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LA VÉRITÉ DU MENSONGE

Luc-Thomas Somme

Editions du Cerf | « Revue d'éthique et de théologie morale »

2005/HS n°236 | pages 33 à 54


ISSN 1266-0078
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LA VÉRITÉ DU MENSONGE

Luc-Thomas Somme

LA VÉRITÉ DU MENSONGE

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« La possibilité du mensonge est donnée avec la conscience
même, dont elle mesure ensemble la grandeur et la bassesse‚¹. »
Cette remarque liminaire de Vladimir Jankélévitch situe d’emblée
la paradoxologie inhérente au mensonge. Celui-ci n’a de
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consistance que parce que son sujet est un être capable de vé-
rité et de liberté‚; il est un signe en creux de la liberté d’une
conscience humaine – ou mal-angélique – adulte. Dans La
Métaphysique des mœurs, Kant fait cette observation : « Il est
remarquable que la Bible date le premier crime par lequel le mal
est entré dans le monde, non du fratricide (de Caïn), mais du
premier mensonge (parce que la nature même s’élève contre ce
crime) et qu’elle désigne le menteur du début et le père des
mensonges comme l’auteur de tout mal‚². » L’interdit divin de
porter un faux témoignage a été entendu et étendu par un
important courant de la Tradition comme une prohibition stricte
de tout mensonge, comme une exigence de droiture et de justice
personnelles. Ne pas mentir n’est en effet qu’une expression
indirecte d’un devoir du locuteur. Ce qu’on attend de lui, au
fond, n’est pas tant de dire ou de ne pas dire, ceci ou cela, mais
d’être vrai. Ne pas mentir est une condition de possibilité de cet
« être vrai », mais, inversement, l’homme n’est capable d’être
vrai que parce qu’il est capable de mentir, ou plus exactement
de connaître s’il dit vrai ou non. Quoi qu’il en soit de l’exactitude
de ce que dit un perroquet, il ne saurait ainsi pas plus mentir
que dire la vérité, par défaut de connaissance et d’intention. Il
apparaît ainsi, en première approche, que le mensonge contient

1. V. JANKÉLÉVITCH, Traité des vertus II, Les vertus et l’amour, vol. 1 (Bordas, 1970),
Flammarion, 1986, p. 182.
2. E. KANT, Métaphysique des mœurs, II. Doctrine de la vertu, 9. Deuxième section :
Du devoir de l’homme envers lui-même considéré uniquement comme être moral. I.
Du mensonge (VI, 431)‚; Œuvres philosophiques, t. 3, Paris, Gallimard (Pléiade), 1986,
p. 718.

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à la fois une fausseté matérielle et objective – un énoncé inexact –


et une fausseté formelle et subjective – l’intention de tromper.
Il consisterait à dire quelque chose de faux alors qu’on le sait
tel.

Les choses ne sont pourtant pas si simples. Ne ment en effet


que celui qui manque à une vérité qu’il connaît, sinon il y a
erreur et non pas mensonge. Celui qui dit le faux en le croyant

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vrai ne ment donc pas. Celui qui dit le vrai en le croyant faux
ment-il‚? Il le semble bien. En disant quelque chose de vrai, il
ne dit pas la vérité, il n’est du moins pas vrai, alors même que
sa parole ne manque pas d’exactitude. Allons encore plus loin :
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dire le vrai qu’on sait être tel n’est-il pas le cas apparemment
le plus simple et le plus moral de coïncidence entre vérité du
locuteur et vérité de la locution‚? Pourtant, est-ce si simple et si
moral, si, moi, bien portant, je te dis, à toi, malade, que tu vas
mourir dans quelques jours ou quelques semaines‚? Toute vérité
n’est pas bonne à dire, proclame le bon sens populaire. Il vau-
drait donc mieux parfois pouvoir se taire. Oui, mais ce n’est pas
possible quand le silence a déjà le sens d’une réponse. « Docteur,
je ne vais pas mourir, n’est-ce pas‚? » « Docteur, pensez-vous
qu’il gardera des séquelles‚? » « Hébergez-vous un immigré clan-
destin‚? » Autant de questions, auxquelles une réponse exacte
peut être inopportune et le mutisme d’une éloquence complice.
Dire la vérité peut faire mal et peut faire du mal. On peut même
l’utiliser pour cela. Jankélévitch range cette manipulation de la
vérité dans la catégorie de la « sincérité diabolique »‚³. Si la vérité
peut bien se montrer mensongère, inversement le mensonge ne
dit-il pas, au rebours de son intention même, indirectement,
sinon le vrai, du moins du vrai, contrefait certes, mais tout de
même en cela partitif‚? « On ment bien avec la bouche », dit
Nietzsche, « mais avec le museau qu’on fait on dit la vérité

3. V. JANKÉLÉVITCH, op. cit., p. 276 : « Le sincère diabolique qui dit le vrai pour nuire,
et le dit non pas à son insu ou malgré lui, comme le menteur peu conscient ou le
trompeur trompé qui a raison (...), sans le vouloir, mais le dit exprès, sciemment, pour
faire mal : ce véridique malveillant est moralement un menteur, un menteur qui dit vrai,
– car on peut (...) mentir en disant la vérité (n’arrive-t-il pas que la vérité soit une
calomnie‚?) tout comme on peut dire la vérité en mentant »€; « vera dicunt quando
mentiuntur », dit saint Augustin des Priscillanistes‚; ou encore : « Loquuntur mendaciter
vera ».

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LA VÉRITÉ DU MENSONGE

quand même » : « c’est la vérité du mensonge, écrit Jankélévitch,


aussi inéluctable que l’authenticité de l’illusion, l’intelligibilité de
l’absurde ou l’ordre du désordre, la vérité obligatoire sans cesse
régénérée par-dessous les ruses qui l’altèrent‚⁴. » Car le men-
songe, non moins que la vérité, suppose une relation, qu’il per-
vertit mais qu’il signe aussi, renvoyant trompeur et trompé à
une commune responsabilité. La question morale de la vérité et
du mensonge requiert ainsi, comme l’a bien vu Jankélévitch, la

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prise en compte de trois variables : l’intention, la réalité objective
et le rapport entre conviction et parole. Peut-être découvrirons-
nous, chemin faisant, que d’autres sont encore nécessaires.
Le mensonge est-il immoral‚? est-il évitable‚? Notre réflexion
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partira de la thèse de la prohibition stricte‚; celle-ci sera ensuite


soumise à une double critique, externe et interne‚; enfin, la
critique de la critique s’efforcera de faire droit aux divers
éclairages fournis et de les placer en perspective théologique.

