Marie-Madeleine Davy
Encyclopédie des mystiques
II. Christianisme occidental,
ésotérisme, protestantisme, islam
© 1972, Robert Laffont et Éditions Jupiter.
© 1977, pour l'édition de poche, Seghers et Jupiter.
© 1996, pour la présente édition,
Editions Payot & Rivages,
106 bd Saint-Germain, Paris VIe
Sous la direction de
Marie-Madeleine DAVY
LA MYSTIQUE BYZANTINE
SUITE
LA TRADITION
DE LA PATERNITE SPIRITUELLE
DANS LA SPIRITUALITE ORTHODOXE
L'obéissance, renoncement à la volonté propre,
est soumission à un père spirituel. Celui-ci —
geronda ou staretz — ne réduit pas la volonté
de son fils spirituel, il ne veut pas l'assujettir à
une volonté humaine ; une telle attitude mani-
festerait l'exercice d'une volonté de domination
sur une autre âme. En lui confiant sa liberté, le
novice regarde son père spirituel comme tenant
,13 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
la place de Dieu. L'œuvre du staretz, loin d'être
volonté de diriger, sera bien au contraire de
conduire sur le chemin de la prière et de l'illu-
mination, grâce à l'expérience qu'il aura acquise
lui-même et qu'il communiquera à son fils. Ce
salut ne peut être obtenu sans la victoire sur
les passions, et toute la responsabilité dans cette
lutte incombera au père spirituel qui va prendre
en charge le novice, l'enfanter à la nouvelle vie
selon l'Esprit. Ainsi le « vieillard » n'entame pas
la liberté qui lui est confiée, et lui-même, s'il
usait de cette liberté à d'autres fins que l'union
mystique, se verrait coupé de l'amour de Dieu.
Le novice en s'abandonnant par l'obéissance
peut atteindre les sommets de la perfection tel
saint Dosithée, le disciple de saint Dorothée de
Gaza, qui illustrent ce que sont la paternité spiri-
tuelle et la vraie filiation spirituelle dans l'obéis-
sance.
Le tKème de l'obéissance est vaste et inépui-
sable, il suffit de citer quelques exemples. En
parlant de l'obéissance par rapport au père spiri-
tuel, nous entendons manifester par là qu'elle
n'est pas l'apanage des moines mais.bien de tous.
Chercher la bénédiction avant chaque acte, se
plier dans l'obéissance à l'humilité, vertu fon-
cière de l'âme sainte, c'est un thème très vaste
dans la littérature spirituelle ; elle revêt un ca-
ractère important dans la mystique orthodoxe.
C'est dans le cœur purifié par l'humilité, engen-
drée par l'obéissance, que l'Esprit trouve abri.
Dans l'obéissance l'âme s'oriente vers la vie
éternelle et effectue ce « passage de la mort à
la vie ». Le grand Barsanuphe écrivait à Jean :
« Attache-toi à l'obéissance qui fait monter au
ciel et rend semblable au Fils de Dieu — Frère,
que celui qui aspire à être enfant de Dieu
acquière en grande humilité la soumission à
l'obéissance. — Celui qui veut être vrai disciple
du Christ ne peut plus rien faire de lui-même. »
LA CHASTETE
La virginité est le fondement de la vie ver-
tueuse. La lutte contre les passions constitue le
côté négatif pour restaurer l'image divine, l'exer-
cice des vertus en est l'aspect positif. L'ascèse
exige la virginité qui déifie ceux qui y sont ini-
tiés. C'est la seule vertu qui tende à restaurer
l'image de Dieu dans tout son éclat. Sans vouloir
donner une explication scientifique et psycholo-
gique de la chasteté, quelquefois appelée
« chasteté sublimante » par les contemporains, il
est nécessaire d'en souligner le sens, à la suite de
la tradition ecclésiale, qui n'a jamais voulu dé-
montrer l'importance de la chasteté en suppo-
sant à la sexualité ni la considérer comme contre
nature. Le mariage chrétien est sain et peut
conduire à la sainteté et à la chasteté. Cepen-
dant, la voie monastique nécessite la chasteté
totale. Le moine imitateur du Christ ne peut
lui ressembler que s'il suit l'exemple donné
par lui. En effet si l'amour divin est possible
dans le mariage, il semble moins direct. Lors-
que cet amour arrive à un certain point, auto-
matiquement il tend à se séparer de ce qui
n'est pas en accord avec lui. Ce n'est pas là
un blâme du mariage ni une condamnation de
l'acte par lequel « l'homme vient au monde ».
L'Eglise a toujours rejeté ceux qui choisissent
le monachisme par répugnance au mariage. La
chasteté est le retour à l'intégrité, à la plénitude
du corps nécessaire à la vie mystique. L'union
divine ne peut se réaliser que dans la pureté.
