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Littérature

Qu'est-ce qu'un mythe littéraire ?


Professeur Philippe Sellier

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Sellier Philippe. Qu'est-ce qu'un mythe littéraire ?. In: Littérature, n°55, 1984. La farcissure. Intertextualités au XVIe siècle. pp.
112-126;

doi : https://doi.org/10.3406/litt.1984.2239

https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1984_num_55_3_2239

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Philippe Sellier, Université de Paris-V

QU'EST-CE QU'UN MYTHE LITTÉRAIRE?

Comme science, la mythologie s'est constituée progressivement au cours


du xixe siècle et des premières décennies du XXe. En dépit de discussions
persistantes (sur mythe et conte, mythe et histoire étiologique...), ethnologues
et mythologues étaient parvenus à se proposer à peu près le même « objet »,
sans confusion possible avec les acceptions si floues de mythe dans notre
culture. Eliade, Dumézil, Lévi-Strauss... étaient en gros d'accord sur un certain
nombre de caractéristiques, qui leur semblaient singulariser le mythe parmi
les types de récits humains.
Par rapport au mythe des ethnologues, le « mythe littéraire » a opéré une
entrée en scène des plus tardives et des plus discrètes. Même si quelques
ouvrages remontent à une époque antérieure, l'étude des thèmes et des
« mythes » en littérature ne prend son essor qu'à partir des années 1930, sous
l'influence de la psychanalyse, et plus tard sous celle de mythologues comme
Eliade. Signe des temps, une collection « Mythes » finit par voir le jour à Paris
en 1970 (chez Colin). Pourtant, même aujourd'hui, la confusion demeure
extrême : rien de comparable avec le relatif accord des sciences des mythes
auxquelles les « littéraires » apparentent, à un degré variable, leurs recherches.
Verra-t-on une difficulté nouvelle dans la crise qui, du fait des africanistes
surtout, affecte depuis quelques années la notion de mythe en ethnologie?
Certainement pas. Si certains scénarios prestigieux des littératures occidentales
ont été baptisés « mythes littéraires », c'est en vertu d'une référence plus ou
moins appuyée à ce que les ethnologues et les mythologues appelaient « mythes »
au cours des années 1930-1980. Que cet objet s'avère moins bien délimité
qu'on ne l'avait cru ', c'est sans importance pour la littérature. Les civilisations

1. Sur la crise récente de la notion de « mythe », voir par exemple la revue Le Temps de la
réflexion, Gallimard, 1980 (n° 1, consacré au mythe), avec les articles de J.-P. Vernant, M. Détienne
et P. Smith; ainsi que L'Invention de la mythologie, de M. Détienne, Gallimard, 1981. Cette réflexion
sur le mythe littéraire est née de diverses expériences : la Direction du Département des Sciences
Religieuses à I' Encyclopaedia Universalis, à l'époque de sa conception (1967-1969); puis celle de
la collection « Mythes », bientôt co-dirigée avec P. Brunei ; enfin la préparation d'un Dictionnaire

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lointaines ou archaïques échappent en grande partie à nos prises. Ce qui
importe, c'est qu'un petit nombre de scénarios littéraires parfaitement connus
(Antigone, Tristan, don Juan...) aient été mis en rapport avec le type spécifique
de récits religieux que Ton a si longtemps appelé « mythes ».
De là l'orientation proposée ici à la réflexion. Pour tenter de délimiter le
« mythe littéraire », il faut commencer par rappeler ce qu'on définissait
scientifiquement comme « mythe », quitte à s'interroger ensuite sur ce qui a pu
conduire à user d'un même terme pour certaines productions des peuples sans
écriture et pour les plus hautes réussites de la littérature. Ensuite, après un
rapide examen de tout ce que la littérature comparée a généreusement intronisé
« mythe littéraire », se présenteront quelques critères de délimitation.

I. Le mythe ethno-religieux

A beaucoup les Mythologiques (1964-1971) de Claude Lévi-Strauss sont


apparues comme un couronnement, sinon un achèvement. Malgré la divergence
des méthodes d'analyse, l'auteur de La Pensée sauvage et, par exemple, Eliade
travaillaient sur un même matériau, un type tout à fait singulier de récit.
Le mythe leur apparaît en effet comme un récit, et un récit fondateur,
un récit « instaurateur » (P. Ricœur). En rappelant le temps fabuleux des
commencements, il explique comment s'est fondé le groupe, le sens de tel rite
ou de tel interdit, l'origine de la condition présente des hommes. Placé hors
du temps ordinaire, le mythe se distingue de la saga, où se décèle un ancrage
historique.
Ce récit est anonyme et collectif, élaboré oralement au fil des générations,
grâce à ce que Lévi-Strauss appelle « l'érosion de ses particules les plus
friables ». Longtemps retravaillé, le mythe atteint une concision et une force
qui, aux yeux de certains mythologues, le rend bien supérieur à ces agencements
individuels qu'on appelle littérature.
Le mythe est tenu pour vrai: histoire sacrée, d'une efficacité magique,
récitée dans des circonstances précises, il est nettement distinct, pour ses
fidèles eux-mêmes, de tous les récits de fiction (contes, fables, histoires
d'animaux...) 2.
Le mythe remplit une fonction socio-religieuse. Intégrateur social, il est

des mythes littéraires (à paraître en 1986), sous la direction de P. Brunei, entreprise où j'ai eu à
constituer une équipe .de recherches sur les mythes littéraires d'origine biblique, avec en particulier
Robert Couffignal (l'Eden), André Dabezies (le Christ), Danièle Chauvin (VApocaiypse), Mireille
Dottin (Salomé), Marcelle Enderlé (Judith), Catherine Mathière (le Golem). J'ai travaillé moi-même
à un Mythe de Caïn.
2. Voir l'article « Myth » dans la New Encyclopaedia Britannica, col. 795 a : l'auteur souligne
l'importance, dans les ethnies elles-mêmes, du classement des récits en true ou fictitious. A true
correspond, selon lui, ce que les Occidentaux appellent « mythes ». - Je me permets de renvoyer,
pour cette présentation du mythe, à l'article « Récits mythiques et productions littéraires », paru
dans les Actes du Congrès de Littérature comparée de 1977, Mythes, Images. Représentations,
Limoges, 1981, pp. 61-70.

