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LA MIGRATION DU PRINCIPE DE PROPORTIONNALITÉ

À TRAVERS L’EUROPE

Par Carlos BERNAL PULIDO


Professeur de droit constitutionnel
Macquarie Law School, Sydney

SOMMAIRE
Le concept de proportionnalité
Le débat sur le principe de proportionnalité
À la recherche d’une justification de la migration du principe de
proportionnalité
Objectif et finalité de la recherche
I. – SIX MIGRATIONS DE LA PROPORTIONNALITÉ À TRAVERS L’EUROPE
A. – La première migration : de la philosophie politique au droit
B. – La deuxième migration : l’expansion dans le droit administratif européen
C. – La troisième migration : du droit administratif au droit constitutionnel
D. – La quatrième migration : du droit constitutionnel au droit communautaire
européen et au droit européen des droits de l’homme
E. – La cinquième migration : du droit communautaire et du droit européen
des droits de l’homme au droit constitutionnel national des pays européens
F. – La sixième migration : du droit communautaire européen et du droit
européen des droits de l’homme au droit britannique
II. – UNE JUSTIFICATION DE LA MIGRATION DU PRINCIPE DE PROPORTIONNALITÉ À
TRAVERS L’EUROPE
A. – La nécessité conceptuelle du principe de proportionnalité
1. – Le principe de proportionnalité comme un ensemble de conditions
suffisantes et nécessaires pour la constitutionnalité des limitations aux
droits fondamentaux
2. – Les implications nécessaires entre le principe de proportionnalité, les
principes et les droits fondamentaux
B. – La nécessité normative du principe de proportionnalité
1. – Quelques justifications particulières de la migration de la
proportionnalité à travers l’Europe
2. – Un dénominateur commun

POLITEIA – N° 25 (2014)
470 Carlos BERNAL PULIDO

Le concept de proportionnalité
Le principe de proportionnalité est un critère juridique utilisé dans le monde en-
tier pour la protection des droits fondamentaux. Ce principe est né en Allemagne
mais, de nos jours, il a migré vers d’autres systèmes juridiques et diverses aires
juridiques. Bien que le concept de proportionnalité ne soit pas univoque1, la majo-
rité des juges et des juristes convergent sur l’idée qu’il s’agit d’un principe formé
de trois sous-principes, à savoir : une aptitude, une nécessité, et l’obligation de
pondération ou de proportionnalité au sens strict. Chaque sous-principe établit une
exigence que toute limitation des droits fondamentaux doit satisfaire. Le sous-
principe d’aptitude exige que la limitation soit appropriée pour permettre
d’atteindre une fin constitutionnellement légitime2. Le sous-principe de nécessité
exige que la limitation soit la moins lourde possible parmi toutes celles qui sont au
moins aussi capables de contribuer à atteindre l’objectif proposé. Le sous-principe
de proportionnalité au sens strict exige que la limitation atteigne l’objectif proposé
à un degré qui justifie celui auquel le droit est limité.

Le débat sur le principe de proportionnalité


L’application du principe de proportionnalité a suscité un vaste débat. D’un cô-
té, des auteurs reconnus ont adopté ce principe sans objection. Par exemple,
BEATTY considère que le principe de proportionnalité est « neutre », « potentielle-
ment rationnel »3, et qu’il permet que « le concept juridique de droits soit le meil-
leur possible »4. Sur la base de ces prémisses, BETTY défend la proportionnalité
comme « critère universel de la constitutionnalité »5, l’expression maximale de
l’État de droit6 et la règle d’or du droit7. BARAK partage une position similaire.
L’ex-président de la Cour suprême d’Israël pense que la constitutionnalité de
n’importe quelle limitation des droits fondamentaux ne peut se justifier qu’au
moyen d’une analyse de proportionnalité8 et qu’il n’existe aucun concept alternatif

1
Sur les différents concepts de proportionnalité, voir B. SCHLINK, « Proportionality (1) », in
M. ROSENFELD et A. SAJÓ (ed.), The Oxford Handbook of Comparative Constitutional Law,
Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 721 ; J. BOMHOFF, « Genealogies of Balancing as
Discourse », L&EHR, (1) 4, 2010, p. 108-139.
2
Certains auteurs considèrent que le sous-principe d’aptitude contient en réalité deux
éléments (la légitimité de la fin et l’adéquation factuelle de l’intervention pour atteindre le
but) comme différents sous-principes. Pour cette raison, lesdits auteurs considèrent que le
principe de proportionnalité est constitué de quatre sous-principes. Voir A. STONE SWEET et
J. MATHEWS, « Proportionality, Balancing and Global Constitutionalism », Columbia J
Transtl Law, n° 47, 2008, p. 75. Voir également A. BARAK, Proportionality. Constitutional
Rights and their Limitations, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 3, et
A. BARAK, « Proportionality (2) », The Oxford Handbook of Comparative Constitutional
Law (n. 1), p. 743. BARAK distingue la « fin adéquate » et le « lieu causal rationnel »
(rational connection).
3
D. BEATTY, The Ultimate Rule of Law, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 171.
4
Ibid., p. 174.
5
Ibid., p. 162.
6
Ibid., p. 185.
7
D. BEATTY, « Law’s Golden Rule », in G. PALOMBELLA et N. WALKER (eds.), Relocating
the Rule of Law, Oxford et Portland, Oregon, Hart Publishing, 2009, p. 103.
8
Voir Proportionality. Constitutional Rights and their Limitations, n° 2, p. 3.

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La migration du principe de proportionnalité à travers l’Europe 471

qui pourrait mieux servir une telle fin9. De même, ALEXY soutient que les juges
constitutionnels ne peuvent pas éviter d’utiliser le principe de proportionnalité.
Pour ALEXY, ce principe est la seule manière rationnelle d’analyser la relation
entre les droits fondamentaux et leurs limitations10. Finalement, GARDBAUM estime
que l’obligation de pondération « renforce convenablement le rôle que les déci-
sions majoritaires doivent probablement avoir dans une démocratie constitution-
nelle »11.
D’un autre côté, tant dans des œuvres de la décennie passée que dans des publi-
cations antérieures12, le principe de proportionnalité a fait l’objet de violentes cri-
tiques. TSAKYRAKIS a soutenu que ce principe était « une violation des droits de
l’homme » et une « mauvaise voie dans la recherche de la précision et de
l’objectivité »13. Quant à WEBBER, il regrette que le principe de proportionnalité ait
créé un « culte sans fondement des droits fondamentaux » qui a conduit à une con-
ception extrêmement individualiste des droits et un mépris simultané des lois dé-
mocratiques qui poursuivent la protection d’intérêts sociaux14. Certains juges et
juristes critiquent la pondération et la considèrent comme déraisonnable. D’autres
auteurs déplorent le principe de proportionnalité puisque, selon eux, il infirme
l’essence des droits fondamentaux comme limitations de l’exercice du pouvoir
public. Par exemple, HABERMAS soutient que ce principe transgresse la « solidité »
des droits fondamentaux dans la mesure où ceux-ci doivent parfois céder devant
d’autres intérêts juridiquement protégés15. Finalement, une objection commune est
que l’on permet au pouvoir judiciaire de s’immiscer de façon illégitime dans les
compétences du législatif et de l’administration publique. En ce sens, Lord
ACKNER a considéré, dans l’affaire Brind, que l’usage judiciaire de la proportion-
nalité impliquait une « analyse de fond des décisions politiques ». Dans une démo-
cratie, ce type de décisions ne doit être pris que par des autorités politiques16.

9
Ibid., p. 8.
10
R. ALEXY, A Theory of Constitutional Rights, trad. J. RIVERS, Oxford, Oxford University
Press, 2002, p. 74.
11
St. GARDBAUM, « A Democratic Defense of Constitutional Balancing », L&EHR, (1) 4,
2010, p. 78.
12
Pour une analyse critique de la pondération en droit constitutionnel américain, voir T. A.
ALEINIKOFF, « Constitutional Law in the Age of Balancing », Yale L. J., n° 96, 1987,
p . 943-1005.
13
S. TSAKYRAKIS, « Proportionality: An Assault on Human Rights », I·CON, (3) 7, 2009,
p. 468.
14
G. WEBBER, « Proportionality, Balancing, and the Cult of Constitutional Rights
Scholarship », Can. J. L. Juris., n° 23, 2010, p. 180 et p. 190-191 ; G. WEBBER, The
Negotiable Constitution: On the Limitation of Rights, Cambridge, Cambridge University
Press, 2009, p. 88 et s..
15
J. HABERMAS, Between Facts and Norms, trad. W. REHG, Cambridge, MIT Press, 1996,
p. 254. Pour une analyse de cet aspect, voir M. KUMM, « What Do You Have in Virtue of
Having a Constitutional Right? On the Place and Limits of Proportionality Requirements »,
in G. PAVLAKOS (ed.), Law, Rights and Discourse. The Legal Philosophy of Robert Alexy,
Oxford, Hart Publishing, 2007, p. 131 et s..
16
Regina v. Secretary of State for the Home Department ex parte Brind [1991] 1 AC 696.

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À la recherche d’une justification de la migration du principe de proportionnalité


Selon KUMM, avec le contrôle de constitutionnalité des lois, le principe de pro-
portionnalité est la « greffe juridique la plus heureuse du vingtième siècle »17.
Cependant, le débat de fond sur le caractère convenable de l’utilisation de la pro-
portionnalité comme critère pour déterminer le contenu des droits fondamentaux
suscite quelques questions : y a-t-il une raison qui justifie le fait que le principe de
proportionnalité se soit diffusé dans les différentes aires et systèmes juridiques ?
Cette interrogation revêt une importance encore plus grande si l’on tient compte
des problèmes que peut générer la transplantation d’idées et de concepts constitu-
tionnels d’un système à un autre. La migration de la proportionnalité est sans au-
cun doute confrontée également à ces problèmes généraux18 que suscite le prêt de
concepts constitutionnels19.
La possibilité de justifier la migration du principe de proportionnalité dépend
de deux facteurs. Le premier est une justification in abstracto de l’usage de ce
principe. Le second est une justification concrète d’emprunter ce principe à un
système de droit étranger et de le transplanter à un autre système juridique, à une
époque déterminée, et dans une aire juridique en particulier (par exemple, les droits
fondamentaux, le contrôle de l’administration publique ou l’application de traités
internationaux).
Jusqu’à maintenant, la majorité des études, tant de droit interne que de droit
constitutionnel comparé, a analysé le premier facteur. La justification abstraite de
l’usage du principe de proportionnalité a l’habitude d’impliquer l’objectif de ré-
soudre trois problèmes : la rationalité, la légitimité et la priorité. Le problème de la
rationalité consiste à déterminer s’il peut ou non y avoir d’usage rationnel de la
proportionnalité. Le problème de la légitimité pose la question de savoir si les
tribunaux ont une légitimité constitutionnelle pour utiliser ce critère. Enfin, la
question de la priorité conduit à établir si l’application du principe de proportion-
nalité permet aux tribunaux de reconnaître aux droits fondamentaux une priorité au
sein du système juridique. En résumé, il y aura une justification abstraite de l’usage
judiciaire du principe de proportionnalité à chaque fois qu’il existe une manière
rationnelle et légitime de l’appliquer et qui permet en outre que les droits fonda-
mentaux conservent leur priorité au sein du système juridique.
Robert ALEXY et Aharon BARAK ont développé les modèles exhaustifs du prin-
cipe de proportionnalité, lesquels essaient de résoudre les problèmes de la justifica-

17
M. KUMM, « Constitutional Rights as Principles: On the Structure and Domain of
Constitutional Justice », I·CON, (2) 3, 2004, p. 595.
18
Sur ce point, voir S. CHOUDRI, « Migration in Comparative Constitutional Law », in
S. CHOUDRI (ed.), The Migration of Constitutional Ideas, Cambridge, Cambridge University
Press, 2007, p. 7 et s..
19
Sans minimiser les critiques qu’il a reçu, le présent essai utilisera le concept amplement
accepté d’emprunt constitutionnel (constitutional borrowing) pour faire allusion à
l’importation d’institutions ou de concepts juridiques étrangers, comme le principe de
proportionnalité, dans un système juridique. Sur les critiques du concept d’emprunt
constitutionnel, voir K. LANE SCHEPPELE, « Aspirational and aversive constitutionalism: The
case for studying cross-constitutional influence through negative models », I·CON, (2) 1
(2003), p. 296 et s..

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tion in abstracto20. D’autres auteurs ont proposé des variantes de ces modèles21, et
ont justifié l’usage du principe de proportionnalité, tant in abstracto que dans des
contextes spécifiques. Ces auteurs ont mis l’accent sur les avantages que ce con-
cept représente pour des systèmes juridiques déterminés, et ont répondu aux impor-
tantes objections formulées contre son utilisation judiciaire22.
Au contraire desdites œuvres, cet essai se focalise sur le second facteur. Les
concepts juridiques, comme le principe de proportionnalité, peuvent être empruntés
et transplantés d’un système constitutionnel à un autre. On peut même dire qu’une
corrélation existe entre la justification abstraite de l’usage d’un concept juridique et
la justification concrète de sa migration. Une raison valable de transplanter des
concepts juridiques vient de leur rationalité intrinsèque et de leur légitimité. Ce-
pendant, cette justification in abstracto, ou l’usage concret du concept juridique
dans le contexte original n’expliquent pas, per se, sa migration. Le droit constitu-
tionnel est en partie une expression de l’identité nationale23. Cette singularité
s’impose, non seulement quand nous analysons des dispositions des constitutions,
mais aussi en relation avec les méthodes d’interprétation constitutionnelle. Les
deux éléments se trouvent enracinés dans les attitudes et dans la formation juri-
dique des agents publics et des avocats de chaque culture constitutionnelle. Plus
encore, ces éléments déterminent, au moins en partie, la signification des règles
constitutionnelles. Par conséquent, ces éléments influencent profondément la ma-
nière dont on doit définir le contenu et la portée des droits fondamentaux. Cette
singularité explique le débat de fond que les greffes constitutionnelles ont suscité.

