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Vivre Libre - Le Testament Spiri - Henry de Monfreid
Vivre Libre - Le Testament Spiri - Henry de Monfreid
Couverture
Page de titre
Exergue
Préface, par Arnaud de La Grange
I – Moi, Henry de Monfreid, écrivain aventurier, et mes amis
Une visite à Henry de Monfreid (juin 1974)
Le questionnaire de Proust
Petit regard sur l’existence
Credo qui a absurdum
Teilhard de Chardin, Abbé Breuil, les peintures rupestres et la
préhistoire en Éthiopie
Abbé Breuil, les coulisses de sa mission archéologique en Éthiopie
En mer Rouge avec Kessel
Les coulisses de la mission Kessel
Antonin Besse
II – Séquences de vie sans collier
L’appel de la mer
Mon premier grand voyage
Dernière visite de Paul Gauguin
Comment fut sauvée une des plus belles œuvres de Paul Gauguin
L’aventure du Rodali
Le Ras Blanchard
Qui voit Ouessant, voit son sang
III – Au cœur de la contrebande de hachich
Convoyer et livrer la marchandise
Réunion de crise au Caire
Tel est pris qui croyait prendre
Guet-apens
IV – Nouvelles de la mer Rouge
La mousson
Serpent de Cheikh Hussen
Le nagadi
Histoires de perles
La bouée
La perruche
L’âme errante
Notes
Du même auteur
Page de Copyright
TEILHARD DE CHARDIN, ABBÉ BREUIL,
LES PEINTURES RUPESTRES
ET LA PRÉHISTOIRE EN ÉTHIOPIE
Nous quittons la mer pour monter vers les plateaux abyssins visiter les
peintures rupestres découvertes par le père Azaïs à Souré.
En haut d’une vallée étroite, à 2 000 mètres d’altitude, dans cette
brousse sauvage et hostile où vivent les léopards, une roche surplombe en
haut d’une pente très décline couverte d’euphorbes, de lianes et de
buissons épineux.
Il faut être prudents car, à l’abri de ces fourrés, dorment de dangereux
serpents lovés entre les pierres qui gardent dans les nuits froides la chaleur
du soleil emmagasinée pendant le jour.
Breuil, en équilibre sur une échelle, calque les peintures sans aucun
souci du précipice où un faux geste peut le jeter.
Il est probable que la vie des Gallas nomades, et surtout Dankalis, est
aujourd’hui ce qu’elle était en cet âge de la pierre où nous nous plaisons à
situer la genèse de l’humanité. Bien peu de choses au fond ont changé là
où le progrès mécanique n’a pas bouleversé avant l’heure l’œuvre de la
nature.
Les scènes de la vie pastorale peintes sur ces rochers sont toutes
l’histoire de ces peuples disparus. Elle est encore la même pour ceux qui
vivent sous nos yeux, inconscients de leur félicité.
*
LA BOUÉE14
Je préfère me mettre à l’eau tout de suite. J’y entre avec précaution pour
ne pas effrayer les poissons de roches aux dangereuses piqûres. L’eau est
tiède, presque chaude, et s’illumine au moindre mouvement.
Je ne vois plus maintenant les reflets du ciel, l’eau me semble noire. Des
poissons aiguilles effrayés bondissent en surface dans tous les sens, lancés
comme des flèches et malheur à celui qui sera sur leur trajectoire.
Des lueurs verdâtres, comme d’énormes serpents, montent des
profondeurs en spirales capricieuses et émergent en soufflant : ce sont des
marsouins.
Par intervalles, un éclair illumine toute la masse des eaux comme sous
l’effet d’une commotion électrique : ce sont les bancs de fretin effrayés par
l’étrange animal que je dois leur paraître, qui virent d’un seul coup. La
nageoire dorsale des petits requins côtiers taille silencieusement la surface
et me fait penser à leurs congénères des grands fonds… Là tout près.
Cette vie intense, que la mer immobile recouvrait du manteau des étoiles
reflétées, maintenant que j’y suis plongé, m’apparaît toute noire dans son
implacable puissance : tout entière elle m’observe et me guette comme une
proie.
J’avance toujours cependant, dominant de mon mieux mon instinctive
angoisse… La jetée s’éloigne.
Un contact froid m’enlace les jambes et se glisse sous mon corps comme
un invisible reptile monté des profondeurs. Ce sont les courants venant du
large qui entrent dans le Golfe16 avec la marée montante.
J’ai toujours les yeux fixés sur la lumière clignotante de la bouée : cette
humble flamme me donne du courage et semble amie dans cette ambiance
hostile d’un monde où je suis étranger.
Mais elle diminue d’intensité et par instants s’éclipse… elle semble
s’éloigner. Serais-je entraîné par le courant ?…
Je ne vois plus rien maintenant, la lueur s’est éteinte et ne reparaît plus.
Partout autour de moi, la nuit. Je me sens fatigué et le passage de ces
courants froids me devient de plus en plus pénible, ils semblent attendre
une défaillance pour m’entraîner aux profondeurs de leur course obscure.
*
DU MÊME AUTEUR
Saga africaine
Mer Rouge
Lettre no 33022745
Djibouti
Ma chère amie,
J’arrive à Diré-Daoua avec « ma mission ». Très compliqué d’organiser
la caravane, les coolies, etc. pour ces peintures de Souré. Ensuite la grotte
de Teilhard, de l’avis de Breuil, demandera 8 ou 10 jours de travail. Quant
à Azaïs, il est pur somali et manque d’esprit de suite. Breuil l’a jugé bon à
montrer les fameuses peintures, mais pas à autre chose (…). Je n’ai pas le
temps de t’écrire rien d’intéressant si pressé par le temps. (…)
Lettre no 330306
Diré-Daoua
Ma chère amie,
(…) En ce moment le pays entier fermente et une guerre civile est
imminente, je vais envoyer un papier aux journaux qui l’expliquera. Le
Négus m’a remis pour toi une petite médaille d’or en souvenir pour ton
tableau46 qui l’a vivement touché. Il est paraît-il dans la place d’honneur
de ses appartements particuliers.(…).
Lettre no 330308
Ma lettre47 a manqué le courrier, je puis donc à loisir noircir le reste de
cette feuille. Je suis à Araoué depuis un instant, avec Breuil. C’est un bien
drôle d’homme, un curieux phénomène vivant. Tout est mort chez lui dans
le domaine de l’esprit, sauf ce qui se rapporte au petit coin de science où il
est enfermé. Partout où il est, partout où il passe, rien ne l’émeut hors un
caillou ou une roche à possibilité de peinture. Devant le plus beau paysage
il a les yeux fixés à terre, s’exclame machinalement, inconsciemment,
quand ses compagnons l’invitent à admirer, mais il ne voit pas. Un certain
nombre de manies bouchent les trous de sa vie ordinaire quand ses
facultés archéologiques ne peuvent fonctionner. Ce sont des sortes de
réflexes, toujours les mêmes, se répétant périodiquement selon les
circonstances de sa vie en « société », comme les motifs d’une tapisserie
en papier peint. C’est le fond, un peu agaçant, sur lequel il faut se résigner
à voir passer Breuil quand il se rend d’une grotte à une autre. Ces tics
sont par exemple : un certain nombre d’histoires se rapportant à
l’Espagne, le couteau à cran d’arrêt qu’il ouvre à tous prétextes avec
bruit, les chats tirés par la guerre, etc.
Mais devant un caillou, un os, une marque sur la pierre, alors il
s’éveille, devient conscient, s’intéresse, raisonne et révèle une prodigieuse
faculté d’observation.
Parfait en brousse, ne souffrant nullement du manque d’eau pour la
toilette, ni de la saleté de l’ambiance, une humeur toujours égale et aussi
indifférent aux dangers qu’à toutes choses ne se rapportant pas à l’âge des
cavernes. Parfaitement incroyant, matérialiste et stoïcien. Dans un dîner
avec Daudy, celui-ci se crut obligé, puisque Breuil était prêtre, de poser
des questions sur l’immortalité de l’âme, la Genèse, le péché originel,
comme il est de règle en pareil cas dans toutes les réunions de province.
Daudy est dévot, craint de douter, se pique d’être formé en théologie. Son
ébahissement était bien drôle quand l’Abbé lui déclarait, avec toute la
simplicité qui convient aux choses évidentes, qu’Adam et Ève n’étaient
autre chose que l’humanité paléolithique, et un chat passant à sa portée, il
le lança en l’air en manière de conclusion !
Quelle immense différence entre Breuil et Teilhard…
Les peintures d’Azaïs ont enchanté Breuil qui les montre à tous ceux
qu’il rencontre. Il me rappelle mon père48 montrant ses bois au livreur de
chez Damoy ou au gendre de sa concierge. Aujourd’hui il est à Omerdin
avec Ebero. Moi je suis ici à ne rien faire en me disant qu’il faudrait
peindre. J’ai trompé ma conscience en tripotant de vieilles couleurs pour
leur rendre leur moiteur première, après quoi j’ai bâillé, sinon aux
corneilles, tout au moins aux egadira, et enfin je me suis décidé à finir cette
feuille de papier.
Pendant ce temps on se prépare à s’égorger dans les environs entre
Somalis et Abyssins, Issas et Gourgouras, mais je n’y crois pas, tout le
monde est devenu banal, incapable même de se massacrer avec allure
comme aux temps jadis, devenus temps fabuleux pour l’humanité rétrécie,
bouffie, ramollie, des temps présents.
J’ai beaucoup de choses à te dire ; elles me reviendront à l’esprit quand
ma lettre sera partie, pour l’instant je n’ai pas envie de réfléchir.
La chatte a eu des petits ce matin, la chienne se prépare, ainsi que la
femme d’Aly, l’ânesse et les 2 vaches. Voilà.
Embrasse toute la maison ; votre père indigne.
Lettre no 330408
Djibouti
Ma chère amie,
Je rentre d’une croisière de huit jours avec Wernert. Nous avons fait le
Goubbet et les environs du lac Assal 49 .(…)
Wernert est une âme d’enfant d’autant plus déconcertante que le corps
est celui d’un homme néolithique, velu, bronzé, mastoc. Tu le connais, il
est chauve et myope ; son crâne toujours exposé au soleil est couleur
acajou foncé ; il porte la barbe en collier depuis qu’il a vu celle de
Lippmann. Il vit à peu près nu, seulement vêtu d’un léger pagne et son
corps est aussi poilu que la poitrine de Chehem(?). Mais ses lunettes ne le
quittent jamais et cet accessoire qu’on voit au loin briller lui fait des yeux
fantastiques. Quand il erre sur quelque plateau de la côte, les indigènes
prennent la fuite et il faut beaucoup de diplomatie pour les amener à
revenir de leur terreur50.
Bourreau de travail, il crève les hommes qui l’accompagnent. Quand il
a erré 4 ou 5 heures sur les terres brûlantes, de 8h à midi et de 1h à 5h, il
prend un bain avant de rentrer à bord ; mais il ne nage pas, c’est un bain
de mer d’ecclésiastique où l’on fait trempette sagement. De loin on voit cet
animal brun rouge émerger avec, de temps en temps, le triple éclat des
lunettes et du crâne.
Mais quel brave type ! Toujours à la recherche du moyen de se faire
oublier tout en rendant service. Je comprends que Breuil tienne à ce
collaborateur ponctuel, consciencieux, infatigable et effacé. D’ailleurs pas
du tout imbécile ; très observateur, érudit, sensible aux choses de l’art,
mais il préfère paraître idiot pour qu’on le laisse en paix.
La vie primitive a été pour lui une révélation et le retour à la vie
civilisée le glace d’épouvante. Je monte demain à Diré, son bateau n’est
que dans 4 jours, il restera à bord du Mousterieh jusqu’à la dernière
heure ! Il est allé à terre faire tailler sa barbe qu’il garde en souvenir.
Rien ne peut décrire l’aspect de ce grand diable couleur réglisse, vêtu d’un
complet de drap trop grand, le veston boutonné car pas de chemise et un
casque kaki. Souliers noirs et pantalons tire-bouchonnants. Il errait ainsi
sur la place Ménélik51 comme sur un plateau paléolithique cherchant, par
habitude, ses cailloux taillés, et absolument ignorant de la foule. Les
clients du café Rhigas, sur la terrasse, étaient debout pour mieux voir cet
homme sans chemise vêtu de drap sombre examinant un à un les cailloux
de la rue. J’ai dû prendre une voiture pour l’emmener à bord et le
soustraire à la curiosité publique.(…)
*
LA MOUSSON1
Après des jours et des nuits où à tour de rôle il fallait épuiser l’eau qui
de plus en plus envahissait le navire, les Romains abordèrent une terre que
Pline nomma Trapobane et qui sans doute est Ceylan.
Pour des hommes résignés à périr au gouffre des enfers, cette terre
d’abondance parut si miraculeuse qu’ils se crurent arrivés aux Champs-
Elyséens. Mais hélas, le vent inexorable soufflait toujours comme pour
leur interdire à jamais le retour. Cependant la nef était sauve, et soutenus
par la foi de Dahalakia, Marcus la fit radouber. Les habitants doux et
courtois ne semblaient pas surpris de les voir. Marcus s’expliqua cette
familiarité le jour où ayant revêtu la défroque qu’un Yéménite avait laissée
à bord, il fut accueilli par des cris de joie. Il en conclut que les Arabes
fréquentaient ces parages, et par signes les indigènes lui firent comprendre
que le vent allait changer de sens et ramènerait les navires chargés d’épices
qui attendaient aux terres du Levant la saison du retour.
En effet, après un violent orage, le vent souffla en sens opposé. Marcus
dut employer la ruse pour emmener ses compagnons qui ne voulaient plus
quitter ces terres parfumées où des femmes lascives et fascinantes les
retenaient par l’enivrant parfum de la fleur d’oubli.
*
« Je préfère la jungle africaine à la jungle
parisienne… »
Henry de Monfreid
CONVOYER ET LIVRER LA MARCHANDISE1
Huit jours après, quand mes hommes revinrent sur un boutre affrété, ils
ne trouvèrent plus rien.
À quinze jours de là un boutre apportait à Massawa une foule d’agrès de
mes trois bateaux.
À cette époque, Phragotti mon agent reçut un coup de fusil en pleine
poitrine un soir qu’il rentrait chez lui, grâce au zèle d’une sentinelle
italienne chargée de veiller sur la sécurité des passants dans les ruines de la
ville.
J’aurais mieux fait de prendre le chenal qui existe entre la terre et cette
île car en dehors il y a de la houle, le bateau tangue fortement, et sa vitesse
est réduite à 2 nœuds.
Enfin, à midi, nous mouillons au sud d’un îlot de sable ; ce mouillage est
plus sûr que le précédent, mais là encore, danger d’une saute de vent à
cause de la proximité du récif côtier de cet îlot. À 3h, je lève l’ancre à
nouveau et je vais tout à fait contre le Ras Somer. Là, excellent mouillage,
mais à l’entrée deux roches à fleur d’eau en rendent l’entrée dangereuse la
nuit.
Dans la nuit, la lune étant encore haute et un bon vent d’ouest s’étant
levé, nous quittons le mouillage avec précaution à cause des pâtés de
roches d’entrée maintenant invisibles.
Enfin nous prenons la mer libre et nous naviguons nord à bonne allure.
Avant l’aube, nous atteignons le travers des îles Djifadin élevées de
100 m qui se distinguent assez loin la nuit.
Le matin, la brise fraîchit rapidement au point que je suis obligé de
changer la grand-voile. Mais il y a peu de houle. Nous approchons
rapidement de la grande île Chadwan10 haute de 600 mètres qui se dresse
comme une chaîne de montagnes courant sud-est, nord-ouest, elle aussi
ciment armé11.
Nous sommes en eau calme, mais par moments les rafales de vent
tendent le câble d’une façon inquiétante. Je stoppe la machine qui ne peut
continuer à brûler du mazout pour rien et j’ai peur d’en être à court pour la
route qui nous reste à faire.
Je crains que notre câble ne se rompe en frottant sur les rochers et je
décide de mouiller une ancre et la chaîne. J’approche donc à nouveau du
récif en me déhalant sur le câble, et je mouille à l’accore. Après cela, je me
crois un peu tranquille, sauf l’éventualité d’une saute de vent. Je mets
Abdi12 en vigie et après avoir mangé, je tente de me reposer un peu. Au
moment où, roulé dans une couverture, je commençais à sentir revenir la
chaleur et un peu de sommeil, un mouvement de roulis violent m’avertit
d’un danger. Je sautai sur le pont, au même instant un violent choc ébranla
tout le bateau : la chaîne prise sous une roche venait d’être rompue par un
coup de tangage. Une grosse houle arrive maintenant sur nous venant du
nord et battant sur le récif. Le vent d’ouest tient encore, par bonheur, mais
il ne va pas tarder à tourner ; en quelques minutes, il est déjà passé au
nord-ouest. Il faut chauffer le moteur13. Aurons-nous le temps avant la
saute de vent ?
Je profite du peu de vent nord-ouest qui subsiste encore pour me laisser
dériver le long du récif dont l’extrémité est à deux encablures et avec des
gaffes, nous venons enfin à bout de cette délicate manœuvre. Le moteur est
enfin mis en marche et nous pouvons atteindre le mouillage de Djifadin
sans difficulté malgré le vent nord-ouest qui souffle grand frais.
Nous faisons route à travers l’archipel des îles qui gisent à l’ouest du
détroit de Jubal14. Là, des fonds de 4 à 5 mètres et jamais de houle.
Vers 3h nous enfilons un étroit chenal qui fait communiquer la partie
Sud de l’archipel avec le grand chenal de Zeiti.
Je me place en vigie en haut des mâts de misaine. L’eau est comme du
cristal et sans une ride en raison du calme absolu de l’air. J’ai l’impression
de survoler un chaos de roches qui rappelle un lit de torrent. Le chenal très
sinueux est à peine large de 100 mètres, et y règne un violent courant.
Malgré que la vue soit excellente avec ces eaux claires, quand on les
surplombe de 12 ou 15 mètres, ce n’est pas sans appréhension que je vois
le navire passer sur ces énormes montagnes de corail dont les têtes sont à
4 mètres au-dessous de la surface.
Enfin, après une heure de cette étrange navigation, nous entrons dans le
chenal large de plusieurs milles.
Le soir nous sommes sous les monts Zeiti. Un peu de brise nord-ouest
mais toujours pas de houle, nous continuons au moteur toute la nuit.
Je leur explique que j’ai un accident à la machine, qui sans doute pourra
être réparé demain, et je les charge de porter une lettre au consulat de
France. Cette lettre est pour mon ami Spiro et contient deux télégrammes,
l’un pour la maison et l’autre pour B15.
Je leur donne un royal pourboire et ils partent contents à 9h du soir.
Grâce à Spiro18 qui connaît tout le monde, et qui [est]19 l’« ami intime »
de tout Suez, j’ai une excellente presse. Aux Messageries maritimes,
l’agent et le sous-agent se montrent pleins d’obligeance et sans que j’aie
rien fait pour cela, tout le monde pense que mon bateau appartient aux
Messageries maritimes. Auprès des autorités locales, je me garde bien de
relever cette erreur et l’Altaïr figure sur maints registres comme étant la
propriété des MM20 à côté du Paul Lecat21 et autres.
Le consul22 est un homme charmant entre 45 et 50 ans, le nez chaussé de
larges bésicles d’écaille. Spiro lui a tant parlé de moi et de mes voyages
que j’ai dû prendre dans l’imagination de ce fonctionnaire une allure tout à
fait romanesque. Ce consul est breton et il adore la mer à la façon de
Monsieur de Chateaubriand qui est un peu celle de bien des gens ayant
quelque culture et qui se sentent la vocation de marin, du fond de leur
fauteuil sur une terrasse en regardant l’océan dormir ou déferler.
Ce consul a avec lui un frère venu de Paris pour villégiature. C’est un
peintre officiel « peintre du ministère de la Marine23 ». C’est sans doute
une fonction car de 9h à 11h et de 3h à 5h, cet artiste peint. On le rencontre
le plus souvent assis dans un petit bateau sur le lagon de Suez peignant des
boutres échoués, ou sur un point du rivage, peignant encore d’autres
boutres échoués. C’est sa partie. M. Spiro m’a affirmé qu’il faisait ça très
bien.
Au reste, un homme charmant, marin intrépide comme son frère le
Consul. Ils sont venus visiter mon bateau : à les entendre, je menais la vie
de leurs rêves et ces deux vieux garçons se voyaient très sincèrement
changés en corsaires, négriers et autres personnages de romans d’aventures
et de voyages.
J’ai essayé de causer peinture avec le peintre et j’ai trouvé le parfait
fonctionnaire : il parle de Gauguin en termes mesurés qui n’affirment
aucune opinion personnelle et sur tous les autres peintres modernes c’est le
même style de précis d’histoire de l’art.
II semble que ces deux frères pourraient très bien, pour se délasser,
changer de temps en temps de fonction en passant du consulat à la peinture
et vice versa.
D’ailleurs, tous les deux sont décorés et habillés chez le même tailleur.
Une vieille bonne qui les a vus naître régit leur ménage avec sévérité et
semble ignorer qu’il y ait un « Monsieur le Consul », et un « Monsieur le
Peintre du Ministère » pour se croire toujours au temps où elle leur faisait
des tartines de confiture. Quand elle parle à ses « jeunes maîtres », elle
semble regarder s’ils n’ont pas « encore » déchiré le fond de leur culotte.
Entre-temps je vois chaque jour M.24 toujours aussi gros avec sa large
ceinture rouge, son grand chapeau noir rejeté en arrière et sa figure de
brigand. On regarde toujours s’il n’a pas mis son tromblon, ses pistolets et
ses coutelas dans quelque coin car cette panoplie manque vraiment à sa
personne. Gisèle ne semble pas effrayée par ce rébarbatif extérieur et ils
font une paire d’amis.
La famille de M. se compose de sa belle-sœur qu’il a recueillie à la mort
de son frère avec ses deux filles, deux mastodontes obèses pesant plus de
120 kg chacune, malgré leurs 16 et 18 ans respectifs. Puis encore une autre
belle-sœur colosse, celle-là, vieille fille.
Une chambre a été transformée en chapelle ardente à l’intention de notre
réussite : une icône dorée est pendue au mur éclairée par une petite lampe
perpétuelle qui jette des reflets sur les vieux ors de la naïve image dans la
pénombre des volets clos. Silencieusement, ces grosses femmes viennent
l’une après l’autre balancer une petite cassolette à parfum devant l’icône
dorée et allumer de petits cierges gros comme le doigt.
C’est M. le terrible brigand à la ceinture rouge et au grand chapeau noir
qui va acheter les cierges, les femmes ne sortent pas.
Je finis par venir dîner chaque soir chez M. Il me raconte des histoires
de contrebande et les guérillas qu’a vues son enfance dans son île natale de
Candie. Il me montre une relique, le vieux mousquet de son père dont les
Turcs avaient mis la tête à prix.