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le ciment du groupe, auquel il propose des normes de vie et dont il fait
baigner le présent dans le sacré.
Les personnages principaux des mythes (dieux, héros...) agissent en vertu
de mobiles largement étrangers au vraisemblable, à la psychologie «
raisonnable ». Leur logique est celle de l'imaginaire. Psychologisation et
rationalisation marquent le passage du mythe au roman (Dumézil).
Il revient à Claude Lévi-Strauss d'avoir mis en évidence un autre trait
distinctif : la pureté et la force des oppositions structurales. Le moindre détail
entre dans des systèmes d'oppositions signifiantes. Ainsi, dans le mythe
d'Adonis, magistralement étudié par M. Détienne {Les Jardins d'Adonis, 1972),
l'ensevelissement du héros dans un champ de laitues sauvages n'est nullement,
comme souvent chez Balzac, la petite notation destinée à faire vrai, il ne s'agit
pas d'un « effet de réel » (Barthes), mais du développement d'un code botanique
où la laitue sauvage, plante de la frigidité et de l'impuissance sexuelle, s'oppose
à la plante des frénésies erotiques, la myrrhe. Or Myrrha est le nom de la
mère de l'inconsistant Adonis : elle s'est unie à son propre père, après l'avoir
enivré, au cours des fêtes de Cérès, déesse des plantes cultivées et de la
sexualité civilisée, le mariage. La transgression des lois de Cérès voue l'individu
à l'un de ces deux types de malheurs : la sauvagerie ou l'inconsistance.

Code Code Code Code


sociofamilial sexuel botanique astroreligieux

Courtisane Frénésie Myrrhe, parfum Canicule (récolte de


aphrodisiaque la myrrhe)

Femme mariée Union réglée (bonne Plantes cultivées, Cérès, déesse des
(union légitime) « distance » entre céréales moissons et du
l'homme et la mariage
femme)

Refus du mariage Froideur, Laitue sauvage et Rituel des Adonies


impuissance froide (symbole de
l'impuissance et de
la mort).

Voilà pourquoi Adonis, dans le classique affrontement du héros et du monstre,


est tué par le sanglier, qui le châtre. On conçoit que devant une tapisserie
aussi serrée et aussi parfaite un Lévi-Strauss dénonce la littérature comme
charpie, délayage, « dernier murmure de la structure expirante », dégradation,
dislocation... et ne retrouve l'admirable organisation du récit mythique que
dans certaines productions de la musique 3.

3. Voir L'Origine des manières de table, Paris, Pion, 1968, pp. 105-106; L'Homme nu. Pion,
1973, pp. 583-584. - Sur Adonis, voir aussi D. Anzieu, « Freud et la mythologie», dans la Nouvelle
Revue Française de Psychanalyse, n° 1 (printemps 1970), Gallimard.

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Ainsi caractérisé, le mythe ethno-religieux forme bien un « objet » d'étude
scientifique, même si toutes sortes de dégradés acheminent insensiblement de
sa pureté à la littérature, avec des œuvres encore marquées par la pensée
mythique (par exemple la Théogonie d'Hésiode, les Odes pindariques, certaines
tragédies attiques, la saga des patriarches bibliques d'Abraham à Jacob). L'un
des avantages d'une ferme définition du mythe ethnoreligieux est de poser à
l'analyse littéraire quelques questions fécondes : Typologie des récits humains?
Passage du mythe aux formes littéraires qui lui sont diachroniquement contiguës
(de là ces titres de Dumézil, de Vernant... au cours des années 1970 : Mythe
et épopée. Du mythe au roman, Mythe et tragédie en Grèce ancienne...).
Chez de nombreux mythologues, « mythe » s'oppose à « littérature ». Tel
est le cas pour Lévi-Strauss ou pour Vernant, qui se représentent le passage
de l'un à l'autre en termes de rupture. Dans cette perspective, nous voici mal
partis pour légitimer le syntagme bâtard de « mythe littéraire ».
Il est clair que du mythe au mythe littéraire les trois premières
caractéristiques du mythe ont disparu : le mythe littéraire - si nous acceptons
provisoirement de supposer tels quelques récits auxquels cette dénomination
n'est pas discutée (Antigone, Tristan, don Juan, Faust) ne fonde ni n'instaure
plus rien. Les œuvres qui l'illustrent sont d'abord écrites, signées par une (ou
quelques) personnalité singulière 4. Évidemment, le mythe littéraire n'est pas
tenu pour vrai. Si donc il existe une sagesse du langage, c'est du côté des
trois derniers critères qu'une parenté pourrait se révéler entre mythe et mythe
littéraire. Et de fait - indice encourageant - on ne peut à leur propos répondre
aisément par la négative. Logique de l'imaginaire, fermeté de l'organisation
structurale, impact social et horizon métaphysique ou religieux de l'existence,
voilà quelles questions l'étude du mythe invite à poser au mythe littéraire.

