Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
À TRAVERS L’EUROPE
SOMMAIRE
Le concept de proportionnalité
Le débat sur le principe de proportionnalité
À la recherche d’une justification de la migration du principe de
proportionnalité
Objectif et finalité de la recherche
I. – SIX MIGRATIONS DE LA PROPORTIONNALITÉ À TRAVERS L’EUROPE
A. – La première migration : de la philosophie politique au droit
B. – La deuxième migration : l’expansion dans le droit administratif européen
C. – La troisième migration : du droit administratif au droit constitutionnel
D. – La quatrième migration : du droit constitutionnel au droit communautaire
européen et au droit européen des droits de l’homme
E. – La cinquième migration : du droit communautaire et du droit européen
des droits de l’homme au droit constitutionnel national des pays européens
F. – La sixième migration : du droit communautaire européen et du droit
européen des droits de l’homme au droit britannique
II. – UNE JUSTIFICATION DE LA MIGRATION DU PRINCIPE DE PROPORTIONNALITÉ À
TRAVERS L’EUROPE
A. – La nécessité conceptuelle du principe de proportionnalité
1. – Le principe de proportionnalité comme un ensemble de conditions
suffisantes et nécessaires pour la constitutionnalité des limitations aux
droits fondamentaux
2. – Les implications nécessaires entre le principe de proportionnalité, les
principes et les droits fondamentaux
B. – La nécessité normative du principe de proportionnalité
1. – Quelques justifications particulières de la migration de la
proportionnalité à travers l’Europe
2. – Un dénominateur commun
POLITEIA – N° 25 (2014)
470 Carlos BERNAL PULIDO
Le concept de proportionnalité
Le principe de proportionnalité est un critère juridique utilisé dans le monde en-
tier pour la protection des droits fondamentaux. Ce principe est né en Allemagne
mais, de nos jours, il a migré vers d’autres systèmes juridiques et diverses aires
juridiques. Bien que le concept de proportionnalité ne soit pas univoque1, la majo-
rité des juges et des juristes convergent sur l’idée qu’il s’agit d’un principe formé
de trois sous-principes, à savoir : une aptitude, une nécessité, et l’obligation de
pondération ou de proportionnalité au sens strict. Chaque sous-principe établit une
exigence que toute limitation des droits fondamentaux doit satisfaire. Le sous-
principe d’aptitude exige que la limitation soit appropriée pour permettre
d’atteindre une fin constitutionnellement légitime2. Le sous-principe de nécessité
exige que la limitation soit la moins lourde possible parmi toutes celles qui sont au
moins aussi capables de contribuer à atteindre l’objectif proposé. Le sous-principe
de proportionnalité au sens strict exige que la limitation atteigne l’objectif proposé
à un degré qui justifie celui auquel le droit est limité.
1
Sur les différents concepts de proportionnalité, voir B. SCHLINK, « Proportionality (1) », in
M. ROSENFELD et A. SAJÓ (ed.), The Oxford Handbook of Comparative Constitutional Law,
Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 721 ; J. BOMHOFF, « Genealogies of Balancing as
Discourse », L&EHR, (1) 4, 2010, p. 108-139.
2
Certains auteurs considèrent que le sous-principe d’aptitude contient en réalité deux
éléments (la légitimité de la fin et l’adéquation factuelle de l’intervention pour atteindre le
but) comme différents sous-principes. Pour cette raison, lesdits auteurs considèrent que le
principe de proportionnalité est constitué de quatre sous-principes. Voir A. STONE SWEET et
J. MATHEWS, « Proportionality, Balancing and Global Constitutionalism », Columbia J
Transtl Law, n° 47, 2008, p. 75. Voir également A. BARAK, Proportionality. Constitutional
Rights and their Limitations, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 3, et
A. BARAK, « Proportionality (2) », The Oxford Handbook of Comparative Constitutional
Law (n. 1), p. 743. BARAK distingue la « fin adéquate » et le « lieu causal rationnel »
(rational connection).
3
D. BEATTY, The Ultimate Rule of Law, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 171.
4
Ibid., p. 174.
5
Ibid., p. 162.
6
Ibid., p. 185.
7
D. BEATTY, « Law’s Golden Rule », in G. PALOMBELLA et N. WALKER (eds.), Relocating
the Rule of Law, Oxford et Portland, Oregon, Hart Publishing, 2009, p. 103.
8
Voir Proportionality. Constitutional Rights and their Limitations, n° 2, p. 3.
POLITEIA – N° 25 (2014)
La migration du principe de proportionnalité à travers l’Europe 471
qui pourrait mieux servir une telle fin9. De même, ALEXY soutient que les juges
constitutionnels ne peuvent pas éviter d’utiliser le principe de proportionnalité.
Pour ALEXY, ce principe est la seule manière rationnelle d’analyser la relation
entre les droits fondamentaux et leurs limitations10. Finalement, GARDBAUM estime
que l’obligation de pondération « renforce convenablement le rôle que les déci-
sions majoritaires doivent probablement avoir dans une démocratie constitution-
nelle »11.
D’un autre côté, tant dans des œuvres de la décennie passée que dans des publi-
cations antérieures12, le principe de proportionnalité a fait l’objet de violentes cri-
tiques. TSAKYRAKIS a soutenu que ce principe était « une violation des droits de
l’homme » et une « mauvaise voie dans la recherche de la précision et de
l’objectivité »13. Quant à WEBBER, il regrette que le principe de proportionnalité ait
créé un « culte sans fondement des droits fondamentaux » qui a conduit à une con-
ception extrêmement individualiste des droits et un mépris simultané des lois dé-
mocratiques qui poursuivent la protection d’intérêts sociaux14. Certains juges et
juristes critiquent la pondération et la considèrent comme déraisonnable. D’autres
auteurs déplorent le principe de proportionnalité puisque, selon eux, il infirme
l’essence des droits fondamentaux comme limitations de l’exercice du pouvoir
public. Par exemple, HABERMAS soutient que ce principe transgresse la « solidité »
des droits fondamentaux dans la mesure où ceux-ci doivent parfois céder devant
d’autres intérêts juridiquement protégés15. Finalement, une objection commune est
que l’on permet au pouvoir judiciaire de s’immiscer de façon illégitime dans les
compétences du législatif et de l’administration publique. En ce sens, Lord
ACKNER a considéré, dans l’affaire Brind, que l’usage judiciaire de la proportion-
nalité impliquait une « analyse de fond des décisions politiques ». Dans une démo-
cratie, ce type de décisions ne doit être pris que par des autorités politiques16.
9
Ibid., p. 8.
10
R. ALEXY, A Theory of Constitutional Rights, trad. J. RIVERS, Oxford, Oxford University
Press, 2002, p. 74.
11
St. GARDBAUM, « A Democratic Defense of Constitutional Balancing », L&EHR, (1) 4,
2010, p. 78.
12
Pour une analyse critique de la pondération en droit constitutionnel américain, voir T. A.
ALEINIKOFF, « Constitutional Law in the Age of Balancing », Yale L. J., n° 96, 1987,
p . 943-1005.
13
S. TSAKYRAKIS, « Proportionality: An Assault on Human Rights », I·CON, (3) 7, 2009,
p. 468.
14
G. WEBBER, « Proportionality, Balancing, and the Cult of Constitutional Rights
Scholarship », Can. J. L. Juris., n° 23, 2010, p. 180 et p. 190-191 ; G. WEBBER, The
Negotiable Constitution: On the Limitation of Rights, Cambridge, Cambridge University
Press, 2009, p. 88 et s..
15
J. HABERMAS, Between Facts and Norms, trad. W. REHG, Cambridge, MIT Press, 1996,
p. 254. Pour une analyse de cet aspect, voir M. KUMM, « What Do You Have in Virtue of
Having a Constitutional Right? On the Place and Limits of Proportionality Requirements »,
in G. PAVLAKOS (ed.), Law, Rights and Discourse. The Legal Philosophy of Robert Alexy,
Oxford, Hart Publishing, 2007, p. 131 et s..
16
Regina v. Secretary of State for the Home Department ex parte Brind [1991] 1 AC 696.
POLITEIA – N° 25 (2014)
472 Carlos BERNAL PULIDO
17
M. KUMM, « Constitutional Rights as Principles: On the Structure and Domain of
Constitutional Justice », I·CON, (2) 3, 2004, p. 595.
