, de reconnaissance et de valorisation sociale des compé-
tences qui y sont mobilisées.
Cet aperçu des deux courants fait ressortir leur complémen-
tarité pour ce qui est de l’analyse des dimensions locales et his-
toriques des activités et des processus cognitifs (pour une
discussion de leur compatibilité, voir Mondada & Pekarek,
2000). Alors que toutes deux postulent un rapport étroit entre
cognition et activité, l’analyse conversationnelle propose — à la
différence de l’approche socioculturelle — une conception forte
de l’accomplissement local, méthodique et ordonné des activités
ordinaires, sans formuler une conception explicite de la cogni-
tion ; la théorie socioculturelle propose, pour sa part, une défi-
nition de la cognition sans pour autant théoriser l’accom-
plissement local de l’activité conjointe. Les deux courants
convergent sur la reconnaissance du rôle central des processus
interactifs dans la construction de compétences, de structures,
d’identités et de faits sociaux. C’est en cela qu’ils constituent un
cadre de référence intéressant pour définir la notion de compé-
tence : si le développement cognitif, comme plus spécifique-
ment le développement linguistique, est profondément enraciné
dans la pratique sociale, alors il est intrinsèquement lié aussi
bien à l’établissement local de sens, de contextes sociaux, de rap-
ports interpersonnels, qu’à l’élaboration, au fil du temps, d’ex-
périences et de cultures communicatives et sociales. Il en va de
même pour les compétences qui en résultent. En ce sens, la
cognition — et avec elle, les compétences — est doublement
située : elle est située dans les contingences locales des activités
quotidiennes et dans la définition historique, socioculturelle de
la situation.
Bien que le rapprochement de ces deux courants ait récem-
ment conduit à un enrichissement des discussions théoriques et
des observations empiriques dans d’autres domaines (voir
Chaiklin & Lave, 1993 ; Engeström & Middleton, 1996), les
recherches sur l’appropriation des langues secondes ont jus-
48 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

qu’ici été conduites de manière séparée dans l’un ou l’autre


cadre (pour des travaux inspirés de l’analyse conversationnelle,
voir par exemple de Pietro, Matthey & Py, 1989 ; Krafft &
Dausendschön-Gay, 1993, et le numéro spécial de Modern
Language Journal, 2004 (88/4) ; pour la théorie socioculturelle
voir par exemple Hall, 1993, et les travaux réunis dans Lantolf,
2000). Les rares études empiriques disponibles montrent toute-
fois que le rapprochement des deux approches permet de redé-
finir des notions centrales pour le domaine de l’acquisition
langagière, comme la socialisation en classe de langue (Ohta,
2001), la médiation (Pekarek Doehler, 2002b) ou la tâche
(Mondada & Pekarek Doehler, 2004). La conception du langage
et de l’acquisition qui en résulte établit une continuité entre
mobilisation et élaboration des compétences, entre usage et
acquisition du langage : les compétences ne sont pas simple-
ment mobilisées dans l’activité (langagière) ; elles sont suscep-
tibles d’être élaborées et reconfigurées à travers l’activité
collective. Sur ces deux plans, les compétences sont profondé-
ment liées à des pratiques sociales ; elles sont contingentes à la
participation de l’apprenant aux pratiques d’une communauté
(voir Lave & Wenger, 1991), à l’établissement de l’intersubjecti-
vité et aux processus de socialisation.

3.2. Vers une redéfinition de la compétence

Penser les compétences comme inséparables de l’action dou-


blement située problématise les piliers centraux des conceptions
classiques de la compétence. Cela invite à repenser la compé-
tence dans la perspective des propriétés fondamentales des acti-
vités sociales, à savoir leur réciprocité, leur nature
d’accomplissement local et conjoint et leur caractère de pra-
tiques enracinées dans des cadres socioculturels spécifiques. Les
conséquences conceptuelles, dont on exemplifiera les bases
empiriques plus loin (4), en sont multiples :
Décontextualisée vs contextuelle
La compétence n’est pas simplement déposée dans nos cerveaux,
mobilisable à tout moment, mais elle est contextuelle : les productions
de l’apprenant ne sont pas le fidèle reflet de ce que l’apprenant saurait
faire ; elles sont médiatisées par les contraintes situationnelles tout en
contribuant à configurer ces situations.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 49

Individuelle vs collective
La compétence ne relève pas uniquement de la responsabilité indi-
viduelle du sujet parlant ; elle est au contraire liée aux activités d’autrui
aussi bien qu’à des échelles de valorisation et de légitimité collective-
ment élaborées et implicitement ou explicitement partagées par les
membres de groupes sociaux.
Isolable vs contingente
La compétence est contingente à d’autres compétences relevant des
processus de socialisation de l’acteur dans des contextes culturels spé-
cifiques ; les compétences langagières et communicatives interagissent
par exemple de manière complexe avec des capacités socioculturelles
plus larges.

Selon ce qui précède, la compétence — toute compétence


socialement déployée — est intrinsèquement liée à l’établisse-
ment de sens, de contextes sociaux et de rapports interperson-
nels. Cet établissement n’est ni un contexte ni le simple résultat
de la mobilisation des compétences, voire de leur développe-
ment ; il en est une dimension constitutive. La compétence est
distribuée dans la mesure où elle n’est pas entièrement indivi-
duelle mais relève d’activités collectives et se manifeste dans et
par des activités collectives.
Ces postulats transforment de manière radicale l’observable
empirique quand il s’agit de saisir la compétence, et ils établis-
sent de nouvelles pertinences analytiques. L’observable ne peut
plus être la production de l’apprenant pris isolément, mais
relève de sa participation à l’organisation de séquences d’activi-
tés, à leur coordination, au déploiement de leur reconnaissance
mutuelle et à la configuration même des contextes d’action. Dès
lors, il devient pertinent d’analyser les productions de l’appre-
nant dans une double perspective, orientée à la fois vers ce que
la situation lui réclame de faire et vers ce qu’il arrive à faire avec
autrui.
Pour l’analyse, se pose alors une question centrale : comment
les compétences mobilisées sont-elles structurées en fonction de
la façon dont les participants interprètent et accomplissent les
situations ? Etudier les compétences langagières signifie, dans
cette optique, étudier les modes de participation de l’apprenant
aux pratiques sociales — qu’elles se déploient de manière
publique (par exemple dans l’interaction) ou non (par exemple
dans la rédaction d’un récit) — car cette participation implique
des modalités particulières de régulation socio-cognitive de la
situation et donne par conséquent lieu à des types spécifiques
de pratique langagière, de travail discursif, de mobilisation des
50 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

compétences. Dans cette optique aussi, les changements dans


les modes de participation à l’activité collective peuvent être
interprétés comme les indices du développement des compé-
tences.

4. Compétences langagières
et pratiques interactives en contexte scolaire

4.1. Le déploiement contextuel


et collectif des compétences
L’analyse qui suit reprendra les observations précédentes
pour en démontrer le fondement empirique. Dire que les com-
pétences se déploient de manière contextuelle signifie assumer
qu’elles se manifestent de façon variable en fonction : (a) de l’in-
terprétation que l’apprenant fait des conditions situationnelles
dans lesquelles il est impliqué ; (b) de la façon dont les activités
de l’apprenant s’articulent aux activités d’autrui. Les deux
extraits2 suivants illustrent, de façon contrastive, cette nature
doublement située des compétences.

(1) of7dI, l. 17-55


[Discussion sur un roman policier de Léon Malet. Il est actuellement
question d’un des personnages du roman qui a été assassiné et dont le
cadavre est déposé dans un amphithéâtre. P est le professeur.]

1 P: (..) . qu’est-ce qui l’intrigue quand il voit ce cadavre (5s) oui


2 Tina
3 T: que Benoit a deux profils
4 P: qu’il a deux profils oui :.. est-ce qu’il reconnaît le cadavre
5 T: non
6 P: non. et pourtant il y a une ass– association de déjà-vu. du
moins pour
7 une partie.. les deux profils. pourquoi a-t-il deux profils
8 (8s) ça tient à quoi (4s) oui
9 B: ehm le nez est busqué
10 P : c’est ça c’est un nez busqué. et légèrement de travers.. x (il
11 faut) regarder n’est-ce pas de travers dans ce sens... ce qui lui.

2. Ces extraits sont tirés d’un corpus de leçons de conversation recueillies dans le cadre
du Projet National de Recherche 33 (subside 4033-037912 ; Pekarek, 1999). L’extrait (2)
a fait l’objet d’une analyse antérieure orientée vers des enjeux d’un autre ordre
(Pekarek Doehler, 2002a). Voir en annexe les conventions de transcription.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 51

12 fait un : comment dirais-je un un profil aquilain. d’un côté et


un
13 profil x de l’autre.. donc le nez. lui paraît familier... eh de
14 quoi est mort ce cadavre (7s) Ralf (3s) quelle est la cause de sa
15 mort
16 R : ehm je crois qu’il. qu’il est mort à cause d’un coup de lame
17 P : un coup de lame oui un couteau donc

(2) en3bII, l. 322-390


[Discussion de littérature en classe ; il est question de détenus d’un
camp de concentration qui sont morts. P est le professeur.]

1 P : à quelle condition pourrait-il dire ils ne sont pas morts pour


rien..
2 je ne demande pas Françoise pour vous c’est. cette idée
n’a pas
3 de sens. il y a trop de distance eh Christophe l’a dit
aussi. trop
4 d’années qui sont passées depuis. mais est-ce qu’il faut
vraiment
5 . le considérer seulement de du de cette façon
chronologique. il
6 y a un avant il y a un après.. et entre les deux il ne pea-
il ne
7 peut y a– eh il ne peut pas y avoir.. de rapports/. est-ce
que nous
8 sommes tellement coupés par notre date de naissance.
de ce qui
9 s’est passé là/. . oui
10 F : si nous aurions. appris quelque chose x si quelque chose
comme
11 ça ne serait jamais possible
12 P : oui
13 F : jamais plus
14 P : oui si ce n’était pas. si ce n’était plus jamais possible
15 F : mhm. alors on pourrait dire qu’ils ne sont pas morts pour rien
16 P : oui.. vous n’êtes pas d’accord Christophe. vous ne. vous
17 faites [de l’histoire]
18 G : [je. je comprends son idée]
19 P : [oui. oui]
20 G : mais je n’aime pas cette expression eh. mourir pour
quelque
21 chose. parce que pour moi c’est. ils sont morts pour
rien. et
22 maintenant on. on se souvient de ce temps-là et. on le
prend
23 pour un exemple
24 P : oui
52 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

25 H : mais. ils ne sont pas morts pour quelque chose. c’est


pas ça je
26 n’aime pas la [x
27 P : [oui
28 H : pas l’idée
29 P : oui. donc vous acceptez l’expression s’il s’agit d’un. de
30 quelqu’un qui se. qui se jette dans les flots. pour sauver. un
31 petit enfant. qui risque de se noyer et qui reste dans les
flots x
32 alors là ça passe. oui.. oui
33 A : je crois ils x pour une raison. parce que s’ils doivent.
mourir
34 pour rien c’est encore pire
35 P : mhm. oui.. oui.. c’est hein. c’est pire (…)

Ces extraits attirent notre attention sur l’importance capitale


non pas simplement de ce que l’apprenant est capable de pro-
duire seul, mais de ce qu’il arrive à faire avec autrui et de ce que
la situation lui réclame de faire. On constate d’emblée que les
élèves mobilisent dans ces extraits des compétences langagières
très différentes. En (1), ils produisent des énoncés rudimen-
taires, consistant en des structures phrastiques simples de type
SV (O), voire en un simple « non ». En (2) par contre, ils mani-
festent des compétences langagières relativement complexes,
non seulement sur le plan linguistique (produire des structures
phrastiques complexes), mais aussi aux niveaux interactif (coor-
donner ses contributions avec celles d’autrui) et discursif
(contribuer à la gestion des contenus, défendre son point de vue,
développer un argument cohérent, etc.).
Or, si l’on s’en tient à une définition « externe » du contexte,
les deux situations peuvent être considérées comme similaires :
– les extraits sont tirés de discussions de littérature dans deux
classes de français langue étrangère de la région nord-est de la
Suisse alémanique, qui regroupent chacune une vingtaine
d’élèves ; – ces élèves sont de niveau comparable (« avancés »,
âgés de 17-18 ans, en fin du secondaire supérieur) ; – les profes-
seurs ont une quarantaine d’années et enseignent dans ces
classes depuis deux ou trois ans ; – l’activité se déroule dans une
même disposition spatiale des participants (le professeur est
placé face à ses élèves, dont les tables forment un U) et en
réponse à des conditions de préparation comparables (les élèves
avaient lu le texte à la maison).
Etant donné ces conditions convergentes, comment s’ex-
plique la différence radicale de complexité entre les productions
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 53

des élèves — et donc des compétences mobilisées ? Nous sou-


tiendrons que cette différence résulte largement de la manière
dont les deux situations sont interactivement configurées3.
Dans l’exemple (1), le questionnement du professeur consti-
tue le principe organisationnel dominant, dans la mesure où il
est le seul vecteur d’introduction des thèmes et d’organisation
interactive des échanges. Il s’agit de « fausses » questions (dont
la réponse est connue par les participants) qui actualisent un
cadre thématique défini à l’avance. Ce mode de reproduction va
de pair avec une organisation de l’interaction en séries de type
initiation-réaction-évaluation qui se fonde sur une répartition
régulière des statuts de participation occupés et qui limite les
élèves à une activité purement réactive. De par ces caractéris-
tiques, le professeur se révèle être le seul responsable de la
structuration de l’interaction, de la gestion de la trame théma-
tique et de l’agencement logique des contenus. En dépit d’une
construction conjointe de la situation de discours, le dialogue —
car formellement il y a dialogue — tend à la monogestion. Il en
résulte une situation qui confronte les élèves à des tâches dis-
cursives uniformes dont la complexité à la fois syntaxique et
argumentative est réduite au minimum. L’activité ainsi accom-
plie n’oblige pas les apprenants à mobiliser des savoirs et des
savoir-faire langagiers plus complexes ; elle sous-estime com-
plètement leurs compétences en langue, alors que l’on observe
qu’à d’autres moments les élèves de cette classe sont parfaite-
ment capables d’engager des activités discursives bien plus
complexes.
Ces propriétés contrastent avec celles du second extrait. Ce
dernier s’ouvre par une demande d’information de la part du
professeur (l. 1-9) qui invite les élèves à faire part de leurs points
de vue sur le sujet discuté. L’acte initiateur ainsi accompli ouvre
un espace discursif interprétatif immédiatement pris en charge
par un élève (l. 10). L’enchaînement de la première intervention
du professeur (l. 1-9) sur le discours antérieur de Françoise et de
Christophe est symptomatique de sa constante orientation vers
les propos des élèves, qu’il accompagne de régulateurs (l. 12, 19,

3. Tout en admettant que le thème de la discussion — l’assassinat d’une personne relaté


dans un roman policier vs la mort de victimes du fascisme relatée dans un roman
autobiographique — peut être un facteur motivant l’engagement des élèves. Il n’en
reste pas moins que cet engagement se matérialise en discours à travers une configu-
ration et un accomplissement interactifs.
54 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

24) et de commentaires interprétatifs (l. 29-32). A la ligne 16, il


intervient même pour inviter un élève à enchaîner directement
sur les propos d’un autre élève, ce qui dynamise les échanges.
Son intervention est intéressante : avec son « vous faites de l’his-
toire », il ne valorise pas seulement un type spécifique d’exper-
tise de l’apprenant, mais qualifie celui-ci d’interlocuteur valable,
ce qui a pour effet d’inciter un mouvement discursif complexe
de sa part. La mobilisation des ressources langagières s’articule
autour de la catégorisation interactive des locuteurs et de leurs
expertises : les compétences langagières sont mobilisées en
réponse aux rôles multiples d’apprenant de langue, d’élève par-
ticipant à l’interaction en classe, d’acteur doté d’un certain
savoir historique et qui est placé non seulement face à un ensei-
gnant de langue, mais aussi face à un acteur qui se montre inté-
ressé par les opinions de ses interlocuteurs.
Dans tout l’extrait, loin de se limiter à des actes réactifs, les
interventions des élèves sont porteuses de la trame thématique
localement construite au sein de mouvements argumentatifs
visant à défendre leurs points de vue. Le travail sur les compé-
tences proprement linguistiques n’est pas absent, comme en
témoigne la reprise par le professeur, en 14, de la construction
hypothétique formulée par F à la ligne 10/11 ; mais ce travail est
parfaitement intégré dans les enjeux communicatifs de
l’échange. Cette reprise apparaît par ailleurs à un moment
séquentiel intéressant. On remarquera que l’intervention de F à
la ligne 10 a la forme syntaxique d’une structure hypothétique
partielle [si X], réalisée en deux variantes consécutives : « si
nous aurions. appris quelque chose x si quelque chose comme
ça ne serait jamais possible ». Or, cette formulation projette une
suite du type [alors Y]. C’est précisément lorsque la première
partie de la structure [si X – alors Y] est achevée que le profes-
seur intervient en reformulant le propos de l’élève (l. 14) : « si ce
n’était pas. si ce n’était plus jamais possible ». Cette reformula-
tion implique à la fois un travail sur la langue (production de la
forme verbale correcte à l’imparfait) et un travail sur les conte-
nus (confirmation/clarification de la formulation initiale de F).
L’intervention du professeur fonctionne comme un élément che-
ville à orientation rétrospective et prospective. Elle confirme/
corrige interactivement la première partie de la formulation pro-
posée d’une manière hésitante par l’élève (voir sa reprise à la
ligne 10/11 et l’ajout précisant à la ligne 13) et consolide par là
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 55

même le terrain pour la formulation de la seconde partie :


« alors on pourrait dire qu’ils ne sont pas morts pour rien » (l.
15), précédée par un « mhm » confirmatif. Ainsi, la formulation
de la structure hypothétique se déploie de manière collaborative
à travers plusieurs tours de parole.
Ce point et les précédents montrent clairement que le dis-
cours naît ici d’une processualité et d’une construction conjointe
continues. Il instaure un contrat de parole qui place les élèves en
position légitime de co-responsables de la gestion locale de l’in-
teraction. Par ces propriétés, la situation demande aux élèves de
mobiliser des compétences d’une certaine complexité à la fois au
niveau de la structuration syntaxique de leurs énoncés (voir la
formulation hypothétique en 10/11), de l’organisation argu-
mentative et thématique cohérente de leur discours (voir le rai-
sonnement de cause à effet en 10-15) et de son intégration dans
la dynamique interactive : pour les élèves, il s’agit de gérer à la
fois un contenu, une activité discursive, une organisation inter-
active et une relation sociale. La complexité des compétences
ainsi mobilisées réside justement dans la gestion conjointe et
dynamique de ces diverses dimensions. De cette manière aussi,
les compétences langagières se trouvent impliquées non seule-
ment dans la compréhension d’une œuvre littéraire ou d’un fait
historique, mais encore dans la construction d’identités sociales
multiples d’apprenants, d’élèves, d’êtres de conscience, de
membres d’une culture qui a connu l’holocauste – et cela au sein
d’un double déploiement de compétences linguistiques et de
positionnements face à une thématique sensible.
Un dernier point mérite d’être soulevé : dans les deux ex-
traits, les échanges fonctionnent dans le cadre d’un polylogue
sans ruptures notables, même lorsqu’ils se déploient dans un
format interactif qui rappelle des exercices formels rigidement
structurés (ex. 1). L’accord sur les règles du jeu et les attentes
apparemment convergentes entre professeur et élèves suggèrent
que les deux formes interactives procèdent de leur expérience
partagée, relevant de cultures de communication scolaires qui,
loin d’être uniformes, laissent voir des facettes multiples. Sans
nous étendre sur l’éventuel potentiel acquisitionnel de telles
formes interactives contrastées (voir Pekarek, 1999 ; Pekarek
Doehler, 2002a), notons que les deux extraits montrent claire-
ment que les compétences sont mobilisées d’une manière indis-
sociable de l’établissement du sens discursif, de significations
56 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

sociales, de rapports intersubjectifs et de contextes d’action et


d’interaction. C’est en cela que la production des élèves n’est
pas un simple reflet de compétences langagières intériorisées
une fois pour toutes qu’il s’agirait seulement de mobiliser ; elle
est le produit complexe de leur interprétation de la situation,
des activités d’autrui, de leur valorisation interactive en tant
qu’interlocuteurs compétents et des tâches discursives qu’im-
pose l’articulation de leurs propres activités à celles d’autrui.

4.2. La contingence des compétences


4.2.1. Compétences linguistiques et savoirs disciplinaires
La dimension située, variable, contextuelle des compétences
va de pair avec la contingence des compétences les unes par
rapport aux autres. L’exemple (2) en a fourni un premier indice.
L’extrait suivant, tiré d’une classe d’immersion (enseignement
de la chimie en anglais dans un lycée de Suisse alémanique),
montre comment le déploiement de compétences strictement
linguistiques, en l’occurrence lexicales et morphologiques,
investit la mise en fonction de compétences interactives plus
larges.

(3) UB.1GL2.26.11.01, 153 sq.


1 P: are visiBLE and hOW do we test for the oxygen\..
how did we
2 test last week for oxygen… ((murmurs)) can anyone remem-
3 yes Stephanie
4 St : we : put a : a match which was ehm.. burn (-)
5 P: yes it was burning a little bit what what wha– how do
we
6 describe it it’s burning just a little bit it’s just a little bit
(red) in
7 English we sa : y.
8 St : ((quietly)) glow
9 P: yeah
10 St : glow
11 P: good glowing\ it was glOWing yes or it glow : s to– the
verb is
12 to glow/yes xxx but we didn’t call it a match’cause it
was too
13 long. what did we cAll this : kind of stick.. it’s in the
notes as
14 well/.. it’s called a glowing :/
15 X ? : ((quietly)) flint
16 P : flInt good yes\ and this test is for oxygen. good..
next/so we
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 57

17 tested for oxygen.. there is more oxygen in the


mineral
18 sparkling water/and now the conclusion\ (…)

Le professeur formule la tâche dans son premier tour de


parole (l. 1/3) : il s’agit d’expliquer une expérience de chimie
qui consiste à déterminer la quantité de carbo-dioxyde dans
l’eau. Une réponse est fournie par Stéphanie à la ligne 4. Cette
réponse déclenche une négociation prolongée de vocabulaire (l.
5-16) autour des termes « match » [allumette] et « burn » [brû-
ler]. Il est intéressant de noter que le travail sur les termes, qui
s’accompagne d’un travail sur la morphologie verbale (« glow »
[être incandescent] – « glowing » – « glows » – « to glow », voir
l. 8-11), n’est pas simplement soumis à la fonctionnalité discipli-
naire, mais qu’il a sa propre raison d’être ; la remarque métadis-
cursive du professeur sur la forme verbale (l. 11) en témoigne.
Bien que la séquence des lignes 5 à 16 mobilise des éléments
relevant de l’expérience de chimie (voir l. 5 et 11), son enjeu se
révèle d’ordre purement linguistique : une fois les termes
« glow » et « flint » [pierre à feux] retrouvés, le professeur passe
à une autre question sur l’expérience, sans reprendre ou préci-
ser la description de l’expérience (voir l. 15-18). Le travail disci-
plinaire occasionne certes un travail sur la langue, mais ce
dernier n’alimente pas à son tour le travail interactif sur le
savoir disciplinaire.
On remarquera également que l’élaboration de la terminolo-
gie linguistique appropriée en anglais est elle-même fondée sur
l’organisation interactive des échanges : elle se déroule dans l’al-
ternance des tours de parole du professeur et des élèves, au sein
d’un schéma interactionnel répétitif fondé sur la paire adjacente
question-réponse et dans le cadre d’une distribution fixe des
rôles locutifs (les questions sont posées par le professeur, les
réponses sont fournies par un élève). Sous ces conditions, la
mobilisation de ressources linguistiques et le travail sur ces res-
sources se réalisent de manière indissociable d’une organisation
interactive spécifique des échanges.
Ces caractéristiques se retrouvent dans l’extrait suivant, tiré
du même contexte immersif que l’exemple précédent et qui
montre une imbrication particulièrement marquée de compé-
tences linguistiques et de savoirs disciplinaires.
58 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

(4) UB.1GL2.26.11.01, 9-21


9 P: so then. we are going to discuss photosynthesis.
what is
10 photosynthesis… what i : s.. photosynthesis\… (11sec.)
11 SOnja what is photosynthesis\.
12 S : it’s ehm the way plants produce their food
13 P : yes it’s the way plant produc : es food. ehm what sort
of food
14 does the plant produce (3 sec.) what sort of food does
the plant
15 produce. LAUra
16 L : hm sugar
17 P : yes good. and what is the sugar. for that we looked
at last
18 week in the equation. Laura
19 L : glucose
20 P : it is yes. so. photosynthesis is the way plants produce
food/
21 and it starts off as. glucose..

Le travail sur la précision terminologique, passant de l’hypé-


ronyme « sugar » à l’hyponyme « glucose », se réalise ici sans
focalisation métalinguistique explicite. De façon intéressante, ce
travail s’effectue en sens inverse de celui de l’exemple (3) : les
termes sont produits par les élèves en réponse à des questions
non pas métalinguistiques mais académiques (l. 14/15 et 17/18)
et l’élaboration terminologique rend à son tour possible une
définition plus précise du phénomène chimique en question (la
photosynthèse : l. 20/21). L’orientation vers la langue est fonc-
tionnellement emboîtée dans le travail disciplinaire, contraire-
ment à l’exemple (3) où elle est simplement déclenchée par ce
travail.
Ces deux extraits montrent le travail sur les compétences à la
fois linguistiques et disciplinaires effectué par les participants,
travail situé, ajusté aux contingences de l’interaction ; sont ici en
jeu aussi bien un savoir linguistique, qu’un contenu discipli-
naire, qu’une façon de formuler ce contenu de manière précise
et appropriée à la tâche. Plusieurs compétences des élèves et de
l’enseignant se déploient ainsi et s’emboîtent continuellement.

4.2.2. Compétences linguistiques et processus de socialisation


Les exemples qui précèdent ne devront pas laisser croire que
l’imbrication des compétences est propre aux situations sco-
laires immersives, explicitement dévolues à la double élabora-
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 59

tion de compétences langagières et disciplinaires. On la retrouve


dans différentes activités en classe de langue seconde – telles les
discussions de littérature (voir l’exemple 2, supra) ou de thèmes
d’actualité — et dans diverses situations non scolaires —
comme les situations de travail unilingues ou plurilingues. On
la rencontre également dans les situations scolaires les plus
communes, dont les exercices traditionnels de grammaire. Les
deux extraits suivants, que nous avons discutés en détail
ailleurs (Mondada & Pekarek Doehler, 2004), en sont des illus-
trations parlantes.

(5) il4bIb, 1ère h, l. 102-114


[Exercice sur la complémentation du verbe ’aller’; les élèves sont invi-
tés à proposer tour à tour une sortie à leur amant(e) imaginaire. P est le
professeur.]
1 K : aller voir les étoiles
2 L : aller au théâtre au théâtre
3 F : ehm aller au cinéma
4 P : ah les : répétitions ne sont pas possibles
5 cl : ((rire))

(6) mond/ENV07123e
[Exercice sur les démonstratifs ; les élèves doivent tour à tour proposer
un SN démonstratif. E est l’enseignante.]
1 E Musa. au suivant.. le suivant/après ballon
2 M cette cette trousse
3 E CETTE trousse/comment on écrit
4 (0.5 s)
5 M té [er o u ((en épelant))
6 E [c– non/trousse c’est écrit/mais CETTE trousse
7 M mhm es e ((en épelant))
8 E cé/((en épelant))
9 M cé e té té e ((en épelant))

Dans l’exemple (5), F produit à la ligne 3 une complémenta-


tion grammaticalement correcte, « aller au cinéma », mais ne
respecte pas les contraintes de la tâche puisqu’elle répète un élé-
ment énoncé antérieurement. Dans l’extrait (6), M épelle à la
ligne 5 le substantif « trousse » au lieu du déterminant « cette ».
Dans les deux cas, l’élève produit une réponse linguistiquement
correcte, mais non adéquate et qui est rejetée par l’enseignante
comme non recevable. La faute des élèves n’est pas d’avoir pro-
duit une forme linguistique incorrecte, mais d’avoir mal inter-
prété la tâche.
60 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

Ces exemples, comme les précédents, mettent en lumière un


fait important : il n’y a pas, pour l’apprenant, de travail linguis-
tique indépendant d’un travail interactif lié au respect des for-
mats à l’œuvre, à la coordination mutuelle des contributions,
aux enchaînements des tours de parole ; il n’y a pas non plus de
travail linguistique indépendant d’un travail d’interprétation
socioculturelle plus large associé à la reconnaissance des
contraintes situationnelles et à la production d’activités appro-
priées. C’est la mobilisation simultanée de ces différentes com-
pétences qui permet à l’élève de se comporter de façon
appropriée dans son métier d’élève et à tout acteur de réagir à
la situation d’une manière adéquate. Il s’ensuit également que la
reconnaissance des compétences de l’élève et sa valorisation en
tant que locuteur ou apprenant compétent se configurent à tra-
vers ses modes de participation aux activités scolaires. Pour
l’élève, rendre reconnaissables ses compétences est inséparable
de sa participation appropriée à la pratique scolaire : une inter-
vention non adéquate risque d’être interprétée comme non cor-
recte.
Sur ces points, l’examen des extraits discutés dans cette sec-
tion rejoint les observations sur les deux séquences de littérature
contrastives analysées plus haut (voir 4.1). Ces exemples mon-
trent que la compétence langagière est toujours contingente à
d’autres compétences d’ordre socio-institutionnel et éventuelle-
ment interactif. Ils témoignent de la nature située des compé-
tences, de la difficulté qu’il peut y avoir à les transposer dans un
autre contexte et de l’impossibilité de les considérer comme dis-
ponibles dans leur totalité constamment et invariablement.

5. La nature située des compétences :


conséquences théoriques et pratiques

Cet article s’est proposé de réexaminer la notion de compé-


tence en langue sous l’angle de l’action. Les analyses et les
considérations théoriques présentées, se centrant sur la mobili-
sation des compétences en langue seconde, convergent vers une
critique radicale d’une définition individualisante, décontextua-
lisée et isolante de la compétence – compétence qui serait dépo-
sée dans le cerveau de l’individu et simplement transférable
d’un contexte à l’autre. Elles soulignent au contraire la nature
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 61

contextuelle et collective des compétences — qu’elles soient lin-


guistiques, pragmatiques, communicatives, etc. —, dont la
mobilisation (et éventuellement l’élaboration) est configurée au
cours d’activités pratiques qui s’articulent à des contextes socio-
culturels spécifiques, à des formes d’action, d’interaction et
d’intersubjectivité particulières. Elles font ressortir par là même
le caractère contingent de la compétence en langue dans la
mesure où celle-ci est inséparable d’autres capacités sociales et
interactives.
De ce point de vue, nos analyses prolongent, dans le domaine
des compétences, des observations émanant de travaux d’orien-
tation socioculturelle ou ethnométhodologique, ayant trait à la
contingence des processus cognitifs par rapport aux dimensions
à la fois locales et socioculturelles des activités pratiques. Sur le
plan local, il a été démontré que l’engagement des acteurs dans
l’interaction sociale, leurs modes de participation, leurs straté-
gies de résolution de problèmes et, par suite, leur développe-
ment cognitif, dépendent aussi bien de leur interprétation des
contraintes cognitives de l’activité que de leur interprétation de
la signification sociale de celle-ci, des attentes des interlocu-
teurs, des conventions communicatives et des structures inter-
actionnelles (voir Cicourel, 1973 ; Perret-Clermont, Perret & Bell,
1991 ; Wertsch, 1991b). Sur un plan plus global, il a été démon-
tré que les processus cognitifs se déploient diversement suivant
les contextes sociaux et institutionnels dans lesquels les sujets
(inter) agissent. Cole (1994) a montré que des élèves d’école pri-
maire accomplissent différemment, et avec des résultats diffé-
rents, un parcours d’activités en fonction de la localisation
institutionnelle de celui-ci (l’école, la bibliothèque, le club de
jeunes et la garderie d’enfants) ; Lave (1988) a établi, quant à lui,
que des sujets qui sont parfaitement capables d’effectuer des
calculs corrects dans des situations concrètes (calculer les prix
au marché ou la teneur en calories d’un repas) peuvent avoir
des difficultés à résoudre des tâches arithmétiques de même
ordre dans un test formel. Ces observations témoignent de la
dépendance contextuelle des compétences mises en œuvre.
D’autres travaux encore ont montré que le développement des
compétences langagières en langue première est lié de manière
complexe à certains processus de socialisation du sujet appre-
nant (Rogoff, 1990 ; Ochs, 1988), à sa manière de s’intégrer dans
des communautés de pratique, de se positionner en tant qu’ap-
62 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

prenant, homme ou femme, membre d’un groupe dominant ou


non, etc. Ces observations ne contestent pas que l’acquisition
suit des itinéraires relativement semblables chez les différents
apprenants d’une langue, mais elles montrent que les compé-
tences sont variables et sensibles aux lieux et aux pratiques de
leur mobilisation et de leur élaboration.
Cette manière d’aborder les compétences langagières est liée
à une certaine façon de concevoir l’articulation entre processus
cognitifs et activités sociales, qui a récemment promu les
notions de cognition située ou distribuée – notions qui opèrent une
déconstruction radicale des dichotomies classiques entre indivi-
duel et collectif, interne et externe, social et cognitif, dichoto-
mies critiquées tant dans l’optique socioculturelle (Cole, 1985)
que dans la perspective ethnométhodologique (Coulter, 1983 —
pour l’acquisition des langues secondes, voir Firth & Wagner,
1997). Ces notions ne nient pas que les aptitudes aient une
dimension individuelle et peut-être biologiquement détermi-
née, mais elles soulignent que ces aptitudes ne sont pas enfer-
mées dans les cerveaux des individus ; elles fonctionnent et se
(re-)configurent dans le cadre de pratiques quotidiennes et de
processus d’interprétation situés des acteurs.
De ces propriétés découlent d’importantes conséquences pra-
tiques pour l’enseignement des langues. Premièrement, les
observations mentionnées remettent radicalement en question
toute conception de l’évaluation comme procédure « neutre ».
Le test de langue, et donc l’évaluation de compétences indivi-
duelles, constitue une situation sociale complexe, impliquant à
la fois des capacités cognitives et des routines sociales (voir Mc
Namara, 1996). Cette situation requiert de l’apprenant non seu-
lement une mobilisation de compétences langagières, mais aussi
d’habiletés et de savoirs sociaux et institutionnels, dont notam-
ment la capacité à interpréter correctement la situation et la
tâche et à agir de façon appropriée. Ce qui est contrôlé dans un
test de langue est à la fois une certaine maîtrise de la langue et
une certaine maîtrise de la situation d’examen. Cela vaut aussi
bien pour les examens scolaires que pour les tests de compé-
tence auxquels sont soumis les sujets de recherches acquisition-
nelles (et autres).
Deuxièmement, les observations en question redonnent toute
leur importance aux formes de socialisation extrascolaire et à
leur parenté avec les cultures de communication scolaires. Cette
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 63

problématique est loin de se limiter aux contextes scolaires


pluri-culturels, au sens classique du terme ; elle concerne en
effet tout élève, toute situation d’enseignement/apprentissage.
Le métier d’élève consiste à mettre en œuvre des savoirs et des
savoir-faire d’une façon reconnaissable et acceptable et de les
intégrer dans un travail interactif, discursif et/ou socioculturel
situationnellement approprié. La gestion même du dynamisme
entre ces différents aspects constitue une tâche délicate dont
l’adéquation avec les savoirs et les savoir-faire des apprenants
concernés constitue une dimension centrale de l’efficacité acqui-
sitionnelle des pratiques scolaires.
Ces observations comportent un troisième point important :
en raison de sa nature située, la compétence ne peut être com-
prise en termes de simple logique de transfert, suivant laquelle
la compétence une fois acquise pourra être simplement mobili-
sée telle quelle dans des activités pratiques et des contextes
sociaux variés. La notion même de compétence située met en
question la disponibilité pour ainsi dire universelle des compé-
tences et replace au centre de leur définition la capacité d’adap-
tation, au sens d’exploitation située de ressources linguistiques
ou autres dans les contingences locales et historiques des évé-
nements communicatifs. Elle problématise par là même de
nombreuses situations d’examen qui présupposent justement ce
type de transfert.
Or, cette conception est lourde de conséquences. Implique-t-
elle qu’on peut considérer que rien n’est simplement stable, dis-
ponible, transférable ? La question est d’une importance
capitale non seulement pour accéder à une meilleure compré-
hension de la notion de compétence et du fonctionnement
cognitif qui la sous-tend, mais aussi pour élaborer des moyens
didactiques. Il est évident que les échanges communicatifs, à
l’instar d’autres pratiques communautaires, fonctionnent grâce
à un fond de connaissances et de compétences données et par-
tiellement partagées. Pour l’enseignement, le transfert des com-
pétences constitue par définition une visée centrale, du simple
fait que celles-ci devront être exportées de la classe et appliquées
à tout un éventail de situations futures. Ce transfert demeure
pourtant problématique, comme en témoignent de nombreuses
difficultés communicatives, bien connues, en particulier des
apprenants de langues secondes en situation scolaire. Alors que
la variabilité contextuelle peut être marginale en termes quanti-
64 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

tatifs, elle peut jouer un rôle tout à fait décisif dans le bon fonc-
tionnement des échanges communicatifs et des pratiques
sociales.
Se pose dès lors la question de savoir comment penser la
coexistence de la stabilité et de la sensibilité contextuelle des
compétences. Sur le plan didactique, une réponse à cette ques-
tion a été proposée avec la notion de genre textuel, désignant des
« formes langagières historiquement forgées, relativement stabi-
lisées, conventionnelles et reconnues socialement » (de Pietro,
2002, p. 57), telle qu’elle est comprise dans les travaux didac-
tiques de Dolz & Schneuwly (1998) par exemple. La notion est
dans ce cadre interprétée comme renvoyant non pas à des types
de productions discursives statiques, mais à des formes de pra-
tiques discursives dotées d’une certaine stabilité, régularité,
organisation récurrente, qui peuvent à leur tour revêtir des
formes variées de réalisation dans différentes situations com-
municatives. Cette notion confère une certaine stabilité aux
compétences à l’intérieur de chacune de ces « formes langa-
gières historiquement forgées », tout en soulignant que le pas-
sage d’une forme à une autre présuppose une adé-
quation/ré-élaboration partielle de ces compétences. Il s’agit
dans cette optique d’enseigner les genres « en tant qu’instru-
ments d’adaptation et de participation à la vie sociale/commu-
nautaire » (Bronckart & Dolz, 2000, p. 37).
Une voie assez semblable a récemment été proposée par Hall
(2003) dans le domaine de la recherche sur l’acquisition des
langues secondes. Cet auteur propose de penser la stabilité des
compétences en termes non pas de genres mais plus générale-
ment d’agrégats de pratiques discursives (aggregates of discour-
sive practice). Cette notion focalise des réseaux d’activités
sociales, et notamment discursives, aux frontières perméables,
qui se déploient et se développent au sein de ce que Lave &
Wenger (1991) appellent des communautés de pratiques ; elle
permet d’envisager les pratiques discursives à la fois en termes
d’accomplissement local et d’activités situées socio-culturelle-
ment, mobilisant des formes de faire et d’agir en partie stabili-
sées et donc régulières, routinières. Elle rejoint la première
proposition en considérant les compétences, dans le cadre d’une
conception du discours comme action, comme des maîtrises
pratiques en vue de la participation aux activités communau-
taires.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 65

Ces considérations montrent clairement que concevoir la


compétence comme ancrée dans l’action ne revient pas à nier
qu’il existe quelque chose de plus stable, de plus durable ; cela
ne signifie pas non plus qu’il faille traiter comme séparées les
dimensions locales et socioculturelles de l’action. L’action elle-
même n’est pas réalisée à chaque fois à partir de rien. Elle se
matérialise au contraire au travers des « méthodes » des acteurs
et au sein de communautés de pratiques qui mettent en œuvre
des formes d’agir partiellement sédimentées au travers du
temps.
Penser la compétence comme enracinée dans l’action
implique de la concevoir comme foncièrement plurielle. On
peut soutenir que sa mobilisation repose sur des agglomérats de
composantes centrales et périphériques (qui ne renvoient pas
simplement à du stable d’une part, et à du contingent de l’autre)
en fonction des sphères (agrégats ?) de pratiques sociales dans
lesquelles la compétence est mobilisée ; les frontières entre les
compétences sont perméables, ce qui rend possible des com-
pensations variées réalisées dans et à travers l’action.
L’adaptation, la variabilité, la contingence des compétences par
rapport aux activités pratiques ressortent, dans cette optique,
comme les éléments constitutifs de toute compétence. Il est vrai
que cette notion déstabilise profondément les modèles domi-
nants de la compétence. Mais elle constitue aussi un défi en vue
d’une modélisation qui reconnaît comme centrale la dimension
actionnelle et interactionnelle du langage.

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ANNEXE :
Conventions de transcription

[ ] chevauchements
. .. … pauses
(2 s) pauses en secondes
/ \ intonation montante/descendante\
xxx segment inaudible
exTRA segment accentué
((rire)) commentaires du transcripteur
: allongement vocalique
par- troncation
(il va) essai de transcription d’un segment difficile à identifier
La didactique de l’oral :
savoirs ou compétences ?
Serge Erard et Bernard Schneuwly
IFMES ET UNIVERSITÉ DE GENÈVE

La rhétorique s’est ajoutée comme une


« technique » à l’éloquence naturelle, mais
cette technique plonge dans une démiurgie
spontanée […] la rhétorique fut cette technè
qui rendit le discours conscient de lui-même.
(PAUL RICOEUR, La Métaphore vive, p. 14)

Cette contribution a pour but d’apporter quelques éléments


pour repenser les finalités, les objectifs et les démarches de l’en-
seignement de l’oral à l’école obligatoire. Elle comporte deux
parties : après une brève mise en situation historique de l’ensei-
gnement de l’oral (1), nous décrirons quelques éléments de l’ap-
proche didactique que nous proposons en ce domaine (2) ; nous
situerons ensuite cette approche dans une conception plus large
de la mission de l’école (3) ainsi que dans le débat actuel autour
de la notion de compétence, en formulant quelques considéra-
tions concernant l’utilité de ce concept et la (partielle) futilité du
débat à son propos (4).
70 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

1. Etat des lieux de l’enseignement de l’oral


L’enseignement de l’oral1 est à la fois ancien — pensons à la
rhétorique et à ses formes transposées au XIXe — et récent, et les
travaux qui en retracent l’histoire sont encore assez rares2. On
peut néanmoins distinguer3, en ce qui concerne l’oral à l’école
obligatoire, deux grandes périodes divisées chacune en deux
sous-périodes. La première période débute dans la seconde moi-
tié du XIXe : sur fond d’une conception représentationnelle de la
langue et de la consolidation du français en tant que discipline
scolaire, elle a vu s’institutionnaliser une démarche ayant
comme point de départ la lecture et la récitation, et comme cou-
ronnement la composition et l’élocution, ceci dans le cadre d’un
dispositif axé sur la grammaire, l’orthographe, le vocabulaire et
la conjugaison. Le travail sur le parler de l’élève se faisait alors
en fonction de l’écrit, parole et écriture étant conçues comme fai-
sant partie d’une même et unique langue [« la dimension évé-
nementielle de la prise de parole est subordonnée au support
graphique sur lequel la cohérence thématique s’inscrit »
(Ronveaux, 2004, p. 10)], la récitation et l’élocution étant les
exercices-phares du dispositif. Après la première guerre mon-
diale, la forte influence du mouvement de l’Education nouvelle
marque une deuxième sous-période au cours de laquelle est
apparue, dans les plans d’études et les discours pédagogiques,
la possibilité de donner la parole aux élèves dans des « cause-
ries », des « narrations », des « exposés », des « discussions »
voire des « débats », sans cependant que la primauté de l’écrit
ne soit abandonnée, ni que ces occasions d’expression ne
deviennent à aucun moment des objets d’enseignement.

