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Encyclopédie des mystiques

Petite Bibliothèque Payot / 274

Marie-Madeleine Davy
Encyclopédie des mystiques
II. Christianisme occidental,
ésotérisme, protestantisme, islam
© 1972, Robert Laffont et Éditions Jupiter.
© 1977, pour l'édition de poche, Seghers et Jupiter.
© 1996, pour la présente édition,
Editions Payot & Rivages,
106 bd Saint-Germain, Paris VIe
Sous la direction de
Marie-Madeleine DAVY

et avec la collaboration principale de

BOUGEROL Jacques Guy


BOULEAU Philippe de
DELUZAN Jean
FAIVRE Antoine
HUTIN Serge
LACOUDRE Jacques
LEENHARDT Raymond
MARCADET Jean
MOKRI Mohammad
NI EL Mathilde
PAGE Thierry
RENNETËAU Jean-Pierre
YOUNG Bailey
J.-P. RENNETEAU
JEAN MARCADET

LA MYSTIQUE BYZANTINE
SUITE

La théologie - approche du mystère révélé J

Qu'est-ce que la théologie, sinon la révélation


de la Trinité, du Père, du Fils et de l'Esprit ?
En effet, par le terme théologie, les Pères dési-
gnent le plus souvent le mystère de la Trinité.
Cette théologie, qui n'est pas uniquement objet
de savoir, appelle à une profonde expérience
mystique, supposant des étapes progressives,
afin de s'élever d'étape en étape dans une
communion toujours plus profonde avec la
Trinité. Dans son sens le plus ancien, la théo-
logie désigne l'Ecriture. Ainsi Denys l'Aréo-
pagite, parlant de « théologie mystique », dé-
signe une compréhension des « cimes secrètes
de l'Ecriture ». Pour Grégoire de Nysse, l'ap-
proche n'est pas différente, mais Dieu est voilé
sous la lettre des Ecritures. Dans l'Eglise
« Corps Mystique du Christ », dans les mystères
(sacrements), le chrétien peut saisir et com-
prendre la « théologie^ enseignée dans les Ecri-
tures.

En effet, selon Maxime le Confesseur, l'Ecri-


ture est l'ébauche de l'Incarnation de la Parole.
« Seule l'Incarnation plénière, la Parole fait
chair, donne le sens profond des livres Saints. »
On comprend que cette Incarnation plénière
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 2
continuée par l'Eglise ne peut être vécue que
dans l'Eglise. Et toute la récapitulation de cette
Incarnation de la Parole, puis de cette Incar-
nation totale, a lieu dans le Christ, « récapitu-
lation » et accomplissement de la promesse de
Dieu faite à Adam après la chute. Ainsi dans la
Tradition « la réception de la Vérité dans l'Es-
prit qui scrute les mystères de Dieu les rend
manifestes à l'Eglise ». Par là se dégage le lien
profond qui existe entre le Christ qui accomplit
et l'Esprit qui révèle le mystère dans l'Eglise.
La connaissance, la gnose orthodoxe viendra
donc de la connaissance du Christ, de la com-
munion et participation ontologique en Lui.
Et à travers Lui la connaissance de l'homme
s'ouvrira jusqu'à sonder les profondeurs de
l'Ecriture et les abîmes de l'Univers. « Le mys-
tère de l'Incarnation du Verbe contient en soi
la signification de toute la création sensible et
intelligible... C'est l'ouverture totale au mystère
global de notre nature », et Maxime poursuit :
« Mais celui qui connaît les mystères de la
Croix et du Tombeau connaît aussi les raisons
essentielles de toute chose. Enfin, celui qui
pénètre plus loin et se trouve initié au mystère
de la Résurrection apprend la fin pour laquelle
Dieu a créé toutes ces choses au commence-
ment. » Ainsi la connaissance ne vient que si
nous avons la foi, non pas n'importe quelle foi
en un Dieu tout puissant, mais la foi dans la
Révélation portée par l'Eglise. Et l'approche
du mystère nécessitera une attitude d'humilité
et d'amour. Alors une connaissance nouvelle
s'ouvrira, l'intellection du mystère dans l'Esprit
s'accomplira. Là seulement il sera question vrai-
ment de théologie, car nous découvrirons tout
le vrai sens de la création.
La préparation théologique à cette connais-
sance est nécessaire, mais n'est pas le seul but.
Il ne s'agit pas de connaître pour connaître,
mais de connaître pour participer pleinement à
la vie divine, et ainsi d'en comprendre son
sens. Cette union qui apporte la connaissance
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 3
cachée, qui rend participant de la grâce divine,
est la fin dernière, la béatitude du siècle à
venir, la fin eschatologique de tout être. Cette
union réelle avec Dieu ne peut se faire sans
expérience mystique.
La Trinité est-elle accessible à l'union et à l'ex-
périence mystique ? Pour la théologie chré-
tienne, la nécessité d'établir un fondement dog-
matique de l'union avec Dieu l'oblige à formuler
un enseignement « sur la distinction réelle entre
l'essence et les énergies divines ». On en trouve
la récapitulation chez Grégoire Palamas, mais le
fond même n'a jamais été absent de la Tradi-
tion de KEglise. Le charisme particulier de ce
saint a permis une formulation plus claire de
l'enseignement continu des Pères, sur la dis-
tinction entre l'essence et les énergies divines.
Enseignement qui est d'ailleurs contenu globa-
lement dans le dogme de la Trinité. Nous
sommes en face d'un point capital de la mys-
tique orthodoxe et de sa théologie.

Très tôt, la théologie et la mystique orthodoxes


furent placées devant une opposition plus appa-
rente que réelle entre « le Dieu caché » et « le
Dieu révélé ». La Tradition de l'Ancien Testa-
ment, développée dans le Nouveau, enseigne et
insiste sur « le Dieu caché », celui qui est,
celui sur qui Moïse n'osa pas lever les yeux
« dans la crainte que son regard ne se fixât sur
Dieu ». C'est que Dieu ne peut pas être connu
et vu. Lorsque Elie, dans la brise légère, entendit
Dieu « il se voila le visage avec son manteau ».
C'est le Dieu des théophanies grandioses, mais
inaccessible et invisible. Pourtant ce Dieu trans-
cendant s'est révélé, il est « le Dieu révélé ».
Toute l'économie divine, l'économie du salut,
est Révélation du Verbe de Dieu, du Fils de
Dieu. Ce Dieu insaisissable, ce Dieu inconnais-
sable, dont personne « ne peut voir la face et
vivre », ce Dieu a voulu être connu, il est devenu
homme. Dans la Bible, ce Dieu s'est choisi un
peuple, a conclu son Alliance avec lui ; dans
l'économie de la Révélation du Verbe il a pris
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 4
un corps. Par cette Incarnation il transfigure
l'humanité, il se donne et se communique à
elle. Ce Dieu seul possesseur de l'immortalité
prend un corps et vient vivre parmi nous, et
nous entraîne par sa mort et sa résurrection à
une nouvelle naissance, à la vie éternelle perdue
par Adam dans le péché et retrouvé par le Nou-
vel Adam de l'Incarnation. Et cette vie éternelle,
cette nouvelle naissance est participation à la vie
de Dieu, elle est déification, théosis 10 .
Ainsi il y a bien réalité de la déification. Dieu
dans son immensité, Lui l'inaccessible se révèle
à qui il veut, quand il veut, où il veut sans
perdre pour cela son unité. Nous retrouvons
ici la personne. C'est le Dieu personnel qui se
révèle à une autre personne. Il l'illumine de sa
grâce, répand à profusion son Esprit sur la per-
sonne, qui par l'intérieur est éclairée de la
lumière divine et qui pontemple cette lumière
divine incréée. La transfiguration de Séraphin
de Sarov, rapportée par Motovilov, en est
l'image la plus récente, la plus concrète que
nous ayons. Séraphin rayonnait cette lumière
divine que Dieu répandait en lui avec tant
d'abondance.

A cette nature transcendante et incommen-


surablement grande, l'homme peut participer et
cela sans que la grandeur et la majesté divines
soient altérées. Grégoire Palamas écrit: « La na-
ture divine doit être dite en même temps impar-
ticipable et, dans un certain sens, participable,
nous arrivons à la participation de la nature
de Dieu et cependant elle reste totalement inac-
cessible. Il faut que nous affirmions les deux
choses à la fois et que nous gardions leur anti-
nomie comme un critère de la piété 11 . »
Sans nous mettre en polémique avec la pensée
occidentale, qui à la faveur de la querelle
hésychaste repoussa l'attitude orthodoxe, et par
là même repoussa cette attitude mystique ori-
ginale, nous devons dire cependant qu'il y a
refus en Occident de la plénitude trinitaire. La
,5 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
théologie mystique orthodoxe affirme que l'unité
divine, unité trinitaire, se dépasse pour nous
donner la grâce. Et l'« énergie » dont a traité
Grégoire Palamas est ce débordement de la divi-
nité hors d'elle-même, débordement qui est un
acte personnel de la divine Trinité.
Dieu n'est pas divisé en deux parties, essence
et énergie, mais il y a pour lui deux façons
d'exister, les « pôles » de sa personne, « l'altérité
inobjectivable et le don total de ce qu'il est ».
C'est l'Etre même de Dieu qui condescend, qui
remplit l'âme de son énergie, tout en restant
lui-même inaltérable et nous faisant participer
à Lui. Le saint rayonnant la lumière divine,
comme Séraphin de Sarov, est son habitation au
vrai sens du terme, il est demeure de l'Esprit ;
« un rayon de la divinité » est entré en lui et a
transfiguré son être créé dans la vie divine.
Le fondement de la théologie orthodoxe consiste
en cette transfiguration de tout l'être par l'éner-
gie divine qui le rend participable à Dieu : le
déifie.
Cette approche théologique, connaissance du
mystère et participation à lui par la transforma-
tion, par le retour à la vraie nature qui est
divine, requiert une attitude toute nouvelle
propre à la mystique orthodoxe : l'abandon de
l'intellect, du savoir, au profit du cœur et de la
foi'révélée par l'intérieur. Il faut arriver à cette
connaissance pure du mystère, il y a nécessité
de vider l'intellect, d'en chasser l'orgueil de la
connaissance-objet, pour se laisser prendre par
Dieu, dans l'Esprit-Saint, pour avoir une nou-
velle intellection. La base ne sera plus la con-
naissance sensible et humaine, mais la foi révé-
lée du mystère, la Transfiguration de l'âme par
l'énergie divine, l'illumination glorieuse de la
lumière du Thabor. Pour un orthodoxe, c'est à
ce moment que commence la théologie, la vraie
connaissance de Dieu, non par soi-même mais
dans le contact de personne à personne, dans
l'adoration et la participation à la vie divine,
retrouvant ainsi l'état d'Adam avant la chute,
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 6

qui entendait Dieu se promener dans le jardin


à la brise du jour (Genèse 111,8).
Mais il faut que l'intellect humain accepte
cette mort de la connaissance-objet, alors il
ressuscite illuminé par la grâce de l'Esprit-Saint.
La Révélation pensée courtement en des caté-
gories limitées va lui apparaître, ou plutôt il va
la penser, dans ce mystère, en des dimensions
nouvelles révélées pàr l'Esprit. Tel l'or passé au
creuset, l'esprit humain doit être purifié et ce
sera le seul et unique but de l'ascèse : la
purification de l'intellect et des sens. Il faut à
l'homme le mystère de la % Croix pour connaître
toute la dimension de la Révélation et la pléni-
tude de l'Incarnation de Dieu. Cette Croix est
nécessaire pour connaître « le Christ vrai Dieu
et vrai Homme », le Dieu Un et Trois, le Dieu
essence et énergie.

Le mystique se tient dans l'Eglise, les dogmes,


au sein profond de la foi ; « le Credo ne vous
appartient pas tant que vous ne l'avez pas
vécu », dira le Métropolite Philarète de Moscou,
par la conversion de l'esprit et du cœur. Ce
changement d'esprit ou métanoia est le départ
de toute connaissance de Dieu, renversement
des valeurs où le naturel créé est bouleversé au
profit de la prière pure, de la pureté du cœur
puis de l'illumination. L'homme alors devient
co-divin. La divinité, pour notre salut, se laisse
pénétrer ou jplutôt donne avec effusion sa grâce
et l'on est avec Dieu, en Dieu. Nous ne pouvons
ici mieux illustrer cette théorie qu'en laissant
Syméon le Nouveau Théologien retracer sa pre-
mière vision mystique :
« Une nuit, il était donc debout et disait d'es-
prit plutôt que de bouche : « O Dieu, sois-moi
propice, à moi pécheur », quand soudain
sur lui brilla d'en-haut avec profusion une illu-
mination divine qui emplit entièrement l'endroit.
Devant ce fait, l'adolescent ne sut que penser,
il oublia s'il était dans sa maison, et même s'il
se trouvait sous un toit. Car il ne voyait de
,7 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
toute part que la lumière : avait-il seulement
les pieds sur terre, il ne s'en rendait pas compte.
Et il n'y avait en lui ni crainte de tomber ni
souci du monde, et rien de tout ce qui atteint
les hommes et les êtres corporels n'atteignait
alors sa pensée, mais tout entier présent à la
lumière immatérielle et — lui semblait-il — lui-
même devenu lumière, oublieux du monde en-
tier, il fut inondé de larmes, d'une joie et d'une
allégresse inexprimables. Alors son intelligence
s'éleva jusqu'au ciel et découvrit une autre lu-
mière, plus claire que celle qui était proche.
Et, apparition merveilleuse, près de cette lumière
se tenait ce saint dont nous avons parlé, cet
angélique vieillard qui lui avait fourni le pré-
cepte et le livre en question 1 2 . » (Il s'agit ici du
père spirituel de Syméon, Syméon Studite.)
Ce ravissement dans la Lumière de Syméon,
même s'il est de sa première jeunesse, montre
l'importance de la prière, et dévoile le mystère
de l'illumination mystique. Il n'y a donc jamais
opposition entre théologie et mystique, les deux
ne sont qu'une seule et même chose. « Celui
qui prie est vraiment théologien, et est théolo-
gien celui qui prie », dit Evagre ; c'est le prin-
cipe de toute vraie théologie ; la conversion par
la prière, dans la grâce de l'Esprit-Saint. La
connaissance ne sera plus une accumulation de
savoir, mais une vraie co-naissance, une renais-
sance, où l'on « est-avec » Dieu, où on le ren-
contre personnellement. Ainsi connaissance et
sainteté seront inséparables, il s'agira d'un
« changement ontologique » de la personne dans
la lumière divine.
Ascèse et Prière
L'ascèse dans la vie chrétienne orthodoxe est
nécessité. Pas de vie mystique sans ascèse. Elle
porte sur les sens et l'intellect. « Dur est notre
combat », écrit le staretz Silouane, combat pour
se préparer à la plénitude de la grâce divine, mais
combat de tout chrétien s'acheminant vers la
déification. Il faut ici envisager l'ascèse dans la
vie mystique orthodoxe, d'abord quant à sa
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 8
nécessité pour la vie chrétienne, puis dans sa
relation avec le .monachisme qui présente une
ascèse plus développée, plus charismatique,
toute tendue vers la participation à Dieu.
Au baptême, le chrétien s'engage à renoncer
« à Satan et à sa pompe », et par là même
accepte l'exercice de l'ascèse. La tentation du
monde extérieur est grande ; flatteuse pour les
sens, elle attire chaque baptisé qui à son bap-
tême promet d'y renoncer et dé s'engager sur
la voie du Christ, passant par le mépris, la
Croix, la mort mais aboutissant à la Résurrec-
tion. Dans ses catéchèses, Cyrille de Jérusalem
commente la seconde formule de renonciation
à Satan « et à toutes ses œuvres ». A ce propos,
il indique tout un programme d'ascèse chré-
tienne, qui reste valable pour tous les temps,
et même de nos jours. Satan a été vaincu par
le Christ, la porte du royaume a été de nouveau
ouverte ; toutefois, Satan ne reste pas moins
présent, cherchant à séduire l'homme, comme
il a séduit la création entière à travers Adam
et Eve. Sa présence est réelle et compte beau-
coup dans l'ascèse orthodoxe. Dans la vie mys-
tique, il est piège constant pour le chrétien. Ainsi
Cyrille demande de renoncer à lui « comme à
quelqu'un qui est un usurpateur ». Tout péché
s'inscrit parmi les « œuvres du diable », et si
l'homme se détourne de la voie d'union divine
tracée par le baptême, il devient un « parjure ».
Le baptême engage tout l'être. Pour cette rai-
son, il nécessite cette coupure d'avec les actes
et les pensées qui ne seront pas en conformité
avec la promesse donnée. Acceptation ou refus
du monde ? Tel est le dilemme profondément
inscrit dans l'âme chrétienne : « Je vous laisse
dans le monde mais vous n'êtes pas du monde »
(cf. Jean XVII). Cyrille précise tous les dangers
et les pièges « de la passion du théâtre, des
courses de chevaux, de la chasse et de toute
vanité de ce genre 13 ». Après avoir invité le nou-
veau chrétien à fuir Satan sous toutes ses
formes, il conclut : « Fais donc attention à toi
et ne te retourne pas, après avoir mis la main
,9 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
à la charrue, vers la pratique amère de ce
monde-ci, mais fuis sur la montagne près de
Jésus-Christ, la pierre taillée sans mains qui a
rempli l'univers 14 .» Dès l'entrée dans le, mys-
tère de la révélation, Cyrille pose comme prin-
cipe l'actualisation de la renonciation à Satan
comme ascèse nécessaire non seulement pour
recevoir le sacrement, mais pour continuer à
monter vers la transfiguration. L'illumination
baptismale est inséparable de l'ascèse. La vie
chrétienne, exigeante par son ascèse, n'est pas
dépourvue de consolation, puisque ce mouve-
ment de combat, dont parle l'apôtre Paul, n'est
ordonné que vers le but de la joie spirituelle :
le partage mystique de la vie divine.
L'ascèse n'est pas le lot d'une minorité ; elle
sera requise pour tous. Toutefois, elle n'est pas
innée, selon Clément d'Alexandrie. Dans les
Stromates, il dira que la « gnose », cette connais-
sance du mystère au niveau de l'intellect et du
cœur, est affaire d'exercice. L'ascèse désigne la
préparation purificative des sens et du cœur
pour parvenir à la participation, à l'actualisation
de la vie divine reçue par le sacrement. L'union
à Dieu — ou plutôt la réception de l'Esprit-
Saint — exige cette purification ; seule une
ascèse y donne accès. Il s'agit bien ici d'insister
sur la discrétion qui est vertu chrétienne au-
thentique. Les ascètes égyptiens l'ont souvent
glorifiée. L'ascèse en soi n'a pas d'utilité pour le
chrétien; l'exploit ascétique — sans sa finalité
qui est réception de l'Esprit-Saint — est défor-
mation de la foi, ne conduit pas à la vie mys-
tique, elle traduit un être malade. L'ascèse exige
une connaissance de soi. Le chrétien engagé,
christophore, doit comprendre le sens de sa
destinée ; cette prise de conscience l'engage dans
une voie décisive. L'ascèse active est nécessaire
pour monter au niveau de la contemplation. Il
ne convient pas d'insister sur la nature mau-
vaise, le mal dans la matière, mais plutôt de
considérer avec Maxime le Confesseur comment
la volonté a été blessée par le péché. Deux volon-
tés s'affrontent dans l'homme, l'une mue par
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 10
l'amour attire vers Dieu, tend à retrouver
l'image libérée de sa tunique de chair; l'autre,
volonté délibératrice, introduite par le péché,
peut repousser la lumière et entraîner vers le
bas ; affectée par les sens, elle se situe au
niveau charnel de la personne, et de la chair,
résultant du péché. De ce fait, aucun compro-
mis ne peut avoir lieu : ou tension vers Dieu
ou chute vers le mal.
L'ascèse conduit à la tranquillité (apatheia),
à cette pacification des passions, condition de
la vie mystique. La charité qui a la place la plus
importante dans la lutte ascétique, « si je n'ai
pas la charité je ne suis rien » (I Cor. XIII,3),
conditionne la vie mystique. Tous les mystiques
sont des hommes de chanté et de compassion.
Car en eux n'existe plus le règne des passions,
mais celui de l'Esprit-Saint. Une caractéristique
de l'ascèse non proprement monastique est la
virginité. Paul a parlé de la virginité comme
consécration au Christ. L'existence des vierges
dans l'église primitive montre à quel point la
virginité comme ascèse peut réaliser dans l'âme
l'union parfaite, préparant une couche nuptiale
sans souillure. On assiste à un vrai mariage
spirituel entre l'âme vierge et le Christ. Mais
« vierges et continents peuvent vivre dans le
monde, rester dans leur milieu et conserver
leurs biens »15.

On a toujours eu coutume de situer l'ascèse


dans la voie particulière séparée du monde. Ce
serait réduire le baptême à un acte formel n'en-
gageant pas tout l'être dans sa transformation.
Mais il importe de considérer l'ascèse monas-
tique comme un renoncement, sinon plus par-
fait, du moins dont le but est d'actualiser
l'efficience du baptême à son plus haut niveau.
En fait, il s'agit ici d'un charisme particulier.
La vie de Dieu, la rencontre mystique ne peut
s'effectuer que dans la prière, et l'ascèse désigne
la préparation à cette dernière. Elle constitue le
sens de toute vie chrétienne, son épanouissement
dans le contact avec la Personne divine. Ainsi
,11 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
l'ascète considère la prière comme une porte
donnant accès à la rencontre ; il consacre la
plupart de son temps à la préparation ascétique;
il se purifie pour arriver à la « prière pure ».
Pour y parvenir, l'ascète chrétien doit tout aban-
donner et « ne plus regarder en arrière » mais
tendre vers l'avant, dans le combat incessant des
passions, obstacles à sa volonté d'aller vers
Dieu.
Ce renoncement — abandon de tout au pro-
fit de la seule prière — constitue « l'essence
même du renoncement monastique »16. Sans
vouloir limiter l'ascèse au monachisme, il con-
vient de présenter une vue succincte de l'esprit
des trois renoncements qui sont à la base de ce
charisme particulier reconnu de tout temps par
l'Eglise comme le martyre spirituel, l'anticipa-
ton eschatologique du Royaume.
L'ascèse monastique ne peut être conçue
comme négative, elle doit être un acte positif
d'amour. La vie de Dieu est amour. L'ascèse
consistera donc à purifier le terrain de la ren-
contre personnelle avec Dieu, à recréer dans la
prière, l'unité, la paix, l'équilibre de tout l'être
pour être réceptacle de l'Esprit-Saint. L'ascèse
même n'est pas un acte que l'on fait de force.
Celui qui cherche Dieu, au contraire, est par-
faitement libre ; la vie ascétique, loin d'être
un fardeau, sera bien plus pour lui l'allégresse
de la rencontre, la préparation de ce lit nuptial
de l'amour divin. «Le monde entier est sous
l'empire du mal » (I Jean V,19). Le mal est que
l'homme par sa liberté soit devenu esclave du
péché. Cette constatation exige l'ascèse. La déifi-
cation demande l'union de l'humain et du divin.
Ainsi le positif de l'ascèse se dégage, ce mouve-
ment d'amour n'est pas négatif, il n'est même
pas imposé par Dieu ; l'homme dans sa liberté le
choisit.
Dans l'Eglise orthodoxe le monachisme est
considéré comme état céleste, répondant à l'in-
jonction formulée par le Christ, « soyez parfaits
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 12
comme votre Père céleste est parfait » (Matt. V,
41) et par l'apôtre Paul qui recommande de
« prier sans cesse » (Thess. V,17). Pour cela, le
moine dispose des trois renoncements qui cons-
tituent le fond de son ascèse : l'obéissance, la
chasteté et la pauvreté. La spiritualité monasti-
que orthodoxe considère l'obéissance comme
le moyen le plus parfait pour disposer à la
prière pure, à la déification. Car elle est renon-
cement à sa volonté propre, soumission à un
père spirituel. Cette forme d'ascèse peut paraître
naïve. Mais l'obéissance est mystère révélé seu-
lement par l'Esprit-Saint. Cette décision de
livrer cette liberté donnée par Dieu à un autre
n'est pas abdication ; on ne perd pas sa person-
nalité. Là encore, on se trouve dans le domaine
mystérieux de la foi. « L'obéissance » peut être
comparée à l'aigle qui par la force de ses
ailes s'élève vers les hauteurs et calmement
regarde l'espace qui le sépare de la terre, jouis-
sant de sa sécurité et de sa maîtrise des hau-
teurs, inaccessible et mortellement effrayant
pour les autres 17 . Le moine (ou le laïc) qui se
soumet en Dieu à son père spirituel, se libérant
ainsi de toute charge, atteint à la « pureté de
l'intellect en Dieu », condition essentielle de la
prière pure et de la vie mystique. « Le novice qui
se livre lui-même en servitude volontaire reçoit
en retour la liberté véritable », nous dit Jean
Climaque dans l'Echelle. Dans cette liberté
réelle, il retrouve sa volonté naturelle d'aller à
Dieu et de participer à la vie divine.

LA TRADITION
DE LA PATERNITE SPIRITUELLE
DANS LA SPIRITUALITE ORTHODOXE
L'obéissance, renoncement à la volonté propre,
est soumission à un père spirituel. Celui-ci —
geronda ou staretz — ne réduit pas la volonté
de son fils spirituel, il ne veut pas l'assujettir à
une volonté humaine ; une telle attitude mani-
festerait l'exercice d'une volonté de domination
sur une autre âme. En lui confiant sa liberté, le
novice regarde son père spirituel comme tenant
,13 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
la place de Dieu. L'œuvre du staretz, loin d'être
volonté de diriger, sera bien au contraire de
conduire sur le chemin de la prière et de l'illu-
mination, grâce à l'expérience qu'il aura acquise
lui-même et qu'il communiquera à son fils. Ce
salut ne peut être obtenu sans la victoire sur
les passions, et toute la responsabilité dans cette
lutte incombera au père spirituel qui va prendre
en charge le novice, l'enfanter à la nouvelle vie
selon l'Esprit. Ainsi le « vieillard » n'entame pas
la liberté qui lui est confiée, et lui-même, s'il
usait de cette liberté à d'autres fins que l'union
mystique, se verrait coupé de l'amour de Dieu.
Le novice en s'abandonnant par l'obéissance
peut atteindre les sommets de la perfection tel
saint Dosithée, le disciple de saint Dorothée de
Gaza, qui illustrent ce que sont la paternité spiri-
tuelle et la vraie filiation spirituelle dans l'obéis-
sance.
Le tKème de l'obéissance est vaste et inépui-
sable, il suffit de citer quelques exemples. En
parlant de l'obéissance par rapport au père spiri-
tuel, nous entendons manifester par là qu'elle
n'est pas l'apanage des moines mais.bien de tous.
Chercher la bénédiction avant chaque acte, se
plier dans l'obéissance à l'humilité, vertu fon-
cière de l'âme sainte, c'est un thème très vaste
dans la littérature spirituelle ; elle revêt un ca-
ractère important dans la mystique orthodoxe.
C'est dans le cœur purifié par l'humilité, engen-
drée par l'obéissance, que l'Esprit trouve abri.
Dans l'obéissance l'âme s'oriente vers la vie
éternelle et effectue ce « passage de la mort à
la vie ». Le grand Barsanuphe écrivait à Jean :
« Attache-toi à l'obéissance qui fait monter au
ciel et rend semblable au Fils de Dieu — Frère,
que celui qui aspire à être enfant de Dieu
acquière en grande humilité la soumission à
l'obéissance. — Celui qui veut être vrai disciple
du Christ ne peut plus rien faire de lui-même. »
LA CHASTETE
La virginité est le fondement de la vie ver-
tueuse. La lutte contre les passions constitue le
côté négatif pour restaurer l'image divine, l'exer-
cice des vertus en est l'aspect positif. L'ascèse
exige la virginité qui déifie ceux qui y sont ini-
tiés. C'est la seule vertu qui tende à restaurer
l'image de Dieu dans tout son éclat. Sans vouloir
donner une explication scientifique et psycholo-
gique de la chasteté, quelquefois appelée
« chasteté sublimante » par les contemporains, il
est nécessaire d'en souligner le sens, à la suite de
la tradition ecclésiale, qui n'a jamais voulu dé-
montrer l'importance de la chasteté en suppo-
sant à la sexualité ni la considérer comme contre
nature. Le mariage chrétien est sain et peut
conduire à la sainteté et à la chasteté. Cepen-
dant, la voie monastique nécessite la chasteté
totale. Le moine imitateur du Christ ne peut
lui ressembler que s'il suit l'exemple donné
par lui. En effet si l'amour divin est possible
dans le mariage, il semble moins direct. Lors-
que cet amour arrive à un certain point, auto-
matiquement il tend à se séparer de ce qui
n'est pas en accord avec lui. Ce n'est pas là
un blâme du mariage ni une condamnation de
l'acte par lequel « l'homme vient au monde ».
L'Eglise a toujours rejeté ceux qui choisissent
le monachisme par répugnance au mariage. La
chasteté est le retour à l'intégrité, à la plénitude
du corps nécessaire à la vie mystique. L'union
divine ne peut se réaliser que dans la pureté.
La chasteté est séjour ininterrompu de Dieu
dans l'âme. Si elle comporte l'abstinence char-
nelle, elle n'exige pas moins l'abstinence de l'in-
tellect et Basile le Grand avouera : « Bien que
je n'aie pas connu de femme, je ne suis pas
vierge. » La chasteté est retour à l'intégrité,
à l'image, elle est surtout exigence de l'amour
et de la liberté. Par elle l'ascète est conduit à la
vie austère afin de découvrir une perle d'une
rare beauté. Par elle, l'homme devient temple
du Saint-Esprit (cf. I Cor. VI,19), les autres
passions sont chassées, l'ascète devient un
,15 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
orant continuel. Cependant, l'Eglise se souvient
de l'enseignement du Christ : « Tous ne com-
prennent pas cette parole, mais ceux à qui cela
a été donné» (Matt. XIX.ll). La chasteté, ce
charisme divin, l'Eglise ne l'a jamais imposée et
elle a refusé le clergé célibataire dans les villes,
en même temps qu'elle imposait de sévères
épreuves à l'aspirant moine. Mais « celui qui
étant encore revêtu de la chair a reçu le prix
de sa victoire (le don de la chasteté) est mort
et ressuscité et a connu dès ici-bas les prémices
de l'incorruptibilité future », dit Jean Climaque
à la fin du 15e degré de l'Echelle.

LA PAUVRETE
Le vœu de pauvreté, ou la renonciation à
l'acquisition, complète l'obéissance et la chas-
teté pour arriver à la prière pure. Il s'agit pour
le laïc ou le moine de lutter contre l'esprit de
propriété, surtout contre la « passion d'acqué-
rir ». Ce renoncement est essentiel, il détache
des choses matérielles, non pas dans leur utili-
sation mais dans l'amour que l'on peut leur
porter. Cet engagement imite et identifie à
Dieu en passant par le Christ qui « n'avait pas
où reposer sa tête » (Matt. VIII,20). Et, ce fai-
sant, il contribue, selon les paroles de l'Archi-
mandrite Sophrony, à « libérer l'intellect des
pesantes images de la matière ». Tous les as-
cètes reconnaissent que si le moine et le laïc
ne doivent rien posséder, cette pauvreté ne peut
se pratiquer qu'avec la plus grande discrétion,
car la mesure est différente pour chacun. Ainsi
le combat porte sur le «désir de posséder et
non sur le fait de posséder». L'avidité de pos-
séder est cause « d'idolâtrie » (Col. 111,5). Bien
souvent cette vraie pauvreté, ce détachement
profond des choses reste pour le monde impos-
sible à comprendre.
Au niveau de la connaissance intellectuelle
l'ascète doit réaliser un véritable labeur dans
le domaine de la pauvreté. La richesse de notre
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 16
connaissance scientifique n'est rien en compa-
raison de la connaissance divine qui seule se
révèle dans l'humilité et la prière. Paul dit —
citant Isale (XXIX,14) et le Psaume (CVI.27) —:
« Je (Dieu) détruirai la sagesse des sages,
j'anéantirai l'intelligence des intelligents. Où
est-il le sage ? Où est-il, l'homme cultivé ? »
(I Cor. 1,19). Mais par le Christ, participant de
sa chair déifiée, nous avons maintenant la
vraie connaissance dans l'Esprit. Pour l'acquérir
il faut que l'intellect reconnaisse sa pauvreté
face au mystère divin. Tout amour de posses-
sion chasse loin de Dieu et aussi du prochain
envers qui nous manquons de disponibilité.
« L'amour de l'argent (la cupidité) est la racine
de tous les maux, et elle l'est en effet, car elle
est à l'origine des vols, de l'envie, des sépara-
tions, des inimitiés, de la cruauté, de la haine,
des meurtres », précise Jean Climaque dans le
17e degré de l'Echelle. Pour assurer cette puri-
fication qui libère des soucis essentiels, pour
purifier l'intellect afin d'être libre, la voie des
renoncements à la possession est nécessaire.
L'homme, « lorsqu'il ne possède pas, ne s'attriste
point mais continue à vivre comme s'il possé-
dait », dit Staretz Silouane à son disciple. Et
« l'homme pauvre prie avec un intellect pur ;
celui qui a goûté les biens d'en-haut méprise faci-
lement ceux de la terre. — Tout ce qu'il pos-
sède, il le considère comme inexistant » (Jean
Climaque, 17e degré).
Sans être un but en soi ou le moyen d'obte-
nir une récompense, l'ascèse est le prélude de la
vie mystique. Le travail ascétique, même dans
la plénitude^ de la grâce, doit se poursuivre
jusqu'à la/ mort, où l'âme quittant sa tunique
de peau retourne à la gloire du Père. Grâce à
l'ascèse, le Saint-Esprit régénère l'âme, la res-
suscite lui faisant don « dès ici-bas, du royaume
des deux 1 8 ». Dès lors, l'homme commence à
voir le Christ : « Oui, je vous en prie, efforçons-
nous, tant que nous vivons encore en cette vie,
de le voir et de le contempler. Car si nous
sommes jugés dignes de le voir ici-bas sensible-
,17 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
ment, nous ne mourrons pas, la m o r t n'aura pas
sur nous d'emprise. Non, n'attendons pas l'ave-
nir pour le voir, mais dès maintenant hâtons-
nous de le contempler 1 9 . »
L'ascèse de Vintellect
La succincte vision de l'ascèse orthodoxe,
comme préparation à la vie mystique, serait
incomplète si nous ne parlions pas d'une f o r m e
particulière de l'ascèse, déjà entrevue et sus-
citée par l'autre, celle de l'intellect 20 . Ascèse
de l'intellect et ascèse active du corps sont
étroitement liées. L'unification de l'être et sa
purification résultent du combat contre les
passions, mais si l'intellect continue d'être dis-
persé par de multiples sollicitations, il ne pourra
pas y avoir de vraie contemplation. De plus,
l'intellect doit quitter la voie de la théologie
contemplative. Cette ascèse n'implique pas un
changement de méthode, ni m ê m e une nouvelle
méthode, mais une intellection nouvelle p a r le
cœur. L'ascète doit faire la kénose (xévtooCç )
de l'intellect, le vider de toutes pensées, notions,
connaissances humaines et divines afin qu'il n'y
ait plus en lui aucune idée ; qu'il soit anidéos
( avetSeoç). Alors, « l'intellect... lié par l'attention
à la prière, demeure dans le cœur ». Cette ascèse
qui peut paraître à l'abord particulière, se mêle
intimement à la méthode hésychaste, purifica-
tion et descente de l'intellect qui n'est autre q u e
l'extinction des forces de l'imagination et la
libération de l'intellect de toute image qui s'y
était introduite... et l'intellect ainsi uni au
cœur « est en général l'état normal de la vie
religieuse 21 ». Cet état, s'il est désiré par l'ascète,
/ n ' e n est pas moins pure grâce divine. L'Esprit-
Saint ne pourra prendre possession du priant,
l'élever à une intellection nouvelle de Dieu,
opérer dans son cœur, centre vital de l'homme,
source de la compassion et de l'amour, siège
de l'intelligence et lieu de l'esprit, que s'il est
pacifié et purifié. Mais il est bien évident que
cette maîtrise de l'ascèse de l'intellect, ainsi
que toute ascèse, comme accès à l'intellection
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 18
par le cœur dans la prière pure, comporte des
difficultés. Cette voie ardue ne pourra être
entreprise que sous la conduite d'un père spiri-
tuel très expérimenté, ayant vécu cette ascèse
et reçu l'Esprit.

La sainteté

La sainteté n'est pas l'apanage du seul mys-


tique. La sainteté est partage d'une sainteté
globale, réelle, existentielle, celle de Dieu dans
l'Eglise corps du Christ. L'Eglise, préfiguration
de la Jérusalem céleste, vit dans l'Esprit-Saint
et marche dans une eschatologie déjà commen-
cée à l'Incarnation vers la plénitude, vers la fin
pour laquelle elle existe, la déification totale
du cosmos. L'homme vit en ce sens une sain-
teté cosmique inséparable de chaque baptisé
ouvert au mystère et s'acheminant dans son
charisme personnel vers son aboutissement cos-
mique ; ce retour grandiose au sein du Père,
inauguré et présenté par le Fils, se réalise par
l'Esprit. La sainteté cosmique de l'Eglise est
trinitaire. Elle s'enracine dans la Trinité Créa-
trice, passant par la Trinité Rédemptrice, abou-
tissant dans la Trinité glorieuse. L'œuvre ainsi
commencée le prjemier jour de la création, dé-
tournée de son but par l'homme, redevient dans
la main du Père plus éclatante que jamais. L'ex-
plication de ce mystère de la sainteté dans
l'Eglise p a r un quelconque concept intellectuel
pose des difficultés. L'Eglise n'est saisissable
que par le cœur dans la foi, par les simples et
les purs de cœur. « Heureux les cœurs purs, car
ils verront Dieu » (Matt. V,8). Ceux qui accueil-
lent Dieu dans la fibre de leur être sensible
peuvent le comprendre. Et ces purs de cœur
sont les saints, ceux qui, déifiés par l'Esprit
dans la grâce divine, participent au grand mys-
tère de la vie Trinitaire. Ils ouvrent à la lumière
d'en-haut les portes de la connaissance affai-
blie p a r les lourdeurs de la chair ; ils sont les
porteurs de l'Esprit-Saint qui p a r eux se répand
et transforme ; ils sont ces vases d'élection que
,19 / LA MYSTIQUE BYZANTINE

l'Eglise chante : les Théophores. Ils anticipent


sur la terre la mystérieuse vie divine du ciel,
faite de paix, de douceur et de joie dans l'Amour
divin. Ainsi ces participants de la grâce Trini-
taire nous révèlent l'Unité de l'Eglise, et l'Unité
de la sainteté chrétienne. La Trinité est Une,
l'Eglise est Une, la sainteté est une. Cela ne
veut pas dire que la personnalité de chaque être
soit effacée. Loin de là, car la grâce opère selon
le charisme de chacun, comme la lumière uni-
que du soleil donne à travers un prisme de
verre des couleurs différentes.

Le problème de la vie baptismale a été pré-


senté comme le chemin vers la sainteté. En
effet, est saint celui qui actualise les sacrements
de l'initiation. Est saint celui qui, passé de la
mort à la vie par la sainte immersion, a re-
trouvé et conservé en lui cette vie nouvelle. Est
saint celui qui, oint de l'huile spirituelle, revêt
les armes de la foi et, par l'Esprit-Saint, de-
vient le compagnon et participant du Christ.
Est saint celui qui entretiendra la vie nouvelle
ainsi reçue par le pain céleste, qui le rendra
selon l'expression de Cyrille de Jérusalem, re-
prise de la Deuxième Epitre de Pierre, « porte-
Christ », « associé à la nature divine ». Cette vie
sacramentelle est à la base de toute sainteté
et de ce fait réalisable par tous, ce qui ne veut
pas dire qu'eHe se situe dans une perspective
de facilité. La sainteté n'est pas un exploit irréa-
lisable, si élevé, que seuls quelques élus peuvent
y atteindre. La sainteté canonisée n'est qu'un
jalon, un encouragement pour tous vers le pro-
grès, une stimulation de la volonté, et non
une limite, sorte de prédestination réservée à
de rares privilégiés divins.

Au début de l'Eglise, les saints désignent les


baptisés, les mis-à-part pour constituer le nou-
veau peuple de Dieu, nouveau peuple dans la
foi en la Résurrection du Christ. Dans les Actes,
lorsque Pierre se rend à Lydda, il habite chez
« les saints », la communauté du lieu. Et quand
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 20

Paul s'adresse aux Corinthiens il leur parle de


« toutes les Eglises des saints ». Le saint est
donc ici le nouveau baptisé qui a changé radi-
calement de vie, abandonné le vieil homme pour
revêtir l'homme nouveau en Christ. Comme
tel il est appelé saint, porteur du Christ ; pour
parvenir à la sainteté au sens où nous l'enten-
dons, il lui faudra actualiser la vie divine reçue
en lui, garder sans tache son vêtement blanc
reçu au baptême. Il doit sans cesse tendre à
l'union totale et permanente en Christ, réaliser
ainsi la promesse et attendre avec espoir le
retour du Maître, en tenant sa lampe allumée
et surtout garnie d'huile. Ainsi l'on conçoit
mieux qu'il ne soit guère question de pénitence
durant les premiers siècles. Dans la pratique
chrétienne — il faudra attendre les questions
d'Hermas pour que la pénitence soit pratiquée
plus généralement — la rémission des péchés
était faite totalement lors du baptême ; après
celui-ci, la seule voie de pénitence lors de
péché grave était la séparation eucharistique et
l'espérance en la-clémence divine. Nous voyons
dans l'Eglise primitive une sainteté totale de
tous les membres unifiés dans le Christ par le
baptême, une sainteté eschatologique, vivant
avec ardeur l'attente du retour du Christ. Mais
si la théosis est déjà réalisée parmi les mem-
bres de l'Eglise, on doit constater assez tôt un
manque de foi et surtout de sainteté comme
intériorisation de la vie divine. Les souffrances
d'un apôtre Paul, écrivant aux Corinthiens pour
remettre de l'ordre dans cette jeune Eglise, nous
donnent une idée des difficultés surgissant entre
les frères d'un même Père.

Cette tension eschatologique, majeure dans le


Nouveau Testament et dans l'Eglise primitive,
ira .malheureusement en s'abaissant, s'amenui-
sant à l'extrême. L'installation de l'Eglise comme
société après les persécutions, et l'utilisation
qu'en fit l'Etat sous Constantin, le baptême
de tous fit que les « mis-à-part » furent la
majorité... Mais l'Esprit suggéra un nouveau
,21 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
type de martyrs capables d'affronter le péril
d'embourgeoisement spirituel, ce furent les
moines. Les moines renouèrent la tension escha-
tologique, la continuant par leur prière inces-
sante et l'intériorisation. Avec cette période,
commence, si l'on peut dire, la sainteté officielle,
plus individuelle, souvent en contradiction avec
le monde d'où le saint a fui. Cependant
l'Eglise, si elle a commencé à définir avec cir-
conspection la sainteté d'un de ses membres,
n'a jamais douté de la sainteté de son peuple
régénéré en Christ, participant de sa chair et
mis à part. Aussi au cours de la divine liturgie,
avant la communion, l'Eglise convie le peuple
des croyants à être attentif aux saints mystères,
elle le fait en leur rappelant qu'ils ne sont
accessibles qu'aux saints, ceux qui ont reçu la
divine illumination. Et le prêtre proclame que :
« Les choses saintes sont pour les saints ». Pour
bien faire sentir cette participation totale au
Christ de tous les régénérés par lui, le chœur
doit répondre •« Uij/seul est Saint, un seul est
Seigneur, Jésus3CKrist, à la gloire de Dieu le
Père. Amen ». Dans l'Eglise orthodoxe, la sain-
teté reste unique, partage de la vie divine, mais
aussi charisme accordé par Dieu à l'âme qui
l'accepte et surtout lui restera fidèle. Tous les
divers états de la vie humaine seront sanctifiés.
Chaque vocation sociale est honorée et a ses
saints canonisés, reflétant un des aspects de la
fonction qu'ils occupaient dans le monde.
L'Eglise les donne en exemples priviligiés, mo-
dèles de vie : les saints anargyres (médecins),
les saints martyrs, les saints princes, les saints
moines, les fous en Christ, les saints poètes et
iconographes... Cependant, certaines formes de
sainteté sont plus glorifiées, car elles mettent
davantage en relief le caractère d'union mys-
tique rayonnant sur le reste de l'humanité. Tels
sont les saints moines pneumatophores, nos
pères, les saints hommes apostoliques, didas-
cales de l'Eglise, les saints qui ont souffert la
passion du Christ, et l'ordre des fous en Christ,
époux privilégiés de la passion du Sauveur.
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 22
Les saints martyrs sont glorifiés car, blessés
par l'amour divin, leurs souffrances et leur mort
sont illumination. En mourant pour le Christ, ils
ressuscitent avec lui, connaissant l'état mys-
tique suprême : l'union totale. Le martyr jus-
qu'au bout prie non seulement pour le salut de
son âme, pour ceux qu'il va quitter, mais aussi
pour ses bourreaux. Ainsi Polycarpe sur le
bûcher priait : « [Seigneur] je te bénis pour
m'avoir jugé digne de ce jour et de cette heure,
de prendre part au nombre de tes martyrs, au
calice de ton Christ pour la résurrection de la
vie éternelle de l'âme et du corps, dans l'incor-
ruptibilité de l'Esprit-Saint 22 .» La Russie offrira
à Dieu un nouveau type de martyr. L'homme
situé au-delà des passions accepte la mort dans
la paix, il sait qu'elle est envoyée par Dieu et
que toute rébellion devant elle serait vaine.
Dans ce cas, on peut parler de souffrant glori-
fié : tels saint Boris ou saint Gleb. Lorsque les
impies envoyés par son père Sviatopoik se pré-
sentèrent à saint Boris pour le tuer, ce dernier
pria, puis les embrassa tous en leur disant :
« Entrez, frères, accomplissez la volonté de celui
qui vous a envoyés » ; transpercé par les lances,
il peut encore prier pour ses assassins disant :
« Mon Souverain,, pardonne-leur leurs péchés,
accorde-moi le repos en compagnie des saints et
ne me livre pas entre les mains de l'ennemi,
car tu es ma défense. Seigneur, et entre tes
mains je remets mon esprit 23 . »

Le saint moine Théophore, comme le désigne


l'Eglise, a souvent accompli un exploit spirituel
que les Russes désignent sous le nom de
« podvig ». Cénobite ou ermite, le moine sans
l'aide du monde se consacre au travail spirituel
du jeûne et des veilles. Il est l'homme de la
prière, l'homme des larmes. Les moines sont
les cierges allumés devant l'image du Christ.
Pleurant leurs péchés, mais aussi implorant la
grâce pour l'univers entier... Le saint moine est
celui vers qui tout le peuple accourt, il devient
père spirituel, a surtout le don du discerne-
ment des esprits, et souvent on trouve en lui
23 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
Un thaumaturge. Il peut guérir les corps et
soigner les âmes car, ayant acquis le Saint-
Esprit, ses dons spirituels sont immenses et
au service de tous, pauvres et riches. Bien sou-
vent, le saint moine unit en lui la vie de prière
et le service social, pratiquant la charité, recueil-
lant les pauvres, déliant la bourse des riches au
profit des déshérités, tel saint Serge de Rado-
néges ou Séraphin de Sarov, ces pneumato-
phores et prophètes de la terre russe.
La folie en Christ est une forme peu com-
mune de sainteté, mais très attachante. Le fou
en Christ est atteint de la « folie de la Croix »
(I Cor., 11,7). Le fou en Christ méprise les
formes extérieures de la vie religieuse, se\ré-
volte contre toutes les conventions sociales en-
gendrant l'hypocrisie morale et spirituelle. Le
fou en Christ proteste contre la sécuralisation
et l'humanisation de l'idéal chrétien. Il réalise
l'Evangile, vivant le Christ crucifié, pauvre, nu,
dépouillé de tout. L'action du fou en Christ se
situe sourtout parmi les classes pauvres et
s'exerce dans une œuvre sociale. Les foules le
vénèrent, l'aiment ; il peut parler aux grands
de ce monde qui l'humilient, le bafouent mais en
même temps le resp'ectent sachant qu'il est
l'envoyé de Dieu. Le fou en Christ parfois a une
action politique, dénouant les luttes intestines
entre grandes familles, conseillant le souverain,
mais le fou en Christ recherche avant tout
l'humiliation, sa préoccupation ascétique est
d'être humilié dans son orgueil humain. Cet
état lui permet la clairvoyance, découvrant tou-
tes les formes d'hypocrisie se cachant dans les
âmes et les révélant au grand jour. La folie en
Christ a été vécue souvent par des laïcs, quel-
quefois par des moines ; pour ceux-ci, il s'agit
plutôt d'un moyen passager d'ascèse dans la
vie cénobitique. Cette sainteté recherchant tou-
tes les humiliations chante la béatitude du
royaume de Dieu. Tel Syméon le Fou au VI e s.
en Syrie qui, après une retraite de 29 ans de
prière au désert, se rend, poussé par l'Esprit de
Dieu, dans les grandes villes. Simulant la folie,
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 24
il habite les quartiers pauvres et immondes où
les vertueux n'osent pas s'aventurer. Sous forme
de bouffonneries afin de stimuler la nostalgie de
l'éternité dans les âmes, il révèle aux hommes
leurs pensées secrètes. Au XVI e siècle, en Russie,
un fou en Christ, nommé Basile le Bienheu-
reux, affronte le tsar, distribuant aux pauvres
les biens des profiteurs et jetant des pierres
sur les maisons des bien-pensants, ftïSîSx cou-
vrant de baisers le seuil des maisons des pros-
tituées et des impies... Ivan Jakovlévitch, qui
vivait au XIX e siècle en Russie, mourra en
suppliant Dieu, ne cessant de répéter : « Que
tous soient sauvés, que toute la terre soit
sauvée. »

L'exploit spirituel n'est pas réservé aux seuls


saints moines. A côté des moines engagés par
des vœux, que de tout temps l'Eglise a reconnus
comme moyens privilégiés pour parvenir à
l'imitation du Christ, on trouve quantité de
saints n'ayant pas fait profession monastique.
Ce sont des saints qu'on pourrait placer sous
la « rubrique » des saints de la vie quotidienne.
Mystiques, eux aussi, possédant un charisme
particulier, ils ont soutenu l'exploit spirituel qui
est combat héroïque au niveau moral et spirituel
contre le péché, dans l'exercice d'une grande
charité. Le saint choisit la voie héroïque, se
préparant ainsi à devenir pneumatophore. Nous
ne voyons pas ici deux morales, deux vies spi-
rituelles, l'une pour le laïc, l'autre pour le moine.
Chaque chrétien doit être, comme l'a écrit le
P. Boulgakoff dans son livre sur l'Orthodoxie,
ascète et moine, et l'union mystique dans
l'amour divin se réalisera suivant la force du
cœur de chacun.

L'âme ouverte à l'Esprit, deviendra habitation


céleste, porteuse de Dieu, appelée à devenir
Dieu. La caractéristique de la sainteté ortho-
doxe et de sa mystique consiste en cette récep-
tion de l'Esprit. L'Eglise n'a jamais insisté
sur les phénomènes particuliers accompagnant
,25 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
parfois la vie mystique. Mais elle a toujours
reconnu la sainteté en ceux qui participent à la
transfiguration. C'est le signe manifeste de
leur union à Dieu, qui commence ici-bas, selon
le conseil de Syméon le Nouveau Théologien, et
se poursuit dans l'éternité. Dans ce cas, la mort
ne porte plus ce caractère douloureux qu'une
conception ordinaire lui confère, elle est joie,
exultation : joie de l'âme libérée, enfin délivrée
des contingences de la chair, possédant pour
l'éternité la contemplation et l'amour de l'Incon-
naissable. Cette participation à Dieu, cette
vision thaborique de la lumière, la divinisation
de l'homme sont, pour l'orthodoxie, la théosis,
la déification.

déification, finalité du saint

Le but de la vie mystique est de rendre à


l'âme sa vraie nature spirituelle dans l'union
avec Dieu. Toute la progression que nous avons
présentée culmine, dans l'Orthodoxie, en ce que
l'on appelle la divinisation ou ©écooi; , déifi-
cation. L'histoire de l'homme, cet être créé à
l'image et à la ressemblance de Dieu peut se
schématiser en trois étapes, sa naissance dans
l'immortalité divine, sa mort par le péché, et
grâce à l'Incarnation du Verbe, sa renaissance
dans la lumière divine. C'est ce processus que
doit suivre l'âme cherchant Dieu. Passer de la
mort à la vie par l'eau baptismale, être accueillie
de nouveau dans le sein du Père, participer à
lui. L'homme devient alors un « porteur de
Dieu », un rempli de Dieu, un participant à
Dieu; ces mots de Ignace d'Antioche préfigurent
cette grande envolée théologique qui, avec les
Cappadociens et surtout Maxime le Confesseur
puis l'hésychaste Grégoire Palamas, mènera
l'homme sur les cimes de la contemplation et
de l'union mystique, tel Moïse au milieu de la
nuée qui sans voir Dieu était près de lui
participant à sa présence. L'homme, possesseur
de l'immortalité avant la chute, doit la récu-
pérer, car il a été fait à « l'image de l'immorta-
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 26
îité, afin que, comme l'incorruptibilité appar-
tient à Dieu, de même l'homme, participant à
la portion de Dieu, possède l'immortalité 24 ».

Ce fut Clément d'Alexandrie qui le premier


parla sans hésiter de la divinisation : « Le
Verbe de Dieu s'est fait homme pour que tu
apprennes d'un homme comment l'homme peut
devenir Dieu.» Car c'est lui qui «nmis gratifie
de l'héritage paternel, réellement grand et divin
et inaccessible; il divinise ( @ e o 7 r o i é c o ) l'homme
par un enseignement céleste 25 » ; divinisation,
non par une simple gnose mais bien par la vie
pleinement ecclésiale car « baptisés nous som-
mes illuminés ; illuminés nous sommes adop-
tés ; adoptés nous sommes rendus parfaits ;
parfaits nous sommes immortalisés : J'ai dit
(est-il écrit), vous êtes des dieux et fils du
Très-Haut vous tous 26 » (Jean X,34). Déjà
Clément pose la base de la théosis, car il in-
siste sur l'immortalité, l'incorruptibilité comme
caractéristique de participation à la vie divine.
Origène, quant à lui, envisagera la divinisation
beaucoup plus dans le sens d'une contempla-
tion intellectuelle, d'une déification par la gnose.
Cependant la vision d'Origène est un élan gran-
diose cherchant à définir une doctrine profon-
dément scripturaire, contenue à l'état pur dans
les textes, mais non formulée encore par les
hommes, faute d'instrument philosophique. De
saint Athanase à Maxime le Confesseur, se dé-
veloppe magnifiquement la 0éoait; . Déjà Atha-
nase dans son Traité contre les païens et sur
l'Incarnation du Verbe, établit les principes
théologiques de la divinisation. Elle est en nous
renouvellement de l'image de Dieu, nouvelle
connaissance de Dieu, restauration de la créa-
tion du Père. Et cela fut confié au Verbe qui
« faisait disparaître la mort et renouvelait
l'homme ; étant absolument invisible, il se ma-
nifestait par ses œuvres et se faisait connaître
pour le Verbe du Père, le chef et le roi de
l'univers 27 ». Ainsi le Verbe s'est fait homme
afin que nous devenions dieux, il supporta la
,27 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
souffrance et l'injustice afin que nous
part à l'immortalité. Ce serait tout le traité de
l'Incarnation du Verbe qu'il faudrait citer, tant
à chaque page il est question de l'incorruptibi-
lité et de l'immortalité de nouveau acquise par
le Christ fait homme.

Cette doctrine déjà bien constituée par Atha-


nase, Grégoire de Nazianze la reprendra, poète,
dans ses discours et ses œuvres, utilisant les
mêmes expressions de divinisation mais, usant
d'un vocabulaire plus néo-platonicien, il n'hési-
tera pas à parler de l'âme humaine comme
« souffle de Dieu » ou bien « parcelle divine ».
Le grand visionnaire de l'homme déifié fut
Grégoire de Nysse, l'amoureux de Moïse, celui
qui a vu Dieu. L'influence de la pensée de
Grégoire de Nysse sera considérable sur la
théologie byzantine. Son problème, puis celui
de Maxime le Confesseur, se posera au plan du
langage spirituel ; comment traduire en langage
platonicien, celui de leur époque, le mystère de
l'Incarnation et du salut. Avec lui on pénètre
dans la ©écoaîç . Il s'agit d'expliquer l'union
à Dieu qui seule est capable, par l'Incarnation, de
sauver l'homme. Cette union potentiellement
donnée à l'homme dans le baptême, acceptée et
développée durant la vie entière, conduit à la
vision et à l'union. C'est en Moïse que Grégoire
de Nysse trouve un modèle biblique pour dé-
crire cette ascension. Et il compare l'ascension
spirituelle du chrétien à celle du prophète
Moïse sur le Sinaï. De ce fait, il pose directe-
ment le problème de la connaissance de Dieu ;
le mystère de la ténèbre dans laquelle se trouve
Dieu — et où Moïse fut admis à le voir —
devient une image de l'Inconnaissable se révé-
lant à l'homme. Ainsi Moïse doit laisser toutes
les apparences qui permettent la connaissance
par les sens, pour aller davantage vers l'intérieur
afin de pénétrer par l'esprit jusqu'à l'Inconnais-
sable, l'Invisible et que là il puisse contempler
Dieu. Grégoire pose ici le paradoxal connaître
l'Inconnaissable, voir l'Invisible dans la « ténè-
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 28
bre lumineuse ». Et celui qu'on ne peut con-
naître se fait connaître. Le théologien en affir-
mant la connaissance du Transcendant rectifie
par certains points la spiritualité du désert, la
replace dans une orbite plus attrayante, plus
embrasée par la chaleur de l'Esprit-Saint se
répandant par la prière pure dans le coeur du
chrétien amoureux de Jésus et désirant l'union
mystique. Mais cette union restera un acte libre
de Dieu, une énergie libre, une grâce du Dieu
transcendant.

La déification, ainsi posée par Grégoire de


Nysse et semblable à la montée spirituelle de
Moïse, conduit l'âme à Dieu qui s'unit à elle et
la transforme. Grégoire insiste sur le sacrement
du pain et du vin qui, corps et sang du Christ,
divinise, unit notre chair à celle du déifié, nous
faisant ainsi participer directement à cette
déification.

Avec Maxime le Confesseur, toute la doctrine


de la déification parviendra à son point culmi-
nant. Chez Maxime, la divinisation est aussi en
fonction de l'Incarnation. Par le péché, l'homme
a perdu l'immortalité de la vie divine, mais le
Christ par sa mort et sa résurrection. Logos de
Dieu incarné, opère la synthèse de la divinisation
et de la transformation de la nature. Car
« l'homme devient Dieu autant que Dieu devient
homme ; l'homme est élevé par des ascensions
divines dans la mesure même où Dieu s'est
anéanti par son amour des hommes en parve-
nant sans changement jusqu'aux extrémités de
notre nature 2 8 ». Ainsi le Logos incarné pourra
pleinement introduire l'homme dans une com-
munion parfaite de la vie divine, non pas seule-
ment dans son intellect, mais dans sa nature
tout entière sensible et spirituelle. Le terme
de cette divinisation, cet état, se caractérise
pour l'âme par la présence intime de Dieu, par
la chaleur de la lumière incréée qui pénètre et
enveloppe l'homme tout entier dans l'Esprit,
ainsi l'âme tout entière est illuminée par la
,29 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
lumière comme elle est tout entière embrasée
p a r le feu.

La lumière divine incréée

La déification conduit le mystique à la con-


templation en cette vie de la lumière incréée,
énergie porteuse de l'Esprit-Saint. Sa descrip-
tion reste difficile, car il faudrait avoir vécu
cet instant. Seuls quelques mystiques, avec
pudeur, ont révélé par écrit, ou laissé des dis-
ciples contempler ce phénomène de la grâce.
Syméon le Nouveau Théologien a relaté à plu-
sieurs reprises, sous un autre personnage, ses
expériences de la lumière ; Séraphin de Sarov a
permis à Motovilov de le voir lumineux, pénétré
de l'énergie divine en l'y faisant participer. Le
staretz Silouane de l'Athos raconte à son disci-
ple les effets merveilleux de la divine lumière.
Celui qui participe à cette lumière est tout en-
tier pris par elle, la présence de Dieu se révèle
alors directement 2 9 . La sensation de l'immaté-
riel devient matérielle, sentie intellectuellement
par le noûs. Celui qui la ressent, tout en étant
dans ce monde, n'est plus de ce monde, il perd
la notion du temps, ne se rend pas compte s'il
est avec ou sans corps, mais prend conscience
de son être plus qu'à l'ordinaire. Ravi par la
douceur de l'Amour divin, il oublie tout, car
il saisit l'Insaisissable, voit l'Invisible et pleure
d'indignité et de joie, les larmes seules soula-
gent son âme. La lumière qui le saisit dans son
être est différente de la lumière naturelle. Elle
a plusieurs intensités croissant avec la profon-
deur de l'être ; elle n'est pas lumière froide et
crue, mais chaude et douce. Elle baigne le corps
entier dans une chaleur qui peut lui faire braver
les intempéries.

Comme la lumière du monde débouche sur la


vision des objets matériels qui nous entourent,
ainsi la lumière divine permet une vision authen-
tique. Cette lumière varie selon que Dieu la
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 30

donne avec plus ou moins d'abondance ; ainsi


déjà la foi est lumière, mais faible ; le seul
amour total dans le don et l'espérance est
lumière qui dans la grâce atteint sa perfection.
Cette lumière permet de voir le monde spiri-
tuel, de voir l'invisible. Souvent, au milieu de
cette lumière qui est préparation, l'homme a
une vision plus directe, soit d'un saint, de son
père spirituel, de la Vierge ou du Christ, cet
achèvement est participation directe et antici-
pation du royaume. Mais la contemplation de
cette lumière ne peut être acquise, elle est
donnée. Don de l'Esprit, elle vient au moment où
on ne l'attend pas, d'une façon surprenante et
inconnue. L'homme alors ne sait si elle est
dehors ou dedans, elle pénètre, enveloppe et
conduit dans le rayonnement de la Joie divine.
On ne peut parler ici d'extase, car l'âme ne
quitte pas le corps, rien de pathologique ne
s'observe. Syméon le Nouveau Théologien a
sa vision dans la nuit et le lendemain il tra-
vaille au Palais... Le fait surprenant de cette
lumière est qu'elle déifie et immortalise l'homme
qui la reçoit, car il n'a plus la notion du temps
et de l'espace ; la mort, le sexe, l'âge, la condi-
tion sociale, ni aucune limitation imposée par
le monde n'ont de prise sur lui.

Le Seigneur lui-même visite dans la Lumière


l'âme repentante. C'est à l'heure de la prière
que l'homme voit et sent la divine lumière. La
première fois qu'il la ressent et la contemple est si
insolite qu'il ne peut y croire. Pendant et après
la vision, il se sent pénétré d'une paix profonde,
d'un amour divin lui enlevant tous les désirs
terrestres. Il n'aspire qu'à une seule chose, le
Christ. Mais la vision ne dépend pas des condi-
tions extérieures, du jour ou de la ténèbre. La
sensation du corps et du monde subsistant,
l'homme peut alors voir, au même moment, la lu-
mière divine et la lumière du jour. Cependant la
lumière divine est d'une autre nature que la
lumière naturelle, elle est lumière de l'esprit,
de l'intelligence, de l'amour, de la vie.
,31 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
Ainsi l'homme créé à l'image et à la ressem-
blance de Dieu est susceptible d'être déifié. Il
peut devenir divin par la grâce ; recevoir la
déification. Dieu dans l'acte de déification est le
principe actif — l'homme, lui, le principe récep-
tif — non passif, car la déification est un acte
libre. La création du néant était pur acte de
Dieu, la déification, stade terminal suppose
l'adhésion de l'homme dans sa volonté libre.
Ce mystère est insondable, mystère qui s'accom-
plit dans l'homme lorsque Dieu l'introduit dans
le Royaume de la lumière incréée. Aussi, lorsque
l'homme par la grâce est appelé à contempler
la Lumière incréée, « son émerveillement devant
Dieu » est indescriptible et il ne peut trouver
ni paroles, ni images, ni soupirs pour lui
exprimer sa gratitude, seules les larmes tradui-
sent son allégresse.

La maternité spirituelle

Jusque-là, les mystiques dans l'Eglise ortho-


doxe sont des hommes. Eux ont écrit, divulgué
leurs enseignements ; du côté féminin rien de
cela, ou du moins, peu.

Cependant, dès l'Antiquité chrétienne, théolo-


giens et mystiques ont établi l'égalité spirituelle
entre les deux sexes. Hommes et femmes sont
déifiés, chacun prenant le chemin de la res-
semblance au Christ, unique époux arrivant
dans la nuit et appelant tous les invités à la
noce royale (Matth. XXII,2-10). « La vertu de
l'homme et de la femme est une seule et même
vertu. Un est le Dieu de l'un et de l'autre, un le
Pédagogue de l'un et de l'autre ; une Eglise, une
tempérance, une pudeur ; commune la nourri-
ture ; respiration, ouïe, connaissance, espérance,
obéissance, charité, tout est pareil. Des etres
qui ont une même vie, une même grâce, ont
aussi une même charité et une même ligne de
conduite 3 1 .» Cette égalité sur tous les plans,
que démontre Clément d'Alexandrie, récon-
forte. Aussi, pour les Pères, cette restriction
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 32
vis-à-vis de la femme, qui va s'introduire pro-
gressivement dans l'Eglise, n'existe pas en soi.
La femme a sa place dans la vie spirituelle, elle
égale l'homme, et peut donc par là même tenir
le même rôle que lui. En effet, il est plus aisé
de préciser l'importance de la maternité spiri-
tuelle dans l'Eglise ancienne — pourvue même
de diaconesses dans le monachisme ancien, où
la « Mère » est l'égale de l'Abbé, du Père, et
peut donc donner des conseils spirituels sur le
salut, dirigeant parfois des monastères impor-
tants — que par la suite où le côté exclusive-
ment masculin du « pouvoir » spirituel devient
de plus en plus souligné. Les monastères eux-
mêmes, dont la direction spirituelle devrait
relever de la Mère, seront pourvus de directeurs
masculins assumant toutes les responsabilités
spirituelles. En Orient, ce poids masculin se
fait particulièrement sentir dans une société
exclusivement patriarcale, où la théologie (sou-
vent la moins bonne) a trop vu dans la femme
le seul objet du péché, et même la seule source
de la chute. La femme, même simple laïque, se
voit tenue à l'écart de la vie de l'Eglise, et n'a
trouvé son vrai rôle que dans la prière, domaine
qu'elle partage avec la Théotokos, et donc
domaine de l'union mystique véritable mais dif-
ficilement explorable. De ce fait, les cas de
femmes-mystiques sont assez rares, au sens où
l'on entend mystique généralement. Il y a des
saintes, mais elles n'ont rien écrit en général, et
on ne les connaît qu'à travers les synaxaires, ou
les « Vies ». Cependant ces femmes unies à
Dieu, ces mystiques existent au sein des monas-
tères, dans la vie de tous les jours, mais elles
restent discrètes, à l'ombre de leur prière et de
leur ascèse, devenant le ferment de toute la
prière cosmique, en union avec les solitaires.

La femme n'a jamais été tenue à l'écart de la


vie spirituelle. La cohorte des vierges commença
très tôt dans l'Eglise son charisme d'orantes
consacrées à l'Epoux. Ethérie relate, dans son
voyage en Palestine, ces véritables cénobium de
,33 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
vierges vivant dans la prière et prenant une
part active à la vie cultuelle de l'Eglise. Théodo-
ret de Cyr dans son histoire religieuse, tout en
mentionnant les exploits des ermites et ascètes,
n'oublie pas « de faire aussi mention des femmes
qui ont lutté non moins, sinon plus que ceux-là ».
C'est par la force de l'Esprit-Saint, qu'elles réus-
sissent à surmonter la faiblesse de leur nature,
devenant ainsi l'égal des hommes. Cependant, la
force masculine doit-elle servir de critère? Une
Mère, interrogée dans le désert, disait qu'elle
avait dû devenir un « homme ». On peut sous-
entendre qu'ici « homme » signifie l'homme
d'avant la chute, l'être plénier, porteur de la
grâce. Mais c'est bien « la divine et sainte cha-
rité » qui peut seule conduire l'homme comme
la femme, suivant la force de chacun, vers les
sommets de l'union mystique. L'amour de Dieu
et du Christ, en effet, ne peut être conquis par
aucune autre force, or cette force est donnée à
tous, hommes et femmes, et toutes les femmes
sans grâces particulières peuvent s'éprendre de
l'Epoux divin, le Christ. Pour la femme, l'union
mystique se consumera dans cet amour qu'elle
ressentira plus que l'homme, puisque l'abandon
lui est plus familier dans son être même, le sens
de l'oblation plus développé ; elle l'emportera
dans biens des cas sur le froid masculin car, dit
un proverbe de Lao Tseu, « le plus doux l'em-
porte sur le plus dur, l'eau sur le rocher, le
féminin sur le masculin ».

L'exemple pour toute femme de cet abandon


se trouve en la Vierge Marie, « Reine des
chœurs des vierges » chante le Mélode, et joie
des saintes femmes, Mère en vérité de tous ceux
qui vivent l'Evangile, c'est-à-dire, toutes celles et
tous ceux qui menant la vie ascétique, monas-
tique ou apostolique, n'ont qu'un but recevoir
l'Esprit de l'immortalité ; un seul Evangile doit-
être mis en pratique par tous ceux qui veulent
être sauvés. On ne peut cacher que certains
textes conservent malgré tout une certaine
rudesse à l'égard de la femme. Théodoret dira
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 34
qu'au sexe de la femme est attaché la honte
ancestrale ; Nil de rappeler que sa psychologie
est différente de celle de l'homme, et qu'elle
doit donc se tenir dans l'humilité. Cependant,
personne n'osera la tenir pour spirituellement
inférieure. L'égalité apparaît bien dans la direc-
tion spirituelle dont la femme est capable, si
comme l'homme elle porte la même respon-
sabilité, a parcouru le chemin qui mène à la par-
ticipation à Dieu, la voie de l'ascèse et de l'union
mystique. La femme sera alors vraiment guide,
aimantée par l'amour du Christ dont elle com-
prendra mieux les paroles : « Je suis doux et
humble de cœur » (Matth. XI,29), et conduite
par l'exemple de l'humilité et de la prière de la
Théotokos.

Si la femme (ou la moniale) peut atteindre à


la plus haute vie spirituelle., elle peut donc être
guide et porter le titre de Mère ou animas,
« mère spirituelle »32. Cependant ce titre a été
peu employé. Les Apophtegmes en font état
ainsi que Théodore Studite, puis par la suite un
voile de silence recouvre la maternité spiri-
tuelle. On préférera appeler la Mère du monas-
tère : higoumène, terme plus administratif. De
nos jours, quand même, après ce long silence,
cette maternité spirituelle, qui sans être absente
ne se manifestait pas, recommence à briller dans
de jeunes monastères, en Grèce et dans l'immi-
gration russe en Europe, où des abbesses re-
nouent avec l'ancienne tradition de la maternité
et de la direction spirituelles, bien souvent de-
vant la pénurie de vrais pères spirituels. Ce
silence, s'il paraît pour certains négatif, spiri-
tuellement, ne l'est pas. L'absence d'écrits ou
de révélations n'est pas le signe d'une fin. Chez
la femme, plus que chez l'homme, le mystère
conserve toute sa valeur, et est plus prononcé.
La femme elle-même, pour l'homme est mys-
tère ; mystère de vie, mystère d'amour ; secret
à découvrir. Ainsi, la femme tournée entière-
ment vers Dieu porte en elle ce grand mystère
de l'amour divin, elle le cache au plus profond
,35 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
de ses entrailles et de son cœur, vivant secrète-
ment avec Lui, comme la mère porte son enfant
dans le secret de son sein. La femme peut donc
conserver ce trésor spirituel sans éprouver le
besoin de le faire partager au-dehors. Quelque-
fois, ces charismes personnels, acquis par la
force de la vertu et de la prière, deviennent des
signes dont Dieu se sert pour manifester aux
hommes sa miséricorde, tel le cas de Marie
l'Egyptienne. Son exploit, comme celui de bien
d'autres femmes qui vécurent au désert, aurait
pu rester inconnu. Dieu par l'intermédiaire de
Sozime le révéla au monde. Du fait de ce mys-
tère, les écrits de femmes sont rares et même
le fameux Matérikon de l'Abbé Isaïe semble
composé de toutes pièces, adaptation d'apoph-
tègmes des Pères 33 .

De la mère spirituelle, accessible à tous ceux


qui cherchent la parole de vie, l'évolution con-
duira 4 n'attribuer ce titre qu'à celle qui rem-
plit une fonction maternelle, comme higoumène
ou supérieure d'une communauté de femmes
à l'instar de l'higoumène ou abbé d'un monas-
tère dont il est le père spirituel. La femme qui
porte ce titre est alors « mère de son monas-
tère », elle exerce activement la direction spiri-
tuelle, « gouverne le troupeau de Dieu qui lui est
confié, saintement, en mère spirituelle, mon-
trant en elle le modèle de ce qui est commandé,
n'exigeant d'aucune rien de ce qui est au-dessus
de ses forces, donnant à toutes une égale part
de son affection, sans préférence pour aucune »,
recommande Théodore Studite. Paternité et ma-
ternité ne doivent en rien détruire l'égalité fra-
ternelle, condition de l'équilibre de la commu-
nauté, hommes et femmes doivent suivre la
voie de l'Esprit. Et Théodore de poursuivre :
« Les sœurs qui t'ont à leur tête doivent te
faire confidence de leurs inclinations et chacune
doit te dire vers quoi elle est portée davantage.
Toi, tu dois recevoir ces ouvertures ; exhorter
l'une, encourager l'autre, mettre en garde une
troisième ; en un mot prescrire à chacune le
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 36
remède convenable. Dieu nous soutient, nous
n'avons qu'à commencer, c'est lui qui enseigne la
science 34 ». La vie spirituelle, rappelle Théodore,
suppose pour le moine comme pour la moniale
l'exagoreusis, l'ouverture de l'âme, car tous
ont besoin de la direction spirituelle pour gravir
l'échelle des vertus, et cette montée ne peut se
faire que dans l'ouverture de conscience quoti-
dienne à la mère spirituelle. Ainsi, pour remplir
parfaitement ce devoir de maternité, l'higou-
mène Irène du monastère de Chrysobalante à
Constantinople (IX e siècle), après son élection
« prie Celui qui voit dans le secret, suppliant
Dieu de l'aider dans le gouvernement des
sœurs. Baignant le sol de ses larmes, elle de-
mande que lui soit envoyé d'en-haut un puis-
sant secours ». Elle constate aussi la difficulté
d'ouvrir les cœurs, elle demande à Dieu la
grâce de lui accorder le charisme de la clair-
voyance. Ce don lui fut accordé et alors lui
permit de redresser ses sœurs, et son habileté fut
si grande que « les gens du dehors eux-mêmes
accouraient faire l'épreuve de ses lumières et
profiter de ses leçons 35 ». Mais si la direction
spirituelle de la mère nécessite de sa dirigée
l'exagoreusis, la mère quant à elle ne peut
absoudre les fautes de sa fille. Cette impossibi-
lité introduisit dans les monastères le confes-
seur, qui souvent prit le titre de père spirituel
et joua le rôle de guide, en restreignant partiel-
lement celui de l'higoumène. Malgré cette pré-
sence du prêtre, la règle de Basile donne toute
son autorité spirituelle à l'higoumène, qui reste
ainsi mère spirituelle. La sœur avant de se con-
fesser devra avouer sa faute à la mère, et de
même le confesseur ne peut donner d'ordre à
une sœur sans en référer à l'higoumène. L'auto-
rité masculine est ainsi tempérée et laisse la res-
ponsabilité de la direction spirituelle à celle qui
en a la charge. Le rôle prépondérant de la mère
est ainsi défini, c'est elle et elle seule qui assure
la maternité de ses filles devant Dieu, et par con-
séquent la présence du prêtre ne dispense pas
les sœurs de lui ouvrir leur âme. Cependant la
,37 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
nécessité du père spirituel s'impose et Irène,
puis après sa fille Euphrosyne, sentent le besoin
de la direction personnelle de Théodore qui les
dirige dans la voie de l'union à Dieu, mais en
leur accordant les mêmes responsabilités qu'à
lui-même, vis-à-vis de leurs filles. L'impératrice
Irène avait écrit dans son Typikon « que toutes
les moniales doivent avoir un père spirituel »,
et celle qui aura le plus besoin d'aide sera bien
la supérieure. Mais déjà, nous sentons dispa-
raître ici le prophétisme qui animait les mères
spirituelles du désert. Ce prophétisme disparaît
au profit de l'installation dans le monde, dans
ce fait que seule est mère spirituelle celle qui
gouverne : le conformisme menace ainsi l'Esprit.

On relève ainsi peu de différence entre hom-


mes et femmes dans le domaine de la vie spiri-
tuelle, elles sont « formées d'après les mêmes
canons, elles s'attachent à vivre selon Dieu »,
et Basile suppose d'elles les vertus de courage et
de virilité (avSpéta), qui malgré leurs noms ne
sont pas le seul apanage des hommes et ne font
pas non plus défaut dans la nature féminine.
Les principes monastiques restent les mêmes,
quelquefois vécus d'une façon plus rude par les
femmes que par les hommes. L'idéal chrétien,
non plus, n'a jamais été abaissé en leur faveur,
mais les femmes l'ont pris en son entier, enten-
dant le message de l'Evangile comme les hom-
mes et n'y faisant pas de différence à cause de
leur sexe. Cependant, il semble, dans la direction
spirituelle des femmes, d'après la tradition an-
cienne, qui seule une femme mère spirituelle
peut traduire et enseigner aux autres femmes
l'expérience ascétique de l'Eglise, les usages
spirituels, mais à la condition toutefois que cette
femme soit vraiment une mère spirituelle. Il est
à relever aussi que dans la vie mystique la
femme aura l'avantage du cœur. La mystérieuse
profondeur de la femme lui permettra des ex-
ploits spirituels souvent insoutenables pour les
hommes. Cette supériorité du cœur, de l'inté-
riorité du mystère, à l'exemple de la Mère de
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 38
Dieu, peut conduire la femme à l'union mys-
tique avec l'Epoux divin dans une participation
directe au Royaume, sans que cet état se dévoile
à l'extérieur, restant enfoui dans la profondeur
de son être. L'amour du Christ et de sa Mère
conduit ainsi la femme, dans la prière, à
l'apatheia, la mettant à l'égal de l'homme, mal-
gré le doute constant de ce dernier à son sujet.

L'EXPLOSION PNEUMATOLOGIQUE
DE LA SPIRITUALITE BYZANTINE

La préparation sinaïtique et studite

Le centre de la vie spirituelle et de la civili-


sation de Byzance, malgré les attaques violentes
dont il fut l'objet, resta le monachisme. Ce
dernier connaîtra diverses tendances dues aux
influences exercées par les personnages et leurs
écrits, mais la spiritualité byzantine se formera
très tôt autour de deux grands courants de vie
monastique : celui du Sinaï et celui du Stoudios
de ConstantinnpK-

C'est autour du monastère de Sainte-Catherine


du Sinaï que se développe la spiritualité de
Jean Climaque, qui influencera jusqu'à nos
jours la vie monastique de l'Eglise d'Orient. La
montagne de l'Exode, de. la Théophanie de Dieu
se révélant à Moïse, a attiré depuis le début du
Christianisme de nombreux ermites. On peut
situer les premiers vers le III e siècle, lors des
grandes persécutions d'Egypte contre les chré-
tiens. Déjà au IV e siècle, lorsqu'Ethérie pénètre
dans ce saint lieu, les solitaires sont nombreux
pour la conduire et lui faire visiter l'endroit.
Cependant les ermites peu protégés, sans dé-
fense, furent l'objet d'attaques de la part des
nomades, et ainsi en 373 un véritable massacre
de solitaires les décima. Sous le règne de Justi-
nien, un monastère-forteresse sera érigé (vers
527-535) afin de regrouper les moines et de leur
,39 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
assurer une protection. Mais ce monastère, gar-
dera son caractère d'origine : un esprit nette-
ment érémitique ; car le souvenir du lieu mys-
tique par excellence influença profondément la
vie cénobitique du monastère, et c'est vers la
lumière de la Transfiguration que la spiritua-
lité sinaïtique se tournera.
Le Sinaï gardera la grande tradition de l'inté-
riorité de la prière, idéal des ermites. L'Echelle
de Jean Climaque, si elle fait une grande place
à l'ascèse, conserve cet idéal de la prière, sobre,
sans pensées, se concentrant sur une seule
parole. Cette «mémoire de Jésus » déjà attestée
par Diadoque de Photicée, Barsanuphe et Jean
se précise nettement, car la recherche de l'hésy-
chia est ce culte continuel de la présence de
Dieu. Ainsi l'union du souffle et de la mémoire
de Jésus amènent à connaître cette hésychia.
Cette liaison souffle-mémoire du Nom s'est
probablement développée à l'entour du Sinaï et
de là l'hésychasme byzantin, surtout concentré
sur cette pratique précise, prendra naissance.
Ainsi la pensée de Jean Climaque sera le point
de départ de toute la grande tradition mystique
de l'Orient. Les Centuries attribuées à Hezychius
de Batos essayeront de développer la pensée de
Jean Climaque et les premières appelleront cette
mémoire du nom : « la prière de Jésus »3,i.
Le monachisme constantinopolitain apparaît
à la fin du IVe siècle, et très tôt s'orientera de
façon différente de celui du Sinaï. C'est le mo-
nastère d'Alexandre sur le Bosphore qui, sus-
pecté pourtant de messalianisme à cause de sa
tendance à la prière perpétuelle, deviendra le
foyer du monachisme néo-basilien ; de type céno-
bitique exclusivement, actif, œuvrant sociale-
ment, il va constituer un modèle. Les moines,
avant leur installation dans Constantinople
même, s'adonnaient à la louange perpétuelle
alternant les chœurs jour et nuit afin de glori-
fier Dieu continuellement. Ces acémètes (moines
ne se couchant pas), après leur opposition à
Eutychès et leurs excellentes relations avec
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 40
Rome, furent installés dans la ville en 463 par
le consul Stoudios, d'où leur nouveau nom de
studites. Là, ils vont devenir un puissant bastion
de la prière et de la charité. Le « Typikon » ou
règlement leur f u t donné au IX e siècle par
Théodore. Cette règle, basilienne d'esprit, devien-
dra pour des siècles le modèle des cénobites
d'Orient et pénétrera grâce aux Byzantins dans
les pays slaves.
Théodore le Studite sera à la base de là der-
nière lutte contre l'iconoclasme ainsi que de la
réforme de la société et de l'Eglise. Son œuvre
en ce sens est considérable, car sur le type du
monastère studite, foyer du christianisme byzan-
tin, la société organisée, chrétienne et sacrale,
devient une vaste assemblée tout orientée vers
Dieu. Le centre en est la liturgie qui rayonne
sur toute l'existence de la cité. Le temple se
remplit d'icônes, recréant sur terre la vaste
assemblée du ciel. Et le grand désir spirituel de
Byzance, dans le sens unique du monachisme,
devient réalité. C'est une chrétienté monastique
qui impose à l'univers la Transfiguration. Cette
emprise sur la cité et cet impérialisme spirituel
sont en fait une équivoque au point de vue
monastique. Mais l'esprit du Sinaï, pénétré de
séparation radicale d'avec le monde, préconisant
l'entière liberté spirituelle, la transcendance de
Dieu, mais aussi la spontanéité personnelle du
moine, combattra sans relâche l'esprit du Stou-
dios. Les sinaïtes insistent toujours sur le
caractère charismatique du moine. C'est au mi-
lieu de cette tension spirituelle que se déve-
loppera la spiritualité byzantine, et dans cette
effervescence surgira le grand charismatique,
porteur des deux traditions, les intégrant en les
complétant, Syméon le Nouveau Théologien.

Syméon le Nouveau Théologien (i 1022)


Syméon le Nouveau Théologien est né en 949
à Galaté, en Paphlagonie 37 (Asie Mineure), d'une
famille de noblesse provinciale, aisée et possé-
dant une certaine influence dans le domaine de
,41 / LA MYSTIQUE BYZANTINE

la politique byzantine. La vie de Syméon coïn-


cidera avec le règne de l'empereur Basile II le
Bulgaroctone (976-1025), une des grandes pério-
des de l'histoire byzantine. Syméon arriva à
Constantinople à l'âge de onze ans. Son père,
désireux de lui donner une éducation, le confia
aux écoles de la ville, afin de le faire entrer
par la suite au service de l'empereur, car son
oncle Basile occupait alors un poste important
près du souverain. Cependant, le jeune Syméon
refusa cette place, comme il avait refusé de
poursuivre son instruction dans des écoles
supérieures. A cet âge (autour de vingt ans), il
était « beau de figure, l'habit, l'allure et la dé-
marche si recherchés que d'aucuns en conce-
vaient à son sujet des méchants soupçons 38 ».
On peut penser qu'alors il menait une vie assez
relâchée, mais qu'au fond il était insatisfait car
il écrivit plus tard : «Je me suis moi-même
jeté dans le précipice, bondissant hors de ton
empire... » Dans cet état il se mit à rechercher
un père spirituel pour le guider hors du mauvais
chemin, et il se mit à lire la vie des saints.
Cette démarche semble lui avoir attiré l'incom-
préhension de ses proches, car il confessa par
la suite qu'on lui disait qu'il n'existe pas sur
la terre un tel guide, et cela le mena au bord
du désespoir. Mais face à cette attaque, il
réagit et porta en Dieu toute sa confiance. « Ja-
mais je ne crus cela », écrira-t-il. Enfin il
trouva le maître si ardemment recherché en la
personne de Syméon, moine du Stoudios. Le
visitant souvent, se conformant avec zèle à ses
préceptes, il mit en pratique de petites pres-
criptions tout en continuant son travail. Sa vie
en apparence ne changea pas. Et lorsque Syméon
lui demanda un livre de lecture spirituelle, le
vieillard lui donna la Loi spirituelle de Marc le
moine 39 , ascète du V e siècle. Et l'élève s'attacha
tout particulièrement à ces trois chapitres :
« Si tu cherches guérison, cultive ta conscience,
fais tout ce qu'elle te dit et tu en tireras pro-
fit. — Celui qui recherche les opérations de
l'Esprit avant d'avoir pratiqué les commande-
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 42

ments rappelle l'esclave qui, au moment même


de son acquisition, réclamerait son affranchis-
sement. — Celui qui prie de corps et ne possède
pas encore la gnose spirituelle est l'aveugle
qui crie : « Fils de David, aie pitié de moi ! »
(Luc. XVIII,38). Mais l'aveugle, lorsqu'il eut
recouvré les yeux et qu'il eut vu le Seigneur, ne
l'appela plus « fils de David », mais « Fils de
Dieu » et l'adora comme il convenait 40 . » Avec
ferveur il mit en pratique ces conseils et con-
sacra ses nuits à une prière ardente. Dans la
prostration et les larmes il demandait à Dieu
d'avoir pitié de lui. C'est dans une de ces nuits
de prière qu'il eut sa première vision mystique.
La lumière se répandit sur lui, l'entourant, le
pénétrant tout entier, laissant Syméon sans
réaction, dans la joie des larmes. Dans cette
lumière lui apparut « l'angélique vieillard qui
lui avait fourni la consigne et le livre en ques-
tion »41. Mais la vision passée, l'enthousiasme
diminua, et le jeune homme retourna avec peut-
être plus de dérèglement à la vie mondaine qu'il
menait avant. Cependant, Dieu le rappela, le
tirant de l'ornière et le confiant de nouveau à
son père spirituel qu'il revoyait de temps en
temps. Il décida donc de devenir moine et à
l'âge de vingt-sept ans il entra comme novice au
stoudion où il retrouva son ancien, Syméon le
Pieux, et s'attacha fidèlement et définitivement
à lui. Cette attachement exclusif dans un monas-
tère fortement cénobitique provoqua des réac-
tions de la part des autres moines, et Syméon,
sommé par l'higoumène de suivre la règle de
la cénobie et d'abandonner son père spirituel,
fut expulsé sur son refus. Car Syméon tenait
au père que Dieu lui avait donné. Sur la recom-
mandation de Syméon le Pieux, le novice entra
au monastère voisin de Saint Marnas de Xéro-
cercos, tout en gardant son père spirituel au
Stoudion. Dans ce monastère, il fit rapidement
sa profession monastique, fut ordonné prêtre,
puis bientôt, à la mort de l'higoumène, le rem-
plaça, élu par les moines eux-mêmes. A cette
époque sa célébrité commence à dépasser les
,43 / LA MYSTIQUE BYZANTINE

murs de son monastère; il est vénéré, mais aussi


haï. Sa vie alors est intense, il s'adonne à la
prière et à la direction de son monastère, le rele-
vant spirituellement car la discipline avait dis-
paru, et aussi matériellement, car les bâtiments
étaient à demi ruinés. Son zèle spirituel surtout
lui attira des inimitiés, et il fut envoyé en exil
après la révolte d'une trentaine de moines
(996-998). De nouveau dans son monastère, il
continua son enseignement, mais vers 1003 des
difficultés plus graves que les premières surgi-
rent, jusqu'à son exil définitif en 1009. C'est
vers 1005 que Syméon songe, selon Nicéthas
Stéthatos, « à se procurer une vie sans trouble
[et]... sur l'avis du patriarche Sergius il se
démet librement de sa charge 42 ». Les studites,
dit Nicéthas, y furent pour beaucoup, car le
culte que rendait publiquement Syméon à son
père spirituel, mort en 987, lui attira un procès.
L'adversaire le plus acharné fut Etienne, métro-
polite de Nicomédie, prélat en retraite, influent
et surtout jaloux de l'higoumène de Saint-
Mamas. L'attitude de Syméon, ferme devant le
patriarche et les autorités, le fit condamner à
l'exil en 1009. Ce procès reste obscur, car
Syméon rendait un culte à son père depuis
•longtemps (seize ans) et l'Eglise jusque-là
n'avait point manifesté son désaccord, puisque
la tradition reconnaît ce culte. On peut penser
que la fermeté de Syméon et -la jalousie
d'Etienne provoquèrent une tension entre l'en-
seignement réservé aux spirituels et le pouvoir
d'ordre qui en ce domaine ne confère aucune
autorité. Cette thèse sera soutenue par le bio-
graphe de Syméon, Nicéthas Sthétatos dans le
Paradis spirituel. Plus ou moins amené à la
démission en 1005, exilé en 1009, il se rend à
Paloukiton de l'autre côté du Bosphore. Ce déta-
chement fut salutaire à Syméon qui s'installa
dans un oratoire en ruine, Sainte-Marine, et là,
autour de lui, créa un centre spirituel. Plus tard,
sollicité par le patriarche de reprendre ses
fonctions après sa réhabilitation, il refusa et
resta en ce lieu, écrivant et composant des
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 44
hymnes au milieu des disciples fidèles à son
jenseignement. Il meurt à Sainte-Marine le
12 mars 1022. Et trente ans plus tard ses restes
regagneront Constantinople. Cinquante ans
après sa mort, il est canonisé, confondant ainsi
ceux qui s'étaient opposés à son prophétisme.
Syméon rédigea ses œuvres selon les circons-
tances de sa vie. Supérieur de Saint-Mamas, il
composa les Cathéchèses prêchées aux moines,
les Hymnes de l'amour divin — « véritables con-
fessions d'un voyant », dira Mme Lot-Borodine —,
puis diverses œuvres telles que les Traités
théologiques et éthiques, composés pendant la
période de controverse, révélant en Syméon
un défenseur de la théologie mystique. On
trouve aussi parmi ses écrits les Chapitres
théologiques gnostiques et pratiques, où Syméon
décrit son expérience personnelle la plus intime
afin que le lecteur y trouve une voie vers la
perfection spirituelle. A côté de ces grands dis-
cours, il en existe d'autres plus brefs : Discours,
extraits des Cathéchèses, Discours alphabéti-
ques, des lettres sur la confession, la pénitence,
sur le moyen de reconnaître un saint, sur la
seconde action de la grâce ; œuvres souvent
encore à l'état de manuscrits 4 3 .

Syméon le Nouveau Théologien est un mys-


tique de l'expérience. C'est un pneumatophore
visionnaire qui, au cours de son enseignement,
livre sa propre contemplation ; maître spirituel,
il est avant tout un père spirituel qui veut
conduire à la lumière, car toute vie chrétienne
est orientée vers la contemplation, dans la me-
sure où elle devient plus consciente. Etre père
spirituel est ce qui frappe d'abord dans la per-
sonnalité de Syméon.

Il découvrit la paterniic . s p i r i t u e l l e en la re-


cherchant pour lui-même, en ayant soif d'un
guide, saint homme de Dieu, qui puisse le con-
duire dans la voie de la prière. Et l'on constate
qu'aussitôt son élection à la charge d'higou-
mène il s'engage dans cette voie de paternité.
,45 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
continuant lui-même son œuvre ascétique et
voulant y entraîner les autres. Un des traits
particuliers de Syméon est cette affirmation de
l'autorité spirituelle, charisme prophétique con-
féré par la grâce. Dans tous ses sermons et
cathéchèses il se montre un authentique père,
aimant jusqu'à la tendresse ses enfants, résolu
à tout pour leur salut. « Passez-moi cette van-
tardise : entraîné, moi seul, dans l'abîme infer-
nal de ma négligence, je vous ai à grands cris
arrachés au lacet et, si fort que je sois tenu de
déplorer ma paresse, j'ai la satisfaction de vous
voir voler là-haut au-dessus des pièges du
diable 44 . » Conscient de cette responsabilité et
de son rôle spirituel, en ayant fait l'expérience
lui-même, il ne peut s'empêcher de tirer les
autres à sa suite. Il sent son indignité, il ne la
cache pas, mais dépassant celle-ci, conscient de
sa mission prophétique vis-à-vis des autres, il
se lie au devoir d'enseigner ses moines que
Dieu lui a confiés. Et tout son enseignement
reflète une profonde conviction : il est inspiré
par le Saint-Esprit, conviction d'ailleurs qui lui
attirera des conflits avec l'autorité représentée
par Etienne de Nicomédie. Pour se défendre
contre ses détracteurs, il affirme qu'il se sait
inspiré mais qu'il ne recherche aucune gloire
personnelle ; au contraire, il voudrait donner aux
autres la connaissance de l'amour sans limite
de Dieu et leur expliquer ce qu'est le fardeau des
commandements du Christ. Et tout cela pour
que ses auditeurs aient le désir d'atteindre à la
charité et à la vision 45 . C'est à la charité que
le guide appelera ses moines dans sa première
cathéchèse. Car la voie qui mène à Dieu, au
royaume, est la voie royale de la charité,
achèvement des commandements du Christ.
L'élan qu'il manifeste, ses évocations de la
charité, sont l'écho de son extase mystique.
« A peine me suis-je souvenu de la beauté de
l'irréprochable charité, que sa lumière a brillé
soudainement dans mon cœur, sa douceur m'a
ravi, j'ai perdu le sentiment des choses exté-
rieures, l'esprit si totalement arraché à cette
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 46
vie que j'ai oublié même ce que j'étais en
train de faire... 0 charité toute désirable, bien-
heureux qui t'a embrassée... Louange à qui te
poursuit, louange plus encore à qui t'a trouvée,
bienheureux plus encore qui est aimé de toi...
nourri par toi, pour toute nourriture, du Christ
immortel, du Christ notre Dieu. O divine cha-
rité, où le retiens-tu, le Christ ? Où le caches-tu ?
Pourquoi, ayant pris le Sauveur du monde, t'es-
tu éloignée de nous 4fi ? » Et Syméon de pour-
suivre que c'est à cause d'elle que le Verbe a
pris chair, que les martyrs ont versé leur
sang ; et il exhorte les frères qui l'ont choisi à
« titre de père spirituel » de prendre tous les
moyens nécessaires pour arriver à la charité
parfaite, la vie en Dieu. Syméon dès son pre-
mier discours situe donc sa relation avec ses
moines, elle est essentiellement personnelle,
personnaliste. Il veut créer un climat de con-
fiance et d'amour réciproque afin de ranimer
l'étincelle de vie spirituelle dormant au fond
de chacun. Pour lui, cela demande du disciple
l'engagement spirituel, la prise de conscience à
réaliser et à pratiquer. Dieu n'abandonne pas,
et la persévérance, l'obéissance, la prière con-
fiante ne tarderont pas à exercer la pitié de
Dieu envers celui qui les pratique.
Pour que cette charité aboutisse à la vie
mystique, elle doit être précédée de l'ascèse.
Cette union dans le temps présent exige que
l'on passe par la voie étroite, l'exécution des
commandements, la croix, le combat ascétique
de tous les instants. La vision à laquelle appelle
Syméon n'est pas obtenue par le travail de
l'ascète mais bien un don du Saint-Esprit, qui
dès ici-bas est animateur essentiel de la vie
intérieure, dès ici-bas « ... ressuscite et fait avec
lui ressusciter les âmes mortes avec lui par
la volonté et la foi 47 ». Ainsi la vision du Christ
commencera ici-bas et « n'attendons pas l'ave-
nir pour le voir mais dès maintenant, luttons
pour le contempler 48 ». L'ascèse, pour Syméon,
consiste avant tout en la pratique des comman-
dements qui purifient l'âme, la conduisant au
,47 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
seuil du grand mystère de l'amour divin et, si
Dieu lui en accorde la faveur, lui permettant la
contemplation de sa gloire dans la divine lu-
mière de la Transfiguration. Cette ascèse portera
avant tout sur les sens, les passions. Le jeûne
y jouera un rôle important, car s'il ne déracine
pas les passions incrustées dans l'âme, il calme
et affaiblit celles-ci, permettant alors de se
concentrer sur l'unique nécessaire de la charité
dans la prière. Si les passions demeurent sans
être combattues, l'union avec Dieu est impossi-
ble, et la ténèbre reste le seul endroit de l'âme.
Le repentir dans l'ascèse doit conduire à l'afflic-
tion. C'est la conversion radicale de l'âme se
reconnaissant pécheresse, et décidée, guidée
par l'Esprit, à revenir à une vie en harmonie
avec les commandements car « le royaume des
cieux est proche » (Matth. IV,17). Il encourage
ses moines sur cette voie du repentir parce que
l'engagement monastique sans le repentir pro-
fond ne sert à rien. Ce repentir n'est pas réservé
aux moines, les laïcs aussi doivent pleurer et
implorer Dieu continuellement, par le repentir.
Beaucoup de ceux-ci sont devenus dans la vie
présente de grands amis de Dieu, et Syméon
d'ajouter que « si nous (les moines) au lieu
d'être timides, paresseux, pleins de mépris peur
les commandements de Dieu, nous étions ar-
dents, bien éveillés et sobres, nous n'aurions
nul besoin de retraite, de tonsure ou de fuite
du monde 49 ».

Ce repentir, cette douloureuse tendresse, cette


profonde humilité devant le mystère divin se
manifestent par les larmes. Syméon fréquemment
évoque les larmes spirituelles comme « voie
nécessaire de la purification du cœur et, par
là, de la vision de Dieu et de l'union avec lui »r>0.
Dans une longue Cathéchèse (n° IV), il soutient
que le don des larmes n'est accordé que par
Dieu, uniquement à ceux qui réellement le cher-
chent, et que la nonchalance spirituelle en-
traîne la dureté du cœur, empêchant les larmes
de venir. Il faut rechercher de toute son âme
la reine des vertus, la componction, qui avec
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 48
les larmes élimine petit à petit les passions,
les arrachant du cœur. Sans les larmes, insiste
Syméon, nous n'avons rien, et la componction
ne se produira jamais. « Frère, ne communie
jamais sans larmes », avait dit Syméon le Pieux
à son élève. Cette phrase lue un jour aux moines
provoqua la risée, car alors, disaient-ils, nous
ne communierons jamais, attitude qui provo-
qua en Syméon la tristesse ; pleurant amère-
ment dans la souffrance de son cœur, il vit la
dureté de leur cœur. Car pour lui les larmes
transforment l'homme épris de la componction
en une demeure de la Sainte-Trinité. Ainsi
repentir et larmes sont inséparables de l'expé-
rience de la lumière. « Le repentir, dit Syméon,
fait jaillir les larmes des profondeurs de l'âme :
les larmes purifient le cœur et font disparaître
les grands péchés, ceux-ci sont effacés par les
larmes ; l'âme se trouve dans la consolation de
l'Esprit divin, arrosée par ces courants de la
suave componction et par eux, chaque jour,
spirituellement fertilisée, elle nourrit les fruits
de l'Esprit qu'au moment de la récolte, tel un
froment plein de suc, elle produit sans compter
en nourriture pour l'âme et pour sa vie incor-
ruptible et éternelle. Lorsqu'un beau zèle l'a
mise en cet état, elle est la familière de Dieu et
devient la maison de la divine Trinité, son
séjour, voyant purement son propre Créateur
et Dieu conversant avec lui chaque jour 5 1 . »

Ainsi, Syméon tout naturellement passe de


l'ascèse aux états spirituels élevés. Toute la
doctrine du Nouveau Théologien est organique
en ce sens. Thèmes ascétiques et thèmes mys-
tiques dans son enseignement se complètent. S'il
souligne fortement le moment de la préparation
ascétique comme préparation à la vision, seule
pour lui importe celle-ci : la réception de l'Es-
prit-Saint dans la lumière. Cette insistance sur
l'expérience mystique réalisable, accessible, si
l'âme y consent, provoquait autour de lui des
difficultés, car, disait-il, « il n'est pas sans
danger d'enfouir le talent qui nous a été donné
par Dieu 52 ». Et cela provoquera une tension
,49 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
dans son monastère composé de moines peu
enclins à faire cette expérience, du moins à
vivre la vie éternelle anticipée telle que la préco-
nisait le maître. Cette réaction, en un certain
sens normale, venait aussi du fait que Syméon
livrait trop ses expériences mystiques, sa con-
templation, et si les moines rétifs lui posaient
un sérieux problème, il se justifiait de ces révé-
lations par le souci qu'il avait d'expliquer à ceux
qu'il devait conduire les moyens et les bienfaits
de la vie mystique. Seule, la charité l'y pous-
sait, car son désir profond était la solitude,
propice à sa contemplation. Cet amour de Dieu
et des autres le portait à glorifier l'Ineffable
Bonté pour ceux qui, en lui, avaient mis leur
espoir d'arriver au salut par la voie monas-
tique. Malgré l'hostilité qu'il rencontra de toutes
parts, et qui le conduisit à l'exil, il persistait à
appeler ses moines à la conversion, à tendre
vers l'illumination divine, but de tout chrétien,
car devant Dieu, par sa charge d'higoumène, il
était responsable de leur salut.
Le message du Théologien s'adresse à tous,
et non aux seuls spécialistes de la spiritualité,
il n'est pas un enseignement purement de l'in-
tellect, mais il est une « philosophie », un art
de vivre pour arriver à la participation en Dieu,
à la réception de la divine Lumière incréée,
participation anticipée de la gloire éternelle des
saints. Pour lui « autant ceux qui vivent au
milieu du monde en purifiant leur cœur sont
à louer, autant les habitants des montagnes et
des grottes, s'ils aspirent aux louanges, aux
bénédictions et à la gloire des hommes, sont à
blâmer et à mépriser 53 ». Et Syméon, convaincu
que l'expérience de l'Esprit est réalisable à
chaque moment de l'histoire, insiste sur son
caractère normal, voire obligatoire pour chaque
chrétien, pour chaque génération, car chacun
doit « être mû par l'Esprit Divin et ressentir
sa présence d'une manière perceptible à la
conscience... au même titre que les Apôtres du
Christ 54 ». Toute l'expérience mystique comme
l'ont vécue les Apôtres, les Pères, les saints, est
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 50
possible, si on reçoit l'Esprit, si on se prépare
dans le fond du cœur à la réception de celui-ci.
Pour le Nouveau Théologien la vie éternelle
commence maintenant. « Le royaume des cieux
est en vous» (Luc. XVII,21), et ne pas en
avoir conscience c'est adopter l'attitude d'un
cadavre vivant et le rester à jamais. Dans la
mesure où nous n'avons aucune conscience ou
expérience de la vie éternelle, comment dans
la vie éternelle, l'espérerions-nous comme un
bienfait ? Si la vision de la lumière du Saint-
Esprit était impossible la condition de l'homme
après sa conversion serait pire que la première;
aveugle et insensible à la vie en Dieu, il ne lui
resterait plus rien, puisque sa vie sensible est
crucifiée.
Ce message de l'esprit révélateur du Christ
situe Syméon dans la grande ligne patristique,
et particulièrement à la suite de Maxime le
Confesseur. L'Esprit dans sa venue révèle le
Christ transfiguré dans la contemplation de la
divine lumière, qui n'est que préparation à la
vue et à la vie en Christ déifié en sa chair. C'est
en l'Esprit que se cache le Royaume de Dieu.
Et cette union divine se fait au-delà du sensible,
au-delà de l'intelligible, au-delà du noûs, car
« on ne peut concevoir ni définir l'impensable
ou l'inconnaissable »... èt arrivé à ce stade
d'inconnaissance et de contemplation du mys-
tère divin « on ne sait plus qu'une chose, c'est
qu'on est tout entier dans la profondeur de
la mer 3 3 ». Ce thème de l'anéantissement, du
désir de disparaître au plus profond des entrail-
les du cosmos, caractérise les mystiques du
désert. Arrivé à un certain point de la vision
cosmique, l'homme devant sa petitesse, son
péché énorme, face à l'infini amour de Dieu, n'a
qu'un désir disparaître, et chez certains ermites
ce désir de voir s'ouvrir la terre à leurs pieds
afin d'être engloutis dans sa profondeur est in-
tense et fait partie de leur prière 56 . Cet état
n'est qu'une étape, la réception de la lumière
finit par envahir l'être tout entier, pénètre sa
chair, ses membres, tout son corps, le rendant
,51 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
tout feu, tout lumière : « Il lui semblait devenir
lumière ». L'expérience de Syméon confirme sa
doctrine, il a vécu la Lumière et a été transfi-
guré par elle ; dans sa joie il ne peut cacher aux
autres la grâce immense qu'elle répand. La
pensée de Syméon le Nouveau Théologien a
souligné cette anticipation eschatologique, ten-
due vers l'intégrale Parousie commencée ici-bas,
et il se place ici dans la dimension pneuma-
tique et prophétique de l'Eglise. L'Eglise vit
dans l'histoire les Actes des Apôtres : vie dans
l'Esprit, vie en Christ. Toute sa mystique se
fonde sur les « mystères » de l'Eglise, actualisant
l'Incarnation et prodrome de la vie éternelle.
Cette vie mystique est inséparable de la ren-
contre existentielle avec le Christ, de la parti-
cipation ontologique à lui par la communion
à son corps déifié. Dans les prières de prépa-
ration à l'Eucharistie, Syméon dit : « Celui qui
participe à ces dons divins et divinisants n'est
certes plus seul, mais il est avec Toi... et je
reçois le feu, moi qui ne suis que paille, et,
miracle étrange, je suis couvert d'une rosée
ineffable comme jadis le buisson qui brûlait
sans se consumer. » Ainsi par la réception du
corps du Christ on reçoit aussi l'Esprit. Le pro-
phétisme s'enracine dans l'institution sacra-
mentelle.