18
Sur ce point, voir S. CHOUDRI, « Migration in Comparative Constitutional Law », in
S. CHOUDRI (ed.), The Migration of Constitutional Ideas, Cambridge, Cambridge University
Press, 2007, p. 7 et s..
19
Sans minimiser les critiques qu’il a reçu, le présent essai utilisera le concept amplement
accepté d’emprunt constitutionnel (constitutional borrowing) pour faire allusion à
l’importation d’institutions ou de concepts juridiques étrangers, comme le principe de
proportionnalité, dans un système juridique. Sur les critiques du concept d’emprunt
constitutionnel, voir K. LANE SCHEPPELE, « Aspirational and aversive constitutionalism: The
case for studying cross-constitutional influence through negative models », I·CON, (2) 1
(2003), p. 296 et s..
POLITEIA – N° 25 (2014)
La migration du principe de proportionnalité à travers l’Europe 473
tion in abstracto20. D’autres auteurs ont proposé des variantes de ces modèles21, et
ont justifié l’usage du principe de proportionnalité, tant in abstracto que dans des
contextes spécifiques. Ces auteurs ont mis l’accent sur les avantages que ce con-
cept représente pour des systèmes juridiques déterminés, et ont répondu aux impor-
tantes objections formulées contre son utilisation judiciaire22.
Au contraire desdites œuvres, cet essai se focalise sur le second facteur. Les
concepts juridiques, comme le principe de proportionnalité, peuvent être empruntés
et transplantés d’un système constitutionnel à un autre. On peut même dire qu’une
corrélation existe entre la justification abstraite de l’usage d’un concept juridique et
la justification concrète de sa migration. Une raison valable de transplanter des
concepts juridiques vient de leur rationalité intrinsèque et de leur légitimité. Ce-
pendant, cette justification in abstracto, ou l’usage concret du concept juridique
dans le contexte original n’expliquent pas, per se, sa migration. Le droit constitu-
tionnel est en partie une expression de l’identité nationale23. Cette singularité
s’impose, non seulement quand nous analysons des dispositions des constitutions,
mais aussi en relation avec les méthodes d’interprétation constitutionnelle. Les
deux éléments se trouvent enracinés dans les attitudes et dans la formation juri-
dique des agents publics et des avocats de chaque culture constitutionnelle. Plus
encore, ces éléments déterminent, au moins en partie, la signification des règles
constitutionnelles. Par conséquent, ces éléments influencent profondément la ma-
nière dont on doit définir le contenu et la portée des droits fondamentaux. Cette
singularité explique le débat de fond que les greffes constitutionnelles ont suscité.
20
Robert ALEXY a introduit les éléments de base de son modèle dans la publication
originale, en allemand, de La Teoría de los derechos fundamentales, Theorie der
Grundrechte, Baden-Baden, Nomos, 1985). ALEXY a complété ce modèle dans l’épilogue de
la traduction en anglais du même ouvrage (cf. note 10), p. 388-425. L’apport le plus
remarquable dans ledit épilogue est l’analyse logique de la pondération à la lumière de la
« formule du poids » (infra note 64, p. 408) et ses théories sur les marges de discrétionarité
judiciaire (p. 394-397 et p. 414-425). ALEXY a poursuivi en développant sa formule du poids
in « The Weight Formula », trad. B. BROŻEK et S. L. PAULSON, in J. STELMACH, B. BROŻEK,
et W. ZAŁUSKI (eds.), Studies in the Philosophy of Law 3. Frontiers of the Economic
Analysis of Law, Kraków, Jagiellonian University, 2007, p. 9-27. Le modèle de BARAK
prend les éléments de base de la proportionnalité d’ALEXY, mais diffère sur des aspects
substantiels que l’on ne peut analyser dans la présente étude. Sa proposition sur la structure
du principe de proportionnalité reflète ce désaccord. Voir A. BARAK, « Proportionality and
Principled Balancing », L&EHR, (1) 4, 2010, p. 8, « Proportionality (2), op. cit., et tout
particulièrement Proportionality. Constitutional Rights and their Limitations, op. cit.,
p. 243-455.
21
Certaines positions qui prétendent améliorer le modèle de proportionnalité proposé par
ALEXY peuvent se retrouver in M. KLATT et M. MEISTER, The Constitutional Structure of
Proportionality, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 7-14 et p. 45-85. C. BERNAL, El
principio de proporcionalidad y los derechos fundamentales, Madrid, Centro de Estudios
Políticos y Constitucionales, 3e éd., 2007, chap. 6 ; C. BERNAL, « The Rationality of
Balancing », Archiv für Rechts und Sozial Philosophie, 92 (2), 2006, p. 195-208 ; et L.
CLÉRICO, Die Struktur der Verhältnismäßigkeit, Baden-Baden, Nomos, 2002.
22
Pour une analyse des avantages du principe de proportionnalité et des réponses à ses
critiques, voir infra II B 2 c).
23
Voir V. C. JACKSON, « Being Proportional about Proportionality. The Ultimate Rule of
Law », Const. Commentary, n° 21, 2004, p. 857.
POLITEIA – N° 25 (2014)
474 Carlos BERNAL PULIDO
Les critiques les plus radicaux considèrent que ce type de transplantations est anti-
démocratique. Ces auteurs pensent que les transplantations constitutionnelles favo-
risent des intérêts et des idéologies étrangers et permettent aux juges de manipuler
le contenu et la portée des normes constitutionnelles. Cette possibilité ferait courir
un risque à l’intégrité du processus judiciaire et à l’essence du principe démocra-
tique selon lequel les normes constitutionnelles doivent représenter la volonté
populaire24. D’autres critiques défendent une position moins radicale et moins
sceptique. Ces auteurs considèrent que les méthodes et les concepts d’autres sys-
tèmes constitutionnels peuvent être empruntés et s’adapter à certains contextes
politiques, sociaux, culturels et juridiques25.
De cette ligne argumentative, il s’ensuit que les raisons qui justifient l’usage du
principe de proportionnalité in abstracto ne justifient pas par elles-mêmes sa mi-
gration dans le monde entier et dans diverses aires juridiques. Par ailleurs, bien que
certaines explications soient avancées du point de vue de la science politique sur la
diffusion mondiale du principe de proportionnalité26, celles-ci ayant surtout trait
aux raisons stratégiques que les juges ont d’utiliser ce principe, il y a un manque
dans l’étude du problème de savoir si cette migration est justifiée ou non. Cette
analyse devra répondre à deux questions fondamentales. D’une part, quelles sont
les raisons qui peuvent être avancées pour justifier la transplantation du principe de
proportionnalité27, et non celle d’un autre concept juridique qui pouvait servir
d’une manière similaire28 ? D’autre part, si nous pesons les raisons de transplanter
le principe de proportionnalité et les dangers des prêts constitutionnels, dans quel
sens la balance penche-t-elle ? Est-ce en faveur de la réalisation de la transplanta-
tion ?
24
Sur ce point, il est intéressant de se référer à la discussion que les juges de la Cour
suprême des États-Unis ont eue en 2003 et 2004 sur la possibilité de fonder leurs décisions
sur des sources étrangères ; voir S. CHOUDRI, op. cit., p. 7 et s.. Voir également C.
SAUNDERS, « The Use and Misuse of Comparative Constitutional Law (The George P.
Smith Lecture in International Law) », Indiana Journal of Global Legal Studies, 13 (1),
2006, p. 37 et s..
25
Voir V. PERJU, « Constitutional Transplants, Borrowing, and Migrations », The Oxford
Handbook of Comparative Constitutional Law, n° 1, 2012, p. 1321 et s..
26
Voir A. STONE SWEET et J. MATHEWS, op. cit., p. 97-158, et A. BARAK, op. cit., p. 175-
210.
27
Comme l’a signalé Vlad PERJU, tout emprunt constitutionnel exige une justification
normative : voir « Constitutional Transplants, Borrowing, and Migrations », op. cit., p. 1321
et s..
28
Sur la pertinence de l’analyse des raisons d’emprunter certaines institutions
constitutionnelles et, en même temps, d’en écarter d’autres, dans l’objectif de comprendre et
d’évaluer l’objectif constitutionnel, voir L. EPSTEIN et J. KNIGHT, « Constitutional
Borrowing and Nonborrowing », I·CON, (2) 1, 2003, p. 196 et s..