1. Nous utilisons ce terme pour des raisons essentiellement pragmatiques ; s’il est vrai
qu’à un moment très bref de l’histoire de l’enseignement du français, c’est bien
« l’oral » qu’on a proposé d’enseigner, de fait c’est à produire et à comprendre des
textes et à une vision de ce qu’est produire et comprendre que forme l’école ; nous y
reviendrons. Comme formule brève et compris en ce sens, le terme peut être utile, tout
en mobilisant des connotations parfois fâcheuses, notamment par la dichotomie qu’il
introduit entre oral et écrit, dont on sait les problèmes qu’elle pose pour l’enseigne-
ment du français langue première.
2. Ronveaux (2002, 2004) et Rey (2001, 2004) présentent des histoires dédiées spécifique-
ment à l’enseignement de l’oral ; on trouve des éléments dans les histoires de la disci-
pline (voir Boutan, 1996 ; Chervel, 1998 ; Savatovsky, 1999) ; pour une vision de
l’histoire plus récente de l’enseignement de l’oral, voir Marchand, 1971 ; Schneuwly,
1996/7 ; Dolz & Schneuwly, 1998.
3. Pour cette périodisation, nous nous basons également sur un chapitre de la thèse en
cours de rédaction de Thérèse Thévenaz.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 71

La seconde période est liée au tournant communicatif qui


s’est amorcé en français langue première dans les années 60 et
qui, en Suisse romande, s’est manifesté au niveau des plans
d’études dans les années 70 : le terme « oral » y est introduit
comme dimension de la description des objets du travail sco-
laire, voire comme objet tout court. Cette introduction s’articule
à deux objectifs distincts, bien que inter-reliés : dans une pers-
pective influencée notamment par la linguistique, il s’agit de
faire apparaitre la différence entre l’oral et l’écrit, à tous les
niveaux du fonctionnement langagier (morphologique, syn-
taxique, phrastique, textuel). La visée principale demeurant une
meilleure maitrise de l’écrit, fondée sur le langage de
l’élève mais s’en différenciant, mais également une transforma-
tion du parler des élèves (l’écoute restant très marginale, plutôt
moyen qu’objet du travail scolaire) en fonction des situations de
communication.
Comme le montre Lazure (1991) dans une analyse exhaustive
des approches didactiques proposées, on note dans un premier
temps une dominance des approches centrées sur la différencia-
tion entre oral et écrit, et sur la prise de conscience de leurs spé-
cificités ; celles-ci se prolongeant souvent dans la mise en
évidence, voire l’exercice, de registres de langage appropriés à
des situations dites « formelles ». Cette démarche a très rapide-
ment été complétée, dans la perspective alors qualifiée de « libé-
ration », par des approches préconisant l’apprentissage
« spontané » de l’oral dans le cadre de la création de situations
variées d’expression orale des élèves.
Dans le débat actuel4 autour de l’enseignement de l’oral, on
peut distinguer deux approches proposant des accentuations
différentes et dont la compatibilité demeure encore incertaine.
La première insiste fortement sur la possibilité de développer
les capacités des élèves en s’appuyant sur les situations mul-
tiples de la vie de classe, où l’oral est l’outil principal d’appren-
tissage. Dans cette perspective, les objets de recherche sont
essentiellement ces pratiques orales mêmes, dont le fonctionne-
ment est décrit avec minutie, et sur lesquelles les enseignants
pourraient intervenir plus ou moins directement, pour les trans-
former et les rendre plus efficaces. L’intervention didactique ne
serait dans ce cas qu’« incidente » ; elle viserait à améliorer la

4. Voir Programme national de pilotage (2003) pour un ouvrage récent qui rassemble diffé-
rentes conceptions de l’enseignement de l’oral.
72 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

maitrise des genres scolaires « naturels » que sécrète l’institu-


tion à travers son fonctionnement même (pour une synthèse,
voir Garcia-Debanc & Delcambre, 2001-2, ainsi que Nonnon,
1999 ; voir également Garcia-Debanc & Plan, 2004 ; Grandaty &
Turco, 2001). On pourrait affirmer (voir Dolz & Schneuwly,
1996) qu’il s’agit là d’un interactionnisme essentiellement inter-
subjectif, dans la mesure où la démarche donne la priorité à la
dynamique des échanges lors de l’apprentissage. La seconde
approche part du postulat selon lequel enseigner l’oral signifie
développer la maitrise de diverses situations de communication
publiques (au travail, à l’école, dans l’administration ou la poli-
tique), par l’appropriation des genres correspondant à ces situa-
tions. Elle se distingue notamment de la première sur deux
points : a) elle isole des genres — qui peuvent être des genres
scolaires qui fonctionnent dans un contexte d’appropriation de
savoirs (compte rendu), ou des genres « non scolaires » (débat,
conte lu à d’autres)5 — pour en faire des objets de travail didac-
tique ; b) elle fournit à l’élève, par des démarches diversifiées,
systématiques et partiellement décrochées de l’activité langa-
gière, des outils langagiers pour mieux maitriser les genres tra-
vaillés. On pourrait donc parler ici d’un interactionnisme non
seulement intersubjectif, mais instrumental ou sémiotique6 et
dire qu’il s’agit d’une didactique non pas seulement de la com-
munication mais du français, axée sur les spécificités de cette
langue : en plus de travailler en français, on travaille sur le fran-
çais.
C’est dans cette seconde perspective qu’a été mené le travail
de l’équipe « Français Oral » de la FPSE à Genève, dans le cadre
d’un projet de recherche7 cofinancé par le FNRS et COROME,
qui visait la définition d’objectifs d’enseignement précis et pro-
cédait à l’expérimentation de séquences d’enseignement-
apprentissage relatives à des genres de la parole publique, dans
le but d’observer leurs effets sur l’amélioration des capacités
5. L’expression « non scolaire » est entre guillemets parce que tout genre, par le fait
même qu’il entre dans l’institution-école, devient évidemment scolaire. La transposi-
tion didactique change sa valeur d’usage : il devient, entre autres et parfois surtout,
« genre pour et à apprendre ».
6. Nous reviendrons plus loin sur quelques arguments qui nous font adopter cette
appellation.
7. Projet financé par le Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique (requête 11-
40505.94) et COROME, auquel ont participé, sous la direction de Bernard Schneuwly,
Jean-François De Pietro, Joaquim Dolz, Janine Dufour, Serge Erard, Sylvie Haller,
Massia Kaneman, Christiane Moro, Gabriella Zahnd.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 73

langagières des élèves. Le principe de base de cette approche est


défini comme suit : « La finalité de l’enseignement langagier est
d’amener les élèves à maitriser des formes langagières qui
impliquent un rapport plus conscient et volontaire à leur propre
comportement » (Schneuwly, 1996-7, p. 8). Examinons mainte-
nant plus en détail cette démarche.

2. Travailler la parole publique

La démarche que nous avons mise en place a fait l’objet d’une


présentation théorique plus complète dans Dolz & Schneuwly
(1998)8 ; dans ce qui suit, nous en décrivons les principaux
contours, pour pouvoir discuter ensuite de la manière dont
nous la situons dans le travail général de l’école, ainsi que dans
le débat au sujet de sa nécessaire transformation, dans lequel se
trouve impliqué le concept de compétence.

2.1. Des ingrédients pour un travail


sur la parole publique des élèves
Enseigner les genres de la parole publique implique tout
d’abord que cet objet soit « présentifié » (rendu présent) en
classe, ce qui pose un problème particulier dû à la matérialité
même de l’oral (verba volant) ; cette parole « présentifiée » doit
être érigée en objet d’étude, par les voies multiples de l’obser-
vation, de la comparaison, de la description, de l’élémentarisa-
tion, de l’exercice, de la réalisation. De même qu’il n’a pas
toujours été évident que l’écriture pouvait s’apprendre et être
enseignée, la transformation de l’oral en objet enseignable ne va
pas de soi, et requiert un travail de longue haleine auprès des
protagonistes du système scolaire. Pour que se crée peu à peu
une tradition en ce domaine, un ensemble de conditions géné-
rales doivent être remplies, et les enseignants doivent notam-
ment disposer d’outils spécifiques adaptés. Nous commen-

8. Nous nous centrons plutôt sur les capacités de production orale, tout en incluant éga-
lement des dimensions d’écoute et de compréhension. L’ouvrage de Soussi, Baumann,
Dessibourg, Broi & Martin (1998) donne une excellente vue d’ensemble des représen-
tations de l’oral et des capacités de compréhension des élèves de sixième primaire ; il
esquisse également quelques pistes pour développer de nouvelles pratiques qui pro-
longent celles que nous décrivons ici.
74 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

terons ci-dessous les aspects principaux9 du dispositif qui nous


parait devoir être mis en place.

Observation et analyse de textes oraux liés aux pratiques sociales


Comme à l’écrit, il semble aujourd’hui évident de fonder la
didactique de la production sur la prise en compte des pratiques
sociales de référence, en l’occurrence sur les genres oraux ordi-
naires : c’est l’observation de ces genres qui guide l’ingénierie
mise en place dans l’enseignement, et c’est leur analyse qui fait
apparaitre leurs régularités et qui garantit une conception
tenant compte de leurs variantes effectives.

Constitution d’un corpus


La didactique de l’oral requiert la constitution d’une base de
données, dans laquelle l’enseignant puisera des illustrations,
des suggestions et des prescriptions. Ce réservoir devrait com-
porter des modèles de genres de provenances les plus diverses
(à suivre ou non), des travaux d’apprenants inégalement réussis
illustrant les difficultés rencontrées, ou encore des exercices de
prise de parole et d’écoute.

Entrainement des capacités d’écoute


Par le truchement d’activités d’écoute orientée, les appre-
nants seront amenés à centrer leur attention sur une probléma-
tique particulière au genre travaillé : il peut s’agir de l’organisa-
tion du contenu ou de la progression thématique, des types
d’échanges et de leur gestion (spécialement dans les textes
oraux interactifs), des éléments de prosodie comme l’intonation,
le débit, les pauses, dans leur lien avec ce qui est dit, des
mimiques (avec leurs aspects facilitateurs de l’expression ou
révélateurs de difficultés) et des gestes (avec leurs fonctions par
rapport à la parole), des faits de langue (les unités linguistiques
caractéristiques, comme les marqueurs de discours et les orga-
nisateurs textuels, les citations, les formules de prise en charge
énonciative, etc.). En outre, au travers d’activités comme la
reprise ou la reformulation de la parole d’autrui, les élèves

9. On trouvera dans Dolz, Noverraz & Schneuwly (2001) des exemples de séquences
d’enseignement qui mettent en pratique en classe les éléments ici proposés. Des
démarches similaires ont été entreprises notamment par Vilà i Santasusana (2002) en
Espagne, ou Cordeiro (2003) au Brésil. Les principes organisateurs de ces séquences
sont également en partie à la base du plan d’études cadre suisse romand (PECARO)
actuellement en consultation (www.ciip.ch/ciip/pdf/index-pecaro.pdf).
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 75

auront l’occasion de manifester leur écoute et leur compréhen-


sion et pourront également entrer en dialogue avec l’autre grâce
à la production d’enchainements.

Elaboration d’exercices de productions orales simplifiées


Les diverses dimensions du genre travaillé en classe (voir la
notion de « modèle didactique », infra) et les différents niveaux
de la production langagière (voir Bronckart, 1997) font l’objet
d’activités d’entrainement visant leur appropriation progres-
sive. Peuvent par exemple faire l’objet d’exercices : la relance et
la formulation de questions dans l’interview ; l’étayage de son
opinion et la réfutation de celle de l’adversaire dans le débat ;
l’annonce du plan et l’explication des termes techniques dans
l’exposé ; l’intonation expressive et l’articulation des mots dans
la lecture d’un conte à d’autres, etc.

Enregistrement des productions des élèves


L’enregistrement audio ou vidéo permet de conserver une
trace de l’oral des élèves et d’éviter que leurs paroles ne s’envo-
lent ; sans celui-ci, les opérations d’objectivation, de révision, de
régulation et d’évaluation seraient pour le moins difficiles. Par
l’emploi de cette technique, l’oral peut devenir un objet obser-
vable, un objet d’étude mis à distance et ce faisant susceptible de
déclencher des mécanismes de contrôle volontaire. En outre,
comme à l’écrit, une première production peut devenir un
brouillon à améliorer, à réviser ; dans un premier temps en effet,
l’élève peut analyser ses réussites, puis ensuite prendre
conscience des difficultés rencontrées. Cette technique permet
aussi à l’enseignant de réguler ses interventions de manière plus
fine et efficace ; et elle permet que l’évaluation, surtout si elle est
réalisée conjointement par les élèves et l’enseignant, s’applique
à des productions stockées sur un support stable. Enfin, si l’on
veut être à même de comparer les productions initiales et finales
des élèves, les unes et les autres doivent pouvoir être restituées.
Sinon, comment l’enseignant pourrait-il montrer aux élèves que
des progrès ont été réalisés ou restent à faire, et comment pour-
rait-il ajuster ses stratégies lors de tentatives ultérieures d’ensei-
gnement d’un autre genre oral ? Pour céder à une mode
actuelle, nous pensons qu’à terme chaque élève pourrait se
constituer un « portfolio » des divers enregistrements qu’il a pu
rencontrer dans son parcours scolaire.
76 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

Elaboration de normes propres au code oral et au genre travaillé


Une didactique de l’oral ne saurait se concevoir sans une
réflexion approfondie sur les questions d’évaluation. Celles-ci
sont organiquement liées à deux types de normes : d’une part
les normes propres au code oral, qui méritent une étude atten-
tive si l’on veut éviter le risque permanent d’évaluer l’oral à
l’aune de l’écrit ; d’autre part les règles d’usage liées au genre —
qui sont à la fois des aides et des contraintes —, qui doivent être
connues des élèves et révisées avant la production finale.

2.2. La distinction oral privé/oral public


Tout l’oral – si tant est qu’une telle expression ait un sens – ne
doit pas faire l’objet d’un enseignement. Pour délimiter le
champ d’intervention de l’école, il semble utile de distinguer
entre oral public et oral privé, le premier seul étant susceptible
d’être travaillé à l’école (voir tableau 1).

ORAL
ORAL PRIVÉ ORAL PUBLIC
ORAL SPONTANÉ ORAL CONTROLÉ
≠ ORAL SOUTENU ≠ ORAL SOUTENU

Respect des règles et des conventions

ORAL FORMEL

GENRES ORAUX GENRES ORAUX


réalisés en privé réalisés en public
• entretien téléphonique • interview Favorisant les
• discussion de bistrot • exposé apprentissages
scolaires
• début de préau d’école • CR d’expérience
• scène de ménage • ...
• ... • débat public Faisant partie
• théâtre de la vie
• témoignage (instance off.) publique
• ...

Tableau 1 : Oral public et oral privé


COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 77

L’école publique obligatoire a pour rôle d’accroitre les capa-


cités langagières orales des élèves, afin que ceux-ci puissent
acquérir (par l’intermédiaire de l’interview par exemple) et
transmettre (par l’intermédiaire de l’exposé par exemple) des
savoirs dans le cadre scolaire. Il est à l’évidence nécessaire aussi
que l’école prépare les élèves à participer activement à une vie
publique présente ou future (par l’intermédiaire du débat par
exemple). Mais ce premier ordre de finalité (quasi) immédiate
n’épuise de loin pas le potentiel de l’apprentissage des
genres oraux : ce qui est en jeu n’est pas seulement leur maitrise
en soi, mais, à travers celle-ci, la construction de nouvelles
manières de produire du langage, et la connaissance des formes
et des modes de production qui y sont impliqués.
Nous avons présenté ailleurs en détail les présupposés psy-
chologiques du fonctionnement de ce que nous avons appelé la
« parole publique »10 (voir Schneuwly, 2003 ; 2004). Ceux-ci se
situent sur quatre dimensions qui impliquent un travail intense
et approfondi ainsi que la maitrise d’outils psychiques variés
dont l’appropriation constitue précisément le but des séquences
didactiques dont nous venons de décrire le principe. Nous nom-
mons la première dimension fictionnalisation de la situation de
communication, dans la mesure où les instances physiques et
sociales de la production/réception immédiate de la parole ne
constituent qu’une part des paramètres régulant le déroulement
d’une prise de parole publique. La deuxième, découlant de la
précédente, consiste en la monologisation (au moins partielle) du
discours et en son contrôle intérieur lors de la production : les
mécanismes de contrôle de la production langagière doivent en
effet ici faire l’objet d’une intériorisation plus importante. La
troisième dimension a trait à la préparation de ce qui est à dire :
ce contenu ne s’élabore pas nécessairement dans le hic et nunc de
la production orale, mais nécessite souvent une démarche pré-
paratoire, souvent sur la base de l’écrit, instaurant par là même
un système interactif complexe entre les deux modalités. La der-
nière dimension concerne la voix et le corps, qui véhiculent la pro-
duction d’un message selon des modalités nouvelles et
partiellement contrôlées (parce que partiellement contrôlables)
et anticipées.
La prise de parole publique implique ainsi tendanciellement
un rapport que nous qualifions, avec Vygotski, de plus volon-
10. Nous préférons ce terme à « oral » pour des raisons évoquées plus haut.
78 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

taire et de plus conscient : ce rapport se construit à travers l’ap-


propriation d’outils, parmi lesquels le discours sur la parole
elle-même11. Cette parole et le rapport à celle-ci se transformant,
il s’agit dès lors de « réorganiser le système psychique antérieur
du langage oral » (Vygotski, 1985, p. 260). La centration sur la
parole publique comme objet privilégié de la didactique de
l’oral dépasse ainsi de loin la simple fonctionnalité immédiate
de la maitrise de situations et de la résolution de problèmes. La
visée du processus de formation est bien plus ample, et le choix
de la parole publique se justifie aussi — et peut-être principale-
ment — par cette finalité de transformation du rapport à sa
propre parole vers plus de volonté et de conscience.
Dans le cadre de la recherche à laquelle se réfère la présente
contribution, nous avons étudié et observé dans des classes la
possibilité d’enseigner l’expression orale en travaillant des
genres de l’oral public tel que défini plus haut. Toutefois les
genres sociaux comme le débat télévisé ou l’interview radio-
phonique ne peuvent pas être enseignés sans être modifiés, sco-
larisés, « transposés » précisément, c’est-à-dire, d’une part
adaptés aux finalités de l’école publique, et d’autre part trans-
formés en objets enseignables dont les éléments constitutifs sont
définis en fonction des capacités des élèves, du cadre scolaire et
de l’objet social de référence. C’est ce travail didactique essentiel
que vise notre concept de « modèle didactique d’un genre », que
nous allons brièvement expliciter et que nous illustrerons pour
le genre « débat ».

2.3. Le modèle didactique du « débat »


Tout enseignement implique l’existence, plus ou moins intui-
tive ou explicite, d’un modèle didactique de l’objet enseigné.
Pour contrôler le mieux possible le processus d’enseignement,
la construction systématique de modèles didactiques semble
une voie nécessaire à adopter afin de définir ses dimensions
« enseignables ». Dans notre travail, nous avons dès lors été

11. C’est la raison pour laquelle nous parlons d’un interactionnisme social et instrumen-
tal (ou sémiotique), mettant en évidence la dimension essentielle des outils sémio-
tiques, dont l’appropriation seule permet la construction de systèmes psychiques
relativement stables, appropriation garantie par les interactions sociales dans les-
quelles fonctionnent d’ailleurs ces outils, sous des formes extérieures et donc diffé-
rentes. Nous n’entrons pas ici en matière sur le processus complexe d’intériorisation
qui est toujours aussi condensation, transformation des outils, différenciation et arti-
culation de systèmes psychiques.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 79

amenés à clarifier et à préciser le concept de « modèle didac-


tique »12, comme élément théorique de notre pratique d’élabo-
ration de séquences didactiques. Dans notre perspective, un
modèle didactique se construit à l’intersection de quatre sources
de données, qui assurent à la fois sa légitimité (prise en compte
des pratiques sociales de référence et de la littérature scientifique et
d’expertise existante) et sa pertinence (prise en compte des pra-
tiques – en développement – des élèves, en tant qu’elles rendent
visibles des obstacles, des résistances, et des pratiques scolaires,
en tant qu’elles témoignent des contraintes situationnelles ou
éthiques pesant sur le genre à enseigner). Pour autant qu’on
exploite pleinement ses ressources, le modèle, par son caractère
génératif, offre ainsi des objets potentiels pour l’élaboration de
séquences d’enseignement-apprentissage destinées à des appre-
nants de degrés différents.
Pour prendre le cas particulier du débat, la question s’est
posée de savoir comment en construire un modèle et le rendre
« enseignable » (pour plus de détail, voir De Pietro, Erard &
Kaneman-Pougatch, 1997).
Dans un premier temps, il a été nécessaire de comprendre les
liens qu’entretient le débat régulé avec des genres proches
comme ceux produits dans les conseils de classe (milieu sco-
laire), les travaux de commissions et les débats idéologiques
(milieu politique), les débats sur des questions scientifiques
(milieu scientifique), les tables rondes et les panels (milieu des
médias), les délibérations et les procès (milieu judiciaire), etc. A
l’issue de ce travail de comparaison, qui a mis en évidence
divers types de fonctionnements plus ou moins démocratiques,
plus ou moins régulés, et divers lieux de production plus ou
moins publics, plus ou moins ouverts, il est apparu qu’aucun de
ces genres sociaux ne pouvait être importé tel quel en classe, soit
en raison de leur rhétorique trop liée au pouvoir (stratégies
visant l’efficacité, recours à la mauvaise foi, argumentation
« bétonnée », usage abusif d’arguments d’autorité, jeux avec
l’affectif ou sur la sensibilité), soit en raison de leur rapport
étroit à la vérité ou à la justice (présence de données irréfutables

12. Nous avons développé en détail ailleurs (De Pietro & Schneuwly, 2003) notre concept
de modèle didactique, en montrant notamment qu’il peut être plus ou moins intuitif
et explicite et en analysant la place théorique qu’il occupe dans le champ de la didac-
tique (du français).
80 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

ou de faits indéniables), soit encore en raison de la dérégulation


de leur déroulement (irrespect de l’adversaire et des tours de
parole, théâtralisation du propos). Par la suite, la consultation
de la littérature disponible sur le genre nous a permis de cerner
certaines difficultés conceptuelles qui se présentaient. Enfin,
après avoir organisé et enregistré un débat d’adultes devant une
classe, il a été possible d’analyser en détail le fonctionnement et
la dynamique d’une discussion respectant des règles scolaire-
ment acceptables et de constituer ainsi un modèle didactique du
genre.

Tableau 2
Elaboration d’un modèle didactique du débat
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 81

Pour élaborer une séquence didactique, on attribue les


dimensions enseignables du genre à un cycle d’apprentissage
donné et on met sur pied un enchainement d’activités langa-
gières imbriquant production et réception. Comparons les
dimensions travaillées dans deux séquences didactiques réali-
sées pour COROME (Dolz, Noverraz & Schneuwly, 2001, vol. 2
et 4), l’une pour des 3e/4e degrés (primaire), l’autre pour des
7e/8e degrés (secondaire). Au primaire, on travaille la distinc-
tion entre opinion et argument, l’habillage et l’étayage de l’opi-
nion, l’écoute d’interventions pour apprendre à enchainer en
soutenant ou en s’opposant, l’animation et la conduite du débat
(ouverture, clôture et relance). Au secondaire par contre, on tra-
vaille les marques de prise en charge énonciative, l’approfon-
dissement des arguments d’autrui, l’expression du désaccord
(réfutation et anticipation des arguments adverses). Ces deux
descriptions donnent en outre à voir la conception spiralaire de
l’apprentissage qui est à l’œuvre dans le curriculum sur l’argu-
mentation.

2.4. Nécessité d’un curriculum explicite


du travail sur la parole publique
Ces quelques éléments d’une didactique montrent que de
nombreuses questions restent ouvertes, et plus particulièrement
dans les domaines suivants :
• celui de l’évaluation des productions des élèves, en particulier
l’évaluation de leurs capacités langagières orales ;
• celui de l’organisation d’une progression dans les apprentis-
sages à travers la scolarité obligatoire (c’est la délicate ques-
tion du curriculum) ;
• celui du mode de construction des capacités langagières qu’on
pourrait appeler complexes, fonctionnant dans des contextes
publics : obstacles, ressources nécessaires, capacités impli-
quées, y compris du contrôle de soi.
Pour y répondre, un long travail de recherche est encore néces-
saire, auquel s’attellent de nombreux enseignants et didacti-
ciens. Plutôt que de suivre leur piste, nous allons essayer de
clarifier quelques questions concernant la place de cette
approche dans l’institution scolaire d’aujourd’hui et les débats
qui la secouent depuis un certain temps.
82 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

3. L’école et les savoirs

Dans ce qui suit, nous allons re-situer notre approche de


l’oral dans le cadre d’une conception plus large de l’école, dont
nous esquisserons les grandes lignes ; ce qui nous permettra
ensuite (voir 4) de nous prononcer sur la question aujourd’hui
lancinante d’une organisation possible de l’enseignement
autour des compétences.
Notre approche de l’école est fondée sur un ensemble de pré-
supposés théoriques et politiques que nous pouvons résumer en
trois points essentiels :
• une concentration de la mission de l’école sur la construction
de savoirs ;
• une vision de l’école comme lieu d’enseignement ;
• une conception du développement comme construction de
systèmes psychiques complexes.
Nous allons dans un premier temps développer ces trois points,
avant de les mettre en rapport explicite avec la question de l’en-
seignement de l’oral.

3.1. Une école visant les savoirs


Omnes, omnia, omnino disait Comenius. Sans doute faut-il
revisiter cette utopie didactique (Bronckart & Schneuwly, 1991)
à la lumière de ce à quoi l’école donne vraiment accès aujour-
d’hui à chacun, et dont les grandes enquêtes évaluatives don-
nent un aperçu : à la fois beaucoup — pas tout —, mais de loin
pas pour tous. Les raisons en sont complexes, mais surtout exi-
gent une réponse claire sur ce qui constitue le noyau dur de l’en-
treprise « école » : permettre de construire des savoirs. Notre
concept de savoir est large et inclut les savoir écrire13, lire, et
bien sûr dessiner ou chanter, et la spécificité de l’intervention
scolaire en ce domaine est double : l’école intervient sur des
savoirs existants des élèves et les transforme en les érigeant en
objets d’étude dans un espace peu contraint par des nécessités
immédiates ou fonctionnelles en dehors d’un cadre créé pour les
apprendre ; elle crée ainsi des espaces permettant aux élèves de
construire de nouveaux savoirs en transformant et combinant
les savoirs acquis, et elle met à leur disposition les outils néces-

13. Nous pourrions bien sûr aussi écrire : savoir-écrire, savoir-lire,… variantes orthogra-
phiques pleines de significations. Laissons la question ouverte et acceptons les deux
orthographes, car les deux font sens ici.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 83

saires pour cette construction. Ces savoirs sont d’ordres très dif-
férents, mais peuvent pour l’essentiel être regroupés dans les
grands domaines identifiés par la tradition scolaire depuis
Comenius14, à savoir :
• les langues avec, d’une part un travail sur la langue mater-
nelle dans ses dimensions pratiques et de connaissance,
d’autre part l’apprentissage d’autres langues, conditions pour
connaitre sa propre langue et celles d’autres cultures ;
• les mathématiques ;
• les sciences de la nature, se différenciant notamment en phy-
sique, chimie et biologie ;
• les sciences sociales, principalement la géographie et l’his-
toire ;
• l’expression artistique, comprenant la musique, les arts plas-
tiques, mais également les travaux manuels et l’artisanat ;
• les activités corporelles et physiques, comprenant les activités
de rythmique, de gymnastique, d’éducation physique et spor-
tive.
C’est dans le cadre de ces domaines (ou « disciplines ») sco-
laires que se définissent les savoirs à acquérir, qui sont autant de
manières de répondre à des situations ou problèmes attestables
dans ces mêmes domaines. Rappelons que pour nous, la notion
de « savoir » est large, et inclut les dimensions de savoir faire
aussi bien que celles de connaissances explicites ; dans cette
perspective, les savoirs scolaires se définissent, en principe15,
précisément par le fait que ces deux dimensions y sont inextri-

14. En simplifiant le propos, et en contrepoint au développement proposé dans l’intro-


duction du présent volume, on pourrait dire que cette lignée didactique s’oppose à
une autre qu’on pourrait dire à dominante pédagogique et qui conçoit, à la suite de
Rousseau, l’apprentissage et le développement comme naturels, qui minimise l’im-
portance de l’enseignement, et pour qui l’action de l’école doit être essentiellement
éducative de manière à « gouverner l’âme » (Oelkers 2003). Rappelons que Vygotski,
se situant explicitement dans la lignée de Herbart, s’est opposé aux représentants
russes de l’Education nouvelle et a discuté de manière critique les contributions d’un
autre pionnier de l’Education nouvelle, Tolstoï, dont il contestait la vision spontanée
et naturelle de l’apprentissage et du développement. Pour une discussion plus
contemporaine des apports et limites de l’Education nouvelle et du discours de la
réforme scolaire, voir Tyack & Cuban (1995). Il n’y a pas lieu ici de discuter en détail
cette question hautement complexe ; notre intention n’est que de marquer un posi-
tionnement possible que nous privilégions dans un champ traversé de tendances
contradictoires.
15. Nous ne nous référons pas ici à l’école réelle, fruit de compromis nombreux et dont
l’analyse doit être menée concrètement, mais plutôt à un principe fondateur de l’idée
de l’école comme espace de construction de nouveaux modes de penser, de parler et
d’agir, par l’étude dans un espace libéré des nécessités immédiates.
84 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

cablement liées : c’est à travers le savoir-connaissance que se


transforme le savoir faire et inversement. C’est de savoir en ce
sens large que nous parlons quand nous parlons de savoir
écrire, lire, compter, voire dessiner, chanter ; ou du savoir de
l’écrivain ou scripteur, du rhéteur, de l’artiste, de l’artisan.
Savoirs que l’école, nous l’avons dit, transpose pour en faire des
savoirs enseignables en ne visant pas, bien sûr, la construction
de l’écrivain, du scripteur ou du rhéteur. L’apprentissage de ces
savoirs filtrés, sélectionnés, transposés, manuelisés, séquentiali-
sés à l’école implique toujours systématicité, long terme, cumu-
lativité et « révolution psychique » (nous reviendrons sur ce
dernier terme).

3.2. L’enseignement
comme dispositif central et
condition du développement
Les savoirs sont instaurés en objets d’étude par l’acte d’en-
seignement, d’abord par le fait qu’ils sont extraits de leur espace
social habituel et rendus présents sous des formes spécifiques
qu’ont développées les différentes disciplines scolaires ; ensuite
par le fait qu’ils sont présentés en tant qu’objets de discours, ce
qui leur donne une forme d’ordre « théorique » ; enfin par le fait
qu’ils s’exercent systématiquement. Cette conception n’im-
plique en rien une démarche d’enseignement à sens unique,
mais insiste sur le fait que l’école est fondamentalement un lieu
où la forme d’apprentissage dominante est celle induite par
l’enseignement tel que nous venons de le définir : l’instauration
de savoirs en objets d’étude. Cette instauration a plusieurs
corollaires intrinsèquement liés à la forme scolaire, et plus par-
ticulièrement les suivantes.
• Le caractère inéluctable de la transposition didactique : les
savoirs, outils des pratiques, y compris scientifiques, sont sor-
tis de leur réseau premier de significations dans des pratiques
sociales et ré-intégrés dans un nouveau réseau qui est celui de
l’espace scolaire, plus particulièrement celui de l’enseigne-
ment/apprentissage ; ils sont mis en scène et re-contextualisés
artificiellement en classe.
• Les effets en sont la désyncrétisation, la dépersonnalisation, la
programmabilité, l’accessibilité/publicité du savoir et le
contrôle social de l’apprentissage. Le savoir utile fonctionnant
comme un tout dans une situation sociale, est fragmenté en
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 85

éléments lors de sa transposition, notamment parce que dans


le fonctionnement scolaire les contenus d’enseignement doi-
vent être séquentialisés et organisés en une progression. Cet
agencement est anticipé non seulement par l’enseignant, mais
matérialisé et préconçu dans des moyens d’enseignement. La
programmation est définie par rapport à la logique de l’objet
(ou tout au moins, on s’efforce d’y trouver une logique de pro-
gression du simple au compliqué qui s’étend dans le temps),
mais aussi en fonction des capacités des élèves.
• Tout apprentissage présuppose que certaines constructions
psychiques sont déjà-là chez l’élève, et susceptibles de se
développer. Une situation d’enseignement/apprentissage
vise à s’ancrer dans ce déjà-là, situé à un moment donné en
fonction du cursus scolaire des élèves.
• La forme scolaire est aussi une forme langagière. A l’école, il
s’agit de relations sociales d’enseignement/apprentissage,
orientées vers l’appropriation des savoirs. Le langage en
constitue le moyen privilégié, empruntant des formes discur-
sives et en générant de nouvelles : questionnement, commen-
taires, désignation et réponses.

3.3. Développement, construction


et transformation de systèmes psychiques
Un troisième principe fondateur de notre conception est que
le développement se conçoit comme formation de systèmes psy-
chiques complexes (Schneuwly, 2003). Rappelons brièvement ce
que Vyogtski entend par là : « Dans le processus de développe-
ment, ce ne sont pas tant les fonctions qui se développent […]
mais ce sont bien plus leurs rapports qui se transforment et se
modifient. […] Nous appellerons de telles relations nouvelles,
mobiles, entre fonctions, des systèmes psychiques. » Nous pen-
sons que la réorganisation « du système psychique antérieur du
langage oral » est l’un des enjeux de la formation scolaire. Elle
se fait au travers des quatre dimensions évoquées plus haut
(voir 2.2.), qui constituent les vecteurs de construction des sys-
tèmes psychiques liés à la réorganisation du langage oral :
• le développement de la capacité à fictionnaliser les contextes
de production langagière ;
• le développement de la capacité à monologiser la parole — y
compris dans des situations dialogales — grâce à un contrôle
intériorisé de la production ;
86 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

• le développement de la capacité à anticiper la production


orale, basée, notamment dans nos sociétés, sur l’intégration de
l’écrit16 ;
• la prise de conscience de la voix et du corps dans et pour la
parole publique comme outils pour la parole publique.
Cette conception implique la mise en place de formes sco-
laires d’enseignement mettant à disposition des outils sémio-
tiques adéquats, qui sont la condition même de possibilité de la
construction des systèmes psychiques ; outils qui se construi-
sent à travers leur appropriation et qui préfigurent d’une cer-
taine manière les capacités à acquérir. La construction de ces
systèmes constitue en ce sens pour l’essentiel un processus d’in-
tériorisation par transformation d’outils sémiotiques17 : pour
l’oral notamment, il s’agit des outils complexes contenus dans
les genres pour agir dans des situations de communication ; il
s’agit également des discours sur les genres qui autorisent leur
appropriation et leur régulation externe d’abord, puis leur inté-
riorisation (pensons précisément au contrôle interne dont nous
venons de parler) ; il s’agit finalement, comme nous l’avons vu,
de l’écrit comme outil de la parole (et de la pensée), puissant
médiateur des processus psychiques. Le processus d’intériorisa-
tion implique toujours la longue durée ainsi que l’automatisa-
tion par répétition et exercisation débouchant, à un certain
moment, sur une véritable « révolution psychique »
(Schneuwly, 1988) articulant en un tout nouveau des fonctions
psychiques auparavant indépendantes.

3.4. Savoir parler


On pourrait résumer ce qui précède par la formule suivante :
l’accès de tous aux savoirs n’est possible qu’à la condition d’un
apprêt didactique qui crée un espace autonome d’enseignement et

16. On voit ainsi autrement encore ce que peut vouloir dire la thèse vygotskienne selon
laquelle le langage écrit réorganise le langage oral.
17. Cette conception contredit fondamentalement certaines lectures américaines de
Vygotski (voir Wertsch, Rogoff ou Cole notamment) mais aussi la conception du
savoir distribué développée par Lave et d’autres, comme le montre Moll (2004) dans
sa thèse récente (voir également Moro, 2001, pour une critique approfondie d’un
point de vue sémiotique). S’il est vrai que toute réalisation de capacités construites
par un sujet implique l’adaptation à un contexte spécifique, il n’en demeure pas
moins qu’il y a une certaine réalité psychique tout de même, une certaine stabilité,
résultat, par l’appropriation d’outils, d’une construction sociale, qui seule permet le
fonctionnement psychique. L’« immédiatisme » de l’ethnométhodologie tend à
négliger ces constructions dans le long terme du développement individuel.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 87

d’apprentissage construit selon la logique propre à cette activité


sociale. Dans une telle approche, la question essentielle n’est pas
tant le transfert, au sens étroit d’utilisation immédiate dans des
situations quotidiennes ou professionnelles, que la possibilité
d’une adaptation à de nouvelles situations d’action, grâce à la
conscience de ses propres processus psychiques, médiatisés par
des systèmes sémiotiques mis à disposition dans des disciplines
(scolaires)18. Autrement dit, c’est sur la base de la création de
nouveaux systèmes d’action hautement automatisés et de leur
maitrise consciente que peut se construire une « compétence »
dans une situation concrète donnée (pour un développement,
voir Crahay, 2003).
Sur la base de ces considérations, la conception de l’ensei-
gnement oral que nous défendons peut être résumée en trois
principes de base.
• L’oral est (aussi) un objet d’enseignement spécifique, en tant
qu’élément d’une discipline spécialisée dans le développe-
ment des capacités langagières. Il est dès lors un objet d’en-
seignement « relativement » autonome ; un travail
« incident » sur l’oral ne saurait suffire au développement de
capacités d’agir dans certaines situations de production de
textes oraux.
• Ces situations peuvent être définies comme « formelles et
publiques »19 pour deux raisons : elles ne touchent pas à la
sphère privée ; elles permettent et nécessitent la prise de
conscience et l’utilisation d’outils pour les maitriser et se les
représenter (nécessité de préparation et anticipation ; utilisa-
tion d’outils durant la performance ; certaines formes de stan-
dardisation explicites).

18. Ces disciplines sont le fondement de la culture scolaire au sens de Chervel (1998).
19. Il serait intéressant ici de définir quels sont les objectifs réels d’apprentissage de la
langue orale étrangère. L’envahissement de l’école obligatoire par l’apprentissage
des langues pourrait laisser penser qu’il s’agit avant tout d’apprendre à communi-
quer en langue étrangère. Ceci est évidemment aussi le cas. Mais il serait intéressant
de réfléchir autrement à cet apprentissage à l’école obligatoire : « Elle [l’assimilation
d’une langue étrangère] permet à l’enfant de concevoir sa langue maternelle comme
un cas particulier du système linguistique et, par conséquent, lui donne la possibilité
de généraliser les phénomènes propres à celle-ci, ce qui signifie aussi prendre conscience
de ses propres opérations verbales et les maitriser » (Vygotski, 1985, p. 290) ; c’est-à-
dire comme contribution à une meilleure connaissance de son propre fonctionne-
ment langagier, de son identité de locuteur et de la diversité des langues. La
construction de ce type de connaissance implique une expérience du fonctionnement
langagier autre et exige sans doute une méthodologie d’enseignement et d’appren-
88 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

• Il ne s’agit pas d’enseigner tout l’oral, mais l’oral à travers des


choix didactiquement fondés qui permettent le développe-
ment de capacités langagières dont le but n’est de loin pas seu-
lement l’utilité immédiate (qu’on ne saurait toutefois exclure),
mais qui sont définis par un projet de formation plus large.

4. Le concept de compétence et sa pertinence


pour réorganiser l’enseignement de l’oral

La mise en œuvre de l’enseignement de l’oral s’inscrit dans la


réforme scolaire qui a été inaugurée dans les années 60 et qui a
pris la forme, pour la discipline « français », d’une approche
communicationnelle de l’enseignement. Elle se situe également
dans le changement de paradigme que Johsua (1999) qualifie de
passage de la reproduction à la compréhension. Depuis une
dizaine d’années, de nombreux pays européens ont repensé le
processus de réforme sur la base du concept de « compétence »,
ce qui se concrétise actuellement en Suisse dans le projet HAR-
MOS, qui « consiste à fixer, à l’échelon national, des niveaux de
compétence pour l’école obligatoire » (CDIP, 2004, p. 1). Nous
allons tenter de situer notre approche et notre position par rap-
port à ce projet de redéfinition des objectifs scolaires en termes
de « compétences ».

4.1. Un concept pour repenser la réforme


Qu’est-ce qu’une compétence20 ? Prenons les deux défini-
tions que cite HARMOS ; celle de Le Boterf (1994) : « un savoir-
agir responsable et validé, consistant à savoir mobiliser, intégrer
et transférer des ressources (connaissances, capacités…) dans un

tissage qui soit moins orientée vers le tout communicatif ; les approches d’eole
(Perregaux et al., 2001) nous paraissent à cet égard prometteuses. En d’autres termes,
apprendre une langue — ce qui doit être fait autant que possible dans les situations
particulières de la classe — est tout autant connaitre ce qu’est une langue (une autre
ou la sienne) qu’apprendre une langue. Tout comme apprendre le français n’est pas
seulement apprendre à communiquer efficacement et sans faute, mais connaitre cette
langue dans son fonctionnement et construire des outils pour comprendre ce qu’il y
a de particulier ou de général dans ce fonctionnement : c’est cela qui facilitera non
pas des transferts, mais la construction de « compétences » dans des situations
diverses, nécessairement imprévisibles.
20. Nous ne nous référons pas ici au concept innéiste de Chomsky ni à celui qui vient de
la théorie hymesienne par exemple, en dehors de questions de formation, comme
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 89

contexte »21 ; et celle de Weinert (1999) : « facultés et aptitudes


cognitives dont l’individu dispose ou qu’il peut acquérir pour
résoudre des problèmes précis, ainsi que les dispositions et les
facultés motivationnelles, volitives et sociales qui s’y rattachent
pour pouvoir utiliser avec succès et responsabilité les résolu-
tions de problèmes dans des situations variables ». Essayons de
mettre en évidence quelques points communs entre ces deux
définitions et de nombreuses autres qui circulent (voir Bulea &
Bronckart, ici même, pour un petit florilège).22
• Une compétence comprend un ensemble de « facultés psy-
chiques » (les connaisseurs apprécieront la réapparition de
cette ancienne notion de la psychologie traditionnelle) de
niveaux différents : capacités, connaissances, aptitudes, dispo-
sitions cognitives et motivationnelles ou encore savoirs,
savoir-faire, savoir-être ; selon les auteurs, ces ressources sont
plus ou moins organisées ou intégrées en réseaux. Du point de
vue psychologique, la consistance de ce concept parait bien
faible.
• Une compétence est mise en œuvre pour faire face à une
famille de situations, contextes, problèmes, le plus souvent
complexes (tâches à réaliser) ; selon les auteurs, la compétence
réside justement dans la capacité à mobiliser les ressources
disponibles. Les auteurs ne se prononcent jamais sur le carac-
tère de ces problèmes, mais il semblerait bien, comme le mon-
trent les opérationnalisations de la notion dans PISA, que ce
sont des situations et problèmes de la vie quotidienne qui, de
fait, sont visés. Ajoutons qu’on ne parle de compétences qu’en
tant qu’elles permettraient de résoudre des problèmes dans
des situations inédites, nouvelles, « variables ».
tentative de cerner le fonctionnement de la communication. Il s’agit ici du concept
développé dans le cadre de la réflexion sur l’éducation et la formation, partant pour
l’essentiel du monde du travail et des questions de qualification (pour une bonne
documentation de cette problématique, voir Dolz & Ollagnier, 2000). C’est sa trans-
position dans l’institution école obligatoire visant une formation à la culture de base
et à la culture générale qui nous intéresse dans le présent contexte.
21. Apprécions au passage que la « compétence » est un « savoir-agir » ou que le
« savoir-agir » est un « savoir » ; ou les trois petits points qui suivent « connaissances,
capacités… » ; ou la curieuse suite « mobiliser, intégrer, transférer ».
22. Le débat français est documenté notamment dans Dolz & Ollagnier (2000) ; le débat
allemand, après PISA, est relaté dans une récente livraison de la Zeitschrift für
Erziehungswissenschaft (Meyer & Hellekamps, 2004), avec une position pragmatique
qui s’accommode du terme en l’interprétant dans le contexte de la formation de base
à laquelle doit donner lieu l’école obligatoire (Tenorth, 2004) et une autre qui en cri-
tique les dérives technicistes par rapport à la tradition allemande de la Bildung, inau-
gurée par Humboldt (Koch, 2004).
90 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

• Une compétence est de l’ordre de l’agir ; cet agir doit être


adapté et efficace, mais surtout il doit être assumé par l’indi-
vidu comme une responsabilité et de manière motivée : le
concept de compétence inclut ainsi nécessairement une
dimension morale.
Le concept tel qu’il est utilisé dans le débat actuel marque
aussi une dimension essentielle de la transformation du système
scolaire. Les tendances les plus récentes qui s’y manifestent
semblent faire apparaitre un triple souci allant dans cette direc-
tion :
• un souci du système scolaire de définir des compétences mini-
males véritablement accessibles à tous, ce qui correspond par-
faitement à sa mission, et dont l’atteinte n’est pas garantie,
comme le montrent de nombreuses études ;
• le besoin, par conséquent, de disposer de définitions plus
explicites, cohérentes et globales des finalités et objectifs à
atteindre et qui se font dans un sens que désigne bien le terme
« compréhension » par rapport à « reproduction » ;
• la nécessité pour le système scolaire de disposer de moyens de
contrôle précis et efficaces de son propre fonctionnement.
Cette première lecture doit cependant être approfondie. Dans le
contexte des présentes réflexions, on peut discuter le concept de
compétence de deux points de vue : 1) apporte-t-il des éléments
pour mieux penser la question de l’enseignement, par exemple
dans notre cas, celui de l’oral, ou plus particulièrement encore
du débat ? 2) Qu’apporte-t-il pour repenser les finalités qui
orientent cet enseignement ?

4.2. Apports du concept de compétence


à la résolution de quelques problèmes
d’ingénierie didactique
Nous avons décomposé la première question en une série de
problèmes que nous avons rencontrés dans notre travail d’éla-
boration de moyens d’enseignement de l’oral, problèmes que
nous reformulons ci-dessous, assortis des commentaires qu’ils
nous suggèrent.

Une compétence orale globale ou des compétences orales diverses ?


Certains plans d’études mentionnent la « compétence orale »,
mais celle-ci se subdivise en diverses compétences, comme la
compétence d’écoute. Mais que gagne-t-on à remplacer les capa-
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 91

cités (écouter, parler, interagir) par des compétences qui leur


correspondraient ? Il nous semble indiqué de se référer plutôt à
des termes qui sont spécifiques à l’objet à travailler, en l’occur-
rence ici la production et la compréhension orales.

Existe-t-il une compétence argumentative ?


S’il existe une compétence argumentative, elle doit pouvoir
se mesurer à son efficacité dans une situation de communica-
tion, ce qui n’est pas sans poser problème. Dans le domaine de
l’argumentation, et en particulier dans le cas de débats télévi-
suels, la mauvaise foi peut se révéler très efficace face à certains
destinataires. Va-t-on dès lors enseigner à se servir de la mani-
pulation et à donner des coups de gueule dans une école qui
défend par ailleurs des valeurs démocratiques ?

S’il existe une compétence argumentative, elle est nécessairement dif-


férente de la compétence orale. Dès lors, mobilise-t-on diverses compé-
tences, au minimum une orale et une argumentative lorsqu’on
participe à un débat ? Ou y a-t-il une compétence propre au débat-
teur ?
Ce n’est pas dans l’approche par les compétences que le
didacticien trouve des éléments de réponse clairs puisque cette
approche mêle différents niveaux au lieu d’aider celui-ci à les
préciser. Cependant, à travers une étude fine des actions langa-
gières d’un élève participant à un débat, on peut répertorier les
opérations convoquées et les capacités mises en œuvre (percep-
tion des rôles sociaux des débatteurs, entrée en dialogue, régu-
lation des échanges, respect des tours de parole, écoute d’autrui,
compréhension des positions des divers débatteurs, intégration
de la parole de l’autre dans son propre discours, expression et
étayage de sa propre opinion). Ensuite, comme didacticien de
l’oral, on doit se demander quelles sont les dimensions propres
au débat public régulé qui sont enseignables. Par exemple, on
peut démonter le mécanisme des réfutations orales produites
dans un débat, puis entrainer les élèves à l’utiliser à travers des
exercices appropriés et les amener ainsi à prendre conscience de
l’utilité de cet outil dans des situations analogues (voir De
Pietro, 1999).
92 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

La notion de compétence permet-elle d’organiser les curricula en pro-


posant une progression dans les apprentissages langagiers oraux ?
Ce qui permet d’avancer sur cette question, c’est une analyse
fine et en profondeur des actions langagières des apprenants
dans des tâches de production ou de réception spécifiques ; or,
la notion de compétence se centre principalement sur le résultat
et sur l’efficience, sans se préoccuper des processus et des
apprentissages en cours d’élaboration.

