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TABLE

Couverture
Page de titre
Exergue
Préface, par Arnaud de La Grange
I – Moi, Henry de Monfreid, écrivain aventurier, et mes amis
Une visite à Henry de Monfreid (juin 1974)
Le questionnaire de Proust
Petit regard sur l’existence
Credo qui a absurdum
Teilhard de Chardin, Abbé Breuil, les peintures rupestres et la
préhistoire en Éthiopie
Abbé Breuil, les coulisses de sa mission archéologique en Éthiopie
En mer Rouge avec Kessel
Les coulisses de la mission Kessel
Antonin Besse
II – Séquences de vie sans collier
L’appel de la mer
Mon premier grand voyage
Dernière visite de Paul Gauguin
Comment fut sauvée une des plus belles œuvres de Paul Gauguin
L’aventure du Rodali
Le Ras Blanchard
Qui voit Ouessant, voit son sang
III – Au cœur de la contrebande de hachich
Convoyer et livrer la marchandise
Réunion de crise au Caire
Tel est pris qui croyait prendre
Guet-apens
IV – Nouvelles de la mer Rouge
La mousson
Serpent de Cheikh Hussen
Le nagadi
Histoires de perles
La bouée
La perruche
L’âme errante
Notes
Du même auteur
Page de Copyright
TEILHARD DE CHARDIN, ABBÉ BREUIL,
LES PEINTURES RUPESTRES
ET LA PRÉHISTOIRE EN ÉTHIOPIE

Il y a environ trois ans, avec le père Teilhard de Chardin, nous


remontions à mulet le lit desséché et sablonneux de la rivière qui conduit
de Diré-Daoua au cœur des montagnes, au pied du plateau du Harar38.
Le soleil du matin ne pénétrait pas encore dans la profonde vallée
encaissée de pentes abruptes.
Tout en haut du versant, faisant face à l’ouest, c’est-à-dire celui qui reste
à l’ombre jusqu’à midi, le père Teilhard me fit observer au pied d’une
paroi rocheuse l’ouverture d’une grotte assez vaste.
« Voilà probablement, me dit-il, un abri sous roche.
— Pour les singes ? demandai-je en riant.
— Sans doute en est-il ainsi aujourd’hui, mais je veux parler du temps
où il abritait des hommes. »
Aussitôt commencée l’escalade de la montagne, le père Teilhard
ramassa un éclat de silex :
« Voilà la preuve, ce vestige d’industrie humaine vient certainement de
là-haut. »
Et tout en gravissant les éboulis de roches, nous trouvons des éclats de
plus en plus nombreux à mesure que nous approchons de la grotte.
Ces silex ont gardé nette et précise la trace du travail de l’homme ; ils
semblent garder sous la patine du temps le souvenir de ces ouvriers
disparus et ces pierres alors prennent une âme.
À deux cents mètres au-dessus du lit de la rivière, l’abri s’ouvre comme
un porche haut de quatre mètres et large de dix environ.
Maintenant que toutes ces pierres, trouvées à la montée, nous ont révélé
le labeur des hommes qui ont vécu là, maintenant qu’elles nous ont conté
leurs luttes corps à corps avec la nature entière, il nous semble les sentir
présents dans l’ombre chaude et le silence de ces roches.
Des guêpes énormes bâtissent des nids étranges suspendus à la voûte ;
notre arrivée les inquiète et résolument elles foncent sur nous ; il faut battre
en retraite. Après les avoir enfumées, nous restons enfin maîtres de la
place.
L’abri a la forme d’une demi-coupole ; au centre affleure une roche où
des cavités semblent avoir été aménagées pour poser des objets. Le cintre
est noirci par la fumée, une fumée très ancienne dont les traces se sont
superposées avec les sécrétions calcaires.
La minute de silence n’a pas été inventée, elle est instinctive, car nous
restons immobiles, sans souffle, étreints par une profonde émotion, comme
si nous avions peur de profaner un sanctuaire où dorment depuis des
millénaires les mânes de ces hommes oubliés.
Ne sommes-nous pas les premiers qui venons là depuis que le dernier
feu s’est éteint entre les trois pierres de l’âtre ? Pendant des siècles, des
millénaires peut-être, aucun pied d’homme ne s’est posé sur ce sol fait de
la cendre des foyers, de la poussière apportée par le vent, de tout ce qui
flotte invisible dans l’air et qui peu à peu se dépose dans le calme des
cavernes et lentement ensevelit le passé sous son voile ténu.
Les hommes dont nous venons de violer la demeure n’étaient-ils pas les
véritables rois de la nature ? Ne représentaient-ils pas le chef-d’œuvre de la
création en qui la vie avait atteint l’apogée de son organisation et de sa
puissance ? Seul, avec son cerveau, sans autre arme que quelques pierres,
l’homme tenait tête à toute la nature.

