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Luc-Thomas Somme
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Luc-Thomas Somme
LA VÉRITÉ DU MENSONGE
consistance que parce que son sujet est un être capable de vé-
rité et de liberté; il est un signe en creux de la liberté d’une
conscience humaine – ou mal-angélique – adulte. Dans La
Métaphysique des mœurs, Kant fait cette observation : « Il est
remarquable que la Bible date le premier crime par lequel le mal
est entré dans le monde, non du fratricide (de Caïn), mais du
premier mensonge (parce que la nature même s’élève contre ce
crime) et qu’elle désigne le menteur du début et le père des
mensonges comme l’auteur de tout mal². » L’interdit divin de
porter un faux témoignage a été entendu et étendu par un
important courant de la Tradition comme une prohibition stricte
de tout mensonge, comme une exigence de droiture et de justice
personnelles. Ne pas mentir n’est en effet qu’une expression
indirecte d’un devoir du locuteur. Ce qu’on attend de lui, au
fond, n’est pas tant de dire ou de ne pas dire, ceci ou cela, mais
d’être vrai. Ne pas mentir est une condition de possibilité de cet
« être vrai », mais, inversement, l’homme n’est capable d’être
vrai que parce qu’il est capable de mentir, ou plus exactement
de connaître s’il dit vrai ou non. Quoi qu’il en soit de l’exactitude
de ce que dit un perroquet, il ne saurait ainsi pas plus mentir
que dire la vérité, par défaut de connaissance et d’intention. Il
apparaît ainsi, en première approche, que le mensonge contient
1. V. JANKÉLÉVITCH, Traité des vertus II, Les vertus et l’amour, vol. 1 (Bordas, 1970),
Flammarion, 1986, p. 182.
2. E. KANT, Métaphysique des mœurs, II. Doctrine de la vertu, 9. Deuxième section :
Du devoir de l’homme envers lui-même considéré uniquement comme être moral. I.
Du mensonge (VI, 431); Œuvres philosophiques, t. 3, Paris, Gallimard (Pléiade), 1986,
p. 718.
dire le vrai qu’on sait être tel n’est-il pas le cas apparemment
le plus simple et le plus moral de coïncidence entre vérité du
locuteur et vérité de la locution? Pourtant, est-ce si simple et si
moral, si, moi, bien portant, je te dis, à toi, malade, que tu vas
mourir dans quelques jours ou quelques semaines? Toute vérité
n’est pas bonne à dire, proclame le bon sens populaire. Il vau-
drait donc mieux parfois pouvoir se taire. Oui, mais ce n’est pas
possible quand le silence a déjà le sens d’une réponse. « Docteur,
je ne vais pas mourir, n’est-ce pas? » « Docteur, pensez-vous
qu’il gardera des séquelles? » « Hébergez-vous un immigré clan-
destin? » Autant de questions, auxquelles une réponse exacte
peut être inopportune et le mutisme d’une éloquence complice.
Dire la vérité peut faire mal et peut faire du mal. On peut même
l’utiliser pour cela. Jankélévitch range cette manipulation de la
vérité dans la catégorie de la « sincérité diabolique »³. Si la vérité
peut bien se montrer mensongère, inversement le mensonge ne
dit-il pas, au rebours de son intention même, indirectement,
sinon le vrai, du moins du vrai, contrefait certes, mais tout de
même en cela partitif? « On ment bien avec la bouche », dit
Nietzsche, « mais avec le museau qu’on fait on dit la vérité
3. V. JANKÉLÉVITCH, op. cit., p. 276 : « Le sincère diabolique qui dit le vrai pour nuire,
et le dit non pas à son insu ou malgré lui, comme le menteur peu conscient ou le
trompeur trompé qui a raison (...), sans le vouloir, mais le dit exprès, sciemment, pour
faire mal : ce véridique malveillant est moralement un menteur, un menteur qui dit vrai,
– car on peut (...) mentir en disant la vérité (n’arrive-t-il pas que la vérité soit une
calomnie?) tout comme on peut dire la vérité en mentant »; « vera dicunt quando
mentiuntur », dit saint Augustin des Priscillanistes; ou encore : « Loquuntur mendaciter
vera ».