La notion de compétence facilite-t-elle l’évaluation des capacités lan-


gagières acquises à l’école par les élèves et mises en œuvre dans des
situations de communication déterminées ?
Il semble que la notion de compétence place la question sur
le plan global de la capacité d’adaptation à une situation pro-
blème, notamment sur la capacité à faire face à des situations
inédites ou imprévues. Mais l’inédit, le jamais vu pose un pro-
blème d’évaluation, notamment du point de vue de la standar-
disation, même minimale, et de la répétition.
Si l’approche par les compétences évite le morcellement
qu’engendrait la pédagogie par objectifs, notamment en mettant
l’accent sur la mobilisation des ressources dans une situation
problème, elle n’est malheureusement pas d’un grand secours
pour expliquer ce qui se passe quand un élève se montre
« incompétent » dans une situation d’oral comme le débat. En
effet, comment savoir si cette incompétence traduit des lacunes
dans la maitrise du sujet abordé, un manque de savoir-faire
argumentatif, une difficulté quant à l’attitude à adopter face aux
autres débatteurs, un déficit d’éloquence ou encore son incapa-
cité à mobiliser, dans cette situation particulière, un ensemble de
ressources dont il a pu faire preuve dans d’autres occasions.

4.3. Les dérives possibles inhérentes au concept


Prenons la question sous un autre angle, à savoir celui des
dérives possibles de l’utilisation de ce concept du point de vue
développé sous 3, supra. Quatre problèmes pourraient être
développés à ce propos, que nous ne pourrons qu’esquisser ici :
• De par son origine, son noyau significatif et ses connotations,
le terme oriente fortement la définition des finalités scolaires
vers la vie quotidienne et la réponse à des besoins immédiats.
Or, il nous semble que l’une des potentialités de l’institution
scolaire réside précisément dans le fait d’instaurer une rup-
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 93

ture progressive avec les formes d’apprentissage liées aux


situations quotidiennes, et de créer un espace d’étude (space of
learning selon Marton & Tsui, 2003) qui fonctionne selon des
logiques différentes, dont les disciplines scolaires sont l’ex-
pression23.
• Fortement axé sur les situations et problèmes auxquels il faut
trouver une solution, le concept de compétence risque de mas-
quer la question de l’organisation des savoirs, de leur décom-
position et leur élémentarisation, destinées à les rendre
accessibles sans suivre nécessairement la logique des situa-
tions. Autrement dit : la notion de compétence risque de mini-
miser le processus fondateur de l’enseignement, la
transposition didactique telle que définie plus haut.
• La faiblesse du concept du point de vue de son potentiel pour
décrire le fonctionnement psychologique a été soulignée par
plusieurs auteurs (Bronckart & Dolz, 2000 ; Crahay, 2003).
Orienté vers l’immédiateté et l’inédit, il amène à sous-estimer
à la fois la nécessité d’automatisation et de routinisation et la
dimension développementale de construction dans le long
terme de systèmes psychiques plus généraux.
• Il tend à renforcer la dimension éducative, voire moraliste, de
l’intervention scolaire, en incluant la responsabilité et la moti-
vation des élèves dans le domaine de l’évaluation. Cette ques-
tion est particulièrement délicate pour l’enseignement de
l’oral qui implique, plus que d’autres, la participation de la
personne à la performance et où donc les distinctions sont
particulièrement importantes à opérer24.

23. Cependant, la diversité des interprétations possibles du concept est telle que celui-ci
peut tout inclure, y compris ce qui paraissait être presque son contraire : une défini-
tion de situations et de problèmes essentiellement à partir des disciplines. Dans la
conception de Klieme (2004) à laquelle se réfère le projet HARMOS par exemple, le
modèle de compétence s’élabore surtout à partir de situations et de problèmes défi-
nis par la discipline scolaire.
24. Certains vont plus loin encore dans la critique de la notion de compétence. Dans la
mesure où elle est empruntée au monde du travail (être opérationnel dans des situa-
tions complexes, être efficace, être rentable), elle est régie par des contraintes le plus
souvent étrangères au monde de l’éducation. Même si l’école publique et obligatoire
subit de fortes pressions des milieux économiques, nombreux sont ceux qui refusent
une école à visée utilitariste. De là à considérer « la logique des compétences asser-
vie au projet dérégulateur de l’idéologie néolibérale », il n’y a qu’un pas, que Crahay
(2003) n’hésite pas à franchir.
94 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

En guise de conclusion

On aura compris pourquoi le concept de compétences n’est


guère utile dans notre travail. D’une part, il ne nous fournit pas
d’éléments substantiels pour penser la problématique de l’en-
seignement de l’oral, qui a besoin de termes spécialisés et
d’études liées aux activités langagières et aux dispositifs disci-
plinaires. D’autre part, il peut mener la réflexion sur la réforme
de l’école sur des voies qui sont contraires à celles que nous
avons adoptées pour tenter de repenser l’enseignement de
l’oral. Nous faisons volontiers nôtre la belle formule par laquelle
Crahay décrit le paradoxe de l’usage du concept dans le cadre
de l’école publique : « La logique de la compétence est, au
départ, un costume taillé sur mesure pour le monde de l’entre-
prise. Dès lors qu’on s’obstine à en revêtir l’école, celle-ci est
engoncée dans un habit trop étriqué eu égard à sa dimension
nécessairement humaniste » (2003, p. 21).
Cela étant, l’essentiel n’est évidemment pas de combattre
l’usage d’un mot dont les significations sont si variables qu’il en
vient à inclure des positions contradictoires ; un tel combat est
futile. Il s’agit de concentrer l’effort sur l’élaboration de concepts
solides et de dispositifs robustes et généralisables permettant de
donner accès aux formes complexes de l’oral. Ce travail, qui se
situe dans la longue tradition de la rhétorique, doit être pour-
suivi pour donner accès à la parole publique à tous en en faisant
un objet d’étude : une sorte de rhétorique pour tous qui rend la
langue plus consciente.

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Dans cette contribution1 nous nous attacherons à montrer


comment on peut aujourd’hui alimenter la réflexion sur le
thème des relations entre grammaire et communication en inter-
rogeant des données recueillies en classe de langue (en l’occur-
rence, de FLE enseigné à l’université).
Par l’expression ressources grammaticales, nous désignons un
ensemble de connaissances procédurales qui s’incarnent dans
des énoncés correspondant à la langue cible. Les ressources ainsi
définies reposent sur les aptitudes de l’apprenant à identifier
puis à s’appuyer sur certaines propriétés structurales des don-
nées linguistiques auxquelles il est exposé (voir Klein, 1989).
L’idée sous-jacente est que l’apprenant doit avoir à sa disposi-
tion des moyens de repérer les régularités au sein de la diversité
et de l’instabilité des pratiques langagières qu’il rencontre. Une
des questions fondamentales porte sur les relations que l’on
peut envisager (en tant que didacticienne), ou que l’on peut ten-
ter de construire (en tant qu’apprenant), entre ces connaissances
procédurales et l’ensemble des activités métalinguistiques qui
ont trait à l’explicitation du fonctionnement linguistique de la

1. Merci à Bernard Py de toutes les remarques pertinentes qu’il a bien voulu


faire à une version antérieure de cet article.
100 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

langue cible, à savoir aux connaissances déclaratives issues des


descriptions grammaticales. A la suite des réflexions de
Porquier & Vivès (1993), on s’interrogera également sur la
manière dont les compétences acquises en langue, et plus géné-
ralement les compétences d’appropriation (l’apprendre à
apprendre de Richterich, 1985), contribuent à la progression.
Quant à l’expression organisation sociale des moyens langagiers,
elle renvoie bien entendu à Hymes (1973), qui l’assigne comme
objet d’étude à la linguistique, en réaction à la proposition de
Chomsky d’appréhender la langue en tant que compétence d’un
locuteur auditeur idéal. Cette expression nous permet de prendre
distance à l’égard de ce qu’on a appelé en didactique la compé-
tence de communication, qui a souvent renvoyé (nous y revien-
drons) à des conceptions hypostasiées tant de la compétence
que de la communication, tout en gardant comme cadre de réfé-
rence une conception des pratiques langagières contextualisées,
inspirée de Hymes.
Notre réflexion sera conduite en deux temps. Nous examine-
rons d’abord les conséquences, pour l’enseignement de la gram-
maire en classe de FLE, de cette conception de la grammaire
comme ressource. Nous tenterons ensuite de montrer comment
l’objectif général à assigner à un enseignement de FLE (et de
n’importe quelle langue étrangère) est lui-même affecté par
cette idée de ressource grammaticale.

1. Définition de la ressource grammaticale

Toute appropriation d’une langue en milieu homoglotte


(qu’elle soit associée à un enseignement délibéré ou non)
implique de fait une situation dans laquelle l’exposition excède
les capacités de traitement de l’apprenante : la masse des dis-
cours auxquelles cette dernière est exposée représente pour elle
un réservoir potentiel quasi inépuisable de données. La manière
dont elle va trier, sélectionner, est assez mystérieuse et les
études manquent à ce sujet. On admettra comme vraisemblable
le rôle central que l’on pourrait conférer à la saillance pour expli-
quer la focalisation sur certains traits de la langue cible (voir, à
ce sujet, l’étude de Py, 2004). Pourtant la réflexion sur la manière
dont les apprenantes exploitent ces masses de données doit
pouvoir s’appuyer sur des études empiriques. On peut alors
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 101

imaginer des situations, dans un cadre institutionnel, permet-


tant de rendre visibles une partie des données d’exposition aux-
quelles sont soumises les apprenantes. Il s’agit de situations
dans lesquelles on propose des données spécifiques de la langue
du lieu et on observe de quelle manière ces données sont iden-
tifiées, traitées, recyclées, au cours d’une tâche calibrée en fonc-
tion de ces données.
Dans la pratique, on pourra ainsi considérer comme une res-
source proposée un texte fourni à un groupe d’apprenants
(article de journal, publicité, etc.). On pourra ainsi identifier
dans les productions orales ou écrites des apprenants, réalisées
lors d’une tâche impliquant un réemploi du texte proposé, des
traces matérielles de l’utilisation de la ressource : des segments
textuels (courts ou longs) que les apprenants ont été capables de
repérer dans le texte proposé, d’isoler et de réutiliser.
La notion de ressource peut recouvrir un ensemble plus large
de moyens que l’apprenant parvient à se construire et/ou à
mobiliser dans une situation donnée. Par rapport à cette utilisa-
tion de la notion, la nôtre est un peu réductrice, pour les besoins
de ce type de recueil de données. Par ailleurs, la notion de res-
source peut se dissoudre dans celle de connaissance langagière.
C’est donc bien une restriction méthodologique qui permet de
définir ici la ressource : est considérée comme ressource toute
forme qui porte la trace de son statut de ressource, c’est-à-dire
qui renvoie à un autre événement langagier auquel l’apprenant
a pu se référer et auquel la didacticienne a accès.
Quant au caractère grammatical de la ressource, nous le
concevons comme se manifestant à propos d’unités significa-
tives (qu’on appellera morphèmes) qui constituent des classes
plutôt fermées et comme portant sur un certain type de relations
entre ces classes. Mais nous ne réduisons pas la grammaire à la
simple expression d’une dépendance ou d’une rection d’un
constituant vis-à-vis d’un autre. Nous admettons comme rele-
vant des ressources grammaticales des repérages d’agence-
ments excédant la proposition et actualisant, ce que
Berrendonner par exemple (1990) appelle une période. Dans
l’exemple (1) ci-dessous, typiquement, la ressource grammati-
cale concerne un verbe et sa complémentation, tandis que dans
l’exemple (2) elle implique également un schéma périodique.
On notera qu’une ressource relève de la grammaire également
par son insertion, son implantation dans un autre contexte dis-
102 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

cursif. Une ressource grammaticale se définit à la fois par l’em-


pan de sa décontextualisation et par la maîtrise de sa re-contex-
tualisation (voir Jeanneret, 2002a, pour une étude de la citation
dans ce cadre).
C’est dans une telle conception de la ressource que nous
avons, lors d’une recherche-action menée dans les départements
de FLE des universités de Lausanne et de Neuchâtel, proposé
aux étudiants d’un cours d’écrit argumentatif, une série d’ar-
ticles de journaux, de textes de lois, d’interviews, etc., portant
sur un thème à débattre : l’autodéfense (pour plus de détail voir
Jeanneret, Capré & Vernaud, à paraître). Parmi ces articles figu-
rait celui dont est extrait le passage suivant :
Exemple 1
Même les armes à feu factices sont à éviter, car si l’agresseur brandit
une arme réelle, la vue d’un simple pistolet d’alarme (ou en plastique)
peut l’inciter à tirer.
(Extrait d’un article de 24 Heures de novembre 2001)

La consigne proposée aux apprenants était d’utiliser les articles


comme matériaux de base pour mener une discussion sur les
avantages et les dangers de l’autodéfense. Une étudiante a ainsi
produit dans sa tâche de rédaction le segment textuel suivant :
En plus, il faut bien se rendre à l’évidence que l’agresseur est incité à
utiliser ses propres armes quand il voit sa victime armée.

On pourrait dire que cet exemple (1) manifeste une ressource


grammaticale de l’apprenante qui l’a amenée d’abord à traiter le
segment textuel source comme actualisant la complémentation
x incite y à faire z, puis à ce titre à le considérer susceptible d’une
linéarisation en : y est incité à faire z. Bien sûr, on n’affirme pas
que l’apprenante n’avait pas déjà la connaissance explicite de la
règle de complémentation du verbe inciter dans son interlangue,
mais on fait l’hypothèse qu’il y a là construction et/ou utilisa-
tion d’une ressource grammaticale pour réussir une re-contex-
tualisation. On notera également la reformulation de la vue en
quand il voit et l’utilisation du lexème victime que l’on peut inter-
préter comme une exploitation de la réciprocité potentielle du
lexème agresseur.
Le segment textuel de l’exemple (1) fournit donc une série de
données grammaticales en contexte susceptibles de devenir des
ressources grammaticales en contexte si l’apprenante s’en saisit et
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 103

les exploite. On voit alors qu’une donnée grammaticale en


contexte ne constitue pas une description grammaticale, mais
une actualisation d’une construction grammaticale. Cette tex-
tualisation de la ressource grammaticale complexifie son appré-
hension et en même temps enrichit les informations que l’on
peut en tirer. Elle la complexifie parce que la ressource gram-
maticale en contexte n’est pas un objet isolé : sa saisie impose
donc déjà une opération de repérage et de segmentation dans
un contexte. Mais ce caractère instancié de la ressource gram-
maticale est aussi un avantage : il l’ancre de fait dans une énon-
ciation (une personne, un temps, etc.). A ce titre, la
contextualisation de la ressource grammaticale apporte des
informations, notamment sur le sens qu’elle a, sur le rôle qu’elle
joue : on a ainsi ancrage d’un comportement langagier dans une
circonstance de production. Inciter quelqu’un à faire quelque chose,
on comprend par l’exemple (1) que c’est le pousser ; on peut
donc en inférer que c’est un acte de parole par lequel un locu-
teur engage un autre à adopter tel ou tel comportement. Dans ce
sens une ressource grammaticale en contexte constitue un (petit)
élément d’une compétence de communication.
De cette manière, accéder au contexte dans lequel se déploie
la construction grammaticale c’est se donner l’occasion d’in-
duire une connaissance grammaticale et d’en observer une
occurrence en contexte. On pourrait dire que ces ressources
grammaticales en contexte constituent de « la grammaire socia-
lement située » (Auer & Di Luzio, 1992). Et conçu de la sorte,
« l’apprentissage d’une langue étrangère […] est le prolonge-
ment des activités psychologiques, sociologiques et linguis-
tiques par quoi tout homme se construit en tant qu’être
autonome et socialisé » (Besse & Porquier, 1991, p. 98).
Dans l’exemple précédent, la connaissance grammaticale se
résumait notamment à une rection verbale, mais le raisonne-
ment peut se faire aussi avec des connaissances grammaticales
d’un autre genre, faisant intervenir plus que la simple rection
d’un constituant par un autre, comme le montre l’exemple (2).
Dans la colonne de gauche, est présentée la donnée textuelle,
à savoir un extrait d’une lettre de lecteur délibérant de l’oppor-
tunité de l’entracte au cinéma et proposée comme illustration
d’un schéma concessif dans un cours d’expression écrite en
FLE ; dans la colonne de droite est présentée la production tex-
tuelle d’une étudiante hispanophone. On relèvera que le texte
104 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

Exemple 2

Je suis de ceux qui ont horreur Je suis de ceux qui pensent que
des entractes ainsi que des la lecture des bandes dessinées
bruits qu’ils génèrent ! Cela dit, par un enfant est mauvaise.
comme j’ai deux jeunes enfants Cela dit, comme il y a des
qui aiment le cinéma et adorent enfants qui aiment beaucoup
les petits à-côtés que celui-ci lire, je proposerais que les
comporte (pop-corn, coca, etc.), parents choisissent le type de
je proposerais que l’on fasse un bande dessinée pour éviter une
entracte pour les films destinés influence nuisible.
au jeune public et pas d’en-
tracte pour les autres.

de l’étudiante permet d’inférer que celle-ci a extrait plusieurs


connaissances grammaticales de différents niveaux de l’input
textuel : du point de vue d’une grammaire de la dépendance, on
peut penser qu’elle maîtrise le subjonctif après le verbe proposer,
et on peut noter la réutilisation de la formule je suis de ceux qui2 ;
du point de vue de la grammaire de la période, on remarquera
le mouvement concessif initié par cela dit dans lequel vient s’en-
châsser une période causale.
Ces deux exemples mettent en évidence le fait qu’une res-
source grammaticale peut permettre à l’apprenant d’inférer une
règle grammaticale et/ou de repérer des expressions plus ou
moins routinisées, liées de près ou de loin à un genre discursif.
En d’autres termes, un segment de texte peut être appréhendé
comme une expression pré-construite et/ou comme l’illustra-
tion d’une règle.

2. Quel enseignement de grammaire


pour des ressources grammaticales ?

Dans une perspective didactique se pose la question de défi-


nir le genre d’enseignement de la grammaire qui permettrait à
l’apprenant d’utiliser au maximum les données de la langue

2. L’étudiante étant une femme, le pronom ceux peut s’interpréter de trois


manières différentes. Soit l’étudiante ne perçoit que le caractère formulaire
de l’expression et non le point de substitution masculin-féminin aménagé
par le pronom ; soit elle construit un énonciateur masculin pour toute sa
prise de position ; soit elle considère ceux comme un pronom épicène dans
ce contexte. La suite du texte ne permet pas d’en décider.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 105

cible de la manière décrite plus haut. Il ne s’agit pas ici de mettre


en doute l’importance des pratiques discursives dans la
construction des compétences langagières ni l’ancrage socio-
cognitif des apprentissages, mais de mettre en évidence le rôle
que l’on peut projeter de donner à un enseignement délibéré de
grammaire dans le développement de moyens langagiers orga-
nisés socialement.
En d’autres termes, on réfléchira ici sur les conceptions des
rapports entre communication et grammaire que l’apprenant
doit mettre en place. Il faut en effet se rendre compte du fait que
les activités grammaticales imposent la réflexion sur des struc-
tures décontextualisées. Comme le disent très bien Besse &
Porquier :
« La phrase, objet d’étude habituel de la grammaire, n’est qu’un
schéma formel et sémantique, résultat d’un processus abstractif draco-
nien à partir d’un énoncé réellement ou potentiellement échangé. Ce
schéma est cependant considéré comme ayant un sens complet, appelé
souvent sens littéral, à partir duquel œuvre le grammairien. Et c’est ce
schéma, considérablement plus simple et plus ténu que l’expérience
communicative de l’énoncé dont il est tiré, qui sera comparé à d’autres
schémas (ou éléments de schémas) de phrases, qui n’auront en com-
mun avec celle citée ici que des ressemblances ou des analogies très
abstraites et souvent formelles. » (1991, p. 19)

On tirera logiquement de cette observation qu’un bon élève


en grammaire sera justement celui qui sera capable de raisonner
formellement sur des structures grammaticales, ce qui l’amè-
nera à la maîtrise du modèle métalinguistique qui lui est pro-
posé. Le raisonnement grammatical est ainsi très éloigné des
productions discursives effectives, et cet éloignement est consi-
déré comme une donnée et (parfois) comme une sorte de malé-
diction qui lui est inhérente. On notera encore une fois que de ce
point de vue, le modèle métalinguistique choisi, et son adéqua-
tion descriptive, importent finalement peu (pour une discussion
de ce point de vue, voir Jeanneret, 2002b) : c’est le raisonnement
grammatical en soi qui implique un réductionnisme drastique.
Il n’en reste pas moins que pour être capable de repérer et de
prélever des données grammaticales en contexte et en faire ainsi
des ressources grammaticales, un apprenant doit avoir une cer-
taine formation à l’analyse grammaticale.
Prenons un exemple (authentique) : une apprenante est
confrontée dans une série d’exercices portant sur l’« expression
106 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

de la cause » au segment suivant : comme il ne s’est pas beaucoup


exercé à conduire, il a eu son permis de justesse. Pour construire une
ressource grammaticale à partir de cet énoncé, elle devra, par
exemple, analyser avoir son permis de justesse comme avoir
quelque chose de justesse et non pas comme une suite : verbe avoir
et syntagme nominal son permis de justesse. Il lui faudra donc
procéder à une analyse en constituants immédiats de la
séquence ou au moins envisager que de justesse puisse dépendre
de avoir plutôt que de permis. On est donc là en présence d’un
savoir grammatical relevant d’un modèle de la langue apte à
décrire ce type de liens. Il s’agira ensuite de pousser l’appre-
nante à mener l’analyse au-delà des apparences de la « simple »
concaténation linéaire.
On admettra ainsi qu’un enseignement adéquat de la gram-
maire doit d’une part s’appuyer sur une description linguis-
tique assez robuste et souple pour pouvoir permettre à
l’apprenant de procéder à une analyse des données empiriques
rencontrées, et d’autre part être inséré, tant institutionnellement
que didactiquement, dans un ensemble d’activités impliquant
son articulation avec des pratiques langagières variées. De telle
sorte que l’apprenant n’en reste pas à la manipulation de sché-
mas grammaticaux abstraits, mais prenne l’habitude d’analyser
les données grammaticales rencontrées çà et là.
En effet, au raisonnement grammatical « pur », c’est-à-dire
décontextualisé, doit, à un moment ou à un autre, se substituer
un autre raisonnement plus incarné dans les pratiques discur-
sives effectives. Une des questions qui nous semble intéressante
est justement celle des modalités de cette « incarnation » du rai-
sonnement grammatical. Si l’on jette un coup d’œil sur les
méthodes de FLE actuellement proposées, la tendance semble
être de partir d’un document (authentique ou non) et d’en tirer
un thème grammatical, qu’il va s’agir d’étudier et d’exercer à
travers un certain nombre d’activités. Les structures morpho-
syntaxiques et lexicales sont ainsi insérées dans les objectifs
communicatifs, et c’est souvent l’exercice même qui va fonc-
tionner comme contextualisation de la structure grammaticale.
On demandera dans un second temps aux apprenants de reve-
nir au texte de départ et d’observer la contextualisation initiale
de la construction grammaticale, par exemple pour en détailler
les différentes fonctions. Là s’arrête en général l’actualisation de
la structure grammaticale étudiée. Pourtant, il ne serait pas très
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 107

difficile de demander aux apprenants de retrouver dans les évé-


nements communicatifs auxquels ils participent différents
exemples de la structure grammaticale étudiée. On aurait ainsi
d’une part l’occasion de voir si l’apprenant parvient à repérer la
structure parmi l’ensemble des structures voisines, et d’autre
part de constituer un répertoire d’exemples authentiques et ins-
tanciés, oraux et écrits, de la structure en question. On aurait là
une modalité de la pédagogie en contexte préconisée par
Montredon (voir 1995).
Nous proposons dès lors de concevoir des séquences didac-
tiques en trois mouvements. Il faut premièrement procéder au
repérage d’une configuration discursive instanciant une
construction grammaticale. Deuxièmement, à partir de cette
configuration, il doit y avoir élaboration d’une information
grammaticale ; c’est cette opération qui transforme la configura-
tion discursive en ressource grammaticale (à ce stade encore
potentielle). Troisièmement, il doit y avoir re-contextualisation
de la construction grammaticale dans une autre configuration
discursive. Ce type de séquence peut être mise en œuvre entiè-
rement par l’apprenant lui-même (comme dans les exemples 1
et 2). Dans les activités grammaticales proposées dans les
méthodes d’enseignement de langue, le repérage proprement
dit de la construction est souvent escamoté, de même que sa re-
contextualisation. C’est la raison pour laquelle l’apprenant
risque de ne jamais parvenir à rendre effective la ressource
grammaticale. Les activités de repérage d’une construction
grammaticale dans une configuration discursive et de re-contex-
tualisation de la même construction dans une autre configura-
tion sont en effet essentielles dans une perspective où la
grammaire est une ressource et non pas seulement une connais-
sance de nature déclarative.
La réflexion sur les erreurs commises par les apprenants
pourrait ouvrir en classe un espace d’émergence de nouvelles
ressources grammaticales, à travers, par exemple, ce que Besse
(1977) appelle un « exercice de conceptualisation » : il s’agit
d’organiser des activités dans lesquelles on demande aux appre-
nants de produire des exemples relatifs à un point de gram-
maire problématique, et à expliciter de la sorte leur réflexion
métalinguistique. La discussion des productions proposées et le
regroupement des exemples illustrant de manière correcte le
problème grammatical doivent conduire les apprenants à expli-
108 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

citer les hypothèses grammaticales qu’ils utilisent pour


résoudre le problème. Notons qu’un des avantages supplémen-
taires de ce type d’exercice est de tirer parti des différences de
niveau entre les étudiants.
Ce type d’exercice de conceptualisation est un moyen pour
l’apprenante d’élaborer, de vérifier et de consolider le système
d’hypothèses qu’elle s’est peu à peu construit à travers de mul-
tiples essais et erreurs en langue cible. L’enseignante a dans ce
cas un rôle assez difficile, caractérisé par le retrait et l’observa-
tion. Mais elle peut aussi encourager l’apprenante à faire des
parallélismes, des contrastes avec sa langue maternelle3 :
Nicollerat & Reymond (2002) relatent une expérience d’ensei-
gnement de la traduction en français à partir d’une multitude de
langues de départ, qui est très semblable et qui offre en outre
l’avantage de rendre visible dans la classe de français le pluri-
linguisme ambiant. L’idée qui nous paraît très importante est
que si l’enseignante introduit une règle, l’attention des appre-
nantes se déplace de leurs propres productions et du sentiment
linguistique qu’elles en ont vers ce que l’on veut leur enseigner :
elles sont amenées à appréhender la structure grammaticale
comme si elle était nouvelle. Or le but de ce type d’exercice est
bien de tirer parti des productions des apprenantes pour leur
permettre de poursuivre la construction de leur interlangue. Il
faut noter que si ces exercices de conceptualisation sont basés
sur une analyse des erreurs, cette analyse est faite par l’ensei-
gnant en amont de l’activité en classe et lui permet d’organiser
les données. Cette activité d’organisation des données par
l’identification et la contextualisation de certaines erreurs repé-
rées dans les productions des apprenantes est centrale et assez
exigeante pour les enseignantes : en effet, d’une part toute
erreur n’est pas susceptible d’un exercice de conceptualisation,
et d’autre part l’enseignante doit maîtriser les différentes des-
criptions possibles des structures en cause.
Dans un cadre moins institutionnel, le problème, pour l’ap-
prenant, peut se poser de la manière suivante : comment repé-
rer une récurrence structurelle au sein de la grande diversité et
de l’instabilité des pratiques langagières qui l’environnent, et
comment en extraire des données pour construire de nouvelles

3. Nous nous référons ici aux situations des départements de FLE des univer-
sités suisses romandes, dans lesquelles les apprenants ont des provenances
linguistiques diverses.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 109

connaissances ? On a souvent expliqué la progression, le déve-


loppement de l’interlangue de l’apprenant, par son aptitude à
percevoir encore des différences entre les productions des natifs
et les siennes propres (voir par exemple Klein, 1989). Ainsi c’est
quand il discute ou qu’il lit que l’apprenant peut être amené à
constater une distance entre sa propre production — ce qu’il
dirait ou écrirait dans la situation en question — et ce qu’il
découvre grâce aux données auxquelles il est confronté (même
si l’appréhension de cette distance n’est pas toujours aussi
consciente que nos formulations le laissent croire). C’est cette
différence qui va pouvoir modifier la manière dont la gram-
maire de la langue cible existe pour lui en déclenchant un cycle
de traitement de la ressource grammaticale semblable à celui
décrit plus haut.
On remarquera que cette capacité de comparer ses propres
productions à celles émanant des données environnantes
implique que l’apprenant dispose de moyens de comparaison :
il lui faut ce que Gülich & Kotschi (1995) ont appelé des « capa-
cités de traitement » pour mettre en rapport sa formulation et
celle provenant d’une donnée externe. Dans cette activité, il
serait souhaitable que l’enseignement de grammaire puisse ser-
vir de référence (pour cette notion, voir Py, à paraître), c’est-à-
dire que la grammaire enseignée permette à l’apprenant
d’analyser les données langagières auxquelles il est confronté.
Ainsi, d’une manière comparable à l’exemple précédent, un
apprenant confronté à un énoncé comme Ce monsieur est décidé à
créer une entreprise à Neuchâtel devrait pouvoir disposer d’une
ressource que Blanche-Benveniste (1984) dénomme « groupe de
formulation ». Celle-ci lui permettrait d’une part de rattacher
cette construction syntaxique à l’ensemble des autres construc-
tions du verbe décider, en la liant effectivement à l’une ou l’autre
des constructions il s’y décide ou ça le décide, mais également de
prendre conscience d’une sorte de non-concordance aspec-
tuelle : le passif ici est plus proche de l’accompli de l’actif il l’a
décidé que de l’inaccompli il le décide. On voit que, dans ce cas, le
savoir grammatical doit être assez sophistiqué pour servir de
référence, bien que les exemples présentés ne relèvent pas de
phénomènes marginaux ou peu représentatifs. Comme l’a
affirmé Moirand (1982), et comme ses travaux ultérieurs le
confirment, une analyse des discours auquel l’apprenant est
110 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

confronté se révèle décisive : dans cette conception, la didac-


tique ne peut faire l’économie d’une linguistique descriptive.

3. Finalité des apprentissages


et organisation sociale des moyens langagiers

Dans cette dernière section nous esquisserons une série d’in-


terrogations concernant les modes d’insertion de cette concep-
tion de la grammaire dans une conception plus globale de
l’enseignement des langues. Ce faisant, nous passerons de fait
d’une vision assez microscopique de la construction des
connaissances en langue à une vision très macroscopique des
objectifs des enseignements de langues. Pour réduire les diffi-
cultés de ce passage, nous limiterons la réflexion au cas des
enseignements d’une langue en contexte homoglotte, puisque
c’est dans ce type de contexte que l’apprenant est le plus natu-
rellement poussé à utiliser l’environnement langagier comme
ressource. Il devient ainsi crucial que l’enseignement encourage
puis intègre ces traitements langagiers de l’extérieur dans la
classe de langue. Pour dépasser les quelques remarques ci-des-
sous, il importera que la didactique s’inspire, plus qu’elle ne l’a
fait jusque là, des recherches en acquisition naturelle (voir par
exemple Véronique, 1984).
Or il faut admettre qu’au moment (dans les années 60) où a
émergé en didactique des langues la notion de communication,
cette dernière était conçue comme détachée des conditions
sociologiques de son accomplissement. Ce n’est que progressi-
vement que la didactique des langues s’est intéressée aux
conceptions du fonctionnement des communications sociales
développées par les sociolinguistes nord-américains (Labov,
Gumperz & Hymes, notamment ; voir à ce sujet, Roulet, 1976).
On a en outre très vite constaté « des glissements simplificateurs
et des dérivations réductrices » (Moirand, 1982, p. 16 ; voir aussi
Coste, 1978) dans les conceptions que la didactique des langues
se fait de la compétence de communication. Cette dernière se
réduit souvent soit à l’efficacité dans la gestion des échanges, ce
qui justifie l’abandon de tout enseignement grammatical, soit à
un standard de compétence uniforme, sorte de moyen terme
d’une compétence de natif, niant la pluralité des compétences
de communication en langue maternelle et leurs ancrages socio-
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 111

culturels. Aujourd’hui, la notion de compétence de communica-


tion semble inviter à plaisir à la parcellisation : on ne compte
plus les sous-compétences (linguistiques, sociolinguistiques,
pragmatiques, elles-mêmes susceptibles d’une partition - voir le
Cadre européen commun de référence pour les langues). Il nous
semble que d’une manière générale cette conception de la com-
pétence de communication4 trouve son efficacité dans les arti-
culations qu’elle permet avec les objectifs d’apprentissage et les
évaluations des apprentissages effectifs (au moyen des descrip-
teurs de la compétence). En effet, des objectifs recouvrant des
contenus limités, isolés, cloisonnés, sont plus facilement évalués
que lorsque l’on conçoit l’apprentissage comme « essentielle-
ment une reconstruction continue d’une globalité » (Richterich,
1985, p. 40).
Plus prosaïquement, un des problèmes rencontrés par les
apprenants dans le traitement des données langagières réside
dans la manière de prendre en compte la situation de commu-
nication dans laquelle émergent les formes qu’ils repèrent pour
en réussir un certain paramétrage social et énonciatif. Ainsi, par
exemple, cet étudiant qui avait entendu il vient usé ton balai alors
qu’il faisait les vendanges, n’était d’abord pas sûr qu’il s’agissait
bien du verbe venir et non pas du verbe devenir. Dans son dic-
tionnaire d’emplois, il n’avait pas trouvé trace du verbe venir
qui puisse correspondre à ce qu’il avait pensé observer, ce qui
n’est pas étonnant puisque le dernier dictionnaire du français
mentionnant cet usage de venir suivi d’un attribut est le Furetière
(datant de 1690) qui mentionne venir + attribut avec le sens de :
faire voir le déroulement du processus dénoté par l’attribut. Ce
dictionnaire décrit ainsi l’expression l’eau est venue chaude
comme l’eau se réchauffant peu à peu. L’étudiant ne parvenait
pas, en partie à cause de ce premier problème, à percevoir le
domaine d’emploi de cette forme : était-elle limitée aux situa-
tions informelles comparables à celle dans laquelle il avait
remarqué son émergence ? Etait-elle typique du parler neuchâ-
telois ou romand, comme son absence des dictionnaires pouvait
permettre de le penser ? On sait que c’est effectivement le cas :
l’usage de cet auxiliaire d’aspect est signalé par le Dictionnaire
du suisse romand d’André Thibault qui en donne des exemples

4. Il est clair que si l’on considère la langue comme un outil au service de la


communication, la compétence devient aisément une liste d’énoncés.
112 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

comme il est venu rouge ainsi qu’un exemple de La Demoiselle sau-


vage de Corinna Bille : Je crois que je viens amoureux fou5.
Un enseignement de FLE en pays homoglotte se doit de pro-
poser aux apprenants des solutions à ce genre de problème. Cela
se révèlera possible en se donnant pour mission de penser les
articulations entre apprentissage en classe et acquisition hors de
la classe. De cette manière, les apprenants trouveront en classe
des moyens d’acquérir une perception la plus précise possible
de l’organisation sociale des ressources grammaticales qu’ils ont
prélevées. Pour l’exemple de venir + attribut, il s’agira de les
informer du caractère romand (et québécois) de cet auxiliaire
d’aspect. On pourra leur demander de partir à la recherche
d’autres exemples du même auxiliaire aspectuel ou d’autres,
comme commencer à et se mettre à ou finir de et cesser de, qui eux
sont diffusés sur tout le territoire francophone. Bref, on pourra
les sensibiliser aux différentes formes aspectuelles affectant les
procès verbaux. On sait ces phénomènes d’aspect souvent diffi-
ciles pour plusieurs raisons, dont l’une est que les auxiliaires de
ce type ont des valeurs sémantiques différentes selon que leur
emploi est aspectuel ou non. On pourra aussi — pour peu qu’on
en dispose — leur en proposer d’autres exemples : ainsi, pour
venir + attribut, ce récit oral fait par un inspecteur cantonal de la
chasse et de la pêche du canton de Neuchâtel, portant sur un
petit lynx qui s’était trop habitué aux hommes (tiré de Le petit
lynx, Jeanneret, 1999) :
on l’a repris au musée mais alors là il venait embê : tant tout gentil
adorable seulement alors euh : tout ce qui était sur les tables c’était un
laboratoire y avait des des instruments et tout tout ce qui était sur les
tables il poussait loin avec sa patte. il vidait tout (rires)

De cette manière on va permettre à l’apprenant d’enrichir le rap-


port qu’il est en mesure de construire avec la langue qu’il
apprend, en lui donnant des occasions de saisir certaines
marques de la différenciation sociale sur un « horizon sociolin-
guistique concret » (Bakhtine, cité par Todorov, 1981).

5. Pour les connaisseuses de Corinna Bille, il s’agit de la nouvelle intitulée


Carnaval et cet énoncé se révèlera dramatiquement, une fois le carnaval ter-
miné, avoir été dit par un père à sa fille (p. 86).
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 113

4. Conclusion

On voit que la mise en relation systématique des éléments


grammaticaux étudiés en classe de langue avec leur contexte
naturel d’apparition ne constitue qu’un aspect de la solution.
Symétriquement, il faut ouvrir les analyses grammaticales à des
données provenant de l’extérieur de la classe. De cette manière,
prôner la construction de ressources grammaticales en contexte
conduit « naturellement » l’enseignante à proposer une
réflexion grammaticale sur des formes et des structures diversi-
fiées de la langue cible : à partir du moment où elle alimente ses
données, d’une part en utilisant des documents sonores et scrip-
turaux tirés de son environnement social, d’autre part en utili-
sant les propres productions des apprenants, elle va se trouver
confrontée et confronter ses étudiants à des données issues de
variétés diversifiées du français. Deux problèmes vont alors
inévitablement se poser à elle. D’abord des problèmes de
normes(s) à fixer et à définir : il y a en effet non-coïncidence
entre le français proposé dans les méthodes, tel qu’il est ensei-
gné en pays alloglotte (qui est un français littérarisé et gramma-
ticalisé), et le français tel qu’il est pratiqué effectivement dans la
diversité des situations sociales (voir Besse, 2001). La langue a
en puissance des capacités de production de structures et de
formes beaucoup plus riches et variées que ce qui est enseigné
et admis. Il y a ainsi des zones du français qui sont très peu
grammaticalisées, peu ou pas décrites ; l’enseignante manque à
leur sujet à la fois de capacité d’analyse et de jugement norma-
tif. L’enseignante se trouve dès lors face à un second problème :
elle va rencontrer des structures qu’elle ne sait comment expli-
quer ou décrire. Il n’y pas de solution miracle à ce double pro-
blème. On se consolera en repensant à ce qu’écrivait Roulet :
« notre capacité d’apprendre une langue dépasse de loin notre capacité
de décrire et d’expliquer comment est faite cette langue, comment elle
s’emploie et comment elle s’acquiert ». (1976, p. 55)

En résumé, la conception ici défendue a comme point de


départ et comme point d’arrivée la manière dont la grammaire
de la langue cible existe pour chaque apprenant, et souhaite bien
sûr que cette manière change. Si celle-ci parvient à faire évoluer
la grammaire de l’apprenant, elle contribue à former une com-
pétence de deux manières :
114 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

– chaque apprenant aura à se situer individuellement pour trai-


ter la connaissance (la décontextualiser, la re-contextualiser),
pour l’engranger et pour la re-mobiliser ;
– ce qui s’acquiert de cette manière progressivement n’est pas
uniquement la grammaire de la langue cible, mais un
ensemble de connaissances socialement situées, qui ne sont
jamais réduites à leur seule dimension grammaticale et qui
contribuent à former en dernier ressort ce que l’on pourra
vraiment appeler une compétence de communication.

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Le rôle de la compétence lexicale
dans le processus de lecture et
l’interprétation des textes

Francis Grossmann
UNIVERSITÉ STENDHAL, GRENOBLE 3

On devrait fonder une chaire pour l’en-


seignement de la lecture entre les lignes.
(LÉON BLOY, Exégèse des lieux communs,
XLVI, Lire entre les lignes)

Introduction

La notion de compétence lexicale a souvent été conçue


comme une sous-compétence linguistique prenant appui sur
l’analyse morphologique des mots, à partir des opérations de
composition et de dérivation. Comme le rappelle Lüdi (1997) :
« La plupart des spécialistes est d’accord, aujourd’hui, pour postuler,
au sein de la compétence linguistique, une sous-compétence lexicale
double, composée d’une part de listes de mots dans une mémoire lexi-
cale et d’autre part de règles lexicales. Ces dernières servent non seule-
ment à rendre transparentes les unités construites, mais aussi et surtout
à produire et comprendre des unités soit entièrement inédites, soit
inconnues par un locuteur-auditeur particulier. »

Malgré l’intérêt de cette dimension morphosémantique, à


laquelle il convient de laisser toute sa place, il est nécessaire
d’aborder le rôle de la compétence lexicale lors de l’activité de
lecture de manière plus générale, en prenant en compte égale-
118 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

ment la manière dont une unité lexicale est interprétée en fonc-


tion du contexte linguistique dans lequel elle s’insère1. Deux
questions principales se posent lorsqu’on se situe sur ce plan :
quels sont les facteurs qui peuvent intervenir pour guider l’in-
terprétation d’une unité lexicale ? Comment s’effectue l’interac-
tion entre interprétation lexicale et interprétation textuelle ?
Nous nous situerons ici d’abord sur un plan théorique, en
essayant de définir les modèles du sens sur lesquels peut s’ap-
puyer une définition de la compétence lexicale. Le processus
d’interprétation lexicale sera envisagé suivant trois perspec-
tives : une perspective réaliste, reliant le sens lexical à une l’ima-
gerie mentale ; une perspective stéréotypique, qui s’appuie sur
l’idée que l’interprète voit sa tâche facilitée par des pré-
construits ; une perspective constructiviste, qui s’appuie sur
l’idée que le lecteur calcule le sens — un sens non plus « plein »
mais relativement abstrait — à partir du co-texte. Nous essaie-
rons ensuite de tirer de notre parcours quelques éléments pour
définir le type de compétence lexicale à l’œuvre au cours du
processus de lecture. En conclusion, nous nous interrogerons
sur la pertinence de cette notion de compétence lexicale lors-
qu’on se situe sur le terrain de la lecture et de l’interprétation
des textes.

1. Trois versions de la compétence lexicale

1.1. La version « réaliste » et ses limites


Les théories de la lecture issues du champ psychologique,
depuis les expériences de Bartlett (1932) jusqu’aux théories du
prototype ont toutes fait une large place au rôle de l’imagerie
mentale et de la mémoire. On pourrait remonter bien plus haut
et montrer à quel point l’idée de la lecture comme scène visuelle
et remémoration s’enracine dans la philosophie occidentale.
Dans la tradition littéraire, la métaphore de l’univers fictif pro-
cède de la même croyance dans la capacité qu’ont les mots du
discours à organiser et à peupler le texte en suscitant des images
chez le lecteur. Il ne s’agit pas ici de nier ou même de minimiser
le pouvoir d’évocation mentale de la lecture, ni même l’enraci-
nement de la lecture dans le monde des images. On peut insis-
ter par exemple sur le rôle des imagiers chez le jeune enfant, et
1. On considèrera ici principalement l’activité de lecture en langue première ou mater-
nelle.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 119

sur l’importance des images et des illustrations comme mise en


scène de l’expérience, grâce aux scènes visuelles associées à des
situations prototypiques. De même que le mot arbre donne
immédiatement accès à une représentation prototypique, une
expression apparemment plus abstraite, comme opération chirur-
gicale, suscite une scène comportant des acteurs (le chirurgien, le
patient opéré, les auxiliaires) et une suite d’actions dont la
représentation figurée est facilement mobilisable. Les séman-
tiques du prototype qui se sont développées depuis les travaux
de Rosch n’ont fait finalement que redonner un peu de vigueur
à cette approche réaliste, qui insiste sur l’enracinement des caté-
gories dans l’expérience des sujets. La notion de compétence
lexicale, dans une telle approche, se fonde sur le fait que le locu-
teur/récepteur est capable lorsqu’il rencontre une unité lexicale,
de lui faire correspondre une représentation, sous la forme
d’images mentales, de scénarios ou de scripts et de les intégrer
dans le modèle mental en cours d’élaboration. La compétence
lexicale s’enrichit par conséquent de l’expérience des sujets, et
de l’affinement progressif des catégories appelées par les mots.
Bien que le socle sur lequel repose cette version de la compé-
tence lexicale soit solide, il révèle aussi ses limites, en raison de
deux aspects bien résumés par Lüdi (1995) :
– « l’instabilité intersubjective des significations emmagasinées
en mémoire lexicale », qui explique l’évolutivité des représen-
tations lexicales et le fait que les locuteurs/récepteurs ajustent
en permanence les signifiés dans le cadre de leurs pratiques
langagières ;
– « l’instabilité intersubjective des “objets du monde“auxquels
les locuteurs réfèrent à l’aide des unités lexicales », et qui font
eux-mêmes l’objet d’une construction à travers le discours ; il
ne s’agit pas bien entendu de nier les constantes référentielles
qui permettent aux individus de communiquer entre eux à
partir de représentations stabilisées des objets du monde, cette
stabilisation étant le résultat de contraintes perceptives et
cognitives mais aussi le fruit d’une culture historiquement
située ; reconnaître l’instabilité intersubjective des objets du
monde revient simplement à accepter leur statut représenta-
tionnel, et le fait que cette représentation est, au moins pour
partie, construite à travers l’activité langagière elle-même.
D’où l’intérêt actuel pour des notions comme celle d’objet de
discours.
120 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

1.2. Compétence lexicale et stéréotypie


A la conception réaliste, on peut opposer une vision beau-
coup plus squelettique du sens, qui minore la place du codage
linguistique. Il faut rappeler que dans la tradition de la séman-
tique structurale européenne, l’accès au sens s’effectue grâce à
une décomposition et c’est le résultat de cette décomposition
qui sert de base à l’interprétation. Cette approche a souvent été
remise en cause, en particulier par les sémantiques du prototype
ou du stéréotype. Putnam (1975), à la suite de Kripke, s’est
efforcé de mettre en pièce les conceptions descriptivistes de la
signification et ce qu’il nomme le caractère internaliste des doc-
trines qui assimilent la compréhension d’un nom commun à
l’ensemble des traits qui définissent son extension. Les signifi-
cations ne sont pas « dans la tête », elles sont publiques et,
comme le précise Putnam (1990, p. 54), « la référence est un phé-
nomène social ». Ce caractère se manifeste de deux façons :
d’une part, dans l’usage quotidien, nous n’avons pas toujours
une idée très précise des propriétés qui permettent de décrire
l’extension d’un terme ; si l’on nous demande de définir exacte-
ment ce que c’est que l’eau, ou l’or, nous sommes, pour la plu-
part, bien incapables de répondre. La « division du travail
linguistique » nous permet donc de déléguer à des experts (les
spécialistes du domaine concerné) la tâche de définir plus préci-
sément ce qui dans l’usage courant reste indéterminé. Ainsi, un
spécialiste de métallurgie est-il capable d’opposer les caractéris-
tiques de l’aluminium et celles du molybdène, deux métaux
proches que le profane peut aisément confondre.
Cette conception semble rejoindre l’idée d’une sous-détermi-
nation du sens dans sa version constructiviste, qui sera évoquée
dans la section suivante. Mais la différence de perspective est
très sensible : le sens n’a pas à être construit, puisqu’il n’y a pas
de substance sémantique, mais seulement des usages sociaux
attachés aux lexèmes. La théorie du stéréotype — c’est ce qui la
distingue des théories du prototype avec lesquelles elle semble
par ailleurs avoir quelques affinités — est moins une théorie du
sens ou de la conceptualisation, que de l’usage et de la manière
dont, pragmatiquement, s’effectue la communication linguis-
tique2. La compétence lexicale semble ici se réduire à un

2. Les théories qui sous-estiment la part de codage des expressions linguistiques sont
parfois conduites à assimiler sens et stéréotypie, risquant alors d’étendre cette der-
nière notion démesurément ; or, si bon nombre de ces stéréotypes sont partagés par la
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 121

ensemble de savoirs sociaux, auxquels les mots donnent accès.