La chasteté est séjour ininterrompu de Dieu
dans l'âme. Si elle comporte l'abstinence char-
nelle, elle n'exige pas moins l'abstinence de l'in-
tellect et Basile le Grand avouera : « Bien que
je n'aie pas connu de femme, je ne suis pas
vierge. » La chasteté est retour à l'intégrité,
à l'image, elle est surtout exigence de l'amour
et de la liberté. Par elle l'ascète est conduit à la
vie austère afin de découvrir une perle d'une
rare beauté. Par elle, l'homme devient temple
du Saint-Esprit (cf. I Cor. VI,19), les autres
passions sont chassées, l'ascète devient un
,15 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
orant continuel. Cependant, l'Eglise se souvient
de l'enseignement du Christ : « Tous ne com-
prennent pas cette parole, mais ceux à qui cela
a été donné» (Matt. XIX.ll). La chasteté, ce
charisme divin, l'Eglise ne l'a jamais imposée et
elle a refusé le clergé célibataire dans les villes,
en même temps qu'elle imposait de sévères
épreuves à l'aspirant moine. Mais « celui qui
étant encore revêtu de la chair a reçu le prix
de sa victoire (le don de la chasteté) est mort
et ressuscité et a connu dès ici-bas les prémices
de l'incorruptibilité future », dit Jean Climaque
à la fin du 15e degré de l'Echelle.
LA PAUVRETE
Le vœu de pauvreté, ou la renonciation à
l'acquisition, complète l'obéissance et la chas-
teté pour arriver à la prière pure. Il s'agit pour
le laïc ou le moine de lutter contre l'esprit de
propriété, surtout contre la « passion d'acqué-
rir ». Ce renoncement est essentiel, il détache
des choses matérielles, non pas dans leur utili-
sation mais dans l'amour que l'on peut leur
porter. Cet engagement imite et identifie à
Dieu en passant par le Christ qui « n'avait pas
où reposer sa tête » (Matt. VIII,20). Et, ce fai-
sant, il contribue, selon les paroles de l'Archi-
mandrite Sophrony, à « libérer l'intellect des
pesantes images de la matière ». Tous les as-
cètes reconnaissent que si le moine et le laïc
ne doivent rien posséder, cette pauvreté ne peut
se pratiquer qu'avec la plus grande discrétion,
car la mesure est différente pour chacun. Ainsi
le combat porte sur le «désir de posséder et
non sur le fait de posséder». L'avidité de pos-
séder est cause « d'idolâtrie » (Col. 111,5). Bien
souvent cette vraie pauvreté, ce détachement
profond des choses reste pour le monde impos-
sible à comprendre.
Au niveau de la connaissance intellectuelle
l'ascète doit réaliser un véritable labeur dans
le domaine de la pauvreté. La richesse de notre
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 16
connaissance scientifique n'est rien en compa-
raison de la connaissance divine qui seule se
révèle dans l'humilité et la prière. Paul dit —
citant Isale (XXIX,14) et le Psaume (CVI.27) —:
« Je (Dieu) détruirai la sagesse des sages,
j'anéantirai l'intelligence des intelligents. Où
est-il le sage ? Où est-il, l'homme cultivé ? »
(I Cor. 1,19). Mais par le Christ, participant de
sa chair déifiée, nous avons maintenant la
vraie connaissance dans l'Esprit. Pour l'acquérir
il faut que l'intellect reconnaisse sa pauvreté
face au mystère divin. Tout amour de posses-
sion chasse loin de Dieu et aussi du prochain
envers qui nous manquons de disponibilité.
« L'amour de l'argent (la cupidité) est la racine
de tous les maux, et elle l'est en effet, car elle
est à l'origine des vols, de l'envie, des sépara-
tions, des inimitiés, de la cruauté, de la haine,
des meurtres », précise Jean Climaque dans le
17e degré de l'Echelle. Pour assurer cette puri-
fication qui libère des soucis essentiels, pour
purifier l'intellect afin d'être libre, la voie des
renoncements à la possession est nécessaire.
L'homme, « lorsqu'il ne possède pas, ne s'attriste
point mais continue à vivre comme s'il possé-
dait », dit Staretz Silouane à son disciple. Et
« l'homme pauvre prie avec un intellect pur ;
celui qui a goûté les biens d'en-haut méprise faci-
lement ceux de la terre. — Tout ce qu'il pos-
sède, il le considère comme inexistant » (Jean
Climaque, 17e degré).