Ce prophétisme, Syméon l'a vécu. Prophète de


l'Esprit, homme apostolique, père aimant, tra-
çant le chemin de la contemplation, il ne s'est
pas contenté d'enseigner, mais lui-même a vécu
la lumière de l'Esprit. Cette position, on le sait,
le mit au prise avec la hiérarchie. Pour Syméon,
afin d'enseigner, il faut avoir vécu le véritable
enseignement de l'Esprit-Saint. Pour avoir cette
garantie de l'enseignement dans l'Esprit, la vie
de ceux qui le proposent doit y correspondre.
Face au pouvoir hiérarchique, il rappelle l'au-
thentique paternité spirituelle, non liée à une
fonction mais à un charisme. C'est une grâce
personnelle, en relation avec l'Esprit et non
avec la fonction. Ce charisme se retrouvera
plus tard en Russie avec l'institution des startsi.
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 52
Cette fonction de Syméon, inconfortable pour
certains hiérarques, manifeste directement l'Es-
prit qui réforme de l'intérieur l'institution,
l'empêche de s'installer dans la suffisance et
l'embourgeoisement spirituel.
Syméon le Nouveau Théologien apparaît donc
comme le maître de la liberté, liberté dans le
Saint-Esprit, par laquelle l'Orthodoxie se dé-
finit autant que par son sens du mystère. Choix
personnel d'un père spirituel, autorité supé-
rieure de l'Ecriture, guide le plus sûr, tout
cela a fait appeler Syméon protestant avant la
lettre, dit le P. Hausherr. Et son nom de Nou-
veau Théologien donné p a r ses élèves fait de lui
le véritable rénovateur de la vie mystique, con-
duisant directement à la participation anticipée
du Royaume, déification finale du chrétien.

LA DESOCCULTATION DE L'HESYCHASME
AUX XIII e ET XIVe SIECLES
Syméon, dans son œuvre, ne fait guère allu-
sion à la prière hésychaste. Très christique, il
n'enseigne nulle part la prière monologique, mais,
connaisseur de Jean Climaque, il peut se faire
qu'il l'ait'pratiquée, sous la forme simple du
Kyrie eleison, car Nicétas son disciple dit qu'il
criait à haute voix sans se lasser : Seigneur,
aie pitié de moi. Mais on ne peut dire qu'il f u t
un promoteur parmi ses moines de cette forme
de prière. L'origine, ou du moins le plus ancien
témoignage, de « la prière de Jésus » se trouve
dans Nicéphore le Solitaire, témoin le plus
reculé de l'hésychasme athonite, qui va mar-
quer profondément la spiritualité byzantine, et
celle de toute l'Orthodoxie jusqu'à nos jours.

Nicéphore le Solitaire
(deuxième moitié du XIIIe siècle)

Nicéphore le Solitaire 5 7 , appelé parfois


l'Hagiorite ou l'Hésychaste, est le premier té-
moin que l'on peut dater avec certitude de « la
prière de Jésus », prière qu'il associe avec la
,53 / LA MYSTIQUE BYZANTINE

technique du souffle 58 . De lui on ne sait que


peu de chose, sinon qu'il était un latin italien
qui « préféra notre Empire à son propre pays
parce que la parole de vérité s'y dispense cor-
rectement », dit Grégoire Palamas. Mais ses
œuvres et les enseignements qu'il donna à
l'Athos nous sont parvenus. Son traité Sur la
garde du cœur franchit toutes les hésitations
antérieures et pose le fondement de la tech-
nique de « la prière de Jésus ». Cette œuvre, au
dire de Grégoire Palamas, est une anthologie de
textes patristiques sur la vertu de sobriété.
Souvent les débutants arrivent avec peine à
fixer leur esprit et pour eux il préconise une
méthode pour freiner la divagation de l'imagi-
nation. Il enseigne à celui qui prend la voie hésy-
chaste la maîtrise de la respiration car elle
fait rentrer « l'esprit dans le cœur ». Ainsi il
faut dans la vie spirituelle prendre conscience
du « trésor caché dans le cœur », car c'est en
lui que se situe le vrai centre de l'homme, et
pour cela il recommande l'actualisation des
grands sacrements de l'initiation chrétienne, que
« la prière de Jésus », loin d'éclipser, actualise.
Ici est le « cœur » du problème hésychaste,
l'union de l'esprit ou intellect (noûs) avec le
cœur ; l'intellect, de tradition évagrienne, signi-
fiant la conscience personnelle, et le cœur, de
tradition macarienne, étant vu comme le centre
de la nature humaine. Le cœur, réceptacle de la
grâce, l'Incarnation et les sacrements l'actuali-
sent, il devient le lieu de la présence réelle mais
inconsciente de la grâce divine. Ainsi, faire des-
cendre l'esprit dans le cœur, c'est rendre cons-
ciente cette présence. Le moyen pour effectuer
cette descente de l'intellect dans le cœur est
le souffle. C'est un véhicule symbolique, mais
profondément enraciné dans l'Ecriture, car le
souffle corporel qui maintient l'homme en vie
constitue une réelle participation au souffle
divin, l'homme est un « respirant Dieu », et ainsi
l'union se fera au centre de son être, le cœur :
« Pousse-le (l'intellect), force-le à descendre
dans ton cœur en même temps que l'air inspiré...
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 54
quand il y sera, tu verras la joie qui va suivre. »
Pour le mystique, il n'est pas question de savou-
rer une « extase »59, car l'union intellect-cœur
tend à la réunification de l'être, et il doit alors
invoquer par le cœur le Nom de Jésus : « Sache
que, tandis que ton esprit se trouve là, tu ne
dois ni te taire ni demeurer oisif. Mais n'aie
d'autre occupation ni méditation que le cri de :
Seigneur, Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié
de moi ! » Aucune trêve, à aucun prix. « Cette
pratique, en maintenant ton esprit à l'abri des
divagations, le rend imprenable et inaccessible
aux suggestions de l'ennemi et, chaque jour,
elle l'élève dans l'amour et le désir de Dieu. »

Dans le même esprit, la Méthode ([ié9o8oç),


attribuée à Syméon le Nouveau Théologien,
mais maintenant, grâce à la critique, rattachée
à Nicéphore 60 , explique comment chercher le
lieu du cœur. Ici des détails techniques mon-
trent comment il faut arriver à ce « lieu du cœur
où toutes les puissances de l'âme aiment à se
réunir. » Pour cela l'hésychaste doit comprimer
« l'aspiration d'air qui passe par le nez de ma-
nière à ne pas respirer à l'aise et (scruter) men-
talement l'intérieur de (ses) entrailles à la re-
cherche de la place du cœur 61 ». L'esprit après
un long passage dans la ténèbre « voit l'air qui
se trouve au dedans du cœur, il se voit lui-
même entièrement lumineux ». Ainsi se dé-
couvre le ciel intérieur saturé de la lumière
divine, et s'acquiert la maîtrise de l'inconscient,
source de troubles ; et désormais, dès qu'une
pensée ou une imagination fera son apparition,
l'esprit, sachant discerner, « la pourchassera et
la réduira à néant par l'invocation de Jésus ».
Nicéphore dit lui-même n'avoir développé sur
la garde du cœur que la pensée des Pères, et
il renvoie à Marc l'ascète, Jean Climaque, Hésy-
chius et Philotée le Sinaïte, Isaïe, Barsanuphe,
le Patericon, etc. Ce n'est donc pas de sa part
une nouveauté, mais plutôt une synthèse expé-
rimentale. La méthode, suivant Jean Climaque,
établit un itinéraire spirituel : le « premier
,55 / LA MYSTIQUE BYZANTINE

âge » où l'on tente « d'amoindrir ses passions »


et de « garder son cœur », la prière de Jésus
jouant un rôle pénitentiel. Le « second degré »
l'invocation non coupée de la psalmodie devient
l'instrument du combat systématique « contre
les pensées qui soufflent à la surface du cœur »,
là se déchaîne « la tempête des esprits », mais
grâce à la prière le calme gagne la profondeur
de l'intellect, et l'âme, alors agitée seulement en
surface, atteint le « troisième degré » qui est
celui de la maturité, de l'homme fait, de la
« virilité spirituelle », la paix se répandant dans
tout l'être et « l'attention du cœur devient inin-
terrompue ». Le dernier degré est « celui du
vieillard et des cheveux blancs », temps de
l'apatheia totale, transparence spirituelle où
l'homme participe à l'Esprit dans la rencontre
avec le « Christ Jésus Notre Seigneur 62 ».

Cet itinéraire, s'il semble facile, pose néan-


moins de sérieux problèmes aux commençants,
car vouloir forcer sans discrétion et sans conseil
l'esprit à entrer dans le cœur, peut mener à de
graves déséquilibres. Seul Dieu permet cette,
union, intellect-cœur. Il est évident aussi qu'un
tel chemin ne peut être poursuivi qu'avec un
un père spirituel expérimenté.

oire le Sinaïte ft 1346)

Si Nicéphore le Solitaire peut être considéré


comme à l'origine de la technique de la prière
du cœur, Grégoire le Sinaïte, lui, en fait la
systématisation expérimentale, préparation à la
grande synthèse théologique que fera après lui
Grégoire Palamas. Toute la vie de Grégoire est
consacrée, non à une lutte théologique, mais au
travail hésychaste : rendre pratique cette mé-
thode inaugurée p a r Nicéphore, mais peu
suivie. Le rôle du Sinaïte va être de promou-
voir, de sortir des limites de l'Athos et des cer-
cles monastiques le trésor spirituel. Il le répan-
dra jusqu'aux confins de l'Empire byzantin,
l'introduisant chez les Slaves.
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 56
De lui, on sait qu'il était originaire d'Asie
mineure, il séjourna longtemps au Sinaï où il
vécut l'héritage de l'abbé Jean, mais cependant
il fut initié à la prière pure en Crète par un
ancien du nom d'Arsène. Avec sa précieuse
découverte, il part pour l'Athos où, semble-t-il,
l'enseignement de Nicéphore s'était perdu, et là,
au skite de Magoula, il rassemble des disciples
dont les futurs patriarches de Constantinople,
Isidore et Calliste, écrivains hésychastes. Vers
1325 il fuit en Bulgarie, car l'Athos était sujet
aux raids ottomans et à l'instabilité politique.
De la Bulgarie le courant hésychaste pénètre en
Russie et en Roumanie formant les futurs pas-
teurs de ces pays. Ainsi Grégoire, en se tenant
à l'écart des controverses théologiques et poli-
tiques, fait œuvre d'hésychaste dans le silence
en formant spirituellement ceux qui gouverne-
ront l'Eglise. Grégoire le Sinaïte se pose donc
comme le contemplatif dont les écrits sont de-
venus en Orient les classiques de la prière du
cœur. La Philocalie en contient cinq 63 . Un Acro-
stiche sur les Commandements... plutôt spécula-
tif, peu recommandable en raison de son carac-
tère parfois allégorique convenant aux débu-
tants, des Chapitres et trois Opuscules. Sur la
vie hésychaste, le Sinaïte apparaît dans ses œu-
vres nourri de Jean Climaque et de Syméon le
Nouveau Théologien. Toute son expérience pneu-
matologique est de redécouvrir expérimentale-
ment l'énergie baptismale et de percevoir la lu-
mière. Cette énergie donnée au baptême, reçue
par tous, peut s'actualiser de diverses façons.
Pour Grégoire, le chemin le plus rapide reste la
prière de Jésus, prière accompagnée de la tech-
nique respiratoire donnée par Nicéphore. Car la
vocation chrétienne est d'être « le • temple du
Saint-Esprit » ; le cœur purifié est « mû par
l'Esprit», le spirituel «respire la vie divine, la
parle, la pense, la vit». La méthode ici ser-
vira à acquérir cette connaissance précise de
l'Esprit et de ses lois pour métamorphoser
l'énergie des passions. La prière de Jésus exige
tout un art et une science de vie, qui va de la
,57 / LA MYSTIQUE BYZANTINE

« mémoire de la mort », expérience de l'angoisse


existentielle, à la joie qui « confirme le cœur
dans un amour sûr et un sentiment de plénitude
indicible ». Technique rigoureuse exigeant un
dépouillement total, une vigilance, un dénue-
ment, un refus d'images même paraissant don-
nées par Dieu, aucune vision quelconque, afin
d'atteindre une apatheia virile, car il ne faut
« ni craindre, ni gémir quand nous invoquons
le Seigneur ».
Dans cette recherche « une », la technique
corporelle s'insère, et a. sa place bien déterminée.
Auxiliaire précieuse elle aide à cette découverte
du lieu du cœur par la maîtrise rationnelle du
souffle. Grégoire conseille de se concentrer
tantôt sur la première moitié de la formule
d'invocation : Seigneur Jésus-Christ, aie pitié
de moi, tantôt sur la seconde : Fils de Dieu,
aie pitié de moi. Puis il décrit un certain endo-
lorissement du corps pendant la prière, normal
et nécessaire, dit-il, car l'invocation doit se
faire « laborieusement courbé, avec une vive
douleur dans la poitrine, les épaules et la
nuque ». Courbé, car il ne faut pas « respirer
à l'aise » mais bien « retenir son souffle » afin
« d'enfermer son esprit dans son cœur » tout en
« flagellant invisiblement par le Nom divin »
toute forme de tentation ou d'idée au niveau
mental. Alors peut s'acquérir, enseigne Gré-
goire, grâce à la prière ainsi exécutée, un dis-
cernement des esprits. Car l'erreur peut se pré-
senter sous la forme d'une pensée ou d'une
image se rattachant au divin, mais elle est
« indécise et désordonnée », elle apporte une joie
déraisonnable, la présomption, le trouble. Alors
que la descente de la grâce illuminant le cœur
« fortifie, réchauffe et purifie l'âme, suspend
pour un temps ses pensées et mortifie provisoi-
rement les mouvements du corps ; voici les
fruits et les signes qui témoignent de sa vérité :
les larmes, la contrition, l'humilité, la tempé-
rance, le silence, la patience, la retraite et tout
ce qui nous apporte un sentiment de plénitude
et de certitude indubitable ».
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 58
Ainsi Grégoire le Sinaïte donne, dans ses ins-
tructions sur la prière hésychaste, la synthèse
de l'anthropologie ascétique orthodoxe. La véri-
table nature humaine est « mémoire de Dieu »,
celle « du cœur sans pensée, mue par l'Esprit ».
Cette mémoire, simple et une, a éclaté lorsqu'elle
s'est détournée de Dieu, maintenant elle est de-
venue « composée et diverse », s'épuisant en des
« choses minuscules », se tournant sans cesse
vers les réalités sensibles et intelligibles au lieu
de tendre constamment vers l'Unique nécessaire,
Dieu. Et dans sa dispersion, créant dans les
choses des absolus, les idolâtrant, elle voue
l'homme à l'idolâtrie de soi et à l'angoisse de la
mort. La prière de Jésus seule, en réalisant en
l'homme l'union de l'intellect et du cœur, domi-
nant les passions, reconstitue l'unité de l'homme
dans le perpétuel souvenir de Dieu, antérieur à
la chute.

La prière de Jésus, bien implantée à l'Athos


par Grégoire, propagée dans les pays ortho-
doxes par ses voyages, se diffuse avec rapidité
et trouve un terrain propice parmi les laïcs
assoiffés de Dieu. Cette prière n'est pas l'exclu-
sivité des seuls moines. « Prier sans cesse »
(I Thess. V,17) doit être le but de toute vie
chrétienne, et le père de Palamas le pratiquera
en plein sénat. Les laïcs désireux de suivre le
commandement de l'Apôtre, se mirent à fré-
quenter les spirituels hésychastes. Le mona-
chisme agira comme prophétisme dans le monde,
sa mission ne se situe pas exclusivement dans
le désert, mais revenant, après la purification
nécessaire que seul le désert peut donner, vers
le monde, il doit être le levain dans la pâte, la
lumière qui brille pour tous. Ainsi Grégoire
enverra ses fils spirituels, simples laïcs, au sein
du tourbillon du monde afin de servir d'exemple,
de rayonner dans tous les milieux en propageant
la « prière de Jésus », préparant ainsi la grande
réforme hésychaste de l'Eglise dont l'achève-
ment théologique sera soutenu par saint Gré-
goire Palamas.
LA DEFENSE DES SAINTS HESYCHASTES :
SAINT GREGOIRE PALAMAS (+ 1359)
La défense et l'élaboration théologique que
fit Grégoire Palamas — à l'occasion de l'incom-
préhension de la technique de la prière du
cœur — conduit vers les sommets de la mys-
tique orthodoxe. Nicéphore et Grégoire avaient
silencieusement doté les moines d'une méthode
de prière efficace, orientée vers l'accomplisse-
ment des commandements. Grégoire Palamas,
va reprendre l'enseignement de ses prédéces-
seurs et, contre des attaques injustifiées, don-
ner à la prière de Jésus une assise théologique,
qu'elle avait déjà, mais qui n'avait pas été dé-
veloppée entièrement jusque-là.
Il naquit en 1296 de parents nobles émigrés
d'Asie mineure à Constantinople sous la poussée
turque. Le jeune Palamas fut ainsi élevé près
de l'empereur Andronic II. Là, il connut des
écrivains, des savants, lui-même était intellectuel
mais peu politique. Son souverain fut le plus
pieux des monarques byzantins, lui aussi fervent
zélateur de la prière de Jésus. Le père de
Palamas, comme son empereur, pratiquait l'hésy-
chasme. Les études de Grégoire durèrent assez
longtemps, il les termina à l'âge d'environ vingt
ans, ainsi ses connaissances classiques sur
Aristote furent assez poussées. S'il étudia Aris-
tote, Platon était exclu du programme car sa
métaphysique était considérée comme incom-
patible avec le christianisme. Vers 1316, il se
décide à devenir moine, la fréquentation assi-
due des spirituels de Constantinople avait
éveillé en lui ce désir. Son maître dans la
« prière pure » fut Théolepte de Philadelphie 65 .
L'empereur exerça une pression pour qu'il
renonce à entrer au monastère, mais rien n'y
fit ; afin de surmonter les dernières difficultés,
Grégoire proposa à sa mère, ses sœurs et ses
serviteurs, d'entrer eux aussi dans des cou-
vents de la capitale. Lui-même, avec ses deux
frères, prendra à pied la route de la Sainte
Montagne de l'Athos, où il restera vingt ans.
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 60
La vie que choisit alors Grégoire fut celle re-
commandée par Jean Climaque. Non la cénobie,
non l'érémitisme, mais bien la voie médiane,
celle de la vie semi-communautaire. Avec quel-
ques moines, il s'adonnait à l'ascèse et à la
prière dans un site éloigné du monastère vers
lequel il retournait pour participer à la liturgie
et recevoir les sacrements. Ainsi la grande Laure
Lavra sera la maison-mère de Grégoire Palamas
tout au long de son existence. Mais ce genre
de vie, il ne le pratiquera qu'après l'épreuve de
la cénobie. Puis, sous la direction d'un maître
hésychaste, il vécut à l'ermitage de Glossia.
Cependant, les attaques de plus en plus fortes
des pirates turcs l'obligèrent à fuir et il décida
d'aller chercher refuge au Sinaï ; il ne réalisa
pas ce projet et resta à Thessalonique, partici-
pant au groupe spirituel d'Isidore, disciple de
Grégoire le Sinaïte. C'est dans cette ville qu'en
1326, à l'âge de trente ans, il reçut le sacerdoce.
Aux environs de Berrhée, il fonde un ermitage
et y pratique avec des disciples une ascèse
rigoureuse ; vers 1331, il retourne à l'Athos et
choisit comme résidence l'ermitage de Saint-
Sabbas non loin de Lavra, menant le même
genre de vie qu'à Berrhée. Il assura de 1335 à
1336 la direction d'un grand monastère, Esphi-
gmenou, mais son zèle ne fut pas accepté par
les moines et il revint à son ermitage. De là,
il va prendre part à la controverse de Barlaam
et Akindynos. Avec d'autres laïcs byzantins ces
deux théologiens se piquèrent de curiosité pour
l'hésychasme. En effet, nombre d'indiscrétions
avaient ébruité les techniques qui, selon cer-
tains, conduisaient tout droit à l'union divine
et à la vision d'une lumière identique à celle
du Thabor. Barlaam, Calabrais assez brouillon,
frotté de philosophie, et les théologiens laïcs
s'indignèrent de semblables méthodes. Barlaam,
pour mieux connaître les hésychastes, alla jus-
qu'à passer quelque temps près d'eux, et les
méthodes d'oraison psycho-somatique qu'il dé-
couvrit heurtèrent son esprit philosophe et
humaniste, et surtout son platonisme ; il écri-
,61 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
vit après cette expérience : « J'ai été initié par
eux à des monstruosités et à des doctrines
absurdes qu'un homme ne peut dignement énon-
cer, s'il a de l'esprit ou seulement un peu de
raison 65 » ; et ce professeur de l'Université impé-
riale de Byzance, épris de logique, de décrire
les états des moines, le commerce qu'ont les
démons avec leurs âmes, les différentes lumières
« rousses et blanches » et surtout d'affirmer que
l'union se réalise à l'intérieur du nombril, etc.
Devant cette dénonciation partisane, Grégoire
Palamas, jusque-là peu connu, va prendre la
défense des moines dont il partage la vie, et,
face à ces attaques pleines de préjugés, il va édi-
fier une métaphysique qui, reprenant les thèmes
traditionnels de la prière, s'arrêtera plus parti-
culièrement à la distinction entre l'essence et
l'énergie divine. L'attaque de Barlaam en effet
mettait en cause l'expérience chrétienne fonda-
mentale, celle de la participation anticipée à
la vie divine. Face à la critique, il va opposer
l'expérience de la foi qui devient évidence par la
prise de conscience ontologique de la grâce
sacramentelle. Car depuis l'Incarnation, la sanc-
tifiante humanité de Dieu est offerte à tous
dans les « mystères » de l'Eglise. Palamas de
résumer la Christologie d'Athanase et de Cyrille,
reprise par Maxime le Confesseur, et de dire
que le corps du Christ — ecclésial et eucharis-
tique — n'est rien d'autre que « le c< : ps de
Dieu6T ». Ainsi l'humanité du Christ n'est
qu'une « enveloppe de verre » à travers laquelle
resplendit la gloire de la Trinité. L'être greffé
sur Christ par le baptême et l'eucharistie, chair
transfigurée du Christ, devient participant de
la lumière divine qui jaillit de lui par l'union
à la vie divine. La méthode hésychaste, rame-
nant l'attention au cœur réceptacle de la lu-
mière, se trouve donc justifiée. L'union avec
Dieu s'accomplit dans un élan personnel dé-
passant toutes « activités intellectuelles » et
« activités corporelles », et ce dépassement de
toute sensation et intellection permet enfin à
l'être entier de l'homme de participer à la vie
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 62
divine. « Chez les hommes spirituels, la grâce
de l'Esprit, transmise au corps par l'intermé-
diaire de l'âme, lui donne à lui aussi l'expérience
des choses divines », écrit Grégoire dans son
traité qui expose pleinement sa mystique, la
Défense des saints hésychastes 68 . C'est pour cela
que l'on peut voir Dieu avec les yeux du corps,
non les yeux ordinaires souillés du péché, mais
les yeux transformés par l'Esprit, transforma-
tion contenue dans l'assomption même de notre
nature déifiée par l'union avec le Verbe de
Dieu, proclame le docteur dans une homélie
sur la Transfiguration. L'expérience hésychaste
provoque la métamorphose complète du v o O ç
qui s'assimile au voGç Xpia-rou, à l'intelligence
humaine déifiée du Christ. La révélation tue et
recrée l'intellect, qui alors devient capable non
de saisir la plénitude mais d'être dans la pléni-
tude. Ainsi la gnose, la connaissance, n'est plus
le but, mais la conséquence de l'union, union
s'accomplissant au-delà de toute intelligence,
dans l'Intelligence. Palamas veut, en contem-
plant la réalité impensable, cerner rationelle-
ment une expérience contradictoire ; « affirmer
tantôt une chose, tantôt une autre, quand les
deux affirmations sont vraies, est le propre du
théologien pieux », dit-il. Sa pensée profonde est
métamorphose de l'intelligence, elle se trans-
forme dans la révélation ; porté par cette der-
nière, contraint par l'évidence, il a été obligé
de poser une double distinction, celle en Dieu
de l'essence et des énergies, afin de pouvoir
participer à l'Imparticipable, de pouvoir com-
prendre l'Incompréhensible.
En effet, Dieu ne peut être objet de connais-
sance, il ne nous est connu, révélé que par le
Christ. Sa transcendance détruit tout concept
que l'on peut se faire de lui, il « n'est pas être
si les autres êtres le sont 69 ». Il transcende la
connaissance et de lui l'âme ne peut concevoir
aucun mot, aucune représentation. De tout
temps, en effet, les théologiens ont déclaré que
l'essence divine est absolument inaccessible, et
c'est pourquoi on ne peut donner un nom
,63 / LA MYSTIQUE BYZANTINE

propre à la substance ou essence de Dieu. Ce-


pendant, l'approche de Palamas n'est pas simple
théologie négative, car Dieu, qui ne peut être
saisi, s'est révélé dans l'amour, volontairement,
et cependant il reste transcendant et inacces-
sible, caché non dans la ténèbre, mais dans la
profusion de sa lumière qu'il nous communique.
« Dieu par un surcroît de bonté à notre égard,
étant transcendant à toutes choses, incompré-
hensible et indicible, consent à devenir partici-
pable... et invisiblement visible 70 ». Dieu, loin
d'être ime essence neutre, destruction de la
Trinité, surmonte en lui-même l'altérité sans
pour cela la dissoudre, et là est la distinction-
identité de l'essence et des hypostases. Il la
surmonte aussi sans non plus la dissoudre en se
rendant participable : et c'est la distinction-
identité de l'essence et de l'énergie — car,
écrit Palamas : Tout entier il se manifeste et ne
se manifeste pas... Tout entier il est participé
et imparticipable. Cette participation est totale,
et « Dieu tout entier vient habiter l'être tout
entier de ceux qui en sont dignes », et les
saints sont ainsi participants à Dieu. Dieu en
fait des dieux sans commencement ni fin, et
par la grâce l'homme déifié devient « incréé »,
« éternel », il unit en sa personne la grâce in-
créée à la nature humaine. Ces thèmes du
docteur de la lumière font pénétrer dans l'être
même de Dieu, dans cette mystérieuse distinc-
tion-identité, celle de l'essence inaccessible et
de l'énergie participable. Les deux modalités
de l'Existence personnelle absolue sont pour
ainsi dire l'essence et les énergies qui se don-
nent sans dissoudre l'absolu ; et Palamas d'af-
firmer que les Pères « ne disent pas que tout
cela (l'essence et les énergies) est une seule
et même chose, mais que cela appartient à un
seul Dieu... (et) Akindynos, en supprimant leur
différence, a proclamé l'existence d'une chose
unique au lieu d'un vivant unique 71 ». Cette
distinction essence-énergie n'est rendue pos-
sible que par la conception orthodoxe de la
Trinité, par l'équilibre de l'essence et des bypo-
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 64
stases. Car, en Dieu, l'existence personnelle en-
globe l'essence. Dieu n'a pas dit à Moïse : « Je
suis l'essence », mais bien « Je suis Celui qui
est » (Ex. 111,14). Ce n'est donc pas Celui qui
est qui provient de l'essence, mais bien l'essence
qui provient de Celui qui est, car Celui qui est
contient en lui-même l'être tout entier. Ainsi
dans sa liberté souveraine, le Dieu d'Amour
peut transcender sa propre transcendance, sa
propre essence, pour se rendre vraiment partici-
pable, et « dans la surabondance de sa grâce...
il sort sans se diviser de lui-même, lui qui est au-
dessus de tout et transcende tout 7 2 ». L'énergie
divine n'est donc pas rayonnement imperson-
nel, elle est expression de la Trinité. C'est une
« procession naturelle » de Dieu lui-même qui
éclate (dans le sens de la lumière), du Père, par
le Fils dans le Saint-Esprit. Cette énergie trini-
taire qui se manifeste ainsi est une car elle est
Vie de Dieu, mais en même temps multiforme
dans ses manifestations. Dieu peut donc sans
se diviser se multiplier. Ainsi, l'énergie s'écoule
éternellement de l'essence de la Trinité, vie
s'écoulant dès la création et donnant ordre et
beauté, et d'autre part dans chaque cas parti-
culier Dieu adapte la communication de sa
gloire à la diversité des êtres qu'il crée, sauve,
déifie.
A la notion plutôt abstraite d'énergie, Palamas
préfère celle de lumière comme donnée expéri-
mentale, car dans l'union, écrit-il, si la cons-
cience « se regarde elle-même, elle voit la lu-
mière ; si elle regarde l'objet de sa vision, c'est
encore de la lumière, et si elle regarde le moyen
qu'elle emploie pour voir, c'est là encore de la
lumière ; c'est là qu'est l'union : que tout cela
soit un, de sorte que celui qui voit n'en peut
distinguer ni le moyen, ni le but, ni l'essence,
mais qu'il a seulement conscience d'être lumière
et de voir une lumière distincte de toutes les
créatures 73 . » Cette lumière coule ainsi éternelle-
ment de l'essence de la Trinité, emplit de gloire
le ciel et la terre, éclaire la création assombrie
par le péché, reste visible dans les grandes théo-
,65 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
phanies de l'Ancien Testament mais impartici-
pable. Avec l'Incarnation elle « habite corpo-
rellement la plénitude de la divinité » (Col. 11,9)
en Christ, et par sa mort et sa résurrection jaillit
définitivement sur tous et tout, devenant parti-
cipable, anticipation de la lumière éternelle de
la Trinité. L'expérience de cette lumière sera
donc eschatologique, car elle est projection
dans le temps de la plénitude de l'achèvement
de la création cosmique, elle est réellement la
manifestation de Dieu « tout en tous ». Car le
monde a été créé pour la transfiguration, et il
faut que tout participe en Dieu car il est
l'être des êtres. Mais l'homme est déchu, il doit
retrouver sa fonction de roi et prêtre de la
création dans le sens divin de ce culte cosmique
que Dieu lui a assigné lors de la création. Par
le Christ, l'homme retrouve sa fonction d'avant
la chute, mais il lui faut parvenir par le Christ
à la sainteté, redevenir le participant de l'énergie
divine ; et le cœur de l'homme saint lorsqu'il
s'éveille à la lumière divine redevient le cœur
du monde auquel il communique la lumière.
« L'homme véritable, lorsque la lumière lui sert
de voie, s'élève, ou est élevé, sur les cimes éter-
nelles ; il commence, ô miracle, à contempler les
réalités supra-cosmiques, mais sans se séparer
ou être séparé de la matière qui l'accompagne
dès le début... amenant à Dieu, à travers lui,
tout l'ensemble de la création 74 . »
Ainsi Grégoire Palamas sortit de l'hésychia
pour la défendre, et pour elle il dut faire
œuvre théologique profonde. Avec ses Triades
pour la Défense des saints hésychastes, pour la
première fois, la spiritualité orientale a enfin
une synthèse théologique. Cependant l'appro-
bation de cette théologie se fit par paliers suc-
cessifs. Les luttes politiques déchirèrent l'Em-
pire, et il fallut publier un document contre
Barlaam et ses compagnons ; ce fut le Tome
Hagioritique signé de Palamas et des moines
de l'Athos en 1340-1341. Deux conciles en 1341 à
Sainte-Sophie condamnèrent le Calabrais qui
retourna en Italie où ses idées trouvaient plus
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 66
large audience. Puis ce fut au tour d'Akindynos,
moine bulgare, compagnon de Grégoire, qui
était parmi les conservateurs formels et avait
évité les problèmes soulevés par Palamas, et s'en
tenait à la répétition des formules anciennes.
Après des événements politiques mouvemen-
tés, Palamas qui avait refusé sa caution au
Patriarche, Jean Calécas, fut arrêté en 1343 ; en
1344, Calécas, au pouvoir immense, condamne
Palamas, l'excommunie, ordonne prêtre Akin-
dynos. Mais l'impératrice Anne délivre Palamas
et en 1347 il est sacré archevêque de Thessalo-
nique. Un concile tenu en juillet 1351 condamne
le dernier adversaire de Palamas, le philosophe
Nicéphore Grégoras. Ces décisions furent enté-
rinées au cours du XIV e siècle par des conciles
locaux. Palamas alors déploie un zèle pastoral
immense à Thessalonique, enseignant son peuple
sur le Mystère du Christ. Il mourut en 1359, le
14 novembre, dans sa ville épiscopale. En 1368,
il fut canonisé par le patriarche Philothée, son
ancien disciple et ami. Jusqu'à aujourd'hui, il
reste le saint le plus vénéré à Thessalonique et
pour toute l'Orthodoxie le gardien de la théo-
logie de la lumière.

LA SPIRITUALITE DES LAÏCS

La sainteté, la mystique, n'est pas l'apanage


d'une catégorie spéciale, retirée du monde, con-
sacrée à cet unique but, avec les moyens que
cela nécessite, souvent inaccessibles pour le
commun. La vie mystique n'est pas réservée à
quelques-uns, et la grâce de Dieu, répandue sur
tous, donne l'exemple de cet universalisme de
la sainteté, de la vie mystique développée hors
des murs des monastères. La sainteté et la
mystique des Laïcs, dans le sens de peuple de
Dieu et non d'une catégorie non-initiée et non-
engagée dans la cléricature, est la tradition
toujours vivante de l'orthodoxie. Car la vie
mystique est la voie normale du peuple dans
sa totalité, tout entier il participe à la grâce
divine répandue sur lui lors de son initiation.
,67 / LA MYSTIQUE BYZANTINE

Et souvent les mystiques laïcs, tel Nicolas Caba-


silas, aimeront développer cette vie en Christ
conférée lors de l'initiation mystique du bap-
tême. Mais il est un autre genre de sainteté
et de vie spirituelle, peu connu souvent, celui
qui marque la naissance du christianisme en
Russie, celui des saints princes.

Vladimir Monomaque (f 1125)


ou « l'idéal d'un laïc »
Vladimir était le petit-fils de Jaroslav le Sage
et donc arrière-petit-fils de saint Vladimir qui
présida à la conversion de la Russie au chris-
tianisme. Grand prince de Kiev, après son
père, il guerroya toute sa vie contre des enne-
mis de toutes sortes. Monomaque ne se pré-
sente pas à nous comme un saint, mais comme
un laïc pieux, instruit et d'une morale parfaite,
exemple d'une pratique des commandements
chrétiens. Sa popularité de son vivant et après
sa mort fut immense. L'intérêt qu'il suscita
provient d'une Instruction qu'il laissa à ses
enfants et qu'il écrivit (en 1099) au cours d'une
de ses expéditions. Lui-même trace le portrait
idéal d'un prince russe dont il reste le meilleur
représentant. Cette instruction, si elle emprunte
son inspiration au Recueil de Sviatoslav et uti-
lise des textes ascétiques et patristiques, reflète
néanmoins la vie d'un prince parmi son peuple
avec sa cour, dans les différents actes de la
vie, le tout à la lumière de l'Evangile. Et cela
vécu par un laïc, au milieu des affaires du
monde, exemple qu'il fallait donner, car à cette
époque-là la sainteté semblait passer exclusive-
ment par le cloître. Ainsi l'instruction de Vla-
dimir Monomaque résout, comme le dit le P. Ma-
richal, le problème de la sainteté laïque, car la
mentalité très primitive sur la perfection ris-
quait d'introduire un divorce entre la vie pro-
fane et la foi chrétienne, problème d'ailleurs
qui se pose à toutes les époques.
Vladimir, lorsqu n i-v.ni son Instruction, cons-
cient de sa faiblesse et de l'inutilité de son
discours, le recommande à ses enfants, en médi-
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 68
tant et en louant Dieu. « Oui, mes enfants, qui-
conque entendra cet écrit, ne riez point, mais
celui de mes enfants à qui il plaira, qu'il le
reçoive dans son cœur et que, sans paresse, il
s'efforce d'agir de cette façon 76 . » La prière
doit être faite dans les larmes car il faut se
repentir des péchés commis et dire : « Comme
tu as eu pitié de la pécheresse, du larron et
du publicain, prends pitié de nous pécheurs. »
Et cela le faire aussi bien à l'église qu'à la
maison, surtout en se couchant. Le prince y
attache une grande importance. C'est une véri-
table ascèse qu'il recommande ainsi, de type
pratique, donnant des conseils sur les méta-
nies 77 . Il insiste aussi sur la psalmodie de nuit;
les psaumes, dans sa spiritualité, tiennent une
grande place. Surprenante aussi, sa recom-
mandation de dire « sans relâche tout bas :
Seigneur prends pitié », qu'il donne comme la
prière supérieure à toutes les autres ; influence
hésychaste certaine, puisque déjà la spiritualité
byzantine s'implantait en Russie.
Mais la prière ne peut être détachée des
vertus chrétiennes, et surtout de la vertu qu'il
considère comme la première vertu active la
charité. « Par dessus tout, n'oubliez pas les
pauvres, mais autant que vous le pouvez, nour-
rissez-les selon vos moyens, donnez à l'orphelin,
faites vous-mêmes justice à la veuve et ne per-
mettez pas au puissant de faire périr un
homme 78 . » Conseils exigeants pour des princes
qui détiennent en leurs mains tous les pouvoirs :
pouvoir de mort, ainsi que Vladimir le men-
tionne en appliquant à la lettre le commandement
divin : « Tu ne tueras point. » Et malgré le châ-
timent quelquefois nécessaire de la mort, il dé-
conseille de faire périr une âme chrétienne. La
soumission à l'Eglise au travers de ses représen-
tants est bien affirmée : « Recevez leur béné-
diction avec amour et ne vous éloignez pas
d'eux 79 . » Le grand combat spirituel se situe au
niveau de l'orgueil, car la puissance abusive
résulte de l'orgueil et comme moyen pour lutter
contre lui, il convient de garder présent à la
,69 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
mémoire que « nous sommes mortels, aujour-
d'hui vivants, mais demain dans la tombe ».
Conseil sévère mais évangélique, « vous ne
savez ni le jour ni l'heure » (cf. Matt. XXXIV,36;
Marc XIII,34). Il faut se garder du mensonge,
de l'ivrognerie, de la débauche, des faux ser-
ments. Enfin, au-dessus de tout, il est nécessaire
d'éprouver la crainte de Dieu. Divers conseils
suivent cette exhortation à la prière dans la
charité : l'emploi de son temps qu'il faut utiliser
à bon escient, car la « paresse est mère de
toute ignorance, et ce qu'on sait on l'oublie,
et ce qu'on ne sait pas on ne l'apprend pas 80 ».
Que le soleil ne vous trouve pas au lit, écrit
Monomaque. Retraçant ses campagnes, il y
raconte ses exploits et surtout la confiance en
Dieu qui l'accompagnait au plus fort des périls.
Lui-même faisait tout, donnait à tous ses
ordres, supervisait tout, veillant même à l'ordre
des services à l'Eglise. Il exprimait sa con-
fiance en Dieu en disant : « Mes enfants, ne
craignez pas la mort, ni la guerre ni les bêtes
sauvages, mais faites œuvre virile, selon que
Dieu vous le donnera. Si moi, à la guerre, face
au péril des fauves ou de l'eau, ou tombant
de cheval, je n'ai pas eu à souffrir, aucun de vous
non plus ne peut subir de mal ni être tué tant
que Dieu ne l'aura pas voulu. Par contre, si la
mort est envoyée par Dieu, ni père, ni mère, ni
frères ne pourront l'empêcher. S'il est bon de
se protéger, la protection de Dieu est meilleure
que celle de l'homme 81 ».
Cette spiritualité, si elle ne peut être appelée
mystique, est une mystique. Elle développe
l'essentiel de la vie chrétienne, dans la praxis
des commandements de l'Evangile. Spiritualité
fruste, certes, près de la mort, car à cette
époque et dans les circonstances guerrières la
mort était toujours présente, spiritualité de la
confiance, confiance de celui qui, introduit dans
la vie divine, se sait sauvé, en marche vers l'éter-
nité ; salut vécu, eschatologie réalisée dans la
vie simple d'un homme responsable des autres,
serviteur des serviteurs de Dieu.
Nicolas Cabasilas (î 1371 ),
la synthèse sacramentelle
La vie de Nicolas Cabasilas reste peu connue ;
seuls quelques fragments nous donnent des indi-
cations. Cependant, on peut le situer historique-
ment à deux grands moments de la vie byzan-
tine. Politiquement, entre 1341 et 1355, guerre
civile des Cantacuzènes et des Paléologues. Spi-
rituellement, autour de l'agitation qui précéda
et suivit la querelle hésychaste. Nicolas était
neveu du côté maternel de Nil Cabasilas, dis-
ciple et partisan de Grégoire Palamas. Sa mère,
personne-très pieuse, se retira à la fin de sa
vie au couvent Saint-Théodora de Thessalonique.
Il joua un rôle politique important dans l'entou-
rage de Cantacuzène dont il avait l'amitié. Ainsi,
lorsque le basileus manifeste le désir d'entrer
au couvent de Saint-Mamas, Nicolas est prêt à
le suivre. Ce projet ne se réalisa pas. Cantacu-
zène fut appelé par les Thessaloniciens lors de
la révolte des zélotes. En 1354, on proposa
Nicolas au patriarcat. Cette même année, en
décembre, l'empereur se retira et l'on peut
penser que Nicolas le suivit dans sa retraite
monastique. Après cette date les documents
restent muets. A-t-il été évêque ? Rien ne l'affir-
me, sa mort du moins est généralement située
vers 1371.
Ainsi Nicolas Cabasilas a fait sa carrière dans
ia haute administration byzantine. Homme de
grande culture, il appartenait aux lettrés épris
d'hellénisme. Cependant, contrairement aux
Cydonés qui pensaient que le thomisme était le
véritable héritage de la philosophie grecque,
Cabasilas, lui, se ralliait à lliésychasme, et, par
le contact avec Palamas, sa mystique s'orien-
tera vers la participation réelle à la vie divine
qu'il enseignera dans ses œuvres. S'il désira
entrer au monastère, son engagement dans le
siècle ne le poussa pas à renoncer, en tant que
laïc, à une spiritualité forte, ancrée totalement
dans le mystère de l'Incarnation, vécue dans les
sacrements.
,71 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
De ses écrits nombreux, deux marquent forte-
ment la spiritualité byzantine : la Vie en Jésus-
Christ82 et l'Explication de la divine liturgie83.
La correspondance abondante de Nicolas Caba-
silas reste encore peu connue. La spiritualité
qu'il propose « ne requiert ni sœurs, ni frères...
ne porte aucun obstacle à l'exercice d'un art ou
d'une profession. Le général garde la faculté
de commander, le cultivateur de travailler la
terre, l'artisan de procéder à ses travaux... Il ne
s'agit ni de se retirer dans une solitude, ni de
prendre une nourriture inaccoutumée, ni de
modifier son vêtement, ni de compromettre sa
santé». Ainsi n'importe qui peut accéder à la
« vie angélique » sans obligatoirement être
moine, l'engagement dans le siècle ne gêne pas
la vie spirituelle mais il est sanctifié par elle.
La vie spirituelle porte la vie à sa « plus haute
intensité », elle ne nuit donc aucunement à ce
qui est essentiel ; elle favorise les intérêts
vitaux, procure et apporte la joie. Pourquoi ne
pas sanctifier toutes les occupations qui méri-
tent, au besoin, qu'on leur consacre un pénible
effort, demande Cabasilas ?
Cette spiritualité s'oriente sur deux axes com-
plémentaires : l'actualisation des «mystères»
dans la vie liturgique, et l'attention dans le
Christ. La ligne continue en est la grande tradi-
tion hésychaste 84 , qui ne peut être vécue, affir-
me Cabasilas, que dans la vie liturgique acces-
sible à tous, «vie en Jésus-Christ ». Le chrétien
dès maintenant vit en Christ, il est membre de
son corps, chair de sa chair et os de ses os
(I Cor. XII,27). Dans l'Eglise, par laquelle le
soleil pénètre dans la ténèbre, il vit la vie
sacramentaire du Christ communiquant à chacun
la vie. Le chrétien par la réception du corps et
du sang du Christ, lui devient consanguin. Le
sang du Christ « est une garde pour nos sens,
il ne laisse passer par eux aucun élément de
corruption... Ce sang transforme le cœur où il
est déversé en un temple de Dieu plus beau
que les parvis de Salomon ». Le sang associé.au
cœur joue un grand rôle dans la mystique caba-
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 72

silienne 85 , car le cœur est le lieu de Dieu ; ce


thème, repris de l'hésychasme, est rendu encore
plus familier dans la vie sacramentaire, car
garder son cœur logé dans le cœur du Christ
par la réception de son sang peut être d'une
pratique plus facile que la garde du cœur ascé-
tique,^et de plus le cœur sera gardé par le sang
même de celui « qui a pris sur lui nos maux et
nos infirmités ». (cf. Matt. VIII.17; Is. LUI,4).
C'est dans le mystère que se réalise l'unité du
chrétien. Dans le Christ nous avons la vie, le
mouvement, l'être, dit l'Apôtre Paul (Act. 17,28).
Ainsi dans le baptême on reçoit l'être, la nou-
velle vie, par la chrismation le Saint-Esprit qui
anime le nouvel être, et l'eucharistie conserve la
vie nouvelle. Cabasilas de dire que le Christ par
le baptême annexe toutes les issues de notre
être, par l'onction nous le respirons et le faisons
descendre dans le cœur, par l'eucharistie nous
l'absorbons.
La vie mystique, chez Cabasilas, est donc vie
sacramentaire. Et l'eucharistie, mystère des
mystères, nous introduit dans la vie la plus
haute. Elle est ce « Pain de vie qui change, trans-
forme et s'assimile celui qui le mange... » La
lumière divine sous ce voile se communique, le
corps transfiguré du Christ, s'assimilant au
nôtre, l'introduit dans la glorieuse parousie ; le
royaume de Dieu alors est au-dedans de nous.
Mystique christique, mais aussi pneumatique,
car l'Esprit-Saint, liberté et principe vivificateur,
est le bras du Créateur. Dans le mystère de la
liturgie, « l'Esprit par la main et la parole des
prêtres consacre les mystères ». Partout pré-
sent, l'Esprit est inséparable de l'Eucharistie.
L'Esprit descend, après les souffrances du
Christ, sur l'Eglise, et lorsque l'Eglise offre à
Dieu les saints dons, en retour l'Esprit est
envoyé. Communication permanente entre la
terre et le ciel, énergie divine, hypostase « mani-
festatrice », l'Esprit donne le Christ. Cette vie
christique et pneumatique se traduit, dans la
mystique cabasilienne, par la communion fré-
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 73
quente, car il ne faut pas s'anémier mais recou-
rir à ce remède pour guérir par la Rédemption.
Les termes de Cabasilas, « participation », « vie
en Christ », suggèrent la tradition hésychaste.
L'union au Christ se fait en recevant le modèle,
la lumière. Et « l'originalité propre à Nicolas
Cabasilas, dit le P. Boris Bobrinskoy, consiste
dans l'application du thème traditionnel du
cœur au domaine de la spiritualité sacramen-
taire, dans la perspective christocentrique qui
lui est chère 88 ». Cette attention au cœur, chez
Cabasilas, est privée de technique ; elle de-
mande la simple humilité dans la confiance et
l'amoureuse attention. « A toute heure, écrit-il,
invoquons-le, lui, l'objet de notre méditation,
afin que notre esprit soit toujours absorbé en
lui, et que notre attention se concentre chaque
jour sur lui... Pour l'invoquer il n'est besoin ni
d'une préparation extraordinaire à la prière,
ni d'un local spécial... car il n'est absent de nulle
part ; impossible qu'il ne soit pas en nous, car
à ceux qui le recherchent, il adhère plus inti-
mement que le cœur même 8 7 . » La prière de Jésus
est ici recherche confiante du lieu du cœur,
amour du «Christ-Cœur» qui seul garde les
sens par son sang.

Cabasilas a su, dans un langage simple, réaf-


firmer les grands principes de la spiritualité
orthodoxe : vie sacramentaire et garde du
cœur. Il confirme la tradition des illuminés et
transfigurés par l'Esprit à la suite de Syméon
le Nouveau Théologien et Grégoire Palamas ; il
prépare dans l'ombre la relève spirituelle russe
et grecque du XVIII e siècle. Docteur de l'expé-
rience liturgique et hésychaste, embrasé par
l'expérience de Syméon le Nouveau Théologien,
il allumera à ce foyer son amour du cœur du
Christ, amour insatiable en lequel il a vécu dès
maintenant la vie du Christ, transformé par le
sang du Christ en un temple de Dieu plus beau
que les parvis de Salomon 88 .
Saint Cosmas VElolien (t 1779),
apôtre et pédagogue des laïcs

Au XVIII e siècle, le plus représentatif de la


spiritualité pour les laïcs est bien Cosmas.
L'œuvre de Cosmas d'Etolie est missionnaire.
Né en Grèce continentale dans un petit village,
Cosmas passa sa jeunesse aux travaux des
champs. Ses parents pauvres et illettrés ne lui
donnèrent pas la possibilité de s'instruire ; il
étudia plus tard à l'Athos, où il fréquenta assez
longtemps l'Académie. Il entre au monastère de
Philothéou où à l'âge de quarante ans il reçoit
le sacerdoce. La vie monastique amène Cosmas
à réfléchir sur les besoins de son Eglise et de
ses frères et lui ouvre la voie de sa vraie voca-
tion : la prédication. Il veut devenir prédicateur,
car son cœur souffrait de l'ignorance du peuple
orthodoxe. A l'âge de quarante-cinq ans, il se
rend à Constantinôple afin d'obtenir la per-
mission et la bénédiction du patriarche pour
commencer son œuvre. En 1760, il part donc
à travers la Grèce pour prêcher l'Evangile au
peuple. C'est l'époque la plus féconde de l'Eglise
néo-grecque. Il meurt martyr le 25 août 1779.
L'infatigable apôtre fera le tour du territoire
grec apportant la bonne nouvelle dans la simpli-
cité, mais aussi dans la profondeur. Il va en
Crète, en Albanie, aux îles Ioniennes de la mer
Egée. Partout, face au manque d'instruction et
au déclin des mœurs, à l'islamisation, il répand
la parole avec le même amour. Sa réputation
s'étend, le niveau moral et intellectuel remonte ;
les conversions à l'Islam deviennent plus rares ;
la foi s'éveille.
L'œuvre écrite 8 9 de Cosmas se compose sur-
tout de Sermons ; étant prédicateur, il y a ras-
semblé tout son enseignement spirituel, mais il
écrivit aussi des lettres et quelques prophéties.
La vie spirituelle, pour Cosmas, est praxis, sa
mission le confirme : relever la foi et lui redon-
ner sa valeur mystique, tel est son désir dans
une époque d'affaiblissement. Il va insister par-
ticulièrement sur la foi qu'a reçue le peuple grec,
,75 / LA MYSTIQUE BYZANTINE

non pas une foi statique, mais une foi qui se


conquiert, une foi qui a besoin du martyre pour
s'affirmer. Le souci du monde ne doit pas ef-
frayer le chrétien, sous le joug turc il doit être
prêt à tout donner, à payer l'occupant, à laisser
brûler son corps ; qu'il ne se soucie de rien,
car rien ne lui appartient. Ce qu'il lui faut « c'est
l'âme et le Christ », biens que personne ne peut
lui ravir. Chacun en son temps peut gagner le
ciel, les martyrs par le sang, les ascètes par
l'ascèse. A ses auditeurs, il recommande de pra-
tiquer l'hospitalité, comme commandement se-
cond après la foi, la charité. Cet amour incon-
sidéré du prochain est très puissant chez
Cosmas. « Si nous voulons passer agréable-
ment notre vie ici-bas, écrit-il, et gagner par
la suite le paradis ; si nous voulons appeler notre
Dieu Amour et Père, nous devons posséder
deux amours : celui de notre Dieu et
celui de notre prochain » : ne pas avoir
cet amour, dira Cosmas est « contre nature ».
Car la chose la plus naturelle est l'amour des
frères. Unis par le même baptême, partageant
la même eucharistie, comment ne pas aimer ?
Dans le style familier de sa catéchèse, il inter-
roge son interlocuteur : « Y a-t-il quelqu'un dans
cette assemblée qui aime ses frères ? Qu'il se
lève et qu'il me le dise. Je veux lui donner ma
bénédiction et demander à tous les chrétiens de
lui donner l'absolution, une absolution qu'il
ne pourrait acheter 90 . » Cette catéchèse pra-
tique insiste sur les commandements comme
réalisation plénière de la vie chrétienne. Pour
Cosmas, l'image d'une Eglise communautaire,
renouvelée par l'image du Christ, prédomine.
Ainsi il préside au grand renouveau spirituel
de la Grèce, dont le mouvement principal se
formera autour de la Philocalie. Renouveau qui
vient de la Sainte Montagne de l'Athos. Précur-
seur pratique d'une mystique nouvelle active
et sanctificatrice de l'état laïc, Cosmas hésy-
chaste prépare le renouveau hésychaste de Nico-
dème l'Hagiorite. Mouvement qui pénétrera jus-
qu'en Russie par le père Païssi Velitchkovski,
L'AVENEMENT PHILOCALIQUE

Au XVIII e siècle un grand souffle spirituel


traverse la Grèce. A la suite de Cosmas l'Eto-
lien, le mouvement des Collyvades 91 renoue avec
la tradition intérieure de la prière. L'évêque
Macaire Notaras et son ami et disciple Nicodème
l'Hagiorite vont profondément bouleverser la
vie spirituelle de l'Eglise orthodoxe de Grèce
et par contre-coup les églises slaves.
Macaire publie en 1777 un ouvrage audacieux
pour son époque et qui ouvre des voies larges
à la vie spirituelle, Manuel d'auteur anonyme
démontrant que les chrétiens doivent plus fré-
quemment communier aux saints mystères du
Christ. L'auteur y démontrait à l'aide de textes
bibliques, patristiques et conciliaires, la néces-
sité pour les chrétiens de recevoir plus fré-
quemment la communion, usage tombé en dé-
suétude dans le monde orthodoxe par excès de
respect envers la grandeur du sacrement, plus
considéré comme privilège que comme néces-
sité pour la vie en Christ. Macaire d'affirmer
avec force que l'Eglise n'est pas fondée unique-
ment pour des ermites, ni sur leurs seules mesu-
res, mais pour tous les chrétiens de quelque
force qu'ils soient. Ces idées nouvelles, avec
les réformes issues des Collyves pour une vie
liturgique plus juste, heurtèrent les esprits
« zélotes ». Mais néanmoins le mouvement s'af-
firma dans toute la Grèce, surtout grâce aux
moines chassés de l'Athos pour leurs idées
nouvelles. Un seul représentant des Collyvades
y resta, Nicodème l'Hagiorite, qui bientôt, dans
le silence et l'effacement, transforma profondé-
ment la pensée spirituelle, et surtout redonna
à l'Eglise le grand trésor de la prière de Jésus.

Nicodème l'Hagiorite (f 1809) :


Philocalie et hésychasme
Dans le renouveau mystique et philocalique
du XVIII e siècle la place la plus grande est
,77 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
occupée par un simple moine de l'Athos, Nico-
dème l'Hagiorite. Resté sur la Sainte-Montagne
après l'expulsion des membres hagiorites des
Collyves, il consacra toute sa vie à la composi-
tion d'ouvrages monumentaux qui soutiendront
le mouvement. Il donna ainsi à l'Eglise une
nouvelle richesse doctrinale, canonique, hagio-
graphique, hymnographique, liturgique et spiri-
tuelle, influençant — au-delà des frontières na-
tionales — l'orthodoxie, répandant par eux
l'esprit prophétique des Collyvades.
Nicodème l'Hagiorite, canonisé en 1955 à
Constantinople, naquit dans l'île de Naxos en
1748/49. Baptisé sous le nom de Nicolas, il entra
à l'âge de vingt-sept ans au monastère de
Saint-Denys (Dionisiou) et y prit l'habit monas-
tique sous le nom de Nicodème. Là, il bénéficia
de l'élan intellectuel athonite dû à l'Académie
fondée vers le milieu du siècle et dont le pres-
tige s'étendit, grâce à la personnalité et à l'en-
seignement de son directeur Eugène Voulgaris,
un des meilleurs représentants de la pensée
théologique grecque du XVIII e siècle. On peut
par analogie rapprocher cette école de celle de
Kiev ; cette dernière cependant ne favorisa pas
l'essor théologique orthodoxe, davantage ouverte
qu'elle était aux influences occidentales, à la
philosophie germanique et à la scholastique
catholique. Nicodème passera toute sa vie à
l'Athos, n'en sortant que par nécessité pour ses
études. En 1783, il reçut le grand habit et vécut
désormais dans un skite rattaché au monastère
de Pantokrator, puis dans le kellion Saint
Georges dépendant de Lavra, où il mourut le
14 juillet 1809.

L'œuvre littéraire de Nicodème compte parmi


les plus importantes. En effet ce théologien,
compilateur et traducteur, laisse environ trente
ouvrages connus, et d'autres à inventorier ; on
le connaît surtout par la compilation, qu'il fit
avec l'aide de Macaire Notaras, appelée à de-
venir la base de toute la vie spirituelle ortho-
doxe : la Philocalie. La Philocalie — dit Jean
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 78
Gouillard — est apparue comme l'Evangile d'une
prière, étrange à la fois et familière. Philocalie
signifie : « amour de la beauté », de celle qui
se confond avec le bien. Ce mot, déjà utilise
par Basile et Grégoire de Nazianze pour leur
anthologie sur Origène, était peu connu. En
1782, il reparut sous la forme d'un in-folio con-
tenant 1207 pages sur deux colonnes et sous le
titre de « Philocalie des saints nêptiques recueil-
lie parmi les Saints Pères théophores, où l'on
voit • comment, par la philosophie de la vie
active et de la contemplation, l'esprit se purifie,
est illuminé et rend parfait 3 2 ». L'œuvre était
commune à l'évêque Macaire qui avait rassem-
blé les textes, et à Nicodème qui avait assumé
la rédaction de la préface et des notices d'in-
troduction. Ce livre allait connaître un vif
succès car, dit Nicodème, il est le « trésor de
la sobriété, la sauvegarde de l'intelligence, la
mystique didascalée de la prière de l'esprit, le
modèle éminent de la vie active, le guide infailli-
ble de la contemplation, le paradis des Pères
et la chaîne des vertus. Un livre qui est sou-
venir familier et assidu de Jésus 93 ». Toute la
tradition se trouve en ce volume, depuis le
Désert avec Antoine, Evagre et Macaire jus-
qu'à Syméon le Nouveau Théologien. Souvent
un auteur est cité sur de nombreuses pages,
alors que d'autres le sont plus discrètement.
Cependant, pour un esprit peu averti des choses
spirituelles, ce livre paraît plein de redites. Il
faut comprendre comment les moines ruminent
ces paroles, les répètent sans se lasser, pour en
digérer toute la substance spirituelle ; et, depuis
Antoine, tout se répète, s'assimilant lentement,
chaque génération en tirant un suc particulier.
C'est pour cela que la Philocalie doit être uti-
lisée dans son contexte : la prière ; alors, avec
ses répétitions, elle prend une saveur toute spi-
rituelle. La « parole qui sauve » se rencontre à
chaque page et le moine, écrasé par la lutte,
trouve à chaque ligne la joie, découvre à tra-
vers ces mots l'éclat du soleil, de la Beauté. La
Philocalie, en Grèce, resta peu connue ; après
,79 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
Nicodème cependant son influence grandira
dans les milieux monastiques, mais il faudra
attendre la traduction slavonne puis russe pour
qu'elle remplisse tout son rôle d'animatrice de
la renaissance spirituelle orthodoxe.
Les autres ouvrages de Nicodème restent
moins connus ; ce sont des Commentaires du
Psautier, des quatorze épîtres de Paul, des sept
épîtres catholiques ; des livres canoniques. Livre
des confesseurs, le Pédalion, ou gouvernail de
l'Eglise (textes dçs canons et leurs scholies),
des livres ascétiques, Apophtegmes, le Combat
invisible, les Exercices spirituels, ces deux der-
niers inspirés de textes occidentaux ; des textes
mystiques, où Nicodème livre sa propre expé-
rience : Sur la garde des cinq sens, Sur la
communion fréquente (reprise de l'écrit de
Macaire Notaras); des éditions de textes, Œuvres
de saint Syméon le Nouveau Théologien, Œuvres
de saint Grégoire Palamas, Lettres de Barsa-
nuphe et Jean ; des—hymnes, un Synaxaire de
l'année liturgique, des canons, et enfin deux
Confessions de foi, faites à la suite des accusa-
tions portées contre lui par les milieux zélotes.
Cette liste reste incomplète, car tous les écrits
de Nicodème n'ont pas encore été publiés.

L'œuvre la plus personnelle de Nicodème


reste celle qu'il composa, démuni de tout
appareil bibliographique, avec sa seule expé-
rience personnelle de la lecture et de la prière.
C'est, en effet, sur la petite île déserte de Skyro-
poula, où il était venu vivre la vie érémitique,
qu'il écrivit pour son cousin le Manuel de bon
conseil sur la garde des cinq sens et de l'ima-
gination de l'esprit. Fruit de la solitude inté-
rieure et de la prière, ce petit traité reflète en
des conseils bien précis la mystique person-
nelle de Nicodème, hésychaste lui-même, favo-
risé de la prière perpétuelle. Il donne des con-
seils précis sur la garde et l'exercice des sens
en vue d'une préparation active à la prière du
cœur et à la finalité de cette recherche hésy-
chaste, l'union avec Dieu. Après avoir décrit la
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 80
méthode utilisée par les hésychastes, qui con-
siste en une élévation progressive de l'esprit
vers Dieu, Nicodème traite des fruits de la
prière du cœur. Ils sont au nombre de cinq.
1) Avec le temps, l'esprit habite dans le cœur
et s'éloigne des agréments de la vie. L'hésy-
chaste fuit alors les plaisirs du monde, les évite,
et il maintient son imagination afin d'écarter
toute mauvaise pen^'v
2) L'esprit habitant dans le cœur découvre
son visage impur et le masque répugnant qu'ont
fait de lui les spectacles et auditions indiscrètes;
par ce moyen il acquiert l'humilité, l'affliction
et les larmes, car ce spectacle continuel le sti-
mule dans le repentir et le progrès spirituel.
3) Le retour et le séjour dans le cœur, la con-
templation, la garde, et la prière deviennent un
miroir à l'aide duquel l'esprit regarde toutes ses
mauvaises inclinations,"éFTes pièges des esprits
impurs. Moments privilégiés de la vie mystique,
où l'âme voit toutes ses fautes et implore le
pardon, faisant son possible pour éviter de
retomber dans le péché.
4) La pureté de notre nature nous est donnée,
et l'action de la grâce de l'Esprit comme suite
à cette pureté de la nature retrouvée. Toute
l'ascèse, les veilles, les jeûnes délogent les pas-
sions qui quittent le corps; et la nature humaine,
se purifiant ainsi, permet à l'hésychaste de rece-
voir la grâce divine de l'Esprit, la divine lu-
mière.
5) L'esprit habitué à entrer dans le cœur con-
verse avec le Verbe intérieur, connaît sa volonté,
le contemple, contemple toutes ses facultés et
entre dans la joie et la délectation. L'esprit
alors dans le cœur ressent une joie indicible.
« Tel l'homme qui rentre chez lui après une
longue absence ne retient plus sa joie de pou-
voir retrouver sa femme et ses enfants, ainsi
l'esprit, quand il s'est uni à l'âme, déborde de
joie et de délices ineffables 94 . »
Ainsi par la «prière du cœur» l'hésychaste
retrouve la grâce cachée au fond de son cœur,
,81 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
et après ce travail mental intérieur, l'âme re-
devient le siège de l'Esprit, son temple. Dans
la pratique du nom de Jésus, le souvenir du
nom fait naître l'amour pour lui car, lorsque
l'esprit de l'amant est ébranlé par le souvenir
de Dieu, son cœur est aussitôt ébranlé par
l'amour de lui et ses yeux versent des larmes
abondantes, dit saint Isaac. L'esprit amène par
la prière de Jésus à cette contemplation de l'Es-
prit dans la lumière, voit la beauté divine, plus
suave encore que les charismes que Dieu pour-
rait accorder. Par la méthode, et surtout p a r
l'explication de ses fruits, l'âme peut croître en
Dieu, grandir dans son a m o u r et connaître le
chemin à parcourir. Ce chemin que suivit Nico-
dème, l'hésychaste porteur de la prière et
illuminé de la divine lumière^éclairant la re-
naissance mystique néo-grecque, ouvrira la voie
à la future transfiguration de la terre russe.

Le voyage de la Philocalie :
le slaretz Paissi Velitchkovski ft 1794)
Le continuateur des Collyvades et de Nico-
dème en terre moldave f u t le P. Païssi, nom
auquel s'attache toute la renaissance ascétique
et spirituelle du monachisme russe. Sa vie
errante contraste avec le mouvement dont il
reste le fondateur. Sa recherche incessante
d'un père spirituel, qu'il ne trouva jamais,
l'amena lui-même à en devenir un, avec pour
seule formation l'Ecriture, les Pères et la
prière, et à être à l'origine du startchestvo dont
l'activité reste encore vivante.
Le Père Païssi 95 , né en 1722 d'une famille de
prêtres, dans la petite ville russe de Poltava,
ressentit très tôt l'appel du silence. Il étudia le
Psautier et le livre d'Heures, chercha une autre
formation et se plongea alors dans l'Ecriture
et la vie des Pères. Cette lecture méditée fortifia
son désir de « vie angélique » et accentua encore
plus son goût du silence, à tel point que ses
proches mêmes parvenaient rarement à s'entre-
tenir avec lui. Vers l'âge de treize ans, il entra
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 82

à l'école ecclésiastique de Kiev et se montra


doué et studieux. En lui-même, il nourrissait
l'inclination grandissante pour la vie monas-
tique et, avec quelques amis animés du même
désir, il organisait clandestinement des entre-
tiens spirituels. Ensemble, ils rêvaient de l'Athos
et des célèbres déserts d'Egypte et de Palestine,
exaltés par les écrits d'Ephrem le Syrien. Ainsi,
une nuit il quitta définitivement l'école et
comme un pèlerin partit à la recherche de la
patrie céleste. Le destin le conduisit d'abord
au monastère de Liubetch sur le Dniepr, l'abbé
l'accueillit et commença sa formation monas-
tique ; il découvre lâ vïè du cloître, et l'amour
qui régnait entre les frères, et surtout il trou-
ve un guide spirituel en la personne de l'abbé.
Le jeune Païssi élevait son âme dans la recon-
naissance de Dieu. Après trois mois, l'abbé
changea, et l'atmosphère devint intenable. Alors,
avec d'autres frères, Païssi prit la fuite ; se diri-
geant à travers les steppes du sud, il arriva au
monastère saint Nicolas en Moldavie, il y entra
et fut consacré moine en la fête de la Transfi-
guration sous le nom de Platon ; il avait dix-
neuf ans. Mais de violentes persécutions le ren-
voyèrent à son état d'errant ; trouvant alors
refuge à la grande Laure de Kiev, il y apprend
l'imprimerie et l'iconographie. Cependant, son
désir de vie érémitique le pousse encore une
fois sur les routes et, après un long voyage à
travers l'Ukraine, la Moldavie et la Valachie,
il arrive à la Sainte Montagne de l'Athos. Durant
ce voyage, il avait fait une halte au monastère
de Kerkoul en Valachie, et sous la direction de
deux vieillards, Basile et Onuphre, il s'était
initié plus parfaitement à la vie monastique et
à la prière, apprenant même la langue du pays
en vue de traduire plus tard les écrits des Pères.

Enfin, à î'âge de vingt-quatre ans, il s'installe


à l'Athos. Là, il trouve un petit skite ou ermi-
tage dépendant de la Laure saint Athanase et,
avec un disciple, le hiéromoine Triphon, il
s'exerce à l'ascèse. Seul il mena le dur combat,
,83 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
priant, jeûnant plru:.i:i' il en sortit vain-
queur, uni à Dieu dans la prière perpétuelle.
Il vécut ainsi trois années, et fut alors ordonné
moine du grand habit sous le nom de Païssi.
Prêtre, il dirige une petite communauté car des
moines moldaves et slaves viennent se sou-
mettre à sa direction. S'installant dans un
skite plus grand, celui de Saint-Elie, il continue
son œuvre de direction spirituelle, mais devant
l'affluence des disciples décide de retourner en
Valachie. Le métropolite de Moldavie met à sa
disposition le couvent de Dragomirna (Des-
cente du Saint-Esprit^. C'est là que le P. Païssi
restaura la vie monastique suivant Basile et
Théodore Studite et qjue prit naissance la tra-
duction en slavon d'église de la Philocalie, afin
que tous puissent recueillir « des lèvres mêmes
des Saints Pères le miel spirituel
Dans cette existence paisible, parfois troublée
par des guerres de frontières entre la Russie
et la Sublime Porte, il consacre son temps à la
direction spirituelle, et passe ses nuits à la
traduction des textes patristiques. Il meurt à
l'âge de soixante-douze ans, le 15 novembre 1794.
A la nouvelle de sa mort, beaucoup vinrent lui
rendre l'affection et l'attachement qu'il portait
à tous. De ses monastères, le rayonnement de-
vint très important ; son école de vie ascétique
renoua le lien de parenté qui exista toujours
entre la vie religieuse r u ^ e et l'Athos.
Du -uaretz Païssi, il reste des écrits, sous
forme de lettres : Une lettre du staretz Païssi
sur la vie monastique, écrite à Dragomirna 9fi ;
un texte pour défendre la prière de Jésus Aux
adversaires et détracteurs de la « prière spiri-
tuelle », c'est-à-dire de la « prière de Jésus »,
commentaire et apologie par le staretz Païssi,
datant de 1764-1765»?.
Le pere Païssi — moine — estime la vie mo-
nastique comme chemin vers l'union mystique ;
cette vie reste pour lui le moyen idéal. Sa pen-
sée s'attache surtout à décrire quatre points
principaux : la vie claustrale, l'obéissance, la
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 84
direction spirituelle, la prière de Jésus com-
plétée par la lecture des Pères.
Dans la lettre sur la vie monastique, le staretz
distingue dans celle-ci plusieurs états : l'érémi-
tisme, vie dans la solitude complète ; la vie céno-
bitique et la vie en skite avec trois ou quatre
frères au maximum, car pour lui la cénobie
commence avec douze frères. L'essence même
du cénobitisme est la réunion de frères pour
la vie en Christ dans) un seul et même cœur,
et là « le moine apprend à se soumettre à la
sainte obéissance qui est la racine de la vie
monastique et la voie qui mène à l'humilité et
à la libération des passions ». Cette obéissance,
moyen ascético-mystique, reste l'idée maîtresse
de la spiritualité du P. Païssi. Nécessaire pour
la vie spirituelle de l'exagoreusis est l'ouver-
ture des pensées au staretz que le moine a
choisi pour le conduire sur le sentier rude mais
rapide de l'ascension mystique. C'est l'exemple
même du Christ que donne le saint staretz, car
par l'obéissance il a restauré l'homme en deve-
nant obéissant à son Père. Ainsi, par l'obéis-
sance, l'homme se dépouille des passions, res-
taure en lui la divine image de Dieu et retourne
à l'état de pureté d'avant la chute. Le staretz
organisa sa communauté autour de l'obéissance,
chose qu'il fit grâce à la direction spirituelle
qu'il pratiquait avec tous ceux qui s'étaient
donnés à lui. Sans être un novateur, il revalorise,
il restaure dans le monachisme cette ancienne
tradition de la paternité spirituelle. Païssi y
attachait une très grande importance, les âmes
qui s'étaient confiées à lui se voyaient l'objet
d'un très grand soin de sa part. Il dirigeait
lui-même ses frères en cellules, écoutant chaque
soir leurs pensées, les corrigeant, les conseillant,
et si un différend survenait entre eux il exigeait
qu'il prit fin le jour même.

Le staretz se situe à la suite de Nicodème


l'Hagiorite, cherchant à renouer et à implanter
en terre slave la tradition philocalique. Il tra-
duisit, parallèlement à l'enseignement de la
,85 / LA MYSTIQUE BYZANTINE

prière de Jésus, la Philocalie en slavon d'Eglise


(elle sera reprise en russe par la suite grâce à
Théophane le Reclus) sous le nom de Dobroto-
lubijé (amour dU/bien). Cette philocalie demeu-
rera par la^suite le livre préféré des moines et
de toute personne désirant acquérir la prière,
tel le pèlerin russe du Récit.
C'est à la courte et simple invocation :
« Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié
de moi pécheur ! » que Païssi s'arrête, et il
enseigne que grâce à elle celui qui l'a toujours
dans le cœur reste intérieurement uni au Christ.
Et le Père Païssi, face aux détracteurs de cette
prière, écrit : « Il faut savoir que cette action
(la récitation de la prière) était l'occupation
continue de nos Pères remplis de Dieu. Elle a
resplendi comme un soleil parmi les moines
qui vivaient partout dans les solitudes et les
cloîtres : au Sinaï, dans les « skites » d'Egypte,
sur les monts de Nitrie, à Jérusalem et dans les
monastères voisins, en un mot dans tout l'Orient
et plus tard à Constantinople, sur la Sainte
Montagne de l'Athos, dans beaucoup d'îles et,
ces derniers temps, par la grâce de Dieu, aussi
dans la grande Russie 98 . »
Il définit cette prière comme le « fait de
porter constamment dans le cœur le très doux
Jésus et d'être enflammé par le rappel incessant
de son nom bien-aimé, d'un ineffable amour
pour lui ». Cette évocation établit un lien étroit
entre le Nom et la Personne même de Jésus-
Christ. Invoquer le nom, c'est porter en soi le
Christ. Le nom de Jésus devient ici l'instrument
de la communion réelle avec lui. Il rend pré-
sent le Christ, tel l'icône, il est sacramental.
Ainsi la prière de Jésus, loin d'être uniquement
un moyen pour parvenir à l'union mystique, est
la fin même de la vie spirituelle, car elle actua-
lise le lien direct qui unit le cœur au Christ.
Cependant elle doit « descendre dans le cœur »
pour être vraiment la fin, la révélai ion de Dieu
par son nom dans l'illumination de l'Esprit. Il
faut l'ouverture à la présence réelle de Dieu
dans la lumière, lumière qui ne peut pas être
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 86
perçue par l'intellect (noûs) seul, mais bien
uniquement par le cœur. Pour arriver à cette
illumination, le P. Païssi distingue deux degrés :
— le premier est le stade de la « prière active »
qui demande un grand effort, parfois doulou-
reux, où celui qui entreprend la prière passe
par le désert ; à ce niveau, le staretz est néces-
saire.
— le deuxième stade est celui de la « prière
charismatique », état de la prière pure où l'esprit
est uni au cœur, où les battements de celui-ci
correspondent aux mots, à la récitation de la
prière autant même que le souffle, stade pré-
paratoire à la récitation par le cœur. Cet état
est uniquement don de Dieu. Stade de l'illumi-
nation, de la lumière thaborique qui transforme
l'être en prière, et illumine le monde. Cette
explication plus technique du P. Païssi reflète
bien la pensée hésychaste grecque.
Cette sjiii n u a i i i c IK NU ha.ste transformée et
adaptée à l'âme russe, sous l'impulsion du sta-
retz, déborda des murs de son monastère et
rayonna en Moldavie et en Russie. Le P. Païssi
allie, en effet, à la vie cénobitique l'hésychasme
comme le « podvig », cher à l'âme russe. Loin
de s'arrêter à l'unique cénobie, la transforma-
tion opérée par la prière se répand directe-
ment dans la charité pratique. « Sans la charité
je ne suis rien », dit l'apôtre. Sans la charité le
travail du moine ou de tout homme cherchant
Dieu est aussi vain. Charité active du monastère
qui soulage, soigne et réconforte aussi bien
spirituellement que matériellement. Cette cha-
rité dans la prière, connue de très loin, attira
près du staretz les foules. Son œuvre de traduc-
tion, très tôt connue par la Philocalie, anima
la vie des monastères slaves jusqu'en 1917. A la
veille de la révolution, la mémoire très vénérée
du P. Païssi et son enseignement continuaient
à alimenter les foyers de culture spirituelle.
Son œuvre, surtout en Russie, de restauration
du startchesvo assura la redoutable relève spi-
rituelle du XIX e siècle.
Séraphin le Transfiguré (f 1833)

C'est d'une famille de marchands de Koursk


que naquit le 19 juillet 1759 celui qui allait
devenir le prophète de la Russie, Prokore Mos-
mine, en religion Séraphin. Très tôt, sa piété
s'imposa et le choix de Dieu sur lui se révéla.
A quinze ans, il part après avoir reçu la béné-
diction maternelle, car il perdit son père très
jeune. Il se rend au célèbre monastère des
Grottes à Kiev où il consulte un vieillard,
Dosithée, qui lui conseille alors d'aller au désert
de Sarov. Là, en 1786, il reçoit la consécration
monastique et prend le nom de Séraphin. Plus
tard, il sera ordonné diacre, puis prêtre. Jeune
moine, il est affligé d'une longue maladie et,
alors qu'il lutte entre la vie et la mort, la Mère
de Dieu et les saints apôtres Pierre et Jean lui
apparaissent. La Vierge le guérit et le désignant
aux apôtres dit : « Celui-ci est de notre race. »
Rétabli, il part dans la forêt s'exercer à la
solitude et à l'ascèse dans la prière continuelle.
La Mère de Dieu tient une place très impor-
tante dans sa vie, et jusqu'à sa mort. Il s'atta-
che beaucoup à une icône de la Théotokos dite
« De la Pitié ». Dans la forêt, ayant construit un
petit ermitage, il connut le froid, le dénuement,
même les coups des voleurs qui le laissèrent
jusqu'à la fin de ses jours infirme, c'est pour-
quoi les icônes le représentent toujours mar-
chant courbé. Mais au milieu de cette rude
ascèse, Dieu lui fit connaître la douceur de sa
grâce, le faisant participer à sa Vie. Après en-
viron quarante années d'une telle ascèse soli-
taire, vers l'âge de soixante ans, sur un ordre
de la Mère de Dieu, reçu au cours d'une vision,
il se manifeste alors au monde, devient staretz
et répand autour de lui la lumière de l'Esprit
dans lequel il vivait. Sa vie de staretz com-
mença alors, il donna son enseignement avec
grande humilité et simplicité à tous ceux qui
venaient à lui, riches et pauvres. Toute la Russie
se dirigea vers Sarov. De son couvent, Séraphin
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 88
fonda des monastères à Divéevo pour les fem-
mes et les hommes, la plupart du temps ses
pénitents. Il se pencha avec amour sur les
misères, la pauvreté, réconfortant de sa chaleur
spirituelle tous les souffrants. Sa charité, mûrie
dans l'hostilité du désert, n'avait pas de bornes.
A son contact les êtres s'élevaient, s'animaient
spirituellement, devenaient participants du
rayonnement de l'Esprit qu'il répandait autour
de lui. Il assumait la paternité spirituelle com-
plètement, prenant en charge non seulement ses
fils spirituels, mais se chargeant de leurs péchés.
Prophète et thaumaturge, il annonça au peuple
russe la grande épreuve qui s'abattrait sur lui,
mais la Russie cependant, prêcha-t-il, sortira de
ce malheur encore plus glorieuse. Avant sa
mort, il eut une dernière vision de la Mère de
Dieu. Près de lui se trouvait sœur Eudoxie,
moniale de Divéevo, qui raconta par la suite le
fait. A l'aube il se fit comme un grand coup de
vent, le P. Séraphin la rassura : « Il ne faut
pas avoir peur. Nous aurons la grâce de Dieu »,
dit-il. La porte alors s'ouvrit et une grande lu-
mière envahit toute la cellule. Séraphin se jeta
à genoux en disant : « O Vierge bénie et très
pure ! » La Vierge apparut dans une gloire de
fleurs avec saint Jean le Précurseur et l'apôtre
Jean, elle bénit le moine et dit : « Notre bien-
aimé sera bientôt avec nous. » Peu après le
vieillard se mit à s'affaiblir et bientôt il mourut
consumé de Dieu le 1er janvier 1833. La nuit de
sa mort, sa cellule remplie de chants de la
résurrection pascale fut illuminée. Le lende-
main, les moines inquiets ouvrirent la porte et
à l'intérieur, parmi les livres et les étoffes qui se
consumaient, le saint staretz, immobile se tenait
à genoux devant ses icônes, la tête inclinée, les
mains sur la poitrine, en prière, il était mort.
Toute la Russie se mit alors à vénérer le
saint moine, et sa canonisation plus populaire
qu'ecclésiale fut célébrée en présence de l'empe-
reur, en 1903, à la veille du grand bouleverse-
ment du pays. Son monastère est aujourd'hui
rasé et les restes du moine dispersés.
,89 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
Cependant malgré l'effort fait pour détruire
jusqu'à/la mémoire du saint, son enseignement
demeure vivant, et, du fait de la dispersion du
peuple russe, il est connu du monde entier.
Séraphin reste le plus populaire et le plus
vénéré, avec saint Serge, des saints de la terre
russe. Ses traités recueillis, puis perdus, ont été
connus d'un petit nombre. Mais c'est surtout
grâce à l'écrit de Motovilov, le fameux Dialogue
avec Motovilov, que nous connaissons la pensée
la plus profonde du saint". Ce témoignage très
précieux pour l'orthodoxie reflète toute la vie
dans l'Esprit-Saint, et Séraphin y développe son
enseignement sur l'acquisition du Saint-Esprit.
Le staretz se fait ici l'écho de la spiritualité
chrétienne la plus primitive. Dans cette entière
possession de l'âme par l'Esprit-Saint, véritable
Pentecôte, Séraphin situe toute la mystique.
« Quand Notre-Seigneur Jésus-Christ ayant ac-
compli son œuvre de rédemption, après sa
résurrection, souffla sur les apôtres, il renou-
vela en eux ce souffle vital perdu par Adam et
leur rendit cette grâce adamique de l'Esprit
divin. Puis, le jour de la Pentecôte, il leur en-
voya l'Esprit-Saint qui, au milieu d'un vent de
tempête, se posa sur eux sous forme de langues
de feu, entra en eux comme une flamme, les
remplit de la force de la grâce divine qui amène
avec elle une fraîcheur baignée de rosée, et la
joie. Cette grâce flamboyante est accordée à
tous les fidèles chrétiens. » Cet extrait du dia-
logue avec Molovilov résume la pensée du
P. Sérahin : l'Esprit n'est pas la possession
d'un petit nombre, mais bien au contraire, il
est accordé à tous ceux qui le cherchent et,
lorsque l'homme touché par l'Esprit commence
à percevoir la véritable réalité spirituelle, alors
il découvre la paix, l'allégresse et la joie de
l'âme qui déjà lui fait vivre la béatitude. L'Es-
prit donne à l'âme la faculté de percevoir Dieu ;
dès ici-bas elle peut voir, entendre Dieu, com-
prendre sa parole, converser avec les anges.
Etre dans le Saint-Esprit, dit Séraphin, c'est
participer à la Transfiguration du Christ en
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 90
devenant^comme lui resplendissant et plus clair
que le soleil ; lorsque l'Esprit descend dans
l'homme, il l'illumine de la plénitude de son
inspiration ; l'âme, alors, s'emplit d'une joie
ineffable, car l'Esprit divin réjouit tout ce qu'il
touche. Ainsi toute la vie chrétienne, la pratique
des vertus et surtout la vie sacramentelle sont
la vie mystique dans la mesure où celui qui
cherche reçoit l'Esprit qui le rend participant à
Dieu. Mystique toujours enracinée au plus pro-
fond de la vie liturgique et surtout de l'eucha-
ristie, cœur de la vie en Christ, car c'est par la
communion au très pur et vivifiant mystère du
corps et du sang de l'Agneau immaculé que
Phomme retrouve la Vie, retrouve l'Immortalité.
Parmi les vertus, Séraphin exalte la prière ;
c'est par elle surtout que l'homme va à Dieu,
et dans n'importe quel état, même au sortir des
actions les plus basses, l'homme peut toujours
prier, tourner son regard suppliant vers son
Créateur et Père. C'est par elle que l'on acquiert
le Saint-Esprit. « Naturellement, dit Séraphin,
toute vertu exercée au nom de Jésus-Christ, nous
procure la grâce de l'Esprit-Saint, mais la prière
plus que toutes les vertus... » Ainsi en est-il
aussi des bonnes œuvres, elles ne servent qu'à
acquérir l'Esprit : « Notre devoir de chrétien ne
consiste pas à multiplier les œuvres b o n n e s -
mais à en tirer le plus grand profit, c'est-à-dire
tous les dons du Saint-Esprit. » Toute la vie
chrétienne est donc joie dans l'Esprit. L'homme
vit en Dieu, mais il faut qu'il laisse faire en lui
la grâce, afin que « la lumière qui illumine
l'homme » puisse le transfigurer et qu'à son
tour, devenu réceptacle de la lumière, il trans-
figure autour de lui tous les êtres et toutes
choses. Ainsi en est-il des saints qui ont laissé
en eux agir l'Esprit, « ce qui nous semble
obscur et inconcevable était tellement clair pour
les saints qu'ils jugeaient naturelle, dans leurs
discours les plus ordinaires, l'idée des appa-
ritions de Dieu ». L'acquisition de l'Esprit, pour
Séraphin, ne demande pas de hautes perfor-
mances, elle est simplicité : « Tout est simple,
,91 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
dit-il, pour celui qui atteint l'intelligence. Notre
mal est précisément dans le fait que nous ne
cherchons pas cette intelligence divine qui est
difficile à percevoir, car elle n'est pas de ce
monde. Cette intelligence, faite d'amour pour
Dieu et pour le prochain, prépare tout homme
au salut. » Cette action de l'Esprit, contraire-
ment à ce que l'on pourrait penser, n'est pas
éteinte, la Pentecôte a toujours valeur actuelle
et, bien que nous soyons éloignés de la simpli-
cité de la foi chrétienne primitive, nous devons,
poussés par la sagesse divine, accepter l'inquié-
tude et les veilles, pour assurer notre salut par
le repentir de nos péchés, l'exercice des vertus,
afin que l'Esprit entre en nous, y agisse et y
prépare le royaume des cieux ; car, ajoute
Séraphin, le ciel accorde en abondance l'Esprit
et ne fait pas de distinction entre le laïc et le
moine, mais Dieu écoute de la même façon le
moine et le simple chrétien, pourvu qu'ils aiment
Dieu avec toute la profondeur de leur âme et
nourrissent dans leur cœur une foi grosse
comme un grain de sénevé. Ils peuvent ne pas le
voir, l'oublier, vivre à côté, mais s'ils le dési-
rent, alors, par la culture spirituelle, ils s'élè-
vent et le découvrent, arrivant à l'expérience
mystique la plus haute, la participation à la
lumière. Cette mystique simple reflète bien la
vie surnaturelle dans l'amour que vivait Séra-
phin et en qui on ne trouve pas de frontière
entre le naturel et le surnaturel. Il vivait dans
l'Esprit, dans la simplicité de la foi, dans la vie
naturelle de relation avec Dieu d'avant la chute.
Simplement, sans la moindre fausse humilité,
Séraphin le Transfiguré fit même participer son
frère Motovilov à la lumière divine, rare dépo-
sition dans la mystique orthodoxe. Voici ce qu'a
écrit Motovilov : « Regardez-moi simplement. Ne
craignez pas : Dieu est avec nous, dit Séraphin.
Après ces paroles, je levai les yeux et fus saisi
d'un effroi sacré. Imaginez le visage de l'homme
avec lequel vous parlez, situé au centre du soleil
au plus fort de l'éclat de midi. Vous voyez le
mouvement de ses lèvres, l'expression chan-
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 92
geante de ses yeux, vous entendez sa voix, vous
sentez que quelqu'un vous tient aux épaules avec
ses mains, mais vous ne parvenez pas à voir ni
ces mains, ni ce visage, ni vous-même. Vous
ne voyez qu'une lumière aveuglante qui se
répand à plusieurs mètres alentour et- illumine
d'un effroi sacré. Imaginez le visage de l'homme
le pré, la forme neigeuse qui vient d'en-haut,
vous-même et le grand vieillard. Ce que je res-
sentais alors est impossible à imaginer!... J'ai
vu de mes propres yeux l'ineffable splendeur
qui émajiait de lui et je pourrais en témoigner
sous la foi du serment. » Cette déposition reflète
la simplicité de la spiritualité du P. Séraphin.
Spiritualité profondément russe aussi, qui, de
Serge de Radonége à Séraphin de Sarov, n'a
cessé d'être pleine d'amour et de bonté et se
poursuivra prophétique avec le Père Jean de
Cronstadt et le staretz Silouane de l'Athos.

J.-P. R.

staretz Macaire (f 1860)


Né dans une famille noble, il subit l'influence
du staretz Païssi par l'intermédiaire d'un dis-
ciple de celui-ci, le staretz Athanase. Il se rendit
au désert d'Optino et se confia au staretz
Leonide. Physiquement et intellectuellement,
tout opposait les deux startsi : Macaire était
maladif, sensible, porté vers les arts et l'érudi-
tion. Le staretz Macaire convertit Constantin
Sôderholm, jeune savant dont le père était le
chef spirituel des luthériens de Moscou. Le
staretz Macaire fut le père spirituel du grand
philosophe slavophile Ivan Kireevski (1806-1856)
qui passa la fin de sa vie au désert d'Optino
sous la direction du staretz qui le guidait, non
seulement dans les problèmes de la foi, mais
aussi dans les affaires de la vie quotidienne,
dans sa manière de se comporter à l'égard de
sa femme, de ses enfants, de ses paysans. Le
staretz Macaire fit appel à des professeurs de
l'Université de Moscou pour travailler à la
traduction et à la publication des écrits patris-
93 / LA MYSTIQUE BYZANTINE

tiques. Parmi les œuvres traduites, corrigées,


annotées et publiées sous la direction du staretz
on peut citer : Nil de la Sora, Barsanuphe,
Syméon le Nouveau Théologien, Isaac le Syrien...
Outre ce travail scientifique, le staretz recevait
dans l'antichambre de sa cellule des visiteurs
innombrables qui partaient apaisés par la parole
stimulante de l'homme de Dieu. Jusqu'à nos
jours son souvenir reste vivant à Optino.
Le staretz Ambroise ft 1891)
Il s'agit du plus célèbre des startsi du désert
d'Optino, car il a servi de modèle à Dostoïevski
pour le staretz Zosime des «Frères Karamazov»;
on sait que les startsi d'Optino ont protesté
contre la représentation que donne Dostoïevski
du staretchestvo dans son roman, sans saisir
que, si l'écrivain a choisi comme cadre exté-
rieur le désert d'Optino et ses habitants, il leur
a donné une vision du monde différente, celle
d'un autre staretz, Tikhon de Zadonsk. Le
staretz Ambroise est aussi le prototype de la
nouvelle de Tolstoï, « le Père Serge ». Qui était
donc ce Sage qui eut un rayonnement étonnant
dans l'histoire spirituelle et intellectuelle de la
Russie au XIX e siècle ? Alexandre Grenkov
était fils d'un chantre d'une église de campagne.
Il est passé par tous les degrés traditionnels de
la vie religieuse, pour aboutir en 1839 à Optino
chez le staretz Léonide qui le confie, à sa mort,
au staretz Macaire. De constitution maladive, il
ne pouvait ni célébrer la liturgie, ni assister aux
longs offices. Il restait à demi allongé dans sa
cellule. Il apporta aide et encouragement à
Dostoïevski, accablé après la mort de son en-
fant. Tolstoï, tourmenté par les problèmes reli-
gieux, lui rend visite trois fois ; on sait que la
route où il est mort le menait au .désert
d'Optino, où il aurait souhaité devenir moine et
retrouver la paix. Le nombre des intellectuels
qui vinrent demander la bénédiction du staretz
est très grand. Citons encore Constantin Leon-
tiev qui, après une brillante carrière de consul,
d'homme de lettres, de publiciste, éprouva le
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 94
besoin de se rendre à Optino en 1874, à quarante-
trois ans, et de devenir moine ; cela dura six
mois, puis Leontiev revint à la vie civile. En
1887, à cinquante-six ans, il s'installe à nouveau
à Optino et se met sous la garde du staretz
Ambroise qui lui donnera désormais sa bénédic-
tion pour tout ce qu'il écrit. Le staretz Ambroise
possédait un don de clairvoyance exceptionnel
qui ne fut dépassé au siècle dernier que par
Séraphin de Sarov. Les manifestations de ce
charisme touchent aux petites comme aux
grandes choses, aux faits extérieurs comme aux
mystères de l'âme. De plus, le staretz avait un
don de guérison étonnant et, s'il n'y avait pas
eu la Révolution de 1917, il aurait été probable-
ment canonisé.
L'originalité du startchestvo russe
Elle lui vient tout d'abord du caractère spéci-
fique de la géographie de la Russie. Alors que
les saints anachorètes de Syrie, de Palestine et
d'Egypte ne connaissaient que l'excessive dureté
des déserts avec ses jours brûlants et ses nuits
froides, la rareté de sa végétation et la conti-
nuelle et obsédante présence d'un ciel tantôt
ardent, tantôt somptueusement étoilé, l'ermite
russe, lui, vit au milieu de forêts immenses
où la lumière du ciel a peine à pénétrer : il est
entouré de tout le mystère des bois et de toutes
sortes d'animaux. Si les paysages rudes du
Moyen-Orient ont stimulé, exalté, exacerbé le
sentiment mystique, au point de lui faire prendre
quelquefois des formes étonnantes (par exemple
chez les stylites), rien de semblable en Russie.
L'alternance régulière des saisons, l'absence de
végétation luxuriante, une certaine monotonie
et une humble désolation poussent plutôt l'âme
à la tristesse et à la mélancolie, à la recherche
intérieure de Dieu. Il ne fait aucun doute que
la plupart des saints des déserts du Moyen-
Orient étaient des startsi au sens plein du terme.
L'exemple, entre autres, de Daniel le Stylite au
V e siècle est probant : sa réputation de reclus
était telle qu'« un fleuve d'hommes, de femmes
,95 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
et d'enfants » se portaient vers le saint. Les
grands (l'ex-consul Cyrus, l'impératrice Eudoxie,
l'empereur Léon I " , Goubazios, roi des Lazi)
se déplaçaient vers la colonne de Daniel pour
entendre ses prophéties, recevoir ses conseils.
Mais, nous l'avons dit, le climat dans lequel
évoluent les startsi russes est totalement diffé-
rent de celui des startsi du Moyen-Orient. On
n'y trouve pas les excès, les outrances de
l'ascèse palestinienne. Le staretz russe est en
général plus proche du peuple. Il y a chez lui
bonhomie et humanité. Son langage est simple,
parfois dru, malicieux et plein d'humpur. Ses
paroles sont souvent énigmatiques et dérou-
tantes, mais on s'adresse à une sorte d'ange
gardien terrestre, car on sait que ce n'est pas
lui qui parle, mais Dieu à travers lui. On ne
s'étonne donc pas que le rayonnement et l'im-
portance spirituelle des startsi en Russie tout
au long du XIX e siècle aient été immenses.
Leur prestige était si grand auprès de toutes
les couches de la société que l'on peut affirmer
que le pays tout entier est allé vers eux quand
il s'agissait de résoudre les questions les plus
cruciales de l'existence. Non seulement les
startsi consolaient, encourageaient, guérissaient,
guidaient, dirigeaient les foules qui accouraient
vers eux, mais ils prenaient sur eux toutes les
souffrances de la chrétienté. Us étaient le cœur
de l'Eglise vivante, bien que leur existence puisse
être considérée de l'extérieur comme se situant
dans une zone périphérique de l'Eglise officielle
hiérarchisée.

Pendant tout un siècle il y eut un éton-


nant échange spirituel entre tout un peuple
croyant et les startsi. Dès que l'on avait à faire
à une situation désespérée, on leur écrivait, on
leur envoyait des télégrammes, on venait, quel-
quefois à pied, de centaines de kilomètres, pour
recevoir d'eux leur bénédiction, la parole qui
régénère, le conseil qui résout ou la parole qui
guérit physiquement ou moralement. Ces Sages
sont plus que de simples « rebouteux » des
âmes, car leur force qui paraît magique à un
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 96
niveau empirique leur vient tout droit des en-
seignements de l'Evangile et de ce qui est dit sur
le don prophétique et le pouvoir de faire des
miracles. Leur aventure spirituelle montre bien
que le charisme des charismes, au-delà des
charismes particuliers, est l'Amour, grâce au-
quel tout est parfait et éternel.
J. M.

Visages contemporains

Le témoignage des mystiques byzantins ne


s'arrête pas avec le startchestvo d'Optino, d'au-
tres figures illuminent jusqu'au XX e siècle
l'Eglise byzantino-slave. On peut ranger parmi
les plus brillants visionnaires F.M. Dostoïevski
(t 1881) qui souligne, au cours de ses romans
centrés sur le problème de l'homme et de
Dieu, la souffrance, l'impossibilité de vivre sans
Dieu et surtout la question fondamentale :
pourquoi l'homme cherche-t-il toujours à lutter
contre Dieu ? Avec cette interrogation Dos-
toïevski pénètre au cœur même de l'expérience
humaine de Dieu : la liberté. L'homme a le
choix, il peut refuser l'état divin qui est en lui,
au profit d'un autre état qui le conduit dans la
perte de sa raison d'être. Dostoïevski n'est
pas un homme de doctrine mais d'expérience.
Pour lui la souffrance, postulat de base néces-
saire à toute expérience spirituelle, conduit
l'homme à la Sagesse et par elle il devient Christ
pour les autres.
Une autre personnalité se détache dans la
Russie d'avant la révolution et continue la trans-
figuration commencée par Séraphin de Sarov :
Jean de Cronstadt (t 1909) ; homme de la
praxis, il s'épanouit dans la charité et la lutte
contre la misère. Intercesseur audacieux, il était
célèbre pour les transfigurations qu'il avait lors
de la célébration de la divine liturgie, au cours
de laquelle il devenait de feu. Sa mystique sim-
ple et dépouillée se base sur la prière comme
moyen efficace d'union à Dieu. Par elle l'homme
97 / LA MYSTIQUE BYZANTINE

se purifie, elle est sa respiration. L'imitation


du Christ a chez lui une place importante.
Active, sereine, virile, sa spiritualité conduit à
la vie du Royaume, état final de l'homme.

Cette spiritualité de la charité trouvera un


écho en Occident à la suite du grand chaos
révolutionnaire en la personne de la mère Marie
Skobtzoff (t 1945). Après une vie pleine de
remous à l'image de l'époque dans laquelle elle
vécut, elle découvrit sa voie mystique dans
l'autre. L'autre, celui auquel on ne pense pas et
qui justement est l'image du Christ dépouillé
et délaissé. Moniale, elle inaugure une nouvelle
forme de monachisme, basé sur la liberté, l'au-
thenticité et le service, tout entier axé sur le
prochain. Ce prochain, lumière à laquelle il faut
allumer sa propre lampe sous peine de voir
l'huile emmagasinée dans la solitude se gâter,
dirigea toute sa vie. Femme de l'Esprit, la mère
Marie laisse le témoignage d'une vraie mystique,
marginale pour certains, mais tout entière fondue
dans le second commandement, seule voie par
laquelle s'exprime l'amour du Christ.

Le monachisme orthodoxe de tendance hésy-


chaste connut au début de ce siècle une énigma-
tique figure, le staretz Silouane (f 1938). Moine
de l'Athos, homme simple, il réalisa l'expé-
rience du grand Antoine, au milieu d'effroyables
tentations et de douces visions. Dieu le secourut
et lui laissa cette maxime déjà longuement com-
mentée par ses disciples : « Tiens ton esprit
en enfer et ne désespère pas. » Le combat spiri-
tuel qu'il endura, traditionnel dans le désert,
prouve chez ce mystique une authentique expé-
rience. Pour lui, l'humilité est la vertu essen-
tielle afin d'acquérir la grâce de l'Esprit ; sans
elle on s'égare dans le « prélest » ou orgueil spi-
rituel, danger terrible qui mène parfois à la
folie. Homme de lumière, il connut à la fin de
sa vie l'apatheia et l'amour universel. A la veille
de l'inquiétude générale de l'humanité, il mourut
inconnu et silencieux.
LA MYSTIQUE B Y Z A N T I N E / 98

Il faut encore signaler un courant spirituel qui


souleva d'espoir la Roumanie et les pays d'ex-
pression slave, celui du renouveau philocalique
dû au Père Dimitriu Staniloe. Ce dernier entre-
prit la traduction commentée du recueil de
textes hésychastes compilé par Nicodème
l'Hagiorite et Macaire Notaras. A la suite de ce
travail, de nombreuses communautés monas-
tiques et laïques retrouvèrent l'hésychasme
dans sa pureté traditionnelle. Le mouvement
ne dura pas, sauf dans quelques foyers isolés,
car les conditions politiques arrêtèrent l'œuvre
entreprise par les spirituels.
On ne peut clore ce rapide aperçu des cou-
rants mystiques orthodoxes sans mentionner la
mystique du sang et de la lumière vécue à
l'heure actuelle dans les pays où règne la per-
sécution religieuse. Le témoignage de ces chré-
tiens répand la grâce mystique nécessaire à la
survie de l'espérance spirituelle. Tels les martyrs
volontaires du début de la conversion russe, ces
nouveaux martyrs en acceptant la mort et en
pardonnant aux ennemis confirment avec force
l'attente et la réalisation de la lumière du
royaume dans le témoignage du sang.
J.-P. R.
M.-M. DAVY

LA MYSTIQUE
MONASTIQUE OCCIDENTALE

n
J L ^ ANS l'Orient chrétien, la mystique peut
sembler indivise du fait de l'absence d'« écoles »
ou d'« ordres ». Les moines sont moines et non
pas moines actifs ou moines contemplatifs. Le
clergé séculier (prêtres mariés) se distingue du
clergé régulier composé de moines vivant dans
des monastères ou dans les déserts. De ce fait, on
parle de « mystique orthodoxe » ou de « mys-
tique byzantine » d'une façon globale. Sous cette
unité extérieure se cachent des courants spiri-
tuels qui sont parfois opposés. Ainsi le mouve-
ment appelé « l'hésychasme » ne fait pas l'una-
nimité des spirituels ; telle forme d'ascèse vécue
en Grèce sera comprise différemment par les
pays slaves. Tous cependant poursuivent le
même but, la contemplation, en s'appuyant sur
les Ecritures et la doctrine de l'Eglise.