II. Une appellation non contrôlée

Mais auparavant il faut affronter les sables mouvants, inventorier les


réalités culturelles disparates à propos desquelles se trouve souvent utilisée
l'appellation « mythe littéraire ».
On peut écarter d'emblée les «mythologies» brillamment analysées en
1957 par Roland Barthes. Si ce mythe-halo, auréole de connotations, permet
des enquêtes fructueuses sur les représentations de notre société, il demeure
si différent des mythes-récits sur lesquels travaille la critique littéraire que la
confusion ne tentera personne.
Le premier ensemble qui s'impose est celui des reprises de récits d'origine
mythique consacrés dans le panthéon culturel occidental. On retrouve ici la
fameuse dyade Athènes et Jérusalem. Les littératures et les mythographies de

4. Vernant a insisté, pour marquer l'avènement de la littérature, sur la découverte de l'écriture


et la maîtrise d'un seul sur son œuvre (Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1974,
pp. 203-210).

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la Grèce et de Rome nous ont légué toutes sortes de scénarios (avec leurs
variantes) où la matière mythique, plus ou moins transformée, demeure
décelable. Certains ont exercé une intense fascination et ont été indéfiniment
repris, suscitant sporadiquement des œuvres d'une grande envergure. De là
tant d'études sur Prométhée, Orphée, Œdipe, Antigone, Electre... ou, tout
récemment le Mythe d'Iphigénie dû à Jean-Michel Glicksohn (des origines à
Goethe). Du côté de Jérusalem, le matériau se révèle sensiblement différent :
un texte sacré fermement délimité, sans variantes, objet de foi ou de refus
passionné, beaucoup moins manipulable que le foisonnement des variantes
dans la mythologie grecque : longtemps on ne se permettra que de faire parler
les silences du texte. Ici, nous croiserons les Paradis perdus, les Caïn, les Villes
maudites, les Patriarches, les Moïse... et bien sûr le Christ. En novembre 1982,
une thèse a été soutenue sur La Présence de Job dans le théâtre français
depuis la Seconde Guerre mondiale. Ce premier ensemble est unanimement
reçu comme le modèle, l'étalon du mythe littéraire. Or dans un certain nombre
de cas cette reconnaissance en vrac expose à quelques mises en question.
Un deuxième groupe réunit ce que la plupart considèrent comme des
mythes littéraires nouveau-nés. L'Occident moderne a donné naissance à
quelques récits prestigieux qui n'ont pas tardé à rejoindre les scénarios grecs
ou hébreux : au xne siècle Tristan et Yseult, au xvie Faust, au xvne don Juan.
Il n'est pas difficile de constater, devant ces deux ensembles, que la
littérature comparée se réfère toujours à la célèbre définition proposée par
Denis de Rougemont dans les premières pages de L'Amour et l'Occident
(1939) : « Un mythe est une histoire, une fable symbolique, simple et frappante,
résumant un nombre infini de situations plus ou moins analogues. Le mythe
permet de saisir d'un seul coup d'œil certains types de relations constantes,
et de les dégager du fouillis des apparences quotidiennes. » Vingt ans plus
tard un Michel Butor reprend la même conception dans L'Emploi du Temps,
où le narrateur se sert des mythes de Caïn et de Thésée pour tenter d'y voir
clair dans la brume de son existence à Bleston (Babelstown s). La définition
de Rougemont présentait l'avantage de désigner certaines caractéristiques
authentiques du mythe littéraire, et d'abord qu'il s'agit d'un récit et qu'avec
ce récit, cette situation, on a affaire à de l'universel. Malheureusement elle se
contentait de termes vagues, comme « simple et frappante », « plus ou moins »,
« certains types ». Il importe de la préciser, non de la contredire.
Son intérêt se manifeste déjà dans le fait qu'elle s'accorde mal à un
troisième ensemble baptisé un peu trop vite « mythes littéraires ». Cette
catégorie est constituée par des lieux qui frappent l'imagination certes, mais
qui n'incarnent nullement une situation se développant en récit. Ainsi Yaura
de Venise résulte d'un conglomérat exceptionnel de souvenirs lumineux (le
ballet de la lumière et de l'eau), d'œuvres d'art (Carpaccio, les pourpres du

5. Voir deux articles parus en 1975-1976 dans la revue canadienne Mosaic: « La Ville maudite
chez Michel Butor » (VIII, 2) et « Fonction du mythe dans L'Age d'homme (Leiris) et dans L'Emploi
du Temps (Butor) » (IX, 2).

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Tintoret, le Grand Canal et ses peintres), et de tout un bric-à-brac (les gondoles
et le Pont des Soupirs). Un jeu de cartes postales. Que Chateaubriand célèbre
sa lumière, James la brume sur le Grand Canal et Proust la basilique Saint-
Marc ou les toiles de Carpaccio, cela illustre que chacun choisit quelques
éléments du conglomérat, et non l'ensemble d'un scénario.
Une quatrième catégorie mérite, elle aussi, examen, c'est celle des mythes
politico-héroïques. Tantôt il s'agit de figures glorieuses : Alexandre, César
(objet d'une thèse en novembre 1982), Louis XIV (étudié par M^N. Ferrier
en 1981), Napoléon (premier titre de la collection «Mythes»); tantôt il est
question d'événements réels ou semi-fabuleux : la guerre de Troie, la Révolution
de 1789, la guerre d'Espagne... Assurément nous sommes bien en présence,
maintenant, de récits. Mais le récit s'étire à l'infini, se fractionne aisément en
épisodes quasi autonomes (comme l'attestent les médailles pour Louis XIV ou
les images d'Épinal pour Napoléon). Ici « mythe » renvoie à la magnification
de personnalités (Alexandre) ou de groupes (les révolutionnaires), selon le
processus caractéristique d'un genre littéraire bien connu : l'épopée. Ainsi
s'explique qu'avec ces grands mythes politiques fonctionne toujours de façon
prévalente le « modèle » héroïque de l'imagination : rêverie du ou des surhommes,
affrontés à toutes sortes d'épreuves (monstres, ennemis innombrables), et promis
- malgré la mort - à l'apothéose. Existence menacée, épiphanie, aventures
multiples, apothéose : on retrouve cet unique schéma, enrichissement du
parcours initiatique, sous une foule d'épopées ou de romans de type épique
(westerns, romans d'aventures, romans policiers...). L'une des plus
caractéristiques de ces œuvres - à la lisière de l'épopée et du roman d'aventures
maritimes - n'est autre que YOdyssée, où se manifeste pleinement ce type de
récit en chapelet d'épisodes, dont le seul lien est le héros 6. On a pris l'habitude
de parler du Mythe d'Ulysse, sous la pression de reprises prestigieuses de
YOdyssée comme YUlysse de Joyce. Mais un tel usage fait problème : il ne
suffît pas qu'il y ait reprise d'une œuvre par plusieurs autres pour qu'il y ait
« mythe littéraire »; il faut que cette reprise soit due à l'existence d'un scénario
concentré, d'une organisation exceptionnellement ferme 7. C'est pourquoi Œdipe
roi s'affirme comme un mythe littéraire, tandis que les aventures d'Œdipe,
avec leurs multiples épisodes, relèvent de l'épopée et de la saga. Le
foisonnement des épopées ou des romans-fleuves (le Genji monogatari, l'Astrée) les
expose surtout au démantèlement et au pillage; des ensembles aussi lâches
n'invitent guère à ces variations de type musical qui caractérisent le mythe
littéraire.
Je terminerai ce panorama avec un cinquième ensemble, sur lequel l'étude
des mythes littéraires bibliques fait buter. Peut-on parler d'un Mythe de