Sans être un but en soi ou le moyen d'obte-
nir une récompense, l'ascèse est le prélude de la
vie mystique. Le travail ascétique, même dans
la plénitude^ de la grâce, doit se poursuivre
jusqu'à la/ mort, où l'âme quittant sa tunique
de peau retourne à la gloire du Père. Grâce à
l'ascèse, le Saint-Esprit régénère l'âme, la res-
suscite lui faisant don « dès ici-bas, du royaume
des deux 1 8 ». Dès lors, l'homme commence à
voir le Christ : « Oui, je vous en prie, efforçons-
nous, tant que nous vivons encore en cette vie,
de le voir et de le contempler. Car si nous
sommes jugés dignes de le voir ici-bas sensible-
,17 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
ment, nous ne mourrons pas, la m o r t n'aura pas
sur nous d'emprise. Non, n'attendons pas l'ave-
nir pour le voir, mais dès maintenant hâtons-
nous de le contempler 1 9 . »
L'ascèse de Vintellect
La succincte vision de l'ascèse orthodoxe,
comme préparation à la vie mystique, serait
incomplète si nous ne parlions pas d'une f o r m e
particulière de l'ascèse, déjà entrevue et sus-
citée par l'autre, celle de l'intellect 20 . Ascèse
de l'intellect et ascèse active du corps sont
étroitement liées. L'unification de l'être et sa
purification résultent du combat contre les
passions, mais si l'intellect continue d'être dis-
persé par de multiples sollicitations, il ne pourra
pas y avoir de vraie contemplation. De plus,
l'intellect doit quitter la voie de la théologie
contemplative. Cette ascèse n'implique pas un
changement de méthode, ni m ê m e une nouvelle
méthode, mais une intellection nouvelle p a r le
cœur. L'ascète doit faire la kénose (xévtooCç )
de l'intellect, le vider de toutes pensées, notions,
connaissances humaines et divines afin qu'il n'y
ait plus en lui aucune idée ; qu'il soit anidéos
( avetSeoç). Alors, « l'intellect... lié par l'attention
à la prière, demeure dans le cœur ». Cette ascèse
qui peut paraître à l'abord particulière, se mêle
intimement à la méthode hésychaste, purifica-
tion et descente de l'intellect qui n'est autre q u e
l'extinction des forces de l'imagination et la
libération de l'intellect de toute image qui s'y
était introduite... et l'intellect ainsi uni au
cœur « est en général l'état normal de la vie
religieuse 21 ». Cet état, s'il est désiré par l'ascète,
/ n ' e n est pas moins pure grâce divine. L'Esprit-
Saint ne pourra prendre possession du priant,
l'élever à une intellection nouvelle de Dieu,
opérer dans son cœur, centre vital de l'homme,
source de la compassion et de l'amour, siège
de l'intelligence et lieu de l'esprit, que s'il est
pacifié et purifié. Mais il est bien évident que
cette maîtrise de l'ascèse de l'intellect, ainsi
que toute ascèse, comme accès à l'intellection
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 18
par le cœur dans la prière pure, comporte des
difficultés. Cette voie ardue ne pourra être
entreprise que sous la conduite d'un père spiri-
tuel très expérimenté, ayant vécu cette ascèse
et reçu l'Esprit.
La sainteté
La maternité spirituelle
L'EXPLOSION PNEUMATOLOGIQUE
DE LA SPIRITUALITE BYZANTINE
LA DESOCCULTATION DE L'HESYCHASME
AUX XIII e ET XIVe SIECLES
Syméon, dans son œuvre, ne fait guère allu-
sion à la prière hésychaste. Très christique, il
n'enseigne nulle part la prière monologique, mais,
connaisseur de Jean Climaque, il peut se faire
qu'il l'ait'pratiquée, sous la forme simple du
Kyrie eleison, car Nicétas son disciple dit qu'il
criait à haute voix sans se lasser : Seigneur,
aie pitié de moi. Mais on ne peut dire qu'il f u t
un promoteur parmi ses moines de cette forme
de prière. L'origine, ou du moins le plus ancien
témoignage, de « la prière de Jésus » se trouve
dans Nicéphore le Solitaire, témoin le plus
reculé de l'hésychasme athonite, qui va mar-
quer profondément la spiritualité byzantine, et
celle de toute l'Orthodoxie jusqu'à nos jours.
Nicéphore le Solitaire
(deuxième moitié du XIIIe siècle)
Le voyage de la Philocalie :
le slaretz Paissi Velitchkovski ft 1794)
Le continuateur des Collyvades et de Nico-
dème en terre moldave f u t le P. Païssi, nom
auquel s'attache toute la renaissance ascétique
et spirituelle du monachisme russe. Sa vie
errante contraste avec le mouvement dont il
reste le fondateur. Sa recherche incessante
d'un père spirituel, qu'il ne trouva jamais,
l'amena lui-même à en devenir un, avec pour
seule formation l'Ecriture, les Pères et la
prière, et à être à l'origine du startchestvo dont
l'activité reste encore vivante.
Le Père Païssi 95 , né en 1722 d'une famille de
prêtres, dans la petite ville russe de Poltava,
ressentit très tôt l'appel du silence. Il étudia le
Psautier et le livre d'Heures, chercha une autre
formation et se plongea alors dans l'Ecriture
et la vie des Pères. Cette lecture méditée fortifia
son désir de « vie angélique » et accentua encore
plus son goût du silence, à tel point que ses
proches mêmes parvenaient rarement à s'entre-
tenir avec lui. Vers l'âge de treize ans, il entra
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 82
J.-P. R.
Visages contemporains
LA MYSTIQUE
MONASTIQUE OCCIDENTALE
n
J L ^ ANS l'Orient chrétien, la mystique peut
sembler indivise du fait de l'absence d'« écoles »
ou d'« ordres ». Les moines sont moines et non
pas moines actifs ou moines contemplatifs. Le
clergé séculier (prêtres mariés) se distingue du
clergé régulier composé de moines vivant dans
des monastères ou dans les déserts. De ce fait, on
parle de « mystique orthodoxe » ou de « mys-
tique byzantine » d'une façon globale. Sous cette
unité extérieure se cachent des courants spiri-
tuels qui sont parfois opposés. Ainsi le mouve-
ment appelé « l'hésychasme » ne fait pas l'una-
nimité des spirituels ; telle forme d'ascèse vécue
en Grèce sera comprise différemment par les
pays slaves. Tous cependant poursuivent le
même but, la contemplation, en s'appuyant sur
les Ecritures et la doctrine de l'Eglise.