Puis il me parle de B. pour lequel il a tiré les marrons du feu pendant
20 ans, venus tous deux de Grèce comme de simples matelots.
Aujourd’hui, M. est classé comme contrebandier et surveillé à cette
enseigne tandis que B. a pignon sur rue. J’apprends sur ce dernier des
choses peu flatteuses que je me réserve de vérifier pour me faire mon
opinion.
Les coups de vent du sud sont très dangereux dans la rade de Suez. À 6h
on hisse les feux rouges : cela veut dire que la rade est consignée et que
toutes les opérations maritimes sont suspendues.
Mon Bédouin est à l’agonie dans la cale, épuisé de vomissement depuis
le matin.
Toute la journée, je croise au large. Vers 3h, j’ai une vive émotion : je
distingue venant de Suez le vapeur garde-côte du gouvernement égyptien.
Serait-il à notre recherche ?
Aussitôt je hisse mon pavillon et je mets le cap droit sur sa route.
À distance de vue, il me répond et continue sa route vers le sud.
À 6h, j’ai regagné notre mouillage de la veille en face des trois pics.
Je profite de la dernière heure du jour pour scruter la côte à la longue-
vue, et je ne vois pas âme qui vive.
À 6h, je débarque avec les marchandises, mais ne vois encore rien. Je
me demande si nos Bédouins ne nous ont pas fait faux bond.
Mais non, aussitôt avons-nous pris terre que cinq chameaux sortent de
derrière des roches et viennent à nous, chacun accompagné d’un chamelier.
Ce sont des dromadaires de course, bêtes magnifiques, fortement
musclées et hautes sur pattes.
Les hommes sont au nombre de sept, cinq chameliers et deux autres,
armés de carabines, qui surveillent la route. Leur rôle est de dérouter, le cas
échéant à coups de fusil, tout cavalier indiscret qui tenterait de poursuivre
la caravane.
Aussi les douaniers garde-côtes montés aussi sur dromadaire se gardent
bien de tenter de telles choses. D’ailleurs, la plupart du temps, ils sont
payés pour se promener ailleurs le jour de ces expéditions.
Deux jours après, je reçois un télégramme que tout est arrivé au Caire, et
je pars aussitôt pour Alexandrie voir B.
Gisèle m’accompagne dans ce voyage, et suis stupéfait de l’attitude de
cette enfant qui ne cesse d’observer pour se rendre aussi peu encombrante
que possible.
B. nous attend à la gare et nous allons en voiture directement chez lui.
Toujours le même vaste appartement avec les armoires vitrées où
l’argenterie est exposée comme à la devanture d’un orfèvre. Ce n’est pas la
peine d’avoir de la vaisselle plate si tout le monde ne peut l’admirer. Je ne
vois pas Mme B. Son mari me déclare qu’elle est malade. M., à Suez, m’a
raconté des histoires de Barbe bleue sur le compte de B. et je suis porté à
croire que cette maladie est une frime.
À table un prodigieux déballage de choses chères, gâchées à plaisir : un
plein saladier de caviar et devant ma surprise à la profusion de ce mets
délicat, B. me déclare qu’il en mange un kilo par jour. D’ailleurs, c’est un
caviar spécial expédié exprès pour lui de Russie. Comme c’est
extrêmement cher, il est supérieurement chic d’en manger comme de la
soupe. J’avoue que ces mets perdent tout leur charme quand on les
prodigue sans mesure.
Puis c’est du vin de Marsala spécial aussi, du jambon d’York, le même
que mange le roi George, du roquefort qui a appris à marcher pour divertir
le Kedine25. Puis encore des gigots d’agneau, poulet en gelée, etc. On voit
que tout est fait pour m’épater, me gaver, et me plonger dans l’admiration
pour ce richissime personnage. Mais M. m’a raconté tant de choses, et qui
précisément s’accordent avec toutes ces façons, que mon opinion
commence, sur B., à prendre tournure.
Il ne pense qu’à lui, à sa réputation, à ce qui pourra lui arriver. Je lui fais
observer que si quelqu’un est menacé c’est moi qui suis sorti avec ma
goélette et qu’un rapprochement peut se faire entre cette sortie et les traces
des chameaux.
Ce petit incident, provoqué par M., montre que B. est très poltron, qu’il
fait agir les autres, et veut ensuite prendre tout le bénéfice.
Le lendemain, B. n’a pas dormi et je suis obligé de le rassurer en lui
affirmant que M. a exagéré.
Moussa court la ville avec les échantillons et enfin le soir tout est vendu.
J’exige mon règlement et nous repartons pour Suez le soir à 7h.
Après deux jours consacrés à faire mon plein de mazout, et d’eau, je suis
prêt à partir et le samedi 4 février à midi nous appareillons26.
Un superbe vent debout nous fait l’honneur de se lever dans l’après-
midi. Comme c’est chose rare et de peu de durée je ne juge pas utile de
lutter contre et je viens m’abriter pour la nuit dans la baie d’Ataka à
8 milles seulement de Suez pour attendre le vent favorable.
Sans doute ce point de la côte est touché par un courant qui y draine tout
ce qui flotte sur la mer.
Au coucher du soleil, le vent est revenu à l’ouest et nous appareillons.
Le lendemain, je viens mouiller de nuit derrière l’île Djifadin pour
essayer de retrouver l’ancre que j’y ai perdue à l’aller.
Ils viennent à moi pour me faire part de leur colère contre ce maudit
boutre arabe qui a encore volé deux chèvres. Je n’ai garde de trouver à
redire à cette opinion et pour la fortifier, ledit boutre arabe met à la voile
pour changer de mouillage et aller jeter l’ancre à l’autre extrémité du cap.
Sans doute, n’a-t-il pas la conscience tranquille et très probablement
pendant ces 10 jours, ses matelots ont dû aussi sauver des chacals quelques
chèvres égarées.
Je rentre à bord à 5h avec un peu de fièvre. Nos deux chevrettes
gambadent sur le pont sans le moindre regret de leur sol aride et épineux.
Comme une bonne action n’est jamais perdue, à 8h le vent du nord se
lève. C’est une rare faveur du Très-Haut car en cette saison, il se passe
souvent 2 mois sans que le vent de sud-est mollisse34.
Tout cela était tapi dans des « marsas » depuis de longues années et il a
fallu ce coup de brise de nord pour faire déployer toutes ces petites voiles
qui voltigent dans le soleil comme des papillons sur un champ de choux.
Cela nous surprend d’autant plus que depuis le départ de Massawa, la mer
était absolument déserte.
D’ailleurs, toute cette flottille, qui navigue de conserve avec nous vent
arrière, s’éloigne de notre voisinage : notre allure étrangère de goélette
pourrait bien avoir un air de famille avec un petit garde-côte anglais. On se
souvient de l’ancien Altaïr qui pendant la guerre servit aux Anglais à
pourchasser ces petites voiles légères.
Tous ces Arabes ont une invincible répulsion pour tout ce qui émane des
« dolas » et l’on est si pointilleux et si indiscrets.
*
II
(…)
11-12 août 1961.
Après une vaine tentative de sortie hier matin, je me décide à appareiller
aujourd’hui42. Le baromètre remonte et les vents me semblent bien établis
NO43, c’est-à-dire favorables pour atteindre Brest. Je ne suis pas sans
inquiétude quant à la navigation le long de la côte nord du Finistère,
exposée déjà à la houle de l’océan ; les marées y sont très fortes et sans
pilote local il ne faut pas songer, en cas de mauvais temps, à se réfugier à
l’abri des innombrables récifs qui la bordent.
Il faut se résigner à subir les courants contraires pour attendre la
renverse favorable. Seuls les pêcheurs et caboteurs du pays peuvent se
permettre une navigation côtière pour mouiller pendant le flot. S’engager
dans ce dédale sur la foi des cartes, à moins d’un cas de force majeure, me
paraît par trop imprudent.
Je prends donc ma route au large, à la limite de visibilité des feux pour
estimer ma route.
13 août 1961.
Toute la nuit, temps bouché dans le crachin, avec grains et pluies. J’ai
assez de mal à repérer les feux tant il y en a sur cette côte. Elle est si bien
éclairée qu’on en est ébloui. Depuis minuit il faut se tenir à contre-courant
et toute la puissance du moteur suffit à peine à étaler. Les feux côtiers sont
immobiles. Enfin, vers 2h ils glissent en arrière, nous faisons route, mais le
vent hale de plus en plus à l’ouest. Le feu d’Ouessant nous oriente.
Il faut décider : ou bien prendre la passe entre l’île et la terre, ou passer
au large. Le courant est pour nous, mais dans la nuit, en dépit du balisage,
je n’ose m’engager dans ce chenal tortueux au milieu des écueils et des
îlots. Le vent est contraire, soit, mais le courant de plus de quatre nœuds
nous permettra de doubler Ouessant avant la renverse.
À l’aube, l’île se montre entre des rideaux de pluie. Je sais bien que le
courant portant au vent nous vaudra une mer un peu dure, mais il y a si peu
de houle… Allons-y ! Je mets cap au ON44. Et à Dieu vat !…
À peine sommes-nous par le travers de l’île que la brise fraîchit, roulant
des nuages noirs. La mer, livide sous cet éclairage, nous attaque de tous
bords par des lames désordonnées se poursuivant à courts intervalles,
parfois dressées comme prêtes à déferler. Par bonheur la coque, très courte,
a le temps de se relever pour recevoir le choc de la suivante.
Qui voit Ouessant, voit son sang, disent les Bretons… Malgré moi, je le
répète, un ancestral instinct superstitieux éveille le souvenir des légendes
de la mer.
Alors, les vagues agressives, le ciel menaçant, les grains qui nous
aveuglent, les cris déchirants des oiseaux des tempêtes à travers les nuées,
tout semble hurler la hargne des trépassés et des esprits infernaux acharnés
à détruire la pauvre barque pour emporter les marins aux profondeurs de
leur empire.
On comprend pourquoi tant de légendes ont pu naître dans ces contrées
redoutables où d’innombrables rochers déchiquetés par la tempête
surgissent de l’écume en silhouettes désespérées.
Tandis que ces visions passent dans mon esprit, je vois arriver une
énorme lame par notre travers tribord. Dominant toutes les autres de sa
crête écumante, elle court vers nous comme une bête mauvaise montrant
ses dents, prête, semble-t-il, à s’abattre sur nous.
J’ai bien cru que ce serait là notre dernière vision. Un coup de barre pour
tenter de l’épauler et instantanément l’Obock pivote sur lui-même juste à
temps pour se présenter tribord devant.
Dressé, presque à la verticale, peu importe l’avalanche de vaisselle, mais
la redoutable lame passe sous l’étrave et s’écroule à bâbord dans une
cataracte d’écume. Pas une goutte d’eau sur le pont45 !…
Maintenant, je suis fixé, le petit navire a navigué. La preuve est faite,
mais il semble que Neptune n’en soit pas pour autant apaisé, le vent
fraîchit et la mer devient de plus en plus dure. Je n’ai pas fait rentrer le
bout-dehors et si jamais nous piquons du nez, la mâture risque de venir en
bas, ses haubans n’étant pas à mon avis assez en arrière. Le courant nous
porte, soit, mais le vent contraire fait rage. Mieux vaut virer. Avec l’aide
de la voilure, en courant avec la mer nous pourrons peut-être atteindre le
mouillage d’Ouessant…
En effet, vent arrière fait la mer belle, mais nous n’avançons plus.
À chaque éclaircie qui démasque l’île, le relèvement du phare ne varie pas.
Je ne tarde pas à me rendre compte que nous sommes drossés vers l’épi
rocheux qui déborde l’île, le courant s’est infléchi.
Folie d’aller demander asile à cette île de malheur. Non sans peine nous
amenons la voilure et au moteur je reviens dans ma route d’ouest et la
danse reprend. Les grains se succèdent, l’île disparaît dans le noir. La mer
a pris l’allure hachée qui révèle les hauts fonds. Pour atténuer le roulis
désordonné je puis établir la trinquette et le moteur tourne à son maximum.
Un nuage se déchire et je vois le fantôme du phare plus près semble-t-il…
Les brisants ne sont pas loin. Cap au large, il faut fuir ces sinistres parages
où le courant nous pousse. Mangé par la mer, le bateau fait à peine deux
nœuds. Si le moteur cale, nous sommes perdus et le voilà qui fume noir.
Mauvais signe pour un diesel.
J’envoie Daniel vérifier l’huile. Elle manquait, un quart d’heure de plus
et c’était l’arrêt définitif. La machine reprend sa force et à part moi, je
remercie le Ciel.
Ainsi perdus dans ce chaos furieux, devant les plus redoutables récifs de
Bretagne, nous avions l’air d’une barque en détresse courant à la mort avec
son seul foc en guise de voile de cape.
Un gros cargo nous a aperçus et se déroute légèrement pour tenter de
nous secourir, mais il comprend bientôt qu’il y a un moteur à bord46.
Cependant il reste stoppé tant que nous n’avons pas complètement évité le
danger. Il reprend alors sa marche et disparaît dans un grain.
Belle solidarité des marins…
Vers les 10h l’île est doublée et nous pouvons enfin mettre cap au NE,
vers la rade de Brest.
La mer s’est apaisée et la brise, maintenant portante, gonfle allègrement
la voilure dans l’allure grand largue. Plus de bruit, la barque file à cinq
nœuds et l’étrave ruisselle, semblant nous chanter un hymne de délivrance.
(…)
*
Notes
(établies par Guillaume de Monfreid)
Préface
Hors du troupeau
1. Henry de Monfreid, impossible grand-père, Glénat, 2017.
I
Moi, Henry de Monfreid, écrivain aventurier,
et mes amis
1. Publié dans le Courrier des Messageries maritimes no 140, mai-juin 1974. Entretien réalisé dans
sa maison d’Ingrandes dans l’Indre. C’est l’un de ses derniers entretiens, sinon le dernier, avant sa mort
en décembre 1974.
2. Henry a 93 ans et sa mémoire lui joue parfois des tours : c’était en août 1911. On ajustera les dates
par la suite, pour la même raison.
3. Lorsqu’il était producteur de lait et laitier à Melun, à la ferme des Trois Moulins.
4. Lucien et Marcel.
5. Voir Les Secrets de la mer Rouge, Grasset.
6. Allusion non voilée à son père George-Daniel de Monfreid (1856-1929, peintre et ami de Paul
Gauguin), qui était rentier : sans vivre de son art, il donnait sa peinture au lieu de la vendre et avec ses
rentes, il s’était acheté deux jolis cotres.
7. Du 29 novembre 1928 au 7 février 1929, malgré les entraves du gouverneur de Djibouti, Chapon-
Bessac… : « [Teilhard et Lamarre] ont dû te dire la fureur de Chapon devant l’éventualité d’une
prospection sous ma conduite, et les mesures draconiennes et illégales qu’il a prises pour l’empêcher.
J’en suis enchanté car Lamarre voit les procédés employés en l’occurrence et il pourra en parler avec
quelques forces à son retour. Malgré tout, Teilhard a mis à profit les 15 jours qu’il a passés ici et il a pu
faire une petite excursion au pied des montagnes malgré les interdictions et arrêtés de Chapon. » Lettre
d’Henry (à Obock) à Armgart, sa femme à Neuilly-sur-Seine, du 3 décembre 1928. On verra plus loin
dans cet ouvrage l’histoire de cette expédition.
8. Grotte de Fontalé, non loin de Harar. Les relevés de ces peintures sont au Muséum d’histoire
naturelle.
9. L’Ibn-el-Bahar, naufrage du 27 juin 1919 sur un récif à Rakmat entre Assab et Massawa (sud mer
Rouge, côte ouest).
10. Voir Croisière du hachich, Grasset.
11. Il a construit : l’Ibn-el-Bahar (le plus grand des trois – il l’a un peu oublié –, 1918-1919), l’Altaïr
(1920-1927) et enfin le Mousterieh (1928-1938) dont il dit : « [Je] suis dans le cambouis et le charbon
de forge. (…). Ici [à Obock], je suis aux prises avec le montage de mon bateau neuf. Jamais je n’ai fait
un travail avec si peu de goût. Je n’ai pas pour me soutenir dans ce pénible travail l’état galvanique
d’un projet à réaliser. J’ai le sentiment que ce bateau n’est plus qu’un joujou inutile et coûteux et j’en
voudrais être débarrassé (…) J’ai les yeux fatigués, ayant reçu hier une projection de plomb fondu sur
la figure, mais sans aucune gravité » (lettre du 3 décembre 1928 à Armgart, sa femme, qui est à
Neuilly-sur-Seine). Il a aussi construit à Obock, pour le compte du gouvernement, des boutres à usage
de garde-côte, notamment pour lutter contre le trafic d’esclaves.
12. C’est vrai pour la coque réalisée par les charpentiers de marine. En revanche le gréement, lui, est
occidental de type cotre (grand-voile aurique, avec pic et baume, focs), pour se libérer des
inconvénients de la voile latine (vergue) qui remonte mal au vent et est peu adaptée pour rapidement
prendre des ris ou tirer des bords, et pour avoir moins de membres d’équipage.
13. On verra les détails de cette histoire dans le chapitre III du présent ouvrage.
14. Le capitaine Ternel.
15. Travaux forcés. On verra un peu plus loin dans cet ouvrage ce qu’il adviendra de Ternel…
16. Donc 12 tonnes de hachich. L’achat en gros en Inde était légal, avec paiement des taxes, reçus et
connaissement des marchandises. Par contre la revente au détail passait en contrebande en Égypte, dans
un circuit parallèle échappant aux taxes levées par les Anglais, comme se fait la contrebande de
cigarette aujourd’hui.
17. Grand reporter, écrivain, résistant, membre de l’Académie française, né en 1898 en Argentine et
mort en France en 1979. On verra plus loin les détails de cette mission.
18. Mission du 2 janvier au 20 mars 1930.
19. Lorsque l’auteur préparait ses petites doses, il les notait dans son agenda avec pour nom de code
« Monsieur Ki ».
20. Dans le dernier tiers sud de la mer Rouge, face à la côte de l’Érythrée, non loin de Massawa.
21. En arabe, sexe (mâle) de la mer : il a la particularité, quand on le touche, de se raidir et de durcir
en se gonflant d’eau de mer… ce serait donc un aphrodisiaque.
22. Manuscrits, Souvenirs d’enfance, devenus plus tard L’Envers de l’aventure en 10 tomes, Grasset.
Et aussi La Triolette, Djalia, Karembo, etc.
23. Publié dans la revue Livres de France en 1952, avec les réponses de 21 autres auteurs illustres
tels que Louis Aragon, Blaise Cendrars, Eugène Ionesco, Joseph Kessel, Marcel Pagnol, Raymond
Queneau, etc., repris par les éditions Textuel en 2016. Henry de Monfreid est âgé de 72 ans au moment
où il répond aux questions.
24. Mot typiquement « monfreidien », voir son sens dans le lexique de Henry de Monfreid,
impossible grand-père, Guillaume de Monfreid, Glénat, 2017.
25. C’est ce qui lui arriva à Ingrandes (Indre, 36), à plus de 95 ans, le 13 décembre 1974.
26. Lettre à Armgart qui réside à Neuilly-sur-Seine et lui, en son jardin d’Araoué près de Harar
(Éthiopie). Lettre no 290315.
27. Pour La Mecque, Djeddah étant le port d’arrivée.
28. Ce mot est caractéristique du lexique « monfreidien », voir Henry de Monfreid, impossible
grand-père, op. cit.
29. Mot « monfreidien », ibid.
30. Sans l’imaginer, Henry est ici son propre prophète : il vivra en 1942 et 1943 une des plus grandes
épreuves de sa vie, sinon la plus grande, et la surmontera en étant intérieurement profondément et
fondamentalement changé (ibid).
31. Paris, mars 1963. Revue inconnue.
32. En mai 1926, à bord de l’Angkor.
33. Le père Teilhard de Chardin est mort depuis huit ans (1955).
34. Du 29 novembre 1928 au 7 février 1929. Les recherches furent bien réelles, elles donnèrent
quelques caisses de matériel géologique et paléontologique envoyées au Muséum d’histoire naturelle, et
préparèrent l’expédition de 1933 de l’abbé Henri Breuil (avec Henry), sur les grottes aux peintures
pariétales qu’ils avaient découvertes près de Harar. On en verra les détails plus loin.
35. « Je crois, parce que c’est absurde. »
36. Importante notion de la pensée teilhardienne reprise, ici, par Henry de Monfreid.
37. Cette méditation est à rapprocher de la première épître de saint Paul aux Corinthiens, chapitre 1,
versets 18 à 21.
38. C’était la mission scientifique du père Teilhard de Chardin avec l’auteur, à Harar, du 15
novembre 1928 au 7 février 1929. L’auteur écrit ce récit à Tossa de Mar en Espagne après la mission
Breuil avec l’auteur, en juillet 1933, alors qu’il essaie d’oublier l’amertume de son expulsion
d’Éthiopie (30 avril 1933). Voir chronologie in Henry de Monfreid, impossible grand-père, op. cit.,
pour y découvrir aussi l’opposition à ces missions, constante, injustifiée, et musclée, du fait du
gouverneur de Djibouti, Chapon-Bessac, lequel fut attaqué pour cela en Conseil d’État. Parution prévue
dans l’Illustration, pour l’automne 1933.
39. Abbé Henri Breuil (1877-1961), prêtre catholique et éminent préhistorien qui a révolutionné la
méthode de datation des industries paléolithiques, spécialiste international de l’art pariétal préhistorique
(grottes de Combarelles, Font-de-Gaume, Lascaux, etc.).
40. Visite rendue possible par les démarches de l’auteur auprès du Négus, Haïlé Sélassié, le 6 février
1933, afin de lui permettre non seulement l’entrée dans le pays, mais aussi d’y travailler en toute
liberté. On verra le détail de cette expédition un peu plus loin.
41. Armgart Freudenfeld, née à Metz en 1887, épousée par l’auteur en 1913, est la fille de Ferdinand
Freudenfeld, Oberregierungsrat (haut fonctionnaire, sorte de préfet), de la région allemande Elsass und
Lothringen (l’Alsace et la Lorraine sous occupation allemande à l’époque de Wilhelm II et de
Bismarck, après la défaite de 1870).
42. Paquebot des Messageries maritimes, tout neuf (lancé en 1931).
43. En rade de Djibouti, l’auteur, avec le Mousterieh, son cotre d’une quinzaine de mètres, a la
possibilité de faire débarquer ses invités.
44. Paul Wernert, 1889-1972, né et mort à Strasbourg, paléoethnologue, paléontologue, préhistorien,
membre du CNRS, enseignant aux universités de Paris et Strasbourg.
45. Armgart est en France, dans leur maison de Neuilly-sur-Seine, avec les enfants.
46. Elle est peintre.
47. L’écriture est beaucoup plus petite et serrée qu’au début de la lettre no 330306, comme pour se
garder d’avance de la place pour tout ce qu’il a à dire.