Les centres monastiques occidentaux, même


les plus contemplatifs, sont toujours marqués
par un contexte historique déterminé ; ils ont
pour but de rénover et de réformer. Ainsi les
cisterciens veulent vivre à la lettre la Règle
de saint Benoît dont les bénédictins leur sem-
blaient s'écarter. Les fondations s'insèrent dans
un climat social et politique, qu'il s'agisse de la
féodalité, sorte de bloc monolithe ou des nou-
velles structures après son ébranlement. La
société chrétienne évolue ; au morcellement de
la société correspond le morcellement du mo-
nachisme. Avant le XI e siècle, l'unité en Occi-
dent est totale sur le type bénédictin ; dès la
fin de ce siècle, les fondations commencent à se
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 0 0

multiplier. L'Esprit se communique sous de


multiples formes, toutefois, il provient de la
même et unique Trinité. Les différences exté-
rieures de ces écoles sont souvent « matérielles ».
Le tempérament du fondateur, le lieu géogra-
phique, la circonstance de l'appel au service de
Dieu et de l'Eglise singularisent les fondations
et orientent les textes des écrivains. Ces diver-
sités peuvent apparaître plus profondément au
niveau des expériences personnelles de chaque
créateur d'ordre. Celui-ci, formé en un temps
donné, en des circonstances ecclésiales précises,
privilégie un texte ou un mystère particulier de
l'Evangile sans pour autant mésestimer les
autres éléments. Aussi chaque école répond à
une nécessité à un moment précis de l'histoire
spirituelle. La base religieuse de ces différentes
écoles est unique : L'Ecriture, l'Ancien et le
Nouveau Testament, les dogmes et la tradition
écrite et orale, les Pères.

En Occident, l'influence d'Augustin s'avère


prépondérante. En séparant l'action de la con-
templation, celui-ci a introduit une dualité au
sein de l'unité spirituelle. Un déséquilibre s'ins-
taure progressivement et va s'accentuer avec
Grégoire le Grand dont la pensée véhicule à la
fois la doctrine des Cappadociens et celle d'Au-
gustin, créant ainsi une sorte d'ambiguïté insur-
montable. Il importe de choisir entre « Marie et
Marthe », symboles de la contemplation et de
l'action extérieure. Désormais ces deux termes
de contemplation et d'action seront compris
comme deux voies, alors qu'à l'origine l'action
était envisagée comme une sorte de propédeu-
tique à la contemplation. Pierre Damien, en exi-
geant le rejet de tout le terrestre — y compris
des contacts directs avec autrui afin d'acquérir
le royaume céleste —, jette un discrédit sur la
direction spirituelle que les Pères du Désert ne
refusaient pas, sans pour autant la rechercher.
Ceux-ci donnaient plus ou moins volontiers des
conseils aux voyageurs, aux passants et pas seu-
lement à leurs propres disciples. On verra au
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 101

contraire des religieux protéger leur retraite en


s'entourant de terres plus ou moins incultes
que ne doivent pas franchir les laïcs, et refuser
tout contact même spirituel avec autrui, sauf
cas privilégiés. Cette dualité entre contempla-
tion et action va aussi entraîner une opposition
entre vie contemplative et travail manuel. Les
cisterciens chercheront à rétablir un équilibre
entre la prière méditative et le travail de la
terre.
Une autre dualité s'instaure lentement au sein
du savoir. Pierre Damien s'est élevé véhémen-
tement contre la recherche intellectuelle, « dis-
traction néfaste pour l'âme ». Il est vrai que le
savoir — qui ne s'épanouit pas en co-naissance
— est vanité pour le spirituel. Le savoir lui-
même perd son unité. Auparavant, il formait
un tout, les sept arts fusionnaient. Peu à peu,
philosophie, théologie, arts plastiques se distin-
guent et cessent de s'imbriquer mutuellement.
Cela n'empêchera pas les moines d'être souvent
des lettrés et de sacrifier parfois aux tentations
subtiles de l'intellectualité. Le vice de la curio-
sité —contre lequel s'élève la littérature monas-
tique — appartient à la majorité des hommes ;
il affecte surtout ceux qui sont coupés de
relations avec l'extérieur. Les ermites du désert
interrogeaient les passants sur les événements
du siècle, de même les centres contemplatifs de
tous les temps auront leurs « agents de rensei-
gnements ».
La division s'opère aussi au niveau dévotion-
nel. Au culte de la Vierge qui apparaît dès le
VII e siècle grâce aux moines orientaux et
s'intensifie progressivement, s'ajoute la dévo-
tion aux anges, aux saints. La liturgie acquiert
une importance considérable, psalmodie, messes
d'autant plus fréquentes que l'ordination s'étend
à un grand nombre de clercs. Déjà la voie est
ouverte au primat des sacrements, qui devien-
dront plus tard les seuls véhicules de la grâce
au détriment parfois du « sacrement de la
prière suivant la formule des Pères d'Orient.
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 0 2

Les fondations monastiques occidentales sont


suspendues à la pensée des moines d'Orient. La
vie des pères du Désert restera toujours le
modèle à suivre, la source à laquelle il convient
de s'abreuver. Les écoles monastiques bénédic-
tine, cartusienne, cistercienne se créent en abso-
lue fidélité à l'idéal poursuivi par le monachisme
oriental.

En Occident, le terme d'école monastique doit


être pris au sens de Benoît de Nursie qui fonda
une « école au service du Seigneur ». L'enseigne-
ment donné dans les monastères concerne la
théologie mystique. De telles écoles sont donc
radicalement différentes de celles tenues par les
clercs, berceaux de la scolastique. Par destinée
les moines sont des hommes spirituels ; à pro-
pos de Benoît de Nursie, Grégoire le Grand
emploiera l'expression « homme de Dieu ». Leur
vie est entièrement axée sur la recherche de
Dieu. Leur seul désir est d'en avoir l'expérience,
rien ne doit distraire, solliciter les sens, capter
l'intelligence ou le cœur. C'est pourquoi leurs
livres privilégiés sont l'Ecriture Sainte et les
ouvrages des Pères qui la commentent.
Une étude de la terminologie employée par
les auteurs monastiques serait un guide pré-
cieux à l'égard de la mystique, les mots en
usage convergent vers la contemplation. L'étude
de Dom Jean Leclercq 1 présente à ce propos un
document précieux. Les termes les plus signifi-
catifs concernent le silence, la solitude, le repos
de l'âme, le sabbat, la paix et surtout cette
suprême vacance que l'âme doit acquérir pour
« voir Dieu », c'est-à-dire l'éprouver.
Tout est mis en œuvre, dans la vie monastique,
pour parvenir à l'unité. Le moine, comme son
nom l'indique (monos) est « un » et « singulier »,
ses renoncements ne sont que des abandons
successifs des diverses dualités matérielles et
subtiles situées dans l'extériorité et l'intério-
rité. Quitter le monde et se quitter soi-même
est une œuvre qu'il poursuit durant toute son
1 0 3 / LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

existence, car le monde il l'emporte avec lui


dans sa tête et dans son cœur, tel le voyageur
dont parle Sénèque qui conserve en lui les
soucis qu'il avait pensé laisser derrière lui.
A propos des traités monastiques consacrés
à la mystique, l'école du silence, silentium Io-
quendi magister — suivant l'expression de Pierre
Damien — aboutit à l'emploi de mots identiques
exprimant la purification, le dépouillement, le
désir d'aimer, l'amour, la tristesse de l'exil, la
nostalgie de la présence divine, les approches
à tâtons, la rencontre et l'émerveillement qu'elle
suscite, la joie et la paix que l'adhésion engen-
dre. Le vocabulaire monastique exprime une
anticipation paradisiaque, la conversation du
moine est déjà dans les cieux, l'intensité de son
désir de contempler face à face est proportion-
nelle à l'intensité de son amour.
Diverses questions peuvent se poser : com-
ment expliquer que des hommes voués au si-
lence par vocation puissent être si bavards
dans leurs traités, et si prolixes dans l'écriture ?
Par ailleurs, ces moines écrivains répètent inlas-
sablement les mêmes thèmes, ils s'interprètent,
se copient, d'où le caractère presque fastidieux
parfois de la littérature spirituelle. La littérature
médiévale fidèle aux procédés de l'Antiquité tient
compte des procédés de style. L'écriture est en
quelque sorte la contre-partie du silence : « Au
monastère — dira Jean Leclercq — on écrit
parce qu'on ne parle pas, on écrit pour ne point
parler-. » On écrit pour édifier autrui (c'est-à-
dire les autres moines) et pour s-édifier soi-
même. L'émulation naît des rencontres, conver-
sations ; plus encore, la pensée devient plus
aiguë quand elle est explicitée, on s'instruit soi-
même par l'enseignement qui oblige à clarifier
sa propre réflexion. L'écriture correspond ainsi
à l'absence de colloques, elle est monologue
intérieur, compréhension plus profonde dans
une privation totale de distraction. Recueilli,
l'esprit cherche, tire de lui-même les réponses à
ses propres problèmes. Dieu étant la préoccu-
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 104

pation unique, des thèmes identiques se propo-


sent. Le bavardage extérieur se répandant en
paroles est ici remplacé par un bavardage inté-
rieur s'exprimant par l'écriture, cela est fort
probable au niveau psychologique. Toutefois,
il ne convient pas d'être ici trop sévère et de
risquer d'être injuste à l'égard de ces moines
silencieux. La rencontre avec la beauté et la
découverte des mystères provoquent norma-
lement le jaillissement du langage et ici de
l'écriture ; ayant découvert la source, comment
s'opposer à son jaillissement d'autant plus
opportun qu'il peut apporter à autrui une aide
efficace. Quand le mystique est propulsé au
cœur du mystère, il n'est sans doute plus de
langage : il se tait pour mieux savourer et sa
communication s'établit dans le silence. Il ne
peut que murmurer avec le prophète : A ! A !
nescio loqui !
Par ailleurs, ce que le lecteur moderne peut
envisager comme une répétition, se situant aux
limites de la compilation, s'explique aisément.
Des thèmes identiques constituent la base de
la pensée monastique, les moines éprouvent les
mêmes préoccupations, lisent les mêmes ou-
vrages. La lectio divina ne varie pas quant aux
textes médités. Il ne faut pas oublier non plus
que la lecture se pratique le plus souvent à
haute voix. La lectio divina comporte la médi-
tation qui la poursuit en lui conférant son achè-
vement. Dans cette lecture à haute voix, les
oreilles participent autant et plus que les yeux.
Dom Jean Leclercq a parlé d'une véritable « lec-
ture acoustique »:i. La lecture en silence n'est
pas pour autant bannie, les textes en font men-
tion. La meditatio est une réflexion, une cogi-
tation comportant une considération sur la-
quelle l'être unifié porte toute son attention.
La mémoire enregistre le texte et le retient.
Quand apparaissent dans les traités mystiques
des répétitions, des abus de citations qui peu-
vent évoquer des compilations, il convient de
se souvenir que les moines aux différents siècles
ont eu les mêmes lectures, qu'ils en connais-
1 0 5 / LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

saient le contenu par cœur. Normalement en


écrivant ou en parlant, ces textes s'inscrivent
spontanément dans leurs propos. Cette réflexion
est surtout valable pour l'Ecriture sainte que le
moine affectionne particulièrement en tant que
Parole de Dieu. Il connaît par cœur la Bible. La
pensée monastique est tissée de textes scriptu-
raires qui la forment et lui confèrent son élan
mystique. Le Cantique des Cantiques est le livre
de prédilection retenu par les moines du Moyen
Age. Le langage de l'épouse est celui du mys-
tique et le récit d'amour que ce texte propose
relate sa propre histoire. D'où les nombreux
commentaires composés par les moines écri-
vains et le nombre d'ouvrages sur le Cantique
conservés dans les bibliothèques monastiques
du Moyen Age.
L'aspect dévotionnel — ou mieux le style
. dévot si fréquent dans la littérature religieuse —
n'affecte guère les auteurs des grandes écoles
monastiques médiévales ; ce type d'écriture se
présentera plus tard et s'exprimera dans de mi-
sérables clichés encore utilisés aujourd'hui et
prodigieusement irritants en raison de leurs fla-
tulence rhétorique. En dépit des interprétations
parfois identiques, les moines présentent une
mystique vécue d'une façon strictement per-
sonnelle. Leur expérience s'exprime à l'intérieur
d'un cadre, celui-ci est comparable à une Règle
religieuse dont chaque moine est invité à obser-
ver l'esprit davantage que la lettre. L'expé-
rience mystique des grands moines spirituels est
incontestable. La nier ou en récuser la beauté
serait la preuve d'un manque de parenté avec le
mystère.

L'ECOLE BENEDICTINE
Benoît (t versj547), le « Patriarche des moines
d'Occident » est né en Nursie à une centaine de
kilomètres de Rome où il viendra étudier. Son
biographe, Grégoire le Grand, le nomme « hom-
me de Dieu ». Ce nom lui convient car dans sa
vie et dans la Règle fameuse qu'il écrit, Benoît
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 0 6

propose aux moines sa propre option : la re-


cherche de Dieu. Devenu ermite dans un lieu
solitaire nommé Subiaco, il s'adonne à la prière,
se tenant en marge des bouleversements qui
affectent Rome dans les dernières années du
Ve siècle. Au Mont-Cassin il fonde un grand mo-
nastère. Benoît possède un charisme, celui de
la prophétie, il lit dans le cœur des hommes et
perçoit aussi bien les pensées secrètes que les
événements futurs. Grégoire lui attribue de
nombreux miracles ; que ceux-ci appartiennent
à la légende du saint ou qu'ils se soient réalisés
concrètement, peu importe, l'essentiel n'est pas
là, car les légendes sont toujours plus signifi-
catives que les faits bruts qui s'inscrivent
dans un contexte historique.
A l'exemple des pères du Désert, Benoît, vêtu
d'une peau de chèvre ou de mouton qui lui
donne l'apparence d'une bête sauvage, ne cher-
che jamais l'accomplissement de sa volonté
propre, il veut obéir à celle de Dieu ; sa fonda-
tion cénobitique n'aura pas d'autre but que de
réaliser la volonté divine.
Benoît n'est point un créateur stricte-
ment original, la vie communautaire exis-
tait bien avant sa propre fondation. Sous
une forme cénobitique l'existence monas-
tique est attestée en Italie, en Gaule, en
Espagne et en Afrique dès le milieu du IVe siè-
cle. La Règle qu'il formule est basée sur
l'Ecriture Sainte et les textes des Pères, il con-
naît la pensée traditionnelle et se garde fidèle
à son esprit. Benoît se réfère volontiers à
Pachôme, l'organisateur de la vie cénobitique,
contemporain du grand Antoine, « Père des
Moines ». La question s'est posée des ëmprunts
faits par Benoît à ce qu'on nomme la Règle du
Maître, texte anonyme dont s'est inspiré
« l'homme de Dieu ». Les travaux sur ce point
ne sont pas encore suffisamment avancés pour
qu'on sache de façon rigoureuse si Benoît est
uniquement l'auteur de la Règle qui porte son
nom, accomplissant ainsi l'œuvre d'un compila-
1 0 7 / LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

teur, ou s'il n'aurait pas composé également


cette Règle anonyme antérieure à la sienne.
L'important est de savoir comment Benoît
se présente en tant que « maître spirituel », fon-
dateur d'un ordre consacré à la louange de
Dieu. Sa Règle devait se répandre lentement en
dehors de l'Italie, elle apparaît parfois mélangée
à celle de saint Colomban, elle atteint la Gaule
au VII e siècle. En 731, lors du premier concile
germanique, la Règle de saint Benoît est impo-
sée à tous les moines de Germanie. La réforme
carolingienne facilitera son succès, grâce à
l'action de Benoît d'Aniane (f 821).

Quand la division de l'Empire carolingien pro-


voque une crise non seulement politique mais
sociale et religieuse, qu'il s'agisse de la papauté,
des moines ou du clergé séculier, une certaine
corruption des mœurs se répand dans tous les
centres religieux. Les guerres civiles, les inva-
sions ont détruit de nombreux monastères. Nom-
més par des seigneurs, les abbés tendent à de-
venir des personnages laïcs. Au début du X e siè-
cle la vie monastique sérieusement entamée se
dégrade de plus en plus. Des réformes s'impo-
sent ; parmi elles Cluny sera un des foyers les
plus fervents de renouveau spirituel. Fidèle à la
Règle de Benoît, avec des additions et déroga-
tions introduites par Benoît d'Aniane —
abandon du travail manuel, place plus impor-
tante donnée à la liturgie —, l'ordre de Cluny
se propage au milieu du X e siècle, avec la fon-
dation de multiples monastères qui lui sont sou-
mis, auxquels s'ajoutent les diverses abbayes
qui acceptent sa réforme. Cluny restera dans
l'histoire monastique un centre spirituel parti-
culièrement fervent. Il subira au XII e siècle
quelques attaques de Bernard de Clairvaux.
Quand ce dernier s'élève contre sa richesse, on
peut cependant penser que ce n'est pas là un
défaut des seuls monastères clunisiens.
Cette Règle attribuée a Benoît de Nursie est
un chef-d'œuvre de modération et de parfaite
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 108

harmonie. Pas de sévérité excessive, de labeur


trop dur risquant de mettre en cause l'équilibre
mental ou physique des sujets qui l'observent.
Il ne faudrait pas croire que la seule pratique
de la Règle conduise les moines à la vie mys-
tique. Benoît conseille à tous ceux qui désirent
la perfection la lecture des Pères (ch. LXXIII).
Il a conscience de présenter une sorte de pré-
ambule, d'avant-propos qu'il convient de dé-
passer. En réalité il fixe un cadre, construit un
tremplin. S'y fixer présenterait un risque de
pétrification ; en vivre l'esprit exige d'aller
plus loin. Ainsi chaque moine bénédictin pourra
développer sa vie spirituelle dans une souve-
raine liberté correspondant à sa vocation
propre.

La « discrétion », cette qualité essentiellement


bénédictine, est considérée comme la « mère de
toutes les vertus », elle tient compte de la diver-
sité des tempéraments et des désirs de perfec-
tion. Tout en encourageant les faibles, elle sti-
mule les forts. Cette discrétion concerne aussi
l'ascétisme comme mode de purification et la
prière personnelle. Benoît présente le mona-
chisme comme une forme de vie parfaite, pré-
lude de la vie céleste. Elle ne saurait inclure la
perfection personnelle de tous ceux qui sou-
haitent la vivre. Ce fondateur possède une
grande connaissance des hommes èn 3 vertu de
ses qualités d'intelligence, mais plus encore du
fait des charismes dont il est le bénéficiaire. « Il
habite avec lui-même », dira Grégoire le Grand
en parlant de Benoît. Il n'est point de consta-
tation plus élogieuse, « vivre avec soi-même »
appartient aux parfaits ; chercher à se trouver
concerne les débutants. Un tel état suppose une
profonde intériorité, le mental et le cœur dé-
noués de toute emprise extérieure. L'errant est
celui qui s'abandonne lui-même, qui prend des
voies parallèles et hors du droit chemin. Ainsi
l'enfant prodigue revient vers lui-même car il
s'était quitté. Revenir dans sa maison, c'est en-
trer en soi-même, s'y tenir en attente de la véri-
1 0 9 / LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

table découverte du royaume divin. D'où l'im-


portance de la stabilité, celle du corps symbo-
lise la tranquillité du cœur et de l'intelligence.
Le cadre monastique occidental deviendra
l'œuvre de Benoît de Nursie. Aucune Règle
n'aura plus d'influence que la sienne, les monas-
tères bénédictins et ceux qui se réclament de
son obédience, comme les cisterciens, seront ou-
verts à la vie mystique.
Tout est prévu dans les soixante-douze cha-
pitres de la Règle auxquels s'ajoute le LXXIIP
qui signale un dépassement de celle-ci : « Com-
ment la pratique de la justice n'est pas toute
enfermée dans cette Règle. » A qui s'adresse
ce statut fondamental pour les moines d'Occi-
dent ? L'homme de Dieu nous renseigne dans
son Prologue, en disant : « A vous s'adresse ma
parole, mon exhortation paternelle, qui que vous
soyez, pourvu que vous apparteniez à la race des
dociles et des forts. » Le législateur fait appel
à « l'oreille du cœur ». Dans « les instruments
des bonnes œuvres », il insiste sur la nécessité
de renoncer à soi-même pour suivre le Christ,
et de briser immédiatement les pensées mau-
vaises qui peuvent naître dans le cœur.
A l'invitation de Benoît répondent un grand
nombre d'hommes appartenant à tous les pays
d'Occident, c'est pourquoi saint Benoît a été
promu patron de l'Europe. Les bénédictins
joueront un rôle fondamental dans la civilisa-
tion. Les grands moines seront marqués par
cette discrétion bénédictine, si présente chez
Pierre le Vénérable quand il répond avec
humour aux propos de Bernard de Clairvaux
accusant Cluny.
A l'époque où est rédigée la Règle de Benoît
de Nursie, la rupture entre la langue courante
et la langue littéraire qui se transformera en
« latin médiéval » n'est pas encore consommée.
Benoît compose suivant la langue vivante parlée
en Italie au VI* siècle. On pourrait dire qu'elle
se place à mi-chemin entre le latin vulgaire et
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 110

le latin littéraire. Christine Mohrmann, étudiant


la terminologie et le style de saint Benoît, dira
qu'un demi-siècle plus tard le latin « devenu
langue plutôt artificielle d'une culture inspirée
par le christianisme et par le monachisme » sera
transplanté par les fils de saint Benoît dans les
pays anglo-saxons 4 . La langue employée par
Benoît sera jugée peu traditionnelle, s'inscrivant
' en marge de l'enseignement donné dans les
écoles. A cette époque, une langue monastique
commence à se forger. Le langage possède son
importance même du point de vue mystique, car
il est véhicule des états spirituels. D'où la
nécessité de faire remarquer la sobriété du lan-
gage de Benoît, sa privation de toute ornemen-
tation inutile. Le style de Cassiez fidèle à la tra-
dition orientale est quelquefois orné.
Quelques mots employés dans la Règle méri-
tent d'être relevés, il serait significatif d'en
étudier l'évolution à l'époque médiévale au
niveau monastique. Ainsi le terme d'école em-
ployé au début du Prologue (dominici scola
servitii) s'inspire sans doute de la tradition
orientale selon laquelle l'école cénobitique pré-
parait à une existence érémitique, proposant des
exercices d'entraînement. Le terme conversio
auquel on pourrait s'attendre ne se trouve pas
dans la Règle, dans laquelle on remarque dix
fois le mot conversatio. Ch. Mohrmann étudie
aussi l'évolution de ce terme qui présente un
grand intérêt pour la mystique monastique :
conversatio et conversio fusionneront dans le
langage de Grégoire le Grand et auront une
signification identique 5 .
L'ordre bénédictin sera non seulement célèbre
par ses moines, mais aussi par ses moniales.
Scholastique, la sœur de saint Benoît avait
donné l'exemple d'une vie entièrement consacrée
à Dieu et dès le VIII e siècle les monastères de
bénédictines se fixent en Gaule. Ces moniales
sont pour la plupart des femmes instruites. Lioba
(f vers 771) possède une culture à la fois scrip-
turaire et patristique ; les grandes visionnaires
1 1 1 / LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

Elisabeth de Schônau (t 1165) et Hildegarde


de Bingen (f 1179) éclairent par leurs révéla-
tions de nombreux prélats et clercs. Le monas-
tère d'Helfta dont les coutumes semblent à la
fois bénédictines et cisterciennes est un foyer
mystique renommé. Mechtilde de Magdebourg
(f 1282) oriente par sa doctrine Mechtilde de
Hackeborn (f 1298) vers une mystique essen-
tiellement liturgique, dans laquelle la dévotion
au « Cœur » prend une place prépondérante. Mo-
niales et oblates bénédictines, appartenant à des
abbayes ou vivant en dehors des monastères,
apportèrent à la mystique bénédictine des élé-
ments d'une incomparable spiritualité ; comme
leurs frères bénédictins, toute leur existence est
suspendue à la recherche de la présence de
Dieu, d'où résulte la paix, suivant la devise de
l'ordre bénédictin.

Anselme de Cantorbéry 1109)


Anselme de Cantorbéry se situe à la charnière
de deux grandes époques : celle de la création
des ordres nouveaux tendant à remettre en
valeur l'érémitisme un peu délaissé au profit
du cénobitisme — ce sont les fondations de
Bruno en Chartreuse et de Romuald à Camal-
doli — et le grand essor du monachisme et des
études qui commencera au XII e siècle. Le
temps intermédiaire dans lequel vit Anselme est,
l'on peut dire, encore aux mains des bénédictins
qui assurent l'équilibre spirituel et intellectuel
de l'Occident. La crise qui surgira de ce mona-
chisme cénobitique et qui entraînera la création
d'autres branches de l'ordre provoquera en son
sein une floraison d'écrivains spirituels à partir
du XII e siècle. Ceux-ci uniront à leur pensée
théologique l'exposé de leur doctrine spirituelle
et ascétique.

Originaire d'Aoste, après un long débat avec


lui-même, Anselme entre à l'abbaye du Bec
en Normandie et y fait profession. Ecolâtre,
prieur puis abbé de ce monastère, il occupera
le siège épiscopal de Cantorbéry en 1093. La
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 1 2
penode du Bec sera pour lui la plus fructueuse
car il y écrit de nombreux traités doctrinaux et
y enseigne sa méthode spirituelle. Ses œuvres,
le Monologion, le Proslogion, Pourquoi Dieu
s'est fait homme, Méditations et Lettres contien-
nent ensemble sa pensée philosophique, théolo-
gique et mystique. La plus célèbre reste le
Proslogion qui a joué dans l'histoire de la philo-
sophie, médiévale et moderne un rôle très im-
portant. Elle contient le fameux argument d'An-
selme sur l'existence de Dieu, baptisé « argu-
ment ontologique », qui sèmera discorde et
division chez les penseurs. Certains l'accepte-
ront en le transformant, d'autres le rejetteront.
Disciple d'Augustin, Anselme veut comprendre
profondément ce qu'il croit en tant que chrétien.
«Je ne comprends pas pour croire, mais je crois
pour comprendre», écrira-t-il. Anselme pose donc
un problème de philosophie problématique. Sa
condition de philosophe et de chrétien l'amène
à chercher la Vérité, et cette vérité il la trou-
vera dans le Verbe ; ce qu'il démontrera dans
son ouvrage Pourquoi Dieu s'est fait homme.
Anselme, par Augustin, reçoit le legs néo-
platonicien, mais il ne s'identifie pas étroitement
à son maître à penser. Chrétien de son
temps, tout en s'inspirant de Platon et de Plotin,
il s'insère dans une société chrétienne qui prend
conscience des problèmes philosophiques et s'y
engage. Chrétien, moine, chercheur de Dieu, il
veut le comprendre et souhaite l'expérimenter
d'une façon intellectuelle et pratique. « Rentre
dans le caveau de ton âme, exclus-en tout, ex-
cepté Dieu et ce qui peut t'aider à le chercher
et, ayant fermé l'entrée, cherche-le ! Dis mainte-
nont à ton cœur tout entier, dis à Dieu : je
cherche ton visage, ton visage, ô Seigneur, je le
cherche! » (Ps. XXVI,8). Cette exhortation à
la quête de Dieu, du premier chapitre du Pros-
logion, situe exactement les vues d'Anselme.
Il professe que Dieu est la seule vérité vérs la-
quelle il faut tendre ; et ainsi moine, unissant en
lui le théologien et le philosophe, il fait culminer
cette symbiose dans l'Anselme mystique, le
1 1 3 / LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

contemplatif du mystère divin. Sa recherche de


la contemplation se base sur la foi et la prière.
Il supplie Dieu de l'éclairer. Comment l'âme,
éprise de la vision de Dieu peut-elle le voir,
puisqu'elle ne l'a jamais vu ? « Jamais Seigneur
je n'ai vu ta face ! » Il faut donc que ce soit
Dieu lui-même qui par sa lumière instruise son
serviteur. Il n'a pas besoin de comprendre pour
avoir la foi, il croit ; mais son but est de
comprendre cette foi à laquelle il a donné sa
vie. Le croyant est directement rattaché à Dieu
et il le manifeste par sa foi, mais ce ne doit pas
être une passivité qui exclut toute l'intelligence.
Anselme exige pour lui et pour les autres une
foi qui s'appuie sur la raison et qui expliquera
ainsi l'existence, l'unité fondamentale de son
J univers et lui découvrira que son être est tourné
et orienté vers la lumière de Dieu. Cette dé-
marche rationnelle influencera les futurs scho-
lastiques... L'être, existant fini, doit obligatoire-
ment regarder l'Etre infini de qui il tient la
vie, mais qui lui est voilé. C'est de cet Etre
que l'homme a l'être, et c'est encore Lui qui
l'entraîne vers l'Etre, puisqu'il est l'Etre créa-
teur. L'homme n'est qu'un être qui mendie une
existence suspendue à l'Etre. Cette pérégrina-
tion, voie vers la contemplation, actualise la
théologie d'Anselme. Il applique en cela la
maxime d'Evagre : est théologien celui qui
prie, celui qui prie est théologien. Le point de
départ de sa mystique réside dans l'approche du
mystère senti et vécu dans l'existence. L'Idée
de Bien de Platon ou le Premier Moteur d'Aris-
tote sont ici trancendés par une ouver-
ture résolument chrétienne qui s'engage dans
la connaissance de Dieu avec des racines reli-
gieuses. L'effort d'Anselme est de contempler ce
qu'il croit et de chercher à l'énoncer pour le
vivre. Il pose ainsi les bases de ce que l'on appel-
lera — à tort — la « philosophie chrétienne ».
Maître spirituel, Anselme attira au cloître un
grand nombre d'hommes décidés à cher-
cher Dieu dans la contemplation de son
mystère. A ces disciples il donne une forma-
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 1 4

tion qui fait d'eux des « philosophes » au sens


médiéval et monastique du terme, pourvus
d'une ascèse monacale que lui-même a acquise
auprès de son initiateur Lanfranc. Moine de-
puis son enfance, il considère que c'est dans
cet état que l'homme peut le mieux apprendre
à se maîtriser « en se plaçant sous le joug aus-
tère de la discipline monastique ». Pour lui, le
monachisme est le château fort, le lieu de
l'amour et de la connaissance, là où s'instaure
le véritable dialogue entre l'amant et l'aimé, où
le serviteur devient familier de Dieu. Le moine,
parfait disciple du Christ, mène la vie chré-
tienne dans sa plénitude. Il développe dans sa
pensée spirituelle la nécessité de l'anéantisse-
ment en Dieu de celui qui cherche à en avoir
l'intelligence ! Anselme se situe ainsi dans la
ligne des anachorètes d'Egypte ou de Palestine,
de Cassien, Benoît et Grégoire le Grand. La
crainte, qui n'est ni peur ni scrupule, réside dans
l'attitude filiale basée sur le respect du Père.
A cela s'ajoute la componction du cœur, désir
des larmes spirituelles qui dissolvent l'orgueil
tenace s'accrochant telle la glu à toutes les
démarches humaines. L'observance claustrale
qu'il définit dans les Similitudes insiste en par-
ticulier sur la stabilité du moine dans sa péré-
grination spirituelle. La fidélité à la cellule, au
monastère est la condition requise afin que
le moine soit fort dans les luttes et avance
rapidement dans la contemplation. Fidèle à la
règle de Benoît qu'il professe, il s'attache aux
vœux dans lesquels les moines s'engagent, et
qui sont les armes de son combat pour trouver
la pureté du cœur, indispensable à la réception
de la grâce qui ouvre l'intelligence au mystère.
Dans ses prières, contemplation de l'Incarna-
tion, de la Mère de Dieu à qui il voue un culte
particulier, des saints, ces « amis » de Dieu,
Anselme unit doctrine et dévotion, développant
d'une façon équilibrée l'affection du cœur néces-
saire à l'homme.
L'intellection de la foi le conduit à une sa-
gesse mystique donnant à l'âme l'expérience de
1 1 5 / LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

la présence divine. Homme d'unité, il désire que


prière et recherche intellectuelle soient unifiées,
comme aussi l'action et la contemplation. An-
selme apparaît dans ce début de l'ère médié-
vale comme une figure authentique et unique
parmi les penseurs et spirituels chrétiens.
Bénédictin et « philosophe », il maintient, dans
une recherche des « raisons nécessaires », le
primat de la contemplation. Cette investigation
des « raisons nécessaires » amorce le trouble
qui ira en s'accentuant jusqu'à la sèche sco-
lastique du bas Moyen Age, introduisant le goût
de l'intellectualité chez les moines et préparant
le rationalisme futur.

LES CAMALDULES
L'ordre religieux des Camaldules apparaît aux
alentours de l'an mille. Romuald, leur fonda-
teur, cherche la retraite, le silence favorable à
la pure et lumineuse contemplation. Il veut
être dégagé de tout lien avec le monde, comme
le resteront ses fils, vivant d'une poignée de
pois trempés dans le secret d'une pauvre cellule.
Cet homme introduit une révolution dans le
monachisme occidental qui tenait au seul
cenobium en déconsidérant l'érémitisme. Re-
nouant avec la grande tradition du désert puisée
en Orient, il arrivera à établir puis à faire re-
connaître un ordre d'ermites, d'hommes uni-
quement voués à la solitude. Le berceau de
cet ordre, Camaldoli fondé en 1012, existe tou-
jours, et, quoique fort peu nombreux, les ermi-
tes camaldules continuent, dans la sombre et
silencieuse forêt des Apennins, d'assurer avec
les chartreux la tradition érémitique si souvent
incomprise.
Quelle fut la pensée spirituelle de Romuald
en fondant Camaldoli ? Lui-même, remarquable
par sa vie austère, son ascèse et sa mystique,
demeure le modèle de la recherche spirituelle.
Il n'a pas laissé à proprement parler de Règle,
mais un esprit. La Règle, ses fils s'en charge-
ront... Lui-même vécut inspiré de celle de saint
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 1 6

Benoît, l'interprétant à sa façon, lui donnant


tout son sens, recherchant Dieu à la suite du
Christ. Son enseignement simple, raconté dans
sa biographie, entraîne l'esprit et le cœur vers
les textes sublimes des Apophtegmes d'Egypte
ou de Palestine, sa doctrine puisée chez ces
maîtres de la vie mystique reflète la simplicité
et la fidélité. Ce monachisme érémitique qu'il
créa lui fut inspiré dans l'illumination de l'Es-
prit, dont pneumatophore il était rempli. Ses
disciples, tels les frères des cellules du Sinaï,
venaient à lui cherchant le maître qui leur
montrerait la voie royale de la sainteté.
Cette mystique, illustrée plus tard par la
figure du frère Paul Giustiniani, reflète le
désert, l'ermitage lieu de la rencontre avec
Dieu. Pour le camaldule, tout est centré sur
l'ermitage, la cellule, le silence. L'ermitage four-
nit au moine le lieu nécessaire à l'épanouisse-
ment du désir de Dieu incrusté au fond de.
son cœur. Mais, si ce lieu paraît le meilleur,
nul ne peut y vivre sans en avoir la force, sans
recevoir la grâce spéciale du combat corps
à corps avec ses ennemis. Aussi Romuald, fidèle
disciple des Pères du Désert, désirera préparer
l'ermite par une sage probation cénobitique,
capable de forger l'endurance au combat, avec
l'assistance des frères, avant de le laisser seul.
L'ermite doit être buriné par la discipline mo-
nastique et soumis à la vigilance des anciens,
rappellera plus tard Pierre Damien, docteur de
Camaldoli. Ainsi le passage au désert, la montée
à l'ermitage sera naturelle, c'est l'amour gran-
dissant et équilibré qui poussera le disciple, à
l'imitation d'Antoine, vers la solitude plus com-
plète du désert.
L'existence à l'ermitage a une dimension d'ab-
solu. La vie de l'ermite et sa mystique reposent
sur la joie procurée par une mort volontaire
afin de vivre en Christ. C'est un nouveau bap-
tême du désert, une mort et une résurrection
Chaque jour, le vieil homme s'enfonce dans
l'eau du silence purificateur pour réapparaître
1 1 7 / LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

glorieux, dans la transparente lumière. Ce pas-


sage est à lui seul la finalité de l'ermitage.
L'ermitage n'offre aucun autre but, aucun autre
terme que la vision de Dieu, que la lumière par-
tagée dans la plénitude réciproque du don.
L'ermitage de Romuald, dans le silence de la
cellule, par la prière et le travail, conduit à la
vie ressuscitée en Jésus-Christ, et celui qui y
entrerait dans un autre but se trouverait rapi-
dement à l'intérieur d'une prison ne cherchant
qu'à en fuir. La mystique de l'Ordre apparaît
purement contemplative. Le camaldule vient à
l'ermitage pour partager le mystère de la seule
adoration de Dieu, en communiant au secret de
son amour.
Une des plus pures figures camaldules, peu
connue elle aussi, est celle du Bienheureux frère
Paul Giustiniani (1476-1528)1. Frère Paul, ermite
devenu supérieur de Camaldoli, mêlé aux affai-
res de l'Eglise et de l'Ordre, quittera définitive-
ment Camaldoli pour se réfugier dans une
grotte près de Sassoferrato en Italie. Cet huma-
niste, homme de prière, sera désormais favo-
risé d'expériences mystiques qu'il consignera
dans ses Elévations sur l'amour de Dieu2.
Au' .u s de Sa «.ciobias;..i, • ' ••! 1 .u istie, le
frère Paul est éclairé sur la manière dont
l'homme doit mourir à lui-même, afin de vivre
pour Dieu en Dieu. Il éprouve en lui le Tout de
Dieu et l'unique réponse qui peut satisfaire à
l'amour consiste dans l'anéantissement en Lui,
afin qu'il n'y ait plus que Dieu existant et
vivant en l'homme. Cette expérience forte et
éclairante, le frère Paul la consigne, décrivant
ses états, composant ainsi une sorte de traité
de l'anéantissement dans l'Amour, le Secretum
meum mihi.
Toute sa vie, le tourment de cet amour inal
térable le poursuit ; jour et nuit, il l'implore.
A quoi bon les opinions de Platon ou d'Aristote,
écrit-il, seule le console la faible lueur qui le
porte vers Dieu. Puis, peu à peu, durant sa vie
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 1 8
d'ermite, à l'école des Pères du Désert et de
ses frères Camaldules, dans les souffrances et
les abandons, Dieu exauce son serviteur, dé-
ployant sa capacité du divin.
Au cours d'une révélation du 7 août 1524, le
frère Paul voit avec clarté sa vie douloureuse,
cette réduction au néant nécessaire aux révéla-
tions divines. Enfin il comprend : « Il me f u t
accordé, dira-t-il, de voir, d'une façon encore
timide et entourée d'ombre, comment il m'était
possible de retrouver mon être si je m'unissais
de telle sorte à ce Dieu qui est l'Etre véritable
de toutes créatures, qu'entièrement englouti en
Lui, je ne sois plus rien en moi-même...3 » Et,
reprenant le Psaume LXXII, il chantera à pres-
que tous les paragraphes : « J'ai été réduit à
rien et je ne le savais point ! » Ce refrain, plein
d'une secrète allégresse, traduit faiblement
sa jubilation ; ce n'est plus dans les larmes
mais dans la joie qu'il élève vers Dieu cette
supplication de l'âme passée à la vie : « Je vis,
et cependant ce n'est plus moi, c'est le Christ
qui vit en moi » (Galates 11,20).

Réfléchissant à l'exigence de cet anéantisse-


ment de soi en Dieu, il pose le problème de
l'Amour. Qu'est-ce qu'aimer ce Dieu intouchable,
invisible ? « Aimer, quel que soit le degré d'a-
mour, n'est rien d'autre que désirer, chercher,
se réjouir de l'approche de l'aimé ou de la
chose aimée ; rejoindre l'autre, s'unir à lui,
s'approfondir en lui et se transformer en lui,
être et vivre, donc plus en lui qu'en soi-même
puisque, comme il a été dit bien avant nous,
par plus docte que nous : l'âme vit plus là où
elle aime que là où elle anime 4 . » Une fois dé-
gagée de tout lien charnel, l'âme peut s'élancer
vers cet amour qui la conduit à l'union dans la
nuée. Le frère Paul conseille encore à l'âme qui
tout d'abord non pas en elle-même mais en
Dieu, puis quand elle sera arrivée là... de ne
plus s'aimer elle-même en Dieu, mais d'aimer
Dieu en elle. Et quand elle se sentira élevée à
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 119
cet amour, c'est alors que lui sera possible un
troisième degré, n'aimant plus Dieu en elle
mais seulement en Lui, car tel est l'amour le
plus sublime que puisse connaître l'âme
humaine 5 . » Celle-ci peut alors s'élever, libre,
souple, légère, volant vers l'éternelle lumière,
se confondant en elle, se changeant en lumière,
objet de son amour. Un tel amour, une si noble
ressemblance avec Dieu, se communique alen-
tour, illuminant dans cet élan les créatures, la
création entière.
Les saints Mystères furent pour lui le lieu
de la révélation, celui de la rencontre. Les
ardents désirs de toute sa vie, sèche, aride,
privée de consolation, prennent forme et cou-
lent littéralement de son cœur au cours de la
célébration de la liturgie. Ces élévations écrites
en 1526, furent les dernières du frère Paul, elles
sont significatives ; elles révèlent comment par-
venir à cette union tant désirée de l'homme
avec son Dieu, qui aime d'un même amour et
dans ce même amour toutes ses créatures.

LES CHARTREUX ET LA MYSTIQUE


A la fin du XI e siècle, le monachisme est
affecté par une crise profonde ; il la surmonte
par un retour à plus d'austérité, de silence, de
vie contemplative. La fondation des chartreux
inaugure un retour à la « philosophie » des Pères
du désert. Institués par Bruno, originaire de
Cologne (né vers 1030), maître à l'école cathé-
drale de Reims, les chartreux vont tenter de
reprendre sous la forme d'un érémitisme tem-
péré l'idéal semi-anachorétique des moines
égyptiens, connu grâce à l'Histoire lausiaque
de Pallade, aux Apophtegmes et à Cassien.
L'Ordre cartusien présente un juste équilibre
entre l'érémitisme et le cénobitisme. Il évite les
périls liés à l'isolement et les dangers inhérents
aux formes structurées réglant la vie commune.
Dans le désert de la Grande Chartreuse et en
Calabre, l'érémitisme cartusien est une école
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 2 0
au sens où tout monastère tend à réaliser une
recherche de perfection. Toutefois, il n'existait
pas, du moins au début de la vie cartusienne,
des statuts imposés du dehors tendant à uni-
formiser les hommes. Les Coutumes seront co-
difiées après quarante ans d'observance. Elles
s'inspirent particulièrement de la Règle attri-
buée à Benoît, des écrits de Jérôme et de Cas-
sien. C'est pourquoi au terme « d'école », il
semble préférable de substituer celui d'audi-
torium Spiritus. La solitude a pour maître
l'Esprit-Saint qui conduit l'âme vers le Père
« source de toute divinité ».
Tels les ermites du désert, les premiers char-
treux répondent d'une façon personnelle à
leurs vocations. Solitaires dans leurs ermitages
distincts, ils se rencontrent chaque nuit pour la
récitation des Matines et le jour pour les
Vêpres; ils prennent leur repas en commun le
dimanche et certains jours de fête. Leur mode
d'existence apparaît une réplique de la vie des
thérapeutes décrite par Philon : même genre
d'habitat, d'amour de la solitude, d'érémitisme
et d'une certaine vie commune. La lecture de
Philon permet de mieux saisir l'esprit cartusien
et l'importance donnée à la solitude et au si-
lence. Dieu est seul, d'où la nécessité d'être seul
pour le trouver (cf. De contemplatione 20-21 )*.
« Ceux qui cherchent Dieu et aspirent à le ren-
contrer aiment la solitude » (De Abrahamo 85-
87). Certes, ce n'est pas chez Philon que Bruno
et ses compagnons vont chercher leurs modèles,
l'Ecriture Sainte et la vie des Pères du désert
leur suffisent. Toutefois, les analogies entre
l'idéal cartusien et la mystique philonienne du
désert sont trop frappantes pour ne pas être
soulignées. La véritable tradition des chartreux
est celle de l'hésychia pratiquée par les Pères
du désert ; qu'ils s'en détournent, ils perdent
contact avec leur source originelle.
Dans une lettre adressée à Raoul le Verd,
Bruno révèle son visage profondément humain,
sensible, d'une extrême bonté, douceur, simpli-
121 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
cite. 6a . 'iidation est particulièrement équili-
brée dans le style basilien : les austérités exagé-
rées, risquant de mutiler la nature, sont reje-
tées. La détente est recommandée afin que l'âme
puisse mener sans tension excessive une exis-
tence austère vouée uniquement à Dieu ; cette
détente est assurée par un bref travail manuel.
L'ascèse s'intériorise. Le moine n'est pas seu-
lement appelé à une vie solitaire, il doit tendre
à réaliser la solitude du cœur, sans laquelle
l'isolement physique serait privé de sens. Tel
Antoine, le « Père des moines », Bruno ne mé-
prise pas la nature de l'homme, elle possède
sa grandeur, l'important est de lui conférer une
structure et par conséquent de la conduire à
son achèvement. Cette nature éduquée s'o-
riente « naturellement » vers le mystère de Dieu
quand elle se meut dans le silence et retrouve
son état originel.

Les chartreux peuvent être considérés comme


« les fils du silence ». C'est pourquoi ils s'éta-
blissent dans des lieux solitaires, face aux ro-
chers, aux montagnes, dans des régions recou-
vertes de neige durant de longs mois. La situa-
tion géographique possède son importance en
tant que lieu propice à la recherche de l'âme.
La beauté de la nature achemine vers la
source de toute Pbeauté. L'ascèse cartusienne a
pour but d'acclimater le corps, l'âme, l'esprit
à un parfait silence : celui des lèvres, du cœur
et du mental. Les sens extérieurs se dépouillent
des attachements ; la curiosité du regard ou de
l'oreille devient privée d'objets : l'affectivité
s'étend à tous les êtres, sans privilège, elle
embrasse le cosmos dans sa totalité. Le
mental s'apaise et les pensées voltigeantes dis-
paraissent de la même manière qu'au sommet
d'une haute montagne les insectes n'ont pas
accès. Quand l'être est devenu entièrement
silencieux, les paroles, les échanges, la corres-
pondance n'exercent sur lui aucune morsure ;
le silencieux n'en éprouve plus la nécessité, seule
la compassion peut l'arracher à son silence. On
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 2 2

peut se demander comment l'homme normale-


ment orienté vers un « Toi » peut vivre dans la
solitude. En réalité, le solitaire n'est pas isolé ;
le silence le rend disponible devant la Présence
divine, elle est le « Toi » suprême, c'est pour
mieux capter les signes de son approche que
le chartreux se tait. A certains instants privilé-
giés le silence devient dévoilement du mystère ;
le silencieux accède à la connaissance des se-
crets. Le silence a aussi pour fonction d'éveiller
des forces inconscientes, des énergies subtiles ;
par lui, la personnalité s'efface au profit d'un
certain anonymat : le silencieux perd son nom.
D'une certaine manière, l'homme disparaît, l'ex-
tériorité s'amenuise. Certes, le « je » profond
subsiste, toutefois il passe en Dieu. Ainsi le
silencieux apparaît insulaire, aucune passerelle
ne le relie à la terre aride ; la parole d'Isaïe
le concerne : « Iles, faites silence pour m'écou-
ter» (XLI,1). Le voici, par là même, exempt de
tout souci à l'égard du devenir; il est désormais
dans un présent sans lendemain. Nomade à
l'intérieur de lui-même, il se meut dans des
zones profondes situées au-delà de toute fluc-
tuation et alternance. L'unification, fruit du si-
lence, ne supporte pas le partage et la dualité.
D'où la nécessité de se dissocier constamment
de la multiplicité pour tendre vers l'Un.

Le chartreux s'approche de Dieu par Dieu


lui-même et participe à l'unité divine. Dieu opère
dans le silence, le solitaire le sait et c'est pour-
quoi il se tait. Ce silence ne saurait être abordé
par des pas successifs, il exige une sorte de
plongée dans le vide, de vacuité, de « lâcher
prise », d'abandon. Plonger dans le silence com-
me dans la mer est comparable à une sorte
d'anéantissement qui ne cesse de se répéter à
chaque instant. Le silence est vaste et dans
la mesure où l'âme y pénètre, il se déploie et
l'amant du silence n'en touche jamais le fond.
Situé au-delà des pensées, de l'imagination, du
rêve, des évaluations, le silencieux ne s'inter-
roge point sur son état, ses progrès, le sens de
123 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
sa démarche, l'importance de ses doutes ; toute
recherche de formulation risquerait de rompre
le silence dans lequel il se tient. Son activité
consiste à se laisser pétrir, former, marteler,
structurer par le silence qui devient pour lui
un art de vivre et de mourir. Pour le chartreux,
l'art des arts n'est pas d'aimer ou de connaître,
l'art des arts est de se tenir silencieux. Ce
silence engendre en lui la connaissance et
l'amour, la simplicité et la virginité du cœur.

Cette simplicité est une des caractéristiques


de la mystique cartusienne, elle se manifeste sur
le plan concret dans la liturgie de la messe et
de la psalmodie. La voix humaine se suffit, elle
est privée de tout accompagnement musical.
Intériorisée dans le silence, la vie mystique n'a
pas à se manifester extérieurement aux yeux de
tous, d'où le peu d'importance donnée à certains
états souvent d'origine psycho-somatiques (vi-
sions, extases, songes), et parfois confondus
avec la réalité spirituelle. La simplicité cartu-
sienne apparaît jumelée avec la pureté du cœur
appelée aussi virginité du cœur. Cette virginité
est une conquête, elle concerne le mental et le
cœur. Les expressions virginitas mentis et puri-
tas cordis employées par les Pères, et en parti-
culier par Cassien, doivent se comprendre
comme un état de vacuité rendant l'esprit et
le cœur aptes à l'union avec Dieu. La virginité
du cœur, plus importante que celle du corps,
résulte d'une libération du terrestre, et plus en-
core de soi-même ; quitter le monde, se dé-
pouiller de toute propriété extérieure est privé
d'importance si la désappropriation de soi-
même et de ses choix affectifs n'est pas réalisée.
La pureté du cœur — louée dans les Béatitudes
— donnant accès à la vision de Dieu est le
résultat d'une purification constante, nécessaire
pour arriver au repos (hésychia) en Dieu. Le
cœur « unique » (lêb éhâd) est un cœur sans
partage. Déjà Philon recommandait à l'âme de
se transformer en « Vierge pure » pour recevoir
la semence divine (De exsecrationibus, 158-160).
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 2 4

Quand le cœur est pur, la fine pointe de l'esprit


s'affine et devient capable d'intuition à l'égard
de l'ineffabilité divine. Dans son exercice, cette
intuition appartient uniquement au domaine de
l'âme. Le silencieux, ayant acquis le repos du
mental et du cœur, perçoit le nous purifié,
retrouve sa nature originelle ordonnée à la vi-
sion divine. Il échappe à la corporéité et déve-
loppe, par la contemplation, sa capacité du
divin. Cette intuition, propulsée par le noûs
lumineux, devient incisive. Le silencieux donne
des réponses aux sollicitations de ceux qui le
questionnent ; il ignore les noms des hommes
que Dieu — à travers lui — console, redresse,
guide, accompagne.

Le silence constitue un état de prière que


rien ne peut distraire, ni la psalmodie vocale,
ni la recherche studieuse, à condition toutefois
d'échapper à l'intellectualité. Cette prière conti-
nuelle exhausse l'univers et l'harmonise. Elle
s'étend sur toute la création. Semblable à une
semence, elle féconde ceux qui s'orientent vers
elle, hâte la « poussée des ailes », transmue les
ténèbres en lumière. La prière des « fils du si-
lence » fait germer dans le cœur des hommes
le grain de sénevé, de riz, de moutarde don;
parlent les traditions d'Orient et d'Occident.

Le silence de l'ermite enclôt sa vie intérieure


il n'a pas à faire connaître par la parole ou
l'écriture sa propre expérience ; il lui suffit de
l'éprouver et de la vivre. Il conserve en lui-
même « le secret du Roi ». D'où l'importance
donnée par les chartreux à la discrétion concer-
nant leur propre recherche. Par pudeur ils se
taisent. Suivant l'aveu de Bruno, le fondateur
des chartreux : « Ce que la solitude et le silence
du désert apportent d'utile et de divine jouis-
sance à ceux qui les aiment, seuls le savent ceux
qui en ont fait l'expérience » (A Raoul le Verd !:
Certains mystiques peuvent tenter de préciser
leur état spirituel et tracer des itinéraire!
Quand un homme de silence écrit, il s'efface, il
125 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
fait appel à des textes scripturaires ; il évoque
le Christ dans son humanité et sa divinité, et
se tient discrètement dans son ombre. Par l'in-
termédiaire du Christ, le chartreux offre cons-
tamment le monde à Dieu.
Le pèlerinage du chartreux s'effectue dans
la profondeur du silence et sa mystique — dans
la mesure où il est possible d'employer ce
terme pour des solitaires qui n'ont pas à se
ressembler — est une mystique du silence, par
conséquent une mystique essentiellement con-
templative. Elle ne peut concerner qu'un petit
nombre d'hommes, cherchant dans la solitude
et le silence la grâce du face à face avec Dieu.
Toutes les fondations monastiques se réclament
de la solitude et du silence, toutefois il est
bien évident que la vie en cellule stimule la
réalisation intérieure et propulse l'âme en Dieu.
Les voies spirituelles ne sont pas exactement
identiques pour tous, même à l'intérieur d'une
famille religieuse.

La mystique cartusienne est fidèle à l'ensei-


gnement des ermites du désert. Le cistercien
Guillaume de Saint-Thierry l'avait compris
quand il écrivait aux chartreux du Mont-Dieu
« d'implanter dans les ténèbres de l'Occident
et les froidures de la Gaule la lumière de
l'Orient et l'antique ferveur de la vie religieuse
de l'Egypte» (P.L. CLXXXIV,309).

Physionomies de Chartreux :
Guigues J ft 1137)
Le cinquième prieur de la Grande Chartreuse,
doué d'une profonde personnalité, est l'auteur
des Coutumes (Consuetudines) de l'Ordre car-
tusien, de Lettres et de Méditations. Il composa
aussi une Vie de saint Hugues de Grenoble.
Son style s'apparente à celui des Pères du dé-
sert. Les Meditationes se présentent sous la
forme de sentences, de maximes, de réflexions
exprimées avec rigueur et précision. Aucun
bavardage, peu de redondances ; parfois la re-
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 2 6
cherche des antithèses, des assonances, suivant
le goût de l'époque. L'auteur ne s'abandonne
jamais à la facilité, il ne souhaite pas com-
poser une œuvre littéraire ; il écrit en contem-
platif, sans pouvoir, bien entendu, échapper aux
procédés de son temps. A travers des phrases
courtes s'exprime l'expérience spirituelle du lé-
gislateur et prieur. Le ton est grave, parfaite-
ment lucide à l'égard des hommes et de lui-
même. La beauté sobre des Pensées manifeste
— souvent dans un raccourci spontané — l'essen-
tiel de la vie cartusienne. Le prieur use d'images,
d'anecdotes afin de provoquer la réflexion de
son lecteur.
Dans les Consuetudines, Guigues I précise les
statuts qui doivent régler la vie cartusienne :
.ceux-ci recommandent principalement de « va-
quer au silence et à la solitude de la cellule »
(Consuet. XIV, 5). L'accent est mis cons-
tamment sur la solitude ; le solitaire s'exerce
à entrer dans le sabbat et à s'y maintenir :
« Rien n'est plus laborieux parmi les exercices
de la discipline régulière, que le silence et le
repos de la solitude » (Consuet. XIV). Cepen-
dant, plus le solitaire réside dans sa cellule, plus
il l'aime (Consuet. XX, I) ; la garde de la
cellule et la garde du cœur se conjoignent. Ces
diverses occupations ont pour finalité de con-
duire le solitaire vers la contemplation qui est
son office essentiel : « Nous nous sommes en-
fuis dans le secret de ce désert... pour le salut
éternel de nos propres âmes » (Consuet. XX).
Ce salut — qui désigne un état de charité —
s'opère par la contemplation à l'imitation de la
vie angélique. « L'âme nue adhérera à la vérité
nue, n'ayant besoin d'aucun discours, d'aucun
sacrement, d'aucune image pour la saisir ni
non plus d'exemple » (475)3 ; l'homme étant in-
capable en raison de son impureté d'adhérer
au divin, le Verbe a pris une âme humaine et
un corps afin que l'homme puisse le voir 4 ; par
la présence du Verbe de Dieu l'intelligence
s'éclaire et le cœur s'enflamme 5 . Le solitaire est
appelé à collaborer à la rédemption du monde ;
127 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
qu'il perde la volonté de sauver les hommes, il
se retire aussitôt des membres du Christ.
Au cours de ses Meditationes, Guigues I
recommande l'humilité. Quand l'homme prend
conscience de sa misère, il se tourne normale-
ment vers Dieu et désire sa présence pour
s'arracher à sa propre pesanteur qui l'incline
vers un constant attachement à lui-même. Du
fait de sa condition terrestre, il lui faut obliga-
toirement passer par la souffrance purificatrice,
dans l'imitation du Christ crucifié. D'une façon
constante, Guigues fait appel à l'attention de
son lecteur en l'invitant à examiner, à réfléchir
en le renvoyant à l'examen sévèrê de sa cons-
cience. Le plus souvent l'homme s'ignore, il
oublie que la connaissance de soi est à la base
de toute démarche vers Dieu,' c'est pourquoi
Guigues l'incite à se connaître.
Dans leur ensemble, les Coutumes de Gui-
gues I sont un commentaire des Meditationes ;
elles possèdent un caractère concret, moral ;
elles apprennent au solitaire les éléments essen-
tiels de sa vie ; de ce fait elles pourraient sem-
bler se réduire à une exhortation sans débou-
Gher nécessairement sur la mystique. Un tel
jugement serait erroné. Guigues I se donne pour
mission d'informer et de former ses religieux.
Quand il écrit que « la vraie charité connaît
Dieu », une telle phrase non seulement amorce
mais achève le sens de l'itinéraire conduisant à
la contemplation qu'il propose aux moines
chartreux.

Guigues II (i 1188)
Neuvième prieur de la Grande Chartreuse,
Guigues II est l'auteur de plusieurs traités :
l'Échelle des moines (scala claustralium), douze
méditations, un commentaire sur le Magnificat.
Le style et le ton sont tout différents de ceux
de l'auteur des Consuetudines, il s'en distingue
surtout par sa prolixité, ses élans affectifs. Tou-
tefois, Guigues II reste étroitement dépendant
de la grande tradition monastique, fidèle à
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 2 8
l'Écriture Sainte et peu chargée de références
aux auteurs anciens ou contemporains. Le style
imagé est rempli d'allégories. Nettement chris-
tologique, parlant de l'eucharistie et de la
Vierge Marie, Guigues II a subi l'influence de
l'école cistercienne. Dans la Scala (allusion à
l'échelle de Jacob, sujet fréquemment exploité
depuis Origène), Guigues se propose de présen-
ter ses « pensées sur la vie spirituelle des
moines », dont la vie contemplative doit être
considérée comme l'ébauche de la vie céleste.
Reprenant les thèmes classiques des trois
degrés : commençants, progressants, parfaits,
Guigues II décrit à l'intérieur de ces différentes
étapes les échelons ascensionnels. Les qûatre
degrés ascendants sont la lecture, la méditation,
la prière et la contemplation. La lecture corres-
pond à une recherche, elle crée dans l'âme une
soif et entretient la ferveur. L'étude attentive
de l'Écriture récuse toute appréhension intellec-
tuelle, elle engendre une disposition que la
méditation exalte. Guigues II compare la médi-
tation à l'extraction du jus d'une grappe de
raisin, à l'étincelle qui fait jaillir la flamme. Par
la prière l'âme découvre l'incapacité de son
intelligence dans la saisie de Dieu, elle perçoit
son indignité et se tient humblement devant la
divine présence. En intensifiant le désir de
l'âme, elle la dispose à la contemplation. L'âme
répond à l'appel perçu en elle-même, Dieu
répond au désir véhément de l'âme souhaitant
le contempler. La lecture concerne l'écorce, la
méditation atteint la moelle, la prière entraîne
la ferveur du désir qu'elle dilate, la contempla-
tion provoque la joie. « Ceux qui n'ont pas
trouvé les merveilles sont incapables de les
saisir. »
Solitaire extérieurement, l'homme découvre
qu'il n'est pas vraiment seul : « Je suis à moi-
même une foule », écrit Guigues II (Med. I).
Par cet aveu, Guigues entend désigner les bêtes
sauvages qui font leur litière dans le cœur et
dont il est possible de percevoir les cris dans
le silence. Quand le cœur s'apaise tout devient
1 2 9 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

calme autour de lui ; les bêtes sauvages s'en-


fuient, le Christ devient le seul compagnon
du solitaire (Med. I). Le «solitaire silencieux»,
se tenant humblement dans le silence, perçoit
alors le murmure de la voix divine : « Qui n'est
pas solitaire ne peut être silencieux ; qui ne fait
pas le silence ne peut entendre celui qui parle »
(Med. I). Privé d'appui, de conseiller, refusant
toutes les consolations extérieures, l'âme se
tient devant la porte du tabernacle ; la consta-
tation de sa stérilité provoque ses larmes, elles
arrosent sa terre et l'irriguent (Med. II).
L'homme prend conscience de l'instabilité de
son cœur, il éprouve le sentiment de manier
de la poussière, sorte de sable privé de toute
solidité (Med. IV) ; semblable au tohu-bohu pri-
mitif, sa terre est « informe et vide », couverte
de ténèbres (Med. V). Les diverses opérations
de la formation du monde se répètent en lui.
L'âme revient vers son origine, elle éprouve la
nostalgie de sa patrie, de la face divine (Med.
VI).

S'inspirant du Cantique des Cantiques, Gui-


gues II parle des visites de l'Epoux, de la dou-
ceur de sa présence, puis de son départ quand
il se dérobe à l'âme, la laissant suspendue à
son retour, l'incitant à « voler » au-dessus d'elle-
même. « Absent... il est désiré davantage ; dé-
siré... il est cherché avec plus d'ardeur ; long-
temps cherché... [il est] trouvé avec plus de
joie» (Med. X). Il vient un instant où la foi se
transforme en vision. L'union au corps du
Christ se meut en union à son esprit. L'amour
— comparé au cœur occupant le centre de
l'être — assume la foi, illumine l'intelligence.
Guidée par son amour, l'âme imite le Christ et
adhère à lui. L'imitant, elle est crucifiée. A la
chair crucifiée s'ajoute la croix de l'âme et
celle de l'esprit qui est amour. Il n'y a plus
d'errance, l'âme « fixée » peut enfin s'adonner
à la contemplation. Cette contemplation est
comparée à la chaleur du soleil de midi : grâce
à sa lumière l'âme recouvre son état céleste, le
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 3 0

ciel étant le lieu où elle a reçu la ressem-


blance.
Les méditations de Guigues peuvent être com-
parées à un hymne en faveur de la vie solitaire
dont le Christ est le modèle. « Il s'assiéra soli-
taire et se taira ». Ce texte de Jérémie (Lament.
111,28) résume l'existence du chartreux ; il ne
s'applique pas uniquement à une solitude exté-
rieure, celle-ci n'étant que le reflet de la solitude
intérieure plus difficilement accessible. La mys-
tique de Guigues II est orientée vers le Christ.
Celui-ci dirige l'âme dans la traversée du nuage
qui le sépare de Dieu (allusion à Moïse), il la
conduit devant la présence divine, source de
toute sagesse.

Guigues du Pont ft 1291)


e
A la fin du XIII siècle, Guigues du Pont com-
pose un traité de la contemplation (De Contem-
pla tione) divisé en trois parties, dans lesquelles
les divisions et subdivisions abondent, avec de
nombreuses références à des «autorités» : Denys
l'Aéropagite, Bernard de Clairvaux, Augustin,
Jérôme, les Victorins... Il cite aussi Hugues de
Balma, son confrère chartreux et presque son
contemporain. En dépit de cette abondance
d'auteurs, l'œuvre de Guigues n'est pas une
récapitulation, elle témoigne d'une expérience
mystique personnelle. La voie conduisant à la
contemplation comporte douze degrés. Après le
passage par la purification (1-4 degrés) l'âme
aborde des étapes intermédiaires (5-8 degrés)
et passe par la méditation de l'humilité du
Christ lui donnant accès au Verbe. Quand elle
est purifiée, l'Époux semblable au soleil descend
dans la chambre nuptiale de son cœur, se répand
en un ruissellement doux et paisible le réjouis-
sant dans un silence tranquille (tranquille silen-
tio). L'âme possède la certitude de sa venue,
mais elle ne le perçoit pas tel qu'il est. Pour
tenter de le trouver, elle oriente son regard
vers ceux qui contemplent Dieu : les anges et
les saints. Comparant son état à leur béatitude,
131 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
elle prend conscience de son exil et de sa misère.
S'inspirant des moines orientaux, Guigues in-
siste sur les larmes de pénitence et de dévotion
qui lavent l'âme et le regard. Soudain l'Esprit-
Saint visite l'âme. Aussitôt la raison s'éclaire, la
mémoire participe à la sagesse, l'intelligence
contemple, les facultés sont unifiées. Tout est
changé telle l'eau en vin, la froideur en feu.
Auparavant, l'âme se tenait dans la foi et l'es-
pérance, désormais elle jouit de Dieu. Jouir de
Dieu c'est adhérer à lui. Dans sa démarche
affective et intellective, à la fois spéculative et
anagogique, l'âme atteint l'Esprit de sagesse.
Après les visites du Verbe et de l'Époux, l'âme
est attirée par la face divine. Elle va pénétrer
dans la ténèbre divine, habitacle secret du
cœur paisible (secretiori cordis tranquilli et
devoti habitaculo).
Selon Guigues du Pont, l'âme est soulevée
vers Dieu par trois mouvements successifs. Le
premier oblique la dirige vers l'extérieur, elle
considère l'Écriture et la création ; le deuxième
circulaire par lequel l'âme cesse d'errer au de-
hors et mue par la grâce rentre en elle-même ;
la nuée des divines ténèbres perd son opacité,
elle cesse de séparer l'âme de Dieu. Un dialogue
s'entame entre l'âme et son Époux. Dans la
chambre secrète de son cœur, sous la chaleur
du soleil, l'âme est vivifiée, consolée, illuminée.
Elle ne cherche plus à raisonner, il lui suffit
d'aimer et d'étreindre. Les yeux intellectuels et
les yeux affectifs se heurtaient à l'épaisseur de
la nuée ; « spirituels », ils peuvent contempler.
Le troisième mouvement, appelé direct, est à la
fois anagogique et spéculatif, mais il cesse d'être
spéculatif, c'est-à-dire opérant par l'intermé-
diaire d'un miroir, quand la contemplation s'ac-
complit dans la vision de la vérité privée d'enve-
loppe et de voile, regardée dans sa pureté.
Les derniers degrés (11 et 12) sont consacrés
à la vision de Dieu qui peut être vu de deux
manières différentes allant de la vision par la
foi à la vision parfaite des bienheureux. Cette
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 132
dernière exige le passage par la mort. Ainsi
l'âme durant son exil terrestre ne peut parvenir
à la vision parfaite. Guigues insiste sur ce qu'il
nomme les « sorties » de l'âme. Ces sorties dési-
gnent des dépouillements successifs. Le moine
cartusien imite Abraham à qui Yahwé com-
mande de sortir de sa terre, de sa parenté, de sa
maison (cf. Gen. XII,1). Ce thème est sans doute
emprunté à Cassien et à Richard de Saint-Victor
selon lesquels « sortir » signifie dépouillement,
acquisition de la parfaite pureté.
Ce texte De Contemplatione se présente com-
me un traité mystique. Une étude du vocabulaire
employé par l'auteur permettrait de constater
l'usage des termes appartenant à la mystique
du désert : les mots quies (et ses dérivés),
silentium, solus, solitarius reviennent fréquem-
ment sous la plume de Guigues. La cellule est
qualifiée de chambre nuptiale (cella cubicula-
ria), chambre royale (cella regalis). Guigues fait
allusion au cœur qui est un lit (cubiculum cor-
dis), un lieu nuptial (thalamus cordis) dans
lequel se conserve le trésor (armarium cordis)
qui est par excellence un temple (templum cor-
dis) et un asile (hospitium cordis). Le cœur est
encore un habitacle secret (habitaculum secre-
tioris cordis) dans lequel se tient l'ermite atten-
tif au mystère divin. A la fin du XIII e siècle,
Guigues du Pont se montre fidèle à la tradition
de l'hésychasme; il emploiera une prière monolo-
gique sous une forme moins sobre que sa for-
mule habituelle. Certes, on peut reprocher à son
traité un certain manque de structure ; il cède
aux usages de son époque. Est-il possible à l'hom-
me occidental — fut-il chartreux — d'échapper au
cadre historique dans lequel il s'insère ? Guigues
du Pont, tel Origène, envisage la contemplation
de Dieu par la théorie des sens spirituels. Il doit
à Denys l'Aréopagite le thème de l'obscurité
translumineuse où la vision s'opère par une-
non-vue et une non-science, plus encore il s'ap-
parente à Bernard de Clairvaux qu'il cite abon-
damment. La mystique de Guigues du Pont
est essentiellement trinitaire, elle présente les
133 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

opérations successives des Personnes divines


œuvrant dans le cœur du contemplatif.
Parmi les écrivains mystiques cartusiens il
convient de citer Adam le Chartreux (XII e s.)
dont le traité sur les quatre degrés de la cel-
lule » a influencé un grand nombre d'auteurs
médiévaux ; Bernard de Portes et ses lettres à
un reclus ; Hugues de Balma (fin XIII e s.)
antérieur à Guigues du Pont, auteur d'un traité
sur la théologie mystique ; Ludolphe le Char-
treux (t 1378) appelé aussi Ludolphe de Saxe
qui a composé une vie du Christ, et Denys le
Chartreux (Denys de Rijckel) (f 1471) dont l'in-
fluence sera considérable. Son admiration pour
Denys l'Aréopagite lui permet d'opter pour la
voie négative dans la connaissance de Dieu.
Parlant de la contemplation, il dira : « Le secret
de la contemplation, c'est de beaucoup aimer. »
En lisant les textes de Guigues II et surtout
de Guigues du Pont, on pourrait s'étonner de
leur prolixité. Ces ermites, tout en étant séparés
du monde, sont influencés par les procédés
d'écriture en usage à leur époque. Les char-
treux — comme d'ailleurs tous les autres moines
de la fin du XII e et du XIII e siècle — font face —
sinon à une nouvelle orientation mystique —
du moins à une autre façon de l'exprimer. Les
chartreux demeurent fidèles à leur option pri-
mitive suspendue à l'hésychia des Pères du Dé-
sert. Toutefois, les termes quies et otium appa-
raissent de moins en moins fréquemment dans
leurs ouvrages et leur style perdra sa concision
primitive. Sans pour autant cesser de privilé-
gier l'Écriture Sainte, ils accepteront de recourir
aux « autorités » et de charger leurs textes de
citations d'auteurs. En étant fidèle à Denys
l'Aréopagite, Hugues de Balma (fin XIII e s.)
opte pour lu connaissance par l'ignorance (cogni-
tio per ignorai]tiam). Guigues du Pont presque
contemporain d'Hugues — d'un tempérament
plus intellectuel — décrit cependant la contem-
plation en termes dionysiens. Un tel choix
s'avère en faveur de la fidélité des chartreux à
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 3 4

la mystique orientale. Tout en paraissant quel-


que peu oublier l'hésychasme au cours des siè-
cles, ils y reviendront d'instinct comme à la
source capable de les alimenter. C'est pourquoi
aujourd'hui les chartreux s'adonnent avec fer-
veur à la lecture des Pères du Désert et aux dif-
férents traités des mystiques orientaux.

L'ECOLE CISTERCIENNE
Toute fondation religieuse correspond à une
époque donnée. Cîteaux est profondément mar-
qué par son contexte religieux, social, écono-
mique. Au XII* siècle, Cluny groupait de nom-
breux monastères et sa vie religieuse s'y dé-
roulait selon une perspective traditionnelle :
Règle de Benoit à laquelle se sont peu à peu
ajoutées différentes coutumes datant de l'épo-
que carolingienne. Ce vieil héritage risquait
d'alourdir Cluny et de le rendre moins apte à
recevoir les jeunes recrues plus exigeantes qui
souhaitaient vivre l'esprit des premières fonda-
tions monastiques. A toutes les périodes, il
existe une nostalgie de l'âge d'or, celui-ci coïn-
cide souvent avec l'enfance. Pour le mona-
chisme, l'âge d'or signifie le temps de la fonda-
tion. Les créateurs de Cîteaux viennent de
Cluny. Leur but est de rétablir dans toute sa
rigueur la Règle de Benoît libérée de tout super-
flu. Il ne leur suffit pas non plus d'une obser-
vance littérale, ils souhaitent en vivre l'esprit.
Ces « novateurs », qui voulaient modifier les
usages établis, prenaient pour leurs aînés un
visage de « progressistes ». Ils soulevaient au-
tour d'eux une inquiétude souvent malveillante.
A ses débuts, Cîteaux sera un très pauvre mo-
nastère calomnié par des moines et des laïcs
effrayés de ce nouveau témoignage dont on ne
voyait pas tellement l'opportunité. L'Abbé Ro-
bert de Molesme subira un échec lors de sa
première tentative, il recommencera l'expérience
avec un groupe de moines, qui s'installèrent dans
une solitude à quelques lieues de Dijon. Lors
de leur premier essai, Robert et ses compa-
gnons vécurent dans la misère, logeant dans des
135 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
huttes comme ermitages. Grâce à des dons le
monastère s'organisa. L'Abbé Albéric puis
Etienne Harding remplirent successivement la
fonction de supérieur. Toutefois l'entrée de
Bernard et de ses amis donna à la jeune fonda-
tion une assurance et un élan.
L'originalité de Cîteaux consiste dans l'équi-
libre réalisé entre la prière et le travail manuel.
D'une certaine manière, on peut dire que les
cisterciens furent des moines paysans, mais des
moines merveilleusement lettrés. Parlant de la
première génération cistercienne, Etienne Gil-
son dira : «Nourris de Cicéron et de saint Au-
gustin, ils ont renoncé à tout, sauf à l'art de
bien écrire. » Ces moines possèdent une cul-
ture littéraire très ample, les théoriciens de
l'amour, Cicéron et Ovide, étaient lus dans les
cloîtres. Les écrivains cisterciens se réfèrent
volontiers aux auteurs classiques dont les cita-
tions voisinent avec celles des Pères de l'Église,
Origène et Grégoire de Nysse, à travers Maxime,
Cassien, Grégoire le Grand.
Les cisterciens sont les fils des Pères du
Désert, ils leur empruntent ce caractère d'absolu
inhérent aux ermites et aux cénobites d'Ëgypte.
L'Histoire Lausiaque formait les novices, et les
récits des athlètes du Désert créaient une ému-
lation chez ces nouveaux ascètes et contempla-
tifs. Bernard conseille le «retour au cœur», le
silence nécessaire afin de percevoir la voix di-
vine s'exprimant au-dedans. La suavité devient
délectable dans la mesure où l'âme se tient
en repos dans la solitude. Bernard est ici fidèle
à l'hésychia des moines d'Orient. Cîteaux répond
aux besoins de son temps, les fondations se
créent au rythme de deux par an et Bernard
sera' le père de soixante-dix abbayes qui ne
tarderont pas à essaimer à leur tour. L'Europe
du XII e siècle se couvre de monastères cister-
ciens, une telle expansion est significative de
l'opportunité de Cîteaux.
La mystique cistercienne avec Bernard, Guil-
laume de Saint-Thierry et leurs diciples est
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 3 6
entièrement suspendue à l'amour. Dieu est
amour (Deus caritas est, I Jean. IV,9). C'est
dans la mesure où l'homme aime Dieu qu'il
peut s'unir à lui. Plus encore, il ne s'agit pas
seulement de l'aimer, la vocation du mystique
est de pouvoir devenir amour comme Dieu est
Amour. Selon l'apôtre Jean, Dieu a aimé l'hom-
me le premier (I Jean IV,16), aimer Dieu c'est
répondre à son amour. La mystique cistercienne
est parfaitement exprimée dans un des sermons
de Bernard sur le Cantique des Cantiques
(LXXI.10) : « Qui adhère parfaitement à Dieu,
sinon celui qui, demeurant en Dieu puisque
Dieu l'aime, est pai-venu en aimant Dieu à l'atti-
rer à lui. Ainsi, lorsqu'un homme et Dieu sont
attachés l'un à l'autre... lorsqu'ils sont pleine-
ment incorporés l'un à l'autre, Dieu est en
l'homme et l'homme en Dieu... Cependant, puis-
que Dieu l'a toujours aimé, l'homme est en Dieu
de toute éternité... Mais Dieu, lui, est en l'homme
depuis que l'homme l'a aimé. » La démarche
cistercienne consiste à aimer Dieu, à être en lui.
Quand l'âme est en Dieu, elle se trouve fécondée,
elle devient Mère. Peu importe le nom donné
à cet enfant unique. Sous les noms d'enfant
divin, de puer aeternus, la réalité est analogue.
Une telle densité d'amour engendre l'extase.
Non pas une extase extérieure qui se produirait
au niveau psychologique, elle se situe à la fine
pointe de l'âme. L'union à Dieu tend à devenir
un état, mais en raison de la fragilité humaine,
du poids de la chair, des divertissements inté-
rieurs qui sollicitent le cœur, l'extase est de
courte durée.

La mystique cistercienne présente un carac-


tère poétique. Ainsi les commentaires de Ber-
nard sur le Cantique des Cantiques sont autant
de poèmes dont le rythme envoûte le lecteur.
Leur chant évoque une chaude lumière présente
et à venir. Le cosmos y participe, Bernard évo-
que volontiers la faune et la flore ; il se sert
d'exemples pris dans les astres, les saisons ; et la
pierre elle-même n'est pas absente. Cette, exalta-
1 3 7 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
tion de l'intelligence et du cœur devant la
beauté de la nature, il la doit à la lecture assi-
due de la Bible, à l'ancienne tradition issue
de Pline et pr.ésente chez les Pères de l'Église.
Les auteurs cisterciens sont tellement impré-
gnés de la Bible que l'Écriture Sainte semble
constituer le canevas sur lequel se dessine leur
propre écriture. Leur langage éminemment sym-
bolique est d'une lecture aisée, essentiellement
d'ordre spirituel. Les commentaires sur le
Cantique des Cantiques de Bernard de Clair-
vaux et de Guillaume de Saint-Thierry ne datent
point. On peut les lire aujourd'hui de " la m ê m e
manière qu'ils s'offraient au Moyen Age à la
méditation. Us ne sont pas affectés p a r le
temps car ils se situent à un niveau au-delà de
l'historicité.

Bernard de Clairvaux (t 1153)


Bernard est un personnage doué d'une très
forte personnalité. En lui les aspects peuvent
apparaître contradictoires. Ce contemplatif d'une
profonde sensibilité affective, infiniment doué,
est un homme d'Église, attentif aux problèmes
de la chrétienté ; c'est ainsi qu'on le verra prê-
cher une croisade, s'insurger contre des «héré-
tiques ». Son agressivité déborde aussi à pro-
pos de Cluny dont il flétrit le « faste », d'ailleurs
tout relatif.
Bernard est né à Fontaine-les-Dijon, il fait ses
études à l'école de Saint Vorles de Châtillon- sur-
Seine où il s'exerce aux sciences du trivium et
du quadrivium. La carrière des lettres le tente,
mais il opte pour la vie monastique cistercienne
dont il deviendra le plus célèbre écrivain. Ber-
nard possède le sens de la beauté, d'une beauté
simple, rigoureusement dépouillée mais toujours
harmonieuse. Les abbayes qu'il fait construire
selon un plan strictement déterminé qu'on ap-
pellera le style « claravallien » répondent à
son exigence intérieure. Celle-ci est partout pré-
sente afin que la vie spirituelle puisse s'expri-
mer dans un cadre de pierre disposant les moi-
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 3 8

nés au recueillement. Bernard s'intéresse d'une


façon active non seulement à l'architecture mais
à la mélodie grégorienne dont il sait l'impor-
tance pour disposer l'esprit et le cœur à l'amour
et à l'intelligence du mystère. Il veut que le
chant soit léger, qu'en charmant l'oreille il
puisse émouvoir le cœur, calmant l'impatience,
soulageant la tristesse ; le chant doit accompa-
gner le texte en lui laissant toute sa dehsité, le
fécondant en quelque sorte pour accentuer sa
profondeur. Tout doit favoriser la prière et
l'union à Dieu.

C'est dans un cadre de beauté, au sein d'une


solitude sise dans le creux des vallées loin des
agglomérations, que naissent les filiales de
Clairvaux. Bernard est un- grand voyageur, mais
son monastère est toujours pour lui la retraite
aimée qu'il quitte à regret et retrouve avec allé-
gresse. La douceur cistercienne, apparente dans
les textes, l'architecture et la mélodie, est une
douceur issue de Bernard lui-même. Une dou-
ceur plus acquise que naturelle, résultat d'une
ascèse et plus encore d'une contemplation que
rien n'altère même quand il s'abandonne pas-
sagèrement à une agressivité tout extérieure qui
lui semble nécessaire pour mieux frapper ses
contemporains. A travers cette douceur passe
toute sa sensibilité intuitive, sa tendresse pour
ses moines et son amour pour Dieu.

Théologien mystique, Bernard présente une


pensée à la fois spéculative et concrète qu'il
peut d'autant plus aisément exposer qu'elle est
en lui le fruit d'une expérience. Le thème de
l'âme-épouse est fondamental pour l'école cister-
cienne et en particulier pour Bernard de Clair-
vaux et Guillaume de Saint-Thierry. Un tel sujet
se place au sommet de la mystique, il coïncide
avec la plus haute expérience spirituelle en célé-
brant la réconciliation du haut et du bas, du
céleste et du terrestre. L'homme est un pèlerin
(sermon sur le pèlerin, le mort, le crucifié), son
pèlerinage désigne son retour vers sa patrie
1 3 9 / LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
Exilé, son rapatriement s'opère par l'ordon-
nance en lui de la charité, au sens du Cantique
des Cantiques dont s'inspire Bernard, en disant :
Ordinavit in me caritatem (Cant. 11,4). Au dé-
part l'homme charnel, au terme l'âme devenant
esprit vivant ; entre ces deux extrêmes : un
voyage.
Tout débute, selon Bernard, par la connais-
sance de soi. L'homme doit apprendre ce qu'il
est, d'où il vient et où il va. Le récit de la
Genèse le renseigne. L'homme est corps tiré du
limon, il est esprit venant du ciel. Dieu, l'artisan
suprême, a uni ce qui était originairement dis-
semblable. Le limon est animé par un esprit de
vie ; le corps est formé et l'esprit insufflé. Le
sceau qui scellait l'unité fut brisé par la faute
originelle. L'homme avait été créé à l'image et
à la ressemblance de Dieu ; l'image subsiste,
mais la ressemblance s'est effacée dès que
l'unité a été rompue. Image du monde par son
corps, image de Dieu par son âme, l'homme est
à la fois terre et ciel, microcosme et microthéos.
Qu'il s'agisse du ciel ou de la terre, il possède
un élément correspondant à chaque degré d'être.
Lors de la création, il n'existait aucune inimitié
entre la chair et l'esprit, le divorce apparut après
la faute originelle. Toutefois la chair n'est pas
mauvaise, elle est ombre. Sorte de glu qui re-
tient l'homme, le colle à la matière et fait de
lui la proie de la curiosité, de la vanité et de la
volupté, l'empêchant de se tenir à l'inté-
rieur. La connaissance de soi permet de savoir
sa grandeur et sa misère. Une telle connaissance
est à la base de toute recherche spirituelle, de
toute spéculation philosophique ou théologique ;
que l'homme se connaisse, le monde se révèle
et Dieu lui-même n'est plus un étranger. « Com-
mence par te considérer toi-même, dira Bernard
dans le De Consideratione (11,3), bien plus, finis
par là... tu es le premier, tu es aussi le dernier
(tu primus tibi, tu ultimus). » Il place ces mots
sur les lèvres du Dieu-Epoux à l'égard de l'âme-
épouse : « Comment demandes-tu à me voir
dans ma clarté, toi qui ne te connais pas en-
LA. MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 4 0

core toi-même?» (Sermon sur le cant. XXXVIII,


5).
Cette connaissance de soi permet donc de
saisir la réalité d'une première création par la-
quelle l'homme était normalement orienté vers
Dieu; détourné de la face divine il lui faut opé-
rer un retour. De lui-même l'homme est incapa-
ble de retrouver ce qu'il a perdu, c'est pourquoi
Dieu ne voulant pas l'abandonner lui envoie un
modèle à la fois humain et divin. Dieu est esprit,
il importait que l'esprit devint vivant sur le
plan terrestre, le Fils pourvu d'une forme char-
nelle inaugure une deuxième création. Le second
Adam inaugure cette nouvelle création, dont la
seconde Ève sera la Mère divine.
Le pèlerinage de ce retour vers Dieu devient
possible grâce à l'Incarnation qui va renouvel îr
l'amour de l'homme pour Dieu. Dans le De
diligendo Deo, Bernard mentionne quatre de-
grés de l'amour. Suivant l'ordre de la nature,
l'homme s'aime d'abord lui-même ; la grâce n'est
pas exclue de cet amour charnel, car elle est
présente dans la nature. Cet amour s'étend,
concerne le prochain et le Christ envisagé dans
son humanité. Dieu commence à se faire perce-
voir et aimer. Enfin l'homme aime Dieu pour
lui-même. Dans d'autres textes, Bernard dis-
tingue l'amour du mercenaire qui aime par inté-
rêt, du fils qui pense à l'héritage de son père,
de l'épouse qui aime pour aimer. A ces diffé-
rents types d'amour correspondent les niveaux
de la liberté. Plus l'âme se perfectionne, plus
elle devient libre. L'amour parfait s'obtient par
grâce, celle-ci respecte la liberté de l'homme qui
doit lui donner son consentement. Par ce con-
sensus, l'âme réintégrée dans sa patrie est appe-
lée à la déification. Affranchi de tout proprium,
donc du faux-moi charnel, son corps se spiri-
tualise (corps glorieux), l'âme aime Dieu et
aime tout en lui.
Le thème de l'ombre et de la lumière est
important dans la pensée de Bernard de Clair-
vaux. Parlant du Christ, il dira qu'en assumant
1 4 1 / LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

la chair, de lumière le Christ est devenu ombre :


obscura aurora. Tant que l'homme s'attache au
Christ dans son humanité, il se tient dans
l'ombre : ombre de la chair, ombre de la foi,
ombre du Christ qui voile le Verbe. L'œil char-
nel a besoin d'ombre, car la lumière l'éblouirait.
Le charnel et son ombre sont comparables à
une coque, le spirituel et sa lumière désignent
l'amande. L'âme doit nécessairement passer de
l'amour du Christ selon la chair (ombre) à la
connaissance du Verbe selon l'esprit (lumière).
L'âme-épouse ne peut prendre contact avec le
Christ que dans la mesure où elle le considère
dans sa divinité : « Pourquoi veux-tu me toucher
dans ma laideur ? Tu ne peux me voir que dans
ma beauté. » Tel est le langage que le Christ-
Époux tient à l'égard de l'âme-épouse. La pré-
sence du Verbe forme et conforme l'âme.

Dans ce mouvement, l'homme passe des sens


extérieurs aux sens intérieurs, de l'imagination
charnelle au dévoilement des secrets divins.
Bernard recommande la purification de l'œil
intérieur. L'âme n'est pas abandonnée à elle-
même dans ce pèlerinage terrestre. Elle est con-
duite par le Christ. Sa destinée d'épouse se
conforme à un prototype, celui de la Mère de
Dieu qui est la Mère des « deux fois nés ». En
elle se retrouve chaque âme singulière et toute
l'humanité. Bernard de Clairvaux décrit d'une
façon pathétique l'attente anxieuse de la créa-
tion dont le salut est suspendu à l'acquiesce-
ment de la Vierge-Marie. S'adressant à elle, il
écrit : « Le monde entier est prosterné à tes
genoux, attentif à tes lèvres. Hâte-toi, donne ta
réponse : les cieux, la terre, et les enfers t'atten-
dent. Donne ton consentement : lève-toi, cours,
ouvre. » Quand l'âme est épouse, elle de-
vient mère, le Christ naît en elle. Son
consentement est une répétition du fiât
de la Vierge. Tant que le royaume de Dieu
ne sera pas achevé, la nature entière se tient
suspendue au consentement de chaque âme in-
vitée à aimer. Ainsi l'âme-épouse est source de
LA. MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 4 2
métamorphose pour le cosmos. Elle résout les
éléments contradictoires, unifie et harmonise ;
elle continue la rédemption du Christ en deve-
nant cette humanité de surcroît dont a parlé
Paul dans une de ses épîtres. Dans la mystique
de Bernard de Clairvaux, la Vierge tient une
place prépondérante. Elle est celle qui dit «oui».
Chaque âme est aimée par Dieu d'une façon
singulière comme si elle était seule et unique,
et son consentement est strictement personnel.
C'est pourquoi les noms donnés à la Mère di-
vine conviennent à l'âme-épouse : tabernaculum
Dei, templum filii Dei, domus Do mini. Elle est
vase, cellier, coupe divine, échelle, montagne,
mère de vie. Mère du roi des anges, épouse du
Père, des Esprits, elle met Dieu au monde
(genitrix Dei). Bernard dira que le Verbe est
sans mère, le Christ est sans Père. La semence
est céleste et féconde la terre. Ainsi se crée la
nouvelle terre face au nouveau ciel.

Le thème nuptial est présenté comme une


expérience trinitaire, l'âme-épouse participe à
la vie des personnes divines. Une telle expé-
rience est à la fois connaissance et amour. Le
Verbe instruit l'âme et l'éclairé ; l'Esprit-Saint
apporte la lumière de la connaissance et le feu
de l'amour. Le Père ravit l'âme, par lui s'opère
le raptus. Quand l'âme reçoit les visites du
Verbe, elle ignore d'où il vient et où il va. Elle
se tient dans un état de vigilance, elle n'inter-
rompt jamais sa veille. Il était absent et sou-
dain le voici présent. Cette divine présence est
comparable à une brûlure, à un amour qui sé-
duit et transforme. L'âme se trouve située dans
le cœur de Dieu, et le regard de Dieu se pose
constamment sur elle avec amour. L'épouse de-
vient vivante dans l'Epoux (in sponso sponsa).
Comparée aux bras de l'âme, l'amour et la
connaissance saisissent l'Aimé. L'âme n'a plus
qu'un désir : contempler la face de son époux.
Déjà se réalise pour elle l'uni tas spiritus ; cette
unité ne désigne pas un état dans lequel l'âme
pourrait se tenir avec stabilité, de temps à
1 4 3 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
autre elle s'y trouve transportée. Cette union,
l'âme en témoigne par le langage des symboles,
car aucun terme ne pourrait rendre compte de
l'ineffabilité de l'union. S'inspirant du Cantique
des Cantiques, Bernard compare l'expérience
de cette union au « baiser de l'Époux ». Manne
secrète, fontaine scellée, signe d'amour, le « bai-
ser » signifie l'étreinte et l'extase, l'effusion de
l'Esprit-Saint. L'âme se tient passive sous le
rapt de l'Esprit. Certes, elle tend vers lui, elle
« aspire le souffle », mais l'Esprit vient quand
il veut et le rapt est comparable à l'éclair
éblouissant et rapide. L'âme est active dans son
désir et passive dans son attente. Soudain Dieu
est présent et la voici comblée.

L'âme-épouse est transformée durant sa vie


terrestre. Dans la mesure où l'âme rencontre
son Dieu, elle participe à la lumière de gloire de
la même manière que Moïse descendit du
mont Thabor le visage transfiguré. A cette trans-
figuration participe le cosmos. La lumière reçue
par l'âme, n'est pas comparable à l'aube, ou à
celle du jour à son déclin, elle est l'éblouissante
lumière du plein midi ; terre illuminée, elle
reçoit une plénitude de lumière. C'est pour-
quoi Bernard a pu écrire : « O lumière du plein
midi, ô éternel solstice !» De cette pleine lumière,
Bernard dans un sermon sur le Cantique
(XXXIII) avouera à ses moines en avoir eu
l'expérience. Il sait la signification de l'extase
qui précède la vision totale et appartient à la
vie terrestre. Dans un autre sermon (Cant. III),
Bernard parle des révélations divines produites
par les songes et les visions, mais elles sont en-
core imparfaites et très inférieures à la véri-
table révélation qui se manifeste dans la pensée
pure et qui concerne les parfaits. Elle est l'expé-
rience suprême, l'homme peut alors goûter l'in-
finie douceur de Dieu qui se montre dans son
intimité. Connaissance et amour se conjoignent,
ce qui permet à Bernard de décrire avec des
formules cognitives des états affectifs. On com-
prend pourquoi Dante prend pour guide le mys-
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 4 4

tique extatique Bernard, quand il abandonne


Béatrice pour un initiateur plus sûr.
La mystique de Bernard de Clairvaux illumine
tout le XII e siècle. Ce contemplatif est aussi un
actif. En dehors de son activité dans le cadre
ecclésial (prédication d'une croisade, opposi-
tion aux hérétiques), Bernard est un fondateur
de monastères. L'Europe se couvre d'abbayes
cisterciennes sous son impulsion. Alors que
nombre d'ouvrages médiévaux sont difficiles à
lire aujourd'hui parce qu'ils se présentent trop
souvent comme des compilations, la qualité du
style de Bernard, la beauté des images présen-
tées, la profondeur de sa pensée font de lui un
auteur éblouissant. Sa mystique affective devait
influencer non seulement ses contemporains
mais ses successeurs. Maître spirituel, Bernard
a su donner à Cîteaux son visage et son "équi-
libre. Il déterminera tout un courant monas-
tique d'une inépuisable fertilité. Bernard est
un lettré, mais il s'insurge contre le vain savoir ;
la science n'est pas mauvaise en soi, dira-t-il,
mais la brièveté de la vie oblige à faire un
choix. Bernard n'insiste pas démesurément sur
l'ascèse, nécessaire sans être une fin en soi. Il
décrit moins un cadre monastique que l'ineffa-
bilité de l'amour de Dieu auquel toute créature
humaine est conviée.

Guillaume de Saint-Thierry (i vers 1148)


Le biographe de Bernard de Clairvaux devait
être Guillaume de Saint-Thierry. D'origine lié-
geoise, encore adolescent, Guillaume quitte sa
patrie pour venir étudier en France. Bénédictin
à Saint-Nicaise près de Reims, il devient abbé
du monastère de Saint-Thierry. Ami de Ber-
nard de Clairvaux, qui le séduit par sa pensée
mystique, il entre comme simple moine à l'ab-
baye cistercienne de Signy. Guillaume se rend
souvent à Clairvaux pour rencontrer Bernard ;
lors d'un de ses séjours, malades l'un et l'autre,
soignés à l'infirmerie de Clairvaux, ils para-
phrasent ensemble le Cantique des Cantiques.
1 4 5 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
Guillaume apparaît plus théologien que Ber-
nard. Son tempérament et la formation reçue
chez les bénédictins lui ont permis d'acquérir
une structure qui ne nuit point d'ailleurs aux
caractéristiques affectives de sa pensée. Théolo-
gien de la foi, il consacre deux traités à ce
thème (Spéculum fidei, iEnigma fidel). La foi,
antérieure à l'espérance et à la charité, demeure
présente dans la démarche ascendante du mys-
tique, elle passe par des niveaux différents
allant du connaissable à l'inconnaissable de
Dieu. L'intelligence de Dieu dans la foi se meut
en amour et devient vertu au sein de la cha-
rité. A son sommet, la foi illuminée se déploie
dans la lumière initiale. La lumière qui a pro-
voqué l'assentiment se prolonge en lumière
d'éclairement et de pénétration. Au départ la
foi est basée sur l'autorité divine, puis éclairée
par la grâce et l'abondance de la charité elle
aboutit à une expérience savoureuse des mys-
tères révélés. C'est par l'amour que l'âme de-
vient en capacité de saisir les secrets divins.

Guillaume de Saint-Thierry consacre deux ou-


vrages à l'amour de Dieu (De contemplando
Deo, De natura et dignitate amoris) auxquels
s'ajoutent un commentaire du Cantique des
Cantiques (inachevé) et des Méditations. Voir
la face divine est le destin de l'âme et seul
l'amour y conduit. « Montre-moi ta face, montre-
moi ta face », s'écrie Guillaume ; de tels appels
ne cessent de se répéter : « Voir ta face, voir ton
visage, être éclairé par la lumière de ta face. »
Le secret de la face de Dieu désigne la connais-
sance que Dieu a de lui-même. C'est pourquoi
Guillaume fait dire à l'âme-épouse : « Que mon
âme soit illuminée par la fête éternelle de ta
face. » L'âme-épouse se tenant près de Dieu
reçoit la lumière de sa face, elle goûte déjà
les prémices de la vision béatifiante.
Guillaume de Saint-Thierry a séjourné chez
les chartreux du Mont-Dieu ; près de ces ermi-
tes, il a compris l'idéal solitaire et il le fait
passer dans sa Lettre aux novices du Mont-Dieu.
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 4 6
Le Traité de la vie solitaire, appelé communé-
ment Lettre aux frères du Mont-Dieu, est un
chef-d'œuvre de la mystique médiévale. Long-
temps attribué à Bernard de Clairvaux, ce texte
exercera sur tout le Moyen Age une influence
profonde. La vie monastique comporte la réclu-
sion dans la cellule, les observances régulières,
la mortification dans la nourriture et le som-
meil, la pauvreté du vêtement et de l'habitat,
auxquels s'ajoutent l'étude, et plus encore les
exercices spirituels, la méditation et la prière.
Ce cadre, dans lequel chacun s'exprime sui-
vant sa vocation propre, constitue ce que Guil-
laume nomme « l'école spéciale de la charité ».
Il existe un art d'aimer et c'est « l'art des arts ».
L'âme se façonne et apprend à aimer, non seul-
e m e n t par une volonté intérieure personnelle se
disposant et s'adaptant à la grâce, mais par
l'apprentissage des moyens et des techniques
présentés par l'école de charité. « Vaquer à
Dieu, c'est l'œuvre des œuvres. » Tel est l'ensei-
gnement donné par l'école monastique qui a
pour but de préparer et d'engendrer à la sain-
teté ceux qui se confient à sa direction. L'école
de charité dispose ses élèves à pénétrer dans le
mystère, sa fonction est d'enfanter des mys-
tiques.

La solitude avec Dieu est la condition néces-


saire au développement de la vie spirituelle. Le
solitaire s'enferme avec Dieu dans sa cellule.
C'est là qu'il le trouve, s'unit à lui et jouit de
lui. La cellule n'est pas une prison, mais un lieu
secret dont on a clos soi-même la porte, afin
d'avoir la liberté de penser à Dieu, de l'aimer,
de converser avec lui. Ciel et cellule se ressem-
blent, dira Guillaume de Saint-Thierry, dans la
cellule l'esprit s'évade du corps, c'est une terre
sainte, un temple dans lequel se déroule le
mystère sacré de la prière, où se reçoivent les
sacrements de la piété. A la stabilité de la vie
en cellule correspond la stabilité du cœur et
de l'esprit. La cellule extérieure a son analogue
dans la cellule intérieure, cette dernière signifie
1 4 7 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
l'intériorité dans laquelle la grâce de l'Esprit-
Saint réside et se meut. Le royaume de Dieu est
au-dedans, la cellule extérieure serait privée de
sens si elle ne servait pas à faciliter la vie de la
cellule intérieure. Celui qui s'adonne à la soli-
tude afin de vaquer uniquement à Dieu apprend
peu à peu à vivre au dedans de lui-même dans
le silence de son imagination et de ses affec-
tivités, qui risquent toujours de provoquer l'er-
rance de sa pensée et de ses désirs.