« thèmes
6. C'est
de héros
cette» autonomie
et « thèmesdes
de situation
épisodes »qui(Lesfonde
Études
la distinction
de thèmes, deParis,
Raymond
Minard,Trousson
196S, pp.entre
35-
43). A elle s'applique parfaitement le reproche de Lévi-Strauss : « La structure se dégrade en
sérialité» (L'Origine..., p. 106).
7. On pourra évidemment présenter Ulysse comme le symbole de l'homme errant, mais le détail
de ses aventures est bien peu nécessaire, et par ailleurs dénué de gravité dans YOdyssée.

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Lilith? Car l'origine des récits sur Lilith se réduit à... un verset d'Isaïe. Des
difficultés analogues surgissent avec Les Anges (il faut cette fois rassembler
des détails épars dans un bon nombre des 71 livres de la Bible) ou Le Juif
errant, histoire tardive rattachée de façon ténue au texte sacré. Enfin avec Le
Mythe du Golem on atteint une limite, puisque les multiples histoires de
l'androïde prenant vie ont germé d'un seul mot du Psaume 139 8. Ce qui est
intéressant à considérer ici, c'est l'originalité de récits qui se sont constitués
peu à peu, et comme à tâtons. Leur existence souligne vivement que la plupart
des mythes littéraires se sont imposés d'un coup, grâce à la réussite
exceptionnelle d'une œuvre où le scénario était agencé d'emblée avec maîtrise.
Presque toujours, ces coups d'éclat ont été le fait du théâtre : Antigone,
Electre, Œdipe, Phèdre et Hippolyte, Prométhée, Faust, don Juan... La brièveté
d'une tragédie ou d'un drame, la forte structure qui y est de rigueur convenaient
parfaitement pour introduire dans la littérature la puissante organisation du
mythe. Rien d'étonnant qu'en Grèce le mythe littéraire ait surgi avec la
tragédie.
Ce court rappel fournit un matériau suffisamment riche pour que soient
immédiatement mis à l'épreuve des essais de définition plus précis.

III. Pour une définition

La conviction sous-jacente aux développements qui vont suivre, c'est que


la langue - comme si souvent - a enregistré une réelle parenté, en désignant
d'un même substantif le mythe religieux et le mythe littéraire. Nous avons
assez nettement distingué ces deux objets pour examiner maintenant, sans
risque de confusion, leurs caractères communs.

1. La saturation symbolique

Le premier d'entre eux a été depuis longtemps analysé. Il s'agit de ce


que Freud a appelé le symbolisme, désignant par là ce que la fantasmatique
met en œuvre d'universel. Plus précisément, le mythe et le mythe littéraire
reposent sur des organisations symboliques, qui font vibrer des cordes sensibles
chez tous les êtres humains, ou chez beaucoup d'entre eux. C'est dans une
lettre célèbre du 15 octobre 1897 que Freud nomme pour la première fois
« Œdipe » le complexe nucléaire de la personnalité, et il écrit du mythe-
tragédie de Sophocle qu'il « a saisi une compulsion que tous reconnaissent
parce que tous l'ont ressentie. Chaque auditeur fut un jour en germe, en

8. Verset 16 : « Quand j'étais un golem, tes yeux me voyaient déjà. » Le sens du mot est
embryon, être informe, auquel Dieu n'a pas encore insufflé le souffle vital (Catherine Mathière).
Voir Paule Wilgowicz, « Un mythe de création : le golem » dans la Revue Française de Psychanalyse.
tome 46 (juiHet-août 1982), pp. 887-900.