Cette version est économique, puisque le sens des mots n’a pas
à être appris, seule la capacité à les employer dans des contextes
pertinents étant requise. On peut noter cependant que l’argu-
mentation de Putnam est plus nuancée que cette présentation.
Dans l’usage, explique-t-il, les lexèmes ne fonctionnent pas tous
de la même façon : si célibataire relève d’une analyse en condi-
tions nécessaires et suffisantes (adulte, non marié), le signifié de
tigre ou de chat comporte quant à lui un trait très général (ani-
mal), tout le reste, qui repose sur des savoirs partiels et révi-
sables, constituant le stéréotype. Le lexique n’est donc pas
homogène : si pour partie il relève d’une compétence encyclo-
pédique plus que sémantique, il n’en demeure pas moins que
dans de nombreux cas, une forme de définition sémantique liée
à une décomposition analytique est possible, l’interprétation
supposant même, dans la communication, que l’on sache opérer
des distinctions parfois assez fines.
Une autre forme de stéréotypie est celle qui est codée dans la
langue même, à travers les expressions figées ou semi-figées, et
qui relève donc de droit de la compétence lexicale. Les colloca-
tions et expressions figées se présentent en effet comme des uni-
tés mémorisées immédiatement décodables par le lecteur qui les
connaît (prendre la fuite, avoir la dent dure) et elles relèvent donc
d’un apprentissage par blocs, sans qu’il soit nécessaire d’en
décomposer le sens. Certaines expressions stéréotypées que
nous rencontrons lors de la lecture d’un texte peuvent être
considérées comme des pré-construits (Henry, 1977) qui offrent
une grille de lecture du monde pré-établie. Les évidences idéo-
logiques s’inscrivent si naturellement dans la langue, que l’on
en oublie le fait qu’à travers la langue ce sont des formes de
pensée que l’on apprend, ainsi que des schémas argumentatifs.
En effet, les expressions stéréotypées ramassent ou concentrent
des lieux communs qui ne s’apprennent pas dans le monde phé-
noménologique, mais dans les discours. On peut à la rigueur
comprendre que des expressions comme aller au restaurant ou
faire sa toilette relèvent de scripts issus principalement de l’expé-
rience individuelle, médiatisée par la culture. Cependant, que
faire d’expressions qui contiennent en elles-mêmes des schèmes
explicatifs implicites ? Si, ce qui fait perdre, c’est « la peur de
quasi totalité des locuteurs, faisant l’objet de consensus, on ne voit pas pourquoi ils ne
donneraient pas lieu à une intégration dans le sens lexical.
122 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

gagner », comment définir un tel concept sans prendre en


compte le paradoxe inscrit dans l’expression elle-même ? Le lec-
teur-interprète doit donc affronter une double évidence : celle
qui s’inscrit dans les mots, à travers la lexicalisation, le figement
ou la banalisation, mais aussi celle qui résulte du rapport à la
chose écrite, dont on connaît la force d’imposition dans notre
culture. La compétence lexicale semble ici se dédoubler : d’un
côté, le lecteur doit connaître le sens fonctionnel de ces formes
banalisées ; de l’autre, il s’agit aussi pour lui, au moins dans cer-
taines formes de lecture, de repérer leur valeur argumentative.

1.3. Une version constructiviste


Dans la version constructiviste, le codage linguistique existe,
mais le sens reste sous-déterminé. Si l’on accepte ce postulat de
la sous-détermination, la compétence lexicale ne peut fournir
qu’une esquisse, une schématisation très grossière du sens que
le lecteur a à construire. Le problème qu’il rencontre concerne
par conséquent la spécification. Il s’agit en effet de savoir com-
ment il peut désambiguïser suffisamment les items lexicaux
pour éviter les contresens, tout en ayant suffisamment de sou-
plesse interprétative pour maintenir la part productive de la
polysémie.
Le même postulat conduit ainsi à refuser l’étapisme (Victorri
& Fuchs, 1996 ; Victorri, 1997), c’est-à-dire la segmentation en
deux étapes de l’analyse interprétative, la première étant une
étape sémantique, qui énumérerait les sens potentiels de l’unité
polysémique, l’autre une étape pragmatique, où l’unité se trou-
verait désambiguïsée grâce au contexte et à des principes prag-
matiques généraux comme le principe de pertinence. De plus, il
n’est pas possible d’énumérer les différents sens polysémiques
parce qu’il peut toujours en émerger de nouveaux, non enregis-
trés. Cette conception a pour conséquence de mettre en cause les
interprétations séquentielles, qui considèrent que le sens du tout
(par exemple un texte) doit être calculé à partir du sens des par-
ties. Victorri (1997, p. 47) souligne que si un programme infor-
matique devait calculer le sens de chaque unité, la tâche serait
insurmontable, chaque unité du co-texte dépendant pour son
interprétation des autres unités.
L’idée générale est que lorsque nous utilisons une unité lexi-
cale quelconque, cette unité ne fournit pas un sens ou des sens
complet(s) ; elle fournit simplement une forme incomplète
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 123

(« forme schématique »), qui ne fait qu’orienter l’interprétation :


elle donne des instructions et fournit des cadres qui requièrent
le contexte pour spécifier le sens. Par exemple, le mot grand se
présente comme n’ayant en lui-même qu’un sens très abstrait
du type « est quantifiable » et « supérieur à la moyenne par rap-
port à la classe de référence ». Si je dis une grande maison, je
convoque une propriété, la taille (qui elle-même pourra suivant
le contexte être spécifiée en « hauteur » ou « espace ») ; la classe
de référence est celle des maisons et le fait que j’utilise
grand dans ce contexte va pouvoir enrichir le sens de l’unité, en
faisant appel à certaines propriétés contextuelles. Le cas le plus
classique est que grand s’applique à une entité gradable. Dans
un cas comme mon parapluie est plus grand que le tien, grand perd
ses capacités d’évocation d’une valeur supérieure à la moyenne
pour ne plus indiquer que la direction dans laquelle doit être
orientée la propriété permettant d’établir la comparaison. Une
caractéristique des formes schématiques est justement cette
instabilité, qui leur permet d’évoluer rapidement dans telle ou
telle direction pour revêtir telle ou telle facette. Ainsi, dans un
processus de convocation-évocation, « chaque unité convoque
des éléments de scène verbale et évoque à son tour de nouveaux
éléments » (Victorri, 1977, p. 54), la tâche du linguiste étant de
préciser la manière dont s’effectue l’interaction entre les diffé-
rents éléments qui forment son co-texte pertinent.
Le modèle proposé par Victorri & Fuchs est un modèle théo-
rique de la polysémie, mais il peut être placé dans une perspec-
tive interprétative. Il n’est donc pas complètement illégitime de
se demander en quoi il peut fournir des éléments utiles de
réflexion pour une théorie du sens construit par l’interprète.
L’identification d’une forme schématique est effectuée, pour ces
auteurs, sur la base d’une analyse de corpus à laquelle est appli-
quée un traitement permettant de structurer l’espace séman-
tique. Toute la question est de savoir si cette structuration de
l’espace sémantique est seulement un construit théorique, résul-
tat du travail d’abstraction du linguiste, ou s’il est possible de
lui faire correspondre aussi une base empirique, correspondant
à la compétence sémantique des sujets. Sans prétendre trancher
une telle question, qui suppose que l’on se situe sur un plan plus
nettement psycholinguistique, on peut faire l’hypothèse que
l’enfant accomplit, lui aussi, sur le long terme, un travail d’abs-
traction qui lui permet progressivement de conquérir la capacité
124 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

à extraire des formes schématiques à partir des énoncés qu’il


rencontre. L’activité de lecture le confronte de manière intense à
la multiplicité des usages d’un même vocable et suscite de nom-
breuses interactions entre chaque vocable rencontré et ceux qui
appartiennent à son espace co-textuel. Un point paraît particu-
lièrement intéressant eu égard au fonctionnement sémiotique de
l’acte de lecture : celui qui met en jeu la « portée » et la défini-
tion de l’espace co-textuel dont on a vu le rôle essentiel. Si l’on
reprend les exemples fournis par Victorri & Fuchs, on voit qu’il
faut que le lecteur reconnaisse à la fois la portée de l’expression
(voir, pour « encore » : hier encore il était vivant : encore porte
sur hier ; hier il était encore vivant : encore porte sur vivant), mais
aussi le champ d’interaction de l’expression, c’est-à-dire l’espace
dans lequel elle interagit avec d’autres unités, notamment en
fonction de sa valence.
Une approche constructiviste ne peut pas écarter certains
principes de bon sens : le processus d’intégration lexicale limite
le calcul du sens. Ainsi, s’il est vrai que l’on peut construire une
forme schématique permettant d’intégrer le sens de grand dans
une grande maison et dans une grand-mère, il est évident que
grand-mère sera analysé comme une seule unité lexicale par le
lecteur, sans qu’il ait besoin de procéder à un calcul du sens de
grand. A un moindre degré, cela est vrai de collocations comme
un grand musicien, qui, tout en comportant deux lexèmes dis-
tincts, correspondent à des moules appris (l’adjectif grand anté-
posé, marque de manière standard la valeur en français, dans le
cas des noms de métier : un grand peintre, un grand soldat, un
grand professeur, etc.).
Deux autres points sont à souligner, relevant de considéra-
tions empiriques. Premièrement, les locutions (avoir le bras long),
ou les expressions semi figées (prendre la fuite) l’emportent géné-
ralement sur les lexèmes (avoir + le bras + long) comme unités de
réception, parce qu’elles ont été mémorisées en tant que telles.
Certaines contraintes sémantiques jouent cependant un rôle
dans l’accessibilité. Ainsi, descendre dans la rue est interprété
comme une seule lexie — synonyme de manifester — lorsque le
sujet grammatical est un nom de catégorie, au pluriel (les infir-
miers, les étudiants, les agriculteurs, les bouchers, etc.) ou plus rare-
ment au singulier, par emploi métonymique (la police, la poste,
l’enseignement descend dans la rue). Hors de cet emploi catégoriel,
l’interprétation physique (le fait de « descendre ») est plus aisé-
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 125

ment convoquée. Deuxièmement, la fréquence d’emploi des


lexèmes ou des lexies joue un rôle important. Le premier prin-
cipe explique le fait que dans une phrase comme Marie a laissé
tomber son mari le lecteur ne pense généralement pas qu’elle l’a
laissé tomber par la fenêtre, même si ce sens ne peut en théorie
être exclu3. Le deuxième principe justifie aussi son traitement
sémantique spécifique : si laisser tomber est aisément reconnu
comme une unité à part entière, c’est aussi en raison de la fré-
quence d’apparition élevée de l’association. La perspective
constructiviste, fondée sur la notion de forme schématique,
construite à partir du co-texte, ne peut remettre en cause le fait
que le repérage des unités lexicales repose sur un stockage préa-
lable en mémoire, permettant d’économiser certains calculs
sémantiques. Une dernière remarque : dans cette version, la
construction du sens semble opérer uniquement à partir des
informations sémantiques extraites par le sujet, sans que l’on
s’intéresse au fait que le texte est aussi un système sémiotique
permettant une interaction entre le producteur du texte et son
lecteur. Dans la conception constructiviste modérée que nous
défendons, cet aspect doit forcément trouver sa place : nous y
reviendrons ci-dessous à propos du système de guidage textuel.

2. Vers une définition de la compétence lexicale

Résumons le point où nous en sommes : le lecteur/interprète


s’appuie sur ses connaissances lexicales et ses représentations
du monde pour peupler le monde textuel ; il est en mesure
d’opérer des calculs, à partir d’une schématisation issue des
informations sémantiques fournies par le lexique en contexte ;
mais il sait aussi mobiliser les stéréotypes associés aux mots
pour accéder à des représentations. Essayons de préciser main-
tenant quelques unes des capacités qui semblent requises pour
effectuer ces tâches. On insistera ici sur la dimension dyna-
mique de la compétence lexicale, en acceptant comme donné le
fait que la plupart de ces capacités sont reliées à des connais-
sances ou des savoirs sur la langue :

3. Evidemment, d’autres considérations, liées au peu de probabilité qu’un tel acte soit
commis et à sa faisabilité entrent également en ligne de compte.
126 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

– les unes concernent la nature même du langage, et concernent


la possibilité qu’a le sujet à admettre la malléabilité et la plas-
ticité du sens lexical, ou encore sa dimension intersubjective ;
– les autres sont liées à la dimension mémorielle et combinatoire
(par exemple, la capacité à utiliser le système morphologique
de la langue pour produire ou interpréter un mot possible est
liée à l’existence d’une liste mémorisée de morphèmes et à la
connaissance de leur règles combinatoires) ;
– les dernières enfin induisent la possibilité pour le sujet inter-
prétant d’intégrer la dimension argumentative du lexique à
travers les stéréotypes véhiculés.

2.1. La dimension plastique et intersubjective


de la compétence lexicale

2.1.1. Réviser l’interprétation lexicale


La polysémie et l’homonymie sont inhérentes à toutes les
langues. Un des exemples présentés par Kleiber (1994, p. 20)
montre que la sélection d’une interprétation lexicale en cas d’ho-
monymie est fortement dépendante de son accessibilité : s’il a lu
« Une bonne partie du Finistère » dans son journal, en interprétant
« partie » comme « région », c’est bien parce que cette interpré-
tation était la plus accessible4. Dans cet exemple, ce qui est inté-
ressant, c’est que l’erreur de lecture est liée à la sélection d’une
valeur par défaut.
Si l’on analyse d’un peu plus près ce qui fonde cette valeur
par défaut, on remarque qu’on est obligé de l’établir ici sur des
critères empiriques : par exemple, le fait que le nom bonne est
moins fréquent que l’adjectif bon, que l’expression bonne partie
est lexicalisée. Un point peut cependant alerter, au plan linguis-
tique, le lecteur : le peu de probabilité qu’un titre d’article puisse
être construit syntaxiquement comme le voudrait l’interpréta-
tion régionale : si l’on peut toujours construire un titre à l’aide
d’un groupe nominal, encore faut-il que l’information rhéma-
tique soit suffisamment consistante. La lexicalisation de bonne
partie bloque la possibilité que bonne joue un rôle rhématique.
Malgré tout, il n’y a guère de chance que l’on assigne la réfé-
rence nominale à bonne, même si l’on connaît Bécassine, et que
l’on sait qu’elle est une bonne, originaire du Finistère. Reste de

4. J’en profite pour faire une expérience de lecture : si vous n’avez pas trouvé d’autre
interprétation, reportez-vous au paragraphe suivant.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 127

plus à saisir le jeu linguistique sur partir, puisqu’il s’agit d’inter-


préter partie ici à la fois comme « ayant quitté (le Finistère) » et
comme « issue de, ayant sa source dans »5. Le contexte permet-
tant l’interprétation n’était guère prévisible, et il ne peut être
construit qu’après coup par le lecteur, en fonction du peu de
pertinence de la première interprétation au vu du co-texte qui
suit le titre. Dans d’autres cas cependant des éléments moins
mouvants peuvent servir d’appui à la création de contextes par
défaut.
Dans l’exemple emprunté à Kleiber lié au contexte de la lec-
ture d’un article de journal, on a vu quelques ingrédients qui
paraissent importants : la question de l’accessibilité, mais aussi
la capacité à déconstruire le sens (dans le sens banal de la remise
en cause qui s’effectue à la suite d’interprétations successives).
Dans l’exemple analysé, c’est le retour aux unités de l’énoncé
qui permet de conduire à la bonne interprétation : bonne, re-caté-
gorisé comme nom, peut devenir sujet de partir et la préposition
de marque l’origine en raison du lien syntaxique qui l’unit à par-
tir. Le co-texte de droite apparaît donc comme le régulateur per-
manent des interprétations successives produites par le lecteur.
Cette conception permet aussi de sauver une version faible du
sens littéral, vu comme un ensemble d’instructions ancrées dans
l’énoncé et chargées de fabriquer les interprétations successives,
réajustées en permanence.

2.1.2. Mettre en attente l’interprétation lexicale


Cependant, cette vision des choses, si elle permet de traiter
un certain nombre de problèmes (par exemple l’existence de cer-
taines erreurs de lecture) se révèle insuffisante. Elle suppose en
effet que la polysémie soit rapidement neutralisée et qu’une
interprétation et une seule soit sélectionnée. C’est le cas dans
l’exemple, lorsqu’il s’agit de distinguer bonne utilisé comme
nom ou comme adjectif, ici en fonction du domaine ou de l’uni-
vers référentiel dans lequel on se situe. Or, il faut bien le dire, ce
type d’erreurs, s’il n’est pas rare, reste cependant peu représen-
tatif des difficultés d’interprétation rencontrées généralement
par les lecteurs. En effet, dans ces cas de figure, la désambiguï-
sation s’effectue en principe en amont, parce que le lecteur sait

5. On ne peut exclure totalement une interprétation que ne semble pas avoir prévue
Kleiber : celle qu’il y ait un jeu de mots intentionnel sur cette « bonne » partie du
Finistère, qui peut-être, représente ou est à l’image d’une bonne partie du Finistère…
128 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

généralement à quel domaine se réfère le texte qu’il est en train


de lire. Ainsi, on sait que lorsqu’on lit un texte sur la chirurgie,
le terme opération prend sa valeur par défaut à partir du
domaine auquel il appartient. Admettons à présent qu’un jeune
lecteur connaisse seulement opération dans son sens arithmé-
tique et non chirurgical : la valeur par défaut sélectionnée ne
pouvant alors que correspondre à ses connaissances lexicales, il
ne peut avoir accès directement au sens chirurgical, ou militaire,
sauf s’il est aidé par le co-texte. Dans des cas de cette sorte, com-
portant une expression qui a des sens nettement disjoints, diffi-
ciles à dériver à partir d’un sens de base, l’expression figurant
dans un champ d’interaction qui n’apporte pas de secours sup-
plémentaire, on peut parler de co-texte opaque. Ainsi,
dans le cas d’opération, le sens de base apparaît tellement abs-
trait et général qu’il n’est que d’une utilité réduite, au moins
pour un jeune lecteur. Un co-texte opaque en lecture se caracté-
rise donc par le fait que le lecteur n’est pas en mesure de faire
correspondre à l’expression un interprétant ou encore que l’in-
terprétant qu’il serait en mesure de lui donner apparaît comme
manifestement inadéquat.
Trois remarques doivent être formulées à propos des co-
textes opaques. La première est que l’opacité n’est pas liée en
premier lieu à l’expression, mais aux compétences linguistiques
du lecteur. Ainsi, l’expression subir une opération peut ou non
être connue ; le lecteur peut ou non avoir rencontré le sens néga-
tif de subir dans d’autres co-textes ; s’il est capable d’associer un
sème négatif à subir, il sera en mesure d’effectuer une inférence
lui permettant d’associer opération à un événement négatif et à
construire une interprétation. La seconde remarque importante
est que l’opacité est liée directement à l’empan du co-texte. Dans
l’exemple, en effet, la phrase qui suit Marie a subi une grosse opé-
ration ne permet guère de construire l’interprétation de manière
efficace : il peut y avoir mille raisons pour lesquelles quelqu’un
ne rentre pas chez lui et pas uniquement des raisons négatives.
Cependant, il est possible que dans la suite du texte, le lecteur
rencontre une information qui lui permette de comprendre
rétroactivement le sens d’opération. Il se peut même qu’il ren-
contre à nouveau opération, dans un co-texte cette fois non
opaque. Enfin, la dernière remarque concerne le fait qu’une cer-
taine forme d’opacité est liée à l’activité même de lecture cri-
tique, scolaire, ou plus largement de toute lecture impliquant
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 129

une herméneutique. En effet, ce n’est que parce qu’il est néces-


saire de « comprendre », de dégager la signification d’un texte,
d’être en mesure d’indiquer un point de vue sur ce qu’on lit, que
les notions de clarté ou d’opacité deviennent importantes. A
partir du moment où l’on n’est pas astreint à une telle obliga-
tion, il est finalement assez peu important que certains pans du
discours écrit nous échappent, de même qu’il arrive fréquem-
ment, dans une conversation, que nous ne saisissions pas exac-
tement où notre interlocuteur veut en venir.
Tout semble montrer que si les lecteurs, apprentis ou non, ont
des réactions relativement différentes aux co-textes opaques, ils
manifestent un net rejet lorsqu’ils ne parviennent pas, à de trop
nombreuses reprises au cours de leur lecture du texte, à
construire une interprétation cohérente. En effet, au-delà d’un
certain seuil — variable suivant les lecteurs et suivant l’entraî-
nement qu’on leur a fait subir — c’est la possibilité même de
l’intégration sémantique, au sens psycholinguistique du terme,
qui est remise en cause. Ce phénomène a été bien mis en évi-
dence pour la lecture en langue étrangère : si les lecteurs se trou-
vent rapidement désarmés face aux mots inconnus dans une
langue étrangère, c’est qu’ils disposent en général de moins de
moyens linguistiques pour fabriquer une interprétation, même
sémantiquement sous-déterminée, pour une unité lexicale ou
un énoncé. La capacité à mettre en attente une interprétation, au
vu de son peu de plausibilité, constitue bien un élément essen-
tiel, mais elle ne peut être mise en œuvre que si le lecteur ne se
trouve pas dans une trop forte insécurité.

2.1.3. Neutraliser ou surdéterminer une interprétation lexicale


Le sens lexical dans les langues naturelles autorise une cer-
taine latitude. L’alternative entre deux interprétations disjointes
n’est en effet qu’un cas parmi d’autres (Fuchs, 1991). Il se peut
aussi qu’il y ait neutralisation (deux ou plusieurs interprétations
sont compatibles, sans que le lecteur soit obligé de choisir), ou
surdétermination (les différentes valeurs interprétatives pos-
sibles, au lieu de s’exclure, se combinent et se renforcent
mutuellement). Observons la phrase suivante :
Pierre est très occupé en ce moment. Personne ne peut le sortir de son
laboratoire !
130 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

Le mot laboratoire comporte plusieurs sens possibles (labora-


toire d’analyse médicale, biologique, photographique, de
recherche), mais ils sont tous compatibles avec une base séman-
tique proche du sens étymologique (un lieu où l’on travaille). A
la différence de l’exemple proposé pour opération, le co-texte de
laboratoire semble donc fournir une base sémantique suffisam-
ment stable pour permettre l’interprétation. Ce type de co-texte
n’implique pas nécessairement que le lecteur, surtout débutant,
construise la forme schématique autorisée par la neutralisation
ou la surdétermination. Elle évite cependant le blocage inter-
prétatif et fournit à terme la possibilité d’une élaboration plus
précise. Là encore, on peut encourager les lecteurs à se conten-
ter, durant un certain temps, d’une interprétation vague. La lec-
ture scolaire, qui cherche en permanence à vérifier la bonne
compréhension du texte, va parfois à l’encontre de cet objectif.

2.1.4. Utiliser le guidage textuel


On peut se demander comment une conception intersubjec-
tive et évolutive du sens lexical peut s’appliquer à la lecture, qui
semble se centrer de manière exclusive sur le pôle de la récep-
tion, et priver le récepteur de toute interaction avec le scripteur.
Les travaux de sémiotique textuelle nous ont habitués cepen-
dant à considérer que tout texte prenait en compte son lecteur
(au moins la représentation qu’il se fait du lecteur) à travers un
système de guidage parfois assez fin, qui permet de limiter les
dérives interprétatives. Cela est vrai aussi au plan lexical.
Certaines expressions se sont spécialisées dans cette fonction,
comme par exemple : « nous entendons par là », « par là nous vou-
lons dire », « dans le sens de… », etc. Ces systèmes de guidage sont
également configurés par les genres dans lesquels s’effectue la
lecture du texte. Ainsi, dans la littérature enfantine, le système
de guidage prend parfois la forme de véritables explicitations
lexicales ou encore de parenthèses de contextualisation
(Grossmann, 2000) par lesquelles le scripteur précise le sens que
le lecteur doit donner à une expression lexicale. Le lecteur effec-
tue donc en permanence un travail d’accommodation, lui per-
mettant de se rapprocher de la manière dont le scripteur définit
le sens d’un mot, mais il peut aussi accéder au sens d’un mot
inconnu, ce qui explique cette vérité triviale que l’on apprend
des mots en lisant.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 131

2.1.5. Re-catégoriser pour appréhender un objet de discours


Le sens lexical est évolutif et se construit dans le discours.
Une unité lexicale, lorsqu’elle est immergée dans un texte subit
un traitement qui fait évoluer sa valeur par défaut. Elle devient
un objet de discours dont l’interprétation est fortement soumise
à la manière dont elle a été thématisée. On peut prendre comme
exemple, pour le montrer, la célèbre phrase de Camus issue du
Mythe de Sisyphe6 :
« Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux, c’est le sui-
cide (…) ».

Remarquons d’abord que le sens de l’occurrence de suicide


dans cet énoncé ne s’identifie pas purement et simplement à son
sens en langue ; en effet, suicide re-catégorise ici « problème phi-
losophique », par une opération d’extraction que l’on peut para-
phraser ainsi : « dans la classe des problèmes philosophiques, il
n’en est qu’un seul de sérieux, qui est le suicide » ; on a là un
mécanisme présuppositionnel qui permet de présenter le sui-
cide non pas simplement comme appartenant à une catégorie
d’acte, mais comme relevant de la réflexion philosophique.
Interpréter le mot suicide dans l’énoncé n’est donc aucunement
retrouver purement et simplement son sens en langue, mais
suppose aussi de re-catégoriser la notion à laquelle il renvoie7.
Notons au passage que le mot suicide peut appeler une repré-
sentation scénique de l’acte de suicide ou des stéréotypes. Mais
il semble bien que la scénarisation de l’acte de suicide soit de
peu de secours pour l’interprétation de la phrase de Camus,
même si le rôle stylistique de l’évocation macabre (à l’image
morbide du suicide s’oppose la froideur de sa catégorisation
comme « problème philosophique »), est un élément secondaire
à prendre en compte. En tout état de cause, on voit que s’il est
faux de considérer que la lecture de textes théoriques ou argu-
mentatifs n’induit pas de représentations concrètes ou scé-
niques, il est vrai qu’elle implique cependant — et on peut le
dire, dans une moindre mesure, de toute lecture — non pas de
les annihiler, mais de les mettre en arrière plan.

6. Cet exemple est également utilisé par Dufays (1994), dans une optique différente de
celle exposée ici.
7. Si l’on fait l’hypothèse fictive – en vérité peu probable – d’un lecteur qui connaîtrait le
sens de « problème philosophique » sans connaître celui de « suicide », on conclut
qu’il construirait le sens de « suicide » comme étant une certaine sorte de problème
philosophique.
132 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

2.2. La dimension mémorielle et combinatoire


de la compétence lexicale

2.2.1. Utiliser le système morphologique


pour interpréter un mot inconnu ou peu connu
On a indiqué en introduction que la compétence lexicale était
souvent réduite au niveau morphologique, et nous avons donné
la priorité à une conception plus large. Il n’en demeure pas
moins que la capacité du lecteur à s’appuyer sur des règles de
dérivation l’aide parfois à interpréter le sens d’un mot inconnu
ou mal connu, surtout lorsque le co-texte fournit d’autres infor-
mations sémantiques utiles. Le lexème saloir, par exemple, ren-
contré dans La légende de St Nicolas en tant que dérivé
morphologique de saler, permet éventuellement aux enfants de
déduire la relation avec sel. Le co-texte, qui précise que le bou-
cher « met les enfants dans le saloir », permet en outre d’identifier
le saloir comme un endroit, un lieu. On sait en outre que le suf-
fixe – OIR sert à former des noms d’instruments ou de disposi-
tifs. Si le lecteur dispose des informations lexicales suffisantes, il
peut déduire, même s’il ne connaît pas le terme, qu’il s’agit d’un
instrument ou d’un dispositif qui sert à saler. Les deux informa-
tions sémantiques (lieu + qui sert à saler) permettent éventuel-
lement d’associer saloir à une machine, mais aussi à une pièce ou
encore à un meuble qui sert à saler et dans lequel on peut se
mettre, ce qui autorise une interprétation correcte. Cependant,
comme ce suffixe est d’une productivité lexicale très limitée
aujourd’hui, il risque de n’être d’aucun secours à un lecteur
débutant, et peut même l’entraîner sur de fausses pistes8. La
composante morphologique de la compétence lexicale ne fonc-
tionne la plupart du temps que si elle s’appuie sur d’autres dis-
positifs d’interprétation.

2.2.2. Structurer le co-texte


pour spécifier les relations sémantiques entre les lexèmes
Il s’agit là de la dimension proprement syntaxique de la com-
pétence lexicale, même si les définitions de la portée d’une
expression, et de la définition de son espace d’interaction se font
en grande partie à partir d’inférences sémantiques. La notion de
portée joue ici un rôle déterminant. Si l’on reprend l’exemple
fourni par Victorri & Fuchs, on voit qu’il faut que le lecteur

8. Certains lecteurs ont imaginé par exemple qu’il s’agit d’un endroit « sale ».
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 133

reconnaisse que, dans hier encore il était vivant, encore porte sur
hier, tandis que dans hier il était encore vivant, encore porte sur
vivant. Quant au champ d’interaction de l’expression, il ne s’identi-
fie pas à la portée, mais prend en compte les éléments du co-
texte immédiat permettant d’interpréter correctement une
expression ou un énoncé. Ainsi, dans un de nos exemples pré-
cédents, le champ d’interaction de l’expression laboratoire com-
porte le verbe locatif sortir de qui permet d’identifier laboratoire
comme un type de lieu. Il est donc assez naturel que le lecteur,
même s’il ne connaît pas le sens du terme, ou qu’il en connaît un
qui ne convient pas, puisse malgré tout reconnaître dans le labo-
ratoire un type de lieu, dans lequel une certaine sorte d’activité
peut être effectuée. Ce sens vague peut suffire, au moins dans
un premier temps, à éviter la panne interprétative. La structura-
tion du co-texte ne se fonde pas toujours sur une base indiscu-
table. Ainsi, dans un texte d’Alexandre Vialatte9, donné à
commenter à des lycéens, une série de phrases indépendantes
permet de peindre par petites touches un décor rural :
L’automne s’obstine au flanc des coteaux. Du maïs, des oiseaux s’en-
volent. Des feux s’allument dans les jardins. Il en monte de hautes
fumées. (…)

Une divergence s’est manifestée entre les lecteurs, selon


qu’ils faisaient s’envoler les oiseaux à partir du maïs ou qu’ils
considéraient que le maïs, tout comme les oiseaux, s’envolait.
Dans un cas comme celui-là, la structuration du co-texte semble
reposer sur des critères purement externes ou internes, mais sty-
listiques plus que linguistiques. Critères externes : il peut sem-
bler étrange de voir s’envoler le maïs en même temps que les
oiseaux. Critères stylistiques : la symétrie des trois premières
phrases repose sur le fait qu’aux trois sujets grammaticaux cor-
respondent trois acteurs uniques (l’automne, des oiseaux, des feux),
tandis qu’un chiasme fait se rencontrer les deux circonstants en
fin de première phrase et en début de seconde. A cela s’ajoutent
des aspects génériques. Même si la suite du texte de Vialatte
assume une forme de fantastique, la précision naturaliste des
notations bloque l’interprétation « poétique » selon laquelle le
maïs s’envolerait avec les oiseaux. Cet exemple, tout en mon-
trant l’importance de la structuration, montre aussi les difficul-
tés qu’il y a à l’établir toujours sur des critères véritablement
objectifs. Il semble plaider en faveur d’un modèle probabiliste,
9. Dernières nouvelles de l’homme, Julliard, 1978.
134 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

un art plutôt qu’une science de l’interprétation. C’est d’autant


plus vrai que l’on se situe dans le champ de la lecture littéraire,
dans laquelle les effets de polysémie sont souvent recherchés et
voulus et que la marge d’indécidabilité, au lieu de devenir
gênante, devient créatrice. Cependant, sur le terrain plus
modeste sur lequel nous nous situons ici, la question de la struc-
turation du co-texte peut souvent être envisagée de manière
moins complexe ou en tout cas mieux objectivable.

2.3. La dimension argumentative et critique


de la compétence lexicale
On a rappelé en 1.2 l’importance des pré-construits et des sté-
réotypes dans le lexique. La théorie de l’argumentation dans la
langue (ADL), développée depuis plus de vingt ans par
Anscombre & Ducrot (1988) et Anscombre (1995), souligne le
caractère fondamentalement argumentatif de la langue. Par
extension, la théorie aujourd’hui cherche à décrire les mots lexi-
caux de façon à rendre compte de leur argumentativité fonda-
mentale ; par exemple prudent aurait comme argumentation
interne : « s’il y a du danger, il prend des précautions » ou
« Danger DONC Précaution ». Les schèmes argumentatifs codés
par le lexique sont donc fondamentaux lorsqu’on veut savoir où
le scripteur veut en venir, ou décoder le type d’orientation argu-
mentative qu’il imprime à un énoncé ou à un discours. La capa-
cité à identifier l’argumentation interne au lexique repose par
conséquent sur la connaissance des stéréotypes associés aux
lexèmes et sur la capacité à adhérer ou à récuser le type d’im-
plicitation qu’ils conditionnent. Il ne peut donc s’agir là que
d’un apprentissage de longue haleine, qui suppose que la ques-
tion du lexique soit intégrée dans celle des pratiques discur-
sives.

Conclusion

En se détachant alors du réalisme psychologique pour conce-


voir l’interprétation lexicale comme une activité de langage, qui
repose sur une médiation sémiotique et sur l’intersubjectivité,
on suppose que le lecteur accepte de faire son deuil, à certains
moments, de ce besoin de se représenter ce qu’il lit et de pour-
suivre malgré tout sa lecture, en intégrant les informations
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 135

sémantiques dans une représentation floue10. La possibilité


d’une lecture « imagée » varie, non seulement en fonction du
lexique mobilisé (il est plus facile de se représenter un arbre ou
une opération chirurgicale que la phylogenèse), mais aussi selon
les régimes de lecture qu’on impose au lecteur à l’intérieur d’un
genre textuel. Les codes culturels contraignent la visibilité des
objets décrits, ramenant les occurrences au type et liant le des-
criptible à la catégorisation. Dans la description elle-même, les
scènes visuelles mobilisées ne relèvent pas, en tout état de cause,
d’une sorte de perception indirecte, qui s’effectuerait par l’inter-
médiaire du verbal11. Les catégories du visible à l’œuvre dans la
lecture sont en effet en grande partie des construits culturels,
qui relèvent des genres et de l’intertexte, maîtrisés ou non par le
lecteur. Etre lecteur, si l’on accepte cette perspective, c’est être en
mesure de passer, suivant les genres, mais aussi suivant ses
connaissances et ses compétences lexicales et discursives, d’une
lecture « visuelle » à une lecture « abstraite », abstrait désignant
simplement ici le fait que la lecture ne s’ancre pas dans le para-
digme de la représentation visible. C’est d’autant plus vrai
lorsque le lecteur affronte des genres théoriques, explicatifs ou
argumentatifs, dans lesquels la fonction descriptive du langage
est moins prégnante.
Quel intérêt que peut présenter alors l’utilisation de l’expres-
sion compétence lexicale dans le contexte de l’interprétation des
textes en lecture ? On ne reviendra pas sur la polysémie de la
notion et ses implications idéologiques, bien mises en évidence
par Dolz (2002). Le terme compétence appliqué à notre objet
apparaît de toute évidence comme recouvrant des capacités de
natures extrêmement hétérogènes, qui sont en outre reliées à des
savoirs ou des connaissances sur la langue eux-mêmes très dif-
férents. Le fait d’utiliser une étiquette commune pourrait signi-
fier qu’on admet qu’il y a une communication entre ces
différents plans, hypothèse qui est loin d’être vérifiée. Une autre
manière de répondre à la question consiste à mieux distinguer
ce qui relèverait de savoirs ou de savoir-faire susceptibles d’être
appris et transmis et ce qui relève d’une simple acculturation.
Dans le premier cas, le terme de compétence peut avoir une uti-
lité didactique, dans le second, il permet simplement de définir
10. Voir la notion de « lecture suspensive » chez Dufays (1994).
11. Mais l’on sait aussi que la simple « description » d’un tableau faite par un observa-
teur d’aujourd’hui mobilise l’histoire des formes et implique une interprétation.
136 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

les conditions de bon ou de mauvais fonctionnement interpré-


tatif, et peut rapidement s’identifier aux normes sociales qui
conditionnent l’interprétation lexicale. En ce qui concerne les
capacités ou les sous-compétences identifiées comme des com-
posantes d’une hypothétique compétence lexicale appliquée à la
lecture, il apparaît, si l’on se place dans la perspective construc-
tiviste modérée que nous avons privilégiée, que toutes relèvent
bien de certaines formes d’apprentissage, même si cet appren-
tissage peut s’effectuer — et s’effectue bien souvent — de façon
informelle, lors même des activités de lecture. Un des intérêts
que présente la notion de compétence est d’obliger de préciser
d’où viennent les blocages lexicaux au cours de la lecture.
Nombre d’entre eux sont sans doute liés aussi bien à des repré-
sentations sur la langue qu’à la méconnaissance de possibles
appuis linguistiques et relèvent bien d’un entraînement plus
explicite. Mais cet entraînement ne peut se réduire à des exer-
cices lexicaux, il engage le rapport à la langue et aux discours, et
à la manière dont est appréhendé le sens. Une optique purement
techniciste ne peut donc suffire, il faut considérer qu’on a à faire
un travail d’explicitation sur la manière dont le lexique s’inscrit,
de manière plus globale, dans le processus de construction du
sens. Si la notion de compétence lexicale appliquée à l’interpré-
tation des textes en lecture permet de mieux définir certaines
des activités à effectuer dans le cadre d’un tel entraînement, on
propose de la laisser survivre.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Plurilinguisme, compétences partielles
et éveil aux langues.
De la sociolinguistique
à la didactique des langues
Marinette Matthey
UNIVERSITÉS DE LYON 2 ET DE NEUCHÂTEL

Cette contribution vise tout d’abord à rappeler les résultats


centraux des recherches empiriques sur le bilinguisme et les
contacts de langues, et à montrer comment elles ont peu à peu
introduit une approche plurilingue des phénomènes langagiers
en linguistique et en didactique. Nous développerons ensuite
deux thèmes qui paraissent étroitement liés à ce changement de
conception : la notion de compétences partielles, largement diffu-
sée dans les milieux s’occupant de politique linguistique de
l’éducation, puis les principes de l’approche éveil aux langues qui
se diffusent aussi largement, notamment en Suisse romande.

1. Les apports de la recherche suisse des années 80


sur le bilinguisme et les contacts de langues

Durant la décennie 80, de nombreux travaux de recherche


empirique sur les contacts de langues et le bilinguisme en
Suisse, en lien avec les migrations internes et externes, ont été
conduits par une équipe de sociolinguistes de Bâle et de
Neuchâtel, dans plusieurs projets soutenus par le FNRS1. Ces

1. Voir par exemple Lüdi & Py (1986/2002), De Pietro (1988a), Lüdi, Py et al. (1995).
140 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

recherches ont consisté d’une part à enregistrer, transcrire et


analyser, selon les méthodes de l’analyse conversationnelle, des
échantillons de communication bi- ou plurilingues, et d’autre
part à mener des entretiens avec les personnes concernées par
les changements linguistiques vécus lors de migrations, c’est-à-
dire à analyser des discours sur l’apprentissage des langues, sur
le bilinguisme et ses effets sur l’identité2, etc. La démarche qui a
caractérisé ces recherches s’inscrit dans une approche compré-
hensive de la réalité sociale (socio-langagière dans notre cas),
qui consiste à théoriser les théories des acteurs sociaux, car, comme
l’écrit Schütz :
« Les objets de pensée, construits par les chercheurs en sciences sociales
se fondent sur les objets de pensée construits par la pensée courante de
l’homme menant sa vie quotidienne parmi ses semblables et s’y réfé-
rant. Ainsi, les constructions utilisées par le chercheur en sciences
sociales sont, pour ainsi dire, des constructions au deuxième degré,
notamment des constructions de constructions édifiées par les acteurs
sur la scène sociale dont l’homme de science observe le comportement
et essaie de l’expliquer tout en respectant les règles de procédure de sa
science. » (1987, p. 11)

Le fait de s’intéresser aux interactions vécues par les


bilingues — ou, pour le dire plus clairement, le fait que des lin-
guistes bilingues3 se mettent en demeure de théoriser un vécu
socio-langagier quotidien qu’ils connaissent bien puisque c’est
le leur — a eu comme première conséquence la construction
d’une typologie des situations de communication qui intègre
pleinement deux dimensions fondamentales jusque là restées
marginales : la dimension plurilingue et celle de l’asymétrie des
répertoires linguistiques.
A cette époque (il y a donc une vingtaine d’années), la lin-
guistique et la didactique des langues adhéraient encore aux six
fonctions du schéma de la communication de Jakobson, et un
des premiers produits de cette recherche empirique sur le bi-
/plurilinguisme a été de récuser la conception télégraphique et
monolingue de la communication sous-tendant ce fameux
schéma : non, tout n’est pas pré-codé dans la communication, le
code peut être partiellement construit dans l’interaction ; non,

2. La question du traitement discursif des représentations sociales du bilinguisme a éga-


lement fait l’objet d’un projet de recherche soutenu par le FNRS (voir Py, 2000 ;
Matthey, 2000).
3. Bernard Py et François Grosjean à Neuchâtel, Georges Lüdi à Bâle, pour ne pas les
nommer !
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 141

les places d’émetteur et de récepteur ne sont pas interchan-


geables dans un échange, les interlocuteurs jouent des rôles dif-
férents dans l’interaction ; non, on ne s’échange pas des
messages, mais on « bricole » des significations partagées dans
une interaction socialement située, etc. (Alber & Py, 1986). Ce
groupe de chercheurs propose dès lors une nouvelle conception
de la communication, en fait un nouveau schéma, qui prend
comme objet d’analyse les interactions verbales.
Comme toute vision synthétique et idéalisée, ce schéma
connaitra une grande diffusion et ses qualités heuristiques sont
indéniables. Il consiste à placer des interactions-types dans un
espace divisé par un système d’axes délimitant quatre qua-
drants. Les axes constituent des continuums à deux pôles, le
premier appelé unilingue-bilingue et le second endolingue-exo-
lingue. L’axe unilingue-bilingue renvoie au nombre de langues
(certains diraient peut-être aux « systèmes linguistiques ») pré-
sentes dans l’interaction, éventuellement sous forme de traces
(on pense ici aux interlangues des apprenants) ; l’axe endolingue-
exolingue détermine quant à lui le degré de symétrie des réper-
toires langagiers des interlocuteurs. Lorsqu’on se rapproche du
pôle endolingue, on tend vers la symétrie de ces répertoires
(même âge, même sexe, même formation, mêmes intérêts,
mêmes expériences langagières, haut degré de connaissances
partagées, etc.). Lorsqu’on se rapproche du pôle exolingue, la
dissymétrie augmente et la divergence entre les répertoires est
telle qu’elle devient constitutive de l’interaction : les interlocu-
teurs ne peuvent plus faire comme si la communication était
automatique et transparente (à moins bien sûr de « faire sem-
blant » afin de conserver leurs faces réciproques, cas de figure
non exceptionnel en situation plurilingue).

Pôle exolingue

(1) (4)

Pôle unilingue Pôle bilingue

(2) (3)

Pôle endolingue
142 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

Cette typologie4 intègre le schéma jakobsonnien comme une


interaction-type (zone 2, unilingue-endolingue, i.e. une langue
et deux locuteurs interchangeables du point de vue des réper-
toires linguistiques), mais elle englobe et légitime toutes les
autres situations et elle fait découvrir du même coup un mode
de communication jusque là relégué hors du champ des investi-
gations linguistiques : le parler bilingue (zone 3, endolingue-
bilingue). Les situations de communication endolingues dans
lesquelles apparaissent le parler bilingue, avec ses phénomènes
d’alternance codique, sont ainsi comprises comme des situa-
tions aussi normales que leur pendant unilingue (voir Lüdi &
Py, 2002, chap. 6, ou Grosjean, 1993, pour des exemples analysés
de cette façon de parler). Cette conception des situations de
communication met également en lumière les situations exo-
lingues (1 et 4) et les activités langagières spécifiques qu’elles
impliquent. Ces dernières ont donné lieu à de nombreux tra-
vaux de description.