Rien en surface, seulement la poussière des siècles, puis à vingt


centimètres les premiers silex taillés : pointes de flèches, grattoirs,
poinçons, etc., les uns en obsidienne, les autres en silex ou en quartzite.
La couche descend à plus de deux mètres avant d’atteindre la roche.
Dans le fond de la tranchée, le père Teilhard est méconnaissable tant la
poussière le recouvre et l’enrobe. Je dois lui ressembler car nous éclatons
de rire en nous apercevant la première fois que nous levons les yeux après
la fièvre des premières recherches.
C’est alors que je vis, sur la paroi rocheuse, des taches rougeâtres
comme du sang desséché. Je n’y aurais prêté aucune attention sans
l’expérience de mon compagnon :
« Mais ce sont des peintures ! »
Nous mouillons la surface et, en effet, des figures étranges, des signes
mystérieux apparaissent sur le basalte. Tout est très vague et en partie
recouvert de calcaire.
« Ah, me dit le père Teilhard, si l’abbé Breuil39 était là, il déchiffrerait
ces énigmes et saurait en prendre des calques. Voyez ici cette figure, je la
reconnais, c’est “l’homme de Breuil”, la même trouvée par lui au Portugal
et qu’il a identifiée pour être la représentation schématique d’un homme. »

Nous ne touchons à rien et décidons de ne rien dire de notre découverte ;


il faudra faire venir l’abbé Breuil car le pays doit avoir encore d’autres
peintures de ce genre.
Cependant, je fais connaître cette découverte au père Azaïs, alors
conservateur du musée d’Addis-Abeba. Il me promet de se mettre en
campagne. Cet homme au flair prodigieux, cet infatigable prospecteur qui
découvrit les célèbres pierres phalliques, ne tarda pas à trouver d’autres
peintures rupestres parmi lesquelles celles de Souré dont je parlerai un peu
plus loin.

Tout ceci décida l’abbé Breuil à venir me rendre visite en Abyssinie40. Il


m’annonça son arrivée en compagnie du docteur Wernert, professeur
d’anthropologie à Strasbourg.
Je connais Breuil, c’est quand il le faut à tous points de vue un homme
des cavernes infatigable, mangeant n’importe quoi d’un égal appétit,
dépeçant lui-même le gibier tué, dormant à la belle étoile, et toujours d’une
admirable bonne humeur dans les moments les plus pénibles. Mais ce
professeur ? Ma femme qui est de Strasbourg m’a dit un jour qu’il était un
ami de son père41. Je me demande maintenant comment ce vieux savant, ce
vieillard, pourra s’accommoder de l’inconfort d’une caravane et subir les
intempéries sur le pont de mon bateau.
J’en viens à imaginer pour lui des transports en civière, je n’ose
cependant le maudire par amitié pour Breuil, mais je suis inquiet en
abordant à la coupée de l’Aramis42 qui vient de rentrer en rade et sur lequel
se trouve la mission43.
Mais qui donc me fait des signaux sur le pont supérieur ? C’est le père
Teilhard. Nous nous embrassons comme deux vieux amis et il me présente
à un homme de haute taille, 40 ans à peine, hâlé par le soleil, débraillé à
cause de la chaleur et montrant une poitrine velue. J’entends très mal son
nom et je réponds machinalement:
« Enchanté, monsieur…, pendant qu’il me broie les phalanges d’une
main puissante et poilue.
— Breuil achève sa toilette, me dit Teilhard…
— Mais le professeur Werner, interrompis-je, inquiet, comment a-t-il
supporté le voyage ? »
Un éclat de rire.
« Mais je viens de vous le présenter, le voilà44… »
Breuil paraît enfin dans son costume kaki, casqué, botté, prêt à partir.
Teilhard continue sa route vers la Chine, navré de ne pas être des nôtres.
Notre adieu se prolonge aussi longtemps que nous pouvons nous
apercevoir, pendant que le Mousterieh, toutes voiles dehors, nous emporte
vers la mer Rouge.

Je veux montrer à Breuil le Djebel Djin, dite la Montagne de la Table,


où j’ai vu il y a quelque temps des choses curieuses.
Ce massif montagneux est situé près du détroit de Bab-el-Mandeb, à 120
kilomètres de Djibouti.
Ce sont des plateaux basaltiques, tous de la même hauteur, environ 150
mètres, surgis au bord de la mer, à la fin d’un désert de sable et entourés de
lagons d’eau salée.
Pays infernal, sans eau, où le sel recouvre le désert d’efflorescences
légères comme une couche de gelée blanche. Aucune habitation, pas un
homme à vingt kilomètres à la ronde.
Sur ces plateaux horizontaux, le sol est uniformément couvert de gros
fragments de basalte, mais en certains endroits, des cercles très réguliers
sont entièrement déblayés et entourés de circonférences en pierres de
même grosseur.
Dans ces enceintes, nous trouvons une multitude de silex taillés et
d’éclats révélant une industrie humaine.
Rien n’est venu déranger ce que les hommes ont abandonné là. Seul le
vent passe sur ces terrasses naturelles où quelquefois les oiseaux viennent
chercher refuge quand le kamsin souffle sur le désert emportant vers la mer
des nuages de sable rouge.
Ici comme à la grotte de Diré-Daoua, toute l’âme d’un passé reste dans
ces vieilles pierres car la place où elles sont est celle où l’homme les a
mises quand, pour la dernière fois, il a quitté son refuge.
Mais Breuil ne s’arrête plus à ces rêveries bonnes pour les profanes, lui
ne voit que son but scientifique : il raisonne avec précision, le moindre
indice devient pour son esprit clair et perspicace, un point d’appui
précieux, et grâce à ses connaissances prodigieuses, à sa vaste mémoire, il
compare, recoupe et conclut.
Je suis émerveillé de voir si aisément tout ce qu’il me montre, de le voir
si simple, si évident après l’avoir vainement considéré comme
d’inintelligibles énigmes.
D’après lui, ces circonférences de pierres ont servi à des huttes d’herbes
ou de branchages. Et le temps où elles étaient habitées, où les hommes y
taillaient les silex et l’obsidienne, ne semble pas remonter à une époque
très lointaine, peut-être des siècles, mais non des millénaires.
Partout sur la côte, au cours de notre exploration, nous trouvons de
l’industrie en surface, et partout nous avons l’impression que l’époque de
la pierre taillée n’a pas cessé devant l’emploi du fer que très avant dans les
temps historiques.