LE MENSONGE INTERDIT

Saint Augustin et le martyre pour la vérité


La réflexion sur le mensonge doit beaucoup à saint Augustin,
qui lui consacre deux de ses ouvrages‚⁵. Sa position est connue
pour représenter la ligne sévère excluant quelque légitimité
morale que ce soit à tout mensonge. Il se situe, pour ainsi dire,
dans une perspective anti-proportionnaliste, excluant, pour des
actes qui sont par eux-mêmes des péchés, que la fin puisse
justifier les moyens. Si « mentir c’est avoir une pensée dans
l’esprit et, par paroles ou tout autre moyen d’expression, en
énoncer une autre‚⁶ », le mensonge est immoral en raison de
l’intention de tromper qui lui est inhérente. Augustin écarte
les arguments classiques, puisés à l’Écriture, qui ouvriraient la
possibilité d’objections : Sara riant et niant l’avoir fait (Gn 18, 15),
Jacob affirmant à son père qu’il est Esaü (Gn 17, 19), les
sages-femmes qui sauvent, par leur mensonge, les premiers-nés

4. V. JANKÉLÉVITCH, op. cit., p. 213.


5. Le De Mendacio (395) et le Contra Mendacium (420).
6. SAINT AUGUSTIN, De Mendacio, III, 3 (Œuvres de saint Augustin, Bibliothèque
augustinienne, vol. 2, Paris, DDB, 1948, p. 243 [Abrégé en BA 2, 243].

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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 236

des Hébreux de la mort avec l’approbation et la récompense


du Seigneur (Ex 1, 19) ou encore la simulation de Pierre et de
Barnabé (Ga 2, 12), ou la circoncision de Timothée par Paul
(Ac 16, 3). Tous ces textes doivent être interprétés : « le men-
songe ne saurait donc se prévaloir de l’autorité de l’Ancien
Testament, soit parce qu’un acte ou une parole figurée n’est
pas une tromperie, soit parce qu’on ne propose pas aux bons
d’imiter ce qu’on loue dans les méchants comme une améliora-

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tion relative. Il ne peut pas davantage se réclamer du Nouveau
Testament, car on y propose à notre imitation la correction plu-
tôt que la dissimulation et les larmes de Pierre plutôt que son
reniement‚⁷ ». Saint Augustin aborde alors des objections cou-
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rantes, telles que le mensonge commis pour sauver la vie de


quelqu’un. Prenant au pied de la lettre l’affirmation de l’Écriture :
« la bouche qui ment tue l’âme » (Sg 1, 11), il affirme que la vie
de l’âme, anéantie par le mensonge, doit prévaloir sur la vie du
corps (le fait que ce soit la vie de mon âme que je préfère à
la vie de son corps n’entre pas pour lui en considération) : il
faut préférer notre âme à la vie du prochain non moins qu’à
notre propre vie. La logique qui meut saint Augustin veut que
le mensonge soit toujours en lui-même mauvais, interdit, et
incomparable à ce qui est néfaste et ne pourrait être empêché
que moyennant le sacrifice de la vérité : « Un homme vient à
nous une corde à la main, nous demandant d’accomplir avec lui
un acte infâme et nous certifiant que notre refus le décidera à
se pendre. Faudra-t-il consentir à sa demande pour le sauver,
comme ils disent, de la mort‚? Ce serait absurde et criminel.
Mais alors pourquoi serait-il permis de se corrompre l’âme par
un mensonge pour qu’un autre garde son corps vivant‚?‚⁸ » Le
deuxième exemple est réglé selon le même principe. Il s’agit
du cas où un mensonge est commis pour sauver une autre
personne d’un viol : « si un libertin vous fait violence sans que
vous puissiez vous en délivrer par la force, la persuasion ou le
mensonge, tout le monde conviendra que la passion d’autrui ne
peut porter atteinte à votre honneur. C’est pourquoi l’âme étant,
de l’aveu de tous, supérieure au corps, il faut à la pureté du
corps préférer l’intégrité de l’âme, qui, elle, peut être gardée

7. Ibid., V, 9 (BA 2, 263).


8. Ibid., VI, 9 (BA 2, 267).

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LA VÉRITÉ DU MENSONGE

éternellement‚⁹ ». Pourtant, objecte encore saint Augustin, le


mensonge ne doit-il pas être admis parfois comme un moindre
mal, par exemple en acceptant, quoique chrétien, de sacrifier aux
idoles afin d’échapper au déshonneur infligé par le persécuteur‚?
La réponse est tranchante : il faut confesser la foi quoi qu’il en
coûte, et donc refuser mensonge et dissimulation. Il illustre son
propos par un exemple hautement suggestif de martyr : « Il ne
veut pas renier le Christ en sacrifiant aux démons et voilà qu’en

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raison de ce refus on va faire mourir sous ses yeux non pas un
étranger, mais son propre père qui le supplie de ne pas per-
sévérer dans son attitude pour l’arracher à la mort. N’est-il pas
évident que s’il persiste dans la confession de sa foi, les seuls
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homicides seront les bourreaux de son père et que lui-même n’est


pas parricide‚? De même donc qu’il n’est pas complice de ce
meurtre, si criminel, en préférant que son père, fût-il impie,
fût-il menacé des peines éternelles, soit mis à mort, plutôt que
de violer lui-même sa foi par un faux témoignage, de même il
échappera à toute complicité s’il se refuse à toute mauvaise
action, quoi que fassent ses persécuteurs à la suite de son refus.
Que disent, en effet, ces persécuteurs, sinon : Fais du mal pour
que nous n’ayons pas à en faire‚? (...) Pourquoi serions-nous leurs
complices plutôt que de leur laisser le monopole de leur honte
et de leur méchanceté‚?‚¹⁰ »

Saint Thomas d’Aquin et la naturalité du langage


Saint Thomas d’Aquin conjugue cet héritage augustinien avec
celui de l’aristotélisme. Il estime que le langage est signe naturel
de la pensée et acquiert une valeur éthique du fait que la raison
rattache volontairement le signifiant au signifié : « toute représen-
tation exige un rapprochement, œuvre propre de la raison‚¹¹ ».
Saint Thomas apporte surtout une précision nouvelle au sujet de
l’intention du menteur : « l’intention de la volonté déréglée peut
se porter à deux choses : premièrement, exprimer ce qui est
faux, et deuxièmement, comme effet propre de cette énonciation
du faux, tromper quelqu’un ». Ce dédoublement est un apport
de la pensée thomasienne‚; il signifie que, même si le menteur
ment pour tromper, il reste que le mensonge a sa consistance

9. Ibid., VII, 10 (BA 2, 269).


10. Ibid., IX, 13 (BA 2, 275).

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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 236

propre, antérieurement à cet effet : « le désir de tromper appartient


à l’effet ultime du mensonge, non à son espèce ». Si l’on ajoute
la fausseté même de l’énoncé, on trouve donc trois éléments : « Si
ces trois conditions se trouvent réunies : fausseté de ce qui est
dit, volonté d’exprimer cette fausseté, intention de tromper, le
résultat est triple aussi : fausseté matérielle, puisqu’on dit quelque
chose de faux‚; fausseté formelle, puisqu’on veut le dire‚; fausseté
efficiente, puisqu’on a l’intention de le faire croire. » La fausseté