20
Robert ALEXY a introduit les éléments de base de son modèle dans la publication
originale, en allemand, de La Teoría de los derechos fundamentales, Theorie der
Grundrechte, Baden-Baden, Nomos, 1985). ALEXY a complété ce modèle dans l’épilogue de
la traduction en anglais du même ouvrage (cf. note 10), p. 388-425. L’apport le plus
remarquable dans ledit épilogue est l’analyse logique de la pondération à la lumière de la
« formule du poids » (infra note 64, p. 408) et ses théories sur les marges de discrétionarité
judiciaire (p. 394-397 et p. 414-425). ALEXY a poursuivi en développant sa formule du poids
in « The Weight Formula », trad. B. BROŻEK et S. L. PAULSON, in J. STELMACH, B. BROŻEK,
et W. ZAŁUSKI (eds.), Studies in the Philosophy of Law 3. Frontiers of the Economic
Analysis of Law, Kraków, Jagiellonian University, 2007, p. 9-27. Le modèle de BARAK
prend les éléments de base de la proportionnalité d’ALEXY, mais diffère sur des aspects
substantiels que l’on ne peut analyser dans la présente étude. Sa proposition sur la structure
du principe de proportionnalité reflète ce désaccord. Voir A. BARAK, « Proportionality and
Principled Balancing », L&EHR, (1) 4, 2010, p. 8, « Proportionality (2), op. cit., et tout
particulièrement Proportionality. Constitutional Rights and their Limitations, op. cit.,
p. 243-455.
21
Certaines positions qui prétendent améliorer le modèle de proportionnalité proposé par
ALEXY peuvent se retrouver in M. KLATT et M. MEISTER, The Constitutional Structure of
Proportionality, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 7-14 et p. 45-85. C. BERNAL, El
principio de proporcionalidad y los derechos fundamentales, Madrid, Centro de Estudios
Políticos y Constitucionales, 3e éd., 2007, chap. 6 ; C. BERNAL, « The Rationality of
Balancing », Archiv für Rechts und Sozial Philosophie, 92 (2), 2006, p. 195-208 ; et L.
CLÉRICO, Die Struktur der Verhältnismäßigkeit, Baden-Baden, Nomos, 2002.
22
Pour une analyse des avantages du principe de proportionnalité et des réponses à ses
critiques, voir infra II B 2 c).
23
Voir V. C. JACKSON, « Being Proportional about Proportionality. The Ultimate Rule of
Law », Const. Commentary, n° 21, 2004, p. 857.

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Les critiques les plus radicaux considèrent que ce type de transplantations est anti-
démocratique. Ces auteurs pensent que les transplantations constitutionnelles favo-
risent des intérêts et des idéologies étrangers et permettent aux juges de manipuler
le contenu et la portée des normes constitutionnelles. Cette possibilité ferait courir
un risque à l’intégrité du processus judiciaire et à l’essence du principe démocra-
tique selon lequel les normes constitutionnelles doivent représenter la volonté
populaire24. D’autres critiques défendent une position moins radicale et moins
sceptique. Ces auteurs considèrent que les méthodes et les concepts d’autres sys-
tèmes constitutionnels peuvent être empruntés et s’adapter à certains contextes
politiques, sociaux, culturels et juridiques25.
De cette ligne argumentative, il s’ensuit que les raisons qui justifient l’usage du
principe de proportionnalité in abstracto ne justifient pas par elles-mêmes sa mi-
gration dans le monde entier et dans diverses aires juridiques. Par ailleurs, bien que
certaines explications soient avancées du point de vue de la science politique sur la
diffusion mondiale du principe de proportionnalité26, celles-ci ayant surtout trait
aux raisons stratégiques que les juges ont d’utiliser ce principe, il y a un manque
dans l’étude du problème de savoir si cette migration est justifiée ou non. Cette
analyse devra répondre à deux questions fondamentales. D’une part, quelles sont
les raisons qui peuvent être avancées pour justifier la transplantation du principe de
proportionnalité27, et non celle d’un autre concept juridique qui pouvait servir
d’une manière similaire28 ? D’autre part, si nous pesons les raisons de transplanter
le principe de proportionnalité et les dangers des prêts constitutionnels, dans quel
sens la balance penche-t-elle ? Est-ce en faveur de la réalisation de la transplanta-
tion ?

Objectif et finalité de la recherche


L’objectif principal de la présente étude est de répondre à ces questions pour
pouvoir ainsi comprendre la migration du principe de proportionnalité à travers
l’Europe. La majorité des auteurs semble justifier la migration du principe de pro-
portionnalité par une thèse que nous appellerons la thèse de la nécessité concep-

24
Sur ce point, il est intéressant de se référer à la discussion que les juges de la Cour
suprême des États-Unis ont eue en 2003 et 2004 sur la possibilité de fonder leurs décisions
sur des sources étrangères ; voir S. CHOUDRI, op. cit., p. 7 et s.. Voir également C.
SAUNDERS, « The Use and Misuse of Comparative Constitutional Law (The George P.
Smith Lecture in International Law) », Indiana Journal of Global Legal Studies, 13 (1),
2006, p. 37 et s..
25
Voir V. PERJU, « Constitutional Transplants, Borrowing, and Migrations », The Oxford
Handbook of Comparative Constitutional Law, n° 1, 2012, p. 1321 et s..
26
Voir A. STONE SWEET et J. MATHEWS, op. cit., p. 97-158, et A. BARAK, op. cit., p. 175-
210.
27
Comme l’a signalé Vlad PERJU, tout emprunt constitutionnel exige une justification
normative : voir « Constitutional Transplants, Borrowing, and Migrations », op. cit., p. 1321
et s..
28
Sur la pertinence de l’analyse des raisons d’emprunter certaines institutions
constitutionnelles et, en même temps, d’en écarter d’autres, dans l’objectif de comprendre et
d’évaluer l’objectif constitutionnel, voir L. EPSTEIN et J. KNIGHT, « Constitutional
Borrowing and Nonborrowing », I·CON, (2) 1, 2003, p. 196 et s..

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tuelle. Cette thèse soutient qu’une relation nécessaire existe entre les droits fonda-
mentaux et le principe de proportionnalité, de sorte que ce principe doit être utilisé
toujours et dans toutes les situations où on interprète et applique les droits fonda-
mentaux. Contrairement à ladite thèse, notre étude défend une justification norma-
tive de la transplantation du principe de proportionnalité. L’hypothèse centrale est
divisée en deux parties. Diverses raisons peuvent justifier la migration du principe
de proportionnalité à une nouvelle juridiction ou un nouveau contexte juridique.
Cependant, un dénominateur commun existe entre les migrations de ce principe, à
savoir que le principe de proportionnalité est, sur le plan normatif, nécessaire pour
déterminer le contenu des droits fondamentaux.
Cette recherche est très importante, tant du point de vue pratique que du point
de vue théorique. D’un côté, s’il n’y avait pas de justification normative de la mi-
gration du principe de proportionnalité, alors il serait plausible sur le plan normatif
que les pays qui n’ont pas encore utilisé ce concept repoussent son importation29.
D’un autre côté, cet article propose l’étude d’un cas spécifique qui peut éclairer
l’analyse et l’appréciation des migrations d’institutions du droit constitutionnel. En
ce sens, cette étude cherche à apporter des fondements pour la construction d’une
théorie des transplantations constitutionnelles30. De même, cette recherche tente de
contribuer à la réflexion sur l’objet du droit constitutionnel comparé en ce qui
concerne la recherche des « pratiques normatives plus adéquates »31. Cette étude
tente par ailleurs de voir si l’usage du principe de proportionnalité appartient ou
non à ce groupe de pratiques normatives plus adéquates, en particulier, dans le
domaine de l’interprétation et de l’application des droits fondamentaux.
Notre étude est divisée en deux parties. La première partie étudie, d’une ma-
nière analytique, la propagation du principe de proportionnalité à travers l’Europe
dans six migrations32. Une analyse de cette nature implique de se livrer à certaines
simplifications. De plus, il faut dire que les six migrations qui analysent comment
le principe de proportionnalité s’est étendu à travers différents systèmes et aires
juridiques ne sont, ni unidirectionnelles, ni exclusives. Cependant, cette simplifica-
tion est utile pour comprendre certaines tendances relatives à la justification de la
transplantation du principe de proportionnalité et pour identifier quelques points

29
Par exemple, en Australie, l’analyse qu’a effectuée le Tribunal suprême dans les récentes
affaires Momcilovic v. Queen et Wotton v. Queensland a ravivé le débat sur la question de
savoir si le recours au principe de proportionnalité par les juges représente ou non un
exercice légitime du pouvoir judiciaire. Voir Momcilovic v The Queen [2011] HCA 34, et
Wotton v. Queensland [2012] HCA 2. Si elle n’avait pas de justification normative de la
transplantation du principe de proportionnalité, la Cour aurait des raisons de rejeter
l’importation de ce principe.
30
Sur l’absence et la nécessité de ladite théorie, voir R. HIRLSH, « On the Blurred
Methodological Matrix of Comparative Constitutional Law », The Migration of
Constitutional Ideas, (n. 23), p. 43.
31
Sur cet objectif du droit constitutionnel comparé, voir V. JACKSON, « Comparative
Constitutional Law: Methodologies », The Oxford Handbook of Comparative Constitutional
Law, n° 54, 2012, p. 70.
32
Sur la pertinence de l’analyse de l’histoire de la migration d’institutions et de concepts
constitutionnels comme méthode d’analyse du droit constitutionnel comparé, voir ibid.
p. 59.

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communs que conservent les tendances. La seconde partie a un objectif normatif.


Elle évalue différentes justifications de la transplantation concrète du principe de
proportionnalité dans les six migrations mentionnées. Elle évalue aussi la thèse de
la nécessité conceptuelle et ses faiblesses. Par ailleurs, l’hypothèse centrale de cet
essai est défendue, à savoir que le dénominateur commun des différentes migra-
tions est la nécessité normative du principe de proportionnalité pour déterminer le
contenu des droits fondamentaux.

I. – SIX MIGRATIONS DE LA PROPORTIONNALITÉ À TRAVERS L’EUROPE


A. – La première migration : de la philosophie politique au droit
La justification sous-jacente du principe de proportionnalité consiste en ce que
les limitations des droits fondamentaux ne peuvent pas être excessives. Les limita-
tions ne peuvent pas aller au-delà de ce qui est strictement nécessaire. Cette idée a
originellement émergé dans le domaine de la philosophie politique de l’époque des
Lumières, alors que l’origine de l’État et la justification de la coercition étaient
discutées. Les philosophes qui défendaient la théorie contractualiste du droit natu-
rel affirmaient que les êtres humains étaient dotés d’une liberté, et que cette liberté
précédait toute association politique. Selon l’œuvre pionnière de LOCKE, dans
l’état de nature, chaque être humain est « maître et seigneur de soi-même et de ses
possessions »33. Tout un individu peut exercer sa liberté sans aucune restriction.
Cependant, dans cet « état de barbarie » – comme le nommait KANT –, la liberté
des êtres humains est susceptible d’une usurpation constante par la loi de la survie
du plus fort34. Par conséquent, les individus se voient dans la nécessité d’adhérer à
un pacte civil, au moyen duquel ils soumettent l’exercice de leur liberté à l’empire
de la loi. En revanche, l’État est obligé de protéger leur vie, leur liberté et leurs
propriétés.
Trois éléments politico-philosophiques qui fondent le principe de proportionna-
lité se détachent de cette justification connue de l’État. Premièrement, la liberté
personnelle doit être protégée dans la société civile comme une chose inhérente à
chaque individu. Deuxièmement, l’État a la faculté de restreindre la liberté pour
satisfaire les droits des autres individus35 et l’intérêt commun36. Ces deux éléments
donnent lieu à un paradoxe, que l’on appellera ici le paradoxe de la liberté. Selon
ce paradoxe, l’État est autorisé à limiter la liberté et, simultanément, la liberté doit
être protégée des limitations étatiques. Le paradoxe peut être résolu au moyen d’un

33
J. LOCKE, Two Treatises of Government, ed. Peter LASLETT, Cambridge, Cambridge
University Press, 1988, Livre II, Chap. 5, par. 44, p. 298.
34
E. KANT, « Idea for a Universal History with a Cosmopolitan Purpose », in H. REISS (ed.),
Kant: Political Writings, trad. H. B. NISBET, Cambridge, Cambridge University Press, 1991,
p. 47.
35
Selon KANT, « Le droit n’est autre que la limitation de la liberté des uns, de telle sorte
que leur liberté puisse coexister avec la mienne conformément à une loi universelle ». Voir
« On the Common Saying: “This May be True in Theory, but it does not Apply in
Practice” », in E. KANT, Political Writings, op. cit., p. 75-76.
36
LOCKE affirme que le pouvoir du législateur est « limité par le bien commun de la
société ». Voir J. LOCKE, Two Treatises of Government, op. cit., Livre II, Chap. XI, par. 135,
p. 357.

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troisième élément. L’État n’a le pouvoir de limiter la liberté que quand cela est
nécessaire et dans la mesure où cette limitation tend à satisfaire les exigences qui
émanent des droits d’autres individus ou du bien commun. Comme corollaire de
ces trois prémisses, il est possible d’affirmer que la plus grande jouissance possible
de la liberté doit être la règle générale, et que les limitations étatiques à la liberté
doivent être l’exception et doivent seulement se limiter à atteindre la fin poursuivie
par elles.
Ces éléments sont le fondement de l’exigence selon laquelle les limitations éta-
tiques à la liberté individuelle doivent être proportionnées. L’une des premières
illustrations de cette exigence éthique a été l’observation de BECCARIA selon la-
quelle les peines doivent être proportionnelles aux délits37. Par la suite, en France,
l’Assemblée nationale a reconnu cette exigence comme un droit par l’article 8 de la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 178938.
Cependant, ce n’est qu’à partir du droit prussien du XVIIIe siècle qui réglemen-
tait l’usage de la force policière (Polizeirecht) que le principe de proportionnalité a
été conçu comme un critère juridique – et non seulement comme un principe poli-
tico-philosophique pour résoudre le paradoxe de la liberté39. L’article 10 de la
partie II du titre XVII du Code civil prussien (Allgemeines Landrecht für die
Preußischen Staaten) de 1794 établissait que « la police adopte les mesures néces-
saires pour maintenir la paix publique, la sécurité et l’ordre ».
L’œuvre de Carl GOTTLIEB VON SVAREZ, qui jetait les bases générales du prin-
cipe de proportionnalité, a été extrêmement importante pour l’approbation et
l’interprétation de cette disposition qui fut considérée ensuite comme la pierre
angulaire du droit administratif prussien40. SVAREZ a soutenu qu’un « principe
essence du droit public » consiste en ce que « l’État n’est autorisé à limiter la
liberté personnelle que quand cela est nécessaire pour rendre compatibles la liber-
té et la sécurité ». SVAREZ considérait également que la légitimité de n’importe
quelle limitation étatique de la liberté individuelle dépendait de son intensité et de

37
Cesare BECCARIA écrivait : « Alors que plus les délits s’opposent au bien commun et plus
grandes sont les incitations pour les commettre, plus grands doivent être les obstacles qui
les empêchent. Ce principe établit la nécessité d’une proportionnalité entre les délits et les
peines. » Voir C. BECCARIA, Crimes and punishments: Including a New Translation of
Beccaria’s ‘Dei Delitti E Delle Pene’, trad. J. ANSON FARRER, London, Chatto & Windus,
2nd ed., 1880, p. 196. L’exigence de sanctions proportionnées avait été déjà acceptée par la
philosophie antique et le droit romain. Sur ce point, voir F. WIEACKER, « Geschichtliche
Wurzeln des Prinzips der Verhältnismäßigen Rechtsanwendung », in M. LUTTER, W.
STIMPEL and H. WIEDEMANN (eds.), Festschrift für Robert Fischer, Berlin and New York,
W. de Gruyer, 1979, p. 867 et s..
38
Cet article établit : « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment
nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée
antérieurement au délit, et légalement appliquée. »
39
Pour une analyse du contexte politique et juridique du droit prussien de police au XVIIIe
siècle, voir M. STOLLEIS, Geschichte des öffentlichen Rechts in Deutschland, Munich, C. H.
Beck, vol. 1, 1988, p. 386 et s..
40
Sur le concept de proportionnalité en tant que principe du droit prussien de police et sa
diffusion dans tout le droit administratif allemand, voir A. J. MELK, Allgemeines
Verwaltungsrecht, Vienne et Berlin, Springer, 1927, p. 249 et s..