Nous quittons la mer pour monter vers les plateaux abyssins visiter les
peintures rupestres découvertes par le père Azaïs à Souré.
En haut d’une vallée étroite, à 2 000 mètres d’altitude, dans cette
brousse sauvage et hostile où vivent les léopards, une roche surplombe en
haut d’une pente très décline couverte d’euphorbes, de lianes et de
buissons épineux.
Il faut être prudents car, à l’abri de ces fourrés, dorment de dangereux
serpents lovés entre les pierres qui gardent dans les nuits froides la chaleur
du soleil emmagasinée pendant le jour.
Breuil, en équilibre sur une échelle, calque les peintures sans aucun
souci du précipice où un faux geste peut le jeter.

Ces peintures évoquent des scènes pastorales de la vie nomade, telle


qu’elle existe encore aujourd’hui chez les Gallas : voici une femme portant
la coiffure en deux boules, vêtue de la jupe en cuir frangé. Elle tient à la
main l’outre pour récolter le lait ; nous l’avons rencontrée tout à l’heure, il
nous semble la reconnaître dans cette silhouette à demi effacée.
Plus loin, voilà le chasseur avec le grand peigne de bois à trois dents
comme les indigènes en ont encore, mais son arc a une forme spéciale et
Breuil le reconnaît, l’identifie avec celui des fresques de la plus ancienne
Égypte. Ce détail semble fixer pour ces peintures une date assez proche,
mais voici des buffles aux cornes renversées dont l’espèce a totalement
disparu, et cela renvoie aux époques lointaines de la préhistoire.

Il est probable que la vie des Gallas nomades, et surtout Dankalis, est
aujourd’hui ce qu’elle était en cet âge de la pierre où nous nous plaisons à
situer la genèse de l’humanité. Bien peu de choses au fond ont changé là
où le progrès mécanique n’a pas bouleversé avant l’heure l’œuvre de la
nature.
Les scènes de la vie pastorale peintes sur ces rochers sont toutes
l’histoire de ces peuples disparus. Elle est encore la même pour ceux qui
vivent sous nos yeux, inconscients de leur félicité.

*
LA BOUÉE14

Le commerce des armes fit la fortune de la Côte des Somalis de 1890


jusqu’à la veille de la « drôle de guerre » : les négociants de Djibouti les
vendaient aux Arabes du Yémen après avoir fait soigneusement disparaître
sur les caisses toutes inscriptions susceptibles d’en dévoiler l’origine. De
plus les boutres partaient à leurs risques et périls sans recevoir aucun
papier de navigation témoignant de leur passage à Djibouti.
Ces précautions s’expliquaient par les accords de Londres interdisant la
vente des armes aux indigènes. On comprend le veto formel du gouverneur
quand je voulus moi aussi vendre et exporter des armes.

Mon boutre attendait en compagnie des autres voiliers arabes chargés


d’armes, quand un gendarme m’interdit d’embarquer.
Les bateaux devaient quitter le port à 9h du soir sous l’escorte d’un
garde-côte jusqu’à la limite des eaux françaises à 10 milles en mer.
Feignant de me soumettre de bonne grâce, je me gardai de protester mais
prévins Abdi, mon maître d’équipage, de passer tout contre la bouée
lumineuse où il me trouverait pour m’embarquer.
Cette bouée, qui marque l’entrée de la rade, est à environ 1 mille et demi
au large, mais à l’autre bout de la presqu’île une ancienne digue
abandonnée s’en approche à environ ¾ de mille15. C’est là que je comptais
partir à la nage pour aller attendre le passage de mon bateau.

Le long du talus de basalte semble être le dos d’un monstre endormi.


Les mouvements invisibles de la mer refoulent l’air dans les anfractuosités
des pierres et de longs soupirs sortent de cette masse encore toute brûlante
du soleil de la journée.
Autour de moi les petits claquements secs des holothuries font un
crépitement ininterrompu. Des phosphorescences clignotent et dans ce
fond noir, des crabes effrayés se laissent choir. Une odeur lourde d’iode
monte des algues.
La mer, sans une ride, agite le reflet des étoiles dans un espace irréel où
je semble suspendu. D’un brusque coup de queue, de gros poissons en
chasse dispersent ces images dansantes et plongent vers le fond dans des
sillons lumineux.
J’avance péniblement sur cette surface glissante où je me blesse
cruellement aux coquillages fixés sur les pierres. Je redoute surtout les
oursins venimeux dont les longues épines mobiles, tendues dans l’eau
comme des soies rigides, s’épanouissent près de la surface.