L'ECOLE BENEDICTINE
Benoît (t versj547), le « Patriarche des moines
d'Occident » est né en Nursie à une centaine de
kilomètres de Rome où il viendra étudier. Son
biographe, Grégoire le Grand, le nomme « hom-
me de Dieu ». Ce nom lui convient car dans sa
vie et dans la Règle fameuse qu'il écrit, Benoît
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 0 6
LES CAMALDULES
L'ordre religieux des Camaldules apparaît aux
alentours de l'an mille. Romuald, leur fonda-
teur, cherche la retraite, le silence favorable à
la pure et lumineuse contemplation. Il veut
être dégagé de tout lien avec le monde, comme
le resteront ses fils, vivant d'une poignée de
pois trempés dans le secret d'une pauvre cellule.
Cet homme introduit une révolution dans le
monachisme occidental qui tenait au seul
cenobium en déconsidérant l'érémitisme. Re-
nouant avec la grande tradition du désert puisée
en Orient, il arrivera à établir puis à faire re-
connaître un ordre d'ermites, d'hommes uni-
quement voués à la solitude. Le berceau de
cet ordre, Camaldoli fondé en 1012, existe tou-
jours, et, quoique fort peu nombreux, les ermi-
tes camaldules continuent, dans la sombre et
silencieuse forêt des Apennins, d'assurer avec
les chartreux la tradition érémitique si souvent
incomprise.
Quelle fut la pensée spirituelle de Romuald
en fondant Camaldoli ? Lui-même, remarquable
par sa vie austère, son ascèse et sa mystique,
demeure le modèle de la recherche spirituelle.
Il n'a pas laissé à proprement parler de Règle,
mais un esprit. La Règle, ses fils s'en charge-
ront... Lui-même vécut inspiré de celle de saint
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 1 6
Physionomies de Chartreux :
Guigues J ft 1137)
Le cinquième prieur de la Grande Chartreuse,
doué d'une profonde personnalité, est l'auteur
des Coutumes (Consuetudines) de l'Ordre car-
tusien, de Lettres et de Méditations. Il composa
aussi une Vie de saint Hugues de Grenoble.
Son style s'apparente à celui des Pères du dé-
sert. Les Meditationes se présentent sous la
forme de sentences, de maximes, de réflexions
exprimées avec rigueur et précision. Aucun
bavardage, peu de redondances ; parfois la re-
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 2 6
cherche des antithèses, des assonances, suivant
le goût de l'époque. L'auteur ne s'abandonne
jamais à la facilité, il ne souhaite pas com-
poser une œuvre littéraire ; il écrit en contem-
platif, sans pouvoir, bien entendu, échapper aux
procédés de son temps. A travers des phrases
courtes s'exprime l'expérience spirituelle du lé-
gislateur et prieur. Le ton est grave, parfaite-
ment lucide à l'égard des hommes et de lui-
même. La beauté sobre des Pensées manifeste
— souvent dans un raccourci spontané — l'essen-
tiel de la vie cartusienne. Le prieur use d'images,
d'anecdotes afin de provoquer la réflexion de
son lecteur.
Dans les Consuetudines, Guigues I précise les
statuts qui doivent régler la vie cartusienne :
.ceux-ci recommandent principalement de « va-
quer au silence et à la solitude de la cellule »
(Consuet. XIV, 5). L'accent est mis cons-
tamment sur la solitude ; le solitaire s'exerce
à entrer dans le sabbat et à s'y maintenir :
« Rien n'est plus laborieux parmi les exercices
de la discipline régulière, que le silence et le
repos de la solitude » (Consuet. XIV). Cepen-
dant, plus le solitaire réside dans sa cellule, plus
il l'aime (Consuet. XX, I) ; la garde de la
cellule et la garde du cœur se conjoignent. Ces
diverses occupations ont pour finalité de con-
duire le solitaire vers la contemplation qui est
son office essentiel : « Nous nous sommes en-
fuis dans le secret de ce désert... pour le salut
éternel de nos propres âmes » (Consuet. XX).
Ce salut — qui désigne un état de charité —
s'opère par la contemplation à l'imitation de la
vie angélique. « L'âme nue adhérera à la vérité
nue, n'ayant besoin d'aucun discours, d'aucun
sacrement, d'aucune image pour la saisir ni
non plus d'exemple » (475)3 ; l'homme étant in-
capable en raison de son impureté d'adhérer
au divin, le Verbe a pris une âme humaine et
un corps afin que l'homme puisse le voir 4 ; par
la présence du Verbe de Dieu l'intelligence
s'éclaire et le cœur s'enflamme 5 . Le solitaire est
appelé à collaborer à la rédemption du monde ;
127 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
qu'il perde la volonté de sauver les hommes, il
se retire aussitôt des membres du Christ.
Au cours de ses Meditationes, Guigues I
recommande l'humilité. Quand l'homme prend
conscience de sa misère, il se tourne normale-
ment vers Dieu et désire sa présence pour
s'arracher à sa propre pesanteur qui l'incline
vers un constant attachement à lui-même. Du
fait de sa condition terrestre, il lui faut obliga-
toirement passer par la souffrance purificatrice,
dans l'imitation du Christ crucifié. D'une façon
constante, Guigues fait appel à l'attention de
son lecteur en l'invitant à examiner, à réfléchir
en le renvoyant à l'examen sévèrê de sa cons-
cience. Le plus souvent l'homme s'ignore, il
oublie que la connaissance de soi est à la base
de toute démarche vers Dieu,' c'est pourquoi
Guigues l'incite à se connaître.