POLITEIA – N° 25 (2014)
La migration du principe de proportionnalité à travers l’Europe 475
tuelle. Cette thèse soutient qu’une relation nécessaire existe entre les droits fonda-
mentaux et le principe de proportionnalité, de sorte que ce principe doit être utilisé
toujours et dans toutes les situations où on interprète et applique les droits fonda-
mentaux. Contrairement à ladite thèse, notre étude défend une justification norma-
tive de la transplantation du principe de proportionnalité. L’hypothèse centrale est
divisée en deux parties. Diverses raisons peuvent justifier la migration du principe
de proportionnalité à une nouvelle juridiction ou un nouveau contexte juridique.
Cependant, un dénominateur commun existe entre les migrations de ce principe, à
savoir que le principe de proportionnalité est, sur le plan normatif, nécessaire pour
déterminer le contenu des droits fondamentaux.
Cette recherche est très importante, tant du point de vue pratique que du point
de vue théorique. D’un côté, s’il n’y avait pas de justification normative de la mi-
gration du principe de proportionnalité, alors il serait plausible sur le plan normatif
que les pays qui n’ont pas encore utilisé ce concept repoussent son importation29.
D’un autre côté, cet article propose l’étude d’un cas spécifique qui peut éclairer
l’analyse et l’appréciation des migrations d’institutions du droit constitutionnel. En
ce sens, cette étude cherche à apporter des fondements pour la construction d’une
théorie des transplantations constitutionnelles30. De même, cette recherche tente de
contribuer à la réflexion sur l’objet du droit constitutionnel comparé en ce qui
concerne la recherche des « pratiques normatives plus adéquates »31. Cette étude
tente par ailleurs de voir si l’usage du principe de proportionnalité appartient ou
non à ce groupe de pratiques normatives plus adéquates, en particulier, dans le
domaine de l’interprétation et de l’application des droits fondamentaux.
Notre étude est divisée en deux parties. La première partie étudie, d’une ma-
nière analytique, la propagation du principe de proportionnalité à travers l’Europe
dans six migrations32. Une analyse de cette nature implique de se livrer à certaines
simplifications. De plus, il faut dire que les six migrations qui analysent comment
le principe de proportionnalité s’est étendu à travers différents systèmes et aires
juridiques ne sont, ni unidirectionnelles, ni exclusives. Cependant, cette simplifica-
tion est utile pour comprendre certaines tendances relatives à la justification de la
transplantation du principe de proportionnalité et pour identifier quelques points
29
Par exemple, en Australie, l’analyse qu’a effectuée le Tribunal suprême dans les récentes
affaires Momcilovic v. Queen et Wotton v. Queensland a ravivé le débat sur la question de
savoir si le recours au principe de proportionnalité par les juges représente ou non un
exercice légitime du pouvoir judiciaire. Voir Momcilovic v The Queen [2011] HCA 34, et
Wotton v. Queensland [2012] HCA 2. Si elle n’avait pas de justification normative de la
transplantation du principe de proportionnalité, la Cour aurait des raisons de rejeter
l’importation de ce principe.
30
Sur l’absence et la nécessité de ladite théorie, voir R. HIRLSH, « On the Blurred
Methodological Matrix of Comparative Constitutional Law », The Migration of
Constitutional Ideas, (n. 23), p. 43.
31
Sur cet objectif du droit constitutionnel comparé, voir V. JACKSON, « Comparative
Constitutional Law: Methodologies », The Oxford Handbook of Comparative Constitutional
Law, n° 54, 2012, p. 70.
32
Sur la pertinence de l’analyse de l’histoire de la migration d’institutions et de concepts
constitutionnels comme méthode d’analyse du droit constitutionnel comparé, voir ibid.
p. 59.
POLITEIA – N° 25 (2014)
476 Carlos BERNAL PULIDO
33
J. LOCKE, Two Treatises of Government, ed. Peter LASLETT, Cambridge, Cambridge
University Press, 1988, Livre II, Chap. 5, par. 44, p. 298.
34
E. KANT, « Idea for a Universal History with a Cosmopolitan Purpose », in H. REISS (ed.),
Kant: Political Writings, trad. H. B. NISBET, Cambridge, Cambridge University Press, 1991,
p. 47.
35
Selon KANT, « Le droit n’est autre que la limitation de la liberté des uns, de telle sorte
que leur liberté puisse coexister avec la mienne conformément à une loi universelle ». Voir
« On the Common Saying: “This May be True in Theory, but it does not Apply in
Practice” », in E. KANT, Political Writings, op. cit., p. 75-76.
36
LOCKE affirme que le pouvoir du législateur est « limité par le bien commun de la
société ». Voir J. LOCKE, Two Treatises of Government, op. cit., Livre II, Chap. XI, par. 135,
p. 357.
POLITEIA – N° 25 (2014)
La migration du principe de proportionnalité à travers l’Europe 477
troisième élément. L’État n’a le pouvoir de limiter la liberté que quand cela est
nécessaire et dans la mesure où cette limitation tend à satisfaire les exigences qui
émanent des droits d’autres individus ou du bien commun. Comme corollaire de
ces trois prémisses, il est possible d’affirmer que la plus grande jouissance possible
de la liberté doit être la règle générale, et que les limitations étatiques à la liberté
doivent être l’exception et doivent seulement se limiter à atteindre la fin poursuivie
par elles.
Ces éléments sont le fondement de l’exigence selon laquelle les limitations éta-
tiques à la liberté individuelle doivent être proportionnées. L’une des premières
illustrations de cette exigence éthique a été l’observation de BECCARIA selon la-
quelle les peines doivent être proportionnelles aux délits37. Par la suite, en France,
l’Assemblée nationale a reconnu cette exigence comme un droit par l’article 8 de la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 178938.
Cependant, ce n’est qu’à partir du droit prussien du XVIIIe siècle qui réglemen-
tait l’usage de la force policière (Polizeirecht) que le principe de proportionnalité a
été conçu comme un critère juridique – et non seulement comme un principe poli-
tico-philosophique pour résoudre le paradoxe de la liberté39. L’article 10 de la
partie II du titre XVII du Code civil prussien (Allgemeines Landrecht für die
Preußischen Staaten) de 1794 établissait que « la police adopte les mesures néces-
saires pour maintenir la paix publique, la sécurité et l’ordre ».
L’œuvre de Carl GOTTLIEB VON SVAREZ, qui jetait les bases générales du prin-
cipe de proportionnalité, a été extrêmement importante pour l’approbation et
l’interprétation de cette disposition qui fut considérée ensuite comme la pierre
angulaire du droit administratif prussien40. SVAREZ a soutenu qu’un « principe
essence du droit public » consiste en ce que « l’État n’est autorisé à limiter la
liberté personnelle que quand cela est nécessaire pour rendre compatibles la liber-
té et la sécurité ». SVAREZ considérait également que la légitimité de n’importe
quelle limitation étatique de la liberté individuelle dépendait de son intensité et de
37
Cesare BECCARIA écrivait : « Alors que plus les délits s’opposent au bien commun et plus
grandes sont les incitations pour les commettre, plus grands doivent être les obstacles qui
les empêchent. Ce principe établit la nécessité d’une proportionnalité entre les délits et les
peines. » Voir C. BECCARIA, Crimes and punishments: Including a New Translation of
Beccaria’s ‘Dei Delitti E Delle Pene’, trad. J. ANSON FARRER, London, Chatto & Windus,
2nd ed., 1880, p. 196. L’exigence de sanctions proportionnées avait été déjà acceptée par la
philosophie antique et le droit romain. Sur ce point, voir F. WIEACKER, « Geschichtliche
Wurzeln des Prinzips der Verhältnismäßigen Rechtsanwendung », in M. LUTTER, W.
STIMPEL and H. WIEDEMANN (eds.), Festschrift für Robert Fischer, Berlin and New York,
W. de Gruyer, 1979, p. 867 et s..
38
Cet article établit : « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment
nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée
antérieurement au délit, et légalement appliquée. »
39
Pour une analyse du contexte politique et juridique du droit prussien de police au XVIIIe
siècle, voir M. STOLLEIS, Geschichte des öffentlichen Rechts in Deutschland, Munich, C. H.
Beck, vol. 1, 1988, p. 386 et s..
40
Sur le concept de proportionnalité en tant que principe du droit prussien de police et sa
diffusion dans tout le droit administratif allemand, voir A. J. MELK, Allgemeines
Verwaltungsrecht, Vienne et Berlin, Springer, 1927, p. 249 et s..