POLITEIA – N° 25 (2014)
478 Carlos BERNAL PULIDO

sa capacité à atteindre la fin poursuivie par l’autorité publique41. De plus, il a re-


marqué qu’il était nécessaire de considérer que toute fin ne justifie pas la limitation
de la liberté individuelle par l’autorité. L’État dispose d’une plus grande justifica-
tion quand son intention est d’éviter des dommages ou de diminuer un risque im-
minent – en d’autres termes, une plus grande justification existe quand l’État agit
dans une défense de la société – que quand il agit dans le but de « promouvoir le
bien-être de la communauté ou d’atteindre une fin esthétique, ou de promouvoir
des buts secondaires de nature similaire ». Finalement, SVAREZ a aussi écrit que
« le dommage évité par la limitation de la liberté doit être considéré comme étant
plus important que la restriction que ladite limitation cause dans la communauté et
chez les individus »42. Ce dernier postulat trace la base du contenu du principe de
proportionnalité au sens strict.

B. – La deuxième migration : l’expansion dans le droit administratif européen


Depuis que le principe de proportionnalité a été élaboré dans le droit prussien
de police, son usage s’est développé et étendu au droit public européen. Ce critère
juridique a acquis une importance dans des aires les plus variées du droit adminis-
tratif prussien du XIXe siècle. Un facteur déterminant de cette expansion, lié au
paradoxe de la liberté, a été le consentement général de l’idée selon laquelle les
actes d’autorité doivent respecter la liberté inhérente des individus, et que
l’importance de toutes ces limitations et de chacune d’entre elles à ladite liberté
doit poursuivre une fin légitime. Ainsi, par exemple, MAYER écrivait à la fin du
e
XVIII siècle que « les droits naturels exigent que l’usage de la force policière
exécutée par le gouvernement soit proportionné »43.
Dans le but de contrôler ce type de proportionnalité, les tribunaux ont commen-
cé à protéger la liberté comme une forme de droit naturel. La création d’une juri-
diction administrative indépendante, le Tribunal supérieur administratif prussien
(Oberverwaltungsgericht), a été un autre élément qui a contribué à l’expansion du
principe de proportionnalité. Ce tribunal a commencé à fonctionner en 1875, et a
constamment invoqué la violation au principe de proportionnalité comme motiva-
tion d’annulation des mesures coercitives qui limitaient de manière excessive les
droits individuels44. Le Tribunal supérieur administratif prussien a compris le prin-

41
Sur ce concept qui serait la base du sous-principe d’adéquation et son développement en
droit prussien de police, voir également B. REMMERT, Verfassungs- und
verwaltungsrechtsgeschichtliche Grundlagen des Übermaßverbotes, Heidelberg, C. F.
Müller, 1995, p. 200.
42
Voir C. GOTTLIEB VON SVAREZ, Vorträge über Recht und Stadt (1791), H. CONRAD et
G. KLEINHEYER (ed.), Cologne et Opladen, Westdeutscher Verlag, 1960 (Wissenschaftliche
Abhandlungen der Arbeitsgemeinschaft für Forschung des Landes Nordrhein-Westfalen,
vol. 10), p. 486 et s..
43
O. MAYER, Deutsches Verwaltungsrecht (1895), Berlin, Dunker & Humblot, vol. 1, 2004,
p. 267 et s..
44
Pour un rappel historique détaillé de l’évolution du principe de proportionnalité aux XVIIIe
et XIXe siècles, voir B. REMMERT, Verfassungs- und verwaltungsrechtsgeschichtliche
Grundlagen des Übermaßverbotes, Saarbrücken, Müller Jur.Vlg.C.F., 1995, p. 200 et s. ; et
P. LERCHE, Übermaß und Verfassungsrecht. Zur Bindung des Gesetzgebers an die

POLITEIA – N° 25 (2014)
La migration du principe de proportionnalité à travers l’Europe 479

cipe de proportionnalité en termes de sous-principe de nécessité, c’est-à-dire


comme un critère pour s’assurer que la liberté est en réalité limitée par le moyen le
moins grave45. Grâce à ces éléments, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe
siècle, le principe de proportionnalité était déjà un principe général du droit admi-
nistratif allemand46.
Après l’approbation de la Loi fondamentale allemande, Rupprecht VON
KRAUSS a analysé pour la première fois le principe de proportionnalité comme un
concept formé des sous-principes d’adéquation, de nécessité et de proportionnalité
au sens strict47. Par la suite, Peter LERCHE a développé cette conception à propos
de la structure de ce principe48. Cependant, LERCHE a dénommé la proportionnalité
comme la « prohibition de l’excès », et il a divisé sa structure en seulement deux
principes : la nécessité et la proportionnalité au sens strict. LERCHE considérait que
les exigences du sous-principe d’adéquation se trouvaient implicites dans les deux
autres sous-principes. Ces bases conceptuelles de la proportionnalité seraient d’une
importance suprême pour la jurisprudence de plusieurs pays. Depuis la Seconde
Guerre mondiale, les juges administratifs allemands et suisses ont utilisé le prin-
cipe de proportionnalité pour réaliser le contrôle de la constitutionnalité et de la
légalité des actes administratifs49.
Durant les soixante dernières années, l’application de la doctrine allemande de
proportionnalité s’est propagée à plusieurs pays européens dans divers champs du
droit administratif qui protègent les droits individuels, que ce soit de caractère
constitutionnel ou législatif. Par exemple, les juridictions françaises, italiennes et
espagnoles utilisent ce principe comme critère de contrôle de la légalité des actes
de l’administration publique, plus particulièrement de ceux qui émanent de

Grundsätze der Verhältnismäßigkeit und der Erforderlichkeit, Cologne et alt., Carl


Heymanns, 1961, p. 234 s..
45
Sur l’application du principe de proportionnalité par le Tribunal supérieur administratif
prussien, voir K. STERN, « Zur Entstehung und Ableitung des Übermaßverbots », in P.
BADURA et R. SCHOLZ (ed.), Wege und Verfahren des Verfassungslebens. Festschrift für
Peter Lerche zum 65. Geburstag, Munich, C. H. Beck, 1993, p. 168.
46
L. HIRSCHBERG, Der Grundsatz der Verhältnismäßigkeit, Göttingen, Otto Schwartz &
Co., 1981, p. 4 et s..
47
Voir R. VON KRAUSS, Der Grundsatz der Verhältnismäßigkeit. In seiner Bedeutung für
die Notwendigkeit des Mittels im Verwaltungsrecht, Hamburg, Appel, 1955, p. 14 et s..
48
Voir P. LERCHE, Übermaß und Verfassungsrecht. Zur Bindung des Gesetzgebers an die
Grundsätze der Verhältnismäßigkeit und der Erforderlichkeit, Frankfurt, Keip, 1998, p. 19
et s..
49
Sur le rôle que le principe de proportionnalité a joué en droit administratif allemand à
partir de 1949, voir H. HENNING LOHMANN, « Die Praktikabilität des Gesetzesvollzugs als
Auslegungstopos im Verhältnismäßigkeit », AöR, n° 110, 1975, p. 415 et s. ; M. Ch.
JAKOBS, « Der Grundsatz der Verhältnismäßigkeit », DVBl, 1985, p. 97 et s. ; E.
DAHLINGER, « Gilt der Grundsatz der Verhältnismäßigkeit auch im Bereich der
Leistungsverwaltung? », DöV, 1966, p. 818 et s.. Sur l’utilisation de ce principe en droit
administratif suisse, voir H. HUBER, « Über den Grundsatz der Verhältnismäßigkeit im
Verwaltungsrecht », in M. LUTTER, W. STIMPEL and H. WIEDEMANN (eds.), Festschrift für
Robert Fischer, op. cit., p. 1 et s..

POLITEIA – N° 25 (2014)
480 Carlos BERNAL PULIDO

l’exercice de pouvoirs discrétionnaires50. Bien que le principe de proportionnalité


ne soit spécifié par aucune disposition de droit positif du droit administratif fran-
çais, la juridiction contentieuse administrative l’applique implicitement assez fré-
quemment51. Pour produire un tel effet, le principe de proportionnalité est intégré
au contrôle réalisé au moyen des techniques de détournement de pouvoir, de quali-
fication juridique des faits, d’erreur manifeste, de nécessité de l’acte et de bilan
cout/avantage des interventions de l’État52. En revanche, en droit administratif
italien, ce principe a commencé à s’appliquer comme critère autonome. Cependant,
dans certaines occasions, il est toujours considéré comme un composant des cri-
tères de caractère raisonnable, de congruence, d’adéquation, d’égalité et d’excès de
pouvoir que l’on utilise pour évaluer la légalité des actes administratifs53. Finale-
ment, le principe de proportionnalité est maintenant un principe général du droit
administratif espagnol, dans un champ où la tradition juridique allemande a tou-
jours été importante54.

50
Sur l’utilisation du principe de proportionnalité comme critère d’exercice des pouvoirs
discrétionnaires en droit français, voir X. PHILIPPE, Le contrôle de proportionnalité dans les
jurisprudences constitutionnelle et administrative françaises, Paris-Aix-en-Provence,
Economica-PUAM, 1990, p. 261. L’auteur souligne que, grâce à sa polyvalence, le principe
de proportionnalité simplifie le contrôle de la constitutionnalité de l’exercice des pouvoirs
discrétionnaires, dans la mesure où il permet aux juges d’établir un équilibre entre l’exercice
de cette faculté et la soumission des autorités au droit.
51
En ce qui concerne l’utilisation implicite du principe de proportionnalité en droit
administratif français, Xavier PHILIPPE souligne que « le juge français – que ce soit la
juridiction administrative ou la juridiction ordinaire – a toujours décidé d’éviter d’utiliser
le terme [proportionnalité]. Toutefois, il a appliqué ce concept par le biais du recours à des
concepts similaires, des paraphrases ou des synonymes ». Toutefois, l’auteur reconnaît que
cette tendance a commencé à changer durant la dernière décennie du XXe siècle, comme
conséquence de l’influence que les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme
et de la Cour de justice de l’Union européenne ont eue sur les juges français. Cela a conduit
lesdits juges à reconnaître de manière explicite et directe l’usage du principe de
proportionnalité. Voir « El principio de proporcionalidad en el derecho público francés »,
Cdp, n° 5, 1998, 256.
52
Voir G. XYNOPOULOS, Le contrôle de proportionnalité dans le contentieux de la
constitutionnalité et de la légalité en France, Allemagne et Angleterre, Paris, LGDJ, 1995,
p. 64 ; G. BRAIBANT, « Le principe de proportionnalité », in Mélanges Offerts à Marcel
Waline, le Juge et le Droit Public, Paris LGDJ, 1974 ; F. TEITGEN, « Le principe de
proportionnalité en droit français », in Der Grundsatz der Verhältnismäßigkeit in
Europäische Rechtsordnungen, ed. Deutsche Sektion der Internationalen Juristen-
Kommission, Heidelberg, C. F. Müller, 1985, p. 61 et s..
53
Voir S. VILLAMENA, Contributo in tema di proporzionalità amministrativa: ordinamento
comunitario, italiano e inglese, Milan, Giuffrè, 2008 ; D. URANIA GALLETA, Principio di
proporzionalità e sindacato giurisdizionale nel diritto amministrativo, Milan, Giuffrè,
1998 ; A. SANDULLI, La proporzionalità dell’azione amministrativa, Padoue, Cedam, 1998 ;
A. SANDULLI, « Ecceso di Potere e Controllo di Proporzionalità. Profili Comparati », RTDP,
n° 2, 1995, p. 360 et s..
54
Voir notamment D. S. RAMÍREZ-ESCUDERO, El control de proporcionalidad de la
actividad administrativa, Valencia, Tirant lo blanch, 2004 ; J. I. LÓPEZ GONZÁLEZ, « El
principio de proporcionalidad en derecho administrativo », Cdp, n ° 5, 1998, p. 143-158.