48. George-Daniel de Monfreid, peintre et graveur sur bois, ami de Maillol et de Gauguin, mort
quatre ans plus tôt, en 1929.
49. À l’ouest de Djibouti, le Goubbet est l’entrée du fond du golfe de Tadjourah.
50. Outre les lunettes, une telle pilosité est absolument inconnue chez eux.
51. À Djibouti.
52. Paru in Brimborions no 142, Édition Dynamo, Pierre Aelberts, éditeur, 22 septembre 1965.
Tirage limité à 51 exemplaires : « en hommage à l’écrivain de L’Équipage et Le Lion, nous publions
ces souvenirs de son ancien compagnon de voyage ».
53. Honoré Victorin Daumier, célèbre caricaturiste français (1808-1879).
54. Victor Hugo, Hernani.
55. De son côté, Joseph Kessel dans Marché d’esclaves, Éditions de France, 1933, raconte : « Ainsi
qu’il arrive toujours lorsque je dois affronter un personnage pathétique, j’avais très peur en me rendant
chez Monfreid. Peur pour l’objet de ma rêverie, pour l’image de lui qu’il allait peut-être ruiner.
Combien lui fus-je reconnaissant d’avoir son visage, ses mouvements, son regard. »
56. Voir le sens de ce mot dans le lexique « monfreidien » in Henry de Monfreid, impossible grand-
père, op. cit.
57. Monts situés au-dessus du village d’Obock où Henry avait sa maison et qui est sur la côte en face
de Djibouti.
58. Roman de Joseph Kessel (1932). Henry de Monfreid a inspiré le personnage de Mordhom.
59. Le Mousterieh, cotre à gréement aurique.
60. Toutes les lettres de ce chapitre sont destinées à Armgart Freudenfeld, sa femme. Cette première
lettre a été envoyée six ans avant l’arrivée de la mission Kessel. On y notera sa relation avec le
gouverneur et son évolution future…
61. Six ans plus tard : arrivée de la mission Kessel pour son enquête pour Le Matin sur la traite des
esclaves.
62. Il a oublié de le faire.
63. Araoué, la propriété de l’auteur, non loin de Harar, à environ une heure à cheval : plusieurs
petites maisons, cases du personnel (cuisinières, jardiniers), jardin, potager, verger, plantations de café,
bananiers, piscine réservoir d’eau (et irrigation). On peut encore en voir les restes aujourd’hui.
64. En France, en sa maison de Neuilly-sur-Seine où réside Armgart.
65. Ou Ibn-el-Bahar, son grand bateau avec lequel il a fait naufrage le 27 juin 1919, sur la côte sud-
ouest de la mer Rouge (voir Aventures extraordinaires, Arthaud, 2007).
66. À Araoué.
67. Kessel, qui est à Addis, rejoint donc Henry par avion monoplan prêté par le Négus pour gagner
du temps en évitant 3 ou 4 jours par la route. On pourra retrouver ce fait succinctement décrit dans
Kessel, ou sur la piste du Lion, Yves Courrières, Plon, 1985.
68. Avion que la France avait offert au Négus.
69. Directeur de la léproserie de Harar.
70. Tissu abyssin.
71. Pound, livre (mesure de poids anglaise), donc une bête d’environ 400 kg, ce qui est beaucoup
pour une race africaine.
72. Voir la même scène racontée par Kessel dans Marché d’esclaves, op. cit.
73. L’auteur avait bien préparé les choses en faisant cadeau au même moment au Négus de 6
mitrailleuses en caisse, ce qui causa à l’auteur quelques ennuis douaniers à Djibouti… Voir Henry de
Monfreid, impossible grand-père, op. cit.
74. Possible consul de France à Diré-Daoua.
75. Pour faire librement son enquête, comme le lui permet le Négus.
76. Suarez travaille pour la revue Gringoire à Paris, et y a ses entrées, comme on dit… Henry y
publie des nouvelles.
77. Scientifique venu avec le père Teilhard de Chardin faire des recherches avec Henry dans les
environs de Harar, un an plus tôt, en 1929, pour le compte du Muséum d’histoire naturelle.
78. Sur le bateau d’Henry, le Mousterieh, commandé par Abdi, fidèle matelot de toujours et en qui
Henry a toute confiance. Ils doivent aller sur la côte yéménite.
79. L’auteur est maintenant à Djibouti.
80. Trafiquant qu’Henry connaît et dont il croise la route depuis longtemps. Voir Secrets de la mer
Rouge, chapitre VI, op. cit.
81. Soldat armé recruté chez les autochtones.
82. Postes de garde qu’il installe un peu partout.
83. L’auteur connaît de grosses difficultés avec ses usines de Diré-Daoua (minoterie et centrale
électrique) : mévente de farine, problèmes avec son directeur, problèmes techniques de générateur,…
84. Comme il lui arrive souvent, mot oublié dans sa précipitation à écrire.
85. Sous-officier au service du gouvernement.
86. Celle de sa maison, face à la mer, située à 200 m environ du poste de garde (grosse maison du
résident).
87. L’auteur est à Djibouti.
88. Mot oublié.
89. On monte à Araoué, situé en altitude.
90. L’auteur est à Araoué.
91. Publié in CARREFOUR no 356, 11 juillet 1951. Note de l’auteur : Donné à Carrefour, 7-7-51.
II
Séquences de vie sans collier
1. Manuscrit non daté, écrit à partir de quelques pages de son ouvrage Le Cap des trois frères,
Grasset.
2. Dans le département de l’Aude, au sud de Narbonne.
3. Un ami de la famille.
4. Publié dans le Courrier des Messageries maritimes no 110 de mai-juin 1969. Dans la mesure du
possible, on a respecté la mise en pages originale. L’histoire se passe à La Franqui (commune de
Leucate dans l’Aude), terre natale de l’auteur.
5. Début des années 1890.
6. Nom d’un vent local, parfois très fort (el cerç en catalan), presque permanent (3 jours sur 4), et
considéré comme très sain. Vent de plaine (ou de l’intérieur des terres), c’est le plus ancien nom de
vent de France (Michel Bourzeix, directeur de recherche à l’INRA).
7. Publié dans le Courrier des Messageries maritimes no 93 de juillet-août 1966.
8. George-Daniel de Monfreid, quelquefois appelé Daniel de Monfreid, 1956-1929, peintre, graveur.
Ses œuvres sont exposées dans les musées de Perpignan, Béziers, Narbonne, Saint-Germain-en-Laye…
9. Henry de Monfreid avait 11 ans.
10. À Paris, 6e arrondissement, nom loin du grand magasin le Bon Marché.
11. « Que d’ennuis on se crée fatalement avec le mariage, cette stupide institution. Et je vois que
Mailhol (sic) est dans le train : je lui souhaite bonne chance. Mais j’ai peur pour lui et ce serait
dommage car c’est une bonne âme et un artiste », Paul Gauguin, Lettres à Daniel de Monfreid, Éditions
Falaize, 1950.
12. On aura remarqué que l’auteur met dans la bouche de Paul Gauguin ce qui relève aussi de sa
propre pensée sur sa destinée et son œuvre. Voir le sens des termes « épicier » et « œuvre » de la langue
d’Henry, dans le lexique de l’ouvrage Henry de Monfreid, impossible grand-père, Glénat.
13. Pour être précis, Gauguin y revint une fois prendre les affaires qu’il y avait laissées avant de
partir dans le Pacifique (lettre de P. Gauguin du 12 septembre 1893) et y revint d’une autre façon : du
Pacifique, il y envoya ses très nombreuses lettres : Lettres à Daniel de Monfreid, Paul Gauguin, op. cit.
14. Publié dans le Courrier des Messageries maritimes no 65 de novembre-décembre 1961.
15. Aujourd’hui en collection privée. Dernière exposition publique : Tate Modern Gallery de
Londres (2010-2011).
16. Récit dans un carnet illustré de dessins aquarellés et de gravures, par Paul Gauguin, et qui a fait
l’objet d’une première édition posthume par les soins de George-Daniel de Monfreid aux éditions Crès
en 1924. Réédité depuis.
17. George-Daniel de Monfreid l’a représenté plusieurs fois dans ses propres tableaux. On peut en
« voir » une interprétation dans : Intérieur d’atelier à la chatte siamoise (1909, musée d’Orsay), Le thé
dans l’atelier (1907, musée d’Orsay), le Portrait de Victor Ségalen (1909, coll. privée), et Hommage à
Gauguin (1925, musée des Beaux-Arts Hyacinthe-Rigaud de Perpignan).
18. Publié dans le Courrier des Messageries maritimes no 47, novembre-décembre 1958.
19. Canot de sauvetage insubmersible de la station de Noirmoutier, l’Arthur Violette a été construit
en 1902 en acier riveté et rebaptisé Rodali en 1952 par Paul Guézé, du créole « Rode a li » soit « va le
chercher ». Voir l’autre face de cette aventure dans Henry de Monfreid, impossible grand-père, op. cit.
20. 3 août 1958, l’histoire que raconte Henry est donc toute récente, toute fraîche, elle n’a pas trois
mois.
21. On notera qu’ici, à bord du Rodali, contrairement à ce qui se passe sur tous les autres navires,
c’est un « passager » qui donne la route à suivre à l’équipage et qui bricole le matériel de bord… On
notera aussi que, dans le livre où Henry raconte par le menu la même histoire (Mon aventure à l’île des
forbans, Grasset, paru exactement à la même époque), ce « passager » y est capitaine. Les similitudes,
ou les différences de faits entre les deux textes ne permettent pas de dire lequel a été écrit en premier.
L’un a probablement enrichi l’autre (et inversement), ce texte étant une version dense de cette aventure.
22. Le Rodali est donc vent de travers, au portant, tribord amure.
23. Par rapport au fioul des moteurs diesel qu’il avait mis sur ses bateaux.
24. Henry part du principe qu’à cette époque de l’année et à cette latitude (20° Sud environ), le soleil
se couche toujours à la même heure.
25. Henry fait une approximation rapide avec un calcul faux mais commode : environ un mille par
minute d’arc de latitude (6 × 60 = 360).
26. Si Daniel n’a que 36 ans, Henry en a 78…
27. C’est-à-dire souffle de plus en plus de la direction où on veut aller.
28. Sous l’effet de chaque vague, le bateau va toujours plus loin dans la mauvaise direction.
29. C’est le mal de terre.
30. Et Henry ne donna jamais sa conférence à l’île Maurice…
31. Note de l’auteur (81 ans), en couverture du manuscrit : Croisière de l’Obock (Cahiers du
Yachting).
32. Le bateau est à Poissy près de Paris. C’est un cotre en bois, au départ gréé en aurique, conçu et
dessiné par Daniel, deuxième fils d’Henry, 39 ans, et qui vient d’être construit aux chantiers Carré, au
bord de la Seine. 11,35 m à la flottaison, pour 4,26 m de maître-bau, tirant d’eau 1,60 m, barre franche.
Plus tard, ayant servi de cobaye, il fut transformé et devint dès 1964 une sorte de goélette à gréement
DINAEL, invention brevetée de Daniel (anagramme de son prénom), gréement qu’il porte toujours en
2017 : voiles latines à deux antennes (sans mât), mobiles par l’intermédiaire d’une rotule fixée à
l’ossature du bateau sur le pont. L’Obock est inscrit à l’inventaire supplémentaire des monuments
historiques (ISMH) depuis 2016.
33. Sa belle-fille, la femme de Daniel, 38 ans.
34. Fils de Daniel et Laure. Voir dans Henry de Monfreid, impossible grand-père, op. cit., un autre
vécu de cette navigation…
35. Pur effet de style !… Laure, amarinée sans le proclamer partout, est un excellent équipier. Elle
connaît parfaitement la voile pour l’avoir longtemps pratiquée avec ses cousins en baie de Saint-Malo
dans sa jeunesse à bord d’un petit quillard de loisir, en bois, du modèle « Le Chat ». Elle n’a jamais été
sujette au mal de mer… ni d’ailleurs Guillaume, son fils.
36. La pointe de Barfleur, avec le phare de Gatteville, marque l’extrémité nord-est de la pointe du
Cotentin.
37. Un classique du genre…
38. Les courants, suivant la puissance de la marée, y font de 2 à 5 nœuds, et l’Obock ne peut espérer
aller à plus de 5 nœuds au moteur..
39. C’est-à-dire par le nord, en évitant aussi les Casquets.
40. Sud-Ouest.
41. Suite du précédent article dans la même revue.
42. L’Obock est en escale à Saint-Pierre, Guernesey.
43. Nord-Ouest.
44. Au sud (erreur de dactylographie non corrigée par l’auteur).
45. Henry de Monfreid, de retour chez lui, a peint une aquarelle de cette scène (voir Hymne à la mer,
Arthaud).
46. Il n’y a pas de radio à bord.
III
Au cœur de la contrebande de hachich
1. Journal de bord ou compte rendu de voyage à bord de l’Altaïr, janvier 1922. Écrire ce type de
document est une habitude pour Henry depuis 1911 (voir Aventures extraordinaires, op. cit.).
La profusion de détails de ces comptes rendus s’explique non seulement par son habitude à le faire
depuis dix ans, mais aussi pour expliciter au mieux ses actions à ses deux uniques destinataires, sa
femme Armgart et son père George-Daniel car il y a à bord sa fille, Gisèle, 7 ans. Ajoutée à ses lettres,
l’auteur a ainsi accumulé une formidable documentation qui va lui servir pour l’écriture de ses romans.
Ce journal est un des documents dans lequel il a puisé pour écrire vingt ou trente ans plus tard ses
romans, La Croisière du hachich (Grasset) ou La Poursuite du Kaïpan (Grasset).
2. Il s’agit de hachich : voir son journal de bord et ses lettres à partir du 16 septembre 1921 in
Aventures extraordinaires, op. cit. Le présent voyage consiste à emmener ces caisses jusqu’en Égypte,
soit 1 300 milles à remonter toute la mer Rouge pour les livrer discrètement quelque part… du côté de
Suez. À bord, il y a sa fille aînée, Gisèle, gamine de 8 ans, qu’Henry veut éduquer à sa manière et
non « comme dans un cocon ». Elle est si blonde que les matelots la surnomment « tête de paille ».
Voir sa version des faits dans Mes secrets de la mer Rouge (France Empire), ou Tête de paille dans la
collection J’aime Lire.
3. Valeur 2017 : 89 000 euros environ.
4. À la fin de son précédent voyage le ramenant à Obock, le 9 novembre 1921, il avait noté dans son
journal de bord, en mer : « Je rencontre un nacouda de Djibouti qui m’annonce d’une façon très simple
que mes trois boutres partis en pêche à Dahalack ont été détruits par un cyclone. C’était écrit, n’est-ce
pas, toute chose vient d’Allah ! Cette nouvelle que je reçois en pleine figure me coupe bien un peu les
jambes mais, dans cette atmosphère d’indifférence fataliste, je subis l’influence, et cela m’aide
beaucoup à surmonter ce nouveau coup du sort (…), je suis presque tenté de dire : Ah ! Tant mieux, ce
n’est que cela ! (Aventures extraordinaires, op. cit.)
5. 15 août 1921, six mois plus tôt.
6. Ile en face de Massawa (Erythrée), côte ouest de la mer Rouge.
7. C’est-à-dire à l’opposé de Massawa, au Yémen.
8. 1921.
9. 9 janvier 1922.
10. Au large de Hurgada, à l’entrée sud du golfe de Suez.
11. Au nord de la mer Rouge, juste avant l’entrée sud du golfe de Suez.
12. Abdi, son fidèle second qui sera de toutes ses aventures (voir Les Secrets de la mer Rouge, op.
cit.).
13. Les moteurs Diesel de cette époque ne pouvaient démarrer qu’à partir d’un préchauffage.
14. Détroit qui marque l’entrée sud du golfe de Suez.
15. Télégrammes : « pour la maison », c’est-à-dire à sa femme, Armgart, « l’autre pour B. », c’est-à-
dire Bitounis, son contact en Égypte.
16. Il a déjà fait plusieurs fois le voyage, le premier date de 1915.
17. Le hachich est dans des boîtes en zinc, appelées tanikas, anciens bidons d’huile, comme de très
grosses boîtes de conserve.
18. Un Grec qui tient une part du marché parallèle du hachich de contrebande en Égypte.
19. Mot oublié.
20. Messageries maritimes, dont l’acronyme, MM, très connu jusque dans les années 1960, orne le
pavillon de la compagnie et tous les documents officiels de la compagnie.
21. Paquebot mixte, 161,30 m de long, 16 200 tonnes, construit en 1911, détruit accidentellement par
un incendie à Marseille en 1928.
22. Pierre-Charles du Gardier, Consul général de France à Suez.
23. Aujourd’hui on dit Peintre officiel de la marine (POM). Plus précisément, en 1922, Raoul du
Gardier est seulement agréé (validité trois ans), il sera officiellement nommé en 1923. Les peintures
qu’il effectue en 1922 à Suez illustreront ses articles à paraître dans L’Illustration. Il est classé comme
peintre voyageur et notamment orientaliste.
24. Manoli ou diminutif de Papamanoli, associé de Bitounis.
25. Rempli d’asticots…
26. Voyage de retour vers Djibouti.
27. Bois mort pour faire la cuisine : le foyer est dans un abri posé sur le pont.
28. Si Henry parle l’arabe, mais ne parle que très peu et mal l’anglais…
29. Mauvais souvenir (sic !) du choc du 27 juin 1919, qui coula en trois minutes l’Ibn-el-Bahar (Fils
de la mer), son trois-mâts… Voir le récit du naufrage, à cette date, in Aventures extraordinaires, op. cit.
30. L’Altaïr approche de Bab-el-Mandeb, la porte sud de la mer Rouge, souvent difficile à passer en
raison des vents et des courants.
31. Le bateau avance à contre-courant.
32. Son inquiétude est d’autant plus compréhensible que c’est Henry lui-même qui a construit
l’Altaïr (voir La Poursuite du Kaïpan, Grasset).
33. Capitaine ou chef de bord.
34. C’est le vent qui interdit aux voiliers la sortie de la mer Rouge.
35. Bab-el-Mandeb.
36. Ils sont tous vent arrière, leurs voiles triangulaires (latines) bien déployées.
37. Il est arrivé chez lui, à Obock.
38. Lettre inédite du 6 octobre 1925 à sa femme Armgart, douze pages manuscrites, avec quelques
rares ratures faites dans le jet de l’écriture. Henry en est à un de ses derniers voyages de contrebande de
hachich. Henry a laissé son bateau, l’Altaïr, à Suez.
39. 5h du matin.
40. Un taxi.
41. Concurrents de Bitounis et compagnie.
42. C’est-à-dire un navire semblable au sien (mais le sien est peint en gris), venu décharger
clandestinement ses marchandises pour les faire acheminer par caravane au Caire.
43. Golfe de Suez.
44. C’est avec cet argument, et celui de la clientèle qui veut des drogues toujours plus fortes, que
Bitounis obligera Henry à lui fournir de la cocaïne pour écouler en même temps son hachich.
45. C’est Henry qui les a fermés un à un (soudure à l’étain).
46. Célèbre guide touristique (éditeur allemand), très documenté, à couverture rouge.
47. Sous-entendu, l’accusation contre Henry de vol par substitution du contenu des tanikas n’a pas
tenu longtemps, ils cherchent d’autres « responsables » pour mieux cacher leur rouerie.
48. Compte rendu développé de son journal de bord et intitulé : « Voyage du 19 décembre 1922.
Croisière de recherche du Kaïpan ». Ayant appareillé de Bombay, le capitaine Ternel s’est évaporé
avec son vapeur, le Kaïpan, un ancien garde-côte chinois, emportant dans ses cales les six tonnes de
hachich régulièrement achetées par Henry (à Bombay), et destinées à l’Égypte. Avec l’Altaïr Henry
part à sa recherche. Ce document, comme son journal de bord (non publié, trop succinct), a servi de
base documentaire à Henry au roman qu’il écrivit trente ans plus tard : La Poursuite du Kaïpan
(Grasset).
49. Ou Raskalla Ahmar. Voir son portrait in En mer Rouge, Gallimard, 2014.
50. Très probablement envoyé par Bitounis qui y réside.
51. Voir Les Secrets de la mer Rouge, Grasset, ou à partir de janvier 1914 dans Aventures
extraordinaires, op. cit.
52. Sorte de divan grand comme un lit, avec tapis et coussins.
53. Au milieu de la mer Rouge, un peu au nord de Moka, pas très loin.
54. C’est celui dont on a déjà parlé en note (no 77, p. 300), collaborateur en 1928 et 1929 du père
Teilhard de Chardin lors de la mission organisée à Harar avec Henry. Ici et en 1922, c’est leur première
rencontre.
55. On lui offre une petite branche de kat dont il doit arracher délicatement les tendres feuilles
sommitales – les meilleures – et les mâcher sans jamais les avaler.
56. Sous-entendu, machines sous pression.
57. Lettre no 230109 à en tête P. Marill, à George-Daniel de Monfreid.
58. Associé d’Henry ayant pignon sur rue à Djibouti.
59. Télégramme à Henry à bord du Naldera (mail) émanant de Jacques Schouchana, courtier en
perles fines, Français d’origine grecque, qui tente de son côté une négociation. Trochanis est un des
organisateurs de la contrebande de hachich en Égypte (voir Les Secrets de la mer Rouge, op. cit.).
Karalambo est un nom de code non identifié à ce jour (archives d’Henry de Monfreid, Société de
géographie/BnF).
60. Lettre no 230201 à sa femme Armgart sur papier à en-tête de la compagnie maritime P&OSN Co.
61. Double noté au crayon.
62. Petit mot à sa femme Armgart.
63. Réaction assez courante en pareil cas chez Henry.
64. Le représentant de Sa Majesté le roi George V à Aden.
65. Le 6 février 1923.
66. C’est le cap qui forme « la corne » de l’Afrique.
67. Extraits du journal de bord. L’écriture est hachée quand la mer est dure. Le 8 février il longe la
côte nord de la Somalie.
68. Même si cela rallonge légèrement sa route, c’est la technique de navigation qu’il a déjà adoptée
pour aller d’Aden à Bombay, en naviguant à partir de la côte yéménite sur le 18e parallèle (voir
Aventures extraordinaires, op. cit.).
69. Extrait du même journal de bord.
70. L’équateur.
71. Légère erreur de transcription de l’auteur, son journal de bord indique : « 21 février, 6h du matin
changeons de route, cap S45E, rien en vue ; pas de changement de couleur de l’eau. Midi changé de
route, cap est. »
72. Télégramme du 15 février 1923. Ternel s’agite, brouille les cartes, essaie de négocier avec
Henry, qui retrouvera ce télégramme à son retour à Djibouti, et n’imagine pas qu’Henry fait route sur
lui…
73. L’auteur dramatise un peu son compte rendu. L’incertitude à la sonde n’a duré, selon son journal
de bord, que 24 h.