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imagination, un Œdipe et s'épouvante devant la réalisation de son rêve
transposé dans la réalité, il frémit suivant toute la mesure du refoulement qui
sépare son état infantile de son état actuel » (La Naissance de la psychanalyse).
La psychanalyse diagnostique l'angoisse de castration à l'origine des yeux
crevés d'Œdipe, aussi bien que des têtes coupées dans les histoires de Judith
ou de Salomé. On se rappelle la brillante méditation de Michel Leiris sur la
Judith de Cranach, au début de L'Age d'homme, cette Judith qui tient d'une
main le couteau et de l'autre la tête sanglante d'Holopherne, « bourgeon
phallique ». Derrière les récits mythiques de filles enivrant leur père pour s'unir
à lui - Myrrha dans le mythe d'Adonis ou les filles de Loth dans la Genèse -
le psychanalyste lira que pour toute fille le premier amant imaginaire est le
père... Bref, même si l'on se méfie de l'universalisme jungien, on rencontre ici
toutes sortes de fantasmes universels dont Freud lui-même a toujours soutenu
l'existence, en particulier la castration, le roman familial, la scène
primitive, etc.
On objectera que de tels scénarios demeurent bien généraux, et ne suffisent
pas à rendre compte de la richesse des textes, même au seul niveau des réseaux
d'images. C'est le reproche que nombre de mythologues adressent au
décryptage freudien, jugé valide, mais partiel, mal accordé à la polyvalence des
récits mythiques : dans l'écheveau des images, la psychanalyse ne suit que
quelques gros fils. Ainsi, devant les occurrences du serpent dans d'innombrables
mythes, le mythologue sourira de la réduction au trop évident symbolisme
sexuel. Même dans des récits comme ceux de la Genèse, où la liaison du
serpent et du désir d'immortalité est si apparente, trop de psychanalystes
abandonnent Eve au péché originel de l'envie du pénis9. La tension entre
l'ampleur du savoir mythologique et l'expérience analytique théorisée par
Freud contribue sans doute à expliquer certains schismes, comme celui de
Jung ou celui de Rank.
Prenons l'exemple du mythe littéraire de don Juan. Rank et surtout
Férenczi ont ébauché à son sujet une interprétation des plus orthodoxes. Ils
soupçonnent dans ce personnage qui vole de femme en femme non pas un
homme qui les adore toutes, mais un qui ne se satisfait d'aucune. Don Juan
cherche vainement la mère irremplaçable (significativement absente du
scénario). Il est facile de prolonger une telle interprétation : on insistera alors sur
le plaisir de détruire les partenaires (de préférence fiancées, mariées ou liées
par des vœux de religion), sur la rapidité étonnante des lassitudes, sur la haine
et le désir de meurtre du père. Si l'on ajoute à ce bel ensemble que le seul
véritable couple, c'est don Juan et Sganarelle, liés par une étrange amitié
(confidences, humiliation à deux des femmes abandonnées...), on conçoit que

9. Les récits de Genèse, 1-11, rédigés par des lettrés hébreux entre le Xe et le vic siècle, par
bricolage de mythes suméro-accadiens, avaient pour objectif patent l'affirmation du monothéisme.
Ils peuvent être considérés comme des contre-mythes, ce qui rend compte et du maintien des
matériaux mythiques et de leur subversion. Or, dans le modèle babylonien, l'épopée de Gilgamesh,
le serpent est clairement en conflit avec Gilgamesh et lui dérobe l'herbe d'immortalité : ainsi
s'explique la mue de cet animal singulier, qui change d'être sans mourir.

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la psychanalyse découvre sous toutes ces pratiques une modalité homosexuelle
du désir amoureux et tende à considérer dans bien des cas les représentations
donjuanesques comme les produits d'une homosexualité inconsciente.
Le mythologue, lui, décèlera beaucoup d'autres constantes dans ce
scénario : il y reconnaîtra à l'œuvre diverses transformations du « modèle héroïque »
qui préside au surgissement des vies de héros. Lui aussi soulignera l'importance
du « compagnon », du double (Achille et Patrocle, Gilgamesh et Enkidu...),
abaissé en valet qu'on croit de comédie. Mais il y a beaucoup plus. Dans son
désir de brûler sa vie, de vivre ardemment, le héros côtoie la mort, présente
à l'horizon de tous ses exploits; enivré de ses succès, il en vient à défier l'au-
delà, ce qui provoque son châtiment. Dans le modèle héroïque dominent les
exploits guerriers, entrecoupés d'intermèdes féminins, qui se terminent tous
par des «abandons» (Thésée et Ariane...); l'épisode le plus fréquent est le
combat singulier. Le scénario de don Juan inverse ce rapport : la bravoure
guerrière subsiste (soulignée par Molière), mais la prévalence passe aux
«conquêtes amoureuses»; les séries de combats singuliers deviennent des
assauts amoureux (comme dit le héros de Molière, le château fort à prendre,
c'est une belle). Parallèlement à cette inversion des insistances s'opère une
accélération du tempo séduction-abandon : les héros séduisent vite, mais ils
n'en finissent pas de se délivrer des ensorceleuses (les Circé, les Calypso, les
Armide) ; don Juan, lui, remplace cette lenteur par le ballet.
Il faudrait prolonger et affiner ces analyses l0. Mais je n'aborde ici don
Juan que pour réfléchir de façon générale sur le mythe littéraire comme
organisation symbolique : il est clair que psychanalyse et mythologie se croisent
et se complètent constamment pour nous aider à rendre compte du prestige
exceptionnel de certains scénarios.
Suffit-il de ces deux sciences humaines pour épuiser la richesse de ces
cathédrales d'images? On obtient plus, en recourant à une analyse d'inspiration
bachelardienne, attentive à des constellations plus fines et - au moins de façon
inchoative chez Bachelard lui-même - à la matière verbale des œuvres.
Bachelard, lui aussi, dénonçait les insuffisances de la psychanalyse dans le
domaine de la littérature. Exaltant ce qu'il appelle « le surconscient poétique »,
il ne travaillait ni sur les discours du divan, ni sur les mythes ethno-religieux,
mais sur une moisson de poèmes. On se souvient des réseaux qu'il a mis en
évidence, par exemple du « complexe d'Ophélie », du prestige de la morte
noyée, du lien entre la femme, l'eau et la mort (L'Eau et les rêves). Notre
rêverie diurne s'organise selon quelques lignes de plus grande pente ".
Reprenons notre scénario de don Juan. La plupart des critiques ont été
10. Par exemple étudier le mythologème du mort-vivant, le prestige du ternaire (les trois
rencontres avec le Mort), l'intrusion de la mort au milieu du repas ou de la fête (du Livre de Daniel
à Mozart); ou lire tout le scénario comme défi à la divinité (destruction du mariage et des vœux,
hypocrisie, et surtout, chez Molière, ce sommet que constitue la scène du pauvre, avec ses
surimpressions lucifériennes)...
1 1 . Peu après la mort de Bachelard, Mircea Eliade a retrouvé ces lignes de plus grande pente
en étudiant les récits mythiques dans la magistrale étude anhistorique curieusement intitulée Histoire
des religions (Payot, 1949).