Dans la Lettre aux frères du Mont-Dieu, Guil-


laume de Saint-Thierry retrace le dégagement
progressif de l'esprit quittant l'animalité, tra-
versant une étape que Guillaume nomme rai-
sonnable afin de parvenir à la perfection. Les
différents états, animal, raisonnable, parfait
correspondent à l'ancienne division : commen-
çants, progressants, spirituels que l'on retrouve
dans l'ancienne littérature judéo-chrétienne (Phi-
Ion). Le débutant doit se considérer comme un
aveugle. Avec humilité, simplicité et obéissance
il se laisse guider dans la recherche de Dieu.
Prenant conscience de lui-même, il saisit sa mul-
tipliçité, c'est-à-dire sa propre misère, il s'en
dégage en dirigeant son regard vers le Christ
incarné ; se détachant de lui-même, il se libère
du monde. Dans l'état raisonnable, le novice ac-
quiert la maîtrise de ses mouvements affectifs
et des opérations de son esprit. En lui, la multi-
plicité était désordre, opposition. Peu à peu il
comprend le sens de sa destination : parvenir à
l'unité. Quand il se spiritualise dans son corps et
dans son âme, il se libère des liens qui aupara-
vant le retenaient prisonnier. Les événements
intérieurs et extérieurs n'ont plus de prise sur
lui et ne risquent plus d'entamer son recueille-
ment. La recherche de Dieu qui, dans l'état ani-
mal, se présentait comme un effort laborieux,
une active discipline maintenant l'esprit tendu,
s'exprime dans une perception directe et spon-
tanée. Illuminé, le spirituel n'a plus le pas chan-
celant. La qualité de sa joie correspond au degré
de sa spiritualisation. Dans une ressemblance
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 4 8
restaurée, il goûte la douceur de l'union avec
Dieu. Divinisant sa nature, la grâce le rend
« déiforme ».
Pour Guillaume de» Saint-Thierry, dont la pen-
sée est ici comparable à celle de son ami Ber-
nard de Clairvaux, si l'âme commence norma-
lement par méditer sur l'humanité du Christ,
elle ne doit pas s'attarder à cette considération
mais s'attacher au Verbe afin de passer du
terrestre au céleste. L'amour charnel n'est
qu'une étape vers l'amour spirituel.
Guillaume de Saint-Thierry décrit le rôle de l'Es-
prit-Saint dans l'unité d'esprit réalisée entre l'âme
et Dieu. Par une spéciale infusion de l'Esprit,
l'âme devient capable d'adhérer au divin et de
s'unir à lui : « Il y a une ressemblance qui est si
essentiellement parfaite qu'elle ne doit plus
s'appeler ressemblance mais unité d'esprit.
L'homme ne fait qu'un avec Dieu, un seul esprit,
non seulement par l'unité d'un même vouloir...
mais par l'incapacité de vouloir autre chose
[que Dieu]... La conscience bienheureuse se
trouve elle-même comme située au milieu de
l'étreinte et du baiser du Père et du Fils. Selon
un mode ineffable, inconcevable, l'homme de
Dieu mérite de devenir, non pas Dieu mais ce
qu'est Dieu, l'homme étant par l'effet de la
grâce ce qu'est Dieu en vertu de sa nature. »
Par cette unité réalisée, l'homme n'a pas d'autre
volonté que celle de Dieu, il aime comme Dieu
aime. L'infusion de la charité réalise dans
l'homme le même amour que Dieu éprouve pour
lui-même.
Dans l'état spirituel, l'âme contemple la gloire
de Dieu révélant sa face. L'homme acquiert
ainsi une nouvelle intelligence de Dieu. La foi
est toujours présente, mais elle est illuminée.
Après avoir purifié sa volonté et ses amours,
son intelligence et ses pensées, le progressant a
pu recevoir la connaissance des vérités révélées
par l'Écriture Sainte, il lui devient possible de
parvenir à la contemplation. Sa mémoire, sa rai-
1 4 9 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
son et son amour sont modifiés par la foi illu-
minée, ses différentes facultés se transfigurent.
Dans la connaissance mystique, les trois puis-
sances (mémoire, raison, volonté) devenues
amour sont privées de tout élément étranger.
Les images corporelles disparaissent et permet-
tent à l'être entièrement purifié de se livrer à la
seule contemplation. L'âme devenue image res-
semblante, c'est-à-dire parfaitement fidèle, re-
çoit le don de sagesse. Cette sagesse est per-
fection de la vie active qui, selon Guillaume,
comporte le raisonnable discernement des réa-
lités temporelles, l'exercice des vertus, l'usage
des dons naturels, l'emploi vertueux des arts.
La perfection de la vie contemplative exige la
mise en œuvre des vertus théologales. Seule, la
condition terrestre sépare l'âme de la vision plé-
nière de Dieu et de la charité parfaite : « Arri-
vée à ce point de perfection, l'âme n'est plus
divisée ni séparée du saint des saints et de la
béatitude supra-céleste que par le seul voile
du corps mortel. » Intérieurement, elle jouit de
la béatitude par la foi et par l'espérance, elle
sait ce que signifie la plénitude de l'amour, c'est
pourquoi elle accepte avec patience le temps
qu'il lui reste à vivre. Ainsi l'opposition entre la
nature humaine déchue et la nature restaurée
par la grâce est abrogée.
Dans son Commentaire sur le Cantique, Guil-
laume de Saint-Thierry décrit l'union de
l'Époux et de l'Épouse sous la forme d'une
méditation spontanée. Les sentiments affectifs,
la tendresse jaillissent de son âme contempla-
tive qui a besoin de chanter son amour. Le texte
de Guillaume présente de nombreuses affinités
avec celui de Bernard de Clairvaux.

INFLUENCE DE LA MYSTIQUE MONASTIQUE


LA NATURE — LE CHANT — L'ART
La mystique vécue dans les centres monas-
tiques, exposée par les moines écrivains, exer-
cera une profonde influence sur les différents
auteurs spirituels. En dépit des difficultés de
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 5 0
communications, les copies de manuscrits seront
transmises à travers toute l'Europe aux diffé-
rents monastères. Toutefois, cette mystique mo-
nastique ne se révèle pas uniquement dans
l'écriture, elle est présente dans la conception
de la nature, elle se déploie dans l'art, la mu-
sique, les romans de chevalerie.
Les moines ne sont pas étrangers à la beauté
de la nature. Les images qu'ils présentent sont
le plus souvent empruntées au « miroir de la
nature ». Ainsi, la pensée monastique donnera
une impulsion qui verra peu à peu son applica-
tion concrète chez les moines et les laïcs du
Moyen Age.
Pour découvrir la beauté divine et s'en appro-
cher, le moine utilise toutes les ressources que
la création met à sa disposition. La présence
de Dieu que le mystique recherche dans la
prière, il la découvre aussi dans la nature. Il
s'émerveille devant le miroir de beauté exaltant
la magnificence divine. Microcosme au sein du
macrocosme, il éprouve sa parenté avec l'uni-
vers, portant en lui les différents règnes allant
de l'homme au minéral. Tout est vivant, or tout
ce qui est pourvu d'existence est reflet divin.
C'est pourquoi les religieux contemplatifs — tels
les chartreux et cisterciens — s'installent dans
les montagnes ou au creux des vallées. La
nature qui entoure les solitaires leur parle en
silence de Dieu ; symbole des réalités spirituel-
les, elle achemine ceux qui la contemplent vers
la contemplation suprême; unifiée, la nature rap-
pelle à l'homme le sens de l'unité mystique dont
il doit conserver en lui la nostalgie ; elle évoque
sa démarche de pèlerin allant de la multiplicité
à l'unification de lui-même : unité du royaume
divin auquel chaque créature participe suivant
sa place dans la hiérarchie de la création. Les
lois de la nature, le mystique les éprouve en lui;
sous la forme d'un perfectionnement répondant
à sa propre structure, il saisit le rôle de l'ascèse
nécessaire pour provoquer en lui la saison des
fleurs et des fruits, c'est-à-dire de sa pleine
1 5 1 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
maturité. Il apprend la pauveté par la médita-
tion des fleurs des champs, et les oiseaux lui
enseignent la confiance en la Providence. Enfin,
il s'unit au concert de louange célébré par le
cosmos dont il perçoit l'écho dans les Psaumes.
Le resplendissement de la lumière, sa chaleur
et son efficacité, il les découvre grâce au soleil
et à son éblouissement ; la lune lui permet de
discerner la clarté qu'il reçoit quand il est jus-
tement orienté.

A certains instants, dans son monastère, le


moine n'a plus besoin de recourir aux « lumi-
naires du ciel », « le soleil ne brille plus pour lui
durant le jour, ni la lune durant la nuit» (Is.
XIII,10), car le Seigneur est devenu sa lumière.
Cette lumière, il la célèbre dans le chant litur-
gique, riche en prières, hymnes, séquences. Ces
mélodies composées à des époques différentes
manifestent l'amour de l'homme pour son Dieu.
Le chant permet à l'homme de prier en s'unissant
à la Beauté. Au VIII e siècle, âge d'or du chant gré-
gorien, monastères et cathédrales, sous l'in-
fluence du pape Grégoire le Grand (t 604),
adoptent cette expression musicale qui devient
un moyen d'unification religieuse. L'empereur
Charlemagne encourage son développement afin
que la tradition chantée à Rome s'étende sur
tout l'Empire. Le grégorien, fruit d'une lente
évolution et conjonction de coutumes natio-
nales diverses, peut sembler primitif à sa nais-
sance. Les chantres apprenaient « par cœur ».
Très vite le besoin d'un matériel de mémorisa-
tion se fit sentir. Apparaît alors le premier
essai de notation : un léger trait au-dessus
de la note indique la ligne mélodique. Cette
façon simple de signaler la modulation du son
engendra peu à peu le neume carré qui devien-
dra la pierre angulaire du chant grégorien. Le
neume placé au-dessus de la syllabe ou du
groupe de syllabes détermine l'endroit où le
chantre doit placer le son. L'accent mis sur la
note la sacralise. Le neume se charge du mystère
du mot sacré, mcludie et parole intimement
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 5 2

liées véhiculent ensemble la prière du chœur mo-


nastique. Le neume permet à l'âme un déploie-
ment d'amour, la voix retenue avec pudeur, loin
de chercher à dominer, se fond dans une mys-
térieure allégresse et le chœur réalise l'unité.
C'est principalement dans le milieu monastique
que le chant est exécuté dans toutes ses normes
harmoniques. Moines et chanoines chargés de
l'office divin, la Laus Dei, manifestent par le
chant l'émotion spirituelle du cœur que pro-
voquent les textes scripturaires. Par ce chant
l'esprit s'élève jusqu'aux régions inaccessibles
du mystère. L'être participe ainsi selon la ri-
chesse de sa sensibilité et de son émotion pro-
fonde à la recherche du Beau, condition essen-
tielle de l'ascension mystique.

Le moine, entraîné et porté par le chant,


« voit » sa prière monter vers les hautes voûtes
de l'église qui la retiennent et la lui rendent
ert un mystérieux écho ; ce ciel de pierre sym-
bolise le céleste vers lequel il oriente constam-
ment son regard. Sept fois le jour, son amour le
ramène au chœur pour la psalmodie de l'office
divin : l'opus Dei. Le rythme des temps litur-
giques le plonge dans la tristesse, la joie et
l'espérance. Il éprouve une austère gravité par
sa condition de pèlerin dans cette « vallée de
larmes » que provoque l'absence du Bien-Aimé.
Il exulte lors des grandes fêtes qui lui rappellent
sa vocation angélique. Chaque heure canoniale
suivant son mode établit une atmosphère spiri-
tuelle particulière. Le chant des psaumes tout
de sérénité et de sobriété devient „une mélopée
incantatoire. Le secours de Dieu est sans cesse
invoqué. Le moine, homme du combat spirituel,
médite et rumine la parole divine qui imprègne
son esprit et sa chair. Le chant rend plus douce
cette appropriation du mystère révélé que le
moine redécouvre sous l'écorce de la lettre.
Quand le neume se prolonge sur les mots es-
sentiels, sa voix devient ailée pour tracer lés
volutes ascendantes et descendantes des tons et
demi-tons. Dans la mélodie psalmique la finale
153 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
retient son attention, coupant la monotonie qui
pourrait résulter d'une récitation s'exprimant
sur un clavier réduit.
Au cours du chant le moine accomplit des
gestes de prière rythmant la psalmodie : les
mains se joignent, les corps s'inclinent en de
profondes prostrations, s'agenouillent ou se
lèvent. Celui qui entonne, par respect pour la
louange divine, conserve la station droite. Pen-
dant la psalmodie des offices le moine
peut prendre un léger repos en utilisant la
« miséricorde », qui sans lui donner le confort
de la stalle lui permet un « repos éveillé » ; sa
tension demeure, il ne s'installe point, il n'est
pas somnolent ; l'inconfort lui rappelle sa con-
dition d'exilé. L'habit dont il est revêtu l'isole
du monde extérieur tandis que le capuchon —
véritable petite cellule — lui donne à chaque
instant la possibilité de s'isoler, de garder ses
yeux de toute curiosité. La couronne de cheveux
qui entoure son crâne rasé en signe de soumis-
sion, symbolise le soleil auquel il aspire, image
de l'éternelle lumière. Bénédictins, chartreux et
cisterciens propageront ce chant. Sobre chez les
chartreux, enrichi par les bénédictins, le grégo-
rien retrouvera avec les cisterciens sa simplicité
primitive exempte de toute fioriture.
Le chant cistercien est à l'image des abbayes
dont ils seront les architectes. Le temple dans
lequel le moine chante est mystère en tant que
lieu de la transmutation. L'homme charnel se
transforme entre ces pierres en homme spiri-
tuel. Chaque jour le moine assiste aux Mystères.
Il ne contemple qu'une matière terrestre voilant
l'éternité divine.
L'enseignement de Dieu et de la nature, les
moines comme les laïcs peuvent le déchiffrer
sur la pierre des églises romanes qui lui présen-
tent les personnages de l'Ancien et du Nouveau
Testament entourés de tous les éléments de la
création : animaux, plantes, air, feu et eau. Le
temple de pierre est à l'image de l'homme qui
1 5 3 ' I . A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

retient son attention, coupant la monotonie qui


pourrait résulter d'une récitation s'exprimant
sur un clavier réduit.
Au cours du chant le moine accomplit des
gestes de prière rythmant la psalmodie : les
mains se joignent, les corps s'inclinent en de
profondes prostrations, s'agenouillent ou se
lèvent. Celui qui entonne, par respect pour la
louange divine, conserve la station droite. Pen-
dant la psalmodie des offices le moine
peut prendre un léger repos en utilisant la
« miséricorde », qui sans lui donner le confort
de la stalle lui permet un « repos éveillé » ; sa
tension demeure, il ne s'installe point, il n'est
pas somnolent ; l'inconfort lui rappelle sa con-
dition d'exilé. L'habit dont il est revêtu l'isole
du monde extérieur tandis que le capuchon —
véritable petite cellule — lui donne à chaque
instant la possibilité de s'isoler, de garder ses
yeux de toute curiosité. La couronne de cheveux
qui entoure son crâne rasé en signe de soumis-
sion, symbolise le soleil auquel il aspire, image
de l'éternelle lumière. Bénédictins, chartreux et
cisterciens propageront ce chant. Sobre chez les
chartreux, enrichi par les bénédictins, le grégo-
rien retrouvera avec les cisterciens sa simplicité
primitive exempte de toute fioriture.

Le chant cistercien est à l'image des abbayes


dont ils seront les architectes. Le temple dans
lequel le moine chante est mystère en tant que
lieu de la transmutation. L'homme charnel se
transforme entre ces pierres en homme spiri-
tuel. Chaque jour le moine assiste aux Mystères.
Il ne contemple qu'une matière terrestre voilant
l'éternité divine.
L'enseignement de Dieu et de la nature, les
moines comme les laïcs peuvent le déchiffrer
sur la pierre des églises romanes qui lui présen-
tent les personnages de l'Ancien et du Nouveau
Testament entourés de tous les éléments de la
création : animaux, plantes, air, feu et eau. Le
temple de pierre est à l'image de l'homme qui
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 5 4

est lui-même le plus parfait des temples. Il réca-


pitule toute la création, et les Personnes trini-
taires oeuvrent en lui d'une façon plus prégnante
encore que dans l'église bâtie par des mains
d'hommes. L'autel où s'opère le mystère est le
symbole de son propre cœur. Le temple, qu'il
soit nu ou orné, sacralise l'homme, l'harmonise
et l'exhorte à la perfection, lui rappelant sa
vocation, son passage du terrestre au céleste,
l'intériorisant pour le conduire au seuil du mys-
tère.
Dans l'église la nef symbolise le vaisseau qui
achemine le moine vers la contemplation en lui
rappelant sa condition de nomade, d'itinérant
vers Dieu. Son ornementation, ses vitraux et
ses fresques lui remémorent l'invisible dans la
prière. Image de la Cité de Dieu, l'église de
pierre contient le temple céleste. Le Christ, les
anges, les saints y sont présents, la psalmodie
les appelle. Le Christ en Gloire des portails
romans reçoit le fidèle sur le seuil. Les moines
assemblés en un chœur comparable aux chœurs
angéliques donnent au lieu de la prière sa signi-
fication. Le temple de pierre, refuge provisoire,
abrite les amis de Dieu et devient leur demeure.
Les formes géométriques possèdent aussi leur
sens mystique, le carré exprime le temps, le
cercle l'éternité. L'obscurité de la nef romane
recueille l'homme et l'apaise en l'arrachant à
l'extériorité. L'homme saisit le sens de son
propre mystère : il assume le cosmos dont il
est l'image. La nature, le chant, la pierre sont
autant de voies qui le conduisent dans son es-
pace intérieur où se célèbrent les noces mys-
tiques de l'ombre et de la lumière, de l'homme
et de Dieu.

La mystique du Saint Graal


La mystique ne se trouve pas seulement dans
les monastères, dans l'art roman, dans la litur-
gie et les gestes de prière, elle se déploie de
façon subtile dans les romans arthuriens et tout
spécialement avec la Queste du saint Graal.
1 5 5 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
L'ouvrage inachevé de Chrétien de Troyes, inter-
prété et commenté durant tout le Moyen Age est
un texte initiatique introduisant au cœur même
du mystère de la grâce divine.
Dans un château situé en Grande-Bretagne se
trouve un vieux roi souffrant d'un mal étrange.
Il n'est pas en danger de mort, mais son mal est
sans guérison. Autour de lui la nature est
affectée par une épreuve identique : tout semble
paralysé, pétrifié. Les arbres sont privés de
fruits, les eaux de poissons ; le blé ne pousse
pas et les femelles sont incapables d'enfanter.
La vie est en quelque sorte suspendue ; un mal-
heur indéfinissable plane, évoquant une terrible
malédiction. Traverser les terres arides, parve-
nir au château n'est pas une démarche aisée,
celui qui s'y aventure rencontre des dangers
multiples, des périls menacent son existence. Le
soi endeuillé et le vieux roi malade attendent
leur libérateur. Mais ce dernier, après avoir
franchi tous les obstacles, devra poser la ques-
tion « juste » en découvrant le vase sacré, le
Graal. Des chevaliers audacieux parviennent à
pénétrer dans le château, ils sont éconduits.
Leur échec provient de leur préparation insuf-
fisante. Ils manquent de pureté, éprouvent à
leur propre égard une confiance trop grande ;
leur errance — celle de leur cœur ou de leur
imagination, produite encore par l'aspect char-
nel de leurs désirs — les rend inaptes à con-
templer le Graal, le vase précieux de la sainte
Cène dans lequel Joseph d'Arimathie aurait re-
cueilli le sang du Christ coulant de ses plaies
lors de la crucifixion. Suivant les récits, le
Graal est porté par une jeune fille ou, privé de
support, il apparaît dans les airs. Près du vase
se trouve la lance, celle de Longin qui perça le
flanc du Christ. Nul ne peut voir ce vase sans
être préparé à le contempler, sans éprouver en
lui-même le sentiment de son indignité. Plus
encore, une certaine parenté est requise, tel
l'œil incapable de s'orienter vers le soleil tant
qu'il n'est pas entraîné à fixer la lumière en
prenant conscience de sa parenté avec elle.
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 5 6
Le chevalier magnifique, le héros admis à
contempler le saint vase, sera Galaad le simple,
le parfait. Il est à la fois mesure et innocence,
harmonie et beauté, la qualité de son âme rend
lumineux son visage. Un ermite a précisé le
sens du Graal en disant qu'il était « sainte
chose ». Dans les légendes, l'ermite désigne celui
qui sait, qui possède la connaissance, car il a
tout quitté par amour de la vérité. L'ermite dira
à Hestor que le saint Graal désigne la grâce de
l'Esprit-Saint.
La grâce est amour, elle n'est pas Dieu mais
elle provient de lui : Dieu est amour. Galaad
devra passer par une série d'épreuves avant
d'être admis. Il est vierge, totalement vierge,
de cette virginité comprenant aussi le cœur et
l'esprit. Entièrement tendu vers la conquête du
Graal, aucun autre souhait ne le hante ; unifié
en lui-même, il n'appartient plus au monde de
la dualité ; sa pureté le rend invincible.
Chaque personnage est présenté avec son
poids charnel et sa recherche. Ces chevaliers di-
vers représentent les états intérieurs de chaque
homme qui est multiple en lui-même avant de
parvenir à l'unité et à la déification. Lancelot
distrait de la queste par la reine Guenièvre sera
vaincu ; lucide il comprendra la cause de son
infortune. Bohort est chaste ; imparfait, il appa-
raît toujours tenté, la grâce lui fait éviter de
tomber dans les pièges constamment tendus
sous ses pas. Grâce à un ermite, il a compris
que le cœur est comparable au gouvernail d'un
navire, d'où la nécessité de veiller constamment
sur lui. Gauvain est un chevalier valeureux, il
échouera car il fait confiance à lui-même et
néglige la grâce. Perceval est vierge, cependant
il a été proche de perdre cette pureté, nécessaire
pour percevoir le Graal ; toutefois tel Galaad et
Bohort il pourra atteindre l'extase mystique.
Galaad le parfait est fils de Lancelot l'imparfait,
car la toute puissance de la grâce peut modifier
l'homme, ainsi l'amour humain peut se muer en
.amour divin.
1 5 7 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
•Dans l'homme le «vouloir» et le «pouvoir»
s'affrontent, seule la grâce peut supprimer
l'écartèlement qui déchire l'homme, et rendre sa
volonté capable de se mouvoir, sans pour au-
tant supprimer sa liberté. Au contraire, la grâce
permet une liberté plus grande. Tout se passe un
jour de Pentecôte, dans un palais dont les portes
et fenêtres sont closes, un vieillard cependant
pénètre dans la salle où les chevaliers sont réu-
nis ; s'adressant à eux, il leur dit : « La paix soit
avec vous. » Ainsi la « Queste » évoque l'évan-
gile de Jean (XX,19) : les disciples sont enfer-
més dans une salle et le Christ se présente au
milieu d'eux, disant la mêrfie parole de paix que
le vieillard, et ce souhait les remplit de joie.
L'Esprit rend capable de scruter les profon-
deurs de Dieu (I Cor. 11,9-10), ainsi Galaad ani-
mé par la grâce du Saint-Esprit recevra une
réponse à son amour : il pourra contempler le
Graal, les secrets divins. Les sens extérieurs
n'agissent plus, seuls les sens intérieurs sont
actifs. En cette fête de l'Esprit-Saint, le Christ
ressuscité est présent par l'Eucharistie sous la
forme d'une hostie. La légende du Saint Graal
est une recherche de la grâce, c'est elle qui
donne accès au profond mystère de la lumière
divine. La beauté de ce texte relève de sa subti-
lité et de la parfaite délicatesse des sentiments
exposés. Il ne saurait s'agir d'un plaidoyer en
faveur de la perfection spirituelle, ou d'un texte
chargé d'emprunts à différents auteurs, fruit
d'une savante compilation. Toute l'histoire se
déroule sous le mode d'un conte oriental, chaque
auditeur saisit le mystère suivant la qualité de
son attention et de sa capacité réceptive. Le
moindre incident possède son importance en
raison des valeurs qu'il recèle. La démarche pro-
posée est un « queste » que seul l'amant du
divin peut commencer et poursuivre. Cette
« queste » est une aventure périlleuse, une con-
quête monopolisant les énergies de l'être. Elle
n'est pas seulement victoire de l'esprit sur la
chair, elle contient une densité cosmique. Quand
l'homme tendu vers le Christ et mû par l'Esprit
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 166
est conduit au Dieu caché, il parvient par
grâce au coeur du mystère divin ; la nature,
auparavant paralysée dans son ascension par
le péché d'origine, se trouve soudain libérée.
Faire son salut, c'est apporter au cosmos sa
libération. Galaad, le mystique, collabore à la
rédemption du Christ en devenant lui-même
rédempteur. La grâce de l'Esprit-Saint féconde
l'intelligence et le cœur de l'amant de la
lumière ; à travers lui, elle éclaire toute la
création.
La légende du Saint Graal est un texte aussi
mystique que le commentaire de Bernard de
Clairvaux sur le Cantique des Cantiques. Il s'en
inspire d'ailleurs comme l'a montré Etienne
Gilson dans sa magnifique étude sur le Graal.
Cette légende est une explication initiatique de
la théologie mystique cistercienne reposant sur
l'Écriture Sainte. Elle s'adresse aux chevaliers,
c'est-à-dire à ceux qui ont revêtu ces armes de
lumière dont parle l'apôtre Paul ; par l'im-
portance donnée à la lumière elle s'insère dans
l'enseignement présenté par Jean dans son évan-
gile. Le vase sacré désigne le cœur de l'homme
en lequel s'opère la transmutation alchimique
par laquelle le terrestre devient céleste. La
queste du Saint Graal concerne la nouvelle che-
valerie destinée à contempler les « spirituelles
choses », les secrets de Notre Seigneur que
« cœur mortel ne pourrait imaginer ni langue
d'homme terrien prononcer ».
Au Moyen Age le rapport entre l'homme et la
transcendance s'établit dans un climat de foi,
les preuves concernant l'existence de Dieu ne
peuvent encore retenir l'attention ; il n'est point
non plus de méthode apologétique. Augustin
avait posé le problème de l'incroyance ; pour les
auteurs chartreux et cisterciens une semblable
question serait entièrement privée de significa-
tion. La conversion est moins une adhésion au
christianisme que le retournement du cœur. Sa
manifestation parfaite exige d'ailleurs l'entrée
dans un monastère ; le quitter pour une abbaye
1 5 9 ' I . A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

d'observance plus sévère est encore une façon


de fuir le siècle et de se convertir.

POSITION DE LA MYSTIQUE DITE «HERETIQUE»

En marge de la mystique appartenant au mo-


nachisme et sans lui être pour autant opposée,
il conviendrait d'évoquer la mystique dite
« hérétique ».

Les fondations religieuses sont fidèles à


l'Église tout en présentant leur autonomie. Il
n'en est pas de même des hommes appelés
« hérétiques », vivant groupés ou solitaires,
exerçant eux aussi une propagande conforme à
leurs convictions. Ce n'est pas par agressivité
qu'ils s'élèvent contre l'Église ; le plus souvent
assoiffés d'absolu, celle-ci les choque par son
comportement, son goût de la puissance, les
privilèges qu'elle octroie au mépris de la jus-
tice, les distinctions qu'elle opère parmi les
hommes et sa dureté envers ceux qui ne jouis-
sent point de ses faveurs. Ces « hérétiques »
sont le plus souvent animés par un idéal : désir
de réforme, goût positif pour la pauvreté. Cer-
tains présentent des idées extravagantes, d'au-
tres apparaissent plus mesurés. Les hérésies ont
leur mystique ; celle-ci apparaît difficile à con-
naître car les documents conservés à leur pro-
pos émanent presque toujours de leurs adver-
saires. Bogomiles, Cathares, Vaudois, Humiliés,
Frères du Libre Esprit, pour ne citer que ces
différents noms, offrent à leurs adeptes une
doctrine mystique. Toutefois, le cas est sem-
blable pour les écoles monastiques, une collec-
tivité n'est jamais mystique à proprement par-
ler, seul l'individu en tant que tel peut avoir une
expérience intérieure, c'est pourquoi il est seu-
lement possible à l'égard des groupements de
présenter quelques indications favorisant un
certain type de dimension spirituelle. Toute re-
cherche rigoureuse risque de tomber dans des
excès et surtout de susciter des jalousies ; on
condamne volontiers ce qui échappe à la pru-
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 6 0
dence humaine. La pauvreté, prise dans son sens
rigoureux évangélique, refuse non seulement la
possession individuelle mais aussi la richesse
collective. Or, durant le Moyen Age les ordres
religieux recevaient des dons importants de
terre, et régissaient de vastes domaines, qu'ils
travaillaient ou laissaient en jachère ; de toute
manière ces terrains protégeaient leur retraite
et servaient ainsi à les isoler. Parfois, les moines
ne voyaient pas sans inquiétude des laïcs reven-
diquer une plus grande pauvreté, une simplicité
plus absolue que leur propre dépouillement ma-
tériel. De nombreux hérétiques ont versé leur
sang en témoignage de leur doctrine ; les mou-
vements dits « hérétiques » ont eu leurs martyrs.

Dénoncés, arrêtés, torturés, incarcérés pendant


une durée souvent fort longue, ils mouraient
dans les flammes d'un bûcher. Les plus faibles
acceptaient d'abjurer et de livrer les noms de
leurs coreligionnaires, la plupart d'entre eux
acceptaient l'épreuve de la mort par fidélité à
leur foi. On comprend l'inquiétude de l'Église
devant des hommes qu'elle jugeait dangereux.
L'unité religieuse garantissait l'unité sociale et
politique, on pourrait dire qu'elle en était le
fondement. D'ailleurs l'Église n'a rien innové à
cet égard, elle n'a fait que reprendre à son
compte des attitudes anciennes. Quand le culte
du Soleil rassemblait les sujets de César, les
chrétiens furent martyrisés comme infidèles à
la religion officielle. Il faut nécessairement
beaucoup de maturité à une religion pour éprou-
ver le respect des consciences se manifestant
dans la liberté. Au Moyen Age la société chré-
tienne est une, tolérer des hérétiques, c'est ris-
quer la contagion d'éléments perturbateurs.
D'où la réaction totalitaire qu'un tel péril pro-
voque. En terre chrétienne médiévale, l'héré-
tique occupe une place spéciale, toute différente
de celle des juifs ou des musulmans auxquels le
terme d'hérétiques ne saurait s'appliquer.
« L'hérétique » n'est pas un étranger pour la
communauté chrétienne, il apparaît comme un
1 6 1 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

faux-frère, sinon dans l'esprit du moins dans


la lettre. Le jour où il deviendra possible de
mieux connaître la mystique hérétique, par les
documents qui lui appartiennent et sans recou-
rir à ceux de ses adversaires qui sont forcé-
ment tendancieux, peut-être sera-t-on surpris par
l'intégrité de leur vie spirituelle et de leur au-
dace dans la foi.
mystique cathare
Parmi les divers mouvements appelés « héré-
tiques », la mystique cathare présente une in-
contestable originalité. Elle est difficile à sai-
sir en raison de ses antinomies. Tout est para-
doxe non seulement dans les Écritures sacrées,
mais dans les textes d'ordre initiatique. Le
mouvement cathare a toujours suscité, hier
comme aujourd'hui, une grande irritation chez
ses adversaires et un fanatisme parmi ses par-
tisans. Les travaux récents (Bru, Dondaine,
Faure, Puech, Vaillant et Thouzellier) et tout
particulièrement ceux de René Nelli permettent
d'avoir une vision du catharisme sans céder
pour autant aux fantaisies de l'abondante litté-
rature qu'il ne cesse de susciter.

Le catharisme doit être en grande partie con-


sidéré comme un mouvement néo-manichéen ;
toutefois, on ne saurait le réduire au manichéis-
me ancien, il draine des influences diverses sur-
tout d'origine gnostique et c'est par cet aspect
gnostique qu'il présente des éléments mysti-
ques. Son rattachement au bogomilisme, actuel-
lement certain, évoque aussi l'ancien mani-
chéisme par le truchement fort probable de
l'hérésie paulicienne.
Quand on parle du catharisme on évoque
presque toujours la rigueur d'un système dua-
liste opposant le Bien au Mal. Il ne faut pas
oublier que pour les Cathares le dualisme ap-
partient à la matière, donc à la création, au
monde du Mélange. Dieu n'est que bonté im-
muable, excluant toute relativité, le mal lui est
totalement étranger; le Bien appartient à l'Être
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 6 2

et le Mal au non-être, l'un est perfection et


l'autre imperfection, les deux principes ne doi-
vent pas être placés face à face car ils sont essen-
tiellement inégaux. Plus encore, René Nelli a
parfaitement posé ce problème des deux prin-
cipes en écrivant : « Le mauvais principe... en
lui-même... n'est pas : il n'est que pour ceux qui
croient qu'il est quelque chose, c'est-à-dire pour
les êtres partiellement anéantis... Il est l'absur-
dité même et le mensonge. Il ne peut apparaître
que temporellement : en tant que manifesté, il
doit finir un jour. Toutes les âmes sont appe-
lées à vaincre le mal et à faire retour au Bien,
c'est-à-dire à Dieu. La matière n'est pas mau-
vaise en soi, elle désigne « le plus bas degré de
l'émanation », et par là même attire le démon
qui appartient au mal de la même manière que
les ténèbres et les vices. L'office du démon est
d'attirer vers le néant, donc de tenter de
néantiser ; lui échapper, s'en séparer, c'est aller
vers l'être, la bonté, l'immuable, l'éternité. Suc-
comber au démon, faire le mal c'est aussi re-
fuser la liberté et lui préférer l'esclavage. « Pour
les dualistes absoflus, être bon, c'est suivre sa
nature, et les bons sont « libres » quand ils
ne peuvent faire que le bien. » 2 La grâce divine
lève l'obstacle dressé par le démon, c'est elle
qui empêche l'homme d'être pris dans les pièges
que le démon lui tend. Le libre arbitre est pour
les cathares une conséquence du péché, il appar-
tient au monde du Mélange ; le parfait peut
s'en affranchir par son adhésion totale au
Bien. La libération se poursuit et s'obtient au
cours de vies successives en raison des multi-
ples expériences qu'il lui faut nécessairement
traverser.
La mystique cathare repose sur la recherche
de l'unité. Cette unité se réalise dans l'être inté-
riorisé, elle exige une ascèse rigoureuse, elle
comporte des étapes dont la plus parfaite est
le troisième et dernier degré : le consolamen-
tum. La perfection suppose l'androgynat, le
retour à l'état primitif d'Adam décrit dans le
premier récit de la Genèse. La séparation entre
1 6 3 ' I . A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
Adam et Ève introduit une division, désormais
les deux partenaires se tiennent dans une oppo-
sition chargée à la fois d'inimitié et d'amour
qui affectent le corps et les parties inférieures
de l'âme. Refuser le mariage et la procréation
n'est pas comme on l'a cru un refus de l'exis-
tence ; il faut plutôt considérer en la doctrine
cathare vécue par les parfaits une tentative vers
l'unité, au sens où l'apôtre Paul dira dans son
épître aux Galates (111,28) qu'« il n'y a plus
ni juif ni grec ; il n'y a plus ni esclave ni
homme libre, il n'y a plus ni homme ni femme »,
pour ceux qui ont revêtu le Christ. L'homme ne
cesse d'osciller entre l'être et le néant, entre
l'unité et la dualité, son choix est voie de salut
ou de perte ; ce salut, il le hâte ou le retarde
suivant ses options.

Pour saisir le fond mystique du catharisme


il est nécessaire de rappeler les principes fonda-
mentaux de la gnose, non pas celle de Valentin
ou de Basilide, mais la gnose éternelle, dont on
trouvera les éléments les plus constitutifs chez,
par exemple, Maître Eckhart et Boehme. Il
convient de distinguer — sans pour autant
opposer — le corps physique du corps subtil,
l'un est condamné à périr, l'autre se construit
durant l'existence et la mort physique ne sau-
rait l'altérer. La différenciation entre I'« épais »
et le « subtil » est ici nécessaire ; est « épais »
ce qui concerne le corps et les parties inférieu-
res de l'âme, est « subtil » ce qui relève de la
fine pointe de l'âme, c'est-à-dire de l'esprit. Ce
qui alimente le corps physique, par exemple la
sexualité et la gourmandise, n'est mauvais que
dans la mesure où cette alimentation du coips
physique tend à le fortifier et à lui donner une
plus grande exigence. Procréer — pour les
cathares — ne convient pas aux parfaits, car
former des corps appartient à la dualité, à ce
qui est fragmentaire et passager. Refuser l'en-
fantement physique n'est donc valable que dans
la mesure où la totalité de l'être se veut or-
donnée au service de l'esprit. L'énergie sexuelle
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 6 4

sera utilisée à d'autres fins, comme d'une


façon analogue, le refus de la vie mondaine et
de sa projection extérieure permet d'intérioriser
des énergies non répandues au-dehors. Cette
théorie qui a suscité tant d'indignation rejoint
celle des ascètes de toutes les traditions, qu'il
s'agisse des thérapeutes de Philon, des Yogis,
des moines du bouddhisme Zen ou des moines
chrétiens.
Le retour à l'état originel poursuivi par les
cathares se retrouve chez tous les mystiques; il
s'agit de réintégrer, même avant la mort, et
dans la mesure du possible, l'état céleste. Le
ciel et l'enfer sont dans l'homme, ils appartien-
nent en quelque sorte à sa structure. Le thème
de la lumière céleste, si important dans la
mystique chrétienne orientale et dans le sou-
fisme, se retrouve dans le catharisme. Ce qui
est pur appartient à la lumière, ce qui est im-
pur est engendré par les ténèbres, c'est-à-dire
par le démoniaque : Dieu est lumière et le
démon est ténèbres. Qu'il s'agisse dans le catha-
risme du dualisme absolu ou du dualisme mi-
tigé, toute dualité engendre le ténébreux, le
mal ; le lumineux est le bien, l'éternité, l'unité.

Dès le Xe siècle, il semble possible de discer-


ner en Bulgarie les premiers signes du bogo-
milisme qui gagnera l'Italie et la France au
XI e siècle ; ce mouvement fera durant le Moyen
Age de nombreux adeptes. Il est bien évident
que peu d'hommes seront de parfaits cathares,
de la même manière d'ailleurs qu'il existe peu
de parfaits chrétiens, et moins encore de véri-
tables mystiques parmi les uns et les autres
groupes.
On comprend, sans pour autant la justifier
dans ses sanglantes répressions, l'attitude de
l'Église à l'égard du catharisme. L'Église a
toujours été effrayée par la gnose, car celle-ci
contient en elle-même les principes d'une Église
universelle déliée de l'Église romaine en tant
qu'institution. La gnose ne peut accepter l'Église
1 6 5 ' I . A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

qu'au niveau pneumatique. L'Église cléricale,


autoritaire, devait pour sa sauvegarde adopter
un système, donc éliminer ceux qui s'en déta-
chent par leur choix, leur exigence intérieure ou
leur propre misère. L'Église cléricale s'est tou-
jours opposée à l'Église pneumatique. Cette
dernière désigne essentiellement l'Église inté-
rieure qui appartient à la métahistoire. La doc-
trine cathare et sa mystique seront combattues
par l'Église qui verra en elles un danger pour
sa propre unité. Les motifs politiques ne furent
pas absents de l'attitude de l'Église ; en massa-
crant les cathares elle fortifiait le pouvoir de la
dynastie capétienne.
J.-P. RENNETEAU

L'ECOLE CATHEDRALE
SAINT-VICTOR
En marge de la vie monastique

TJ N des centres mystiques les plus actifs du


XII e siècle fut l'abbaye parisienne de Saint-
Victor. Composée de chanoines augustins, cette
école spirituelle, fondée en 1108 par Guillaume
de Champeaux, abrita deux grands mystiques :
Hugues de Saint-Victor et Richard de Saint-
Victor. L'originalité de cette école de chanoines
réguliers observant la règle d'Augustin est d'être
ouverte à la fois aux études profanes et sacrées.
Hugues de Saint-Victor ft 1141)
Hugues appelé parfois « le nouvel Augustin »
donna à cette école son statut intellectuel et
spirituel. Il attache une grande importance au
savoir. Sa position qui reprend celle des maîtres
de l'École de Chartres consiste à tout appren-
dre, à ensuite constater que rien n'est inutile. Un
tel programme intellectuel ne s'oppose nullement
à la mystique. Cependant Hugues n'est pas
aveugle et sait que l'intellectualité présente un
grand risque : celui de la distraction. L'esprit
qui se penche s u r les choses intellectuelles
peut perdre l'essentiel qui est cette vacance in-
térieure nécessaire à la contemplation. Né en
Saxe, c'est dans ce pays qu'il reçut une solide
formation intellectuelle, profane et théologique.
Ses connaissances passent de la philosophie
aux sciences et arts, ces bases de la théologie.
Il écrit sur tous les sujets. Son ouvrage le Didas.
calicon présente l'art de se cultiver, il y retrace
en conseils sa propre expérience en ce domaine.
Commentateur des textes de l'Écriture, auteur
d'un traité sur les Sacrements (De Sacramentis)
U N E ÉCOLE CATHÉDRALE : SAINT-VICTOR / 167

Hugues écrit aussi des opuscules spirituels et


en particulier un opuscule sur la Sagesse du
Christ. On ne trouve pas dans sa pensée cette
opposition presque systématique à l'égard du
« siècle » alors très courante chez de nombreux
moines de la même époque. Il semble privé de
toute parenté d'esprit avec la mystique des
Pères du Désert. Ses sources sont essentielle-
ment l'Écriture qu'il consulte et étudie dans
le texte latin, n'ayant crainte d'utiliser au
besoin les écoles juives du Nord de la France.
L'Écriture règle sa vie et sa pensée. Les Pères
de l'Église nourrissent aussi sa pensée. L'auteur
qui se détache avec le plus de relief est Augustin
dans la doctrine duquel s'inscrit Hugues. Le
Pseudo-Denys, Jérôme, Cassien, Grégoire le
Grand lui fournissent de nombreux éléments
de sa spiritualité. L'antiquité latine exerce suf
la formation de sa pensée une notable influence,
et par l'intermédiaire de Macrobe il reçoit la
pensée platonicienne. Hugues, homme d'école,
connaît surtout ses maîtres directs. Raban Maur,
Bède le Vénérable, Yves de Chartres, Jean Scot
Érigène l'ont fortement marqué. Au point de
vue théologique et mystique, il s'inspire de
Bernard de Clairvaux.
Les novices qui entrent à Saint-Victor ne
viennent pas s'instruire des arts libéraux, mais
bien accomplir la conversio, la réforme des
mœurs nécessaire à l'apprentissage de la vie
contemplative. Dans ses conseils spirituels,
Hugues se révèle un grand mystique. Philosophe
et scientifique, profondément « intellectualisé »
il enseigne comment il convient de lire l'Écriture
et l'art de la méditer. Mystique instruit et sou-
cieux de tourner son savoir en contemplation,
il va établir une doctrine hiérarchisée. La lec-
ture, la méditation débouchent dans la prière,
laquelle s'épanouit enfin en contemplation ; « re-
cueillant en quelque sorte le fruit de ce qui
précède, on goûte en cette vie même qu'elle
sera un jour la récompense des bonnes œuvres ».
Cette récompense sera la joie éternélle dans
l'amour divin. Aussi le méditant est-il convié à
U N E ÉCOLE CATHÉDRALE : SAINT-VICTOR / 1 6 8

se mettre en garde contre deux pièges qui


risquent de faire avorter son désir : l'amertume
et la dissipation de l'esprit. La pensée d'Hugues
s'ordonne au mystère divin, afin que toute re-
cherche spéculative aboutisse à la formation de
l'homme intérieur, seul capable de percevoir
Dieu. Cette attention donnée à l'intériorité est
sans cesse présente dans les traités d'Hugues, le
discernement des pensées et actes préside à
toute recherche mystique. C'est avec une luci-
dité sans cesse accrue que s'accomplit la dé-
marche spirituelle proposée par le Victorin.
L'homme qui médite doit toujours avoir en vue
la métaphore de l'œil, si fréquente dans les
traités médiévaûx. L'œil de la chair s'arrête à
la surface des choses, l'œil du cœur est plus
profond, mais il lui est impossible de pénétrer
au dedans du cœur, lui-même il erre dans l'ex-
tériorité et l'incompréhension et ne voit que la
lettre. Seul, l'œil de Dieu peut discerner. L'hom-
me doit l'acquérir. L'œil de Dieu voit l'intérieur
comme l'extérieur, la lettre comme l'esprit, pour
lui rien n'est voilé. Le regard de Dieu pénètre
les intentions dont les sens profonds échappent
à l'homme ordinaire.

De même la parole de Dieu sera atteinte


intérieurement ou extérieurement. L'homme
veut converser avec Dieu, pour le faire il
s'adresse au Christ intermédiaire entre l'âme
et le Père céleste. Le lien qui unit l'homme
à Dieu est un lien d'amour. L'homme le dé-
couvre dans la contemplation. Pour décrire cet
acte qui dépasse la philosophie, il utilise la
triade : meditatio - speculatio - contemplatio.
L'âme préparée et soulevée dans le feu pur et
sans fumée s'approche de la vision de la vérité
dans une admirable douceur faite de joie et de
suavité. Il s'agit ici d'un véritable rapt de l'âme
attirée dans l'être divin. Hugues décrit ainsi ce
phénomène : « Comme si, dit l'âme, j'étais enle-
vée à moi-même et emportée je ne sais où.
Subitement je suis toute nouvelle et toute trans-
formée. » Ravie dans la beauté, l'âme reçoit la
visite de son bien-aimé et monte au-dessus
U N E ÉCOLE CATHÉDRALE : SAINT-VICTOR / 169

d'elle : « Monte au-dessus de toi et viens à moi. »


Hugues fait une grande place à l'amour. La
connaissance précède l'amour, mais une fois
que celui-ci est découvert il fait taire la con-
naissance. L'amour donc est connaissance trans-
cendée. Il va plus loin que la simple connais-
sance rationnelle; alors que la science approche
le mystère, l'amour, lui, le pénètre. Dans son
De contemplatione, Hugues n'hésite pas à dire
qu'elle est l'union entre le ciel et la terre. Là
aussi il divise l'ascension pour parvenir à la
vision de Dieu; celle-ci cependant n'a pas lieu
dans le face à face mais dans le « rayon de la
contemplation», cette lumière, soleil divin qui
vient de la face de Dieu. La vision de Dieu est
donc possible par l'illumination. Le Dieu est
présent mais caché, visible mais invisible. L'âme
en a l'expérience indirecte par la quiétude qui
lui est accordée.

Reprenant une image spatiale, Hugues


dira en plusieurs endroits de son œuvre que
•la course de l'âme, à l'image de la course du
stade, est provoquée par l'amour-désir tendu
vers la présence goûtée dans le repos. Trois mo-
biles poussent le désir : Dieu, le prochain, le
monde. L'important pour celui qui entreprend
l'œuvre mystique est de se tenir en Dieu, de se
diriger vers Dieu et de partir de Dieu pour
aborder le prochain. L'homme doit ainsi s'élever
vers le créateur puis redescendre vers les créa-
tures et non le contraire. L'homme dans la
pensée du Victorin n'a pas à se détourner du
monde. La considération du temporel procure
un désir de stabilité, le choc ressenti par l'im-
permanence achemine vers le permanent. La
nature est remplie de signes qui sont autant
d'appels vers la Divinité dont ils évoquent la
présence.

Hugues de Saint-Victor donne une grande


importance à l'Esprit-Saint. Son traité De
septem donis Spiritus Sancti fut durant long-
temps attribué à Bernard de Clairvaux. Pour
Hugues le principe divin est unique mais son
U N E ÉCOLE CATHÉDRALE : SAINT-VICTOR / 1 7 0
action est multiforme. L'homme reçoit les dons
de l'Esprit suivant l'ardeur de sa recherche.
Dieu ne se donne qu'à celui qui le demande. La
venue de l'Esprit prépare la contemplation, il
est don de lumière et de vie. « La lumière est une
en elle-même, et en toi aussi elle serait une, si
elle te trouvait un. » Grâce au don de l'Esprit,
l'âme peut entreprendre la lutte contre les
vices qui la divisent. L'homme fait pour servir
Dieu doit retrouver son unité fondamentale à
l'image de son créateur. Le retour à l'intégrité
conditionne donc la vision.

Théologien mystique, Hugues est désireux de


tracer un itinéraire qui permettra aux autres
d'atteindre la véritable sagesse. La connais-
sance profane tend à permettre l'élévation jus-
qu'à l'expérience, laquelle est couronnée par
l'amour prolégomène de la béatitude éternelle.
L'influence de la pensée de Hugues de Saint-
Victor sera très grande. Thomas d'Aquin, Albert
le Grand, Bonaventure, pour ne citer que les
plus importants, se référeront à lui. Les mys-
tiques rhénans eux-mêmes le lurent avec ferveur
et jusqu'à nos jours il exerce son emprise, ainsi
Kierkegaard le cite. Esprit génial, mystique vi-
sionnaire, Hugues de Saint-Victor, cet huma-
niste chrétien, demeure un des auteurs les plus
attachants de ce XII e siècle.

Richard de Saint-Victor ft 1173)


Disciple et successeur de Hugues, il suit les
grands principes de la philosophie et de la théo-
logie médiévale. Richard se distingue car il
appartient au grand courant de la mystique
spéculative. Lecteur d'Anselme, abbé du Bec, il
souligne la nécessité d'un fondement sensible
dans l'établissement des preuves de Dieu. Son
Monologium s'attache à cette exigence. Par
Anselme, Richard remonte à Augustin, le maître
à penser de l'École de Saint-Victor. La théolo-
gie de Richard utilise la raison ; il cherche les
« raisons nécessaires » qui le conduiront à la
compréhension des dogmes. Cherchant Dieu
U N E ÉCOLE CATHÉDRALE : SAINT-VICTOR / 171
dans la nature, la beauté, l'imagination et la rai-
son, celle-ci le mène à la raison pure trans-
cendant la raison. L'âme arrive alors au plus
haut degré de connaissance, elle s'élève et se
perd dans la vérité de « la lumière de la suprême
Sagesse» (E. Gilson). Les grandes œuvres mys-
tiques de Richard, le De preparatione anima: ad
contemplationem et le De gratia contemplationis
exerceront une action profonde sur le XIII e siè-
cle.
Richard, surtout connu comme auteur mys-
tique, fait une grande place à l'amour qui
permet l'union avec Dieu. Dante dit de lui que
« pour contempler il fut plus qu'un homme »
(Paradis chant X,130). Dans son opuscule sur les
Quatre Degrés de violente charité, il reconnaît
dans la charité la « force invincible » par la-
quelle l'homme domine l'indominable et s'élève
vers les sommets inaccessibles. Richard rap-
pelle que le moine doit « se perdre » au plus
profond de lui-même pour trouver Dieu et
« aimer de toute son âme ». Cette renonciation,
il ne peut l'accomplir que dans un parfait et
total amour, reflet de l'amour divin. L'âme
abîmée dans l'amour se trouve transportée vers
l'unique réalité : Dieu. Il s'agit d'une folie
amoureuse, l'âme quitte tous les biens pour
acquérir cet amour qui seul peut lui procurer
l'apaisement. La divine provocation appelle la
folie de l'amour. Dieu ne peut être ici suivi par
la froide raison et ce qui est folie aux yeux des
hommes est sagesse au regard de Dieu ; on re-
trouve l'apôtre Paul pour qui la folie de Dieu
est plus sage que la sagesse des hommes (cf. I
Cor. 1,25). L'âme qui atteint ce stade de la
contemplation dans l'amour ne peut plus se
priver des visites divines ; elle ne peut dissimu-
ler davantage sa peine, ni tenir caché le feu
qui brûle son triste cœur. Dieu touche l'âme
en entrant en elle et, lorsqu'il la quitte, à chaque
fois l'âme veut retrouver la saveur divine pour
de nouveau être appelée à goûter ; elle doit
quitter l'Égypte des mondanités pour pénétrer
dans le désert ; libérée des passions, elle dé-
UNE ÉCOLE CATHÉDRALE : SAINT-VICTOR / 1 7 2

couvre la « présence ». L'âme qui a pour maître


Dieu, qui a reconnu en lui son tout, cherche par
tous les moyens à l'atteindre, à posséder la sa-
gesse divine de la « contemplation ». Dans sa re-
cherche il n'y a pas de logique, la raison perd
de son assurance, seule la raison du cœur
compte alors, et le mystique « énamouré »
accède selon la volonté divine à la vision mys-
tique de l'Aimé.
L'amour transforme tout. L'homme encore
soumis aux passions acquiert dans la charité
force et résistance face aux tentations. Mais
l'amour dans l'âme ravie en Dieu opère la
déification du mystique qui plonge dans le
divin et oublie le monde. Ce désir d'être en Dieu
n'est cependant pas permanent. Dieu appelle à
lui et renvoie sur la terre. « Dieu semble se
livrer par moments à un aimable jeu avec les
enfants des hommes. Ceux-ci pensent-ils le tenir?
Il leur glisse des mains. On le poursuit, il se
laisse reprendre. On ne le voit plus, disparu
qu'il est de nouveau, jusqu'au moment où, rap-
pelé à force de larmes et de prières, il revient.
Ainsi la joie de sa visite n'empêche pas le
tourment de sa recherche », dit un auteur sou-
vent identifié comme étant Richard.
Richard a une vision dynamique de la con-
templation. Il ne s'installe pas dans une douce
quiétude possédante, Dieu ne se laisse pas pos-
séder, il se donne, il ravit, il prépare à la défi-
nitive vision. Et même est-ce qu'au ciel la
contemplation sera repos ? L'amour est infini,
il sera sans cesse, dans la vision béatifique, in-
finie découverte. La possession de l'infini ne fera
qu'accroître la soif d'infini. La mystique de
Richard anticipe par tous les moyens la pos-
session eschatologique. Le désir incessant de
l'amour prépare le désir infini d'aimer.

Pour l'âme sur terre, Dieu est absent et ne


se manifeste que de rares fois. Ces manifesta-
tions cependant sont des grâces de la contem-
plation. L'âme possède une faculté unique « le
U N E ÉCOLE CATHÉDRALE : SAINT-VICTOR / 173

regard anticipateur »; avant d'être plongée dans


le mystère, elle peut le voir. Tout dans la créa-
tion s'ordonne pour orienter l'œil vers l'amour
divin et partout, où qu'il se trouve, « l'amant de
Dieu reçoit l'avertissement de l'amour qui trans-
paraît en chaque chose, création de la main
divine. Dieu a répandu autour de l'homme des
« gages d'amour » qui lui servent de miroir et
qui sont un véritable « cadeau de noces ». L'œil
humain blessé a besoin de ces supports, poûr
contempler. Signes, ils « transpirent » l'amour
divin et le regard aiguisé qui sait interpréter se
dégage de l'éphémère matérialité dont est recou-
verte la présence, pour contempler l'éternel. Cet
œil qui voit l'amour est l'œi'l de l'âme affiné
par l'ascèse spirituelle. Pénétrant au-delà du
sensible, il atteint la Sagesse divine et par là
touche Dieu lui-même. Denys déclare que l'a-
mour dans sa défaillance saisit davantage par
son ignorance. Richard lui aussi redonne sa
primauté à l'amour défaillant, surpassant son
maître Hugues pour qui l'amour a besoin de la
connaissance. Dans la contemplation « tout est
sûr de ce que voit l'œil de l'amour ». L'homme
ne voit pas directement Dieu, il ne le peut pas,
mais il a la certitude de la présence divine der-
rière la nuée qui voile l'invisible. Dans l'amour
l'homme s'unifie, devient impassible; ayant ac-
quis la suprême sagesse, il ne fait plus qu'un
avec son Dieu. Dieu n'aliène pas l'homme, il n'y
a pas confusion, mais réduction et fusion dans
le feu divin, tel le f e r plongé dans la forge.
L'amour divin s'approprie et ravit tout à lui,
mais sans enlever à la personne son bien propre,
il y a union des volontés. La vision de Richard
s'épanouit dans une grande intériorité. « Ce
qu'on voit n'est encore qu'extérieur, commence
à être intérieur ce que l'on goûte. »
J.-P. RENNETEAU. / J.-G. BOUGEROL

LES ORDRES MENDIANTS

MYSTIQUE FRANCISCAINE

E N u n moment o ù l'Eglise surchargée d e


biens matériels s'enfonce peu à peu dans le
luxe et la cupidité, surgit un homme assoiffé de
la pureté évangélique, prêt à tous les renonce-
ments afin de remettre en valeur la parole même
du Christ : « Cherchez d'abord le royaume de
Dieu et sa sainteté, et le reste vous sera donné
en surplus. » Le début du XIII e siècle voit la
conversion du Poverello d'Assise qui, lui-même
riche, découvrira le commandement du Christ,
mènera une vie évangélique exemplaire sans
aucun compromis. François veut que tous
prennent conscience de la Vérité évangélique
dans son essence, c'est-à-dire que tous dé-
couvrent le Royaume de Dieu qui suppose le
détachement complet des choses d'ici-bas. Ce
dépouillement, cet abandon exige la pauvreté.
François et ses disciples se distingueront dans
l'histoire mystique de l'Occident par la prise
de conscience d'un nouveau moyen d'ascension
mystique : la pauvreté comme état spirituel,
vécu dans son intégralité. La pauvreté suppose
l'abandon, la confiance en Dieu sans limite car,
suivant la parole évangélique, il suffit de voir
«les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne mois-
sonnent, ni ne font des provisions. Cependant,
le Père céleste les nourrit », et le Christ ajoute :
« Et vous, ne valez-vous pas mieux qu'eux ? »
Le vrai disciple s'en remet au Père et ne pos-
sède rien pour le chemin. L'ascension se fait
dans la nudité extérieure, signe de la pauvreté
intérieure, préparation à la réception de Dieu.
1 7 5 / LES ORDRES MENDIANTS
On ne doit posséder « ni or, ni argent », et
François déposant les habits monastiques de
son temps revêtira « une loque ceinte d'une
cordelette », et ira pieds nus prêcher le Christ
afin de vivre la perfection apostolique et de
répondre à la règle évangélique. La possession
de n'importe quel bien dans ce contexte de
recherche absolue dénature la pauvreté. L'au-
thentique disciple de « Dame pauvreté », véri-
table « balayure du monde », sans demeure sta-
ble, éternel mendiant, n'a pas de lieu où poser
sa tête. L'ordre que François fonde, révolution
du monachisme parfois trop confortablement
installé, menace dans ses fondements l'autorité
d'une certaine partie de l'Église. Avant cette nou-
velle forme de vie, les moines fiers de leur pau-
vreté individuelle n'en étaient pas moins de
grands propriétaires.
Le nouveau fondateur pose au contraire
comme principe de base que ses religieux
n'auront ni bien foncier, ni revenu fixe. Dieu
qui pourvoit aux lys des champs et aux oiseaux
pourvoira de la même manière aux besoins de
ceux qui ont choisi la meilleure part. Cette dé-
cision apeura la papauté et même certains par-
mi les frères franciscains, mais François tint
bon et maintint dans sa règle l'obligation de la
pauvreté absolue. Il faut ici citer en abrégé le
chapitre IV de sa règle : « Que les frères ne
s'approprient rien, ni maison, ni bien, ni au-
cune chose... C'est là l'excellence de la très
haute pauvreté... Qu'elle soit votre partage...
Attachez-vous y totalement, frères bien-aimés,
et au nom de Jésus-Christ, ne désirez jamais
posséder autre chose sous le ciel. » Le Poverello
étendu nu sur la terre mourra après s'être dé-
pouillé de toute possession. Bienheureux les
pauvres qui ne possèdent rien de visible et de
matériel, mais surtout « bienheureux les pau-
vres en esprit ». Les biens sensibles sont objet
de renoncement, les biens de l'esprit doivent
eux aussi subir l'ascèse du dépouillement. Les
valeurs intellectuelles, biens auxquels l'homme
s'attache plus facilement qu'aux biens de la
LES ORDRES MENDIANTS / 1 7 6

terre — quoique la cupidité vis-à-vis de l'argent


soit dans bien des cas indéracinable —, exer-
cent une fascination jusque dans la plus grande
dépossession. Thomas de Celano dans sa Lé-
gende souligne ce point. Le savant qui désire
devenir disciple de « Dame pauvreté » doit lui
aussi se désapproprier de sa possession intel-
lectuelle. François ne méprise pas la science,
surtout la science théologique, mais il en exige
le dépouillement, une voie plus sûre au salut
que toute autre. On remarque ici une subor-
dination de la sagesse même la plus haute à la
simplicité de la croix et de l'Évangile. La re-
cherche de la conformité à l'idéal tracé par
le Christ suppose l'oubli de soi jusque dans
les lieux les plus retirés, et l'intime de l'intellect.
L'homme pauvre ne peut se glorifier de sa
science, ce n'est pas la science qui le sauve,
mais la gloire de la croix victorieuse. La pau-
vreté aussi totale n'est pas un abandon facile,
bien au contraire, celui qui l'embrasse passe par
le rude chemin de l'ascèse. L'esprit de posses-
sion, l'amour-propre qui gît au fond de l'esprit
ou du cœur n'arriveront à être dominés, soumis
aux puissances raisonnables que par un dur
combat. Mortification, pénitence, humilité, ces
vertus des ascètes de la Thébaïde se retrouvent
en François et ses fils.

Amour, pauvreté s'épanouissent dans la chari-


té, charité incarnée dans une pratique. Le Christ
avertit ses apôtres en leur disant : « Tout ce que
vous avez fait au plus petit de mes frères, c'est
à moi que vous l'avez fait. Et tout ce que l'hom-
me ne fera pas à un de « ces petits », ce sera à
Dieu qu'il ne le fera pas. » L'idéal franciscain
aussi simple qu'absolu apparaît comme le mi-
roir évangélique. Pauvreté, charité, annonce du
Royaume, tels sont les fondements qu'a voulus
François. La « Bonne nouvelle », que cache l'arti-
ficiel d'une Église administrative, peut de nou-
veau être écoutée des pauvres et remuer les
cœurs.
J.P. R.
Bonaveniure (f 1274)
Le caractère propre de la spiritualité francis-
caine est qu'elle n'est pas issue d'une théologie
particulière mais d'une expérience personnelle,
celle de saint François d'Assise. Cette expé-
rience vécue a été assumée et réfléchie par des
théologiens et rattachée par eux au grand cou-
rant spirituel issu de saint Anselme, de saint
Bernard et des Victorins, Hugues et Richard,
non dans le but de lui trouver un fondement tra-
ditionnel mais avec le souci d'insérer cette expé-
rience et cette réflexion théologique dans le
dynamisme de la chrétienté médiévale.
L'EXPERIENCE SPIRITUELLE
DE SAINT FRANÇOIS
Elle débute par la rencontre du Christ cru-
cifié au terme d'un cheminement intérieur par
lequel François se dégage lentement de son mi-
lieu et de sa condition de bourgeois. L'appel est
suffisamment précis pour que François réagisse
en s'offrant à la lumière du Seigneur par des
actes de pauvre, de petit, de frère des lépreux
et des clochards. Dans l'église de Saint-Damien,
le crucifix s'anime : « François, va réparer mon
église qui tombe en ruine ! »
Le sens ecclésial de cet appel ne lui appa-
raît pas dès l'abord. Il répare la pauvre église
abandonnée et, devant l'évêque, jette à son père
ses vêtements, sa fortune et son nom. Dès lors
et jusqu'aux stigmates, François reçoit du
Seigneur la confirmation de son appel et s'at-
tache à suivre la règle apostolique de l'Evangile.
Des compagnons se joignent à lui. Il leur donne
pour toute règle les textes évangéliques dont Je
Seigneur lui a révélé le sens concret.
Le fondement vécu de la mystique de saint
François est donc la communion à Jésus-Christ
crucifié, la tension constante vers le Maître
unique, l'imitation du Christ historique. La re-
cherche des traces du Christ portait François
vers les mystères évangéliques, vers l'Écriture
dont il s'assimila les textes au point que son
langage en devient un langage biblique.
LES ORDRES MENDIANTS / 1 7 8
Les vertus qui forment le comportement
chrétien de François sont celles du Christ :
pauvreté sans cesse liée à l'humilité et fondée
en elle. La relation Créateur-créature en est le
motif formel. Son expérience spirituelle s'épa-
nouit en une vie mystique dont le caractère
affectif marque la spiritualité fransciscaine.
Nourrie de la Parole de Dieu et de l'Eucharistie,
cette vie mystique est tout entière amour des
personnes divines, louange exaltée de la bonté
infinie de Dieu, transformation en Jésus-Christ
crucifié. Cette image est pleinement réalisée
dans le miracle des Stigmates (17 septembre
1224) : ardeur intérieure et signes extérieurs
dans le côté, les mains et les pieds.
LA THEOLOGIE MYSTIQUE
DE SAINT BONAVENTURE

Bonaventure domine tous ses maîtres, Alexan-


dre de Halès, Eudes Rigaud, Guillaume de
Meliton. Par eux, il se trouve en contact direct
avec les sources théologiques de l'École francis-
caine de Paris : Thomas Gallus, le maître
d'Alexandre de Halès et d'Antoine de Padoue,
et par lui, le Pseudo-Denys où il puise aux
sources grecques.
Bonaventure se laisse façonner dans sa propre
expérience spirituelle et sa pensée théologique
par celui à qui il doit la guérison corporelle et
la vocation religieuse : saint François qu'il n'a
pas connu mais dont il assume intégralement
le charisme.
Théologien, il donne à Jésus-Christ la place
centrale d'unique médiateur et maître de notre
connaissance, de notre amour, de notre action.
L'analogie de l'être et l'analogie de la foi sont
comme les présupposés de sa réflexion, qui dé-
veloppe sa vision de la réalité autour de la rela-
tion Créateur-créature. L'exemplarisme lui sem-
ble être l'explication de cette relation. L'Un
s'exprime dans la hiérarchie des trois personnes
de la Trinité comme dans un Multiple parfaite-
ment ordonné selon les exigences de la circu-
1 7 9 /' LES ORDRES MENDIANTS
mincession et des propriétés personnelles. L'Un
s'exprime dans le multiple de la hiérarchie an-
gélique et, par elle, dans le multiple de la hiérar-
chie humaine où chacun des membres du corps
du Christ retrouve l'Un dans un contact et une
relation personnels, bien que cette relation
s'établisse par la médiation de l'Église. Les
appropriations des personnes divines rendent
éminemment compte de la vie intime de Dieu :
le Père, source jaillissante de vie, « plenitudo
fontalis », s'exprime lui-même et exprime tout
ce qu'il fait et peut faire dans l'unique Parole
qui est le Verbe ; le Père et le Fils dans une
union substantielle, « concordia », s'aiment dans
le co-bien-aimé, l'Esprit-Saint.
Les apparitions des personnes divines rendent
aussi compte de l'œuvre ad extra de la Trinité,
présente à toute la création, présente d'une
manière que la créature raisonnable peut recon-
naître et à laquelle elle peut participer, car
l'homme est « capax Dei ». La participation de
l'homme est double : il peut retrouver la pré-
sence et l'action de Dieu, son « influentia »
dans toute la création, mais aussi, à partir de
cette découverte illuminée par la foi par laquelle
l'Esprit-Saint le hiérarchise, l'homme porte dé-
sormais en lui l'exigence de revenir au Père par
Jésus-Christ, avec Jésus-Christ, en Jésus-Christ.
Bonaventure veut réaliser pleinement la
forme de vie dans laquelle il s'est délibérément
engagé à la suite de saint François. Il entend
fonder l'itinéraire spirituel du franciscain. Pour
lui, la théologie n'a de sens que si elle explique
la décision prise par Dieu de s'unir à la création
dans l'Incarnation et dans la grâce. La raison
profonde de cette décision est que le Verbe in-
carné apporte au monde l'amour du Père en
rendant possible la réponse de la créature à cet
amour. Une telle démarche est typiquement une
démarche d'humilité. Car Dieu se donne au vide
dans une Incarnation pauvre et humble, il crée
son partenaire, l'homme, pour lui offrir son
amour en consentant le risque d'un refus.
LES ORDRES MENDIANTS / 1 8 0
François avait réalisé tout le mystère de
l'anéantissement du Christ. Comme le dit Bona-
venture, il ne voulut être que l'humble « repe-
titor » de Jésus-Christ. Le Christ est pour Bona-
venture Celui qui appelle, attire, approuve et au-
thentifie. Il est le Christ pauvre, humble, cruci-
fié, anéanti. Le franciscain ne le quitte jamais
des yeux pour marcher à sa suite et l'aimer
de tout l'amour dont l'aime Jésus-Christ.

L'humilité de Dieu, devenue tangible pour


François, est posée par Bonaventure comme le
motif le plus profond de l'Incarnation. Dieu a
voulu ainsi révéler la raison éternelle de sa
volonté de se donner. Il n'a pas à se protéger
contre un rival possible. Quand il se donne au
vide, alors éclate l'Amour qu'il est essentielle-
ment. Il n'est pas étonnant que Bonaventure
ait employé le fameux axiome dionysien « Bo-
num diffusivum sui », pour expliquer en Dieu
la Trinité des personnes et toute l'œuvre divine
dans la création.
La seule réponse possible pour François et
pour Bonaventure à l'humilité de Dieu est la
vie pauvre et humble de la fraternité. Si Dieu
est pleinement Dieu dans l'humiliation de l'In-
carnation, le chrétien, à son exemple, peut se
mettre à la dernière place sans se perdre.

Mais François, dans sa volonté d'imitation du


Christ, entend, traduire et vérifier sa contem-
plation dans l'action immédiate et littérale. Dans
l'Homme-Dieu Jésus-Christ, l'homme est arrivé
à être ce qu'il est : pure indigence. En répon-
dant à l'humilité de l'amour débordant de Dieu
par une pauvreté et une humilité littérales,
François découvre que dans cet abaissement
Dieu ne se renie absolument pas. Il déifie au
contraire l'homme qui accueille son offre d'a-
mour. La « condescensio » de Dieu venant jus-
qu'à nous se double, dans l'acceptation par
l'homme, d'une « dignatio ». Dieu prend au sé-
rieux la réalité de son partenaire : le riche de-
1 8 1 /' LES ORDRES MENDIANTS

vient le pauvre, il devient mendiant et veut


avoir à demander ce qui lui est nécessaire, ris-
quant toujours la haine et le refus. Et c'est là
qu'il rachète et sauve l'homme en nouant avec
lui le dialogue. La loi de la « condescensio » est
la loi de l'Incarnation, elle se réalise dans la vie
sacramentelle de l'Église où le Verbe incarné
accepte la réalité humaine, le pain et le vin
dont l'homme vit dans son indigence et sa dé-
pendance d'autrui. Elle s'achève dans le dialogue
incessant qu'est la vie de la grâce, « dignativa
condescensio et condescentiva dignatio ».
Bonaventure accomplit donc, dans son expé-
rience et sa réflexion théologique, l'itinéraire
mystique vécu par François : ayant découvert
Jésus-Christ en posture d'abandonné et de men-
diant, il a conscience de pouvoir encore donner.
Il a rencontré Dieu en tant qu'indigent. Il a
surtout compris que pour Dieu ce qui importe
n'est pas ce qu'on peut lui donner mais qu'on se
donne soi-même en lui donnant quelque chose.
L'humilité est donc le fondement de la spiri-
tualité franciscaine : « La somme de toute la
perfection chrétienne présente trois niveaux :
celui de la grâce, celui de la justice, celui de la
sagesse, dans le sens où le Christ est appelé voie,
vérité et vie. En effet, le don de la grâce conduit
à la vérité de la justice en quoi consiste l'action.
La vérité de la justice conduit au goût de la
sagesse en quoi consiste le repos de la contem-
plation. Celui qui les possède atteint au sommet
de la perfection évangélique que Jésus-Christ a
enseignée par la parole et par l'exemple, lui qui
s'appelle le maître d'humilité : « Apprenez de
moi que je suis doux et humble de cœur » (qu.
disp. De perfectione evangelica, q. 1).

Si l'on veut construire, à partir des écrits de


Bonaventure, une synthèse théologique de la
vie spirituelle, nous en trouvons ici la trame
nécessaire. Les longs développements du Solilo-
quium sur la condition de l'homme image du
Verbe, les considérations si denses du De tri-
LES ORDRES MENDIANTS / 1 8 2
plici via, les profondes méditations du Lignum
vitae, les conseils pratiques du De perfectione
vitae ad sorores ou De regimine animse rejoi-
gnent la réflexion profonde de l'Itinerarium et
l'exemple proposé de François dans la Legenda
major.

De son premier Commentaire sur les Senten-


ces à la dernière conférence sur l'Hexameron,
Bonaventure n'a eu qu'un seul désir : compren-
dre et vivre l'unique lien de charité unissant
Dieu à sa création. Ce qui dans le Breviloquium
est mentionné d'un mot est traduit ainsi dans
la Vitis mystica : « Je t'avais conformé à l'image
de ma Divinité quand je t'ai créé, je me suis
conformé à l'image de ton humanité pour te
recréer. Si tu n'es pas demeuré comme je t'avais
créé, demeure au moins comme je t'ai recréé.
Je suis devenu homme visible pour que tu
m'aimes en me voyant, moi que tu ne voyais
pas et ne pouvais voir dans ma Divinité et que
tu n'aimais pas. Je me suis donné à toi, donne-
toi à moi. » Alors jaillit du cœur cette prière
qu'on disait composée par saint François lui-
même : « Père de lumière de qui vient tout don
excellent et toute donation parfaite, regarde
avec miséricorde ceux qui humblement te con-
fessent et savent qu'ils ne peuvent rien sans
toi. Et toi qui t'es donné à nous en rachat, fais
que, malgré notre indignité, nous soyons rendus
intégralement et parfaitement à la grâce, afin
qu'en nous conformant à l'image de ta passion,
nous soyons recréés à l'image que nous avons
perdue en péchant, celle de ta divinité ! Amen. »

J.G. B.
Raymond Lutte (f 1316)
Parmi les mystiques fransciscains, Raymond
Lulle occupe une place prépondérante. Tertiaire
de l'ordre de Saint-François, il mène avant sa
conversion une vie aventureuse. Après un chan-
gement total il déploie un zèle missionnaire qui
le conduit au martyre. Auteur de nombreux ou-
1 8 3 /' LES ORDRES MENDIANTS
vrages, il est disciple de Bonaventure, car il suit
dans son ascension mystique l'Itinéraire de
l'âme vers Dieu. Méditant sur l'homme, le
monde, il s'élève progressivement vers Dieu.
Son œuvre la plus mystique, l'Art de Contem-
plation, décrit comment l'âme doit orienter ses
puissances pour parvenir à l'union avec Dieu.

La mystique de Lulle est très ordonnée. Il y


a une progression spirituelle qui permet de
contempler d'abord les vertus divines les unes
dans les autres, puis, par décantations succes-
sives, le mystique contemple les vertus dans
l'essence ou l'unité de la Divinité. S'appuyant sur
l'Incarnation, il en fait le centre de sa médi-
tation. Loin d'être une contemplation apopha-
tique, la mystique de Lulle s'appuie sur les
dignités divines, les attributs de Dieu qui ser-
vent de base de départ à son ascension. Toutes
les puissances de l'âme sont requises pour
gravir la montagne de la connaissance mystique.
La mémoire, l'entendement et la volonté s'unis-
sent pour acquérir la faculté de saisir le mys-
tère. Dans le livre de l'Ami et de l'Aimé il écrit :
«La volonté de l'Ami voulut monter bien haut
pour pouvoir aimer beaucoup son Aimé et elle
ordonna à l'entendement de monter de tout son
pouvoir ; l'entendement donna le même ordre à
la mémoire et tous trois montèrent contempler
l'Aimé en ses vertus... Ami, où as-tu trouvé ton
Aimé ? — Page, j'ai trouvé mon Aimé dans ma
mémoire, mon entendement et mon amour. »

A ces puissances s'ajoutent les sens spirituels,


par eux l'esprit s'applique à Dieu. Les cinq sens
qui sont la pensée réfléchie, la perception, la
conscience, la subtilité et la ferveur. L'exercice
de ces sens que Lulle expose dans une large
synthèse empreinte d'un lyrisme franciscain
est un point central de la montée mystique. Ces
puissances spirituelles ainsi développées reçoi-
vent « la lumière de la foi », cette divine lumière
qui éclaire et enflamme l'esprit. Par elle Dieu
infuse la science spirituelle, porteuse de l'Esprit
LES ORDRES MENDIANTS / 1 8 4
aux sept dons, illumine l'âme qui alors « con-
naît » l'Ami et vit dans ses vertus. Cette acqui-
sition nécessite ascèse et oraison. Cette dernière
chez Lulle se divise en deux formes : vocale ou
liturgique et intellectuelle. Celle-ci est contem-
plation de Dieu. L'homme y contemple les ver-
tus et dignités divines. A la méditation s'ajoute
la componction. Les larmes et la dévotion sen-
sible accroissent l'Amour qui va unir l'Ami
et l'Aimé. Cette recherche d'une ardeur af-
fective s'épanouit dans la pensée de Lulle dans
un péril encouru pour l'Aimé, en l'occurrence le
martyre. La contemplation de Raymond Lulle
est essentiellement pratique. Ce qu'il veut, c'est
embraser d'amour les âmes et les conduire au
sacrifice de leur vie pour propager la foi en
l'Aimé. Intellectuelle, cette contemplation ne
rejette pas les sciences et les facultés raison-
nables. Lulle en effet « priait la science de lui
montrer la gloire de son Aimé afin qu'il pût
aimer plus fermement ». Par l'intelligence Lulle
pense s'élever plus rapidement vers les som-
mets de la connaissance mystique. « L'Ami de-
manda à l'entendement et à la volonté lequel
des deux était le plus près de son Aimé. Tous
deux coururent et l'entendement parvint près
de l'Aimé plus tôt que la volonté. » Mais à l'en-
tendement s'ajoute l'amour, chaîne par laquelle
l'homme est traîné aux portes célestes. Le mys-
tique chez Lulle est condamné à une mort par
amour. « On demanda à l'Ami quel était son
maître ; il répondit : l'amour... De quoi vis-tu ?
D'amour. Quel est ton nom ? Amour. D'où viens-
tu ? De l'amour. Où vas-tu ? A l'amour. » Ainsi
l'âme avec le seul entendement ne peut arriver
à Dieu. Entendement et amour s'unissent pour
connaître le divin. Dans cet amour se consomme
l'union de l'Ami et de l'Aimé. Lulle en une sai-
sissante image mystique décrit cette union :
« L'amour illumina le nuage qui était entre
l'Ami et l'Aimé et le fit ainsi lumineux et res-
plendissant comme la lune dans la nuit... le
soleil dans le jour... Et dans ce nuage resplen-
dissant, l'Ami et l'Aimé se parlaient. » Amour,
1 8 5 / LES ORDRES MENDIANTS
lumière, nuage, toute la terminologie de Lulle
le situe dans le grand courant des mystiques qui
depuis Moïse cherchent dans l'Ombre divine
la connaissance du mystère de Dieu, lui-même
mystère de l'homme. La place de Raymond
Lulle est donc très importante dans la mystique
du Moyen Age. Il s'offre comme l'homme de
la paix et de la contemplation mystique et sa
doctrine manifeste un être qui a connu de si
hautes expériences que la pauvreté du langage
humain ne peut les exprimer.

LA MYSTIQUE DE L'ECOLE DOMINICAINE


L'Ordre des Frères Prêcheurs ou Dominicains,
fondé en 1215 par Dominique de Guzman, a
pour idéal la vie évangélique et se situe parmi
les Ordres mendiants. On ne peut à proprement
parler de mystique dominicaine car l'ordre ne
se distingue pas de la mystique tradition-
nelle chrétienne. Le fondement spirituel en est
l'Évangile vécu dans toutes ses dimensions
comme le faisait à peu près au même moment
François d'Assise. La devise de l'Ordre : « Con-
templare et aliis tradere contemplata » (con-
templer et livrer aux autres le fruit de sa
contemplation) est attirante. Très tôt cepen-
dant, on y relèvera une grande influence intel-
lectuelle du fait de la spécialisation universi-
taire de ses chanoines, orientation qui répon-
dait à des besoins nouveaux en raison de l'igno-
rance du clergé. De l'Ordre sortiront des mys-
tiques qui ne seront pas forcément reconnus
comme tels, les Rhénans, qui tout en s'appuyant
sur la scolastique savent la dépasser au profit
d'un élan spirituel et d'une vision du mystère
plus apte à séduire les âmes éprises de divin.
De tous les écrivains spirituels dominicains on
peut retenir trois figures qui ont marqué le
christianisme mystique occidental : Albert le
Grand, son disciple Thomas d'Aquin et enfin
une âme humble qui soutiendra au sein de sa
contemplation une vie apostolique réforma-
trice, Catherine de Sienne.
Albert le Grand (1206-1280)
Premier docteur dominicain et maître de
Thomas d'Aquin il exerça surtout son influence
mystique sur ses frères d'outre-Rhin. Professeur
à Cologne puis à Paris, évêque de Ratisbonne,
membre du Concile de Lyon, il laisse une
œuvre écrite immense. Son enseignement spiri-
tuel garde un caractère dévôt inhérent à son
époque. On doit rechercher sa véritable attitude
mystique dans sa Théologie, et notamment dans
son Commentaire du Livre de la théologie mys-
tique de Denys l'Aréopagite.

Le sens général de la doctrine spirituelle


d'Albert le Grand, préparation à celle de Thomas
d'Aquin, se situe dans le courant de son temps,
gardant l'influence d'Augustin alors maître spi-
rituel : la perfection réside en la charité. Tout
homme doit tendre vers cette perfection avec
ses sens et son intellect. Comme tous ne peu-
vent gravir les sommets, il existe un minimum
requis, l'observance des commandements. Celui
qui tend vers la sainteté doit se conformer en-
tièrement à la volonté divine, plus encore, s'unir
à cette volonté afin de ne faire qu'un avec elle.
La plus haute de ces conformités à la volonté
souveraine est celle des parfaits qui ne désirent
que ce que Dieu veut en eux et elle consiste
« à vouloir ce que je sais que Dieu veut ». Tout
cela dans l'unique but de la gloire de Dieu, du
rayonnement de sa charité. Albert suit aussi
un autre schéma classique repris plus tard par
son disciple : la comparaison entre la vie active
et la vie contemplative. Il affirme que la vie
contemplative n'est acquise que grâce et par
l'intermédiaire de la vie active, qu'elle est en
quelque sorte la récompense attribuée en vertu
du bon accomplissement de cette dernière. Il
agit ainsi en bon dominicain qui connaît le but
et la devise de son Ordre : contemplata tradere,
et en ce sens il ajoute que la contemplation in-
formera l'action, la guidera en de justes che-
mins. Toujours dans la tradition des Prêcheurs,
il insiste dans son Commentaire de Luc sur la
1 8 7 /' LES ORDRES MENDIANTS
nécessité de la contemplation dans l'action. Si
celle-ci est nécessaire préparation à la contem-
plation, il faut aussi savoir la quitter, afin de
vaquer à la contemplation, retrouver ainsi le
silence propice à la rencontre avec Dieu qui va
nourrir la vie apostolique. Cette spiritualité
s'actualise dans son milieu de Prêcheurs voués
par les vœux à cette œuvre semi-active et semi-
contemplative.

« Dans l'opinion de son temps, dit Préger,


Albert fut mystique comme pas un et bien des
mots ailés de la mystique allemande se ratta-
chent à son nom » (Geschichte der deutschen
Mystik..., t. II, p. 39). D'autres auteurs le juge-
ront de la sorte affirmant qu'il est à l'origine
de la mystique allemande, car son néoplato-
nisme scolastique (M. Grabmann), introduit
dans la théologie dominicaine allemande, per-
mettra à des hommes de s'élancer vers les som-
mets du mystère divin. Ici se situe sur le plan
mystique l'important Commentaire du Livre de
la théologie mystique de Denys l'Aréopaglte.

Le choix mystique d'Albert le Grand fut d'éta-


blir une solide relation entre une expérience
philosophique et théologique de type aristotéli-
cien et une vision mystique de tendance plato-
nicienne ; la charnière de cette recherche sera
le Pseudo-Denys, duquel il va s'inspirer et rece-
voir l'influence. Il faut cependant préciser qu'Al-
bert ignorait probablement le grec et qu'il n'uti-
lisait que des traductions latines, qui l'ont cer-
tainement « dévoyé ». Malgré ces difficultés
Albert s'attachera à rechercher l'authentique
pensée dionysienne et conserve la gloire de
l'avoir développée théologiquement, dans des
milieux peut-être peu enclins à cette approche
mystique. La théologie pour Albert est en rap-
port direct avec la mystique, elle prépare la
contemplation ; disciple de Denys, il suit avec
lui le chemin qui mène à l'union avec Dieu,
dans la ténèbre. Albert d'ailleurs donne une
grande importance à la théologie négative de
LES ORDRES MENDIANTS / 188
type dionysien. Elle conduit selon lui à la
nécessité • de se débarrasser des images terres-
tres, afin de parvenir à une plus parfaite con-
naissance de soi et de Dieu. Dans sa pensée, la
vision immédiate résulte de la seule gloire
céleste et elle est rendue possible en cette vie
par ce qu'il appelle le rapt. La contemplation
mystique proprement dite s'opère grâce à une
« espèce intelligible » abstraite dont l'intelligence
humaine n'aperçoit pas le contour en la con-
templant d'une façon confuse. La théophanie ne
se fait pas sous le mode d'une vision corporelle
(un tel mode de vision reste admis chez les
pères orientaux). En l'homme plusieurs puis-
sances concourent à l'intelligence naturelle et à
l'intelligence surnaturelle ; celle-ci ne saisit pas
Dieu en lui-même, mais dans la théophanie voit,
comme Moïse sur le Sinaï, les effets de cette
théophanie divine. Albert, ainsi que tous les
mystiques, affirme que Dieu ne peut être vu
dans son essence, c'est-à-dire face à face en cette
vie, il ne se manifestera dans la vision directe
qu'en la « patrie céleste ». Seuls les signes et
effets divins sont perceptibles en cette vie, « car
Dieu dit à Moïse : tu me verras par derrière,
mais ma face ne saurait être vue. » De plus
pour que les choses soient reçues par l'intellect
humain « il faut pour que nous les connaissions
que vienne à notre intelligence une lumière an-
gélique qui multiplie en nous les aspects sous
lesquels sont vues les choses divines ». Cette
lumière qui vient de Dieu pour illuminer l'hom-
me et le rendre réceptif à sa gloire « est appe-
lée le miroir de l'éternité dans lequel virent les
prophètes ». Celle-ci n'est pas Dieu, mais vient
de Dieu. Le mystique qui participe de Dieu dans
la lumière qu'il reçoit et qui ouvre sa connais-
sance des choses divines ne voit pas Dieu.
L'âme purifiée, illuminée, perçoit donc les effets
de Dieu et non ce qui est Dieu, elle ne voit pas
sa divinité, mais elle s'élève au-dessus de tout
objet créé pour percevoir le surnaturel divin.
Cette démarche du docteur dominicain trouvera
écho au siècle suivant en Allemagne.
n
homas d'Aquin (f 1274)
D'abord disciple de Benoît, Thomas d'Aquin
entre très jeune chez les Frères Prêcheurs. Se
succèdent alors études à Paris, à Cologne où il
rencontre son maître Albert le Grand, et profes-
seur. Malgré une activité universitaire débor-
dante, il rédige une œuvre dont l'ampleur est
comparable à celle de son maître Albert. Philo-
sophe, exégète, théologien, mystique, Thomas
touche tous les sujets et reste malgré les
siècles le pilier central de la pensée théologique
occidentale. Très tôt sa doctrine se distingue
des maîtres fransciscains, tel Bonaventure, et
même de son propre maître Albert, pour s'orien-
ter vers un net « intellectualisme », comme affir-
mation du primat de l'intelligence s u r la vo-
lonté. D'Aristote, il hérite une confiance sans
limite en la possibilité de l'intellection humaine
qui selon lui est capax Dei, (capable de Dieu).
Sa spéculation morale et psychologique, son
rationalisme sur Dieu dépasse tout ce qui était
pensé alors. Malgré son affection pour Aristote,
Thomas, lecteur et connaisseur des anciens as-
cètes, fondera son œuvre sur la Parole divine et
s'attachera à l'exégèse afin d'enraciner sa pensée
philosophique et théologique au sein même de
l'Écriture. Il lui faut à travers celle-ci trouver
« la lumière de la sagesse divine » qui permet
d'annoncer les vérités qui y sont contenues.

Le vocabulaire de Thomas d'Aquin mystique


comporte trois mots essentiels : béatitude, con-
templation, amour. Chez l'homme sage, cons-
tate-t-il, il y a un désir naturel de voir Dieu.
Cette remarque spirituelle lui sert aussi de
base en théologie où il existe aussi une connais-
sance naturelle de Dieu. Ce désir profondément
ancré dans l'homme reste cependant inaccessible
à la simple puissance humaine. Dieu seul peut
accorder une telle grâce et cela suppose en
contrepartie une préparation dans l'ascèse qui
sera régénération de l'homme marqué par le
péché, afin de retrouver un état proche de
LES ORDRES MENDIANTS / 1 9 0

celui de la béatitude originelle. Beaucoup d'au-


teurs avaient jusque-là prétendu à l'impossibi-
lité de la connaissance de Dieu en cette nature
charnelle. Thomas va utiliser le rôle de la foi
afin d'universaliser la connaissance de Dieu.
Il s'oppose à. toute gnose, et surtout à tout
monopole de là connaissance divine. Celle-ci n'est
pas réservée à un petit nombre de grands es-
prits, elle est possible et peut être vécue par
tous. Elle dirige l'homme vers le destin final :
la béatitude éternelle, mais sans l'anticiper en
ce monde. En cela Thomas se sépare de cer-
tains mystiques orientaux pour qui la connais-
sance terrestre du mystère est posée comme
nécessaire pour la vie future. La connaissance,
la participation au mystère reste le but de
« toute une vie » qui ne sera que préparation.

Reprenant une citation de Grégoire le Grand


dans la l i a Ilae q. 180, il souligne que la
contemplation a pour fin la vérité, que l'intel-
ligence s'exerce à la contemplation et surtout
que « la vie contemplative foulant aux pieds tout
autre souci brûle du désir de voir la face de son
créateur ». Recherche qui se fait dans l'amour de
Dieu et du prochain. Il reprend dans la même
question le thème de la beauté et remarque que
«la beauté se rencontre premièrement et.essen-
tiellement dans la vie contemplative ». Recherche
qui conduit l'être à devenir amoureux de la
beauté divine et fait du mystique un homme du
beau. Thomas précise ensuite plusieurs actes
dans le fait de contempler. D'abord la possi-
bilité de la contemplation « à visage découvert
de la gloire du Seigneur », alors l'homme se
transforme dans la lumière divine. Puis l'admi-
ration de la beauté divine de laquelle découle
la crainte. Ces deux états les plus remarquables
s'apparentent à celui qui achève le temps ter-
restre de l'homme, alors que celui-ci peu à peu
gravit les sommets dans la considération des
œuvres et des bienfaits de Dieu. Ces derniers
dispensés à la créature l'acheminent vers l'ul-
time perfection en la Vérité divine. La suprême
1 9 1 /' LES ORDRES MENDIANTS
contemplation n'est accordée que par Dieu, per-
mettant la vision de son essence, mais alors
elle requiert un état intermédiaire entre la vie
présente et la vie future. Dans la contemplation
le mystique trouve la joie, celle-ci dépasse toute
joie humaine, elle est issue d'un autre amour,
elle s'inscrit dans le mot du Psaume « goûtez et
éprouvez la douceur de Dieu », et plus le combat
ascétique sera dur plus la victoire apportera
d'allégresse. Thomas comme les autres théolo-
giens mystiques se demande si cette contempla-
tion est durable. Il répond affirmativement en
soulignant qu'elle l'est dans la charité, son prin-
cipe et sa fin. La vie contemplative de la béati-
tude se prépare ici-bas et doit être continuée afin
d'aboutir un jour dans les « vives flammes
d'amour ». Elle dure car elle concerne la partie
divine de l'homme : son intelligence incorrup-
tible et impassible.

Cette rapide synthèse d'un vaste enseigne-


ment découvre un Thomas d'Aquin mystique,
qui n'est pas un pur intellectuel, mais
qui recherche un équilibre difficile entre
une nécessité scolastique qu'il veut rigou-
reuse et une liberté spirituelle qu'il puise
Chez les ascètes. Il se situe à la limite
où science et expérience mystique ne sont pas
cloisonnées, et réagit contre une tendance spiri-
tuelle « dévotieuse » qui risquait alors de mettre
en péril le fondement même de la mystique.

Catherine de Sienne ("f 1380)


Cette illustre fille de Sienne est entourée d'un
halo de légendes, mais, à travers des récits et
des indications historiques discutables, trans-
paraît une expérience mystique extraordinaire.
Au milieu de pénitences, de jeûnes, de difficul-
tés de toutes sortes, elle est favorisée de visions
peu courantes. Elle ne choisit ni le mariage ni
le cloître, car elle veut une cellule ni de pierre
ni de bois « mais seulement de la connaissance
d'elle-même », ce qui a priori dénote une vie
mystique de premier ordre, tout entière vécue
LES ORDRES MENDIANTS / 1 9 2

dans l'intériorité. Son œuvre écrite se compose


d'un Dialogue, de Lettres et d'Oraisons diverses.
Le Dialogue, souvent commenté, est une théo-
rie de la connaissance spirituelle qui échappe
à la systématisation d'école. Elle considère la
nuit mystique comme une épreuve nécessaire à
l'âme qui désire réellement faire l'ascension
spirituelle. Sa mystique profondément enracinée
dans la foi chrétienne est, semble-t-il en lisant
le Dialogue, assez réservée face à l'expérience
religieuse personnelle. Il ne faut voir là qu'une
réaction normale d'un être se sachant comblé
dans le mystère, connaissant son cas comme
exception, et qui ne veut pas, par démagogie
spirituelle, entraîner des âmes plus faibles à
des expériences sans lendemain. Elle enseigne
que la connaissance de Dieu n'est possible que
dans cette lumière de la foi, laquelle aide à la
connaissance de soi, car c'est en soi que s'ac-
complit l'ouverture au mystère. Aussi, dans cette
acquisition le Maître intérieur joue-t-il un grand
rôle. La connaissance n'est pas un quelconque
« système de concepts, une combinaison de for-
mules, un solennel tintamarre de mots », mais
révélation intérieure, expérimentation de la
parole du Maître intérieur qui guide l'âme sur le
chemin de la Vérité. Le Maître s'est donné à
elle de façon visible, en des visions où il lui
dicte sa conduite et ses volontés. La réponse de
Catherine sera don total ; instrument docile du
désir divin, elle sortira de son univers mystique
pour intervenir fermement dans les affaires
politiques de l'Église et œuvrera à sa réforme
en des temps de troubles.
Cette vision mystique de la recherche inté-
rieure prépare la spéculation des dominicains
rhénans. Lâ créature, ce « néant », n'est aux
yeux de Dieu : rien. De Lui elle tient la vie et
l'être, en lui elle cherche la connaissance ; la
soif de possession divine informe son être dans
toutes ses dimensions. La béatitude pour elle
ne se trouvera qu'au terme du chemin qui mène
à Dieu, toute la vie n'est que préparation, re-
1 9 3 / LES ORDRES MENDIANTS
cherche incessante de l'Amour, de la Charité qui
unit à Dieu. Ame unique, Catherine désire le
mystère en son entier et non une école; elle est,
on peut le dire, une des dernières grandes ma-
nifestations mystiques hors des cadres officiels
avant le cloisonnement déjà sous-jacent du
temps de Thomas d'Aquin.

MYSTIQUE DU CARMEL
L'Ordre du Carmel représente en Occident
un des chaînons d'union avec le monachisme
de l'Orient et, plus encore, le lien dans la tra-
dition mystique et prophétique avec l'Ancien
Testament, l'ordre se rattachant à Élie et
Élisée, Élisée qui, après l'ascension du grand
prophète, alla au mont Carmel où Dieu avait
déjà manifesté sa puissance (I Rois XVIII,20; II
Rois 2,25). Mais l'ordre, une fois en Occident,
perd ce goût de la retraite et du désert, il de-
vient mitigé. Il faut attendre Thérèse d'Avila
et Jean de la Croix pour qu'enfin revive l'esprit
ancien de l'Ordre, pour que le goût du désert,
la soif de l'Unique nécessaire dans le retrait du
monde jaillisse de nouveau. Thérèse et Jean ne
sont pas les créateurs de l'école carmélitaine,
elle existait bien avant eux. Ils apparaissent les
restaurateurs de l'idéal primitif compromis par
une insertion du monde dans la vie du carme,
héritier du désert.

La vocation carmélitaine développe essentiel-


lement la vie mystique dans le prolongement
du mont Carmel, c'est-à-dire, jusqu'à la vision
de Dieu. Le moyen d'actualiser cette mystique
est la voie d'oraison. Les différentes ascèses ac-
cessoires ont pour finalité l'oraison contem-
plative, l'union avec Dieu, dans la vision de la
Lumière. Cette voie apprend au carme à médi-
ter, jour et nuit, la Loi Divine, à s'entretenir à
chaque instant de Dieu dans le désert de sa
cellule, lieu essentiel à sa vie spirituelle. Cette
oraison qu'il tend à développer continuellement
LES ORDRES MENDIANTS / 1 9 4
est comparable à la flamme. Il est consumé de
l'amour de Dieu et, telle la veilleuse, il brûle
continuellement devant la face de Dieu, lui ma-
nifestant son amour. La flamme, la brûlure tien-
nent chez les carmes, tout autant que le symbole
de la montagne, une place prépondérante. La
flamme symbolise, dans la pauvreté du lan-
gage humain, l'Amour subsistant, infini de
l'Eternel. Au feu qui évoque la Pentecôte re-
tourne la flamme, symbole de l'amour. Ce
retour vers Dieu, du bas vers le haut, s'étend à
toute la vie mystique qui n'est que retour
d'amour. Le feu est descendu du ciel, et l'homme,
tel un autre foyer, lance vers Dieu les flammes
de son amour. Cette flamme d'amour, comme
le feu, brûle et consume, mais à l'encontre de
ce dernier, ne détruit pas ; au contraire, elle
comble de délices suaves l'âme embrasée.

Cette flamme, le Carmel ne la conserve pas


jalousement en sa possession ; il l'envoie au
monde, la partage pour que ce feu mystique de
l'Esprit devienne aussi la part des âmes géné-
reuses. Cloître et prédication alternent dans la
vie, mais l'un n'exclut pas l'autre : et le désert
appelle toujours à lui, pour des temps plus ou
moins longs, ceux qui le cherchent ; dans la
solitude, le carme puise la contemplation à la
source vivante du Carmel.

Le souci parfois angoissant d'une Thérèse


d'Avila ou d'un Jean de la Croix vis-à-vis des
âmes qui ne connaissent pas la joie de l'Amour
manifeste l'attention de l'ermite face au salut
cosmique. Le carme qui prêche ou la carmélite
qui, de son couvent, soutient spirituellement un
missionnaire, illustrent ce souci du don de la
flamme à ceux qui ont soif de l'Amour de Dieu.

Amour et joie, on ne peut dissocier ces deux


termes. La joie carmélitaine est légendaire. Joie
de l'âme, fiancée au Dieu éternel, joie de l'être
tout entier, purifié au creuset de l'Esprit, vivant
ici-bas l'allégresse céleste. Joie d'avoir enfin re-
1 9 5 /' LES ORDRES MENDIANTS
trouvé la véritable image, celle de la ressem-
blance avec Dieu, après une profonde purifi-
cation. Joie d'entendre Dieu passer dans le
frémissement de la brise...

Jean de la Croix (f 1591 )


Fils d'un pauvre tisserand catalan, Jean de
Yépès entre à vingt et un ans chez les carmes
de Médina-del-Campo. Toute sa vie sera mar-
quée par sa rencontre avec Thérèse d'Avila :
celle-ci va le persuader d'entreprendre la ré-
forme masculine du Carmel. Persécuté, battu,
incarcéré, réhabilité, de nouveau discrédité,
puis exilé au couvent de Ubeda, il y meurt en
1591.
L'œuvre de Jean de la Croix est capitale :
Cantique spirituel, Avis et Maximes, Montée du
Carmel, Nuit obscure, Vive Flamme d'Amour
réunissent toute la doctrine spirituelle du doc-
teur. Tous ces poèmes et écrits n'ont qu'un but ;
retracer l'expérience vécue en cachant volon-
tairement le moi.
Avant d'être transformé en une mystique spé-
culative, la pensée de Jean de la Croix apparaît
une doctrine concrète s'enracinant profondé-
ment dans l'existence. Il a transmis à ses disci-
ples l'itinéraire d'ascension à Dieu que lui-même
emprunta. Il serait faux de l'envisager unique-
ment sous l'angle de la théologie théorique. Son
œuvre, loin de toute élaboration savante, pré-
sente bien au contraire le caractère d'une des-
cription étape p a r étape de cette ascension,
sans idée ni plan préconçus de la part de
son auteur. Ainsi J. Baruzi affirme que « rien
n'est plus faux que cette transformation de
l'œuvre de Jean de la Croix en un vaste ma-
nuel 1 ». Il est nécessaire avant d'étudier cet
auteur mystique de bien poser qu'il n'a pas
écrit un traité systématique, mais, bien au con-
traire une description des états aux divers de-
grés de son ascension personnelle. « Les œuvres
de Jean de la Croix ont leur point de départ lit-
téralement en un cri 2 . »
LES ORDRES MENDIANTS / 1 9 6

Toute sa vie il a conservé l'amour et le souci


des âmes. Ce père au sens ancien de la litté-
rature ascétique, ne reste jamais indifférent
devant la détresse de l'âme attentive à Dieu.
Au seuil de son ouvrage le plus initiatique, la
Montée du Carmel, il s'adresse à ceux qui cher-
chent en souhaitant leur montrer la voie que
lui-même a empruntée. Dans chaque conseil
éclate sa tendresse, il commence souvent sa
correspondance par cette petite phrase : « Que
Jésus soit en votre âme. » Il porte secours,
conseil, aide afin de mener à la claire vision
ceux qui se confient à lui. Pour le père Jean de
la Croix le symbole de la vie mystique est la
nuit, la ténèbre. Cette nuit, cette plongée dans
l'obscurité de la foi il l'estime plus que tout, et
il voit dans le dénuement total l'unique
moyen d'arriver à Dieu. Cette intuition
de la ténèbre divine, il l'a ressentie
d'abord dans l'affrontement à la ténèbre
de la créature plongée dans l'obscurité des
sens. Toute l'expérience du maître réside dans
cet affrontement de la transcendance du Créa-
teur et du néant de la créature qui rejette
l'amour. Il pose ainsi le postulat de l'Absolue
Transcendance de Dieu qui est l'Être, sans au-
cune mesure avec tout être. Ce sentiment, cette
certitude du mystique, introduit directement le
chercheur de Dieu dans la lutte spirituelle qu'il
devra mener contre lui-même et contre tout ce
qui ne concourt pas à la recherche de Dieu seul :
« Celui qui veut aimer autre chose avec Dieu
montre clairement qu'il fait de Dieu bien peu
de cas ; il met dans une même balance avec
Dieu ce qui, nous l'avons dit, en est infiniment
éloigné 3 . »
Ce mystère de la transcendance divine, Jean
de la Croix le représente par la montagne téné-
breuse dont il faut réaliser l'ascension. Telle
l'Échelle de Jean Climaque, la montagne de Jean
de la Croix est le centre de son enseignement
et du système d'images qui illustre les divers de-
grés d'ascension. Dieu se tient au sommet de
cette montagne environnée de la nuée, et pour
1 9 7 /' LES ORDRES MENDIANTS
parvenir à lui il faut gravir les flancs escarpés
de ce mont, cela dans la ténèbre du Rien, en
abandonnant progressivement tout le savoir, la
science, la gloire, les sens, pour arriver à acqué-
rir les vertus de justice, de force, de prudence
qui conduisent à la charité, seuil du Banquet
-perpétuel dans l'intimité divine.

Cette mystique repose profondément sur


l'Écriture. Jean de la Croix la puise ou du moins
illustre son expérience en suivant ses Pères dans
la montée spirituelle : Moïse sur le Sinaï et
Élie sur la même chaîne de l'Horeb. On touche
ioi la tradition même du Carmel, l'ordre se ré-
clamant du prophète Élie. Moïse et Élie, dévo-
rés par l'amour divin après une marche au dé-
sert, parviennent à la montagne de Dieu (Sinaï-
Horeb) et là, dans une grandiose manifestation,
Dieu se révèle. Théophanie mystérieuse du Dieu
caché qui au milieu des éclairs et du tonnerre
laisse Moïse le voir « de dos « <:t où Dieu vient,
à lui « dans une épaisse nuée » (Ex. XÏX.9). tîie,
prosterné au creux du rocher entend Dieu
« passer dans le murmure léger de la brise ».
Jean de la Croix, carme fidèle à la tradition de
la montagne, lieu de la vision divine, ne peut
trouver meilleurs exemples pour illustrer sa
propre ascension spirituelle. Le mont Carmel,
comme l'Horeb, signifie pour lui cette ascension
vers la présence mystérieuse du Dieu de ma-
jesté. A l'imitation du contemplatif Élie qui sur
le Carmel s'entretient dans la douceur de
l'amour, Jean dans la ténèbre ressent cette pré-
sence lumineuse qui à chaque étape de l'ascen-
sion pénètre l'âme, lui permettant de progresser.

Le dessin de la sainte montagne du Carmel


laissé par Jean de la Croix traduit son expé-
rience personnelle de lutte dans la voie étroite.
Aussi faut-il le voir non comme un instrument
infaillible de progession mystique, mais avant
tout comme le chemin d'une vie, d'une expé-
rience vécue, inspirée par l'Esprit-Saint et don-
née au monde par son pneumatophore.
LES ORDRES MENDIANTS / 1 9 8
Approche négative du mystère : par la «nuée»
on arrive au seul sommet qui compte, là où se
tient Dieu seul,. l'inconnaissable qui enfin se
révèle à l'âme fidèle. La distance reste infinie
entre le Créateur et sa créature, pécheresse et
prisonnière de la nuit des sens. Dieu ne peut
être objet de l'intelligence ou de la sensibilité.
Seul l'amour et par conséquent le cœur trans-
figuré dans la lumière de l'esprit est capable
de saisir la réalité de la présence personnelle de
Dieu. Ce renoncement à tout ne poursuit qu'un
seul but : Dieu transcendant. Pour cet unique
but, Jean de la Croix a ordonné et organisé sa
doctrine. Sinon tout devient absurde, tout de-
vient folie, folie du néant. Le dépouillement en-
seigné par le maître ne sert qu'à la purification,
il n'est pas le but, celui-ci n'étant que la trans-
cendance de l'Être divin : « plus les choses de
Dieu sont élevées et lumineuses en elles-mêmes,
plus elles sont inconnues et obscures pour
nous 4 ». La seule approche consiste en ce dé-
pouillement total afin que le moi disparaisse au
profit de l'autre qui établit là sa demeure.