1.1. La notion d’exolingue


On considère que l’expression communication exolingue appa-
rait pour la première fois sous la plume de Porquier (1979). Pour
cet auteur, l’expression réfère à la communication qui s’établit
entre individus ne disposant pas de L1 commune. En 1984
cependant, Porquier glisse de communication à situation exo-
lingue ; il parle cette fois de la dimension exolingue de la situation.
Voici quelles sont les caractéristiques de cette situation exo-
lingue :
« – les participants ne peuvent ou ne veulent communiquer dans une
langue maternelle commune (…) ;
– les participants sont conscients de cet état de choses ;
– la communication exolingue est structurée pragmatiquement et for-
mellement par cet état de choses et donc par la conscience et les repré-
sentations qu’en ont les participants ;
– les participants sont, à divers degrés, conscients de cette spécificité de
la situation et y adaptent leur comportement et leurs conduites lan-
gagières. » (Porquier, 1984, pp. 18-19)

4. Bien que souvent présentée et expliquée, cette typologie présente encore une certaine
variation quant à la visualisation des axes et l’attribution des pôles… Nous reprenons
ici les emplacements tels qu’ils sont présentés dans de Pietro (1988b, p. 72), mais le
système orthogonal est emprunté à Lüdi & Py (2002, p. 161). On trouvera des extraits
de conversation illustrant ces différentes interactions types dans Matthey & de Pietro
(1997).
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 143

La situation est donc exolingue lorsque les interlocuteurs la


considèrent comme telle, c’est-à-dire lorsqu’ils se manifestent
mutuellement, par des productions discursives récurrentes, leur
statut respectif dans l’interaction. En voici trois exemples : – le
partenaire « faible » demande explicitement de l’aide au parte-
naire « fort » : comment on dit ? – le partenaire « fort », face à un
feedback d’incompréhension de son interlocuteur, reformule
plusieurs fois un énoncé en le simplifiant au fur et à mesure ;
– le partenaire « faible » répète des mots ou des expressions pro-
noncées par le locuteur « fort ». La situation n’est donc pas exo-
lingue en soi ; l’exolinguisme est une situation construite
discursivement par les interlocuteurs. On retrouve ainsi chez
Porquier la dimension émique qui caractérise l’approche com-
préhensive décrite au début de cette contribution, mais on voit
aussi que s’opère chez cet auteur un glissement de communica-
tion à situation.
Le terme exolingue a subi ensuite de nombreux recyclages
terminologiques, et on le retrouve dans des emplois qui s’éloi-
gnent passablement de cette première définition. Ainsi, dans
l’ouvrage Sociolinguistique, concepts de base édité par Moreau
(1997), à l’article endolingue-exolingue, Bagionni, s’il part bien de
la définition-princeps de Porquier, applique ensuite le prédicat
exolingue à locuteurs. Il distingue ainsi des locuteurs endolingues
et exolingues au sein d’une même communauté, distinction qui
renvoie à la catégorisation natifs vs non natifs de la langue de
prestige des situations diglossiques (en fait celles des commu-
nautés créolophones, terrain que l’auteur connait bien). On
trouve aussi chez Baggioni le prédicat exolingue appliqué à
variété : variété endolingue est alors utilisé grosso modo comme
synonyme de français régional, ce qui nous entraine très loin de
la problématique initiale !
Enfin, en didactique des langues, Dabène (1990) a dans un
premier temps parlé de milieu endolingue vs exolingue. Une classe
de langue en milieu endolingue est une classe où on apprend la
langue parlée aussi au dehors de la classe. L’auteure est cepen-
dant revenue (Dabène, 1994) sur cet étiquetage, en substituant
homoglotte-alloglotte à exolingue-endolingue, pour réserver cette
dernière distinction au type d’interaction, conformément au
sens initial.
L’usage du terme exolingue n’est cependant pas limité à la
communauté des sociolinguistes et des didacticiens. On le
144 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

retrouve en effet dans l’extrait de conversation suivant, où


quatre enseignants du secondaire II, impliqués dans différents
projets d’enseignement des langues par immersion, discutent
avec un enquêteur linguiste (Q) de l’étiquetage de ces nouvelles
manières d’enseigner5 :
27Q et puis chez VOUS vous avez baptisé euh ce genre d’ensei-
gnement/ou bien (si ?) &[vous appelez ça aussi immersion ou
pas du tout
28B [non… non nous : euh nous– moi je préférerais plutôt la ::…
la :: la définition bilingue/
29Q mhm mhm
30B parce que j’ai entendu : euh mais je sais pas exactement à quoi
on se réfère avec le terme EXOlingue… tu as déjà entendu ça/
31L ouais. c’est une autre langue/
(plusieurs chevauchements de parole)
32L (à B) parce que tu peux pas parler de BIlinguisme TOI tu peux
parler de [bilinguisme\
33B [oui
34G mhm mhm
35L mais pas pour les é– pas pour les élèves/. les élèves c’est une
exolangue
36B une exolangue. oui\.. alors je sais pas s’il faut appeler justement
ça :: un mode EXOlingue ou BIlingue (c’est ?)
37L mais c’est en FONction de la nouvelle matu bilingue/c’est ça.
(c’est l’idée ?) ou bien
(…)

L’introduction du terme exolingue par un des participants au


sein d’un énoncé qui appelle explicitement à une recherche de
définition (30B : je sais pas exactement à quoi on se réfère avec le
terme exolingue, tu as déjà entendu ça ?) entraine une prise de
parole simultanée de plusieurs participants et une recherche
lexicale interactive à fonction catégorisante (32-36) qui fournit le
néologisme exolangue ainsi que la lexie mode exolingue vs mode
bilingue. Le terme est ainsi devenu disponible pour catégoriser
des situations d’apprentissage.
Les différentes significations qu’exolingue peut prendre dans
des textes produits par des linguistes et la disponibilité de ce
terme dans les discours sur l’enseignement-apprentissage des

5. Données extraites du projet FNRS Le traitement discursif des représentations sociales du


bilinguisme et de l’apprentissage des langues chez des enseignants et d’autres partenaires de
l’interaction pédagogique (voir note 2 et Gajo & Matthey, 1998). Conventions de trans-
cription : (xxx ?) : hésitation de transcription ; & : enchainement rapide ; [: chevauche-
ment de parole ;/\ : intonèmes progrédients et conclusifs ;... … : pauses de différentes
longueurs ; XXxx : accentuation tonique.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 145

langues pour catégoriser de nouvelles manières de faire montre


que les termes techniques circulent et qu’ils sont relativement
indépendants des discours qui les ont introduits. Il serait vain
de vouloir s’opposer à cette prolifération sémantique qui accom-
pagne la circulation des discours (et qui est donc au cœur de la
vie des langues), mais il nous semble que la notion d’exolin-
guisme est intéressante si elle s’applique à l’interaction et renvoie
au point de vue émique, c’est-à-dire à la manière dont les interlo-
cuteurs font face à l’asymétrie linguistique.

1.2. Les liens entre interaction et acquisition


Revenons à la typologie. L’axe endolingue-exolingue met
l’accent sur l’asymétrie des répertoires linguistiques, susceptible
de déboucher sur une prise de rôle des interlocuteurs qui vont
se répartir les places de l’interaction en fonction des catégories
natif (ou expert, ou encore professeur) et alloglotte (ou novice, ou
élève). Dans ce cas, on verra apparaitre dans l’interaction ce que
Py appelle la tension acquisitionnelle. Dans une interaction exo-
lingue, les participants peuvent se sentir plus ou moins impli-
qués dans une entreprise de réduction de l’asymétrie
linguistique, et cette éventuelle implication se manifeste par des
comportements plus ou moins typés d’enseignement-apprentis-
sage. Les séquences dans lesquelles on repère ce type de com-
portement ont été dénommées SPA (séquences potentiellement
acquisitionnelles) par De Pietro, Matthey & Py (1989), et elles pré-
supposent un processus de bifocalisation (Bange, 1992)6 sur la
forme et sur le contenu. La bifocalisation est caractéristique de
la communication exolingue dans la mesure où les divergences
codiques sont prises en compte par les participants, soit parce
qu’ils rencontrent un problème de communication, soit parce
qu’ils s’investissent dans des activités d’enseignement-appren-
tissage ; dans ce cas, on parlera de contrat didactique de la conver-
sation exolingue (de Pietro, Matthey & Py, op. cit.).

1.2.1. Exemples de SPA en situation « naturelle »


L’échange suivant, enregistré de façon pirate par deux étu-
diantes en FLE de l’Université de Neuchâtel, met en scène les
6. « On peut considérer que la communication exolingue a lieu dans les conditions d’une
bifocalisation : focalisation centrale de l’attention sur l’objet thématique de la com-
munication ; focalisation périphérique sur l’éventuelle apparition de problèmes dans
la réalisation de la coordination des activités de communication » (Bange, 1992, p. 56).
146 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

deux jeunes femmes elles-mêmes et un postier. L’extrait montre


comment la résolution d’un problème de communication peut
se transformer en véritable leçon de vocabulaire impliquant un
expert et des novices en français.
Au guichet (Corpus Neuchâtel)
1P il faut aller au guichet lettres alors
2A1 hum
3P neuf ou dix
4A1 dix/
5P dix ou neuf hein/
6A1 dix quoi/
7P le guichet
8A1 guichet c’est quoi guichet
9A2 je sais pas (rire)
10P mais si c’est :… vous êtes à un guichet ici.. c’: c’est devant
11A2 le guichet c’est quoi\
12P mais ouais c’est. ici vous êtes à un guichet… ici (geste ?)
13A1 aha oui je comprends
14P ah :… d’accord (…) c’est devant donc… ici vous êtes au guichet
deux
15A1 aha
16P au deux. il faut aller au neuf ou au dix
17A1 ah
18P j’ose vous demander d’aller un peu à côté il y a beaucoup de
monde qui attend
19A oh (rire)
20P merci

Le terme guichet introduit par le postier en 1 est obscur pour les


jeunes femmes. D’une part, elles ne connaissent pas les rituels
de la poste (à l’époque les diverses opérations s’effectuaient à
des guichets différents) et d’autre part, comme on le voit peu à
peu, elles ne peuvent attribuer un référent à la forme guichet. Les
tours de parole 8 et 9 manifestent cette incompréhension et P
avance une première explication (10), qui n’est pas suffisante
(A2 en 11 réitère sa demande et il est vraisemblable que P, répé-
tant à son tour son énoncé précédent, fait un geste qui déclenche
cette fois la compréhension). P explique ensuite quelque chose
que les deux étudiantes ne comprennent peut-être pas totale-
ment7, comme le manifestent les brefs ah et oh qui ponctuent les
énoncés de P. Le postier met fin à cette leçon de vocabulaire par

7. L’explication est en fait beaucoup plus longue et a été abrégée pour des raisons de
place. On voit que les opérations à la poste ne demandent pas seulement des connais-
sances lexicales, mais également un savoir-faire culturel qui peut à l’occasion être
explicité.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 147

un énoncé qui ne concerne plus la langue de l’interaction mais


bel et bien les opérations postales (18P : j’ose vous demander d’al-
ler un peu à côté…). La séquence latérale8 — qui est une SPA
selon notre terminologie — fait apparaitre un autre cadre que
celui habituellement attendu à la poste : les tours 8 à 13 passe-
raient très facilement pour un extrait de jeu de rôle dans une
classe de FLE, ce qui montre que tout un chacun peut être
amené à jouer le professeur dans une langue dont il est expert.
Nul contrat didactique dans cet échange, simplement une
recherche de signification partagée qui constitue en même
temps une occasion d’apprentissage.
En revanche, l’extrait suivant manifeste ce que nous avons
appelé un contrat didactique.
Avoir ou être ? (Corpus Bielefeld)
1A tu as été à :
2N1 mmh/
3N2 tu es allée
4A tu [es allée à euh Toscane
5N1 [je suis allée en Toscane

A est une jeune Allemande en séjour linguistique en France. N2


est la mère de sa correspondante et N1 une amie de celle-ci. En
1, A se lance dans un énoncé que N2 en 3 reformule, quand bien
même l’énoncé de A ne pose pas de problème de compréhen-
sion, comme le montre le feedback de N1 en 2. A répète alors la
forme verbale que N2 vient de mettre à sa disposition et
l’échange entre A et N1 se poursuit avec un chevauchement.
Tout se passe comme si A et N2 avaient conclu un contrat didac-
tique autorisant N2 à intervenir sur les énoncés de A, dès qu’ils
contreviennent à son sentiment normatif, sans que les faces des
interlocutrices soient mises en danger par ce comportement.

1.2.2. Exemple de SPA en classe d’immersion


Dans les classes d’immersion, où on étudie une matière dans
une langue que l’on apprend, on rencontre également des SPA,
ces moments d’interaction où une attention particulière est prê-
tée à la forme, soit à l’occasion d’un obstacle réel à la compré-
hension, soit comme dans l’extrait ci-dessous (cours de
« connaissance de l’environnement » donné en italien à des
8. Le terme de séquence latérale est une traduction de Side sequence, événement conver-
sationnel décrit et baptisé ainsi par Jefferson (1972).
148 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

élèves francophones), parce que l’enseignant adresse une


demande de clarification à l’élève.
Traccia o orma ?
1M cos’abbiamo detto ancora ?
2E euh.. che la.. c’era una traccia
3M c’era una traccia/cosa vuol dire ?
4E una traccia.. di piede
5M ah : un orma sulla luna\ non una traccia un orma di piede\
l’huomo ha lasciato le sue impronte
6E digitali/
8M sulla luna\ non impronte digitali impronta dei piedi9
Le lexème traccia n’est pas accepté par la maitresse (peut-être
par souci d’éviter les faux-amis ?). Celle-ci déclenche une pre-
mière séquence latérale en formulant une question d’éclaircisse-
ment (3). L’élève précise alors tracccia di piede et M lui fournit le
lexème qui lui semble plus approprié orma (peut-être parce que
plus distant du français et plus standard en italien ?). Dans le
même énoncé (5), orma est reformulé dans un deuxième temps
par impronte. Cette intervention de M focalisée sur les formes
linguistiques déclenche alors une nouvelle séquence latérale
amorcée cette fois par l’élève, qui a visiblement fait le lien entre
impronte et empreinte, terme qu’il associe syntagmatiquement à
digitale, d’où cette nouvelle question de clarification digitali/qui
renvoie au contenu (ironie ?) : M refuse cette fois l’interprétation
et réitère impronta dei piedi.
Le traitement de ces trois exemples est une illustration du
couplage qui peut s’opérer entre la description d’interactions
exolingues et la recherche d’observables permettant de théoriser
le processus d’acquisition d’une L2 dans l’interaction (Matthey,
2003). On s’aperçoit que les données linguistiques négociées
dans l’interaction sont souvent lexicales, ce qui n’est pas surpre-
nant dans la mesure où le mot constitue l’unité pratique par
excellence de la langue : facilement décontextualisable, il se
prête donc bien au traitement conversationnel. Mais Jeanneret &
Py (2002) montrent que des constructions syntaxiques s’élabo-
rent souvent à deux et que cette fabrication commune du dis-
cours peut également être considérée comme une modalité des
SPA.
Finalement, les différents travaux empiriques qui viennent
d’être évoqués montrent que la production de l’alloglotte s’ap-

9. Cet exemple provient du mémoire en linguistique de Fabrizio Smania (1997), dirigé


par B. Py.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 149

parente plus au bricolage linguistique effectué en collaboration


avec un locuteur plus expérimenté, voire sous le contrôle de
celui-ci, qu’à la mobilisation solitaire de son interlangue pour
produire un message à l’intention d’un destinataire attentif
peut-être mais passif. Ce changement de conception entraine
des conséquences en chaine.
– La première est qu’on passe alors insensiblement d’une vision
de la langue ou de l’interlangue comme système à une vision
de la langue et de l’interlangue comme ensemble de ressources
mobilisables. L’interaction exolingue va être considérée comme
une des ressources de l’interlangue, dans la mesure où,
comme on l’a vu, elle peut donner lieu à des activités langa-
gières qui sont autant d’occasions d’apprentissage, donc
autant de moments favorables pour faire évoluer l’inter-
langue. On retrouve ici l’idée vygotskienne de la construction
sociale des connaissances.
– Ensuite, la notion de ressources n’est plus très compatible avec
celle, trop rigide, de code linguistique et on lui préférera celle de
répertoire langagier, conçu comme un répertoire de formes plus ou
moins éloignées et non comme un ensemble de structures. Ce
faisant, on relativise les frontières entre les langues et on mini-
mise les différences entre elles (si vous savez le français et le
latin, vous savez déjà un peu l’italien, par exemple).
– Enfin, il nous semble que ces deux déplacements permettent
de soutenir une thèse de plus en plus évoquée dans les milieux
de la politique linguistique éducative (qu’elle soit suisse ou
européenne), comme chez les formateurs d’enseignants (mais
un peu moins chez les enseignants et encore moins semble-t-il
chez les élèves10) : on peut non seulement communiquer sans
« maitriser » le système, mais l’idée même de maitrise pourrait
être un frein à l’apprentissage.
Voici comment un formateur d’enseignants (C) exprime cette
thèse dans un groupe de pairs11 :
85C oui & oui moi il me semble qu’on apprend pas assez les langues.
à l’école parce QUE il y a ce MYTHE. de : perfectionnisme
86Q mmh mmh (approbateur)
87C hein on dit il faut & il faut que nos (aspiration) il faut que les
enfan : ts heu :. heu soient conduits à une MAITRISE de la
langue or maitrise c’est déjà un mot tout à fait FAUX/
88B et utopique

10. Voir Matthey (2000).


11. Données issues du projet sur les représentations du bilinguisme (voir note 5).
150 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

89C il est FAUX


90Q mmh
91C parce que i– & ce & i & i & il veut & il donne une image il donne
l’image qu’on est NOUS. qu’on se place au-dessus de la langue
or on est jamais au-dessus de la langue on est toujours dans la
langue. on ne la maitrise pas on l’HABITE. hein
92Q ouais
93C on habite une langue. on l’habite peut-être mieux/peut-être
moins bien. mais on habite une langue et puis heu : & et
puis heu : i– & l’école devrait heu : je sais pas promouvoir
des méthodes qui PERmettent aux & aux & aux appre-
nants/d’ENTRER de ::&d’entrer dans ces langues. comme on
entre dans des maisons dans des parcs dans des jardins. et
caetera
Cette attaque en règle contre une certaine vision normative
des langues propre au sens commun nous renvoie à l’idée de
compétences partielles. C’est cette notion que nous allons envisa-
ger maintenant, en analysant cette fois des fragments de dis-
cours diffusés sur Internet.

2. La notion de compétences partielles en débat

Dans un rapport d’information récent sur les travaux parle-


mentaires du Sénat français consacrés à l’enseignement des
langues étrangères en France12, dans un chapitre intitulé « Le
plurilinguisme, une nouvelle approche pour l’apprentissage des
langues », on peut lire ce paragraphe :
« [cette approche] comprend en outre le « concept révolutionnaire » de
compétences partielles, qui permet de développer la capacité plurilingue
de chacun à des degrés de maitrise hétérogènes, selon les besoins indi-
viduels de la vie professionnelle ou privée : le peu que l’on sait d’une
langue a déjà de la valeur ; il ne s’agit pas d’un objectif au rabais, mais
d’une approche permettant de souligner les deux aspects essentiels de
l’apprentissage des langues : pouvoir établir la communication avec
l’autre et parvenir à un niveau minimal pour être motivé à se former
tout au long de la vie. »

Il nous semble que c’est à nouveau une mise en question de la


vision normative des langues qui est proposée ici, par le fait
qu’on explicite, pour le réfuter, le présupposé : compétences par-
tielles = objectif au rabais. Implicitement, on valorise le bricolage
communicatif et on table sur l’existence d’un niveau minimal

12. Rapport d’information n° 63 (2003-2004) de M. Jacques Legendre, élaboré au nom de


la Commission des affaires culturelles, déposé le 12 novembre 2003.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 151

permettant d’entretenir la motivation pour l’apprentissage des


langues tout au long de la vie.
Slodzian, dans une intervention de clôture d’un séminaire
européen sur la compréhension multilingue en 199713, théma-
tise déjà ce présupposé. Ses propos évoquent en filigrane la
vigueur des débats qui ont animé le séminaire :
« Dans la discussion, il a été largement question des réactions négatives
que soulève le principe de compétences partielles comme remise en
cause d’une pédagogie “perfectionniste”. Il faut mettre en évidence les
termes de l’alternative. Disqualifier la compréhension multilingue
comme “méthode au rabais”, c’est accepter l’hégémonie d’une ou deux
langues, et l’irrémédiable déclin des autres. Il faut dire et montrer
qu’un enseignement des langues axé sur l’acquisition de compétences
partielles, fondé sur les besoins de l’apprenant est à la fois nécessaire et
applicable. Cette position rompt évidemment avec la conception mono-
lithique de l’apprentissage des tenants du tout ou rien. »

Si, en tant que linguiste, on ne peut être que satisfaite de l’ap-


parition d’une vision moins normative et plus fonctionnelle des
langues et du langage (cela pourrait signifier que les linguistes
ont une influence sur les représentations communes, ce qui
serait tout de même une bonne nouvelle !), on peut aussi voir
dans ce plaidoyer pour l’apprentissage de plusieurs langues
secondes une manière de lutter contre le « tout-à-l’anglais » qui
menace la diversité linguistique européenne. On pourrait y voir
aussi un nième avatar de la pensée néo-libérale en matière
d’éducation : l’école engage certes des moyens importants pour
favoriser l’apprentissage des langues (31 % du temps scolaire
dans PECARO, le nouveau Programme cadre romand), mais
l’apprentissage des langues secondes est tellement lié aux
besoins individuels que c’est à chaque individu de « faire l’ef-
fort » acquisitionnel qui s’impose en dehors de l’école. Comme
l’écrit Legendre (op. cit., voir note 11) :
« l’école n’a pas à porter seule la responsabilité de l’acquisition de com-
pétences linguistiques : elle doit jeter les bases permettant à chacun
d’« apprendre à apprendre », le bagage linguistique de chaque indi-
vidu ayant vocation à être entretenu, approfondi et diversifié tout au
long de la vie ».

On peut se demander si derrière cette déclaration, qui semble


somme toute raisonnable, on ne tend pas à justifier et naturali-
ser des inégalités de fait. On sait en effet que les ressources

13. http://crim.inalco.fr/recomu/colloque/22.phtml
152 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

financières et symboliques devant être mobilisées dans les pro-


jets linguistiques en dehors de l’école sont pour le moins inéga-
lement réparties. De plus, les professions dans lesquelles les
futurs adultes se projettent, souvent avec beaucoup de réalisme,
ne nécessitent pas toutes des compétences plurilingues, même
partielles. Comme le dit cet élève étranger de 17 ans : « pour
emballer des cartons on n’est pas obligé de savoir 36
langues »14. Perrenoud (2000) rejoint le constat de cet élève en
dénonçant une instrumentalisation de l’école au profit des
classes moyennes et au détriment des classes populaires ; les
discours actuels sur l’apprentissage des langues secondes à
l’école exprimeraient ainsi selon lui un « ethnocentrisme de
classe »15.
Au-delà de la critique sociopolitique qu’on peut adresser à
cette notion de compétences partielles, on peut encore se deman-
der — comme nous l’avons fait pour le terme exolingue — si elle
signifie la même chose pour tout le monde. Il est rare en effet de
trouver une définition de cette expression. En revanche, les dif-
férentes personnes qui l’utilisent procèdent souvent par voie
d’exemplification : Lüdi, dans une annexe du Concept général
pour l’enseignement des langues16 écrit que les systèmes éducatifs
devraient « viser des compétences partielles (p. ex. des compé-

14. Voici le contexte de cette citation :


Enq est-ce qu’au contraire y a des gens qui pourraient très bien s’en sortir en
parlant entre guillemets que français ?
E1 oui aussi je pense
E2b en ouais les emballeurs par exemple même de cartons
E1 t’as de ces métiers (rires)
E2 non mais c’est vrai n’empêche que quand on emballe dans un carton on
veut pas savoir cinq langues on n’en a besoin de qu’une on veut pas par-
ler aux cartons mais juste pour dire par exemple il est prêt. parce que
ceux qu’habitent en Suisse non ceux qui viennent en Suisse pour tra-
vailler dans une usine comme emballeur ou paqueteur ils sont obligés de
savoir la langue suisse
E1 (répète) suisse ?. français (rires)
E2 français. mais arrête (rit et fait mine de frapper E1) ouais pour emballer on
n’est pas obligé de savoir 36 langues
Ces données sont extraites d’un projet financé par DORE (no 5296.1 FHS) sur les pra-
tiques et représentations des langues chez des élèves en classes de préformation
(Matthey & Hensinger, 2002).
15. Duru-Bellat (2003, p. 38) va dans le même sens que lui lorsqu’elle affirme, sur la base
de nombreux travaux en sociologie de l’éducation, que les familles socio-culturelle-
ment favorisées cherchent à maintenir leurs avantages pour leur descendance, en
s’efforçant de promouvoir des structures et des curriculums qui leurs sont favo-
rables.
16. http://www.romsem.unibas.ch/sprachenkonzept/Annexe_20.html
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 153

tences orales ou écrites, de compréhension ou de production


seulement) qui tiennent compte des besoins actuels réels des
apprenants » ; Perez, dans la synthèse d’un colloque Lingua à
l’IUFM de Dijon sur la promotion de l’apprentissage des
langues européennes, écrit à propos des certifications qu’elles
doivent être construites « afin de s’adapter aux pratiques et aux
profils des différents apprenants, notamment ceux qui possè-
dent des compétences partielles, par exemple d’origine familiale
(émigrants) ou en cas de mobilité géographique ». La
Recommandation 98 du Conseil de l’Europe lie quant à elle com-
pétences partielles à objectifs en affirmant qu’il faut définir des
objectifs pour une évaluation des compétences partielles, et en
donnant comme exemple d’objectifs réalistes les niveaux seuils
élaborés dans les années 70. Rien de bien nouveau, donc…
On peut se demander si, pour certains, compétences partielles
ne signifie pas aussi « langue de spécialité », et ne rejoint pas
ainsi la spécificité du FOS (français sur objectifs spécifiques). Les
futurs étudiants en biologie doivent apprendre l’anglais de la
biologie, par exemple… Dans ce cas, on ne relativise aucune-
ment l’importance de la maitrise normative ; on affirme simple-
ment que tous les domaines d’une langue ne peuvent être
appris.
Pour clore cette section, nous soulignerons que l’idée d’en
finir avec le purisme et le perfectionnisme dans l’apprentissage
des langues est une très bonne chose, mais qu’elle se heurte mal-
heureusement aux pratiques séculaires d’évaluations norma-
tives des productions linguistiques en situation scolaire. Il y a
un risque sérieux que l’école mette de moins en moins l’accent
sur les aspects formels des langues dans l’enseignement, tout en
le maintenant dans l’évaluation, faute de ne pas savoir évaluer
ce qu’elle enseigne. De ce fait, seuls les meilleurs élèves se tire-
ront d’affaire, notamment ceux dont les parents investissent des
ressources en temps ou en argent dans le parcours scolaire de
leurs enfants ! Il est donc urgent que des linguistes et des didac-
ticiens tentent d’élaborer de nouveaux objets d’évaluation, com-
patibles avec la notion de compétences partielles.
154 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

3. L’éveil aux langues :


cultiver le terrain des apprentissages

Les tenants de la pensée néo-libérale qui aimeraient favoriser


les apprentissages linguistiques individuels en dehors de
l’école, et celles et ceux qui défendent avant tout les valeurs
démocratiques de justice et d’égalité se rejoignent sur ce
constat : le temps scolaire est compté et la place accordée à l’en-
seignement des langues secondes ne peut augmenter indéfini-
ment. Comment dès lors favoriser les apprentissages
linguistiques tout en n’apprenant pas une langue en
particulier ? La démarche « Eveil aux langues » se conçoit
comme une réponse possible à cette question17. Elle vise avant
tout à favoriser l’émergence d’une nouvelle culture langagière
au sein de l’école, qui soit en rapport avec la société linguisti-
quement et culturellement pluraliste d’aujourd’hui. En cela, elle
est aussi une approche plurilingue des langues et de la commu-
nication. Plus concrètement, l’éveil aux langues a pour vocation
de confronter les élèves à la diversité linguistique et d’utiliser
cette confrontation pour déclencher des apprentissages. Les
activités didactiques proposées dans la démarche visent à :
– développer des attitudes positives face à la diversité linguis-
tique et culturelle ;
– accroitre la motivation à l’apprentissage des langues ;
– construire des aptitudes favorables au processus d’acquisition-
apprentissage des langues.
Afin d’illustrer comment on peut concrétiser ces trois objec-
tifs dans un support didactique, nous en présenterons briève-
ment un, extrait des moyens EOLE18. Cette activité entraine les
élèves à mobiliser leur répertoire langagier, à mettre en commun
les ressources disponibles dans la classe (répertoire langagier de
tous les élèves, mais également dictionnaires de langues) pour
créer des inférences permettant de comprendre un texte dans
une langue inconnue, au cours d’une tâche plutôt ludique per-
mettant de se confronter à la réalité du métissage des langues.
Cette activité débute par une mise en situation, dans laquelle on

17. Plusieurs publications ont été consacrées à la présentation de la démarche « Eveil


aux langues », notamment par le biais du projet EVLANG (Candelier, 2003). De plus,
en Suisse romande, des moyens d’enseignement ont été édités en 2003 et devraient
peu à peu faire leur apparition dans les classes, même si aucun curriculum n’est
envisagé (EOLE, Perregaux et al., 2003).
18. Education et ouverture aux langues à l’école (EOLE), Volume 2, p. 133.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 155

demande aux élèves de lire et de comprendre la blague sui-


vante, rédigée selon les principes de l’europanto de Marani19.
Der Mann col leone
A policeman sieht pasar a einen Mann, qui se promène with un leone
en laisse.
— Eh, signor, stop !, says the policeman.
Der Mann si ferma. The policeman says him :
— No puede vous promener so col leone. Sie müssen l’amener al zooló-
gico !
— D’accord, signor Policeman, answers le propriétaire del leone,
without to protest.
Pero al dia suivant the policeman voit de nuevo pasar a den gleichen
Mann, che cammina de nouveau col leone.
— Eh signor !, says the policemand böse. Qu’est-ce que do you faites
col leone ? Haben Sie ihn no al zoológico llevado ?
— Yes, signor Policeman, répond der Besitzer del leone. Siamo andati.
Pero today, nous allons ins Kino. Kino es sa favourite distraction.

La réaction attendue est un premier jugement sur la capacité


à effectuer ce qui est demandé : « impossible, on comprend pas ! ».
Encouragés à tout de même s’engager dans la tâche, les élèves,
en collaborant et en mettant à contribution les ressources lin-
guistiques de tout le monde, en s’appuyant sur diverses hypo-
thèses rendues possibles par des activités de comparaison entre
les formes inconnues et celles présentes dans leur lexique men-
tal, parviennent finalement à comprendre le gag. Une fois que le
texte a été compris, les élèves sont appelés à verbaliser les stra-
tégies qu’ils ont mises en œuvre pour parvenir à comprendre ce
qui n’était pas immédiatement transparent pour eux, et l’ensei-
gnant prend note de ce qui lui parait particulièrement pertinent.
Les élèves donnent leur avis sur ce curieux sabir (est-ce une
langue ou non ?), sur le mélange des langues en général, voire
sur le parler bilingue si des élèves connaissent cette expérience
langagière et désirent la thématiser.
Le support propose une deuxième séance, sous la forme
d’une activité de production de blagues en classopanto, où les
élèves s’aident de mini-dictionnaires et exploitent, le cas
échéant, les connaissances linguistiques des élèves qui parlent
d’autres langues. Au cours de cette activité apparait alors le

19. Diego Marani, traducteur pour le Conseil des ministres européens, a tenu une
rubrique de politique satirique en europanto dans Le Temps. Il a également écrit Las
Adventures des inspectors Cabillot, (Editions Mazarine, 1999). L’europanto mixe sans
complexe les langues européennes majoritaires (français, allemand, anglais, espa-
gnol, italien) et quelques autres (flamand, latin…).
156 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

répertoire langagier propre à la classe, et — aspect non négli-


geable — les connaissances linguistiques des élèves parlant une
langue minoritaire se trouvent reconnues et légitimées par l’ef-
fet de co-présence à l’écrit avec la langue de l’école. Les activités
cognitives sollicitées dans ce support sont les mêmes que celles
qui sont requises face à la compréhension et à la production
dans une « vraie langue » qu’on ne connait que très peu, et l’eu-
ropanto permet de traiter de l’aspect ludique du mélange des
langues, tout en mettant en évidence les fonctions communica-
tives essentielles qu’il remplit dans les situations de communica-
tion exolingue, comme stratégies permettant d’accroitre les
ressources langagières.
Dans ce support, on cherche à développer des attitudes posi-
tives face au mélange des langues, ingrédient indispensable
d’un savoir-faire plurilingue basé sur des compétences par-
tielles. L’aspect ludique et problématique du support parvient à
capter l’attention des élèves, qui s’engagent dans la tâche,
découvrent ou exercent des stratégies permettant d’accéder au
sens par calculs inférentiels. Cette manière de procéder (qui rap-
pelle les situations-problèmes de la didactique des mathéma-
tiques) est bénéfique en termes de motivation et concrétise cet
« apprendre à apprendre les langues » que Legendre appelle de
ses vœux dans son rapport (voir 2, supra).

4. Conclusion

Nous sommes partie d’une présentation de travaux sociolin-


guistiques qui ont contribué à construire et à diffuser une
conception renouvelée des langues et de leur apprentissage,
dont la caractéristique principale est qu’elle donne à l’interac-
tion et au plurilinguisme une place centrale dans la communi-
cation. Aujourd’hui, il ne s’agit plus d’apprendre une langue
étrangère à l’école en tentant d’acquérir une compétence de
locuteur natif de cette langue ; il s’agit plutôt d’entrer, dans le
cadre du parcours scolaire, dans au moins deux langues
secondes ou étrangères (rappelons que la langue de l’école est
déjà une langue seconde pour une bonne partie des élèves), de
manière à devenir un locuteur alloglotte habile, capable de sup-
porter le choc des situations de communication exolingue, situa-
tions qui se rencontreront hors de l’école et qui constitueront
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 157

autant d’occasions de poursuivre les apprentissages linguis-


tiques. L’accent mis actuellement sur le plurilinguisme et la
nécessité de développer des compétences partielles ainsi que la
diffusion de l’approche Eveil aux langues renforcent cette vision
des choses, très emblématique de ce début du XXIe en Europe, où
certains cherchent à résister au tout-à-l’anglais en promouvant
le plurilinguisme pour tous.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

ALBER, J.-L. & PY, B. (1986). Vers un modèle exolingue de la communi-


cation interculturelle, Etudes de Linguistique Appliquée, 61, 78-90.
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Les compétences à l’épreuve
de l’enseignement littéraire
Christophe Ronveaux
GRAFE, UNIVERSITÉ DE GENÈVE

Car s’il y a quelque chose d’essentiel dans


l’analyse textuelle, c’est bien, à mes yeux, ce
va-et-vient incessant entre le lecteur (conçu
comme le siège de réactions diverses, que
nous nommons effets) et le texte (pris comme
source de certaines de ces réactions, par le
biais de certains de ces éléments ou structures,
que nous appelons ses moyens).
(GEORGES LEGROS,
L’analyse textuelle « à la liégeoise »)

1. La Problématique

Le « concept étendard » de l’approche par compétences a fait


l’objet de nombreuses critiques ces dernières années. Les uns
ont dénoncé ses présupposés idéologiques (Rey, 1998), les
autres, l’insuffisance de son appareillage conceptuel et l’am-
bigüité de son statut scientifique (Bronckart & Dolz, 1999), cha-
cun s’accordant sur la nécessité de revoir le paradigme et ses
effets. Mais cette nécessité de chercheur peine à se faire entendre
auprès des décideurs qui continuent d’en promouvoir l’applica-
tion dans les classes. En Belgique francophone en particulier,
une implémentation méthodiquement planifiée se poursuit à
162 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

tous les échelons des cycles, du primaire au secondaire, et en


tous les lieux stratégiques de diffusion, des instructions offi-
cielles aux manuels, en passant par les formations continuées.
L’enseignement du français au secondaire supérieur
n’échappe pas à cette influence, et l’approche par compétences
y génère un paradoxe particulièrement intéressant pour la dis-
cipline. L’enseignement du français au cycle supérieur poursuit
en effet des objectifs qui s’inscrivent dans une longue tradition :
il vise d’une part la maitrise d’activités langagières (écrire, lire,
parler, écouter) et d’autre part la formation à des valeurs huma-
nistes par la fréquentation des textes littéraires. Ces objectifs
s’articulent sur des objets qui, loin de s’exclure, se complètent :
le premier, de nature processuelle, se développe en exercices par
le truchement d’activités de production écrite et/ou orale ; le
deuxième, de nature historico-culturelle, est constitué d’un
ensemble de produits textuels achevés et singuliers. On le voit,
ces deux objets ont des propriétés qui relèvent de champs d’in-
vestigations bien distincts. L’étude des ressources langagières à
la source du processus de production écrite et/ou orale excède
la littérature, de même que l’étude de la littérature et de ses cir-
cuits de production, légitimation ou diffusion excède les savoirs
sur la langue. Si ces deux champs ont une relative autonomie
sur le plan de la recherche, on voit mal cependant comment l’en-
seignement de la littérature pourrait se passer des questions
posées par la psycho-socio-linguistique sur cette activité de
sémiotisation qu’est la compréhension en lecture. Par ailleurs,
au moment d’enseigner la lecture, à côté de la « notice d’utilisa-
tion », de la « recette de cuisine », du « débat régulé », il est dif-
ficile de faire l’impasse sur ces productions singulières,
porteuses de valeurs, que d’aucuns qualifient de « littéraires ».
Or l’approche par compétences a figé les positions et renvoyé les
deux champs dos à dos, en privilégiant nettement l’objectif de
maitrise de l’activité langagière. Du même coup, la littérature se
trouve subordonnée à l’enseignement de la lecture, quand elle
n’a pas disparu purement et simplement des textes prescriptifs.
Notre visée est moins d’étudier ce cas particulier de politique
éducative et d’intervention que d’observer la mise en mots d’un
concept militant. Cette observation sera conduite à partir de
deux lieux distincts. Du côté de l’institution, à partir des
grandes finalités qui balisent les conduites d’enseignement,
nous analyserons la mise en loi de l’approche par compétences.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 163

Menée en amont de l’enseignement/apprentissage, au premier


niveau de la transposition didactique, cette analyse se déclinera
de la manière suivante : quels sont les termes retenus dans les
documents officiels pour décrire l’approche par compétences ?
Comment les textes préfigurants ont-ils organisé et hiérarchisé
cette approche ? De quelles orientations ces organisations et hié-
rarchies sont-elles porteuses pour la pratique ? Du côté des pra-
tiques effectives des enseignants, la question sera moins
d’observer comment les enseignants transposent peu ou prou
ces recommandations — les implémentations sont trop récentes
pour en évaluer les effets durables — que de saisir à la surface
de l’évènement énonciatif les mouvements de réécriture par les-
quels un objet d’enseignement se configure progressivement,
sous les gestes de présentification et de pointage de l’enseignant1.

2. Le corpus et son contexte

Notre analyse se déploie sur deux types de données. Le pre-


mier type est composé de données textuelles essentiellement
écrites (instructions officielles, programmes, référentiel de com-
pétences, décret) ; le deuxième type comprend des données
orales, captées par caméra et fixées sur support numérique (deux
leçons données par deux enseignants couvrant deux périodes
chacune).
Détaillons les données du premier type. Les textes que nous
avons sélectionnés constituent chacun une unité rédactionnelle,
thématique, qui a sa visée propre, un lectorat spécifique et qui
relève d’instances légitimantes distinctes. Nous avons regroupé
sous l’appellation Instructions officielles des documents qui ont

1. Schneuwly (2000, pp. 24 et sqq) distingue deux gestes : le geste de présentification par
lequel l’enseignant rend présent une première fois l’objet d’enseignement et le geste de
pointage par lequel il déplie, élémentarise, décompose l’objet d’enseignement. Il fau-
drait revenir sur cette distinction, en particulier sur la définition de la « présentifica-
tion » comme milieu didactique dessiné par une « forme quelconque (texte, fiche,
enregistrement, formule, schéma, notation au tableau noir) », selon les termes de
Schneuwly (2000, p.25), mais notre objet est autre ici. A l’occasion du colloque du REF
qui s’est tenu à Genève en 2003, nous avons présenté, avec J.-L. Dufays, une première
formulation de ce qui paraît être au cœur de la médiation. Quant aux questions de
méthodes, notamment celles qui prévalent dans les découpages séquentiels et hiérar-
chiques, elles sont à replacer dans le contexte de la recherche (FNRS 1214-068110),
menée actuellement par le Groupe Romand d’Analyse du Français Enseigné
(GRAFE), visant à décrire et à comprendre la construction et la transformation des
objets enseignés en classe de français.
164 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

été approuvés par le parlement belge et ont donc force de loi : le


décret « Missions » (Ministère de l’Education, s.d. [1997]), les
« Socles de compétences » (Ministère de la Communauté fran-
çaise, s.d. [1999]), les « Compétences terminales et savoirs requis
en français » (Ministère de la Communauté français, s.d. [1999]).
Ils assignent aux enseignants l’objectif prioritaire de développer
des compétences, et déclinent cette obligation en objets trans-
versaux et disciplinaires. Sous l’appellation Programme figurent
les documents rédigés par l’organe représentatif du réseau dit
« subventionnel libre »2, intitulés « Programme. Français. 3e
degré Humanités générales et technologiques3 » (Fédération de
l’enseignement secondaire catholique, 2000). Ils traduisent en
termes méthodologiques les listes d’objets déterminés par les
Instructions. L’intérêt de ce corpus réside dans la proximité de
ces composantes : ces textes ont été élaborés sur une période
assez courte (moins d’une décennie) et se sont constitués de
proche en proche, le concept étendard de compétences étant
leur thème commun. Cette proximité chronologique et théma-
tique en fait un objet d’observation particulièrement intéres-
sant : nous verrons comment le concept de compétence s’y
précise, s’y ajuste, s’y développe, sous la pression de divers
acteurs sociaux.
Les données du deuxième type sont d’une autre nature : si
l’on admet, avec Rastier (2001, p.21), que le « texte est une suite
linguistique empirique attestée, produite dans une pratique
sociale déterminée, et fixée sur un support quelconque », leur
enregistrement sur support numérique constitue bien des textes.
Notre propos est l’interprétation de ces textes. Mais le fait qu’ils
ont été produits dans une pratique scolaire implique une condi-
tion à cette interprétation. La réalité interactive que nous obser-
vons ne se réduit pas aux pratiques langagières transcrites ;
celles-ci constituent des manifestations d’une activité sémio-
tique plus complexe et hétérogène comprenant des tâches et des

2. L’enseignement belge comprend quatre réseaux gérés par des organes de coordina-
tion autonomes, qui décident des grandes orientations méthodologiques, et qui tra-
duisent en programme les Instructions officielles délivrées par le Ministère. Ces
programmes ne valent que pour les enseignements qui relèvent de leur compétence.
Les deux principaux réseaux, regroupant 84 % de la population scolaire, sont l’ensei-
gnement de l’État, dit « officiel » et l’enseignement subventionné confessionnel, dit
« libre ». Le programme que nous avons analysé relève du réseau libre.
3. Le niveau auquel renvoie cette dénomination correspond au niveau du collège en
France et du cycle post-obligatoire en Suisse.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 165

objets d’investigation didactiques, une organisation sociale du


travail, des finalités institutionnelles, des rôles sociaux, etc. En
d’autres termes, les objets mis en scène par l’enseignant ne sont
pas seulement le produit d’une activité orale, aboutissant à des
signes sonores que les élèves consignent ensuite par écrit dans
leurs cahiers ; ce sont des objets sémiotiques qui résultent de la
combinaison de signaux divers appartenant à des codes mul-
tiples, relevant d’ordres hétérogènes et hiérarchisés. Nous avons
choisi de rendre compte de cette mise en scène en utilisant deux
formats de niveaux différents. Le premier format, englobant,
envisage la leçon dans son ensemble, comme un tout organisé et
structuré, ayant sa cohérence propre, et il se présente sous la
forme d’un découpage séquentiel et hiérarchisé. Le deuxième
format, linéaire, reprend le déroulement verbal essentiellement
de l’événement énonciatif à travers une transcription dont nous
citerons quelques extraits.

3. Méthodologie de l’analyse

Les deux analyses portent sur un même champ d’activités


finalisées, l’enseignement/apprentissage du français, qui est
pris lui-même dans des déterminations d’ordre supérieur, qu’il
faudrait pouvoir prendre en compte pour être tout à fait com-
plet dans nos analyses. Dans la mesure où notre intérêt se porte
sur un objet d’enseignement et sur le processus de sémiotisation
par lequel il est mis en forme, nous avons laissé ces détermina-
tions englobantes pour nous concentrer sur les effets de lecture
des formes textuelles et énonciatives dans lesquelles sont saisis
l’objet d’enseignement et ses composantes. Ceci implique que
nous limitions notre première analyse aux propriétés des textes,
sans nous préoccuper des liens que les activités réellement
menées dans la classe entretiennent avec eux : faute de collectes
empiriques suffisamment étendues, on peut difficilement sta-
tuer sur l’effet des prescriptions sur les pratiques réelles des
enseignants. Mêmes limites pour nos données énonciatives du
deuxième type qui devraient être saisies sous l’éclairage de la
formation des enseignants observés, du parcours des élèves, des
choix optionnels de l’école et des représentations que ceux-ci
véhiculent, etc., ce que nous ne pourrons faire dans ce cadre. Par
cette deuxième analyse, nous viserons davantage les techniques
166 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

d’enseignement de certains praticiens et la comparaison d’un


discours sur l’action avec un discours en acte. Cette confronta-
tion aura pour effet de contraster et nuancer les mécanismes de
la transposition didactique.
Méthodologiquement, notre démarche s’inscrit par ailleurs
dans la perspective de l’herméneutique matérielle définie par
Rastier (2001, pp. 44 et sqq), qui requiert que l’analyse soit consi-
dérée comme un parcours interprétatif. Cela signifie que le sens
d’un texte ne se réduit pas à une suite de propositions, mais
qu’il résulte d’un parcours réalisé à travers des formes dont le
sens excède la proposition. Ceci est vrai surtout pour notre pre-
mière analyse, qui consiste à mettre en évidence des proposi-
tions englobantes (ou macropropositions4) dont le sens ne se
réduit pas au passage analysé. Chaque passage qui jalonne
notre parcours constitue un point nodal sémantique et se définit
par son haut degré de contradiction. Ces contradictions ne sont
pas à interpréter comme un défaut de composition interne au
texte ; elles sont le produit d’énonciateurs différents, chacun
d’entre eux tentant d’orienter le texte prescriptif vers son réseau
d’isotopies et d’imposer sa macroproposition comme finalité
d’action. C’est cette tension que nous montrerons dans le pre-
mier parcours interprétatif.