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matérielle correspond à l’inexactitude de l’énoncé‚; elle est une
erreur, non une faute. Pas davantage la volonté de tromper,
assurément qualifiable moralement de manière négative, ne
constitue-t-elle formellement le mensonge : « Vouloir tromper
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quelqu’un, lui faire croire ce qui est faux, cela ne ressortit pas
spécifiquement au mensonge, mais à une certaine perfection du
mensonge, de même qu’un être physique reçoit son espèce de
sa forme, quand bien même l’effet de celle-ci serait absent. » Si,
par exemple, l’interlocuteur ne se laisse pas tromper, le mensonge
existe pourtant dès que l’énoncé qui lui est adressé est volontai-
rement faux. « C’est la fausseté formelle qui constitue la raison
de mensonge, à savoir la volonté d’exprimer ce qui est faux.
C’est pourquoi on appelle ”mensonge“ (mendacium) ce que
l’on dit ”contre sa pensée“ (contra mentem). »
Quant à la question de la moralité du mensonge, la thèse de
saint Thomas d’Aquin est conforme à celle du De mendacio
de saint Augustin : tout mensonge est un péché. Il l’appuie
aussi sur l’opinion d’Aristote. Il explique qu’il est contre-nature
d’investir le langage d’une signification contraire à la pensée‚;
le mensonge est donc mauvais en soi (malum ex genere) : « Une
chose mauvaise par nature ne peut jamais être bonne et licite‚;
parce que, pour qu’elle soit bonne, il est nécessaire que tous
les éléments y concourent‚; en effet, « le bien est produit par
une cause parfaite, tandis que le mal résulte de n’importe quel
défaut », selon Denys. Or, le mensonge est mauvais par nature‚;
c’est un acte dont la matière n’est pas ce qu’elle devrait être‚;
puisque les mots sont les signes naturels des pensées, il est
contre-nature et illégitime qu’on leur fasse signifier ce qu’on
ne pense pas. Aussi Aristote dit-il que « le mensonge est par
lui-même mauvais et haïssable, tandis que le vrai est bon et

11. II-II, Q. 110, a. 1, c.

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LA VÉRITÉ DU MENSONGE

louable ». Tout mensonge est donc un péché, comme l’affirme


saint Augustin‚¹². » Saint Thomas émet et résout une objection
qui mérite une attention particulière‚; elle soutient que le
mensonge pourrait être admis parfois comme un moindre mal :
« Il faut choisir un moindre mal pour en éviter un pire‚; c’est
ainsi que le médecin coupe un membre pour éviter l’infection
du corps entier. Mais on fait moins de mal en communiquant
une information fausse qu’en commettant ou en laissant commet-

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tre un homicide‚¹³. » Pour saint Thomas, le fait que le men-
songe puisse avoir une utilité ne saurait empêcher le désordre
intrinsèque résidant dans la contradiction entre la pensée et la
parole. Dans cette optique, pour autant que le mensonge est
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intrinsèquement mauvais, il apparaît qu’il ne peut jamais être


choisi en vue de quelque bien que ce soit : « Le mensonge a
raison de péché non seulement à cause du tort fait au prochain,
mais à cause du désordre qui lui est essentiel. Or, il n’est jamais
permis d’employer un moyen désordonné, donc défendu, dans
l’intérêt du prochain, par exemple de voler pour faire l’aumône
(excepté dans un cas de nécessité où toutes choses deviennent
communes). Il n’est donc jamais permis de dire un mensonge
pour soustraire quelqu’un à n’importe quel danger‚¹⁴. »

Emmanuel Kant et le devoir absolu de véracité


Dans son petit écrit de 1797 intitulé Sur un prétendu droit de
mentir par humanité, Kant polémique avec Benjamin Constant.
Celui-ci, dans Des réactions politiques, lui reproche l’affirmation
d’un devoir absolu et illimité de dire la vérité, qu’il voit comme
destructeur du lien social : « Le principe moral que dire la vérité est
un devoir, s’il était pris de manière absolue et isolée, rendrait toute
société impossible. Nous en avons la preuve dans les consé-
quences directes qu’a tirées de ce premier principe un philoso-
phe allemand qui va jusqu’à prétendre qu’envers des assassins
qui vous demanderaient si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas
réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime‚¹⁵. »

12. II-II, Q. 110, a. 3, c.
13. Ibid., obj. 4.
14. Ibid., ad 4m.
15. Cité dans E. KANT, Sur un prétendu droit de mentir par humanité, VIII, 425, in
Œuvres philosophiques, t. 3, Paris, Gallimard coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1986,
p. 435.

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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 236

Benjamin Constant met en corrélation le supposé devoir de dire


la vérité avec un droit à l’entendre dire : « Dire la vérité est un
devoir. Qu’est-ce qu’un devoir‚? L’idée de devoir est inséparable
de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond
aux droits des autres. Là où il n’y a pas de droit, il n’y a pas de
devoirs. Dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui
ont droit à la vérité. Or nul homme n’a droit à la vérité qui nuit
à autrui‚¹⁶. » Cette réduction de la vérité à sa composante sociale

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est du reste déjà présente chez Grotius et Puffendorf. Selon cette
logique, je ne mens en parlant contre la vérité qu’à l’égard de
ceux à qui je la dois.
Du point de vue de Kant, en revanche, je ne dois pas la vérité
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seulement à l’autre, à qui je parle, mais je me la dois non moins


à moi-même, ou, pour le dire autrement, à l’humanité, commune
en moi, à moi et à l’autre : « la véracité dans les déclarations que
l’on ne peut pas éviter est un devoir formel de l’homme à l’égard
de chacun, quelle que soit l’importance du dommage qui peut
en résulter pour lui ou pour un autre. Et bien que je ne commette
pas d’injustice envers celui qui me contraint injustement à une
déclaration quand je la falsifie, je commets cependant par une
telle falsification qui, pour cette raison, peut elle aussi être
appelée mensonge – quoique dans un sens qui n’est pas celui
des juristes – une injustice dans la partie la plus essentielle du
devoir en général : c’est-à-dire que, pour autant que cela dépend
d’elle, mon action a pour effet que des déclarations en général
ne trouvent pas de créance, et que, par conséquent, tous les droits
qui sont fondés sur des contrats tombent également et perdent
leur force : ce qui constitue une injustice à l’encontre de
l’humanité en général‚¹⁷ ». On l’aura compris : Kant retourne au
passage l’argument de Benjamin Constant : ce qui « rendrait toute
société impossible », ce ne serait pas de dire toujours la vérité,
mais, en s’autorisant à mentir, de ruiner la confiance nécessaire
entre les interlocuteurs. La prohibition du mensonge est donc
absolue : « c’est donc un commandement de la raison sacré,
absolument impératif et que ne peut limiter aucune convenance :
que d’être véridique (honnête) dans toutes ses affirmations‚¹⁸ ».