La vie mystique nécessite une purification.


Jean de la Croix insiste sur la purification de
toute sensibilité et surtout sur le dénuement de
l'esprit. Nos idées, nos pensées propres ne
sont en aucun cas à la mesure de Dieu. Ce rien
radical applique l'Évangile à la lettre : « va, vends
tout ce que tu as et donne-le aux pauvres ». Il
faut dans le combat spirituel se débarrasser de
toute possession étrangère à la seule perspective
de l'union avec Dieu. Libération nécessaire, car
sur Dieu la sensibilité humaine n'offre aucune
prise, ni la volonté, ni l'intellect, ni l'imagination,
ni aucun autre sens. Cette transcendance abso-
lue, que l'on trouve à chaque moment de la vie
spirituelle, persuade l'âme d'accomplir ce dé-
pouillement, sinon elle sera incapable de voir
sa face. La seule ressource dans la connaissance
reste la voie négative. Connaître Dieu par ce
qu'il n'est pas. L'âme doit aller à Lui en niant
toute connaissance naturelle et même surna-
1 9 9 /' LES ORDRES MENDIANTS
turelle. Ce n'est qu'après un tel renoncement à
tout mouvement de la raison et de la volonté
propre que l'union sera possible. De même
l'imagination doit être combattue, car elle con-
tribue à la formation d'images fausses de Dieu.
Toute idée est nuisible à la saisie mystique de
Dieu. Cette affirmation, bien entendu, se conçoit
comme fin, ce n'est que dans le progrès de son
ascension que l'âme peut arriver à un tel état.
Le commençant se délivre de sa sensibilité,
d'abord au moyen d'images au cours de sa
méditation. Dès qu'il entre dans la voie contem-
plative, progressivement il quitte tout discours
ou imagination, et, avec la seule force et grâce
de Dieu, il avance sur la voie surnaturelle, en se
plongeant toujours plus profondément, se déta-
chant même de cette grâce pour vivre dans la
Foi pure qui seule lui donne Dieu tout entier.
« L'âme doit se vider de tout ce qui peut tomber
en sa capacité... elle doit toujours demeurer
comme dénuée et en ténèbres, s'appuyant sur la
foi seule et la prenant pour guide et lumière
sans faire crédit à rien de ce qu'elle entend,
goûte, sent ou imagine 5 . » Le combat spirituel
qui s'instaure dans l'âme engloutit l'humain sen-
sible et développe les vertus théologales qui
pratiquées avec perfection luttent contre les
pensées, les sentiments et les vouloirs humains.

La foi pour Jean de la Croix se trouve au


cœur de la nuit mystique. Elle est le seul moyen
pour parvenir à Dieu. L'ultime purification
avant la vision lumineuse consiste en cette foi
pure, fond de la nuit obscure. Cette purification
ne s'opère que dans « l'horreur de la ténèbre
totale », l'être tout entier se trouve désarticulé
car, dépouillé de tout, de tout soutien de lui-
même, seule la foi lui permet d'avancer «à tâ-
tons » dans la ténèbre qui l'entoure, il ne sait
rien, ne voit rien, mais, confiant en la divine
parole, il avance tel un aveugle. Cette ténèbre
cependant éclaire l'âme. « La foi illumine avec
ses ténèbres les ténèbres de l'âme... 6 » Pour
l'âme fidèle la seule voie est celle de l'aveugle-
LES ORDRES MENDIANTS / 2 0 0

ment volontaire par la foi, le non-savoir, et cette


foi requiert le courage spirituel afin de franchir
les limites naturelles des facultés intérieures et
extérieures. Dans ce néant, l'âme privée de toute
connaissance de soi reçoit de Dieu la connais-
sance de l'humilité, de la charité et de l'amour.
Ces purifications achevées, ces différentes nuits
passées, l'horreur nocturne s'achève sur la
Croix, au milieu de la ténèbre de la neuvième
heure, préparation du sabbat de l'illumination
cosmique de la résurrection. Comme le Christ
suspendu sur le bois au milieu de cette ténèbre,
l'âme crucifiée dans la nuit souffre en Christ
l'horrible dislocation de son être, apparemment
abandonnée du Père.

L'horreur de la nuit peu à peu se dissipe et


à travers la nuée perce la lumière qui la rend
transparente, donnant à l'âme la possibilité de
recevoir les rayons de l'aurore. Dans cette clarté
qui surgit de la pénombre, l'âme reste malgré
tout au sein de la nuit, c'est la ténèbre lumi-
neuse de la mystique de Jean de la Croix. Dans
la nuit baignée de soleil, l'âme connaît l'union
béatifique, un léger voile seulement lui masque
encore la pleine manifestation de la lumière di-
vine, car l'homme ne peut voir Dieu et vivre.
Purifiée, pénétrée de l'amour divin l'âme con-
temple dans la simplicité. Cet amour exclusif
de Dieu ne dépend que de lui et non du fait de
la montée ou du vouloir. Dieu se donne à celui
qui a la capacité de le recevoir, ce don descend
de lui. La montée au Carmel conduit à cette
sortie de soi, préparation à la réception du don
de Dieu. L'homme sorti de lui-même répond par
un langage nouveau, d'esprit à Esprit, il entre
en communion immanente. Cette nouvelle con-
naissance, simple et intuitive, jette sur Dieu le
regard qui coïncide alors avec l'éternelle vérité,
fusionnant, communiant dans le mystère de
l'être. Dépouillement et ascension, lumière et
ténèbre conduisent l'âme comme aimantée vers
son pôle d'attraction. Après de multiples sépa-
rations, unifiée, elle triomphe et parvient en une
2 0 1 /' LES ORDRES MENDIANTS

région dépassant toute expérience, toute notion :


le mystère du Dieu Amour, qui lui redonne la
vraie dimension perdue.

Cette suprême union annonce le moment de


l'ultime et dernière vision, du terme de l'ascen-
sion où l'âme devient celui ^qu'elle aime,
retrouve son Créateur et la familiarité
de Dieu, « elle est transformée en Dieu
par amour, elle participe à la nature de
Dieu par son union avec lui, bien que cette
union ne soit pas essentielle 7 . » La recherche an
goissante prend fin et le face à face avec Dieu
pressenti dans l'amour s'actualise. En elle se
réalise l'habitation de la Trinité : « Elle donne
Dieu à Dieu même ; elle peut rendre à Dieu
l'Amour dont il l'a poursuivie sans trêve, elle lui
rend le Verbe qu'il lui avait donné 8 . » Réalisa-
tion de la « divinisation » de l'âme qui retrouve
le triomphe de la création d'avant la chute.
Enfin, arrachée aux obstacles et à l'opacité,
elle crie son amour dans la vision, elle s'illu-
mine, brûlant à la face de Dieu.

L'ascension est accomplie, la nuée obscure


cache faiblement les rayons de la gloire divine,
et l'âme enfin parvient à ce qui la consumait
dans la nuit.

Jean de la Croix, guide spirituel, a. laissé son


enseignement mystique souvent sous forme de
poèmes. Ce qu'il a expérimenté, il l'enseigne
mais lui ne se raconte point, il n'emploie nulle
part la première personne. Le silence résolu
dans lequel il s'enferme ne sera jamais trahi.
Aucune anecdote, aucune confidence. C'est un
mystique secret, et il applique sur lui-même
l'enseignement qu'il dispense sur le renonce-
ment même du moi propre.

Thérèse d'Avila (1515-1582)


Thérèse naquit à Avila, le 28 mars 1515. Con-
vertie, elle entre au couvent et devient réforma-
trice du Carmel ; parcourant l'Espagne, elle
LES ORDRES MENDIANTS / 2 0 2
fonde dans les villes de nouveaux monastères.
Femme active, elle est aussi un écrivain mys-
tique que l'Église catholique romaine procla-
mera docteur. Elle a ainsi laissé de nombreux
ouvrages. Ses principaux écrits furent rédigés
entre 1562 et 1582 (année de sa mort). Sur
l'ordre de son confesseur, en 1562, elle compose
le Livre de la vie. En 1565, elle commence le
Chemin de la Perfection qu'elle corrige en 1569
et 1570. Puis viennent les Constitutions destinées
aux religieuses d'Avila. Le Livre du Château in-
térieur ou des Demeures de l'âme date de 1577,
livre bientôt remplacé par le Château intérieur,
puisque le manuscrit du précédent restera en
la possession des inquisiteurs. Bien d'autres
écrits entrent encore dans ses œuvres, mais ils
sont souvent mineurs et sous la forme d'Avis
et de Relations spirituelles. Tous ces écrits de
tendance autobiographique donnent une descrip-
tion d'elle-même et des réactions de son âme.
Ils relatent son développement spirituel et ses
divers états mystiques. Thérèse se révèle une
psychologue avertie des nombreux problèmes
inhérents à la vie spirituelle, et un chantre de sa
vie intérieure personnelle qu'elle raconte d'une
façon captivante.

La mystique thérésienne est tout entière


centrée sur la vie d'oraison qui apparaît ainsi
la seule voie d'ascension. On doit remarquer
que Thérèse accorde peu de cas aux autres
formes d'approche mystique, telle par exemple,
la vie liturgique. Pour elle, l'oraison tient la
place centrale, car, déclare-t-elle dans son auto-
biographie, elle lui doit sa propre conversion.
Mais quelle fut son initiation ? Il est peu aisé
d'y répondre. Les différentes approches qu'elle
décrit s'expliquent mal, le Carmel mitigé de son
époque n'ayant pas, comme assise spirituelle,
l'oraison mentale, qui deviendra, après la ré-
forme, la règle principale de l'Ordre. L'exercice
introduit par Thérèse constitue donc une nou-
veauté. Dans ses lectures de Louis de Grenade,
d'Osuna, de Pierre d'Alcantara, elle n'a pas, à
2 0 3 /' LES ORDRES MENDIANTS

proprement parler, trouvé un système, et de


plus ces auteurs sont tardifs par rapport à sa
première initiation, lors de sa conversion. On
peut donc penser que, lorsqu'elle décrit, dans
sa Vie ou dans le Château, la succession des
états d'oraison, elle présente là, d'une façon
plus ou moins synthétique, sa propre histoire.
Pour elle, aucun critère précis ne lui permet de
caractériser tel ou tel degré. Ils sont à ses
yeux des niveaux marquant son propre chemin
intérieur vers l'amour parfait, vers le mariage
spirituel, but ultime de l'oraison.

Dans le Livre de Vie, elle indique quatre états


progressifs conduisant l'âme à la réception
abondante de la grâce. L'oraison de méditation
exige l'effort et le travail de l'entendement afin
d'arriver à quelques considérations spirituelles,
conduisant à l'oraison de quiétude, état dans
lequel le commençant prend un certain contact
avec le surnaturel, ou du moins devient capable
de se rendre compte du surnaturel agissant en
lui. Les deux autres oraisons, celle du sommeil
des puissances et celle d'union à Dieu, sont plus
parfaites. La première comporte le calme des
puissances de l'âme, état où les passions, sans
être détruites, subissent un arrêt, sans que le
sujet tout tendu à Dieu puisse se rendre compte
d'où vient cette suspension. La seconde, l'union
à Dieu, agit pleinement, et l'âme purifiée par les
étapes antérieures n'a plus aucune pensée et
reçoit l'abondance de la grâce.

Le Château intérieur complète ces quatre de-


grés et en ajoute un cinquième : degré que
Thérèse vient d'expérimenter, union totale,
achèvement de l'oraison mystique — le mariage
spirituel. Elle va, dans ce nouvel écrit modifier
la classification précédente dont elle illustre la
progression à l'aide des demeures décrites dans
le Château. Les trois premières demeures, allant
de l'extérieur vers l'intérieur, correspondent à
la simple oraison de méditation, exercice des
commençants. Les quatre dernières concernent
LES ORDRES MENDIANTS / 2 0 4

l'oraison de recueillement et les moyens pour y


parvenir. Cette oraison produite par Dieu en-
gendre l'oraison de quiétude où l'âme, dans le
silence divin, goûte un suave repos. Dans cet
état se produit l'oraison d'union, avec ou sans
extase, dans laquelle Dieu fait sentir avec force
sa présence à l'âme. L'achèvement de ces états
est le mariage spirituel ou oraison d'amour par-
fait. Ainsi, entre l'oraison d'union et le mariage
spirituel, Thérèse situe les préparatifs néces-
saires qu'elle considère comme une entrevue de
l'âme avec le Christ annonçant le mariage spiri-
tuel préparé par des purifications passives, des
ravissements, visions et révélations (Vie, ch. 20,
24-29, 32, 37-40). L'oraison d'union conduit à
l'extase, phénomène important pour Thérèse, et
qu'elle analyse avec précision tout au long du
Château. De même, à la sixième demeure, elle
donne avec précision des éléments sur l'ivresse
spirituelle, caractéristique des grands mystiques,
et sur le fait mystique de la transverbération,
grâce qu'elle connut personnellement.

Malgré toute cette classification qui reste


bien extérieure à la vie de Thérèse, une phrase
brève souvent citée dans la Vie et le Chemin
de la Perfection éclaire son œuvre et sa mys-
tique : « Dieu mène les âmes par divers che-
mins. » Ceci donne une large ouverture. Elle
conseille dans ses degrés d'oraison une voie,
mais en soi cette voie n'est pas exclusive ; seul
l'aboutissant, le terminus : mariage spirituel ou
oraison d'amour, contemplation ou vision dans
la nuit, reste unique pour tous. Chez Thérèse,
toute démarche vers ce but unique est prise
de conscience de la Présence Divine. La prière
n'est que cela. Dieu ne se manifeste pas unique-
ment par ses dons extraordinaires, mais bien
plutôt par cette présence continuelle, réelle. Dieu
ici ne constitue pas une abstraction dans le jeu
de l'intellect, mais il est le Dieu d'Abraham,
d'Isaac et de Jacob, le Dieu d'Élie, père du
Carmel.
2 0 5 /' LES ORDRES MENDIANTS

L'oraison ne s'étudie pas, n'est pas un mo-


ment d'occupation ; elle est état de vie. Puis-
que Dieu vit présentement, il faut lui parler, lui
parler continuellement. Et de quoi l'entretenir,
sinon de paroles d'amour ? L'oraison est respi-
ration d'amour, épanouissement de personnes
en des instants privilégiés en paroles d'amour.
Cette grande tendresse, très féminine, manifeste
cet élan, ce retour d'amour dont le monde fut
inondé lors de la mort et de la résurrection du
Fils, événements suivis de la descente de l'Es-
prit. Dieu a tant aimé le monde qu'il a envoyé
son Fils pour le sauver ; et de même le monde,
dans un grandiose retour, va vers le Père, lui
retournant son amour. Ce mouvement, Thérèse
l'a saisi, et son oraison ne fait que l'exprimer.
Ce caractère essentiellement christique de sa
mystique tient en la profondeur de la relation
personnelle Dieu-homme,' dont elle découvre,
dans le Christ souffrant, la réalité. Dans cet
amour trouvé et vécu, le mariage spirituel cons-
titue, pour elle, un état stable. L'âme, une fois
qu'elle a atteint son centre, y demeure sans
cesse avec Dieu.

C'est là l'essentiel du message mystique de


Thérèse. Qu'importent ses méthodes d'oraison
et les classifications des états. La méthode n'est
valable que si elle prépare et facilite cet acte
d'union divine. Elle est dangereuse si elle donne
l'illusion de le remplacer. Pour certains, le but
reste la « consolation » dans l'oraison... Mais
dans la consolation où se trouve Dieu ? Ce qui
importe c'est le don, et Thérèse, maîtresse d'orai-
son, a compris et expérimenté cette exigence de
l'Amour. Elle n'a jamais perdu de vue que
l'oraison n'a pas pùur but la consolation, qu'elle
n'est même pas un but en soi, mais qu'elle n'a
de valeur que dans l'amour qu'elle exprime,
même maladroitement. Elle n'oublia pas que
prier consiste à parler à Dieu, à parler d'amour
à Dieu, à se tenir en silence devant sa face.
Thérèse de Lisieux ("f 1897)
Cette carmélite, dont on connaît l'influence,
continue la tradition de Jean de la Croix et de
Thérèse d'Avila, mais insiste particulièrement
sur la voie d'enfance. Pour elle l'Amour se dé-
couvre dans la simplicité. Le départ de la vie
mystique est motivé par le désir de Dieu qui
seul permet d'atteindre à l'Union. A une assoif-
fée d'infini et de lumière divine elle trace un
chemin d'accès à Dieu simple et abordable pour
tous, car dit-elle : « Il faut assez fixer le soleil
divin et monter vers lui comme l'aigle. » Elle
peut alors s'écrier : « O Phare lumineux de
l'Amour, je sais comment arriver jusqu'à toi,
j'ai trouvé le secret de m'approprier tes
flammes. »

Elisabeth de la Trinité (f 1906)


Comme Thérèse de Lisieux la vie de cette reli-
gieuse sera très courte. Pour elle la voie royale
de l'ascension mystique est le silence. Silence
intérieur et extérieur, cet état foncier de l'âme
prépare à la rencontre avec Dieu. Sa mystique
sobre et dépouillée de tout état sensible oriente
l'être désireux de Dieu vers la vie intérieure
seul endroit propice à la vie divine. Il faut, dit-
elle, oublier jusqu'au « moi » afin que cette dé-
sappropriation de soi tranche toute sensibilité
et laisse le champ libre à l'Unique nécessaire —
« Le silence, écrit-elle, est ta louange... Oui, c'est
la plus belle louange puisque c'est elle qui se
chante éternellement au sein de la tranquille
Trinité. »
JEAN DELUZAN

LA MYSTIQUE RHENANE

Maître Eckhart (né vers 1260)


Né en Thuringe, dominicain, professeur à
Paris et à Cologne, vicaire du général de son
Ordre, parcourant l'Europe pour fonder des
couvents et les visiter, prédicateur, directeur
spirituel. Maître Eckhart apparaît un des plus
grands mystiques chrétiens de l'Occident. Il est
impossible de classer sa doctrine, l'homme lui-
même échappe à toute catégorie. Frère prêcheur,
il dépasse les limites de sa famille religieuse ;
fils du XIII e siècle, il émerge de son siècle ;
Occidental, il s'apparente aux sages de l'Orient.
Sous des pressions malveillantes, l'Église res-
tera réservée à son égard et le pape Jean XXII
condamnera certaines de ses propositions. Ma-
niant le paradoxe comme les sages de l'Anti-
quité, obligeant ses lecteurs et auditeurs à sortir
de leur somnolence pour se poser les problèmes
essentiels, Maître Eckhart écrivain et prédica-
teur peut désarçonner l'homme épris de facilité,
enlisé dans ses habitudes religieuses, fabrica-
teur de son Dieu. Original, profondément per-
sonnel, ce dominicain génial connaît la pensée
de Platon, d'Aristote, de Proclus. A travers sa
doctrine, on peut retrouver un écho d'Augustin,
de Denys l'Aréopagite, de Bernard de Clairvaux,
d'Albert le Grand et de Thomas d'Aquin. En
outre, il connaît les traditions juive et arabe.
Eckhart n'est pas un compilateur, il échappe
totalement à toute systématisation. Il sait perti-
nemment qu'il présente des idées nouvelles ; par
exemple, il précise : « Je vais vous dire ce que
personne n'a dit. » Il verse du vin nouveau,
LA MYSTIQUE R H É N A N E / 2 0 8

fait passer dans le cœur de ceux qui l'écoutent


des énergies subtiles. Il agit comme un maître
Zen, obligeant celui qui l'entend ou le lit à lui
tourner le dos ou à se transformer. Il entraîne
son auditeur ^u dedans de lui-même, dans le
fond de son âme, là où les mutations s'opèrent
quand la réalité surgit : « Aussi longtemps
que l'homme ne s'égalera pas à cette vérité, il
ne comprendra pas ce discours. »

Maître Eckhart donne une place éminente à


la vie intérieure et à la liberté qu'elle engendre.
L'homme pénètre dans le mystère quand il se
sépare de tout le créé. Quitter le créé exige
l'abandon du temps et de l'histoire, du corps
qui s'insère dans la durée et la dualité. Il faut
donc se quitter soi-même, opérer une sortie de
soi, pénétrer dans l'éternité pour devenir un.
Quand cette sortie de soi est totale, l'homme
peut rentrer en soi ; il ne se trouvera plus
situé comme précédemment, il s'abordera par
un autre rivage et à un niveau tout autre,
d'une profondeur impossible à décrire. Se quit-
ter et rentrer en soi ne résultent pas de mou-
vements alternés, ils sont concomitants : la
sortie de l'extériorité est plongée dans l'inté-
riorité. Se quitter désigne un état de pauvreté,
de dépouillement absolu, une entrée dans le
vide le plus abyssal.

En termes inspirés, Maître Eckhart dira l'im-


portance de cette sortie : « Là où finit la
créature, là commence l'être de Dieu. Tout ce
que Dieu te demande de la façon la plus pres-
sante, c'est de sortir de toi-même dans la me-
sure où tu es créature, et de laisser Dieu être
Dieu en toi » (Traités et sermons, trad. M. de
Gandillac, p. 144)1. Ce vide doit entraîner toute
disparition d'images car la moindre image barre
à Dieu le chemin : « Sors en totalité de toi pour
l'amour de Dieu, et Dieu sortira entièrement de
Lui-même pour l'amour de toi... ce qui reste alors,
c'est l'unité simple » (id.). Cette sortie du créé
est anéantissement ; qu'il s'opère ne fut-ce que
2 0 9 / 1 . A MYSTIQUE RHÉNANE

d'une façon brève, la rencontre est inévitable :


« Si tu pouvais t'anéantir toi-même, ne fut-ce
qu'un instant, alors tout cela t'appartiendrait en
propre qui réside dans ce mystère incréé du
dedans de toi-même » (id. p. 231). Sortir de soi,
rentrer en soi dans le fond de soi-même, l'âme
peut alors entendre Dieu et converser avec lui
dans une parfaite unité. A cet instant le Fils
naît dans l'âme ; par cette naissance une muta-
tion s'opère, l'âme peut justement être nommée
« enfant de Dieu ». L'Incarnation se prolonge, se
répète dans chaque âme vide d'elle-même, tota-
lement décréée puisque ses liens avec le sen-
sible sont rompus. Pour cette âme, il y a pas-
sage du temps à l'éternité, le mystère de cet
accomplissement devient présent. Dieu attend
que l'âme soit vide pour engendrer son Fils.
« Le but de Dieu... est que nous soyons le Fils
unique. » L'homme, ayant perdu son nom par
sa totale désappropriation du créé, le Verbe
peut assumer en lui la nature humaine. Dans ce
sens l'Incarnation du Verbe ne cesse de se pour-
suivre dans les hommes et ne sera jamais ache-
vée tant qu'il y aura des créatures pour se dé-
créer et se transfigurer dans l'éternité. La mys-
tique de maître Eckhart est suspendue à cette
naissance « de Dieu dans l'âme et de l'âme en
Dieu ». Quand ce mystère de Noël s'effectue,
Dieu éprouve délectation et joie parfaite dans
l'homme, et l'homme connaît, aime et devient
ce que Dieu est. Le Dieu engendré dans l'âme ne
survient pas avec ses attributs, il n'a pas non
plus à être considéré en tant que Dieu trinitaire.
C'est la déité qui se trouve dans le fond de
l'âme, c'est l'Un. Eckhart distingue Dieu (Gott)
de la Divinité (Gottheit). De Dieu il est possible
de parler en se référant à ses attributs et à
son œuvre créatrice. A l'égard de la Divinité
rien ne peut être dit ; il n'y a pas d'autre lan-
gage que le silence. Eckhart s'attriste du « ba-
vardage » sur Dieu, car le « Dieu sans nom est
inexprimable et l'âme dans son fond est aussi
inexprimable qu'il est lui-même inexprimable ».
L'homme devenu un temple vide est habité par
LA MYSTIQUE R H É N A N E / 2 1 0

Dieu et il n'existe à l'« intérieur rien d'autre que


lui seul ».

Une autre démarche, ou plutôt un nouvel


abandon s'avère nécessaire. Plus subtil, il peut
apparaître difficile à saisir : l'âme est invitée à
abandonner Dieu : « L'abandon le plus élevé et
le plus total que l'homme puisse faire, c'est
l'abandon de Dieu pour Dieu. » Tant que l'âme
n'a pas abandonné Dieu, elle n'est pas entière-
ment dépouillée, elle est mue par des désirs,
elle se contraint à des efforts, elle agit en
créature située dans la dualité, souffrant et
jouissant, distinguant les êtres autour d'elle,
privilégiant certains d'entre eux. Elle n'arrive
pas à saisir l'égalité des créatures en Dieu. Elle
se tient encore dans la division sans comprendre
qu'elle doit tout aimer d'un même amour, un
amour solaire incapable de différencier. L'âme
doit nécessairement parvenir à une vision radi-
calement différente qui lui fait saisir l'unité des
créatures : anges, hommes, moucherons ; ceux-
ci sont égaux en Dieu, car ange, homme, mou-
cheron ne sont pas situés dans leur existence
particulière, individuelle : ils sont regardés en
Dieu.

« La mouche en Dieu est plus parfaite que


l'ange le plus élevé hors de Dieu. » C'est pour-
quoi Fernand Brunner, parlant de Maître
Eckhart, peut écrire à propos de cette égalité
des créatures en Dieu : « L'égalité de la créa-
ture avec Dieu est donc l'égalité de la créature
avec lui-même, l'égalité du Fils avec le Père,
puisque l'égalité est un des noms traditionnels
de la Deuxième Personne 2 . »

L'âme devenue capable de parvenir à cette


unité, à cette parfaite égalité entre les créatures,
les aime du même amour qu'elle porte à elle-
même : « Il faut que tu aimes tous les hommes
comme toi-même, en un seul homme tous les
hommes, et cet homme est Dieu et homme »
(XII e sermon allemand). L'homme est unifié
2 1 1 / 1 . A MYSTIQUE RHÉNANE

avec Dieu comme il est unifié avec les hommes


en Dieu. Quand il parvient à cet état, il apparaît
« incréé et incréable », et par conséquent ce
n'est pas en tant que créature qu'il aime Dieu
et adhère à lui. Il se tient en Dieu car il a aban-
donné Dieu pour Dieu ; unifié avec Dieu, devenu
un en Dieu, il n'a pas à le chercher et à le
trouver, il n'est plus en dehors de lui, puisqu'il
est situé en lui ; aucune adjonction n'est possi-
ble à l'homme parvenu à l'unité. « On peut
trouver étrange l'affirmation que l'âme doit
perdre jusqu'à Dieu... Pour que l'âme devienne
parfaite... il lui est plus nécessaire de perdre
Dieu que de perdre la créature. Il faut, il est
vrai, que tout soit perdu, car la place de l'âme
doit être dans un libre néant. Le dessein bien
arrêté de Dieu, c'est que l'âme perde Dieu. En
effet, tant que l'âme a encore un Dieu, connaît
un Dieu, a la moindre notion d'un Dieu, elle est
encore éloignée de Dieu. C'est pourquoi, c'est
le désir formel de Dieu de s'anéantir Lui-même
dans l'âme afin que l'âme se perde elle-même...
Le plus grand honneur que l'âme puisse faire à
Dieu, c'est de l'abandonner à Lui-même et de
s'affranchir de Lui. C'est dans ce sens qu'il faut
entendre la mort la plus intime de l'âme, celle
qui lui permet de devenir divine 3 . » Se libérer de
soi puis se libérer de Dieu, telle est la démarche
de « l'homme noble », c'est-à-dire du parfait
mystique qui réalise la pauvreté totale, le dé-
pouillement du créé et de Dieu lui-même. «...Dans
cette pauvreté l'homme retrouve l'être éternel. »
Par cette pauvreté l'homme devient le lieu dans
lequel Dieu se meut et opère. Ce n'est pas dans
l'homme que Dieu agit mais en lui-même, et
l'homme n'a pas à savoir comment Dieu se
meut et agit. « Celui qui est pauvre en esprit
doit être dépouillé de tout savoir propre, de
telle sorte qu'il ne sache absolument rien ni de
Dieu, ni de la créature, ni de soi-même. D'où
la nécessité pour l'homme d'aspirer à ne rien
savoir, à ne rien connaître des opérations divi-
nes 4 . » Plus encore, l'homme dépouillé cesse
d'être un lieu dans lequel Dieu se tient, car
LA MYSTIQUE R H É N A N E / 2 1 2

dans ce fond secret rien ne peut être retranché


ou ajouté, « il n'a ni passé ni futur, il ne peut
rien gagner ou perdre ».
Cette pauvreté en esprit correspond au vide,
au rien permettant à l'âme d'entrer « dans la
lumière sans mélange, transportée en son Rien,
et, dans ce Rien, elle est tellement loin de son
moi créé que sa puissance propre ne suffit plus
à la ramener à son moi créé. Alors Dieu qui
n'est pas créé saisit le Rien de l'âme et accueille
cette âme en lui-même 5 »
Si on devait donner un nom à la mystique
de Maître Eckhart on pourrait l'appeler la mys-
tique de la pauvreté en esprit, cette pauvreté à
laquelle fait allusion une des Béatitudes, en
disant : « Bienheureux les pauvres en esprit car
le royaume des cieux leur appartient » (Matth.
V,3). Une telle mystique provoquera l'inquiétude
dans les esprits incapables de recevoir un tel
souffle, ignorant cette dimension de profondeur,
cet abîme du « Fond » de l'âme auquel Eckhart
fait sans cesse allusion. Toutefois, l'influence de
Maître Eckhart s'exercera sur les mystiques
présentant avec lui une certaine parenté d'inté-
riorité. Car c'est bien au sein de l'intériorité la
plus profonde que se situe la mystique de
Maître Eckhart. Mystique à la fois spéculative
et affective, privée de toute compromission
avec l'intellectualité de son époque.

Tauler (f 1361)
Le plus grand disciple d'Eckhart est un domi-
nicain strasbourgeois : Tauler. Prédicateur dans
des monastères féminins, ses auditrices ont pris
des notes et conservé ses sermons. Sachant la
défiance qui entoure certaines propositions de
son initiateur, il ne le cite pas, tout en repre-
nant la majorité de ses thèmes concernant le
fond de l'âme dans lequel le Père engendre le
Verbe, la contemplation et la divinisation. Il
avouera que l'abandon total auquel parviennent
certains êtres « n'est qu'une brève réussite ».
Tauler indique clairement la structure de l'âme
2 1 3 / 1 . A MYSTIQUE RHÉNANE

humaine, il y revient souvent dans ses sermons.


« L'homme est tout à fait comme s'il était' trois
hommes et cependant il est un. » Le premier
désigne l'homme extérieur, animal, sensible ; le
second concerne l'homme raisonnable. Quant au
troisième homme, c'est le gemuete, la partie su-
périeure de l'âme. Les trois hommes dans un
seul homme correspondent à des stades d'ordre
hiérarchique. La montée vers Dieu s'opère par
l'ascension progressive de ces trois niveaux.
L'idée d'ailleurs n'est pas nouvelle, on la re-
trouve chez un grand nombre de mystiques,
mais elle est exprimée par Tauler d'une façon
personnelle. Quand l'homme extérieur est
dompté par l'ascèse, la raison se fait non seule-
ment respecter mais obéir. L'homme est soumis
à l'ordre qui lui convient, c'est ainsi que l'homme
suprême apparaît. D'où l'importance donnée par
Tauler aux termes gemuete (qui a le sens de
mens : esprit) et de grund (fond) qui peut s'ap-
pliquer à l'homme supérieur et à Dieu, mots
essentiels chez Tauler auxquels Claire Champol-
lion a consacré une magistrale étude". L'esprit
orienté, nécessairement tourné vers Dieu, anime
les facultés : le gemuete de l'âme est sans cesse
actif dans son mouvement d'amour contem-
platif. C'est l'Esprit-Saint, grâce à ses dons
essentiels, qui entraîne l'âme en elle-même et
lui fait toucher son Fond. L'être privé de tout
nom s'unit à l'esprit de l'homme. Ce Fond
(grund), Tauler tente de le définir en le compa-
rant à une forteresse, transformation ou sur-
formation grâce à la présence de la Déité ; un
texte qui a justement été nommé la cantate de
la nudité exalte l'abîme dut Fond de l'âme dans
lequel la rencontre de Dieu s'accomplit : « Je
chanterai ce chant nouveau : la nudité. - La
pensée, elle doit se tenir à l'écart. - C'est ainsi,
moi, que j'ai perdu ce qui est à moi. - Je
suis réduit à rien. - Qui s'est dépouillé...
ne peut plus avoir de souci... - Il m'a fallu me
vider de moi-même... - Depuis que me voilà
perdu dans cet abîme. - J'ai cessé de parler, je
suis muet. - Oui, la divinité m'a englouti7. »
Suso ft 1366)
Doué d'une grande sensibilité, ce dominicain,
né à Constance — qui a peut-être rencontré
Eckhart à Strasbourg et à Cologne — est sur-
tout connu par ses sermons prêchés aux reli-
gieuses dominicaines. L'histoire de sa vie —
comportant des fragments de son œuvre — a été
composée par une de ses dirigées : Elisabeth
Stagel. Son tempérament affectif et quelque peu
naïf a son charme, il manque toutefois de
vigueur et de hardiesse. Homme austère, cédant
parfois -à une tendance légèrement doloriste,
Suso se veut prudent. Il n'innove rien, n'ose
pas suivre la piste de Maître Eckhart dont il
utilise les principales notions tout en freinant
ce qu'elles pourraient sembler avoir d'intem-
pestif. A ce propos, Dom François Vanden-
broucke fait remarquer avec pertinence la mo-
dération de certains de ses propos. Suso parlera
par exemple de l'instant où l'âme « perd le sen-
timent d'être distincte de Dieu 8 ». Il n'osera
pas faire allusion à la parfaite unité de la ren-
contre de Dieu et de l'âme.

Suso fut réputé pour ses miracles. Certains


peuvent sembler des fictions plus ou moins
naïves. D'un coffret où elle avait placé des notes
de son père spirituel, une religieuse perçoit des
mélodies. Une sœur voit le visage de Suso res-
plendir comme le soleil, lors d'une de ses pré-
dications. D'autres prodiges relèvent quelque
peu du fantastique. De nombreux critiques ont
douté de l'authenticité de certains textes. L'ima-
gination des filles spirituelles de Suso a pu
m a j o r e r l'aspect merveilleux des récits. De toute
manière, le Livre de la sagesse éternelle et l'Hor-
loge de la sagesse eurent un grand succès en
particulier dans les couvents féminins domini-
cains. Notons que l'Horloge de la sagesse s'ins-
crit sous la rubrique des horloges spirituelles
appartenant au genre dévotionnel cher à l'épo-
que médiévale. Suso admire avec passion la
pensée de Bernard de Clairvaux qu'il proclame
« béni entre tous les docteurs ». Il a horreur de
2 1 5 / 1 . A MYSTIQUE RHÉNANE

la vanité puérile des théologiens qui discutent


vainement sur des sujets qu'ils ne pourraient
connaître que par expérience. Suso n'est pas
opposé à la théologie ; la mystique en est la
fine pointe, quand cette théologie est avant tout
prière et recherche dans l'amour d'une meilleure
connaissance de Dieu.

Des auteurs ont mis en cause l'authenticité de


la Vie de Suso en raison des propos laudatifs
formulés par lui à son propre égard. Il ne faut
pas s'y tromper. L'apôtre Paul s'est rendu à lui-
même témoignage. Quand ces mystiques sem-
blent s'abandonner à une certaine louange d'eux-
mêmes, il ne convient pas d'y relever des senti-
ments de vanité ou d'orgueil. Il s'agit au con-
traire de reconnaître la puissance de la grâce
et de la bonté de Dieu envers eux. La conversion
du cœur est une œuvre divine ; en reconnaître
l'efficience n'est jamais un manque de modestie.
Toutefois, il est normal que tant de simplicité
provoque l'étonnement car elle suppose pour
être comprise une grande pureté ; une parfaite
simplicité jaillit d'un esprit d'enfance difficile
à saisir en raison de sa spontanéité et de sa
fraîcheur. Dire du mal de soi — comme le font
nombre de mystiques — est souvent un procédé
de style tout extérieur, n'exigeant pas forcé-
ment une vision de sa propre misère. Quand
Suso ou les mystiques visionnaires parlent de
leur vie intérieure et de leurs acquisitions spiri-
tuelles, on peut les croire car c'est une manière
directe de manifester la puissance de l'amour
de Dieu. Pleurer ses fautes ou rendre grâce à
Dieu de ses vertus résulte toujours d'une ten-
dance à l'analyse personnelle. Le véritable mys-
tique n'a plus le goût de ces formulations. Mais
la mystique comporte de multiples étapes, le
sommet n'est jamais atteint.
Ruysbroeck /t 1381 )
Ruysbroeck est né en 1293 aux environs de
Bruxelles. Ordonné prêtre, appartenant à la col-
légiale de Sainte-Gudule, solitaire dans la forêt
LA MYSTIQUE R H É N A N E / 2 1 6

de Soignes en l'ermitage de Vauvert (vallée


verte), il devient augustinien et prend la direc-
tion de la communauté. Non dominicain, ne se
situant pas géographiquement en Rhénanie,
Ruysbroeck appartient cependant à la mystique
rhénane en raison de sa doctrine. Ruysbroeck
s'inscrit dans la tradition d'Eckhart et en com-
mente les principaux thèmes. Tout d'abord le
« Rien » : « L'homme a été créé de rien. C'est
pourquoi il poursuit ce rien qui n'est nulle part,
et, dans cette poursuite, il s'écoule si loin de
lui-même, qu'il perd sa propre trace ; plongé
dans la simple essence de la Divinité, comme
dans son propre fond, il s'en va mourir en
Dieu » (Le royaume des amants). Pour Ruys-
broeck, l'important est d'entrer à l'intérieur de
soi-même et de s'y tenir librement. Lucide,
Ruysbroeck dénonce les dangers d'un pseudo-
renoncement, d'une fausse quiétude. Il parle de
l'affaissement sur soi-même, du goût de l'inac-
tion, sorte de paresse physique, mentale, affec-
tive qui peut être prise pour un vide intérieur
(Ornement des noces spirituelles). C'est là une
certaine forme de déséquilibre qui n'a rien à
voir avec la vraie mystique. Il y a bien un repos
en Dieu, celui-ci résulte d'une désappropriation
de soi-même ; elle apparaît quand l'homme a
déjà franchi trois étapes : un repos amoureux
en Dieu qui s'exprime dans une pureté essen-
tielle ; un état comparable au sommeil, quand
l'homme se perd en Dieu. Le troisième degré dé-
passe toute dualité, l'âme plonge dans la ténè-
bre divine, devenant incapable de discerner ce
qui provient de Dieu ou d'elle-même, située
dans une dimension de profondeur d'où la dua-
lité est bannie. Quand l'être s'abandonne totale-
ment à Dieu, Celui-ci peut librement œuvrer
dans l'âme, il ne rencontre aucune barrière ; les
obstacles devenus fluides ne forment plus de
barrage. La nuit (entendons la nuée) dans la-
quelle se tient l'amant de Dieu ne comporte au-
cune fluctuation, l'âme est libre et de ce fait
elle échappe aux morsures liées aux événe-
ments extérieurs ou intérieurs. Privée de choix
2 1 7 / 1.A MYSTIQUE R H É N A N E

et de volonté propre, l'âme laisse Dieu agir en


elle, n'offrant ni résistance, ni acquiescement,
se retirant en quelque sorte pour que Dieu soit
totalement libre en elle. Elle se tient impassible
devant la présence ou l'absence, située au-delà
des doutes et de la souffrance. On retrouve ici
la pensée d'Eckhart disant à propos de l'œuvre
divine : « L'âme sent bien que cela est, mais
elle ne sait pas... ce que c'est. » Cette rencontre
entre Dieu et l'âme qui se produit par une
immersion, Ruysbroeck l'a décrite dans L'orne-
ment des noces spirituelles. Aucun intermé-
diaire ne survient entre l'âme et Dieu, l'âme
reçoit la lumière qui lui révèle la ténèbre
et le rien dans lesquels elle s'enfonce
sans pouvoir distinguer ; elle ne voit rien,
ne peut rien reconnaître et nommer, elle
apparaît semblable à quelqu'un qui s'égare
sans savoir où il va. Elle est en quelque
sorte noyée dans l'Amour abyssal de la divinité
qui la transfigure. La voici à la fois béatifiée
et béatifiante. Elle aime et son amour devient
pour elle une joie. Elle jouit de la Présence et
ne l'abandonne point quand elle doit se livrer
à l'action.

Il se produit en elle une modification de


l'être, les sages orientaux parleraient ici de
l'Eveil. Peu importe le nom employé, l'impor-
tant est de savoir discerner ce qu'une telle modi-
fication provoque. L'âme libérée d'elle-même et
de la création ne retrouvera jamais l'état dans
lequel elle se tenait avant cette expérience. Dans
la ténèbre elle a perdu son individualité, car
Dieu ne se révèle qu'à ceux qui ont dépassé
toute dualité. Dans l'Ornement des noces spiri-
tuelles qui est un de ses premiers ouvrages,
Ruysbroeck semble admettre la vision intuitive
de l'essence divine; il deviendra plus circonspect
à la suite des problèmes posés à son époque à
propos de la vision immédiate de Dieu. Dans son
étude sur la structure de l'âme, Ruysbroeck se
réfère à la doctrine augustinienne selon la-
quelle les facultés de la mémoire, de l'intelli-
LA MYSTIQUE R H É N A N E / 2 1 8
gence et de la volonté sont en relation avec l'uni-
té de l'esprit. L'âme reçoit la lumière, dans cette
lumière elle voit. Par amour, elle a tout perdu,
rompu toutes ses attaches, elle a pénétré dans
le vide, happée en quelque sorte par Celui qui
l'aime et qu'elle aime en retour. Plus le vide de
l'esprit est total, plus l'âme voit. La lumière
éclaire l'âme et l'âme est cette lumière : « Dans
la simple nudité qui enveloppe toutes choses, le
contemplatif se sent identique à cette lumière
grâce à laquelle il voit. » (Ornement des noces
spirituelles). Ruysbroeck rejoint Maître Eckhart
quand il précise que l'homme intérieur discerne
la présence de Dieu en toutes choses ; son re-
gard pur, devenu simple, ne retient aucune des
complications nées de la dualité ; il n'y a plus
pour lui d'opposition, ou de division, d'intérieur
ou d'extérieur : tout est parfaitement un. Un
double mouvement — d'ailleurs impossible à
disjoindre — le pousse soit au dedans, soit au
dehors. Pour Ruysbroeck, dont la pensée s'expri-
me dans le climat d'Eckhart, l'action est dé-
ploiement de la contemplation ; discerner le
dedans du dehors, la contemplation de l'action
est le résultat d'une opposition, d'une dualité.
Quand l'homme pénètre dans le mystère de
l'unité, tout devient spontané et indifférencié.
Î1 agit ou il n'agit pas, peu importe son mode
d'existence puisqu'il est relié à ses propres ra-
cines d'ordre divin. Quand l'âme touche son
fond en lequel se trouve l'image divine, elle
participe à la vie trinitaire.

Ce qui apparaît primordial dans la mystique


de Ruysbroeck réside dans la liberté : une li-
berté absolue, rigoureuse, envahissant tout
l'être, liberté (il n'emploie pas le terme) qu'on
pourrait qualifier de pneumatique, animant les
pensées et les actes. Cette liberté est engendrée
par l'unité essentielle. L'âme ne distingue pas
l'amour de la connaissance, ni le recueillement
de l'acte qui en est le fruit ; elle se laisse en-
gloutir dans l'amour de Dieu s'exprimant à tra-
vers elle et par elle.
2 1 9 / 1 . A MYSTIQUE RHÉNANE

Ruysbroeck n'a pas l'audace d'un maître


Eckhart, ses propos sont plus mesurés. Il insiste
par exemple sur la distinction entre Dieu et la
créature. H écrira prudemment : « Aucune créa-
ture ne peut être ni devenir sainte au point de
perdre sa nature créée et de devenir Dieu. » Il
atteint par une autre voie les sommets de la
mystique. Dans sa langue maternelle (le néer-
landais) encore en pleine mutation, il a su s'ex-
primer dans un langage d'une très grande
beauté. Les mystiques qui viendront après Ruys-
broeck, tout en écrivant en néerlandais, présen-
teront une spiritualité affective tout différente
de celle de Maître Eckhart. Parmi ceux-ci il con-
vient de retenir Gérard Groote, initiateur de la
Dévotion moderne (Devotio moderna) synthèse
des courants spirituels de l'époque. L'Imitation
de Jésus-Christ, dont l'influence sera prépondé-
rante sur les moines et les laïcs, enseigne sur-
tout le détachement, l'humilité, la pureté du
cœur.
JEAN DELUZAN

LA MYSTIQUE VISIONNAIRE

J L j A mystique visionnaire, souvent mal inter-


prétée, a été réhabilitée dans ses principes par
les travaux d'Henry Corbin et de Gilbert Durand.
Il ne s'agit pas d'émettre à son propos des
jugements de valeur, mais de la considérer
dans sa vraie dimension. Elle fait d'ailleurs
partie de la structure humaine. La plupart des
hommes ont besoin d'images, de symboles dans
le langage ou l'écriture et dans leur propre vie
intérieure. Cette mystique plonge dans l'invi-
sible et tente de saisir le monde intermédiaire
qui l'en sépare. La mystique visionnaire n'est
pas sans rapport avec la gnose, non dans ses
déformations, mais dans sa dimension de pro-
fondeur. Quand elle semble céder passagère-
ment aux données historiques, elle se situe au-
delà, étant transhistorique par nature. Les faits
historiques ne sont pas niés; intériorisés, ils se
révèlent dans leur expression profonde, signi-
ficatifs à l'extérieur et plus révélateurs encore
au sein de l'intériorité qui les décante de leur
matérialité. Ce n'est plus sous le revêtement
d'une coque extérieure que la réalité est envi-
sagée mais dans la plénitude de sa densité que
les sens intérieurs peuvent capter. La coque
cache l'amande, il convient nécessairement de
la découvrir dans son unité. Le Dieu étranger
est séparé du monde, le prince de ce monde est
fils du temps ; Dieu échappe au temps, il appar-
tient à l'éternité. Le mystique doit nécessaire-
ment s'évader du temps, s'insérer dans l'éternel
aujourd'hui de l'unité.
• 2 2 1 / LA MYSTIQUE V I S I O N N A I R E

Les visions des mystiques ne coïncident pas


avec des états hallucinatoires. Certes, elles peu-
vent être dans certains cas liées à des états
psycho-somatiques. Elles résultent davantage de
la nécessité de percer le mystère, d'ouvrir des
fentes dans un univers clos. Il faut franchir le
dualisme qui sépare deux mondes étrangers l'un
à l'autre pour parvenir à l'unité essentielle.
D'où la fréquence des symboles de barrières, de
murailles dans la gnose comme dans la litté-
rature visionnaire ou dans les romans initiati-
ques de chevalerie. Le diable est le diviseur, ce-
lui qui sépare ; qu'on le combatte dans son
repaire avec les ermites du désert, ou dans le
désert plus sauvage de l'intériorité, ou encore
dans les obstacles qu'il érige pour séparer le
monde d'en bas du monde d'en haut, il est
toujours présent même quand il n'est pas
nommé. Monde céleste et monde terrestre se
décrivent dans des symboles identiques tout en
étant placés à des niveaux opposés. Les ténèbres
extérieures ont leur correspondance dans le
céleste : tout est barrage, clôture de protection,
présence de dragons et d'anges. Mais dans ces
ténèbres la lumière de la grâce opère une trans-
parence, le mur apparaît translucide, le vision-
naire voit ; il n'y a plus pour lui — du moins
par instants — de clôture. L'amour de l'aimée
veut saisir l'amant. Incapable de voir sa face,
elle s'introduit aux approches de sa résidence.
De telles visions sont chargées de symboles,
d'images, d'allégories, sortes d'hiéroglyphes qu'il
convient de déchiffrer. La mystique visionnaire
est verticale ; ses aspects horizontaux ne sont
que des méandres qu'il faut savoir dépasser.
D'ailleurs les images et allégories doivent être
dépouillées de leur gangue pour être saisies
dans leur signification. Se tenir au contenu exté-
rieur des visions, à leur apparence concrète
fausserait totalement le message qu'il importe
de découvrir. Les thèmes les plus importants
sont toujours ceux de la lumière issue du
monde invisible et céleste, transfigurant le
monde d'en bas, ordonnant le « mélange » et la
confusion vers l'unité, sommet de la mystique.
.LA MYSTIQUE VISIONNAIRE / 2 2 2

C'est au cœur d'une religion de type prophé-


tique que se situe la mystique visionnaire. Elle
s'exprime par des images intermédiaires, mais
elle les dépasse. Il ne s'agit pas de se restrein-
dre aux quatre sens de l'Écriture (littéral, mo-
ral, allégorique, anagogique) en faveur à l'épo-
que médiévale. A cet égard Henry Corbin fait
remarquer qu'il s'agit d'une theosophia, « péné-
tration (mentale ou visionnaire) de toute une
hiérarchie d'univers spirituels que l'on ne dé-
couvre pas à coup de syllogismes, parce qu'ils
ne se dévoilent qu'à un certain mode de con-
naissance, une hiérognose, conjuguant le savoir
spéculatif de données traditionnelles et l'expé-
rience intérieure la plus personnelle... 1 ». Ici,
Henry Corbin évoque le théosophe visionnaire
suédois Swedenborg (f 1772) et le phénomène
religieux shi'ite en Islam. Il est bien évident que
les moniales visionnaires du XIII e siècle se
situent en marge d'un Swedenborg ou d'un Ibn
'Arabi. Leur démarche est différente, toutefois
il s'agit d'un même type d'esprit se mouvant
dans un monde spirituel identique.
Par ailleurs, les mystiques visionnaires du
XIII e siècle subissent l'influence de la littéra-
ture courtoise. Celle-ci ne passionne pas les seu-
les châtelaines, éprises de romans de chevalerie,
elle s'est glissée dans les béguinages et dans les
monastères et tout spécialement dans les cou-
vents féminins. La mystique visionnaire est in-
fluencée par la pensée profane. Les moniales,
sorte de troubadours du Christ, tout en étant
fidèles à la stabilité monastique, célèbrent dans
leurs chants et leurs traités, d'allure souvent
poétique, leur amour pour le Christ. D'où l'im-
portance donnée au thème nuptial sur lequel
Bernard de Clairvaux avait insisté dans ses
sermons sur le Cantique des Cantiques. Les
hommes seront aussi influencés par ce climat
particulièrement affectif, toutefois les femmes
visionnaires apparaissent encore plus concer-
nées par la littérature courtoise. Le chevalier
fait la guerre et durant ce temps, sa « dame »
reste esseulée. Les poètes nomades tentent de
• 223 / LA MYSTIQUE VISIONNAIRE
la consoler de sa longue solitude. La vierge con-
sacrée à Dieu, moniale ou béguine, attend aussi
avec impatience la venue de son Époux divin ;
elle languit et projette dans ses visions un re-
flet de sa présence. Uné telle mystique a son
charme, par la délicatesse et la finesse des sen-
timents qui s'expriment le plus souvent en ter-
mes poétiques. Cette littérature visionnaire
n'est pas une pure création du XIII e siècle.
Déjà Aldegonde (f 684) et Anschaire (t 865)
(une femme et un homme) furent réputés pour
leurs visions. Mais les mystiques se défient car
le silence et la solitude favorisent les phantas-
mes, les rêves avec tout leur pouvoir d'errance.
La vision n'est qu'une étape, la manifestation
d'une Présence ; au terme du cheminement tout
s'efface, il n'existe plus de forme quand l'unité
divine est saisie et savourée dans le silence.
La mystique visionnaire peut sembler revêtir
un aspect quelque peu légendaire, sorte de
voyages dans l'au-delà, pèlerinages à la fois exté-
rieurs et intérieurs pourvus d'un caractère mer-
veilleux, situés aux limites du fantastique. Les
visionnaires du XIII e appartiennent à l'Allema-
gne et aux Pays-Bas, telles Élisabeth de
Schônau, Hildegarde de Bingen, Mechtilde de
Magdebourg, Marie d'Oignies, Ludgarde de Ton-
gres, Hadewijch d'Anvers, Béatrice de Nazareth.
A l'époque où le langage d'école risque de sclé-
roser la spiritualité, la mystique visionnaire à
la fois affective et spéculative, dans sa recherche
de la plénitude de l'unité, affirme une des notes
essentielles de la mystique : celle de l'affec-
tivité.

Hildegarde de Bingen (j 1179)

Hildegarde est née en Hesse en 1098, elle a été


élevée par une recluse avant d'être moniale dans
un monastère bénédictin où elle recevra la
consécration des vierges. A trois ans ses pre-
mières visions commencent. « J'ai vu tant de
lumière, dira-t-elle, que mon âme en a tremblé. »
.LA MYSTIQUE VISIONNAIRE / 2 2 4
Les visions se poursuivent durant toute son
existence. Cette religieuse conseille des papes,
des évêques, des prêtres, des moines, des laïques.
Elle assume à la fois un rôle de prophète et de
directeur spirituel. Une voix intérieure lui dicte
ce qu'elle doit écrire et répondre à ceux qui la
sollicitent. Sa vocation de conseillère et de
réformatrice s'exerce non seulement dans son
monastère mais à l'extérieur. Moniale, elle quitte
son couvent pour voyager en Franconie et en
Allemagne et servir d'arbitre dans les conflits
religieux. Des centaines de lettres nous permet-
tent de connaître ses dons charismatiques, sa
pensée spirituelle ascétique et contemplative.
Cette femme étrange possède une culture uni-
verselle s'étendant sur la théologie, la méta-
physique, l'histoire, la science. Ses intuitions
sont fulgurantes. Hildegarde discerne le sens de
l'Écriture Sainte, explique en les intériorisant
certains faits d'ordre historique relatés dans la
Bible. Sa connaissance de l'Écriture est si pro-
fonde que non seulement elle est capable de
commenter des textes, mais elle établit entre
eux des concordances, plus encore des corres-
pondances qui provoquent l'admiration de maints
théologiens. Ce savoir est-il le fruit de la lec-
ture des Pères et à travers eux du néo-plato-
nisme ? A-t-elle pu consulter des ouvrages dans
la bibliothèque de son monastère ou s'agit-il
d'une sorte de science infuse ? Peu importe la
source d'une telle connaissance qu'elle souhaite
humblement mettre au service de Dieu.
Son intuition s'étend même à la science, la
physique par exemple, elle pressent des nou-
veautés encore ignorées en son temps. Elle con-
naît les vertus curatives des plantes et obtient
nombre de guérisons. Cette visionnaire demeure
pleine de sagesse et de prudence dans la direc-
tion de sa communauté. Elle met en garde ses
filles contre les méfaits de l'imagination désor-
donnée des rêves qui empêchent l'âme de va-
quer à l'essentiel et ne cessent de troubler la
paix de l'âme. Elle conseille la connaissance de
soi comme fondement de toute connaissance.
2 2 5 / LA MYSTIQUE VISIONNAIRE
Elle écrit : « O homme, regarde-toi, tu as en toi
le ciel et la terre. » Avec un don psychologique
peu commun, Hildegarde étudie et précise avec
concision son état intérieur et son comporte-
ment extérieur lors de ses visions. Elle ne
s'abandonne pas à de telles descriptions, elle
s'analyse à la façon d'une psychologue avertie.
Ses visions ne sont pas le fruit d'extases momen-
tanées, elles n'entraînent aucune rupture phy-
sique ou mentale, aucune suspension même
brève des sens, elles se présentent à l'état de
veille. Hildegarde voit, comprend ; elle peut
interpréter les signes, leur conférer leur valeur.
Écrivant au moine Guibert de Gembloux, Hilde-
garde dira que lors de ses visions elle éprouve
l'impression d'un changement d'air. Elle n'en-
tend pas par ses oreilles corporelles, ses yeux
restent ouverts, elle entend et voit à l'intérieur
de son âme. Ce que j'écris, dira-t-elle encore, « je
le vois et je l'entends en vision ». Elle n'ajoute
rien, elle ne commente aucune des paroles en-
tendues. « Les mots ne sont pas comme des
mots qui retentissent sur les lèvres de l'homme,
mais comme le flamboiement de l'éclair ou
comme le nuage qui s'avance dans un air pur. »
Elle est inondée de lumière, une lumière qui
n'est pas locale, mais plus lumineuse que la
nuée qui entoure le soleil. Hildegarde distingue
« l'ombre de la vivante lumière » et là « vivante
lumière toute pure ». Elle écrit et parle car au
sein de cette lumière elle a entendu une voix,
disant : « Annonce donc et écris. » Elle obéit à
cette injonction et la relate dans la préface de
son ouvrage Scivias (Scite vias Domini). Ce
traité, divisé en trois parties, décrit la création
du monde, l'incarnation du Verbe fait homme,
l'histoire du salut. Le Livre de vie des mérites,
composé dans une perspective apocalyptique,
est considéré comme le texte le plus important
de la psychomachie médiévale; celui des Œuvres
divines est consacré à une anthropologie débou-
chant sur une cosmologie. L'homme est centre
du cosmos car le Verbe a pris la nature humai-
ne. Hildegarde reprend la théorie traditionnelle
.LA MYSTIQUE V I S I O N N A I R E / 2 2 6
selon laquelle l'homme est un microcosme, le
réceptacle de tout l'univers. Elle a aussi écrit
de nombreuses lettres.
Lors de la première vision relatée dans le
Scivias, elle perçoit la voix de Dieu, disant :
« O créature humaine, poussière fragile de la
poussière de la terre, crie et parle... jusqu'à ce
que soient édifiés ceux qui, connaissant la
moelle des Écritures, ne veulent ni les annoncer
ni les prêcher, parce qu'ils sont tièdes et lan-
guissants... Ouvre la clôture des mystères car,
par timidité, les gens les ont gardés inutiles et
enfermés dans un champ caché. » Hildegarde est
donc obligée de communiquer sa révélation en
raison de l'indigence de ceux qui devraient par
fonction propager le sens profond de l'Écriture.
Ces maîtres chargés par vocation de parler,
dira Guibert de Gembloux, secrétaire d'Hilde-
garde, sont « enlacés par les liens subtils des
vaines disputes, ils ont un cœur vide et une
bouche qui n'est qu'un sac à bruit ». Ceux-là
sont incapables de percevoir les secrets mys-
tères.
Hildegarde est acceptée par l'Église. Quand
le pape Eugène III (ancien cistercien) accom-
pagné de Bernard de Clairvaux quitte sa ville
sous la pression des séditions romaines et tra-
verse les pays rhénans, il apprend les révélations
de la célèbre visionnaire et lui donne son appro-
bation, l'encourageant à faire connaître tout ce
que l'Esprit-Saint lui suggère. Eugène III, sans
doute sous l'influence de Bernard, accepte ce
ministère prophétique.
Élisabeth de Schônau (diocèse de Trêves),
religieuse bénédictine, correspondante assidue
d'Hildegarde, est aussi gratifiée de prophétisme.
Sa prière, sa méditation lors de l'office liturgi-
que débouchent sur des visions extatiques. Elle
est considérée par l'aumônier de son monastère
et aussi par ses compagnes comme une authen-
tique mystique, au point que le contenu de ses
visions est intégré à la liturgie du jour. A l'ex-
• 227 / LA MYSTIQUE VISIONNAIRE
térieur de son couvent, certains raillent ses
messages ; la voyante avoue à son amie Hilde-
garde son étonnement : « Je ne sais quels aiguil-
lons les piquent mais ils se moquent de la
grâce de Dieu. » Parfois elle voudrait se taire,
demeurer dans le silence de la prière, alors la
voix intérieure devient plus autoritaire, disant :
« Clama fortiter et die heu ! Ad omnes gentes. »
Toutes les nations sont donc concernées par ses
prophéties et ses visions, sa fonction doit se
manifester dans le monde entier. Bientôt les
nouveaux ordres religieux auront leurs prophètes:
aux Dominicains, Marguerite de Cortone annonce
des châtiments en raison de leur orgueil ; Angèle
de Foligno présente une véritable apocalypse
aux Frères Mineurs-.
Joachim de Flore ft 1202)
Un matin de Pâques, dans une grotte du
Thabor, lors de son voyage en Palestine, un an-
cien cistercien, Joachim de Flore, originaire de
Calabre, reçut une révélation intérieure. Il lui
fut permis de saisir les transformations du
christianisme futur. Afin de méditer le contenu
de sa vision il s'installa au cœur des Alpes
dans une région glaciale et s'adonna dans la
, retraite à la composition de ses ouvrages :
l'Harmonie (Concordia) du Nouveau et de l'An-
cien Testament, un Commentaire sur l'Apoca-
lypse, le Psautier. L'histoire du monde est divi-
sée en trois parties: l'âge de Dieu le Père soumis
à l'autorité de la loi, allant de la création à la
Rédemption du Christ ; l'âge du Fils soumis à
l'Évangile ; l'âge de l'Esprit-Saint signifiant ce-
lui de l'Évangile éternel. Cette dernière période
censée débuter vers 1260 devrait provoquer une
nouvelle et plus profonde compréhension de
l'Évangile. Le visionnaire prévoyait un ordre
d'hommes voués uniquement à la vie spirituelle
(une élite de viri spirituales), sans direction
d'un supérieur.
La doctrine de Joachim de Flore, d'une grande
profondeur mystique, repose sur l'évolution du
christianisme ou plutôt sur la saisie progressive
.LA MYSTIQUE V I S I O N N A I R E / 2 2 8

du message divin par les différentes générations


d'hommes. Ce christianisme doit être appréhen-
dé d'une façon plus spirituelle convenant à
l'homme s'intériorisant dans sa foi et sa relation
avec Dieu. L'ère de l'Esprit-Saint illuminant
l'intelligence et le cœur de l'homme ferait suite
à l'Ancien et au Nouveau Testament, annonçant
une époque de liberté et d'amour, unissant tou-
tes les religions dans un mouvement unique.
S'inspirant de l'Évangile de Jean (IV,21,23) an-
nonçant les vrais adorateurs du Père en esprit
et en vérité, Joachim prophétisait en quelque
sorte une religion totalement spirituelle, située
au-delà des divisions et oppositions, seule capa-
ble de séduire et de retenir les esprits soucieux
d'unité réalisée dans une dimension de profon-
deur spirituelle. Ainsi une Église nouvelle devait
apparaître, indépendante de toute puissance tem-
porelle, se manifestant uniquement dans la
pauvreté et l'amour. Suivant cette conception
l'Église de Pierre n'a pas à être détruite, mais
purifiée. La hiérarchie ecclésiastique s'effacera
d'elle-même devant la présence des spirituels.
L'âge voué à l'Esprit-Saint désigne l'ère des
contemplatifs orientés vers le céleste. Pour
Joachim de Flore, les contemplatifs désignent
les moines voués au silence conduisant à la
sortie de soi pour pénétrer en la divinité. L'ins-
piration du prophète se situe dans un climat
oriental fidèle aux Pères grecs. Les contem-
porains de Joachim et en particulier les fran-
ciscains et béghards saisirent l'importance d'une
telle révélation. Plus tard, Dante, conscient de
la profondeur du message, placera le prophète
calabrais dans le Paradis (Paradiso XI,40) :
II calavrese abate Giovacchino Di spiritu pro-
fetico dotato.
La pensée du prophète s'inspire de l'Apoca-
lypse, en particulier du texte faisant allusion à
l'Ange volant au milieu du ciel en tenant un
Évangile éternel (XIV,6), le commentateur
d'ajouter : « Que se trouve-t-il dans cet Évan-
gile ? Tout ce qui va au-delà de l'Évangile du
• 2 2 9 / LA MYSTIQUE V I S I O N N A I R E
-ist. Car la lettre tue et l'esprit vivifie » (II
Cor. 111,6). Parlant des contemplatifs, Joachim
de Flore dira que l'ordre des contemplatifs
relève de l'Esprit-Saint, qu'il remonte à Élie
et Isaïe. De même, l'apôtre Paul entendit des
paroles secrètes réservées à ceux qui habitent
le ciel. Moïse ayant conversé avec Dieu se
couvrit d'un voile afin que les fils d'Israël ne
puissent point lire sur son visage ce qu'il avait
perçu. De même Paul garde son secret. Le voile
de Moïse est enlevé par le Christ et celui de Paul
par l'Esprit-Saint. Le troisième ciel auquel Paul
accède signifie le lieu de l'Esprit-Saint, c'est-à-
dire la compréhension spirituelle. C'est à l'in-
térieur de lui-même que l'homme doit poser et
résoudre les problèmes essentiels : « Si tu es
marié, dira Joachim de Flore, sois moine par
le cœur... si tu es un clerc, et que tu sois jaloux
des moines, qui t'empêche de t'asseoir au
banquet mystique ?... Tout entier et intègre, suis
le Christ. » (Psaiter à dix cordes). Cette Église
nouvelle que proclame l'auteur de l'Évangile
éternel est avant tout une Église intérieure, qui
intériorise et vit au dedans ce qu'elle proclame
au dehors. La mystique désigne la compréhen-
sion ayant atteint sa plénitude, elle symbolise la
Jérusalem céleste, la vision de la paix divine.
La métaphysique correspond à la foi, la contem-
plation à l'espérance et la mystique à la cha-
rité. Les papes Lucius III et Urbain III se
montrèrent favorables à Joachim de Flore au
début de son ministère prophétique. Celui-ci fut
chargé de divulguer le sens secret des Écritures.
Expliquant sa mission, il ne se considère pas
comme un prophète et préfère parler à son
propos d'esprit d'intelligence : « Dieu, qui jadis
a accordé aux prophètes l'esprit prophétique,
m'a donné à moi l'esprit d'intelligence [des
textes sacrés].» Plus tard, Joachim de Flore
sera considéré comme un hérétique par l'Église,
une sévère polémique l'avait déjà opposé à
Pierre Lombard à propos de la Trinité, il f u t
anathématisé par le IVe concile de Latran.
Cependant Joachim soumit ses ouvrages au
.LA MYSTIQUE VISIONNAIRE / 2 3 0

jugement de l'Église et suivant l'expression


d'usage « mourut en odeur de sainteté ». Son
accent mis sur l'Église intérieure et sa division
en trois âges devaient être repris plus tard par
Jacob Boehme et aussi par Nicolas Berdiaev.

On retrouve chez Joachim de Flore les thèmes


appartenant au prophétisme biblique. Ainsi l'élé-
ment extatique fait partie de la littérature pro-
phétique, l'inspiration se manifeste le plus sou-
vent dans l'extase, elle est accompagnée de
phénomènes visuels et auditifs. L'action mys-
tique de Dieu s u r l'homme ressemble à une
possession divine provoquant l'extase. Celle-ci
tout en éclairant le présent est tournée vers
l'avenir, le prophète peut découvrir les desseins
de Dieu sur le monde. Joachim de Flore n'est
pas un prophète isolé en Calabre, l'Italie méri-
dionale étant réputée pour ses visionnaires. Entre
le VIIP et le XI e siècle, cette région dut subir le
choc incessant de l'Islam. Une école de pro-
phètes, par ses prédications, provoquait la con-
fiance et calmait l'angoisse des populations. Les
moines basiliens de Calabre furent réputés pour
leurs visions prophétiques.
Hadewijch d'Anvers (t XIIIe siècle)
Cette flamande, très probablement béguine,
est célèbre par ses visions, lettres et poèmes
et par son influence sur Ruysbroeck. Elle a vécu
dans la première moitié du XIII e siècle et nous
est surtout connue grâce aux savants travaux
des pères van Mierlo et Revpens. Les thèmes de
sa doctrine se réfèrent à l'exemplarisme, au
loisir intérieur exigeant le refus de tout souci
et dispersion, à l'abîme divin dans lequel l'âme
plonge à la recherche de la simplicité de l'es-
sence divine au-delà des Personnes trinitaires.
Les Personnes œuvrent spécifiquement dans
l'âme ; après en avoir éprouvé l'action, celle-ci
parvient à l'unité de l'essence divine. Cette dé-
marche allant des Personnes à l'essence est pri-
mordiale pour Hadewijch, il convient de cher-
cher la base, le principe de la Trinité. Hadewijch
• 231 / LA MYSTIQUE VISIONNAIRE
est discrète dans ses lettres envoyées à ses
disciples, elle ne cherche pas à faire, communi-
quer les secrets qu'elle reçoit. Elle dira que les
visions sont une consolation pour l'âme, indé-
pendantes de la perfection du sujet.

Les visions stimulent, mais ne sont pas


la rsainteté. A cet égard Hadewijch cite
l'exemple de la Vierge qui n'avait nul besoin.de
vision en raison de sa parfaite sainteté. Les
symboles présentés durant les instants vision-
naires révèlent leur contenu. Sorte de livre dans
lequel tout peut être déchiffré; les réponses aux
problèmes sont données pour soi et pour au-
trui ; rien ne reste dans l'ombre, la vérité se dis-
tingue du mensonge. Les visions coïncident le
plus souvent avec les fêtes liturgiques ou du-
rant leur vigile. Hadewijch compare ses visions
à un enfantement. Cette femme robuste et
saine — c'est là une exception car les femmes
visionnaires sont le plus souvent de santé pré-
caire — se pense aux approches de la mort quand
la vision survient. Elle éprouve une sorte de
gestation douloureuse quand elle se sent comme
«engloutie en Dieu». A cet instant les sens
extérieurs s'intériorisent, il lui semble sortir
d'elle-même ; le monde extérieur s'estompe, elle
en est rejetée. Selon son propre aveu, au sommet
de la vision, elle connaît un état extatique d'une
durée plus ou moins brève. Dans ses poèmes,
tout en s'abandonnant au rythme de la poésie
courtoise, Hadewijch présente l'essentiel de sa
doctrine mystique. Elle loue la profondeur de
la connaissance reçue par la contemplation, tout
en dénonçant sa pauvreté par rapport à la
connaissance parfaite. Le contemplatif saisit
cette carence : « Ceux dont le désir pénètre
toujours plus avant dans la haute connaissance
sans parole de l'amour pur, trouvent aussi la
déficience toujours plus grande. » Elle emploie
ces termes significatifs : « présence d'absence ».

L'intuition jaillit du sein de la totale nudité.


L'âme intérieurement dépouillée devient libre du
.LA MYSTIQUE VISIONNAIRE / 2 3 2
temps. Incréée elle franchit toutes les limites,
atteint « l'abîme d'en haut », à ce stade « l'esprit
demeure en Dieu ; c'est la clôture où l'amour
est prisonnier de l'unité ». Les visions n'enta-
ment pas le silence dans lequel se tient Hade-
wijch ; n'a-t-elle pas entendu la voix intérieure
lui dire : « Que ton âme en silence m'écoute :
mes paroles ne sont claires qu'au silence. » Le
cheminement du mystique est une continuelle
descente dans l'intériorité. Quand l'âme éprouve
la fragilité de sa connaissance et de son amour,
il lui faut se réfugier à l'intérieur d'elle-même ;
elle y trouve « le clair miroir », la présence de
la lumière dans le cœur, l'amour qui couvre,
cache... « celui qu'il instruit sous les ailes des
séraphins ». Située dans un état de jubilation
intérieure, l'âme écoute ce que dit l'amour en
« jetant l'ancre dans la belle Déité ». La Déité
est privée de « toute apparence de personne, les
Trois dans l'Un sont nudité pure ». On retrouve
ici la pensée de Maître Eckhart affirmée dans
la mystique spéculative selon laquelle il convient
de distinguer Dieu agissant et se manifestant de
la Divinité, sans mode, privée de tout attribut.
Hadewijch dira : « L'âme est libre dans l'inti-
mité sans différence. » Cette unité, l'âme l'éprou-
ve à l'égard de la création. Elle ne privilégie per-
sonne, elle aime toute la création comme Dieu
l'aime dans une parfaite égalité. Elle n'est affec-
tée par aucune limitation. « Je me sens vaste,
dira Hadewijch, c'est une Réalité incréée que
j'ai voulu saisir éternellement. »

Le terme de « nouveauté » employé par Hade-


wijch se retrouve chez Béatrice de Nazareth,
cette expression appartient d'ailleurs à la litté-
rature médiévale, comme les notions de « tradi-
tionnel » et de « progressiste » sont prises dans
des sens divers suivant les auteurs qui les utili-
sent pour les louer ou pour les réfuter 3 . Ce mot
« nouveau » ne désigne pas uniquement les nova-
tions dans la pensée et dans l'art, il prend une
dimension plus profonde avec Hadewijch, et
signifie le sens caché qui se découvre à l'âme
2 3 3 / LA MYSTIQUE VISIONNAIRE
et apparaît nouveau pour elle. En effet, il est le
fruit d'une découverte, d'une inspiration qui
soudain s'impose à l'esprit et au cœur. Cette
« connaissance nouvelle », Hadewijch la chante
en écrivant : « Ah ! qu'il est doux de chanter la
grâce nouvelle ! — Bien qu'elle oriente chaque
fois en un sens nouveau — et qu'elle procure
sans cesse des souffrances nouvelles—elle est
aussi soutien nouveau 4 . »

Hadewijch ajoute encore : «... Grâce nouvelle


sera entière — en une jouissance nouvelle par-
faite — lorsque l'amour neuf sera entièrement
à moi 5 . » Les termes nouveau, nouvelle, neuf
doivent être considérés dans un contexte bibli-
que. Il est parlé du « cantique nouveau » (Ps.
XXXIII,3 ; XL,4) ; des nouveaux cieux et de la
nouvelle terre (Ez. LXV,17 ; LXVI,22 ; Apoc.
XXI,1) de l'esprit nouveau (Ez. XI,19 ; XXXVI,
26 ; Rom. VI 1,6, etc.) ; du vin nouveau (Matth.
IX,17 ; Marc 11,22 ; Luc. V,37) ; de pâte nouvelle
(I Cor. V,7) ; de nouvelle créature (II Cor. V, 17).
Selon l'enseignement du Christ, l'homme doit
naître de nouveau. Quand cette naissance s'o-
père, l'esprit de l'homme se renouvelle, devient
capable de scruter et de saisir la science des
secrets qui se révèle au cœur pur et libre. La
mystique d'Hadewijch se présente comme une
pénétration du mystère caché à l'homme an-
cien, indigne d'accéder à cette nouveauté qui
est essentiellement l'apanage de l'homme nou-
veau. De nombreux mystiques insistent sur le
dépouillement, Hadewijch revient fréquemment
sur la « nouveauté » qu'implique la vie intérieure
et l'adhésion au divin.

Au XIII e siècle l'idée de renouveau appartient


à la chevalerie féodale et le biographe d'Hade-
wijch, le P. Van Mierlo insiste sur cette in-
fluence subie par la visionnaire". Sans refuser
ce prestige de la chevalerie sur la mystique fla-
mande, il apparaît plus juste de placer tout
d'abord sa doctrine du renouveau dans un
contexte biblique.
.LA MYSTIQUE V I S I O N N A I R E / 2 3 4

Hadewijch a été influencée par Ruysbroeck


dans le choix des thèmes qu'elle présente et
dans leur ordonnance, car la recherche de l'uni-
té divine est une des notions centrales de la
pensée de Ruysbroeck. Cependant son ortho-
doxie sera contestée. Incomprise parfois, elle in-
quiète les représentants de l'Inquisition aux
Pays-Bas. Mystique, s'exprimant en des poèmes
métaphysiques, elle atteint une cime spirituelle
qui normalement l'isole et rend suspecte sa
pensée religieuse.

Béatrice de Nazareth (t 1268)


Née à Tirlemont vers 1200, après avoir été
formée par des béguines, Béatrice de Nazareth
devient religieuse cistercienne ; elle consigne ses
expériences spirituelles. Son analyse des sept
différents degrés conduisant à l'amour et à la
connaissance de Dieu est un hymne consacré
à l'acquisition de la béatitude. Quand l'âme
n'aime plus que Dieu, elle attend avec un insa-
tiable désir de le voir face à face. Béatrice a lu
les ouvrages attribués à Bernard de Clairvaux,
elle est fidèle à la pensée grecque qui lui a été
transmise par Guillaume de Saint-Thierry dont
le traité sur-la Vie solitaire était fort répandu.
La doctrine de Béatrice repose sur la présence
dynamique de l'image divine dans l'homme,
principe de la déification. La démarche de
l'homme spirituel est de lui faire retrouver l'état
paradisiaque d'Adam vivant lors de sa création
dans l'intimité de Dieu. La restauration de
l'image, accomplie par l'Incarnation et la Ré-
demption du Christ, permet à l'âme de recouvrer
l'image dans sa perfection de ressemblance. Dans
sa structure primitive, la nature humaine était
parfaite, d'où la nécessité d'être fidèle à cette
nature dans sa beauté originelle. L'expérience
naturam sequi signifie cette recherche du « re-
couvrement » de l'image divine. Dans le premier
degré de l'amour, l'âme souhaite se tenir « dans
cette pureté et dans cette liberté et dans cette
noblesse dans laquelle elle a été faite par son
Créateur à son image et à sa similitude ». Cette
• 2 3 5 / LA MYSTIQUE V I S I O N N A I R E

libération de la nature s'accomplit grâce à un


amour désintéressé, un amour total « sans pour-
quoi ».
Il arrive, dira Béatrice, que l'âme accède
à « une autre manière d'aimer, c'est-à-dire qu'elle
se met à servir Dieu sans motif, uniquement par
amour, sans pourquoi et sans rétribution de
grâce ou de gloire ». On retrouve ici dans ce
propos de Béatrice l'influence du traité de
l'Amour de Dieu de Bernard de Clairvaux. Au
quatrième degré, l'âme « sent que tous ses sens
ont été consacrés dans l'amour et que sa volonté
est devenue amour et qu'elle est profondément
abîmée et engloutie dans l'abîme de l'amour
et que, elle-même, est devenue amour ». Au sep-
tième degré, l'âme apparaît pleinement unie à
Dieu « elle devient tout entière un esprit avec
lui en inséparable fidélité et en amour éternel ».
Durant cette démarche progressive, l'amour a en
quelque sorte caché à l'âme son pouvoir, la vio-
lence de ses énergies profondes ; quand il se
révèle, l'âme devient libre, privée de toute crainte
non seulement devant les anges et les saints,
mais en présence de Dieu lui-même.

Béatrice est une visionnaire. Ses visions con-


cernent surtout l'Humanité du Christ donnant
accès au Verbe. Le cœur — celui du Christ et
le sien — prend une grande importance dans
ses visions. On retrouve ici cette notion du cœur
particulièrement chère aux grands moines du
XII e siècle (voir la mystique bénédictine
et cistercienne). Ses visions de la Trinité s'appli-
quent à la description de trois cieux entourés
d'anges. La dévotion particulière de Béatrice
à la Passion du Christ présente un caractère à
la fois douloureux et affectif. D'un tempérament
faible, souvent malade, on peut se demander
si les déficiences de son corps n'entrent pas pour
une grande part dans ses visions ou si — au
contraire — celles-ci provoquent un état physi-
que déficient en raison d'une charge émotive
trop lourde à supporter. Cette moniale née à
.LA MYSTIQUE VISIONNAIRE / 2 3 6

l'aube du XIII e siècle anime toute une littérature


visionnaire féminine médiévale. Parmi les dif-
férents traités qui lui sont attribués, il convient
de retenir quelques-uns de ses récits allégori-
ques composés suivant les usages de son temps.
Le Monastère spirituel est appliqué à l'âme, le
supérieur est Dieu lui-même entouré de
l'Amour, de l'affection spirituelle et de la dévo-
tion. Toutes les vertus sont représentées et pour-
vues de charges particulières. La Raison est
abbesse et la Sagesse prieure. Les vertus tien-
nent chaque jour un « chapitre » et examinent
les divers comportements.
THIERRY PAGE

APERÇU SUR LA MYSTIQUE


ET L'ALCHIMIE

T
JLi'ALCHIMIE autrement appelée science sa-
crée, tant pratiquée tout au long du Moyen Age,
affirme avoir pour but de ses recherches la dé-
couverte de la « très précieuse Pierre Philoso-
phale ». Quelle est-elle ? Où et comment la
trouve-t-on ? En gardant à l'esprit le conseil
donné aux lecteurs dans la Turbe des Philo-
sophes : « Ils doivent entendre nostre intention,
et non pas se prendre aux paroles », écoutons ce
que dit Pierre Vicot, alchimiste normand de la
fin du XV" siècle. « Or la pierre, à bien considérer
son essence, ses effects et sa vertu, est par les
yeux d'un vray philosophe cogneue dans toutes
les choses qui sont au monde, laquelle pierre
n'est mie autre chose qu'une vertu célestielle
spécifiée dans tous les individus de la nature, la
nature de laquelle iacoit que très noble est
pourtant en sa primeraine nature en indifférence
générale dont elle se devest en espousant la
nature des* choses soubs le mantel desquelles
elle produict effects convenables à icelle nature
moiennant toute fois la première vertu qui tient
en son Secret, couleurs, odeurs et autres puis-
sances 1 . »

A partir de ce court extrait de texte, il sera


possible de définir quelques points importants
dans le corps des doctrines alchimiques, notam-
ment ce qui concerne la création du monde et
la nécessité de l'œuvre alchimique. On peut
noter tout d'abord que l'adepte présente ici
une genèse de la Pierre Philosophale, genèse
d'autant plus complète qu'elle est DITE. En
MYSTIQUE ET ALCHIMIE / 238

effet, et c'est là le premier point important,


l'alchimiste est un homme qui parie, par néces-
sité, pour répondre à la fois à un vœu de
Dieu et aux besoins des hommes. Il parlera car
la création sera incomplète tant que l'homme
ne l'aura pas dite. La tâche de l'alchimiste est
très précisément de poursuivre la création en
la comprenant (la prenant en lui) afin de la
conduire à son terme. Mot pris dans son double
sens d'achèvement et d'élément de parole : achè-
vement par la parole.
Reprenons ceci. Selon ce que dit Vicot de
l'histoire de la Pierre, il y a trois temps dans la
création. Tout d'abord la « primeraine nature »
vêtue du bel habit de l'unité ; c'est l'enfance
de la Pierre. Puis sa puberté, c'est-à-dire la dé-
couverte du multiple, et enfin son âge mûr
que l'alchimiste ne nomme pas, mais qu'il réa-
lise dans la conscience et connaissance des
deux âges précédents, ce qui correspond en
propre à la transmutation de la Pierre. On peut
noter que l'alchimiste parle également de trois
temps essentiels dans les opérations pour l'ob-
tention de la Pierre ; ces trois phases sont
l'œuvre au noir, l'œuvre au blanc et l'œuvre au
rouge. Le passage de l'une à l'autre de ces
phases ne se fait pas dans une continuité par-
faite. Les expressions employées par Vicot pour
marquer la transformation de la nature origi-
nelle sont éloquentes. Il décrit la double action
de se dévêtir et de s'habiller sous un nouveau
costume. Ceci donne l'idée d'une représentation
scénique. Il en est ainsi. Lorsque la nature
quitte le sommeil de la nuit des temps pour
entrer dans la lumière de la dualité du jour et
de son ombre, commence « le drame essentiel,
celui qui est à la base de tous les Mystères,
celui de la difficulté et du Double, celui de la
matière et de l'épaississement de l'idée 2 . » Ce
drame est celui de l'alchimiste en tant qu'hom-
me face à la nature dont « la première vertu
tient en son secret ».
Il est tout à fait remarquable que Vicot ait
associé, comme puissances et vertus de la na-
239 / MYSTIQUE ET ALCHIMIE

ture, le secret avec les odeurs et les couleurs,


voulant dire à la fois le secret sensible et la
virtualité des autres qualités. Pour l'alchimiste,
tout est manifestation de quelque chose ; la
nature n'est pas inerte, elle vit et elle a un
sens, la connaissance duquel est son but. Com-
ment procédera l'alchimiste ? « Il faut rendre
manifeste ce qui est caché et occulte ce qui est
manifeste. En cela seul consiste l'œuvre des
sages 3 », assure Bernard de Trevisan, alchimiste
du XVe siècle. De quoi s'agit-il ? Il s'agit de
délier ce qui a été lié, de refaire ce qui a été fait.
C'est une recréation qui implique que l'on fasse
à l'envers le chemin de la création pour que l'on
reprenne l'œuvre de la nature en l'achevant par
l'art humain.

En quoi la nature a-t-elle besoin de l'interces-


sion de l'homme ? C'est que Dieu a prescrit à
la nature des bornes, des limites, et qu'il a ré-
servé le dépassement de celles-ci pour l'accom-
plissement de la création « aux justes », c'est-à-
dire à ceux qui d'après Bernard de Trevisan se
seront employés à cultiver les sciences et à
achever l'Arbre de Sapience 4 . Mais l'explication
de la nécessité de l'homme dans l'œuvre de la
nature est plus claire selon ce que dit un autre
alchimiste : « Car sans le corps l'esprit ne peut
agir et sans esprit en vain le corps appétera
(désirera) l'âme 5 . » Cette âme que le corps et
l'esprit en union recherchent est la Pierre Philo-
s o p h a i . Le fruit de leur désir commun sera lui-
même désir. (Vicot nommait la Pierre vertu ; un
texte alchimique parle du Désir Désiré ; le poète
René Char dit que le poème est l'amour réalisé
du désir demeuré désir 6 .)

La Pierre, le Désir est la récompense de


l'union mystique de l'alchimiste avec la nature,
de l'esprit avec le corps. Mystique parce qu'ac-
complie à la fois par la connaissance et par la
grâce de Dieu. L'alchimiste en effet travaille
autant qu'il prie. Le conseil donné au profane
dans un ouvrage alchimique du XVII e siècle, le
MYSTIQUE ET ALCHIMIE / 240

Mutus Liber, stipule : « ORA, LEGE, LEGE,


LEGE, RELEGE, LABORA ET INVENIES. » La
connaissance à laquelle il œuvre est celle de
Dieu, la lecture est celle de l'œuvre de Dieu. Or
la Pierre est dite par tous les alchimistes sans
exception : DON DE DIEU. C'est là l'expression
la plus claire de la mystique alchimique.

Il convient de s'arrêter sur le don. Il ne faut


pas le comprendre comme un simple échange,
un passage de main à main sans contact des
mains ni des yeux ; le don de Dieu invoqué par
les alchimistes ne correspond pas non plus à
l'idée que l'on se ferait d'une grâce qui tombe-
rait du ciel sans que l'on sache pourquoi, et
dont on irait chercher l'origine dans la volonté
insondable de Dieu. Ce serait oublier que l'alchi-
mie est une science initiatique et que l'adepte
est un savant qui connaît parfaitement le « règne
de nature ». A cette condition préliminaire de
la connaissance, pour la découverte de la Pierre,
il en est une autre, plus subtile et particulière-
ment importante, que les alchimistes n'oublie-
ront jamais de rappeler : celui qui s'apprête à
mener de longues études dans l'espoir de la pos-
session de la Pierre Philosophale doit être pur
dans ses intentions. Dès les premières pages de
leurs traités, les alchimistes sont nombreux qui
préviennent le lecteur que l'homme le plus sa-
vant jamais ne trouvera le grand secret si son
cœur n'est pur. Il faut que « cet homme soit
sage, craignant Dieu, constant, patient et hum-
ble, et non cuidant ou par trop présumant de
sa science 7 . »

Pour comprendre le don, il faut dépasser la


première idée selon laquelle il ne s'agit que
d'établir un rapport entre deux éléments, deux
personnes par exemple. Cela serait singulière-
ment limiter le don, dans la mesure où l'on
semble oublier que quelque chose est objet du
don, ou du moins nier toute valeur en soi à cet
objet. Or pour les alchimistes ce qui est donné
par Dieu est proprement le don. Ce qu'il con-
241 / MYSTIQUE ET ALCHIMIE

vient d'expliquer. On remarquera d'abord que,


comme pour le rire, le don demande à être réa-
lisé de semblable à semblable. C'est en quelque
sorté une reconnaissance d'identité, ou plus pré-
cisément une nouvelle naissance à partir de cette
identité puisque l'on passe de un à plus qu'un.
Cette identité doit être si parfaite que la sensa-
tion de se perdre dans l'autre doit se conjuguer
au même instant avec la sensation de se retrou-
ver dans sa totalité. Se perdre et se retrouver,
donner et rendre, c'est le même mouvement,
comme lorsque l'on dit qu'une femme se donne
à un homme ou se perd en lui.

Si on demande maintenant à quel moment


intervient le don, c'est-à-dire si on veut placer
le don dans l'éclairage du temps, en constatant
que certains alchimistes ont trouvé la Pierre
(ont reçu le don de Dieu) beaucoup plus tôt
que d'autres, on doit demander aussi pourquoi
se fait le don ? Le don échappe ici à toute
volonté, il n'y a pas de volonté de donner (pour
faire plaisir, par exemple), il n'y a pas de
détermination individuelle quant à l'instant au-
quel se fera le don. En fait il semble que le don
se fait donner, au sens où c'est celui qui reçoit
qui fait qu'il y a don ou pas. C'est parce que la
réception est prête que le don se fait. Encore
qu'il faille préciser qu'il n'y a dans la réception
aucune volonté bonne ou mauvaise de faire don-
ner, mais une volonté pure, comme il est dit dans
les doctrines orientales que l'enfant qui veut
naître réunit dans l'union charnelle ses parents 8 .

Le receveur, qui nourrit le donneur de son don


et proprement reçoit ce qu'il a donné, doit réa-
liser le don parfaitement en donnant à son tour.
L'alchimiste en effet a l'obligation de trans-
mettre le don de Dieu, la découverte de la très
précieuse Pierre Philosophale. Mais ce qu'il va
donner, c'est le recevoir, et ceci est parfaitement
éclairant du don qui apparaît maintenant tout
à la fois comme recevoir le don et donner le
recevoir. Cette structure du don, on voit déjà
MYSTIQUE ET ALCHIMIE / 242

qu'elle correspond à ce qui a été dit ci-dessus


de la nécessité pour l'alchimiste de poursuivre
l'œuvre de la nature en la disant, car dire la
nature sera le geste humble de la réception : le
don de sa réception, la nature étant don de
Dieu.

On comprendra mieux le don d'après la com-


paraison que font eux-mêmes les alchimistes
de leur magistère avec la Messe chrétienne. Le
don de Dieu pour l'alchimiste sera la Présence
Réelle dans l'Eucharistie pour le prêtre. Cepen-
dant l'alchimiste élargit considérablement le
champ de la présence puisque selon Maurice
Aniane : « Le vrai rôle de l'alchimie (c'est) :
célébrer analogiquement une messe dont les
espèces ne seraient pas seulement le pain et le
vin mais la nature tout entière 9 . » La Pierre est
le Christ, répètent tous les alchimistes. Il est
frappant de constater que l'élaboration de la
Pierre reprend les diverses phases de la vie du
Christ. Michel Maier, alchimiste lui-même par-
lant d'un autre alchimiste, écrit : « Cet homme
savant comprit ce qui était imputé à la Pierre
philosophique, comme étant la naissance, la vie,
la passion ou l'exaltation dans le feu et, par
suite, la mort dans la couleur noire et téné-
breuse ; enfin la résurrection et la vie dans la
couleur rouge et la plus parfaite. De là, il
établit le rapport de la Pierre avec l'œuvre du
Salut des hommes, c'est-à-dire avec la nativité,
la vie, la passion, la mort et la résurrection
du Christ, qui toutes sont rappelées dans la
Messe 10 . »

Dans une position intermédiaire entre le


mystique traditionnel et le prêtre, l'alchimiste
vise moins à être au niveau de Dieu qu'à
chercher le véritable rapport à Dieu. Maurice
Aniane écrit : « L'alchimie dont le rôle doit
rester cosmologique ne cherche pas à s'unir à
la transcendance, mais à établir un contact avec
elle par le rayon « angélique » qui unit le supra-
formel au mode des formes 11 . »
243 / MYSTIQUE ET ALCHIMIE

Il est temps de voir maintenant sur quel


espace se déroule le don. C'est l'espace du si-
lence, celui du septième jour, celui du repos,
chaque chose ayant été posée. Ce silence, l'alchi-
miste comme le Créateur l'établit sur son
œuvre — dans son œuvre. C'est le silence du
mystère, un silence qui ne cesse de dire. Car le
repos n'est pas la fin de la création, ce n'est
pas un espace vide, un temps séparé de l'autre.
Ce sont les yeux qui regardent. Le silence, c'est
la présence du dieu, le mystique étant celui qui
vit dans le présent du dieu. Comprenons bien
en quoi ce présent est riche de sens. Il est
d'abord l'objet du don, puis selon le sens de
présenter — c'est-à-dire faire connaître, appor-
ter la connaissance — ce qui fait être ; il est
enfin ce présent défini dans le temps. Ayant déjà
abordé le premier sens, voyons les deux autres.
La présence de Dieu, l'alchimiste la conçoit
dans la nécessité et la possibilité d'œuvrer sur
la nature, de prolonger la genèse dans son
laboratoire. « Car les corps parfaictz par nature
ont seulement simple forme parfaite pour leur
degré et nature y a seulement besoigné quant
au premier degré de perfection et ainsi ils sont
comme morts. C'est par l'art qu'ils seront par-
faits véritablement 12 . »' Un autre alchimiste cité
par Trevisan lui-même, Maître Guillaume, ex-
prime la même idée : « Nature crée les matières
et non pas art. Mais après quand elles sont
créées, art les fait être et conjoindre avec
la vertu naturelle qui est la cause prin-
cipale. Et art est la cause féconde de
icelle chose 13 . » Ainsi donc la présence se
marque par le manque, en ce sens que l'alchi-
miste perçoit Dieu dans le don qui lui est donné
d'aider la nature « asphyxiée par la déchéance
humaine », dit M. Aniane, qui ajoute, « offrant
à Dieu la prière de l'univers, il ancre celui-ci
dans l'être et renouvelle son existence 14 . »

Etudier comment se fera cette offrande, c'est


voir le dernier sens de Dieu présent, celui de la
présentation. L'alchimiste donne représentation
MYSTIQUE ET ALCHIMIE / 244

de l'histoire de la matière, c'est-à-dire qu'il va


mémoriser le drame de la création. Comment
se déroule celle-ci ? Trevisan répond : « Si tu
veux ajouter quelque perfection à ses produc-
tions (de la nature) comme cela se peut faire
facilement, imite-la et sers-toi pour parvenir
à ta fin des mêmes moyens dont elle s'est servie
pour faire le commencement... Parcours tout le
genre métallique depuis la fin jusqu'à son ori-
gine et depuis son origine jusqu'à sa perfection
et par cette spéculation tu apprendras toutes
les opérations que tu dois faire dans le grand
œuvre 15 . »

Sur la scène de son laboratoire l'alchimiste


va faire jouer à la matière le jeu de la première
création, et on a compris que l'alchimiste ne
sera pas uniquement souffleur (nom qui désigne
dans les livres de la science les chimistes vul-
gaires qui croient pouvoir transmuter la matière
sans l'aide de Dieu). Il sera à la fois le metteur
en scène et l'acteur. Que verra le spectateur,
celui qui est à l'écoute de l'alchimie ? La
parole de l'alchimiste est un sceau ; lorsqu'il a
trouvé la Pierre Philosophale, l'alchimiste scelle
son œuvre par un livre ou par une œuvre d'art,
sculptée ou peinte. Le sceau, étant la marque
de la propriété, non pas au sens matériel de pos-
session mais plutôt de qualité, comme on parle
des diverses propriétés de l'or. Le livre ou
l'œuvre gravée ou peinte restera donc toujours
à un niveau de virtualité. C'est qu'il faut main-
tenir intégralement la nature en son secret ;
l'alchimiste invite à le recevoir, il ne fait rien
par volonté mauvaise comme le pensent les
envieux, mais c'est selon le mode d'apparaître
du secret que doit se manifester le mystère. Le
mystère de la nature réside dans sa virtualité.
La parole du mystère doit se manifester de
même. Aussi bien, les livres d'alchimie sont-ils
troublants. Cest que « les philosophes ont
appelé ce secret Verbum Dimissum, c'est-à-dire
la parole laissée ou tue en cet art, laquelle à
peu près tous, ont celée 18 . » On comprend en
245 / MYSTIQUE ET ALCHIMIE

quoi le sceau ne ferme pas ; bien au contraire


il est le premier indice dans la découverte de
la Pierre, il est la main qui retient devant le
danger et qui par cela dit le danger dans
sa virtualité. Car il y a danger. Dans
le Livre des Figures Hiéroglyphes attribué
au légendaire Nicolas Flamel, il est dit
à propos de figures d'un texte trouvé par
l'auteur : « Je ne représenterai point ce qui
était écrit en beau et très intelligible latin (...)
car Dieu me punirait d'autant que je commet-
trais plus de méchanceté que celui (comme on
dit) qui désirerait que tous les hommes du
monde n'eussent qu'une teste et qu'il la put
couper d'un seul coup 17 . » On ne force pas impu-
nément la nature en sa vertu.

Ces opérations terminées, « l'alchimiste est


alors le roi secret, l'être consciemment central
qui relie le ciel à la terre 18 . » Le symbole qu'il
choisit pour représenter l'alchimie est celui par
ailleurs utilisé pour représenter le Christ : le
pélican. C'est bien dire sa dépendance vis-à-vis
des hommes et de la matière. Ce que vise la
philosophie alchimique n'est rien moins que
d'assumer le rôle de l'homme sur terre dans le
sens ou le Christ voulait réaliser la parole de
son Père. L'homme, créé à l'image du Créateur,
se doit de réaliser entièrement cette image, ce
qui revient à poursuivre l'œuvre de la création.
Ce devoir est impératif. Trevisan s'adressant à
son disciple lui rappelle une parabole de la
Bible : « Tu sais quelle fut la punition du ser-
viteur paresseux pour n'avoir pas fait valoir
les talents que le Seigneur lui avait donnés 19 . »
Dieu, dit-il plus loin, ne veut pas que l'on
cache la lumière sous le boisseau.

Ce que recherche l'alchimie c'est de maintenir


le contact de l'image avec ce dont elle est
l'image. Le miroir était un symbole constam-
ment utilisé au Moyen Age ; il servait principa-
lement à dénoncer la luxure. On le retrouve dans
l'alchimie, où il signifie d'aboi d les apparences
MYSTIQUE ET ALCHIMIE / 246

à dépasser, puis la nécessité pour l'homme de


recréer ; c'est-à-dire, dans la reconnaissance du
don de Dieu, la première image, l'homme devra
rendre à Dieu cette image. Cet échange inces-
sant, ce double mouvement, caractérise, comme
il a été vu, la mystique alchimique.
JACQUES LACOUDRE

LES GRANDS
COURANTS SPIRITUELS
XIVe au XVIIe siècle

UN RENOUVEAU EREMITIQUE AU XIV SIECLE

T>
J L ^ EPUIS sa christianisation l'Angleterre a
connu de nombreux spirituels. Bénédictins, char-
treux, cisterciens, prémontrés, victorins, francis-
cains et clercs anonymes contribuèrent à prépa-
rer ce que l'on devait appeler « l'école anglaise »
du XIV e siècle. Cette période apparaît comme la
plus riche et la plus féconde sur le plan pure-
ment mystique. Solitaires, reclus dominent par
leurs visions et leurs expériences personnelles
la spiritualité des différents ordres, au profit
d'une mystique plus élevée. Ces mystiques du
XIV e siècle forment une école assez homogène.
Us se rejoignent tous dans une recherche de
la solitude et un certain retrait par rapport à
la vie commune ; ils se méfient aussi d'une spé-
culation trop abstraite qui resterait au seul
niveau de l'esprit. Dans leur vision l'expérience
même est spéculation. La tendance de ce
XIV e siècle est la vie érémitique. Un document,
l'Ancien Riwle, propose un règlement pour ce
genre de vie. Il souligne la solitude, la recherche
de la sainteté par l'ascétisme et la mystique
laissant en marge doctrine et théologie. La prière
y est présentée sous forme de « dévotion ». Ce
genre de règle, type d'une multitude d'autres,
était courant à l'époque. Aussi, les grands per-
sonnages de la mystique anglaise sont-ils à
rechercher parmi ces ermites et reclus, hommes
ou femmes. Richard Rolle (t 1349) f u t le pre-
mier de ces écrivains spirituels. Le Nuage de
COURANTS S P I R I T U E L S (XVIIe SIÈCLE) / 248

l'inconnaissance, œuvre anonyme très forte-


ment marquée par l'apophatisme dionysien,
adressée à un jeune homme, l'instruit de la
perfection et de la vie des solitaires. L'auteur
connaît, outre Denys, Augustin, Richard de
Saint-Victor, Bernard et probablement Thomas
d'Aquin. Pour lui, aller vers Dieu ne peut se
faire que dans l'amour. « L'amour seul peut
atteindre Dieu dans cette vie mais non la con-
naissance. » Aller vers Dieu demandera aussi
une certaine praxis qui se développe dans la
charité, forme inférieure de la vie active. La vie
supérieure consistera, elle, en méditations et
contemplations qui dans l'amour aboutissent
à percer le nuage d'inconnaissance. L'œuvre
amoureuse de l'homme monte vers ces nuages et
l'auteur propose même une certaine technique
de répétition de mots simples tels : God, sin,
love pour constamment tendre vers le but fixé :
Dieu.
Il semble que ce soit l'expérience qui parle
directement au cours de tout ce livre. Il pro-
pose d'acquérir une sagesse spirituelle. L'âme
ne doit pas suivre ses propres impulsions mais
écouter « l'Ange du grand Conseil » et se « mettre
à l'école de Dieu ». La recherche d'un maître spi-
rituel fait partie intégrante de ce message. Ce-
lui-ci devra avoir « une longue expérience des
voies extraordinaires ». Le directeur, lui-même
en union avec Dieu, enseignera et conseillera ses
frères avec discrétion, dosant ses paroles que
le disciple écoutera avec soumission et humi-
lité. Cette manière de procéder dans la voie de
l'ascension mystique évite, dit l'auteur, les « illu-
sions » et les « pièges du démon ». Le maître dé-
couvre ainsi si son élève est pris dans le faux
mysticisme, grand danger des spirituels. La
santé religieuse se cherche dans la prière,
car son action met le démon en fuite, Le Nuage
de l'inconnaissance approche donc le mystère
dans un ignorant amour qui seul peut traver-
ser la ténèbre dont la lumière divine s'entoure.
Walter Hilton (f 1396) propose lui aussi une
voie d'ascension dans son Échelle de perfection.
2 4 9 / COURANTS SPIRITUELS (XIV e SIÈCLE)
Inspiré de Rolle et du Nuage, il souligne que
l'œuvre essentielle en cette vie est la contem-
plation. Le traité prépare le contemplatif à la
grâce de la vision. Il développe le thème de la
« nuit » comme étape de purification. La direc-
tion spirituelle tient dans son œuvre une très
large place. Julienne de Norwich (f 1442) re-
cluse visionnaire a laissé le récit de ses extases
dans ses Révélations de l'amour divin. Son mes-
sage simple et dépouillé témoigne de l'humilité
de sa foi et de son sens du péché.
Cependant l'influence prédominante reste
celle de Richard Rolle (t 1349) dont on a déjà
mentionné le nom. Son œuvre originale et per-
sonnelle demeure la plus connue. Écrivain, créa-
teur de la prose anglaise, son ouvrage mystique
majeur est le Melos Amoris ou Chant d'Amour.
Après des études à Oxford, il revêt la bure
d'ermite. Contemplatif, il s'élève contre les di-
verses formes de la vie conventuelle, qui ne
procurent pas une aussi grande solitude que
l'érémitisme. Cette existence le met en marge de
la vie sociale. Il connaît le froid, la faim, la
nudité. Dans ce genre de vie, il n'éprouve pas
le besoin d'une règle. Peu à peu ses dons mys-
tiques apparaissent et lui suscitent des ennemis.
Le Chant d'Amour, œuvre de jeunesse, raconte
sa « conversio » et son orientation définitive vers
la vie mystique. Dans ce livre, véritable « pèleri-
nage spirituel », il loue l'excellence de la vie
contemplative et la condition d'ermite. Ce
chant débouche sur l'amour parfait, terme
de l'initiation mystique. Cet ouvrage se
présente donc comme le récit d'une ex-
périence mystique. Un petit nombre est ap-
pelé à de telles faveurs ; aussi, écrit-il, « seul
un très petit nombre pourra, dans la vie pré-
sente, atteindre la perfection et savourer la dou-
ceur de l'éternelle sagesse ». Cette restriction
démontre à quel point l'expérience mystique
demeure gratuite et immédiatement dépendante
de la volonté de Dieu. Le processus que suit
Rolle est semblable à un itinéraire, il convie
l'âme à entrer dans le pèlerinage mystique. La
COURANTS S P I R I T U E L S (XVIIe SIÈCLE) / 250

vision éloignée nécessite le parcours d'un « es-


pace à franchir » pour aller au but. L'homme, cet
errant spirituel, ne peut pénétrer dans les hau-
teurs parfaites en restant statique. La vie est
comparable à l'exode, cette marche quotidienne
des Hébreux dans le désert. La contemplation,
Rolle l'envisage souvent comme l'ouverture
d'une porte ou d'une fenêtre vers laquelle on se
dirige. Il y a toujours un mouvement spatial
dans les images qui illustrent la progression
vers le repos céleste. Le pécheur, pour Rolle, est
en état d'instabilité, l'homme appelé à la « tran-
quillité » divine s'oriente au contraire dans une
« course jamais inachevée mais infailliblement
tendue vers le Seigneur ». Les mystiques ainsi
retournés à la similitude divine partagent le
bonheur des élus déjà introduits dans la gloire
divine. Ils deviennent demeure et trône de Dieu.
La vie mystique est le prélude à la vie céleste,
étape définitive du parcours commencé sur la
terre. Dans cet exil terrestre l'homme vit de la
foi, et la mort est nécessaire pour voir Dieu ;
aussi Rolle souhaite-t-il la mort car elle permet
de recévoir la « beauté de l'Aimé » et de siéger
au « cœur du mystère ».