POLITEIA – N° 25 (2014)
La migration du principe de proportionnalité à travers l’Europe 481

C. – La troisième migration : du droit administratif au droit constitutionnel


L’utilisation du principe de proportionnalité a évolué en Europe, en particulier
en droit constitutionnel. Le premier chapitre de la Loi fondamentale allemande
(1949) a institutionnalisé la protection de la liberté au milieu d’un catalogue de
droits fondamentaux. En même temps, la Constitution a autorisé les autorités poli-
tiques à limiter ces droits, et a établi un tribunal constitutionnel auquel elle a attri-
bué le contrôle de la constitutionnalité des limitations qui s’imposent à eux. Ainsi,
le paradoxe de la liberté s’est incorporé au champ des droits fondamentaux.
Peu années après que la Loi fondamentale allemande a été approuvée, la Cour
constitutionnelle a commencé à utiliser le principe de proportionnalité comme
critère pour résoudre ce paradoxe. Comme l’ont soutenu Alec STONE SWEET et Jud
MATHEWS, du point de vue de la science politique, certains facteurs expliquent
pourquoi la Cour a commencé à utiliser ce principe55. Tout d’abord, les compo-
sants basiques du principe de proportionnalité étaient déjà présents dans la culture
juridique allemande. Ensuite, la majorité des juges de la Cour constitutionnelle
allemand étaient familiarisés avec le principe de proportionnalité. Enfin, grâce au
fait que la majorité du peuple allemand voulait laisser derrière elle l’époque nazie,
la Cour jouissait d’une énorme légitimation dans son engagement pour intervenir
comme gardienne des droits fondamentaux. De même, il convient de souligner que
la Loi fondamentale allemande protégeait aussi cet engagement. La Loi fondamen-
tale, non seulement a reconnu un catalogue de droits fondamentaux (articles 1 à 19,
20.4, 33, 38, 101, 103 et 104) et a créé la Cour constitutionnelle fédérale (ar-
ticles 93 et 94), mais elle a aussi établi deux moyens de contrôle de la constitution-
nalité par lesquels les limites aux droits fondamentaux peuvent être contrôlées. Il
existe une procédure in abstracto pour le contrôle de constitutionnalité des lois
(article 93 (1) N. 2), et une procédure d’analyse concrète de la constitutionnalité au
moyen de la question d’inconstitutionnalité (article 100.1), et le recours d’amparo
constitutionnel (Verfas-sungsbeschwerde, article 93 (1) N. 4a)56.
Dans le jugement prononcé dans l’affaire des pharmacies (Apothekenurteil) du
11 juin 1958, la Cour constitutionnelle allemande a inauguré l’emploi de la doc-
trine de la proportionnalité57. En l’espèce, un pharmacien a attaqué, au moyen du
recours de plainte ou de protection constitutionnelle, une décision du gouverne-
ment de Haute Bavière, prise sur le fondement de l’article 3.1 d’une loi de 1952 sur
la régulation des pharmacies en Bavière. Le requérant a considéré que la négation
par le gouvernement d’une permission d’ouverture d’une pharmacie à Traunreut

55
A. STONE SWEET et J. MATHEWS, op. cit., p. 108.
56
Le recours d’amparo est une procédure spécifique pour la protection des droits
fondamentaux. Tout individu peut légitimement dénoncer la violation de ses droits
fondamentaux. Cette procédure permet au Tribunal constitutionnel fédéral et aux autres
tribunaux constitutionnels d’État d’analyser la proportionnalité des limites des droits
fondamentaux dans des cas particuliers.
57
La Cour constitutionnelle allemande avait brièvement mentionné ce principe six ans avant
(voir le jugement BVerfGE 1, p. 167-178 (1952)). En l’espèce, il s’agissait d’une loi de
l’État de Rhénanie du Nord-Westphalie concernant des questions électorales. Voir
D. GRIMM, « Proportionality in Canadian and German Constitutional Jurisprudence », U.
Tor L. J., n° 57, 2007, p. 385.

POLITEIA – N° 25 (2014)
482 Carlos BERNAL PULIDO

violait sa liberté de choix professionnel, garanti par l’article 12.1 de la Constitu-


tion. La loi citée établissait les exigences pour l’ouverture de toute nouvelle phar-
macie. Les exigences concernaient la qualification du postulant, les raisons
d’intérêt sanitaire et les conditions économiques et de concurrence commerciale
avec d’autres établissements de même caractère. La résolution administrative fai-
sant l’objet du recours se basait strictement sur les termes de ces dispositions lé-
gales.
Le gouvernement de Haute Bavière a considéré que l’intérêt public n’exigeait
pas l’ouverture d’une pharmacie et qu’au contraire ladite ouverture diminuerait de
40 % les bénéfices économiques potentiels des pharmacies déjà existantes, à cause
d’une demande insuffisante de produits pharmaceutiques. Par conséquent, la nou-
velle pharmacie non seulement manquait d’une viabilité suffisante, mais de plus
mettrait en danger les pharmacies existantes dans la zone. Pour résoudre ce cas, la
Cour constitutionnelle fédérale allemande a étudié la constitutionnalité de l’article
3.1 de la loi sur les pharmacies en Bavière et l’a déclaré inconstitutionnel. Après
avoir réalisé un rappel historique des raisons qui ont fondé la nécessité de régle-
menter l’ouverture et le fonctionnement des pharmacies (cette analyse n’était pas
autre chose que l’analyse de la légitimité de la fin de la limitation du droit fonda-
mental), et après avoir considéré la nature et la portée du droit de choisir et
d’exercer une profession, la Cour a soutenu que le principe de proportionnalité
était un critère approprié pour résoudre le cas. La Cour a établi que plus
l’affectation dans l’orbite de l’individu est grande, plus l’intérêt public qui la justi-
fie doit l’être58. De même, la Cour a remarqué que l’orbite de la liberté individuelle
ne peut être limitée que par le moyen le plus bénin59, et a énoncé la théorie des
niveaux d’intervention législative dans les droits fondamentaux. Selon cette théo-
rie, « Le législateur doit effectuer des régulations à l’article 12.1.2 au niveau qui
implique la moindre intervention sur la liberté de choix de la profession, et ne peut
passer au niveau supérieur que quand il pourra être mis en évidence, par une
grande probabilité, que les dangers craints ne peuvent pas effectivement être con-
jurés avec les mesures constitutionnelles appartenant au niveau antérieur. »60
Cette sentence de la Cour constitutionnelle fédérale a inauguré la tendance se-
lon laquelle le principe de proportionnalité constitue la pierre angulaire sur laquelle
doivent reposer les décisions de contrôle de constitutionnalité en Allemagne. En
1963, dans un cas dans lequel a été analysé le droit à l’intégrité physique, la Cour a
déclaré que le principe de proportionnalité devait être appliqué dans tous les cas
dans lesquels l’État limitait la « sphère de liberté individuelle »61. Elle a insisté sur
cette idée et a développé toute une doctrine dans d’innombrables décisions posté-
rieures62. Conformément à cette ligne jurisprudentielle, toute intervention en droit

58
BVerfGE 7, 377 (408)
59
Ibid., 405.
60
Ibid. 409.
61
BVerfGE 16, 194 at 201.
62
Pour une analyse des jugements les plus parlants de la Cour constitutionnelle fédérale
allemande sur le principe de proportionnalité, voir L. MICHAEL, « Grundfälle zur
Verhältnismäßigkeit », JuS, n° 9, 2001, p. 866 et s..

POLITEIA – N° 25 (2014)
La migration du principe de proportionnalité à travers l’Europe 483

constitutionnel qui ne remplit pas les exigences du principe de proportionnalité doit


être déclarée inconstitutionnelle63.

D. – La quatrième migration : du droit constitutionnel au droit communautaire


européen et au droit européen des droits de l’homme
La Cour européenne des droits de l’homme64 et la Cour de justice de l’Union
européenne65 ont marché dans les pas de la jurisprudence allemande. La Cour eu-
ropéenne des droits de l’homme utilise le principe de proportionnalité comme
critère pour déterminer si les limitations faites par les États membres du Conseil de
l’Europe violaient ou non les droits individuels protégés par la Convention euro-
péenne des droits de l’homme. C’est dans ce contexte que le principe de propor-
tionnalité est particulièrement important pour déterminer si les États ont dépassé
ladite « marge d’appréciation », c’est-à-dire l’espace discrétionnaire qu’ils ont
pour appliquer les droits prévus par la Convention, en prenant en considération les
particularités de chaque nation. La Cour de justice de l’Union européenne applique

63
Sur le principe de proportionnalité dans le droit allemand actuel dans le champ du
contrôle de constitutionnalité, voir notamment R. ALEXY, A Theory of Constitutional Rights,
op. cit., p. 66-69 et p. 394-414 ; R. ALEXY, « Balancing, Constitutional Review and
Representation », I·CON, n° 3, 2005, p. 572-581 ; L. CLÉRICO, Die Struktur der
Verhältnismäßigkeit, op. cit. ; M. BOROWSKI, Grundrechte als Prinzipien. Die
Unterscheidung von prima facie - Position und definitiver Position als fundamentaler
Konstruktionsgrundsatz der Grundrechte, Baden-Baden, Nomos, 2e éd., 2007.
64
Sur l’utilisation du principe de proportionnalité dans la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme, voir Y. ARAI-TAKAHASHI, The Margin of Appreciation
Doctrine and the Principle of Proportionality in the Jurisprudence of the ECHR,
Antwerpen, Oxford et New York, Intersentia, 2001 ; J. MCBRIDE, « Proportionality and the
European Convention on Human Rights », in E. ELLIS (ed.), The Principle of
Proportionality in the Laws of Europe, Oxford and Portland, Oregon, Hart Publishing, 1999,
p. 23 et s. ; G. LETSAS, « Two Concepts of the Margin of Appreciation », Oxford J. Legal.
Stud., n° 26, 2006, p. 711 et s. ; S. GREER, « Constitutionalizing Adjudication under the
European Convention on Human Rights », Oxford J. Legal. Stud., n° 23, 2003, p. 409 et s. ;
S. VAN DROOGHENBROECK, La proportionnalité dans le droit de la Convention européenne
des droits de l’homme, Brussels, Bruylant, 2001 ; J. F. NIETO, La aplicación judicial
europea del principio de proporcionalidad, Madrid, Dykinson, 2009 ; B. FASSBENDER, « El
principio de proporcionalidad en la jurisprudencia de la Corte Europea de Derechos
Humanos », Cdp, n° 5, 1998, p. 52 et s..
65
Sur le principe de proportionnalité dans la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union
européenne, voir T. TRIDIMAS, The General Principles of EU Law, Oxford, Oxford
University Press, 2006, chap. 3, 4 et 5 ; N. EMILIOU, The Principle of Proportionality in
European Law, A Comparative Study, London, The Hague and Boston, Kluwer, 1996, chap.
4, 5, 6 et 7 ; F. G. JACOBS, « Recent Developments in the Principle of Proportionality in
European Community Law », in E. ELLIS (ed.), The Principle of Proportionality in the Laws
of Europe, op. cit., p. 1 et s. ; T.-I. HARBO, « The Function of the Principle of
Proportionality in EU Law », ELJ, (2) 16, 2010, p. 171 et s. ; O. KOCH, Der Grundsatz der
Verhältnismäßigkeit in der Rechtsprechung des Gerichtshofs der Europäischen
Gemeinschaften, Berlin, Dunker & Humblot, 2003 ; A. EMMERICH FRITSCHE, Der Grundsatz
der Verhältnismäßigkeit als Direktive und Schranke der EG – Rechtsetzung, Berlin,
Duncker & Humblot, 2000, p. 96 f ; A. N. GEORGIADOU, « Le principe de la proportionnalité
dans le cadre de la jurisprudence de la Cour de justice de la Communauté européenne »,
ARSP, n° 4 1995, p. 532 et s..

POLITEIA – N° 25 (2014)
484 Carlos BERNAL PULIDO

le principe de proportionnalité comme critère pour analyser deux types de mesures,


celles adoptées par les institutions de l’Union européenne et celles prises par les
États membres. Dans ce domaine, le principe de proportionnalité est surtout utilisé
comme critère pour résoudre les cas liés à la légalité des interventions des États
membres dans les « quatre libertés fondamentales » de l’Union européenne (la
libre circulation des marchandises, des travailleurs, des services et des capitaux)66,
et pour analyser si les limitations imposées à ladite liberté par les institutions
communautaires sont justifiées67. Il existe aussi une mention spéciale du principe
de proportionnalité à l’article 52.1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union
européenne, signée et proclamée à Nice le 7 décembre 2000. Cet article établit :
« Toute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par la Charte doit
être établie par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés.
Seules des limitations pourront être introduites, en respectant le principe de pro-
portionnalité, quand elles seront nécessaires et répondront effectivement aux ob-
jectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou la nécessité de protection des
droits et libertés des autres. »68

E. – La cinquième migration : du droit communautaire et du droit européen des


droits de l’homme au droit constitutionnel national des pays européens
L’utilisation du principe de proportionnalité par la Cour européenne des droits
de l’homme et la Cour de justice de l’Union européenne a entraîné la migration du
principe au droit constitutionel de virtuellement tous les États européens. La cause
principale est le caractère obligatoire des jugements de la Cour européenne des
droits de l’homme et de la Cour de justice de l’Union européenne à l’égard des
juridictions nationales. D’un côté, les cours constitutionnelles ont transplanté le
principe de proportionnalité utilisé par la Cour européenne des droits de l’homme
dans le domaine de la protection des droits nationaux. D’un autre côté, les tribu-
naux et les juges ont pris la doctrine de proportionnalité, comme la Cour de justice
de l’Union européenne l’a esquissé, comme une manière de garantir le principe de
suprématie du droit communautaire. Ce principe consiste en ce que, en cas de
conflit entre une norme de droit communautaire et une norme des États membres,

66
Sur le principe de proportionnalité dans ce domaine, voir J. SNELL, Goods and Services in
EC Law. A Study of the Relationship Between the Freedoms, Oxford, Oxford University
Press, 2002, p. 194 et s. ; J. H. JANS, « Proportionality Revisited », LIEI, (3) 27, 2000,
p. 239 et s. ; et S. ENCHELMAIER, « Four Freedoms, How Many Principles? », Oxford J.
Legal. Stud., n° 24, 2004, p. 169 et s..
67
De même, le protocole pour la mise en œuvre du traité d’Amsterdam sur l'application des
principes de subsidiarité et de proportionnalité établit : « 1. Dans l'exercice de ses
compétences, chaque institution veille au respect du principe de subsidiarité. Elle veille
également au respect du principe de proportionnalité, en vertu duquel l'action de la
Communauté n'excède pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs du traité. »
68
Sur l’importance de cet article pour la protection des droits fondamentaux dans le cadre
du droit communautaire, voir M. BOROWSKI, « Limiting Clauses. On the Continental
European Tradition of Special Limiting Clauses and the General Limiting Clause Art. 52(1)
Charter of Fundamental Rights of the European Union », Leg., n° 1, 2007, p. 199-240.