16. Ibid.
17. E. KANT, op. cit., VIII, 426, p. 436.
18. E. KANT, op. cit., VIII, 427, p. 438.

40
LA VÉRITÉ DU MENSONGE

Cela vaut toujours, en toute circonstance, même s’il en résulte


un dommage pour autrui : « en réalité tout homme n’a pas
seulement un droit à la véracité, mais il en a même le devoir
le plus strict dans les déclarations qu’il ne peut éviter, même si
cette véracité peut lui nuire ou nuire à un autre. Ce n’est donc
pas proprement lui-même qui nuit à celui qui en subit les
conséquences, mais c’est un accident qui est la cause de ce
dommage. Car ici il n’est pas libre de choisir, parce que la véracité

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(s’il est obligé de parler) est un devoir absolu‚¹⁹ ». En outre, la
thèse de Benjamin Constant recèle une difficulté : la société,
l’humanité devraient-elles être divisées entre ceux qui ont droit
à la vérité et ceux qui n’y ont pas droit‚? Et si tel est le cas, à
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qui appartiendra-t-il le soin d’opérer cette division‚? Comment


éviter que celui à qui, en raison des circonstances, il en coûte
de dire la vérité, ne s’exonère trop facilement de ce devoir‚? Par
conséquent, « le ”philosophe allemand“ n’acceptera donc pas
comme principe la proposition que ”dire la vérité n’est un devoir
qu’envers ceux qui ont droit à la vérité“‚; en premier lieu, parce
que sa formulation est imprécise dans la mesure où la vérité
n’est pas un bien qu’on possède et sur lequel un droit serait
reconnu à l’un tandis qu’il serait refusé à l’autre‚; ensuite et
avant tout, parce que le devoir de véracité (en tant qu’il n’est
question ici que de lui) ne fait aucune distinction entre les
personnes à l’égard de qui on pourrait avoir ce devoir et celles
à l’égard de qui on pourrait aussi s’en dispenser, mais constitue
un devoir absolu dont la validité s’étend à toutes les relations‚²⁰. »

LE MENSONGE INÉVITABLE

L’interdiction rigoureuse du mensonge jusque dans les occa-


sions où il apparaîtrait le plus inévitable, représentée par
Augustin, Thomas d’Aquin et Kant, n’est cependant pas l’objet
d’un consensus. Soumettons-la à une critique, d’abord externe,
par la considération d’autres auteurs, puis interne, par les
autolimitations de leurs doctrines.
On aurait tort de penser que les Pères soient unanimes autour
de la position de saint Augustin. Une autre tradition existe, de

19. E. KANT, op. cit., VIII, 428, p. 439.

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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 236

« Pères miséricordieux » : Clément d’Alexandrie, Origène, Jean


Chrysostome, Cassien, Hilaire, ce dernier écrivant par exemple :
« il arrive que le respect scrupuleux de la vérité soit difficile‚; en
certaines circonstances, le mensonge devient nécessaire et la
fausseté utile‚; ainsi nous mentons pour cacher un homme à
quelqu’un qui veut le frapper, pour ne pas donner un témoignage
qui ferait condamner un innocent, pour rassurer un malade sur
sa guérison‚²¹ ».

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Arthur Schopenhauer et le mensonge
comme légitime défense
Dans les derniers siècles, surtout, se sont multipliées des prises
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de position en faveur du caractère inévitable, voire nécessaire,


du mensonge dans certains cas spéciaux. Schopenhauer caracté-
rise ainsi la nocivité du mensonge : « si le mensonge est illégitime,
c’est pour cette unique raison, et par suite à condition qu’il soit
un instrument de tromperie, qu’il serve à violenter les gens à l’aide
de la loi des motifs. Or c’est ce qu’il fait ordinairement‚²² ». Si
le mensonge est violence, il lui emprunte sa qualification morale.
Or l’usage de la force n’est pas toujours injuste : il existe une
légitime défense qui peut y recourir. Par conséquent, le men-
songe est possible et nécessaire dans les cas où, analogique-
ment, la violence serait permise : « puisque je peux, sans injustice,
donc de plein droit, repousser la violence par la violence, je peux
de même, si la force me fait défaut, ou bien, si elle ne me sem-
ble pas aussi bien de mise, recourir à la ruse. Donc, dans les cas
où j’ai le droit d’en appeler à la force, j’ai droit d’en appeler
au mensonge également : ainsi contre des brigands, contre des
malfaiteurs de n’importe quelle espèce‚; et de les attirer dans un
piège. Et de même une promesse arrachée de force ne lie point.
Mais en réalité le droit de mentir va plus loin encore : ce droit
m’appartient contre toute question que j’ai n’ai pas autorisée, et
qui concerne ma personne ou celle des miens : une telle question
est indiscrète‚; ce n’est pas seulement en y répondant, c’est même
en l’écartant avec un ”je n’ai rien à dire“, formule déjà suffisante

20. E. KANT, op. cit., VIII, 428-429, p. 439.


21. S. HILARII EPISCOPI PICTAVIENSIS, Tractatus super Psalmos, Corpus Scriptorum
Ecclesiastorum Latinorum, vol. 22, 1891, In Ps. XIV, 10, p. 91.
22. A. SCHOPENHAUER, Le fondement de la morale, Paris, Livre de Poche (n 4612), 1991,
n 17 (Première vertu : la justice), p. 173.

42
LA VÉRITÉ DU MENSONGE

pour éveiller le soupçon, que je m’exposerais à un danger. Le


mensonge en de tels cas est l’arme défensive légitime, contre une
curiosité dont les motifs d’ordinaire ne sont pas bienveillants€²³ ».
À l’égard de l’indiscret, « je suis en droit de me débarrasser de
lui par un mensonge, à ses risques et périls, dût-il en résulter
pour lui quelque erreur dommageable. En pareille occasion,
le mensonge est l’unique moyen de me protéger contre une
curiosité indiscrète et soupçonneuse : je suis dans le cas de

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légitime défense€²⁴. » Schopenhauer en appelle au réalisme de
l’expérience quotidienne pour récuser l’intransigeance kan-
tienne : il y voit une exigence de vérité, suggérant ainsi qu’une
prohibition théoriquement absolue du mensonge au nom d’un
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impérieux devoir de vérité risquerait fort de n’être qu’hypocrisie


démentie par d’inévitables entorses pratiques au principe ainsi
révéré et proclamé. Mieux vaudrait alors délimiter soigneusement
mais, partant, reconnaître les occasions légitimes de mensonge :
« tel est l’unique moyen de faire cesser cette contradiction
choquante entre la morale telle qu’on la professe, et la morale
telle qu’on la pratique tous les jours, même parmi les hommes
les plus sincères et les meilleurs€²⁵ ».
La consistance éthique de cette analogie avec la légitime
défense et de cette thèse de l’autoprotection du menteur reste
bien faible en regard des impératifs, tant individuels que sociaux,
de droiture et de vérité mis en valeur par les auteurs de la ligne
sévère.