74. Sur son journal de bord : le 22 février 1923.
75. Fin de son journal de bord au 22 février 1923 : « Rentré à Mahé, 3h soir. »
76. Monsieur de Monfreid.
77. 6 000 kg de charas (hachich).
78. Unité de poids, environ 1 kilo.
79. C’est aussi ce que déplorait Paul Gauguin en arrivant à Tahiti, cf. Jean-Luc Coatalem, Sur les
traces de Paul Gauguin, Grasset, 2018.
80. Mot manquant.
81. Deux ans plus tard… Lettre inédite du 25 novembre 1925 à sa femme Armgart, à bord du vapeur
Kaiser I Hind.
82. Ou commerce du Charas, charas signifiant herbe en indi. Henry a titré un ses livres Charas,
rebaptisé plus tard chez un autre éditeur Cargaison enchantée (Grasset), qui est la suite de La Poursuite
du Kaïpan (Grasset).
83. Sic. Orthographe de l’auteur qui est fâché avec la langue anglaise.
IV
Nouvelles de la mer Rouge
Lettre no 25112581
Je suis sur la route du retour après trois jours passés à Bombay.
D’abord et c’est le principal, j’ai fort bien réussi, d’autant plus que les
circonstances m’ont favorisé au-delà de toute espérance. C’était Ternel
qui avait organisé le grand Charas Trade82 et il s’apprêtait à inonder, ou
plutôt, enfumer l’Égypte. Je suis arrivé juste au moment où il tombait dans
un piège organisé à son intention pour le cueillir pendant qu’il effectuait
la livraison de 50 kg de cocaïne. Affaire sensationnelle, et mon Ternel
ramasse quatre mois de « rigourous83 » emprisonnement. Toute sa bande
est dispersée et les exports de charas enfin définitivement interdits par la
même occasion.
Le haut personnel de la douane qui a été au courant de mon épique
chasse au Kaïpan est persuadé que je suis la cause de la Ternel’s
catastrophe. Je passe pour un extraordinaire Sherlock Holmes. Le
collector est venu à bord pour mon départ me serrer la main avec effusion,
et plus je me suis défendu, et même indigné, plus sa conviction s’est
affermie.
Les Anglais mettent du sport partout et c’est sous ce jour qu’ils voient la
chose, qui, pour nous Français, n’est qu’un acte de mouchard.
(…)
LE RAS BLANCHARD31
(…)
30 juillet 1961.
L’Obock32 a hissé toutes ses voiles, comme un papillon déploie ses ailes
au sortir de la chrysalide.
Oui, c’est très bien, je félicite Daniel qui a pu remédier aux maladresses
des voiliers d’eau douce.
(…)
Je compte sur Daniel, qui naguère sur le Rodali, a fait ses preuves, et
puis il y a Laure33 et même mon petit-fils Guillaume (10 ans)34, qui seront
vite adaptés. La descente de la Seine sera une préparation.
(…)
7 août 1961.
Séjour forcé au Havre. D’abord les formalités de navigation et le
matériel dit de sécurité. Daniel tout à fait dans la note « Commandant » va
à la Marine, s’il se peut, faire du charme. On nous envoie un inspecteur,
petit monsieur un peu bossu, rabougri et boiteux. La marée est basse et je
me demande comment ce personnage va descendre la précaire échelle de
cordes. Mais contre toute attente, le phénomène se produit le plus
naturellement du monde, et il arrive sur le pont comme l’araignée au bout
de son fil.
Dès les premiers mots, les apparences ridicules s’effacent, la sympathie
ne laisse plus voir qu’un vieux capitaine long courrier, un Cap Hornier de
la vieille marine, un des derniers vrais marins qui ont couru le monde à la
voile.
Avec lui pas question de « Bombard ». Il sait de plus la vanité de ces
super-sécurités dont on voudrait encombrer les minuscules barques de
plaisance.
En un quart d’heure l’inspection est faite, l’Obock est en règle. Il s’agit
de le mâter et de remplir ses cales de mazout, d’eau douce et de conserves.
Tout est prêt à 8h du matin, mais hélas un coup de suroît souffle dans
ma mâture. Dehors la mer a pris la teinte des mauvais jours et ses lames
énormes éclatent en gerbes d’eau sur la digue de défense.
Enfin le noroît s’établit, le baromètre monte. À demain le départ.
Essais de manœuvre à voile en rade, ou plus exactement essai de mon
équipage improvisé, totalement ignorant des choses de la mer35. Je dois
parler cordes, ficelles, bâtons, rames et drapeau pour lui apprendre les plus
élémentaires manœuvres. Je me rends compte que dans un coup dur, seul
Daniel me secondera… Et puis il va y avoir le mal de mer : ce sera la fin
de tout. Et le bateau est neuf, il n’a jamais encore touché la mer : « Il était
un petit navire, qui n’avait ja-ja-jamais navigué !… »
Cette chanson m’obsède malgré moi. J’ai confiance en la barque, bien
sûr, la séduction de ses formes, la fuite de ses lignes admirées en cale
sèche chez le constructeur. Mais sait-on jamais ce que tout cela va donner ?
C’est à la mer de juger en dernier ressort, sans appel…
*
LES COULISSES DE LA MISSION KESSEL
Lettre no 30011961
Notre arrivée à Djibouti a fait sensation et Chapon a eu une suffocation.
La mission, sauf moi, a rendu visite en corps au gouvernement. La
conversation entre Chapon et Kessel a été plutôt un duel. L’audience dura
deux heures. Je t’en ferai la narration par un prochain courrier car le
temps me manque terriblement62.
Résultat : Kessel est écœuré de Chapon, ça va être la guerre.
(…)
Kessel et les autres sont allés à Addis, je les attends mercredi.
Je ne sais pas trop ce que je vais en faire et comment ils prendront cette
déception de ne pas voir « une caravane d’esclaves ».
Lettre no 300121
Je suis Araoué63 depuis quatre jours, je voudrais n’avoir rien à penser
des choses du monde pour vivre avec les arbres, les bêtes, le vent et le
soleil.
Hélas, il faut que je retourne à Diré-Daoua jeudi ! Kessel et les autres
me télégraphient qu’on les retient à Addis ; je ne sais quand ils viendront.
(…)
Mon papier sur Farzan a-t-il paru ? Je suis un peu contrarié que le
manuscrit qui était à la maison64 soit très incorrect. Le bon était ici. Enfin
envoie-moi le journal si cela paraît.
J’ai lu d’autres choses à Kessel qui prétend que j’écris très bien !… Il
est bien indulgent et s’il lisait cette lettre idiote il changerait d’idée. Enfin
il veut que je continue à publier. J’ai fait pendant le voyage « La mort du
navire », c’est le naufrage de l’Edouard-Geffriaud65 qu’il trouve très bien.
Évidemment quand je parle de la mer, je le fais autrement qu’un chef de
rayon du Bon Marché. Puis j’ai l’histoire de Périm qui lui plaît aussi. (…)
Lettre no 300126
(…) Ici66 je suis avec les quatre Parisiens. Leur arrivée a été
dramatique. Le terrain choisi par le Fitéoari Weldi Mariam (nouveau
gouverneur d’Harar) n’était pas bien placé. Il était tout en haut, sur les
hauteurs de Bobaker sur le haut d’une colline.
Le premier avion portant Kessel67 est allé directement sur Araoué où il
était convenu que je ferai une colonne de fumée. Grand émoi au village
quand il a survolé à faible hauteur. Conclusion : « la flamme attire les
Tayaras ». Puis il est reparti sur Harar.
Pendant ce temps, l’autre avion avec Lablache et Gilbert Charles a
voulu atterrir au terrain du Fitéoari. Une fois sur ses roues il a dévié vers
un ravin où c’était la mort. Le pilote a fait la manœuvre désespérée de
lancer le moteur à pleins gaz pendant que la machine commençait à
dévaler la pente rocheuse de la colline. Après des sauts et des chocs,
l’avion a repris son vol, mais son train d’atterrissage était endommagé. Le
pilote, Carriger, n’a pas pensé à cela et en atterrissant pour la seconde
fois, l’avion a fait un formidable tête à cul dans un nuage de poussière.
Par miracle personne n’est blessé, mais l’avion est fichu68.
Il y avait là tout Harar.
Monseigneur Jarusseau69 était ému aux larmes et en offrant un paquet
d’oranges enveloppé dans un bout d’aboudjedid70 lié d’une faveur
tricolore, il a déclaré serrer les mains de héros !
L’autre avion, devant cet accident causé par le mauvais terrain, après
avoir vu qu’il n’y avait pas de blessés, est rentré sans se poser à Diré-
Daoua. Kessel et le Docteur sont arrivés le lendemain à mulet avec des
derrières pelés.
Enfin tout ça est ici.
Hier on a tué un bœuf de 800 lb71 pour les Oualamas72. Il y en avait une
quantité. Kessel a fait des photos d’une caravane improvisée au fond de la
petite rivière sans eau au bas de chez nous.
Soir : danses éclairées d’un grand feu (on avait acheté tout le bois des
Oualamas pour cet éclairage), sous le gros arbre. Puis j’ai réuni une
dizaine d’esclaves sur la véranda assis en cercle, et nous sur la partie de
l’antichambre.
J’ai fait raconter à chacun l’histoire de sa capture. Jusqu’à 1h du matin
nous avons entendu de curieuses histoires. Kessel est ravi.
Le Ras Négus a reçu la mission comme il ne reçoit pas les rois 73 . Le
fait de leur donner l’avion pour aller à Harar a rempli de respect tout
Addis.
Raffy74 semble avoir reçu des ordres à mon égard, il a senti le vent et
change d’attitude.
Kessel a câblé à Addis que si Chapon continue son attitude d’opposition
tacite, il est décidé aux dernières extrémités75.
Suarez76 a vu le ministre aussitôt et câblé que le nécessaire était fait au
ministère.
Contact entre Kessel et gouverneur déplorable.
(…)
Nous devons aller à Djibouti vers le 6 février pour préparer notre
croisière.
Lettre no 300131
(…) J’ai laissé mes Parisiens à Araoué, ils vont partir faire une chasse
au lion. Quant à moi, je vais préparer une caravane pour aller de Diré-
Daoua à Obock en traversant tous les monts Mabla. Nous avons décidé ce
pénible voyage à la suite du refus de Chapon de laisser aller la mission
seule en cet endroit, c’est-à-dire seule avec moi. C’est le même coup que
pour Teilhard et Lamarre77.
Nous y passerons donc en venant de l’intérieur, après quoi Kessel
publiera un article retentissant, montrant les pistes de Mabla comme les
seules encore sûres pour les caravanes d’esclaves, voilà la raison pour
laquelle Chapon, incapable de rien réprimer dans cette région qu’il
prétend avoir occupée, s’oppose à la visite de tout témoin.
Je crois que le coup portera. Aussi ferai-je l’impossible pour réaliser ce
voyage malgré la très grande difficulté.
(…)
Lettre no 300210
(…) J’ai lu avec intérêt les détails de la conférence Lamarre. Quelle
différence entre ce brave garçon, sain d’esprit, droit et loyal, et ces
journalistes corrompus, prêts à tous les mensonges pour faire l’article
sensationnel. Je ne parle pas pour Kessel qui, lui, a une valeur qui le sauve
et toutes les étrangetés de l’âme slave qui l’excusent. Mais les autres ! Les
Lablache et les Gilbert Charles !… par malheur ces gens et tant d’autres
« possèdent » Kessel et l’entraînent à user stupidement son temps et son
argent.
Je suis sans nouvelles d’eux depuis un mois qu’ils sont en mer78.
(…) Le calme… le calme… ma seule joie est de pouvoir « penser » un
peu en regardant tout ce que nous ne « voyons » pas, de m’enfoncer dans
l’immensité et la toute-puissance de la matière, un peu comme le croyant
se perd tout entier dans l’adoration de Dieu.
Crois-moi, c’est la seule chose qui donne la quiétude quand on sent
monter l’ombre du soir de la vie. Tout le reste sont des châteaux de sable.
(…)
Lettre no 30021379
(…) Kessel et moi allons tenter le passage des Mabla malgré Chapon
pour en retirer une série d’articles contre cet extraordinaire gouverneur
qui surnage et triomphe toujours.
Kessel ayant voulu interviewer Cheikh Issa80, je l’ai fait venir à
Djibouti. On l’a coffré sans raison. Pour nous empêcher d’aller en
excursion sur la côte en bateau, le gouverneur fait emprisonner tout
homme qui accepte de travailler avec moi. Kessel est fou de rage et parle
de créer un incident qui réveille le ministre en tuant un askari81 de Chapon
s’il ose porter la main sur lui.(…) Il se prépare un formidable scandale si
le gouvernement continue à couvrir Chapon.
(…)
Pour arriver à nos fins, voici notre plan :
Je suis ici avec Gilbert Charles, nous allons à Obock, puis au-delà au
Gubbet où il y a rendez-vous avec Kessel, Lablache et Peray. Je me
joindrai à eux pour aller à Obock par Mabla. Le bateau reviendra à
Obock avec Gilbert qui sert à fixer l’attention (abcès de fixation), si cela
réussit, on rira. Chapon a mobilisé toutes ses forces pour faire garder les
pistes de Mabla. C’est la guerre.
Si on passe, Paris saura que par Mabla passent toutes les caravanes
d’esclaves et que les interdictions de Chapon n’ont d’autre but que de
masquer son impuissance à garder ce pays sur lequel il bluffe en parlant
de ses nouveaux postes82.
Ce matin on apprend que Chapon est promu au grade de gouverneur de
e
2 classe. Pauvre France !…
(…)
Lettre no 300227
(…) Kessel et Cie me font mener une existence irraisonnable, comme si
mes affaires avaient cessé d’exister 83 . Nous venons de réaliser la
traversée des Mabla contre la volonté de Chapon. Kessel et Lablache (plus
Peray qui suit on ne sait pas pourquoi), sont partis de Daouenlé avec une
caravane de huit mulets et deux chameaux. Rendez-vous est pris pour le
Gubet Karab. J’y suis avec mon bateau au jour dit et j’attends trois jours.
Enfin un Dankali vient les annoncer ; ils sont au lac Assal. La jonction se
fait dans ce chaos de lave et on se réunit à bord. J’ai avec moi trois
Dankalis ramenés d’Obock comme guide : Farodda et deux autres, parents
de Cheikh Issa. Je congédie l’escorte partie de Daouenlé et me joignant à
eux nous partons par la terre en caravane.
À Djibouti, je suis parti annonçant que j’allais à Obock, et j’invite le
gouverneur à désigner un homme de confiance pour [l’]84 incorporer à
mon équipage de façon à le rassurer sur le but de mes déplacements
maritimes.
J’ai avec moi Gilbert Charles qui n’a pas eu le courage de suivre les
autres de Daouenlé à lac Assal.
Chapon nous donne, non pas un matelot, mais un Européen, un certain
M. Grospas, qui est son espion de choix et ami d’enfance de Mme Chapon.
On va à Obock puis à Moucha et retour à Djibouti. Nous devons repartir
le lendemain, cette fois pour le Gubet. Je suis décidé à y aller même avec
le mouchard qui restera, témoin impuissant, et j’informe Chapon de
l’heure de mon départ. Gilbert écrit que nous serons heureux de donner
l’hospitalité à M. Gropas. Cette fois, on ne nous le donne pas et nous filons
seuls.
Aussitôt après, Rossat85 est envoyé à Obock avec 50 hommes pour
occuper les Mabla et une vedette fouille toute la côte.
Au Goubet je me mets à l’ancre, au mouillage ordinaire, très en avant
dans la crique abritée, mais enfin visible à qui voudrait bien me trouver.
Le douanier qui commande la Curieuse a préféré fouiller seulement les
mouillages du sud de la baie, craignant qu’une rencontre avec moi dans ce
lieu écarté et sinistre ne tourne mal pour lui ! Il rentre en déclarant qu’il
n’a rien vu.
Depuis dix jours le Mousterieh est invisible, un fantôme. Des postes de
garde sont échelonnés sur la côte et des patrouilles partent de Tadjourah
vers l’intérieur.
Enfin le Mousterieh revient à Djibouti avec Gilbert Charles et le docteur
Peray, mais sans moi. Où suis-je ?
Gilbert raconte que je suis parti au secours de Kessel et Lablache,
prisonniers de Dankalis, gardés comme otages pour l’incarcération
arbitraire de Cheikh Issa (Chapon l’a fait enfermer quand il a su que
Kessel voulait l’interviewer).
Grande émotion. Nouveaux envois de troupes.
Lettre no 30031287
Nous arrivons d’un petit tour dans le golfe de Tadjourah avec Kessel,
comme préparation à leur voyage en mer Rouge, car j’ai décidé de ne pas
les accompagner. Ils ont dîné à Tadjourah chez le résident. Moi je suis
resté à bord. Soûlographie avec du champagne que j’ai dû envoyer à terre.
Arrivés ce matin à Djibouti, nous apprenons que [le]88 Chambord arrive ce
soir. Dîner chez Rousselert. Impossible de refuser. Beuverie depuis 6h
jusqu’à minuit où je m’esquive au moment où on casse les verres après
boire.Toute la bande rentre à 2h du matin ; hurlements dans les rues,
souper au champagne dans l’hôtel Muller. On veut monter les escaliers en
auto. Je trouve que cela dépasse la mesure ; il est temps que ça finisse.
Sous l’alcool, Kessel est déchaîné : c’est la brute russe que domine tout.
Jamais je n’ai tant regretté ma tranquille vie comme en face de ces vies de
fêtards. Je suis écœuré ! Lablache est là comme un poisson dans l’eau.
Enfin je monte89 dimanche… enfin seul !…
(…)
Lettre no 30052390
(…) Ô douce solitude, combien me sembles-tu voluptueuse ! Après les
turbulents Parisiens, rien ne pouvait me paraître meilleur que le contact
avec les choses vraies et aimables de la nature. Assez de discours à la coco
et aux 40 pipes sur les abstractions relatives aux états d’âme, ou sur la
beauté des fards et de la toilette. Je suis rendu à mes plantes, à mes arbres,
à mes abeilles, vaches, chèvres, moutons, termites, vent, pluie, terre et
rocher, etc.
*
*1. * Annotation de l’auteur : Le dictionnaire de marine de Willaumez les nomme Amphisdrome, modèle que l’on trouve
aujourd’hui sous le nom de zaroug, mais que le gouvernail rend impropre à ce changement de sens. Cependant ils ne virent
pas de bord, mais changent simplement d’amure en démâtant pour passer le mât de l’autre côté de la vergue.
LE NAGADI8
Le nagadi est petit, gras, huileux. Ses petits yeux noirs sont fuyants,
comme ceux d’un animal craintif, mais n’indiquent pas la méchanceté. Il y
a, à l’ordinaire, bien peu de choses dans la cervelle du nagadi. Des calculs
infimes : « Sur dix esclaves, je dois toucher… » , des craintes : « Si nous
étions attaqués tout à l’heure ? » et même parfois une vague, très vague
pitié pour un malade, qu’il oublie tout de suite. Le bien, c’est l’argent et
l’agneau rôti, dont l’odeur le fait s’épanouir. Le mal, c’est la malaria, si
fréquente dans ces régions, les fièvres, ou le bruit des coups de feu dans le
lointain. À chaque voyage, son bénéfice est à peu près le même. Mais
aujourd’hui…
Aujourd’hui, le nagadi a un peu changé. Extérieurement, une seule
différence. Le turban de soie verte qu’il arbore, et qui est neuf.
Intérieurement, un espoir. Ce qu’il rapporte au calife Omar, ce n’est pas
une femme ordinaire. C’est une métisse, fille d’un Grec et d’une esclave,
que le hasard a fait blanche. Blanche, mais non pas blanche de ce qu’on
appelle blanc en Éthiopie. Vraiment blanche, blanche et rose, les yeux
clairs, les cheveux clairs, caprice de la nature que dans le harem lointain où
elle était née, les autres femmes venaient contempler et toucher avec un
mélange d’admiration et de superstition. Par un hasard miraculeux, le
nagadi a su l’existence de cette merveille. Il en a parlé au calife Omar, et
celui-ci, dans son transport, a promis une énorme récompense à celui qui
lui ramènerait. Celui-là, c’est le nagadi. Il a su discuter, marchander,
convaincre. Il a senti, pour la première fois, une étrange fierté naître en lui.
Il a emmené triomphalement la fille blanche, et avant de partir, il a acheté
un turban.
Pourquoi ce turban ? Il n’en sait rien lui-même. Il n’est pas coquet, ce
petit homme couard et laid, pour qui l’odeur du mouton et la première
indigène venue, représentent le paradis. Il n’est qu’un parmi les nouveaux
nagadis qu’emploie le calife, et s’il n’a jamais bénéficié de la faveur du
maître, il n’en n’a jamais pâti non plus. Petite cervelle, petit appétit, disent
les askaris qui le méprisent autant pour sa vague bonté que pour son
attitude pusillanime. Mais ceci est arrivé : il a fait son récit sans même y
penser, et le calife s’est penché sur lui. Il lui a dit :
« Tu seras un homme important, un homme riche, si tu ramènes cette
esclave. Je te comblerai de biens. »
Le nagadi ramène la captive. Il se sent différent.
Jamais il n’a réfléchi sur son sort. Le Nègre est esclave, l’Arabe est
trafiquant. Le nagadi suit son chemin, des villages où il va chercher sa
marchandise à Moulou où il la livre, et de Moulou à Bagdad, où il ramène
à Omar le reste, et souvent la fleur de sa récolte. Il suit son chemin, comme
tenu par un fil invisible, sans dévier, sans choisir. Vente, achat, argent,
mouton. Femme parfois, ce n’est pas un problème. Tout à coup le fil s’est
rompu. Le calife a parlé :
« Va chercher cette femme blanche. Si tu la ramènes, ta vie changera. »
La vie peut donc changer. Faible lueur entrée dans la cervelle obscure,
comme un caveau qu’éclaire une chandelle de suif, du nagadi, lui qui
traverse désert et océan sans pensée, comme une fourmi qui suit son
chemin patiemment et ne voit que la terre, lui qui depuis des années
somnole sur son cheval et ne marchande que pour le principe (car les
trafiquants de la côte sont d’accord et que gagnerait-il à se dépenser ?). La
route s’interrompt, le fil est rompu. Enfant, il ne pouvait retrouver le fil des
versets du Coran si on l’interrompait. Tout à coup il a cessé de réciter sa
vie. Il a regardé autour de lui, il a vu le paysage, les couleurs, le visage des
askaris. Et il a acheté le turban vert.
Assis en face de Saad Din, le nagadi le regarde, et comme il a vu le
paysage, les couleurs, le visage des askaris, il voit le visage du Sultan, et il
sait tout à coup qu’il n’aime pas Saad Din. En attendant qu’on apporte le
tetch, la liqueur de miel, le nagadi savoure cette découverte.
