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Auteur
Mélissa Fox-Muraton
Professeur de Philosophie,
Groupe ESC Clermont
Déclaration d’intérêts
Partenaires
Statue de Søren Kierkegaard dans les jardins de la bibliothèque royale, Copenhague. Arne List / Wikimedia, CC BY-SA
Søren Kierkegaard (1813-1855) était, à bien des égards, un penseur très éloigné des Republier cet article
dé s moraux contemporains. Alors que son père avait quitté le milieu paysan pour
faire fortune dans le commerce des textiles à l’âge d’or du Danemark, Kierkegaard
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s’est détourné de ce bon exemple pour étudier la théologie et la philosophie, et a gratuitement, sur papier ou en
dilapidé la fortune dont il avait hérité, consacrant sa vie et ses ressources, selon ses ligne, en utilisant notre licence
Creative Commons.
propres mots « à la rédaction d’ouvrages superflus » aux titres énigmatiques comme
Ou bien… ou bien et La maladie à la mort.
Il n’avait qu’une idée très vague de la vie de ses concitoyens pauvres, et encore
moins de ce que pourrait être la misère des individus résidant dans des endroits
ravagés par des désastres naturels ou des conflits armés. Il n’aurait jamais pu
envisager les enjeux moraux impliqués par le réchauffement climatique, la migration
et l’accueil des réfugiés, ou la modi cation génétique du vivant. Il était certes l’une
des premières grandes critiques de la presse avec son Compte rendu littéraire, mais
il était loin d’imaginer les développements techniques du XXIe siècle, avec les
réseaux sociaux, les algorithmes et la collecte de données personnelles. Aussi est-ce
légitime de se demander si Kierkegaard a encore quelque chose à nous enseigner.
Il est vrai que la philosophie peut souvent sembler très éloignée de notre vie
quotidienne. Dans un monde où, de plus en plus, la course à la performance entraîne
l’épuisement professionnel (d’après une enquête de 2018, 56 % des salariés en
France seraient en situation de fragilité, et où les nouvelles technologies de
l’information et de la communication exigent de nous une disponibilité et une
connectivité permanente, nous avons peu de temps pour philosopher. Pourtant, c’est
précisément dans ce contexte que la philosophie de Kierkegaard peut nous apporter
un nouveau regard sur nous-mêmes, et le sens de notre existence et de nos
engagements.
On pourrait croire que la nôtre est une société où tout le monde s’occupe de savoir
qui l’on est et quel sens l’on donne à ses actions. Nous vivons à l’ère des « sel es »,
d’Instagram et de Facebook, qui nous permettent de vivre dans un effort permanent
de représentation et de réinvention. On pourrait également croire que la
communication entre les individus a été largement facilitée par le développement
des nouvelles technologies. Et pourtant, on constate qu’il y a bien un paradoxe
majeur : alors que nos possibilités d’expression et de représentation n’ont jamais été
aussi étendues, de plus en plus de voix s’élèvent pour décrier la perte de sens de
notre monde moderne, et le sentiment d’une perte d’identité et de reconnaissance.
D’où provient ce paradoxe ? Kierkegaard déjà, voici près de deux siècles, disait que
le problème est qu’on « se laisse escroquer son moi par “les autres” ». L’œuvre de
Kierkegaard vise à nous réveiller de la torpeur dans laquelle nous nous trouvons
parfois, plongés dans nos engagements quotidiens, dans les rôles que nous jouons
au sein de la société, voire aujourd’hui dans les cercles de nos connaissances
virtuelles. Mais si ces engagements peuvent nous permettre de nous identi er,
Kierkegaard nous dit que bien trop souvent, ils nous aliènent de nous-mêmes.
Dans nos vies professionnelles surtout, alors que nous sommes continuellement
sollicités pour développer nos compétences techniques, pour acquérir de nouveaux
savoirs, pour créer de la valeur, rares sont les moments où nous pouvons prendre le
recul nécessaire pour réfléchir sérieusement à nous-mêmes et à ce qu’exister avec
compétence veut dire. Kierkegaard disait déjà, au début du XIXe siècle, que « le
malheur de notre temps est qu’il a appris trop de choses et a oublié ce qu’exister
veut dire et ce que signi e l’intériorité ». Aujourd’hui, nous avons conscience du
besoin de nous reconnecter avec nous-mêmes. La croissance du marché du bien-
être atteste d’un besoin grandissant de retrouver cette signi cation perdue : d’après
le Global Wellness Institute, en 2017 le bien-être représentait un marché global de
4 200 milliards de dollars. Mais ce phénomène traduit également la marchandisation
du bonheur.
S’il ne cite pas Kierkegaard, une approche kierkegaardienne pourrait nous aider à
répondre à la question : comment inciter les gens à faire des choix éco-
responsables ? Ne serait-ce pas en responsabilisant les individus, plutôt qu’en
imposant des règles ou normes ? Certes, cela ne pourra se faire sans le
développement des infrastructures nécessaires, et donc une volonté politique plus
large. Mais une telle volonté commence par l’engagement de chacun qui accepte de
faire face à lui-même et à se voir comme concerné par le monde qui l’entoure.
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