Vladimir Jankélévitch et le mensonge-par-amour


La réflexion de Vladimir Jankélévitch sur la sincérité constitue
une objection plus troublante à la prohibition universelle du
mensonge. Elle soutient, comme attitude éthique de fond, la
préférence pour l’autre, surtout en sa faiblesse, et par conséquent
le primat de l’amour d’autrui sur la préservation puriste de ma
propre véracité. Le propos est étayé par deux exemples, déjà
évoqués par saint Augustin : faut-il dire la vérité, d’une part au
malade qui va mourir et, d’autre part, à ceux qui pourchassent,
pour le tuer, celui qui s’est réfugié chez moi€? Quant au pre-

23. Ibid., p. 174.
24. Ibid., p. 176.
25. Ibid., p. 176-177.

43
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 236

mier cas, Jankélévitch affirme : « il ne faut pas que les hommes


pauvres et seuls aient de la peine, ceci est plus important que
tout et même que la vérité. Il ne faut pas faire de la peine au
mourant, fût-ce au prix d’une entorse à la vérité€; non, il ne faut
pas dire la vérité au mourant. (...) Le mensonge-par-amour qui
est survérité est paradoxalement plus vrai que la vérité vraie€; la
vérité pneumatique du mensonge d’amour est plus vraie que la
vérité grammatique de la vérité pure et simple. C’est la vérité pure

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et simple qui est dans bien des cas un mensonge. Un sage qui
ment par bonté est donc plus profondément véridique qu’un
sophiste qui dit la vérité par méchanceté€! (...) Le Numquam
augustinien est donc bien trop simpliste et sommaire pour la
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complexité innombrable de ces situations impures en vue


desquelles Pascal avait imaginé l’esprit de finesse. (...) Malheur
aux brutes qui disent toujours la vérité€! Malheur à ceux qui n’ont
jamais menti€!€²⁶ ». Bien sûr, Jankélévitch ne fait aucune apologie
du mensonge€; il maintient qu’il faut toujours répugner à en user,
mais observe que la préservation des valeurs supérieures le
rendent, de fait, parfois inévitable et nécessaire, en sorte qu’à
défaut de le vouloir en vraie liberté de choix, il faut se résigner
à y consentir malgré soi : « celui qui n’admet pas le principe du
mensonge admettra en fait le fait du mensonge, par cette bonne
raison que la créature ne fait que ce qui est possible. La volonté
antécédente et platonique qui veut théoriquement la vérité, qui
veut la vérité-un-point-c’est-tout, cette volonté devient dans un
monde ataxique et douloureux la volonté conséquente du
mensonge nécessaire, nécessaire à la manifestation d’une vérité
plus profonde et plus générale. Mais bien entendu elle ne veut
pas le mensonge positivement ni directement ni transitivement :
elle le veut sans le vouloir expressément€; elle le veut avec
répugnance, non pas d’une volonté ”ambivalente“ et déchirée,
mais d’une nolonté voulante, et pour ainsi dire la mort dans l’âme
et à son corps défendant€; elle le veut en le maudissant, et comme
on veut un moindre mal€; et elle vomit ce qu’elle veut€; car elle
veut à travers lui autre chose dont il est le chemin : elle s’en sert
donc comme d’un médiateur€; son intention vise au-delà, plus
haut et plus loin. Celui qui veut sincèrement la vérité (...) consent

26. V. JANKÉLÉVITCH, Traité des vertus, t. 2, vol. 2 (Les vertus et l’amour, I), chap. III :
La sincérité, Paris, Flammarion, 1986, coll. « Champs Flammarion », p. 249-251.

44
LA VÉRITÉ DU MENSONGE

(...) au mensonge, ou tout simplement s’y résigne€²⁷ ». À l’argument


du primat de l’amour de l’autre sur la véracité propre vient donc
s’ajouter ici la thèse du mensonge comme moindre mal.
Dans le deuxième exemple – celui du réfugié dont on me
presse de trahir la présence –, Jankélévitch dépasse la re-
connaissance d’un droit au mensonge, pour l’ériger en un strict
devoir moral : « Mentir aux policiers allemands qui nous
demandent si nous cachons chez nous un patriote, ce n’est pas

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mentir, c’est dire la vérité€; répondre : il n’y a personne, quand
il y a quelqu’un, c’est le plus sacré des devoirs. Celui qui dit la
vérité au policier allemand est un menteur. Celui qui dit la vérité
au policier allemand est lui-même un policier allemand. Celui
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qui dit la vérité aux ennemis de l’homme est lui-même un ennemi


de l’homme€; il est comme le scrupuleux qui, pardonnant les
crimes contre l’humanité, met la loi morale en contradiction
avec elle-même. Non, les bourreaux d’Auschwitz et les pendeurs
de Tulle ne méritent pas qu’on leur dise la vérité, cette vérité
qu’on prétend leur dire n’est pas faite pour eux. Les scrupuleux,
en ces matières, sont les complices des pendeurs. Mieux vaut
user des mêmes armes que travailler au même but€²⁸. »

André Comte-Sponville et le devoir de mensonge


de bonne foi
André Comte-Sponville va dans le même sens. Il préfère louer
la bonne foi plutôt que la sincérité. Il les distingue ainsi : « Être
sincère, c’est ne pas mentir à autrui€; être de bonne foi, c’est ne
mentir ni à autrui ni à soi. (...) La bonne foi est une sincérité à
la fois transitive et réflexive. Elle règle, ou elle devrait régler, nos
rapports à autrui aussi bien qu’à nous-même€²⁹. » Le mensonge
est ainsi envisagé non seulement par rapport à l’autre mais aussi,
à l’instar d’Augustin, de Thomas d’Aquin et de Kant, par rapport
à soi-même. Cette vertu de bonne foi possède un statut original,
à la fois d’incomplétude et de généralité€; elle n’est pas complète
ou suffisante car elle peut accompagner l’immoralité, telle que
la méchanceté : on peut être un « salaud sincère », un « nazi de
bonne foi ». En revanche, elle est nécessaire à toute autre vertu :

27. Ibid., p. 272.
28. Ibid., p. 283.
29. A. COMTE-SPONVILLE, Petit Traité des grandes vertus, Paris, PUF, 1995, p. 257.

45
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 236

« Aucune vertu n’est vraie, ou n’est vraiment vertueuse, sans cette


vertu de vérité. Vertu sans bonne foi c’est mauvaise foi, et ce
n’est pas vertu€³⁰. » La vérité n’a pas besoin d’être qualifiée par
d’autres vertus, alors que toute vertu demande à être vraie. Elle
doit être aimée pour elle-même. « Fidélité au vrai d’abord : mieux
vaut une vraie tristesse qu’une fausse joie€³¹. » Pour Comte-
Sponville, comme pour Jankélévitch, il y a des cas où le men-
songe est nécessaire comme un moindre mal : « il faut parfois

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se contenter du moindre mal, et le mensonge peut en être un€³² ».
Mais il en étend la possibilité hors des nécessités de l’amour pour
autrui : « S’il faut mentir pour survivre, ou pour résister à la
barbarie ou pour sauver celui qu’on aime, qu’on doit aimer, nul
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doute pour moi qu’il faille mentir, quand il n’y a pas d’autre
moyen, ou quand tous les autres moyens seraient pires€³³. » Ce
devoir de mentir, nonobstant le fait que mentir reste un mal mais
un mal ici nécessaire comme le moindre, est imposé (contre la
thèse de Kant) par le devoir de préférer autrui à soi : « Qu’est-ce
que cette vertu si soucieuse de soi, de sa petite intégrité, de sa
petite dignité, qu’elle est prête, pour se préserver, à livrer un
innocent à des assassins€? Qu’est-ce que ce devoir sans prudence,
sans compassion, sans charité€? Le mensonge est une faute€? Sans
doute. Mais la sécheresse de cœur aussi, et plus grave€! La véracité
est un devoir€? Soit. Mais l’assistance à personne en danger en
est un autre, et plus pressant. Malheur à celui qui préfère sa
conscience à son prochain€³⁴. » En accord avec Jankélévitch,
Comte-Sponville écrit donc : « Vous abritez un Juif ou un Résistant
dans votre grenier. La Gestapo, qui le cherche, vous interroge.
Allez-vous dire la vérité€? Allez-vous (ce qui reviendrait au même)
refuser de répondre€? Bien sûr que non€! Tout homme d’honneur,
tout homme de cœur, et même tout homme de devoir, se sentira
non seulement autorisé mais tenu de mentir€³⁵. » De même que
Jankélévitch vitupérait contre le purisme et le vérisme, il ajoute :
« À faire de la bonne foi un absolu on la perd, puisqu’elle n’est
plus bonne, puisqu’elle n’est plus que véracité desséchée,