Je préfère me mettre à l’eau tout de suite. J’y entre avec précaution pour
ne pas effrayer les poissons de roches aux dangereuses piqûres. L’eau est
tiède, presque chaude, et s’illumine au moindre mouvement.
Je ne vois plus maintenant les reflets du ciel, l’eau me semble noire. Des
poissons aiguilles effrayés bondissent en surface dans tous les sens, lancés
comme des flèches et malheur à celui qui sera sur leur trajectoire.
Des lueurs verdâtres, comme d’énormes serpents, montent des
profondeurs en spirales capricieuses et émergent en soufflant : ce sont des
marsouins.
Par intervalles, un éclair illumine toute la masse des eaux comme sous
l’effet d’une commotion électrique : ce sont les bancs de fretin effrayés par
l’étrange animal que je dois leur paraître, qui virent d’un seul coup. La
nageoire dorsale des petits requins côtiers taille silencieusement la surface
et me fait penser à leurs congénères des grands fonds… Là tout près.
Cette vie intense, que la mer immobile recouvrait du manteau des étoiles
reflétées, maintenant que j’y suis plongé, m’apparaît toute noire dans son
implacable puissance : tout entière elle m’observe et me guette comme une
proie.
J’avance toujours cependant, dominant de mon mieux mon instinctive
angoisse… La jetée s’éloigne.
Un contact froid m’enlace les jambes et se glisse sous mon corps comme
un invisible reptile monté des profondeurs. Ce sont les courants venant du
large qui entrent dans le Golfe16 avec la marée montante.
J’ai toujours les yeux fixés sur la lumière clignotante de la bouée : cette
humble flamme me donne du courage et semble amie dans cette ambiance
hostile d’un monde où je suis étranger.
Mais elle diminue d’intensité et par instants s’éclipse… elle semble
s’éloigner. Serais-je entraîné par le courant ?…
Je ne vois plus rien maintenant, la lueur s’est éteinte et ne reparaît plus.
Partout autour de moi, la nuit. Je me sens fatigué et le passage de ces
courants froids me devient de plus en plus pénible, ils semblent attendre
une défaillance pour m’entraîner aux profondeurs de leur course obscure.

Je m’arrête une seconde de nager, flottant les bras en croix. Un silence


écrasant m’entoure et, très loin, le grondement de la mer sur le récif
m’arrive comme la clameur lugubre de tous ceux qu’elle a engloutis.
À longs intervalles la mer dans toute sa masse semble résonner comme
si elle me portait, de très loin, le glas funèbre d’une cloche fêlée. Je ne puis
m’expliquer cet étrange phénomène. Je m’efforce de mettre cette sinistre
impression sur le compte des nerfs fatigués.

Je reprends ma route en aveugle, droit devant moi.


Brusquement un cri strident déchire l’air avec des battements d’ailes, et
une masse noire se dresse sur l’eau surmontée d’un œil flamboyant : c’est
la bouée à dix mètres devant moi. De gros oiseaux de mer perchés sur ce
refuge masquaient la lanterne.
Ce brusque retour à l’espoir me rend toute ma force, l’apparition de cette
machine ventrue rétablit le réel en chassant les fantasmagories de mon
imagination.
Je tourne autour de ce ventre couvert d’algues qui se balance dans l’eau
phosphorescente. Le grincement de sa chaîne fait vibrer le grand cône
creux et produit ce bruit étrange que l’eau me portait comme le son très
lointain d’une cloche fêlée.
Mais il m’est impossible de me soutenir à cette machine ronde qui
recule aussitôt que j’y pose la main, c’est une espèce de supplice de
Tantale. Une dépression physique succède à l’effort que m’a fait faire
l’espoir d’un point d’appui : mon corps semble devenir de plomb. Mes
jambes s’alourdissent comme si des forces mystérieuses les attiraient vers
ce fond noir.

Alors une horrible angoisse m’envahit, si le départ des boutres d’armes a


été ajourné ou retardé ?… je suis perdu, incapable de revenir à la jetée.
Devant l’irrémédiable, je me sens perdu. Le mieux serait d’en finir, mais
comment ? Plus mes forces s’en vont, plus j’ai le désir de vivre, je lutte
maintenant par des réflexes. Mon esprit s’égare comme si une séparation
s’opérait entre mon être physique et ma pensée.
La brise du sud a dû se lever : les odeurs de la terre courent sur la mer et
évoquent du fond de ma mémoire les images champêtres les plus riantes.
Dans le lointain l’horloge de la ville sonne la demie.
Je n’entendrai jamais sonner l’heure qui va s’achever…

Tout à coup, une grande ombre me surplombe et le bruissement d’une


étrave taillant l’eau achève de m’éveiller. Je me sens saisi vigoureusement
et tombe sur le pont arrière de mon boutre.
J’ai tout le corps engourdi et il me faut un bon moment pour reprendre
réellement conscience.
Je crois que si le bateau avait tardé un quart d’heure de plus, Abdi
n’aurait trouvé personne auprès de la bouée…

*
DU MÊME AUTEUR

Dans la collection « Bibliothèque Grasset »

Saga africaine
Mer Rouge

Dans la collection « L’envers de l’aventure »

La vocation de Caroline – Caroline chez les bourgeois ou l’Oncle


Locamus – Le Capitaine à la casquette blanche – Le Cap des trois
frères – L’Exilé – L’Abandon.

Dans la collection « Lectures et Aventures »

Les Secrets de la mer Rouge – Abdi, l’homme à la main coupée –


Aventures de mer – L’Enfant sauvage – La Croisière du hachich – Le
Cimetière des éléphants – La Cargaison enchantée – L’Esclave du
barreur d’or – Les Deux Frères – Le Dragon de Cheikh Hussen – Le
Lépreux – Pilleurs d’épaves – Le Drame éthiopien – Légende de
Madjélis et autres contes – L’Homme sorti de la mer – Du Harrar au
Kenya – Karembo – Djalia ou la revanche de Karembo – La Poursuite
du Kaïpan – La Perle noire – Le Roi des Abeilles – L’Homme aux
yeux de verre – Le serpent rouge – Le trésor des flibustiers –
Testament de pirate – Le Mystère de la tortue – Sous le masque Mau-
Mau – Wahanga.
ABBÉ BREUIL, LES COULISSES DE SA MISSION
ARCHÉOLOGIQUE EN ÉTHIOPIE