POLITEIA – N° 25 (2014)
La migration du principe de proportionnalité à travers l’Europe 485

la première doit prévaloir69. C’est ainsi que le principe de proportionnalité est de-
venu un critère de contrôle de constitutionnalité en Espagne70, en France71, en
Italie72, au Portugal73, en Belgique74, en Autriche75, en Grèce76, en Suisse77 et, plus

69
Sur le principe de suprématie comme cause du développement du principe de
proportionnalité, voir J.-M. FAVRET, « La primauté du principe communautaire de
proportionnalité sur la loi nationale », RFDA, n° 2, 1997, p. 389 et s..
70
Voir C. BERNAL, El principio de proporcionalidad y los derechos fundamentales, op. cit. ;
M. G. BEILFUSS, El principio de proporcionalidad en la jurisprudencia del Tribunal
Constitucional, Madrid, Thomson-Aranzadi, 2003). Le Tribunal constitutionnel espagnol a
commencé à appliquer le principe de proportionnalité, comme l’avait développé la Cour
constitutionnelle allemande, la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de justice
de l’Union européenne à partir de l’arrêt 66/1995. On peut se référer également à d’autres
arrêts importants : 55/1996, 161/1997, 136/1999, 261/2005, 300/2005, 327/2005, 11/2006,
et 90/2006.
71
Voir V. GOESEL-LE-BIHAN, « Réflexion iconoclaste sur le contrôle de proportionnalité
exercé par le Conseil constitutionnel », RFDC, n° 30, 1997, p. 227 et s.. Cet auteur opère
une distinction entre le principe de proportionnalité comme l’avait appliqué le Conseil
constitutionnel jusqu’à la fin de 1990 et la manière dont il a commencé à l’appliquer à partir
du 6 décembre 1990, du 10 janvier et du 6 juillet 1994. V. GOESEL-LE-BIHAN soutient que
c’est seulement dans la version la plus récente du principe de proportionnalité qu’on le
comprend comme un concept formé des sous-principes d’adéquation, de nécessité et de
proportionnalité au sens strict.
72
De nombreux constitutionnalistes italiens considèrent que le principe de proportionnalité
est une expression du principe de ragionevolezza (caractère raisonnable). Voir A.
MORRONE, « Constitutional Adjudication and the Principle of Reasonableness », in
G. BONGIOVANNI, G. SARTOR et C. VALENTINI (ed.), Reasonableness and Law, Dordrecht,
Springer, 2009, p. 215 et s. ; G. SCACCIA, Gli ‘strumenti’ della ragionevolezza nel giudizio
costituzionale, Milan, Giuffrè, 2000, p. 348 et s. ; G. ZAGREBELSKY, Giustizia
Costituzionale, Bologna, Il Mulino, 2dn edn., 1988, p. 147 et s..
73
Voir M. A. VAZ, « O Principio da Proibição do Excesso na Constitução: Arqueologia e
Aplicaçoes », in J. MIRANDA (ed.), Perspectivas Constitucionais. Nos 20 Anos da
Constituçao de 1976, Coimbra, Almedina, 1996, Vol. II, p. 323 et s. ; J. J. GOMES
CANOTILHO, Direito Constitucional e Teoria da Constituição, Coimbra, Almedina, 7th edn.,
2009, p. 259 et s. ; A. COSTA LEÃO, Notas sobre o princípio da proporcionalidade ou da
proibição do excesso, Coimbra, Almedina, 2001.
74
Veáse: Gernot Brammer, Das Verhältnismäßigkeitsprinzip nach Deutschem und
Belgischem Recht (Aachen: Shaker Verlag, 2000).
75
Voir C. POLLAK, Verhältnismäßigkeitsprinzip und Grundrechtsschutz in der Judikatur des
Europäischen Gerichtshofs und des Österreichischen Verfassungsgerichtshofs, Baden-
Baden, Nomos, 1991 ; M. STELZER, Das Wesensgehaltsargument und der Grundsatz der
Verhältnismäßigkeit, Viena, Springer, 1991.
76
Le principe de proportionnalité a été incorporé expressément dans l’article 25 § 1 de la
Constitution de la Grèce (par la réforme constitutionnelle de 2011) : « Toute restriction qui,
sur la base de la Constitution, peut s’imposer à ces droits [les droits de l’être humain], doit
être établie par la Constitution ou une loi. Quand elle est établie par la loi, elle doit respecter
le principe de proportionnalité. » Sur le principe de proportionnalité dans le droit grec
comme critère de contrôle de constitutionnalité, voir S. K. ORFANOUDAKIS and V. KOKOTA,
« The Application of the Principle of Proportionality in Greek and Community Legal Order:
Similarities and Differences », HREL, n° 4, 2007, p. 691-720.
77
Voir U. ZIMMERLI, « Schlußwort auf der 112 Jahresversammlung des Schweizerischen
Juristenvereins zum Thema ‘Das Verhältnismäßigkeitsprinzip im Öffentlichen Recht »,

POLITEIA – N° 25 (2014)
486 Carlos BERNAL PULIDO

récemment, dans les pays d’Europe de l’Est comme la Bulgarie, la Croatie, la Li-
tuanie, la Slovaquie, la Slovénie, la République tchèque78, la Pologne, l’Estonie, la
Hongrie et la Roumanie79.

F. – La sixième migration : du droit communautaire européen et du droit européen


des droits de l’homme au droit britannique
Même le système juridique britannique, malgré ses différences marquées avec
le droit continental européen, a participé à ce processus de convergence dans
l’utilisation du principe de proportionnalité. Il est bien certain que l’idée de carac-
tère raisonnable (reasonableness) fait partie de la culture juridique britannique au
moins depuis le XIXe siècle80. Il est aussi certain qu’à partir de l’affaire Associated
Provincial Picture Houses Ltd. vs. Wednesbury Corporation (1948)81, le principe
de caractère manifestement déraisonnable (manifest unreasonableness) est devenu
un critère utilisé en droit administratif. Conformément à ce principe, les juges ne
peuvent annuler les décisions discrétionnaires prises par les pouvoirs publics que
quand elles dépassent un certain seuil d’irrationnalité, qui rend leurs buts et leur
sens incompréhensible. Cependant, seuls quelques aspects du principe de caractère
raisonnable, dans son sens original, présentent des points de convergence avec le
principe de proportionnalité. CRAIG a raison quand il affirme qu’arriver au niveau
de l’irrationnalité que présuppose le principe de caractère déraisonnable est en
réalité assez difficile82. Le principe de caractère déraisonnable manifeste est moins
strict que de celui de proportionnalité. Comme Lord ACKNER l’a noté dans l’affaire
Brind (1991), le principe de proportionnalité est un « paramètre différent et plus
strict » que le principe de caractère déraisonnable83.
L’importation du principe de proportionnalité en droit britannique est une con-
séquence directe de l’influence de droit communautaire européen84. En 1985, un
dictum de Lord DIPLOCK a proposé « l’adoption possible du principe de propor-
tionnalité, concept reconnu par le droit administratif d’autres États membres de la

ZSR, (II) 97, 1978, p. 559 et s. ; F. KURT, « Das Verhältnismäßigkeitsprinzip im Öffentli-


chen Recht », ZSR, (II) 97, 1978, p. 555 et s..
78
Voir P. HOLLÄNDER, « Verhältnismäßigkeitsgrundsatz: Variabilität seiner Struktur? », in
J. R. SIECKMANN (ed.), Die Prinzipientheorie der Grundrechte. Studien zur Grundrechts-
theorie Robert Alexys, Baden-Baden, Nomos, 2006, p. 179-195.
79
Voir W. SADURSKI, Rights Before Courts: A Study of Constitutional Courts in Post-
Communist States of Central and Eastern Europe, Dordrecht, Springer, 2005, p. 266 et s. ,
et W. SADURSKI, « Judicial Review in Central and Eastern Europe: Rationales or
Rationalizations? », Israel L. Rev., (3) 42, 2009, p. 519.
80
Sur les origines de l’idée de caractère raisonnable en droit britannique, en particuliers
dans les domaines du droit préjudiciel, du droit administratif et des droits de l’homme, voir
T. R. HICKMAN, « The Reasonableness Principle: Reassessing Its Place in the Public
Sphere », Cam. L. J., (1) 63, 2004, p. 167 et s..
81
Associated Provincial Picture Houses v Wednesbury Corporation [1948] 1 KB 223.
82
P. CRAIG, « Unreasonableness and Proportionality in UK Law », E. ELLIS (ed.), op. cit.,
p. 94.
83
Regina v. Secretary of State for the Home Department ex parte Brind [1991] 1 AC 696.
84
Voir, entre autres, J. E. LEVITSKY, « The Europeanization of the British Legal Style », Am.
J. Comp. L., n° 42, 1994, p. 376.

POLITEIA – N° 25 (2014)
La migration du principe de proportionnalité à travers l’Europe 487

Communauté économique européenne »85. Cependant, dans le jugement de


l’affaire Regina v. Secretary of State for the Home Department ex parte Brind en
1991, la Chambre des Lords s’est soulevée contre l’importation de la doctrine de
proportionnalité en droit britannique86.
Après l’affaire Brind, il n’y a pas eu de consensus entre les juristes et les juges
sur la viabilité de l’importation du principe de proportionnalité dans le droit du
Royaume-Uni. Malgré cela, quelques juges anglais ont continué d’utiliser ce prin-
cipe et même l’ont préféré au principe de caractère raisonnable. Comme HICKMAN
l’a noté, cela est arrivé par exemple quand la cour d’appel a proposé
d’« abandonner » le principe Wednesbury de caractère raisonnable, et à la place a
préféré utiliser un « principe général de proportionnalité »87. CRAIG et DE BÚRCA
se rejoignent sur l’idée que ce dernier principe a été appliqué de manière consis-
tante, en particulier, dans des affaires – comme IFT88 et International Stock Ex-
change89 – dans lesquelles le droit communautaire devait être appliqué90.
Cependant, à la fin des années quatre-vingt-dix, le principe de caractère raison-
nable a subi une transformation et a connu un certain degré de revitalisation91.
Dans cette nouvelle forme, appelée « super-Wednesbury », le principe de caractère
déraisonnable imposait aux tribunaux de réaliser une analyse plus stricte des actes
administratifs. Il leur imposait de se livrer à une « analyse scrupuleuse », à un
« niveau renforcé d’analyse » ou à un « contrôle rigoureux » de ceux-ci92. De cette
façon, le principe « super-Wednesbury » n’exigeait alors pas que l’acte administra-
tif soit absurde ou despotique pour que le juge puisse déclarer injustifiée la limita-
tion des droits fondamentaux en jeu93. Cependant, ce principe ne pouvait pas
garantir le même niveau de protection que le principe de proportionnalité. Dans
l’affaire Smith94, la Cour européenne des droits de l’homme a considéré que, tou-
jours en appliquant le critère « super-Wedmesbury », « les juges nationaux se trou-

85
Council of Civil Service Unions v. Minister for the Civil Service [1985] 1 AC 410.
86
Dans cette affaire ont été analysées certaines directives émises par le secrétaire de
l'Intérieur, qui limitaient la diffusion de messages terroristes à la télévision. En particulier, il
était ordonné que les voix des terroristes soient doublées par un acteur. Sept journalistes et
un représentant de la corporation ont contesté ces mesures. Les requérants ont argué que
restreindre la diffusion directe des messages était disproportionné au but poursuivi, c’est-à-
dire la lutte contre le terrorisme.
87
T. R. HICKMAN, op. cit., p. 182.
88
R. v. Chief Constable of Sussex, ex parte International Trader’s Ferry LTd [1999] 1 All
ER 129, 157.
89
International Stock Exchange case: R. v. International Stock Exchange, ex parte Else
[1992] BCC 11.
90
P. CRAIG, op. cit., p. 89. Voir également G. DE BÚRCA, « Proportionality and Wednesbury
Unreasonableness: The Influence of European Legal Concepts on U.K. Law », EPL, (3) 4,
1997, p. 577 et s..
91
P. CRAIG, op. cit., p. 95.
92
Sur l’application du critère de « super-Wednesbury » en matière de droits de l’homme,
voir T. R. HICKMAN, op. cit., p. 185 et s..
93
Sur celui-ci et d’autres critères du caractère raisonnable en matière judiciaire, voir A. LE
SUEUR, « The Rise and Ruin of Unreasonableness », JR, n° 10, 2005, p. 39 et s..
94
Smith & Grady v. United Kingdom (App 33985/96 and 33986/96) [1999] 29 E.H.R.R.
493, at 138.

POLITEIA – N° 25 (2014)
488 Carlos BERNAL PULIDO

vaient effectivement empêchés d’analyser si la limitation des droits répondait à


une demande collective urgente ou si elle était proportionnelle… aux buts poursui-
vis ». Ce jugement a mis en évidence que la Convention européenne des droits de
l’homme exigeait l’usage du principe de proportionnalité et non du critère de ca-
ractère raisonnable.
La promulgation de la Loi sur les droits de l’homme (Human Rights Act) de
1998 a renforcé l’application du principe de proportionnalité. Cette loi a préparé le
chemin pour que la doctrine de proportionnalité constamment utilisée par la Cour
européenne des droits de l’homme s’impose aux décisions des autorités et des
juges du Royaume-Uni. L’article 6 de cette loi établit qu’« on considérera illégal
l’acte de toute autorité publique [à l’exception du Parlement] qui est incompatible
avec les droits prévus par la Convention »95. L’article 2 reconnaît une valeur ina-
liénable au Royaume-Uni aux décisions de la Cour européenne des droits de
l’homme, dans la mesure où les tribunaux britanniques « doivent considérer
n’importe que jugement, déclaration ou avis consultatif de la Cour européenne des
droits de l’homme chaque fois qu’il est nécessaire d’interpréter un droit de la
Convention ». Par conséquent, les résolutions de la Cour européenne des droits de
l’homme – en incluant celles qui exposent la doctrine du principe de proportionna-
lité – sont une source de droit96.
Comme conséquence de ces changements, dans l’affaire Daly, la Chambre des
Lords a expressément accepté le critère de proportionnalité comme principe du
droit public britannique, en particulier en ce qui concerne l’application des droits
de la Convention97. Après avoir distingué le principe de proportionnalité du prin-
cipe du caractère déraisonnable, Lord STEYN a assuré qu’il était « important que
les affaires qui impliquent les droits de la Convention soient analysées de manière
adéquate », c’est-à-dire en recourant au principe de proportionnalité. D’autres
juges ont partagé son opinion. Depuis, beaucoup d’autres affaires ont appliqué la
doctrine énoncée dans ce jugement98.

II. – UNE JUSTIFICATION DE LA MIGRATION DU PRINCIPE DE PROPORTIONNALITÉ À


TRAVERS L’EUROPE
A. – La nécessité conceptuelle du principe de proportionnalité
La seconde partie de notre étude analyse les raisons possibles qui peuvent justi-
fier les différentes migrations du principe de proportionnalité à travers l’Europe. Il

95
Comme le prévoit l’article 1er de la Loi sur des droits de l’homme : « Les droits de la
Convention sont : les droits et libertés fondamentaux énoncés aux (a) articles 2 à 12 et 14
de la Convention [européenne des droits de l’homme], (b) les articles 1 à 3 du premier
protocole, et (c) les articles 1 et 2 du sixième protocole, en rapport avec les articles 16 et 18
de la Convention. »
96
Voir D. FELDMAN, op. cit., p. 121. Voir également T. R. HICKMAN, « The Substance and
Structure of Proportionality », PL, n° 4, 2008, p. 694.
97
Regina v Secretary of State for the Home Department, ex parte Daly [2001] UKHL 26.
98
Voir, parmi bien d’autres, R. v Shayler [2002] UKHL 11; A. Secretary of State for the
Home Department [2004] UKHL 56 ; R. (on the application of Begum) v Governors of
Denbigh High School [2006] UKHL 15 ; Huang v Secretary of State for Home Department
[2007] UKHL 11.