30. Ibid., p. 258.
31. Ibid., p. 261.
32. Ibid., p. 265.
33. Ibid., p. 264.
34. Ibid., p. 266-267.
35. Ibid., p. 267.

46
LA VÉRITÉ DU MENSONGE

mortifère, haïssable. Ce n’est plus bonne foi, c’est véridisme€;


ce n’est plus vertu, c’est fanatisme. Fanatisme théorique, désin-
carné, abstrait : fanatisme de philosophe, qui aime la vérité à la
folie. Mais aucune folie n’est bonne. Mais aucun fanatisme n’est
vertueux€³⁶. » Mais, dans l’exemple du mensonge à opposer à
la Gestapo, contre Jankélévitch, il note que cela ne deviendrait
pas du même coup dire la vérité, mais resterait un mensonge,
simplement préférable à toute autre voie et du coup nécessaire,

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un mensonge qui laisserait intact notre attachement intérieur à
la vérité, un mensonge de bonne foi : « S’il est légitime de
mentir au méchant, par exemple quand notre vie est en jeu, ce
n’est pas que nous nous mettions alors plus haut que la vérité,
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puisque cela ne nous empêche en rien de l’aimer, de la respecter,


de nous y soumettre au moins intérieurement. C’est au nom de
ce que l’on croit vrai, même, qu’on ment à l’assassin ou au
barbare, et ce sont mensonges, en ce sens, de bonne foi€³⁷. »
Faut-il dire la vérité au mourant€? Comte-Sponville récuse
assurément Kant qui répondrait qu’il le faut toujours, mais non
moins Jankélévitch qui considère qu’il ne le faut jamais. Entre
toujours et jamais, il y a place pour le discernement du respect
à apporter à l’amour que le mourant lui-même porte à la vérité.
Comte-Sponville conclut : « Il faut donc dire la vérité, ou le plus
de vérité possible, puisque la vérité est une valeur, puisque la
sincérité est une vertu€; mais pas toujours, mais pas à n’importe
qui, mais pas à n’importe quel prix, mais pas n’importe comment€!
Il faut dire la vérité autant qu’on peut, ou autant qu’on doit, disons
autant qu’on peut le faire sans manquer par là à quelque vertu
plus haute ou plus urgente€³⁸. » La préférence de l’autre à ma
propre véracité autorise et impose donc le mensonge, opposé
à la sincérité transitive. Mais, pour autant, nulle entorse à la
sincérité réflexive, à la sincérité envers soi-même, à la bonne foi,
n’est légitime, « car ce serait se mettre soi plus haut que la vérité ».
Il ne s’agit pas, en définitive, de préférer la vérité à l’amour ou
l’amour à la vérité. L’amour prévaut, certes, « mais pour autant
seulement qu’il est vrai€³⁹ ». Le « philosophe, au sens le plus fort

36. Ibid., p. 268.
37. Ibid., p. 272.
38. Ibid., p. 271.
39. Ibid., p. 275.

47
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 236

et le plus ordinaire du terme, sait que la vérité sans la charité


n’est pas Dieu. Mais il sait aussi, ou il croit savoir, que la charité
sans la vérité n’est qu’un mensonge parmi d’autres, et n’est pas
la charité€⁴⁰. »

Les limites de l’interdiction


Après les critiques externes que nous avons recensées de la
thèse d’une interdiction morale absolue et universelle du men-

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songe, il convient de considérer les nuances, voire les limita-
tions que les trois auteurs emblématiques que sont Augustin,
Thomas d’Aquin et Kant apportent eux-mêmes à la rigueur de
leur position. Saint Thomas, on l’a vu, estime que le mensonge
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comporte un désordre intrinsèque qui empêche donc toujours


de le choisir comme moyen, même pour soustraire quelqu’un
à n’importe quel danger€⁴¹. Il ajoute cependant : « quoi qu’il soit
permis de dissimuler prudemment la vérité, dit saint Augustin. »
Saint Thomas n’en dit pas plus ici sur cette fameuse dissimu-
lation prudente de la vérité. Il vaut donc la peine de recourir
au De mendacio de saint Augustin qui inspire cette prise de
position : « Dans tous nos actes, ce qui trouble le plus, même
les gens de bien, ce sont les péchés où le mal et le bien se
balancent€; on va jusqu’à ne pas les prendre pour des péchés
si on a de telles raisons de les faire qu’on semblerait plutôt pécher,
si on ne les faisait pas. Et ce principe a prévalu dans l’opinion
des hommes, surtout au sujet des mensonges. On ne les juge plus
des péchés, bien plus, on les croit de bonnes actions, quand on
ment par utilité, en faveur de quelqu’un qui a intérêt à être
trompé ou quand le mensonge est le seul recours pour empêcher
quelqu’un qui paraît sur le point de nuire à d’autres, de leur faire
du mal. Pour justifier les mensonges de cette catégorie, on sort,
en leur faveur, de nombreux exemples tirés des saintes Écritures.
Or, cacher la vérité n’est pas la même chose que proférer un
mensonge. Bien que tout homme qui ment veuille cacher le vrai,
pourtant tout homme qui veut cacher le vrai ne ment pas.
Souvent, en effet, nous cachons la vérité non par le mensonge,
mais par le silence€⁴². » Et saint Augustin de conclure : « mentir

40. Ibid., p. 274.
41. II-II, Q. 110, a. 3, ad 4m.
42. SAINT AUGUSTIN, Contra mendacium, X, 23 (BA 2, 401-403).

48
LA VÉRITÉ DU MENSONGE

ce n’est donc pas cacher le vrai en se taisant€; c’est exprimer le


faux en parlant€⁴³. » On a ici en germe la théorie de la restriction
mentale.
Le problème est que, ainsi que doit le reconnaître ailleurs le
même saint Augustin, le silence ne signifie pas toujours neutralité
et possède parfois une éloquence plus grande que toute parole.
Dans l’exemple du réfugié, il affirme ainsi : « on se trouve parfois,
il est vrai, dans une situation critique. On ne nous demande pas