Lettre no 33022745

Djibouti
Ma chère amie,
J’arrive à Diré-Daoua avec « ma mission ». Très compliqué d’organiser
la caravane, les coolies, etc. pour ces peintures de Souré. Ensuite la grotte
de Teilhard, de l’avis de Breuil, demandera 8 ou 10 jours de travail. Quant
à Azaïs, il est pur somali et manque d’esprit de suite. Breuil l’a jugé bon à
montrer les fameuses peintures, mais pas à autre chose (…). Je n’ai pas le
temps de t’écrire rien d’intéressant si pressé par le temps. (…)

Lettre no 330306

Diré-Daoua
Ma chère amie,
(…) En ce moment le pays entier fermente et une guerre civile est
imminente, je vais envoyer un papier aux journaux qui l’expliquera. Le
Négus m’a remis pour toi une petite médaille d’or en souvenir pour ton
tableau46 qui l’a vivement touché. Il est paraît-il dans la place d’honneur
de ses appartements particuliers.(…).

Lettre no 330308
Ma lettre47 a manqué le courrier, je puis donc à loisir noircir le reste de
cette feuille. Je suis à Araoué depuis un instant, avec Breuil. C’est un bien
drôle d’homme, un curieux phénomène vivant. Tout est mort chez lui dans
le domaine de l’esprit, sauf ce qui se rapporte au petit coin de science où il
est enfermé. Partout où il est, partout où il passe, rien ne l’émeut hors un
caillou ou une roche à possibilité de peinture. Devant le plus beau paysage
il a les yeux fixés à terre, s’exclame machinalement, inconsciemment,
quand ses compagnons l’invitent à admirer, mais il ne voit pas. Un certain
nombre de manies bouchent les trous de sa vie ordinaire quand ses
facultés archéologiques ne peuvent fonctionner. Ce sont des sortes de
réflexes, toujours les mêmes, se répétant périodiquement selon les
circonstances de sa vie en « société », comme les motifs d’une tapisserie
en papier peint. C’est le fond, un peu agaçant, sur lequel il faut se résigner
à voir passer Breuil quand il se rend d’une grotte à une autre. Ces tics
sont par exemple : un certain nombre d’histoires se rapportant à
l’Espagne, le couteau à cran d’arrêt qu’il ouvre à tous prétextes avec
bruit, les chats tirés par la guerre, etc.
Mais devant un caillou, un os, une marque sur la pierre, alors il
s’éveille, devient conscient, s’intéresse, raisonne et révèle une prodigieuse
faculté d’observation.
Parfait en brousse, ne souffrant nullement du manque d’eau pour la
toilette, ni de la saleté de l’ambiance, une humeur toujours égale et aussi
indifférent aux dangers qu’à toutes choses ne se rapportant pas à l’âge des
cavernes. Parfaitement incroyant, matérialiste et stoïcien. Dans un dîner
avec Daudy, celui-ci se crut obligé, puisque Breuil était prêtre, de poser
des questions sur l’immortalité de l’âme, la Genèse, le péché originel,
comme il est de règle en pareil cas dans toutes les réunions de province.
Daudy est dévot, craint de douter, se pique d’être formé en théologie. Son
ébahissement était bien drôle quand l’Abbé lui déclarait, avec toute la
simplicité qui convient aux choses évidentes, qu’Adam et Ève n’étaient
autre chose que l’humanité paléolithique, et un chat passant à sa portée, il
le lança en l’air en manière de conclusion !
Quelle immense différence entre Breuil et Teilhard…
Les peintures d’Azaïs ont enchanté Breuil qui les montre à tous ceux
qu’il rencontre. Il me rappelle mon père48 montrant ses bois au livreur de
chez Damoy ou au gendre de sa concierge. Aujourd’hui il est à Omerdin
avec Ebero. Moi je suis ici à ne rien faire en me disant qu’il faudrait
peindre. J’ai trompé ma conscience en tripotant de vieilles couleurs pour
leur rendre leur moiteur première, après quoi j’ai bâillé, sinon aux
corneilles, tout au moins aux egadira, et enfin je me suis décidé à finir cette
feuille de papier.
Pendant ce temps on se prépare à s’égorger dans les environs entre
Somalis et Abyssins, Issas et Gourgouras, mais je n’y crois pas, tout le
monde est devenu banal, incapable même de se massacrer avec allure
comme aux temps jadis, devenus temps fabuleux pour l’humanité rétrécie,
bouffie, ramollie, des temps présents.
J’ai beaucoup de choses à te dire ; elles me reviendront à l’esprit quand
ma lettre sera partie, pour l’instant je n’ai pas envie de réfléchir.
La chatte a eu des petits ce matin, la chienne se prépare, ainsi que la
femme d’Aly, l’ânesse et les 2 vaches. Voilà.
Embrasse toute la maison ; votre père indigne.