Dans leur ensemble, les Coutumes de Gui-
gues I sont un commentaire des Meditationes ;
elles possèdent un caractère concret, moral ;
elles apprennent au solitaire les éléments essen-
tiels de sa vie ; de ce fait elles pourraient sem-
bler se réduire à une exhortation sans débou-
Gher nécessairement sur la mystique. Un tel
jugement serait erroné. Guigues I se donne pour
mission d'informer et de former ses religieux.
Quand il écrit que « la vraie charité connaît
Dieu », une telle phrase non seulement amorce
mais achève le sens de l'itinéraire conduisant à
la contemplation qu'il propose aux moines
chartreux.
Guigues II (i 1188)
Neuvième prieur de la Grande Chartreuse,
Guigues II est l'auteur de plusieurs traités :
l'Échelle des moines (scala claustralium), douze
méditations, un commentaire sur le Magnificat.
Le style et le ton sont tout différents de ceux
de l'auteur des Consuetudines, il s'en distingue
surtout par sa prolixité, ses élans affectifs. Tou-
tefois, Guigues II reste étroitement dépendant
de la grande tradition monastique, fidèle à
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 2 8
l'Écriture Sainte et peu chargée de références
aux auteurs anciens ou contemporains. Le style
imagé est rempli d'allégories. Nettement chris-
tologique, parlant de l'eucharistie et de la
Vierge Marie, Guigues II a subi l'influence de
l'école cistercienne. Dans la Scala (allusion à
l'échelle de Jacob, sujet fréquemment exploité
depuis Origène), Guigues se propose de présen-
ter ses « pensées sur la vie spirituelle des
moines », dont la vie contemplative doit être
considérée comme l'ébauche de la vie céleste.
Reprenant les thèmes classiques des trois
degrés : commençants, progressants, parfaits,
Guigues II décrit à l'intérieur de ces différentes
étapes les échelons ascensionnels. Les qûatre
degrés ascendants sont la lecture, la méditation,
la prière et la contemplation. La lecture corres-
pond à une recherche, elle crée dans l'âme une
soif et entretient la ferveur. L'étude attentive
de l'Écriture récuse toute appréhension intellec-
tuelle, elle engendre une disposition que la
méditation exalte. Guigues II compare la médi-
tation à l'extraction du jus d'une grappe de
raisin, à l'étincelle qui fait jaillir la flamme. Par
la prière l'âme découvre l'incapacité de son
intelligence dans la saisie de Dieu, elle perçoit
son indignité et se tient humblement devant la
divine présence. En intensifiant le désir de
l'âme, elle la dispose à la contemplation. L'âme
répond à l'appel perçu en elle-même, Dieu
répond au désir véhément de l'âme souhaitant
le contempler. La lecture concerne l'écorce, la
méditation atteint la moelle, la prière entraîne
la ferveur du désir qu'elle dilate, la contempla-
tion provoque la joie. « Ceux qui n'ont pas
trouvé les merveilles sont incapables de les
saisir. »
Solitaire extérieurement, l'homme découvre
qu'il n'est pas vraiment seul : « Je suis à moi-
même une foule », écrit Guigues II (Med. I).
Par cet aveu, Guigues entend désigner les bêtes
sauvages qui font leur litière dans le cœur et
dont il est possible de percevoir les cris dans
le silence. Quand le cœur s'apaise tout devient
1 2 9 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
L'ECOLE CISTERCIENNE
Toute fondation religieuse correspond à une
époque donnée. Cîteaux est profondément mar-
qué par son contexte religieux, social, écono-
mique. Au XII* siècle, Cluny groupait de nom-
breux monastères et sa vie religieuse s'y dé-
roulait selon une perspective traditionnelle :
Règle de Benoit à laquelle se sont peu à peu
ajoutées différentes coutumes datant de l'épo-
que carolingienne. Ce vieil héritage risquait
d'alourdir Cluny et de le rendre moins apte à
recevoir les jeunes recrues plus exigeantes qui
souhaitaient vivre l'esprit des premières fonda-
tions monastiques. A toutes les périodes, il
existe une nostalgie de l'âge d'or, celui-ci coïn-
cide souvent avec l'enfance. Pour le mona-
chisme, l'âge d'or signifie le temps de la fonda-
tion. Les créateurs de Cîteaux viennent de
Cluny. Leur but est de rétablir dans toute sa
rigueur la Règle de Benoît libérée de tout super-
flu. Il ne leur suffit pas non plus d'une obser-
vance littérale, ils souhaitent en vivre l'esprit.
Ces « novateurs », qui voulaient modifier les
usages établis, prenaient pour leurs aînés un
visage de « progressistes ». Ils soulevaient au-
tour d'eux une inquiétude souvent malveillante.
A ses débuts, Cîteaux sera un très pauvre mo-
nastère calomnié par des moines et des laïcs
effrayés de ce nouveau témoignage dont on ne
voyait pas tellement l'opportunité. L'Abbé Ro-
bert de Molesme subira un échec lors de sa
première tentative, il recommencera l'expérience
avec un groupe de moines, qui s'installèrent dans
une solitude à quelques lieues de Dijon. Lors
de leur premier essai, Robert et ses compa-
gnons vécurent dans la misère, logeant dans des
135 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
huttes comme ermitages. Grâce à des dons le
monastère s'organisa. L'Abbé Albéric puis
Etienne Harding remplirent successivement la
fonction de supérieur. Toutefois l'entrée de
Bernard et de ses amis donna à la jeune fonda-
tion une assurance et un élan.