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frappés par le nomadisme du personnage, par son aisance et sa légèreté
dansante. Jean Rousset s'émerveille devant ce « voltigeur », cet « homme de
vent », cet improvisateur perpétuel qui « conquiert à la hâte » (p. 96 et 102).
Le don Juan de Molière est de ces « conquérants, qui volent
perpétuellement de victoire en victoire » (I, 2). Il faudrait donc étudier la rêverie
donjuanesque comme un songe aérien, une rêverie d'apesanteur et de liberté
triomphante. Don Juan comme amnésique heureux, allégé du poids des
engagements humains, et ne cédant à aucun ralentissement. On comprend
mieux, alors, l'invention de la Statue : le séducteur le plus aérien va venir se
briser contre le compact et l'inamovible.
Grâce à la diversité de ces analyses, nous voici en présence d'un phénomène
qui caractérise le mythe littéraire : la riche surdétermination des maillons du
scénario. La course qui conduit don Juan d'une femme à une autre, l'inter-
prétera-t-on comme paroxysme de la séduction, art d'un comédien hors de
pair, défi au Dieu chrétien, soif métaphysique que rien n'étanche, homosexualité
latente, ou rêverie nietzschéenne d'une existence dansante?
C'est la richesse exceptionnelle de la surdétermination qui explique la
diversité des interprétations au fil des époques et la fascination persistante du
scénario 12. Il faudrait s'attacher ici à l'importance socio-historique des mythes
littéraires et aux variations de leur succès (la mythanalyse préconisée par
Gilbert Durand dans Figures mythiques et visages de l'œuvre, en 1979).
C'est aussi la richesse de la surdétermination qui distingue le mythe
littéraire de simples canevas, comme celui qui sous-tend Amphitryon. Il a beau
s'agir d'un emprunt à la mythologique grecque, et les reprises ont beau avoir
été nombreuses - comme le rappelle le titre de Giraudoux, Amphitryon 38 -
ce scénario se borne à ficeler de façon lâche divers thèmes comiques (les
sosies, le valet poltron, le cocu). La mythologie grecque est réduite à des
oripeaux, et le mythique fait défaut. Dans un tel cas, l'abondance des reprises
n'est pas plus significative que dans le cas du barbon égoïste dont la fille finit
par épouser le jeune homme qu'elle aime, grâce aux astuces d'un valet. Si
Figaro avait appartenu aux récits grecs et inspiré une comédie athénienne, on
en serait à Figaro 80, ou plus.
Au terme de cette analyse du symbolisme, on pourrait être tenté de s'en
tenir là. En effet, même si la polyvalence est habituellement donnée comme
caractéristique des œuvres littéraires les plus réussies, elle atteint dans l'exemple
de don Juan un degré rarissime. Pourtant diverses questions paraissent
insuffisamment résolues par le seul appel à la surdétermination symbolique. Parmi
les hésitations qui viennent à l'esprit : le poème, quintessence de la littérature,
ne se trouve-t-il pas, lui aussi, fortement surdéterminé? Et où situer la notion
de « décor mythique », forgée par Gilbert Durand à propos de La Chartreuse
de Parme (I960)? Si ce roman de Stendhal repose sur tout en ensemble de

12. Elle permet en outre de comprendre l'importante contamination des mythes littéraires les
uns par les autres : Don Juan et Faust (1829) de Grabbe; mais aussi les surimpressions si courantes
entre Judith, Salomé, ou Jeanne d'Arc (Mireille Dottin, Marcelle Enderlé).

121
mythologèmes, si l'on y reconnaît un « portant héroïque » (roman familial, etc.)
et un « portant mystique » (où se profilent les figures d'Isis et de Psyché),
comment se fait-il que personne ne semble songer à le considérer comme un
mythe littéraire? C'est que lui font défaut deux autres caractéristiques que
nous allons examiner maintenant.

2. Le tour d'écrou

Lévi-Strauss, habitué à l'organisation serrée du mythe ethno-religieux,


déplorait que le romancier, lui, ne soit plus hanté que par « des formes et des
images disloquées » et qu'il « vogue à la dérive parmi ces corps flottants ». Le
roman est né de « l'exténuation de la structure »; il s'est emparé des « résidus
déformalisés du mythe » et souffre du « manque de plus en plus évident d'une
charpente interne 13 ». Le grand nombre des mythologèmes flottants dans La
Chartreuse ne suffit pas à rendre ce roman comparable à une organisation
mythique.
Il ne faut, pour s'en convaincre, que revenir à don Juan. Rapidement,
l'analyse du Dom Juan de Molière, par exemple, permet de mettre en évidence
l'extraordinaire travail de reformalisation qui fait retrouver au mythe littéraire
un agencement structural comparable à celui du mythe ethno-religieux. A
propos du mythe d'Adonis, j'ai rappelé à l'intérieur de quels systèmes chaque
élément se trouve enserré : code botanique (myrrhe, céréales, laitue sauvage),
code sexuel (frénésie, sexualité conjugale, impuissance ou frigidité), code
sociofamilial, etc. Mais horizontalement se donnent à lire les équivalences :
courtisane, frénésie, myrrhe/femme mariée, sexualité humaine, plantes
cultivées, Cérès déesse des moissons et du mariage/ célibat, froideur, laitue sauvage.
Or Dom Juan présente un tissage analogue :