Lettre no 330408

Djibouti
Ma chère amie,
Je rentre d’une croisière de huit jours avec Wernert. Nous avons fait le
Goubbet et les environs du lac Assal 49 .(…)
Wernert est une âme d’enfant d’autant plus déconcertante que le corps
est celui d’un homme néolithique, velu, bronzé, mastoc. Tu le connais, il
est chauve et myope ; son crâne toujours exposé au soleil est couleur
acajou foncé ; il porte la barbe en collier depuis qu’il a vu celle de
Lippmann. Il vit à peu près nu, seulement vêtu d’un léger pagne et son
corps est aussi poilu que la poitrine de Chehem(?). Mais ses lunettes ne le
quittent jamais et cet accessoire qu’on voit au loin briller lui fait des yeux
fantastiques. Quand il erre sur quelque plateau de la côte, les indigènes
prennent la fuite et il faut beaucoup de diplomatie pour les amener à
revenir de leur terreur50.
Bourreau de travail, il crève les hommes qui l’accompagnent. Quand il
a erré 4 ou 5 heures sur les terres brûlantes, de 8h à midi et de 1h à 5h, il
prend un bain avant de rentrer à bord ; mais il ne nage pas, c’est un bain
de mer d’ecclésiastique où l’on fait trempette sagement. De loin on voit cet
animal brun rouge émerger avec, de temps en temps, le triple éclat des
lunettes et du crâne.
Mais quel brave type ! Toujours à la recherche du moyen de se faire
oublier tout en rendant service. Je comprends que Breuil tienne à ce
collaborateur ponctuel, consciencieux, infatigable et effacé. D’ailleurs pas
du tout imbécile ; très observateur, érudit, sensible aux choses de l’art,
mais il préfère paraître idiot pour qu’on le laisse en paix.
La vie primitive a été pour lui une révélation et le retour à la vie
civilisée le glace d’épouvante. Je monte demain à Diré, son bateau n’est
que dans 4 jours, il restera à bord du Mousterieh jusqu’à la dernière
heure ! Il est allé à terre faire tailler sa barbe qu’il garde en souvenir.
Rien ne peut décrire l’aspect de ce grand diable couleur réglisse, vêtu d’un
complet de drap trop grand, le veston boutonné car pas de chemise et un
casque kaki. Souliers noirs et pantalons tire-bouchonnants. Il errait ainsi
sur la place Ménélik51 comme sur un plateau paléolithique cherchant, par
habitude, ses cailloux taillés, et absolument ignorant de la foule. Les
clients du café Rhigas, sur la terrasse, étaient debout pour mieux voir cet
homme sans chemise vêtu de drap sombre examinant un à un les cailloux
de la rue. J’ai dû prendre une voiture pour l’emmener à bord et le
soustraire à la curiosité publique.(…)

*
LA MOUSSON1

Peu de gens savent que dans l’Antiquité le régime de la Mousson fut


longtemps un mystère dont le secret jalousement gardé par les Yéménites
leur donnait le monopole des transports des épices par le Sinus Arabicus,
ou mer Rouge.
Quelques documents et les écrits de Strabon, de Pline nous apprennent
qu’au début du premier siècle de notre ère un affranchi d’Annius Plomacus
découvrit l’alternance de ces vents et qu’un marin romain appelé Hippale,
instruit de ce phénomène, refit volontairement le voyage accidentel de
l’affranchi et donna son nom à ce vent saisonnier, tout comme Americo
Vespucci donna le sien au continent qu’un autre avait découvert.
J’ai cru amusant de raconter cette aventure telle qu’on la retrouve dans
un grand nombre de légendes arabes.

Mais d’abord quelques explications techniques s’imposent pour la clarté


du récit. Dans le sud de la mer Rouge, la mousson se ressent jusqu’au
tropique du Cancer, c’est-à-dire environ à sa moitié. Les vents y soufflent
SSO2 d’octobre à mars, et NNE d’avril à septembre. Tandis qu’au-delà des
tropiques les vents soufflent NNE toute l’année.
Les voiliers venant d’Égypte ne pouvaient donc atteindre le détroit de
Périm (Bab-el-Mandeb) en dehors de la saison d’été car sur la route qui
leur eût permit de remonter le vent de SSO soufflant l’hiver au sud du
Cancer se trouve comprise entre la côte d’Arabie et les récifs qui protègent
des courants et de la houle. Or, les Arabes jaloux de conserver leur
monopole à l’accès de ces chenaux interdisaient les navires étrangers. Dans
ces conditions, les navigateurs qui cherchaient à aller aux Indes arrivaient
toujours devant l’océan Indien à l’époque de la terrible mousson d’été.
Ceux qui tentèrent de franchir le Bab-el-Mandeb (porte des Larmes) furent
emportés par l’ouragan sur cette mer dont on ignorait les limites. Effrayés
par les vagues énormes dont aucune autre mer ne leur avait donné l’idée,
ils périrent en essayant de revenir.
De plus, les Arabes entretenaient la légende d’un dragon caché dans les
eaux profondes du cratère effondré de l’île de Périm qui, la nuit, chavirait
les navires en pleine mer.