L'originalité de Cîteaux consiste dans l'équi-
libre réalisé entre la prière et le travail manuel.
D'une certaine manière, on peut dire que les
cisterciens furent des moines paysans, mais des
moines merveilleusement lettrés. Parlant de la
première génération cistercienne, Etienne Gil-
son dira : «Nourris de Cicéron et de saint Au-
gustin, ils ont renoncé à tout, sauf à l'art de
bien écrire. » Ces moines possèdent une cul-
ture littéraire très ample, les théoriciens de
l'amour, Cicéron et Ovide, étaient lus dans les
cloîtres. Les écrivains cisterciens se réfèrent
volontiers aux auteurs classiques dont les cita-
tions voisinent avec celles des Pères de l'Église,
Origène et Grégoire de Nysse, à travers Maxime,
Cassien, Grégoire le Grand.
Les cisterciens sont les fils des Pères du
Désert, ils leur empruntent ce caractère d'absolu
inhérent aux ermites et aux cénobites d'Ëgypte.
L'Histoire Lausiaque formait les novices, et les
récits des athlètes du Désert créaient une ému-
lation chez ces nouveaux ascètes et contempla-
tifs. Bernard conseille le «retour au cœur», le
silence nécessaire afin de percevoir la voix di-
vine s'exprimant au-dedans. La suavité devient
délectable dans la mesure où l'âme se tient
en repos dans la solitude. Bernard est ici fidèle
à l'hésychia des moines d'Orient. Cîteaux répond
aux besoins de son temps, les fondations se
créent au rythme de deux par an et Bernard
sera' le père de soixante-dix abbayes qui ne
tarderont pas à essaimer à leur tour. L'Europe
du XII e siècle se couvre de monastères cister-
ciens, une telle expansion est significative de
l'opportunité de Cîteaux.
La mystique cistercienne avec Bernard, Guil-
laume de Saint-Thierry et leurs diciples est
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 3 6
entièrement suspendue à l'amour. Dieu est
amour (Deus caritas est, I Jean. IV,9). C'est
dans la mesure où l'homme aime Dieu qu'il
peut s'unir à lui. Plus encore, il ne s'agit pas
seulement de l'aimer, la vocation du mystique
est de pouvoir devenir amour comme Dieu est
Amour. Selon l'apôtre Jean, Dieu a aimé l'hom-
me le premier (I Jean IV,16), aimer Dieu c'est
répondre à son amour. La mystique cistercienne
est parfaitement exprimée dans un des sermons
de Bernard sur le Cantique des Cantiques
(LXXI.10) : « Qui adhère parfaitement à Dieu,
sinon celui qui, demeurant en Dieu puisque
Dieu l'aime, est pai-venu en aimant Dieu à l'atti-
rer à lui. Ainsi, lorsqu'un homme et Dieu sont
attachés l'un à l'autre... lorsqu'ils sont pleine-
ment incorporés l'un à l'autre, Dieu est en
l'homme et l'homme en Dieu... Cependant, puis-
que Dieu l'a toujours aimé, l'homme est en Dieu
de toute éternité... Mais Dieu, lui, est en l'homme
depuis que l'homme l'a aimé. » La démarche
cistercienne consiste à aimer Dieu, à être en lui.
Quand l'âme est en Dieu, elle se trouve fécondée,
elle devient Mère. Peu importe le nom donné
à cet enfant unique. Sous les noms d'enfant
divin, de puer aeternus, la réalité est analogue.
Une telle densité d'amour engendre l'extase.
Non pas une extase extérieure qui se produirait
au niveau psychologique, elle se situe à la fine
pointe de l'âme. L'union à Dieu tend à devenir
un état, mais en raison de la fragilité humaine,
du poids de la chair, des divertissements inté-
rieurs qui sollicitent le cœur, l'extase est de
courte durée.
L'ECOLE CATHEDRALE
SAINT-VICTOR
En marge de la vie monastique
MYSTIQUE FRANCISCAINE
J.G. B.
Raymond Lutte (f 1316)
Parmi les mystiques fransciscains, Raymond
Lulle occupe une place prépondérante. Tertiaire
de l'ordre de Saint-François, il mène avant sa
conversion une vie aventureuse. Après un chan-
gement total il déploie un zèle missionnaire qui
le conduit au martyre. Auteur de nombreux ou-
1 8 3 /' LES ORDRES MENDIANTS
vrages, il est disciple de Bonaventure, car il suit
dans son ascension mystique l'Itinéraire de
l'âme vers Dieu. Méditant sur l'homme, le
monde, il s'élève progressivement vers Dieu.
Son œuvre la plus mystique, l'Art de Contem-
plation, décrit comment l'âme doit orienter ses
puissances pour parvenir à l'union avec Dieu.