Saad Din est grand, massif, il atteint la cinquantaine et son poil
grisonnerait si, selon l’usage, il ne l’eût teint au henné. Visage de bronze,
point si dissemblable de celui du calife Omar, et pourtant si l’on craint le
calife Omar, c’est comme l’éclair, comme la foudre. On le craint comme
un cataclysme naturel, sans malice, dévastant tout sur son passage, semant
parfois aussi des bienfaits, avec cette superbe indifférence qui tient lieu de
bonté aux puissants.
Saad Din est un homme, et non un cataclysme. Sa foudre est maligne et
calculée ; il se plaît à surprendre, à déconcerter. Le calife Omar n’est qu’un
calife, un pouvoir doré sans âme et presque sans visage. Saad Din est plus
que le Sultan ; il est un homme en face d’un autre homme, qui use de son
pouvoir pour éveiller autour de lui une terreur différente, inutile, qui le
flatte comme un encens.
Le tetch se fait attendre, et Saad Din entraîne son visiteur vers le seuil.
Heure de la vieille plaisanterie à laquelle le nagadi depuis longtemps est
résigné. Depuis longtemps, oui. Mais aujourd’hui ? Dans le fossé bourbeux
qui entoure le Guebbi, les crocodiles ouvrent les mâchoires, et montrent
leur palais blanchâtre.
« Ils ont faim, dit Saad Din, ils demandent des proies vivantes. Qu’en
dis-tu, mon ami ? »
Le nagadi toujours à ce moment-là balbutie, tremble, donne le spectacle
d’une peur qui flatte Saad Din. Il sait pourtant que le calife se vengerait de
la disparition de son serviteur. Mais il sait aussi que l’homme est craintif et
bas, et se plaît à le vérifier souvent. Mais aujourd’hui… Est-ce le turban
vert qui donne au nagadi tant d’audace ? Il est certain qu’il l’enfonce sur sa
tête avant de déclarer d’une voix étrange :
« Ce ne serait pas le moment d’y tomber ! »
À l’intérieur de lui, le petit homme tremble. Mais lui, son enveloppe
extérieure, se tient bien droite sous le turban, et ne fléchit même pas quand
l’énorme main de Saad Din s’abat sur son épaule, quand l’énorme rire du
Sultan retentit dans la pièce où ils sont revenus.
« Tu as bu, nagadi ! »
Le nagadi fait non de la tête.
« Alors tu vas boire. Voici le tetch. »
S’il le veut. C’est une phrase bien étrange, que peuvent seuls se dire les
puissants de ce monde. Il n’a même pas eu envie de pouvoir se la dire. Et
tout à coup il est libre. Il sera un homme riche. D’autres esclaves seront
vendus et ne songeront pas qu’il est possible d’être autre chose qu’esclave.
D’autres nagadis feront la route du Tchad à Moulou, de Moulou à Bagdad,
tenus par un fil invisible, et ne songeront pas qu’il existe d’autres chemins,
des chemins qu’on choisit. Mais lui fera désormais ce qu’il veut, comme
Saad Din lui-même. Il est légal de Saad Din. Certes il sera moins riche,
mais l’égalité ne commence pas par l’argent : elle commence au choix. Le
nagadi ne s’est jamais senti bien différent des esclaves ; aujourd’hui il se
sent l’égal de Saad Din.
Les bouteilles se succèdent. En Éthiopie on boit à même une carafe d’un
litre qu’un esclave remplace aussitôt vide. Le nagadi n’est pas sans voir la
lueur inquiétante qui s’allume dans les yeux de Saad Din, pas sans deviner
cette hostilité sans cause qui naît entre eux, et vient de ce que le Sultan
sent, si faiblement que ce soit, la moindre résistance comme une insulte. Et
le nagadi, turban en tête, reste. Et même il parle.
« Que le Sultan me pardonne de rester aussi longtemps, dit-il soudain,
emporté par une incompréhensible gloriole. Mais il se peut que ce soit la
dernière fois que je vois Moulou. »
Le Sultan lève les yeux. Incrédule, méprisant. Ce nagadi se permet de
prendre des décisions ?
« Il se peut que le calife Omar, en récompense d’un grand service,
m’accorde le repos à Bagdad… »
Le sourire de Saad Din est un rictus. Ces paroles sont une insulte. Mais
s’il est vrai que le nagadi a rendu service au calife, il sait (et le petit
homme aussi) qu’il serait imprudent de lui faire le moindre mal. Du moins
ouvertement.
« Et quel service, nagadi ? dit-il avec bienveillance. Je serai content de
savoir à combien il faut t’estimer. Peut-être t’ai-je mal connu ? Une
histoire bien racontée vaut, elle aussi, un présent de choix. »
Les narines du petit homme frémissent. Le tetch a dissipé sa peur. Il a
envie de parler. Et Saad Din, pour la première fois, l’écoutera. Il
commence. Les carafes sont à nouveau remplies. Il raconte comment il a
pour la première fois entendu parler de l’esclave blanche enfermée dans un
lointain harem, fille d’un Grec et d’une Noire, et par un miracle, devenue
blanche comme le lait. Comment il a osé parler de cette belle au calife
Omar qui cherchait des femmes pour son harem. Comment il a trouvé la
fille, a négocié l’achat, a doublé le nombre de ses askaris. Il s’étend sur les
détails, exagère les difficultés, l’habileté qui fut nécessaire. Et le Sultan
écoute, les sourcils froncés.
« Blanche ? demande-t-il rêveusement. Mais vraiment blanche ?
— Comme le lait, dit le nagadi avec orgueil.
— Et vierge ?
— Cousue. »
Le Sultan n’a jamais haï personne comme ce petit homme gras qui ose
se jouer de lui. Mais il contient sa colère, patiente. Il doit satisfaire d’abord
son appétit impérieux, soudain éveillé. Sa vengeance ne viendra
qu’ensuite.
« Montre-la-moi, dit-il. Si elle vaut ce que tu dis… je te proposerai
quelque chose. »
Le nagadi hésite. La voie est toute tracée. Ramener la captive jusqu’à
Bagdad, le calife est trop craint pour qu’on ose la lui prendre par la force,
recevoir sa récompense, se retirer. La voie est toute tracée pour un nagadi
sans liberté, pour un nagadi sans turban. Mais pour le peit homme qui vient
de découvrir qu’il y a toujours un choix possible…
« Je puis te donner plus que le calife. Pour ce qui est de lui, nous nous
arrangerons toujours. Un accident, les fièvres… Une attaque… Tu auras
autant de bêtes que tu voudras. Ou de l’or. Des pierres même… Avec des
pierres tu peux t’établir n’importe où… »
Saad Din implorait presque. Qu’importait ? Il se vengerait plus tard. Le
nagadi hésite. Il tient dans sa main, lui, le sort de la captive, et le plaisir de
Saad Din. Il faut dire non. Il faut vite dire non. Mais sitôt cette parole
prononcée, il retombera dans l’insignifiance. Saad Din n’osera pas
maltraiter le mandataire du calife. Mais il le chassera, et ce sera la route
prévue, et le calife le récompensera, certes, mais sans un regard… Il faut
dire non. Mais le nagadi veut voir encore le terrible Sultan l’implorer, pâlir
de désir et se ronger de colère. Le Sultan désirant la vierge blanche est-il si
différent du nagadi tremblant devant les crocodiles ?
« Par là », dit-il doucement.
Le Sultan le suit, docile. Plus question de crocodiles maintenant.
« Que le Sultan veuille bien ne pas faire de bruit, dit le nagadi d’un air
supérieur. Il ne faut pas que les askaris se doutent… »
Et Saad Din étouffe le bruit de ses pas. Si le nagadi se retournait, il lui
verrait un terrible visage, convulsé de colère. Mais il marche léger dans les
volutes du tetch.
Enfin ils arrivent à la tente. La toile d’entrée retomba derrière lui.
Recouverte d’un voile, et feignant de dormir, la captive est là. Lentement,
surveillant Saad Din du coin de l’œil, le nagadi soulève le voile. Et il voit
pâlir le dur visage, se pincer les narines, se serrer les lèvres impérieuses.
Un moment, Saad Din reste immobile. Puis sans violence, passe la main
sur le visage, sur l’épaule de l’esclave pour s’assurer que cette miraculeuse
blancheur est authentique. Il est plus d’un enduit étrange dont les coquettes
du pays n’hésitent pas à s’enduire chaque soir pour éclaircir la couleur de
leur peau. Mais non. Il ne s’agit pas d’un enduit. Et sur cette peau laiteuse
des cheveux clairs ruissellent autour d’un visage parfait. Renonçant à la
feinte, l’esclave sourit. Sait-elle seulement à qui le nagadi, en fin de
compte, la vendra ? Son métier est de plaire et de sourire. Elle le fait avec
indifférence.
À cheval, coiffé d’un turban vert, le nagadi quitte Moulou. Dans une
heure, dans la plaine, les chiftas l’attaqueront et lui déroberont l’esclave.
Lui, porte contre son cœur un lourd fardeau d’or et de pierres. Et il a peur.
Sa peur est nouvelle. Autrefois, il pensait, lorsqu’il se risquait dans des
étendues dangereuses, qu’Allah le tenait dans sa main. Aujourd’hui il lui
semble que c’est de lui que dépend son sort. Et il dit à l’un de ses askaris,
le plus jeune :
« Porte un instant mon turban, veux-tu ? »
Fier comme un aigle, le jeune garçon s’en coiffe, et rit de plaisir. Mais
voici déjà des chiftas qui dévalent vers eux, surgis du chaos rocheux. Les
askaris aussitôt, abandonnant tout avec les bêtes de bât et de selle, fuient en
déroute, et le nagadi les suit prudemment.
*
Hors du troupeau
La maladie est de ces coups du sort qui font parfois dévier sainement
une vie. Le recul que la souffrance impose, les questionnements
immobiles, les jours qui ressemblent trop aux nuits font voir autrement le
chemin. Se sentir empêché suscite une envie de vivre plus, mieux, loin.
La vie d’Henry de Monfreid eut sans doute suivi un autre cours s’il
n’avait contracté une vilaine fièvre, à l’aube de ses trente ans. Son mal
avait un nom venu d’ailleurs, la Fièvre de Malte (que l’on préférera à son
autre appellation, la Brucellose) mais guettait dans les étables de France. À
l’époque, après avoir échoué dans l’élevage de volailles, Monfreid
s’essayait à l’industrie laitière près de Melun, avec aussi peu de bonheur.
Laitier plutôt que trafiquant d’armes, il n’y aurait eu là nulle indignité,
mais peut-être moins matière à œuvre romanesque.
Sur son lit de convalescence, après avoir failli trépasser, Henry décida
de ne plus vivre comme avant. Et pour ce faire, au risque de friser la
provocation, on peut avancer qu’il choisit une voie confortable. Pour se
dépayser de soi-même, quoi de plus simple que le lointain ? Dans un cadre
inchangé, les changements exigent plus d’énergie. Il choisit donc de partir,
quittant un premier amour malheureux en même temps que son pays. Le
désir était là et, comme souvent, les circonstances firent le reste. Un de ses
amis le mit en relation avec un négociant français aventuré sur les plateaux
abyssins. Monfreid plongea dans le café, le commerce de ses grains, des
perles et des peaux. Puis, dans un sillage très rimbaldien, ce furent de plus
subversives marchandises, les armes et le hachich.
Ainsi, ce n’est pas par pulsion aventureuse qu’Henry de Monfreid a
gagné l’Afrique, mais pour fuir la vie qu’on lui proposait. Il le confie dans
l’entretien qui ouvre ce livre. Nous sommes en 1974. « Je suis arrivé là-
bas, non pas pour y chercher l’aventure, c’est là un grand mot qui ne
représente qu’un accident pour moi… mais simplement pour gagner ma
vie, loin du tumulte de la vie européenne et de sa monotonie surtout »
répond-il à celui qui est venu le visiter en sa maison d’Ingrandes, dans un
Berry si éloigné des rivages de la mer Rouge, quelques mois avant sa mort.
Monfreid a pris le large parce qu’il savait. Il connaissait l’étreinte
mortelle de la routine, les mille contraintes qui font ployer la volonté. Il
redoutait le poids des habitudes, des convenances, du monde. Ce qui
frappe dans ces textes, c’est leur fraîcheur intacte. Les mots sont d’hier
mais ils pourraient être de notre temps. Ils résonnent étrangement avec nos
questionnements contemporains. Ainsi cette aspiration à fuir le cours trop
écrit de nos vies. Sans prendre le chemin de l’Afrique, qui n’a pas songé au
moins une fois dans son existence à sortir de la route ? Rien de ce qu’a fait
cet homme ne nous paraît accessible et pourtant, ses mots nous semblent si
proches. Et toucher à l’universel, c’est rejoindre l’essence de la littérature.
Recueil d’articles, d’interviews, de lettres ou de récits savamment réunis
par son petit-fils Guillaume de Monfreid et éclairés par ses notes, Vivre
libre nous rappelle qu’Henry fut un aventurier mais aussi un écrivain. Ce
n’est pas forcément l’image qui vient en premier, quand on l’évoque. Les
charmes spectaculaires de la tête brûlée occultent les qualités plus discrètes
de la tête bien faite. Et les précieux ont vite fait de le cantonner dans un
genre mineur de littérature exotique. Dans un précédent ouvrage1,
Guillaume de Monfreid cite pourtant cette lettre de Marcel Pagnol,
confiant à Henry qu’il voyait en lui « l’un des plus grands écrivains de ce
siècle »… De fait, l’aventurier a souvent le mot juste. Et il peut faire courir
la plume sur les pages aussi légèrement qu’une étrave sur le bleu de
l’Indien.
C’est Joseph Kessel qui décela l’écrivain derrière le baroudeur. C’est lui
qui l’incita à écrire, le « révéla à lui-même ». Les deux hommes faisaient
route vers Djibouti depuis Marseille, sur un lent paquebot. Ils venaient de
se rencontrer. L’aventurier devait ouvrir au journaliste les portes de terres
interdites pour son enquête sur la traite des esclaves. Monfreid lui avait
confié ses journaux de bord. « Vous qui faites des livres, lui avait-il dit,
peut-être y trouverez-vous matière à en écrire ». Après une nuit de lecture,
« Jef » se refusa à y puiser et, dans la touffeur d’un matin de mer Rouge,
lança à son guide : « Ce serait un plagiat, il faut les publier ! » Cet
encouragement ne s’arrêta pas aux mots. Monfreid raconte comme son
nouvel ami l’aida à se lancer dans le « monde épineux des lettres ». Même
s’il se méfiait des excès de cet homme au sang puissant, il rend hommage à
sa loyauté, « si rare en un monde où la jalousie comme la mauvaise herbe
étouffe ce qui voudrait fleurir ». Là encore, les mots de Monfreid n’ont
guère vieilli… Il écrivit soixante-quatorze ouvrages, avec des pépites mais
aussi des textes moins inspirés. L’engouement pour les récits au long cours
et son succès l’incitaient à une intense production.
La liberté, dans ce livre comme dans cette vie, est le maître-mot. Henry
de Monfreid était un homme complexe. Un homme, donc. Un être d’airain,
de tensions, mais aussi de faiblesses et de contradictions. Chez lui, la
mesquinerie pouvait côtoyer la grandeur et les préoccupations matérielles
les rêves d’absolu. Il pouvait être filou, un brin mystificateur, égoïste,
orgueilleux et d’une dureté de lave sèche. Il prit parfois des libertés avec
l’honnêteté et on le suspecta d’être l’espion du Négus. « Tous n’étaient pas
des anges », a-t-on envie de dire en empruntant au titre d’un livre de
Kessel sur des hommes d’exception. Mais Monfreid était avant tout libre.
Et il avait gagné sa liberté en se tenant à distance du monde. Pour lui, le
plus grand malheur d’un homme est de « perdre l’illusion ».
Quand il se livre au Questionnaire de Proust, en 1952, à la question « Où
aimeriez-vous vivre ? », Monfreid répond : « Hors du troupeau. » Une
réplique que l’on pourrait entendre aujourd’hui dans la bouche d’un
Sylvain Tesson. Et l’on songe aussi au « parc humain » décrit par Peter
Sloterdijk. Pour Monfreid, les aiglons ne peuvent vivre en basse-cour… Le
grand théâtre ne le divertit pas. « J’ai la satiété du Monde, de cette scène
où on se joue la comédie, où l’on n’agit qu’en vertu de conventions aussi
ridicules que fastidieuses ; j’ai la satiété du mensonge éternel et de tous les
grands mots dont on pipe la masse des hommes pour en asservir la force. »
Il déteste le « souriant mensonge des contraintes mondaines », sent « toute
la stérilité du code des grimaces qu’il faut mettre en œuvre pour être admis
à paître avec le troupeau ». Résonne ici la voix de Psichari, autre poète du
désert nous exhortant à fuir « le mensonge des cités » pour trouver
l’immuable vérité. Cette prévention contre le monde n’empêcha pas le
rebelle de mer Rouge de se présenter par deux fois – et sans succès – à
l’Académie française, au milieu des années 1960…
« Plus les choses sont simples moins elles vous causent d’ennuis »,
disait Monfreid au sujet de la rusticité de ses boutres qu’il préférait aux
perfectionnements des yachts modernes. L’affirmation sonne comme une
métaphore de sa vie. Pour être libre, l’homme doit se désencombrer. Dans
les eaux du Golfe d’Aden ou les paysages désolés des îles Dahlaks, il fuit
l’agitation et le bavardage. « J’ai besoin de calme, avant tout », écrit-il.
Monfreid veut écouter, entendre. Et voir. Il se désole de ces « gens qui ne
savent pas regarder ». On peut craindre que, depuis, ce mal n’ait fait que
croître. Ces infirmes des sens, ce sont ses frères européens, qu’ils vivent
sur le vieux continent ou aux colonies. Leur œil ne voit pas, soit que
l’étroitesse de leurs idées ferme l’angle de vue, soit que leur âme
rationnelle ne sache plus s’émerveiller du spectacle du monde. Les
« indigènes », pourtant si méprisés, ont préservé la valeur du regard. Leur
vue n’a pas été gâtée par les fausses lumières. Ils ont gardé « ce goût du
merveilleux qui sait animer le rocher ou peupler le désert ».
Rien de ce qui fait la comédie humaine ne semble échapper à Henry de
Monfreid, sans doute parce qu’il contemple la scène avec la plus grande
distance qui soit. Cet œil acéré nourrit les savoureux portraits qu’il brosse
de ses contemporains. Ils sont souvent d’une ironie cinglante, toujours
d’une grande justesse. Ainsi celui de son ami Antonin Besse, dont le sens
aigu de la probité ne découlait pas des vertus que l’on imagine
communément. « À vrai dire, écrit-il, ce rigorisme n’était point vertu
exceptionnelle de haute morale, mais orgueil qui lui interdisait les vils
expédients. Un homme de sa valeur devait être assez fort pour vaincre sans
jamais s’abaisser par le mensonge et les lâches compromis. » Sans doute,
avec ces mots, Monfreid plaidait-il aussi pour lui… Quand il s’agit
d’acteurs de la petite société coloniale, ces portraits peuvent être d’une
délectable cruauté. Ainsi la description du consul de France à Suez,
homme charmant mais qui « adore la mer à la façon de Monsieur de
Chateaubriand, qui est un peu celle de bien des gens ayant quelque culture
et qui se sentent vocation de marin, du fond de leur fauteuil sur une
terrasse en regardant l’océan dormir ou déferler »…
Monfreid est inspiré quand il évoque Gauguin, ami de son père qui avait
trouvé grâce aux yeux du terrible peintre car tous deux aimaient la mer. Il
décrit son regard, « qui lui faisait un masque de brute chaque fois qu’il se
repliait sur lui-même : ses yeux en ces moments-là étaient inquiétants
comme la mer quand elle se trouble pour cacher sous sa surface le récif ou
le gouffre ». Et cette volupté du malheur que l’artiste semblait éprouver,
« comme la joie morbide de se sentir la victime d’une humanité qu’il
méprisait ». Paul Gauguin croyait en l’art comme l’apôtre croit en Dieu, dit
joliment Monfreid.
Henry de Monfreid est aussi un poète de la géographie, un peintre des
éléments. Les lieux, les cartes, les paysages sont la grammaire de sa vie. Il
y a chez lui une musique des mots qui est celle de l’eau sur l’étrave et du
vent dans les agrès. Parfois chargées, comme une barque de contrebande,
les phrases sont émaillées de fulgurances qui ne doivent pas tout à l’opium.
Elles peuvent avoir le rythme d’un brusque coup de chien ou celui d’un
sillage indolent. Comme lorsqu’il conte ces jours de fureur où « la mer
phosphorescente tourbillonnait comme un torrent de soufre enflammé ».
Ou ces nuits de paix, quand la lune sur la mer semble inscrire « en nappe
de feu la route fatale » qui selon les légendes entraîne les marins. Ces mots
semblent parfois brûlés par le Kamsin, le vent de feu…
La mer, chez Monfreid, est bien sûr au cœur de tout. Il raconte comment
il entendit son appel, quand l’enfant de Méditerranée fut si tôt « envoûté
par le mystère des horizons de cette mer sans âge ». Il lui voue une
adoration mystique. L’écrivain sait lui donner corps, la faire rugir, se
cabrer, cassante ou caressante. Il y a le désert aussi, mais ce dernier n’est-il
pas un océan pétrifié ? « La mer et le désert laissent en l’esprit de ceux qui
savent voir et comprendre l’inconsciente nostalgie de leur pérennité » écrit-
il magnifiquement. Monfreid a laissé se réveiller en lui l’ancestral nomade.
L’action et l’âpreté de ses affaires n’ont pas asséché les yeux du vieux
marin. Monfreid fait jaillir la poésie des hommes et des scènes. Il y a ce
commandant des gardes-côtes égyptiens, pour qui « la géographie est une
science respectable et par conséquent mystérieuse ». L’homme connaît le
nom des îles et des ports mais les sème à sa guise à la surface du globe,
Aden se retrouvant aux Indes et Madagascar en face de l’Algérie. Avec
une merveilleuse inconscience, cet homme crée un autre monde… Et que
dire de ces caisses tombées des navires au large et échouées sur une plage.
Remplies de toutes ces choses devant servir aux hommes, des
portemanteaux aux bouteilles de champagne, elles se content leurs
histoires, « parlent de leurs pérégrinations avec leurs inscriptions en toutes
les langues ».