4. Premier parcours interprétatif

Il ne faut pas attendre des Instructions ou des Programmes


qu’ils soient critiques ou exhaustifs. Ces textes n’ont pas pour
vocation, comme le discours scientifique, de rendre explicite le

4. Le terme de Van Dijk (1976), repris notamment par Eco (1985, p.130), vise à rendre
compte du moment où le lecteur, après avoir identifié un topic, est prêt à synthétiser
le texte ou une de ses portions en une proposition englobante, résumante. La macro-
proposition de Eco s’applique au récit de fiction ; dans notre analyse des textes offi-
ciels, le terme désigne la structure d’une prescription. Ici, cette structure renvoie à une
ligne de conduite définissant les objets d’enseignement prioritaires. L’appartenance
de ces textes au genre du « décret » est déterminante pour la forme que prendra la
macroproposition de la prescription. Le même raisonnement doit être tenu sur les
macropropositions des essais travaillés en classe par les deux enseignants.
L’appartenance de ces textes au genre de l’« essai » est déterminante pour la forme
que prendra la macroproposition. Nous considérerons que ce terme s’applique à une
structure organisationnelle et renvoie à une forme stéréotypée correspondant peu ou
prou à la structure textuelle (et non à la structure d’un monde auquel le lecteur aurait
recours à l’extérieur du texte). Il faut garder à l’esprit que cette macroproposition est
construite sous le régime d’une coopération textuelle ; à ce titre, elle s’établit sous le
contrôle du texte et dépend du projet générique du texte.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 167

cadre théorique ou les concepts qui ont déterminé les choix, ou


de développer une méthodologie qui évalue la crédibilité des
objets (Laurent, 1984 ; 1986). Leur fonction principale est de tra-
cer les grandes finalités d’objectifs, de lister les objets que les
enseignants auront à développer en priorité. Volontairement,
dans le souci d’infléchir les pratiques, les concepteurs forcent le
trait de l’objet nouveau à promouvoir, et discréditent parfois les
pratiques anciennes, en présentant les objets d’enseignement
qu’elles traitaient comme incomplets, tronqués : c’est ce phéno-
mène de dilution, de disparition, de reconfiguration de l’objet
« littérature » que nous allons observer dans les prescriptions
officielles.

4.1. Où le développement des compétences se fait loi


La littérature ne figure pas dans le décret « Missions ». Les
termes du texte officiel que nous reproduisons ci-dessous sont
sans équivoque : c’est l’acquisition des compétences qui est au
centre des grandes finalités de l’enseignement et la définition de
la compétence qui fonde l’édifice ne comporte aucune dimen-
sion culturelle.
1º. compétence : aptitude à mettre en œuvre un ensemble organisé de
savoirs, de savoir-faire et d’attitudes permettant d’accomplir un certain
nombre de tâches. (1997, p.5)

Les traits sémantiques des principaux termes utilisés dans


cette définition (« aptitude », « mettre en œuvre », « savoir-
faire ») relèvent de l’agentivité. Rien de bien neuf dans la for-
mule. L’association de la compétence à l’agentivité a été
suffisamment évoquée pour qu’on se dispense d’y revenir.
Notons seulement l’accent mis sur les conduites finalisées coor-
donnantes et l’effet de subordination sémantique du complément
d’objet « ensemble organisé ». Quant aux savoirs, ils paraissent
dilués sous l’effet d’addition des trois éléments (« savoirs »,
« savoir-faire », « attitude ») caractérisant l’« ensemble struc-
turé ». Ces trois éléments semblent prêts à l’emploi, inertes, pas-
sifs, à la disposition du principe d’activité thématisé. Point de
hiérarchie entre eux, seulement une conjonction additionnelle
qui les place sur un plan d’égalité. Difficile de pousser plus loin
l’interprétation du décret sans risquer de dénaturer sa relative
neutralité. Le rapprochement avec d’autres textes, proches5,
5. Voir notamment les essais de De Ketele (1997), Rogiers (1999) et Perrenoud (2001)
développant la définition de la compétence. Dans les deux premiers, publiés juste
168 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

nous permet de tracer une filiation et de prolonger le sens de


cette subordination sémantique et de cette dilution syntaxique.
Chez les porteurs d’étendard, « compétence » et « savoir » sont
présentés comme antonymes. Une rapide enquête lexicale
révèle deux séries en opposition : « praxie » vs « connais-
sances », « schèmes » vs « représentation scientifiquement vali-
dée », « apprendre par la pratique » vs « savoir procédural
formalisé », « pratiques sociales » vs « savoirs savants », « pro-
duire des sujets » vs « culture », « coordination de plusieurs
savoirs hétérogènes » vs « représentations déclaratives procédu-
rales », etc. L’antonymie se marque d’un côté par une série de
sèmes évalués positivement (/concrétude/, /labilité/, /fonc-
tionnalité/, /agentivité productive/, /développement de l’indi-
vidu/, etc.), de l’autre par une série de sèmes évalués
négativement (/abstraction/, /rigidité/, /monumentalité/,
/sujétion reproductive/, /respect de la tradition/, etc.). Pour
l’objet d’enseignement qui nous occupe, cette mise en para-
digme correspond à une volonté de « déscolariser la lecture, la
production de textes, l’oral » (Perrenoud, 2001, p. 26).
Revenons au texte du décret et considérons un autre lieu stra-
tégique d’exposition : l’énoncé des grandes finalités ou des
objectifs. Relevons la formulation du deuxième objectif, particu-
lièrement intéressante pour notre propos :
2°. Amener tous les élèves à s’approprier des savoirs et à acquérir des
compétences qui les rendent aptes à apprendre toute leur vie et à
prendre une place active dans la vie économique, sociale et culturelle.
(Ministère, s.d., p. 7)

Arrêtons-nous au syntagme « vie culturelle ». L’adjectif « cul-


turelle » relève de la catégorie formelle de la qualification, ce qui
lui confère un rôle subordonnant. Le culturel apparaît comme la
propriété qualifiante d’un être du monde et non comme l’objet du
monde phénoménal que l’homme perçoit et qu’il nomme ; il ne
renvoie à aucun produit achevé — littéraire ou artistique — déter-
miné par l’histoire, mais à une activité collective contemporaine
de l’élève. À nouveau, la formule vise l’agentivité de ce dernier,
et non les savoirs ou les produits finis dont il s’agirait de
avant le décret « Missions » (le deuxième renvoyant explicitement au premier), la
compétence est définie de la manière suivante : « La compétence est un ensemble
ordonné de capacités qui s’exercent sur des contenus et qu’il faut activer et combiner
pour résoudre les problèmes posés par une catégorie de situations ou de tâches com-
plexes ».
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 169

prendre connaissance. Du reste, les propriétés sémantiques du


terme « culturelle » donnent à cette activité une étendue qui
excède largement les pratiques littéraires. La « vie culturelle »
comprend aussi le théâtre, le cinéma, la visite d’un musée, les
manifestations commémoratives d’une nation, les événements
festifs d’une ville, d’un quartier, etc.
Observons enfin l’articulation des deux termes « savoirs » et
« compétences ». Le marqueur de coordination « et » place l’ap-
propriation des savoirs et l’acquisition des compétences sur le
même plan, ce qui laisserait supposer une certaine égalité de
statut. Mais malgré la syntaxe du texte, l’article 8 du décret ins-
crit les savoirs « dans la perspective de l’acquisition des compé-
tences ». On le voit, les termes du décret « Missions » sont
conformes au projet de l’éducation nouvelle dont un des prin-
cipes consiste à promouvoir la participation du futur citoyen à
la cohésion sociale. Celui-ci implique notamment de se méfier
de toute forme de textualité sacralisée, héritée du passé (voir la
synthèse de Bronckart & Dolz, 2000). Pointons cependant cette
hésitation du texte officiel qui tantôt juxtapose, tantôt subor-
donne les savoirs aux compétences. Hésitation qui nous semble
emblématique d’une certaine résistance du savoir et de l’objet
textuel à cette logique de la compétence.

4.2. Où la discipline français se « compétencifie »


Le tracé programmatique du décret « Missions » est relayé
par deux référentiels de compétences qui le complètent et le
développent dans une perspective disciplinaire. Ces documents
officiels s’adressent à tous les réseaux d’enseignement et se pré-
sentent sous la forme d’items organisés par degrés.
Considérons d’abord les Socles de compétences. Ils présentent
les compétences de base à exercer et à atteindre par paliers pour
les huit premières années de l’enseignement obligatoire. Ce
document concerne moins directement les dernières années qui
nous intéressent. Mais dans la mesure où sa structuration pré-
sente un autre état du concept de compétence, nous y aurons
recours pour contraster notre analyse. Considérons la table des
matières qui concerne la discipline « Français ». Elle s’organise
principalement autour du couple antonymique et asymétrique
« compétences transversales » vs « compétences disciplinaires »,
le premier englobant le second.
170 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

Sous le titre « Compétences transversales », on trouve trois


rubriques : « démarches mentales », « manières d’apprendre » et
« attitudes relationnelles ». La première rubrique se décline en
cinq points, tous thématisés par le terme « information » : la sai-
sir, la traiter, la mémoriser, l’utiliser, la communiquer. C’est bien
une activité sémiotique de lecture dans sa triple dimension d’ex-
plicitation, de stockage et de production qui est en jeu ici. Mais
sur quel objet s’exerce-t-elle ? Aucune spécification de genre, de
contenu ou de domaine d’activité n’est donnée. En bref, l’acti-
vité de lecture apparaît comme un processus isolé, coupé de la
textualité qui le constitue.
Lisons encore le chapeau qui introduit le contenu du premier
chapitre « Compétences transversales ».
La langue française est la première clé qui s’offre à l’enfant et à l’ado-
lescent pour accéder à l’ensemble des domaines de l’apprentissage ;
ceci implique la responsabilité de tous dans la construction de ce lan-
gage de référence.
Ainsi, tout au long de son cursus scolaire, par une maitrise progressive
de la langue française, l’élève sera conduit à exercer un ensemble de
compétences interactives, démarches mentales, manières d’apprendre
et attitudes relationnelles, directement utilisables sans doute dans la
construction de son savoir, mais surtout, sa scolarité achevée, fonde-
ments de sa formation continuée.
Ces compétences seront construites dans le cadre d’activités éduca-
tives relevant des différents domaines d’apprentissage. (Ministère,
1999, p.8) (en gras dans le texte)

C’est la langue qui, au palier supérieur, commande l’accès


aux domaines d’apprentissage. Mais comment comprendre la
nature des liens posés entre le développement des compétences,
l’intégration des savoirs et la maitrise de la langue ? Laissons de
côté la métaphore constructiviste bien connue (« construction »,
« fondement », « sont construits ») et examinons l’isotopie de la
spatialité (à la fois localisation et mouvement). Les verbes de
mouvement (« accéder », « conduire ») indiquent le sens du
déplacement de l’agent. Le développement du sujet-élève est
présenté comme le passage d’un lieu à un autre et se fait par
paliers (les socles de compétences), moyennant une condition
(la maitrise de la langue), le lieu vers lequel doit tendre l’agent
en mouvement n’étant pas son savoir, mais bien l’exercice des
compétences. Notons encore le qualifiant possessif « son savoir »
qui marque une relation d’interdépendance. L’opération séman-
tique qui nous est ainsi donnée à voir consiste à rendre explicite
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 171

le lien entre un élément dépendant (le savoir) et son pôle de réfé-


rence (l’élève). Ceci renforce notre trajet interprétatif et rend
visible cette volonté d’éloigner le savoir formalisé de l’appren-
tissage. Le savoir à construire n’est pas un produit social, déter-
miné par l’histoire et les communautés ; il apparait comme un
objet en voie de constitution, propre à l’individu, et comme la
résultante de l’exercice des compétences.

4.3. Où les objets d’enseignement transversaux


et disciplinaires sont mis dos à dos6
Le deuxième document, Compétences terminales et savoirs
requis en français, s’adresse à un lectorat homogène, les ensei-
gnants de français du secondaire supérieur. Il a le format du
référentiel de compétences précédemment analysé (même liste
d’items, même organisation autour des quatre compétences
fondamentales lire, écrire, écouter, parler), mais est d’une nature
sensiblement différente. Il ne détermine plus un socle à partir
duquel l’agent exercera des compétences, mais un lieu d’aboutis-
sement à l’aune duquel il sera évalué. Fait remarquable : les
savoirs disciplinaires sont réintroduits dans l’exposé des
matières, et figurent à côté des compétences. Relégation des
savoirs disciplinaires dans les Socles de compétences, mise en visi-
bilité dans les Compétences terminales, le mouvement pendulaire
se poursuit. La contradiction entre les deux textes est bien réelle,
mais témoigne davantage d’un bras de fer entre scripteurs anta-
gonistes. C’est que tous ces textes n’ont pas été écrits par les
mêmes mains et que leurs protagonistes sont identifiables : les
partisans de l’approche par compétences, ignorant la textualité,
contre les promoteurs d’une approche dialectique de la lecture
et de la littérature, tout entiers dans le texte.
Revenons sur la rubrique des savoirs disciplinaires. Ceux-ci
sont thématisés autour de trois pôles : la langue ; la littérature et
l’art ; l’homme et le monde. À quoi correspondent ces savoirs
sur la littérature et l’art du deuxième pôle ? Détaillons le
contenu le plus développé, et reproduisons les trois premiers
paragraphes du préambule. L’extrait est un peu long, mais il
nous a paru nécessaire de le reproduire dans son intégralité

6. Au moment de rédiger cet article, Georges Legros faisait une présentation remarquée
de ce document au colloque de l’AIRDF à Québec en août 2004. La rédaction de ces
quelques lignes doit beaucoup à cette présentation critique.
172 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

pour mieux contextualiser les items lexicaux convoqués par


notre analyse. Les passages en gras sont ceux du texte original.
L’objectif à poursuivre dans l’enseignement de savoirs littéraires et
artistiques n’est en aucune manière de transmettre une culture ency-
clopédique passéiste, mais de donner de manière vivante aux élèves la
maitrise des références culturelles qui ont influencé durablement la
pensée et l’écriture occidentale et/ou s’avèrent les plus utiles pour
décoder les productions culturelles contemporaines. Seuls ont donc été
retenus ici les savoirs — dont la liste n’est en rien exhaustive — qui, à
l’analyse, participent de l’alphabet culturel de l’homme contempo-
rain. Dans la mesure où l’acquisition de ce fonds culturel se fait tout au
long de la scolarité, un certain nombre des références citées ci-après
pourraient d’ailleurs être maitrisées dès la fin du premier degré de l’en-
seignement secondaire.
On ne confondra pas l’objectif de formation culturelle avec l’objectif
de développement de la lecture, qui à la fois le comprend et l’excède,
et qui requiert l’exploitation de nombreux textes ne relevant pas néces-
sairement de la culture commune. Ces deux objectifs sont complémen-
taires et demandent une égale attention de la part du professeur.
Pour pouvoir faire sens aux yeux des élèves, les grands courants et
références littéraires et artistiques devront nécessairement être abor-
dés en lien étroit avec des productions et des textes contemporains
qui en attestent la postérité et la fécondité. (Ministère, s.d., p.19)

Le premier paragraphe s’ouvre sur une opposition qui


semble donner raison à l’antonymie dominante : du côté de la
transmission des savoirs, une série lexicalisée négativement
(« transmettre une culture encyclopédique passéiste ») ; du côté
du développement des compétences, une série lexicalisée posi-
tivement (« donner de manière vivante la maitrise des réfé-
rences culturelles »). Examinons l’opposition terme à terme. Au
verbe de mouvement « transmettre » correspond un verbe qui
est modalisé positivement (« de manière vivante ») et dont le
point d’arrivée est spécifié (« les élèves ») : centration sur l’agent
de la transmission d’un côté, centration sur la qualité de la trans-
mission et le destinataire de l’autre. Au terme englobant (« cul-
ture »), doublement qualifié (« encyclopédique » et
« passéiste ») correspond un terme aux propriétés sémiques
localisées (« références culturelles ») : discrédit jeté sur la culture
par le recours aux propriétés de quantité et d’éloignement d’un
côté, valorisation des références culturelles par l’utilité et la
proximité de l’autre. Les qualifiants (« durablement », « les plus
utiles » et « contemporaines ») déterminent positivement le syn-
tagme « références culturelles ». La présence de ces savoirs dans
l’enseignement du français se justifie doublement dès lors : ils
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 173

commandent l’accès à l’activité de lecture et rapprochent le lec-


teur des productions de son temps (« décoder les productions
culturelles contemporaines »).
Quant aux savoirs, ils sont présentés sous une double nature :
à la fois textes (produits culturels singuliers) et concepts (pro-
duits par les sciences de référence). Ils prennent la forme d’hy-
peronymes (« le baroque », « le romantisme », « le mythe »), de
noms d’auteurs (« Descartes », « Apollinaire », « Simenon »), de
concepts (« le rationalisme », « la réflexion politique »), de per-
sonnages (« Roland », « Renard », « Cyrano »), de titres
d’œuvres (« La légende d’Ulenspiegel », « Le lac »). La variété
de ces formes provoque deux effets de lecture. Tout d’abord, les
formes exclusivement nominales donnent l’impression que ces
savoirs constituent un ensemble d’objets, une sorte de « corps
extérieur », pour reprendre l’expression de Fabre (2004, p. 300).
Cette nominalisation des savoirs leur confère un caractère d’in-
dépendance sémantique : ils semblent dotés d’une existence
propre, palpable, appréhendable. Quand bien même l’on s’en
tiendrait à l’effet de lecture de ces choix lexicaux, la substantia-
lisation des savoirs entre en contradiction avec l’approche par
compétences. Nouveau coup de balancier, du côté des promo-
teurs des savoirs littéraires cette fois. Ensuite, l’hétérogénéité
des êtres que ces noms désignent tend à rendre les savoirs éclec-
tiques. La liste des grandes références littéraires ou artistiques
est indicative de cet effet. Citons par exemple ces quelques
items :
Quelques mythes grecs : par exemple, Œdipe, Antigone, Prométhée,
Ulysse, Hercule.
Quelques échos de la Renaissance italienne : par exemple, Dante,
Boccace.
Don Quichotte et l’invention du héros moderne.
Le dilemme cornélien et le tragique racinien.
Diderot, l’encyclopédie et l’écrivain novateur.
Proust et la mémoire.

Les noms désignent à la fois des courants littéraires histori-


quement situés (« Renaissance italienne »), des concepts
(« mythe », « dilemme cornélien ») et des êtres physiques et
matériels attestés (hommes, « Dante », « Boccace », « Diderot »,
ou œuvres « Don Quichotte », « L’Encyclopédie »). Cet effet
d’éclectisme est renforcé quand apparaissent indistinctement
dans le même paradigme, coordonnés par la conjonction « et »,
174 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

des noms d’auteurs et de personnages (« Proust et la mémoire »,


« Don Quichotte et l’invention du héros moderne »), des conte-
nus thématiques (« la mémoire » chez Proust) et des topiques
(« le naturalisme » chez Zola et Maupassant). Les objets de
savoir apparaissent sous des hyperonymes appartenant à des
domaines de référence divers qui vont de la critique à l’histoire
littéraire, de l’institution scolaire au champ académique.
Une dernière remarque sur le lien entre les savoirs et la lec-
ture. Même s’ils sont présentés comme utiles au décodage, les
savoirs apparaissent comme des substances enseignables à côté
de la lecture. Le deuxième paragraphe pose clairement les deux
objectifs côte à côte (« On ne confondra pas l’objectif de forma-
tion culturelle avec l’objectif de développement de la lec-
ture… »).
Il nous reste un dernier texte à examiner : le Programme de
français du secondaire supérieur, publié par l’instance coordon-
natrice du réseau libre, et postérieur aux textes qui viennent
d’être présentés (2002). Comment cette instance a-t-elle inter-
prété les termes des documents publiés par le Ministère ? Un
rapide survol du programme conduit au constat suivant : à nou-
veau, les savoirs et la littérature comme objets d’enseignement
ont disparu. L’ensemble est organisé autour de quelques
« macro-compétences » communicationnelles de lecture et
d’écoute, de production écrite et orale. Le lexique figurant dans
les premiers rangs du sommaire est conforme à l’orthodoxie du
concept étendard. Le mot « littérature » apparait sous la
rubrique « Méthodologie », à la suite de notions pédagogiques
d’organisation (la séquence, le parcours), et dans le libellé de la
sixième fiche, subordonné à une activité de définition. Libellé
que nous reproduisons ci-dessous :
Dans une situation-problème significative, participer de manière réflé-
chie à la vie culturelle et élargir le champ de ses pratiques culturelles en
abordant le concept de littérature sous divers éclairages croisés qui per-
mettent d’en construire une définition complexe (p.6).

On voit bien ce que le choix d’un lexique verbal à l’infinitif


(« participer », « élargir ») doit aux grandes orientations de l’ap-
proche par compétences. Nous retrouvons la formulation abs-
traite du décret, qui s’enrichit cependant d’un nouveau terme
coordonné (« pratiques culturelles ») et d’une nouvelle proposi-
tion subordonnée (« en abordant le concept de littérature… »).
Mais cet enrichissement s’est construit en discours, sans que l’ap-
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 175

pareillage conceptuel n’ait été revu. Le texte du programme


apparait ainsi sous une forme hybride, métissée, relevant de
logiques fondamentalement différentes et exclusives. Cette 6e
fiche comporte à ce propos une ambigüité remarquable, emblé-
matique de la difficulté d’articuler un travail de contenu disci-
plinaire (la littérature comme objet en est un) à une situation de
communication.
Une lecture plus attentive laisse perplexe : contrairement aux
autres fiches qui précisent la ou les macro-compétences sur les-
quelles porte la fiche, et qui la ou les désignent au moyen d’un
verbe d’action à l’infinitif, cette sixième fiche commence par une
sorte d’avertissement (Fédération, 2000, p. 28) :
La compétence communicationnelle n’est pas prioritaire pour la mai-
trise de cette compétence centrée sur l’apprentissage de la notion de lit-
térature ; il ne s’agit pas tant de mieux écrire, lire, parler et écouter que
de réfléchir sur les pratiques culturelles développées à la faveur du
cours, dans ou en dehors de la classe, en les abordant sous l’angle du
littéraire.

On voit bien ce que sauve in extremis cette fiche : le pro-


gramme étant construit sur des compétences, il est difficile d’y
inclure des compétences littéraires, relatives à des objets ou des
contenus. En réinscrivant le littéraire au premier rang des
rubriques, au même titre que les compétences, les concepteurs
du programme réaffirment, contre la logique des compétences,
que du culturel peut être enseigné en classe de français !
Mais ce sauvetage de la dernière rubrique introduit un effet
de lecture singulier. Comment comprendre en effet ce couple,
compétence communicationnelle vs compétence « littéraire » ou
« culturelle » (le qualificatif n’est pas précisé), composé d’objets
d’enseignement distincts ou pouvant relever d’apprentissages
distincts ? Pour suivre la logique de cette rubrique, on doit
admettre que la notion de littérature existe en dehors des sup-
ports qui assurent sa diffusion. Objet d’étude, elle semble échap-
per aux situations de communication par le truchement
desquelles on la travaille. Or, connait-on la littérature en dehors
des livres imposés par l’école ? Connait-on un courant littéraire
en dehors des exposés informatifs réalisés par l’enseignant ou
les élèves ? A-t-on accès à la culture d’un pays, d’une commu-
nauté ou d’une région en dehors des manifestations qui en assu-
rent la promotion ? Par cette fiche, d’un coup, on peut admettre
qu’un objet d’investigation didactique est certifiable indépen-
176 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

damment de toute compétence communicationnelle. Cela signi-


fie, soit qu’il existe une compétence culturelle (quelle en est la
« forme » cognitive ?), soit qu’un concept a une « existence »
autonome. Si l’on admet cette idée, il faut reconnaitre que la
compétence culturelle ou littéraire évoquée dans cette fiche 6 est
bien autre chose qu’une « réflexion » (selon le terme du pro-
gramme), qu’elle se construit sur une production textuelle,
appartenant à un genre reconnu, « élu » sous l’effet d’une éva-
luation sous-tendue par les règles du groupe d’appartenance du
sujet parlant. Fait partie de cette compétence, par exemple, l’en-
semble des savoirs scolaires présentés comme essentiels par
l’institution scolaire (de la commission d’homologation à l’éta-
blissement lui-même), mais aussi par tous les acteurs du micro-
cosme de l’école (parents, enseignants, élèves, manuels
scolaires, émissions scolaires, etc.).
L’approche générale par compétence a rejeté de ses objectifs
spécifiques le texte, et partant la littérature, en lui substituant un
objectif englobant, la maitrise de la langue. Faute d’une
réflexion approfondie sur le statut de la textualité, cette maitrise
est instrumentée à partir de notions floues, parfois interchan-
geables, de savoirs, savoir-faire et savoir-être. Modelées par des
coups de force successifs, les Instructions Officielles obéissent
davantage à une logique militante et donnent à voir les avatars
conceptuels des porteurs d’étendard. Plus encore, ces décrets,
ces référentiels et ces programmes témoignent d’une volonté de
faire pièce à une certaine pratique. Mais qu’en est-il vraiment
dans les classes ?

5. Deuxième parcours interprétatif

Comment les enseignants structurent-ils leur objet d’ensei-


gnement (quelles en sont les composantes ?) et organisent-ils
linéairement leur enseignement ? Dans quelles pratiques langa-
gières de classe cette approche est-elle « saisie » ? Pour contras-
ter notre analyse, nous avons choisi de comparer deux cours de
français de 5e année7. Les deux enseignants ont reçu la même
consigne de construire un cours sur « L’engagement et la littéra-
7. Nous avons développé le descriptif des deux premières périodes du corpus dans
Dufays & Ronveaux, La littérature comme on l’enseigne : analyse comparée de la construc-
tion d’un objet complexe à travers deux pratiques enseignantes (à paraître). Nous élargis-
sons ici l’analyse aux deux dernières périodes.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 177

ture ». Afin de faire apparaitre les variations du découpage de


l’objet complexe (littérature/lecture) et de donner à voir les
composantes de cet objet complexe et leurs liens hiérarchiques,
nous nous sommes tenus à distance des unités d’investigation
didactiques que l’on rencontre habituellement dans un cours de
français. Le thème est large et suffisamment englobant pour per-
mettre aux enseignants de mettre en œuvre une certaine concep-
tion de la compréhension en lecture (la lecture interprétative par
niveau de complexité : comprendre, puis interpréter ; la lecture
littéraire qui associe dialectiquement l’engagement psychoaffec-
tif et l’interprétation) et du texte (s’agit-il pour eux d’une entité
immanente ou historiquement déterminée, d’une entité légiti-
mée socialement ou liée à une problématique personnelle, d’une
entité préfigurée dans les manuels, les anthologies ou les pro-
grammes ou déterminée par les circonstances de la situation
didactique ?), mais aussi une certaine conception de la littérature
(comme système de valeurs, comme mouvement esthétique,
comme champ de savoir ?).
Le premier enseignant, que nous baptiserons Antoine, est âgé
de 50 ans et enseigne depuis 25 ans ; le second, que nous appel-
lerons Frédéric, est âgé de 30 ans et enseigne depuis 8 ans.
Antoine a choisi de mener une réflexion plus contemporaine à
partir du numéro 319 des Cahiers pédagogiques consacré à la
citoyenneté à l’école (la réflexion y est menée par G. Mendel).
L’enseignant a distribué quatre articles à la classe [ceux de P.
Rasson (1993), « Repenser l’école » ; de J.-C. Paul (1993),
« L’abus est dangereux : à consommer avec modération » ; de P.
Madiot (1993), « De l’usage de la collégialité en matière d’ap-
prentissage » et de F. Inizan-Vrinat (1993), « Naissance d’une
conscience collective »]. Chaque texte a été partagé en deux par-
ties correspondant plus ou moins à des unités thématiques (le
partage a plutôt été réalisé proportionnellement au nombre de
lignes) et chaque partie a été répartie en sous-groupes. Le choix
de Frédéric au contraire s’est porté sur des textes qui appartien-
nent au corpus scolaire des textes littéraires. Les deux périodes
de la leçon portent sur cinq textes : trois articles extraits de
l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (les entrées « Nommer »,
« Voluptueux », « Agnus Scythicus ») ; un extrait du Dictionnaire
philosophique de Voltaire ; un extrait de La machine littérature
d’Italo Calvino (1984). Il faut relever que les deux enseignants
ont obtenu un diplôme de romaniste et un diplôme d’agrégé
178 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

avant la publication du décret et du nouveau programme. Mais


nul n’est censé ignoré la loi ; les deux enseignants ont pris
connaissance des nouveaux programmes.
Les deux formats choisis pour mettre en texte le corpus orien-
tent notre parcours interprétatif sur deux niveaux. Le premier
est celui des unités d’investigation didactique. Le découpage
séquentiel et hiérarchique des deux leçons donne une vue glo-
bale qui nous permet de comprendre comment les enseignants
ont « saisi » leur objet d’enseignement complexe, comment ils
l’ont décomposé en éléments simples et organisés linéairement.
Le deuxième niveau d’interprétation concerne les tâches discur-
sives autour des textes. Nous adoptons des unités d’analyse
plus petites, à l’échelle des séquences interactives (selon l’expres-
sion de Pekarek, 1999, p. 60 et sqq) et changeons de questions.
Le point de vue sur la leçon de littérature est plus linéaire et
fragmenté. Par l’observation des pratiques langagières et leur
mise en relation avec l’activité sémiotique de compréhension
des textes, nous visons à suivre l’activité sémiotique que les pro-
tagonistes de l’interaction mènent sur le texte, et plus particu-
lièrement à mettre en évidence le geste par lequel l’enseignant
structure l’objet d’enseignement en éléments hiérarchisés et
séquentiellement distribués.

6. Le découpage séquentiel et hiérarchique8

Du découpage séquentiel et hiérarchique des deux leçons, il


ressort nettement que c’est l’unité textuelle qui commande l’ac-
cès aux unités de paliers inférieurs : aussi bien pour Antoine que
pour Frédéric, tout est subordonné au texte. Les indices de dis-
cours (les ponctuants, les annonces de régie), les formes sociales
de l’activité (compte rendu individuel au groupe classe, interac-
tion élève-enseignant, lecture à voix haute de l’enseignant, dic-
tée du contenu institutionnalisé), les modalités d’intervention
(questionnement enseignant-élève, élève-enseignant, exposé
frontal), la structuration de la tâche (identification de l’encyclo-

8. Nous hésitons à désigner ce découpage par les termes de « script » ou de « scénario ».


Empruntés à la sémiologie du récit cinématographique, ces termes désignent plutôt
des formes incomplètes, au sens où elles renvoient à une scène à venir (plateau de
tournage ou décor naturel). Or, le découpage que nous proposons ici est effectué à
partir d’un produit achevé, d’un évènement passé, réalisé. Il est le produit d’une pre-
mière interprétation d’un texte dont la forme appartient désormais à l’histoire.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 179

pédie personnelle, des topics textuels, des structures idéolo-


giques), les supports physiques (photocopies, dictionnaires, dis-
cours d’escorte), toutes ces ressources et tous ces procédés par
lesquels le milieu est aménagé par l’enseignant orientent l’at-
tention vers l’unité textuelle. Cette dernière est comprise comme
une entité autonome que l’ouverture et la clôture rendent thé-
matiquement complète et suffisante. Pour les deux enseignants,
le texte délimite une unité thématique et ce contenu thématique
est au centre de l’activité de compréhension.
Pour Frédéric, c’est le texte qui commande la structuration de
l’activité. Les élèves sont invités à « passer » d’un texte à l’autre.
L’ensemble du corpus se structure autour d’une unité tempo-
relle, le XVIIIe, et d’un noyau thématique (la critique des institu-
tions et les procédés littéraires pour échapper à la censure). Le
texte du XXe qui clôt la leçon assure la mise en perspective du
corpus en faisant ressortir son actualité.
Pour Antoine, ce sont les modalités de l’activité qui structu-
rent l’accès au texte : la lecture à voix haute ritualisée au début
de chaque cours pour faire connaitre divers textes, l’explicita-
tion sémantique des topics textuels pour appréhender le monde
de référence décrit dans les textes. Mais la lecture des textes
écrits est la première étape d’une autre activité : la mise en débat
des schèmes organisationnels dégagés lors de la première étape.
Cette nouvelle activité conduit les élèves à élargir le domaine de
référence des articles lus (l’organisation démocratique, l’innova-
tion de l’école de Saint-Nazaire) à un domaine connu des élèves
(l’organisation de leur propre école et de leur propre cours de
français). Mais ce changement de domaine est corrélé à un chan-
gement de texte. Les élèves passent de la lecture d’un texte écrit
à la lecture d’un événement didactique et organisationnel, dont
la nature énonciative est prise en charge par l’enseignant, nature
énonciative sur laquelle nous reviendrons dans le deuxième
niveau interprétatif.
Au palier inférieur au texte, les unités diffèrent pour les deux
enseignants. Dans la leçon d’Antoine, ce sont les activités dis-
cursives et les formes sociales du travail en groupe qui détermi-
nent l’unité séquentielle. Le découpage s’établit sur des
marques explicites d’organisation (« Ens. : qu’est-ce qui fait la
deuxième partie/le groupe euh/» ; « Ens. : on y est/quels sont
les deux groupes qui ont/ce Pierre Madiot/euh levez bien le
bras/vous êtes tellement dispersés/»). Tant que le porte-parole
180 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

du groupe n’est pas identifié, l’activité sémiotique sur le texte ne


commence pas. La tâche discursive attendue consiste à rendre
compte d’une activité de compréhension réalisée lors d’une
leçon précédente. Dans la leçon de Frédéric, les unités du palier
inférieur sont constituées par les modalités d’appréhension du
texte. Dans l’ordre :
(1) une séquence de cadrage ouvre l’unité de travail (soit par
l’explicitation du titre, soit par la lecture du chapeau enca-
drant l’article et l’explicitation sémantique d’informations de
type encyclopédique sur les circonstances d’énonciation du
texte) ;
(2) l’enseignant présente l’expression du texte dans sa manifes-
tation sonore et graphique (les élèves ont le texte écrit sous
les yeux), sans intervention des élèves et, la plupart du
temps, sans commentaire ;
(3) à partir des demandes des élèves, l’enseignant ou les élèves
explicitent le lexique (« Ens. : alors/il y a des mots difficiles/;
Elè. : galimatias ; Ens. : galimatias c’est un/c’est un ») ;
(4) à l’initiative de l’enseignant, la classe entreprend l’explicita-
tion sémantique du contenu thématique du texte, l’ensei-
gnant focalisant l’attention des élèves sur le noyau
thématique (« Ens. : bon/voilà votre premier textE/// si je
vous demande ce que ça veut dire le mot nommer » ; « Ens. :
c’est tout// les autres/rien de compliqué/// alors ici le
textE/euh/j’ai pas le temps de/on n’a pas le temps de le voir
en détail// ici/mais à votre avis/le sujet de l’article c’est
quoi/» ; « Ens. : alors/à votre avis/pourquoi est-ce que c’est
si difficile de définir le mot ») ;
(5) l’enseignant réalise une synthèse qui a pour fonction d’insti-
tutionnaliser le topic identifié à l’étape précédente ; cette
étape se fait sur l’initiative de l’enseignant, mais le plus sou-
vent sur la demande des élèves (« Ens. : voilà// ils sont
euh/c’est à peu-près ça/en fait ici le principe/c’est de parler
de choses qui risquent de fâcher la censure et le pouvoir » ;
« Elè. : monsieur/vous avez dit ; Ens. : bon/on fera un
résumé au prochain cours ; Elè. : monsieur/vous avez dit
« ils critiquent la crédulité des gens » et/// ; Ens. : simple-
ment ce qui se passe à l’époque/c’est que/vous vous rappe-
lez Les Lumières on en a déjà parlé vous l’avez vu en
histoire/euh »).
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 181

Ces activités (lecture à voix haute, recherche du vocabulaire,


explicitation sémantique, synthèse institutionnalisante et prise
de notes) constituent le « milieu » par lequel l’enseignant « sai-
sit » le texte. Le texte comme objet d’enseignement est ainsi
sémiotisé sous diverses modalités, tantôt comme une entité
sonore et graphique intouchable qui se suffit à elle-même, à
laquelle l’enseignant prête sa voix et que les élèves écoutent
sans interrompre le flux verbal, tantôt comme un réceptacle de
sens dont il s’agit d’extraire le noyau thématique. En ce sens, le
milieu configuré par le geste de présentification de l’enseignant
sémiotise le texte. Quel est l’objet d’enseignement ici ? Le texte
assurément, et non pas la lecture. Si quelque chose de la lecture
d’un texte littéraire est mis en scène dans cette leçon, c’est bien
l’activité sémiologique. Cette dernière se déploie sur plusieurs
niveaux : premier niveau, une activité de monstration du texte
dans sa manifestation expressive (sonore et/ou graphique) ;
deuxième niveau, une activité de compréhension9 qui se focalise
sur l’explicitation des lexèmes du texte ; troisième niveau, une
activité d’interprétation qui consiste à expliciter les topics en
trois temps : global d’abord (le noyau thématique) ; local
ensuite, en suivant la linéarité du texte ; puis à nouveau global,
au moment de reprendre les topics et de les convertir en isoto-
pies et en macropropositions.

7. Les gestes de pointage de l’enseignant


Revenons sur cette activité d’explicitation des topics menée
sur les textes. Comment se structure-t-elle ? Sur quoi porte le
geste de pointage de l’enseignant ? Quels éléments de contenu
sont mis en évidence par ce geste ? Comparons à nouveau les
deux leçons pour contraster les techniques.
Chez Frédéric, le geste de pointage concerne le contenu thé-
matique du texte écrit. Passé le premier temps de monstration
sonore du texte et l’explicitation sémantique des lexèmes à par-
tir du dictionnaire de base des élèves, le geste de pointage de
Frédéric se construit en trois temps.
9. Cette distinction de la compréhension et de l’interprétation est loin de faire l’unani-
mité en didactique (voir la synthèse éclairante de Dufays, Gemenne & Ledur, 1996, pp.
84 et sqq). Plutôt que d’associer à la compréhension un premier niveau littéral de pro-
duction de sens et à l’interprétation un deuxième niveau plus complexe secondaire,
nous reformulons le clivage compréhension vs interprétation en activité locale vs acti-
vité globale.
182 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

Premier temps, sous la forme d’une question lancée à


l’adresse des élèves (« // ici/mais à votre avis/le sujet de l’ar-
ticle c’est quoi/»), l’activité interprétative porte sur le noyau
thématique de l’article encyclopédique. À ce stade du travail, les
élèves ont déjà pu identifier quelques topics, et sur cette base ont
pu anticiper l’orientation du texte. Il s’agit de confronter ces
topics avec la macroproposition du texte en vue de confirmer,
d’infirmer ou de nuancer les orientations interprétatives. La
focalisation de l’enseignant sur le corps de la définition conduit
les lecteurs à reconsidérer le projet génératif contenu dans l’en-
trée lexicale : définir l’« Agnus scythicus ». La confrontation de
ce projet avec le noyau thématique contenu dans la définition
met en évidence deux mouvements contradictoires du texte. Le
premier mouvement correspond au projet génératif de l’article
encyclopédique, qui consiste à définir un objet du monde, et le
second correspond à une critique de l’autorité (critique tant de
l’autorité de certains savants que de la crédulité de ces autres
savants qui par une admiration sans réserve nourrissent l’auto-
rité des premiers). Par contraste avec le cadre générique expli-
cité précédemment, les réponses des élèves constituent autant
d’hypothèses interprétatives qui appellent une évaluation de
l’enseignant. C’est le cas ci-dessous.

Extrait 1, Frédéric, deuxième période, 8’15’’

Ens. : c’est tout// les autres/rien de compliqué/// alors ici le


textE/euh/j’ai pas le temps de/on n’a pas le temps de le voir en
détail// ici/mais à votre avis/le sujet de l’article c’est quoi/
Elè. : xxx
Elè. : dire la vérité ?/non ?//
Elè. : la naïveté des gens
Elè. : c’est de croire dément ceux qui ont le pouvoir
Ens. : pardon
Elè. : c’est de croire/enfin// c’est de ne pas tou// enfin le message du
texte c’est de ne pas toujours croire ce que les grands au niveau/ceux
qui sont reconnus commE sage/enfin ou autorité
Ens. : oui// donc/on va faire la différence il y a un sujet euh/il y a un sujet
annoncé qui est l’agnus scythicus/il en parle/pas// on sait pas du
tout ce que c’est après avoir lu ça/ok//
Elè. : ben si il dit la xxx d’un homme qui avait écrit une fable
Elè. : oui mais
Ens. : oui mais il ne te dit pas le contenu de cette fable/il dit qu’on a parlé
de ça sans dire ce que c’est
Elè. : hm hm
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 183

La reprise de l’enseignant (« oui// donc/on va faire la diffé-


rence il y a un sujet euh/il y a un sujet annoncé qui est l’agnus
scythicus/il en parle/pas// on sait pas du tout ce que c’est
après avoir lu ça/ok// ») a cette fonction de valider le topic
identifié par l’élève. Du coup, le topic comme instrument méta-
textuel, au sens de Eco (1984, p. 111), change de statut et se trans-
forme en une isotopie textuelle qu’il s’agit de vérifier dans la
lettre du texte.
Deuxième temps, une fois identifiés les topics, l’enseignant
reprend les éléments pour établir les régularités sémantiques du
texte. L’explicitation de cette régularité est dévolue aux élèves,
puis reprise par l’enseignant pour validation. À ce stade du tra-
vail sur le texte, la longue réplique de l’enseignant, reproduite à
la fin de l’extrait ci-dessous, correspond à une première syn-
thèse institutionnalisante. Il s’agit de reconstituer la macropro-
position du texte encyclopédique.
Extrait 2, Frédéric, deuxième période, 10’01’’

Ens. : vous dites que c’est pour la censure/allez-y


Elè. : ben oui/ben parce que// euh// ils disent aussi
Elè. : il va
Elè. : vas-y
Elè. : il va pas dire euh directement que faut pas gober tout ce que dit l’état
comme ça Euh/on peut pas/il peut pas mettre que c’est des conne-
ries// qu’il faut apprendre à juger soi-même/alors que l’état juste-
ment veut empêcher aux gens de penser
Elè. : et que l’état
Ens. : ici comment est-ce qu’il se protège
Elè. : en parlant de plante
Elè. : ben en parlant de/oui en parlant des des fables et tout
Elè. : et des auteurs
Elè. : oui/des auteurs
Ens. : voilà// ils sont euh/c’est à peu-près ça/en fait ici le principe/c’est
de parler de choses qui risquent de fâcher la censure et le pouvoir/ici
c’est d’apprendre aux gens de juger par eux-mêmes et à ne pas croire
tout ce qu’on leur raconte// ok/pas croire les vérités qu’on impose
en disant// c’est c’est comme ça parce que c’est comme ça/// ici
Diderot dit non on ne peut pas accepter ces choses-là/mais s’il le
disait clairement/en disant ne croyez pas tout ce qu’on vous
raconte/il risque de tomber directement sous le coup de la censure et
de se faire interdire// donc comment va-t-il le faire/eh ben il prend
un titrE// qui a l’air totalement anodin// l’agnus scythicus/tout le
monde se doute que c’est une c’est une légende/ça ne/c’est un peu
comme le dahu/ça n’existe pas/ok
184 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

Troisième temps : l’explicitation de la macroproposition. Elle


se fait à la fin de la recherche lancée par l’enseignant et clôt le
travail sur le texte. Notons que cette macroproposition com-
prend des éléments internes au texte (la critique de la crédulité)
et des éléments externes, liés aux circonstances d’énonciation (la
censure comme institution de contrôle et les procédés langagiers
utilisés par les auteurs pour contourner la censure). Elle corres-
pond à une dictée orale (l’enseignant ralentit son débit, les
élèves demandent explicitement de répéter la formule pour la
consigner par écrit, progressivement tous les élèves prennent
note du texte oral composé par l’enseignant). Elle a cette fonc-
tion de clôture synthétique (résumante) de l’activité d’explicita-
tion sémantique des topics. Il faudrait ajouter cette possibilité
que les élèves ont dans ce scénario en trois temps de mettre en
lien les premières hypothèses émises sur le texte avec les isoto-
pies d’autres textes. C’est le cas de l’intervention de cet élève
dans le troisième extrait ci-dessous qui, après l’audition du texte
lu à voix haute par l’enseignant, évoque quelques éléments du
scénario d’un film qu’il a vu.
Extrait 3, Frédéric, deuxième période, 33’56’’

Elè. : xxxxx je suis en train de réfléchir c’est avec un film que j’ai vu La
cliente// qui est passé à
Ens. : oui oui oui oui oui ;
Elè. : oui/bien ça me fait/ça m’a fait exactement penser à/à Francis
Huster/quand il/quand il découvre justement ce qui s’est
passé/avecE/avec la famille de son amie/// ça
Elè. : ben que c’/ par exemple ici l’écrivain (élève lit l’extrait du texte 4) suit
sa route et le hasard où les déterminations sociales et psychologiques l’en-
traine/ça m’a fait penser justement que c’est le hasard qu’il
découvre/et quE/et qui ré/et qui réagit d’une façon différentE/euh
de son ami/euh face à sa découverte
Ens. : le/le film dont il parle c’est une adaptation de d’un roman de Pierre
Assouline qui s’appelle La cliente/et donc c’est un/un écrivain qui
en faitE/est spécialisé dans les biographies d’auteur et qui a décidé
d’écrire sur un auteur qui avait eu/une histoire dura/durant la
seconde guerre mondiale/et en fouillant des pièces d’archives/ilE
trouve/unE lettrE/dénonçant la famille de son meilleur ami/euh
comme étant juif/

L’élève met en lien un syntagme du texte lu en classe (« l’écri-


vain suit sa route et le hasard où les déterminations sociales et
psychologiques l’entraine ») et une macroproposition de la
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 185

fabula. Le pointage de l’enseignant porte sur l’explicitation


sémantique de cette macroproposition.
Dans les deux leçons, l’activité de pointage de l’enseignant
porte essentiellement sur des contenus thématiques textuels
qu’il s’agit d’expliciter en deux temps : premier temps, les
élèves, sous le geste de pointage de l’enseignant, identifient le
topic, et à ce stade les propositions des élèves sont encore des
hypothèses qui doivent être validées par un retour au texte ;
deuxième temps, sous la responsabilité énonciative de l’ensei-
gnant, le topic est confirmé par la récurrence de lexèmes ou de
scénarios dans le fil du texte ou d’autres textes lus précédem-
ment : c’est l’isotopie textuelle. La macroproposition est validée
et reprise par l’enseignant sous la forme d’une formulation syn-
thétique ou d’une dictée. Le troisième temps est facultatif, il pro-
cède d’une activité d’explicitation sémantique extensionnelle,
dirigée vers un monde connu.
Qu’en est-il du geste de pointage d’Antoine ? Dans l’extrait
ci-dessous, emblématique de ses techniques de pointage, ce der-
nier procède en trois temps. Premier temps, il dessine un espace
de parole pour permettre au porte-parole du groupe de formu-
ler une première macroproposition.
Extrait 4, Antoine, deuxième période, 6’07’’

(les doigts se lèvent) toi/et le quatrième


Elè. : CAR
Ens. : CAR// bon/(Ens. s’assied) c’est LIO qui prend la parole/(les élèves
opinent du chef) on va essayer/
LIO : (réactions) (rires des autres élèves)
————————premier temps, formulation d’une première macroproposition
alors/alors je-/je on a fait un résumé/
Ens. : ben va-s-y/donne leurs le résumé de votre groupe/puisque chaque
doit le faire d’ailleurs/
LIO : ben en fait là ce type de pédagogie/c’est assez compliqué hein/ce
type de pédagogie permet aussi donc un apprentissage de l’organi-
sation et de la gestion// mais en fait elle met en avant la méthode
plus que le contenu […]

À ce stade, la macroproposition, formulée par le porte-


parole, est encore hypothétique ; elle est le résultat d’une
recherche des topics qui a été menée en petit groupe de pairs la
veille de la captation numérique. Cette macroproposition est
désignée par l’élève porte-parole d’une forme textuelle géné-
186 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

rique, le « résumé » (« alors/alors je-/je on a fait un résumé »).