MYSTIQUE DU CARMEL
L'Ordre du Carmel représente en Occident
un des chaînons d'union avec le monachisme
de l'Orient et, plus encore, le lien dans la tra-
dition mystique et prophétique avec l'Ancien
Testament, l'ordre se rattachant à Élie et
Élisée, Élisée qui, après l'ascension du grand
prophète, alla au mont Carmel où Dieu avait
déjà manifesté sa puissance (I Rois XVIII,20; II
Rois 2,25). Mais l'ordre, une fois en Occident,
perd ce goût de la retraite et du désert, il de-
vient mitigé. Il faut attendre Thérèse d'Avila
et Jean de la Croix pour qu'enfin revive l'esprit
ancien de l'Ordre, pour que le goût du désert,
la soif de l'Unique nécessaire dans le retrait du
monde jaillisse de nouveau. Thérèse et Jean ne
sont pas les créateurs de l'école carmélitaine,
elle existait bien avant eux. Ils apparaissent les
restaurateurs de l'idéal primitif compromis par
une insertion du monde dans la vie du carme,
héritier du désert.
LA MYSTIQUE RHENANE
Tauler (f 1361)
Le plus grand disciple d'Eckhart est un domi-
nicain strasbourgeois : Tauler. Prédicateur dans
des monastères féminins, ses auditrices ont pris
des notes et conservé ses sermons. Sachant la
défiance qui entoure certaines propositions de
son initiateur, il ne le cite pas, tout en repre-
nant la majorité de ses thèmes concernant le
fond de l'âme dans lequel le Père engendre le
Verbe, la contemplation et la divinisation. Il
avouera que l'abandon total auquel parviennent
certains êtres « n'est qu'une brève réussite ».
Tauler indique clairement la structure de l'âme
2 1 3 / 1 . A MYSTIQUE RHÉNANE
LA MYSTIQUE VISIONNAIRE
T
JLi'ALCHIMIE autrement appelée science sa-
crée, tant pratiquée tout au long du Moyen Age,
affirme avoir pour but de ses recherches la dé-
couverte de la « très précieuse Pierre Philoso-
phale ». Quelle est-elle ? Où et comment la
trouve-t-on ? En gardant à l'esprit le conseil
donné aux lecteurs dans la Turbe des Philo-
sophes : « Ils doivent entendre nostre intention,
et non pas se prendre aux paroles », écoutons ce
que dit Pierre Vicot, alchimiste normand de la
fin du XV" siècle. « Or la pierre, à bien considérer
son essence, ses effects et sa vertu, est par les
yeux d'un vray philosophe cogneue dans toutes
les choses qui sont au monde, laquelle pierre
n'est mie autre chose qu'une vertu célestielle
spécifiée dans tous les individus de la nature, la
nature de laquelle iacoit que très noble est
pourtant en sa primeraine nature en indifférence
générale dont elle se devest en espousant la
nature des* choses soubs le mantel desquelles
elle produict effects convenables à icelle nature
moiennant toute fois la première vertu qui tient
en son Secret, couleurs, odeurs et autres puis-
sances 1 . »
LES GRANDS
COURANTS SPIRITUELS
XIVe au XVIIe siècle
T>
J L ^ EPUIS sa christianisation l'Angleterre a
connu de nombreux spirituels. Bénédictins, char-
treux, cisterciens, prémontrés, victorins, francis-
cains et clercs anonymes contribuèrent à prépa-
rer ce que l'on devait appeler « l'école anglaise »
du XIV e siècle. Cette période apparaît comme la
plus riche et la plus féconde sur le plan pure-
ment mystique. Solitaires, reclus dominent par
leurs visions et leurs expériences personnelles
la spiritualité des différents ordres, au profit
d'une mystique plus élevée. Ces mystiques du
XIV e siècle forment une école assez homogène.
Us se rejoignent tous dans une recherche de
la solitude et un certain retrait par rapport à
la vie commune ; ils se méfient aussi d'une spé-
culation trop abstraite qui resterait au seul
niveau de l'esprit. Dans leur vision l'expérience
même est spéculation. La tendance de ce
XIV e siècle est la vie érémitique. Un document,
l'Ancien Riwle, propose un règlement pour ce
genre de vie. Il souligne la solitude, la recherche
de la sainteté par l'ascétisme et la mystique
laissant en marge doctrine et théologie. La prière
y est présentée sous forme de « dévotion ». Ce
genre de règle, type d'une multitude d'autres,
était courant à l'époque. Aussi, les grands per-
sonnages de la mystique anglaise sont-ils à
rechercher parmi ces ermites et reclus, hommes
ou femmes. Richard Rolle (t 1349) f u t le pre-
mier de ces écrivains spirituels. Le Nuage de
COURANTS S P I R I T U E L S (XVIIe SIÈCLE) / 248
ASPECTS DE L'ESOTERISME
CHRETIEN
XVIIIe siècle
T
JLJ'ESOTERISME chrétien constitue, sinon une
tradition ininterrompue, du moins un ensemble
de tendances permettant de comparer entre eux
des penseurs et des écrivains à l'esprit souvent
fécond. Il se manifeste à certaines époques plus
qu'à d'autres ; les Kabbalistes chrétiens de la
Renaissance constituent ainsi un renouveau de
la théosophie et de l'illuminisme en terre chré-
tienne ; mais le siècle s'y prêtait ; et si Guil-
laume Postel, Pic de la Mirandole, Reuchlin,
n'ont cessé d'avoir des successeurs, il faut
attendre la seconde moitié du XVIII e siècle
pour trouver une autre période propice. Certes,
à l'époque qui précède la Révolution française
et qui la prolonge, l'illuminisme ne gagne pas
seulement des chrétiens ; mais ils sont la ma-
jorité, et si leurs options théosophiques ne sont
pas toujours identiques, du moins se rattachent-
ils à une foi assez semblable. C'est d'eux qu'il
s'agit ici, de leurs tendances les plus représen-
tatives, environ un siècle après la mort de Jacob
Bôhme jusqu'au congrès de Vienne. Cet exposé
concerne essentiellement des théosophes chré-
tiens ; mais n'oublions pas que des affinités
identiques d'esprit rattachent ces derniers à
d'autres penseurs également marqués par le
pythagorisme, la Kabbale, etc. Fabre d'Olivet.