L’univers que l’aventurier a choisi est celui des contes et des fables, des
terres envoûtantes où courent les djinns et les sylvains. Il est aussi celui
d’une autre religion que la sienne. Converti à l’islam, sans doute davantage
par amitié pour le monde qui l’accueillait que par adhésion religieuse,
Henry de Monfreid n’échappait pas au questionnement spirituel. Dans des
pages étonnantes, il évoque sa rencontre et son amitié avec Teilhard de
Chardin, ainsi que le conflit qu’il décelait « entre la Raison et la Foi » au
cœur de celui qui était à la fois prêtre et savant. Monfreid est un autre
quand il évoque l’appétit spirituel de l’homme, cette « tentative d’évasion
vers l’Éternel et l’Infini, autrement dit vers l’Univers inconcevable des
Causes ». Pour cet homme qui avait si souvent lié son sort à celui de la
nature, « l’univers est un reflet de Dieu ». Il cite Saint-Augustin : « Credo
qui absurdum. » Je crois, parce que c’est absurde.
Cette liberté avait un prix, que Monfreid ne fut pas le seul à payer. Il ne
s’est pas toujours soucié de la casse, celle de ses bateaux ou celle chez ses
proches. Il a épuisé son entourage, ses épouses et sa descendance. Peut-être
est-ce pour cela qu’il plaçait l’indulgence au rang de vertu suprême… Il
était dur, sans être insensible. Infatigable aussi, malgré les échecs. La
souffrance sans doute devait faire partie de son chemin de vie.
« Qu’appelle-t-on joie ? L’envers de la douleur » confie-t-il dans son
entretien-testament, en citant Musset : « Le seul bien qui me reste au
monde, est d’avoir quelquefois pleuré. »
Arnaud de La Grange
LE QUESTIONNAIRE DE PROUST23
Où aimeriez-vous vivre ?
Hors du troupeau24.
Ma devise ?
Savoir que tous comptent sur moi sans rien attendre de personne.
*
SERPENT DE CHEIKh HUSSEN7
Quand la guenon enleva son enfant devant la foule stupéfaite, Aïcha put
s’enfuir à la faveur de la panique provoquée par la colère du dragon.
Guidée par les cris de la troupe des singes bondissant à la cime des arbres,
elle arriva à la forêt des montagnes de Gara Moulata, où la guenon lui
remit son enfant sain et sauf.
Son ami Toboguellé, celui qui était venu la libérer dans sa case, la mena
au sommet le plus haut, sur un plateau couvert de gazon, qui semblait
suspendu comme un tapis magique entre ciel et terre, au-dessus des nuages
pluvieux de la saison humide. Aussi y avait-on toujours un ciel limpide et
un brillant soleil pour réchauffer l’air.
Les aigles venaient y planer et chaque jour, laissaient tomber un agneau,
des perdrix et le plus fin gibier. Les singes en ayant l’air de lui faire des
niches lui jetaient des bananes, des oranges, des mangues, des patates
douces volées dans les jardins de la plaine.
Au milieu de ce monde sauvage, l’enfant apprit la langue des bêtes car il
les aimait toutes depuis le plus petit insecte, jusqu’à l’éléphant au front
pensif qui sut se faire aimer malgré son rôle ingrat de professeur, sans
doute parce qu’il n’enseignait que des vérités simples dont l’enfant sentait
aussitôt l’utilité. Et puis il était si bon ce gros pachyderme, il avait tant de
délicatesse dans sa manière de protéger ce petit enfant inexpérimenté ! Sa
vieille peau ridée, craquelée et rugueuse comme la boue séchée d’un
marais lui semblait aussi jolie que l’élytre doré du scarabée ou l’aile bleue
du papillon des prés, tant il est vrai que tout vaut en ce monde par le seul
rayonnement de l’âme.
À mesure qu’il grandissait, le jeune garçon s’aventurait toujours un peu
plus loin de ce coin de paradis terrestre encore inviolé des hommes. Sa
mère lui recommandait de rester toujours au milieu des montagnes sous la
protection des djinns et des sylvains, mais je ne sais quel instinct de petit
mâle le poussait à chercher ce que la nature impose avec tant d’artifice et
de séduction à toutes ses créatures.
Un jour il alla si loin qu’il rencontra ce que le destin avait voulu qu’il
trouvât sur sa route. Des voix claires, des rires frais comme le chant des
merles bleus dans le rayon de soleil après la pluie, l’arrêtèrent haletant,
ému comme jamais il ne l’avait été. Il resta immobile, craintif et curieux,
attendant il ne savait quoi, mais il était plein d’une joie chaude, puissante,
qui dilatait son cœur délicieusement.
Il vit, entre les branches du fourré où il était tapi, un groupe de femmes,
mais une seule retint son regard, c’était la fille du Sultan.
Il ne tarda pas à apprendre que la belle enfant était destinée à celui qui
débarrasserait le pays du serpent de la grotte d’Ourso. Mais il sut en outre
que le Sultan avait juré de se venger de la mort de son fils sur celui qui
naguère en avait été la cause par l’intervention d’un singe effronté !
Hussen était donc le seul homme qui ne pût prétendre à la main de la belle,
le seul envers lequel le Sultan pouvait, sans se parjurer, renier sa parole. Il
passa la nuit à se lamenter sur son sort mais le rire diabolique des hyènes
dévorant là-bas dans la gorge d’Ourso les restes du plus récent champion,
lui semblèrent railler son manque de foi.
Il reprit courage, bien décidé maintenant à tenter coûte que coûte la
redoutable épreuve.
Comme le voulait la coutume, il alla informer le Sultan de sa résolution.
Il fut reçu avec tout le mépris qu’un pauvre berger de dix-huit ans peut
inspirer à un puissant monarque :
« Qui es-tu pour prétendre réussir là où les plus braves de mes seigneurs
ont échoué ?
— Je suis berger.
— Mais quel est ton nom et quel est ton pays ?
— Je me nomme Hussen et je n’ai point d’autre pays que celui où vivent
les bêtes sauvages.
— Ta mère ne serait-elle point une guenon ? dit le Sultan en voulant
plaisanter, mais sans savoir combien il touchait à une allusion délicate.
Le jeune homme ne broncha pas et détourna le danger par sa réponse
pleine d’astuce :
« Un fils, ô Seigneur, ne doit pas rougir de ressembler à sa mère, fût-elle
une guenon et si je parais aussi laid qu’un singe, tu peux en rire ton aise,
mais moi je n’ai pas le droit d’en être honteux.
— Puisque tu viens du pays des bêtes sauvages, n’as-tu pas entendu
parler d’un enfant enlevé par une guenon et qui se cache dans la forêt ?
— Oui, sans doute, mais je suis venu pour tuer le dragon. Si je réussis, je
te donnerai les nouvelles que tu souhaites sur l’enfant qui t’intéresse, mais
je ne veux pas charger ma conscience en trahissant et risquer ainsi de
perdre l’aide qu’Allah m’a promise.
— Tu es donc “Cheickh” pour qu’Allah te réserve ses faveurs ?
— Il les réserve à tous ceux qui ont la foi… »
Le Sultan ne pouvait insister davantage, entouré comme il l’était de tous
les anciens devant qui il ne voulait laisser deviner que sa vengeance
personnelle primait le salut de son peuple, mais à part lui, il se promit de
savoir qui était ce jeune garçon si le sort le rendait vainqueur.
Un gros scarabée avait écouté cette révélation et jugeant que plus rien
d’intéressant n’allait suivre, il retourna à son énorme boulette qu’il
poussait inlassablement en haut d’une éminence bien que toujours elle
retombait au moment d’atteindre le sommet.
Hussen fut la providence de cet obstiné scarabée en lui portant d’un
geste machinal sa boulette au-delà de l’obstacle infranchissable. La
bestiole eut l’air de trouver ce miracle naturel. Mais il ne faut jamais
imaginer ce que pensent les bêtes, nous serions absurdes. Il y a tant
d’autres miracles auxquels, nous, les hommes, ne prêtons pas attention que
l’indifférence du scarabée ne doit pas nous surprendre.
Il disparut dans les herbes et Hussen n’y pensa plus, il quitta les petits
amis les Toboguellés et s’en alla vers la contrée maudite où vivait le
serpent.
Hussen était trop rusé pour risquer de se montrer sans avoir la certitude
du succès car après une tentative infructueuse jamais plus le serpent
n’aurait enlevé sa pierre magique. Et là seulement était sa chance.
Mais, par quel moyen y parvenir ? Peut-être Allah l’inspirerait-il ?
Il s’établit dans la forêt des environs tantôt dans les arbres, tantôt couché
sur le sol pour ramper jusqu’au dernier buisson en bordure de la prairie
tentatrice.
Sachant que du fond de son antre le serpent surveillait son domaine, il
eut la sagesse de ne pas révéler sa présence par quelque tentative
prématurée.
Le Sultan avait donné dix jours à Hussen pour tenter sa chance ; au
dixième jour à minuit la promesse cessait d’être valable.
C’est donc la mort dans l’âme que le pauvre garçon vit se lever le
neuvième jour sans que rien encore lui permît le plus faible espoir.
À la pensée de perdre Gahazia, il résolut d’en finir avec sa vie désormais
dépourvue de sens en affrontant la bête invulnérable. Il allait partir pour la
rencontrer quand le chacal parut et lui dit que sur ordre de Toboguellé il
avait creusé un profond terrier à son intention aux environs du rivage où le
monstre se mettait à l’eau.
La nuit venue il s’y glissa et s’y tint de telle sorte que son bouclier tenu
de l’intérieur en couvrit l’orifice comme l’escargot de mer ferme sa
coquille d’un tampon d’écaille.
Le soleil parut enfin dans le calme matinal où les brumes légères flottent
sur les prés. À ses premiers rayons les gouttes de rosée, telles des gemmes
précieuses, scintillaient de mille feux et une troupe de zébus regagnait
paisiblement leur retraite sous le couvert de la forêt voisine tandis que les
gracieuses antilopes flairaient le vent.
Ce jour-là était le dernier pour Hussen ; à minuit les délais seraient
expirés…
Tout à coup les antilopes bondirent et le pesant galop des zébus ébranla
le sol : le serpent était sorti de son antre et presque aussitôt il fut sur la rive
du fleuve à moins d’un jet de pierre d’Hussen.
Selon son habitude il laissa choir le diamant sur le sable avant d’entrer
dans l’eau, mais toujours méfiant, il n’avait garde de l’abandonner, son œil
rouge surveillait la place où il l’avait déposé. Dans ces conditions,
impossible de s’en emparer, à peine émergé hors de sa cachette le
malheureux Hussen serait foudroyé par le dard mortel.
Tant pis, mieux valait mourir pour celle qu’il aimait que vivre sans elle.
Il fit glisser le bouclier et il allait bondir dehors quand tout à coup le
monstre sembla avoir deviné son intention, les deux yeux fulgurants se
fixèrent sur lui et il n’eut que le temps de faire glisser son bouclier pour
échapper à la fascination fatale du reptile.
La terre fut ébranlée par les bonds du monstre et ses sifflements
passaient dans les airs comme l’ouragan dans les agrès du navire en
détresse.
Le vacarme dura quelques minutes puis s’éloigna, la forêt maintenant
craquait comme si l’incendie l’eût consumée… Hussen put regarder et vit
au loin le monstre furieux arrachant les arbres dans les replis de son corps
puissant.
Que s’était-il passé ? Était-ce sa présence qui avait à ce point courroucé
le maudit serpent ?
Le jeune homme resta immobile, attendant la nuit pour fuir ce lieu de
terreur. Tout à coup il sursauta en retirant sa main cruellement pincée. Il vit
alors le gros scarabée qui venait de le rappeler à la réalité en lui saisissant
un doigt dans ses mandibules cornées.
Une grosse bouse de vache roulée et durcie avec l’argile avait été
apportée là par le vaillant coléoptère et il semblait avoir voulu en faire
l’offrande à l’ami qui l’avait aidé un matin à hisser son fardeau sur le
monticule.
Hussen sourit, et lui qui aimait les bêtes, comprit la valeur de la chose
offerte, non pour sa nature plus ou moins précieuse, mais pour l’intention
et l’amour qu’elle représente.
Aussitôt qu’Hussen eut pris dans sa main cette boule grossière portée là
avec tant de peine, le scarabée déploya ses ailes et disparut dans la
profondeur bleue tandis que son bourdonnement persistait encore…
Hussen ému de cette naïve offrande n’eut pas le courage de la rejeter.
Un respect superstitieux le retint et il noua ce misérable présent dans son
turban.
*
HISTOIRES DE PERLES10
Je me suis arrêté moi aussi devant elles, car je les ai reconnues malgré le
luxe et l’apparat. J’ai été saisi par leur lumière toute pareille à celle qui les
révèle aux yeux des pêcheurs soudanais quand elles semblent naître au
milieu de la chair gluante de la maléagrine qu’il vient d’ouvrir.
L’émotion que j’éprouve est faite de bien des sentiments car ces joyaux
qui, pour tous, semblent être l’ornement de la beauté, la parure de la joie,
me disent à moi à combien de misères, à quelles souffrances, à quel labeur
ils doivent leur place magnifique au milieu des gemmes les plus rares.
C’est peut-être cela qui me rend les perles plus précieuses, aussi
voudrais-je laisser parler mes souvenirs, ceux qui viennent de se lever du
fond de ma nostalgie, pour vous faire sentir l’âme mystérieuse de ces
petites choses et vous les faire aimer.
Mais écoutez d’abord, un passage de cette légende des perles que m’a
conté le vieil [homme] qui m’apprit à les aimer.
Les perles aux reflets doux de lune ont une vie mystérieuse qui émane
d’elles comme une lueur, mais elles meurent, le jour où l’âme errante d’un
noyé sans sépulture dérobe leur éclat précieux.
La légende est plus belle que la réalité, comme toujours, car les perles ne
sont que des kystes calcaires qui peuvent se former dans les tissus de tous
les mollusques secrétant la nacre. Un bivalve de grosse dimension, la
maléagrine et une autre de petite taille, bilbil, produisent les perles fines.
La pêche se fait dans toutes les mers chaudes où les eaux gardent leur
transparence. La mer Rouge et le golfe Persique produisent les perles les
plus brillantes, dont l’orient teinté depuis l’orange clair jusqu’au rose, les
firent rechercher des anciens.
J’ai vécu de longues années parmi les pêcheurs de perles, j’ai partagé
leurs privations, leur souffrances inconscientes, mais j’ai compris le
charme incroyable de cet envoûtement qui les retient malgré tout sur leur
barque et qui semble les attirer vers les fonds lumineux des bancs de
madrépores où l’eau a des transparences de pierre précieuse.
C’est là que peut-être ils trouveront la fortune et cet espoir à nos yeux
justifie leur labeur épuisant, mais pour eux, il y a quelque chose de plus
beau, de plus grand, de plus noble, il y a l’appel de l’inconnu, l’attrait du
jeu de hasard, il y a cette chose magnifique que nul ne saisira, la chimère.
Questionnez-les, ils vous diront qu’ils plongent pour gagner leur vie, et
ils le croient. Mais trouvent-ils ce qui peut leur assurer des loisirs, ils
reviennent encore à ce jeu passionnant car il est devenu leur raison de
vivre.
Tous ont, sans le savoir, une âme de poète et c’est d’avoir écouté la
chanson de leurs rêves, quand la nuit calme dort sur le récif, que j’aime les
perles, et celles-ci parées pour plaire aux profanes m’ont profondément
ému sur leur écrin de velours.
Enfin, le jour du mariage arriva. L’Indien fit son entrée dans la rade sur
une magnifique zeima, richement ornée. Il y eut de grandes fêtes, mais
Amédou ne les vit point car il partit, très loin en pleine mer sous prétexte
de pêche. Quand vint le soir, la mer était calme, pas un souffle de brise, le
silence entre la profondeur de l’eau et du ciel, la solitude de l’homme dans
des mondes inconnus. Il resta toute la nuit couché dans sa pirogue, les yeux
perdus dans les étoiles, et il chanta sa peine.
Dans le ciel de cuivre du matin, il vit le triangle d’une voile, c’était la
zeima de l’Indien, qui emportait tout son cœur. Alors il rentra. Mais il était
loin. Les courants l’avaient emporté ; le vent du sud se leva. Des nuages
montèrent, les oiseaux de mer rasaient les vagues, rejoignant leur île ; il
accéléra sa course, sentant lui aussi venir la tempête.
Il arriva à Farzan quand déjà passaient les premières rafales. Il courut à
la chambre vide de Zénaba pour voir une dernière fois tout ce qui était
imprégné d’elle. Il avait remarqué alors son petit coffre à bijoux, l’avait-
elle oublié ? Non. Elle avait pris sans doute ce qu’elle aimait, et alors, en
soulevant le couvercle, il vit ses deux perles délaissées. Il pleura sans que
ses larmes parviennent à adoucir sa peine car il se sentait abandonné pour
toujours.
Au-dehors cependant, l’ouragan augmentait ; c’était en 1921, au
moment où un tremblement de terre détruisit Massaoua ; on le sait, le sud
de la mer Rouge fut bouleversé.
En écoutant siffler le vent et gronder la mer, il pensait à cette zeima qu’il
avait aperçue le matin même en haute mer.
La nuit fut terrible, les barques de l’Arabe furent jetées sur la plage par
un raz de marée, et au matin, le lamentable spectacle du village dévasté.
Alors il sentit une joie immense, et les serra contre son cœur : c’est à
elles que l’âme errante de sa bien-aimée avait dérobé la lumière pour
l’emporter avec elle en souvenir de lui au fond des abîmes bleus.
Elles meurent le jour où l’âme errante d’un noyé sans sépulture dérobe
leur éclat précieux… Et voilà pourquoi, dans la nuit chaude, on voit
tournoyer ces lueurs de phosphore allumées par les vagues : ce sont les
spectres des perles mortes.
*
LA PERRUCHE17
Je reconnais sous l’uniforme de maître d’hôtel une figure déjà vue, mais
c’est lui dont la mémoire n’a pas été dissoute dans les touffeurs tropicales
qui me fait revenir au passé. Il me rappelle son nom, Luciani, qui me
dispense de préciser son origine. D’ailleurs sur les navires des Messageries
maritimes, vit une grande partie de la population flottante, si j’ose dire, de
la petite île parfumée ; cela leur donne leur véritable physionomie.
Quelquefois un commandant « du Nord » introduit discrètement des
Bretons dans l’équipage, mais ces « étrangers » font toujours figure de
parents pauvres et ne survivent pas longtemps.
Luciani est un bel homme, solide et bien campé sur ses jambes peut-être
un peu courtes, mais c’est assez fréquent en Corse. Napoléon, je crois, était
ainsi, alors… Il peut avoir 35 ans mais paraît moins à cause de son air
franc, ouvert, jovial, où le regard, malgré tous les efforts de dignité du
visage, reste toujours enjoué, rieur, polisson. Luciani est un de ces enfants
du peuple que la nécessité a jeté de bonne heure dans la lutte pour la vie,
lutte qu’il a aussi connue dans sa forme la plus simple, le corps à corps
pour conquérir le pain sec. C’est dans l’ordre social un peu comparable à
ce qu’étaient les combats des premiers hommes. Plus tard cette lutte prend
des formes supérieures comme à la guerre moderne où la mort se donne
par des poisons subtils, microbes ou gaz délétères. Il ne s’agit plus alors de
conquérir le nécessaire, mais le superflu, plus impérieux une fois qu’on a
commencé à lui céder. Cette lutte sans espoir laisse toujours l’homme à
l’état de vaincu haineux quel que soit le point où il tombe ou s’arrête.
Luciani, lui, sort de ces combats à l’arme blanche pour le pain, il sait ce
que représente chaque chose, combien d’efforts elle a coûté, et il ne lui
reste nulle aigreur, nulle envie mauvaise, comprenant la valeur de ce qu’il
a conquis. Il a foi dans le travail ; c’est son arme, elle sera assez forte pour
le protéger et lui ouvrir la route de l’avenir.
Il a acquis sans s’en douter, cette profonde expérience qui manque si
dangereusement à nos jeunes poussins élevés dans les couveuses
artificielles des écoles où se fabrique en série l’élite moderne, avec
n’importe quoi. Ceux-là ne savent pas comment est fait le pain qu’ils
mangent. Ils se croient naïvement d’une essence supérieure par ignorance
de tout ce dont ils sont esclaves. Ces jeunes dépourvus totalement de sens
pratique n’ont pas la moindre connaissance de la véritable âme humaine,
celle du peuple qu’ils auront pour mission de diriger ou de commander.
À ces hommes il manque précisément ce qui a forgé le caractère des
Luciani. Ils se font alors juger par ceux qui doivent leur obéir et ces points
faibles relevés chez un supérieur entame doucement leur prestige, tue peu à
peu la confiance et en fin de compte le respect. Il n’en faut pas plus avec le
temps, les déclamations politiques et les mauvaises lectures pour faire
lever, dans les champs immenses de l’instruction primaire, les aveugles
révolutions.
L’anecdote qu’au cours de ce voyage me conta Luciani me suggère cette
manière de voir qui semble, hélas, en ce moment se réaliser au-delà de
toute prévision.
« Oui, j’ai éprouvé cela », dis-je, et tandis que Luciani se tait un instant,
je pense aux choses profondes qu’il a senti sans pouvoir le formuler.
Dans ce regard fixe de l’oiseau plus qu’en toute autre bête il y a une
troublante énigme. Il semble qu’un insondable abîme nous sépare et cette
chose si proche dans notre espace paraît aussi lointaine que l’étoile. Mais à
travers cet infranchissable, du fond de l’abîme brille une lueur émouvante
comme l’appel d’une parcelle de nous-mêmes à jamais séparée.
C’est peut-être pourquoi il existe entre les êtres, à des degrés divers, des
sympathies et des aversions. C’est par ce mystérieux lien qui les unit tous,
depuis l’homme jusqu’au […soir]23 la vie.
« Le soleil était déjà assez haut dans le ciel pur aux tons délicats, un vrai
soleil de printemps, et une jolie brise bleuissait la mer.
« L’eau venait maintenant jouer sur le sable, débonnaire, limpide, riante,
comme si rien ne s’était passé.
« Tous ces hommes campés sur la plage, tristes, hirsutes, déguenillés,
avaient sans douté rêvé toutes ces horribles choses : ce cuirassé fantôme
surgi dans la nuit, ces femmes, ces enfants broyés sous la baleinière, ces
cris, ce sang, et puis ces hommes hostiles avec l’insulte à la bouche, alors
qu’on espérait une parole de réconfort… Non tout cela n’était qu’un
cauchemar… Rien n’avait existé…
« Mais dans mon cœur une douleur aiguë s’éveillait, plantée comme un
poignard, quand je croyais sentir contre mon oreille la petite tête
frémissante de ma perruche…
« Dans l’après-midi du lendemain un autre navire de guerre parut à
l’horizon, il se dirigea vers notre campement : c’était le Du Chayla26 qui
venait nous chercher.
« Mais personne ne voulait plus aller à bord d’un navire de guerre ;
notre maître d’équipage, un gros gaillard qui avait son franc parler,
répondit au second maître qui vint nous porter l’ordre d’embarquer :
« — Va dire à ton commandant que nous préférons crever ici, plutôt que
d’aller encore subir une réception comme celle que le Cassar nous a faite.