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où se trouve cet homme qu’on cherche. On ne nous met pas
en demeure de le livrer et il est si bien caché qu’on ne peut
facilement le découvrir sans trahison. On nous demande seu-
lement : est-il oui ou non à tel endroit€? Si nous savons qu’il y
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est et que nous nous taisons, notre silence le livre. Nous le livrons
de même en répondant que nous n’avons pas à dire s’il y est
ou s’il n’y est pas. Car l’enquêteur conclut de notre attitude à sa
présence€⁴⁴. » Voilà qui est finement observé au sujet de la poro-
sité de frontière entre parole et silence. Malheureusement, la
suite, toute révérence gardée, prête à perplexité : « Si donc vous
ignorez où est l’homme, vous n’avez aucune raison de cacher
la vérité et vous devez avouer votre ignorance. Mais si vous
connaissez l’endroit de sa retraite, que ce soit l’endroit où on
le cherche ou un autre, gardez-vous bien de dire quand on
vous demande : Est-il là où non€? : je n’ai rien à dire€; dites
simplement : Je sais où il est, mais je ne vous l’indiquerai pas€⁴⁵. »
Augustin n’ose pas encore franchir ici la ligne de possibilité d’un
mensonge et préfère donner un conseil d’héroïsme pour des
chrétiens disposés au martyre.

Dans La Doctrine de la vertu, au sein de la Métaphysique des


mœurs, Kant confirme sa condamnation sans appel du men-
songe. Il ne résout pourtant pas les questions dites casuistiques
qu’il soulève : « Peut-on tenir pour mensonge une contre-vérité
émise par simple politesse (par exemple : je suis votre très
obéissant serviteur) à la fin d’une lettre€? Personne n’est trompé
par là. Un auteur demande à l’un de ses lecteurs : comment
trouvez-vous mon œuvre€? On pourrait bien donner une réponse

43. Ibid. (BA 2, 403).


44. SAINT AUGUSTIN, De mendacio, XIII, 24 (BA 2, 299).
45. Ibid. (BA 2, 301).

49
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 236

illusoire en se moquant de ce qu’une telle question a d’embar-


rassant, mais qui a toujours prêt un mot d’esprit€? La moindre
hésitation à répondre est déjà une humiliation pour l’auteur, le
lecteur peut-il donc lui parler selon son cœur€?€⁴⁶ »
Il est enfin un passage étonnant, au sein même du De
mendacio, apparemment en complète dissonance, voire en
contradiction, avec la ligne sévère constante de saint Augustin :
il y admet en effet explicitement une exception à l’interdiction

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du mensonge, à savoir le cas où je pourrais empêcher par mon
péché, en l’occurrence de mensonge, la souillure d’autrui. Peu
importe ici que l’exception soit petite ou rare€; l’important est
qu’elle soit, démentant alors l’universalité de la prohibition :
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« quant aux péchés qui sont commis sur un homme de manière


à le rendre immonde, nous devrions les empêcher, fût-ce au prix
de nos péchés. Car on ne saurait appeler péchés les actes qu’on
accomplit pour éviter une telle souillure. Tout acte, en effet,
qu’on jugerait blâmable, si on ne l’accomplissait pas, n’est pas
un péché. Il résulte de là qu’il ne faut pas l’appeler souillure, la
souillure qu’on n’a aucun pouvoir d’empêcher. (...) Rien de ce
qu’il eût fait pour y échapper n’aurait été péché. Donc quiconque
ment pour cela ne pèche pas€⁴⁷. » Selon le même principe : « on
cherche quelqu’un pour attenter à sa pudeur. Supposons qu’il
soit possible de le cacher grâce à un mensonge€; qui osera dire
que, même dans ce cas, il ne faut pas mentir€?€⁴⁸ » Indépendam-
ment des difficultés à concilier ces affirmations avec le reste de

46. E. KANT, Métaphysique des mœurs, II. Doctrine de la vertu, 9. Deuxième section :
Du devoir de l’homme envers lui-même considéré uniquement comme être moral. I.
Du mensonge (VI, 431)€; Œuvres philosophiques, t. 3, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 1986, p. 718.
47. SAINT AUGUSTIN, De mendacio IX, 15 (BA 2, 281-283).
48. Ibid., IX, 16 (BA 2, 283). Certes, Augustin a souligné constamment que, pour aucun
bien corporel ou temporel, pour soi comme pour autrui, il n’est possible d’aliéner le
bien spirituel de la fidélité à la vérité€; on pourrait comprendre que, si la comparaison
se faisait non plus entre un bien corporel et un bien spirituel mais entre deux biens
spirituels, l’argument cédât en faveur de la préservation d’un bien spirituel supérieur.
Il ne manque cependant pas d’affirmer par ailleurs que le viol, qui souille la victime
corporellement, ne la salit pas moralement puisque sa volonté est contraire à l’acte qui
lui est imposé. Quand il précise le sens de cet « immonde » qui, imposé à autrui, peut
justifier mon propre mensonge, il demeure dans le cadre d’une atteinte seulement
corporelle : « si on l’arrose de fumier, si on verse des ordures dans sa bouche, si
on les y fait pénétrer de force, si on le viole à la façon d’une femme, il inspire
presque à tous une horreur physique. On l’appelle souillé et immonde »€; ibid., IX, 15
(BA 2, 281).

50
LA VÉRITÉ DU MENSONGE

l’ouvrage, un principe intéressant et large est ici invoqué : « Tout


acte qu’on jugerait blâmable, si on ne l’accomplissait pas, n’est
pas un péché. » Il ne s’agit plus ici d’avancer que l’acte du
mensonge serait de soi et toujours un péché. Au contraire :
« quiconque ment pour cela ne pèche pas. » Si le mensonge est
intrinsèquement mauvais, comme semble le dire tout le reste de
l’ouvrage, comment en cette situation déterminée son acte peut-il
n’être pas peccamineux€? Quoi qu’il en soit des problèmes de

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cohérence dans la pensée d’Augustin, il semble bien que celui-ci
justifie, à titre exceptionnel certes, un mensonge par son motif
et par l’intention du menteur, louable parce qu’il serait blâmable
de ne pas y recourir.
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Que peut-on conclure de cette enquête auprès d’Augustin, de


Thomas d’Aquin et de Kant, comme des critiques, externes et
internes, de leur interdiction absolue du mensonge€? Le mérite
de cette thèse intransigeante est de ne pas contraindre le point
de vue éthique par le seul critère de l’utilité et de considérer le
devoir de vérité non seulement comme un devoir vis-à-vis
d’autrui, mais aussi de sa conscience propre, de l’humanité
comme telle, commune à ma personne et à toute autre, et de
Dieu. Ses points faibles ne manquent pas non plus d’apparaître :
le plus évident est l’insurrection du bon sens dans ces cir-
constances où on voudrait bien ne pas mentir, mais où l’on
perçoit qu’on ne pourrait pas le refuser sans un dommage moral
plus grand. De plus, si l’on peut sans trop de peine admettre la
supériorité du bien de l’âme sur celui du corps, mise en avant
par Augustin, on aimerait qu’il considérât mieux la transformation
du point de vue lorsqu’il s’agit de comparer mon bien, même
quant à l’âme, et le bien d’autrui : de quel amour procède
l’intransigeance à sauvegarder ma véracité€? amour de « la » vérité€?
amour de « ma » vérité€? amour de mon ego, au travers du purisme
et du vérisme dans lesquels je me complais€? Si ces auteurs ont
le mérite de ne pas réduire le mensonge au relationnel, ne
risquent-ils pas d’avoir le tort de réduire le relationnel dans leur
considération du mensonge€? Il apparaît d’ailleurs que même les
tenants de cette ligne sévère admettent que n’est pas mensongère
la formule convenue dont personne ne doit être dupe, preuve
que le discours nu, indépendamment des intentions des interlo-
cuteurs, ne saurait être qualifié éthiquement de mensonge.