POLITEIA – N° 25 (2014)
La migration du principe de proportionnalité à travers l’Europe 489

est possible de justifier les migrations et les emprunts constitutionnels sur la base
de raisons fortes ou faibles99. Des allusions au droit naturel100 et au Ius Gentium101
représentent des raisons fortes pour justifier l’emprunt d’institutions constitution-
nelles ou de concepts liés aux droits fondamentaux, par exemple, qu’un droit ou un
droit naturel fondamental, ou que le fait qu’il existe un consensus mondial récent
sur sa validité morale et légale, serait une raison au sens strict, qui pourrait justifier
qu’un tribunal l’importe dans un système juridique102. Des raisons faibles pour-
raient être que les tribunaux nationaux voudraient participer ensemble à un dia-
logue jurisprudentiel cosmopolite avec des tribunaux d’autres nations. Le but de
cet emprunt constitutionnel serait de motiver une réflexion normative sur l’aptitude
d’institutions locales à la lumière d’une étude comparative avec des alternatives
étrangères103.
Une raison forte qui peut justifier la migration du principe de proportionnalité
peut provenir de l’idée que ce principe est conceptuellement nécessaire pour le
contrôle de la constitutionnalité des limitations des droits fondamentaux. Il est
possible d’évoquer cette raison comme la thèse de la nécessité conceptuelle. Cette
thèse soutient qu’une proposition nécessairement vraie sur la nature même des
droits fondamentaux est que ceux-ci doivent être appliqués au moyen du principe
de proportionnalité. Si cette thèse était correcte, cela signifierait qu’à tout moment
et en tout lieu existent des droits fondamentaux, les juges devant les appliquer au
moyen du principe de proportionnalité104. Si la thèse de la nécessité conceptuelle
était vraie, alors, une fois que les droits fondamentaux sont reconnus dans un sys-
tème juridique, transplanter le principe de proportionnalité serait non seulement
justifiable mais inévitable. Si les droits fondamentaux impliquaient nécessairement
l’utilisation du principe de proportionnalité, alors, il serait impossible de les proté-
ger sans utiliser ce critère. Utiliser le principe de proportionnalité ne serait pas
obligatoire mais indispensable. La proportionnalité serait un critère d’application
inévitable. Cela aurait à son tour un impact sur la justification in abstracto de
l’utilisation du principe de proportionnalité, en particulier en ce qui concerne le
problème de la légitimité. La nécessité conceptuelle du principe de proportionnalité
signifierait que l’utilisation ce principe ne pourrait pas être considérée comme
illégitime. Il suffirait qu’un État promulgue une déclaration des droits fondamen-
taux et autorise les juges à les appliquer pour que ceux-ci, non seulement puissent,

99
Voir V. PERJU, op. cit., p. 1324.
100
Sur la possible justification sur la base du droit naturel, voir R. P. ALFORD, « In Search of
a Theory for Constitutional Comparativism », UCLA L. Rev., n° 52, 2004-2005, p. 659 et s..
101
Sur la possible justification par le Ius Gentium, voir J. WALDRON, « Foreign Law and the
Modern Ius Gentium », Harvard Law Review, 119 (1), 2005, p. 139.
102
Il convient de souligner sur le caractère plausible de ces raisonnements dépend de la
présomption qu’existe effectivement le droit naturel ou le Ius Gentium.
103
Voir V. PERJU, « Comparative Constitutionalism and the Making of a New World
Order », Constellations, n° 12, 2005, p. 464 et s..
104
Pour une utilisation similaire de la notion de nécessité conceptuelle utilisée dans le débat
sur la nature du droit, voir J. RAZ, « Can There Be a Theory of Law? », in M. P. GOLDING
and W. A. EDMUNDSON (eds.), The Blackwell Guide to the Philosophy of Law and Legal
Theory, Oxford, Blackwell, 2005, p. 324-325 ; R. ALEXY, « On the Concept and the Nature
of Law », RJ, 3 (21), 2008, p. 284.

POLITEIA – N° 25 (2014)
490 Carlos BERNAL PULIDO

mais aussi doivent utiliser le principe de proportionnalité. En conclusion,


l’emprunt du principe de proportionnalité serait une conséquence nécessaire de
l’institutionalisation des droits fondamentaux dans une juridiction.

1. – Le principe de proportionnalité comme un ensemble de conditions suffisantes


et nécessaires pour la constitutionnalité des limitations aux droits fondamentaux
Il peut y avoir au moins deux versions de la thèse de la nécessité conceptuelle.
Une version stricte de cette thèse peut se déduire de ce que soutient Aharon BARAK
quand il affirme que « [toute] restriction d’un droit fondamental […] sera consti-
tutionnellement autorisable si et seulement s’il est proportionné »105. Cette propo-
sition équivaut à soutenir que le principe de proportionnalité établit des conditions
nécessaires et suffisantes pour la constitutionnalité des limitations aux droits fon-
damentaux. Si cette proposition était vraie, il existerait alors une double implica-
tion suffisance et nécessité entre les exigences de la proportionnalité et les
exigences de la constitutionnalité des limitations des droits fondamentaux. Une
limitation serait constitutionnelle si et seulement si elle satisfaisait les exigences du
principe de proportionnalité. La satisfaction de ces exigences impliquerait néces-
sairement la constitutionnalité de la limitation. Il suffirait qu’une de ces exigences
ne soit pas remplie pour considérer la limitation comme inconstitutionnelle. De
cela découlerait que l’on ne pourrait pas contrôler la constitutionnalité des limita-
tions des droits fondamentaux sans appliquer le principe de proportionnalité. En
même temps, toutes les hypothèses et tous les éléments du contrôle de constitu-
tionnalité de ces limitations pourraient se réduire à l’application du principe de
proportionnalité.
La version stricte de la thèse de la nécessité conceptuelle ne paraît pas plau-
sible. Chacun des sous-principes de proportionnalité établit, en effet, une condition
nécessaire pour la constitutionnalité des limitations des droits fondamentaux. Si
une limitation ne remplit pas chacune des exigences exprimées dans les sous-
principes, elle doit être considérée comme une violation du droit fondamental
qu’elle limite ; par conséquent, elle devra être déclarée inconstitutionnelle. Cepen-
dant, les sous-principes de la proportionnalité n’expriment ni ensemble ni séparé-
ment des conditions suffisantes de constitutionnalité. Les limitations des droits
fondamentaux peuvent être inconstitutionnelles pour d’autres raisons, par exemple,
parce qu’elles contredisent expressément le texte constitutionnel ou parce qu’il y a
eu une irrégularité commise par un organisme dans la procédure législative ou
administrative qui a conduit à la promulgation de l’acte qui limite les droits fon-
damentaux. De même, il existe des hypothèses de contrôle constitutionnel qui
n’exigent ni n’impliquent l’utilisation du principe de proportionnalité. Des
exemples en ce sens peuvent être trouvés dans la résolution d’affaires simples sur
le fondement des règles constitutionnelles concrètes, verbi gratia, l’imposition
d’une limitation à un droit fondamental sans compter avec les majorités parlemen-
taires que certaines constitutions requièrent pour l’approbation de limitations de
cette nature, l’attribution aux organes de sécurité de l’État du pouvoir de torturer

105
A. BARAK, Proportionality. Constitutional Rights and their Limitations, op. cit., p. 3.
BARAK affirme : « La constitutionnalité de la limitation, en d’autres termes, se détermine
par sa proportionnalité. »

POLITEIA – N° 25 (2014)
La migration du principe de proportionnalité à travers l’Europe 491

des détenus contre une disposition constitutionnelle qui l’interdit formellement, ou


l’allongement législatif du délai pendant lequel les personnes détenues doivent être
présentées devant un juge.

2. – Les implications nécessaires entre le principe de proportionnalité, les


principes et les droits fondamentaux
Une version moins stricte que la thèse de la nécessité conceptuelle est exposée
dans l’œuvre d’ALEXY, en particulier dans son article « Constitutional Rights and
Proportionality ». ALEXY ne suggère pas que tout le contrôle de constitutionnalité
puisse se résumer à une analyse de la proportionnalité. Cet auteur reconnaît qu’il
existe des normes de droits fondamentaux qui peuvent être appliquées au moyen
d’un exercice de subsomption. ALEXY appelle ce type de dispositions des
« règles » et les oppose aux « principes »106. Cependant, ALEXY soutient qu’« il
existe une implication nécessaire entre les droits fondamentaux et le principe de
proportionnalité »107. Bien qu’ALEXY ne catalogue pas cette implication comme un
rapport conceptuel, certains de ses arguments concluent que cette implication a
cette volonté.
La thèse d’ALEXY contient deux éléments. La première consiste dans le postu-
lat selon lequel il existe une catégorie de normes constitutionnelles, les principes,
qui ont un lien nécessaire avec le principe de proportionnalité. Les principes sont
des « commandements d’optimisation » qui exigent que la protection du droit fon-
damental qu’ils institutionnalisent soit assurée le plus largement possible, con-
fomément aux possibilités de fait et juridiques108. Selon ALEXY, chacun des sous-
principes du principe de proportionnalité exprime l’idée d’optimisation : « Les
principes, comme commandements d’optimisation, exigent un degré d’optimisation
en ce qui concerne les possibilités de fait et juridiques. Les principes d’aptitude et
de nécessité exigent une optimisation par rapport aux possibilités de fait. Le prin-
cipe de proportionnalité au sens strict implique une optimisation face aux possibi-
lités juridiques. »109
Ce raisonnement impliquerait qu’il existe une connexion nécessaire entre le
principe de proportionnalité et les principes. La seconde partie de la thèse d’ALEXY
prétend démontrer qu’il existe en outre un lien nécessaire entre des principes et des
droits fondamentaux. Si ce second élément de la thèse était correct, alors, ALEXY
aurait par conséquent démontré que les droits fondamentaux impliquent concep-
tuellement l’utilisation du principe de proportionnalité ou, autrement dit, qu’il est
impossible de contrôler la constitutionnalité des limitations des droits fondamen-
taux sans utiliser la proportionnalité.

106
Sur la différence entre les règles et les principes, et sur leur application, respectivement
par la subsomption et la pondération, voir R. ALEXY, A Theory of Constitutional Rights, op.
cit., p. 44 et s., et R. ALEXY, « On Balancing and Subsumption. A Structural Comparison »,
RJ, 16 (4), 2003, p. 433-449.
107
R. ALEXY, « Constitutional Rights and Proportionality », China Yearbook of
Constitutional Law, 2010, p. 221.
108
Sur le concept des principes, voir R. ALEXY, A Theory of Constitutional Rights, op. cit.,
p. 47-49.
109
R. ALEXY, « Constitutional Rights and Proportionality », op. cit., p. 222.

POLITEIA – N° 25 (2014)
492 Carlos BERNAL PULIDO

L’existence d’une connexion conceptuelle nécessaire entre des principes et des


droits fondamentaux impliquerait qu’à tout moment et en tout lieu où il existe des
droits fondamentaux, certains d’entre eux auraient nécessairement la structure
normative de principes et devraient alors être appliqués au moyen du principe de
proportionnalité. L’existence de cette connexion impliquerait quelque chose que
Matthias JESTAEDT a récemment rejeté, c’est-à-dire que la théorie des principes
d’ALEXY est « une théorie méthodologique universelle et un élément essentiel des
droits fondamentaux »110. JESTAEDT reconnaît que, dans quelques pratiques rela-
tives aux droits fondamentaux, il existe une nécessité de pondérer111. Cependant, à
son avis, il ne découle pas de cela que les droits fondamentaux soient, dans leur
essence propre, des principes.
Dans sa réponse, ALEXY considère que JESTAEDT propose une version que l’on
peut appeler la thèse de l’éventualité. Selon la thèse de l’éventualité, le lien entre
les principes et la proportionnalité, d’une part, et entre les principes et les droits
fondamentaux, d’autre part, dépend exclusivement de la décision spécifique des
autorités politiques – surtout des auteurs de la Constitution112. Les droits fonda-
mentaux auraient alors la structure de principes seulement si les auteurs de la
Constitution les conçoivent comme tels en droit positif ou s’ils établissent comme
obligatoire l’utilisation du critère de proportionnalité pour la protection des droits.
ALEXY conteste la thèse de la contingence avec un argument qui soutient la
version édulcorée de la thèse de la nécessité conceptuelle. Le raisonnement établit
que les droits fondamentaux ont une nature double. Les droits fondamentaux font
partie du droit positif. Toutefois, ils ont aussi une nature idéale qui « est maintenue,
au-delà de sa positivation ». Dans leur nature idéale, ce sont des droits de l’homme
moraux et abstraits, des « principes substantiels » que le pouvoir constituant a
transformés en droit positif113. En tant que droits abstraits qui « se réfèrent simple-
ment et platement à des objets comme la liberté et l’égalité, la vie et la propriété,
la liberté d’expression et la protection de la personnalité », ces objets entrent iné-
vitablement en conflit. Ceci s’explique parce que la pratique d’application des
droits fondamentaux doit nécessairement résoudre les conflits entre ces droits de
l’homme abstraits et le status ontologique de principes substantiels. Finalement, le
principe de proportionnalité est nécessaire pour résoudre ces conflits. Ces raisons
touchant à la nature des droits de l’homme, comme principes abstraits substantiels
transformés en droit positif, font que l’utilisation de la proportionnalité est néces-
saire pour toute pratique d’application des droits fondamentaux.
La position défendue par ALEXY donne lieu à deux critiques. Les deux critiques
visent la seconde partie de sa thèse. Si l’on me permet, je les appellerai, respecti-
vement, la critique ontologique et la critique méthodologique. La critique ontolo-
gique consiste en ce que la position d’ALEXY repose fondamentalement sur
l’existence de « principes » derrière les droits fondamentaux. Sans aucun doute,
110
Matthias JESTAEDT, « The Doctrine of Balancing – its Strengths and Weaknesses », in
M. KLATT (ed.), Institutionalized Reason. The Jurisprudence of Robert Alexy, Oxford,
Oxford University Press, 2012, p. 159 et 172.
111
Ibid., p. 159.
112
R. ALEXY, « Comments and Responses », in M. KLATT (ed.), op. cit., p. 332-333.
113
Ibid., p. 333-334.