En l’an 50 après Jésus-Christ, l’empereur Claude voulut envoyer son


argentier Annus Plomacus prélever un impôt extraordinaire dû par les
Sabéens au port de Kauka au sud de la mer Rouge. Peu empressé à risquer
sa vie en si barbare contrée, Plomacus consulta son ami Hippale,
commandant des galères qui avait fréquenté ces parages. Il lui conseilla
d’envoyer à sa place l’affranchi Marcus, homme avisé, plein d’astuce et de
courage qu’il avait eu en qualité de comite3 sur une de ses galères. De plus,
originaire de Palestine, il savait les langues de l’Arabie, de Petra, ayant été
longtemps captif des Parthes. Sans doute Hippale espérait-il aussi qu’un tel
homme saurait écouter pour recueillir, si l’occasion s’en présentait, de
précieuses informations sur le secret des Sabéens.
Marcus, après avoir choisi six compagnons éprouvés, se rendit à
Myosormos, au sud du golfe de Suez, à l’époque où les marchands arabes
et les navires sabéens s’y rassemblent pour attendre la saison du retour,
c’est-à-dire le début de mai où les brises sont légères dans le Sinus
Arabicus. Il eut la chance de trouver là un certain Ragele, patron d’un
voilier qui lui devait la liberté et la vie depuis le jour où au débarquement
des troupes romaines en Bretagne (Angleterre), il le libéra de la chaîne qui
le rivait à son banc au moment où sa galère sombrait. Il y avait de cela sept
ans seulement, mais Marcus sachant combien un bienfait s’oublie vite, ne
comptait sur la reconnaissance que dans la mesure où elle est soutenue par
la crainte ou l’instinct. Il prit donc la précaution de mettre en sureté la riche
cargaison de son ami sous prétexte de dégager le navire qu’il
réquisitionnait au nom de Caudius Imperator, en promettant une large
récompense au retour.
Quant aux autres vaisseaux qui presque tous appartenaient au
gouverneur de Kauka, où précisément la mission se rendait, ils furent tirés
à terre en otages, leurs équipages et leurs passagers étant renvoyés à
Captus, sur le Nil, aux confins de la Thébaïde.
Ainsi bien assuré contre toute traîtrise, du moins le croyait-il, Marcus
s’embarqua avec son compagnon, mais au moment d’appareiller, Ragele
s’avisa d’une avarie qui exigeait quelques semaines de travail. Marcus
comprit que son ami voulait simplement gagner du temps. Ne pouvant en
pénétrer la raison, il feignit d’être dupe, étant de ceux qui savent passer
pour imbéciles quand ils veulent endormir la confiance. Enfin, aux derniers
jours de la lune de mai, le navire prit le large et fila vent arrière jusqu’au
nord de l’archipel Farzan où se pêchent les perles roses. Là, le navire aurait
dû rallier la côte d’Arabie pour ne pas être arrêté par les derniers souffles
de vent du sud, mais grâce à son retard, la brise saisonnière de NNE était
définitivement établie. Ragele continua donc sa route au large et Marcus
comprit qu’il agissait ainsi par prudence, pour ne pas révéler les passages
interdits aux étrangers. Peut-être avait-il d’autres raisons mais rien ne
permettait encore de les deviner.
À Kauka, les Romains furent accueillis par le wali4 Hassan avec toutes
les marques de déférence et soumission dues aux mandataires de
l’Empereur. Il les conduisit à [la]5 maison fortifiée qu’en son temps
Auguste y fit construire. Ils la trouvèrent amplement pourvue de tapis, de
nattes et d’amphores, avec vingt esclaves nains.
Marcus qui s’attendait à des marchandages fut assez surpris d’apprendre
que la redevance réclamée par Rome était déjà prête. Hassan, toujours
aimable et souriant, annonça que son argentier l’apporterait le lendemain
pour être comptée et pesée.
Tant d’empressement inquiétait Marcus. Trop de sourires sur ces
visages, trop de discours flatteurs pour que ce ne soit point un masque de
comédie et l’appât de quelque guet-apens. La nuit était venue tandis qu’il
réfléchissait étendu sur sa natte. Ses compagnons s’étaient retirés pour
visiter les ruelles populeuses des souks et il écoutait dans le silence la
lointaine rumeur de la mer sur le récif côtier. Tout à coup, il sursauta au
léger cliquetis des anneaux des chevilles d’une esclave qui venait d’entrer,
glissant comme une ombre sur ses pieds nus.
À la lueur de la lampe à huile, elle apparut comme une vision de rêve.
Frappé de sa beauté et son teint clair, il la questionna. Quelle ne fut pas sa
surprise en apprenant qu’elle était originaire de Palestine. Elle se nommait
Dahalakia. Capturée par les Parthes, elle fut vendue comme esclave à un
patron de barque qui la céda à Hassan. D’une voix douce qui ne trahissait
aucune émotion, elle poursuivit :
« Un rêve m’a annoncé la venue d’un étranger de ma race que le Dieu
tout-puissant a choisi pour me rendre ma liberté, car en effet, il vient de me
donner le moyen d’écarter un danger mortel de sa tête pour qu’à son tour il
me sauve… »
Ce préambule déplut à Marcus qui soupçonna l’artifice d’une femme
coquette pour amener un barbon de sa sorte à obéir à ses caprices.
Sans paraître décontenancée du silence glacial de Marcus, elle
s’approcha et, baissant la voix, parla tout contre son oreille :
« L’Omer Bahar que tu as vu tantôt doit partir sur un voilier rapide et
t’attendre à proximité des côtes d’Égypte en un lieu convenu avec le patron
Ragele qui conduira ton navire chargé de l’or des redevances. Il a ordre de
l’attaquer à la manière des pirates soudanais pour s’emparer de ta
cargaison. Ainsi Hassan reprendra ce qu’il t’a donné sans encourir les
représailles de Rome sur les otages retenus à Captus. »
Marcus, impassible, réfléchit qu’avec ses six compagnons, même ainsi