Court de Gébelin ne font pas ici l'objet de déve-
loppements ; mais par leur théorie du langage,
leur goût de la recherche analogique, leur désir
de parvenir à une clef universelle, grâce à une
intuition guidée par une Tradition qu'il s'agit
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n( x v i i i es i è c l e )/3 0 7
Né à Sainte-Marie-aux-Mines, conseiller de
légation de la Saxe ducale, précepteur auprès
du jeune baron de Stein (le f u t u r ministre
prussien) en 1774, cet Alsacien, juriste de for-
mation, a passé presque toute sa vie à Stras-
bourg et s'est consacré de bonne heure à l'étude
des théosophes. Il acquiert la Librairie Acadé-
mique de Strasbourg, devient ainsi éditeur-
libraire, ce qui lui assure une tranquillité rela-
tive et momentanément interrompue par la
tourmente révolutionnaire. Ami d'Oberlin, de
Jean de Tùrckheim, de Jacob Lenz et de H.L.
Wagner, mystiques et théosophes connus de
Goethe, il fonde avec eux une revue, Der
Biirgerfreund. Pendant des années et jusqu'à la
fin de sa vie, il reste l'ami dévoué de Willermoz;
c'est avec Jean de Tùrckheim, son compatriote
strasbourgeois, que Salzmann organise le sys-
tème des C.B.C.S. (cf. article sur Willermoz) ; à
la même époque, il prend une part active au
convent de Wilhelmsbad (1782, cf. ibid.) et res-
tera toujours, en Alsace, le représentant autorisé
des Grands Profès. On le verra servir d'intermé-
diaire entre Willermoz et les princes allemands
Charles de Hesse-Cassel et Frédéric de Bruns-
wick. Il rencontre Saint-Martin en 1788, à Stras-
bourg, où le Philosophe Inconnu passe l'une des
périodes les plus heureuses de sa vie en compa-
gnie des mystiques alsaciens, dont Salzmann et
Mme de Bocklin font partie. Peut-être lui doit-
on, comme c'est certainement le cas pour
Mme de Bocklin, d'avoir intéressé Saint-Martin
à la philosophie de Jacob Bôhme. C'est que Salz-
mann s'inspire des théories du cordonnier de
Goerlitz, mais aussi d'Engelbrecht, Œtinger,
Bengel et Hahn. Il correspond avec Jung-Stilling,
3 5 7 / L'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII E SIÈCLE)
Lavater, Georg Millier, Moulinie, Saint-Martin.
l'évêque Grégoire, Oberlin, Friedrich von Meyer,
Gotthelf Heinrich von Schubert, Emil von
Darmstadt, Mme de Kriidener, Nuscheler et
d'autres écrivains ou théosophes.
Son œuvre initiale, Tout se renouvellera, parue
en sept parties de 1802 à 1810, contient de nom-
breux extraits de lectures théosophiques et des
notes personnelles. On y trouve des pages de
Ruysbroek, Tersteegen, Catherine de Sienne, An-
toinette Bourignon, Mme Guyon, Jane Lead,
Swedenborg, Bromley, etc., auteurs que Salz-
mann répand et fait mieux connaître des lec-
teurs alsaciens, des Allemands du Nord et des
Suisses. Dans ce travail, Salzmann expose d'in-
téressantes idées sur l'état de l'âme après la
mort et sur la résurrection. Avant la résurrec-
tion, nous passons par un état transitoire avant
d'aller définitivement dans le ciel ou en enfer ;
Salzmann tente ainsi de rendre acceptable aux
protestants la théorie catholique du purgatoire.
Il est l'auteur de quinze volumes parmi les-
quels se trouvent aussi : Sur les derniers temps
(1806), critique d'un ouvrage de Kelber (1805)
sur le royaume de mille ans ; et surtout :
Regards dans les mystères des voies de Dieu
relatives à l'humanité (1810). Salzmann présente
une cosmogonie de type très martinésiste : la
révolte des anges fut à l'origine d'un chaos dont
Dieu fit une splendide demeure habitée par les
hommes. Le désordre des éléments est la consé-
quence de la chute d'Adam. Salzmann prophé-
tise volontiers sur la fin des temps. On l'a
souvent confondu avec son cousin Johann Daniel
Salzmann, secrétaire d'une commission muni-
cipale (Actuarius) et commensal de Gœthe, Jung-
Stilling et Herder en 1771 ; cet ami de Gœthe
est mort en 1812, mais l'ami de Saint-Martin
en 1821.
LA MYSTIQUE PROTESTANTE
John (1703-1791)
et Charles (1708-1788) Wesley"