POLITEIA – N° 25 (2014)
La migration du principe de proportionnalité à travers l’Europe 493

l’existence de ces principes substantiels prouverait qu’il y a une connexion concep-


tuelle nécessaire entre les principes et les droits fondamentaux. En outre, il existe
des raisons linguistiques qui expliqueraient l’existence de ces « principes substan-
tiels ». Le fait que les dispositions constitutionnelles se réfèrent à des concepts
comme ceux d’égalité, de liberté ou de droit au procès équitable, pourrait justifier
l’affirmation qu’il existe effectivement quelque chose appelé principe substantiel
d’égalité, de liberté ou de droit procès équitable. Ces principes seraient l’objet des
propositions exprimées par les dispositions constitutionnelles. Ils existeraient dans
quelque chose semblable au « troisième royaume » de FREGE114. Toutefois, la thèse
d’ALEXY ne peut persuader ni les sceptiques qui ne croient pas à cette idée, ni les
sceptiques de l’existence des droits de l’homme comme entités morales abstraite
pré-positives et substantives115. La majorité des théoriciens actuels des droits de
l’homme soutiennent que ces droits n’existent pas objectivement, mais sont l’objet
de propositions morales que promeuvent des perspectives sur quels droits doivent
être juridiquement protégés116. La thèse d’ALEXY n’a pas non plus la capacité de
convaincre ces théoriciens. Par conséquent, il serait souhaitable de trouver une
justification pour l’utilisation de la proportionnalité qui puisse rassembler un con-
sensus plus étendu. Cette thèse constituerait une base plus solide pour la thèse de la
nécessité du principe de proportionnalité et, ainsi, pour justifier la migration de ce
principe.
La critique méthodologique consiste à affirmer que s’il existait un consensus
sur l’existence des principes substantiels sous-jacents aux dispositions constitu-
tionnelles, il ne s’en suivrait nécessairement que les conflits entre eux devraient
être résolus par la proportionnalité. Il peut y avoir, et dans les faits il y a, des pra-
tiques constitutionnelles qui utilisent des outils méthodologiques alternatifs pour
résoudre ces conflits. Le principe de proportionnalité n’est pas le seul instrument
jurisprudentiel disponible pour l’application des droits fondamentaux. La liste des
critères alternatifs inclut l’analyse catégorique utilisée dans des affaires relatives au
premier amendement de la Constitution américaine, l’analyse concernant
l’existence d’un contenu essentiel de droits fondamentaux (Wesensgehalt), les
théories dites internes des droits fondamentaux développées par la doctrine consti-
tutionnelle allemande et utilisée par un secteur de la jurisprudence, la doctrine

114
Selon Gottlob FREGE, les pensées exprimées par des propositions ont une existence
objective. Leur existence est indépendante de la conception que nous en avons dans notre
esprit. FREGE défend l’idée que les pensées existent dans un « troisième royaume », lequel
est indépendant des royaumes mentaux et physiques. Voir G. FREGE, « Über Sinn und
Bedeutung », Zeitschrift für Philosophie und philosophische Kritik, n° 100, 1892, p. 25-50.
115
La critique de BENTHAM contre les droits naturels est un exemple connu de ce
scepticisme. Voir J. BENTHAM, « Anarchical Fallacies », in. J. BOWRING (ed.), The Works of
Jeremy Bentham, London et Edimburgh Simpkin, Marshall, & Co., 1838-1843) (réimpr.
New York, Russell & Russell, 1962), vol. 2, p. 230 et 730.
116
Sur ces théories, voir H. STEINER, « Moral Rights », in David Copp (ed.), Oxford
Handbook of Ethical Theory, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 460.

POLITEIA – N° 25 (2014)
494 Carlos BERNAL PULIDO

britannique relative au caractère déraisonnable et d’autres critères du droit à


l’égalité utilisés en droit constitutionnel américain117.
L’existence de ces pratiques prouverait qu’il n’y a pas une connexion concep-
tuelle nécessaire entre les droits fondamentaux et le principe de proportionnalité118.
Il peut y avoir, et il y a effectivement, une protection des droits fondamentaux sans
utilisation du principe de proportionnalité. Ceci signifierait que la thèse de la né-
cessité conceptuelle ne justifie pas la migration de la doctrine de la proportionnali-
té. Par conséquent, il ne serait pas plausible de soutenir qu’il est nécessaire
d’importer le principe de proportionnalité pourvu que l’on veuille développer une
pratique d’application des droits fondamentaux par le contrôle de constitutionnali-
té.

B. – La nécessité normative du principe de proportionnalité


Sur la base de l’analyse des six migrations étudiées dans la première partie, je
propose une justification, si l’on veut plus atténuée, de la greffe du principe de
proportionnalité. L’analyse démontre que plusieurs raisons peuvent justifier chaque
migration (1). Cependant, il existe un dénominateur commun à toutes, à savoir
l’utilisation du principe de proportionnalité pour résoudre différentes expressions
du paradoxe de la liberté. En me fondant sur ce point commun, je défendrai l’idée
que le principe de proportionnalité est normativement nécessaire pour la protection
des droits fondamentaux (2). Cette nécessité dépasse les critiques qui pourraient
être adressées à la greffe du principe de proportionnalité.

1. – Quelques justifications particulières de la migration de la proportionnalité à


travers l’Europe
Diverses raisons justifient le fait que les tribunaux européens, les constitutions
des pays de la région et les traités de l’Union aient fait leur le principe de propor-
tionnalité. Ce qui, dans la première migration, a justifié l’institutionnalisation de
l’idée philosophico-politique du principe de proportionnalité dans le droit prussien
de police, comme SVAREZ l’avait indiqué, a été l’aptitude des exigences associées
à la proportionnalité pour résoudre le paradoxe de la liberté. Ces exigences ont
représenté une solution au problème qui se présentait quand, d’une part, la police
était autorisée à limiter la liberté et, en même temps, on ordonnait que la liberté
soit protégée face aux limitations qui lui étaient imposées. La solution consistait en
ce que le pouvoir de la police pour limiter la liberté pouvait seulement être canton-
né au nécessaire.

117
Sur les critères jurisprudentiels alternatifs au principe de proportionnalité, voir
A. BARAK, « Proportionality and Principled Balancing , op. cit. ; C. BERNAL, El principio de
proporcionalidad y los derechos fundamentales, op. cit., chap. 3 et 4.
118
Une réfutation de cet argument peut consister en ce que les pratiques constitutionnelles
basées sur ces critères alternatifs cachent ou masquent les exigences du principe de
proportionnalité. Je ne peux pas discuter ici cette ligne argumentaire. Alec STONE SWEET et
Jud MATHEWS suggèrent quelque chose de similaire en ce qui concerne divers critères du
droit constitutionnel américain. Voir « All Things in Proportion? American Rights Doctrine
and the Problem of Balancing », Emory Law Journal, (60) 4, 2011, p. 799-875.

POLITEIA – N° 25 (2014)
La migration du principe de proportionnalité à travers l’Europe 495

Dans la deuxième migration, l’omniprésence du paradoxe de la liberté en droit


administratif a justifié la diffusion de la proportionnalité dans ce secteur du droit.
Non seulement les forces policières, mais aussi toutes les autorités administratives,
étaient compétentes pour limiter les libertés individuelles. Toutefois, toute limita-
tion devait poursuivre une fin légitime et ne pouvait être étendue que dès lors
qu’elle était nécessaire.
La constitutionnalisation du paradoxe de la liberté a justifié la troisième migra-
tion de la proportionnalité. La transformation de la liberté en un catalogue de droits
fondamentaux dans la Loi fondamentale allemande (1949), et dans les constitutions
postérieures d’Europe continentale de l’après-guerre, a justifié que les cours consti-
tutionnelles fassent adoptent le principe de proportionnalité dans le but d’assurer la
protection la plus large aux droits fondamentaux après l’holocauste. Le prestige et
la légitimité associés à la proportionnalité ont été des facteurs déterminants dans
cette migration, ainsi que dans les quatrième et cinquième migrations119. La Cour
constitutionnelle fédérale allemande, la Cour européenne des droits de l’homme, la
Cour de justice de l’Union européenne et d’autres cours constitutionnelles euro-
péennes (comme les cours espagnole et portugaise) cherchaient à utiliser le prin-
cipe de proportionnalité afin de rompre avec le récent passé autoritaire, avec un
engagement total à assurer la plus grande protection possible des droits fondamen-
taux et des droits de l’homme120.
Des raisons analogues ont justifié la quatrième migration. La migration a été
une conséquence de l’institutionalisation de la liberté sous forme de droits dans la
Convention européenne des droits de l’homme et sous la forme des quatre libertés
fondamentales de l’Union européenne. En outre, la flexibilité du principe de pro-
portionnalité, qui permet aux juges d’analyser les raisons qui jouent pour limiter
les droits, a justifié son utilisation par la Cour européenne des droits de l’homme,
dans le but d’évaluer si les États membres avaient dépassé la marge d’appréciation.
Finalement, les cinquième et sixième migrations trouvent leur justification dans
la suprématie du droit européen communautaire et dans la portée obligatoire de la
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Afin de garantir
l’accomplissement par les États des obligations découlant de la Convention euro-
péenne des droits de l’homme, et de normes légales et réglementaires du droit
communautaire, les cours constitutionnelles et les cours suprêmes nationales ont
adopté le principe de proportionnalité pour analyser les limitations aux droits con-
ventionnels et européens121.

119
Sur ce facteur, comme justification des greffes judiciaires, voir V. PERJU,
« Constitutional Transplants, Borrowing, and Migrations », op. cit., p. 1321 et s..
120
Comme le souligne Vicki C. JACKSON, l’idée du principe de proportionnalité vise à
atteindre la justice par l’exercice des pouvoirs politiques et la liberté des individus. Voir
Constitutional Engagement in a Transnational Era, Oxford, Oxford University Press, 2009,
p. 63.
121
Consulter, par exemple, l’affaire Lustig-Prean and Beckett v United Kingdom [1999]
ECHR. Pour une analyse de celle-ci, voir M. KUMM, « What Do You Have in Virtue of
Having a Constitutional Right? On the Place and Limits of Proportionality Requirements »,
op. cit., p. 137 et s..

POLITEIA – N° 25 (2014)
496 Carlos BERNAL PULIDO

2. – Un dénominateur commun
Ces diverses justifications de la migration du principe de proportionnalité dans
différents contextes ont un point commun. Il s’agit de l’emploi de la proportionna-
lité dans le but de résoudre plusieurs expressions du paradoxe de la liberté. Ce
paradoxe philosophico-politique se retrouve en droit administratif, en droit consti-
tutionnel, en droit européen des droits de l’homme et en droit européen commu-
nautaire. Dans tous ces secteurs, les autorités sont autorisées à limiter les droits et,
en même temps, à protéger ces droits des limitations. Les juges utilisent le principe
de proportionnalité pour garantir que les limitations soient légitimes, appropriées,
nécessaires et modérées.
Indubitablement, il est aussi possible d’employer des critères alternatifs pour
résoudre le paradoxe de la liberté. Les analyses catégoriques et les théories internes
des droits fondamentaux restreignent le cadre normatif des droits à un contenu
restreint, de telle sorte que les autorités politiques soient autorisées à mener à bien
toute action pourvu qu’elle ne doive pas à voir avec les positions juridiques proté-
gées dans ce cadre122. Le contenu essentiel des droits (Wesensgehalt) établit un
contenu minimal de chaque droit, qui ne peut faire l’objet d’aucune limitation123.
Finalement, le principe de caractère raisonnable permet toute sorte de limitations
aux droits, à moins que celles-ci ne transfèrent un certain seuil d’irrationalité qui
les rend inadéquates et incompréhensibles.
Sur ce point apparaît une question intéressante : existe-t-il une certaine justifi-
cation du fait que les cours européennes aient transplanté le principe de propor-
tionnalité et pas un autre de ces critères alternatifs ?
Ensuite je défendrai la thèse selon laquelle la justification de ce fait soutient
que le principe de proportionnalité est normativement nécessaire pour la protection
des droits fondamentaux. Pour fonder cette thèse, je voudrais développer
l’argument suivant en trois étapes et la conclusion qui en découle :
(i) Il est normativement nécessaire d’adopter un moyen si deux conditions sont
remplies : (1) qu’il soit le meilleur moyen d’atteindre une fin, ou qu’il soit le
meilleur moyen envisageable pour atteindre une fin (et que le moyen ne soit
pas interdit) ; et (2) que la fin doive être poursuivie124.
(ii) La protection des droits fondamentaux est réalisée dans certaines circons-
tances particulières dans lesquelles les juges doivent veiller à certaines valeurs

122
Sur le contrôle des drotis fondamentaux par des analyses catégoriques (avec une
référence particulière au droit américain), voir A. BARAK, « Proportionality (2) », op. cit.,
p. 752 et s.. Sur les théories internes des droits fondamentaux, voir F. MÜLLER, Die
Positivität der Grundrechte, Berlin, Duncker & Humblot, 1990, p. 23.
123
Pour une explication et une critique de cette théorie, voir R. ALEXY, A Theory of
Constitutional Rights, op. cit., p. 192 et s..
124
Le principe kantien selon lequel « celui qui veut la fin veut les moyens » peut donner
certaines bases théoriques pour ce concept de la nécessité normative sur lequel nous ne
pouvons nous attarder. Sur ce principe, voir E. KANT, « Foundations of the Metaphysics of
Morals », trans. L. W. BECK, in Critique of Practical Reason and Other Writings in Moral
Philosophy, Chicago, University of Chicago Press, 1949, p. 417.