La vision mystique accordée par la grâce de


Dieu en cette vie n'est donc que le prélude de
la joie au cours du pèlerinage, engageant à
poursuivre l'œuvre entreprise. Nombreux sont
les autres thèmes mystiques que développe le
Chant d'Amour. Amour, baiser, blessure, chaleur,
ivresse, douceur, lumière lui permettent d'appro-
cher le mystère avec tous les sens spirituels.
Rolle se présente donc comme un homme d'ex-
périence. Il veut retracer littérairement ce qu'il
a vécu intérieurement. Les images qu'il emploie
tentent de « faire sentir »• au lecteur soucieux
de perfection spirituelle les états par lesquels il
devra passer et auxquels il reconnaîtra qu'il est
en voie de progression. Rolle sensitif et non in-
tellectuel s'écarte des mystiques de l'essence, il
se découvre témoin de la présence divine res-
sentie et vécue. Le P.F. Vandenbroucke dans une
251 / COURANTS S P I R I T U E L S (XVIIe SIÈCLE)
récente étude dit qu'il se rapprohe davantage
des hésychastes orientaux que de ses contem-
porains. Il possède la science mystique non par
une acquisition intellectuelle mais par son
intimité avec Dieu. Cet « ami de Dieu », gratifié
de nombreux charismes, réalise la parole d'Osée
et illustre ce que doit être la véritable vie érémi-
tique. « Je la conduirai dans la solitude et je
lui parlerai au cœur » (Osée 11,14). On comprend
ainsi son rejet de la vie commune. Seul le désert
engendre le parfait amour. Seul le désert permet
•d'écouter la parole de Dieu que transmet
l'Esprit et qui rend l'homme malade d'amour
(Cantique des Cantiques 11,5).

UN HUMANISTE MYSTIQUE DU XV SIECLE :


NICOLAS DE CUES (f 1464)

Ce cardinal philosophe mêlé au mouvement


humaniste italien et français du XVe siècle est
aussi un mystique. Sa vision théologique, qu'il
développe dans son ouvrage La Docte Igno-
rance, en fait un disciple de Denys l'Aréopagite.
Héritier des Rhénans, il connaît la pensée
d'Eckhart. Il possède en outre les œuvres de
Raymond Lulle et le commentaire d'Albert le
Grand sur la Théologie mystique du Pseudo-
Denys. Son œuvre d'homme d'Église est aussi
remarquable. Initié par son maître vénitien
Hugo Benzi à l'hellénisme, il découvre par ce
biais le problème byzantin et la mystique de la
Chrétienté d'Orient. Toute sa vie, poursuivi par
les conséquences de ce schisme, il devient un
passionné d'irénisme. Plus tard, à Constanti-
nople, mis en rapport avec le monde de l'Islam
« il rêvera d'une pacification totale de l'Huma-
nité ».

Le 27 novembre 1437, il quitte la Corne d'Or


après quatre mois de mission près de l'Église
grecque. Ce voyage est capital dans la vie de
Nicolas. Une nuit, dans la paix et la douceur
méditerranéennes, il entrevoit le fondement de
COURANTS S P I R I T U E L S (XVIIe SIÈCLE) / 252

sa philosophie mystique : la Docte Ignorance.


Il ne parle pas d'une révélation divine, mais d'un
don, d'une aide directe du « Père des Lumières ».
Cette découverte qui germait en lui depuis ses
premières lectures de Denys s'étend à tous les
domaines du savoir, alors que le Pseudo-Denys
reste orienté uniquement vers l'ascension mys-
tique dans la ténèbre divine. Nicolas de Cues,
en plus des sources chrétiennes, dispose d'un
grand nombre d'anciens auteurs grecs. Il cite
volontiers Pythagore et la recherche de l'Un.
Anaxagore lui révèle que tout est dans tout et
Parménide le sens de l'unité. Platon, plus connu
par les nombreuses traductions latines du
Phédon, Criton, Ménon et République, lui dé-
couvre le « symbolisme mystique » mais surtout
un moyen de déchiffrer l'expérience. Ayant eu
à lutter contre les scolastiques aristotéliciens
allemands, il utilise volontiers leur langage et
se réfère au De Anima d'Aristote. L'influence ma-
jeure, difficile à cerner mais repérable, reste le
néo-platonisme. A-t-il lu dans le texte Philon et
Plotin ? Il se rattache à Philon par ses dévelop-
pements sur l'idée d'une Révélation commune
aux juifs et aux païens, à Plotin par sa pureté
mystique. Proclus exerce sur lui un attrait, il
l'a lu et annoté et le cite textuellement dans ses
traités. Il extrait de ce génie l'idée de « l'Unité
absolue » et de la « diversité unifiée » qui lui
servira dans son mouvement irénique pour ratta-
cher toutes les diverses branches schismatiques
à l'unique Évangile. Les Pères de l'Église, tel
Grégoire de Nysse, lui étaient aussi très fami-
liers ; mais parmi eux Denys l'Aréopagite con-
tribua le plus à former sa pensée mystique. Il
réserve une place primordiale à la Théologie
mystique et aux Noms divins. La voie apopha-
tique de Denys, ascèse de l'âme, dépouillement
des sens et de l'intelligence, Nicolas de Cues l'in-
terprète comme une « connaissance positive du
paradoxe vivant » (M. de Gandillac).

La théologie de Nicolas de Cues donne toute


leur place à la raison et à l'intellection, mais va
253 / COURANTS SPIRITUELS (XVIIe SIÈCLE)

au-delà de l'intelligence. Il garde dans le déve-


loppement de sa pensée une perpétuelle équi-
voque entre la vertu infuse surnaturelle et la
dialectique naturelle de l'entendement. Il penche
pourtant vers ce qu'il appelle le raptus (le rapt)
qu'il croit le seul moyen d'union mystique. Ce
mode d'union dépend entièrement de la Déité
qui provoque ainsi l'union en Dieu. La « théolo-
gie négative » consistera chez lui en une appro-
che par paliers de la « pure transcendance ». En
niant tous les noms attribués à la Divinité le
mystique reste dans « l'ignorance ». Cette igno-
rance ne demeure pas chez Nicolas à l'état de
passivité. Il doit découvrir un processus dans
l'opération mystique qui dépasse même la pure
négation au profit d'une négation enrichissante,
qui rend l'Un nullement séparé ou extérieur au
monde. Dans ce processus d'approche mystique
de la Déité, le cosmos tient une place relative-
ment importante. Il est le médiateur entre l'in-
fini et le fini. Pour Nicolas de Cuës il est comme
la « limite indéfinie dans la durée et dans l'es-
pace de tous les phénomènes passés, présents et
futurs ». Il fait de l'univers un « Dieu sensible ».
Les individus participent par l'intermédiaire de
ce cosmos à la divinité, acquérant ainsi pour
chaque « image » la possibilité de devenir pro-
gressivement ressemblance de la Face éternelle
de Dieu.

L'anthropologie de Nicolas reste malgré tout


assez floue mais il est un point intéressant,
celui du « spiritus universel ». Le problème ici
est celui de la création. La difficulté pour Nico-
las de Cues est de fabriquer du concret avec
de l'abstrait. Il introduit donc l'idée des arché-
types éternels de chaque espèce, véritables
« images dans le ciel » du concret issu de la
chute. Cette hypothèse nécessaire à sa dialec-
tique de la recherche des existants, il ne l'a que
très peu développée. L'homme isolé dans le
cosmos perçoit son identification à Dieu. Son
privilège, « l'ultime union », le forme progressi-
vement à la recherche de l'union avec la tota-
COURANTS S P I R I T U E L S (XVIIe SIÈCLE) / 254

lité du monde sensible. La communauté humaine


comprend ainsi, au-delà d'une « Église conjectu-
rale », une communauté invisible, une « Église
cachée » composée des hommes de tous rites
et vivant dans la bonne foi, ayant découvert dans
le monde sensible la présence de la Déité. La
présence divine culmine avec la descente de
l'idéal, l'Homme total image du Créateur : le
Christ incarné. Il révèle la divinité, montre en sa
personne la Totalité, l'Un. La nature humaine, par
cette immanence de la Divinité dans l'humanité,
devient capable de déification. Pour Nicolas de
Cues toute âme est similitude du Verbe et par
lui elle accède à la « Visio » qui la transporte sur
des sommets mystiques. L'ascèse, la pénitence
retracent le chemin suivi par le Christ-homme.

Le Verbe véritable « synthèse cosmique » ap-


porte le salut à l'humanité lui redonnant la pos-
session du Royaume dont elle devient héritière.
Par la Trinité la réconciliation a lieu et, depuis la
descente de l'Esprit, Cosmos et Humanité par-
tagent l'attente de la joie paradisiaque recon-
quise par la Divinité elle-même. Cette naissance
de l'homme dans le Fils déjà développée par
les mystiques rhénans conduit l'homme à la
participation, à la Déité. Nicolas de Cues garde
le sens de l'unité divine des Rhénans. La Trinité
en un certain sens « préserve » apophatiquement
la transcendance divine, et Dieu agit par l'inter-
médiaire du Verbe et de l'Esprit. Dieu ne peut
être vu ou connu, mais il reste Déité participable
et imparticipable, visible et invisible.

MYSTIQUE DE LA COMPAGNIE DE JESUS

Depuis leur approbation en 1540, les jésuites


ont connu au sein de leur Compagnie plusieurs
tendances mystiques. Dans l'ensemble la spiri-
tualité ignacienne, telle que la vivront les suc-
cesseurs d'Ignace de Loyola, apparaît peu spé-
culative. Elle s'appuie sur la doctrine tradition-
nelle de l'Église en matière de mystique : Écri-
ture, dogmes, saines dévotions. Deux courants
255 / COURANTS S P I R I T U E L S (XVIIe SIÈCLE)

se dessineront progressivement allant parfois


jusqu'à s'opposer d'un pays à l'autre, l'un plus
doctrinal et de préférence actif, l'autre plus spé-
culatif, « mystique dans l'action » se ralliant à
la tradition des Pères et des grands théologiens
auteurs de synthèses spirituelles, tels les Jésui-
tes français au moment du « siècle d'or » de la
mystique française.

Cette mystique est peu spéculative et plus


pratique, orientée directement vers une action,
s'incarnant dans la vie concrète. La mystique
ignacienne conserve la marque de la fonction
de l'Ordre dans l'Église. Actif, pratique, le
jésuite engagé dans le siècle, pour répondre à
tous les besoins doit être sérieusement formé
et d'une spiritualité ferme. Toute l'orientation
spirituelle concourt à l'exécution des volontés
de Dieu. La contemplation de la vérité divine,
dit le P. Joseph Guibert « est une fin qui se
réalisera pleinement dans la patrie [céleste] ».
La vie pratique d'ici-bas tendra, elle, à recher-
cher la vérité, préparation à la vie future et ser-
vice demandé en la vie présente. On sent nette-
ment la subordination de la contemplation à
l'action, alors que d'autres ordres actualiseront
l'opposé. Le bienheureux Pierre Favre, spirituel
jésuite, définit dans son Mémorial la ligne spiri-
tuelle de la Compagnie. Au cours d'une réflexion,
il note : « Je compris clairement que celui qui
en esprit cherche Dieu dans les bonnes œuvres
le trouvera ensuite dans sa prière mieux que
s'il n'avait pas agi ainsi. Je dis qu'il arrive sou-
vent que nous cherchions Dieu surtout dans la
prière, pour le trouver ensuite dans les œuvres.
Celui donc qui cherche et trouve l'esprit du
Christ dans les bonnes œuvres, celui-là pro-
gresse d'une façon plus solide que celui qui ne
s'occupe que de la seule prière... 1 » Cette spiri-
tualité qui cherche à se concrétiser utilise tous
les moyens mis à la disposition de l'homme et
notamment l'ascèse sous toutes ses formes. Dans
cette orientation spirituelle le « combat spiri-
tuel » occupe une place prépondérant^ Les
COURANTS S P I R I T U E L S (XVIIe SIÈCLE) / 256
Exercices spirituels d'Ignace de Loyola en tra-
cent l'orientation. Celui qui entre dans la voie
doit réformer sa vie jusqu'au plus profond de
lui-même. L'« examen de conscience » joue un
rôle important, car il permet la connaissance
toujours plus approfondie de soi-même et donne
les moyens de déraciner jusqu'au moindre obsta-
cle qui ferme l'accès de la grâce divine trans-
formante. Aussi, soulignent les Exercices, ceux
qui entreprennent un tel travail « s'offriront
tout entiers à la tâche... engageant la lutte contre
leur propre sensibilité et contre tout ce qui les
attache à la chair et au monde 2 . » Lutte sans
merci contre la volonté personnelle par l'obéis-
sance, contre l'amour-propre, la facilité, pour
aboutir à une docilité intérieure capable de
saisir la motion de l'Esprit et, d'être victorieux
des passions. A côté de l'ascèse le jésuite dispose
de l'oraison mentale. Il trouvera en elle le
moyen efficace de placer l'âme directement dans
le domaine de l'Amour de Dieu et de se rendre
docile et réceptif à sa volonté par la considéra-
tion des seules choses divines.
Par l'ascèse et l'oraison celui qui suit la voie
tracée par Ignace monte peu à peu vers les
sommets de l'union divine dans la prière conti-
nuelle. Celle-ci est « familiarité divine », elle
exerce à la présence de Dieu dans une relation
intérieure. Le jésuite J.B. Scarnarelli (f 1752) la
cite comme la force qui accompagnait Abraham
au cours de ses longues pérégrinations. Plus on
se rapproche de la vraie source d'une façon
constante et plus l'union demeure définitive.
Les théologiens jésuites distinguent deux
modes d'oraison, deux états peut-on dire dans
la contemplation. La contemplation infuse avec
manifestations visibles des grâces divines, et la
contemplation acquise, sans aucun signe parti-
culier. Sans entrer dans ce débat théologique,
il faut remarquer ici que le courant mystique
ignacien se situe sur un plan nettement expéri-
mental. Dieu donne s'il le veut un sens nouveau,
une nouvelle perception de son mystère qui per-
2 5 7 / COURANTS S P I R I T U E L S (XVIIe SIÈCLE)
met de le connaître et d'y entrer. Le P. Joseph
de Guibert dira que cette perception est « cons-
cience immédiate », « expérience inédite qui jette
l'âme dans la stupeur », mais elle n'est pas
perception directe de l'Essence divine. Le mys-
tique atteint Dieu par les dons qui lui sont com-
muniqués dans un acte libre du Créateur. Il vit
alors l'état de contemplation, il expérimente
d'une façon tout à fait personnelle le mystère.
C'est ici la contemplation infuse. La contempla-
tion acquise n'a rien d'insolite, elle se vit dans
la foi et la charité, aucun mode supra-humain
de connaissance n'entre en jeu. Elle constitue
un palier pour les persévérants et une espérance
que Dieu interviendra personnellement par ses
faveurs en se manifestant plus particulièrement.
Si tous doivent avancer dans cet état considéré
comme normal, d'autres âmes plus assoiffées
de divin et plus réceptives à Dieu se dirigeront
vers l'état de contemplation infuse sous la
conduite d'un directeur averti. On sent dans
cette distinction un peu abstraite et théolo-
gique les deux tendances fondamentales de la
mystique jésuite : une voie plus simple, plus
insérée dans l'action, une autre de caractère
contemplatif conduisant par la spéculation mys-
tique à la contemplation de Dieu. Ce désir de
« voir Dieu », légitime bien que le jugement
d'Ignace soit réservé, conduira de nombreux
mystiques jésuites à des expériences spirituelles
particulières qui restent des modèles d'itiné-
raires mystiques.

Ignace de Loyola (T 1556)


Ignace de Loyola, fondateur de la Compagnie
de Jésus, mystique et maître spirituel, se dis-
tingue par la profonde union qui existe entre la
doctrine qu'il enseigne et sa propre expérience
mystique. Ses œuvres écrites ne sont pas « une
théorie » mais le résultat noté d'une expérience,
dans le but d'amener les autres à renouveler
celle-ci. Ainsi les Exercices, de notes personnel-
les devinrent un itinéraire complet de l'expé-
rience spirituelle. L'expérience individuelle est
COURANTS S P I R I T U E L S (XVIIe SIÈCLE) / 258
donc communicable. Ignace ne s'adresse pas aux
seuls membres de la Compagnie dont il est le
père, mais sa mystique embrasse tous les. états
de vie. Chaque chrétien trouve dans les Exer-
cices la voie qui mène au salut et à la gloire de
Dieu. L'expérience ignacienne recherche la vo-
lonté de Dieu sur l'homme, il faut déchiffrer ce
que veut Dieu pour tel ou tel être et ensuite
l'accomplir. Malgré son caractère individualiste
cet itinéraire reste ancré dans l'Église.
Ignace apparaît comme un maître spirituel iné-
galé. Toute sa vie il a dirigé les âmes vers Dieu
et donné des directives sûres. Celui qui cher-
che Dieu doit en premier lieu vaincre ses
penchants mauvais afin d'atteindre à une purifi-
cation intérieure ; pour cela Ignace conseille de
lutter contre une inclination mauvaise par son
contraire, par exemple s'il est question de l'or-
gueil, chercher l'abjection. La lutte contre les
défauts portera ses fruits, si elle est entreprise
avec comme fondement la recherche constante
de l'humilité et de l'obéissance. Afin de conduire
l'âme à son but réel : Dieu, le directeur doit
s'adapter à chacune en particulier. En effet, le
tempérament, les capacités, l'attrait et la vo-
lonté divine varient avec chacun. Il n'y a pas
de voie unique, mais des yoies multiples qui
conduisent au but. Le directeur devra avec son
dirigé découvrir l'itinéraire particulier corres-
pondant à la force de l'âme. « Pour guérir des
maladies en apparence identiques, atteste Riba-
deneira, un contemporain, il employait des re-
mèdes tout à fait différents, parfois même oppo-
sés et contraires. Il traitait l'un avec douceur
et suavité, tel autre avec rigueur et sévérité. Le
résultat cependant démontrait toujours que le
remède adopté pour chacun était le meilleur et
le plus approprié... 3 » Afin de réussir dans une
telle tâche, celui qui s'appliquera à la direction
des âmes doit vivre dans la « familiarité divine »,
se tenir uni à Dieu et n'être que l'instrument
docile dans la main de l'artiste, pour éviter de
tomber dans l'abus de confiance et d'exercer un
pouvoir de domination sur l'homme.
2 5 9 / COURANTS S P I R I T U E L S (XVIIe SIÈCLE)

La mystique d'Ignace de Loyola est intime-


ment liée à son charisme de directeur spiri-
tuel. Il livre aux autres ce qu'il a vécu. Sa spiri-
tualité, à part ses visions et extases, est profon-
dément enracinée dans la Trinité et dans le mys-
tère eucharistique. De là il s'élance dans le
service des hommes, caractéristique fon-
cière de la Compagnie de Jésus. Dans son Jour-
nal où il décrit ses visions, Ignace manifeste sa
dévotion à la Trinité et dévoile ses contempla-
tions. Il est admis à voir le mystère divin et
reçoit des « intelligences » qui lui font sentir et
voir la Trinité dans sa totalité ou seulement
percevoir l'Esprit-Saint. Parfois, il contemple
l'essence divine « dans une clarté lumineuse ».
Ces visions de type imaginatif ne sont pas à
priori mauvaises. Dieu se manifeste, permet sa
connaissance à travers des images intellectuel-
les. Ignace recevra ainsi tout au long de son
existence des grâces qui éclaireront son enten-
dement. La vraie réalité divine est ici la lumière
qui inonde l'intellect humain et l'amour des
Personnes divines ; les imaginations qu'Ignace
décrit avec maladresse ne sont que la réaction
sensible à cette illumination divine.

Il faut souligner chez ce mystique la place


importante qu'occupent les larmes. Abondantes,
fréquentes, toute sa vie Ignace pleura, soit de la
componction du cœur, soit de la joie de la
contemplation. Ce n'est pas chez lui un état
maladif, car ses contemporains, amis et enne-
mis, le décrivent comme un homme d'une vo-
lonté de fer et tendu vers l'action. Les larmes
manifestent chez lui le désir de voir Dieu et
l'union avec la divinité. Les larmes chez les
mystiques constituent très souvent la seule ré-
ponse possible face à la beauté divine à laquelle
ils participent. Contemplation, larmes mais aussi
ascèse conduisent à la vie intérieure par le
rejet des passions sous toutes leurs formes.
L'âme ainsi guidée par l'Esprit vers Dieu dans
une union et un recueillement continuels peut
alors se tourner vers les autres et les servir
COURANTS S P I R I T U E L S (XVII e SIÈCLE) / 260

dans l'action. On le voit, la mystique d'Ignace,


basée s u r la recherche de la présence divine, se
situe en dehors du courant intellectuel et spé-
culatif. Il est pratique, il doit aboutir. L'imagi-
nation, la sensibilité, les larmes, tout concourt
à rechercher Dieu dans l'immédiat comme un
but qu'il faut atteindre rapidement ; ce n'est pas
un sommet mais une réalité qui s'incarnera dans
l'amour du service, l'obéissance, la charité.

Louis Lallemant ft 1635)


Le P. L. Lallemant est un des mystiques fran-
çais les plus attachants du XVII e siècle. Sa doc-
trine à la fois traditionnelle et neuve dénote un
équilibre et une sûreté spirituelle hors pair.

Il axe sa mystique sur deux principes : la


garde du cœur qui mène à l'union avec Dieu et
la recherche de la motion de l'Esprit-Saint. Ses
auteurs sont Grégoire de Nazianze, Basile, Au-
gustin, Bernard, Bonaventure, Thomas d'Aquin
et l'Imitation. Lallemant découvre le terrible
vide que rien ne saurait combler, hormis Dieu !
« Il y a dans la vie spirituelle de longues nuits
à passer et de grands déserts à traverser. »
L'itinéraire mystique passera donc p a r l'amour
et la connaissance de Dieu, mais aussi dans
l'obscurité divine, où l'on avance par la « voie
du retranchement » jusqu'à la « plus pure région
de l'esprit ». Cette approche négative, obligatoire
pour retrouver Dieu, conduit l'âme à chercher
en toute chose Dieu et lui seul en s'abandonnant
à l'Esprit-Saint maître de Sagesse. Ainsi « quand
une âme s'est abandonnée à la conduite du
Saint-Esprit, il l'élève peu à peu et la gouverne...
en ses actions de sorte qu'elle n'a presque autre
chose à faire que de laisser faire par Dieu en
elle, et par elle ce qu'il lui plaît ; ainsi elle
s'avance merveilleusement 4 . » Possédée de l'Es-
prit l'âme reçoit le don de contemplation, vraie
sagesse ; ravie dans la beauté, elle s'entretient
avec Dieu dans sa divine et glorieuse lumière et
a connaissance des choses naturelles et surna-
turelles.
2 6 1 / COURANTS S P I R I T U E L S (XVIIe SIÈCLE)

Le P. Lallemant souligne dans son itinéraire


un point qui le rattache aux grands mystiques
du désert, tels Jean Climaque ou Cassien : la
garde du cœur. « Le premier moyen pour arri-
ver à la perfection, dit-il, est la pureté du cœur...
voilà le chemin de la perfection 5 . » Il la consi-
dère comme la voie la plus courte pour obtenir
les grâces divines. Cette pureté consiste « à n'a-
voir rien dans le cœur qui soit tant soit peu
contraire à Dieu et à l'opération de la grâce ».
Ce contrôle s'opère sans cesse grâce à l'ascèse
et à l'examen de conscience. La garde du cœur
tient l'âme constamment éveillée et permet
l'observation de tous les mouvements de l'être.
Cet état approfondit la connaissance de soi
jusque dans les grandes profondeurs où l'on
découvre « une autre vie inconnue à ceux qui
se laissent charmer aux plaisirs de la vie pré-
sente ». Cette descente en soi permet à l'homme
de découvrir Dieu à l'intérieur de lui-même et
en même temps de mener le combat contre les
puissances qui se disputent cette demeure sa-
crée. La garde du cœur suppose l'exactitude à
relever les points obscurs, elle permet de
s'élever progressivement dans la perfection né-
cessaire, condition préalable de la réception de
l'illumination mystique. Cette voie, le P. Lalle-
mant la considère comme « la voie la plus courte
et la plus sûre pour arriver à la perfection ».
Lutte positive préparant la réception des « lu-
mières », elle est recherche de l'Esprit. Mystique
simple, équilibrée, enracinée dans un héritage
spirituel, elle mérite à l'heure actuelle d'être
retrouvée. L'œuvre principale du P. Lallemant,
sa Doctrine spirituelle, contient et développe
tous ces thèmes mystiques.
Jacques-Joseph Surin (f 1665)
Le Père Surin, jésuite, élève du P. Lallemant,
reprend nombre de ses thèmes. Cependant, plus
influencé par la tendance française, il se dis-
tingue par son théocentrisme. Dieu est au cen-
tre de toutes choses, caché dans les créatures ;
le spirituel qui s'oriente vers lui par leur inter-
COURANTS S P I R I T U E L S (XVIIe SIÈCLE) / 262
médiaire ne voit que Lui. L'homme qui veut de-
venir spirituel doit éteindre en lui toute convoi-
tise, se dégager de l'extériorité, rechercher la
nudité, le vide, le néant, pour laisser toute place
à Dieu. Cette découverte de l'homme intérieur
est chez lui un point capital de sa recherche
mystique 6 . « Les hommes extérieurs, écrit-il,
s'émeuvent, parlent beaucoup et se mettent
hors d'haleine, faisant des réflexions et tirant
des conséquences sans nombre ; l'homme inté-
rieur laisse tout cela et se recueille pour lors en
soi-meme, donnant simplement l'ordre qu'il faut
suivant que la prudence le prescrit. »

Détachement, recherche de tout en Dieu, humi-


lité, pureté d'intention, abandon et dénuement
spirituel, tels sont les états p a r lesquels l'âme
doit passer avant de contempler la gloire divine.
Il faut cette « plongée en l'abîme de la foi per-
due en des ténèbres où Dieu habite, ne cherchant
expérience d'aucune chose 7 ... » Cet abandon
de type dionysien qui consiste à résider en la
ténèbre, « cet obscur abîme de la vérité univer-
selle » est pour le Père Surin l'acte mystique.
Coupée de tout, dans un état d'attente, l'âme
conduite par la seule foi se précipite dans la
« vérité incréée » où elle demeure « confondue
et perdue ». La pratique de l'oraison, de l'ascèse,
de l'examen de conscience, la recherche de la
conduite intérieure mènent le mystique à cet état
d'union où il se perd « dans un admirable chaos
divin ». De ses œuvres nombreuses, il faut sou-
ligner le Traité inédit de l'amour de Dieu et
le Guide spirituel pour la perfection.

Jean-Baptiste de Saint-Jure (f 1657)


Ce jésuite est l'un des plus représentatifs du
courant bérullien. H. Bremond pense qu'il l'au-
rait même devancé en professant la même doc-
trine mystique. La Compagnie de Jésus le tient
pour un érudit et un maître éminent de la spiri-
tualité française jésuite. Cet humaniste amateur
de belles lettres connaît Ignace, mais possède et
cite abondamment Ruysbroeck, Suso, Tauler,
2 6 3 / COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE)

Gerson. Le courant rhéno-flamand exerça sur


lui une grande influence. Son ouvrage principal
De la connaissance et de l'amour du Fils Dieu
Notre Seigneur Jésus-Christ fut suivi d'un autre
plus discret, la Connaissance et l'Amour, où il se
révèle un connaisseur des grands mystiques. Ses
thèmes favoris, très christocentriques, sont la
« mort mystique et l'anéantissement » qui con-
duisent aux plus hauts états contemplatifs. Le
secret de la vie mystique est dans : « le Verbe
s'est fait chair », cette alliance mystérieuse du
divin avec l'humain. Pour lui, l'homme ne peut
accéder à Dieu que par l'intermédiaire du
Verbe. Le mystère de l'Incarnation introduit
directement l'homme dans le mystère divin.
Aussi faut-il centraliser « la participation et la
ressemblance que nous avons avec Jésus-Christ
et avec toutes ses façons de faire ». Christocen-
trisme mais aussi théocentrisme, car tout dans
sa mystique par l'intermédiaire du Verbe con-
court à l'union avec Dieu comme principe et
fin dernière de l'homme. Ignacien, il constate
que l'être humain est tout entier fait pour la
gloire de Dieu qu'il manifeste ici-bas avant de
la contempler dans le Royaume.

L'AGITATION MYSTIQUE AU XVII e SIECLE


Le XVII e siècle en France est un siècle mys-
tique. L'école qui s'y développe portera plus
tard le nom d'École française et connaîtra un
grand succès. Pourtant, l'aube du XVII e siècle
est remplie de contradictions. La France vit
sous le concordat de 1516 et supporte les abus
d'un pouvoir royal ayant droit d'ingérence dans
le domaine religieux. Les charges spirituelles
distribuées ou vendues jettent les couvents et
les abbayes dans une profonde détresse. Les
cloîtres dans un piètre état matériel et moral
recrutent surtout des cadets incapables de por-
ter les armes ou des filles sans dot. Le clergé
séculier ne connaît pas une meilleure situation.
Analphabète, de mœurs corrompues, il exerce
son ministère auprès de populations illettrées et
COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE) / 2 6 4
superstitieuses. Chez les uns et les autres l'igno-
rance est de règle. La vie intellectuelle, morale,
spirituelle semble s'être retirée des membres
de l'Église. Cependant, quelques îlots demeu-
rent. D'eux viendra le renouveau français. La
Sorbonne, par exemple, servira de cadre à la
formation de nombreux théologiens. Des hom-
mes comme Monsieur Vincent ou Monsieur Olier
présideront au redressement de l'esprit du cler-
gé séculier. Madame Acarie, François de Sales,
par l'apport d'ordres religieux nouveaux, le Car-
mel et la Visitation, contribueront à la revalori-
sation de la vie ascétique du cloître, tombée en
décadence. Madame Guyon, Bérulle mèneront
leur action en des milieux très divers, relevant
le niveau spirituel dans toutes les couches de
la société, alors touchée d'un esprit sceptique
et surtout antimystique. Depuis le début du
XVII e siècle la suspicion vis-à-vis de la mystique
se développait en maints endroits. Les vieilles
hérésies médiévales encore présentes dans les
esprits ecclésiastiques contribuaient à attiser
une certaine méfiance face à l'expérience mys-
tique. Le sièc- 2 précédent avait déjà condamné
les Alumbrados espagnols et l'on sait que Jean
de la Croix fut soupçonné d'appartenir à cette
confrérie. L'École rhéno-flamande gardait en-
core une teinte de polémique. Tout cela était
passé en France. Le théocentrisme qui consti-
tuait la base de cette recherche mystique cho-
quait nombre de personnes. Les jésuites réagi-
ront parfois violemment contre leurs spirituels,
et la mystique du P. Lallemant fut considérée
assez longtemps comme étrangère à la Com-
pagnie de Jésus. C'est au milieu de tels remous
qu'une recherche va s'instaurer et conduire peu
à peu des hommes et des femmes à former des
synthèses mystiques qui malheureusement se-
ront incomprises, déformées et remaniées pour
le pire aux XVIII' et XIX 1 siècles.
Une des bases de la mystique française est
l'école abstraite. Ce fut le premier mouvement
de recherche, surtout organisé par les capucins
avec Laurent de Paris et Benoît de Canfeld. Puis
2 6 5 / COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE)

se rattacheront à ce mouvement François de


Sales et Jean-Pierre Camus. La place primordiale
est accordée dans cette recherche à la contem-
plation, elle est un acte d'une « amoureuse »,
simple et permanente attention de l'esprit aux
choses divines 1 .
Mais François de Sales s'écartera de la voie
abstraite au profit d'une mystique personnaliste.
Les véritables piliers de l'école abstraite, Benoît
de Canfeld, Louis Chardon, Mme Acarie insis-
teront d'une façon plus aiguë sur la médita-
tion qui mène sur la voie du néant et axe sur
un «volontarisme mystique» 2 . L'homme va à
Dieu en unissant sa volonté à celle de son créa-
teur par paliers progressifs jusqu'à une véritable
vie suréminente en Dieu, état d'union avec l'es-
sence divine. Cette conformité avec la volonté
divine non conceptuelle est « totalement ab-
straite... dénuée de toutes formes et images de
choses créées, corporelles ou spirituelles, tempo-
relles ou éternelles, et n'est appréhendée ni par
le sens, ni par le jugement de l'homme, ni par
la raison humaine... 3 » Ces lignes montrent la
voie que suit Benoît de Canfeld. Jugé trop
hardi, il connaîtra de multiples difficultés. Ses
thèses seront transformées par Mme Guyon
(t 1717) qui abandonnera cette orientation
abstraite afin de rechercher l'expérience sen-
sible de Dieu sous forme de contemplations et
d'extases. Cette attitude que l'on jugerait avec
dureté en notre siècle n'est au temps de Mme
Guyon que normale. Tous doivent « faire » l'ex-
périence. On pourrait dire qu'elle forme une
école « expérimentale ». Dieu doit être senti
pour être vécu. Il est un Dieu vivant et non
abstrait. Le but : l'union à l'essence, dépasse
donc le cadre du pur entendement intellectuel,
il y a une participation de tout l'être associé
dans la quête divine. Cette doctrine très élevée,
Mme Guyon l'élabore dans une vie de souffran-
ces physiques et elle rallie nombre de spirituels
du XVII e siècle, tel Fénelon dont on connaît les
démêlés avec Bossuet. Parmi les directeurs de
Mme Guyon, il faut mentionner le P. Lacombe
COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE) / 266

qui probablement exerça sur elle une influence


très grande. Cet homme d'une spiritualité élevée
la conduisit dans la voie « expérimentale ». Il
connaîtra la persécution et l'emprisonnement
pour sa doctrine. Cependant le « crépuscule des
mystiques » 4 ne tarda pas à arriver. La querelle
qui agita la fin de l'existence de Mme Guyon
prouve à quel point la mystique commença en
cette fin du XVII e siècle à laisser le pas à la
politique et au jeu des influences.

Bossuet (t 1704) se saisit de la doctrine de


Mme Guyon, afin de pouvoir juguler Fénelon
dont la renommée spirituelle va grandissante.
Prêtre puis évêque, Fénelon (t 1715), ancien
disciple de Mme Guyon, développa la doctrine
du pur amour. Cette tendance déjà sous-jacente
parmi les générations de mystiques antérieures,
assoiffés du retour au sein de la divinité, trouve
en la personne de Fénelon un doctrinaire 5 .
Condamné puis réhabilité, Fénelon, incompris
de Bossuet, dont le classicisme en vient à tuer
la mystique, reste surtout connu pour son ou-
vrage sur les Aventures de Télémaque. Pour-
tant il est un grand mystique. Homme de vo-
lonté, directeur clairvoyant, il unit l'éloquence
et la sagesse. Sa doctrine du pur amour, loin
d'être une tendance au repliement sur soi, est
une ouverture vers la perfection. Dieu aime
parce qu'il est parfait. L'amour ne signifie pas
un recourbement égocentrique. Dieu s'ouvre et
accueille en sa perfection ceux qui le désirent.
L'être se désapproprie afin que Dieu devienne
son seul propriétaire. « C'est l'amour que Dieu
a pour nous qui nous donne tout... » L'activité
de l'homme ravi en l'amour s'éteint au profit
d'une passivité. Pour Fénelon état passif ou
amour pur (ou désintéressé) sont une même
chose. Là est le centre de toute la mystique de
Fénelon, point que ne comprendra pas Bossuet.
L'action de l'évêque de Meaux portera un rude
coup à l'élan mystique français. Une prudente
réserve s'instaure désormais dans les milieux
séculiers et religieux vis-à-vis du phénomène
2 6 7 / COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE)

mystique. La tendance sera à la dévotion, et l'on


connaît les tristes résultats d'une telle orien-
tation. La mystique subira après cette glorieuse
période un temps de persécution plus ou moins
déclarée au profit d'une religion dévotionnelle
déjà amorcée par les successeurs de Bérulle. Ce-
pendant quelques milieux garderont vivante la
tradition du début du siècle. Ainsi Port-Royal
qui malgré sa triste fin demeure un des lieux
les plus renommés de la vie religieuse française.
Les communautés religieuses que l'on a vues
très affaiblies au début du XVII e siècle connaî-
tront la faveur du renouveau mystique des es-
sais de réformes. La plus célèbre de ces réfor-
mes fut Port-Royal. Cette abbaye cistercienne
délabrée et sans recrutement trouva en la per-
sonne de Jacqueline-Marie-Angélique Arnauld
(t 1661) l'abbesse qui allait la reconstruire. Mo-
nastère fervent et centre spirituel austère, Port-
Royal aidera d'autres communautés à accomplir
ce retour à la vie spirituelle. Ainsi Maubuisson
où œuvra la mère Marie des Anges, fille spiri-
tuelle de la mère Angélique Arnauld. Port-Royal
cependant se distingue plus par sa vie ascétique
que par sa recherche de l'expérience mystique.
La mère Marie des Anges, réformatrice de Mau-
buisson, combattra même la mystique en la per-
sonne de la mère Madeleine de Fiers 6 , soupçon-
née de mysticisme. Port-Royal suit de très près
la piété personnelle de la mère Angélique : un
christocentrisme solidement dogmatisé fondé
sur la grandeur de Dieu et le sentiment de sa
propre misère. Port-Royal reçut plusieurs in-
fluences : François de Sales, le P. Binet, mais ce
furent surtout les oratoriens, en la personne de
Zamet, qui marquèrent les débuts de Port-Royal.
Un grand directeur dont le nom est indétachable
de « l'aventure » de Port-Royal, Saint-Cyran
(t 1643) prépara le second Port-Royal, celui qui
abritera les pensées de Jansénius et soutiendra
les luttes de Pascal face à la casuistique jésuite.
Saint-Cyran que l'on fait propagateur du jan-
sénisme n'est pas le défenseur de l'Augustinus,
COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE) / 2 6 8
œuvre de Cornélius Jansénius (f 1638). Son
œuvre est plus personnelle, et souleva de nom-
breuses critiques. Il vécut dans une constante
persécution et connut l'internement dans le
donjon de Vincennes. La spiritualité de Saint-
Cyran doit l'essentiel au fondateur de l'Oratoire,
Bérulle. Les thèmes platoniciens et dionysiens
voisinent comme chez Bérulle avec la dévotion à
l'Incarnation. La mystique est négative. Dieu
reste incompréhensible et ne peut être approché
que par la voie apophatique de la négation de
toutes choses. Cette attitude très proche de celle
de l'Aréopagite fait de cet oratorien un grand
mystique. Audacieux et sincère, il proclame « les
choses visibles me sont comme invisibles et
les invisibles comme visibles 7 ». Lorsqu'en 1634
Saint-Cyran a des contacts avec Port-Royal il
prêche sur le néant du péché, qui manifeste le
vide ontologique de l'homme depuis la chute.
Depuis la chute l'homme porte en lui le vide et
le néant ; il a été ruiné. C'est par l'Incarnation
que la restauration a lieu. Il retrouve Bérulle,
pour qui le Verbe incarné, l'Homme-Dieu, est la
clef du salut. Il fallait cette humilité divine,
afin que la satisfaction fût universelle et défi-
nitive. Dieu s'est anéanti pour l'homme. Spiri-
tuellement, maintenant, l'homme doit s'anéantir
pour Dieu. C'est dans ce mouvement descendant
et ascendant que l'homme éprouve la grandeur
et la magnificence de Dieu. Dieu opère dans le
cœur de l'homme anéanti. Il le transforme et
l'élève parades voies suréminentes à des états
d'adhérence à sa personne divine. ~*utre Bérulle,
Saint-Cyran intégrera dans sa pensée François
de Sales et le courant salésien. Recherchant une
charité et une dévotion qui puissent s'épanouir
en sainteté dans le monde, il n'en conserve pas
moins l'idéal salésien de la fuite et de la re-
traite propices à l'éclosion mystique. Il s'appro-
che aussi des thèmes développés par Jansénius
à propos de la grâce qui laisse à Dieu toute
puissance sur l'homme, même dans la tentation,
détruisant ainsi la notion de liberté développée
par les Pères de l'Eglise. Malgré ces diverses
2 6 9 / COURANTS SPIRITUELS (XVII e SIÈCLE)
influences, les luttes et les condamnations qu'il
encourut, Saint-Cyran apparaît un « Homme
tout de fer ». Etre de contradiction comme tous
les grands spirituels, il propose néanmoins un
chemin qui s'inscrit dans la tradition mystique.
Ses écrits de jeunesse plus axés sur la voie néga-
tive lui appartiennent davantage que ceux ayant
subi les influences trop nettes de Jansénius.
Son amour, son obéissance lui procurèrent un
grand nombre d'amis. Véritable oracle de Port-
Royal, il marquera la deuxième période de
l'abbaye, et ses successeurs durcissant sa pensée
la conduiront à sa tragique fin.
A côté de la figure de Saint-Cyran, on peut en-
core placer dans le sillage spirituel de Port-
Royal, Biaise Pascal (t 1662). Cet homme qui
ne vécut pas même quarante ans apporta dans
ce milieu monastique, qui tendait à se refermer
sur lui-même à la suite des querelles, un nouveau
souffle, une nouvelle lumière. Sa conversion
puis son attrait pour la rude religion de Port-
Royal l'amenèrent à une expérience religieuse
inédite. Ce savant mathématicien et physicien se
double d'un mystique. Ses Pensées commentées
tant de fois révèlent deux voies d'accès à Dieu.
L'une qui utilise l'expérience, l'autre la parole.
C'est à la première que s'attachera Pascal. Très
jeune, son père l'initie au travail intensif. Scien-
tifique de nature il se distingue par son esprit
de clarté. Par l'intermédiaire de pénitents de
Monsieur de Saint-Cyran, Pascal est conquis à
la doctrine solide et à la vie chrétienne prêchée
par ce dernier : conversion des mœurs, culture
de la vocation propre, direction spirituelle en
sont les grands axes ; Pascal adopte ce style de
vie, devient un fervent de Port-Royal et en
même temps un redoutable défenseur de la
doctrine de Saint-Cyran ; mais « il y a loin de la
connaissance de Dieu à l'aimer 8 ». Pascal con-
verti en 1646 reste au niveau de la connaissance
intellectuelle. Il continue ses recherches scienti-
fiques. La mort de son père survenue en 1651
l'oriente définitivement dans la recherche de
COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE) / 2 7 0

Dieu, mais son cœur reste réticent et sujet au


divertissement. Il faut que Dieu lui-même mani-
feste son amour afin qu'il se rende. Le 23 no-
vembre 1654, en la fête de saint Clément, Pascal,
tourmenté, souffre et gémit, prie pendant les
heures de nuit et rédige ce que l'on peut appe-
ler sa « capitulation ». C'est la Nuit de Feu du
Mémorial, émouvant témoignage de cette trans-
formation spirituelle. Il n'y décrit aucune vi-
sion, ce n'est pas non plus une extase mais une
grâce illuminative qui l'entoure. Elle stabilise
sa recherche et de l'homme hésitant fait un
homme sûr qui oriente d'une façon définitive
l'attitude de son âme. Le Dieu de la Bible se
manifeste dans le Feu de l'illumination mys-
tique et Pascal se sent personnellement con-
cerné par l'amour divin. L'esprit auparavant
était touché, maintenant c'est le cœur qui est
conquis, Pascal voit clairement le Dieu d'Abra-
ham, d'Isaac, de Jacob et de Jésus-Christ se pla-
cer au centre de sa vie comme il est au centre
de l'histoire. Pascal tressaille alors d'une im-
mense ferveur qu'il exprime par ces mots :
« Joie, Joie, Joie, pleurs de Joie. » Tout au long
de cette « nuit lumineuse » révélatrice du divin,
le dialogue entre Dieu et 6a créature se poursuit.
Pascal passe par des sentiments de joie, de
crainte, de repentir qui aboutissent à la décision
finale « Renonciation totale et douce... soumis-
sion totale à Jésus-Christ et à mon directeur. »

La nuit du 23 novembre 1654, sommet de son


expérience mystique, l'oriente définitivement
dans la voie de la totale « conversio ». Un mois
après cette nuit de feu, il se rend à Port-Royal
où il se livre à son directeur, Monsieur Singlin.
De retour à Paris, repris par la vie quotidienne,
les événements, « ces maîtres que Dieu nous
donne », l'orientent vers une carrière active et
combattante. Deux ans durant (1656-1657), il va
attaquer ces « législateurs », ennemis de l'expé-
rience mystique incontrôlable parce que per-
sonnelle, qui s'étaient déjà attaqués à Port-
Royal. Antoine Arnauld requiert donc l'acerbe
2 7 1 / COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE)

et spirituelle plume de Pascal pour lutter contre


ce courant antimystique, voire même antispiri-
tuel. Cette défense de Port-Royal restera sans
lendemain. Pascal rédige encore des Ecrits sur
la grâce, et pratique les bonnes œuvres de la
charité. Port-Royal cependant se désolidarise de
lui, ce qui l'incite à se retirer de la polémique.
Malade, il vécut durant son agonie la nuit de
feu et expire en prononçant ces paroles : « Que
Dieu ne m'abandonne jamais. » Après sa mort
ses amis réunirent les matériaux qu'il avait
recueillis depuis plusieurs années. Brèves ou
longues ces annotations publiées en 1670 sous
le nom de Pensées de Pascal réunissent diffé-
rentes recherches, surtout axées sur l'existence
de Dieu. Il se préparait en fait à composer une
Apologie de la religion chrétienne destinée aux
athées. Les Pensées restent toujours très sug-
gestives et proposent des thèmes de réflexion
à la fois philosophiques et religieux.

Pascal, héritier de Bérulle, de Montaigne et


de tant d'autres, transforme ce qu'il reçoit. Son
œuvre est originale et provocante. L'auteur ten-
du et passionné s'éloigne et se rapproche de
son lecteur. Plus qu'un système de pensée il
crée une atmosphère de réflexion, proposant
des thèmes que lui-même vécut et qui relatent
son expérience personnelle. Prophète, Pascal,
d'abord spirituellement classé parmi les égarés
de Port-Royal par l'autorité, demeure pour tous
les spirituels un grand mystique de l'expérience,
et cela permet de le rattacher aux grands
expérimentateurs de Dieu que furent Jean de
la Croix ou Mme Guyon. Il est l'homme du
vécu, celui qui détourne du divertissement le
cœur engourdi par l'extériorité, pour le plonger
en Dieu.

L'École française du XVII e siècle peut donc à


juste titre être considérée comme le siècle d'or
de la mystique. Epoque féconde, controversée,
inspiratrice de nombreuses réformes, elle est
positive, mais hélas! ne durera que peu de temps.
COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE) / 2 7 2

Avant la fin du siècle les crises se succèdent.


Déjà Saint-Cyran dans sa lutte avec Richelieu
démontra à quel point le pouvoir temporel avait
autorité. Bossuet sous l'influence de Mme de
Maintenon cherche des brèches dans les théories
de Mme Guyon et s'attaque en même temps
à Fénelon. Ce « bel arbre couvert de fleurs mais
blessé à la racine » (L. Cognet) que fut le
XVII e siècle français ne résista pas à l'assaut
des courants antimystiques. Les intellectuels
issus de la Sorbonne ou de la Compagnie de
Jésus feront office de bûcherons. Les mystiques
mis en déroute par ces attaques se tairont et
le XVIII e siècle ne révèle que peu de noms. Le
père de Caussade (jésuite), soupçonné de quié-
tisme, devra attendre notre époque pour retrou-
ver une place parmi les jésuites mystiques.
L'ursuline Marie de l'Incarnation, elle aussi in-
connue, écrira des Relations au cours desquelles
elle dévoile ses abandons mystiques. Les pro-
dromes de la décadence mystique sont donc
antérieurs au XIX e siècle. L'action funeste du
roi et celle de certains prélats contribueront à
accélérer la décadence qui dans le domaine mys-
tique est souvent très rapide. L'expérience spiri-
tuelle est l'expérience d'un homme. Les disciples
souvent moins élevés ne sont que les compila-
teurs et l'écho du maître.

Madame Acarie (t 1618)


(Marie de l'Incarnation - carmélite)
Lorsqu'en 1618 mourait sous le voile de car-
mélite Mme Acarie, une des plus belles person-
nalités de la mystique française s'éteignait. De
son vivant elle influença un grand nombre de
personnes désireuses de Dieu et introduisit le
Carmel en France. Elle reste connue de ce seul
milieu religieux, car elle n'a pas écrit. Cette fem-
me s'affirme comme une «maîtresse spirituelle»,
« elle avait ce don qui n'est pas petit d'imprimer
aux âmes une disposition sérieuse » à la re-
cherche spirituelle. Très jeune elle est comblée
de grâces mystiques ; après son mariage elle
2 7 3 / COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE)

continue son ascension spirituelle et connaît


ses premières extases au grand désespoir de
son époux. Le P. Benoît de Canfeld reconnaîtra
ses états mystiques en déclarant que tout cela
« venait de Dieu », il la suivra dans son labeur
et l'assistera de ses conseils. A cette époque, où
le sentiment mystique est un peu affadi, Mme
Acarie subira les critiques ironiques de son mi-
lieu. Extatique, puis stigmatisée, elle mène une
tâche écrasante à la fois matérielle pour diriger
sa maison et éduquer ses enfants, et spirituelle
pour continuer avec son entourage ses réunions
à l'hôtel de Rambouillet, lieu célèbre du renou-
veau mystique français. Son principe de vie,
simple, tout orienté vers la charité, s'exprimait
dans sa maison où régnait une atmosphère mys-
tique. Tous venaient à elle pour la mettre au
courant de la « France mystique ». Favorisée de
lumières surnaturelles et surtout du pouvoir
d'entrer en état d'extase à n'importe quel mo-
m e n t , elle formait son entourage par son
exemple. Plus que par la prière vocale elle était
unie à Dieu par la prière mentale, état continuel
dans lequel elle vivait. Son message, «le royaume
de Dieu est au dedans de vous. — Il faut pénétrer
jusqu'au fond du cœur et voir si Dieu y est ou
du moins s'il y sera », ralliait autour d'elle
toutes les âmes assoiffées de Dieu. Cependant
elle ne croyait pas que tout le monde f û t appelé
à s'engager dans de telles voies. Ses extases,
elle les comprenait comme des signes sensibles,
qui orientent vers autre chose, vers une recher-
che plus profonde conduisant à l'union perma-
nente avec Dieu. Par sa foi, sa simplicité et sa
clairvoyance mystique, elle sut être l'inspiratrice
et le modèle du grand renouveau mystique
français du XVII e siècle.

Louis Chardon (t 1651)


Ce dominicain à la vie simple et cachée,
méconnu de son vivant, devra attendre trois
siècles avant d'être découvert, estimé à sa juste
valeur et placé avec les maîtres de la mystique
chrétienne. Parmi de nombreux écrits relatifs à
COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE) / 2 7 4

la méditation, son livre le plus important est


la Croix de Jésus où les plus belles vérités de
la théologie mystique et de la grâce sanctifiante
sont établies, paru à Paris en 1647. Ouvrage
spéculatif et pratique, il dénote un théologien
doublé d'un homme de l'expérience mystique.
L. Chardon s'arrête plus spécialement sur les
purifications passives, bien qu'il n'en cite pas
le nom, parlant simplement des souffrances de
l'âme. Il faut accepter la voie du Crucifié, par-
ticiper à la souffrance du Christ par « les croix »,
qui sont exigence même de la grâce sanctifiante
et union à la vie de Dieu. On est ici dans une
perspective foncièrement christocentrique qui
marquera fortement d'autres mystiques de
l'École française. Le chrétien qui vit de la vie
du Christ doit s'approprier les exemples du
Maître et plus encore se laisser mouvoir par le
Christ qui imprimera en lui ses propres traits.
Le mystique doit devenir Christ, se christifier
pour aller à Dieu.
La vie spirituelle, pour le P. Chardon, comporte
deux états : consolation et désolation, étapes
nécessaires et successives qui mènent progres-
sivement à la participation au Christ. Cette
spiritualité axée sur l'état de grâce voit celle-ci
comme participation au Rédempteur crucifié
qui a obtenu la grâce capitale pour tous. La
voie sera donc celle-ci : les commençants qui
reçoivent les consolations, les profitants qui eux
pénètrent dans l'état de désolation, et les par-
faits désolés qui trouvent leur perfection dans
l'union avec leur Chef et par lui avec la divinité.
Cette logique un peu systématique ne semble
pas applicable à tous. Les progrès de chacun ne
s'accompagnent pas d'un ordre si rigoureux dans
l'acquisition de la grâce. Les âmes qui suivront
un tel sentier seront introduites dans la vie « su-
réminente », essentiellement mystique. Dans
l'état de « consolation » Dieu se communique,
car il y a déjà rencontre de deux amours : celui
de l'homme chercheur de Dieu et celui de Dieu
qui cherche à s'introduire dans l'âme. Cet
2 7 5 / COURANTS SPIRITUELS (XVII e SIÈCLE)
amour de type actif devra peu à peu laisser la
place à un amour passif dans lequel s'opère
l'union transformante et qui est l'état de « déso-
lation ». L'âme est alors poussée, souffrante p a r
l'opération amoureuse de Dieu. Cette' transfor-
mation « déifique » conduit l'homme spirituel au
sommet de la connaissance obscure. A ce mo-
ment, l'âme connaît après l'amour les épreuves,
la sécheresse, la pesanteur, l'absence de Dieu,
l'ignorance... Tout cela à l'image de la désolation
que connut Job ; Chardon appelle ces états les
« croix intérieures » ou purifications passives.
Au milieu de cette obscurité, Dieu envoie des
« missions » invisibles qui permettent à l'âme
de goûter en cette vie un prélude du Paradis,
d'éprouver la paix divine. Ces communications
gratuites ne doivent pas être recherchées pour
elles-mêmes, car elles présentent des risques de
jouissance égoïste et parfois mènent à l'aber-
ration spirituelle.

Purifiée, anéantie, l'âme s'établit alors dans


l'amour de quiétude ; l'amour actif disparaît.
L'âme repose en Dieu.
Chardon qui s'inspire à la fois de ses maîtres
dominicains et des principaux auteurs de l'hu-
manisme dévot n'en demeure pas moins origi-
nal. Théologien mystique, on peut le considérer
comme un mystique spéculatif à la manière de
Tauler. Esprit rigoureux, expérimenté, son
œuvre peu répandue mérite une attention par-
ticulière.

François de Sales ft 1622)

La personnalité spirituelle de l'évêque de Ge-


nève domine le début du XVII e siecle ; sa répu-
tation et sa spiritualité, débordant très vite son
diocèse, trouveront à Paris un milieu propice.
Auteur de grands ouvrages comme l'Introduction
à la Vie dévote et le Traité de l'Amour de Dieu,
il marque un tournant dans la vie mystique fran-
çaise, alors en pleine recherche.
COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE) / 276
Dans son introduction à la vie dévote, il s'af-
firme dès les premières pages un maître spiri-
tuel, insistant sur la « nécessité d'un conducteur
pour entrer et faire progrès en la dévotion » (par
dévotion il faut entendre la vie spirituelle, vie
mystique). Sa conception de la direction spiri-
tuelle se situe dans la tradition ascétique. Il ne
veut pas que le directeur exerce une quelconque
volonté de puissance, mais au contraire qu'il
devienne le collaborateur discret et respec-
tueux de l'œuvre de Dieu. Il s'agit pour celui qui
entreprend l'ascension spirituelle, comme pour
son directeur, de découvrir Dieu et son désir.
A la base de la vie mystique, François de Sales
pose le principe de la connaissance de soi. Ce-
pendant, fait-il remarquer, il faut éviter une
connaissance qui tomberait dans l'inquiétude,
ce qui alors engendrerait un obstacle à l'ascen-
sion spirituelle ; son conseil le plus courant est
« Marchez simplement ». Il connaît la misère de
l'homme et pour lui la « reconnaissance » de
celle-ci permet la confiance totale en Dieu.

Il déclare dans le Traité de l'Amour de Dieu


faire appel à son expérience personnelle. L'évê-
que de Genève « docteur mystique » n'a qu'un
désir : la perfection spirituelle, la communion
au mystère divin. Selon François, tous sont
appelés par Dieu, et, s'inspirant du Pseudo-
Denys, il décrit ce désir de beauté, ce désir de
Dieu enfoui au cœur de l'être humain. Cette
recherche volontaire dépend de la décision de
l'homme. Se plaçant au-dessus des écoles philo-
sophiques et théologiques, il cherche Dieu avec
son expérience et les moyens spirituels de son
temps. L'homme doit conquérir sa propre per-
fection et il trouve la pleine réalisation de son
être dans l'amour extatique. Le mystique avance
grâce au dépouillement, à l'ascèse, au vide. Né-
cessaire est l'ascèse des sens et de l'intellect
afin d'aboutir au dénuement total, condition de
l'union avec la volonté divine. Rappelant Jean
de la Croix, il n'hésite pas à parler de désolation,
de dérélxction, qui sont les voies de la nuit
2 7 7 / COURANTS S P I R I T U E L S (XVII e SIÈCLE)

mystique, obligatoires à toute conquête spiri-


tuelle.
Cependant, François de Sales n'utilise pas le
terme de contemplation au sens où on l'entend
ordinairement. Pour lui, la sécheresse purifica-
trice (la nuit) marque déjà l'entrée dans les
« voies mystiques »; arrivée à cet état l'âme s'en
remet à « la pure merci de la spéciale provi-
dence de Dieu ». Cet état d'abandon provoque
la confiance aveugle, témoignage de l'amour. La
vie mystique est donc envisagée ici comme
recherche du vide, de la mort à soi et de la
vie en Jésus-Christ ; l'ascèse et la purification
débouchent sur l'Amour lumineux, aspect posi-
tif de l'expérience mystique. -
Cette synthèse spirituelle, équilibrée, reposant
à la fois sur une expérience personnelle et uné
connaissance des grands mystiques, notamment
des Carmes, trouvera un large écho en France
et donnera naissance à une école spirituelle
féconde : le salésianisme.

Madame Guyon 1717)

Malgré la controverse quiétiste, due en grande


partie à l'influence de Mme de Maintenon et
à l'incompréhension de Bossuet, la mystique de
Mme Guyon est des plus originales en la fin de
ce XVII e siècle français. Méconnue et volontai-
rement éloignée, cet écrivain spirituel, qui, il
faut le rappeler, n'a jamais encouru de condam-
nation spéciale de la part des autorités ecclésias-
tiques, sauf une mise en garde limitée au diocèse
de Paris et à d'autres évêchés directement sous
l'action du pouvoir de Mme de Maintenon, se
rattache au grand courant mystique inauguré
par la « belle Acarie ».
Sa vie mystique personnelle, ses expériences
influencèrent ses contemporains et des hommes
comme Fénelon viendront près d'elle chercher
la voie qui mène à Dieu. Elle aura conscience
de cette « maternité spirituelle » et pour cela
COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE) / 278

laissera venir à elle clercs, moines et laïcs, les


orientant vers les voies de la contemplation. De
ses nombreuses œuvres écrites, la meilleure
semble être les Torrents spirituels ; les autres,
souvent compilations et redites, noient le lecteur
sous un flot de pages. Dans le domaine de l'en-
seignement mystique, elle se révèle une doctri-
naire et tous ses voyages, contacts, écrits n'ont
qu'un seul but : propager cet enseignement. De
fait, elle tiendra cet apostolat comme prophéti-
que et nécessaire à l'avancement spirituel de
tous ceux qui, désorientés par l'intellectualisme
ou l'humanisme, cherchent dans une mystique
simple la voie qui les réconcilie avec la vie spiri-
tuelle. Elle tient sa doctrine de plusieurs sources
qui se sont fondues en elle pour donner l'origi-
nalité de la mystique guyonnienne. Le premier
point sur lequel elle revient tout au long de
ses œuvres est son « inspiration intérieure »
personnelle, de laquelle découle son enseigne-
ment inscrit dans la ligne prophétique. Cette
inspiration sera donc le catalyseur de toutes
ses lectures, méditations et influences exté-
rieures, telles celles de Denys l'Aréopagite,
François de Sales, Thérèse d'Avila, Jean de la
Croix ou bien de ses directeurs, Bertot, Benoît
de Canfeld ou le P. Lacombe. Sa culture spiri-
tuelle, ainsi qu'en témoignent ses sources, appa-
raît vaste et sûre.

Sa doctrine a comme postulat de base la


nécessité de la recherche de Dieu inscrite au
plus profond de l'être humain. C'est la seule
règle qu'elle impose, excluant toute technique
ou école. Très vite, elle expérimente et conseille
aux âmes avancées l'oraison non conceptuelle
(influence du P. Lacombe). Cette méthode issue
de « l'école abstraite » du début du XVII e siècle,
groupée autour de Mme Acarie, a sa source dans
la mystique rhénane, et tend à éliminer tout
concept et image au profit de l'union directe
avec l'essence divine en dépassant l'humanité
du Christ ; cette voie se retrouve aussi chez
Benoît de Canfeld et Jean de Saint-Samson. Au
2 7 9 / COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE)

point de vue purement ascétique, elle adopte


les formes d'ascèse traditionnelles et les idées
courantes de son époque. Sa mystique est donc
« une saisie expérimentale de la présence de
Dieu ». Dans cet état, l'âme alors devient con-
quête divine et s'oblige à « faire cesser l'action
et l'opération propres pour laisser agir Dieu ».
Cette attitude tend à confondre plus ou moins
expérience psychologique et essence de la mys-
tique. Les descriptions de ses états mystiques
sont le plus souvent des esquisses de ses pro-
pres états psychologiques, ce qui effraiera cer-
tains théologiens de son entourage. A ce psycho-
logisme que l'on peut considérer comme à peu
près normal dans cette ambiance mystique sur-
venue en France depuis Mme Acarie, se rattache
la méthode métaphysique dépendant de l'école
abstraite, qui tend à baser l'union mystique sur
l'omniprésence de la Divinité dans tous les êtres;
conception à tendance philosophique, amenant
à laisser de côté le point de départ de la mys-
tique chrétienne, à savoir l'initiation sacramen-
telle qui engendre l'homme nouveau et le pro-
met au face à face avec le Père. On retrouve
la même attitude chez le P. Lacombe qui sera
soupçonné de « mysticisme », puis condamné
et arrêté, comme le sera sur l'ordre de Bossuet
Mme Guyon, mais non Fénelon qui lui aussi
développera ces idées. François de Sales, qui
ne fut pas inquiété, reste imprécis sur le
même point. Développant ce thème, Mme Guyon
avec les grands spirituels lance l'appel univer-
sel des chrétiens à la mystique, mais au nom de
l'omniprésence divine et non du fait de leur ini-
tiation mystérique. Ce point de vue, qui n'est pas
hérétique en soi, était un thème courant à son
époque formée par l'école abstraite.

Mme Guyon se situe dans la ligne anti-intel-


lectuelle ; pour elle, il faut chercher l'oraison du
cœur sans aucune sentimentalité. Il ne s'agit
pas, dit-elle, de faire « l'oraison de la tête mais
l'oraison du cœur ». L'âme se laisse conduire
par l'Esprit dans un état mystique considéré
COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE) / 2 8 0

comme normal. Dieu dans ce contexte a le pri-


mat de l'initiative. L'âme doit se couler en lui,
le prendre comme un guide qui l'amène vers la
« source de l'amour pur ». Plus elle s'élève, plus
l'action de Dieu se fait sentir et plus elle entre
dans le domaine des voies passives (on retrouve
ici Jean de la Croix). Sa mystique est mystique
d'anéantissement. L'être doit entrer dans la
ténèbre des sens et de la connaissance pour
rencontrer Dieu, selon ce qu'il est réellement.
Elle n'a cependant pas le même but que Jean de
la Croix, car cette nuit, cet anéantissement elle
l'envisage comme la fusion de la volonté humai-
ne dans la volonté divine. « Il y a union d'es-
sence à essence »,, dit-elle. On ne peut la taxer
de panthéisme car son équilibre spirituel sait
transcender une telle tentation. Elle utilise le
symbole nuptial comme image de la consom-
mation d'amour entre l'âme et son Dieu, il y a
fusion et non mélange : Dieu est elle et elle est
Dieu, elle retrouve ainsi la divinité de l'homme,
image et ressemblance de Dieu qui se parachève
dans la ressemblance. L'âme conserve toutes
ses propriétés et en aucune façon elle ne s'assi-
mile à l'unique substance divine.

La querelle du « pur amour » qui assombrit


la fin de sa vie, due plus à l'ignorance qu'à
l'hérésie, ne trouve pas dans cette doctrine un
écho profond. Certes, Mme Guyon peut être
appelée « essentialiste », on ne peut le contester.
Le peu de place qu'elle fait à l'humanité du
Christ, alors que les Français étaient résolument
christocentriques, la rapproche davantage de
l'école abstraite. Il est certain, fait remarquer L.
Cognet, que l'incompétence de Bossuet en ma-
tière mystique et sa « passion » contre Fénelon
contribuèrent à assombrir la pensée de Madame
Guyon. Il faut donc chercher la racine de cette
querelle plutôt chez ce dernier qui développa
plus largement la doctrine quiétiste que chez
Mme Guyon. Les poursuites dont elle fut l'objet
relèvent plus d'une affaire de politique royale
et ecclésiastique que de doctrine mystique.
2 8 1 / COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE)

Volontairement éloignée, alors qu'elle devrait


prendre place parmi les plus grands auteurs
mystiques du siècle d'or de la spiritualité fran-
çaise, qui officiellement reconnaît surtout Fran-
çois de Sales, Bérulle, Fénelon, Monsieur Vin-
cent et les Oratoriens, elle apporte à celle-ci,
par les thèmes qu'elle touche, une ouverture
et une vision originale. Sa connaissance des
grands mystiques, son érudition et ses expé-
riences la situent parmi les figures les plus
rares de son époque.
Bérulle et ses continuateurs
De tous les représentants de l'Ecole fran-
çaise, Bérulle est la figure centrale. Avec lui
s'organise une synthèse qui marquera profondé-
ment l'avenir mystique de la France, Son mérite
est d'avoir une vision englobant le passé médié-
val — attaché à l'humanité du Christ — et le
présent dans lequel il vécut — surtout orienté
vers la mystique de l'essence. De plus il amal-
game la scolastique et l'Écriture, provoquant le
jaillissement d'une nouvelle tendance spirituelle,
basée sur l'Incarnation du Verbe et sur la pos-
sibilité de gravir par lui les sommets du mys-
tère divin. Ses successeurs et adaptateurs, tout
en s'inspirant du maître, sauront garder leur
génie propre, tels Vincent de Paul, Monsieur
Olier ou Jean Eudes, d'où naîtront ainsi de mul-
tiples branches de bérullisme.
Pierre de Bérulle (1575-1629) a pour point de
départ le milieu appelé l'École abstraite. Cousin
et familier de Mme Acarie il gravita autour
d'elle et subit son influence ; ses œuvres nom-
breuses furent publiées en 1644 sous le titre
Œuvres complètes. Sa vie subit une évolution
qui le mena — tel Pascal — à un changement
intérieur. Probablement moins soudaine que
pour ce dernier, elle semble plus progressive, et
a l'allure d'une transformation intérieure qui le
guidera de la spiritualité de caractère abstrait
et théocentrique au christocentrisme qui désor-
mais sera la clef de voûte de sa doctrine. Cette
COURANTS SPIRITUELS (XVII e SIÈCLE) / 2 8 2
lente progression dans un milieu fortement pé-
nétré du mysticisme rhénan et influencé par
l'Aréopagite ne le détachera pourtant pas de
ses antécédents. Il reste dans la théologie apo-
phatique, adopte la vision néo-platonicienne et
hiérarchique de Denys.

Bérulle se considère comme un initiateur


mystique, aussi dans la première partie de sa
vie, peur divulguer ses vues spéculatives rela-
tives à la Trinité, à l'adhérence au Christ et à
la vie dans l'unité de l'essence divine, il met au
point une technique initiatique basée sur la ser-
vitude au Christ et à la Vierge Marie. Cette spiri-
tualité du vœu envahit les textes bérulliens et
si elle paraît une « dévotion » aux yeux des
contemporains, elle est pour Bérulle dans ses
Élévations une condition nécessaire pour l'avan-
cement dans les degrés hiérarchiques, ce qui ma-
nifeste son époque dionysienne. Bérulle hiérar-
que joue le rôle d'initiateur et d'introducteur
dans la cour céleste ; mais cet aspect de la mys-
tique bérullienne se terminera en un douloureux
conflit qui le fera rompre avec Mme Acarie.

Bérulle devra aux alentours de 1619-1620 se


disculper de son attachement aux rhénans et à
l'École abstraite. Le vœu n'est plus alors une ini-
tiation mystique réservée aux élus : Bérulle dé-
place sa pensée et, sous les attaques des Carmes,
évolue vers les Pères et la Christologie. L'initia-
tion proposée par la « servitude » devient alors
prolongement des vœux baptismaux et recherche
de la conformité à l'humanité du Christ comme
sommet de la vie mystique. Pour se concilier
toutes les écoles, il fait profession de tho-
misme et se rattache à la scolastique. Mais mal-
gré toutes ces « illustres protections » l'idée ini-
tiale reste et se développera maintenant autour
du thème christocentrique qui sera le thème
bérullien par excellence. Il publie de nombreux
ouvrages ayant trait à Jésus où il analyse les
divers états du Verbe incarné ; glissant de
l'abstraction au réalisme, du platonisme au
2 8 3 / COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE)

thomisme, Bérulle reste, en dépit de ses options


imposées par un entourage antimystique, un
homme de la mystique à son plus haut degré :
c'est-à-dire de la participation à la divinité, telle
qu'il l'avait apprise de ses maîtres français ou
nordiques. Oublié après sa mort, il sera exalté
plus tard comme l'« Apôtre du Verbe incarné... ».

Avant de résoudre ses problèmes mystiques


par l'Incarnation, Bérulle sous l'emprise ab-
straite et dionysienne cherche à comprendre
Dieu. Il est sur cette question « essentialiste »,
car il aime le contempler en son essence, isolé,
« vraiment inaccessible en. lui-même... pleinement
content et satisfait de la contemplation de son
essence ». Bérulle s'affirme ainsi disciple de la
« déité » présentée par Eckhart. Le Dieu de
Bérulle est le Dieu de la Révélation d'Abraham,
le Dieu personnel. Comme tous les mystiques, il
aime à le voir dans son unité, retrouver l'unité
de son être dans l'unité de l'Être divin. « Ainsi,
Dieu qui est unité conduit tout à l'unité, et,
par degrés distincts d'unité, vient et descend
jusqu'à l'homme, et l'homme va et monte jus-
qu'à Dieu, et enfin arrive jusqu'à la jouissance
de l'unité suprême et primitive de la divine
essence. » Bérulle distingue ici une gradation
dans l'ascension divine. Il suppose des intermé-
diaires hiérarchisés entre Dieu et l'homme. Dans
cette vision de type platonicien la contemplation
bérullienne se spécifie par le fait que l'unité
sera atteinte par l'Incarnation. Il la considère
comme partie de l'unité de la divinité, à l'instar
de Ruysbroeck pour qui Trinité et Unité repré-
sentent des « moments dialectiques contraires,
complémentaires et ontologiquement simulta-
nés » (P. Henry R.S.R. 1952, t. II, p. 340.)
Cette idée trinitaire, cœur de sa pensée, il la
développera selon le schéma d'Augustin à l'image
du triangle que l'on retrouve dans l'iconogra-
phie et l'ornementation des édifices religieux.
Bérulle cependant respecte l'égalité des per-
sonnes et souligne le rôle de chacune d'elles.
Le Père principe esssentiel de la vie trinitaire ;
COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE) / 2 8 4

le Fils qu'il montre dans ses perfections de


Verbe incarné ; l'Esprit milieu de la connais-
sance du Père et du Fils, mutuel regard d'amour.
Toutes les personnes prolongent dans l'Incar-
nation leur rôle particulier, aussi Bérulle aime
contempler le Verbe qui va devenir l'axe de sa
mystique dans le principe du Père qui ordonne
l'Incarnation sous le regard de l'amour infini
de l'Esprit. La Trinité collabore à la naissance
du nouvel Adam, de l'Homme-Dieu ; l'univers se
trouve changé par l'Incarnation qui unit le ciel
et la terre d'un lien indestructible et qui permet
la contemplation des mystères jusque-là voilés
et ignorés des hommes. Le Verbe réellement uni
à l'humanité lui donne l'être de Dieu « car le
Verbe est Dieu, Dieu est homme et l'homme
est Dieu ». Cette déification de l'homme commu-
niquée par la divinité du Verbe est un des points
essentiels de sa mystique. Bérulle, attaqué sur ce
sujet, devra invoquer l'autorité des Pères pour
défendre son opinion. L'Incarnation fonde ainsi
des relations nouvelles entre Dieu et l'homme,
elle est l'intermédiaire nécessaire pour trouver
l'union avec la divinité. Dieu se fait connaître,
se manifeste, Lui l'incompréhensible et l'incon-
naissable. L'initiation mystique passe nécessaire-
ment par le Verbe qui récapitule en lui l'unité
divine et qui y conduit. Le Christ, chef de l'huma-
nité, la rend à sa « déification » première par sa
résurrection, attente de la résurrection finale.
La mystique bérullienne, fondée sur l'écono-
mie de l'Incarnation, est plus pratique que spé-
culative, elle recherche les états liés aux mys-
tères de la vie terrestre du Christ qui sont au-
tant d'étapes acheminant progressivement vers
l'intégrale participation au Verbe. Le mystique
découvrira les états intérieurs de chacune des
circonstances de la vie du Verbe, se confor-
mant ainsi à une réalité humaine assumée par
une personne divine.

Bérulle, véritable fondateur de l'École fran-


çaise, laissa surtout dans les Carmels où il avait
2 8 5 / COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE)

été directeur au début de son ministère une


foule de disciples qui appliquèrent et dévelop-
pèrent directement les thèmes bérulliens ; ainsi
Madeleine de Saint-Joseph (1578-1637) qui f u t
une de ses fidèles propagatrices ; le P. François
Bourgoing (1585-1662) accentua d'une manière
légèrement platonicienne les vues de Bérulle ;
Guillaume Gibieuf (vers 1580-1650), disciple di-
rect de Bérulle, f u t écarté de l'Oratoire après la
mort de son maître. Condren (1588-1641), un des
plus remarquables écrivains bérulliens, repren-
dra à travers les thèmes courants de cette mys-
tique l'idée augustinienne de l'homme marqué
au profond de sa nature par le péché. Il déve-
loppera parallèlement la notion de sacrifice
comme immolation réparatrice permettant le
retour à l'état d'innocence. Claude Seguenot
(1596-1676) s'attachera surtout au problème de
l'oraison, recherchera un type d'oraison non
subordonnée aux méthodes, alors nombreuses, et
professera l'oraison simple, accomplie dans la
liberté et sous la motion de l'Esprit.

Les diverses symbioses de la mystique bérul-


lienne avec d'autres courants contribueront à
parachever la réforme du « milieu dévot fran-
çais ». Elles pénétreront dans des couches socia-
les plus humbles, moins cultivées de ce fait, et
se présenteront avec un caractère dévotionnel
que l'on ne doit pas pour autant mépriser.

Vincent de Paul (1581-1660) base sa doctrine


sur la foi et la charité comme éléments de pro-
gression spirituelle. En une période de troubles,
parmi la vague tumultueuse de la recherche
protestante, Monsieur Vincent demande à ses
disciples d'adhérer aux vérités de l'Eglise. A
l'image de Bérulle, il approfondit sa connais-
sance théologique et fonde, pour propager la
foi, un ordre de missionnaires qui sillonnent la
France, contribuant à son relèvement spirituel.
Sa mystique inspirée de celle de Bérulle s'ap-
puie sur l'Incarnation du Verbe ; il ne suffit
pas d'imiter extérieurement les actes de la vie
COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE) / 2 8 6

du Christ, encore convient-il de les intérioriser.


En prenant ainsi l'habitude de .l'intériorisation
l'âme pénètre plus intimement le mystère de
la filiation divine sur terre qui « regarde » la
filiation éternelle. Il considère aussi l'anéantis-
sement du Christ grand Prêtre, éternel sacrifi-
cateur et oblation nécessaire au salut des
hommes ; l'homme consacré à son image conti-
nue cette offrande au Père.

« Pour continuer la mission de Jésus-Christ,


il faut se revêtir de son esprit. » Cette maxime
de Vincent de Paul trace la voie mystique. Celui
qui part à la recherche de Dieu pour aboutir-à
lui, comme dans le schéma bérullien, doit revê-
tir le Christ et s'identifier mystérieusement à
lui par l'Esprit dans la grâce baptismale. Le
baptême — authentique initiation — exprime
le transfert du chrétien, passant par l'immersion
comme symbole de la mort et aboutissant à
l'émersion symbole de la résurrection. Ces
thèmes pauliniens repris par Monsieur Vincent
éclairent le passage de l'homme esclave à
l'homme libre, fils de l'adoption divine. L'ascèse
trouve sa place dans l'ascension de la ténèbre
de la mort à la vie dans la lumière. Le mystique,
qui a reçu la grâce christique au baptême, se dé-
pouille peu à peu du vieil homme par la puri-
fication ascétique (Ephésiens IV,22) pour re-
vêtir le nouvel Adam. Monsieur Vincent dans
le sillage de Paul et de Bérulle monnaye de
façon dynamique cette synthèse théologique.
L'action de la charité dans ce contexte acquiert
une réelle signification mystique. La profondeur
théologale et mystique du baptême ne se dé-
couvre que dans la charité vécue. La mystique
devient chez lui praxis, c'est avec elle et par
elle que l'âme s'élève vers les sommets de
l'union divine. L'action caritative, dépouillement
de soi, conduit au don de soi. Il l'exige des Filles
de la Charité qu'il réunit autour de lui. Par
cette forme d'action simple, mais d'une exigence
constante, il lutte contre la sclérose de la spé-
culation pure. Les fallacieux mirages mystiques
2 8 7 / COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE)

se résorbent vite dans une vie quotidienne qu'il


veut « mangée » par les autres, ces pauvres qui
dénoncent « la sensualité qui se fourre partout »
dans la pseudo-mystique. Ainsi, et là est son
originalité, Monsieur Vincent introduit le « pau-
vre » dans sa « doctrine » afin qu'elle ne soit pas
une pure conception de l'esprit humain. L'œuvre
écrite de Monsieur Vincent se compose surtout
de Lettres et d'Entretiens avec des mission-
naires, c'est là qu'on peut connaître les grands
traits de sa perspective spirituelle.

Avec Jean Eudes (1601-1680), la mystique de


type dévotionnel va connaître son apogée en
France. Sa vie qui couvre presque entière-
ment le XVII e siècle est dans la ligne du cou-
rant bérullien auquel Jean Eudes se rallie en
bien des points. Bérulle, Condren furent ses
intimes et ses correspondants assidus. Ses œu-
vres principales : le Royaume de Jésus, le
Cœur admirable de la Mère de Dieu et Médita-
tions convergent toutes en une christologie s'ap-
puyant sur l'humanité de Jésus et notamment
sur la dévotion du Cœur qui se répandra peu
à peu en France. L'œuvre de Eudes comme
celles de Vincent de Paul et d'Olier s'inscrit
dans une pratique. Sa vie mystique person-
nelle se découvre dans son apostolat, ses mis-
sions et ses écrits. Ceux-ci reflètent une spiritua-
lité simple, peu métaphysique, destinée surtout
à la piété populaire, mais fidèle aux thèmes
bérulliens. La dévotion aux mystères de la vie
de Jésus, source et base de toute vie chrétienne,
se cristallise dans l'adhérence à Jésus déjà signa-
lée par Bérulle. Celle-ci devient chez Jean
Eudes l'axe de sa doctrine. Il fonde sa pensée
sur le retour au Christ, son imitation
par et dans le sacrement de baptême.
Incorporation, participation au Verbe sont
ici les mots clefs de cette mystique. Pas
d'envolée lyrique, mais une simple recherche
« de l'adhérence et application très parfaite à
Jésus », souligne Eudes. Cette conformité chris-
tique accentuée par Eudes au début de sa vie.
COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE) / 2 8 8

il la dépasse lors de sa rencontre avec Marie


des Vallées, la développant dans le symbolisme
du cœur. Recherche des sentiments et affec-
tions du cœur de Jésus dans sa vie terrestre
conduisant l'âme dans le mystère même du Fils
de Dieu, comme participation directe à son In-
carnation. Dévotion au Cœur de Jésus qui s'éten-
dra peu à peu au Cœur de Marie. On distingue
à travers la simplicité de la voie que trace
Eudes un mystique de l'intériorité, malgré la
forme dévotionnelle de l'époque, cachant et
alourdissant une pensée qui rejoint l'«état» mys-
tique bérullien. Mais la simplicité de langage et
d'expression n'enlève pas à Eudes le mérite
d'avoir contribué à répandre parmi des classes
plus pauvres la spiritualité du Verbe incarné. Le
Christ devient dans cette vision le divin initia-
teur et reconduit l'âme à travers son humanité
à la divinité. Spiritualité cultuelle et populaire
qui trouvera en France un large écho aux
XVIII® et XIX* siècles.

Eudes fut selon certains auteurs influencé


par Marie des Vallées (1590-1656) ; une telle as-
sertion n'est pas définitivement prouvée mais
on ne peut les dissocier l'un de l'autre, car ils
se rejoignent dans une même perspective de
l'humanité du Christ. Très tôt favorisée de
phénomènes surnaturels, Marie des Vallées,
considérée parfois comme atteinte de psycho-
névrose, n'en reste pas moins un cas mystique
frappant en ce début du XVII e siècle alors si
effervescent. C'est vers 1641, tandis qu'il était
à Coutances, lieu d'origine de Marie des Vallées,
que le P. Eudes institua ses dévotions aux Cœurs
de Jésus et de Marie. Les révélations de Marie
des Vallées concernant l'humanité de Jésus
influencèrent fortement Jean Eudes, surtout si
l'on connaît l'attachement qu'il avait pour elle,
puisqu'il était son directeur spirituel. La Vie
admirable de Marie des Vallées, encore inédite,
qu'il écrira montre l'intérêt qu'il porta aux
institutions et élévations mystiques de sa fille.
Le mysticisme de celle-ci reflète l'influence de
2 8 9 / COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE)

Benoît de Canfeld et de Catherine de Gênes, car


il y a en elle recherche « d'états mystiques ».
Possédée, visionnaire ou fabulatrice, Marie des
Vallées pose ainsi un problème : la quête volon-
taire des « états mystiques » est-elle possible et
saine ? De nombreux écrits, parfois contradic-
toires, entourent sa personne. Mais ses vertus de
patience, de charité, de soumission à la motion
de l'Esprit auquel elle se livre avec passion
donnent une idée de la voie qu'elle suivit, tendant
par l'ascèse à une plus grande pureté spirituelle
afin de bénéficier des grâces mystiques. Ame
simple, elle n'est pas une métaphysicienne mys-
tique mais, si l'on peut employer cette compa-
raison, une femme de laboratoire, vouée à l'ex-
périence divine, étant elle-même objet de contra-
diction dans son milieu terrestre. Torturée dans
son corps par le démon, c'est au milieu d'un tel
enfer qu'elle a ses visions les plus remarquables,
comme celle où le Père lui tend une coupe
pleine de feu et de soufre, image de celle à
laquelle but son Fils. Ses visions au sein de l'en-
fer ne sont pas à priori des phénomènes pure-
ment d'ordre psychique, certains mystiques de
l'Orient connaîtront aussi ce mode de percep-
tion mystique. Ce thème de l'enfer dans lequel
reste le mystique et au milieu duquel lui vient
la consolation montre l'humilité nécessaire, le
détachement même des consolations divines. Ces
souffrances de caractère actif et passif sont
tout au long de l'histoire mystique les prépa-
rations à la vision lumineuse.

Jean-Jacques Olier ft 1657j

Cette figure sulpicienne, assez peu connue et


surtout déformée par les générations postérieu-
res, présente un intérêt de premier ordre. Mon-
sieur Olier f u t un très grand mystique du cou-
rant bérullien, il connut les plus hauts états jus-
qu'à la transverbération. Allégeant, simplifiant
la doctrine de Bérulle, il suit la voie du néant.
Il recherche avant tout l'intériorité, et il expéri-
mente Dieu dans la « portion la plus intime »
COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE) / 2 9 0
de lui-même. Cette recherche, il la poursuit sous
le regard du « divin Maître » auquel il se réfère
sans cesse. Pour lui, l'âme est cette chambre
qui sert de retraite à Jésus-Christ. Le recueille-
ment consistera donc à retrouver en soi cette
présence divine, la découvrir, la dévoiler de
façon à en avoir la claire vision. « Ce bien qu'elle
possède » l'âme ne doit poursuivre que lui.
Christocentrique, il voit comme obligation es-
sentielle du chrétien « de participer au mystère
de Jésus-Christ », par là l'homme pénètre dans
le mystère, l'Incarnation en est la clef. Une fois
uni au Christ l'homme découvre « cette mysté-
rieuse région que les mystiques nomment le
centre de l'âme» (H. Bremond) où réside la
divinité. Cette ascension ou plutôt cette des-
cente dans les profondeurs de l'être s'accom-
pagne de l'ascèse et surtout de la pauvreté d'es-
prit. Monsieur Olier se déclare contre toute
vision, prophétie ou révélation. L'union avec
Dieu se fait intérieurement sans manifestations
extérieures; si celles-ci ont lieu, elles ne sont que
grâces exceptionnelles. Les œuvres les plus im-
portantes de Monsieur Olier sont le Catéchisme
chrétien, l'Introduction à la vie et aux vertus
chrétiennes et le Traité des Saints Ordres d'ins-
piration dionysienne et probablement retouché
par M. Tronson.
M.-M. DAVY

LES POETES MYSTIQUES

Angélus Silesius ("f 1677) :


Mystique de Vintériorité (a)

Johannès Scheffler, fils d'un Allemand protes-


tant, prendra à son baptême le nom d'Angélus
Silesius lors de sa conversion au catholicisme.
Après des études à Breslau, Angélus s'oriente
vers la profession médicale, il étudie à Stras-
bourg, à Leyde et passe ses derniers examens
à Padoue. En Allemagne, il fait la connaissance
d'Abraham von Frankenberg, homme doué d'une
grande culture, luthérien d'origine, devenu in-
terconfessionnel : il se présentait lui-même,
comme le cœur des religions catholique, ortho-
doxe, réformée. A sa mort, il lègue son abon-
dante bibliothèque à Angélus Silesius qui grâce
à elle pourra lire non seulement Paracelse et
Boehme mais tous les grands mystiques chré-
tiens. C'est par la voie mystique — qu'on re-
trouve souvent dans le mouvement de la Contre-
Réforme — qu'Angélus Silesius sera conduit au
catholicisme. Tout en conservant sa liberté indi-
viduelle, sa recherche basée principalement sur
l'intériorité, ce converti ne provoquera point —
du moins en son temps — l'irritation de l'Église.
Plus tard, il sera taxé de panthéisme. Peut-on
à son propos retenir ce terme ? Une telle quali-
fication correspond le plus souvent à un besoin
de facilité, on classe volontiers sous des étiquet-

(a) La majorité des textes cités sont emprun-


tés à l'édition de Henri Plard, Angélus Silesius,
Pèlerin chérubinique, Paris, 1946 ; quelques-uns
ont été traduits de nouveau.
POÈTES MYSTIQUES / 2 9 2

tes ce qui est original et de ce fait échappe à


tout classement. Il en f u t ainsi le plus souvent
pour les interprètes de Maître Eckhart. D'ail-
leurs le sens des notions varie, ce qui est jugé
« panthéisme » à une époque cesse de l'être à
une autre, tout au moins les termes n'entraînent
point des jugements identiques. Ainsi le mot
« modernisme » qui a soulevé en son temps une
immense inquiétude est aujourd'hui totalement
anodin.

La recherche d'Angelus Silesius, entièrement


orientée vers le divin, monopolise toutes ses
énergies, l'absorbe et l'unifie. Il est difficile de
trouver un homme possédant une attention
plus dense à l'égard du mystère. « L'abîme de
son esprit invoque toujours avec des cris. //
L'abîme de Dieu» (1,68). Reprenant Boehme,
il précise : « Le poisson vit dans l'eau, la plante
dans la terre. // L'oiseau dans le ciel, le soleil au
firmament. // Boehme dans le cœur de Dieu »
(IV,32). En réalité, c'est lui Angélus Silesius qui
est happé et habite dans la Déité. Son chef-d'œu-
vre le Voyageur chérubinique ou le Pèlerin ché-
rubinique ( Cherubinischer Wandersmann) con-
duit, d'après l'aveu de son auteur, à la contem-
plation divine. Suivant les usages de son temps,
il aurait pu dédier son œuvre à un prince,
Johannès préfère offrir à l'éternelle Sagesse de
Dieu cet itinéraire vers lui. Son but est de
tracer un chemin vers la connaissance et l'amour
dont il possède la profonde expérience.

Inspiré, Angélus Silesius compose avec une


rapidité qui l'étonné lui-même. Il obéit à la voix
qui le conduit, son seul office est d'écrire ce
qu'il perçoit intérieurement. L'inspiration esl
son seul guide ; est-elle absente ? Il doit sus
pendre sa rédaction et attendre avec patience
sa prochaine visite. En lisant le Pèlerin chéru
binique , un lecteur inattentif pourrait penseï
que l'inspiration est uniquement d'essence
poétique et de ce fait privée de rapport avec 1e
mystique. Cependant, il n'est pas rare de voii
2 9 3 / POÈTES MYSTIQUES

la poésie et la mystique se jumeler. Toute pensée


mystique possède son rythme, sa poésie. Le
mode de langage révèle une expérience person-
nelle. L'écriture d'un véritable mystique pro-
voque une résonance, un écho chez celui qui,
lui aussi, est ordonné vers le mystère de l'inté-
riorité. « Sobre et puissante poésie », écrira Jean
Baruzi 1 en faisant allusion à l'émotion poétique
que la lecture de Silesius provoque en lui. La
mystique emprunte nécessairement un langage
poétique, le mystère découvert étant inexpri-
mable ne peut se rendre que par le truchement
d'images. D'où leur abondance dans le Pèlerin
chérubinique. Angélus doit à son époque ses
procédés de style, il s'exprime sous la forme
d'épigrammes en distiques, forme utilisée déjà
par d'autres auteurs.

Un problème hante Angélus : celui de


l'homme. Qu'est-ce donc que l'homme appelé
à s'approcher de Dieu ? L'homme dépasse l'ange
et le séraphin à condition de s'élever au-dessus
de sa condition humaine. « Ne demeure pas
homme, conseille-t-il, monte plus haut » (V,219).
La seule démarche permettant d'aboutir à la
Déité exige de se jeter en elle, sorte de mer
incréée dans laquelle il convient de plonger
sans retour en arrière, sans s'égarer dans des
voies parallèles qui risqueraient d'aboutir à des
impasses. L'homme doit comprendre qu'il ne
peut rien saisir de Dieu à partir de l'extérieur ;
qu'il écoute ce qui est dit de Dieu, le voici de-
venu le serviteur d'une idole. «L'extérieur ne
t'aide pas » (1,62), dira Angélus; devant celui qui
le cherche au dehors, Dieu recule, se dérobe, il
fuit. L'homme qui cherche Dieu au dehors est
comparable à celui qui, éclairé par le soleil,
s'élance à sa poursuite. Le soleil est là et il
l'ignorait, Dieu est présent et il ne le savait pas.
La Déité se rencontre à l'intérieur de soi-même.
En prenant conscience de sa propre plénitude,
l'homme découvre Dieu qui se tient dans son
âme et ne cesse de lui donner un enseignement
dans la mesure où il se fait oreille pour l'écou-
POÈTES MYSTIQUES / 2 9 4

ter. Il faut que l'âme « endure » cette présence


divine qui fait « craquer » sa dimension humaine
trop faible pour la contenir. « Dieu agit sans
arrêt : il verserait en toi mille joies, d'un seul
coup, si tu pouvais le supporter » (V,205). Pour
saisir cette Présence en lui il n'est que de
tourner vers elle son regard. « Ouvre les yeux,
dira Angélus, tu vois bien que le ciel est
ouvert. » L'homme s'abandonne à l'amour, qui
« bouillonne en lui comme un jeune vin ».

Quand Dieu se découvre à l'âme, l'attire et la


séduit, il se révèle dans sa splendeur. A Moïse
il a montré ses biens, à l'âme aimante il ne veut
rien cacher. Dieu cherche sa joie dans l'âme, il se
suffit et cependant il veut s'unir à elle pour
l'éternité : tel est le miracle de l'amour. Comme
Marie-Madeleine se tenant aux pieds du Christ,
répandant ses larmes car son amour fait fondre
son cœur, devant l'émerveillement de la Pré-
sence l'âme et le corps voudraient n'être que
larmes. Séduit par cette rencontre, adhérant par
sa connaissance et son amour, l'homme devient
un imitateur du Christ. Cette imitation lui per-
met de parvenir à un état de parfaite filiation :
l'homme est ainsi fils de Dieu. C'est par le
Christ qu'il apprend sa voie de retour vers
Dieu ; cette voie est renoncement, pureté, souf-
france et mort : mort mystique, abandon total
à la volonté divine. Angélus est fidèle au
propos exprimé par Boehme dans le Mysterium
Magnum : « Dieu n'est une présence qu'en
Christ » (VII,5). La mystique d'Angelus Silesius
donne à la personne du Christ une importance
essentielle : Le vrai Fils de Dieu, Christ seul
l'est, mais chaque chrétien doit s'efforcer d'être
lui-même Christ. S'inspirant des Pères grecs.
Angélus dira que l'âfne devient par grâce ce
qu'est Dieu par nature, ainsi l'âme peut partager
la béatitude divine, devenir « lumière dans la
Lumière, verbe dans le Verbe, dieu en Dieu ».
Pour préciser le sens de cette union, l'auteur
reprend les images habituellement présentées
par les mystiques : rencontre du soleil avec
2 9 5 / POÈTES MYSTIQUES

l'air, du feu avec le fer, du vin avec l'eau. Il sait


que de telles comparaisons peuvent déconcerter
le lecteur. Dans un avertissement il l'avait mis
en garde de tout jugement trop prompt : « Il
faut que tu saches que l'âme humaine ne perd
jamais sa nature, la déification ne la transforme
pas en l'essence divine, aucune créature ne sau-
rait devenir essentiellement Dieu. »

Dans la rencontre entre Dieu et l'âme, toute


connaissance s'effondre et disparaît. Il n'est plus
que la Déité nue, il n'y a rien d'autre que l'Amour.
Quand la connaissance s'arrête, car il lui devient
impossible de s'étendre davantage, l'amour
supplée à cette carence, il se déploie ; l'âme
pénètre en Dieu puisque Dieu est Amour. Dès
que l'Amour de Dieu envahit le cœur tout le
reste semble fade, insignifiant ; le terrestre
apparaît dépourvu d'attirance, aucun effort pour
refuser ce qui pourrait distraire, l'homme est
intérieurement saisi. Quand l'homme échappe au
temps et découvre Dieu dans sa plénitude, il
devient authentique, Angélus Silesius dira :
« homme essentiel, homme fils de l'éternité. »
L'homme essentiel, c'est celui en qui « l'esprit
a fait sa brèche » suivant l'expression employée
par Boehme. Cette brèche est une ouverture
vers un nouveau temps et un nouvel espace.
Que l'homme « s'élance en esprit au-delà de
l'espace et du temps, [il peut] à chaque instant
être dans l'éternité ». « L'homme est Eternité...
le temps est comme l'Eternité, l'Eternité comme
le temps » (1,47). Le temps est apparence, donc
inauthentique ; tout ce qui s'actualise dans le
temps s'est déjà produit de toute éternité.
C'est pourquoi l'œil intérieur est capable de
distinguer le symbole et sa réalité en suspen-
dant le temps historique sans pour autant le
récuser. Dans ce sens le Christ naît, meurt et
ressuscite à chaque instant. Les événements ex-
térieurs n'ont plus,, de prise sur l'homme situé
dans l'éternité. « L'homme essentiel est comme
l'éternité // Qui reste inchangée par n'importe
quelle extériorité» (11,71). Ce distique d'Angelus
POÈTES MYSTIQUES/ 2 9 6

Silesius éclaire la transformation subie par


l'homme. Le temps s'intériorise, les termes de
passé et de f u t u r s'évanouissent. Pour parvenir
à cet au-delà du temps et des éléments qu'il
comporte, l'homme doit découvrir le fond secret
et immobile de son âme, se retrancher de toute
attraction née de l'extérieur. Echapper au
temps, c'est par là même échapper à sa propre
finitude liée au passé et au futur. L'homme de
l'éternité est homme du présent, un présent que
la mort ne saurait suspendre.

Né en Dieu et en qui Dieu naît, l'homme essen-


tiel enfante: «Je dois être Marie, et enfanter Dieu»
(1,23), écrit Angélus Silesius. « Si tu es né de
Dieu, Dieu fleurit en toi, et sa divinité est ta
sève et ta parure» (1,81). L'important n'est pas
qu'il naisse une fois à Bethléem mais qu'il
naisse à chaque instant dans les hommes. Le
Christ s'incarne dans l'âme devenue un cristal,
dont la Déité est la lumière et le corps l'écrin.
A cet instant l'homme ressuscite d'entre les
morts. Ainsi Dieu vient sans cesse dans l'âme
qui l'accueille et le reconnaît. La source de vie
est dans l'homme, celui-ci n'a donc pas à
crier vers Dieu comme on appellerait un absent,
l'important est de ne pas se fermer à cette
source qui ne cesse de s'écouler. Angélus con-
seille de se tenir assis en soi-même afin d'écou-
ter la Parole, se tenir en silence dans l'humi-
lité, être celui qui attend avec patience, sans se
lasser, se tenant présent dans une muette
vigilance. « Dieu ést un laboureur, le grain sa
Parole éternelle, le soc est son esprit, le cœur
de l'homme le champ semé » (1,64). Ainsi « Dieu
est le feu dont le cœur est le foyer» (1,66).
L'homme naît dieu en Dieu et le Christ naît
homme dans l'âme (1,101). Ce propos d'Ange-
lus Silesius doit être retenu avec attention.
Cette naissance en Dieu fait de l'homme une
nouvelle créature, prolongeant l'humanité du
Christ, participant à la divinité ; ses rapports
avec le cosmos sont ceux d'un sauveur « le
plomb se change en or... je suis changé par
2 9 7 / POÈTES MYSTIQUES
Dieu en Dieu. Ainsi moi-même je suis métal,
l'esprit feu et fourneau, le Messie la teinture
qui transmue corps et âme » (1,102-103).

Pour que Dieu se révèle à l'âme il est néces-


saire, dira Angélus Silesius, que l'âme entre dans
la pauvreté, car « la pauvreté est divine » (1,65)
et Dieu est ce qui existe de plus pauvre. La pau-
vreté de l'âme consiste à ne rien vouloir. Privée
de tout désir elle pénètre dans un état de
quiétude. Cette quiétude ne doit pas être recher-
chée pour elle-même, sinon c'est encore une
façon de se chercher soi-même ; l'homme doit
devenir un enfant, il n'a plus à chercher et se
contente de recevoir.

L'esprit de l'homme est encore comparé par


Angélus Silesius au grain de sénevé que le
soleil divin éclaire. Dieu étant le soleil de
l'homme, celui-ci n'a plus besoin du soleil du
jour pour l'éclairer. « Retire-moi la lumière du
soleil : Dieu est le soleil qui éclaire mon âme »
(1,113), écrit Silesius. Plus encore, l'homme
est lui-même soleil, « je dois de mes rayons
peindre la mer sans couleur de toute la Déité »
(1,115). La mer désigne le monde qu'éclaire
l'homme devenu soleil : Solaire, l'homme imite
Dieu, il éclaire sans privilégier ou retrancher de
sa lumière : «Tout est pareil pour Dieu //
Dieu ne fait pas de distinction // ...Il se com-
munique tout autant à la mouche qu'à toi-
même» (1,127). Ici on retrouve l'influence de
Maître Eckhart disant : « La mouche en Dieu
est plus parfaite que l'ange le plus élevé hors de
Dieu. » Dès que l'homme se situe en Dieu, il
étend sur la création un regard identique, cha-
cun reçoit suivant sa capacité : « Tout dépend
de la réceptivité. // Si je pouvais recevoir de
Dieu autant que Christ, il m'y ferait parvenir
à l'instant même» (1,128). Dieu ne s'éloigne
jamais de l'homme, c'est l'homme qui se retire
de lui. L'homme authentique comprend que
« toutes les créatures découlent de Dieu de la
même manière que les nombres proviennent de
POÈTES MYSTIQUES / 2 9 8
l'unité. Tout comme l'unité se trouve en chaque
nombre, de même Dieu, l'Un est partout dans
les choses » (V,3). C'est en partant de l'unité
qu'il est possible de contempler et d'aimer la
création sans pour autant la diviser. L'homme
qui se tient en Dieu ne sort pas de l'unité. Il
voit les créatures en Dieu comme l'arbre dans
le noyau. C'est pourquoi l'homme n'a pas à
s'interroger sur les raisons de la création : « La
rose est sans pourquoi ! »
Il arrive un instant où l'homme ne cherche
plus Dieu et n'éprouve plus la nostalgie du
divin : « Si tu as encore le désir... de Dieu, c'est
qu'il ne t'a pas encore saisi tout entier» (1,126);
que l'homme sorte de lui-même, Dieu entre en
lui ; plus il s'enfuit de lui-même en renonçant à
lui, plus Dieu s'écoule dans l'homme. « La
vacuité est comme Dieu. // Homme si tu es
vide, l'eau jaillit de toi...» (1,159). Dieu a soif
et le cosmos a soif, et voici que l'homme à la
fois abreuve Dieu et le monde : « Homme, tout
éprouve de l'amour pour toi... Tout s'élance vers
toi pour aller jusqu'à Dieu » (1,276).
La situation de l'homme en Dieu est d'annon-
cer au monde le Royaume, il devient le messa-
ger de l'amour de Dieu et le témoin de son
amour. Ôn songe ici à un Cantique (Geistliche
Lieder) de Novalis : « Partez, allez sur toutes les
routes // Faites entrer tous les errants ! //
Tendez-leur à tous les mains... invitez-les... ils
verront le ciel ouvert 2 . » Quand l'homme est en
Dieu, quand il regarde le cosmos en Dieu, il n'a
plus à chercher Dieu, il se tient « dans la
retraite entre les mains de Dieu ». A cet instant
Dieu se charge du fardeau de l'homme.