Code
Code temporel Code familial Code gestuel
des éléments

L'instant (cher au Le fils bafouant le L'air et le vent La MAIN DE VENT


séducteur) PÈRE (« Abandonnez-moi
votre main » : h, 2)

La durée (des Les vrais liens de La chair et le sang La main et Pal-


fidélités) FILIATION (IV, 4 et (de la condition liance (dans le
v, 1) humaine) mariage)

L'ÉTERNITÉ (du Le père vengeur La pierre (de la La MAIN DE PIERRE


châtiment) statue) (« Donnez-moi la
main : v, 6)

13. L'Origine.... pp. 105-106; L'Homme nu. pp. 583-584.

122
De la même façon que pour Adonis, les triades, disposées verticalement,
permettent, horizontalement, la lecture d'équivalences puissamment
signifiantes. Au centre brille le message chrétien : l'être humain n'échappe à un
éparpillement funeste que par des engagements stables, par l'acceptation des
limites de sa condition, par le respect des prescriptions divines. Inauguré par
un religieux, Tirso de Molina, le scénario constitue une apologie du mariage
monogamique, comme vient de le souligner l'hispanisant Maurice Molho.
La fermeté de ce type d'organisation ne paraît pas s'accommoder de récits
longs. Les mythes ethnoreligieux n'excèdent guère deux pages, sans doute sous
la pression des exigences d'une mémorisation parfaite. Dans la littérature
écrite, plus ambitieuse, l'optimum paraît atteint avec la durée ordinaire de la
pièce de théâtre 14. Le théâtre, surtout avec les esthétiques soucieuses de
concentration, invite à formaliser; il aime les oppositions et les retournements.
La succession exposition/nœud/péripéties (peu nombreuses)/dénouement, telle
qu'on la trouve, par exemple, dans la tragédie grecque ou dans la tragédie
classique, offre le degré de complexité idéal pour tramer le mythe littéraire :
entre le mini-récit sous-jacent à certains poèmes et les longs récits de type
épique ou romanesque. Quel est le seuil à partir duquel un récit atteint une
complexité suffisante pour accéder, éventuellement, à la dignité de mythe
littéraire? Nous disposons, pour y réfléchir, d'un « genre » tout à fait singulier,
inventé par la Renaissance : l'emblème, dont le prototype est fourni par les
Emblemata (1531) d'Andréas Alciati.
Plusieurs de ceux-ci sont d'ailleurs mythologiques. Par exemple,
l'emblème 102 nous montre Bellérophon monté sur Pégase et triomphant de
la Chimère. Au-dessus de la gravure figure YInscriptio : « Consilio et virtute
Chimeram superari, id est fortiores et deceptores ». Et l'immobilisation de
l'image, souvent riche et énigmatique, se poursuit dans une Subscriptio de
quatre vers. Il s'agit non d'une allégorie, mais d'une scène peu codifiée découpée
dans le tissu de la mythologie, avec laquelle elle ne conserve plus que des
liens extrêmement lâches. Dans ces représentations de personnages qui
s'émancipent du scénario où ils se trouvaient pris, on reconnaît les « thèmes de héros »
distingués par Raymond Trousson 15.
L'emblème mythologique nous est précieux, parce qu'il permet d'opérer
des distinctions décisives entre sa relative simplicité et la complexité du mythe
littéraire. Avec lui, on se contente d'une image, d'une scène (même si elle est
souvent plus narrative que celles qui décorent les vases grecs), dont la
polyvalence déjà limitée se trouve encore réduite par le texte
d'accompagnement et par YInscriptio, souvent morale. On flotte entre Vexemplum concret
14. De la même façon, dans la légende - au sens strict, dont le modèle est la vie du saint
composée dans la perspective d'une récitation liturgique - les principes d'organisation s'affaiblissent
presque toujours, dès qu'on excède la vingtaine de pages. On glisse alors à la biographie.
1 S. « Qui dit Prométhée pense liberté, génie, progrès, connaissance, révolte » {Thèmes et mythes,
Bruxelles, 1981, p. 44). Oui, au temps du dynamisme romantique; mais si l'on redoute la démesure,
comme Alciati, on inscrit au-dessus de la gravure de Prométhée : « Quae supra nos. nihil ad nos »
(emblème 28). - Au degré le plus bas, on tombe sur Yadage (au sens d'Erasme) : le tonneau des
Danaïdes, le talon d'Achille... Syntagmes figés.

123
et le type. Dès lors, comment ne pas voir que ce qui abonde, dans notre
culture, ce sont les emblèmes mythologiques beaucoup plus que les mythes
littéraires? Lorsque Camus compose Le Mythe de Sisyphe ou L'Homme
révolté, sa réflexion est toute nourrie d'emblématique. De façon plus générale,
une foule d'épisodes des mythes grecs ou de la Bible, trop simples, ont accédé
directement au statut d'emblèmes : Sisyphe roulant son rocher, le déluge, la
Tour de Babel, la pluie de feu sur Sodome, etc.
En somme, le mythe littéraire implique non seulement un héros, mais
une situation complexe, de type dramatique, où le héros se trouve pris. Si la
situation est trop simple, réduite à un épisode, on en reste à l'emblème; si elle
est trop chargée, la structure se dégrade en sérialité. Le mythe littéraire se
distingue aussi bien des rhapsodies (YOdyssée) que des emblèmes ou des
adages mythologiques.