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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 236

La philosophie du langage confirme et complète d’ailleurs


cette considération. Pour reprendre des exemples célèbres
d’Austin, « l’actuel roi de France est chauve » est une proposition
qui n’est pas plus fausse qu’elle n’est vraie, puisque ne règne
actuellement aucun roi en France€⁴⁹, et « il y a un taureau dans
le champ » n’a pas du tout le même sens selon que je vous
la dis alors que vous êtes dans le champ ou alors que nous
contemplons ensemble un tableau dans un musée€⁵⁰. Par ailleurs,

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tout le monde convient que toute vérité n’est pas bonne à dire,
qu’il faut parfois la taire, que l’on ne peut pas simplement dé-
créter que dire la vérité est vertueux et que ne pas la dire est
peccamineux : on peut dire la vérité avec une intention haineuse,
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hautement peccamineuse, et la taire par amour. De cela, tant


Augustin que Thomas d’Aquin conviennent ou conviendraient.
Seulement, on ne peut pas toujours se taire alors qu’on le voudrait
et l’on doit parfois parler alors qu’on voudrait se taire. Si le silence
peut avoir valeur de parole – on peut trahir un secret par le seul
silence –, ne faut-il pas convenir aussi que la parole peut avoir
valeur de silence, qu’elle peut être l’unique recours pour voiler
la vérité à taire€? La thèse antique et médiévale de la naturalité
du signe du langage, censée justifier le désordre intrinsèque
de la parole mensongère, pèse peu ici en regard des enjeux
proprement éthiques : n’est-il pas clair que le résistant torturé
pour livrer les noms des membres de son réseau doit faire tout
son possible pour protéger la vie de ceux-ci, y compris par de
faux renseignements qui pourront ménager le délai nécessaire
à leur fuite€? L’inéluctabilité du recours au mensonge dans certains
cas extrêmes a-t-elle besoin, comme justification, d’une analogie
avec la légitime défense, selon la perspective de Schopenhauer,
de l’affirmation d’un primat de l’amour sur la vérité, comme le
proclame Jankélévitch, ou du principe du moindre mal, selon
le même auteur ainsi que Comte-Sponville€?
Ces explications partielles, nonobstant leur part de pertinence,
ouvrent la porte à une légitimité d’un mensonge dont la malice
morale devient difficile à situer, dès lors qu’elle vaut générale-
ment, dans la plupart des cas, mais pas toujours ni en soi. Il existe

49. J.€L. AUSTIN, Quand dire, c’est faire [How to do things with words], Paris, Seuil, 1970,
p. 53 (2 conférence).
50. Ibid., p. 63 (3 conférence).

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LA VÉRITÉ DU MENSONGE

un autre moyen de rendre compte à la fois de l’interdiction


éthique du mensonge et de la légitimité pratique d’un discours
intentionnellement inexact : l’impact des obstacles au volontaire
sur l’imputabilité de l’acte. Comme l’explique saint Thomas
d’Aquin, nul n’est responsable moralement de ce à quoi il est
contraint par la violence€⁵¹. Le mensonge peut bien être en soi
moralement condamnable sans être toujours concrètement
blâmable, dès lors que la présupposition de liberté de l’acte de

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parole se trouve contredite : là où la liberté souffre contra-diction,
la diction est exonérée de ses règles habituelles de vérité. Le
nombre de ces cas n’est pas si rare : la densité de la violence
que portent nos sociétés doit en effet prendre en compte bien
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des violences latentes, sournoises, inaperçues : des pressions, des


harcèlements, des chantages. Cette explication suffit peut-être à
guider l’attitude de celui qui doit protéger la vie du réfugié que
l’on pourchasse. Elle ne saurait pourtant, sans extension indue,
résoudre le cas, difficile et douloureux, de la parole à adresser
à un malade inquiet, de la protection du secret contre une
question indiscrète, de la gradualité dans l’accompagnement
d’une conscience à éclairer. Ne jamais parler contre la vérité mais
la taire quand on ne peut pas la dire constitue une règle toujours
souhaitable mais parfois apparemment impossible, du moins si
l’on ne considère de la vérité que l’exactitude objective et
factuelle. L’échange de parole, qui est une modalité mais qui n’est
qu’une modalité de la communication entre deux personnes,
demande à être investi de la vérité plus haute, et proprement
éthique, de celles-ci. Etre vrai dans le dialogue avec autrui
suppose le fin discernement de ce qu’il entendra, de ce qu’il
recevra de ce que je pourrai dire. C’est ainsi que je pourrai, selon
le code de la confiance qui nous lie, savoir quoi dire et comment
dire pour être vrai à son égard, dans le respect de nos personnes
et du vrai bien, dans l’amour de la vérité et la vérité de l’amour.
En tant que chrétiens, n’avons-nous pas pourtant un appel à
une perfection plus grande que celle des scribes et des pharisiens,
une exigence plus impérieuse envers le « courage de la fidélité »,
selon la belle expression de Jankélévitch€? Certes, et le philosophe
est ici précieux, il faut craindre l’arrogance du purisme qui blâme
chez autrui, avec trop de hâte, trop de facilité et trop de dureté,

51. I-II, Q. 6, a. 5.

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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 236

les compromis ou les capitulations auxquels sa volonté se ré-


signe ou contre lesquels elle proteste même, alors même que
nous ne somme pas assurés de faire mieux en pareille cir-
constance. Pour autant, quant à sa propre conduite personnelle,
ne faut-il pas désirer présenter cette force de Socrate, de
Jean-Baptiste, de Thomas More, de tant de ceux de nos frères
et sœurs qui ont su opposer une douce et humble obstination
pour dire non à ceux qui voulaient leur imposer l’acquiescement

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à l’iniquité. Jésus, surtout, donne part à son Esprit de Vérité pour
que ses disciples vivent ce qu’il leur commande, que leur oui
soit oui et que leur non soit non, même au prix de leur propre
vie. La victoire de la vérité a un prix : le sang du Christ. La dé-
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faite du mensonge a un nom : la croix du Christ. Ne pas mentir


est souvent crucifiant. La question n’est pas de savoir si une
bonne casuistique permettrait d’encenser l’illicéité du mensonge
en lui tordant le cou en toute circonstance pressante, ni de bran-
dir le doigt menaçant d’un interdit qui transformerait les mi-
sères subies en péchés de douteuse vénialité, mais d’inscrire la
crucifixion du Verbe dans l’imprévu de notre existence humaine.

Luc-Thomas Somme
Doyen de la faculté de théologie
Institut catholique de Toulouse

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