Dieu est indéfinissable, personne ne peut le


nommer, il se suffit et cependant il a besoin de
l'homme. « Je sais que sans moi Dieu ne peut
vivre un instant / / S i je deviens néant, il faut
qu'il rende l'âme » (1,8). Ce distique qui appar-
tient au I" des six livres du Pèlerin chérubinique
paraît déconcertant, une telle affirmation fait
2 9 9 / POÈTES MYSTIQUES
dépendre Dieu de l'âme humaine. En réalité ce
texte ne présente rien de blasphématoire. Dieu
est vie et sa vie est indépendante des instants,
il est délié de toute durée et de toute finitude, il
n'est dans l'instant que dans ses éphiphanies.
C'est dans l'homme, grâce à l'empreinte de sa
propre image, que Dieu peut se contempler lui-
même (1,105).

La démarche de l'homme comporte une su-


prême exigence. Avec Maître Eckhart, Angélus
dira qu'il faut « dépasser Dieu », monter plus
haut que lui afin de découvrir que « La Déité
subtile est Néant, Surnéant // (1,111)... Dieu est
vraiment néant, et s'il est quelque chose, il ne
l'est qu'en moi seul, quand il m'élit pour lui »
(1,96). Pour saisir le sens de ce texte, deux
termes doivent être retenus : d'une part « dé-
passer Dieu », c'est-à-dire l'abandonner ; d'autre
part son « néant ». Selon Angélus l'abandon
auquel doit se livrer l'homme essentiel est
total. « L'abandon saisit Dieu, mais de laisser
Dieu même // Est un abandon que peu d'hom-
mes comprennent » (11,92). En effet, peu d'hom-
mes sont capables de comprendre que pour
entrer dans l'infinité de Dieu, il convient de
« dépasser » Dieu. La nudité totale de l'homme
exige un abandon de Dieu. En l'abandonnant, il
s'abandonne lui-même, c'est pourquoi un tel
homme, Angélus Silesius l'appelle « un homme
abandonné jusqu'en son fond ». En perdant
Dieu il le trouve d'une façon plus profonde, il
abandonne ce qu'il en peut penser, ce qu'il peut
dire à son propos. Il devient muet devant Dieu
et à propos de Dieu. Cet abandon est silence,
c'est-à-dire plénitude ; on retrouve ici la notion
de vide si chère à la mystique orientale, le sens
profond de la viduité. Renoncer à Dieu signifie
trouver Dieu au sens du texte évangélique
disant qu'il convient de perdre son âme pour la
sauver (Matth. XVI ,25). Abandonner Dieu, c'est
dépasser la dualité et pénétrer dans l'unité su-
prême située au-delà de toute différenciation.
Maître Eckhart ira jusqu'à dire qu'il est plus
POÈTES MYSTIQUES / 3 0 0
important de perdre Dieu que de perdre les
créatures.

Quant au néant de Dieu, il convient pour com-


prendre ce texte de se référer ici encore à
Boehme et à Maître Eckhart. Dieu, pour Angé-
lus comme pour Maître Eckhart, est à la fois
Tout et Rien, Être et Néant. Il existe plusieurs
formes de néant, tout d'abord le néant du
monde et le néant du moi. Quitter ces deux
formes de néant signifie se quitter soi-même, car
le monde-obstacle se situe dans le moi et non
à l'extérieur du moi. La splendeur du monde
apparaît au regard du mystique quand il le con-
temple sous son vrai visage. Selon Angélus,
Dieu ne cesse de se répandre sur le monde de
la même manière qu'il ne cesse de le créer. C'est
pourquoi, comme l'avait déjà suggéré Plotin,
il ne s'agit pas de mépriser le monde, mais au
contraire de discerner dans les créatures qui
l'habitent la présence divine. « Je sais voir le
visage de Dieu... dans ses créatures », avoue
Angélus Silesius. Une telle attitude permet
d'échapper à une spiritualité exsangue, tout en
conservant présente la dualité des deux hommes
qui habitent l'homme et qu'Angélus emprunte
à l'apôtre Paul quand il écrit : « Deux hommes
sont en moi : l'un veut ce que veut Dieu //
L'autre, ce que veulent le monde, le diable, la
mort» (V,120).

Cette notion du néant de Dieu doit être


envisagée dans le mouvement proposé par la
théologie négative de Denys. II est possible de
bavarder sur Dieu, on ne saurait en parler d'une
façon adéquate car il échappe à tout entende-
ment : « Plus tu connaîtras Dieu, et plus tu
sauras que tu es incapable de lui donner un
nom» (V,41). Le néant signifie l'indifférencié;
comme le dit si bien Jean Baruzi, c'est à « un
par-delà qu'il faut songer 3 ». Le néant est ici un
silence, silence de l'abîme, silence de la totalité.
Le néant est la clef de l'Éternel, comme le rien
est la clef du tout.
3 0 1 / POÈTES MYSTIQUES

Angélus Silesius appartient au courant plato-


nicien dont on sait l'importance chez de nom-
breux mystiques : Pères grecs, Denys, Jean Scot
Erigène, Eckhart, et plus tard, Giordano Bruno
et Spinoza. Il possède un sens rare de l'infinité
divine ; sa mystique d'intériorité a le privilège
de présenter un caractère universel, une saisie
profonde de l'unité. Le « je » employé par Angé-
lus Silesius désigne l'humanité et non pas sa
propre personne, toutefois il est évidemment
inclus dans cette humanité.

Il ne s'agit pas de savoir si Angélus Silesius


appartient ou non à l'Église officielle catholique.
Le jésuite qui fit son éloge funèbre le loua sans
pour autant parler du Pèlerin chérubinique, ce
qui ne signifie pas qu'il réprouvait cet ouvrage
mais qu'il n'en avait sans doute pas saisi le sens
ou qu'il le jugeait trop audacieux. En effet le
Pèlerin chérubinique dépasse les limites com-
munes. Toutefois, il s'inscrit dans la grande tra-
dition spirituelle de la véritable mystique.

Angélus Silesius, ce mystique authentique, cet


« homme essentiel » pouvait s'écrier dans la joie
de la naissance de Dieu en lui et de sa naissance
en Dieu : Ich glaube keinen Tod (je ne crois
pas à la mort) (1,30). Celui qui est en Dieu a
en effet dépassé la mort car il est déjà passé par
la mort libératrice qui le conduit dans « le giron
de Dieu » dans lequel il se trouvait avant le
temps. « Le sage ne meurt plus » ; il est déjà
mort d'avance... mort à tout ce qui n'est pas
Dieu.

« Heureux celui qui suit la vie contemplative :


Il entre dès ce monde dans la vie éternelle »
(IV,25).

Novalis (t 1801) : Mystique de la nuit


Novalis (Friedrich von Hardenberg), fils d'un
directeur de salines de Saxe, devint ingénieur
POÈTES MYSTIQUES / 3 0 2

des mines après des études aux universités


d'Iéna et de Leipzig. Son père appartenant à la
secte protestante des Frères Moraves, il fut éle-
vé dans une atmosphère de piété profondément
biblique. Rêveur, doué d'une puissante imagina-
tion poétique, il devait subir l'influence de
Schiller, de Frédéric Schlegel, de Fichte ; un
événement tragique provoqua une rupture dans
son existence et le détacha brusquement du
monde extérieur.

Séduit par une merveilleuse adolescente de


treize ans, Sophie von Kùhn, il se fiance avec
elle. Cette jeune fille réputée pour sa « beauté
supra-terrestre » mourra deux ans plus tard.
Cette mort bouleverse Novalis, plus encore, elle
l'entame en profondeur. Propulsé à un autre
niveau par l'intensité de sa douleur, en dépit de
son affection pour Julie von Charpentier, le
poète mystique se^nble happé par le dedans :
« Le monde entier pour moi est mort avec elle »,
écrira Novalis en faisant allusion à Sophie de-
venue pour lui Sophia ; elle lui sert désormais
de guide comme le fut pour Dante Béatrice.

Avec cette mort, Novalis pénètre dans une


dimension nocturne, qu'il célèbre dans ses
Hymnes à la Nuit. Plus de soleil, plus de lu-
mière, plus de jour, seulement la nuit. Une nuit
non par défaut de lucidité, mais par excès.
Novalis pénètre dans « la sainte, ineffable, mys-
térieuse Nuit ». L'amant de la Nuit s'interroge :
« Quelle est, soudain, cette source en mon
cœur ? »... Les yeux de la Nuit qui sont autant
d'étoiles, s'ouvrent et voient. Ces yeux sont
comparables à ceux qui ornaient les ailes de
l'Ange de la Mort que Chestov aimait à évoquer.

Quand l'homme veille, il n'a plus besoin de


la lumière du jour, une lumière plus lumineuse
l'éclairé dans le secret. « Nuit nuptiale », dira
Novalis, dans laquelle l'amant et l'amante s'unis-
sent. Le Jour est lié au temps et à l'espace, à
l'agitation ; la Nuit apparaît privée de limites,
303 / poètes mystiques

elle est repos, silence, paix. Cette entrée dans


la Nuit est grâce, l'homme en est le bénéficiaire
quand il se tient dans sa solitude, sans succom-
ber aux diverses tentations des divertissements
qui pourraient le projeter au dehors. « Solitaire,
comme aucun solitaire n'avait jamais été», écrit
Novalis, en évoquant sa propre expérience.
« Oppressé dans l'angoisse indicible, à bout de
forces, plus rien qu'un souffle de détresse... »
Dans cet état de déréliction, le poète cherche
un secours, il le quémande, il crie afin d'être
sauvé du gouffre de la solitude dans lequel il
se noie. II implore la pitié, la compassion. Secou-
rable, la Nuit répond à son appel et l'étreint
dans son immensité. De cette visite et de son
emprise, Novalis témoigne en écrivant : « Je
sens en moi une foi éternelle. » Mais tout appa-
raît difficile : « Lointain et harassant fut mon
pèlerinage... et pesante la croix. » Novalis évo-
que « l'onde de cristal », invisible aux sens exté-
rieurs, qui prend sa source au cœur du tertre
ténébreux « au pied duquel vient se briser le
flot du temporel ». Pour le poète mystique, l'im-
portant est de découvrir l'harmonie et le rythme
de la mystérieuse Nuit. « Rester fidèle à la Nuit
et à l'Amour créateur, son enfant », tel est le
souhait du mystique éprouvant la beauté de la
Nuit maternelle qui lui révèle le sens de sa
destinée ; elle « enserre dans ses liens pour de-
venir chaleur et faire, en flamboyant, naître le
monde ». Ce cantique de la Nuit évoque le chant
de Jean de la Croix et la célébration de l'union
de la Divinité avec l'âme. Pour Novalis :
« ... L'Amour nous est donné
« ... O Nuit unique, ô volupté !
« Poème unique de l'éternité
« — Et le Soleil devant les yeux
« De tous, c'est la face de Dieu. »
Un des présents offert par la Nuit est de don-
ner à l'homme le désir de la mort « qui rompt
nos liens et nous libère pour nous jeter au
sein de notre Dieu ». Ainsi la mort ne comporte
aucune angoisse, elle est passage définitif de
l'épais au subtil.
poètes mystiques / 304

Dans les Fragments (Pollens), Novalis revient


sur le problème de la mort et sur celui de Dieu.
« Partout nous cherchons l'Absolu... la doctrine
du langage est la dynamique du royaume de
l'esprit. » Nomade à l'extérieur, Novalis convie
l'homme voyageur à pénétrer dans les profon-
deurs de lui-même : « Nous rêvons de voyages
à travers l'univers, mais l'univers n'est-il pas en
nous ? Les profondeurs de notre esprit, nous ne
les connaissons pas ! » Ce voyage symbolique,
Novalis le décrit dans Henri d'Ofterdingen.
L'itinéraire suivi concerne le moi « nocturne »
avec ses rêves, ses images, ses intuitions, ses ré-
miniscences. Dans la mesure où le voyageur
renonce aux habitudes et aux illusions du sens
commun, des facultés nouvelles se créent en lui.
Il devient en capacité d'entendre le murmure
intérieur de la nature et des âmes qu'il libère
par sa compréhension et son amour.

Novalis exprime sa pensée poétique et con-


templative dans les Hymnes à la Nuit, dans les
deux petits traités Die Christenheit et Glauben
und Liebe. Les Lehrlinge zu Sais sont des frag-
ments ; Ofterdingen comporte des esquisses ;
les Cantiques présentent une œuvre posthume.
Les différents ouvrages de Novalis sont animés
par un même souffle. Le poète mystique ne dé-
crit pas les dépouillements d'une démarche as-
cétique comme la plupart des mystiques chré-
tiens ; la mort de Sophie a opéré en lui une
mutation totale, une métamorphose. Cette mort
a fait rouler sur ses gonds la porte donnant
accès au mystère de l'invisible dont l'homme
porte en lui la nostalgie. La souffrance à son
point ultime est une plongée en soi-même. Il ne
s'agit plus de chercher au dehors mais de
scruter le dedans et de s'abandonner à la joie
d'une telle découverte. Novalis écrit par obliga-
tion, il lui faut nécessairement s'exprimer ;
c'est une manière d'échapper provisoirement
à la mort. On rejoint ici la pensée de Rainer
Maria Rilke s'adressant à un jeune poète. En
dépit de cette écriture, la mort est intervenue.
305 / poètes mystiques

Novalis avait éprouvé le pressentiment d'une


existence brève, il avait fait allusion à « sa fin
joyeuse ». En mars 1801, âgé de vingt-neuf ans,
il mourait dans les bras de Friedrich Schlegel
en écoutant un de ses frères jouer du piano. Au
dire de ses proches, ses derniers instants
furent joyeux et sereins, empreints même de
gaieté. La mort n'éveillait en lui aucune frayeur,
elle ne le surprenait pas, il l'attendait. N'avait-il
pas écrit dans les Fragments (Pollens) : « C'est
intérieurement que va le chemin mystérieux.
En nous, ou nulle part, sont l'éternité et ses
mondes, l'avenir et le passé. Le monde extérieur
est l'univers des ombres qui projette ses ombres
dans le royaume de la lumière. Si tout ce qui
nous est intérieur nous apparaît aujourd'hui
tellement obscur, solitaire et informe, combien
en sera-t-il autrement quand cet obscurcisse-
ment sera derrière nous, et rejeté le corps
d'ombre. »

Les grands thèmes de la poésie mystique sont


toujours ceux de la lumière et de la nuit, de
l'amour et de la mort. La poésie est lien entre
deux mondes : le visible et l'invisible. Le poète
mystique est comparable à un passeur qui ne
cesse de traverser le fleuve séparant les deux
rives. Là où la majorité des hommes découvre
un abîme situé entre le visible et l'invisible, le
poète distingue seulement un mince filet d'eau
qu'il peut franchir à pieds joints. Si on lui
demandait quelle est sa patrie, le lieu où il se
tient, la discrétion l'empêcherait seulement de
nommer le site où sa tente est dressée. Pour le
poète et le mystique il n'existe plus de dualité,
ombre et lumière se pénètrent, vie et mort
s'accouplent. Le chant du poète est comparable
à la prière du mystique, l'un et l'autre dési-
gnent un état où tout est révélation, échange de
secrets, amour et plénitude. Pour Novalis, la
fonction de la poésie est de découvrir l'éternel
dissimulé dans les réalités passagères, c'est
pourquoi sa mission est essentiellement ré-
demptrice.
ANTOINE FAIVRE

ASPECTS DE L'ESOTERISME
CHRETIEN
XVIIIe siècle

T
JLJ'ESOTERISME chrétien constitue, sinon une
tradition ininterrompue, du moins un ensemble
de tendances permettant de comparer entre eux
des penseurs et des écrivains à l'esprit souvent
fécond. Il se manifeste à certaines époques plus
qu'à d'autres ; les Kabbalistes chrétiens de la
Renaissance constituent ainsi un renouveau de
la théosophie et de l'illuminisme en terre chré-
tienne ; mais le siècle s'y prêtait ; et si Guil-
laume Postel, Pic de la Mirandole, Reuchlin,
n'ont cessé d'avoir des successeurs, il faut
attendre la seconde moitié du XVIII e siècle
pour trouver une autre période propice. Certes,
à l'époque qui précède la Révolution française
et qui la prolonge, l'illuminisme ne gagne pas
seulement des chrétiens ; mais ils sont la ma-
jorité, et si leurs options théosophiques ne sont
pas toujours identiques, du moins se rattachent-
ils à une foi assez semblable. C'est d'eux qu'il
s'agit ici, de leurs tendances les plus représen-
tatives, environ un siècle après la mort de Jacob
Bôhme jusqu'au congrès de Vienne. Cet exposé
concerne essentiellement des théosophes chré-
tiens ; mais n'oublions pas que des affinités
identiques d'esprit rattachent ces derniers à
d'autres penseurs également marqués par le
pythagorisme, la Kabbale, etc. Fabre d'Olivet.
Court de Gébelin ne font pas ici l'objet de déve-
loppements ; mais par leur théorie du langage,
leur goût de la recherche analogique, leur désir
de parvenir à une clef universelle, grâce à une
intuition guidée par une Tradition qu'il s'agit
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n( x v i i i es i è c l e )/3 0 7

de retrouver, on peut les comparer à Saint-Mar-


tin, à Baader. C'est ainsi qu'il ne sera guère
question des néo-polythéistes, de tous ceux qui
répandent — surtout après 1800 — le goût des
spéculations orientales, préparant à leur ma-
nière l'avènement du romantisme. Sans une
semblable limitation, ce chapitre aurait été dé-
mesuré ; mais un Restif de la Bretonne, un
Dupont de Nemours, y eussent trouvé leur place.
On constatera aussi, parmi ces chrétiens, l'ab-
sence du grand poète von Hardenberg, alias No-
valis, présenté dans un autre chapitre ; certes,
on se devait de le faire figurer parmi les roman-
tiques allemands ; mais il se rattache aussi à
l'illuminisme chrétien. Son absente est due au
plan de cet ouvrage. D'autre part, le choix des
vingt-huit noms retenus ici pourra sembler arbi-
traire ; n'est-ce point le sort de toute sélection
de ce genre ? Si des penseurs tels que Johann
August Starck, Karl von Hund, Savalette de
Lange, Jean de Turckheim, Chefdebien, etc., ne
font pas l'objet d'une rubrique particulière,
c'est par manque de place, et l'on pourrait à
bon droit prétendre que chacun d'eux eût mérité
d'être présenté séparément.

Quels traits communs réunissent la plupart


de ces penseurs ? Ils représentent la source vive
à laquelle viendra puiser le romantisme ; pres-
que tous, ils se rattacheraient plus au roman-
tisme allemand qu'aux autres courants litté-
raires « romantiques » de France et d'Angleterre
par exemple. En premier lieu, ils font presque
tous partie de l'Eglise « intérieure », se méfient
des « médiations » proposées par les grandes
Eglises constituées. L'Eglise matérielle est appe-
lée à disparaître ; mais l'Eglise invisible repré-
sente le règne à venir dont ils sa considèrent
généralement comme les porte-parole. Foin des
théologiens, et des preuves de l'existence de
Dieu ! Les meilleures preuves sont en nous-
mêmes, dans le sentiment, où l'intelligence a sa
part. Pourtant, le catholicisme exerce souvent
sur eux un bien singulier attrait ; Joseph de
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n (xviiie siècle) / 308

Maistre ne cesse de lui demeurer fidèle ; Lava-


ter, pasteur protestant, nourrit pour Rome un
amour respectueux et discret ; Zacharias Werner
devient prêtre catholique ; et les Aufklârer alle-
mands, inquiets de ces tendances, reprochent
aux illuminés un crypto-catholicisme, un crypto-
jésuitisme, dont ils sont bien rarement coupa-
bles. Jugement sommaire, certes ; mais l'œcumé-
nisme est à la mode ; en 1782, au convent de
Wilhelmsbad, Willermoz et ses partisans rêvent
d'utiliser la franc-maçonnerie pour répandre le
christianisme sur toute la terre : de telles ten-
dances favorisent les persécutions gouvernemen-
tales — jésuites, bien souvent — contre les élé-
ments révolutionnaires.

Les illuminés chrétiens mettent fortement


l'accent sur l'idée de chute et de réintégration ;
en même temps, il rêvent à l'infini sur l'état
de l'homme avant la chute, son rôle dans l'éco-
nomie divine, son androgynéité, etc., ainsi que
sur la nature même de ce péché originel, qui
suivit celui des anges et dont la matière gros-
sière actuelle, purement provisoire, est une con-
séquence : Rom. VIII,19-22 fournit un terrain
de choix à leurs spéculations. A la suite de
Jacob Bôhme, qui exerce une très profonde in-
fluence chez plusieurs d'entre eux, ils confèrent
au fait historique de l'Incarnation une signifi-
cation cosmique, ils passent insensiblement
d'une doctrine de salut à une cosmogonie. Les
loges mystiques, et même la franc-maçonnerie
tout entière, par leur aspect initiatique, la na-
ture de leurs rituels, orchestrent magnifique-
ment ce thème. Presque toujours, il s'agit de se
réintégrer dans l'état qui a précédé la chute de
l'homme ; on peut y parvenir par la perfection
intérieure, la connaissance progressive des ar-
canes symboliques dévoilés les uns âprès les
autres aux initiés, et par la théurgie, qui met
l'initié en contact avec des entités angéliques
capables de le mener efficacement sur la voie
du salut ; cette théurgie, chez les Elus Cohens
et dans d'autres Ordres, n'est pas seulement in-
e
309 / l'ésotérisme chrétien (xvm siècle)
dividuelle ; sa pratique a aussi une fonction
universelle, qui est d'accélérer la réintégration
de l'humanité et de faire disparaître le mal de la
surface de la terre. Dès 1780, les Rose^-Croix d'Or
d'Allemagne ont déjà essaimé des loges dans
presque toute l'Europe. Partout, et particulière-
ment dans les pays protestants, l'homme éprou-
ve souvent un besoin de compenser la dispari-
tion des hiérarchies spirituelle, politique, sociale,
de l'Europe médiévale, en s'affiliant à des so-
ciétés secrètes.

On comprend dès lors que ce renouveau des


doctrines théosophiques s'accompagne à la fois
d'un intérêt plus marqué que jamais pour la
doctrine des correspondances et, partant, pour
la nature et toutes ses manifestations. Cette
conception des rapports cohérents entre l'hom-
me et Dieu, les anges et l'homme, l'homme et
les choses, etc., se résume dans le titre d'un
des principaux ouvrages de Saint-Martin :
Tableau naturel des rapports qui unissent Dieu,
l'homme et l'univers. Il s'agit d'expliquer la
nature par l'homme, et non pas l'homme par
les choses. Chez beaucoup de ces penseurs, il
est difficile de séparer le physicien du métaphy-
sicien. Eckartshausen, Novalis, Baader et bien
d'autres rêvent d'une physique transcendantale,
d'une chimie « supérieure » capable d'unifier ce
qui jusqu'alors était morcelé, et de faire de
l'homme à la fois un poète, un prêtre et un
mage. Certes, les charlatans pullulent. Johann
Gessner (1727-1779), Johann Georg Schrepfer
(1739-1774), Gottlieb Franz Gugomos (1742-1816)
semblent abuser des pouvoirs dont ils se préten-
dent les dépositaires; mais tous les illuminés
de cette époque essayent d'embrasser les lois de
la nature autrement que par les méthodes du
matérialisme. Le mesmérisme participe à une
telle tentative : dans les années quatre-vingts,
Mesmer, Puységur, répandent la théorie du
« magnétisme animal ». Une étude sur l'illumi-
nisme du XVIII e siècle ne saurait les ignorer ;
et si le présent travail ne présente sur eux aucun
i.'ésotérisme chrétien (xviiie siècle) / 310
développement particulier, c'est qu'il a fallu se
limiter à l'ésotérisme d'inspiration chrétienne.
Mais, presque toujours, l'intuition reste la
même : connaissance de Dieu et science de
Dieu deviennent connaissance de ce monde dans
sa totalité. Connaître le monde, c'est connaître
Dieu dont la nature est une révélation graduelle.
La science acquiert du même coup une significa-
tion religieuse, et le salut du monde devient pos-
sible grâce à une connaissance purifiée de celui-
ci. Herder parle de « force dynamique », prépa-
rant ainsi la voie à Schelling ; il est moins ques-
tion du concept spinozien de substance que
d'énergie au sens leibnizien ; on proclame un
monisme vitaliste, et Swedenborg, physicien et
visionnaire, remplace l'idée d'inertie par celle de
mouvement dont est constituée la substance
active du monde.

L'élément gnostique, c'est l'accent mis sur


l'existence et l'importance des esprits intermé-
diaires entre l'homme et Dieu ; c'est la croyance
en ces éons, en ces anges auxquels les hommes
sont d'ailleurs supérieurs car ils leur comman-
daient jadis : sephirot, idées platoniciennes,
Elohims, vertus, puissances, autant de mots qui
se rapportent peut-être à un archétype identir
que. Mais au dix-huitième siècle, le scénario est
presque toujours le même : Dieu a puni l'ange
déchu en créant le monde afin de l'y enfermer,
l'homme fut créé à son tour pour servir'de geô-
lier au prévaricateur. Ce monisme, s'il est de na-
ture gnostique, ne saurait être comparé qu'à celui
de Basilide ou de Valentin, au second siècle.
Déjà le néo-platonisme affirmait des idées cou-
rantes chez les « physiciens romantiques ». Pour
Paracelse, Nicolas de Cuse, Cornélius Agrippa
et même Kepler, l'univers est comme un être
vivant pourvu d'une âme, une relation d'univer-
selle sympathie régit toutes les manifestations
de la vie, d'où la croyance en la magie, en b
valeur de l'arithmosophie ; les illuminés du siè-
cle verront presque toujours dans les nombres
un moyen d'accès aux plus hautes sphères c;
311 / l'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIIIe siècle)
connaissance. D'autre part, contemplation néo-
platonicienne et mystique chrétienne — quié-
tiste surtout — présentent de grandes ressem-
blances, et c'est à Paracelse que l'on doit d'avoir
fait coïncider cette mystique avec le néo-plato-
nisme pur, préparant ainsi la voie à l'illumi-
nisme du XVIII e siècle.

Les doctrines ésotériques, perpétuées silen-


cieusement pendant le XVII e siècle, connaissent
donc un renouveau de faveur en ce XVIII e siècle
qui ressemble par tant de côtés à l'époque où
surgit le mouvement Rose-Croix. Saint-Martin
contribue à répandre Jacob Bôhme en Alle-
magne et, partant, l'idée de différentes étapes
de l'émanation divine, la notion de Sophia. Quié-
tisme français et piétisme allemand, qui teintent
fortement l'illuminisme de leur marque propre,
ne sauraient pourtant se confondre avec lui car
les illuminés attachent une grande importance à
la mystique spéculative ainsi qu'à l'intérêt actif
porté à la nature ; ils cherchent non seulement
l'illumination intérieure, mais aussi la clef qui
procure le savoir et la puissance suprêmes.
Kant, connu surtout à partir de 1781, semble
rendre à l'esprit sa dignité, mais sa pensée ne
suffit pas à satisfaire le désir d'exaltation vitale
si fortement ressenti par bien des âmes de ce
temps ; les lois abstraites que propose le philo-
sophe de Kônigsberg restent au fond assez éloi-
gnées de cette volonté de progrès créateur
fondé sur les instincts et les tendances profon-
des de l'individu. A cet égard, si les illuminés
empruntent souvent à l'Aufklârung ses métho-
des, on comprend les liens étroits qui les relient
au Sturm und Drang, au rousseauisme, par leur
goût de la fraternité, de l'amitié, des petits
cénacles. Ils se rattacheraient aussi au classi-
cisme par leur désir d'ennoblissement de l'hom-
me. Mais c'est bien entendu au romantisme
qu'on pourrait les rattacher, à ce romantisme
éternel dont parle Nicolas Berdiaev — qui doit
tant à certains d'entre eux. Il écrit en effet —
et cette phrase peut servir d'introduction à la
i.'ésotérisme chrétien (xviiie siècle) / 312

présente étude : « Le romantisme exprime la


vérité du « subjectif » contre le mensonge de
« l'objectif ». Le romantisme ne croit pas que
dans le monde objectif on puisse atteindre à
la perfection » (Métaphysique eschatologique).

Franz Xaver von Baader (1765-1841)


Il serait difficile de classer Franz Xaver von
Baader dans un système ; aussi bien aucun parti
politique ou philosophique allemand ne s'est-il
jamais réclamé de lui. Catholique, il a passé
presque toute sa vie à prêcher le rapprochement
avec l'Église orthodoxe, mais les théologiens
officiels l'ont tenu à l'écart. Si Baader reste in-
classable selon les normes courantes, c'est qu'il
est un ésotériste de pure souche. Son style
baroque, voire maniériste, mais toujours précis,
absolument accordé à sa pensée, rebute le lec-
teur habitué aux logiques occidentales de type
aristotélicien, d'autant que l'œuvre entière se
présente sous forme de brochures, de petits
écrits de circonstance dans chacun desquels il
touche à tous les problèmes à propos d'un seul.
Franz Hoffmann, disciple du théosophe, a heu-
reusement rassemblé ces publications dans des
Œuvres complètes, parues de 1851 à 1860.

Né à Munich en 1765, fils de médecin, lui-


même étudiant en médecine mais peu désireux
d'exercer cette profession, Baader se tourne
vers la minéralogie qu'il étudie à Freiberg, en
Saxe (1788-1792), là où enseigne Abraham Gott-
lieb Werner qu'entendra plus tard Novalis. Dès
cette époque Baader se familiarise avec les
écrits mystiques, ainsi qu'il ressort de son
Journal de jeunesse. En 1792, il se rend en
Angleterre pour quatre ans, y étudie les ques-
tions relatives à l'industrie des mines, s'inté-
resse à Darwin et à Adam Smith. Rentré à
Munich, il se plonge dans Bôhme et dans Saint-
Martin, pour devenir le « Boehmius redivivus »
dont parlera A.W. Schlegel. Lecteur des grands
mystiques, il sera en mesure de faire connaître
Maître Eckhart à Hegel. Un an après son retour
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n( x v i i i es i è c l e )/3 1 3
d'Angleterre, nommé conseiller des Mines de
Bavière, il gravit rapidement les échelons de
cette carrière sans cesser de prouver ses réels
talents d'administrateur ni un sens pratique
hors de pair. Correspondant d'Alexandre I" et
de A.N. Galitzine jusqu'en 1822, il joue un rôle
de premier plan dans les tentatives de rappro-
chement entre l'Allemagne et la Russie, si bien
qu'avec Mme de Kriidener il apparaît comme
un des inspirateurs du projet initial de la
Sainte-Alliance. Les œuvres de Baader n'ont pas
été mises à l'index, mais l'encyclique Aeternis
patris unigenitus (1879), expression du néo-
thomisme romain, contribuera beaucoup à
étouffer la voix du théosophe et de tous ceux
qui, proposant un renouveau catholique fondé
sur un élargissement de la théologie tradition-
nelle, tentaient d'édifier l'Église intérieure se-
lon leurs moyens. Apprécié de Bonald et de
Lamennais, Baader a contribué à faire con-
naître en Allemagne ces deux penseurs.
Kant insistait sur la relativité de la connais-
sance. mais Baader met l'accent sur la pénétra-
tion du sujet et de l'objet, sur la coopération
active du sujet à la réalisation de l'objet. Entre
Jacobi, qui souligne trop le rôle de l'optatif, du
sentiment, et Hegel qui a tort de croire au
caractère inconciliable du rationnel et de l'affec-
tif, Baader affirme que la religion doit être une
science, et la science une religion, qu'il faut
savoir pour croire, et croire pour savoir. Seule-
ment, la connaissance ne commence point par
le cogito cartésien mais par l'admiration, car
connaître, c'est prendre conscience de la con-
naissance que Dieu a de nous. Pourquoi ne pas
partir de l'être qui nous fonde ? Ainsi, la con-
naissance qui commence par la foi et qui
s'achève par sa connaissance intellectuelle est le
produit de la foi et de la spéculation, elle est
aussi le prolongement naturel de la révélation.

Décrire la pensée théosophique de Baader re-


viendrait, dans les grandes lignes, à décrire
celle de Bôhme. Mais Baader, outre une parenté
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n (xviiie siècle) / 314

certaine en matière de cosmogonie, de cosmo-


logie et d'anthropologie, met plus encore que
IBohme l'accent sur des problèmes comme
l'androgynéité, la Sophia, les chutes succes-
sives, le sacrifice, le magnétisme, l'amour. Il
subit aussi, de très bonne heure et fortement,
l'influence de Saint-Martin dont il connaît la
pensée d'abord par le Magikon (1784) de Johann
Friedrich Kleuker, avant d'approfondir et de
répandre en Allemagne les idées du philosophe
français. Baader meurt en 1841 sans avoir cessé
d'écrire; sa vie et son œuvre débordent donc
le cadre de l'époque étudiée ici, mais de cette
œuvre toutes les grandes routes sont déjà tra-
cées en 1815, et même dès 1797 (Contributions
à la physiologie élémentaire) et 1798 (Du carré
pythagoricien dans la nature ou les quatre
points cardinaux).
Baader, à la suite de Bohme, d'Œtinger, de
Saint-Martin, développe les deux notions fonda-
mentales et complémentaires de corporéité et
d'antagonisme. La seconde mériterait d'être étu-
diée pour elle-même chez Baader — comme
d'ailleurs chez plusieurs théosophes présentés
dans ce chapitre —, ce qui ferait apparaître
d'instructives analogies avec la logique et les
principes de Stéphane Lupasco. On retrouve en
effet chez Baader, et dès le début de son œuvre,
l'opposition lupascienne entre « contradiction-
nel » et « contradictoriel », quand il affirme par
exemple que Satan sépare pour séparer, tandis
que le Christ sépare pour réunir. D'autre part,
entre les deux forces, qu'il appelle eau et feu,
il affirme la nécessité d'en admettre une troi-
sième servant de point d'appui, la terre ; chaque
élément forme un côté de triangle, celui-ci est
revêtu d'un point en son centre, le principe actif
animant tout, c'est-à-dire le principe air qui
appuie sur le levier. « La doctrine du Ternaire
s'identifie avec celle du cercle et se ramène au
carré de Pythagore » (Samtliche Werke, VIII,
71). Ainsi, Baader découvre l'autre couplage lu-
pascien : actualisation - potentialisation. Du
même coup, il affirme, entre le naturalisme
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n( x v i i i es i è c l e )/3 1 5

de Schelling et le supra-naturalisme de Hegel,


que la vie éternelle n'existe point sans corpori-
sation, et que la véritable Naturweisheit devrait
enseigner ce que sont le soma pneumatikon, le
corpus, spirituale, le corps transfiguré. « Et vis
ejus (= Dei, unitatis) intégra est, si conversus
fuerit in terram » : enseignement de la Tabula
Smaragdina souvent rappelé par Baader. Enfin,
les vues du théosophe sur « l'éclair père de la
lumière », sur la roue d'Ixion, l'imagination, la
Sophia, etc., d'une pénétration rarement égalée,
gardent leur actualité et demeurent, sans doute,
en avance sur notre époque même, tant en
science qu'en philosophie.
Pierre-Simon Ballanche ( 1776-1847)
Il ne semble pas entretenir de rapports avec
les martinistes et ne mentionne pas Willermoz,
Lyonnais comme lui. Ce n'est pas par Willermoz
que Ballanche s'initie aux doctrines illuministes
du XVIII e siècle, mais plutôt par la lecture de
Charles Bonnet, Vico, Joseph de Maistre et
Saint-Martin. Il transpose sur le plan de l'espèce
humaine tout entière l'idée de palingénésie in-
dividuelle de Charles Bonnet. Dans sa propre
Palingénésie, Ballanche se demande si l'homme
n'est pas appelé à transformer la terre, et « jus-
qu'à quel point il peut entraîner la nature dans
la sphère de la liberté humaine, l'assujettir,
l'ennoblir en la domptant, en la subjuguant, en
la transformant ». Dans Orphée, on lit : « Le
monde détraqué p a r une intelligence déchue re-
couvrera son harmonie primitive par cette
même intelligence régénérée. » Antimilitariste
et anticlérical, Ballanche s'en prend à l'Église
officielle ; pour lui, ainsi qu'il l'explique dans la
Ville des Expiations, c'est un collège de théo-
sophes qui devrait se charger de la direction
de toute vie spirituelle. Méfiant à l'égard de l'oc-
cultisme, du mesmérisme, de Swedenborg et
même de Joseph de Maistre, il adopte un mysti-
cisme surtout intérieur.
C'est que cet homme, un peu timide, d'une
douceur assez féminine, a connu une enfance
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n (xviiie siècle) / 316
maladive dont il sort avec un visage presque dé-
figuré. Cela ne l'empêche pas de rester jusqu'à
la fin un très grand ami de Mme Récamier, à
laquelle il fait ses premières visites à Lyon en
1812 ; il l'aime en silence, et elle lui rend bien
son amitié. Il est aussi l'ami de Camille Jordan,
de Chateaubriand, entre à l'Académie française
en 1842. A la fin de sa vie, il s'occupe beaucoup
de physique, notamment de moteurs. Par ses
dates, cet esprit polyvalent et sensible dépasse
quelque peu les limites de la période envisagée,
mais c'est un grand théosophe, dont les idées
sur la chute originelle, la régénération de la terre
par l'homme régénéré, la mission paradisiaque
du premier homme, doivent beaucoup à la pen-
sée martiniste. « Le principe ontologique de
l'homme, écrit-il dans Vision d'Hébal, est un
principe cosmologique, et ce principe cosmolo-
gique repose dans le dogme de la déchéance et
de la réhabilitation. » Saint-martiniennes sont
aussi l'idée qui lui fait considérer les victimes
de la Révolution comme des victimes d'expia-
tion, et celle qui lui fait écrire : « Le monde
matériel est un emblème, un hiéroglyphe du
monde spirituel. » Tout est voile à soulever,
symbole à deviner. « L'Univers plastique et
l'Univers idéal correspondent l'un à l'autre. »
Il croit en l'androgynéité primitive : la manifes-
tation de l'homme sur la terre et dans le temps
est un châtiment qui lui est infligé comme con-
séquence de la chute ; « l'unité brisée produit la
succession ». Il est fixiste, et croit à l'apoca-
tastase.

Mais ce penseur ne pourra jamais se rattacher


vraiment à aucun système ni en élaborer défini-
tivement aucun ; aussi la timidité de son carac-
tère donne-t-elle à son œuvre le cachet d'un
manque d'assurance. Il s'intéresse aux utopies
socialistes ; Fourier fait ses débuts dans le jour-
nal qu'il dirige.

Avant tout, il recherche les fondements du


platonisme, s'intéresse au néopythagorisme dont
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n( x v i i i es i è c l e )/3 1 7

la théorie du langage l'attire, doit beaucoup à


Fabre d'Olivet et, par Fabre, aux doctrines
orientales ; il ne cessera guère de se passionner
pour l'Égypte ancienne, les antiques initiations.
Mais loin d'adopter la polythéisme de Fabre
d'Olivet, il reste fidèle au culte du Christ et fait
partie du groupe de fervents théosophes fondé
en 1804 par Claude-Julien Bredin et Jean-Marie
Ampère sous le nom de « Société Chrétienne »,
dont font aussi partie Roux et Gasparin. Bal-
lanche, qui veut être un « prophète du passé »,
se présente comme l'écho même de l'Église
intérieure, « le solitaire de Pathmos ». Il croit à
l'interprétation successive du dogme, à la chute
progressive des sept sceaux qui nous masquent
encore le vrai visage de la Révélation.
Bathilde d'Orléans,
Duchesse de Bourbon ( 1750-1822)
La mère du duc d'Enghien, sœur de Philippe-
Égalité, a laissé des écrits qui témoignent d'une
intéressante pensée théosophique et d'une in-
fluence non négligeable. Instruite en maçon-
nerie et en illuminisme p a r Bacon de la Cheva-
lerie, elle s'intègre à la franc-maçonnerie dès
1770, devient la grande maîtresse des loges
d'Adoption, et son domicile accueille, pêle-mêle,
nombre d'illuminés, y compris des somnambules
et des magnétiseurs. On trouve chez elle des
exaltés comme Pontard et Suzette Labrousse,
qui répandent à profusion leurs oracles ; elle-
même fait imprimer à ses frais les prophéties
de Suzette Labrousse. C'est à son intention que
Saint-Martin compose Ecce Homo, publié en
1792, afin de la détourner d'un intérêt un peu
trop marqué pour les sciences occultes. Aussi
bien Saint-Martin reste-t-il son maître à penser,
influence à laquelle il faut ajouter celles de
Mme Guyon, l'«épouse du Verbe», et de Dutoit-
Membrini. Penchant vers le docétisme, elle re-
tient en outre l'essentiel de l'enseignement saint-
martinien, y compris la notion d'androgynat.
Pour elle aussi, la Révolution est un châtiment
divin auquel on n'a pas le droit de s'opposer ;
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n (xviiie siècle) / 318

mais les idées pacifiques et démocratiques de


cette princesse du sang — elle affiche, comme
son frère, des idées fort libérales — n'empêchent
pas la duchesse de Bourbon d'être emprisonnée
sous la Terreur et bannie de France au moment
de Fructidor.

Pendant des années, sous l'Empire, elle corres-


pond avec un jeune homme nommé Ruffein ;
elle l'appelle son « bon ange », tente de le con-
vertir à la théosophie et le recommande à
Saint-Martin. Amie de Bergasse dont elle suit
passionnément les expériences magnétiques, cor-
respondante de Lavater, très marquée p a r le
quiétisme, elle influence aussi quelque peu Ben-
jamin Constant. Surtout, elle est un des porte-
parole les plus véhéments de l'Église intérieure,
prônant le détachement à l'égard des autorités
religieuses, distinguant « être de l'Église » et
« être dans l'Église », recommandant elle aussi
la « prière du coeur » et l'oraison continuelle.

Richard Brothers (1757-1824)

Après une vie exaltée et aventureuse, ce marin


anglais quitte la carrière militaire pour se con-
sacrer à la méditation. En 1793, il se déclare le
« neveu du Tout-Puissant » et commence, l'année
suivante, à faire imprimer ses prophéties. Il se
croit descendant de David, annonce la recons-
truction de Jérusalem pour 1798. Arrêté en 1795,
il est enfermé comme fou à Islington, où il
continue à écrire. Puis il est relâché en 1806. Par
ses ouvrages il se fait un très grand nombre de
disciples, et c'est surtout à ce titre qu'il retient
l'attention de l'historien. Il correspond avec l'as-
tronome Bartholomew Prescot, et meurt à Mary-
lebone. Sa doctrine de la « lumière intérieure »
rappelle beaucoup l'enseignement des premiers
quakers. Brothers est enterré dans le même
cimetière que Joanna Southcott (1750-1814), la
prophétesse du Devonshire, qui s'était désignée
comme « l'épouse de l'Agneau » et avait annoncé
qu'elle mettrait au monde le second Christ.
Joseph Balsamo,
Comte de Cagliostro (1743-1795)
Il apparaît à Londres en 1777, à Mitau, puis
à Saint-Pétersbourg en 1779, à Varsovie en
1780 ; déjà il surprend l'Europe par ses cures
merveilleuses, ses connaissances alchimiques,
ses évocations d'esprits, sa magie cérémonielle.
Il arrive en 1780 à Strasbourg, un des hauts
lieux du mysticisme au XVIII e siècle, y est
accueilli par l'archevêque et achève ainsi de se
rendre célèbre. On se presse à sa porte ; il se
fait des amis fidèles, se trouve des protecteurs
efficaces : le cardinal de Rohan, Jacob Sarasin,
F.R. Salzmann, Ramond de Carbonnières et bien
d'autres. En 1784, il se rend à Lyon, où il s'attire
la sympathie des francs-maçons lyonnais, pro-
voquant par ses prodiges le comble de l'en-
thousiasme à la loge de « La Sagesse » qui de-
vient alors « Sagesse Triomphante ». Mais il ne
parvient pas à convaincre Willermoz de ses idées,
si bien que la loge de la « Bienfaisance » lui est
fermée. L'année suivante, à Paris, il ne peut
s'entendre avec les députés du Convent des
Philalèth'es. Dans la capitale, Cagliostro mène
une existence fastueuse. Impliqué dans l'affaire
du collier de la reine, mais innocenté en 1786,
il connaît alors sa plus grande heure de gloire.
Cagliostro gagne ensuite l'Angleterre, où il
continue à s'occuper de maçonnerie, mais se
rend à Bâle en 1787 où l'attend la famille Sara-
sin. En 1788, il part pour l'Italie, est arrêté à
Rome par l'Inquisition en décembre 1789 ; après
un jugement absurde et cruel, on l'enferme
dans un cachot où il meurt misérablement en
1795. Le « rite écossais » de Cagliostro est digne
d'intérêt pour l'historien de la théosophie, de
même que tous ses projets d'organisation ma-
çonnique. Ce personnage n'est pas seulement
l'aventurier qu'on lui a reproché d'avoir été ;
par sa conception de la chimie, de l'observation
de la nature, il est un continuateur de Paracelse,
d'Agrippa et de tant d'autres. Si sa vie mouve-
mentée a déjà fait l'objet de nombreuses bio-
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n (xviiie siècle) / 320
graphies, il conviendrait maintenant d'étudier
d'une façon précise quel f u t son système — au
sens théosophique et maçonnique.
Marie-Daniel Bourrée de Corberon
(1748-1810)
Ayant embrassé la carrière diplomatique dès
1773, Corberon fait partie des « ministres » re-
présentant la France dans la Russie de Cathe-
rine II, de 1775 à 1780. Il est l'auteur de
Mémoires qui fourmillent de renseignements in-
téressants sur l'engouement de ses contempo-
rains pour les sciences secrètes et la franc-
maçonnerie. On y trouve maintes notations sur
l'alchimie, les swedenborgiens, les sociétés mys-
tiques, le magnétisme, ainsi que sur les illumi-
nés d'Avignon. Ce n'est guère un penseur, et il
n'a point laissé d'ouvrage théosophique. Mais
Corberon, qui a connu personnellement Mesmer
et Cagliostro, n'est nullement un observateur
indifférent ; plus d'une secte l'a reçu. C'est un
naïf friand d'anecdotes, de mystère et de révéla-
tions ineffables. On connaît mieux, grâce à lui,
l'illuminisme des salons et des carrefours dont
il nous instruit d'autant plus aisément qu'il y a
joué un rôle non négligeable.
Louis de Divonne (1765-1838)
Louis-Marie-François de la Forest, comte de
Divonne, entre de bonne heure dans la carrière
des armes. Dès 1789, il est accueilli par les illu-
minés d'Avignon en même temps que Reuter-
holm, ministre suédois, et Silverhielm, f u t u r
ambassadeur à Londres. Auguste Viatte a pu
appeler cet ami intime de Saint-Martin le « che-
valier errant de la théosophie », un « commis-
voyageur en illuminisme ». Emigré en 1791 en
Suisse, il se lie avec Kirchberger, puis se rend
plusieurs fois à Londres à partir de 1795 où il
fréquente les swedenborgiens ainsi que l'abbé
Fournié. Longtemps, il parcourt l'Europe ; en
1802, il rencontre Eckartshausen à Munich. En
1810, il est en rapport avec Baader grâce à
l'entremise d'A. W. Schlegel, et le restera de
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n( x v i i i es i è c l e )/3 2 1

nombreuses années. C'est un ami de Mme Swet-


chine ; il entre de bonne heure en relation avec
Mme de Staël : il connaît bien le milieu de
Coppet, surtout aux alentours de 1810. Ami de
Dutoit-Membrini, il recueille ses manuscrits,
s'occupe de les éditer ; c'est que Divonne est
aussi l'un des chefs du groupe quiétiste de
Suisse, qui subit grandement l'influence de
Mme Guyon. Divonne prêche la troisième révé-
lation, l'universelle effusion de l'esprit. En même
temps, sa pensée, très saint-martinienne, se rap-
proche beaucoup de celle de Jacob Bôhme et
de Baader. Kirchberger l'encourage à traduire
des textes de William Law : ce travail, publié
en 1805, est précédé d'une petite œuvre, profonde
et fort significative, de Divonne lui-même sous
le pseudonyme de « Lodoïk ». En 1815, à Paris,
il fréquente le salon de piété de Mme de
Krudener dans lequel Alexandre I" se rend
presque chaque s o i r ; le tsar se sert des ins-
tructions s u r la prière que lui donne Divonne.
On ne connaît guère de textes de Divonne pos-
térieurs à la Restauration. Nommé pair de
France en 1827, il passe les dernières années de
sa vie à Divonne, dans son château.

Jean-Philippe Dutoit-Membrini (1721-1793)


Né à Moudon, de famille aux tendances piétis-
tes, cette grande figure du christianisme vau-
dois ne quitte guère sa Suisse natale ; à part un
voyage à Strasbourg, où il est précepteur en
1746, toute sa vie s'écoule entre Berne, Mou-
don et Lausanne. Une maladie, en 1752, décide
de sa vocation mystique, suscitant une crise in-
térieure qui aboutit à une nouvelle naissance spi-
rituelle ; mais cette dernière ne sera pas pour
lui, comme pour tant d'autres, le point de départ
d'une paix, d'une joie toujours grandissantes ;
il traverse des crises douloureuses en entrant
« dans le désert de la foi obscure ». Sur le plan
doctrinal, c'est l'œuvre de Mme Guyon qui
l'éveille et oriente toute sa théosophie («Après la
Vierge Marie, je ne connais point de créature
à lui comparer »). Il prise fort Saint-Georges de
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n (xviiie siècle) / 322
Marsais, Antoinette Bourignon et Pierre Poiret.
Ministre protestant à Lausanne, il s'y fait re-
marquer par ses talents de prédicateur. Dans les
années cinquante, il tente de faire pièce aux
succès que remporte Voltaire (fixé à Montriond)
dans les milieux lausannois. Sous l'influence de
Dutoit, et particulièrement de ses prédications,
le marquis de Langallerie et son frère le che-
valier, qui avaient brillé d'un vif éclat dans le
cercle voltairien de Lausanne, se retirent du
monde et se convertissent à l'intérieur. Trop
malade pour pouvoir continuer à prêcher, Du-
toit se consacre essentiellement, à partir de
1760, à la rédaction de ses ouvrages. Par Klin-
kowstrom, que dirige spirituellement Dutoit, ce
dernier est mis en rapport avec le comte Fré-
déric de Fleischbein, et le considère comme son
directeur ; de son côté, Fleischbein fait de Dutoit
le plus grand cas ; pendant près de quinze an-
nées (de 1760 à 1774) Dutoit se soumettra spiri-
tuellement à Fleischbein malgré certains dé-
saccords en matière de théosophie. En 1769,
Dutoit, comme d'autres piétistes et âmes inté-
rieures, est victime des persécutions inquisito-
riales menées par les autorités religieuses ber-
noises, et il doit se justifier.

A la mort de Fleischbein (1774), il se charge


seul du fardeau de guider les âmes qui, privées
de leur directeur, se mettent alors à recourir
à lui. Le groupe de ces « âmes intérieures », dont
le siège était à Berlebourg jusqu'à la mort de
Fleischbein (1774), et qui se déplace à Lau-
sanne avec Dutoit, autour duquel se réunit ce
cercle de piété, n'a rien d'organisé ni de sec-
taire ; c'est une fraternité de chrétiens ne
s'imposant aucune organisation de caractère
maçonnique, mais communiant dans des affi-
nités, des aspirations et des réactions sembla-
bles, d'une façon libre et spontanée rappelant
les « collegia pietatis » de Spener. L'une des
« âmes intérieures » les plus caractéristiques de
ce milieu est Daniel Pétillet, qui rencontre Du-
toit en 1777 à l'âge de dix-neuf ans, et restera
jusqu'à la mort du théosophe son secrétaire,
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son confident, son fils spirituel. Pétillet, d'autre


part, correspond avec bon nombre d'illuminés,
et ses fonctions de libraire à Lausanne lui per-
mettent de jouer un rôle non négligeable dont
l'importance mériterait d'être étudiée. Les der-
nières années de sa vie sont assombries par la
maladie, ce qui ne l'empêche pas de se consa-
crer à ceux qui viennent le trouver, et d'appro-
cher, à travers mille combats, son idéal de per-
fection spirituelle. Mais il meurt sans avoir pu
atteindre le stade supérieur de désappropriation,
celui auquel Mme Guyon parvint au bout de
sept ans de luttes, et qu'elle appelait « l'état
d'union essentielle ». Après la mort de
Dutoit, Mme de Staël entretient d'étroites
relations avec son école. Le chevalier Charles
de Langallerie, cousin de Benjamin Constant,
gendre du collaborateur de Dutoit, Jean-François
Baillif ( 1726-1790), assume le pontificat de ces
piétistes, tandis que le comte de Divonne voue
un culte particulier à la mémoire du théosophe.
Finalement, les derniers membres passent au
catholicisme.

La piété de Dutoit n'est pas toujours sou-


riante. Comme Mme Guyon, il met l'accent sur
la « propriété » qu'il faut détruire en soi. « Dieu
ne peut vivre en nous que lorsque tout y est
mort. » Il pratique la mortification sur lui-même,
mais place l'oraison au-dessus. Certes, il distin-
gue l'uniformité, qui est foi, possession réelle,
intérieure et centrale de notre être par le Christ,
et la conformité, simple croyance de ceux qui
croient en Jésus mais ne l'ont pas reçu ; la voie
qu'il préconise est douloureuse ; sa grande exi-
gence spirituelle fait de lui un adversaire dé-
claré de la théorie de l'imputation, d'où une
hostilité à l'égard des Frères Moraves, qui font
découler la sanctification de la justification.
Pour Dutoit, la sanctification précède la justifi-
cation, et la rend seule possible. Les successeurs
de Dutoit, et notamment Daniel Pétillet, feront
plus tard les mêmes reproches au « réveil ».
Par cette opposition, Dutoit se rattache au
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n (xviiie s i è c l e ) / 324
catholicisme ; il parle d'ailleurs de la Vierge et
de l'Immaculée Conception en des termes peu
courants chez les Protestants. On comprend dès
lors qu'il se rattache lui aussi à l'Église inté-
rieure, qui outrepasse — selon l'expression de
Dutoit — « toutes ces montagnes de Garizim et
de Jérusalem » ; il s'en prend à Butler, qui veut
expliquer la foi par la « religion naturelle » ; à
Swedenborg, qui se maintient trop dans l'esprit
« astral » ; à SaintnMartin, de faire souvent fil-
trer la vérité de l'Écriture « à travers son imagi-
nation » dont elle prend « trop souvent la tein-
ture et le vernis » ; à part cela, Saint-Martin « a
du bon ». Cagliostro et Mesmer « ont trahi leur
cause par les impostures qu'ils y ont mêlées ».

La pensée de Dutoit est calquée sur son


expérience mystique ; les mystères lui sont ré-
vélés d'une manière expérimentale, mais son
enseignement détourne du magnétisme, de la
magie et même de la théurgie ; comme Saint-
Georges de Marsais, il développe à cette occa-
sion toute une théorie de l'astral. Sans Fleisch-
bein, Dutoit eût peut-être écrit davantage d'ou-
vrages théosophiques ; pourtant, malgré l'in-
fluence de ses maîtres, il ne renonce pas à la
liberté de penser : sa Philosophie divine le
prouve. La théosophie membriniste enseigne à
vénérer dans la nature la Sagesse du Logos qui
répand sa lumière sur tous les hommes et dont
notre raison n'est qu'un reflet au même titre
que l'instinct animal. De la Trinité émane le
Verbe ; les Idées, ou Elohims, sont les formes
originelles, les germes, de toutes les créatures.
L'Homme-Dieu est l'un de ces Elohims ; même
si le péché originel n'avait pas été commis, le
Logos serait apparu, sans but de rachat mais
uniquement par besoin de diviniser l'homme.
Comme dans toute théosophie, le déroulement
d'un processus spirituel entraîne des consé-
quences dans le monde physique ; par la chute
de la troisième partie des anges, le feu céleste
perdit sa pureté : ainsi se formèrent les cieux,
qui ne sont pas purs devant Dieu. En tombant,
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les esprits déchus mêlent confusément le ter-
restre et le céleste, créant ainsi l'immense chaos
universel ; de ces « affreux débris » Dieu forme
la terre comme demeure de l'homme, créé libre
et d'abord soumis à l'infaillible nécessité de
l'épreuve. De ce nouveau « palais de toute ma-
gnificence », l'homme devait être le domina-
teur et le roi. Dutoit donne, sur la supériorité ou
l'infériorité ontologique de l'homme par rap-
port aux anges, des opinions qui semblent con-
tradictoires. Mais il affirme que l'homme était
androgyne et portait le p u r feu divin en lui ;
il tomba par les sens, se retrouva habillé de
chair, entraînant toute la nature dans sa chute.
La matière est donc ce qu'il y a de plus
éloigné de l'être véritable, elle « n'est pour
ainsi dire que l'excrément de l'être primitif ».
De « microthée », l'homme n'a presque plus été
que microcosme ; depuis lors, son principe n'est
plus l'esprit de Dieu mais l'esprit astral ; toute-
fois, le Logos demeure le principe de son exis-
tence : on le pressent encore dans la voix de
la conscience et dans la nostalgie de Dieu. La
rédemption, fait unique, a une importance non
seulement humaine mais cosmique. Tant qu'il
n'est pas régénéré, l'homme est soumis à la Loi,
ordonnée et disposée par les anges, qui sont
des administrateurs chargés du « calcul moral
du péché ». Dutoit développe aussi plusieurs
idées curieuses, notamment sa conception assez
particulière de la métemsomatose, et il annonce
le millénaire.
Karl von Eckartshausen (1752-1803)
Eckartshausen a peu voyagé ; il n'a guère quit-
té sa ville de Munich. Mais le nombre de ses
ouvrages dépasse la centaine, et sa correspon-
dance est aussi intéressante que volumineuse.
Conseiller aulique en 1776, membre de l'Aca-
démie de Bavière en 1777, archiviste secret en
1784, il a écrit plusieurs ouvrages de droit, de
chimie, ainsi que des « feuilles » de littérature
édifiante et larmoyante. Mais il est avant tout
un théosophe, surtout à partir de 1788. En poli-
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tique, c'est un théocrate, un ami des jésuites,
un ennemi farouche des « Illuminés de Ba-
vière » (la secte révolutionnaire de Weishaupt)
auxquels il s'est affilié dans sa jeunesse comme
par mégarde, n'en soupçonnant pas les buts
réels.
Par sa science des nombres, il tente de ré-
soudre l'opposition kantienne entre le noumène
et le phénomène, et de réaliser la synthèse de
toutes les connaissances. C'est un Kabbaliste,
qui se nourrit aux sources les plus traditionnel-
les des Kabbales chrétienne et juive, mais en
les adaptant à son propre système d'une façon
toute personnelle. Ses ouvrages sont encore
traduits dans la seconde moitié du vingtième
siècle, de même que l'un de ses plus purs chefs-
d'œuvre, la Nuée sur le sanctuaire (1802), qui
n'a cessé de connaître de nouvelles rééditions.
Dans la plupart de ses travaux, Eckarts-
hausen développe ses intuitions fondamentales
en matière de cosmogonie et d'anthropologie
(chutes, androgynat, réintégration), d'Eglise in-
térieure — dont il est l'un des chantres les plus
éloquents, malgré son catholicisme —, de ma-
gnétisme animal, d'eschatologie millénariste
fondée sur l'arithmosophie. Dans ses livres, et
surtout dans sa correspondance, il raconte un
certain nombre des manifestations surnaturelles
dont il a été le témoin.
Eckartshausen, qui a\ant de mourir connaîtra
Baader, est l'ami très cher de Sailer — le
célèbre ex-jésuite qui devait devenir évêque de
Ratisbonne —, Conrad Schmid — l'ami des «Er-
weckten » —, Thun — ce magicien ami de Lava-
ter —, Jung-Stilling, Kirchberger ; il correspond
également avec Herder, Nicolai, et les Russes
Lopouchine et Plechtchéieff qui répandent ses
ouvrages en Russie. Alexandre I" les lit, et
considère qu'ils font partie des livres les plus
importants, au même titre que ceux de Fénelon,
Mme Guyon, Jung-Stilling et Saint-Martin. On
retrouve l'influence d'Eckartshausen sur Nova-
lis, Eliphas Levi, Aleisier Crowley, Papus et
bien d'autres auteurs « traditionnels ».
Pierre Fournie (vers 1738-vers 1827)
C'est vers 1768 que Pierre Fournié rencontre
celui qui va bouleverser de fond en comble sa
destinée : Martines de Pasqually, auprès duquel
il exercera plusieurs mois les fonctions de
« secrétaire ». Initié élu Cohen, le clerc tonsuré
Fournié connaît Willermoz et Saint-Martin ; il
réside surtout à Bordeaux, où il sert d'intermé-
diaire entre différents membres de l'Ordre. En
1776, Saint-Martin le dépeint comme un élu
Cohen exceptionnellement favorisé en matière
de manifestations surnaturelles ; Fournié en dé-
crira lui-même quelques-unes dans son ouvrage,
redoutant d'en dire trop. Malgré ces dons,
Willermoz le tient à l'écart des révélations de
l'« Agent Inconnu » (cf. article sur Willermoz),
si bien que Fournié, à partir de 1786, est presque
brouillé avec ses anciens Frères. Au moment de
la Révolution, il émigré en Angleterre où il
restera jusqu'à sa m o r t ; de là, il correspond,
de 1818 à 1821, avec le théosophe munichois
Franz von Baader ; il y rencontre aussi Divonne.

Son ouvragé, d'un martinisme « catholicisé »,


atteste également l'influence de Jacob Bôhme,
de William Law, de Mme Guyon, de Sweden-
borg et du mesmérisme. Fournié reste avec
Willermoz — mort en 1824 — l'un des tout der-
niers survivants parmi les penseurs disciples de
Martines. Son livre, commencé dès 1775, n'est
publié qu'en 1801.

Christian Heinrich Karl von Haugwitz


(1752-1832)
Président des Etats provinciaux de Silésie,
ambassadeur à Vienne et, en 1791, ministre
d'État et de Cabinet à Berlin, Haugwitz a laissé
un nom dans l'histoire politique ; mais ce nom
est aussi inséparable de l'histoire maçonnique.
On trouve chez lui autant de sensualité dé-
bridée que d'exaltation religieuse. Ami du grand-
duc de Toscane, qui partage son goût pour les
sciences secrètes, Haugwitz se fait initier dans
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n (xviiie siècle) / 328

la maçonnerie à Leipzig et à Francfort. Puis il


s'affilie à la loge rectifiée de Goerlitz et se laisse
séduire par le système suédois — très ésotérique
et occultiste — de Zinnendorf et contribue à
fonder en Silésie une loge provinciale repré-
sentant ce rite suédois. En 1777, il s'en retire
pour suivre le mystique suisse Kauffmann, déjà
célèbre en Allemagne pour son originalité, et
dont le visage — comme celui d'Haugwitz —
figure dans les Fragments physiognomoniques
de Lavater. Inspiré dans sa jeunesse par la
sentimentalité de Klopstock, Haugwitz tente de
donner à la maçonnerie une orientation piétiste;
il combine la théosophie de Kauffmann avec les
pratiques de dévotion en usage chez les Frères
Moraves, cherche ainsi à créer une technique
d'illumination intérieure et de visions extatiques,
et rassemble un groupe de disciples formelle-
ment rattaché à la franc-maçonnerie, se récla-
mant de la personne du Christ, et dénommé
« Frères de la Croix ». Haugwitz tente de prouver
que le but de la franc-maçonnerie a toujours été
d'atteindre le Père par l'entremise du Fils, et
qu'elle est au fond la véritable Église chré-
tienne.

Hostile à l'alchimie et aux Rose-Croix d'Or,


il trouve des adhérents en Silésie, terre du
piétisme protestant ; ayant fait, en 1778, la
connaissance de Ferdinand de Brunswick, il cor-
respond avec lui, vient à Gottorp, en 1780, caté-
chiser Charles de Hesse-Cassel, et enrôle dans
ses Frères de la Croix les frères Christian et
Leopold von Stolberg, ainsi que l'écrivain Mat-
thias Claudius, qui en 1782 traduit en allemand
le premier livre de Saint-Martin. L'enseigne-
ment de Haugwitz semble corroborer, aux yeux
de Ferdinand de Brunswick, les révélations d'un
autre illuminé initié, Waechter, et les enseigne-
ments de la Profession willermozienne ; aussi
Ferdinand, chef effectif de la maçonnerie recti-
fiée (S.O.T.), décide de préparer un grand con-
vent dans lequel on examinera s'il existe vrai-
ment une tradition chrétienne ésotérique qui
3 2 9 / L'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII e SIÈCLE)
serait l'âme même de la maçonnerie : ce convent
se tiendra en 1782 à Wilhelmsbad, petite ville
d'eau de la Hesse dans le voisinage de Hanau.
Mais Haugwitz décide finalement de se limiter
à de tout petits groupuscules de fidèles, et
refuse de participer au convent. Après avoir
joué dans les loges un rôle aussi actif, Haugwitz
deviendra, après la Révolution française, un en-
nemi de la franc-maçonnerie dont il dénoncera,
au Congrès de Vienne, de prétendues tendances
subversives.
Karl von Hessen-Kassel (1744-1836)
La vie de ce prince et landgrave est caracté-
risée par une intense et active participation aux
divers ordres maçonniques de son temps. Beau-
frère du roi de Danemark Chrétien VII, et gou-
verneur royal des duchés de Schleswig-Holstein,
il est membre, dès 1775, de la Stricte Obser-
vance Templière fondée par le baron de Hund,
et ne cessera de se passionner pour toutes les
manifestations ésotériques de cette époque, dans
la franc-maçonnerie et en dehors d'elle. En
1779, il fait venir chez lui à Schleswig le comte
de Saint-Germain, qui y mourra peu après, en
1783. Membre de la secte des illuminés de
Bavière en 1783, il s'en retire bien vite — tout
comme Eckartshausen — en comprenant le
vrai propos de Weishaupt ; n'était-il pas, dès
1782, au convent de Wilhelmsbad, l'un des trois
principaux champions du « clan mystique » avec
Willermoz et Ferdinand de Brunswick ? (cf. aux
articles Haugwitz, Willermoz, Joseph de Mais-
tre). Il s'affilie aussi aux Frères Initiés de
l'Asie, dont le fondateur, Hans Heinrich von
Ecker und Eckhofen, qu'il rencontre en 1782,
est l'un de ses grands amis. Malgré la variété de
ses préoccupations occultistes, c'est un chrétien
véritable, qui désire avant tout hâter le règne de
Jésus-Christ par le moyen de la franc-maçonne-
rie. Son goût pour l'eschatologie apocalyptique,
qui le rapproche beaucoup de son ami Jung-Stil-
ling, lui donne la certitude de vivre les derniers
temps de l'histoire.
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n (xviiie siècle) / 330
Son véritable éveil théosophique comménce en
1777 grâce à la découverte de Jacob Bôhme.
L'enseignement qu'il reçoit ensuite des Frères
Initiés de l'Asie lui permet, grâce à des exer-
cices appropriés, de voir apparaître en plein
jour des figures, des signes lumineux — du
moins le prétend-il. Dans ses expéditions mili-
taires, il n'entreprend rien qui ne soit ordonné
par Dieu ou par des esprits. Longtemps, un
portrait du- Christ, autour duquel il aperçoit des
lumières de différentes couleurs, est utilisé par
lui comme source d'oracles. Sur un oratoire, il
fait apparaître des manifestations lumineuses,
et fait venir Lavater à Copenhague afin que le
pasteur se rende compte p a r lui-même des pro-
diges de son « École du Nord ». Charles de
Hesse écrit aussi ce que le Christ lui « dicte »
par écriture automatique. A quatre-vingt-douze
ans, il meurt auprès de ses creusets alchimiques.
Sa correspondance avec Willermoz, qui dura
fort longtemps malgré une longue interruption,
est l'une des sources de renseignements les plus
riches concernant l'histoire de l'illuminisme.

Johann Heinrich Jung-Stilling ( 1749-1817)


Ce fils d'un tailleur du duché de Nassau-
Siegen reçoit dans son enfance une éducation
piétiste. Instituteur jusqu'en 1762, il se met en-
suite à voyager et éprouve cette année-là une
illumination, en même temps qu'il se sent dirigé
par la Providence. Jusqu'en 1768, il ne cesse
d'étudier, et acquiert une immense culture ; il
fait ensuite des études de médecine et particu-
' lièrement d'ophtalmologie. En 1770, il séjourne
à Strasbourg où il se lie d'amitié avec Gœthe
et Herder. A cette époque, la philosophie de
Wolf et de Leibniz, les idées de l'Aufklârung font
sur lui une impression profonde, l'amènent à
douter de sa foi, qui cependant ne sortira que
renforcée de ces épreuves. Docteur en médecine
en 1772, il s'établit à Eberfeld pour y exercer sa
profession ; en 1774, il fait la connaissance de
Lavater, et rencontre à nouveau Gœthe. C'est
à ce moment que commence vraiment son acti-
3 3 1 / L'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII e SIÈCLE)
vité d'écrivain. Il a peu de succès comme méde-
cin, et se fait nommer professeur d'économie
politique à Kaiserlautern (1778), puis à Heidel-
berg (1784), enfin à Marbourg (1787) où il passe
les seize années les plus importantes et les plus
riches de sa vie. Les œuvres de Kant, qui pro-
clament I'insuffissance de la raison et son inca-
pacité à résoudre le problème de Dieu, le libè-
rent définitivement de ses doutes relatifs au dé-
terminisme, tandis que les excès de la Révolu-
tion française lui prouvent la nocivité des idées
de l'Aufklârung. Ses écrits eschatologiques et
théosophiques l'accaparent presque exclusive-
ment, aux dépens de l'enseignement qu'il de-
vrait dispenser à Marbourg, si bien qu'il quitte
cette ville en 1803, pour trouver en Karl Frie-
drich von Baden un mécène disposé à lui per-
mettre de se consacrer exclusivement à son
activité de « missionnaire ». A Heidelberg, puis
à Karlsruhe, Jung-Stilling passe ainsi les quatorze
dernières années de sa vie en écrivant un grand
nombre d'ouvrages, en multipliant des contacts
avec des gens de toutes conditions, auxquels il
prêche le retour du Seigneur, l'arithmosophie
apocalyptique et les bienfaits de la prière.

Jung-Stilling" a laissé à la fois une abondante


correspondance et un très grand nombre d'ou-
vrages. Il correspond avec Kant, Lavater, de la
Motte-Fouqué, Sophie La Roche, Eckartshausen,
Kirchberger, Gœthe, Charles de Hessen-Kassel,
Mme de Kriidener, Oberlin, Sailer, F.K. von
Moser, J.F. von Meyer, Friedrich Rudolf Salz-
mann, Mme de Stourdza, et avec bien d'autres
personnages encore. Mme de Kriidener séjourne
chez lui en 1808. Jung-Stilling — dont le portrait
à l'université de Chakov est placé sur une
colonne à côté de celui du Christ — rencontre
Alexandre I er en juin 1814, et son influence sur
le tsar « illuminé », pour être moins profonde
que celle de Mme de Kriidener, n'en est pas
moins précise et durable. Il lit Bôhme, mais on
ne peut le dire bôhmiste. Ses deux sources d'ins-
piration sont la nature et la Bible. Méfiant à
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n (xviiie siècle) / 332
l'égard de l'alchimie, il ne dédaigne pas l'utili-
sation du magnétisme en médecine. Comme
certains illuminés protestants, il se montre peu
favorable à l'Église romaine. Dans sa cosmo-
logie, Jung-Stilling fait une grande place aux
anges et aux démons, mais aussi aux astres, qui
servent d'instrument au pouvoir divin sur la
terre. Il s'intéresse au sort des défunts, aux
apparitions, à toutes sortes d'expériences méta-
psychiques, mais les estime généralement dan-
gereuses. Comme Saint-Martin, il repousse la
métempsychose ; mais il doit beaucoup à Swe-
denborg, et développe une ingénieuse théorie du
purgatoire. Surtout, il prophétise : s u r les révo-
lutions, les Églises, la conversion des Juifs et la
venue à résipiscence de l'être pervers.

Niklaus Anton Kirchberger (1739-1799)


v
Ce patricien bernois n'a pratiquement pas
laissé d'ouvrages, mais sa correspondance avec
un grand nombre d'illuminés témoigne de son
influence et constitue l'un des documents les
plus précieux sur la théosophie au XVIII e siècle.
Ami de Jean-Jacques Rousseau dès 1762, il ren-
contre Gœthe en 1779, mais ses préférences vont
aux mystiques de son époque — et à Jacob
Bôhme, qu'il découvre à partir de 1792 grâce à
Saint-Martin, et qu'il contribue à faire connaître
en Suisse. Ami intime de J.C. Lavater et de
Jacob Sarasin, il connaît bien Divonne et Jung-
Stilling, les cagliostriens de Bâle, et correspond
plus activement encore avec Saint-Martin et
Eckartshausen, ce qui nous vaut de nombreuses
lettres de ces deux théosophes. Il n'est guère
d'aspects de l'illuminisme qui lui demeurent
étrangers. Les dernières années de sa vie, mar-
quées par un christianisme teinté de quiétisme,
sont consacrées à un approfondissement inté-
rieur ainsi qu'à des rapports de plus en plus
nombreux avec les mystiques suisses groupés
sous le signe du Philosophe Teutonique ou de
Dutoit-Membrini.
Julie de Kriidener (1764-1824)
Mariée en 1782 à un homme beaucoup plus
âgé qu'elle, Julie de Vietinghoff, baronne de
Kriidener, trouve dans sa Livonie natale une foi
vivante en Jésus-Christ. Elle parcourt l'Europe
et ne vit guère avec son mari, qui meurt en
1802 ; en 1803, elle écrit son roman Valérie. Le
spectacle des mourants d'Eylau (1807), la lec-
ture des œuvres de Zinzendorf et de Tersteegen,
enfin, l'influence d'un cordonnier disciple des
frères Moraves, déterminent sa vocation de pré-
dication ; elle est amie de Jean-Paul Richter
depuis 1796, et prêche la reine Hortense de Hol-
lande, la reine Louise de Prusse, l'impératrice
Catherine de Russie. Elle s'attache aux doctrines
d'Adam Miiller et de Mayr, le maître de Z. Wer-
ner, croit en la chute originelle et en une régé-
nération que nous pouvons hâter par notre piété
et l'exercice de nos sens intimes. En Suisse, elle
fréquente Daniel Pétillet, le chevalier de Lan-
gallerie, Divonne, Dampierre. C'est sur le sol
d'Alsace qu'elle va découvrir sa véritable voca-
tion ; dès lors, elle ne cessera de prophétiser,
identifiant les événements de son temps à la fin
du monde. En 1808, elle va chez Jung-Stilling à
Karlsruhe ; il la persuade de sa vocation. Elle
se rend également chez le pasteur Friedrich Fon-
taines à Sainte-Marie-aux-Mines (Markirch), qui
mène avec Marie Kummer une vie « mystique »
de qualité suspecte et fort extravagante. En
1812, elle va avec sa fille au Ban de la Roche
chez le pasteur Oberlin ; elle y conduit le préfet
du Bas-Rhin, Adrien de Lezay-Marnésia, qu'elle
« convertit ». Puis elle se rend à Genève où les
« Frères Unis », d'origine morave, avec Jacques
Mérillat, et la « Société des Amis » avec Henri
Empeytaz, enfin les réunions du pasteur Mouli-
nié, adepte des « Ames intérieures », attirent de
nombreux hommes de désir. Amie de la demoi-
selle d'honneur d'Elisabeth II, Roxandre de
Stourdza, Julie tente, en 1814, de gagner la faveur
d'Alexandre I " , franc-maçon depuis 1803. Julie
fait alors grand cas de Mme Guyon. La même
L'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII e SIÈCLE) / 3 3 4
année, elle est en rapport avec le prince Alexan-
dre Galitzine, ministre des Cuites et de l'Ins-
truction : elle intercède auprès de lui en faveur
de Jung-Stilling dont la famille est dans la gêne;
puis on la retrouve chez Oberlin avec Empeytaz.
Elle étudie Fénelon, et Roxandre de Stourdza lui
fait lire Saint-Martin.
Le 4 juin 1815, Julie de Kriidener se fait
recevoir avec sa fille à Heilbronn par le tsar
^Alexandre, bien prévenu en sa faveur par
Roxandre de Stourdza. Alexandre avait, dès au-
paravant, reçu une lettre de Mme de Kriidener
au moment où il venait de lire dans Eckarts-
hausen un passage traitant des derniers temps
et de la grâce pour l'Église intérieure. Le tsar
est influencé aussi — directement ou indirecte-
ment — par les idées de Franz von Baader,
Saint-Martin, Edmund Burke, Adam Mûller.
Mme de Kriidener le persuade alors qu'il fait
l'ob jet d'une « élection particulière ». Le tsar
s'attache à elle, en fait sa confidente, son « con-
fesseur». A Paris, en juillet 1815, Alexandre
avant choisi l'Êlysée-Bourbon comme résidence,
Julie est sa proche voisine. Il lui rend visite
presque chaque soir, dans le salon de piété de
Mme de Kriidener que fréquentent également
Divonne, la duchesse de Bourbon, Bergasse, El-
zéar de Sabran ; on voit aussi parfois chez elle
Chateaubriand, Benjamin Constant, Mme Réca-
mier, le baron de Stein, Metternich, Capo d'Is-
tria, la duchesse de Duras, Mme de Genlis, et
l'abbé Grégoire qui remet à Empeytaz « une
partie de la vraie croix ». Bien entendu, ces
personnes ne font pas toutes partie du petit
groupe « mystique », réservé à quelques initiés
comme le tsar, Bergasse ou Divonne.

Le grand dessein de la baronne est d'inciter le


tsar à créer une nouvelle Eglise « régénérée »,
que l'on commencerait à faire prospérer en Al-
sace, au Rappenhof, et dont le pasteur Fontaines
serait l'un des pontifes. Pendant cette période
parisienne, Mme de Kriidener joue un rôle fort
important : « Alexandre semble avoir été le
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n( x v i i i es i è c l e )/3 3 5
seul auteur de la Sainte-Alliance, mais à ses
côtés Julie fut par sa longue patience, sinon
l'inspiratrice du texte, du moins l'instigatrice
de l'acte » (Francis Ley). Bergasse y est peut-
être aussi pour quelque chose. Pour Mme de
Kriidener, la Sainte-Alliance doit réaliser le rêve
de la théocratie mystique. « Le programme de
Mme de Kriidener, c'est encore celui de Wil-
helmsbad : le règne du Christ par l'union des
Églises » (A. Viatte). Ce texte, présenté en
septembre aux gouvernements de Prusse et
d'Autriche, est quelque peu modifié par eux —
notamment par Metternich —, car il est jugé
trop mystique ; la Quadruple Alliance (novem-
bre 1815), pacte d'intervention, n'aura plus rien
de commun avec le projet initial de Sainte-
Alliance des rois, expression des sentiments
chrétiens d'Alexandre. Le tsar quitte Paris en
septembre en ayant fait la sourde oreille aux
exhortations de Mme de Kriidener qui voudrait
voir aboutir son projet d'Eglise régénérée. Mais,
en 1817, il se décide à ouvrir ses frontières aux
émigrants chrétiens de Suisse et de Wurtemberg
souffrant de la famine, et s'offre à présider à
l'installation de ces colons dans la région d'Odes-
sa et en Crimée. Jung-Stilling n'avait-il pas affir-
mé depuis plusieurs années le rôle de la Russie
comme terre promise, devant occuper une place
importante dans l'économie divine de l'histoire ?

Julie de Kriidener, après 1815, mène à travers


l'Europe une vie errante, tentant d'exhorter les
populations à se rassembler dans une vaste
Sainte-Alliance des peuples, et si elle parvient
souvent à susciter de l'enthousiasme, il faut
dire en revanche qu'elle se fait expulser de
partout. A Weimar, en 1818, elle retrouve son
amie Rôxandre de Stourdza (devenue Frau
von Edling), mais néglige de rendre visite à
Goethe qu'elle considère comme définitivement
perdu pour le christianisme. En 1820, elle cor-
respond encore avec le prince Galitzine, et par
son intermédiaire avec le mystique Kochelev,
grand maître de la Cour de Russie. Elle les
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n (xviiie siècle) / 336

retrouve à Saint-Pétersbourg, où elle cherche à


convaincre Alexandre de soutenir la révolte
des Grecs e t . demande même la libération du
Saint-Sépulcre. Mais le tsar, tout en lisant
Mme Guyon, suit les conseils réactionnaires de
Metternich et ne l'écoute pas. On m u r m u r e
pourtant qu'Alexandre suit aveuglément les
conseils de l'illuminée ; d'autre part, c'est l'épo-
que du général Araktchéïev et de l'archiman-
drite Photius, « préfigurateur de Raspoutine » ;
Photius dénonce Mme de Kriidener aux auto-
rités religieuses ; le tsar la prie de s'éloigner de
Saint-Pétersbourg. En 1822, toutes les sociétés
secrètes sont interdites, et en 1824 Galitzine est
destitué de son poste. Julie meurt en Crimée
au milieu des colonies chrétiennes venues pour
convertir les Tartares. Alexandre, qui ne survit
guère à Mme de Kriidener, et dont la légende
raconte qu'il survit jusqu'en 1864 sous les traits
du vagabond Fédor Kouzmitch, n'a jamais cessé
de conserver pour son ancienne inspiratrice
respect et affection.
Johann Caspar Lavater (1741-1801)
Ce pasteur de Zurich, qui ne quitte guère sa
ville ni son ministère sinon pour entreprendre
quelques voyages auxquels le pousse un goût
inextinguible de révélations ineffables, est une
bien curieuse et attachante figure. Jeune homme,
il s'intéresse aux problèmes politiques de son
pays presque autant qu'aux questions religieu-
ses ; il polémique, entretient des correspon-
dances étendues, noue des relations dans tous
les milieux, avec des gens de toutes conditions.
Dès 1763, il figure parmi les animateurs de plu-
sieurs « Sociétés » suisses : Société Helvétique,
Société Morale, etc., avec des hommes comme
Kirchberger et Isaac Iselin. Il s'intéresse à la
pédagogie, notamment aux ouvrages de Base-
dow ; il tente de convertir le juif Moses Men-
delssohn au christianisme : c'est que sa piété,
joyeuse et très vive dès l'enfance, l'envahit
bientôt tout entier. En m ê m e temps, son
illuminisme le détourne très tôt de toute
3 3 7 / L'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII e SIÈCLE)
rigidité dogmatique ; il vante la puissance
magique du prêtre, compose des poèmes sur
la Vierge, et ne manque guère d'occasion de
s'affirmer l'ami de l'Église romaine ou
d'en souligner les mérites ; ses ennemis en pro-
fitent pour l'accuser de crypto-catholicisme ;
mais ne partage-t-il pas, en ce domaine, le sort
de quantité de théosophes protestants ? Lavater
se refuse à faire partie d'aucune secte. Avant
tout, il est un apôtre de l'Église intérieure et
va jusqu'à se réjouir de ce que des chrétiens
puissent penser autrement que lui ; mais ni
les esprits forts, ni les tenants de la « religion
naturelle » ne trouvent grâce à ses yeux. La
piété de Lavater est caractérisée surtout par un
attachement inconditionnel, passionné, à la per-
sonne du Christ ; non pas à un Christ d'abstrac-
tion mais au Jésus historique, à son corps char-
nel et mystique.

C'est un théosophe, à la fois f é r u de mystique


spéculative et curieux de manifestations supra-
naturelles. Lavater n'admet guère l'éternité des
peines infernales et envisage le millénaire com-
me une réalité théologique. Dans ses Vues sur
l'éternité (1768), il disserte à l'infini sur l'état
de l'homme dans la vie future. Il croit en
l'exaucement des prières, en leur vertu magi-
que. Surtout, il a soif de miracles et s'efforce
de trouver à cette nostalgie une justification
chrétienne. La foi réelle doit nous rendre les
pouvoirs surnaturels que possédaient les pre-
miers chrétiens. Lavater, qui se méfie de Swe-
denborg, est beaucoup plus proche de Saint-
Martin. Il est déçu par Cagliostro, mais compte
beaucoup d'amis parmi les disciples du Grand
Cophte. On verra Lavater pratiquer le magné-
tisme ; consacrer un examen attentif aux génies
familiers du comte de Thun ; aller jusqu'à Co-
penhague pour constater par lui-même et expé-
rimenter la réalité des visions théurgiques dont
sont favorisés les disciples de Charles de Hessen-
Kassel ; manifester le désir de retrouver saint
Jean l'Évangéliste afin de le garder auprès de
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n (xviiie siècle) / 338

lui. Ses travaux de physiognomonie, qui l'ont


rendu si célèbre, ne sont qu'un des moindres
aspects de son œuvre ; lui-même ne leur accorde
pas une importance exagérée. Mais ils ont
trouvé de nombreux continuateurs.

On a pu dire que depuis Luther, aucun penseur


de langue allemande n'avait entretenu une cor-
respondance pareille à la sienne. Cette corres-
pondance, conservée à la Bibliothèque Centrale
de Zurich, est monumentale ; elle témoigne des
très nombreuses amitiés de Lavater avec les
rois et les princes, mais aussi avec quantité de
gens très simples. Certains écrivains, comme
Gœthe, pourtant très liés avec Lavater, finissent
par le quitter, agacés par son désir de prosély-
tisme. Son influence, quoique énorme, s'exerce
peu sur les grands penseurs. D'ailleurs, Lavater
n'aura jamais de « système » bien défini, et si
sa vie tout entière est celle d'un vrai chrétien,
son rôle est principalement celui d'un génial vul-
garisateur. Les illuminés avec lesquels il corres-
pond — Mme de Bourbon, Mme de Staël, les
cagliostriens, Divonne, Jung-Stilling, Mme de
Klettenberg, Kleuker, Kirchberger, Obereit,
Passavant, Sailer, F.R. Salzmann, les Sarasin,
J.A. Starck, Thun, Jean de Tiirckheim, Sweden-
borg, et bien d'autres — répandent un peu par-
tout ses idées et son influence. Après la Révo-
lution, quantité d'émigrés accourent chez lui, le
supplient de leur accorder sa protection, et ses
amitiés avec les grands de ce monde lui permet-
tent d'intervenir en faveur de prisonniers et de
proscrits.
William Law (1686-1761)
C'est le plus grand « bohmiste » anglais du dix-
huitième siècle, et le seul mystique notable
qu'ait engendré l'anglicanisme. Après avoir étu-
dié la théologie à l'université de Cambridge, où
il entre en 1705, il reçoit la prêtrise anglicane.
C'est un ami de John et Charles Wesley —
pourtant bien peu bôhmistes —, et l'influence
de ses premiers livres sur la formation dù mou-
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n( x v i i i es i è c l e )/3 3 9

vement méthodiste est indéniable ; mais à par-


tir de 1731 il se consacre exclusivement à
l'exégèse des œuvres de Jacob Bôhme. II met au
premier plan le processus spirituel de régéné-
ration, si bien qu'il est en fait beaucoup plus
un mystique stricto sensu qu'un théosophe. Il
s'agit de rechercher la « perle d'éternité » cachée
en nous, et l'âme doit atteindre un état de
passivité complète. Law s'insurge contre l'idée
de damnation éternelle ; sa théosophie s'achève
par le tableau d'une régénération universelle,
le cosmos revenant finalement tout entier à son
état originel, lumineux et angélique. La doctrine
de Law n'est pas exactement une reprise pure
et simple de celle de Jacob Bôhme ; elle en dif-
fère sur plus d'un point, et l'œuvre de ce pen-
seur anglais est attachante et originale. Louis
de Divonne contribuera à le faire connaître à la
France en traduisant l'un de ses ouvrages.
Après Law, beaucoup d'Anglais liront, certes,
Jacob Bôhme — depuis William Blake, jusqu'à
Robert Browning en passant par Coleridge —,
mais aucun ne peut être considéré comme un
bôhmiste au même titre que William Law.
Joseph de Maistre (1753-1821)
Franc-maçon de bonne heure, Joseph de
Maistre (en maçonnerie : Josephus a Floribus)
est d'abord membre de la loge des Trois Mor-
tiers, à Chambéry ; il passe en 1778 à celle de
la Sincérité, loge réformée écossaise dépendant
du directoire d'Auvergne que dirige à Lyon
Willermoz. Dans ce cadre maçonnique, Maistre
fait partie d'un Collège particulier (il en est
d'autres, par exemple à Chambéry, Turin" et
Naples) fondé en 1779 et formé d'une classe
secrète de quatre Grands Profès chevaliers
maçons de l'Ordre Bienfaisant de la Cité Sainte
(cf. à l'article sur Willermoz) ; il se rend à
Lyon pour s'instruire à la source même, et, s'il
n'est pas sûr qu'il reçoive une initiation Cohen
comportant un enseignement théurgique, il est
certain toutefois qu'il y apprend la théosophie
martinésiste, destinee par Willermoz à véhiculer
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n (xviiie siècle) / 340

le système des Chevaliers Bienfaisants de la


Cité Sainte. Joseph de Maistre correspond en
1779 et 1780 avec Willermoz et Savaron, à qui il
demande des éclaircissements sur plus d'un
point de doctrine ; il se rend. même plusieurs
fois à Lyon pour y recevoir ces enseignements.
Projetant la réunion d'un convent européen,
le duc Ferdinand de Brunswick, en 1780, envoie
aux loges un questionnaire sur l'origine de la
franc-maçonnerie, sa fin véritable, l'organisation
des rites et du cérémonial, la place que les
sciences secrètes doivent occuper dans l'Ordre.
La réponse de Maistre est en même temps le
premier ouvrage important du philosophe. Dans
ce Mémoire, il explique qu'il ne croit pas à
l'origine templière de la franc-maçonnerie ; il
n'accepte pas d'être subordonné à des Supé-
rieurs Inconnus. Quant aux initiations antiques,
il écrit : « Attachons-nous à l'Évangile et lais-
sons là les folies de Memphis. » Il ajoute qu'il
considère comme le gouvernement idéal celui
du pape. Sans exclusivisme, il fait, dès cette
époque, nettement profession de catholicisme ;
le rôle de la franc-maçonnerie est de travailler
à l'avancement de la religion et à la réunion
des Églises. En 1782, le grand convent maçon-
nique projeté se réunit à Wilhelmsbad (cf. aussi
les articles s u r Haugwitz et Willermoz). Il
n'est pas sûr que Ferdinand de Brunswick ait lu
le Mémoire, mais les tendances de ce prince, si
proches de celles de Joseph de Maistre et de
Willermoz, triomphent à Wilhelmsbad, du
moins apparemment. En 1784, Joseph de Maistre
reçoit une convocation au convent occultiste des
Philalèthes qui doit se tenir l'année suivante :
on ignore la suite donnée à cette invitation ;
mais jusque vers l'âge de quarante ans, il reste
un maçon zélé. Maistre rencontre aussi Saint-
Martin à Lyon, et à Chambéry en 1787 quand le
Philosophe Inconnu y passe pour se rendre en
Italie. Tous deux correspondent.
Comme beaucoup de théosophes de son temps,
Maistre est l'ami des jésuites ; il conseille au
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n( x v i i i es i è c l e )/3 4 1

tsar Alexandre I" de les protéger et de leur


accorder la liberté d'enseignement. Aux marti-
nistes, à qui il doit tant, il reprochera leur mé-
pris de la hiérarchie sacerdotale légitime, et
il regrettera que Saint-Martin partage ces pré-
ventions ; toutefois, Maistre lui-même distingue
la religion et le cléricalisme aveugle ; sans aller
jusqu'à la violence d'un Léon Bloy, il s'insurge
contre ce qu'il considère comme des « abus », et
il en veut au pape lors du sacre de Napoléon.
Maistre réfute aussi la plupart des thèses de
l'abbé Barruel qui, dans son Mémoire pour ser-
vir à l'histoire du jacobinisme (1797), s'est rendu
coupable d'innombrables erreurs concernant
l'influence de la maçonnerie sur la Révolution
française. Maistre pensera toujours que les
sociétés mystiques sont nécessaires dans les
pays protestants, et qu'elles le sont partout dans
les époques d'impiété.
On ne saurait faire de Maistre uniquement
un martiniste. Mais il faut admettre que l'ensei-
gnement willermozien a laissé sur lui des traces
profondes, et qu'il n'a jamais cessé d'appro-
fondir les dogmes révélés en se servant des tra-
ditions théosophiques. Selon Dermenghem, il
est peut-être le seul penseur à avoir réussi une
synthèse aussi satisfaisante entre les éléments
théosophiques et l'élément romain. En 1816,
Maistre écrit encore ; « J'en suis demeuré à
l'Église catholique romaine, non cependant sans
avoir acquis dans la fréquentation des illuminés
martinistes et l'étude de leurs doctrines, une
foule d'idées dont j'ai fait mon profit. » Pour
Maistre comme pour saint Paul, « le monde est
un ensemble de choses invisibles, manifestées
visiblement ». Le panthéisme de Spinoza et des
stoïciens n'est qu'une déviation de cette théorie
de l'Apôtre. Le temps est « quelque chose de
forcé qui ne demande qu'à finir ». Maistre affir-
me ainsi la valeur de la pensée analogique ;
pour lui, éteindre « le flambeau de l'analogie »
équivaudrait à renoncer au raisonnement. Il dé-
couvre des rapports entre la prière et les causes
secondes, entre la chute et la loi d'hérédité,
L'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII e SIÈCLE) / 3 4 2
entre les maladies et les fautes, etc. Le sacre-
ment eucharistique est la plus belle et la plus
profonde des analogies ; il est fondé sur la cor-
respondance qui existe entre l'homme et la
divinité. Maistre, comme tant d'autres ésoté-
ristes, s'oppose au fidéisme et à une tradition
qui fait appel à la Foi aveugle et à l'autorité.
Ses registres contiennent de nombreuses cita-
tions d'Origène.
Son anthropologie est celle, traditionnelle, de
la triple constitution de l'homme, et des deux
âmes (anima et spiritus selon saint Paul), dis-
tinctes depuis la chute, et qui devront un jour se
confondre. Il s'interroge longuement, et de façon
très nuancée, sur la croyance en l'éternité des
peines infernales. Il pense que la dégénérescence
de certaines tribus sauvages a eu pour cause
une chute originelle du second degré. Maistre
admet absolument le principe même d'ésoté-
risme, c'est-à-dire de connaissances réservées à
quelques initiés ; il recommande ainsi l'exégèse
historique des Écritures, considère, en s'ap-
puyant sur l'autorité d'Origène, que le christia-
nisme primitif « était une véritable initiation
où l'on dévoilait une véritable magie divine »,
et que la création de la matière par Dieu n'a pas
eu lieu afin que de « bonnes choses » soient
faites, mais pour en empêcher de mauvaises, les
esprits pécheurs ayant mérité d'être enfermés
en divers corps comme dans une prison. Le Mal
n'est pas ontologiquement égal au Bien : il est
appelé à disparaître. La dualité sexuelle est une
conséquence de la chute.
Résolument anti-militariste, il redoute aussi la
démocratie, génératrice de guerres. Comme
Saint-Martin, il croit à la vertu rédemptrice du
sang, dans lequel semble s'incarner la force
vitale corrompue, si bien que son effusion est
comme la libération du péché. La religion est
à la base de la civilisation. Les plus grandes
civilisations ont été les plus religieuses. Enfin,
le millénarisme, l'attente du Troisième Règne
et de la Nouvelle Révélation, occupent une
grande place dans sa pensée.
Johann Freidrich Oberlin (1740-1826)

Le pasteur du Ban de la Roche (Steinthal,


près de Schirmeck) exerce à partir de 1767, un
peu comme son correspondant Lavater, une
profonde influence en divers milieux, et se
signale par un apostolat de nature fort théoso-
phique. Son rayonnement ne se limite pas à sa
paroisse : on voit Mme de Kriidener faire chez
lui un séjour dont elle sortira transformée,
plus convaincue que jamais de la mission dont
elle se croit chargée. Oberlin estime que les
communications avec le monde des esprits sont
nécessaires à une communauté chrétienne. Les
anges peuvent se faire voir à qui ils veulent ;
mais Oberlin prétend aussi communiquer avec
de chers disparus. Non seulement sa femme dé-
funte, mais encore la Vierge lui apparaissent en
rêve, et la mère du Seigneur lui révèle maints
détails pittoresques sur elle-même. Oberlin, qui
note soigneusement les rêves de ses paroissiens,
fait aussi grand cas de Swedenborg, à qui il
reproche seulement de ne pas assez distinguer
ce qu'il tient de Jésus-Christ et ce qu'il tient des
anges bienheureux ; il regrette aussi que Swe-
denborg ne soit pas allé jusqu'au ciel angélique
décrit par Pordage. Il s'intéresse au magnétisme
et à la physiognomonie, lit Jacob Bôhme,
Œtinger et Lavater, s'inspire quelque peu du
quiétisme.
Ses relations avec Jung-Stilling remontent à
1801 ; en 1812, Stilling et sa famille font un
séjour au Ban de la Roche. Pour la plus grande
joie de ses amis Empeytaz et de la baronne
de Kriidener, il schématise les demeures céles-
tes sous forme de tableaux dessinés et peints ;
s'appuyant sur la parole de Jésus : « Il y a
plusieurs demeures dans la maison de mon
père », il cherche à représenter ces demeures
par des couleurs symboliques. Il enseigne la
notion d'androgynat primitif, et pense que la
résurrection mettra fin à la séparation des
sexes. Il arrive à Oberlin de décrire longuement
la progression, à travers les demeures célestes,
i.'ÉSOTÉRISME C H R É T I E N (XVIIIe SIÈCLE) / 3 4 4

de deux époux se rejoignant pour se séparer à


nouveau. La démonologie d'Oberlin est assez
pittoresque, tout en se référant généralement
aux Écritures ; les diables peuvent, comme les
bons anges, se transporter où il leur plaît ; ils
rôdent partout, mais de préférence dans les
lieux secs et déserts ; plusieurs maladies pro-
viennent non pas de causes naturelles, mais
d'esprits malfaisants. Oberlin prêche contre
l'éternité des peines, sans toutefois se prononcer
très nettement. Gotthilf Heinrich von Schubert
lui fera une bonne place dans sa Symbolik des
Traumes (1814).

Freidrich Christoph Œtinger (1702-1782)

C'est le père de la théosophie chrétienne en


Souabe à son époque. Tempérament impres-
sionnable — il a des contacts personnels dans
le royaume des esprits —, de très bonne heure
pieux et mystique, il se nourrit d'abord de Male-
branche, puis, par Fende, découvre la Cabbala
denudata de Knorr de Rosenroth. A Tubingen,
un artisan lui fait connaître les œuvres de
Bohme ; aussitôt, Œtinger abandonne Male-
branche ainsi que l'arianisme dont il faisait plus
ou moins sa doctrine. A Francfort, le juif Cappel
Hecht l'initie à la kabbale juive. Il rencontre
aussi Zinzendorf, mais ne s'entend guère avec
lui. A Halle, un kabbaliste l'intéresse à la
philosophie d'Isaac Louria, qui aura sur lui une
influence déterminante, à laquelle se mêlent
celles de Bohme et de Swedenborg. Pour Œtin-
ger, les sephiroth ne sont pas créatures de
Dieu, mais formes de la manifestation divine,
émanation (Ausstrahlung) de l'être divin dans
le monde des créatures. Kabbaliste chrétien, il
veut montrer que les traditions ésotériques
juives contiennent déjà les vérités de la foi
chrétienne, établit un rapprochement entre
Bohme et Louria, fait connaître au piétisme
allemand — par Louria — le chassidisme, spiri-
tuellement si étroitement parent du piétisme.
Œtinger, le Mage du Sud, s'est toujours consi-
i.'ÉSOTÉRISME C H R É T I E N ( X V I I I e SIÈCLE) / 3 4 5

déré comme un théologien luthérien et membre


de l'Église évangélique. Contre la théorie de la
monade, il s'oppose à Leibniz et à Wolf. Selon
lui, la dualité est issue du chaos originel ; il
parle fréquemment de « principes opposés » :
tout consiste en feu et en eau, en attraction et
répulsion. Œtinger remplace ainsi la conception
leibnizienne, mathématique et mécanique de la
nature, par une conception organique selon la-
quelle un principe spirituel fait agir la vie dans
le monde des corps ; ce principe, il l'appelle, avec
Jacob Bôhme, « Tinktur », et, comme le Philo-
sophe Teutonique, Œtinger décrit des états de
combat et de contradiction là où Leibniz voyait
au contraire des « passages glissants ». Œtinger,
qui s'oppose ainsi à la loi de continuité, est
assez proche de l'empirisme et du sensualisme ;
il met l'accent sur l'expérience et la perception,
au détriment des mathématiques, un peu comme
le font Hamann, Matthias Claudius ou Baader.
On reconnaît là l'influence de Bacon.
C'est que Œtinger fait partie de ces protes-
tants qui, depuis le XVIII e siècle, par opposition
à l'orthodoxie, l'Aufklarung et le piétisme, dé-
veloppent une compréhension particulière et
vivante de l'histoire conçue comme le lieu même
de la révélation divine. Il est très caractéristique
qu'à cet égard Œtinger s'oppose même à Lava-
ter, que Jung-Stilling qualifiait pourtant de
« Sinnlichkeitschrist » ; car Lavater, selon
Œtinger, ne croit pas suffisamment au corps
matériel, ses Vues sur l'éternité (1773) sont en-
core trop spiritualistes, elles présentent trop un
monde transfiguré à venir, ne s'en tiennent pas
assez à la lettre de l'Évangile. Pour Œtinger,
nous jouissons encore dans le ciel de joies cor-
porelles. Cette manière d'insérer la nature dans
la théologie est l'un des traits de sa pensée
moniste ; un tel attachement à la nature, à la
réalité, est d'ailleurs conforme à l'un des as-
pects durables de la pensée protestante : Dieu
et le monde s'interpénétrent. Œtinger, en quête
d'un lien entre la physique terrestre et la physi-
que céleste, montre comment la nature est une
i.'ÉSOTÉRISME C H R É T I E N (XVIIIe SIÈCLE) / 3 4 6

« grande académie » et que la plus petite chose,


dans les créatures, témoigne des « invisibilités ».
de Dieu ; il voit dans Rom I, 20, la confirmation
d'une analogie complète entre le visible et l'invi-
sible, et cette analogie elle-même lui prouve que
tout, dans l'au-delà, « doit avoir figure »
(« Leiblichkeit des Geistigen »). Toute l'Écri-
ture ne représente-t-elle pas les objets spirituels
comme doués de corporéité (Leiblichkeit ist das
Ende der Werke Gottes). Aussi la magie, qui
recherche le nexus invisibilium cum invisibili-
bus, est-elle la plus haute des sciences. Œtinger
s'occupe beaucoup d'alchimie. La révélation
eschatologique sera un renversement, ut tandem
exterius sit sicut interius. Il développe large-
ment le thème de l'androgyne primitif.

Œtinger influence beaucoup les cercles pié-


tistes d'Allemagne du Sud, notamment celui de
Michael Hahn, et la communauté nazaréenne de
Johann Jacob Wirz. Ses œuvres, souvent tradui-
tes en russe, trouvent de nombreux échos, plus
tard, dans les cercles maçonniques de l'Empire
d'Alexandre I " . Œtinger s'intéresse beaucoup à
Swedenborg, et contribue à en répandre l'in-
fluence ; c'est lui qui, le premier, traduit et
publie en allemand un écrit de ce visionnaire
suédois. Enfin, les deux philosophes qui plus
tard redécouvriront Jacob Bohme, c'est-à-dire
Franz von Baader et Schelling, connaissent
d'abord Bohme par l'interprétation qu'en donne
Œtinger, qui utilise le bôhmisme comme le cri-
tère même d'une critique de la science contem-
poraine. Toutefois, Schelling connaît aussi
Bohme par Tieck qui le fait connaître également
à Novalis.