La désignation a un effet englobant qui confère une certaine
importance au contenu thématique qui va suivre. Après cette
désignation vient le contenu thématique, dont la forme conden-
sée est lue à voix haute.
Deuxième temps, l’enseignant (le plus souvent) et les élèves
interviennent pour mettre en lien la macroproposition avancée
avec des régularités sémantiques.

————————-deuxième temps, identification des récurrences intertextuelles


Ens. : donc// de nouveau/méthode et contenu/c’est l’opposition qu’on a
déjà vue (Ens. écrit au tableau) (3s) j’en ai déjà parlé de ces deux/cette
opposition/
Elè. : ça ce serait vraiment bien
Ens. : oui va-s-y
Elè. : dans le texte l’importance c’est l’école
Ens. : le premier c’était la différence entre/
Elè. : savoir-faire et
Elè. : savoir et savoir-faire
Ens. : voilà c’est ça// donc méthode (pointe sur le tableau le mot inscrit) ce
serait
Elè. : savoir
Elèn. : savoir-faire
Ens. : savoir-faire
Elè. : et contenu de savoir
Ens. : savoir (note les termes au tableau)/très bien/donc c’est intéressant
aussi de mettre les textes en parallèles hein/y a beaucoup des- des
éléments similaires/va-s-y
——————————————-formulation d’une deuxième macroproposition
LIO. : donc en fait euh/c’est- ainsi doncE les matièrEs nE se referment
plus/donc ça la logique/donc ça ça établit euh des relations/doncE
entre les les différentes matières/mais alors en fait cela pose le pro-
blème de l’exercice des responsabilités
Ens. : voilà (opine du chef)
LIO. : doncE en fait il ne faut pas confondre le statut d’enseignant et d’élève
——————————————————-identification des isotopies textuelles
Ens. : voilà donc on en avait reparlé/on en a parlé à peu-près partout/sur-
tout dans la- dans lE texte précédent/y a des statuts différents/alors
qu’est-ce qui disent sur ces statuts différents///
LIO. : eh bien que/(Ens. note les termes au tableau) enfin moi ce que j’ai en
fait c’est que donc grâce à cela// les donc c’est grâce à ces rôles qui
sont répartis l’élève et les ens- et l’enseignant peuvent discuter
ensemble/et euh/aussi ils peuvent euh confronter leur probléma-
tique
Ens. : c’est ça/mais euh ça les l’aspect similaires/d’accord euh euh/mais
quelle est la différence de statut (s’assied)
LIO. : bè euh/prof et élève// xxx
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 187

Ens. : comment comprends-tu la phrase xxx la démocratie à l’école n’entraine


pas un partage en part strictement égale des droits et des devoirs
Elè. : il y en a toujours un qui est au-dessus de l’autre l’élève est xxx
Elè. : il y en a un qui décide et l’autre qui suit euh
Elè. : l’élève xxx
Ens. : ben est-ce que c’est ça alors quelle différence y a-t-il avec Euh/avec
l’écolE/comme ici/
Elè. : ben il dit
Elè. : normal
LIO. : il dit tout en fait hein monsieur
———————————————identification de récurrences intertextuelles
Elè. : xxx l’apprentissage ne peut se fairE sans la prise de décis- décision de
l’apprenant/donc l’élève doit donner l’accord alors à le- à le (Ens.
opine du chef et se lève vers le tableau) xxx
Ens. : c’est xxx parce que tu reviens/avec une idée du début donc de
ton/de la première partie du texte celle que tu as vue/mais alors
(geste de retour) il ne précise pas dans le texte […]

L’hypothèse, soumise au grand groupe, prend le statut de


macroproposition textuelle dès l’instant où elle est confirmée par
une isotopie. C’est la récurrence ainsi constatée dans le texte qui
permet aux lecteurs de transformer l’hypothèse en isotopie,
c’est-à-dire de valider la macroproposition hypothétique, dont la
responsabilité appartient au lecteur, en macroproposition recon-
nue comme propriété sémantique du texte. Au cours de cette
phase de reconnaissance, élèves et enseignant fournissent des
éléments pour nourrir la série de l’isotopie. Cette activité est
conduite soit sur le texte en citant des mots-clés (« Ens. : donc//
de nouveau/méthode et contenu/c’est l’opposition qu’on a déjà
vue [Ens. écrit au tableau] [3s] j’en ai déjà parlé de ces
deux/cette opposition (montre au tableau)/»), soit sur d’autres
textes (« Elè. : dans le texte L’importance, c’est l’école »).
Troisième temps, l’explicitation sémantique s’ouvre à
d’autres mondes de référence que celui convoqué dans le texte.

——————————troisième temps, recours à des références extensionnelles


mais à votre avis quel est la le statut différent/entre élève et// et
enseignant/entre l’apprenant/et et l’adulte ou
Elè. : il conseillE// xxx
Elè. : il xxx
Elè. : il xxx ilE l’élève doncE propose et l’enseignant il il règle
Elè. : et approuve aussi
Elè. : oui xxx
Ens. : il
Elè. : il règle
Ens. :il règle il régule oui peut-être il
188 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

Elè. : il décide
Ens. : il décide (opine du chef) et selon quel critère// faut bien quand
mêmE/(2s) qu’est-ce qui lui permet de décider
Elè. : que l’élève lui propose mais bon que/avec certaines tec- xxx certaines
sections que avec ses choix à lui aussi quoi// xxx
Elè. : il prend le programme en fonction de lui
Ens. : et avec ses connaissances
Elè. : oui
Ens. : avec sa formation puisqu’il faut quand même reconnaitre/et là c’est
quand même une distinction/qu’on va que tout le monde
accepte/l’enseignant a quand même unE formation// qui n’est pas
terminée// mais euh il a un savoir et un savoir-faire/en plus de
l’élève puisqu’il a il a fait au moins trois ou quatre ans d’étudE/en
plus//
————————————————-recours à un scénario intertextuel
je vais vous prendre un petit exemple qui concerne Saint-
Nazaire/cette école-là avait lié dans les cours les cours de voiles// et
ils euh travaillaient/euh/// en faisant une sorte dE mi-temps/péda-
gogique et/et sportif et la/le côté sportif c’était la voile/il est évi-
dent/que l’enseignant qu’apprenait/euh la conduite des bateaux/il y
a toute une série de cours/ben lui/il a un savoir et on/c’est/des élé-
ments qu’on ne discute pas (mouvement de la main)/doncE/il le
donnait et il fallait comme quand vous passez un/un brevet// ou un
permis/il fallait connaitrE/la matière// elle est indiscutable/donc il
y a des zones/où le le pouvoir ne se discute pas/(Ens. s’assied et
remet ses lunettes)/enfin c’est comme ça que je comprends le/le
texte/parce qu’il ne/n’est pas entré dans le détail///

Par ce troisième moment, l’enseignant invite les élèves à


étendre leur activité d’explicitation à d’autres mondes : le
monde du texte est mis en relation avec celui de l’expérience des
élèves. Cette mise en relation est conduite essentiellement au
moment du débat (voir le tableau de la leçon d’Antoine,
deuxième période, 21’11’’). Moment privilégié par l’enseignant,
il a cette fonction de rendre au texte lu une valeur de vérité. Par
comparaison avec le monde de l’élève, le contenu du texte peut
être validé comme vrai. Ces mondes sont rendus présents sous
la forme de lexèmes ou sous une forme plus élaborée de script
d’action (narrativisée ou décrite), comme c’est le cas dans cette
longue réplique de l’enseignant à la fin de l’extrait ci-dessus.
Les gestes de pointage d’Antoine et de Frédéric portent sur
des contenus thématiques. Ces contenus ont la forme de
lexèmes (propriétés sémantiques) ou de scénarios plus élaborés
(scripts d’action). Ce qui est agité sous les yeux des élèves chez
Frédéric concerne davantage le texte littéraire et ses circons-
tances d’énonciation, tandis que pour Antoine le texte lu est le
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 189

prétexte pour convoquer le monde de référence des élèves.


Quant au dépliage de l’objet, il se fait selon un mouvement de
va-et-vient du global au local. Le global correspond au projet
générique et aux circonstances d’énonciation par lesquels
Frédéric met en évidence les stratégies de contournement de la
censure chez les encyclopédistes, et à une macroproposition
organisationnelle chez Antoine. L’activité de production est tout
entière dirigée vers une finalité d’actualisation sémantique du
texte. Les deux cours de littérature que nous avons observés
fonctionnent grosso modo sur le modèle de la coopération tex-
tuelle décrite par Eco. Le sens est le produit d’opérations mul-
tiples dans un double va-et-vient : intentionnel (le monde
textuel) vs extensionnel (le monde de référence du lecteur) ; topic
(instrument du lecteur) vs isotopie (contenu textuel reconnu).

8. Conclusion
L’analyse des textes officiels a montré que les grandes finali-
tés et leurs traductions en contenus d’apprentissage ne se décli-
naient pas forcément de manière univoque. Cette déclinaison
porte les traces de l’affrontement de deux paradigmes : celui de
l’approche par compétences et celui de la transmission de réfé-
rences culturelles. À quel paradigme peut-on rattacher les pra-
tiques des deux enseignants analysés ci-dessus ? Qu’elles soient
centrées sur le texte du patrimoine ou sur le texte d’actualité,
l’exercice de la lecture que nous avons observé ne correspond ni
à une approche par compétence ni à une approche culturelle.
Toutes les deux sont centrées sur le texte comme « artifice syn-
taxico-sémantico-pragmatique dont l’interprétation prévue fait
partie de son propre projet génératif », pour reprendre les
termes de Eco (1985, p. 84). C’est l’explicitation sémantique de
ce projet génératif qui est visée par les enseignants. Cette acti-
vité éminemment sémiologique se construit sur un double mou-
vement : du lecteur vers le texte lorsque ce dernier avance ses
topics et construit du sens ; du texte vers le lecteur lorsque le
sens construit est contrôlé par les isotopies du texte. Il y aurait
donc un tertium nomen à l’opposition des deux paradigmes qui
s’affrontent dans les textes officiels : une position, somme toute
assez ancienne10, qui articulerait la textualité comme artifice,
10. N’était-ce pas le projet des Cahiers d’analyse textuelle tel qu’il a été formulé par
Georges Legros (1978) ?
190 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

porteuse d’un projet génératif, aux mouvements coopératifs du


lecteur.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 191

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Coda :
pour une approche dynamique
des compétences (langagières)
Ecaterina Bulea & Jean-Paul Bronckart
UNIVERSITÉ DE GENÈVE

1. Des compétences et de leurs conditions d’emploi

Conformément à la requête qui avait été adressée à leurs


auteurs, les contributions qui précèdent ont fourni des analyses
approfondies et engagées des apports possibles et des limites de
l’exploitation, dans le champ de l’enseignement des langues,
des compétences et de la « logique » qui les sous-tend et/ou les
organise. Et ce premier bilan fait apparaître deux tonalités d’en-
semble assez nettement différentes.
La première, globalement identifiable dans les contributions
de Simona Pekarek Doehler, de Francis Grossmann, de Thérèse
Jeanneret et de Marinette Matthey, se caractérise par une
volonté d’exploiter positivement le nouveau regard sur les pro-
cessus d’enseignement/apprentissage qui pourrait être associé
au (ou découler du) mouvement général de centration sur les
compétences. L’accent y est d’abord porté sur l’analyse des res-
sources diverses que les apprenants mobilisent concrètement
dans les activités formatives : ressources situées ou dépendantes
de la nature des tâches à accomplir, de leur cadre global et des
modalités de leur présentation ; ressources d’emblée socialisées
en ce qu’elles émergent et se développent dans l’interaction
avec autrui, qu’il s’agisse des autres apprenants ou des ensei-
194 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

gnants ; ressources enfin qui sont susceptibles de se transformer,


et notamment de passer du statut de compétences « partielles »
ou « locales » (relatives à la spécificité des problèmes à traiter) à
celui de compétences globales, en tant que propriétés acquises des
personnes apprenantes, qui seraient transférables et ré-exploi-
tables dans d’autres situations d’apprentissage. L’accent y est
ensuite porté sur les importantes modifications d’attitudes et de
pratiques qui devraient caractériser le travail des enseignants, pour
que ces derniers puissent procéder eux-mêmes à l’identification
des ressources mises en œuvre par les apprenants, et élaborer les
démarches et les moyens didactiques qui favoriseraient leur
appropriation stable, et leur nécessaire transmutation en com-
pétences personnelles et transversales. Plus généralement
encore, ces approches tentent en définitive de mettre la logique
des compétences au service de la conception interactionniste du
développement et des apprentissages, telle qu’elle a explicite-
ment été formulée dans l’école vygotskienne ou telle qu’elle
émerge en filigrane des diverses approches linguistiques d’ins-
piration ethnométhodologique.
La seconde tonalité, qui émane globalement de la contribu-
tion de Serge Erard & Bernard Schneuwly, et de celle de
Christophe Ronveaux, relève clairement de la mise en garde à
l’égard du flou qui caractérise les conditions d’emploi de la
notion de compétence, dans les documents d’orientation offi-
ciels, dans les manuels et moyens d’enseignement, aussi bien
que dans les pratiques formatives concrètes. Et cette mise en
garde est associée à une sérieuse réflexion sur les enjeux, indis-
solublement socio-politiques et didactiques, de l’enseignement
des langues et de l’enseignement scolaire en général : l’impé-
rieuse nécessité de l’accès aux (et de la maîtrise des) savoirs col-
lectifs formalisés, qui sont les conditions de possibilité du
développement de personnes réellement autonomes et respon-
sables dans le concert des contraintes et enjeux sociaux ; à cet
effet, l’impérieuse nécessité, pour les apprenants, de se
construire des systèmes notionnels propres qui, comme l’ont
démontré aussi bien Piaget que Vygotski, constituent les cadres
psychologiques sine qua non à partir desquels peuvent se
déployer les capacités adaptatives que semble tenter de concep-
tualiser la notion de compétence.
De manière apparemment paradoxale, ces deux types d’ap-
préciation de la situation de l’enseignement (des langues) en
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 195

regard de l’émergence de la logique des compétences émanent


de chercheurs qui ont un positionnement socio-politique très
semblable à l’égard de la visée et des conditions de la formation
scolaire. Cet état de fait témoigne surtout de l’importance du
débat qui est engagé, et qui doit se poursuivre, sans céder aux
effets de mode, en re-situant en permanence la question de l’ex-
ploitation des compétences dans la problématique globale des
enjeux de l’éducation-formation des personnes. Sur ce plan,
comme il a été souligné dans plusieurs contributions à cet
ouvrage, on ne peut éluder le fait que la logique des compé-
tences, quelles que soient par ailleurs les origines théoriques de
la notion, ou son utilité pratique, a d’abord été promue par les
entreprises (ou émane de la lecture qu’elles faisaient de leurs
propres besoins), et a été ensuite propagée au milieux scolaires
par des instances politiques dont l’orientation néo-libérale n’est
rien moins qu’en contradiction frontale avec les principes d’une
éducation démocratique et « humaniste » qui demeurent censé-
ment en vigueur dans nos sociétés et auxquels (en conséquence)
les contributeurs de ce volume continuent fermement d’adhérer.
Dans le cadre de ce nécessaire débat, il est néanmoins un
point sur lequel s’accordent tous les protagonistes : la nécessité
de clarifier le statut de la notion de compétence qui, faute d’un
tel travail de réflexion, continuera de fonctionner d’abord
comme une « idéologie », et de se prêter ce faisant à toutes les
dérives et à toutes les récupérations.
Au risque de lasser, nous reproduirons ci-dessous un
ensemble de définitions récentes qui témoignent de l’extraordi-
naire capacité d’accueil de cette notion.
« […] les compétences sont des répertoires de comportements que cer-
taines personnes maîtrisent mieux que d’autres, ce qui les rend effi-
caces dans une situation donnée. » (Lévy-Leboyer, 1996*1)
« La compétence est un système de connaissances, déclaratives […]
conditionnelles […] et procédurales […] organisées en schémas opéra-
toires et qui permettent, à l’intérieur d’une famille de situations, non
seulement l’identification des problèmes, mais aussi leur résolution
efficace. » (Tardif, 1994*)
« La compétence est un savoir validé et exercé. » (Aubret et al., 1993*)
« […] la compétence professionnelle, qui correspond en fait à ce que nous
préférons appeler compétences tout court (notez le pluriel) : ensembles
stabilisés de savoirs et de savoirs-faire, de conduites-types, de procé-

1. Les citations munies d’un astérisque sont reprises du répertoire élaboré par
Toupin, 1998, p. 34. Dans l’ensemble des citations, les soulignements (en gras)
sont de nous.
196 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

dures-standards, de types de raisonnement que l’on peut mettre en


œuvre sans apprentissage nouveau et qui sédimentent et structurent
les acquis de l’histoire professionnelle : elles permettent l’anticipation
des phénomènes, l’implicite dans les instructions, la variabilité dans la
tâche. » (De Montmollin, 1986, pp. 121-122)
« Nous donnerons, quant à nous, une définition opérationnelle de la
notion de compétence, en la considérant comme un rapport du sujet
aux situations de travail, et en évitant en particulier de la réduire à une
simple caractéristique innée de la personne. Dans cette perspective, la
compétence peut être définie comme ce qui explique la performance
observée en décrivant l’organisation des connaissances construites
dans et pour le travail. » (Samurçay & Pastré, 1995, p. 15)
« […] la compétence des opérateurs sera considérée comme l’ensemble
des ressources disponibles pour faire face à une situation nouvelle
dans le travail. Ces ressources sont constituées par des connaissances
stockées en mémoire et par des moyens d’activation et de coordination
de ces connaissances. » (Guillevic, 1991, p. 145)
« Nous venons de définir la compétence comme manifestation située
de l’intelligence pratique au travail […] requise à chaque fois que le
cheminement de l’action efficace ne s’accommode pas ou difficilement
de sa normalisation préalable et extérieure à l’opérateur. » (Jobert, 2002,
p. 252)
« La compétence se présente […] comme une reconstruction formelle
de procédés d’objectivation présents au sein de schèmes d’action,
c’est-à-dire de capacités qui consistent à sélectionner, à fédérer et à
appliquer à une situation, des connaissances, des habiletés et des com-
portements. » (Toupin, 1995, p. 42)
« Une compétence est-elle alors un simple schème ? Je dirais plutôt
qu’elle orchestre un ensemble de schèmes. Un schème est une totalité
constituée, qui sous-tend une action ou une opération d’un seul tenant,
alors qu’une compétence d’une certaine complexité met en œuvre plu-
sieurs schèmes de perception, de pensée, d’évaluation et d’action, qui
sous-tendent des inférences, des anticipations, des transpositions ana-
logiques, des généralisations, l’estimation de probabilités, la recherche
d’informations pertinentes, la formation d’une décision, etc. »
(Perrenoud, 1997, p. 30)
« La compétence est un « savoir en usage […], une totalité, complexe et
mouvante mais structurée, opératoire, c’est-à-dire ajustée à l’action et
à ses différentes occurrences. » (Malglaive, 1990, pp. 87-88)
« La compétence n’est pas un état ou une connaissance possédée. Elle
ne se réduit ni à un savoir ni à un savoir-faire […] L’actualisation de ce
que l’on sait dans un contexte singulier […] est révélateur du “passage“
à la compétence. Celle-ci se réalise dans l’action. Elle ne lui préexiste
pas […] Il n’y a de compétence que de compétence en acte […] La com-
pétence ne réside pas dans les ressources (connaissances, capacités…) à
mobiliser mais dans la mobilisation même de ces ressources […] Le
concept de compétence désigne une réalité dynamique, un processus,
davantage qu’un état. » (Le Boterf, 1994, pp. 16-18)
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 197

Cette liste de définitions pourrait être allongée à l’envi, mais


elle suffit amplement pour faire apparaître la diversité des
niveaux fonctionnels auxquels on situe les compétences (com-
portements, connaissances déclaratives, savoir-faire, raisonne-
ments, schèmes opératoires, actualisation de ces schèmes,
fédération et orchestration de diverses ressources, etc.), pour
faire apparaître leur caractère soit local (dépendant des tâches
ou problèmes à traiter) soit global (intelligence pratique du
sujet), leur caractère soit statique (ressources déjà là) soit procé-
dural (aptitudes ne se manifestant que dans l’action), et en
conséquence pour mettre en évidence la multiplicité des points
de vue à partir desquels on pourrait les appréhender et les
exploiter dans les situations didactiques2.
Il n’existe sans doute aucun autre exemple de notion
« savante » qui soit susceptible de subsumer autant de signifiés
contradictoires, et ce marasme définitoire a bien entendu été
dénoncé par de nombreux auteurs qui, comme la plupart des
contributeurs de ce volume, ont tenté de proposer une acception
du terme qui soit délimitée, non contradictoire et opérationnelle
(pour le champ de la didactique des langues, voir par exemple
les propositions solidement argumentées de Coste, 2004). C’est
à une démarche analogue que nous nous livrerons dans ce qui
suit : nous prendrons appui sur l’une des approches développée
dans le champ de l’analyse du travail, pour mettre en évidence
que la problématique des compétences est indissociable de celle
de l’action, et pour soutenir qu’au-delà des difficultés qu’elle
engendre, la problématique des compétences peut constituer
l’occasion d’une nouvelle investigation et d’une nouvelle tenta-
tive de conceptualisation des processus dynamiques à l’œuvre
dans les apprentissages et dans le développement.

2. Les apports des disciplines du travail

L’émergence de la notion de compétence dans les domaines


du travail et de la formation professionnelle s’inscrit dans le

2. Depuis l’approche interactionniste socio-discursive que nous défendons, il


convient de relever en outre que l’ensemble de ces définitions restent totalement
muettes sur le rôle que peut jouer le langage dans la constitution des compé-
tences. Ce dernier semble n’y être considéré que comme un savoir(-faire) ou une
conduite parmi d’autres, comme une sorte d’implicite fonctionnel ou de « passa-
ger clandestin » du fonctionnement psychologique.
198 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

mouvement général de remise en question de la « logique des


qualifications » qui y était en vigueur (voir Stroobants, 1998 ;
Dugué, 1999). Reposant sur le principe d’une correspondance
préétablie et stable entre connaissances professionnelles vali-
dées par un diplôme et postes de travail, cette logique a pro-
gressivement été mise à mal par les transformations successives,
rapides et imprévisibles des organisations et des situations de
travail. Selon l’analyse proposée par Schwartz (2000a), c’est pré-
cisément ce statut de « régulateur entre deux pôles » de la qua-
lification qui est entré en crise, d’une part parce que « les
emplois progressivement ré-élaborés ne portent plus inscrits sur
leur front un contenu d’activité suffisamment codifiable par des
critères traditionnels », d’autre part parce que « cette indétermi-
nation tend à faire système avec celle qui concerne l’étendue des
capacités liée à un contenu de formation ou d’expérience
donné » (p. 468).
C’est dans ce contexte de flou et d’indétermination qu’a
émergé la logique alternative des compétences, mais selon
Schwartz, celle-ci s’inscrit plutôt en débat (voire en rapport dia-
lectique3) qu’en opposition avec la logique des qualifications.
Alors que les diplômes valident de manière déclarative et
durable un savoir acquis et décontextualisé, les compétences
sont appelées à rendre compte des savoirs effectivement mobili-
sés, requis, voire transformés dans et par les situations de tra-
vail. Alors que les qualifications s’articulent à une classification
statique des postes de travail et déterminent les acquis indivi-
duels permettant de les occuper, les compétences sont censées
rendre compte des capacités d’adaptation, de mobilité et de
flexibilité requises des travailleurs, et permettre aux entreprises
une (re)définition permanente des types d’activité ainsi que la
reconfiguration des postes qui en résulte. Alors que le diplôme,
acquis une fois pour toutes, prédétermine et stabilise une cer-
taine légitimation sociale, les compétences sont censées per-
mettre et reconnaître l’évolution professionnelle et sociale des
individus, conjointement à l’évolution des savoirs et des tech-
niques professionnels. Dans cette perspective, la confrontation
des logiques des qualifications et des compétences s’inscrit dans
des enjeux qui vont bien au-delà du simple glissement termino-

3. A ce sujet, voir aussi Roche, 1999.


COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 199

logique ou de la mode conceptuelle4 : la référence aux compé-


tences est investie d’un pouvoir social et théorique de réponse
aux insuffisances d’un système considéré comme rigide (Roche,
1999). Faire face aux mouvances du monde du travail à l’aide
d’un modèle à même de concevoir et de développer la mobilité
et la flexibilité des capacités des travailleurs ; autrement dit,
répondre au changement par la formalisation/formation à la
capacité de changer, tel est l’enjeu de la propagation de la
logique des compétences. Solution ? Défi ? Introduction même
d’une source de modification des formes d’organisation et de
régulation du travail ? Le débat est ouvert et le consensus loin-
tain, indice du fait que ce glissement, toujours en cours, s’ac-
compagne de fait d’un retour réflexif sur les implications et les
effets de la « nouvelle » logique.
Ce qui nous intéresse particulièrement dans l’analyse que
propose Schwartz, ce sont les incidences ou les effets en retour,
sur la notion de compétence elle-même, de son extension à (et
de son usage dans) ce nouveau champ d’application que consti-
tue le monde du travail. En effet, si ce dernier a initialement
emprunté la notion aux sciences du langage (plutôt dans son
acception hymesienne, qui met l’accent sur l’adaptabilité au
contexte et à ses enjeux, ainsi que sur la dimension d’apprentis-
sage qu’elle requiert), il a aussi procédé à un déplacement de
certains de ses traits sémantiques, requis par la prééminence des
problématiques d’activité ou d’agir qui caractérise ce terrain. La
dimension praxéologique, individuelle ou collective, qui, en
situation de travail, est non seulement plus saillante mais intrin-
sèquement constituante, a suscité une conception de la compé-
tence qui inverse complètement son point d’ancrage : celle-ci
tend à être désormais définie depuis l’activité et ses caractéris-
tiques, depuis le contexte de travail et l’analyse des tâches, et
non plus depuis l’individu et ses propriétés. Et même si par la
suite les compétences peuvent s’appréhender au niveau indivi-
duel (y compris en termes de savoirs ou de connaissances), elles
sont le résultat de l’évaluation, non pas d’une dimension indi-
viduelle décontextualisée, mais du rapport qui est requis,

4. Ce dont témoigne aussi la mise en rapport de ce glissement avec deux autres,


relativement concomitants et parallèles : le passage de la « formation » (ou du
« perfectionnement ») à la « professionnalisation » (Jobert, 2002), et celui du
« travailler » au « gérer » (Schwartz, 2000b).
200 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

attendu ou qui s’instaure effectivement entre l’individu et les


tâches à accomplir ou accomplies.
La remise en cause de la qualification sous son aspect d’attri-
but statique de la personne a donc conduit, dans le champ du
travail, à l’adoption d’une acception de la compétence en tant
que candidat flexible à la fonction d’instance de régulation entre
l’individu et le contenu de son activité ; et cette transformation
qualitative du concept est décisive, en ce qu’elle instaure la
praxis, ou l’agir5, comme fondement incontournable de sa défi-
nition.

3. De la dimension praxéologique des compétences

Gillet a notamment explicitement assumé que la compétence


constituait un « concept praxéologique », son adaptation à la
formation résultant « d’une évolution où se mêlent des
influences diverses qui, pour théoriques que soient les écrits
qu’elle suscite ou dont elle procède, se développent à proximité
de l’action de formation, dans un contexte pragmatique » (1998,
p. 26). Cette « proximité » inéluctable de l’agir et des compé-
tences, jointe à la dimension contextuelle/situationnelle de l’ac-
quisition et de la mise en œuvre effective des savoirs
professionnels, a re-situé la problématique des compétences
dans un espace de conceptualisation qui se présente tendanciel-
lement comme : a) permissif, dans la mesure où il inclut aussi
bien des dimensions praxéologiques que des composantes
sociales et psychologiques ; b) évolutif, dans la mesure où il est
sensible à l’idée de changement, de transformation, à la fois aux
plans externe (des conditions de travail) et interne (des capaci-
tés des personnes) ; c) interprétatif, dans la mesure où les com-
pétences ne sont plus définissables in abstracto, mais inférables
(à partir des caractéristiques des tâches ou du contenu de l’acti-
vité) et socialement évaluables (à partir de leur déploiement
effectif au travail).

5. Comme on le sait, les conditions d’emploi des termes « agir », « action », « acti-
vité » ou « praxis », sont éminemment problématiques, et nous en avons proposé
ailleurs une analyse que nous ne pourrons reproduire dans le cadre de cette
contribution (voir Bronckart, 2004). Dans la mesure du possible, nous tenterons
de nous en tenir à la notion d’« agir », chaque fois que nous désignerons ce réfé-
rent que constitue l’activité/action pratique humaine.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 201

Comme la liste des définitions proposée sous 1, supra, l’a fait


apparaître, ce « tournant praxéologique » est cependant loin
d’être unanimement assumé, et lorsqu’il l’est, la référence à
l’agir n’est pas exploitée de la même manière par les auteurs, et
ne fonde guère une conception théoriquement homogène de la
compétence. On peut néanmoins relever deux grandes ten-
dances dans les approches liant étroitement agir et compé-
tences. Certaines définitions conçoivent la compétence en
termes de « ce qui est requis » pour réaliser un agir donné, et
accentuent ce faisant surtout le caractère inférable de ses compo-
santes à partir des caractéristiques des tâches et de leur contexte.
D’autres définitions situent la compétence à l’intérieur de l’agir,
en la concevant comme un déploiement effectif, comme relevant
« de la raison pratique » (Le Boterf) ou de « l’intelligence pra-
tique » (Jobert), comme un façonnage situé de la présence de
l’individu dans la praxis, indissociable du processus interpréta-
tif d’évaluation sociale (voir la notion de « reconnaissance »,
Jobert, 2002). Ces deux orientations témoignent d’une profonde
divergence quant à la conception de la nature même des com-
pétences, qui tient à la possibilité/nécessité de distinguer, ou
non, les composantes de la compétence d’une part, leur mise en
œuvre ou leur manifestation effective d’autre part.
La première de ces orientations permet aisément la distinc-
tion, dans la mesure où elle saisit la compétence en tant qu’état
(voir, supra, les définitions de De Montmollin, Lévy-Leboyer ou
Guillevic) ; celle-ci serait faite de connaissances, de savoirs, de
savoir-faire et/ou de comportements, attestables en synchronie
en tant que « répertoires » pré-structurés de ressources dispo-
nibles et mobilisables, éventuellement isolables, mais en tout
état de cause nommables. Dans cette approche, leur mise en
œuvre se situe dans un autre registre qui relève de la proces-
sualité, mais en fait d’une processualité quasi mécanique, de
l’ordre du « déplacement » (Perrenoud, 2000). Cette conception
disjoint en fait deux « lieux » ou deux « régimes » de structura-
tion autonomes : un lieu du « stockage » des ressources, et un
autre, qualitativement distinct, qui est celui du contexte de leur
usage (une situation donnée d’agir ou de travail). Le fonction-
nement de la compétence consiste alors en un mécanisme de
délocalisation/re-localisation des ressources ; sa mise en œuvre
est quasi « behaviorale » (Toupin, 1995) ; elle se produit sans
apprentissage nouveau et elle peut être décrite en termes de
202 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

« disponibilité ». Cette nature « d’état » de la compétence


engendre un rapport d’extériorité vis-à-vis de l’agir, caractérisé
par une disjonction temporelle entre ces deux entités. Les res-
sources préexistent à l’agir, sont disponibles en amont du faire
et permettent de faire face à une situation d’action, voire de l’an-
ticiper ; la compétence est donc une compétence pour ou en vue
de l’action.
Dans la seconde orientation, l’existence de ressources n’est
évidemment pas remise en question, mais ces ressources ne relè-
vent pas de la compétence proprement dite. Cette dernière est
considérée comme étant de nature processuelle ; elle relève de la
mobilisation des ressources, et est par là même leur seul mode de
manifestation et de réalisation. Les définitions proposées dans
cette optique ne posent plus l’existence de deux régimes dis-
joints ; elles récusent de fait la possibilité logique de distinguer
vraiment entre les composantes de la compétence et leur moda-
lité de mise en œuvre, et tout en prenant en compte parfois les
ressources évoquées plus haut (connaissances, savoirs, savoir-
faire, etc.), elles visent à conceptualiser leur usage effectif,
contingent et situé. Dans cette perspective, la compétence est en
elle-même acte, (re)construction processuelle ou processualité confi-
gurante, se manifestant comme émergence, et sa réalisation coïn-
cide avec la reconfiguration des ressources, voire de la situation
dont elle procède. Le rapport que la compétence ainsi définie
entretient avec l’agir est de l’ordre de la conjonction : l’agir n’est
pas un cadre extérieur de déploiement de la compétence, mais
un processus qui accueille, permet ou produit un autre proces-
sus. La superposition temporelle et l’interpénétration réciproque
entre agir et compétence font de cette dernière « une réalité
dynamique » (Le Boterf), « une reconstruction formelle »
(Toupin), une « manifestation située » qui n’est appréhendable
« que dans le mouvement qui la “produit“, au sens où sa
construction et sa révélation s’engendrent l’une l’autre et sont
donc concomitantes » (Jobert, 2002, p. 250). La compétence
n’existe donc qu’en tant que compétence en action.
L’exercice auquel nous venons de nous livrer passe sous
silence un ensemble de nuances internes à chaque conception,
mais il nous permet néanmoins de relever une caractéristique
aussi importante que paradoxale. Dans sa proximité avec l’agir,
la notion de compétence est traversée par un mouvement logi-
quement contradictoire et pratiquement intenable : penser à tra-
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 203

vers le même outil conceptuel à la fois ce qui relève du caractère


statique d’un état et ce qui relève de la dynamique processuelle ;
ce qui relève d’une structure préalable à l’agir et ce qui relève du
cours de structuration lui-même ; ce qui relève d’une synchronie
a priori descriptible et ce qui relève du déploiement temporel
évolutif. Outre la confusion que cette situation entraîne, la
conceptualisation de la compétence en terme d’état nous semble
d’une part inappropriée eu égard à la réalité complexe du
monde du travail et, finalement, de toute conduite humaine
finalisée, et de ce fait ne nous paraît pas à même de remplir le
rôle qu’on lui assigne, à savoir celui d’instance flexible de régu-
lation entre l’individu et le contenu de son activité. D’autre part,
cette même orientation véhicule une vision clairement réduc-
tionniste et de l’agir et du sujet. Un examen de la multitude des
propositions théoriques relatives au statut de l’agir (théories ou
modèles de l’action et/ou de l’activité) nous a permis de mettre
en évidence la difficulté (voire l’impossibilité) de saisir, en un
seul et même modèle, l’ensemble des dimensions constitutives
de l’agir humain (voir Bronckart, 2004 ; Bronckart & Bulea, à
paraître). Si certaines théories abordent l’agir sous l’angle de la
responsabilité de l’agent, c’est-à-dire de ses intentions, de ses
motifs ou raisons et de ses capacités pratiques (Anscombe
1957/2001 ; Ricoeur, 1977 ; von Wright, 1971), d’autres se cen-
trent surtout sur les mécanismes de détermination et d’évalua-
tion sociales (Habermas, 1987), d’autres privilégient le
déroulement temporel de l’agir (Schütz, 1998), et d’autres
encore les résultats que produit l’agir dans le monde (Giddens,
1987). Les conceptions de la compétence en tant qu’état ne se
centrent en réalité que sur une part limitée des composantes de
l’agir qu’identifie le modèle de Ricœur : les capacités comporte-
mentales et mentales de l’agent, qui — même si elles sont iden-
tifiées à partir des caractéristiques d’une tâche — demeurent sa
propriété et définissent l’état initial censé lui permettre d’agir effi-
cacement. Dans une telle perspective, le cours effectif de l’agir et
les processus d’évaluation sociale sont éludés ; ces dimensions
sont donc censées n’avoir aucun rôle dans la construction des
compétences, et il en va de même pour ce qui concerne les
retombées sur la personne de son intervention dans le monde, y
compris en cours d’intervention. Dès lors, dans le cadre d’une
telle approche, on ne peut rendre compte du processus qui est
au cœur même de la flexibilité, et qui a trait à la transformation
204 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

qualitative des ressources, du sujet, aussi bien que de la situa-


tion d’action ou de travail.
Ce sont précisément ces aspects fondamentaux de l’agir qui
sont visés par les propositions théoriques abordant les compé-
tences en termes processuels. Celles-ci conçoivent l’agir en tant
que « cheminement » situé imprévisible (Jobert) ou en tant que
relation évolutive de soi aux objets du monde, qui fédère, à tra-
vers la processualité dynamique (Le Boterf), des processus psy-
chologiques relevant de la « reconstruction » (Toupin) ou de la
relation de soi à soi, et des processus sociaux de « reconnais-
sance par des “autruis“ significatifs » (Jobert). Dans cette pers-
pective, la réalité dynamique de la compétence ne se réduit pas
à un simple déplacement de ressources, mais elle réside en un
permanent processus de négociation à triple orientation : vers le
monde (l’objet), vers soi-même et vers les autres. Et c’est en ce
sens que nous recevons la synthèse élaborée par Toupin qui,
examinant la compétence en action, la présente comme matière,
énergie et sens :
« Avec la matière, la compétence se définit par rapport à une réalité sin-
gulière du procès de travail, la compétence se veut alors opératoire et
se prête à des mesures objectives. Avec l’énergie, elle acquiert un poten-
tiel subjectif, appartenant aux personnes et à l’organisation, qui permet
la réflexion sur ses propres pratiques en vue de les transformer. Avec le
sens, on plonge au cœur de ses dimensions les plus intangibles, voire
transcendantes : perspective historique, vision créatrice, production et
communication de ressources de sens pour le changement. Ce n’est que
lorsque ces trois dimensions sont réunies en une synergie que la com-
pétence peut donner sa pleine mesure. » (Toupin, 1998, pp. 42-43)

Comme l’indique le titre de notre contribution, c’est évidem-


ment cette conception processuelle dynamique de la compétence que
nous retiendrons, non seulement parce qu’elle est théorique-
ment bien plus féconde, mais parce qu’elle fournit un apport
indispensable à la compréhension de la complexité des
conduites humaines. Cette conception ne peut cependant être
envisagée isolément ou de manière purement déclarative ; elle
ne prend véritablement sens qu’à partir d’une posture épisté-
mologique qui l’englobe et la dépasse en même temps qu’elle la
rend possible, sous une forme cohérente et non contradictoire.
Ce qui revient à contester toute utilisation métaphorique du
terme « dynamique », ainsi que toute (trop) rapide synonymie
qui pourrait être établie entre « dynamique », « mouvement »,
« changement », « transformation », etc.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 205

Un bref rappel historique nous permettra de clarifier ce que


nous entendons par « processus dynamique », expression qui
n’est pas moins chargée épistémologiquement, ni moins problé-
matique que celle de compétence. Nous tenterons de la sorte de
mieux saisir sur quoi repose ou devrait reposer l’association
entre compétences et processus dynamique, et de tirer les
conséquences qui en découlent.