POLITEIA – N° 25 (2014)
478 Carlos BERNAL PULIDO
41
Sur ce concept qui serait la base du sous-principe d’adéquation et son développement en
droit prussien de police, voir également B. REMMERT, Verfassungs- und
verwaltungsrechtsgeschichtliche Grundlagen des Übermaßverbotes, Heidelberg, C. F.
Müller, 1995, p. 200.
42
Voir C. GOTTLIEB VON SVAREZ, Vorträge über Recht und Stadt (1791), H. CONRAD et
G. KLEINHEYER (ed.), Cologne et Opladen, Westdeutscher Verlag, 1960 (Wissenschaftliche
Abhandlungen der Arbeitsgemeinschaft für Forschung des Landes Nordrhein-Westfalen,
vol. 10), p. 486 et s..
43
O. MAYER, Deutsches Verwaltungsrecht (1895), Berlin, Dunker & Humblot, vol. 1, 2004,
p. 267 et s..
44
Pour un rappel historique détaillé de l’évolution du principe de proportionnalité aux XVIIIe
et XIXe siècles, voir B. REMMERT, Verfassungs- und verwaltungsrechtsgeschichtliche
Grundlagen des Übermaßverbotes, Saarbrücken, Müller Jur.Vlg.C.F., 1995, p. 200 et s. ; et
P. LERCHE, Übermaß und Verfassungsrecht. Zur Bindung des Gesetzgebers an die
POLITEIA – N° 25 (2014)
La migration du principe de proportionnalité à travers l’Europe 479
POLITEIA – N° 25 (2014)
480 Carlos BERNAL PULIDO
50
Sur l’utilisation du principe de proportionnalité comme critère d’exercice des pouvoirs
discrétionnaires en droit français, voir X. PHILIPPE, Le contrôle de proportionnalité dans les
jurisprudences constitutionnelle et administrative françaises, Paris-Aix-en-Provence,
Economica-PUAM, 1990, p. 261. L’auteur souligne que, grâce à sa polyvalence, le principe
de proportionnalité simplifie le contrôle de la constitutionnalité de l’exercice des pouvoirs
discrétionnaires, dans la mesure où il permet aux juges d’établir un équilibre entre l’exercice
de cette faculté et la soumission des autorités au droit.
51
En ce qui concerne l’utilisation implicite du principe de proportionnalité en droit
administratif français, Xavier PHILIPPE souligne que « le juge français – que ce soit la
juridiction administrative ou la juridiction ordinaire – a toujours décidé d’éviter d’utiliser
le terme [proportionnalité]. Toutefois, il a appliqué ce concept par le biais du recours à des
concepts similaires, des paraphrases ou des synonymes ». Toutefois, l’auteur reconnaît que
cette tendance a commencé à changer durant la dernière décennie du XXe siècle, comme
conséquence de l’influence que les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme
et de la Cour de justice de l’Union européenne ont eue sur les juges français. Cela a conduit
lesdits juges à reconnaître de manière explicite et directe l’usage du principe de
proportionnalité. Voir « El principio de proporcionalidad en el derecho público francés »,
Cdp, n° 5, 1998, 256.
52
Voir G. XYNOPOULOS, Le contrôle de proportionnalité dans le contentieux de la
constitutionnalité et de la légalité en France, Allemagne et Angleterre, Paris, LGDJ, 1995,
p. 64 ; G. BRAIBANT, « Le principe de proportionnalité », in Mélanges Offerts à Marcel
Waline, le Juge et le Droit Public, Paris LGDJ, 1974 ; F. TEITGEN, « Le principe de
proportionnalité en droit français », in Der Grundsatz der Verhältnismäßigkeit in
Europäische Rechtsordnungen, ed. Deutsche Sektion der Internationalen Juristen-
Kommission, Heidelberg, C. F. Müller, 1985, p. 61 et s..
53
Voir S. VILLAMENA, Contributo in tema di proporzionalità amministrativa: ordinamento
comunitario, italiano e inglese, Milan, Giuffrè, 2008 ; D. URANIA GALLETA, Principio di
proporzionalità e sindacato giurisdizionale nel diritto amministrativo, Milan, Giuffrè,
1998 ; A. SANDULLI, La proporzionalità dell’azione amministrativa, Padoue, Cedam, 1998 ;
A. SANDULLI, « Ecceso di Potere e Controllo di Proporzionalità. Profili Comparati », RTDP,
n° 2, 1995, p. 360 et s..
54
Voir notamment D. S. RAMÍREZ-ESCUDERO, El control de proporcionalidad de la
actividad administrativa, Valencia, Tirant lo blanch, 2004 ; J. I. LÓPEZ GONZÁLEZ, « El
principio de proporcionalidad en derecho administrativo », Cdp, n ° 5, 1998, p. 143-158.
POLITEIA – N° 25 (2014)
La migration du principe de proportionnalité à travers l’Europe 481
55
A. STONE SWEET et J. MATHEWS, op. cit., p. 108.
56
Le recours d’amparo est une procédure spécifique pour la protection des droits
fondamentaux. Tout individu peut légitimement dénoncer la violation de ses droits
fondamentaux. Cette procédure permet au Tribunal constitutionnel fédéral et aux autres
tribunaux constitutionnels d’État d’analyser la proportionnalité des limites des droits
fondamentaux dans des cas particuliers.
57
La Cour constitutionnelle allemande avait brièvement mentionné ce principe six ans avant
(voir le jugement BVerfGE 1, p. 167-178 (1952)). En l’espèce, il s’agissait d’une loi de
l’État de Rhénanie du Nord-Westphalie concernant des questions électorales. Voir
D. GRIMM, « Proportionality in Canadian and German Constitutional Jurisprudence », U.
Tor L. J., n° 57, 2007, p. 385.
POLITEIA – N° 25 (2014)
482 Carlos BERNAL PULIDO
58
BVerfGE 7, 377 (408)
59
Ibid., 405.
60
Ibid. 409.
61
BVerfGE 16, 194 at 201.
62
Pour une analyse des jugements les plus parlants de la Cour constitutionnelle fédérale
allemande sur le principe de proportionnalité, voir L. MICHAEL, « Grundfälle zur
Verhältnismäßigkeit », JuS, n° 9, 2001, p. 866 et s..
POLITEIA – N° 25 (2014)
La migration du principe de proportionnalité à travers l’Europe 483
63
Sur le principe de proportionnalité dans le droit allemand actuel dans le champ du
contrôle de constitutionnalité, voir notamment R. ALEXY, A Theory of Constitutional Rights,
op. cit., p. 66-69 et p. 394-414 ; R. ALEXY, « Balancing, Constitutional Review and
Representation », I·CON, n° 3, 2005, p. 572-581 ; L. CLÉRICO, Die Struktur der
Verhältnismäßigkeit, op. cit. ; M. BOROWSKI, Grundrechte als Prinzipien. Die
Unterscheidung von prima facie - Position und definitiver Position als fundamentaler
Konstruktionsgrundsatz der Grundrechte, Baden-Baden, Nomos, 2e éd., 2007.
64
Sur l’utilisation du principe de proportionnalité dans la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme, voir Y. ARAI-TAKAHASHI, The Margin of Appreciation
Doctrine and the Principle of Proportionality in the Jurisprudence of the ECHR,
Antwerpen, Oxford et New York, Intersentia, 2001 ; J. MCBRIDE, « Proportionality and the
European Convention on Human Rights », in E. ELLIS (ed.), The Principle of
Proportionality in the Laws of Europe, Oxford and Portland, Oregon, Hart Publishing, 1999,
p. 23 et s. ; G. LETSAS, « Two Concepts of the Margin of Appreciation », Oxford J. Legal.
Stud., n° 26, 2006, p. 711 et s. ; S. GREER, « Constitutionalizing Adjudication under the
European Convention on Human Rights », Oxford J. Legal. Stud., n° 23, 2003, p. 409 et s. ;
S. VAN DROOGHENBROECK, La proportionnalité dans le droit de la Convention européenne
des droits de l’homme, Brussels, Bruylant, 2001 ; J. F. NIETO, La aplicación judicial
europea del principio de proporcionalidad, Madrid, Dykinson, 2009 ; B. FASSBENDER, « El
principio de proporcionalidad en la jurisprudencia de la Corte Europea de Derechos
Humanos », Cdp, n° 5, 1998, p. 52 et s..