POLITEIA – N° 25 (2014)
La migration du principe de proportionnalité à travers l’Europe 497

(fins) découlant du constitutionnalisme, de la démocratie délibérative et de


l’État de droit.
(iii) Il existe divers critères (moyens) disponibles que les juges peuvent em-
ployer pour veiller sur ces valeurs. En comparaison avec les alternatives, le
principe de proportionnalité permet le mieux d’atteindre l’objectif poursuivi (il
est le meilleur moyen).
Conclusion : si l’on prend en considération que (iii) remplit la condition (i-1) et
(ii) la condition (i-2), l’utilisation du principe de proportionnalité est normative-
ment nécessaire pour la protection des droits fondamentaux.
Dès lors, une explication de (ii) et de (iii) est la suivante :
(ii) Les circonstances d’application des droits fondamentaux
La protection des droits de l’homme a lieu dans certaines circonstances125. Ces
circonstances incluent les faits suivants :
(1) les droits fondamentaux sont le résultat de la positivisation des idéaux poli-
tiques de liberté et d’égalité sous la forme de dispositions constitutionnelles ;
(2) les dispositions relatives aux droits fondamentaux sont vagues, ambiguës,
d’évaluation souple et ont une structure ouverte, dans la mesure où elles sont le
résultat de formules dilatoires. Leur portée et leur contenu se réfèrent à la manière
dont la communauté politique protégera la liberté et l’égalité. Cependant, les rédac-
teurs de la constitution n’ont pas défini de manière précise cette portée et ce con-
tenu, comme l’indiquera Carl SCHMITT, par une « détermination objective ». Au
lieu de cela, les constituants ont utilisé des formules dilatoires capables d’inclure
« toutes les prétentions opposées » 126 ;
(4) ces formules dilatoires donnent lieu à des conflits entre des prétentions op-
posées que les tribunaux doivent résoudre pour protéger les droits fondamentaux ;
(5) de (1), (2), (3) et (4), on déduit qu’il peut y avoir une incertitude et des dé-
saccords quant au contenu et à la portée des droits fondamentaux et à la manière
dont on résout le conflit127 ;
(6) dans une démocratie, le législateur est en principe compétent pour détermi-
ner le contenu et la portée des droits et résoudre les conflits. La manière dont il le
fait est l’introduction de limitations aux droits fondamentaux ;
(7) s’il existe un contrôle de constitutionnalité, les juges sont autorisés à analy-
ser les limitations aux droits fondamentaux dans le contexte de désaccords décrit

125
Ces circonstances sont analogues aux circonstances de justice de John RAWLS. Voir A
Theory of Justice, Cambridge, MA, Harvard University Press, revised edition, 1999, p. 109.
Dans une société constitutionnelle, il existe une continuité entre les circonstances de justice
et les circonstances du contrôle de constitutionnalité. Ce point ne peut être développé dans la
présente étude.
126
C. SCHMITT, Constitutional Theory, Durham, Duke University Press, 2008, p. 85.
127
J. WALDRON, The Core of the Case against Judicial Review, Yale L. J., n° 115, 2006,
p. 1346-1406.

POLITEIA – N° 25 (2014)
498 Carlos BERNAL PULIDO

au (5) ; ceci implique que les juges doivent prendre des décisions en ce qui con-
cerne les différentes prétentions en conflit ;
(8) les juges ont besoin d’utiliser des critères juridiques, comme le principe de
proportionnalité ou d’autres critères alternatifs, pour fonder leurs décisions en ce
qui concerne le contenu des droits fondamentaux, les conflits entre eux et la validi-
té des limitations que le législateur a imposées aux droits.
Vu ces circonstances, il est impossible d’imaginer l’existence d’un critère ob-
jectif certain pour la protection des droits fondamentaux, c’est-à-dire un critère qui
fournisse des réponses qui ne suscitent pas des incertitudes ou des désaccords. Ceci
est certain, non seulement en ce qui concerne le principe de proportionnalité, mais
aussi en ce qui concerne les critères alternatifs. Cependant, ceci n’implique pas que
tout le reste relève de l’arbitraire ou du décisionnisme. Dans les systèmes juri-
diques européens (et dans d’autres nations), la protection des droits fondamentaux
dans la constitution dépend de certaines valeurs qui émanent du constitutionna-
lisme, de la démocratie délibérative et de l’État de droit. Ces valeurs sont la ratio-
nalité, l’impartialité, le caractère non arbitraire, la prévisibilité des décisions
futures, le respect de la séparation des pouvoirs, la légitimité de l’exercice du con-
trôle de constitutionnalité et la priorité des droits fondamentaux.
La démocratie délibérative implique les valeurs de rationalité et d’impartialité.
Les décisions politiques qui résolvent des problèmes de coordination sociale et
morale sont légitimes quand elles sont adoptées par un processus de délibération
qui tient compte de tous les arguments significatifs. Dans ce processus, il est né-
cessaire de justifier toutes les décisions politiques et de les adopter dans un
échange public d’arguments « défendus par tous les participants qui défendent les
valeurs de rationalité et d’impartialité », dans lequel toutes les personnes affectées
par la décision peuvent prendre part de manière directe ou indirecte par le biais de
leurs représentants128. Dans ce contexte, le principe d’impartialité exige d’accorder
« une considération adéquate aux intérêts de toutes les personnes touchées » 129 ;
et le principe de rationalité se réfère à certaines exigences que doivent remplir les
décisions judiciaires. Bien qu’il n’existe pas un consensus sur ces exigences, il est
généralement accepté que, pour être rationnelle, une décision judiciaire doive être
justifiée conformément au droit. C’est le cas quand la justification est exprimée de
manière conceptuellement claire et en des termes cohérents, et quand sont remplies
les exigences, non seulement de justification par des prémisses complètes et ex-
haustives, mais aussi de respect de la logique et du poids significatifs de
l’argumentation130.
L’État de droit implique le principe du respect du caractère non arbitraire, la
prévisibilité des décisions des juges et des autorités politiques, le respect de la

128
J. ELSTER, « Introduction », in J. ELSTER (ed.), Deliberative Democracy, Cambridge,
Cambridge University Press, 1998, p. 8. Voir également A. GUTMA et D. THOMPSON, Why
Deliberative Democracy, Princeton, Princeton University Press, 2004, p. 3.
129
Sur le concept d’impartialité et sa critique, voir T. JOLLIMORE, « Impartiality », Stanford
Encyclopedia of Philosophy, 2011, consultable sur internet : http://plato.stanford.edu/entries
/impartiality/ (consulté le 9 septembre 2013).
130
Voir C. BERNAL, « The Rationality of Balancing », op. cit..

POLITEIA – N° 25 (2014)
La migration du principe de proportionnalité à travers l’Europe 499

séparation des pouvoirs et l’impartialité. Conformément au principe de l’État de


droit131, (6) les décisions judiciaires de protection des droits fondamentaux ne
peuvent pas être arbitraires. Elles doivent pouvoir être fondées sur des raisons
plausibles. En outre, elles doivent être prévisibles, de telle sorte que les individus
et les autorités puissent connaître le droit applicable. À cela, il faut ajouter qu’elles
doivent respecter l’intégrité des compétences des autorités politiques132. En parti-
culier, les décisions judiciaires doivent être le résultat d’un exercice légitime du
pouvoir judiciaire qui respecte les marges de caractère discrétionnaire des repré-
sentants du peuple dans la prise de décision politique. Dans une démocratie repré-
sentative, la légitimité associée à la représentation politique tempère le manque de
certitude sur la convenance des décisions politiques, et sur les évaluations norma-
tives et empiriques significatives que l’adoption de telles décisions implique. Fina-
lement, dans le constitutionnalisme, la protection des droits fondamentaux a la
priorité sur d’autres biens et intérêts politiques collectifs et individuels.
(iii) La proportionnalité comme le meilleur critère
Ceci nous conduit à la dernière étape de l’argumentation. L’utilisation de ce
critère autorise les juges à veiller aux valeurs déjà mentionnées à un plus haut
niveau, en comparaison avec d’autres instruments.
Sur ce point, l’argument qui défend la nécessité normative du principe de pro-
portionnalité se fonde sur la justification in abstracto de son utilisation et sur la
critique des instruments alternatifs133. Il existe une importante littérature sur ces
deux aspects. Le principe de proportionnalité protège la priorité des droits fonda-
mentaux à un plus haut niveau que le principe britannique de caractère raison-
nable134. Plus encore, contrairement au critère de caractère raisonnable, le principe
de proportionnalité a une structure probante rationnelle et transparente135. Le prin-
cipe de proportionnalité est aussi plus impartial et transparent que les analyses
catégoriques et les théories internes des droits fondamentaux. C’est un critère avec
une structure qui, de manière ouverte, tient compte de toutes les raisons juridiques,
méthodologiques et morales pour et contre la constitutionnalité des limitations aux

131
Sur l’affirmation selon laquelle l’État de droit exclut l’arbitraire, voir M. KRYGIER,
« Rule of Law », The Oxford Handbook of Comparative Constitutional Law, n° 1, p. 235 et
241. Voir également T. R. S. ALLAN, « Constitutional Rights and the Rule of Law’ », in
Institutionalized Reason. The Jurisprudence of Robert Alexy, op. cit., p. 137.
132
T. R. S. ALLAN soutient que quand le droit est interprété comme un principe de
constitutionnalisme, cela implique le principe de séparation des pouvoirs. Voir
Constitutional Justice: A Liberal Theory of the Rule of Law, Oxford, Oxford University
Press, 2003, chap. 2.
133
Sur cette défense, voir A. BARAK, Proportionality. Constitutional Rights and their
Limitations, op. cit., p. 482-516.
134
Comme l’a soutenu Lord DIPLOCK, dans l’affaire GCHQ, le critère de caractère
raisonnable exige une sorte d’irrationnalité que l’on ne peut retrouver dans une « décision
qui serait tellement atroce dans son opposition à la saine logique et à la morale qu’aucune
personne sensée ne pourrait arriver à cette conclusion ». L’exigence de ce degré extrême
d’irrationnalité remet en cause la priorité des droits fondamentaux. Voir Council of Civil
Service Unions v. Minister for the Civil Service [1985] 1 AC 410.
135
Voir A. BARAK, Proportionality. Constitutional Rights and their Limitations, op. cit.,
p. 375 et s., et p. 460 et s..

POLITEIA – N° 25 (2014)
500 Carlos BERNAL PULIDO

droits fondamentaux, ainsi que les intérêts de toutes les parties qui peuvent être
touchées par cette limitation136. De cette manière, le principe de proportionnalité
permet qu’il y ait une critique justifiée des décisions judiciaires. À son tour, ce
principe empêche des décisions arbitraires relatives aux droits. Les juges et les
autorités politiques doivent justifier les limitations aux droits fondamentaux une
fois qu’ils ont considéré tous les arguments et intérêts en jeu137. Au contraire, les
théories catégorielles et l’idée de droits en tant qu’avancées se préoccupent uni-
quement d’un des facteurs significatifs dans l’analyse de la constitutionnalité,
c’est-à-dire le fait de savoir si le domaine de liberté qui a été limitée par l’État est
protégé ou non par un certain droit fondamental138. De même, les théories absolues
du contenu essentiel des droits réduisent l’analyse de la constitutionnalité à la
question de savoir s’il existe une limitation de ce contenu. L’analyse conceptuelle
du langage de la constitution ne peut, ni rendre compte du contenu des droits fon-
damentaux, ni comprendre une délibération sur toutes les raisons relatives à la
constitutionnalité de ses limitations139. Paradoxalement, l’utilisation d’une analyse
conceptuelle pour ces fins conduit à une moindre protection des droits fondamen-
taux140. En outre, le principe de proportionnalité est plus respectueux de la sépara-
tion des pouvoirs et de la démocratie représentative, et permet aux autorités
judiciaires de mener à bien le contrôle de constitutionnalité d’une manière plus
légitime que les critères alternatifs. La structure du principe de proportionnalité
permet l’inclusion d’une analyse des marges de caractère discrétionnaire des auto-
rités politiques141. De même, le principe de proportionnalité encourage un dialogue
entre les juges, le législateur et l’exécutif142.
Finalement, l’emploi continu du principe de proportionnalité donne des résul-
tats prévisibles. Avec le temps, les décisions judiciaires qui utilisent ce critère
construisent un réseau de précédents qui rendent compte des raisons pour les-
quelles un certain type de mesures est inadéquat, inutile ou disproportionné au sens

136
Voir K. MÖLLER, « Proportionality: Challenging the Critics », I-CON, (3) 10, 2012,
p. 717 et 726 ; C.-M. PANACCIO, « In Defence of Two-Step Balancing and Proportionality in
Rights Adjudication », Can. J. L. Juris., n° 24, 2011, p. 109-128 ; A. STONE SWEET et
J. MATHEWS, op. cit., p. 77.
137
Voir M. KUMM, « The Idea of Socratic Constestation and the Right to Justification: The
Point of Rights-Based Proportionality Review », L&EHR, (1) 4, 2010, p. 142-175.
138
M. TUSHNET, « Comparative Constitutional Law », in M. REIMANN et R. ZIMMERMANN
(eds.), The Oxford Handbook of Comparative Law, Oxford, Oxford University Press, 2006,
p. 1251.
139
Voir R. ALEXY, A Theory of Constitutional Rights, op. cit., p. 192 et s..
140
A. BARAK, Proportionality. Constitutional Rights and their Limitations, op. cit., p. 515 et
s..
141
Sur le développement d’une théorie du principe de proportionnalité dans les marges
discrétionnaires du juge, voir R. ALEXY, A Theory of Constitutional Rights, op. cit., p. 394 et
s. ; J. RIVERS, « Proportionality and Discretion in International and European Law », in
N. TSAGOURIAS (ed.), Transnational Constitutionalism: International and Euroepan
Perspectives, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 108 ; et M. KLATT et
J. SCHMIDT, « Epistemic Discretion in Constitutional Law » I·CON, (1) 10, 2012, p. 69-105.
142
A. BARAK, Proportionality. Constitutional Rights and their Limitations, op. cit., p. 465 et
s..

POLITEIA – N° 25 (2014)
La migration du principe de proportionnalité à travers l’Europe 501

strict. Ceci permet aux droits fondamentaux d’être appliqués de manière consis-
tante et cohérente.
Par ailleurs, la nécessité normative du principe de proportionnalité a un plus
grand poids que les objections que la greffe de ce principe peut susciter. Son lien
normatif nécessaire avec des valeurs fondées sur le constitutionnalisme, la démo-
cratie et l’État de droit rend peu plausible de considérer que la migration de ce
principe est contraire à la démocratie, ou que c’est seulement une stratégie judi-
ciaire pour manipuler le contenu de la constitution. Finalement, la nature structu-
relle du principe de proportionnalité permet qu’apparaissent différentes
conceptions de ce principe qui sont adaptées à différents contextes143. Ceci permet
de reconnaître des marges nationales de caractère discrétionnaire spécifiques à
chaque juridiction144, et que ce critère peut conjointement être utilisé avec d’autres
critères et concepts juridiques locaux qui ne lui sont pas incompatibles145.

143
Par exemple, voir une comparaison entre les principes de proportionnalité canadien et
allemand in D. GRIMM, « Proportionality in Canadian and German Constitutional
Jurisprudence », op. cit...
144
Sur la proportionnalité et les marges discrétionnaires spécifiques, voir J. RIVERS,
« Proportionality and Variable Intensity of Review », Cambridge Law Journal, n° 65, 2006,
p. 175.
145
Voir en ce sens M. KUMM, op. cit., p. 137 et s..

POLITEIA – N° 25 (2014)

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