« Il fallut que le commandant vînt lui-même.
« C’était un honneur, très simple, il parlait avec douceur et fermeté. Au
premier mot il fit fondre toute notre rancune car nous avions senti sa bonté
dans sa parole. Quelle joie de retrouver en cet officier un peu de fraternité,
quel flot de gratitude nous inonda quand nous sentîmes renaître en nous la
confiance !… Être contraints à haïr ses chefs est une horrible chose, le plus
atroce supplice pour ceux qui aiment leur patrie. Les révoltes ne sont le
plus souvent qu’un mouvement de désespoir.
« Sur le Du Chayla nous fûmes traités avec infiniment de sollicitude,
tant il est vrai que le chef fait la mentalité de tous ses subordonnés.
Maintenant qu’après bien des années je pense à cette triste affaire, le
souvenir dominant n’est plus la perte de ma perruche, ni même ma révolte
contre le blanc-bec d’enseigne, mais l’affreuse angoisse, le terrible
découragement causé par la brutalité, l’arrogance et l’incurie de ceux qui
en France mettaient son espoir et que nous ne portions si haut dans notre
conception de l’honneur militaire…
« Sans doute il devait y avoir des raisons pour excuser tout ce qui
m’avait révolté dans la conduite du Cassar, mais je ne les ai pas
comprises… et en France tout va mal quand le peuple ne comprend pas.
« Bien souvent on a tort de ne pas tenir compte de la logique du peuple
et on va à la catastrophe en négligeant ou en dédaignant de lui faire
comprendre. C’est ce tact qu’on n’enseigne pas dans nos écoles où l’on
prétend fabriquer des chefs, sans avoir d’abord fait des hommes.
« Ceux que la nature a doués d’une belle âme se font tout seuls et le
peuple se fait tuer pour ceux-là. Les autres, malgré les dorures et les titres,
restent une basse classe ! On les craint peut-être, on ne les respecte
jamais. »
*
ANTONIN BESSE
Antonin Besse est mort. Son nom, hier encore ignoré, vient retentir tout
à coup dans la presse à cause des milliards qu’il laisse en ce bas monde.
Mais pour moi, c’est en mon cœur qu’il éveille les échos du passé, un
passé hélas déjà ancien car nous étions du même âge et un peu « Pays ».
Nous ne fumes pas cependant condisciples bien que nous étant trouvés
tous les deux à Carcassonne autour de l’an 1890. En ce temps-là, tandis
que je faisais mes études en petit-bourgeois dans le même lycée de cette
ville mélancolique, Antonin Besse avait quitté l’école communale, son
père jugeant un certificat d’études suffisant pour continuer son négoce.
Par déférence pour les milliards du fils, on pourrait appeler ce père
Éleveur, de crainte que marchand de chevaux n’évoquât fâcheusement le
maquignon bohémien et sa tribu, les Caragues comme on dit dans le Midi.
Le maquignonnage sur les champs de foire ne convenait pas à ce garçon
débile, aux grands yeux noirs, un peu fiévreux, toujours replié sur lui-
même par une secrète révolte contre un milieu où il se sentait incompris.
Déjà en son adolescence, le jeune Antonin avait un sens aigu de la
probité qui n’admettait aucune compromission. Les tractations louches de
ce métier où la mauvaise foi est pour ainsi dire de règle, lui répugnait au
point de l’opposer souvent à son père. À vrai dire, ce rigorisme n’étant
point vertu exceptionnelle de haute morale, mais orgueil qui lui interdisait
les vils expédients. Un homme de sa valeur devait être assez fort pour
vaincre sans jamais s’abaisser par le mensonge et les lâches compromis.
Mais cet immense orgueil le faisait souffrir jusqu’au désespoir des
blessures d’amour-propre que ses camarades, à l’âge impitoyable, lui
infligeaient au nom d’absurdes préjugés.
La plupart des hommes ainsi meurtris s’aigrissent dans la haine et
l’envie et vont grossir la légion des révoltés sociétaux ; mais lui, convaincu
de sa valeur, se savait plus fort et plus grand que ceux dont il essuyait
l’aveugle mépris ; ne pouvant les envier, il ne daignait plus les haïr. Peut-
être aussi un peu de sang juif mettait-il en lui ce feu sacré qui au cours des
âges a donné à cette race un grand révolutionnaire ou un sublime
précurseur. Ce peuple en apparence craintif et résigné semble avoir fait le
sacrifice de son amour-propre dans une humilité jugée sordide, pour qu’à
son heure se manifeste son génie en un être exceptionnel qui étonne le
monde et quelquefois le bouleverse. C’est le surhomme et Besse se jugeait
tel. Je ne jurerai pas qu’il n’ait même pensé à une sorte de Messie devant la
prodigieuse réussite du maquignon de Carcassonne qui, devenu l’homme
le plus riche d’Angleterre, se vengea de la morgue anglo-saxonne en lui
jetant à la face ses préjugés de caste et ses dédains, roulés dans les
banknotes arrachés au coffre-fort de John Bull.
*
III
S’il faut souvent feindre de se laisser apprendre des choses que l’on sait
par des gens qui les ignorent, c’est bien mon cas lorsque je lis certains
articles sur Paul Gauguin.
Son œuvre picturale, soit, elle est là, libre à chacun d’en parler en toute
connaissance de cause. De même pour sa biographie que maints auteurs
ont répétée sous des titres divers. Mais le caractère de l’homme, qui donc
l’a pénétré sous les apparences trompeuses dont il camouflait
farouchement ses sentiments ?
Quand il abandonna sa place lucrative chez Bertin en entraînant son
camarade Schuffenecker pour avoir la liberté de peindre « tous les jours »
et non plus seulement le dimanche, quand il eut rompu avec sa belle
famille danoise, ce fut l’implacable misère, mais nul n’entendit jamais une
plainte. C’est à ce moment qu’à l’atelier Colarossi il rencontra mon père
qu’on appelait « le Capitaine8 ».
À cette époque Gauguin était un peintre entre des milliers d’autres, mais
surtout il parlait comme un Maître parmi ses disciples sans crainte de jeter
à la figure des amis les plus dévoués des opinions cinglantes et le plus
souvent injustes. On eût dit qu’il aimait à se faire haïr comme Cyrano :
« Déplaire est mon plaisir… »
Il s’enveloppait d’un superbe mépris pour l’humanité entière comme un
noble Espagnol, fût-il gueux, se drape de sa cape.
Mon père avait grâce près de lui par le truchement de la navigation car
tous deux aimaient la mer. Cette amitié se noua par la différence de leurs
caractères : les allures cassantes de Gauguin perdirent leurs forces devant
son tact et sa simplicité. Il en fut surpris et pensa :
« Il est moins c… que les autres. »
Dès les premières phrases, ils sautèrent par-dessus les étapes et se
trouvèrent d’accord. Chacun sentait dans le caractère de l’autre ce qui lui
manquait, et ainsi ces deux caractères purent s’imbriquer sans heurter les
points sensibles.
*
PETIT REGARD SUR L’EXISTENCE
Lettre no 29031526
*
L’AVENTURE DU RODALI18
Le 3 août au soir20, tout étant paré, nous pouvons prendre la mer. Nous
étions quatre à bord : Guézé armateur, faisant par conséquent office de
commissaire ; Daniel, mon fils, maître d’équipage ; Fanfan, matelot ;
Henry de Monfreid, passager.
Nous sortîmes du port par légère brise d’est et je donnais la route au
compas NE, ce qui permit d’établir la voilure au plus près. Nous n’avions
qu’une simple boussole à cardan sans éclairage ce qui m’obligea à bricoler
une installation de fortune avec une ampoule électrique dans une boîte en
carton. Pour une nuit, pensai-je, cela suffira21.
Un grain crève, une pluie froide tombe en cataracte tandis que le vent
hale de plus en plus au sud22. Cette trombe d’eau a sans doute mouillé le
moteur, il y a quelques ratés et d’un seul coup, il s’arrête. C’est le silence
où le vent siffle dans la mâture. Cette défaillance était fatale… Enfin les
étoiles réapparaissent et à nouveau les montagnes liquides surgissent sous
le reflet argenté de la lune. Elles me semblent plus hautes encore mais
l’alizé a repris son souffle régulier et je peux rétablir la voilure pour
reprendre Nord 70 Est. Tout en maudissant l’emploi des moteurs à essence
pour la navigation maritime23, il repart enfin et le Rodali s’élance dans sa
route. Il est 4h du matin.
Nous sommes trempés, malgré le suroît. Tout à coup mon fils Daniel
pousse un cri : « Voilà le phare ! »… Impossible, Maurice doit être encore
à plus de trente milles et aussitôt je reconnais Vénus, l’étoile du matin, ma
vieille amie qui tant de fois m’annonça le jour libérateur. Enfin le ciel
s’éclaire, c’est le soleil tant désiré, mais hélas, le temps est bouché ; de
toutes parts, des masses nuageuses figurent au loin des îles imaginaires,
mais impossible d’identifier Maurice.
Je vois notre essence diminuer. Nous en aurons juste assez pour rallier
La Réunion, car la plus élémentaire prudence m’ordonne le retour, d’autant
plus que depuis un instant un étrange roulis me fait craindre une tempête
de l’Antarctique.
À 13h, le lundi 4 août, je fais virer de bord en mettant cap dans mon
sillage. Dans ces conditions nous devrons être dans les eaux de La Réunion
avant la fin de la nuit prochaine. Quand le jour se lève, même aspect de la
mer avec des paquets de nuages tout autour de nous. J’estime que l’île est
distante d’au moins trente milles et pour l’atteindre il faut remonter le vent
et la houle. Le moteur nous le permettrait mais l’essence n’y suffira pas et
notre voilure vent debout n’y peut suppléer. Mieux vaut renoncer à cette
vaine recherche et faire voile vers la seule terre accessible : Madagascar.
Atteindre cette île avec les alizés ne présente aucune difficulté, le drame
commence quand il s’agit d’y aborder à cause de la barre inexorable qui
déferle éternellement contre cette côte déserte et sans abri. Je fais
l’inventaire de nos ressources. Au milieu de tout l’attirail de pêche je
découvre des boîtes de biscuits, de petits biscuits salés au fromage, des
saucisses de cocktail, en un mot tout ce qui sied dans les week-ends. Par
chance, je découvre au fond d’un sac, du riz agrémenté de crottes de rats et
des balayures diverses. Enfin je découvre quatre paquets de nouilles
oubliés à bord depuis longtemps, deux boîtes de Nescafé et autant de lait
concentré. En fait de cuisine, je trouve un réchaud à alcool et deux litres de
combustible. En somme de quoi ne pas mourir de faim pendant au moins
huit à dix jours, à condition de se rationner dès aujourd’hui. Le premier
jour, les assiettes partirent explorer les abîmes de 4 500 mètres que le
Rodali surplombe en ce moment. Fanfan les avait mises au fond d’un seau
qu’un instant plus tard il vidait négligemment par-dessus bord sans se
rappeler sa vaisselle. Tant pis ! Nous mangerons à la gamelle !
Le temps maintenant s’améliorait, beaucoup trop à mon gré, car l’alizé
mollissant d’heure en heure, je redoutais les derniers sursauts d’une
tempête antarctique qui pouvait nous emporter sans retour au feu de Dieu.
Finalement ce fut le calme, et sur la mer toujours très houleuse, la barque
roulait bord sur bord n’étant plus appuyée sur ses voiles. La nuit seulement
un peu de brise nous permettait de prendre la route, et ainsi, pendant deux
jours, le Rodali n’avança guère que d’une cinquantaine de milles.
Le vent ne venant toujours pas, nous exhalons notre énervement en
malédictions contre la malchance qui depuis le départ semble nous
accabler. Le samedi soir, le vent ayant repris, je pus observer le coucher du
soleil et ayant gardé l’heure de La Réunion, je notais vingt-huit minutes de
retard24. Nous avions donc franchi 6° Ouest, soit de 360 à 400 milles25. La
côte tant espérée et si redoutée ne devait plus être bien loin. Il fallait veiller
attentivement car la nuit nous ne verrions pas la barre que seul son
grondement pourrait nous révéler.
Déjà je combinais une route nouvelle pour tenter de nous réfugier plus
au nord, à la baie d’Antongil, lorsque Daniel cria : « Voilà le phare, nous
sommes tout près ! » Je bondis dehors et reconnus aussitôt le feu de route
d’un vapeur puis ses feux de position. Alors je pensai aux fusées de
détresse et je parvins à en lancer une. L’homme de bossoir du vaisseau
fantôme qui par bonheur ne dormait pas encore, vit monter dans la nuit
noire la flamme rouge et aussitôt le navire vira légèrement, vint se ranger
au vent à nous et un projecteur nous éclaira. Maintenant stoppé, il montait
et descendait par le travers des lames, nous surplombant comme une
vertigineuse falaise en haut de laquelle, dans la demi-clarté des coursives,
des silhouettes humaines s’agitaient. Dans ce chaos obscur la voix
métallique d’un haut-parleur dominant la rumeur de la mer nous cria :
« Voulez-vous monter à bord par l’échelle de pilote ? » Je criai alors :
« Non. Télégraphiez au pilote de Tamatave que nous serons demain matin
à l’entrée du port… » Et la voix nasillarde me répondit un ironique : « All
right, bon voyage… » Et aux battements sourds de la machine, le monstre
s’enfonça dans la nuit. Je sus plus tard que c’était un gros cargo des
Messageries maritimes, le Verdon, qui avait quitté Tamatave le soir même.
À nouveau seuls sur les vagues énormes qui poursuivaient leur route
indifférentes, je constatai que la dérive nous emportait insensiblement au
large. Adieu Tamatave ! Je sentis alors le découragement s’abattre sur tous
et annihiler toutes nos forces. Comme si elle eût perçu la défaillance de sa
proie, brusquement la mer sembla se cabrer, tout hérissée de vagues
écumantes, et la barque prise par le travers se mit à rouler bord sur bord
menaçant de chavirer au passage de chaque lame. Un équipage musulman,
comme celui que j’avais naguère, eût clamé l’ultime appel des agonisants :
« La illa illalah… »
Plus aucune notion du temps, la nuit est interminable et là-bas, malgré
ce courant providentiel, le phare glisse sur bâbord… Nous dérivons
toujours… C’est la troisième nuit que le mauvais temps nous tient sur le
qui-vive sur ce maudit bateau sans abri ! Je ne crois pas qu’un être humain
puisse endurer plus de trois nuits sans sommeil car nous sommes à la limite
de notre résistance26. Plus rien ne compte, on se fiche de tout, tant la
somnolence de plus en plus nous accable de sa chape de plomb.
Le seul moyen d’accrocher Tamatave est de monter un peu plus au vent.
Il y a neuf chances sur dix de chavirer… Tant pis, il faut risquer sans
attendre car le vent refuse de plus en plus27… Je suis à la barre, mais le
bateau, sans vitesse obéit à peine et je ne puis mettre le nez dans le vent
pour cette manœuvre. À peine le pic soulevé de deux mètres28 qu’une
rafale s’engouffre dans la toile et la barque bascule sur tribord. Cet
équilibre instable ne dure qu’une fraction de seconde et la mer eût envahi
d’un seul coup cette barque non pontée si une lame providentielle, la
prenant sur l’arrière, n’eût favorisé l’action du gouvernail et lancé le bateau
dans le vent. Tout étant relatif nous eûmes un cri de triomphe et
maintenant au plus près serré, je fis hardiment hisser la grand-voile. Le
bateau ainsi mieux équilibré alla enfin de l’avant taillant sa route dans des
gerbes d’écume… L’espoir était revenu. Moi seul pouvais comprendre le
péril que nous côtoyions car le bateau ne tenait sa toile que grâce à l’allure
du près serré où je le maintenais à grand-peine.
Des risées violentes m’obligent par moments à faire faseyer la voile au
risque de la faire prendre à revers. Jamais la nuit ne me parut plus longue !
Il n’est que 2h, l’aube ne blanchira pas avant 5h et demi. D’ici là que va-t-
il se passer ? La barre de gouvernail placée très en arrière est très dure à
tenir d’une seule main quand l’autre tient l’écoute prête à libérer si le vent
vient par le travers. La fatigue devient douloureuse mais je ne puis passer
le quart à personne. Enfin l’aube livide éclaire le ciel et au loin les
silhouettes des grues nous signalent la proximité des quais. Tamatave est
là ! L’espoir revient, mais allons-nous trouver la passe ? Alors tout à coup,
dans la poussière d’eau et un voile de pluie, un arc-en-ciel resplendit sur la
grisaille des nuages, et à l’instant même un point noir bondit devant nous,
fonçant dans les lames : c’est la vedette du pilote. Il nous lance une amarre
et un sac avec un thermos de café chaud et des pains… Le Verdon ne nous
a pas oubliés ! Grâces en soient rendues à son commandant !
Un quart d’heure après, nous glissions sur l’eau calme du bassin… Ce
fut alors la brusque détente nerveuse. Je sentis ma gorge se serrer, et mes
yeux s’emplirent de larmes… Nous étions sauvés !
À peine avais-je mis le pied à terre ferme que le sol se dérobe, oscille et
tournoie au point de me faire perdre l’équilibre si des bras secourables ne
m’eussent soutenu. D’abord vexé de cette ridicule rentrée dans le monde
où je fais piteuse figure d’homme saoul à 8h du matin, je me rassure en
voyant mes amis tituber tout autant29. Un bon Samaritain, en l’espèce
Monsieur Bossée, agent des Messageries maritimes, nous ramassa si j’ose
dire, et aidé des amis de Guézé, nous cala sur les confortables coussins de
sa voiture. Pas question d’hôtel où nous serions la proie de la presse locale.
Bossée nous mène à bord du magnifique paquebot de sa compagnie, le
Gallieni actuellement à quai, vide de passagers, et nous voilà bientôt
étendus sur nos couchettes de première classe où nous berce le tenace et
imaginaire roulis qui semble s’être attaché à nous comme la tunique de
Nessus. Mais sur un bateau, rien de plus naturel. Quand nous arrivons à la
salle à manger en nous agrippant aux rampes, nous sommes surpris de voir
les bouteilles se tenir d’aplomb alors que « notre » roulis nous semblait
capable d’envoyer la vaisselle en voltige. Mais cet imaginaire gros temps
ne nous empêcha pas de dévorer tout ce que le stewart avait l’imprudence
d’abandonner sur la table.
En dépit de tout le confort que nous offre le Gallieni, de toute la
prévenance amicale de ses officiers, et des nombreux amis de Guézé qui
voudraient nous retenir, nous avons maintenant hâte de retrouver très vite
La Réunion30.
*
L’APPEL DE LA MER1
Tout enfant j’ai été envoûté par le mystère des horizons de cette mer
sans âge appris à l’éveil de ma conscience.
Je naquis en effet au lieu-dit « La Franqui » à l’ombre du sauvage
plateau de Leucate2 où le mistral souffle sur les murs de pierres sèches et
les amandiers amers.
Là, je fus élevé par mes grands-parents jusqu’à l’âge de sept ans, au
milieu des âpres solitudes, devant la mer qui vient gronder ou sourire au
pied du cap des Trois Frères et sur la plage du golfe du Lion.
J’ai écouté sa voix et entendu son appel une nuit de tempête.
Nous étions aux derniers jours de l’automne. Tout était humide, le vent
soufflait du large, la mer grondait depuis trois jours sous le ciel bas.
Les vagues arrivaient du fond de l’horizon et venaient s’écrouler sur la
plage dans un éblouissement d’écume blanche.
Tout était inondé, la lande sablonneuse, entre les Corbières et la mer,
n’était plus qu’une nappe d’eau où les dunes dessinaient des archipels, des
caps, des golfes.
Je m’échappai et partis à l’aventure le long de la côte, sur le rempart de
sable du cordon littoral où les vagues brisées passent en nappes d’écume.
J’étais grisé par le bruit de la mer et l’isolement de la brume.
Jamais au cours de ma vie, aucune impression ne fut aussi intense que
celle que j’éprouvais en ce jour gris de tempête, où la merveilleuse
imagination de l’enfance mettait à mes pieds toute la mer, lui donnait une
âme, une voix, qui parlaient pour moi seul.
Je chantais, ou plutôt je hurlais, dans ce vacarme, ma joie de vivre à
même les éléments, dans l’ivresse de me sentir animé de leur souffle,
emporté dans leur tumulte, comme un lambeau d’écume.
Tandis que je restais les regards fixés sur l’horizon, je vis surgir de la
brume un voilier, un brick goélette. Tantôt il disparaissait en entier, tantôt
il surgissait à la crête des lames.
Le vent était tombé, le navire roulait bord sur bord, agitant dans le ciel
gris sa haute mâture et les voiles flasques battaient comme des ailes
brisées.
Trompé par le brouillard, il s’était trouvé trop près de la côte au moment
où le vent l’avait trahi. La houle et les courants le portaient maintenant sur
les hauts fonds.
Tout l’équipage luttait pour mettre le navire debout à la lame en
souquant sur de longs avirons et la baleinière s’acharnait à le remorquer
vers le large.
Un voile de brume passa lentement et fondit la vision, mais elle resta en
moi comme le souvenir d’un rêve.
Le gamin ne sachant pas nager, le capitaine, son oncle, n’avait pas voulu
l’abandonner, quand le navire talonna et s’entrouvrit, l’équipage se jeta à la
mer, la côte étant à peine distante d’un demi-mille. Mais ils furent roulés
en arrivant à la barre et seuls eux deux, par chance, purent atteindre la
plage.
Les douaniers étaient là-bas avec Corentin3. Ils attendaient au cas où la
mer rejetterait des corps…
L’épave du navire se voyait par moments, la mer le submergeait sans
cesse, de grandes gerbes d’écume jaillissaient quand les vagues venaient
briser sur la coque :
« Certainement elle ne tiendra pas jusqu’au matin », dit le matelot en
achevant son récit.
Le temps passait, avec des silences où tous écoutaient gronder la
tempête. J’imaginais le mousse, un enfant comme moi, au milieu de cette
mer démontée, roulant dans ces vagues verdâtres et menaçantes.
Comme je l’admirais cet enfant ! Il était sublime, lui, tandis que moi,
j’étais là douillettement au chaud comme un petit poulet.
J’avais honte !
*
Photo de la couverture : Archives Henry de Monfreid
ISBN : 978-2-246-81886-1
(décembre 1922)
Télégramme :
L.C.O/RP5 – 11 novembre 1922
Résident île Rodriguez
Confidentiel. Prière informer si vapeur Kaïpan capitaine Ternel passé et si débarqué
marchandises. Monfreid.
À la recherche du Kaïpan
Je reviens ensuite sur la plage pour questionner les nacoudas mais aucun
n’a vu le Kaïpan.
Je rentre à bord me proposant de partir dans la nuit pour les îles
Hanisch53.