65
Sur le principe de proportionnalité dans la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union
européenne, voir T. TRIDIMAS, The General Principles of EU Law, Oxford, Oxford
University Press, 2006, chap. 3, 4 et 5 ; N. EMILIOU, The Principle of Proportionality in
European Law, A Comparative Study, London, The Hague and Boston, Kluwer, 1996, chap.
4, 5, 6 et 7 ; F. G. JACOBS, « Recent Developments in the Principle of Proportionality in
European Community Law », in E. ELLIS (ed.), The Principle of Proportionality in the Laws
of Europe, op. cit., p. 1 et s. ; T.-I. HARBO, « The Function of the Principle of
Proportionality in EU Law », ELJ, (2) 16, 2010, p. 171 et s. ; O. KOCH, Der Grundsatz der
Verhältnismäßigkeit in der Rechtsprechung des Gerichtshofs der Europäischen
Gemeinschaften, Berlin, Dunker & Humblot, 2003 ; A. EMMERICH FRITSCHE, Der Grundsatz
der Verhältnismäßigkeit als Direktive und Schranke der EG – Rechtsetzung, Berlin,
Duncker & Humblot, 2000, p. 96 f ; A. N. GEORGIADOU, « Le principe de la proportionnalité
dans le cadre de la jurisprudence de la Cour de justice de la Communauté européenne »,
ARSP, n° 4 1995, p. 532 et s..
POLITEIA – N° 25 (2014)
484 Carlos BERNAL PULIDO
66
Sur le principe de proportionnalité dans ce domaine, voir J. SNELL, Goods and Services in
EC Law. A Study of the Relationship Between the Freedoms, Oxford, Oxford University
Press, 2002, p. 194 et s. ; J. H. JANS, « Proportionality Revisited », LIEI, (3) 27, 2000,
p. 239 et s. ; et S. ENCHELMAIER, « Four Freedoms, How Many Principles? », Oxford J.
Legal. Stud., n° 24, 2004, p. 169 et s..
67
De même, le protocole pour la mise en œuvre du traité d’Amsterdam sur l'application des
principes de subsidiarité et de proportionnalité établit : « 1. Dans l'exercice de ses
compétences, chaque institution veille au respect du principe de subsidiarité. Elle veille
également au respect du principe de proportionnalité, en vertu duquel l'action de la
Communauté n'excède pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs du traité. »
68
Sur l’importance de cet article pour la protection des droits fondamentaux dans le cadre
du droit communautaire, voir M. BOROWSKI, « Limiting Clauses. On the Continental
European Tradition of Special Limiting Clauses and the General Limiting Clause Art. 52(1)
Charter of Fundamental Rights of the European Union », Leg., n° 1, 2007, p. 199-240.
POLITEIA – N° 25 (2014)
La migration du principe de proportionnalité à travers l’Europe 485
la première doit prévaloir69. C’est ainsi que le principe de proportionnalité est de-
venu un critère de contrôle de constitutionnalité en Espagne70, en France71, en
Italie72, au Portugal73, en Belgique74, en Autriche75, en Grèce76, en Suisse77 et, plus
69
Sur le principe de suprématie comme cause du développement du principe de
proportionnalité, voir J.-M. FAVRET, « La primauté du principe communautaire de
proportionnalité sur la loi nationale », RFDA, n° 2, 1997, p. 389 et s..
70
Voir C. BERNAL, El principio de proporcionalidad y los derechos fundamentales, op. cit. ;
M. G. BEILFUSS, El principio de proporcionalidad en la jurisprudencia del Tribunal
Constitucional, Madrid, Thomson-Aranzadi, 2003). Le Tribunal constitutionnel espagnol a
commencé à appliquer le principe de proportionnalité, comme l’avait développé la Cour
constitutionnelle allemande, la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de justice
de l’Union européenne à partir de l’arrêt 66/1995. On peut se référer également à d’autres
arrêts importants : 55/1996, 161/1997, 136/1999, 261/2005, 300/2005, 327/2005, 11/2006,
et 90/2006.
71
Voir V. GOESEL-LE-BIHAN, « Réflexion iconoclaste sur le contrôle de proportionnalité
exercé par le Conseil constitutionnel », RFDC, n° 30, 1997, p. 227 et s.. Cet auteur opère
une distinction entre le principe de proportionnalité comme l’avait appliqué le Conseil
constitutionnel jusqu’à la fin de 1990 et la manière dont il a commencé à l’appliquer à partir
du 6 décembre 1990, du 10 janvier et du 6 juillet 1994. V. GOESEL-LE-BIHAN soutient que
c’est seulement dans la version la plus récente du principe de proportionnalité qu’on le
comprend comme un concept formé des sous-principes d’adéquation, de nécessité et de
proportionnalité au sens strict.
72
De nombreux constitutionnalistes italiens considèrent que le principe de proportionnalité
est une expression du principe de ragionevolezza (caractère raisonnable). Voir A.
MORRONE, « Constitutional Adjudication and the Principle of Reasonableness », in
G. BONGIOVANNI, G. SARTOR et C. VALENTINI (ed.), Reasonableness and Law, Dordrecht,
Springer, 2009, p. 215 et s. ; G. SCACCIA, Gli ‘strumenti’ della ragionevolezza nel giudizio
costituzionale, Milan, Giuffrè, 2000, p. 348 et s. ; G. ZAGREBELSKY, Giustizia
Costituzionale, Bologna, Il Mulino, 2dn edn., 1988, p. 147 et s..
73
Voir M. A. VAZ, « O Principio da Proibição do Excesso na Constitução: Arqueologia e
Aplicaçoes », in J. MIRANDA (ed.), Perspectivas Constitucionais. Nos 20 Anos da
Constituçao de 1976, Coimbra, Almedina, 1996, Vol. II, p. 323 et s. ; J. J. GOMES
CANOTILHO, Direito Constitucional e Teoria da Constituição, Coimbra, Almedina, 7th edn.,
2009, p. 259 et s. ; A. COSTA LEÃO, Notas sobre o princípio da proporcionalidade ou da
proibição do excesso, Coimbra, Almedina, 2001.
74
Veáse: Gernot Brammer, Das Verhältnismäßigkeitsprinzip nach Deutschem und
Belgischem Recht (Aachen: Shaker Verlag, 2000).
75
Voir C. POLLAK, Verhältnismäßigkeitsprinzip und Grundrechtsschutz in der Judikatur des
Europäischen Gerichtshofs und des Österreichischen Verfassungsgerichtshofs, Baden-
Baden, Nomos, 1991 ; M. STELZER, Das Wesensgehaltsargument und der Grundsatz der
Verhältnismäßigkeit, Viena, Springer, 1991.
76
Le principe de proportionnalité a été incorporé expressément dans l’article 25 § 1 de la
Constitution de la Grèce (par la réforme constitutionnelle de 2011) : « Toute restriction qui,
sur la base de la Constitution, peut s’imposer à ces droits [les droits de l’être humain], doit
être établie par la Constitution ou une loi. Quand elle est établie par la loi, elle doit respecter
le principe de proportionnalité. » Sur le principe de proportionnalité dans le droit grec
comme critère de contrôle de constitutionnalité, voir S. K. ORFANOUDAKIS and V. KOKOTA,
« The Application of the Principle of Proportionality in Greek and Community Legal Order:
Similarities and Differences », HREL, n° 4, 2007, p. 691-720.
77
Voir U. ZIMMERLI, « Schlußwort auf der 112 Jahresversammlung des Schweizerischen
Juristenvereins zum Thema ‘Das Verhältnismäßigkeitsprinzip im Öffentlichen Recht »,
POLITEIA – N° 25 (2014)
486 Carlos BERNAL PULIDO
récemment, dans les pays d’Europe de l’Est comme la Bulgarie, la Croatie, la Li-
tuanie, la Slovaquie, la Slovénie, la République tchèque78, la Pologne, l’Estonie, la
Hongrie et la Roumanie79.
POLITEIA – N° 25 (2014)
La migration du principe de proportionnalité à travers l’Europe 487
85
Council of Civil Service Unions v. Minister for the Civil Service [1985] 1 AC 410.
86
Dans cette affaire ont été analysées certaines directives émises par le secrétaire de
l'Intérieur, qui limitaient la diffusion de messages terroristes à la télévision. En particulier, il
était ordonné que les voix des terroristes soient doublées par un acteur. Sept journalistes et
un représentant de la corporation ont contesté ces mesures. Les requérants ont argué que
restreindre la diffusion directe des messages était disproportionné au but poursuivi, c’est-à-
dire la lutte contre le terrorisme.