Martines de Pasqually (1710-1774)


D'origine incertaine, ce personnage dont l'évo-
lution spirituelle reste encore dans l'ombre
faute de documents, apparaît tout à coup vers
1754, commence une carrière de thaumaturge
et surtout de théurge, s'impose d'emblée comme
un théosophe considérable, un mage nanti de
i.'ÉSOTÉRISME C H R É T I E N ( X V I I I e SIÈCLE) / 3 4 7

pouvoirs prodigieux. Sa doctrine, dont le carac-


tère chrétien ne fait aucun doute, se présente
comme la çlef de toute cosmogonie eschatolo-
gique : Dieu, l'Unité primordiale, donna une
volonté propre à des êtres « émanés » de Lui ;
mais Lucifer, ayant voulu exercer lui-même la
puissance créatrice, tomba, victime de sa pro-
pre faute, en entraînant certains esprits dans
sa chute ; il se trouva enfermé avec eux dans
une matière destinée par Dieu à leur servir de
prison. Puis la Divinité envoya l'homme, andro-
gyne au corps glorieux, doué de pouvoirs im-
menses, garder ces rebelles et travailler à leur
résipiscence ; c'est même à cette fin que l'hom-
me fut créé. Adam prévariqua à son tour, en-
traîna la matière dans sa chute ; il s'y trouve
maintenant enfermé, est devenu physiquement
mortel et n'a plus dès lors qu'à essayer de sau-
ver la matière et lui-même. Il peut y parvenir
avec l'aide du Christ, par la perfection inté-
rieure, mais aussi par les opérations théurgiques
qu'enseigne Martines aux hommes de désir
qu'il estime dignes de recevoir son initiation :
fondées sur un rituel minutieux, ces opérations
permettent au disciple d'entrer en rapport avec
des entités angéliques se manifestant à lui dans
la chambre théurgique sous forme de « passes »
rapides, généralement lumineuses, qui représen-
tent des caractères ou hiéroglyphes, signes des
Esprits invoqués par l'opérant auquel les mani-
festations prouvent qu'il est sur la bonne voie
de la Réintégration.

Cette doctrine, destinée à une élite réunie sous


le nom d'Elus Cohens (prêtres élus), va con-
naître une fortune singulière, mais les opéra-
tions théurgiques resteront toujours réservées
aux seuls initiés. De 1754 à sa mort (1774),
Martines travaille à la construction de son Tem-
ple Cohen, et n'utilise guère la franc-maçonnerie
qu'afin de soucher sur elle son propre système.
Jusqu'en 1761, on le trouve à Montpellier, Paris,
Lyon, Bordeaux, Marseille, Avignon ; à Foix,
où il initie Grainville et Champoléon ; en 1761,
i.'ÉSOTÉRISME C H R É T I E N (XVIIIe SIÈCLE) / 3 4 8

il construit à Bordeaux son Temple particulier,


et réside en cette ville jusqu'en 1766. A cette
époque, l'Ordre des Cohens est un système de
hauts grades enté sur la maçonnerie Bleue. La
première étape des grades comprend trois
grades symboliques auxquels s'ajoute celui de
Maître-Parfait-Elu ; puis viennent les grades
(Cohens proprement dits : Apprenti Cohen,
Compagnon Cohen, Maître Cohen, Grand Archi-
tecte, Chevalier d'Orient, Commandeur d'Orient.
Le dernier grade, consécration suprême, est
celui de Réau-Croix. En 1766, à Paris, Martines
de Pasqually instruit Bacon de la Chevalerie,
puis le Lyonnais Jean-Baptiste Willermoz. Il
constitue l'année suivante son Tribunal Souve-
rain, avec Bacon de la Chevalerie, et rentre à
Bordeaux. En 1768, Willermoz y est ordonné
Réau-Croix par Bacon de la Chevalerie, et
Saint-Martin, initié aux premiers grades vers
1765, est reçu Commandeur d'Orient ; Martines
laisse sur le futur « Philosophe Inconnu » une
impression ineffaçable. Les années 1769 et 1770
voient les groupes Cohens se multiplier un peu
partout en France. Saint-Martin quitte alors son
régiment, dès le début de 1771, pour rester au-
près de Martines comme secrétaire et y rem-
placer dans cette tâche l'abbé Fournié. De cette
époque date la mise au point des rituels et la
rédaction du Traité de la Réintégration, base
doctrinale de la théosophie et de la théurgie
martinésistes. En 1772, Saint-Martin est ordonné
Réau-Croix, mais Martines, parti la même année
pour Saint-Domingue afin d'y toucher un héri-
tage, y mourra en 1774. Dès lors, l'Ordre se dé-
sagrège, et 1781 marqua la fin du fonctionne-
ment des établissements Cohens. Toutefois, des
Elus Cohens continuent à exercer la théurgie et
à procéder à des ordinations. D'autre part,
l'enseignement théosophique de Martines n'en
est pas perdu pour autant ; au sein de la maçon-
nerie, il se répand encore longtemps après sa
mort de ce chef de file, grâce au système maçon-
nique institué par Willermoz peu après la mort
de son maître.
Dom Pernéty (1716-1796)
Antoine-Joseph Pernéty, bénédictin de la con-
grégation de Saint-Maur, traducteur de Wolf et
de Swedenborg, collaborateur de la Gallia
christiana, auteur d'un Dictionnaire portatif de
peinture, de sculpture et de gravure (1757), est
un esprit universel. La lecture de l'Histoire de
la philosophie hermétique de Langlet-Dufresnoy,
parue en 1742, inaugure sa vocation théosophi-
que. A la suite de Burgravius (Achilles Pano-
phos, 1612), il assure que les poèmes de l'Anti-
quité, et la mythologie elle-même, sont des
traités allégoriques de science hermétique, et
qu'il suffirait d'avoir la clef de ces allégories
pour découvrir le secret de la chrysopée. En
1763, le duc de Choiseul l'envoie avec Bougain-
ville aux îles Malouines, où il reste une année.
En 1765, il quitte la règle de son Ordre.

Pernéty se rend alors à Avignon, où il fonde


son « Rite Hermétique », sorte d'académie alchi-
mique. La pierre philosophale qu'il recherche
est d'ailleurs bien moins une « poudre de pro-
jection » qu'un « élixir de longue vie ». Deux
ans plus tard, il quitte Avignon pour se rendre
à Berlin, où Frédéric II le nomme conservateur
de la bibliothèque de la ville, et il devient bien-
tôt membre de l'Académie royale. Surtout, il fait
à Berlin la connaissance du staroste polonais
Grabianka, qui lui présente l'abbé Louis-Joseph
Guyton de Morveau, dit Brumore ; ce dernier
lui révèle l'existence d'un personnage mysté-
rieux nommé Élie Artiste. Se fondant sur les
théories d'Élie Artiste et sur les révélations de
Swedenborg, Pernéty constitue définitivement
son Rite Hermétique, qui pratique dorénavant
la théurgie et la magie divine, permet de com-
muniquer avec les esprits angéliques. Mais ses
initiés s'adressent aussi à la « Sainte Parole »,
sorte d'hypostase de l'Intelligence suprême,
qu'ils interrogent et dont ils reçoivent des ré-
ponses. D'illustres personnages s'affilient à la
secte : Henri de Prusse, Charles-Adolphe de
Briihl, le f u t u r Frédéric-Guillaume II (enrôlé
i.'ÉSOTÉRISME C H R É T I E N (XVIIIe SIÈCLE) / 3 5 0

dans les Rose-Croix d'Or depuis 1781), la reine


de Prusse.
Persuadé par la Sainte Parole qu'il est l'un
des annonciateurs du Millenium imminent, le
« Pontife » du nouveau Peuple dont Grabianka
sera le roi, Pernéty quitte Berlin en 1783. Bru-
more, ayant appris par la Sainte Parole que
leur nouveau lieu de travail doit être Avignon,
s'y rend et y constitue la secte avec La Richar-
dière et Bouge. Grabianka s'y établit à son
tour en 1785, rejoint par Bousie et Morinval.
Brumore meurt l'année suivante, mais en 1787
la secte compte une centaine de membres. Per-
néty, qui l'a rejointe, en établit le siège près
d'Avignon, à Bédarrides, dans la demeure du
marquis Vernetti de Vaucroze, située sur une
petite montagne baptisée mystiquement « Tha-
bor », et dans laquelle les illuminés se mettent
à pratiquer l'alchimie et les cérémonies cul-
tuelles.
Dès lors, les prodiges les plus extraordinaires
favorisent la société, et Charles de Sudermanie,
frère de Gustave III, convaincu de l'intérêt
mystique de la secte par le baron de Staël,
envoie à Avignon, en 1789, son confident Reuter-
holm, chambellan de la reine de Suède, ainsi
que Silverhielm, capitaine des gardes du corps
du roi de Suède, futur ambassadeur à Londres
et neveu de Swedenborg. En même temps, le
comte de Divonne et la duchesse de Wurtem-
berg sollicitent l'initiation. Mais Grabianka pro-
teste contre le culte mariai instauré par Pernéty
et constitue un groupe dissident appelé «Le
Nouvel Israël », dont le chef serait Octavio
Capelli, un Romain recevant des communica-
tions de l'archange Raphaël. Grabianka initie
Reuterholm à son schisme, mais l'arrestation
de Capelli par l'Inquisition romaine ruine bien-
tôt son prestige. Quant à la société de Pernéty
proprement dite, sa décadence se manifeste elle
aussi dès 1790, à la suite de perquisitions effec-
tuées par la légature, et en 1793 la loi des sus-
pects disperse la plupart de ses membres. Mais
Pernéty, avec persévérance, continue jusqu'à sa
3 5 1 / L'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII E SIÈCLE)
mort à s'occuper d'alchimie. En 1800, la société
compte encore une quinzaine de membres, dont
Tardy de Beaufort et Chais de Sourcesol. Ver-
netti de Vaucroze, déçu de ne pouvoir la res-
susciter, s'affilie en 1808 aux Chevaliers Bien-
faisants de la Cité Sainte.

Charles-Hector de Saint-Georges de Marsais


(1688-1755)

Né à Paris en 1688, de Marsais (ou Marsay)


se retire dans l'ermitage de Schwarzenau, où il
se livre à l'oraison et à la lecture des œuvres
d'Antoinette Bourignon (1616-1680). Lieutenant
à l'armée en Brabant, il résigne son engagement
et se rend avec deux autres mystiques (le pas-
teur Baratin et le Suisse Cordier) dans la prin-
cipauté de Wittgenstein. De fréquents séjours en
Suisse romande lui permettent de se lier avec
bon nombre de piétistes et de mystiques ; il
habite quelque temps à Vevey, chez le piétiste
Magny, rentre en Allemagne en 1719, se fixe à
Berlebourg, centre de la « Société philadel-
phique » qui groupe divers représentants de
l'irénisme. C'est là qu'est publiée par Johann
Heinrich Haug (mort en 1753) la Bible de
Berlebourg (1726 à 1742), louée par Jung-
Stilling, influencée par Jacob Bohme, Johann
Ardnt, Fénelon, Mme Guyon, Antoinette Bouri-
gnon, Browley, Pordage, Jane Lead, etc., qui
répand la théorie de l'homme primitif androgyne
dans les milieux du piétisme continental, mais
aussi en Scandinavie et aux Pays-Bas ; il s'agit
d'une nouvelle traduction allemande et com-
mentée de la Bible, sorte de justification exégé-
tique des croyances répandues par Hedwig
Sophie et Kasimir von Sayn-Wittgenstein-Berle-
bourg.
A Berlebourg, Marsais publie ses ouvrages, de
1738 jusqu'à sa mort. Il fait la connaissance de
Zinzendorf, puis de Fleischbein en 1734, qu'il va
diriger spirituellement. Frédéric de Fleischbein
(1700-1774) le remplace en 1755 comme directeur
de toute une communauté de Vaudois ; en 1740,
L'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII E SIÈCLE) / 3 5 2
Fleischbein s'était établi à Pyrmont qui devint
le centre des mystiques quiétistes allemands ;
il traduit en allemand les œuvres de Mme Guyon
et entretient une abondante correspondance
avec les chrétiens « intérieurs » de nombreux
pays. A sa mort, survenue en 1774, Dutoit-Mem-
brini transportera à Lausanne le siège de la
secte.
Vers la fin de sa vie, Marsais se rallie à la
théorie de la justification du pécheur par le
sang de Jésus-Christ, évolution qui sera sévè-
rement jugée par quelques autres représentants
de la religion « intérieure », dont Dutoit-Mem-
brini, que tant d'affinités rattachent néanmoins
à Marsais. Bien qu'il écrive un Traité de la
magie, Marsais ne préconise pas ses voies
actives mais bien plutôt une passivité de type
quiétiste. A côté d'Antoinette Bourignon, ce
sont Jacob Bôhme, Mme Guyon et Pierre Poiret
qui nourrissent sa pensée et ses réflexions. Les
ouvrages de Marsais seraient écrits sous la
dictée divine, sans que lui-même tire rien de
son propre fonds. La chute de Lucifer produisit
le chaos, matière grossière dont ce monde f u t
formé ; l'homme f u t créé pour remplacer les
anges rebelles, androgyne, concevant sans plai-
sir charnel et dans l'union divine. Mais l'homme
chuta par les sens, et la terre fut maudite à
cause de lui. Marsais développe une pittoresque
géographie céleste dans laquelle chaque théoso-
phe occupe une place bien déterminée.

Louis-Claude de Saint-Martin ( 1743-1803)


Né à Amboise, il lit de bonne heure Abadie et
Burlamaqui, puis se tourne vers des études
juridiques dans lesquelles il ne persévère pas.
En 1765, le duc de Choiseul lui fait obtenir un
brevet de sous-lieutenant au régiment de Foix,
alors stationné à Bordeaux où Martines de
Pasqually s'est établi l'année précédente. Pré-
senté à Martines, Saint-Martin est admis dans
l'Ordre des Cohens (cf. l'article sur Pasqually);
il est initié aux premiers grades par Baudry de
i.'ÉSOTÉRISME C H R É T I E N ( X V I I I e SIÈCLE) / 3 5 3

Balzac, vers 1765 ou 1766. En 1768, il est reçu


Commandeur d'Orient. Le maître, la doctrine
et la rituélie théurgiques fournissent à Saint-
Martin, et définitivement, l'essentiel de sa philo-
sophie, la plupart des thèmes principaux qu'il
ne cessera de développer dans toutes ses œu-
vres. Passionné dès lors de mystique, de théoso-
phie et de sciences secrètes, il quitte l'armée
en 1771 pour se consacrer dorénavant à sa voca-
tion, et sert pendant plusieurs mois de secré-
taire à Martines. Il obtient des « passes », en
1772, au cours de l'opération d'équinoxe ; la
même année, il est reçu Réau-Croix.
Le début de son activité littéraire coïncide
avec le départ de Martines. En 1773 et 1774, il
demeure à Lyon, chez Willermoz, et rédige son
premier ouvrage Des erreurs et de la vérité, qui
divulgue l'illuminisme au grand public ; il com-
mence à répandre activement sa doctrine dans
les salons, où il séduit tant par ses idées que
par son charme, et où il gagne bien des cœurs.
Il se rend en Italie. Quand paraît son livre, en
1775, il est à Paris, et devient déjà le « Philo-
sophe Inconnu » qu'il restera pour la postérité.
Le Tableau naturel (1782) reprend et prolonge
les enseignements de Des erreurs. Depuis quel-
que temps déjà, Saint-Martin prend ses dis-
tances à l'égard de l'occultisme, de la franc-
maçonnerie, et même de toute théurgie ; il
s'oriente vers une voie de plus en plus « inté-
rieure ». Il ne participe pas au convent de
Wilhelmsbad (1782), et refuse de se rendre au
convent des Philalèthes (1784-1785). Néanmoins,
il est nommé Chevalier Bienfaisant de la Cité
Sainte en 1785, pour pouvoir participer à la
« Société des Initiés » de Lyon, qui reçoit ses
enseignement du mystérieur « Agent Inconnu »
(cf. l'article sur Willermoz). En 1787, il arrive à
Londres avec le prince Galitzine, puis se rend en
Italie. Son séjour à Strasbourg (1788-1791) est
surtout marqué par la rencontre de Mme de
Bôcklin et de Friedrich Rudolf Salzmann, qui
lui révèlent la philosophie de Jacob Bohme.
L'année où paraît l'Homme de désir (1790), il
L'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII E SIÈCLE) / 3 5 4
fait rayer son nom des registres maçonniques
depuis 1785.

Après le Nouvel Homme et Ecce Homo (des-


tiné à instruire la duchesse de Bourbon ; cf.
l'article Bourbon), parus en 1792, Saint-Martin
écrit principalement sous l'influence de Bôhme,
dont il concilie les enseignements avec ceux de
son « premier maître ». En même temps débute
la belle correspondance théosophique de Saint-
Martin avec Kirchberger; elle ne cessera qu'en
1799, à la mort du Bernois. La duchesse de
Bourbon accueille le Philosophe Inconnu à
Petit-Bourg en 1793. De 1795 date sa célèbre
controverse avec Garat. Saint-Martin, ce théo-
crate convaincu, monte la garde devant le
Temple où est enfermé Louis XVII ; mais il
expose brillamment, dans plusieurs opuscules,
ses idées sur la Révolution française. Il écrit
d'autres ouvrages dont le Ministère de l'Homme-
Esprit (1802), sans doute le plus élaboré, conci-
lie le mieux les enseignements de Bôhme et
ceux de Martines. En même temps, il rédige
des traductions d'ouvrages de Bôhme et les
fait publier. Peu après avoir rencontré Chateau-
briand à la Vallée aux Loups, en janvier 1803,
il s'éteint le 13 octobre à Aulnay chez le séna-
teur Lenoir-Laroche.
Saint-Martin a laissé une importante corres-
pondance, notamment avec Willermoz et Kirch-
berger ; tout comme ses ouvrages proprement
dits, elle permet de se rendre compte qu'il est
toujours resté fidèle aux enseignements de Mar-
tines, et qu'il n'a jamais renié la valeur ni
l'efficacité de la théurgie Cohen ; simplement, il
a estimé, à un moment donné, n'avoir plus
besoin de cette dernière, dont il a cru tirer
suffisamment d'avantages spirituels. Sa philo-
sophie, qui tient des systèmes de Martines .et
de Bôhme, ne doit pratiquement rien à Sweden-
borg ; Mme Guyon elle-même n'a pas fait sur
lui une forte impression. Exprimant de façon
complète et exacte les thèmes essentiels de
tout occultisme, il apparaît vraiment comme
3 5 5 / L'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII E SIÈCLE)
« l'héritier de toute la pensée traditionnelle occi-
dentale » (Robert Amadou). Saint-Martin déve-
loppe une sophiologie,. ainsi qu'une arithmoso-
phie, d'une grande solidité, intéressantes et
jamais abstraites, car toujours inséparables de
l'idée de régénération, de réintégration, exprimée
avec une ferveur qui est au fond une prière
permanente d'une très haute élévation spiri-
tuelle. Il décrit longuement les conséquences
de la chute, tire de là l'essentiel de sa cosmo-
logie, et indique les remèdes par lesquels l'es-
prit de l'homme pourrait se régénérer lui-même
ainsi que la nature tout entière. Jamais il ne
craint de trop exalter l'homme, ni son rôle
dans l'économie divine ; il souligne ses liens
avec le créateur, nous entretient de ce qu'il y a
de meilleur en nous : admiration, charité, soli-
dité des rapports humains, valeur inestimable
du grain de sénevé qui est dans le cœur de
chacun et peut nous porter jusqu'aux cieux,
nous permettre de retrouver notre splendeur
passée. Car c'est toujours de l'homme que part
Saint-Martin, qui écrit par exemple : « Expli-
quer les choses par l'homme, et non pas
l'homme par les choses ».
Dans d'innombrables pensées d'une profondeur
rarement égalée, il exprime sa foi au Christ,
son opposition au sensualisme et au matéria-
lisme de son époque. Ses idées sur la Révolution
française, semblables à celles de Joseph de
Maistre qui exprime presque simultanément les
siennes, sont d'un théocrate convaincu; mais il
voit dans ce grand bouleversement un châtiment
provisoire envoyé par la Providence, et bien mé-
rité à cause de la décadence des trônes et des
autels. Son style, à la fois original, solide et
mélodieux, est celui d'un des meilleurs prosa-
teurs français. Si, dans les quelques poèmes
qu'il a écrits, Saint-Martin n'a pas fait preuve
de génie, il est en revanche inégalable lorsqu'il
modèle ses réflexions sur le rythme des
Psaumes ; à cet égard, l'Homme de désir est le
chef-d'œuvre d'un genre dont notre langue offre
peu d'exemples ; il faudra attendre Lamennais,
L'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII E SIÈCLE) / 3 5 6
puis Paul Claudel, pour en retrouver la force,
la saveur et la qualité : tel est l'homme en qui
Joseph de Maistre voyait « le plus instruit, le
plus sage et le plus élégant des théosophes ».

Friedrich Rudolf Salzmann ( 1749-1821 )

Né à Sainte-Marie-aux-Mines, conseiller de
légation de la Saxe ducale, précepteur auprès
du jeune baron de Stein (le f u t u r ministre
prussien) en 1774, cet Alsacien, juriste de for-
mation, a passé presque toute sa vie à Stras-
bourg et s'est consacré de bonne heure à l'étude
des théosophes. Il acquiert la Librairie Acadé-
mique de Strasbourg, devient ainsi éditeur-
libraire, ce qui lui assure une tranquillité rela-
tive et momentanément interrompue par la
tourmente révolutionnaire. Ami d'Oberlin, de
Jean de Tùrckheim, de Jacob Lenz et de H.L.
Wagner, mystiques et théosophes connus de
Goethe, il fonde avec eux une revue, Der
Biirgerfreund. Pendant des années et jusqu'à la
fin de sa vie, il reste l'ami dévoué de Willermoz;
c'est avec Jean de Tùrckheim, son compatriote
strasbourgeois, que Salzmann organise le sys-
tème des C.B.C.S. (cf. article sur Willermoz) ; à
la même époque, il prend une part active au
convent de Wilhelmsbad (1782, cf. ibid.) et res-
tera toujours, en Alsace, le représentant autorisé
des Grands Profès. On le verra servir d'intermé-
diaire entre Willermoz et les princes allemands
Charles de Hesse-Cassel et Frédéric de Bruns-
wick. Il rencontre Saint-Martin en 1788, à Stras-
bourg, où le Philosophe Inconnu passe l'une des
périodes les plus heureuses de sa vie en compa-
gnie des mystiques alsaciens, dont Salzmann et
Mme de Bocklin font partie. Peut-être lui doit-
on, comme c'est certainement le cas pour
Mme de Bocklin, d'avoir intéressé Saint-Martin
à la philosophie de Jacob Bôhme. C'est que Salz-
mann s'inspire des théories du cordonnier de
Goerlitz, mais aussi d'Engelbrecht, Œtinger,
Bengel et Hahn. Il correspond avec Jung-Stilling,
3 5 7 / L'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII E SIÈCLE)
Lavater, Georg Millier, Moulinie, Saint-Martin.
l'évêque Grégoire, Oberlin, Friedrich von Meyer,
Gotthelf Heinrich von Schubert, Emil von
Darmstadt, Mme de Kriidener, Nuscheler et
d'autres écrivains ou théosophes.
Son œuvre initiale, Tout se renouvellera, parue
en sept parties de 1802 à 1810, contient de nom-
breux extraits de lectures théosophiques et des
notes personnelles. On y trouve des pages de
Ruysbroek, Tersteegen, Catherine de Sienne, An-
toinette Bourignon, Mme Guyon, Jane Lead,
Swedenborg, Bromley, etc., auteurs que Salz-
mann répand et fait mieux connaître des lec-
teurs alsaciens, des Allemands du Nord et des
Suisses. Dans ce travail, Salzmann expose d'in-
téressantes idées sur l'état de l'âme après la
mort et sur la résurrection. Avant la résurrec-
tion, nous passons par un état transitoire avant
d'aller définitivement dans le ciel ou en enfer ;
Salzmann tente ainsi de rendre acceptable aux
protestants la théorie catholique du purgatoire.
Il est l'auteur de quinze volumes parmi les-
quels se trouvent aussi : Sur les derniers temps
(1806), critique d'un ouvrage de Kelber (1805)
sur le royaume de mille ans ; et surtout :
Regards dans les mystères des voies de Dieu
relatives à l'humanité (1810). Salzmann présente
une cosmogonie de type très martinésiste : la
révolte des anges fut à l'origine d'un chaos dont
Dieu fit une splendide demeure habitée par les
hommes. Le désordre des éléments est la consé-
quence de la chute d'Adam. Salzmann prophé-
tise volontiers sur la fin des temps. On l'a
souvent confondu avec son cousin Johann Daniel
Salzmann, secrétaire d'une commission muni-
cipale (Actuarius) et commensal de Gœthe, Jung-
Stilling et Herder en 1771 ; cet ami de Gœthe
est mort en 1812, mais l'ami de Saint-Martin
en 1821.

Em manuel Swedenborg ( 1688-1772)

Né à Stockholm, m o r t à Londres, Swedenborg


est à plus d'un titre un personnage considérable.
L'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII E SIÈCLE) / 3 5 8
Anobli en 1719, il siège alors à la Chambre des
Seigneurs. De bonne heure poète, organiste, il
est aussi dès sa jeunesse un mathématicien de
grande classe. A Londres en 1710, il étudie
Newton, puis voyage par toute l'Europe, rend
visite à bon nombre de savants avec lesquels
il entretient ensuite une importante correspon-
dance scientifique. Il invente un type de sous-
marin, un nouveau système d'écluses, un appa-
reil volant mû par une hélice, etc. Assesseur au
Collège des Mines, il publie en 1719 des ouvrages
sur le mouvement de la terre et des planètes,
l'algèbre, le calcul différentiel et intégral, et en
1733 un gros livre de physique naturelle. Son
(Economia regni animalis (1740-1741) contient
déjà des spéculations de nature cosmogonique ;
l'auteur applique à ses raisonnements scientifi-
ques l'idée d'analogie entre le microcosme et le
macrocosme. L'année 1745 marque la fin de son
activité scientifique proprement dite ; en effet,
depuis juin 1743, il a observé chez lui des rêves
prémonitoires et symboliques, qu'il a consignés
dans le Journal de ses rêves (1743-1744). Il se
met alors à l'étude des Écritures et rédige ses
Arcana coelestia (1748), exégèse biblique. Dès
lors, les ouvrages théosophiques vont se suc-
céder.

Swedenborg est moins une âme contemplative


qu'un esprit observateur et analytique. C'est un
géographe des sphères célestes plus qu'un mys-
tique décrivant des visions béatifiques. Emerson
a dit de lui qu'il avait su traduire la nature en
termes de pensée. Il cherche le lien organique,
vital, entre l'homme et la divinité, présente son
enseignement comme une « révélation » et
affirme avoir été choisi par le Seigneur pour
expliquer aux hommes le sens spirituel de la
parole de Dieu. Pour Swedenborg, la création
est l'œuvre du Soleil spirituel qui émane de
Dieu. L'univers créé renferme en soi l'image
divine. L'homme est lui-même l'origine du Mal
depuis qu'il s'est détourné de Dieu, et la chute
est une dégradation progressive de l'espèce
i.'ÉSOTÉRISME C H R É T I E N ( X V I I I e SIÈCLE) / 3 5 9
humaine égarée par les sens. Swedenborg dis-
tingue quatre âges de l'humanité : l'âge d'or,
d'argent, de bronze, de fer. La Trinité n'apparut
qu'à l'instant où Dieu se fit homme. Le Christ
a rétabli l'équilibre entre le ciel et l'enfer, mais,
depuis l'Incarnation, de nouveaux méfaits ont
été perpétrés et un nouveau Jugement sera
nécessaire. Assez hostile au catholicisme,
Swedenborg fait aussi grand cas de Mahomet.
Il attaque l'idée de la foi seule justifiante, fré-
quente chez les protestants (théorie de Melanch-
ton).

Les mondes spirituel et temporel étant uni-


quement peuplés par des hommes, il n'y a point
d'anges directement créés par Dieu, donc point
d'anges déchus. Dans le monçle des esprits, cha-
que être humain finit par revêtir son visage
intérieur, révélant ainsi son être véritable ; en
enfer, les réprouvés se plongent eux-mêmes
dans leurs vices avec délices. Le vrai travail de
régénération consiste à aliéner notre libre-arbi-
tre, à supprimer notre volonté propre, pour de-
venir un instrument dans les mains de Dieu ; de
plus, Swedenborg soutiendra que l'homme ne
peut vraiment penser ni vouloir par lui-même :
il est le centre d'une infinité d'esprits cherchant
à agir sur lui. Le salut se fait non par l'œuvre
d'un Rédempteur, mais par l'entraînement de
la volonté. « Le secret de la manifestation divine,
de la Théophanie, c'est que le Seigneur apparaît
à chacun sous une forme correspondant à la
capacité respective de chacun. » (C'est exacte-
ment ce que nous enseigne, en théosophie isla-
mique, un Ibn Arabi.) Swedenborg précise :
« Le Seigneur ne se cache pas, mais les mauvais
le font apparaître comme s'il se cachait, comme
s'il était sans existence » (Henry Corbin).

Toute chose naturelle est la représentation


d'une chose spirituelle. « Toute chose naturelle
tend à sa Geistleiblichkeit, à cet état de corps
spirituel dont Œtinger, en fidèle disciple de
Swedenborg, a fait une notion fondamentale.
i.'ÉSOTÉRISME C H R É T I E N (XVIIIe SIÈCLE) / 3 6 0

parce qu'aussi bien c'est l'état des êtres et des


choses observés par Swedenborg au cours des
états visionnaires que rapportent les Memora-
bilia ou le Diarium spirituale » (Henry Corbin).
Swedenborg se plaît particulièrement à décrire
le monde spirituel, le séjour des justes, où il
prétend s'être longuement promené. Il en peint
les villes, les maisons, les musées, les bibliothè-
ques, etc. Comme sur terre, les hommes qui y
séjournent ont besoin de se loger, de se nourrir,
de se vêtir... Ils peuvent se marier, mais aucun
enfant ne naît de ces unions. On retrouve chez
Swedenborg plusieurs conceptions propres au
Poïmandres d'Hermès Trismégiste. Ainsi que
l'explique Maurice Got, Swedenborg use avec
une rigueur toute scientifique de sa table des
correspondances ; sa démarche concerne essen-
tiellement les moyens d'investigation du réel,
et c'est à ce titre qu'il a pu intéresser Paul
Valéry. Les visions de Swedenborg sont subor-
données à l'utilisation d'une méthode exacte.
Le spirituel n'est point l'abstrait. Selon sa théo-
rie des influx, l'homme peut jouir d'une cons-
cience élargie. L'influx, qui provient du monde
spirituel, est la lumière de chaque homme natu-
rel ; cet influx assure la cohérence, fait l'unité
entre tous les éléments du réel, mais la notion
de « correspondances » n'est pas un simple
parallélisme qui se manifesterait entre diffé-
rents plans ; cause et effet appartiennent à un
même ordre ; toutes les choses manifestées
dans l'espace et le temps sont les symboles de
situations spirituelles qui en sont la cause, si
bien que le monde visible n'est que la représen-
tation du monde spirituel. L'âme forme le
corps à son image. La substance du monde est
active, elle est liée au mouvement ; l'idée d'onde
et de vibration concrétise sa théorie des cor-
respondances ; le mouvement crée l'espace et
le temps. L'interne est la réalité spirituelle
dont le monde sensible est l'apparence. De
même qu'il y a trois cieux — ciel suprême,
ciel moyen, ciel inférieur —, de même il y a
trois sens de la parole divine : un sens célestiel,
i.'ÉSOTÉRISME C H R É T I E N ( X V I I I e SIÈCLE) / 3 6 1
spirituel, naturel. Chatanier, l'un des traduc-
teurs de Swedenborg en France, pense que sa
doctrine doit beaucoup à la Cabala denudata
de Knorr de Rosenroth ; mais l'œuvre de Swe-
denborg doit sans doute aussi plus d'une image
à Saint-Georges de Marsais.

« Aucun mystique n'a eu sur la littérature


française du siècle dernier une influence aussi
décisive, aussi durable que le Suédois Sweden-
borg » (Paul Arnold). Balzac, Baudelaire, Nerval,
George Sand lui doivent beaucoup, mais aussi
Strindberg, et de nombreux autres écrivains
parmi les plus grands. Ses doctrines pénètrent
en France dès 1770. Pernéty et Chatanier le tra-
duisent dès 1782. A la Swedenborg Society de
Londres, la New Church de New York, il faut
ajouter aussi la société des Illuminés d'Avignon
groupée autour de dom Pernéty et de Gra-
bianka. Aux alentours de 1820, BonifaS-Laroque,
Anne-Pierre-Jacques de Vismes, Hindmarsch, pu-
blient sa doctrine sous forme d'abrégés ; citons
encore le capitaine Bernard, qui tente de conci-
lier swedenborgisme et martinisme — la syn-
thèse est difficile —, Gobert, Moët — qui publie
une traduction complète de ses œuvres (1819-
1824). Kant connaît d'abord Swedenborg par
ses Arcana cœlestia, et le critique dans ses
Traume eines Geistersehers, erlâutert durch
Traume der Metaphysik (Kônigsberg, 1766), ou-
vrage d'une très grande importance pour le
développement de la philosophie kantienne, car
Kant y développe ses propres idées sur les limi-
tes de la métaphysique. Novalis, Justinus Ker-
ner, Baader, G.H. von Schubert s'occupent de
problèmes de visions et reprennent, par certains
côtés, bien des intuitions swedenborgiennes ;
de même, les principaux représentants du mou-
vement de l'Erweckung (Jung-Stilling, Lavater,
Mme de Kriidener et Oberlin), malgré de pro-
fondes divergences théologiques, s'apparentent
à cette philosophie dans la mesure où ils se
soucient beaucoup des manifestations de l'au-
delà.
Zacharias Werner (1768-1823)
Cet enfant de Konigsberg se tourne de bonne
heure vers la franc-maçonnerie, d'abord par
calcul plus que par conviction. Mais bien vite,
il est séduit et fait siennes les conceptions fon-
damentales de l'illuminisme de son époque.
Ernst Christian Friedrich Mayr (1755-1821), es-
prit inquiétant, Rose-Croix qu'enveloppe un halo
de fantastique et de mystère, le séduit et l'in-
fluence profondément. Ce Mayr est le secrétaire
particulier du ministre de Frédéric-Guillaume II,
Wôllner (1732-1800), l'un des mages qui ont
converti le roi de Prusse à la théosophie et
même à la théurgie. Aussi bien le chef-d'œuvre
de Zacharias Werner, les Fils de la Vallée (1803-
1804), est-il inséparable du milieu maçonnique
qui fut celui de l ' a u t e u r ; ce récit, dont la pre-
mière partie est terminée en 1802, véritable
résumé des doctrines occultistes de son temps,
regorge de symboles ésotériques et maçonni-
ques : arithmosophie, millénarisme, alchimie,
magie constituent le fond même de ce récit,
« initiatique » comme tant d'autres ouvrages de
la même époque, mais écrit par une âme ardente
que sert un immense talent. Ce livre doit
beaucoup à Jacob Bôhme et à Saint-Martin,
comme l'a montré Louis Guinet dans une ma-
gistrale étude. De même que Novalis, qu'il con-
sidère comme un saint, Werner voudrait restau-
rer le catholicisme primitif ; son rêve est de
créer à cette fin un nouvel Ordre des Templiers.

Ce charmeur, ce séducteur génial répand en-


suite ses théories dans les salons, où il sait
l'art de briller, de gagner à sa cause les cœurs
féminins. A Berlin, il fréquente la société litté-
raire et mondaine ; à Iéna, en 1807, il rencontre
Gœthe, qui le soutient tout en le critiquant.
Gœthe fait représenter à Weimar, en 1808, le
drame de Werner : Wanda, reine des Sarmates.
Werner rencontre aussi Jung-Stilling, qui lui fait
présent de sa Geisterkunde ; on le trouve plus
tard à Coppet, en 1808, chez Mme de Staël, où
il rêve avec A.W. Schlegel, où on l'adule ; s'en
i.'ÉSOTÉRISME C H R É T I E N ( X V I I I e SIÈCLE) / 3 6 3
étonnera-t-on ? La fille de Necker fréquente
Charles de Villers, Elzéar de Sabran, Mme de
Kriidener, Dampierre, Divonne, et d'autres vi-
sionnaires ! De retour à Weimar, Werner y écrit
le Vingt-quatre Février (sa mère, et son meilleur
ami, étaient morts un 24 février), qui sans être
une œuvre théosophique, est néanmoins une
pièce « noire » agissant fortement sur l'imagi-
nation des contemporains ; elle devait connaître
un succès prodigieux, consacré par d'innombra-
bles imitations. Gœthe prend une part active à
l'élaboration de cette pièce, écrite en 1809 et
représentée sur la scène de Weimar en 1810.

Zacharias Werner se rend ensuite à Rome où


il a b j u r e , en avril 1810, la religion protestante et
se déclare catholique romain. Gœthe le renie.
Puis Werner gagne l'Autriche, est ordonné
prêtre en 1814 à Aschaffenburg et professe des
idées ultramontaines. Jusqu'à sa mort, il reste
le prédicateur favori du grand monde, à Vienne,
où ses sermons connaissent un immense succès.

Jean-Baptiste. Willermoz (1730-1824)


Ce Lyonnais, issu de famille franc-comtoise,
exerce le métier de soyeux ; vite installé à son
compte, il dirige une affaire prospère et vit
confortablement. Dès l'âge de vingt ans, la
franc-maçonnerie le passionne. En 1753, Willer-
moz fonde la loge de la Parfaite Amitié, et joue
en 1760 un grand rôle dans la formation de la
Grande Loge des Maîtres Réguliers de Lyon,
dont il devient le grand maître. Avec l'aide de
son frère Pierre-Jacques, médecin influencé per-
sonnellement par dom Pernéty et qu'intéressent
les études alchimiques, il fonde en 1763 le
Chapitre Rosicrucien des Chevaliers de l'Aigle
Noir RoseCroix. C'est Bacon de la Chevalerie
qui, en 1767, le met en rapport avec Martines
de Pasqually, à Versailles, où il est initié aux
premiers degrés de l'Ordre des Elus Cohens. La
même année, il représente Martines à la Pro-
vince de Lyon. Initié Réau-Croix en 1768, c'est-à-
dire au plus haut grade Cohen, Willermoz se lie
i.'ÉSOTÉRISME C H R É T I E N (XVIIIe SIÈCLE) / 3 6 4

d'amitié avec un autre Elu Cohen, Louis Claude


de Saint-Martin, avec lequel il entretient depuis
1771 une active correspondance. Saint-Martin
vient le voir à Lyon en 1773, et à cette occasion
les deux hommes se voient pour la première
fois ; Saint-Martin demeure chez Willermoz
pendant plus d'une année. Fortement impres-
sionné — de même que Saint-Martin — par l'en-
seignement théosophique et théurgique de Mar-
tines, qui lui fournit définitivement un cadre
dogmatique et un système, Willermoz va dès
lors consacrer sa vie au martinésisme. Toute-
fois, sur le plan théurgique, il lui faudra attendre
de nombreuses années avant d'obtenir des ma-
nifestations de l'invisible ; de plus, il se voit
dans l'obligation, après 1769, de contribuer ma-
tériellement à pensionner Martines ; sans cesser
de croire en l'enseignement de son maître, il
entre alors en rapport avec la Stricte Obser-
vance Templière (allemande) du baron de Hund,
fondée en 1751 ; et l'année même de la mort de
Pasqually, en 1774, Weiler, représentant le baron
de Hund, inaugure le premier chapitre de la
S.O.T. dans la « Province d'Auvergne », dont
Willermoz est nommé Chancelier.

Peu intéressé par ces tractations, Saint-Martin


quitte le domicile de son ami et se rend à
Paris. Mais on appelle « Bienfaisance » ce nouvel
établissement, et Willermoz, organisateur infa-
tigable, prend ensuite, en 1778, une part pré-
pondérante au convent des Gaules — réuni à
Lyon —, qui aboutit à libérer pratiquement la
section française de la S.O.T. du contrôle alle-
mand, et à la transformer en un Ordre plus en
accord avec les idées et les croyances Cohens.
Ainsi naît le Système des Chevaliers Bienfai-
sants de la Cité Sainte, établi par Willermoz
avec l'aide des maçons F.R. Salzmann et Jean
de Tùrckheim ; il comporte deux classes secrètes
— rédigées par Willermoz — de Profès et de
Grand Profès ; cette « Profession » contient l'es-
sentiel de la théosophie martinésiste, et n'est
elle-même qu'un stade préparatoire à la théur-
i.'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII e SIÈCLE) / 365
gie. Puis ce système essaime en France (Joseph
de Maistre est reçu à la Profession) et en
Italie où les Grands Profès se multiplient aussi.
La Grande Profession est importée à Turin par
Giraud et le marquis d'Albaret, à Naples par
Diego Naselli et Joseph Pepe ; les trois ont été
reçus C.B.C.S. au cours de leurs séjours à Lyon,
en 1779 et 1780, et les Grands Profès qu'ils re-
crutent font partie, comme eux, de la Stricte
Observance dans le Grand Prieuré d'Italie. Au
fond, Willermoz a obtenu que les cadres de la
S.O.T. allemande servent à l'enseignement des
Cohens.

Willermoz, après être entré en rapport avec


le duc Ferdinand de Brunswick, Grand Maître
de la S.O.T., et le prince Karl von Hessen-Kassel
(tous deux admis à la Profession, et endoctrinés
au Willermozisme par Plessen), joue avec ces
hommes un rôle essentiel au convent de
Wilhelmsbad, en 1782, véritable champ clos où
s'affrontent mystiques et rationalistes (cf., aussi
l'article J. de Maistre) ; c'est le « clan » de
Willermoz qui triomphe, du moins apparem-
ment ; mais même au sein de ce « clan » mys-
tique, Willermoz se crée à Wilhelmsbad de
solides inimitiés, notamment celles de Savalette
de Lange et de Chefdebien, en contrecarrant les
initiatives de ce dernier qui représente à
Wilhelmsbad le groupe occultisant des « Amis
Réunis ». Savalette envoie, en 1784, des convo-
cations à son convent des Philalèthes, en ex-
cluant Willermoz, qui s'attire également, à
Wilhelmsbad, l'hostilité de Beyerlé, lequel repré-
sente la tendance des Templiers préoccupés
d'alchimie.

En 1784, Willermoz fait la connaissance de


Cagliostro, alors de passage à Lyon ; mais les
deux hommes ne s'entendent pas, et le Grand
Cophte ne parvient pas à exercer d'influence sur
la loge willermozienne de la Bienfaisance (cf.
l'article sur Cagliostro). L'influence de Mesmer
commence à se faire sentir en France, surtout
i.'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII e SIÈCLE) / 3 6 6
à partir de 1780 ; dès 1784, Willermoz fait partie
d'une société magnétisante, « la Concorde » ; il
va alors négliger quelque peu son entreprise
maçonnique au profit de séances magnétiques,
obtenant, par l'intermédiaire de médiums — le
plus important est Gilberte Rochette — des révé-
lations sur l'autre monde. En 1785, Mme de
Vallière, sous la dictée d'une mystérieuse entité
surnaturelle — l'Agent Inconnu — rédige des
textes « inspirés » dont les enseignements sem-
blent bien confirmer celui de Martines ; autour
de ce prodige se constitue une « Loge Élue et
Chérie », dirigée par Willermoz. Puis la Révo-
lution française contribue encore à retarder les
projets échafaudés à Wilhelmsbad ; Willermoz
échappe de peu à la guillotine ; mais sous l'Em-
pire, il reprend courage, tandis que des groupes
de C.B.C.S. tentent de se reformer à Paris et en
province, notamment à Avignon, Marseille, Aix,
Besançon. En 1796, à 66 ans, il avait épousé en
secondes noces une jeune femme de 25 ans,
qui lui donne un fils en 1805. Dans les dernières
années de sa vie, il correspond encore avec
Charles de Hessen-Kassel, Jean de Turckheim et
Rodolphe Salzmann.

Dès la mort de Martines, Willermoz est de


ceux qui contribuent le plus à accentuer l'aspect
chrétien du martinésisme. L'œuvre maçonnique
de ce catholique pratiquant vise, au fonds à
véhiculer la théosophie de Martines, de façon
diffuse dans les grades inférieurs, mais plus
précise dans les grades supérieurs de Profès-
et de Grand Profès. Sa très volumineuse cor-
respondance, conservée à la bibliothèque de
Lyon, nous renseigne sur ses relations avec
Saint-Martin, Martines de Pasqually, Haugwitz,
Joseph de Maistre, Saint-Germain, Cagliostro
et bien d'autres. De caractère actif et créateur,
Willermoz n'est pas dépourvu d'une certaine
vanité ni d'une certaine ambition. Plus capable
de juger des faits que des idées, d'esprit forma-
liste, il est moins doué pour la méditation, l'illu-
mination intérieure, que pour l'organisation et
i.'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII e SIÈCLE) / 367
l'activité. La Révolution aura été presque fatale
à son œuvre ; mais en Europe, on le considérera
longtemps — et certains le considèrent tou-
jours — comme un Frère particulièrement bien
renseigné en matière d'occultisme, et déposi-
taire des plus grands mystères.
RAYMOND H. LEENHARDT

LA MYSTIQUE PROTESTANTE

Y JL a-t-il une mystique protestante ? La ques-


tion se pose si l'on recueille les réticences des
auteurs protestants sur les plans théologique,
historique et religieux.

Pierre Jurieu 1 publie en 1699 un Traité histo-


rique contenant le Jugement d'un protestant sur
la théologie mystique... et la première édition est
enlevée en quinze jours. Jurieu répond aux atta-
ques de Bossuet contre Fénelon dont il apprécie
la valeur spirituelle mais rejette le quiétisme.
Le mysticisme lui paraît déifier l'homme, ce qui
est étranger à l'Écriture ; il condamne la passi-
vité, le pur amour, le sacrifice de notre propre
salut et refuse le caractère ésotérique (p. 71) qui
conduit au fanatisme et à l'orgueil. II relève
aussi la déclaration des prélats qui assure que
l'état passif n'est pas incompatible avec le péché
mortel, parce que « la grâce qui fait les états
passifs n'est pas la grâce qui fait les saints »
(p. 77). La théologie mystique serait « une in-
vention des moines ».

En 1860, Félix Bovet 2 , biographe du comte


de Zinzendorf, remarque : « Ignace avait voué
sa vie à Notre-Dame, c'est à Jésus seul que
Zinzendorf avait consacré la sienne. Or Notre-
Dame n'est que la patronne de l'Église romaine,
Jésus est le chef de l'Église universelle et le
Sauveur du monde. Travailler à la gloire de
Marie, ce ne pouvait être pour Ignace qu'étendre
la domination de l'Église romaine et extirper
3 6 9 / LA MYSTIQUE PR0TESTANT1.
l'hérésie. Servir Jésus-Christ, ce n'était pour
Zinzendorf travailler au profit d'aucune Église
en particulier... C'était les unir toutes, quelle
que fût la différence de leurs cultes et même de
leurs dogmatiques, par le seul lien d'un amour
commun envers Celui « qui est mort non seule-
ment pour nos péchés, mais encore pour ceux
du monde ».

Et enfin, Tommy Fallot» (1844-1904) écrit en


1898 à Ernest Naville qu'il y a deux sortes de
mysticisme, l'un « conduit l'homme à Dieu par le
chemin de la repentance et de l'humilité, en
sorte que l'homme s'écrie : Toi avec moi et
même Toi en moi, mais sans jamais perdre de
vue l'abîme qui persiste entre le Toi très saint et
le moi très infirme et très souillé. Et puis, il
y a la fausse monnaie du mysticisme, la cari-
cature, l'ange de ténèbres se revêtant de lumière
pour persuader à l'homme qu'il doit se faire
Dieu. Cette prédication est très vieille : Eritis
sicut dei. »

Cette attitude est liée au fond même de la


Réforme. Celle-ci n'a pas été une simple protes-
tation contre les abus ecclésiastiques, mais elle
a d'abord été un mouvement théologique con-
duit par des docteurs pour réévaluer la doctrine
et la vie chrétienne. Le point de rupture porte
sur la notion catholique de théologie naturelle,
« cet ensemble de preuves, dit Roger Mehl 4 ,
par lesquelles la raison, appuyée sur ses seules
ressources, prétend établir l'existence de Dieu,
définir son essence, et déduire de cette essence
les attributs principaux de la divinité, puis prou-
ver la spiritualité et l'immortalité de l'âme».
Cette théologie naturelle permet en effet de
passer insensiblement du monde de la chair au
monde de l'esprit, pour employer les termes
johanniques et de développer alors toute une
gamme d'états mystiques. Elle prône aussi le
principe de la double morale, selon lequel l'état
laïc est inférieur à l'état religieux qui seul per-
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 3 7 0
met au croyant d'accéder aux plus hautes jouis-
sances de la foi. C'est la négation du principe
du sacerdoce universel.

La Réforme refuse donc une mystique spécu-


lative et extatique qui recherche une union
substantielle avec le principe premier et as-
pire à devenir unum, à s'identifier avec lui dans
une même essence, mais elle accepte une mys-
tique pratique qui entend cette communion de
l'âme avec Dieu et n'aspire qu'à devenir unus,
c'est-à-dire semblable à Lui par ses sentiments.

Dans le protestantisme, la mystique n'est donc


pas exaltée, elle n'est pas recherchée pour elle-
même. Elle est une grâce qui accompagne la
vie spirituelle chez les tempéraments forts. Elle
n'est pas une félicité « en plus », à laquelle il
faudrait tendre. Elle repose sur la communion
avec Dieu par la foi en Jésus-Christ qui justifie
et parle au cœur par le témoignage intérieur du
Saint-Esprit. « Le voile du mystère, dit R. Mehl,
n'est soulevé que parce que Dieu a parlé et
que, dans l'acte même de sa révélation, il a
éveillé, dans les hommes qu'il a choisis, la capa-
cité de Le connaître, tel qu'il veut être connu,
dans sa subjectivité radicale, comme personne,
comme communion de personnes », dans la Tri-
nité. La théologie de la Réforme est une théolo-
gie de la Parole et « la notion de Révélation est
tout entière couverte par cette notion de
Parole », et Mehl résume admirablement cette
situation : « Non pas le Christ et la Vierge, mais
le Christ seul ; non pas la grâce et la liberté,
mais la grâce seule créatrice de liberté ; non
pas la foi et les œuvres, mais la foi seule d'où
naissent les œuvres ; non pas l'Écriture et la
Tradition, mais l'Écriture seule en tant que
témoignage unique rendu à l'œuvre de Dieu ;
non pas l'Église et le Royaume dans une sorte
de continuité temporelle, mais le Royaume seul
objet de l'attente de l'Église ; non pas la foi et
la raison, mais la foi seule capable de renouveler
l'intelligence. »
3 7 1 / LA MYSTIQUE PR0TESTANT1.
Elle trouve sa méthode dans la lecture et la
méditation de la Bible qui nourrit l'intelligence
et le cœur, et forme des personnalités singuliè-
rement ouvertes et profondes. Ce fondement
biblique est exclusif, et si l'on peut faire re-
monter la mystique protestante aux Pères de
l'Église, ce n'est pas que les protestants les ont
pratiqués, c'est uniquement parce que les uns
et les autres ont trouvé leur inspiration aux
sources de la Bible.

Dans cette Bible se trouve l'histoire de saint


Paul. Il récapitule en lui les formes d'expé-
riences et les affirmations trinitaires que nous
retrouvons chez nos auteurs. On pourrait ne
citer que ces « salutations » qu'il place en tête
de ses Épîtres (Rom. 1,1-7 par exemple) où il
donne comme sa carte de visite. Suivons plutôt
les différents aspects de son histoire.

Il fait l'expérience-type de la conversion


brusque sous l'action de la grâce : à l'âge adulte,
il est interpellé par le Christ : « Saul, pourquoi
me persécutes-tu ? » et il est terrassé : « Sei-
gneur, que veux-tu que je fasse?» (Actes IX,
5-6). Le Christ a une place centrale dans sa vie
et sa pensée : « Christ est ma vie » (Ph. 1,21),
« votre vie est cachée avec Christ en Dieu »
(Ph. 111,3). — « Le Saint-Esprit rend témoi-
gnage à notre esprit que nous sommes enfants
de Dieu » (Rom. VIII,16). Il « nous aide dans
notre faiblesse car nous ne savons pas ce qu'il
nous convient de demander dans nos prières »
(Rom. VIII,26). Paul est « empêché par le Saint-
Esprit d'annoncer la Parole dans l'Asie » (Actes
XVI,6). — La Parole doit être annoncée: «La foi
vient de ce qu'on entend et ce qu'on entend
vient de la Parole du Christ » (Rom. X,17.) —
Paul a reçu du Seigneur l'institution du sacre-
ment de la Sainte Cène (I Cor. 11,23-27). — Il
proclame la transcendance de Dieu : « Nous
prêchons la sagesse de Dieu mystérieuse et
cachée, que Dieu, avant les siècles, avait des-
tinée pour notre gloire » (I Cor. 11,7). — Il
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 3 7 2
excelle dans la contemplation : « Or nous savons
que jusqu'à ce jour la création tout entière sou-
pire et souffre les douleurs de l'enfantement... »
(Rom. VIII,22). — L'intelligence est renouvelée
par le mystère de la foi: «Nous amenons toute
pensée captive à l'obéissance de Christ » (II Cor.
X,6). — Il ne recherche pas les visions, mais
elles interviennent pour orienter son action :
à Troas, « pendant la nuit Paul eut une vision :
un Macédonien lui apparut et lui fit cette
prière : Passe en Macédoine et viens nous
secourir » (Actes XVI,9). — Et enfin, il explique
au chapitre XIV de la I r e Epître aux
Corinthiens ce qu'est la glossolalie et
l'usage privé qu'il faut en faire : « Je rends
grâces à Dieu de ce que je parle en langue plus
que vous tous ; mais, dans l'église, j'aime mieux
dire cinq paroles avec mon intelligence, afin
d'instruire aussi les autres, que dix mille paroles
en langue. »

Et on pourrait continuer une énumération


extraordinairement riche des dons spirituels de
cet homme qui les a reçus en vue de l'action
et de la communication de la Parole.

Comme celle de Paul, la mystique protestante


n'est pas une occupation de moines. Elle est le
fait de pasteurs tournés vers la cure d'âmes,
de laïcs engagés dans le combat contre l'injus-
tice et la persécution, plongés dans la vie de la
cité et de la famille et y semant les germes
d'une vie plus consciente et plus religieuse. Elle
n'est pas de l'art pour l'art. Elle est toujours une
grâce reçue. Il fallait préciser ces différents
points pour comprendre le choix de nos au-
teurs ; ils n'ont pas toujours laissé d'écrits
mystiques et il faut rechercher à travers leurs
correspondances et leurs travaux cette tonalité
particulière, sans oublier que derrière les quel-
ques noms que nous retenons, il y a l'humble
et vivante cohorte des hommes et des femmes
qui se nourrissent de cette méditation biblique
personnelle.
3 7 3 / LA MYSTIQUE PR0TESTANT1.
Car la sève mystique n'a jamais manqué. « La
foi devient en son principe même un élément
mystique, car elle nous unit à Christ », écrit le
professeur J.D. Benoît 5 . Nous suivrons ce dé-
veloppement avec le Traité de la dévotion de
Jurieu qu'ont pratiqué les Galériens pour la foi
et les Prédicants de l'Église du Désert, et avec
les prédicateurs de Réveils aux XVIII e et
XIX e siècles, et enfin avec l'essor nouveau d'une
spiritualité plus réfléchie que celle des Réveils.
Nous regrettons d'avoir dû nous limiter à tous
égards pour cette étude.

Nous laisserons de côté les manifestations


artistiques. Hasso Jaeger 6 a montré que les
cantates de J.S. Bach sont l'expression suprême
de la mystique luthérienne et qu'il s'est nourri
de Calvin. On pourrait aussi montrer dans un
tout autre milieu que c'est de la contemplation
du Christ que sont sortis les négro-spirituals
des Noirs américains. On apprécierait enfin la
signification de la lumière dans l'œuvre de
Rembrandt, qui trouva dans la Bible une inspi-
ration profonde et non un simple prétexte à
déployer son talent, et donna au Christ une
place centrale dans ses nombreuses illustrations
de scènes évangéliques.
Nous consacrerons quelques pages aux Com-
munautés, parce qu'elles sont l'expression du
développement du sens mystique. Le protestant
est souvent individualiste. Ce renouveau spiri-
tuel déborde aujourd'hui les communautés dans
une recherche de groupes d'action ou de parois-
ses consistoriales.
Enfin, l'Europe n'a pas l'exclusivité et nous
aurions voulu pouvoir présenter le protestan-
tisme dans d'autres civilisations. Nous nous
bornons à un Hindou, le Sadhou Sundar Singh,
à un Japonais, T. Kagawa, et à un Africain,
Kïbangu.

Veut-on trouver ici une sorte de classification


des courants de la mystique protestante ? Ce
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 3 7 4
serait bien théorique, car la vie déborde les
cadres et ne se laisse pas analyser. C'est un
travers d'intellectuel de penser qu'il ne peut
comprendre .sans disséquer et de se laisser
entraîner à appliquer à l'étude de la vie spiri-
tuelle des méthodes qui sont adaptées à l'étude
de la nature, mais ne peuvent aborder la vie
que de l'extérieur.- On gagne beaucoup à être
prudent et à ne pas trancher avec trop d'assu-
rance.
On pourrait cependant situer, grosso modo,
nos personnages dans les tendances suivantes,
comme le propose Sœur Antoinette Butte, de
Pomeyrol.
— La mystique de la transcendance où s'af-
firme l'absolue majesté de Dieu en face de
l'absolue misère de l'homme. De Calvin à Karl
Barth, la sève est ininterrompue et elle a contri-
bué à donner un squelette et comme un garde-
fou à la pensée et à la piété par le Soli Deo
gloria.
— La mystique de la croix serait celle des
piétistes. Le P. Hasso Jaeger distingue cinq rami-
fications du piétisme luthérien :
a) le piétisme de Spener au tempérament
conciliateur se refuse au séparatisme ;
b) celui de son disciple, A.H. Francke, de
Halle, insiste sur l'expérience immédiate de la
conversion et date l'heure à laquelle il a ressenti
la certitude de la nouvelle naissance ;
c) le piétisme des spiritualistes, apocalyptiques
et illuministes, à la suite de Boehme et de Gott-
fried Arnold, où l'enthousiasme et l'excitation
dominent ;
d) celui de Zinzendorf et des Moraves est
proche de Luther et a marqué plus que d'autres
tendances les Français du XIX e siècle ;
e) le piétisme souabe réintégré dans l'Église
luthérienne du Wurtemberg s'oriente avec Ben-
gel et Œttinger vers un mysticisme spéculatif.
3 7 5 / LA MYSTIQUE PR0TESTANT1.
Il faut souligner que les Adolphe Monod,
Oberlin, Kagawa, etc., qui sont des mystiques
de la croix, ont su garder un équilibre que tous
n'ont pas eu. On trouve dans ce groupe l'Armée
du Salut et les Revivalistes : l'expérience reli-
gieuse entraîne une libération et un dépassement
de soi par la puissance du sang de Jésus.
— La mystique du Saint-Esprit est repré-
sentée par les mouvements de Pentecôte et les
Tziganes qui connaissent aujourd'hui un grand
essor.
— La mystique de la présence faite d'amour,
d'adoration et de contemplation, s'oriente en
deux sens :
Un sens horizontal, où se retrouvent ceux qui
ne s'attachent pas aux formules traditionnelles
et conservent néanmoins le patrimoine spirituel
classique : les Quakers, Charles Wagner, les
équipes de croyants en milieu sous-prolétarien,
les Fraternités ;
Un sens vertical, où la présence s'exprime
aussi bien dans l'immanence que dans la trans-
cendance et où ce qui importe est la pénétra-
tion de la vie et de la pensée par la vie et la
pensée de Dieu, qui transfigurent les plus hum-
bles détails et les plus grandes souffrances :
Vinet, Oberlin, Adolphe Monod...
Et puisque la mystique protestante est tour-
née vers l'action, il n'y a pas à s'étonner qu'elle
ait entraîné une réforme de la Réforme et
contribué à revivifier les différents aspects de
la vie en ce qui concerne :
— le sens de l'Église, Corps de Christ, et
réalité mystique présente.
— le sens de la prière liturgique, celle de
l'Église unie à la prière du Seigneur et non
une prière seulement individuelle.
— le sens du sacrement, comme signe attesté
et tangible d'une présence crue dans la foi et
accueillie dans l'adoration.
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 3 7 6
— et enfin, une mystique de communion où
l'on s'aperçoit qu'elle est la seule voie pour
vivre l'unité.
Terminons cette introduction sur une remar-
que d'Annie Perchenet, catholique fervente
d'unité : « On peut constater deux faits : d'une
part, l'Église catholique, mettant l'accent sur la
valeur du baptême, dit que tout chrétien est
appelé à la sainteté et elle ne considère plus la
vie religieuse comme un état de perfection ;
d'autre part, les protestants trouvent naturel
de puiser dans le fonds commun p o u r soutenir
le renouveau des communautés religieuses. »

Martin Luther7 (1483-1546)


Luther est né à Eisleben, où il est
revenu mourir. « Mon père, mon grand-
père, mon aïeul, étaient de vrais paysans. » En-
fant pauvre, il d u t chanter pour pouvoir conti-
nuer de brillantes études. A 22 ans, en 1505, il
entre au couvent des Augustins à E r f u r t . Il s'ap-
pliquait à l'extrême à suivre les règles et se
mortifiait pour avoir la paix qu'il ne trouvait
pas. Jusqu'au jour où Staupitz lui conseille la
confiance en Dieu. « Comme je méditais nuit et
jour ces paroles : la justice de Dieu se révèle en
lui comme il est écrit : le juste vit par la foi,
Dieu eut enfin pitié de moi. Je compris que la
justice de Dieu est celle dont vit le juste, par
le bienfait de Dieu, c'est-à-dire la Foi ; et que le
passage signifiait : l'Évangile révèle la justice
de Dieu, par laquelle le Dieu de miséricorde
nous justifie au moyen de la foi. Alors je me
sentis comme re-né ; il me semblait que j'en-
trais, à portes ouvertes, dans le Paradis. » —
« Que* la vie est belle, écrivait-il plus tard avec
ferveur dans la Liberté chrétienne, et glorieuse !
qui peut en comprendre la beauté et la richesse?
elle possède toutes choses et ne souffre jamais
d'indigence ; elle est plus forte que le péché, la
mort et l'enfer ; mais en même temps elle est
tout entière au service des autres, pleine de
bonté et de sollicitude. » Dans son Commen-
3 7 7 / LA MYSTIQUE PR0TESTANT1.
taire de l'Épître aux Romains, Luther a déve-
loppé l'affirmation que le chrétien est toujours
et ' simultanément pécheur, juste et pénitent.
Tant qu'il vit sur la terre, il reste imparfait
donc, de fait, pécheur. Mais quand Dieu a fait
naître en son cœur la certitude de sa bienveil-
lance, le chrétien reçoit le courage de croire au
pardon de ses péchés. Et il continue sa lutte
par la conversion, la sanctification, la pénitence
perpétuelle. C'est cette pénitence perpétuelle
qui ressort des questions pertinentes posées
dans les 95 thèses. Car alors Luther ne souhai-
tait que de réformer son Église et il va le
proposer au pape. Le spectacle de la Rome
papale l'épouvante, le commerce des indul-
gences le révolte. Après que l'évêque ait refusé
de s'associer à sa protestation, Luther affiche les
95 thèses sur les murs de l'église du château
de Wittemberg le 31 octobre 1517. Ce fut le
départ de cette étonnante aventure où Luther
tient tête à Rome « dans la pleine autorité d'un
enfant de Dieu par le baptême, et de cohéritier
de Jésus-Christ, fondé sur le roc, et ne craignant
point les portes de l'enfer » (au pape Léon, en
1520).
Mais il a eu le malheur, au bout de quelques
années, et il en a douloureusement souffert, de
ne pas réussir à s'affranchir des princes, et
d'être bientôt entraîné et déchiré par les riva-
lités des États et des alliances politiques. On
voit, aux dates de ses publications, que pendant
ces moments difficiles, il saisissait toutes les
occasions de préciser des points de doctrine,
d'appeler à la conversion, de secouer les cons-
ciences, même des princes. Car sa raison d'être
n'a pas tant été de dénoncer les abus que de
communiquer à d'autres par son témoignage la
foi qui l'enflammait. Passionné de musique « ce
don de Dieu qui dissipe la tristesse et chasse le
diable », il se mit à composer des cantiques, et
ce fut un véhicule révolutionnaire de son mes-
sage et une école de piété pour les fidèles.
« La bénédiction de Dieu qui était sur Luther,
écrivait l'historien Michelet, apparut en ceci
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 3 7 8
surtout que, le premier des hommes depuis
l'Antiquité, il eut la joie et le rire héroïques...
la joie de l'inventeur... la joie du combattant... la
joie du vrai fort, ferme sur le roc de la cons-
cience. »
8
Jean Calvin (1509-1564)
Jean Calvin est né à Noyon en France.
« Ce fut, dit le critique littéraire Emile
Faguet, un homme de combat et de création,
qui sut renverser et bâtir, une des plus vigou-
reuses intelligences qui aient été, une des plus
hautes consciences, surtout un des plus grands
courages qui se soient montrés dans la race
humaine. » Calvin s'était décidé lentement, par
révérence pour l'Église et pour les sacrements
auxquels il tenait, à passer à la Réforme ; et
sa conversion lui est apparue comme un acte
de Dieu qui a mis fin à ses hésitations. « Cha-
que fois que je descendais en moi, ou que
j'élevais le cœur à Toi, une si extrême horreur
me surprenait qu'il n'était ni purifications, ni
satisfactions, qui m'en pussent guérir. Et plus
je me considérais de près, plus ma conscience
était pressée d'aigres aiguillons, tellement qu'il
ne me demeurait autre consolation ni réconfort,
sinon de me tromper moi-même en m'oubliant...
Seigneur ! je me confesse digne d'être entière-
ment anéanti mais puisque je n'ai pas la force
de porter telle sévérité, ne me traite pas selon
mes démérites, mais plutôt pardonne-moi mes
péchés par lesquels j'ai provoqué ta colère
contre moi. » — « La prière, disait-il encore, est
sacrifice d'adoration, en même temps qulune
communion directe avec Dieu par laquelle nous
pénétrons dans le sanctuaire du ciel, et, admis
en présence de Dieu, nous l'interpellons sur
ses promesses. »

Nous avons montré dans notre introduction le


fondement théologique de la Réforme. C'est à
la vigoureuse pensée de Calvin qu'on le doit,
et à cette somme théologique que représente
l'Institution chrétienne qu'il a publiée en 1736
3 7 9 / LA MYSTIQUE PR0TESTANT1.
à l'âge de vingt-cinq ans. Sa langue claire a
incité les Français à la lecture de la Bible et
ses commentaires ont été très lus. Il a consolidé
l'œuvre de Luther en ajoutant au rôle de la
Parole et des sacrements celui d'une Discipline.
Il a appelé à la sanctification et formé des
caractères aptes à la contemplation de la ma-
jesté de Dieu par la médiation du Christ. Au
troisième livre de l'Institution chrétienne, il
parle de l'union mystique : « J'élève en degré
souverain la conjonction que nous avons avec
notre chef, la demeure qu'il fait en nos cœurs
par la foi, l'union sacrée (unio mystica) par la-
quelle nous jouissons de lui à ce qu'étant nôtre,
il nous départisse les biens auxquels il abonde
en perfections. Je ne dis pas que nous devons
considérer Jésus-Christ de loin de nous, afin
que sa justice nous soit allouée, mais parce que
nous sommes vêtus de lui et entés en son corps,
bref parce qu'il a bien daigné nous faire un
avec soi. » D'après Calvin, dit Jaeger 6 , « l'union
sacrée avec le Christ est la condition indispen-
sable pour accéder à la vie spirituelle et plus
précisément à la sanctification... Terme de
la sanctification, la vision de Dieu dans la béa-
titude se révèle essentiellement comme jouis-
sance béatifiante (friiitio divina)... « L'avant-
goût de la fruitio divina explique le sens profond
de la présence divine qui sanctifie et béatifie
l'homme dans son cœur. »
La prédication de Calvin a été celle d'un
homme de prière qui a eu le souci constant
d'éveiller chez les autres le sens de la méditation
et de la lecture de la Bible. Cela se sent à travers
tout ce qu'il a écrit, même quand il polémique.
Il invite toujours à ce contact mystique réel
entre l'Esprit saint et notre esprit qui est
affirmé et affermi par le sacrement de com-
munion. « L'âme fidèle, dit-il, reconnaît indubita-
blement et, pour ainsi dire, touche à la main la
présence de Dieu, là où elle se sent vivifiée,
illuminée, sauvée, fortifiée et sanctifiée. »
L'œuvre de Calvin n'incite pas au mysticisme,
mais elle soutient un grand courant qui anime
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 3 8 0
une poussée vers la mystique. Malingre et fié-
vreux, il entretenait une correspondance énorme,
conseillait les chefs, dirigeait les Eglises, affer-
missait les martyrs, exposait sa théologie, ne
cessait pas de polémiquer quand il le fallait.
Il a laissé plus de deux mille sermons manus-
crits et ses œuvres tiennent à peine dans une
soixantaine de gros volumes.

Richard Hooker22 (1554-1630)


Richard Hooker naît sept ans après
la mort d'Henri VIII qui s'est séparé en
1539 de la papauté, non de la doctrine catholi-
que, en fondant l'anglicanisme, Eglise d'Angle-
terre. A la suite de controverses avec le puritain
Travers, il écrit huit volumes sur : Of the laws
of ecclesiastical Politie (1572), pour montrer
que l'Église est une extension de l'Incarnation :
« Le Christ est tout entier dans l'Église et tout
entier dans chaque partie de l'Église. En plus de
cette présence et de ce lien mystique avec le
Christ, il existe une influence vraie et actuelle-
de grâce par laquelle cette vie de sainteté que
nous vivons est sienne et par laquelle nous
recevons de lui ces perfections en lesquelles
consiste notre bonheur éternel. »

Jean Arndt (1556-1621)


Jean Arndt est né à Ballenstaedt.
Il lit saint Bernard, Thomas a Kempis, Tauler,
fait des études de médecine et devient pasteur
à la suite d'une maladie. Ses différents minis-
tères ont été beaucoup attristés par les divisions
politiques et théologiques. Son dévouement fut
extrême lors de la peste de 1598. Il publie le
Vrai christianisme et sa patience et sa valeur
s'imposent enfin à ses ennemis en 1607 : « Vir
placidus, candidus, pius et doctus », lit-on dans
les actes du ministère. Il est prédicateur de la
cour à Celle en 1611 et publie des sermons sur
les Évangiles, le Petit Catéchisme de Luther, un
recueil de prières très répandu : Petit Jardin du
Paradis, et il réédite l'Imitation de Jésus-Christ
3 8 1 / LA MYSTIQUE PR0TESTANT1.
et la Théologie germanique. On l'a accusé d'avoir
découvert la pierre philosophale et l'art de
faire de l'or parce qu'il avait fait de la médecine.
En fait il a toujours voulu rester fidèle à la
doctrine de son Église. Il enseignait avec un
modus docendi mysticus, « cette manière d'en-
seigner est fort nécessaire aujourd'hui que la foi
s'est éteinte et que la charité s'est refroidie
dans les hommes. » Il revivifie la doctrine de la
justification en mettant l'accent sur la doctrine
johannique qui met l'homme en communion de
vie avec Jésus-Christ : « Voilà ce que j'ai voulu :
d'abord détourner les étudiants en théologie et
les pasteurs de cette théologie étroite et batail-
leuse qui menace de nous ramener à la scolas-
tique ; ensuite conduire les âmes de la foi morte
à la foi vivante, de la science pure et de la
théorie à une piété pratique et féconde ; montrer
enfin ce que c'est que la vraie vie chrétienne
inséparable de la vraie foi, et ce que signifie
cette parole de l'apôtre : Je ne vis plus pour
moi-même, mais Christ vit en moi ! Mon inten-
tion n'était donc point de présenter Christ uni-
quement comme un exemple, comme font les
moines, mais d'augmenter la foi en Christ et de
lui faire porter des fruits, afin que nous ne fus-
sions pas trouvés stériles au jour du jugement. »
Son action a été profonde et Zinzendorf a
publié en 1725 une traduction française en trois
volumes du Vrai christianisme.

Jacob Boehme (1575-1624)


Fils de pauvres paysans silésiens, la
recherche de la vérité f u t la grande
affaire de sa vie. Ce théosophe chré-
tien protestant n'a d'autre maître que la Bible
et est animé d'une grande piété. Il lit les astro-
logues, les mystiques, les chimistes, et est capa-
ble d'une telle faculté de concentration qu'il a
eu quatre fois des extases. Une fois, il se vit
lentouré d'une lumière divine pendant sept
jours. Il parlait peu de ses visions qui lui ont
pourtant permis de contempler « le centre de
la nature et la lumière de l'essence divine ».
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 3 8 2
Dans son premier livre Aurora, il raconte com-
ment il en a plus vu et appris en un quart-
d'heure que pendant des années dans les plus
hautes écoles. Il voulait connaître le cœur de
Jésus et s'y cacher, et il a pu lire au fond des
cœurs et déchiffrer les secrets de la nature.
Pendant les cinq dernières années de sa vie, il
a écrit : les Trois principes de l'essence divine,
la Triple Vie de l'homme, Quarante Questions
sur l'âme, le Miroir de l'éternité, la Contempla-
tion de Dieu, l'Incarnation de Jésus-Christ, et
plus de vingt autres traités sur des sujets de
vie intérieure. C'est son disciple Frankenberg
qui a réuni et édité ses œuvres complètes en
1682. Ses idées se sont rapidement répandues en
Hollande et, en 1646, Charles I" fit traduire ses
œuvres en anglais.
9
Charles Drelincourt (1595-1669)
Charles Drélincourt est né à Sedan où
son père est réfugié. Sa mère a vu
massacrer son fils aîné le troisième jour de la
Saint-Barthélémy. Il fait de brillantes études et
commence son ministère en 1618. L'interdiction
du roi de créer une église à Langres lui cause
une forte émotion. Il est appelé à Charenton
où il sera jusqu'à sa mort. D'une constitution
très robuste, infatigable, il prêchait encore sept
jours avant sa mort. Calviniste, il attire l'atten-
tion sur le Christ souffrant, mourant, mis au
tombeau, ressuscité, montant au ciel et régnant
dans la gloire. Son activité littéraire est impor-
tante et célèbre les scènes bibliques et les
moments de la vie religieuse. Les Consolations
de l'âme fidèle contre les frayeurs de la mort
ont été réimprimées plus de quarante fois ; elles
proposent six remèdes et douze consolations.
En 640 pages, il exhorte avec une ferveur et une
pénétration biblique rares. Il a laissé aussi un
grand nombre de sonnets chrétiens et les
Visites charitables ou consolations chrétiennes
pour toutes les personnes affligées. Sa langue
est d'une pureté classique et d'une grande
clarté..
Philippe-Jacques Spener (1635-1705)
Né à Ribeauvillé, il subit l'influence de la com-
tesse douairière Agathe de Ribeaupierre et du
chapelain Joachim Stoll, piétistes distingués.
Dans sa jeunesse, il traduit en vers allemands la
Bible et des livres de piété. Il soutient sa thèse en
1659 à Strasbourg et voyage de Bâle à Genève
et en Allemagne, donnant des cours et suivant
les prédications de Labadie. En 1664, sa thèse de
doctorat porte sur l'Apocalypse IX, 13-21. Il se
marie et est appelé comme doyen des pasteurs
de Francfort. Il réussit des réformes remar-
quables en expliquant le catéchisme de Luther,
faisant des réunions à la campagne, fixant une
discipline pour les communions et éveillant à la
nouvelle naissance. Il réunit en 1670 de petites
assemblées d'édification mutuelle : Collegia
pietatis. Mais ces groupuscules ayant favorisé
l'orgueil spirituel et l'étroitesse ecclésiastique,
et suscité le sobriquet de « piétistes », Spener les
abandonne. Il publie les « Pia desideria » (1675)
pour appeler au réveil religieux de l'Église
luthérienne. Il répond toujours et courtoisement
aux attaques. Dix ans plus tard, il reçoit la plus
haute charge de l'Église luthérienne, comme
premier prédicateur à la cour de Dresde. Mais
son esprit réformateur déplaît à la cour dis-
solue. Il encourage Francke à ouvrir à Leipzig
des cours d'exégèse pratique. Mais des étudiants
convertis font des excès, méprisant le scolasti-
cisme officiel et brûlant les livres des profes-
seurs, et en 1690 les chaires sont retirées aux
piétistes et les réunions interdites. Spener crée
à Berlin avec Francke l'Université de Halle.
Mais ses amis lui donnent plus de soucis que
ses ennemis par des scènes de surexcitation
religieuse, d'extases et de visions dans plusieurs
villes. Il renonce à la polémique et écrit sur la
divinité de Jésus-Christ. Il a publié 123 volumes
et reçu près de mille lettres par an. Sans aban-
donner la théorie évangélique de la justification
par la foi, il incite les croyants à travailler à
leur sanctification, à appliquer à la vie rçrA
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 3 8 4
sente les privilèges que les théologiens ren-
voyaient à la vie f u t u r e et à diriger leurs re-
gards moins sur l'Église que sur leur commu-
nion immédiate avec Dieu par le Christ et le
Saint-Esprit. On admire qu'avec une mauvaise
santé il ait eu une si grosse puissance de travail,
de mémoire, de cordialité. Il est avant tout
homme de prière. « Sa noble figure, a-t-on dit,
occupera toujours une place d'honneur dans
la galerie des saints de l'Église protestante. »

Spener a jeté les bases de ce que sera le


piétisme. Mais tandis qu'il avait lui-même un
rare équilibre et une belle ouverture de cœur
et d'esprit, ses successeurs s'occuperont plus de
leurs états d'âme que de l'Évangile, seront sen-
timentaux, obscurantistes, sectaires et phari-
siens, ou tomberont dans un mysticisme dégra-
dé. Mais, malgré ces lacunes, l'impulsion venue
de la première génération avec Spener donnera
naissance, au XVIII e et au XIX' siècles, aux
grandes œuvres du protestantisme, les sociétés
bibliques, les sociétés de missions, les écoles,
les œuvres d'évangélisation et de charité, etc.
Georges Fox (1624-1691)
Il est le fondateur de la « Société
des Amis » ou « Peuple de Dieu » (1649),
dits « Trembleurs ». D'une famille mo-
deste et profondément religieuse, il f u t marqué
p a r l'horreur de l'hypocrisie. « Quand j'arrivai
à l'âge de onze ans, je connaissais la pureté
et la droiture car on m'avait enseigné comment
il faut marcher pour se garder pur. » Trop pau-
vre pour faire des études de théologie, il fut
placé chez un cordonnier à garder des moutons !
Sa vie se décide à vingt ans : à la foire, trois
jeunes gens pieux l'invitent à vider avec eux
un pot de bière. Il accepte. Ses compagnons font
alors le pari que le premier qui s'arrêterait de
boire paie pour tous. Consterné, Fox pose immé-
diatement l'argent sur la table et sort : « Je ne
me couchai pas cette nuit-là, je marchai de
long en large et je priai. Le Seigneur me dit :
3 8 5 / LA MYSTIQUE PR0TESTANT1.
Tu vois comment les jeunes vont à la vanité et
comment les vieux vont au cimetière ; aban-
donne-les tous... Alors, le neuvième jour du
septième mois 1643, je rompis toutes mes rela-
tions et vécus en étranger. » Cette date impor-
tante situe l'originalité de Fox ; il entend la
parole de Dieu et y conforme sa vie et sa foi
avec une logique intégrale. « Je jeûnais beau-
coup ; j'emportais ma bible dans des endroits
déserts ; je m'asseyais dans un creux d'arbre
jusqu'au soir... j'avais perdu espoir dans les
hommes ; tout secours extérieur me manquait.
Alors, oh ! je perçus une voix qui disait : « Il en
est un, le Christ Jésus, qui peut répondre à ta
situation — et mon cœur bondit de joie. Car le
Christ lui-même a été tenté, il a triomphé du
malin ; et, à travers lui, par sa puissance, et
sa lumière, et sa grâce, et son esprit, je puis
remporter la même victoire... » — « Je voyais
qu'il existait un océan de nuit et de mort ;
mais cet abîme était recouvert par un océan
infini de lumière pour protester contre l'ido-
lâtrie. « Le pasteur déclarait à l'auditoire que
la Bible était la pierre de touche pour éprouver
toutes les doctrines. Je m'écriai : Mais non ! les
Juifs possédaient les Écritures ; et cependant
ils ont repoussé le Messie. La vraie pierre de
touche, c'est l'Esprit-Saint qui parle en nous.
Alors on me jeta dans une prison puante, pour
avoir troublé le culte. » Devenu évangéliste, il
fut arrêté trente-six fois en quarante ans de
ministère e.t passa des années en prison. Tel est
l'homme qui a proclamé avec vigueur une
spiritualité incarnée, supprimé les rites et les
fêtes vides de sens, appelé chacun à vivre par
l'esprit du Christ et à manifester cette vie. Les
Quakers (la Société des Amis) persécutés en
Angleterre partirent pour New-Jersey en Amé-
rique, en 1660, et furent accueillis par William
Penn en 1680, en Pensylvanie.
Les Quakers ne veulent pas d'une religion ins-
titutionnelle ni des sacrements, et prennent très
au sérieux dans un esprit de mystique évangé-
lique et de silence le Sermon sur la montagne.
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 3 8 6
La charité seule peut vaincre le mal. Aussi leur
action sociale a toujours été remarquable. Ils
ont été les premiers à travailler à l'abolition de
l'esclavage et ont encore une influence réelle
aujourd'hui.
1
Pierre Jurieu (1637-1713)
En 1656, il est maître ès arts à
Saumur, puis soutient à Sedan sa thèse
de théologie : De vita Dei. Il est consa-
cré pasteur anglican en Angleterre, succède à
son père dans l'église de Mer et devient profes-
seur d'hébreu à Sedan en 1674 avec deux thèses
sur la Kabbale et sur le Pouvoir des Clefs.
L'Académie étant supprimée le 9 juillet 1681,
Jurieu dut partir en exil et devint professeur
à Rotterdam pendant trente-deux ans. Ardent
controversiste, il défendit ses coreligionnaires.
Comme il arrive dans les temps de persécution,
Jurieu étudia les prophéties et l'Apocalypse pour
y trouver l'espoir d'une délivrance et annonça
pour 1689, puis pour 1715, la ruine du papisme
et la chute de l'Antéchrist. Ses adversaires
étaient très violents et bien en place, mais
Jurieu reste un des champions les plus vigou-
reux du protestantisme. Il a laissé plus de
soixante ouvrages. Citons le Traité de la dévotion
(1675) que P. Burgelin résume ainsi : « Dès les
premières pages nous le voyons parler du
« Désir d'union », et citer ce texte si évidemment
mystique du Cantique : « Qu'il me baise des
baisers de sa bouche, car ton amour vaut
mieux que le vin » (p. 67). La dévotion est
une « véhémente passion de converser avec Dieu
et de lui verser dans le sein ses douleurs, d'ouïr
sa parole et de recevoir les gages de son amour
en ses sacrements » (p. 8). Elle nous procure
« une joie qui se peut appeler inconcevable...
c'est un océan où se noient tous les chagrins
de la chair ». (p. 10). Parlant de l'oubli du
monde, lorsque l'homme se retire dans son
cabinet, il va jusqu'à dire : « Le fidèle meurt
de cette manière plusieurs fois par jour. » A
3 8 7 / LA MYSTIQUE PROTESTANTE
propos du progrès de la piété, il parle d'une
« certaine élévation de l'âme que je ne saurais
appeler autrement qu'une espèce d'extase par
laquelle l'âme est comme ravie hors d'elle-
même. Elle est si attachée à la contemplation
des objets célestes que non seulement elle n'a
plus d'intelligence pour les choses terrestres,
mais elle n'a plus de sens, plus d'oreilles, plus
d'yeux ; elle ne voit, elle n'entend rien. » (p. 13).
Il réserve cet état comme un «privilège des
prophètes et des saints du premier ordre », tout
à fait exceptionnel.
Jurieu écrivait de Rotterdam des lettres pas-
torales (1688) pour faire connaître les exploits
des prédicants et approuver l'un d'eux. Vivent,
qui sans études et sans vocation régulière,
avait été requis par ses auditeurs pour leur
donner la Sainte Cène. On lui reprocha alors
d'être montaniste, sous le prétexte qu'en encou-
rageant les prédicants il rabaissait les représen-
tants normaux de l'Église.

Gérard Tersteegen (1697-1769)


Gérard Tersteegen a vécu à Mulheim
en iWestphalie comme tisserand et s'est
livré très tôt à l'étude et à la prédication
dans un milieu fortement imprégné par la
spiritualité réformée et la théologie biblique
hollandaise, dont le rayonnement a toujours
marqué cette ville. Sa culture humaniste, sa
connaissance de l'hébreu, du français et du hol-
landais, lui permettent d'assimiler cette théolo-
gie et de devenir le mystique calviniste. Son
œuvre se caractérise par l'union intime de la
piété et de l'intelligence, et réserve une place
à la saine raison, ce qui l'éloigné du sentimen-
talisme piétiste. Dans son ouvrage, la Voix de
la vérité, il précise : « Par théologie mystique,
nous comprenons ce qu'on appelle la vie inté-
rieure ou la présence béatifiante dans le cœur. »
La mystique, c'est la théologie pratique ou la
réalisation du cœur. C'est « ce degré de la
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 3 8 8
connaissance de Dieu par expérience que saint
Paul, et tout mystique après lui, a appelé l'illu-
mination, demandant à Dieu d'en faire don aux
fidèles ». Il se réfère toujours à saint Jean et
saint Paul. Il insiste beaucoup sur la doctrine
calviniste de la sanctification par laquelle Dieu
est présent dans l'âme croyante. Directeur d'âmes,
Tersteegen aide ses disciples à trouver la voie
de la contemplation : d'abord la « méditation »,
ensuite « l'acte » de la contemplation et « l'état
pur » de la contemplation où l'âme demeure
continuellement en présence de Dieu, « l'impré-
gnation cachée de la présence de Dieu ». Il a su
préserver son équilibre en face des formes dégé-
nérées du mysticisme exubérant de son époque.
Il publie ses sermons, le Jardin spirituel en
1727 et se révèle comme un poète religieux de
premier ordre célébrant le repos bienheureux
que l'âme trouve en Dieu et le renoncement du
monde. Ces chants ont passé dans les recueils
hymnologiques de l'Allemagne.

William Law (1686-1761)


Ce diacre de l'Eglise anglicane a dû
renoncer, en 1715, à son poste parce
qu'il refusait de prêter le serment au
roi George I er . Il devient alors prêtre de
la petite église des « non-jureurs ». Vers 1725, il
publie : A serious call to a Devout and Holy
Life, qui a autant de succès que l'Introduction
à la Vie dévote de saint François de Sales. Il
rappelle que le Christ a réhabilité notre nature
pervertie et que nous pouvons, par un p u r don
de Dieu, commencer à goûter à la joie éternelle.
Il a eu une influence sur les frères Wesley.

Emmanuel Swedenborg10 (1688-1772)

Fils d'un pasteur suédois et physicien célèbre,


cet homme étonnant eut à Londres, à cinquante-
cinq ans, une vision où Dieu lui dicte, dit-il, ce
qu'il doit écrire. Il s'adonne alors, jusqu'à sa
3 8 9 / LA MYSTIQUE PR0TESTANT1.
mort, à la contemplation et à l'étude des choses
qui échappent à l'entendement rationnel. Sa
théologie s'accorde aux thèmes traditionnels :
Jésus-Christ résume en lui tout ce que l'homme
peut connaître de Dieu, et c'est à lui que doit
remonter toute adoration. Mais sa lecture de la
Bible cherche un sens spirituel à travers cer-
tains récits d'allure historique ; son commen-
taire du début de la Genèse, par exemple, est
tout à fait original. Il n'est pas hérétique puis-
qu'il conserve les bases de l'Évangile et de la
doctrine. Il ne se pose pas en chef de secte
puisqu'il reste toujours dans l'Église officielle.
Ce qui le caractérise, c'est l'interprétation qu'il
donne des doctrines reçues et ses vues particu-
lières sur le monde, Dieu, les anges et les
démons.
Il est impossible de résumer ici sa découverte.
Donnons seulement envie de lire les Arcana
cœlestia (1749-1756) où il raconte ses expérien-
ces. Il pense qu'à une période initiale l'homme
avait le privilège d'une perception spirituelle
immédiate, c'est-à-dire qu'en voyant tous les
objets du monde, il pensait, par eux, les choses
célestes et divines que ces objets signifiaient :
un peu comme quand, écoutant un orateur, ce
ne sont pas simplement des mots que nous
entendons, mais leur signification. Quand l'objet
de la connaissance sensible devint la chose
principale, au lieu d'être l'instrument, l'homme
se mit à raisonner sur les choses spirituelles de
la même manière que sur les choses sensibles
et devint spirituellement aveugle. Toute l'œuvre
de Swedenborg est commandée par cette théorie
des « Correspondances » entre le monde spiri-
tuel et le monde naturel qui en est à la fois
l'effet et la « Représentation ». Mais ce n'est pas
pour lui une théorie abstraite, c'est l'exposé de
ses visions, de sa propre perception spirituelle,
perception qui procède d'un sentiment profon-
dément et authentiquement mystique : il sait
qu'en fait le sujet actif dans chacun de ses
actes de connaître et de penser est le Seigneur
lui-même.
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 3 9 0
Il n'a pas cherché à avoir de disciples autour
de lui ; mais l'originalité de ses idées a séduit
des personnalités de tous bords qui se sont en-
thousiasmées pour ses théories et ont fondé une
petite église. Ses qualités de cœur et d'esprit,
le charme et la noblesse de sa personne, et la
haute position de ses protecteurs le préservèrent
des persécutions. Il faut, pour pouvoir entrevoir
à quelle plénitude de vie et de conception son
intelligence et sa foi lui donnent accès, s'élever
soi-même très haut dans la perception spiri-
tuelle. Sinon on risque d'en rester aux tâtonne-
ments du spiritisme et de perdre le contact du
Dieu vivant en Jésus-Christ qu'il recommande.
C'est en cela qu'il est un des mystiques les
plus riches. Il semble avoir entrevu une pléni-
tude de l'univers avec Dieu que les dogmatiques
chrétiennes ont peut-être trop voulu ignorer.
2
Nicolas-Louis Zinzendorf (1700-1760)
Nicolas-Louis Zinzendorf appartient à une
dynastie connue dès le XI 5 siècle et élevée
au titre de comte de l'Empire en 1662, son grand-
père devient luthérien dès l'origine et, pour sa
foi, accepte l'exil, perdant tous ses biens en
Autriche. « J'étais un Zinzendorf et un Zinzen-
dorf n'est pas digne de vivre, dit le comte, s'il
n'emploie pas sa vie à une bonne cause... la devise
de notre maison est celle-ci : Je ne cède ni à
un ni à tous. Il y en a Un cependant devant qui
s'est brisé mon courage, c'est ce Jésus qui f u t
pendu au bois, ce Jésus qui fut l'objet des rail-
leries et des outrages, et auquel bientôt après
le monde rendit les armes. » C'était vers 1719,
en voyage, il vit à Dùsseldorf un Ecce Homo
portant cette inscription : Hoc feci pro te, quid
facis pro me ? « Je sentis, dit-il, que je n'avais
pas grand-chose à répondre à cette question,
et je suppliai mon sauveur de me forcer à
souffrir avec lui si je n'y consentais pas volon-
tairement. » Il prit rapidement des contacts
avec un grand nombre d'Eglises, rencontra à
Paris le cardinal de Noailles et des évêques,
puis se sentit appelé « à être ouvrier dans
3 9 1 / LA MYSTIQUE PR0TESTANT1.
l'Église philadelphique... pour réunir les enfants
de Dieu qui sont maintenant séparés les uns
des autres ». Il est convaincu que seule la reli-
gion du cœur est la vraie.
Christian David lui fait rencontrer des exilés
moraves, et Zinzendorf deviendra le restaura-
teur de la nouvelle Église Morave. Il fonde en
1724 une colonie établie à Herrnhut, et rédige
des statuts conformes à l'ancienne constitution
des Frères qu'il a étudiée dans l'Histoire des
Frères de Comenius. Chacun doit signer indivi-
duellement et s'engager à observer ces statuts.
Douze anciens sont chargés d'y veiller. Le
comte est nommé directeur et WatteVille son
second, car c'est en même temps une société
civile et l'on ne peut y résider qu'en s'y ratta-
chant par la foi. On employait le tirage au sort
d'un verset biblique comme un moyen de con-
naître la volonté de Dieu. La vie de la commu-
nauté était animée par la prière et le chant des
cantiques dans un esprit de communion et de
charité qui devait inaugurer l'ère philadelphi-
que d'union de tous les chrétiens dans l'amour
du Christ.

A plusieurs reprises, Zinzendorf rencontra des


difficultés de la part des autorités politiques,
comme en 1736 et il f u t exilé pour dix ans. Il en
profita pour créer de nouvelles églises, voyager
en Europe et en Amérique, et étendre l'action
des Moraves. Il y eut, entre 1744 et 1749, une
période de divagations et de « jésulâtrie » où
les Frères, au lieu d'adorer simplement le sau-
veur crucifié, vouaient un culte à ses plaies elles-
mêmes, où, à Pâques, on écoutait des discours
en trente langues, on illuminait et se livrait
à des jeux enfantins. Il est admirable que
Zinzendorf et ses collaborateurs aient su mettre
un terme à ces idées extravagantes, et cela
grâce au fondement très solide sur lequel re-
posait la communauté. « La jésulâtrie de Zinzen-
dorf qui a subi, écrit le P. Hasso Jeager, une si
sévère critique de la part des spirituels posté-
rieurs et fut même tournée en ridicule, n'est
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 3 9 2
rien en comparaison de certains excès de la
mariolatrie catholique de la même époque. La
spiritualité catholique du XVIII e siècle, elle
non plus, n'évita pas alors ce sentimentalisme
et ces déchéances. »

L'expérience mystique de Zinzendorf l'a con-


duit à supprimer la distinction du sacré et du
profane, du clerc et du laïc : « L'humanité du
Créateur sanctifie toute la création profanée
par le péché. » — « Le pompier exerce un minis-
tère aussi important que s'il devait garder l'ar-
che de l'Alliance. » Fervent apôtre de l'unité des
chrétiens, il avait écrit vers la fin de sa vie au
patriarche copte du Caire pour lui proposer
« d'arroser du sang du Christ toutes les églises ».
II a donné aux Moraves une base solide par la
justification par la foi et par l'équilibre qu'il a
établi entre les doctrines de Luther et de Wesley.
Ouvert à tous, il prenait ce qui est bon. En
1728, il s'était mis à donner un viatique chaque
jour. On tirait au sort un texte de l'Ancien
Testament et on en choisissait un correspondant
dans le Nouveau. Depuis deux cent-quarante et
un ans, les Moraves publient ainsi « Paroles et
Textes tirés de l'Écriture sainte pour chaque
jour de l'année ». Cela permet de réaliser à tra-
vers le monde une réelle communion de
croyants. Ces textes répandus partout attestent
aussi l'influence des Moraves pour l'éducation
de la jeunesse, les missions, etc.

John (1703-1791)
et Charles (1708-1788) Wesley"

Fils précoces d'un ecclésiastique de la


High Church anglicane, ces deux frères font
un voyage en Géorgie (Etats-Unis) et rencon-
trent des Moraves. John revient vite. II se
cherche, lit l'Imitation de Jésus-Christ, est déçu
du ritualisme et, brusquement, se convertit par
un acte subit de Dieu, dit-il. Il prend contact à
Herrnhut avec les Moraves mais n'approuve pas
toute leur doctrine. Il rencontre à Londres
3 9 3 / LA MYSTIQUE PR0TESTANT1.
Whitefield retour de Géorgie avec qui il entre-
prend des tournées missionnaires. Voulant de-
meurer dans l'Église anglicane, ils essaient de
gagner les évêques mais ils sont repoussés.
Whitefield prêche alors aux mineurs de Kings-
wood et Wesley à Londres et Bristol devant
vingt mille personnes la conversion du cœur et
des mœurs. Quand, en 1739, leurs réunions de
plein air sont interdites, John fonde d è s le mois
de mai l'United Society et ouvre une chapelle.
A l'instigation de sa mère, il installe des prédi-
cateurs laïcs, et ce sera l'essor du méthodisme
qui secouera la torpeur religieuse de l'Angle-
terre. Ouvert aux autres, John traduit les can-
tiques du Réveil réformé et luthérien. Charles
est le poète du méthodisme et le Wesleyan
Hymm Book contient 627 cantiques de lui. Ses
œuvres ont été publiées en treize volumes en
1868-1872.

John Wesley n'a pas une pensée théolôgique


précise et se contentait de subir des influences
diverses. Mais il a le don de communiquer son
expérience et d'orienter la vie chrétienne vers
une charité active. Sa mystique se manifeste
par un sens profond de la communion ininter-
rompue avec Dieu, fondée sur l'expérience de
l'amour personnel que le Christ lui porte comme
à tout homme captif. Il croit au salut de tous
par le sang de Jésus, et insiste sur la liberté et
la responsabilité de l'homme. On lui a reproché
d'assurer que le chrétien peut arriver à la per-
fection par la sanctification. Il a donné au
méthodisme un minimum de règles et d'organi-
sation qui rappellent de loin les Exercices spiri-
tuels d'Ignace de Loyola.

Jean-Frédéric Oberlin12 (1740-1826)


Appartient à une famille heureuse de neuf en-
fants. Il va au gymnase de Strasbourg, puio de-
vient docteur en philosophie en 1763 avec : « Du
degré des forces vivantes et des forces mortes
d'après Leibniz». Il fait ensuite de la théologie et
de la médecine. Le pasteur Stouber de Walders-
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 3 9 4
bach cherche un successeur et va voir Oberlin
chez lui : « Et que veut donc dire ce poêlon de
fer au-dessus de votre table ? — C'est ma cui-
sine, je dîne avec mes parents, ils me permet-
tent d'emporter chaque fois un morceau de
pain ; à 8 heures du soir, je mets le pain dans
ce poêlon, j'ajoute du sel, je verse de l'eau, je
place ma lampe dessous et je continue d'étudier.
Si vers 10 ou 11 heures du soir j'ai faim, je
mange la soupe que j'ai faite. — Vous êtes
l'homme que je cherche. » Le 17 avril 1767, il
commence un ministère de cinquante-trois ans;
il était avant tout pasteur et missionnaire, mais
en même temps jardinier, cultivateur, pépinié-
riste, médecin, ingénieur, agent voyer, pionnier,
juge de paix, industriel, maître d'école, etc., au
milieu d'une population tout à fait sous-déve-
loppée. Son rayonnement spirituel et ses quali-
tés pédagogiques attirèrent de nombreuses per-
sonnalités d'Europe. Jean-Luc Legrand, indus-
triel protestant, préoccupé du sort des ouvriers,
s'installa aux environs à Fouday et son fils
Daniel poursuivant son action parvint à obtenir
en France une loi sur la protection du travail
des enfants.

Le fondement de la foi d'Oberlin était « un


attachement intime et parfait à Jésus-Christ
suivi des œuvres semblables aux siennes ; ou
un amour des plus tendres, intime, dominant
envers Jésus-Christ, suivi d'une parfaite con-
fiance et d'une obéissance des plus cordiales
à tous ses commandements ». Il partageait la
coutume des Moraves de tirer au sort des ver-
sets bibliques qui permettent de connaître la
volonté de Dieu et il explique : « Dieu a bien
les moyens de nous montrer sa volonté et sa
décision sans qu'on ait recours à des moyens
superstitieux et fanatiques, mais au moins fai-
sons la justice à Dieu de ne pas appeler supersti-
tieux ou fanatique un moyen qu'il a lui-même
introduit chez son peuple et par lequel il a dé-
claré sa volonté aux premiers chrétiens ; qu'on
n'en fasse pas un métier, une coutume, mais
3 9 5 / LA MYSTIQUE PROTESTANTE
le cas échéant, qu'on ne le rejette pas
comme méprisable. » Il a défini son tempéra-
ment dans la dédicace d'un de ses portraits
offert au Rev. Francis Cumingham en 1820 avec
une franchise rare. Son éducation, ses relations
piétistes à Strasbourg, berceau de la mystique
allemande, son sentiment remarquable et origi-
nal de la présence de Dieu, joint à la préoccu-
pation incessante des choses invisibles, for-
maient en lui la certitude que Dieu parlait aux
hommes non seulement en agissant sur leur
conscience par son Esprit, mais en se rendant
en quelque sorte sensible, Lui ou ses envoyés,
à la manière des théophanies anciennes, par des
songes et des rêves. C'est en particulier après
la mort en 1768 de Mme Oberlin à la naissance
de son neuvième enfant, qu'il fut sujet à des
apparitions de sa femme : « Il m'a été dit :
aujourd'hui une période nouvelle de ma vie a
commencé et elle durera juste vingt ans, ma
chère femme était très émue et inquiète de
savoir comment j'en sortirais. » Il tenait un
« Mémoire ou petit recueil des révélations »
confidentiel : « Les amis qui par hasard verront
ces feuilles que je n'écris proprement que pour
moi-même sont priés de penser à l'avertisse-
ment de Jésus j Christ : ne jetez pas les perles
devant les pourceaux de peur qu'ils ne les
foulent aux pieds et que se tournant ils ne
vous déchirent. » Cet homme extraordinaire-
ment actif avait la nostalgie du monde invisible
et il aimait dessiner un « Tableau des Trépas-
sés » en couleur, intitulé : « Hypothèses ou
représentations hasardées de la chère patrie des
disciples de Jésus-Christ. » Son idée sur l'enfer
a changé du jour où ses élèves rencontrèrent
un ivrogne qui leur dit que, méchant comme il
l'était, il accueillerait pourtant son fils prodigue;
Dieu pourrait-il faire autrement, serait-il capa-
ble de nous laisser en enfer ? Et Oberlin notait
en 1782 : « Si Dieu pouvait damner éternelle-
ment une de ses créatures, il cesserait d'être
Dieu, il deviendrait diable. » Pour se rendre
compte de l'extraordinaire activité d'Oberlin,
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 3 9 6
il faut aller visiter son Musée, à Waldersbach,
en Alsace, et voir les collections de pierres, les
tableaux, les jeux de couleurs, et tout le maté-
riel que son imagination de pédagogue inven-
tait pour instruire et éveiller la foi.

S'il ne fut pas un penseur, il incarnait l'idéal


du royaume de Dieu. Par là, sans peut-être s'en
rendre compte, il remettait en valeur la théolo-
gie biblique. Il fut aussi un initiateur qui, par
les répercussions de son influence sur ses
continuateurs, mérite d'être salué comme un
des ouvriers les plus efficaces de la réforme
de la Réforme.

Alexandre Vinet13 (1797-1847)


Né à Ouchy, près de Lausanne, il a
très tôt une vocation littéraire qui se
réalisera dans son enseignement et p a r
la publication de livres et d'articles ap-
préciés par Sainte-Beuve. Infirme à 26 ans p a r
accident, il n'a jamais pu se mettre à genoux.
Après la mort de son père, sa vie religieuse se
ressaisit. A cette époque, le Réveil en Suisse
était un catalyseur. Vinet est d'abord hostile
à ces gens « toujours furieux contre la raison ».
Puis il note, le 19 décembre 1823 : « Je suis
devenu plus sérieux ! » La rencontre d'Erskine,
le marin anglais distingué propagateur du Réveil
anglais, l'enthousiasme et le rallie. Vinet veut
montrer un christianisme moral : « Il est éga-
lement impossible de croire sans pratiquer et
de pratiquer sans croire. » Cette union insépa-
rable du dogme et de la morale lui paraît essen-
tielle. Il prit parti dans les luttes politiques et
ecclésiastiques sur « Liberté des cultes », « Li-
berté religieuse et questions ecclésiastiques »,
« Manifestations des convictions religieuses ».
Autant de travaux de jeunesse qui exercent une
influence réelle, car sa pensée est cour