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LE MENSONGE INTERDIT
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quelqu’un, lui faire croire ce qui est faux, cela ne ressortit pas
spécifiquement au mensonge, mais à une certaine perfection du
mensonge, de même qu’un être physique reçoit son espèce de
sa forme, quand bien même l’effet de celle-ci serait absent. » Si,
par exemple, l’interlocuteur ne se laisse pas tromper, le mensonge
existe pourtant dès que l’énoncé qui lui est adressé est volontai-
rement faux. « C’est la fausseté formelle qui constitue la raison
de mensonge, à savoir la volonté d’exprimer ce qui est faux.
C’est pourquoi on appelle ”mensonge“ (mendacium) ce que
l’on dit ”contre sa pensée“ (contra mentem). »
Quant à la question de la moralité du mensonge, la thèse de
saint Thomas d’Aquin est conforme à celle du De mendacio
de saint Augustin : tout mensonge est un péché. Il l’appuie
aussi sur l’opinion d’Aristote. Il explique qu’il est contre-nature
d’investir le langage d’une signification contraire à la pensée;
le mensonge est donc mauvais en soi (malum ex genere) : « Une
chose mauvaise par nature ne peut jamais être bonne et licite;
parce que, pour qu’elle soit bonne, il est nécessaire que tous
les éléments y concourent; en effet, « le bien est produit par
une cause parfaite, tandis que le mal résulte de n’importe quel
défaut », selon Denys. Or, le mensonge est mauvais par nature;
c’est un acte dont la matière n’est pas ce qu’elle devrait être;
puisque les mots sont les signes naturels des pensées, il est
contre-nature et illégitime qu’on leur fasse signifier ce qu’on
ne pense pas. Aussi Aristote dit-il que « le mensonge est par
lui-même mauvais et haïssable, tandis que le vrai est bon et
11. II-II, Q. 110, a. 1, c.
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12. II-II, Q. 110, a. 3, c.
13. Ibid., obj. 4.
14. Ibid., ad 4m.
15. Cité dans E. KANT, Sur un prétendu droit de mentir par humanité, VIII, 425, in
Œuvres philosophiques, t. 3, Paris, Gallimard coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1986,
p. 435.
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16. Ibid.
17. E. KANT, op. cit., VIII, 426, p. 436.
18. E. KANT, op. cit., VIII, 427, p. 438.
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LE MENSONGE INÉVITABLE
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23. Ibid., p. 174.
24. Ibid., p. 176.
25. Ibid., p. 176-177.
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26. V. JANKÉLÉVITCH, Traité des vertus, t. 2, vol. 2 (Les vertus et l’amour, I), chap. III :
La sincérité, Paris, Flammarion, 1986, coll. « Champs Flammarion », p. 249-251.
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27. Ibid., p. 272.
28. Ibid., p. 283.
29. A. COMTE-SPONVILLE, Petit Traité des grandes vertus, Paris, PUF, 1995, p. 257.
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doute pour moi qu’il faille mentir, quand il n’y a pas d’autre
moyen, ou quand tous les autres moyens seraient pires³³. » Ce
devoir de mentir, nonobstant le fait que mentir reste un mal mais
un mal ici nécessaire comme le moindre, est imposé (contre la
thèse de Kant) par le devoir de préférer autrui à soi : « Qu’est-ce
que cette vertu si soucieuse de soi, de sa petite intégrité, de sa
petite dignité, qu’elle est prête, pour se préserver, à livrer un
innocent à des assassins? Qu’est-ce que ce devoir sans prudence,
sans compassion, sans charité? Le mensonge est une faute? Sans
doute. Mais la sécheresse de cœur aussi, et plus grave! La véracité
est un devoir? Soit. Mais l’assistance à personne en danger en
est un autre, et plus pressant. Malheur à celui qui préfère sa
conscience à son prochain³⁴. » En accord avec Jankélévitch,
Comte-Sponville écrit donc : « Vous abritez un Juif ou un Résistant
dans votre grenier. La Gestapo, qui le cherche, vous interroge.