87
T. R. HICKMAN, op. cit., p. 182.
88
R. v. Chief Constable of Sussex, ex parte International Trader’s Ferry LTd [1999] 1 All
ER 129, 157.
89
International Stock Exchange case: R. v. International Stock Exchange, ex parte Else
[1992] BCC 11.
90
P. CRAIG, op. cit., p. 89. Voir également G. DE BÚRCA, « Proportionality and Wednesbury
Unreasonableness: The Influence of European Legal Concepts on U.K. Law », EPL, (3) 4,
1997, p. 577 et s..
91
P. CRAIG, op. cit., p. 95.
92
Sur l’application du critère de « super-Wednesbury » en matière de droits de l’homme,
voir T. R. HICKMAN, op. cit., p. 185 et s..
93
Sur celui-ci et d’autres critères du caractère raisonnable en matière judiciaire, voir A. LE
SUEUR, « The Rise and Ruin of Unreasonableness », JR, n° 10, 2005, p. 39 et s..
94
Smith & Grady v. United Kingdom (App 33985/96 and 33986/96) [1999] 29 E.H.R.R.
493, at 138.
POLITEIA – N° 25 (2014)
488 Carlos BERNAL PULIDO
95
Comme le prévoit l’article 1er de la Loi sur des droits de l’homme : « Les droits de la
Convention sont : les droits et libertés fondamentaux énoncés aux (a) articles 2 à 12 et 14
de la Convention [européenne des droits de l’homme], (b) les articles 1 à 3 du premier
protocole, et (c) les articles 1 et 2 du sixième protocole, en rapport avec les articles 16 et 18
de la Convention. »
96
Voir D. FELDMAN, op. cit., p. 121. Voir également T. R. HICKMAN, « The Substance and
Structure of Proportionality », PL, n° 4, 2008, p. 694.
97
Regina v Secretary of State for the Home Department, ex parte Daly [2001] UKHL 26.
98
Voir, parmi bien d’autres, R. v Shayler [2002] UKHL 11; A. Secretary of State for the
Home Department [2004] UKHL 56 ; R. (on the application of Begum) v Governors of
Denbigh High School [2006] UKHL 15 ; Huang v Secretary of State for Home Department
[2007] UKHL 11.
POLITEIA – N° 25 (2014)
La migration du principe de proportionnalité à travers l’Europe 489
est possible de justifier les migrations et les emprunts constitutionnels sur la base
de raisons fortes ou faibles99. Des allusions au droit naturel100 et au Ius Gentium101
représentent des raisons fortes pour justifier l’emprunt d’institutions constitution-
nelles ou de concepts liés aux droits fondamentaux, par exemple, qu’un droit ou un
droit naturel fondamental, ou que le fait qu’il existe un consensus mondial récent
sur sa validité morale et légale, serait une raison au sens strict, qui pourrait justifier
qu’un tribunal l’importe dans un système juridique102. Des raisons faibles pour-
raient être que les tribunaux nationaux voudraient participer ensemble à un dia-
logue jurisprudentiel cosmopolite avec des tribunaux d’autres nations. Le but de
cet emprunt constitutionnel serait de motiver une réflexion normative sur l’aptitude
d’institutions locales à la lumière d’une étude comparative avec des alternatives
étrangères103.
Une raison forte qui peut justifier la migration du principe de proportionnalité
peut provenir de l’idée que ce principe est conceptuellement nécessaire pour le
contrôle de la constitutionnalité des limitations des droits fondamentaux. Il est
possible d’évoquer cette raison comme la thèse de la nécessité conceptuelle. Cette
thèse soutient qu’une proposition nécessairement vraie sur la nature même des
droits fondamentaux est que ceux-ci doivent être appliqués au moyen du principe
de proportionnalité. Si cette thèse était correcte, cela signifierait qu’à tout moment
et en tout lieu existent des droits fondamentaux, les juges devant les appliquer au
moyen du principe de proportionnalité104. Si la thèse de la nécessité conceptuelle
était vraie, alors, une fois que les droits fondamentaux sont reconnus dans un sys-
tème juridique, transplanter le principe de proportionnalité serait non seulement
justifiable mais inévitable. Si les droits fondamentaux impliquaient nécessairement
l’utilisation du principe de proportionnalité, alors, il serait impossible de les proté-
ger sans utiliser ce critère. Utiliser le principe de proportionnalité ne serait pas
obligatoire mais indispensable. La proportionnalité serait un critère d’application
inévitable. Cela aurait à son tour un impact sur la justification in abstracto de
l’utilisation du principe de proportionnalité, en particulier en ce qui concerne le
problème de la légitimité. La nécessité conceptuelle du principe de proportionnalité
signifierait que l’utilisation ce principe ne pourrait pas être considérée comme
illégitime. Il suffirait qu’un État promulgue une déclaration des droits fondamen-
taux et autorise les juges à les appliquer pour que ceux-ci, non seulement puissent,
99
Voir V. PERJU, op. cit., p. 1324.
100
Sur la possible justification sur la base du droit naturel, voir R. P. ALFORD, « In Search of
a Theory for Constitutional Comparativism », UCLA L. Rev., n° 52, 2004-2005, p. 659 et s..
101
Sur la possible justification par le Ius Gentium, voir J. WALDRON, « Foreign Law and the
Modern Ius Gentium », Harvard Law Review, 119 (1), 2005, p. 139.
102
Il convient de souligner sur le caractère plausible de ces raisonnements dépend de la
présomption qu’existe effectivement le droit naturel ou le Ius Gentium.
103
Voir V. PERJU, « Comparative Constitutionalism and the Making of a New World
Order », Constellations, n° 12, 2005, p. 464 et s..
104
Pour une utilisation similaire de la notion de nécessité conceptuelle utilisée dans le débat
sur la nature du droit, voir J. RAZ, « Can There Be a Theory of Law? », in M. P. GOLDING
and W. A. EDMUNDSON (eds.), The Blackwell Guide to the Philosophy of Law and Legal
Theory, Oxford, Blackwell, 2005, p. 324-325 ; R. ALEXY, « On the Concept and the Nature
of Law », RJ, 3 (21), 2008, p. 284.
POLITEIA – N° 25 (2014)
490 Carlos BERNAL PULIDO
105
A. BARAK, Proportionality. Constitutional Rights and their Limitations, op. cit., p. 3.
BARAK affirme : « La constitutionnalité de la limitation, en d’autres termes, se détermine
par sa proportionnalité. »
POLITEIA – N° 25 (2014)
La migration du principe de proportionnalité à travers l’Europe 491
106
Sur la différence entre les règles et les principes, et sur leur application, respectivement
par la subsomption et la pondération, voir R. ALEXY, A Theory of Constitutional Rights, op.
cit., p. 44 et s., et R. ALEXY, « On Balancing and Subsumption. A Structural Comparison »,
RJ, 16 (4), 2003, p. 433-449.
107
R. ALEXY, « Constitutional Rights and Proportionality », China Yearbook of
Constitutional Law, 2010, p. 221.
108
Sur le concept des principes, voir R. ALEXY, A Theory of Constitutional Rights, op. cit.,
p. 47-49.
109
R. ALEXY, « Constitutional Rights and Proportionality », op. cit., p. 222.
POLITEIA – N° 25 (2014)
492 Carlos BERNAL PULIDO
POLITEIA – N° 25 (2014)
La migration du principe de proportionnalité à travers l’Europe 493
114
Selon Gottlob FREGE, les pensées exprimées par des propositions ont une existence
objective. Leur existence est indépendante de la conception que nous en avons dans notre
esprit. FREGE défend l’idée que les pensées existent dans un « troisième royaume », lequel
est indépendant des royaumes mentaux et physiques. Voir G. FREGE, « Über Sinn und
Bedeutung », Zeitschrift für Philosophie und philosophische Kritik, n° 100, 1892, p. 25-50.
115
La critique de BENTHAM contre les droits naturels est un exemple connu de ce
scepticisme. Voir J. BENTHAM, « Anarchical Fallacies », in. J. BOWRING (ed.), The Works of
Jeremy Bentham, London et Edimburgh Simpkin, Marshall, & Co., 1838-1843) (réimpr.