Vers 3h, un boutre venant du sud entre en rade et je distingue trois
Européens à bord. C’est sans doute la mission Cherruau qui arrive de
Djibouti.
Ce boutre mouille à 1/2 mille environ de nous. Par désœuvrement, je
vais vers lui, et aussi par curiosité pour voir ces infortunés européens livrés
à ce fou de Cherruau.
Nous appareillons à minuit pour Djebel Hanisch. Fort vent arrière, nous
faisons bonne route. Le matin à 7h, nous doublons la pointe sud de l’île
pour débusquer sans être vus, sur le mouillage qui est au nord-ouest.
Mais la plage est vide, et rien qui puisse nous renseigner. Je ne vois
aucun boutre de pêche.
Nous appareillons le soir pour être à Hanisch au petit jour. Ayant vent
arrière, nous arrivons au mouillage nord-ouest de cette île, où nous avons
vu les pas à la prime aube. Je mouille l’Altaïr tout contre terre pour être
aussi peu visible que possible.
Mon intention est d’aller reconnaître l’île Djebel Zukur avec le youyou à
la voile. De cette manière, si le Kaïpan est dans un mouillage et sous
pression, notre approche ne lui donnera pas d’inquiétude et nous pourrons
le surprendre.
Nous prenons seulement avec nous des armes légères : trois revolvers de
gros calibres et deux petits Browning. Un peu de provision et d’eau pour 3
jours. Je prends avec moi trois hommes et nous filons vent arrière sur la
minuscule coque de noix qu’est notre youyou.
L’Altaïr a ordre d’appareiller à midi de façon à atteindre le mouillage
nord de Djebel Zukur vers le soir.
Malgré la grosse mer, nous atteignons à 9h l/2 l’île Djebel Zukur. C’est
une grande montagne de 600 mètres toute noire de lave et escaladée par
des vallées dont le lit du torrent qui y dévale quand il pleut se détache en
une traînée blanche. Des bosquets de corozo (tafi) croissent dans ces
vallées jusqu’à mi-hauteur.
Comme nous suivons de près le rivage, nous pouvons voir un assez
grand nombre de gazelles dressées sur les rochers qui bordent la mer. Ces
jolies bêtes nous regardent passer sans aucune émotion. Ce sont les seuls
habitants de cette île comme d’ailleurs à Hanisch.
Enfin, nous trouvons la pointe sud et nous y apercevons le mouillage
nord. Un boutre s’y trouve, mais pas trace du Kaïpan.
Mauvais temps dans tout le golfe d’Aden et vents contraires. Il nous faut
6 jours pour Gardafui66.
(…)
8 [février 1923] 67
À minuit au lever de la lune nous apercevons les montagnes de la côte somalie. Le vent tombe
au calme. Nous amenons la voilure et faisons route à la machine le long de la terre.
À 8h, doublons le village de Haïs. À 10h, la brise se lève et à 11, souffle en fort coup de vent.
Nous louvoyons sous voile et moteur par mer très dure.
Vers midi, la violence du vent redouble et il souffle en fort coup de vent. Nous gardons le
voisinage de la terre pour avoir un peu moins de houle.
(…)
16 [février 1923]
Même temps. [vitesse] 6 nœuds. 10h du soir vent tourne à l’est, pluie par grains. Nous
amenons la fortune carrée, marche près [bon] plein, v(itesse) 4 nœuds et demi.
(…)
19 [février 1923] 69
Au lever du soleil la brise mollit. Toute la nuit nous avons observé la couleur blanche de la
mer comme par de petits fonds de sable ; au jour cet aspect disparaît et elle reprend sa couleur
bleu-noir ; vers 7h la brise se refait un peu. Passé la ligne70 à 6h du matin.
(…)
TÉLÉGRAMME72
Origine : Mahéseychelles
À : LCO – Monfreid Djibouti, numéro 153, 54 mots, date 15, heure de dépôt 10h15
Confidentiel – Avranitopoulos passa hier allant Djibouti ai réussi par partir avec lui malgré
ses instances afin vous laisser plus libre agir stop apprends Trochanis et tous autres viennent
vous rencontrer Avranitopoulos déclare impossible donner prix espériez tenez-nous informés
stop compte sur vous pour trente mille roupies avez Mahé urgent besoin. Ternel.
*
MON PREMIER GRAND VOYAGE4
N’oublions pas
que ces rats me représentaient :
je préparai ainsi ma « croisière ».
Un petit mât solidement haubané
et une voile carrée complétèrent le gréement.
Non sans peine,
au milieu de l’étang
pour prévenir toute évasion,
je transvasai les prisonniers qui, ignorants de l’avenir,
se rebellaient contre leur sauveur.
Les hommes bien souvent agissent de même.
La caisse-cabine
avait une petite ouverture
pour permettre aux passagers
de sortir lors de l’atterrissage,
car je ne doutais pas que l’Arche
ne parvînt sans encombre en Afrique.
Le vent régnant de nord-ouest devait l’y porter
vent arrière… Quand ?… Oui, bien sûr, quand…
Mais peu importe à ceux qui s’en vont
vers la liberté, surtout vers l’Afrique ensoleillée,
les déserts, la forêt vierge, avec les gazelles,
les éléphants, les lions, les nègres…
Le souffle puissant du Cers6
gonfla la voile et l’arche fila
rapidement vers le sud.
*
UNE VISITE À HENRY DE MONFREID
(juin 1974)1
Et peut-on vous demander de quelle façon vous viviez sur votre bateau ?
De la manière la plus simple, car plus les choses sont simples et moins
elles vous causent d’ennuis. Tous les perfectionnements des yachts
modernes sur lesquels on fait des prouesses, c’est autant de difficultés…
une panne quelconque et l’on est abattu. Là-bas, nous faisions tout par
nous-mêmes, et c’est une chose qui vous donne une sorte de dignité.
Lorsque l’homme était obligé de tout faire par ses mains et avec sa seule
intelligence, il avait le sentiment de créer. Tout avait une valeur.
Aujourd’hui avec la machine, rien n’a plus de véritable prix. Ni les joies,
ni les peines. Et qu’appelle-t-on joie ? L’envers de la douleur… « S’il me
reste un bien sur cette terre, c’est d’avoir quelquefois pleuré », a dit le
poète…
Oui, des gens que j’avais formés et qui m’étaient totalement attachés.
J’ai gardé Abdi pendant une trentaine d’années. Il est mort empoisonné, on
l’a tué en voulant le faire parler, pour essayer de me nuire. Et tous les
autres… ils ont navigué avec moi jusqu’à la limite de leurs forces.
Ils s’usent vite dans ces pays : à cinquante ans, ce sont des vieillards…
J’avais leurs enfants comme mousses, ils ont grandi à leur tour et repris le
flambeau en naviguant avec moi. J’étais à la fin une sorte de patriarche.
Quand les gens me disent : « Vous n’avez pas envie de retourner là-
bas ? », je réponds : « Dieu m’en préserve ! » Car j’y ai laissé une légende
que je ne veux pas détruire. Les Orientaux aiment les légendes, ils en font
avec tout. Par exemple, lorsque j’ai perdu un bateau… j’ai fait naufrage
avec le premier que j’ai construit9, un bateau assez grand, vingt et quelques
tonnes dont j’ai ramené les épaves pour en faire un autre… immédiatement
une légende est née : les génies de la mer, ou les dauphins, m’avaient
rapporté les morceaux de bateau pour le reconstruire ! Tout est prodige…
Je ne veux pas retourner là-bas pour leur montrer le héros de cette légende
tel qu’il est devenu aujourd’hui, avec ses cheveux blancs et les mauvaises
jambes d’un homme de quatre-vingt-dix ans…
Un boutre ?
Oui, et non seulement les 6 000 kilos qu’il m’avait volés, mais 6 000 de
plus. Car il avait arrangé les documents de douane et avait fait des
grattages, pour s’en servir une seconde fois. Quand je lui ai dit : « Il n’y a
pas seulement six tonnes, il y en a douze et je les prends. – Ah mais… – Il
n’y a pas de mais. Si vous refusez, gardez-les, mais je porte plainte pour
faux en écriture, avec des papiers du gouvernement, vous êtes frais : c’est
le hard labour15. »
Oui, pour savoir ce que c’était… Une saleté qui abrutit… Les
utilisateurs en attendaient une euphorie un peu aphrodisiaque qui déforme
les sensations et provoque des accès d’hilarité subite…
Non. C’est possible avec la mentalité des Asiatiques, mais chez les
Occidentaux, jamais ! On irait très vite vers l’abus.
Vous condamnez donc tout trafic de drogue dans les pays qu’occupe la
race blanche ?
Absolument. Surtout les drogues comme l’héroïne, un poison terrible.
Même la morphine est une chose très dangereuse…
Depuis 1947. J’étais depuis sept ans au Kenya où j’ai écrit pas mal de
bouquins, de souvenirs22. Ma femme rentrée avant moi, des amis lui ont
indiqué cette maison, en assez mauvais état. Nous l’avons réparée et nous
y sommes installés. Trois ans plus tard, un monsieur à barbe blanche
m’invita à lui rendre visite. « Avec plaisir, où habitez-vous ? – Mais
toujours au bord de la mer Rouge… » J’éclate de rire : « C’est un peu
loin. – Non, non, à douze kilomètres ! »
En effet, il y a là un vaste étang qui porte ce nom. Cette mer Rouge me
poursuit. On prétend que celle-ci trouve son nom à la Révolution. Elle a la
particularité d’avoir des zones assez mouvantes, où des hommes auraient
disparu. Pour les traverser, les habitants, les Chouans, avaient aménagé des
passages. Poursuivis par les soldats de la République, ils les utilisèrent, et
les Bleus, en voulant couper court, se sont enlisés.
*
IV
Il y aura bientôt trente ans, alors que je rejoignais Djibouti à bord d’un
paquebot32 de la ligne de Chine, où sur le pont des secondes se retrouvent
missionnaires et bonnes sœurs, un grand diable d’abbé, maigre et
vigoureux dont les allures avaient quelque chose de viril, de trop libre pour
ne pas faire un singulier contraste avec les gestes onctueux et la
componction laissés par le séminaire comme l’empreinte du sacerdoce.
J’avais regardé avec sympathie cette longue figure énergique et fine où
les traits, accentués par des rides précoces, semblaient taillés dans le bois
dur. L’œil pétillant et vif avait quelque chose de rieur sans être ironique, il
exprimait l’indulgence et la bonté. Ce prêtre ne portait point soutane, mais
ce costume civil qui distingue les Jésuites.
Une sympathie spontanée m’attira vers cet homme comme vers un ami
tout à coup retrouvé. Cependant n’ayant aucune raison de l’approcher je
restais à distance, écartant comme effronteries ces stupides prétextes où les
importuns viennent vous annoncer qu’il fait très chaud ou que la mer est
belle.
« Mon abbé » en ce moment lisait : il leva les yeux à mon passage et nos
regards se croisèrent. Il sourit en ébauchant un salut et la sympathie
mutuelle jaillit comme l’étincelle entre deux pôles. Les paroles banales
furent courtes. Deux esprits qui se comprennent ou peuvent se compléter
se pénètrent tout de suite sans ces tâtonnements où les médiocres se
palpent avec prudence.
Donnant aussitôt libre cours à la joie de nous sentir proches, nous nous
lançâmes sur tout ce que peut inspirer l’invisible attrait de la mer et du
désert.
Je venais ainsi de me rencontrer avec le père Teilhard de Chardin,
retournant en Chine où il faisait des études de géologie et de préhistoire.
Nous restâmes liés par une de ces amitiés que rien ne peut dissoudre tant
la force du souvenir en assure la pérennité33.
*
COMMENT FUT SAUVÉE UNE DES PLUS
BELLES ŒUVRES DE PAUL GAUGUIN14
*
I
Je me souviens d’un soir, où l’un d’eux s’étant posé sur mon épaule, je
le pris délicatement à la main. Je ne puis oublier l’étrange impression que
me fit son extrême légèreté. C’était vraiment une ombre d’oiseau, un
fantôme, un être immatériel et je ne pus me défendre d’une crainte
superstitieuse comme si mon geste eût été sacrilège.
Mes marins me regardaient effrayés, car aucun d’eux n’aurait osé retenir
cet oiseau de l’Empire des Morts.
Quand il se pose ainsi sur un timonier, il se garde de le chasser, car à la
manière dont il prendra son vol on saura si le navire suit la bonne route.
Dans ce cas, il s’envolera vers l’avant ; s’il prend une autre direction, il
faut immédiatement y mettre le cap…
Je n’ai jamais osé en capturer un, remettant toujours à plus tard ce
sacrilège, de sorte que j’ignore de quel nom latin on insulte cette
mystérieuse hirondelle nocturne.
Ce soir-là, l’oiseau, après avoir voltigé un instant autour de moi, vint
une dernière fois frôler ma joue du souffle de ses ailes puis fila par bâbord
avant du côté des falaises. En pareil cas obéir à sa muette invitation nous
eût jetés sur les rochers du rivage à peine distant d’une encablure. Déjà je
souriais de m’être laissé impressionner par ces absurdes légendes, quand
j’aperçus précisément dans la direction prise par l’oiseau une lueur
rougeâtre qui clignotait au pied des falaises. J’avoue que cette étrange
coïncidence me troubla, comme un malicieux démenti à mon scepticisme
d’Européen, fier de sa raison et de sa science. Mon timonier dankali, qui
lui aussi avait vu, ne douta pas un instant que l’oiseau nous eût désigné
intentionnellement cette lueur et qu’il fallait à l’instant même lui obéir.
D’ailleurs familier de cette côte, il identifia une plage abritée de la
mousson d’ouest où souvent les pêcheurs viennent mouiller la nuit. Il prit
la barre pour s’en approcher, pensant qu’un navire devait s’y trouver.
La lueur se précisa : c’est un feu, mais je ne distingue aucune barque. La
plage étant très accore j’en approche à quelques brasses et je découvre une
épave à demi échouée. Elle fume et par moments laisse échapper des
étincelles.
Intrigué, je fais amener la voile et je plante carrément mon étrave dans le
sable pour sauter à terre.
*
RÉUNION DE CRISE AU CAIRE38
Lettre no 251006.
À 5h39 à la gare du Caire, en débarquant du train qui m’a amené de
Suez, je trouve sur le quai Bitounis, canne à la main, chapeau de paille et
complet clair. Au buffet attendait Manoli, toujours sans gilet, chemise de
flanelle grise, ceinture de laine noire à triple tour sur son ventre puissant
et l’éternel chapeau noir à large bord posé en bataille sur son crâne
pointu. Enfin, Moussa, auquel il manque encore des dents !
Les premiers instants de contact sont gênés. La conversation ne vient
pas : il y a un mort dans la maison. Ce mort, c’est moi, mais comme il y a
incertitude, la situation est embarrassante. C’est donc à moi d’ouvrir les
fenêtres et de donner de l’air. Après la tasse de café propitiatoire à toute
affaire traitée au-dessous du 30e parallèle, je déclare que ce buffet de gare
ne convient nullement à la gravité de nos entretiens.
Nous nous entassons dans une auto40 et, sans avoir rompu le silence,
nous arrivons un quart d’heure après à Héliopolis. Ce faubourg du Caire
dont le nom évoque les pharaons et je ne sais quoi de millénaire n’est au
contraire qu’un ramassis d’horribles buildings ultramodernes et
prétentieux : tel palais aux colonnes de porphyre rose renferme sous ses
arcades compliquées un modeste bistro avec un « zinc » et un phono. On y
voit quelques Levantins passant des heures béates à humer leur
glougloutant narghilé devant la tasse à café à une piastre.
C’est à l’abri des colonnades d’un de ces bars déserts, loin des regards
indiscrets, que nous siégeons en conseil de guerre.
Moussa et Manoli sont convaincus que j’ai transporté les funestes
marchandises de M.M. Abdel-Fahd & Co41 partageant en cela une opinion
générale absolument établie.
Quant à Bitounis, il se réserve, partagé entre ce qui semble l’évidence,
et son opinion sur moi qui malgré tout surnage.
On expose les faits :
Un voilier à moteur, à deux mâts, peint en blanc et monté par des Noirs
a été vu par des Bédouins venus de la côte pour charger les
marchandises42.
On devait conclure, tout naturellement, que ce navire était le mien.
Ce bateau, me dit-on, eut 15 jours de retard et manqua son rendez-vous.
Il dut de ce fait attendre plusieurs semaines à errer dans le golfe 43 . À part
la haute idée que me donne ce fait sur la vigilance des gardes-côtes, il me
suggère que c’est probablement là un yacht venu des Indes et que son
capitaine, inexpérimenté, a sous-évalué la durée de la traversée de la mer
Rouge entre Périm et Suez, d’où ce retard de 15 jours.
Enfin, très rapidement, je puis éclairer la question et lever les derniers
doutes. Alors commencent les lamentations sur l’état du marché devenu
désespérant depuis la terrible concurrence44. Ensuite viennent des
réclamations au sujet des tanikas, paraît-il pleines de vieille graisse.
Naturellement les Bédouins disent que cette substitution vient de mon côté
et Moussa se fait le leader de cette opinion. Pour en finir nous décidons
d’aller le lendemain au campement des Bédouins voir une de ces tanikas.
7/10/25.
À 4h1/2 du matin nous sortons de l’hôtel et après avoir erré dans la ville
endormie nous éveillons à grand-peine une auto dont le chauffeur semble
mort sur sa banquette. Nous passons d’interminables faubourgs, puis nous
filons à 60 à l’heure sur la route d’Heluan. Dans l’aube grise je vois à ma
droite le Nil limoneux et large comme un lac. Après 30 minutes de cette
course trop rapide un pneu éclate. Il faut continuer à pied. Aux dires de
Moussa c’est à un quart d’heure. À part moi, d’après mes expériences
personnelles sur la notion du temps et de l’espace chez les Arabes, je
multiplie par 10, ce qui fait 2h1/2, mais je laisse à Manoli l’illusion de ce
quart d’heure qui déjà le fait transpirer dans sa chemise de flanelle.
Nous cheminons le long d’un canal d’irrigation bordé à gauche par le
désert et les collines jaunes et arides comme on n’en voit qu’en Égypte.
À droite, s’étend la grande plaine fertile où s’étale le Nil, et tout à
l’horizon encore le désert jaune où se profilent les pyramides. Cette
étendue est splendide, surtout par les couleurs infiniment fines et
nuancées, mais trop de cartes postales ont parodié ce motif pour me
laisser la moindre velléité de description.
Après une heure de marche l’infortuné Manoli, veste au bras, chapeau à
la main, roule des yeux désespérés et interroge avec angoisse la solitude
du désert que nous côtoyons toujours.
Enfin nous quittons le canal et nous marchons vers les collines jaunes
sur le sable et les cailloux ronds du désert. Le vent de nord souffle avec
une grande violence et chacun tient ferme son chapeau qui ne demanderait
qu’à s’enfuir au fil du vent vers le Soudan et autres lieux. Nos silhouettes
de messieurs en costume de ville, se tordant les pieds au milieu des
cailloux, ne manquent pas de sel.
Enfin après avoir franchi un nombre considérable de ravins dont
chacun devait être le dernier, nous arrivons au campement. Ce sont
quelques abris en paille disséminés autour d’une petite maisonnette
blanche.
À notre approche, des Arabes vêtus comme des personnages de
l’Histoire sainte sortent d’on ne sait où. Ils viennent à notre rencontre. Ce
sont des notables et parents de Moussa ; tous connaissent Bitounis et
Manoli. Quelques-uns m’ont vu à la côte et l’un d’eux même passa
plusieurs jours sur l’Altaïr, gardant du mal de mer un impérissable
souvenir. Je reconnais aussi, épars sur le sable, des débris de tanika.
À travers la rouille ils semblent m’adresser de petits signes d’intelligence45
!… Souvent les patrouilles de douaniers les foulent du pied feutré de leurs
chameaux, mais ils passent sans comprendre la longue histoire dont ces
débris rouillés ont été les complices…
Ce campement en bordure du désert est au pied d’une chaîne de collines
jaunes, ravinées et abruptes. Certaines parties taillées à pic portent les
traces d’extraction de pierres. Ce sont sans doute les anciennes carrières
d’où furent extraits les énormes blocs qui s’entassèrent aux pyramides.
Ces gigantesques monuments élevés à la mémoire de rois puissants n’ont
d’autre mérite que d’écraser de leur masse l’infime spectateur. Mais vus
de loin, sans le secours de l’imagination ce ne sont plus que d’insignifiants
monticules auprès du Nil majestueux qui arrive du fond de l’horizon
escorté de sa large plaine verdoyante, déployée sur l’immensité du désert
jaune ; ces augustes tombeaux mis ainsi à l’échelle de la nature, perdent
tout le charme de leur renommée. Cependant c’est un prodigieux effort
humain qui a porté de ces carrières jusque là-bas à l’horizon ces pesants
blocs de pierre taillés à même la montagne.
Les grosses barques plates aux longues antennes encombrent les bords
du fleuve comme des insectes endormis, tandis que d’autres, leurs grandes
voiles déployées, s’en vont au fil de l’eau comme une nuée de papillons
blancs. Je songe au temps où, pierre à pierre, les pyramides ont suivi le
courant de ce même fleuve sur des barques semblables et convoyé des
milliers d’esclaves venus de tous les points du monde alors connu.
Et me voilà lancé à faire le metteur en scène, à travestir la nature avec
mon imagination et à philosopher sur la vanité des efforts des humains. En
ce temps-là ils tuaient des millions d’entre eux pour déménager des
montagnes. De nos jours ces millions d’hommes n’ayant plus de montagne
à transporter, la mode n’y étant plus, travaillent à se fabriquer des
explosifs et des machines pour se massacrer au rendement maximum. Mais
les anciens, au moins, laissaient des traces que nous admirons encore,
tandis que nous, après avoir tué l’Art, nous ne laissons que des cendres et
scories : les gratte-ciel dureront moins que la tombe de Khéops…
Dans la galerie caricaturale qui défile dans la rue, le métro ou les salons,
dans cette foule aux innombrables visages qui inspirèrent Daumier53, je
remarque toujours quelques figures rappelant un animal : têtes
moutonnières, chevalines, têtes de…, etc., et je me suis toujours demandé
si ces masques avaient un rapport avec la nature secrète du personnage. Je
me plaisais à le croire, mais ma rencontre avec Kessel m’en convainquit.
En le voyant, je pensais immédiatement au Lion. Sa tête léonine avec sa
crinière embroussaillée évoquait le Roi de la Brousse avec toutes les vertus
que le poète prête au « Lion superbe et généreux54… ». Et je ne fus pas
déçu.
D’ailleurs, comment Kessel aurait-il pu écrire le chef-d’œuvre qu’est Le
Lion s’il n’avait pas senti la mystérieuse grandeur de la bête par les
impondérables affinités qui orientent notre esprit alors que nous croyons le
conduire ?