Allez-vous dire la vérité? Allez-vous (ce qui reviendrait au même)
refuser de répondre? Bien sûr que non! Tout homme d’honneur,
tout homme de cœur, et même tout homme de devoir, se sentira
non seulement autorisé mais tenu de mentir³⁵. » De même que
Jankélévitch vitupérait contre le purisme et le vérisme, il ajoute :
« À faire de la bonne foi un absolu on la perd, puisqu’elle n’est
plus bonne, puisqu’elle n’est plus que véracité desséchée,
30. Ibid., p. 258.
31. Ibid., p. 261.
32. Ibid., p. 265.
33. Ibid., p. 264.
34. Ibid., p. 266-267.
35. Ibid., p. 267.
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36. Ibid., p. 268.
37. Ibid., p. 272.
38. Ibid., p. 271.
39. Ibid., p. 275.
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40. Ibid., p. 274.
41. II-II, Q. 110, a. 3, ad 4m.
42. SAINT AUGUSTIN, Contra mendacium, X, 23 (BA 2, 401-403).
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est et que nous nous taisons, notre silence le livre. Nous le livrons
de même en répondant que nous n’avons pas à dire s’il y est
ou s’il n’y est pas. Car l’enquêteur conclut de notre attitude à sa
présence⁴⁴. » Voilà qui est finement observé au sujet de la poro-
sité de frontière entre parole et silence. Malheureusement, la
suite, toute révérence gardée, prête à perplexité : « Si donc vous
ignorez où est l’homme, vous n’avez aucune raison de cacher
la vérité et vous devez avouer votre ignorance. Mais si vous
connaissez l’endroit de sa retraite, que ce soit l’endroit où on
le cherche ou un autre, gardez-vous bien de dire quand on
vous demande : Est-il là où non? : je n’ai rien à dire; dites
simplement : Je sais où il est, mais je ne vous l’indiquerai pas⁴⁵. »
Augustin n’ose pas encore franchir ici la ligne de possibilité d’un
mensonge et préfère donner un conseil d’héroïsme pour des
chrétiens disposés au martyre.
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46. E. KANT, Métaphysique des mœurs, II. Doctrine de la vertu, 9. Deuxième section :
Du devoir de l’homme envers lui-même considéré uniquement comme être moral. I.
Du mensonge (VI, 431); Œuvres philosophiques, t. 3, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 1986, p. 718.
47. SAINT AUGUSTIN, De mendacio IX, 15 (BA 2, 281-283).
48. Ibid., IX, 16 (BA 2, 283). Certes, Augustin a souligné constamment que, pour aucun
bien corporel ou temporel, pour soi comme pour autrui, il n’est possible d’aliéner le
bien spirituel de la fidélité à la vérité; on pourrait comprendre que, si la comparaison
se faisait non plus entre un bien corporel et un bien spirituel mais entre deux biens
spirituels, l’argument cédât en faveur de la préservation d’un bien spirituel supérieur.
Il ne manque cependant pas d’affirmer par ailleurs que le viol, qui souille la victime
corporellement, ne la salit pas moralement puisque sa volonté est contraire à l’acte qui
lui est imposé. Quand il précise le sens de cet « immonde » qui, imposé à autrui, peut
justifier mon propre mensonge, il demeure dans le cadre d’une atteinte seulement
corporelle : « si on l’arrose de fumier, si on verse des ordures dans sa bouche, si
on les y fait pénétrer de force, si on le viole à la façon d’une femme, il inspire
presque à tous une horreur physique. On l’appelle souillé et immonde »; ibid., IX, 15
(BA 2, 281).
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49. J.L. AUSTIN, Quand dire, c’est faire [How to do things with words], Paris, Seuil, 1970,
p. 53 (2 conférence).
50. Ibid., p. 63 (3 conférence).
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51. I-II, Q. 6, a. 5.
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Luc-Thomas Somme
Doyen de la faculté de théologie
Institut catholique de Toulouse
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