New York, Russell & Russell, 1962), vol. 2, p. 230 et 730.
116
Sur ces théories, voir H. STEINER, « Moral Rights », in David Copp (ed.), Oxford
Handbook of Ethical Theory, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 460.
POLITEIA – N° 25 (2014)
494 Carlos BERNAL PULIDO
117
Sur les critères jurisprudentiels alternatifs au principe de proportionnalité, voir
A. BARAK, « Proportionality and Principled Balancing , op. cit. ; C. BERNAL, El principio de
proporcionalidad y los derechos fundamentales, op. cit., chap. 3 et 4.
118
Une réfutation de cet argument peut consister en ce que les pratiques constitutionnelles
basées sur ces critères alternatifs cachent ou masquent les exigences du principe de
proportionnalité. Je ne peux pas discuter ici cette ligne argumentaire. Alec STONE SWEET et
Jud MATHEWS suggèrent quelque chose de similaire en ce qui concerne divers critères du
droit constitutionnel américain. Voir « All Things in Proportion? American Rights Doctrine
and the Problem of Balancing », Emory Law Journal, (60) 4, 2011, p. 799-875.
POLITEIA – N° 25 (2014)
La migration du principe de proportionnalité à travers l’Europe 495
119
Sur ce facteur, comme justification des greffes judiciaires, voir V. PERJU,
« Constitutional Transplants, Borrowing, and Migrations », op. cit., p. 1321 et s..
120
Comme le souligne Vicki C. JACKSON, l’idée du principe de proportionnalité vise à
atteindre la justice par l’exercice des pouvoirs politiques et la liberté des individus. Voir
Constitutional Engagement in a Transnational Era, Oxford, Oxford University Press, 2009,
p. 63.
121
Consulter, par exemple, l’affaire Lustig-Prean and Beckett v United Kingdom [1999]
ECHR. Pour une analyse de celle-ci, voir M. KUMM, « What Do You Have in Virtue of
Having a Constitutional Right? On the Place and Limits of Proportionality Requirements »,
op. cit., p. 137 et s..
POLITEIA – N° 25 (2014)
496 Carlos BERNAL PULIDO
2. – Un dénominateur commun
Ces diverses justifications de la migration du principe de proportionnalité dans
différents contextes ont un point commun. Il s’agit de l’emploi de la proportionna-
lité dans le but de résoudre plusieurs expressions du paradoxe de la liberté. Ce
paradoxe philosophico-politique se retrouve en droit administratif, en droit consti-
tutionnel, en droit européen des droits de l’homme et en droit européen commu-
nautaire. Dans tous ces secteurs, les autorités sont autorisées à limiter les droits et,
en même temps, à protéger ces droits des limitations. Les juges utilisent le principe
de proportionnalité pour garantir que les limitations soient légitimes, appropriées,
nécessaires et modérées.
Indubitablement, il est aussi possible d’employer des critères alternatifs pour
résoudre le paradoxe de la liberté. Les analyses catégoriques et les théories internes
des droits fondamentaux restreignent le cadre normatif des droits à un contenu
restreint, de telle sorte que les autorités politiques soient autorisées à mener à bien
toute action pourvu qu’elle ne doive pas à voir avec les positions juridiques proté-
gées dans ce cadre122. Le contenu essentiel des droits (Wesensgehalt) établit un
contenu minimal de chaque droit, qui ne peut faire l’objet d’aucune limitation123.
Finalement, le principe de caractère raisonnable permet toute sorte de limitations
aux droits, à moins que celles-ci ne transfèrent un certain seuil d’irrationalité qui
les rend inadéquates et incompréhensibles.
Sur ce point apparaît une question intéressante : existe-t-il une certaine justifi-
cation du fait que les cours européennes aient transplanté le principe de propor-
tionnalité et pas un autre de ces critères alternatifs ?
Ensuite je défendrai la thèse selon laquelle la justification de ce fait soutient
que le principe de proportionnalité est normativement nécessaire pour la protection
des droits fondamentaux. Pour fonder cette thèse, je voudrais développer
l’argument suivant en trois étapes et la conclusion qui en découle :
(i) Il est normativement nécessaire d’adopter un moyen si deux conditions sont
remplies : (1) qu’il soit le meilleur moyen d’atteindre une fin, ou qu’il soit le
meilleur moyen envisageable pour atteindre une fin (et que le moyen ne soit
pas interdit) ; et (2) que la fin doive être poursuivie124.
(ii) La protection des droits fondamentaux est réalisée dans certaines circons-
tances particulières dans lesquelles les juges doivent veiller à certaines valeurs
122
Sur le contrôle des drotis fondamentaux par des analyses catégoriques (avec une
référence particulière au droit américain), voir A. BARAK, « Proportionality (2) », op. cit.,
p. 752 et s.. Sur les théories internes des droits fondamentaux, voir F. MÜLLER, Die
Positivität der Grundrechte, Berlin, Duncker & Humblot, 1990, p. 23.
123
Pour une explication et une critique de cette théorie, voir R. ALEXY, A Theory of
Constitutional Rights, op. cit., p. 192 et s..
124
Le principe kantien selon lequel « celui qui veut la fin veut les moyens » peut donner
certaines bases théoriques pour ce concept de la nécessité normative sur lequel nous ne
pouvons nous attarder. Sur ce principe, voir E. KANT, « Foundations of the Metaphysics of
Morals », trans. L. W. BECK, in Critique of Practical Reason and Other Writings in Moral
Philosophy, Chicago, University of Chicago Press, 1949, p. 417.
POLITEIA – N° 25 (2014)
La migration du principe de proportionnalité à travers l’Europe 497
125
Ces circonstances sont analogues aux circonstances de justice de John RAWLS. Voir A
Theory of Justice, Cambridge, MA, Harvard University Press, revised edition, 1999, p. 109.
Dans une société constitutionnelle, il existe une continuité entre les circonstances de justice
et les circonstances du contrôle de constitutionnalité. Ce point ne peut être développé dans la
présente étude.
126
C. SCHMITT, Constitutional Theory, Durham, Duke University Press, 2008, p. 85.
127
J. WALDRON, The Core of the Case against Judicial Review, Yale L. J., n° 115, 2006,
p. 1346-1406.
POLITEIA – N° 25 (2014)
498 Carlos BERNAL PULIDO
au (5) ; ceci implique que les juges doivent prendre des décisions en ce qui con-
cerne les différentes prétentions en conflit ;
(8) les juges ont besoin d’utiliser des critères juridiques, comme le principe de
proportionnalité ou d’autres critères alternatifs, pour fonder leurs décisions en ce
qui concerne le contenu des droits fondamentaux, les conflits entre eux et la validi-
té des limitations que le législateur a imposées aux droits.
Vu ces circonstances, il est impossible d’imaginer l’existence d’un critère ob-
jectif certain pour la protection des droits fondamentaux, c’est-à-dire un critère qui
fournisse des réponses qui ne suscitent pas des incertitudes ou des désaccords. Ceci
est certain, non seulement en ce qui concerne le principe de proportionnalité, mais
aussi en ce qui concerne les critères alternatifs. Cependant, ceci n’implique pas que
tout le reste relève de l’arbitraire ou du décisionnisme. Dans les systèmes juri-
diques européens (et dans d’autres nations), la protection des droits fondamentaux
dans la constitution dépend de certaines valeurs qui émanent du constitutionna-
lisme, de la démocratie délibérative et de l’État de droit. Ces valeurs sont la ratio-
nalité, l’impartialité, le caractère non arbitraire, la prévisibilité des décisions
futures, le respect de la séparation des pouvoirs, la légitimité de l’exercice du con-
trôle de constitutionnalité et la priorité des droits fondamentaux.
La démocratie délibérative implique les valeurs de rationalité et d’impartialité.
Les décisions politiques qui résolvent des problèmes de coordination sociale et
morale sont légitimes quand elles sont adoptées par un processus de délibération
qui tient compte de tous les arguments significatifs. Dans ce processus, il est né-
cessaire de justifier toutes les décisions politiques et de les adopter dans un
échange public d’arguments « défendus par tous les participants qui défendent les
valeurs de rationalité et d’impartialité », dans lequel toutes les personnes affectées
par la décision peuvent prendre part de manière directe ou indirecte par le biais de
leurs représentants128. Dans ce contexte, le principe d’impartialité exige d’accorder
« une considération adéquate aux intérêts de toutes les personnes touchées » 129 ;
et le principe de rationalité se réfère à certaines exigences que doivent remplir les
décisions judiciaires. Bien qu’il n’existe pas un consensus sur ces exigences, il est
généralement accepté que, pour être rationnelle, une décision judiciaire doive être
justifiée conformément au droit. C’est le cas quand la justification est exprimée de
manière conceptuellement claire et en des termes cohérents, et quand sont remplies
les exigences, non seulement de justification par des prémisses complètes et ex-
haustives, mais aussi de respect de la logique et du poids significatifs de
l’argumentation130.