4. Quelle conception de la dynamique ?

La première acception du concept de « dynamique » désigne


en physique la partie de la mécanique classique qui étudie les
relations entre les forces et le mouvement des corps qu’elles
produisent. Admettant l’existence autonome de forces par rap-
port à la matière, le deuxième postulat de Newton (ou
« Principe fondamental de la dynamique ») introduit, par le
biais de l’accélération, le facteur temps (t), conçu comme inver-
sable et symétrique, ce qui implique qu’une même loi mathé-
matique « régit » le comportement passé et futur d’un système :
à toute évolution du système dans un sens peut être associée
une évolution symétrique de sens contraire. L’acception newto-
nienne de la dynamique postule donc que les lois qui régissent
les phénomènes physiques présentent un caractère à la fois
déterministe causal et réversible dans le temps, et pose ainsi que
les comportements matériels relèvent d’une « dynamique
stable ».
Cette conception classique ne pouvait dès lors prendre en
compte les phénomènes physiques témoignant de comporte-
ments instables (ou « chaotiques »), et se caractérisant par une
rupture de la symétrie temporelle. Lorsque l’existence de tels
comportements a été mise en évidence par la thermodyna-
mique6, dans le cadre d’études portant sur les transformations
énergétiques, s’est développée une nouvelle conception du
mouvement, comme énergie cinétique, c’est-à-dire en tant que
forme d’énergie parmi d’autres. Au-delà des transformations
techniques et mathématiques qu’elle a engendrées, l’émergence
de la thermodynamique, et la conceptualisation de l’énergie

6. Domaine de la physique qui étudie la transformation de la chaleur en travail


mécanique, dont l’origine se situe dans les travaux de Sadi Carnot sur la machine
à vapeur (et dans la publication de ses Réflexions en 1824).
206 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

qu’elle a proposée, témoignent de la confrontation de la phy-


sique — et plus précisément des lois de la mécanique classique
— à des phénomènes non inscrits dans l’espace, à une proces-
sualité interne engendrant des transformations qualitatives.
L’intérêt épistémologique de cette confrontation entre méca-
nique et thermodynamique tient au fait qu’avec cette dernière la
temporalité « fait irruption » en physique sous son aspect irré-
versible, « historique », ce qui conduit à la contestation radicale
de la symétrie temporelle et du caractère prévisible des phéno-
mènes naturels. Dans la mesure où les processus irréversibles
comportent par définition une part d’imprévisible, ou sont pro-
ducteurs d’entropie7, les systèmes ouverts en évolution peuvent
« échapper » à leurs conditions initiales ; et dans cette perspec-
tive, l’augmentation de l’entropie est indissociable de la marche
ou de la « flèche du temps8 » (Prigogine, 1998).
La réalité des processus irréversibles et de leur rôle construc-
tif dans la nature figurent désormais parmi les acquis de la phy-
sique, et selon Prigogine & Stengers, leur prise en compte a
conduit les sciences de la nature à se libérer « d’une fascination
qui nous représentait la rationalité comme close » (1979, p. 364),
et à s’ouvrir à l’imprévisibilité, à la complexité, au contrôle
imparfait et à une connaissance tout aussi imparfaite. Mais pour
ces auteurs, cette « libération » a permis aussi et surtout de
mettre en évidence ce qu’ont en commun les sciences de la
nature et les sciences humaines/sociales :
« Au moment où nous découvrons la nature au sens de physis, nous
pouvons également commencer à comprendre la complexité des ques-
tions auxquelles se confrontent les sciences de la société […] Le temps
est venu de nouvelles alliances, depuis toujours nouées, longtemps
méconnues, entre l’histoire des hommes, de leurs sociétés, de leurs
savoirs et l’aventure exploratrice de la nature. » (Prigogine & Stengers,
1979, pp. 390-393)

7. Terme créé par Clausius en 1865. Cette notion étant souvent associée à celle de
« désordre », et en général mal comprise, nous en reprendrons la définition de
Lestienne, qui nous paraît la plus compatible avec la théorie originelle de
Clausius : l’entropie est « ce qui change réellement quand en apparence tout
redevient pareil » (1990, p. 171) ; même quand en apparence tout redevient pareil,
ajouterions-nous.
8. L’expression « flèche du temps » a été introduite au début du XXe par le physicien
anglais Arthur Eddington, pour exprimer l’écoulement « directionné » et irré-
versible du temps.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 207

La dynamique, ou plutôt cette dynamique du complexe,


constitue donc un problème qui se pose aussi bien aux sciences
de la nature qu’aux sciences de l’homme. Sa redéfinition nous
conduit dès lors à une conception continuiste de la processualité,
des transformations qualitatives, des interactions entre sys-
tèmes organisés, allant de l’atome à la société humaine.
Relevons cependant que cette « nouvelle alliance » s’adosse en
réalité à un arrière-fond philosophique plus ancien, notamment
à la « dialectique » d’Engels, et plus loin encore, au principe du
« parallélisme psychophysique » de Spinoza (voir l’Ethique,
1677/1954), voire à la notion d’energeia forgée par Aristote
(Métaphysique, livre IX). Comme l’affirme en effet Engels :
« le mouvement de la matière n’est pas seulement le grossier mouve-
ment mécanique, le simple changement de lieu, c’est la chaleur et la
lumière, la tension électrique et magnétique, la combinaison et la dis-
sociation chimiques, la vie et finalement la conscience. » (Dialectique de
la nature, 1975, p. 43)

Cette conception de la processualité dynamique, articulée à


un positionnement moniste continuiste, avait déjà trouvé son
expression philosophique chez Spinoza, qui posait que toutes
les formes que peut prendre la matière, unique en soi et perpé-
tuellement active (Nature Naturante), comportent à la fois des
dimensions physiques observables (inscrites dans l’espace) et
des dimensions « psychiques » (res ideatae), c’est-à-dire dyna-
miques ou non inscrites dans l’espace ; cette même philosophie
posait aussi le principe de la continuité des mécanismes d’en-
gendrement des formes matérielles (Nature Naturée), sous l’effet
des interactions permanentes entre dimensions physiques et
« psychiques ». Outre qu’elle confirme la validité de cette thèse
au niveau des phénomènes naturels, la thermodynamique
engendre aussi et surtout, au plan épistémologique, une (nou-
velle) remise en question des positions dualistes. Prigogine sou-
ligne notamment que, de manière générale, la rationalité
scientifique occidentale repose sur l’acceptation de la dualité
« être »/« devenir de l’être », ou encore « être »/« activité de
l’être », et ceci non pas au plan méthodologique mais au plan
ontologique. Dès lors, même si les sciences de la nature visaient
à décrire le changement, les mouvements, elles aboutissaient de
fait à une description de l’être à travers la description de ses
états successifs. Et l’invariabilité dans le temps des lois phy-
siques mécaniques, y compris celles de la mécanique quantique,
208 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

en constitue l’exemple le plus évident, dans la mesure où c’est à


partir de la connaissance de l’état d’un système à un instant t
(dit état « initial ») que l’on pensait pouvoir prédire avec certi-
tude l’évolution du système (concrètement calculer ses états
futurs) ou rétrodire son passé (calculer ses états passés). La tra-
jectoire du système, le mouvement, le « devenir » sont ainsi qua-
siment synonymes et se réduisent à une succession d’états9.
Prendre en compte la processualité dynamique revient
d’abord à reconsidérer le rapport indissoluble qui existe entre
« être » et « devenir », et à admettre que l’activité, la production
de formes à travers les interactions, sont des propriétés fonda-
mentales ou intrinsèques de la matière. Cette prise en compte
requiert ensuite l’acceptation du caractère non déterministe (voire
de la polydétermination) de l’instabilité du système, intrinsè-
quement lié à l’asymétrie de son évolution dans le temps ; autre-
ment dit l’acceptation de l’irréversibilité. Dans cette perspective,
on peut alors synthétiser les traits définitoires fondamentaux
d’un processus dynamique de la manière suivante. a) Un pro-
cessus dynamique est un « comportement » qui détruit la symé-
trie temporelle ; il est irréversible dans le temps, ce qui signifie
qu’en connaissant l’état d’un système à un moment donné, on
ne peut plus prédire avec exactitude son évolution future, ni
rétrodire son passé ; l’irréversibilité et la production d’entropie
caractérisent donc l’évolution de tout système ouvert. b) La
« trajectoire » d’un système n’est plus déterminable, et la notion
même de trajectoire devient problématique — en tout cas dans
son acception linéaire — dans la mesure où l’évolution d’un sys-
tème dynamique est une succession de bifurcations (par opposi-
tion à une succession d’états), qui sont « responsables » de la
brisure temporelle par le fait que chaque système « choisit » en
cours d’évolution un régime de fonctionnement parmi les pos-
sibles. « Choisir » signifiant d’une part que le nombre des pos-
sibles est indéterminable, d’autre part que rien ne permet a
priori de privilégier l’une ou l’autre des solutions. c) Ces bifur-
cations produisent non seulement du désordre, mais aussi, et
surtout dans les systèmes loin de l’équilibre, de nouvelles formes
de cohérence ou de nouveaux comportements cohérents. d) Du
point de vue méthodologique, les processus dynamiques
requièrent un déplacement de regard : l’accent n’est plus porté

9. Voir Prigogine, 1998.


COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 209

sur la description du système proprement dit, considéré comme


isolé (dans ce cas on décrit alors des « idéalisations », comme
par exemple le mouvement d’un pendule sans frottement, qui
n’existe pas en réalité), mais sur les interactions qui s’instaurent
entre le système et son environnement.
Le détour que nous venons d’effectuer nous a permis d’iden-
tifier quelques éléments fondamentaux ayant contribué à la
construction du paradigme dynamique en philosophie et en
physique, ainsi que l’acception du terme « dynamique » qui
serait à exploiter en sciences humaines/sociales en général, et
dans les réflexions sur la notion de compétence en particulier.
Dans l’optique continuiste issue de Spinoza, nous considére-
rons que la processualité dynamique complexe est attestable
aussi bien dans les phénomènes naturels que dans les phéno-
mènes psycho-socio-sémiotiques ; et dans le prolongement de ce
principe, nous soutiendrons que les réflexions sur l’agir/travail
(individuel et/ou collectif), sur l’agir langagier et sur les com-
pétences (notamment langagières), constituent en fait des tenta-
tives d’identifier des formes de processualité dynamique qui
seraient propres au fonctionnement humain. Notre approche
s’articule en outre au cadre de l’interactionnisme socio-discursif
(voir Bronckart, 1997) qui, dans une perspective moniste, maté-
rialiste et dialectique, pose l’agir, en tant que processualité dyna-
mique propre à l’espèce, comme unité d’analyse fondamentale
du fonctionnement humain. Dans cette optique, si l’agir se situe
en continuité avec la processualité naturelle, il est en même
temps co-produit par des formes d’organisation et de collabora-
tion socio-historiques, qui médiatisent les rapports qui s’instau-
rent entre un organisme singulier et son environnement (voir
Leontiev, 1979). Dans cette même optique, les conduites indivi-
duelles (y compris sous l’angle des compétences) sont de ce fait
constituées et constamment (re)structurées sous l’effet de l’inté-
riorisation par les personnes des propriétés des activités collec-
tives socio-historiquement élaborées. Et dans ce cadre toujours,
l’accent porté sur le langage ne relève pas d’un intérêt stricte-
ment linguistique ; il se justifie par le rôle primordial accordé
aux médiations langagières, à la fois dans les processus de socia-
lisation et dans ceux de développement des personnes (struc-
tures psychologiques dynamiques, historiques et radicalement
singulières), et en tant qu’instrument grâce auquel les membres
d’un groupe social négocient et évaluent en permanence (y com-
210 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

pris avec eux-mêmes) les formes d’agir ou certaines de leurs


composantes (voir Vygotski, 1997/1934).
Pour en revenir à la compétence comme processus dyna-
mique, il nous paraît indispensable de prolonger notre réflexion
dans deux directions.
La première a trait à la nécessité d’une véritable prise en
compte de l’irréversibilité et du rôle constructeur de la « flèche
du temps » qui caractérisent la mise en œuvre des compétences,
qui ne peut être elle-même que temporalisée. L’approche expli-
citement processuelle de la compétence proposée par Le Boterf
(voir 1, supra) nous intéresse particulièrement de ce point de
vue, d’une part parce qu’elle se fonde sur un modèle systémique
qui dépasse la logique additive [connaissances (savoirs) + situa-
tion + action + reconnaissance = compétence] et qui conduit à
une conception de la processualité comme synthèse et structu-
ration, non plus comme simple juxtaposition ; d’autre part en ce
qu’elle tente de combiner, dans l’identification des facteurs
constitutifs de la compétence, certaines des propriétés initiales
des sujets (celles codifiées par la « sémantique de l’action » de
Ricœur) avec des éléments d’évaluation sociale. Dans cette pers-
pective, tout en n’étant jamais séparée des conditions de sa mise
en œuvre, la compétence apparaît comme finalisée (vers la réali-
sation de l’activité) ; elle est aussi fonction des représentations
que l’opérateur se fait de la situation (et ne consiste donc pas en
réponses à des stimulations externes) ; elle comporte une dimen-
sion sociale en tant qu’elle suppose, pour exister, la reconnais-
sance par autrui ; elle est enfin productrice de boucles
d’apprentissage, qui permettent au sujet de « conforter, d’amélio-
rer ou de transformer les compétences mobilisées et d’intervenir
sur la conception des tâches professionnelles à exercer » (Le
Boterf, p. 122). Cette approche ouvre à nos yeux un questionne-
ment fondamental : s’il y a superposition temporelle entre com-
pétences et agir, les deux étant des processus dynamiques, dans
quelle mesure l’évolution de l’un se superpose-t-elle à celle de
l’autre du point de vue des bifurcations ? Peut-on dire que les
bifurcations de l’agir coïncident avec celles de la compétence ?
Où se situent et comment se manifestent les décalages entre les
deux ? Quels sont leurs effets réciproques ?
Le second thème de réflexion a trait au rôle du langage dans
la construction et la manifestation des compétences. Si, en tant
que processualité dynamique spécifiquement humaine, la com-
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 211

pétence comporte une dimension intentionnelle, et donc mobi-


lise des représentations (individuelles et sociales), si elle sup-
pose « la saisie d’un continuum qui donne sens à la succession
des actes » (Le Boterf, p. 35), on ne peut que constater, avec
regret, que le rôle des processus sémiotiques et leurs modes
d’implication dans cette saisie demeurent, pour l’instant, large-
ment passés sous silence.

5. La compétence langagière
comme processus dynamique

Que la conception processuelle dynamique de la compétence


ait vu le jour dans les disciplines du travail, ce n’est sans doute
pas un hasard : une telle conception ne pouvait s’élaborer qu’« à
proximité de l’agir », ou mieux « à l’intérieur de l’agir », dans le
cadre de la recherche d’une instance de régulation flexible entre
individu et contenu de l’activité. Et même si l’ensemble des rap-
ports profonds liant la compétence à l’agir n’ont pas encore été
explorés, une redéfinition dynamique de la compétence langa-
gière nous paraît à la fois possible et nécessaire, pour dépasser
la « modélisation individualisante, décontextualisée et iso-
lante » (voir Pekarek Doehler, ici même) qui en a été proposée
jusqu’ici dans les sciences du langage et la didactique des
langues, et pour contester la logique purement descriptive qui
sous-tend encore la production « d’inventaires » ou de « bilans »
de compétences (en tant qu’objectifs ou critères d’évalua-
tion). Une telle redéfinition devrait permettre de re-penser les
conditions de fédération de compétences linguistiques (voire
sociales) morcelées, et de mieux saisir ainsi leurs interactions et
leur co-construction. Et cette démarche serait en outre compa-
tible avec les approches actuelles de la cognition située et distri-
buée, avec la conception non juxtapositive développée par les
recherches sur le plurilinguisme (voir Matthey, ici même), enfin
avec toutes les conceptions du langage qui se rattachent plus
largement à une épistémologie interactionniste.
Ce projet de re-conceptualisation dynamique de la compé-
tence langagière devrait, à nos yeux, pouvoir prendre appui sur
l’œuvre de Coseriu (2001), auteur qui de manière générale défi-
nit le langage d’abord et avant tout comme une activité, et qui
considère plus spécifiquement que la compétence constitue l’ob-
212 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

jet central de la linguistique, en vertu précisément de sa pro-


priété intrinsèque de dynamicité. Peu connue des milieux fran-
cophones10, la théorie coserienne pose en effet que, dans son
essence, le langage est une activité créatrice dialogique : il se mani-
feste fondamentalement en tant qu’activité humaine de produc-
tion perpétuelle de significations. En adoptant cet angle
d’attaque, Coseriu récuse à la fois les approches réduisant le
langage à un moyen d’expression directe d’une faculté « autre »
qui le précéderait et le déterminerait (la pensée rationnelle ou
l’entendement), et celles qui le conçoivent comme un simple ins-
trument de communication. Réinvestissant la thèse humbold-
tienne selon laquelle le langage, sous tous ses aspects (langage
en général, langue ou parole), n’est jamais un produit statique
(ergon) mais une activité dans le sens aristotélicien du terme
(energeia : activité créatrice « toujours en train de se faire »), l’au-
teur souligne la nature processuelle active de celui-ci, qui se pré-
sente comme une « productivité à double sens : productivité par
rapport aux “objets“ produits et productivité par rapport aux
procédés de production » (op. cit., p. 414). Dans cette perspec-
tive, « l’activité de parler » constitue une activité infinie et libre,
au sens philosophique du terme, c’est-à-dire qu’elle peut
s’adresser à tout objet, ou encore que son objet est par nature
infini ; elle est en outre toujours activité de parler à un autre et
ne peut se réaliser qu’au moyen d’une langue, en tant que tech-
nique historiquement déterminée, que les locuteurs reconnaissent
comme telle, tout en se reconnaissant eux-mêmes et à travers
elle comme membres d’une communauté socio-historique
déterminée : « parler c’est donc toujours parler une langue, de
sorte que le locuteur se présente toujours comme membre d’une
communauté historiquement déterminée, ou, du moins, comme
quelqu’un qui adopte (…) la tradition langagière d’une commu-
nauté » (ibid., p. 15). Pour Coseriu le langage se réalise donc en
une perpétuelle activité signifiante, marquée par l’historicité et

10. Publiée surtout en espagnol et en allemand, l’œuvre de Coseriu s’est dévelop-


pée entre 1950 et 2002. Une entreprise d’édition en français de ses textes les plus
représentatifs est en cours, le premier volume ayant paru en 2001 sous le titre
L’homme et son langage (pour une revue critique, voir Bota & Bulea, 2003). Les
thèses fondamentales datent des années 1950 (voir notamment Sistema, norma y
habla, 1952 et Determinación y entorno. Dos problemas de una lingüística del hablar,
1955-56). Son ouvrage consacré à la compétence linguistique est disponible en
allemand et en espagnol (Sprachkompetenz. Grundzüge der Theorie des Sprechens,
Tübingen, 1988 ; Competencia lingüística. Elementos de la teoría del hablar, Madrid,
1992).
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 213

l’altérité (l’intersubjectivité), et à travers laquelle le monde


(et/ou les référents) acquièrent leur objectivité, et en ce sens, il
est donc aussi une activité infinie d’élaboration de connais-
sances.
La théorie coserienne est souvent qualifiée d’« intégrale »
parce que les trois niveaux qu’elle retient (le langage en général,
chaque langue et chaque parole) procèdent en fait de distinc-
tions méthodologiques qui s’adressent à une seule et même réa-
lité : l’activité langagière. De plus, chacun de ces niveaux peut
être analysé de trois points de vue, heuristiques aussi bien que
méthodologiques : celui de l’energeia (l’activité universelle en
soi, se manifestant historiquement dans la langue comme réalité
active et changeante, cette dernière se réalisant dans l’activité
discursive de l’individu) ; celui de la dynamis (qui concerne l’en-
semble des techniques rendant possible cette activité à tous les
niveaux) ; celui enfin de l’ergon (qui a trait à l’ensemble des pro-
duits de l’activité langagière). Dans ce cadre, la compétence11
relève de la dynamis et elle constitue le véritable objet de la lin-
guistique, dans la mesure où elle concerne le savoir-parler intui-
tif que tout locuteur met en œuvre lors d’une production
verbale. Le langage ne fonctionnant que grâce aux sujets par-
lants, ce fonctionnement requiert en premier lieu une technique,
qui rend possible la manifestation objective de l’activité langa-
gière, et au travers de laquelle le sujet parlant crée des significa-
tions et se crée en même temps, en établissant simultanément
des rapports sujet-objet et sujet-sujet ; l’humain acquiert et ne
cesse de transformer cette technique, qui mobilise simultané-
ment les trois niveaux du langage. La compétence concerne dès
lors la potentialité même de l’activité de parler, ou ses procédés de
production ; mais elle est tout aussi dynamique que l’activité de
parler elle-même, dans la mesure où elle est toujours transfor-
mée, dépassée, (re)produite par l’activité : elle ne peut se mani-
fester qu’au travers de l’activité, ce qui justifie l’affirmation de
l’auteur selon laquelle l’activité créatrice précède et dépasse la
compétence :
« Creador significa, cuando se utiliza el concepto enérgeia, “que va más
allá de lo aprendido”. […] Enérgeia es aquella actividad que precede a

11. Le terme même de « compétence » est apparu relativement tardivement dans


l’œuvre de Coseriu. Dans ses premiers écrits, celui-ci parlait de « savoir » (esp.
el saber), de « technique » ou de « savoir technique ». Mais en 1955, il affirmait
néanmoins déjà que « l’objet proprement dit de la ‘grammaire de l’activité de
parler’[est] la technique générale de cette activité » (voir 2001, p. 38).
214 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

su propria potencia, dínamis. […] Una actividad humana es creadora en


la medida en que va más allá de su dínamis » (Coseriu, 1992, pp. 22-23).

Au plan universel du langage, la technique de l’activité de


parler requiert un savoir élocutoire, qui est la connaissance
générale « des choses » et des normes logiques de cohérence,
quelle que soit la langue dans laquelle on s’exprime ; on peut
donc poser l’existence d’une compétence élocutoire universelle,
qui ne dépend pas de la langue utilisée, qui ne témoigne nulle-
ment d’une prééminence génétique du logique par rapport au
linguistique, mais relève plutôt de la conformité fonctionnelle
de l’expression aux normes universelles de toute pensée : il ne
s’agit pas d’une compétence avant la langue, mais d’une com-
pétence « au-delà » des normes d’une langue, qui nous permet
de juger un énoncé en termes de « congruence/non-
congruence » logique12.
Au plan historique de la langue, dès lors que les locuteurs
possèdent et manifestent un « savoir-parler conformément à la
tradition d’une certaine communauté » (2001, p. 34), on peut
poser l’existence d’une compétence idiomatique, qui concerne le
système de la langue en tant qu’ensemble d’éléments et d’agen-
cements d’éléments de discours possibles, système de virtuali-
tés qui se réalisent progressivement dans le temps, au cours de
l’histoire. Cette compétence idiomatique est le savoir-réaliser les
possibles d’une langue, et elle est évaluée, en termes de « cor-
rect/incorrect », en fonction de la conformité du parler effectif
avec la technique historiquement construite qu’est une langue.
Au plan individuel de la parole on peut poser l’existence
d’une compétence expressive, en tant que savoir agir linguistique-
ment de l’individu, lors de la construction de textes/discours
dans une circonstance donnée. Cette compétence est évaluable
en termes d’« adéquation-inadéquation » de l’acte de parler eu
égard à ses circonstances.
De manière générale, la compétence comme objet de la lin-
guistique est donc le savoir intuitif du locuteur qui, même s’il
peut être analysé isolément à chacun des trois plans, s’y mani-
feste en réalité de manière simultanée. La définition de la com-
pétence et les études qui y sont consacrées confirment de la

12. A titre d’exemple, la non-congruence de l’énoncé : « Les cinq continents sont les
quatre suivants : l’Europe, l’Asie et l’Afrique » est d’ordre logique et non pas lin-
guistique (2001, p. 144).
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 215

manière la plus « lisible » ce que Coseriu appelle adéquation de


la science à son objet. Les trois types de compétences comme
savoirs intuitifs sont des techniques attestables chez tout locu-
teur (qui fonctionnent en dehors de toute théorie linguistique),
en tant que potentialités illimitées ne se manifestant qu’en acte. En
prenant la compétence linguistique pour objet, la linguistique
coserienne est une « science des possibles langagiers », amenés
à être toujours dépassés, transformés, (re)créés dans et par l’acte
ou l’activité de parler elle-même.

6. Pour une « re-dynamisation »


de la conception des compétences

Face à la nécessité (largement ressentie) de se donner une


définition délimitée et cohérente de la (ou des) compétence(s),
nous avons choisi de nous fonder sur une des approches en
vigueur dans les milieux de l’analyse du travail et de la forma-
tion professionnelle : approche qui situe la compétence comme
une « instance flexible de régulation entre les propriétés de la
personne et celles du contenu de son activité », et qui souligne
ce faisant sa dimension à la fois praxéologique, dynamique ou
évolutive et interprétative (voir 2, supra). Dans cette partie finale
(mais qui ne sera pas véritablement conclusive), nous nous ris-
querons à une synthèse des apports et des problèmes issus de
notre examen de la teneur possible de ces trois dimensions.

6.1. Des compétences articulées à l’agir


Les compétences se manifestent « à proximité de » ou « dans
le rapport avec » l’agir. Si cette articulation est généralement
admise, nous avons néanmoins relevé qu’elle était conçue de
deux manières assez nettement distinctes (voir 3, supra).
Dans la conception qui semble la plus répandue, la notion de
compétence désigne un ensemble de ressources, de statut hétéro-
gène (comportements, connaissances, savoir-faire, schèmes, rai-
sonnements, etc.) qui se trouvent effectivement mobilisées par un
actant dans le cadre d’une activité donnée, et qui peuvent par
ailleurs demeurer disponibles en cette personne et être re-mobili-
sées par elle, au travers de processus de délocalisation et de re-
localisation, et fonctionner dès lors de manière généralisante ou
transversale. Cette approche suscitera de notre part deux
216 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

remarques. La première est que sa formulation même est à la


source d’une des apories majeures qui obère cette notion : les
compétences y apparaissent à la fois comme relevant du déjà-là,
en l’occurrence d’un certain état psychologique de la personne,
et en même temps elles ne peuvent être attestées qu’a posteriori,
à partir de certaines des caractéristiques d’un agir effectivement
mis en œuvre par cette même personne. Pour tenter de dépasser
cette contradiction, on pourrait distinguer clairement deux
niveaux : d’un côté les propriétés déjà là des personnes, qui peu-
vent être qualifiées sans autre de ressources, et dont le statut pré-
cis peut être codifié en s’en tenant au vocabulaire psychologique
usuel (comportements, connaissances, schèmes, etc.) ; d’un
autre côté ces mêmes ressources en tant qu’elles sont (re-)mobi-
lisées dans le cadre de l’agir, et qui, par ce processus même, sont
érigées en compétences. Sous cet angle, la compétence aurait trait
à l’une des fonctionnalités possibles des ressources, en l’occur-
rence à leur capacité d’être exploitées dans l’agir ; ou encore,
ressources et compétences entretiendraient le même rapport que
celui qu’on peut poser entre une connaissance grammaticale
(par exemple, la distinction des différents déterminants du nom
– versant « ressources ») et sa mise en œuvre dans des activités
effectives de production textuelle (l’exploitation de cette dis-
tinction dans la gestion des mécanismes anaphoriques – versant
« compétences »). Mais si elle peut paraître utile, cette clarifica-
tion ne règle pas pour autant deux questions fondamen-
tales. D’une part, la conception évoquée ne fournit aucune
indication quant au statut et aux conditions de fonctionnement
des processus mêmes de mobilisation : quand, comment et sous
quelle « régie » les ressources peuvent-elles, ou non, être effica-
cement exploitées dans l’agir ? D’autre part, par quelle alchimie
les propriétés statiques des personnes peuvent-elles se transfor-
mer en propriétés adaptatives et créatives ; ces dimensions fonc-
tionnelles ne doivent-elles pas être nécessairement déjà
présentes dans les propriétés des personnes, et, si c’est le cas,
par quels processus y ont-elles été construites ? La seconde
remarque est que cette conception s’adosse à une théorisation de
l’agir, issue de la philosophie analytique et/ou de la « séman-
tique de l’action » de Ricœur (voir 3, supra), qui tente de saisir
les phénomènes praxéologiques en s’en tenant à la prise en
compte de deux pôles (seulement) : l’intervention humaine
effective dans le monde (ou activité observable) d’une part ; les
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 217

propriétés supposées de l’actant ayant déclenché cette interven-


tion d’autre part. Dans un modèle de ce type, même si les pro-
priétés de l’actant ne sont qu’inférables de celles de l’activité
réalisée, les unes et les autres peuvent néanmoins être appré-
hendées de manière indépendante, ce qui aboutit au maintien de
fait d’une réelle distinction de statut entre registre de l’agir et
registre des compétences. Par ailleurs, comme l’ont mis en évi-
dence tous les auteurs contestant la tonalité individualisante et
quasi idéaliste de cette approche, l’agir effectif n’est pas déter-
miné unilatéralement et exclusivement par les propriétés « ini-
tiales » de l’actant : il s’inscrit dans de multiples réseaux de
contraintes sociales et matérielles, et, dans son cours tempora-
lisé, il s’ajuste en permanence à une lecture/interprétation de
ces contraintes. Dès lors, les ressources-compétences des actants
ne peuvent jamais être considérées comme des « causes », sus-
ceptibles, comme le soutiennent notamment Samurçay & Pastré
(1995, voir leur définition sous 1) d’« expliquer » les perfor-
mances observables dans l’agir.
Dans la seconde conception, le registre des compétences se
situe, non en amont de l’agir, mais dans l’agir même, dont il serait
indissociable : le « compétentiel » est dans cette perspective
exclusivement de l’ordre du processus ; il a trait aux régulations
qui articulent et ré-articulent en permanence les propriétés des
actants à celles du contenu et des conditions de leur agir, ou
encore, il consiste en une mise en interface dynamique, voire dia-
lectique, entre ces deux ordres de propriétés. Ce processus com-
porte certes une dimension de mobilisation des ressources de la
personne, telles qu’évoquées plus haut, ressources qui n’au-
raient apparemment pas de dimension praxéologique, dans la
mesure où elles se seraient dégagées de la contingence et de la
singularité de l’agir, pour se réorganiser de manière plus sta-
tique dans l’économie psychologique de la personne, sous la
forme de connaissances, de savoir-faire, de schèmes, etc., dont la
teneur est par ailleurs évaluable à l’aune des savoirs théoriques
ou pratiques historiquement élaborés dans le groupe d’apparte-
nance. Mais ce processus ne se réduit pas à la mobilisation des
ressources, et plus encore, ne se définit pas par elle ; la mobili-
sation n’est que le produit d’une lecture « dissociative » d’un
mécanisme plus global qui régule, organise et réorganise trois
types de rapports : le rapport de la personne à la situation de
son agir, qui se redéfinit nécessairement en permanence en fonc-
218 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

tion des contraintes se manifestant dans le cours de l’agir ; le


rapport de la personne aux « autruis » qui, factuellement ou
potentiellement, sont des sources d’évaluation de l’agir (en
cours ou achevé) et des actants qui y sont impliqués ; le rapport
de la personne à elle-même, qui ne peut qu‘être affecté par les
transformations des appréciations propres des situations d’agir,
aussi bien que par les évaluations sociales dont ces dernières
font l’objet. Une telle approche oblige alors à revenir sur le sta-
tut des ressources mobilisables, dont nous venons d’affirmer
qu’elles n’avaient « apparemment pas de dimension praxéolo-
gique ». Dès lors qu’il est (quasi) unanimement admis que les
connaissances, savoir-faire, schèmes, etc. « se construisent dans
l’action » (voir l’œuvre de Piaget), ces ressources, même si elles
sont réorganisées sous les deux régimes en interaction de la per-
sonne d’une part, des systèmes collectifs de savoirs formels
d’autre part (voir les « mondes formels » postulés par
Habermas, 1987), devraient quand même conserver des
« traces » (aussi enfouies que l’on voudra) des situations d’agir
dans le cadre desquelles elles ont été construites. Et le processus
« compétentiel » aurait trait alors à la capacité, en situation d’agir,
de retrouver et d’exploiter ces traces que les ressources, en dépit de leur
re-structuration, conservent des situations d’agir antérieures qui les
ont engendrées, traces qui parce qu’elles sont issues de l’agir, peu-
vent à tout moment y être réinjectées. Réinjectées non pas en
tant que « convoquées » et transférées telles quelles du registre
de la personne à celui de la praxis, mais en tant que réactualisa-
tion de leurs propriétés dynamiques intrinsèques. Dans cette
perspective, le « compétentiel » ne peut être dissocié de l’agir
même ; il en est au contraire une propriété constitutive : sans
l’agir, les compétences-ressources ne peuvent rien produire, ni
se (re)produire ; réciproquement, l’agir — tout situé qu’il soit —
ne peut se déployer ni en pure contingence, ni en pure répétition,
mais requiert nécessairement la sollicitation et le traitement de
ces traces dynamiques disponibles dans les ressources d’une
personne.
A en revenir momentanément aux conditions d’exploitation
des compétences en situation d’enseignement, on peut relever
que les contributeurs de cet ouvrage saisissent ces dernières en
cumulant de fait les deux approches qui viennent d’être discu-
tées. Lorsqu’ils évoquent les (ou des) compétences, ils visent à
cerner les ressources déjà là des apprenants, dont l’identification
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 219

est effectivement la condition d’un travail didactique efficace ;


mais ils évoquent aussi par ailleurs les processus de restructu-
ration qui sont mis en œuvre (ou qui devraient être favorisés)
dans ce même travail didactique, et qui affectent indissoluble-
ment le rapport aux objets et situations d’apprentissage, le rap-
port aux autruis et à leurs propriétés culturelles, le rapport à
soi-même et à l’appréhension de ses propres ressources enfin.
Etant donné les enjeux de la formation scolaire (qui, comme le
soulignent justement Serge Erard & Bernard Schneuwly, trans-
cendent largement la problématique des compétences), et en rai-
son par ailleurs de l’inéluctabilité de la « transposition
didactique », cette association des deux perspectives peut être
acceptée. A condition toutefois qu’une distinction soit claire-
ment posée entre le niveau des compétences-ressources, que
l’on pourrait re-qualifier de compétences « locales » ou « par-
tielles », et le niveau de ce que nous avons jusqu’ici, faute de
mieux, qualifié de « processus compétentiel », et que l’on pour-
rait peut être aussi qualifier de « compétence globale ».
Mais reste alors à savoir dans quelle mesure ce processus
constitue une compétence unique ou globale, ou peut au contraire
être décliné en sous-compétences qualifiées. Question à laquelle les
deux sections qui suivent tenteront de proposer des directions
de réponse.

6.2. Des compétences


véritablement dynamiques et temporalisées
Comme nous l’indiquions en clôture du § 1, supra, au-delà
des diverses questions et réticences qu’elle peut susciter, la dif-
fusion de la logique des compétences constitue aussi et surtout,
à nos yeux, une (nouvelle) occasion de réexaminer la probléma-
tique des conditions d’identification et de conceptualisation des
processus dynamiques sous-tendant le développement humain,
en tant qu’ils ne sont qu’une manifestation des processus plus
généraux sous-tendant la marche de l’univers. Inanité de la dis-
tinction entre « être » et « devenir de l’être » chez Prigogine,
indissociabilité radicale des dimensions physiques observables
et « psychiques » sous-jacentes chez Spinoza, postulat du carac-
tère inéluctablement premier ou fondateur de l’energeia chez
Aristote, autant de versions d’un même positionnement épisté-
mologique qui implique qu’outre le travail scientifique, déjà lar-
gement entrepris, d’analyse et de conceptualisation des objets
220 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

observables dans leur stabilité apparente, un travail d’égale


ampleur au moins devrait être engagé pour analyser et concep-
tualiser les mécanismes ayant donné lieu à l’émergence de ces
objets et à leur perpétuelle transformation. C’est sans nul doute
l’adhésion à ce positionnement qui a conduit Piaget comme
Vygotski à soutenir que la compréhension effective du fonction-
nement psychologique humain ne pouvait résulter que d’une
analyse « génétique », portant sur les modalités de sa construc-
tion et des transformations qui la caractérisent ; mais s’ils ont pu
(momentanément, il est vrai, au vu du repli récent de la disci-
pline sur les seuls fondements biologiques de l’humain) démon-
trer la pertinence de la méthodologie génétique, ces deux
auteurs n’ont pourtant pu élaborer une théorisation satisfai-
sante de la dynamique développementale humaine, le premier
s’en étant tenu à l’évocation de processus biologiques transver-
saux (assimilation, accommodation, équilibration) et ayant
regretté, jusqu’à la fin de sa vie, n’avoir pu conceptualiser les
modalités de leur mise en œuvre spécifiquement humaine, le
second n’ayant eu le temps que d’ébaucher une approche des
conditions de l’articulation, chez l’humain, entre une « ligne de
base » développementale d’ordre biologique, et les effets pro-
duits sur cette dernière par l’émergence du sémiotique et de la
socio-histoire humaine. Et ni l’un ni l’autre n’ayant pu, ce fai-
sant, élaborer une approche explicite et argumentée du statut de
l’agir humain.
Le tournant praxéologique assumé par une part de la philo-
sophie et des sciences humaines/sociales, avec le réexamen du
statut du « compétentiel » qui, nous venons de le voir, peut et
doit y être associé, devrait permettre de reformuler cette problé-
matique à nouveaux frais, en l’occurrence en prenant au sérieux
les deux aspects fondamentaux de la dynamique de l’agir que
constituent sa temporalité et son irréversibilité.
Tout agir s’inscrit dans le temps, et cette inscription se pré-
sente, au moins, sous trois formes distinctes. D’abord celle, la
plus immédiatement accessible, de la linéarité ou du déploiement
chronologique des phénomènes praxéologiques, dimension qui
est sans doute en fait la moins fondamentale, en ce qu’elle
résulte toujours d’une évaluation externe et « après coup » d’ac-
tivités humaines attestables. Ensuite celle, si clairement théma-
tisée par Schütz, de la temporalité telle qu’elle est vécue dans le
cours d’agir par les actants qui y sont impliqués, et qui ne pré-
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 221

sente ni la linéarité, ni l’homogénéité des reconstructions tem-


porelles d’après coup. Enfin celle de l’appréhension individuelle de
la temporalité de l’agir (de tout agir), qui est le produit de l’ap-
propriation et de l’intériorisation, au sein d’une même per-
sonne, d’aspects des deux formes précédentes, nécessairement
mis en confrontation et intégrés sous des modalités radicale-
ment singulières. De ce point de vue, et pour revenir à un ques-
tionnement que nous avions laissé en suspens (voir 4, supra), il
ne peut y avoir de superposition entre temporalité de l’agir
observable et temporalité du « compétentiel » qui y est à
l’œuvre, ce qui explique la difficulté de délimiter les compé-
tences au dehors de l’agir ou en tant que propriétés des per-
sonnes, et ce qui semble justifier la formule de Schwartz selon
laquelle la quête des compétences constitue « un exercice néces-
saire pour une question insoluble » (2000b, p. 479).
Mais, et ceci pourrait paraître paradoxal, voire provocateur,
l’irréversibilité associée à la « flèche du temps » semble pouvoir
atténuer la difficulté qui vient d’être évoquée. Dès lors que l’état
initial de tout système ne prédétermine pas l’entier de son par-
cours temporalisé, que s’y produisent des bifurcations aux consé-
quences durables, dont notamment celles aboutissant à des
réorganisations ou ré-équilibrations, on peut admettre que le sys-
tème psychologique humain, qui se construit par appropriation
des propriétés des systèmes praxéologiques, réintègre, au titre
de ressources, à la fois ce qui dans ces derniers systèmes relève
plutôt du mouvement et ce qui y relève plutôt des réorganisa-
tions qui en découlent. On pourrait dès lors, et ceci constitue
une première manière de différenciation possible du « compé-
tentiel », distinguer les processus de revitalisation de ressources
en fonction de l’importance relative des traces proprement
praxéologiques qui y subsistent : les connaissances ou les com-
portements stabilisés n’en contiendraient que peu (et seraient
donc peu « compétentialisables ») ; les schèmes d’action, les
habitus ou d’autres formes de typification en contiendraient
plus, et seraient de ce fait de meilleurs candidats à cette même
« compétentialisation ». Une telle approche permettrait aussi de
revenir sur les raisons de la difficulté rencontrée par la théorie
piagétienne pour élucider la nature des processus sous-tendant
le développement : la cohérence ou l’équilibre du système
cognitif n’est pas forcément (et peut-être pas du tout) la condi-
tion de son déploiement dynamique ou créatif ; les ruptures, les
222 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

bifurcations (ou les « révolutions » au sens de Vygotski) sont de


tout aussi bons candidats à ce statut, parce qu’elles permettent,
selon la formule de Coseriu, « d’aller au-delà de l’appris », et
c’est bien d’elles dont devrait rendre compte la notion de com-
pétence, qui serait ainsi, à la fois radicalement distincte, mais
aussi nécessairement associée dans le fonctionnement psycholo-
gique, aux dimensions stables ou équilibrées de l’intelligence
proprement dite.
Mais ceci ne règle toutefois pas la question de la délimitation
et de la dénomination d’éventuelles sous-compétences, ce qui
nous conduit à évoquer le statut inéluctablement interprétatif
de l’ensemble de l’appareil notionnel des compétences.

6.3. Des compétences


comme produits de l’interprétation (de l’agir)
Dans la mesure où le processus compétentiel (par opposition
aux « ressources ») se présente comme un élément constitutif de
l’agir, son identification (sa délimitation et sa qualification) ne
peut résulter que des démarches d’interprétation qui s’appli-
quent à cet agir même, dans sa globalité.
Nous avons abordé cette question des conditions de l’inter-
prétation de l’agir dans un ensemble de travaux qui visaient,
d’une part à analyser les modèles proposés à cet effet par la phi-
losophie ou les sciences sociales/humaines, d’autre part à iden-
tifier les formes interprétatives produites par des travailleurs
évoquant les conditions de réalisation de tâches données (voir
Bronckart, 2004 ; Bronckart & Bulea, à paraître ; Bronckart,
Bulea & Fristalon, 2004). Ce travail nous a permis d’abord de
clarifier le statut de la démarche interprétative en ce domaine :
si, au plan ontologique, on peut poser l’existence d’un agir (ou
agir-référent) consistant en activités collectives se déployant en un
flux continu et organisant les conduites individuelles, la notion
d’action (et certaines autres occurrences de la notion d’activité) se
situe, elle, au plan gnoséologique, en ce qu’elle est le résultat
d’une démarche de connaissance visant à identifier des unités
discrètes et stabilisées dans le flux continu des activités collec-
tives. Ce travail nous a permis ensuite de montrer (comme indi-
qué sous 3, supra) que les démarches d’interprétation, qu’elles
émanent de « savants » ou de « profanes », aboutissent à la
construction de « figures d’action » qui ne parviennent jamais à
cerner la totalité des propriétés de l’agir-référent, mais qui sai-
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 223

sissent ce même agir sous un angle toujours partiel : soit celui


des propriétés ou ressources initiales des actants, soit celui des
réseaux de déterminations sociales, soit celui de la temporalité
du cours de l’agir, soit encore celui de ses résultats. Ce qui
montre que si elle procède d’un « souci cognitif » permanent, la
tentative d’identifier des unités praxéologiques délimitées dans
le flux constant des activités humaines constitue en réalité une
démarche désespérée, ou à tout le moins prématurée : parce
qu’elle revient en fait à tenter d’intégrer en une unité homogène
des éléments relevant de deux régimes hétérogènes : celui du
fonctionnement collectif inscrit dans l’Histoire sociale, et celui
du fonctionnement individuel inscrit dans les personnes et leur
micro-histoire. Et on ajoutera encore, sans pouvoir développer
ce thème ici, que les « figures d’action » que nous venons d’évo-
quer sont construites dans et par les discours, et qu’elles sont de
ce fait aussi des « figures discursives » dépendantes des caracté-
ristiques globales des situations de communication dans le
cadre desquelles elles sont produites, ainsi que des genres de
textes et des types de discours dans lesquelles elles s’intègrent.
Dès lors que le « compétentiel » est un ingrédient de l’agir,
son identification dépend de l’angle sous lequel ce même agir
est saisi, ce qui explique la diversité des approches qui peuvent
en être proposées, ainsi que le caractère inéluctable de cette
coexistence d’approches. Mais il nous semble néanmoins (et
pour ne pas clore notre examen sur cette sorte de « constat
d’échec »), que les propositions de Coseriu (voir 5, supra) offrent
une possibilité d’aborder sous un autre angle la question de la
différenciation éventuelle des processus compétentiels.
Nous soutiendrons que même si elle semble s’adresser au
(seul) langage, ou mieux, parce qu’elle prend à bras le corps la
question du langage, la théorie coserienne est de fait d’abord
une théorie du fonctionnement psychologique humain, qui per-
met de considérer que ce dernier est en essence « dynamique »
et que cette dynamique doit être abordée sous trois angles : celui
de l’energeia, en tant que principe fondateur « rendant compte »
du caractère animé de toute matière et de la « marche de l’uni-
vers » qui en découle ; celui de la dynamis, ayant trait aux
« techniques », construites dans la socio-histoire de l’espèce, qui
fournissent le cadre et les instruments nécessaires à la mise en
œuvre des processus dynamiques spécifiquement humains ;
celui de l’ergon, qui concerne les produits de ces activités.
224 REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

S’agissant du langage, nous redéfinirions les compétences


associées aux trois niveaux de fonctionnement de l’activité de
parler comme suit : la « compétence élocutoire » résulte du fait
que, chez l’humain, l’energeia s’est transmutée (ou dédoublée)
en une activité sémiotique ou signifiante ; la « compétence idio-
matique » résulte de ce que cette activité sémiotique ne se réa-
lise que par le biais d’une langue naturelle, en tant que cadre
pré-construit la rendant possible et la déterminant ; la « compé-
tence expressive » est la capacité de parole ou d’utilisation effec-
tive de la langue en situation, par les individus formés à cette
technè. Mais dans cette acception, la notion de compétence
demeure encore d’ordre quasi philosophique, et désigne en fait
les potentialités théoriques associées à chacun des niveaux d’ap-
proche de la dynamique ; elle doit donc être clairement distin-
guée de ce que nous avons qualifié plus haut de « processus
compétentiels ». Nous considérons que ces processus compéten-
tiels se déploieraient quant à eux à l’intersection de l’energeia et
de la dynamis ; ils consisteraient en une revitalisation, dans le
cours des activités langagières expressives, d’éléments énergé-
tiques disponibles dans les ressources personnelles, revitalisa-
tion transitant nécessairement par la langue, et dont les
modalités et les conditions de déploiement dépendraient dès
lors des propriétés et contraintes de cette dernière, ou plus pré-
cisément des propriétés de cette technè, telles que la personne se
les est appropriées et les a intériorisées.
Ce qui revient à soutenir qu’aucune compétence, en tant que
processus de revitalisation d’énergie, ne peut s’appréhender en
dehors de la prise en compte de la technè dans le cadre de
laquelle elle se déploie. Ce qui implique en conséquence que si
les compétences sont « situées », elles le sont en fait essentielle-
ment par rapport à la technè qui les rend possibles. Ce qui
implique enfin que la nature des processus compétentiels varie
en fonction des propriétés de chaque technè, et que les compé-
tences sont donc, fondamentalement, d’ordre socio-historique.
COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES ? 225

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TABLE DES MATIÈRES

Introduction : pourquoi et comment repenser l’enseignement


des langues ?
Jean-Paul Bronckart, Ecaterina Bulea & Michèle Pouliot,
Université de Genève.................................................................. 7

De la nature située des compétences en langue


Simona Pekarek Doehler, Université de Neuchâtel.................... 41

La didactique de l’oral : savoirs ou compétences ?


Serge Erard & Bernard Schneuwly,
IFMES et Université de Genève.................................................... 69

La place des ressources grammaticales


dans l’organisation sociale des moyens langagiers
Thérèse Jeanneret, Université de Neuchâtel............................... 99

Le rôle de la compétence lexicale


dans le processus de lecture et l’interprétation des textes
Francis Grossmann, Université Stendhal Grenoble 3 ............... 117

Plurilinguisme, compétences partielles et éveil aux langues.


De la sociolinguistique à la didactique des langues
Marinette Matthey, Universités de Lyon 2 et de Neuchâtel ..... 139

Les compétences à l’épreuve de l’enseignement littéraire


Christophe Ronveaux, Université de Genève............................. 161

Pour une approche dynamique des compétences (langagières)


Ecaterina Bulea & Jean-Paul Bronckart, Université de Genève 193
OUVRAGE FAÇONNÉ ET IMPRIMÉ
SUR LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ CHARLES DE GAULLE/LILLE 3
DÉPÔT LÉGAL : 2e TRIMESTRE 2005
Jean-Paul Bronckart, Ecaterina Bulea, Michèle Pouliot (éds)

Repenser l’enseignement des langues :


comment identifier et exploiter les compétences

Dans l’enseignement des langues vivantes, Jean-Paul Bronckart,


professeur à l’Université
comme en d’autres domaines éducatifs, de Genève, est l’auteur
de travaux portant sur
on assiste depuis une décennie à un vaste
l’analyse des discours, les
mouvement visant à redéfinir, en termes processus d’acquisition du
langage et la didactique
de compétences, les objectifs de formation du texte écrit, dans le
aussi bien que les capacités des élèves et des cadre théorique global de
l’interactionnisme socio-
enseignants. discursif.
Cet ouvrage propose un premier bilan des Ecaterina Bulea est
assistante doctorante à
effets de cette nouvelle approche, établi par l’Université de Genève.
des spécialistes de la didactique de la langue Ses travaux s’inscrivent
dans l’approche
maternelle et des langues secondes, et portant interactionniste socio-
sur les diverses composantes des programmes discursive, et portent
notamment sur les
scolaires en ces domaines : le lexique, la dimensions dynamiques
de l’activité et des
grammaire, le discours oral, le discours écrit, compétences langagières.
la littérature. Certaines contributions mettent Michèle Pouliot est
en évidence les possibilités de renouvellement chargée d’enseignement
à l’École de Langue et
didactique qu’offre la centration sur les de Civilisation Française
de l’Université de
compétences ; d’autres soulignent au contraire Genève. Spécialiste
les illusions et les dérives possibles de cette de la méthodologie
de l’enseignement des
Illustration : Vincent Herlemont • maquette : Nicolas Delargillière.

démarche ; un essai final souligne enfin la langues secondes, elle


nécessité de re-définir la notion même, dans anime divers programmes
de formation des
une perspective résolument dynamique. enseignants.

18 €

F 109435

ISBN
2-85939-897-X

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