3. L'éclairage métaphysique

La troisième et, à mon sens, dernière caractéristique du mythe littéraire


est constituée par l'éclairage métaphysique dans lequel baigne tout le scénario.
L'une des singularités des mythes bibliques réside dans leur insistance sur ce
que Robert Couffignal a dénommé « La Lutte avec l'Ange ». Le Dieu unique
est omniprésent dans la Bible; il est comme en procès face à des hommes qui
s'interrogent sur le sens de toute vie. On pense évidemment au Livre de Job,
mais aussi aux face-à-face avec Dieu, comme ceux d'Abraham, de Jacob, de
Moïse ou d'Élie. Littérairement YAthalie de Racine et même, dans un univers
laïcisé, En attendant Godot de Beckett, rappellent que sur l'horizontalité de
toute existence tombe - ou tombe peut-être - un Regard vertical. Dans le
scénario des principaux don Juan, Jean Rousset a souligné l'importance capitale
de ce face-à-face avec l'au-delà, dont il fait le premier des trois invariants
qu'il retient.
Grâce à cette troisième caractéristique, le mythe littéraire rejoint à
nouveau le mythe ethnoreligieux; à cet égard aussi il représente « du mythe
dans la littérature ». Ce qui permet encore un certain nombre de clarifications :
tout d'abord, nous découvrons une nouvelle raison de ne pas reconnaître dans
Amphitryon ou dans La Chartreuse de Parme des mythes littéraires; d'autre
part, ce seul critère interdit de confondre don Juan avec Casanova (à quoi
s'ajoute la « sérialité » lâche des Mémoires du Vénitien). Enfin il explique
pourquoi le mieux organisé des contes de fées ne risque pas d'être confondu
avec un mythe littéraire, si nombreuses qu'en soient les reprises. Comme l'a
démontré Bettelheim dans sa Psychanalyse des contes de fées (1976), le conte
peut approcher du mythe en ce qui concerne la saturation symbolique; sans
doute le peut-il aussi, quelquefois, par la fermeté de son organisation; mais à
coup sûr il s'en distingue radicalement par son immersion complaisante dans
la quotidienneté (subtilement alliée au merveilleux) et par sa fin heureuse, à

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l'eau de rose. Malgré ses ogres et ses fées, le conte nous installe au ras de la
terre, de l'ici-bas. Allez donc expliquer aux Caïn et aux don Juan que le terme
de leur ardeur et de leur tourment, c'est de se marier et d'avoir beaucoup
d'enfants!
Cette troisième caractéristique dénonce aussi les insuffisances réductrices
de l'explication du scénario par la psychologie. L»ans L'Age d'homme, Michel
Leiris, sortant d'une psychanalyse ratée, a insisté sur les illusions de ce
psychologisme, qui restreint le mythe d'Œdipe à une mécanique. Il rappelle
l'importance de l'expérience tragique dans le mythe grec, et l'aide qu'il peut
apporter à tout homme se demandant si sa vie risque d'être une destinée. En
cela, il annonce les études de Vernant : à Athènes, les tragédies mythiques
ont vu le jour au moment où l'homme grec a commencé à s'interroger sur la
plus métaphysique des questions : suis-je un être libre, ou suis-je le jouet de
forces obscures que j'appelle dieux? Comme par hasard, l'Occident est revenu
avec prédilection à ces scénarios tragiques aux périodes où de nouveau s'est
posée cette question de la liberté : entre 1580 et 1680, au milieu des
controverses sur le libre arbitre; à partir de la fin du XIXe siècle, avec les multiples
mises en cause de l'autonomie du sujet humain.
Il semble que les mythes littéraires d'origine grecque soient aptes surtout
à la prise en charge d'expériences individuelles, même si chacun se pose des
questions que tous se posent (comme dans le « nouveau théâtre » des années 1950
en France). Certains des mythes littéraires d'origine biblique paraissent plus
capables, eux, d'orchestrer les grandes horreurs collectives, et la méditation
sur le sens de l'histoire. Les cinq actes du Mythe de Moïse : le Bagne d'Egypte,
le Défi aux bourreaux, l'Exode, la marche au Désert, et l'arrivée en vue de la
Terre promise, ce puissant ensemble constitue un véritable mythe littéraire de
l'insurrection collective, dans le dialogue avec un Dieu qui rend libre.

Pour conclure, je voudrais insister sur les vérifications qui s'imposent, et


qui conduiront soit à corriger, soit à affiner la triade des caractéristiques
proposées 16. On peut s'attendre à de délicats problèmes de « seuils » ou de
« mixtes ». Ainsi le long récit qui, à la fin de la Genèse, raconte l'histoire du
patriarche Joseph apparaît - en dépit de sa reprise par Thomas Mann -
comme un mixte de saga et de conte, impropre à donner le coup d'envoi à un
mythe littéraire. Il faudra également accentuer l'étude de la singularité de
chaque œuvre, conformément au souci maintes fois exprimé par le pionnier
qu'a été, dans notre domaine, Pierre Albouy 17.
De tels travaux risquent fort d'infliger un démenti partiel aux critiques
de Claude Lévi-Strauss à rencontre de la littérature comme charpie, comme
bric-à-brac ou comme brocante par rapport à l'orfèvrerie mythique. Nous

16. Dans son Mythe de Faust, A. Dabezies, par exemple, a souligné « la tension dramatique
engendrée entre les deux pôles opposés, l'élan de l'homme et le poids du mal sur lui » ; il parle
ailleurs de « structure bipolaire » (Paris, Colin, pp. 324-326).
17. Voir Mythes et mythologies dans la littérature française, Paris, Colin, 1969, p. 309;
Mythographies, Paris, Corti, 1976, pp. 267-272.

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disposons déjà du diamant du poème. Il faudra certainement lui ajouter,
comme quintessence de la littérature écrite, une organisation moins liée à
l'instant, le mythe littéraire. Le mythe ethno-religieux n'aura pas légué sa
perfection seulement à la musique : il subsiste « du mythe dans la littérature ».

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