L’État de droit implique le principe du respect du caractère non arbitraire, la
prévisibilité des décisions des juges et des autorités politiques, le respect de la
128
J. ELSTER, « Introduction », in J. ELSTER (ed.), Deliberative Democracy, Cambridge,
Cambridge University Press, 1998, p. 8. Voir également A. GUTMA et D. THOMPSON, Why
Deliberative Democracy, Princeton, Princeton University Press, 2004, p. 3.
129
Sur le concept d’impartialité et sa critique, voir T. JOLLIMORE, « Impartiality », Stanford
Encyclopedia of Philosophy, 2011, consultable sur internet : http://plato.stanford.edu/entries
/impartiality/ (consulté le 9 septembre 2013).
130
Voir C. BERNAL, « The Rationality of Balancing », op. cit..
POLITEIA – N° 25 (2014)
La migration du principe de proportionnalité à travers l’Europe 499
131
Sur l’affirmation selon laquelle l’État de droit exclut l’arbitraire, voir M. KRYGIER,
« Rule of Law », The Oxford Handbook of Comparative Constitutional Law, n° 1, p. 235 et
241. Voir également T. R. S. ALLAN, « Constitutional Rights and the Rule of Law’ », in
Institutionalized Reason. The Jurisprudence of Robert Alexy, op. cit., p. 137.
132
T. R. S. ALLAN soutient que quand le droit est interprété comme un principe de
constitutionnalisme, cela implique le principe de séparation des pouvoirs. Voir
Constitutional Justice: A Liberal Theory of the Rule of Law, Oxford, Oxford University
Press, 2003, chap. 2.
133
Sur cette défense, voir A. BARAK, Proportionality. Constitutional Rights and their
Limitations, op. cit., p. 482-516.
134
Comme l’a soutenu Lord DIPLOCK, dans l’affaire GCHQ, le critère de caractère
raisonnable exige une sorte d’irrationnalité que l’on ne peut retrouver dans une « décision
qui serait tellement atroce dans son opposition à la saine logique et à la morale qu’aucune
personne sensée ne pourrait arriver à cette conclusion ». L’exigence de ce degré extrême
d’irrationnalité remet en cause la priorité des droits fondamentaux. Voir Council of Civil
Service Unions v. Minister for the Civil Service [1985] 1 AC 410.
135
Voir A. BARAK, Proportionality. Constitutional Rights and their Limitations, op. cit.,
p. 375 et s., et p. 460 et s..
POLITEIA – N° 25 (2014)
500 Carlos BERNAL PULIDO
droits fondamentaux, ainsi que les intérêts de toutes les parties qui peuvent être
touchées par cette limitation136. De cette manière, le principe de proportionnalité
permet qu’il y ait une critique justifiée des décisions judiciaires. À son tour, ce
principe empêche des décisions arbitraires relatives aux droits. Les juges et les
autorités politiques doivent justifier les limitations aux droits fondamentaux une
fois qu’ils ont considéré tous les arguments et intérêts en jeu137. Au contraire, les
théories catégorielles et l’idée de droits en tant qu’avancées se préoccupent uni-
quement d’un des facteurs significatifs dans l’analyse de la constitutionnalité,
c’est-à-dire le fait de savoir si le domaine de liberté qui a été limitée par l’État est
protégé ou non par un certain droit fondamental138. De même, les théories absolues
du contenu essentiel des droits réduisent l’analyse de la constitutionnalité à la
question de savoir s’il existe une limitation de ce contenu. L’analyse conceptuelle
du langage de la constitution ne peut, ni rendre compte du contenu des droits fon-
damentaux, ni comprendre une délibération sur toutes les raisons relatives à la
constitutionnalité de ses limitations139. Paradoxalement, l’utilisation d’une analyse
conceptuelle pour ces fins conduit à une moindre protection des droits fondamen-
taux140. En outre, le principe de proportionnalité est plus respectueux de la sépara-
tion des pouvoirs et de la démocratie représentative, et permet aux autorités
judiciaires de mener à bien le contrôle de constitutionnalité d’une manière plus
légitime que les critères alternatifs. La structure du principe de proportionnalité
permet l’inclusion d’une analyse des marges de caractère discrétionnaire des auto-
rités politiques141. De même, le principe de proportionnalité encourage un dialogue
entre les juges, le législateur et l’exécutif142.
Finalement, l’emploi continu du principe de proportionnalité donne des résul-
tats prévisibles. Avec le temps, les décisions judiciaires qui utilisent ce critère
construisent un réseau de précédents qui rendent compte des raisons pour les-
quelles un certain type de mesures est inadéquat, inutile ou disproportionné au sens
136
Voir K. MÖLLER, « Proportionality: Challenging the Critics », I-CON, (3) 10, 2012,
p. 717 et 726 ; C.-M. PANACCIO, « In Defence of Two-Step Balancing and Proportionality in
Rights Adjudication », Can. J. L. Juris., n° 24, 2011, p. 109-128 ; A. STONE SWEET et
J. MATHEWS, op. cit., p. 77.
137
Voir M. KUMM, « The Idea of Socratic Constestation and the Right to Justification: The
Point of Rights-Based Proportionality Review », L&EHR, (1) 4, 2010, p. 142-175.
138
M. TUSHNET, « Comparative Constitutional Law », in M. REIMANN et R. ZIMMERMANN
(eds.), The Oxford Handbook of Comparative Law, Oxford, Oxford University Press, 2006,
p. 1251.
139
Voir R. ALEXY, A Theory of Constitutional Rights, op. cit., p. 192 et s..
140
A. BARAK, Proportionality. Constitutional Rights and their Limitations, op. cit., p. 515 et
s..
141
Sur le développement d’une théorie du principe de proportionnalité dans les marges
discrétionnaires du juge, voir R. ALEXY, A Theory of Constitutional Rights, op. cit., p. 394 et
s. ; J. RIVERS, « Proportionality and Discretion in International and European Law », in
N. TSAGOURIAS (ed.), Transnational Constitutionalism: International and Euroepan
Perspectives, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 108 ; et M. KLATT et
J. SCHMIDT, « Epistemic Discretion in Constitutional Law » I·CON, (1) 10, 2012, p. 69-105.
142
A. BARAK, Proportionality. Constitutional Rights and their Limitations, op. cit., p. 465 et
s..
POLITEIA – N° 25 (2014)
La migration du principe de proportionnalité à travers l’Europe 501
strict. Ceci permet aux droits fondamentaux d’être appliqués de manière consis-
tante et cohérente.
Par ailleurs, la nécessité normative du principe de proportionnalité a un plus
grand poids que les objections que la greffe de ce principe peut susciter. Son lien
normatif nécessaire avec des valeurs fondées sur le constitutionnalisme, la démo-
cratie et l’État de droit rend peu plausible de considérer que la migration de ce
principe est contraire à la démocratie, ou que c’est seulement une stratégie judi-
ciaire pour manipuler le contenu de la constitution. Finalement, la nature structu-
relle du principe de proportionnalité permet qu’apparaissent différentes
conceptions de ce principe qui sont adaptées à différents contextes143. Ceci permet
de reconnaître des marges nationales de caractère discrétionnaire spécifiques à
chaque juridiction144, et que ce critère peut conjointement être utilisé avec d’autres
critères et concepts juridiques locaux qui ne lui sont pas incompatibles145.
143
Par exemple, voir une comparaison entre les principes de proportionnalité canadien et
allemand in D. GRIMM, « Proportionality in Canadian and German Constitutional
Jurisprudence », op. cit...
144
Sur la proportionnalité et les marges discrétionnaires spécifiques, voir J. RIVERS,
« Proportionality and Variable Intensity of Review », Cambridge Law Journal, n° 65, 2006,
p. 175.
145
Voir en ce sens M. KUMM, op. cit., p. 137 et s..
POLITEIA – N° 25 (2014)