prévenus, il ne pourrait soutenir une lutte ouverte. Quant à massacrer
Ragele et ses hommes par surprise aussitôt après le départ, il n’y fallait pas
songer à cause de la manœuvre du navire impossible avec six hommes
seulement et de plus ignorant les passes. Il comprit alors pourquoi Ragele
ne s’y était pas engagé avec lui.
La ruse seule lui laissait une chance et aussitôt son esprit fertile en
imagina une.
Il ne douta pas un instant de la sincérité de cette femme ; une subtile
intuition le servait toujours en pareil cas. Son visage se détendit en un
calme sourire et il répondit enfin à Dahalakia anxieuse et inquiète :
« Rassure-toi. Grâce à ta vigilance tu as surpris la machination de ton
maître indigne. Peu m’importe comment puisque les dieux… ou ton Dieu
l’a voulu. Sache seulement que je serai le libérateur que tu vis en songe si
tu m’obéis aveuglément. Va donc à l’instant à la demeure de l’Omer Bahar
avant qu’il ne monte sur son navire. Glisse-toi dans l’ombre des ruelles
désertes pour que nul ne te reconnaisse, et dis-lui que par ta connaissance
de la langue des Romains qui parlaient sans méfiance, tu as surpris leur
entretien avec un de leurs espions dissimulé dans l’entourage d’Hassan. La
nuit ne t’a pas permis de le reconnaître mais peu importe, il a révélé aux
Romains que leur navire sera attaqué pour leur prendre les sacs d’or.
Ensuite, et ceci est le plus important, révèle à l’Omer Bahar que Marcus
leur chef a décidé de cacher les douze sacs d’or dans la citerne et
d’embarquer d’autres sacs absolument semblables contenant des galets
plutoniens (galets très lourds de basalte). Si tu le vois hésitant, dis-lui pour
achever de le convaincre que dans la nuit prochaine, au coucher de la lune
exactement, tu le conduiras à cette petite lucarne derrière la maison par où
il pourra observer ce qui se passe à l’intérieur, et moi, je ferai en sorte qu’il
s’y passe exactement ce qu’il faut. »
La nuit ayant porté conseil, l’Omer Bahar se garda de rien dire à son
maître, bien résolu à s’approprier un trésor mis si commodément à sa
portée. Il en serait quitte pour se débarrasser du seul témoin gênant,
Dahalakia, qui risquait de devenir dangereuse.
Dès le matin les douze pesants sacs de cuir furent apportés en grande
pompe et presque jusqu’au soir, en présence de Hassan, les Romains
comptèrent et pesèrent une à une les précieuses pièces. Il s’agissait de
quinaires d’or frappés par l’empereur Sylla, les nummus aureus que les
Sabéens recevaient en échange de leurs épices.
Quand les Sabéens se furent retirés, Marcus envoya un des siens au souk
acheter des peaux de chèvre et il fit coudre des sacs pareils à ceux qui
renfermaient les pièces d’or ; puis il attendit le déclin de la lune. Une
lampe de cuivre à trois becs éclairait faiblement la pièce tandis que les
Romains silencieux comme des ombres emplissaient les sacs de cuir avec
les galets plutoniques (basalte) calibrés ainsi qu’il est d’usage quand on
garnit le sol des habitations.
Le passage d’une ombre devant la lucarne révéla à Marcus que la
mission de Dahalakia avait abouti. À ce moment, les flammes de la lampe
baissèrent. Alors dans la pénombre les voûtes de la citerne retentirent
douze fois puis l’eau un instant troublée dans son immuabilité de cristal
clapota faiblement et ce fut à nouveau le silence. Là-haut, l’Omer Bahar
avait compté les douze plongeons, le compte y était. Il se laissa glisser à
terre et disparut dans la nuit.
Le matin, Hassan envoya des esclaves et des soldats pour transporter les
sacs d’or à bord du navire de Ragele qui devait ramener les Romains en
Égypte. Marcus chercha en vain l’Omer Bahar et nul ne soupçonna que son
œil perçant avait reconnu tout là-bas au large, au-delà des récifs, la voile de
son bateau à deux étraves*1, ce rapide coureur qui pouvait naviguer dans
les deux sens, sans virer de bord.
Le navire était une grosse barque de trois cents amphores qui ne
convenait guère à un voyage où il faudrait cheminer entre les récifs et
profiter des légères brises de terre pour remonter les vents du nord, pour
traverser la mer Rouge à la hauteur de la Phéron de Ptolémée sur la côte
d’Afrique. Mais Ragele justifia ce choix par la nécessité d’emporter
beaucoup de vivres.
La voile fut hissée en cadence avec les chants rituels de manœuvre par
les vingt esclaves soudanais, et sur la plage la foule poussa des clameurs
d’adieu. L’eau chantait sous l’étrave et peu à peu la côte s’enfonça sous
l’horizon.
Quand tout eut disparu, Marcus vint auprès de Ragele qui tenait le grand
aviron de gouverne pour sortir de la première barrière de récifs. Après
avoir éloigné les deux matelots somnolant, il baissa la voix comme il sied à
une grande confidence et lui dit :
« Le passé, tu le sais, nous lie d’une amitié qui en toute occasion nous
impose une égale franchise. Cependant j’ai dû taire un secret qui ne
m’appartenait pas tant que nous étions à terre, mais nous voici en mer,
alors écoute-moi. Sache donc que les sacs de cuir enfermés dans la cale
secrète contiennent seulement des galets plutoniques tandis que l’or est en
lieu sûr à terre. Pourquoi, vas-tu demander ? Parce que, par une voie
secrète (Rome a partout des yeux et des oreilles), j’ai appris que notre
navire sera capturé et pillé par des pirates. Qui les envoie, je l’ignore mais
ce stratagème me l’apprendra. »
Ragele pâlit et réprimant à grand-peine les tremblements de sa voix, il
posa la question qui eût suffi à le trahir si Marcus eût ignoré son rôle :
« Et où as-tu caché l’or ?
— Dans ma maison même, au fond de la citerne… »
Le trouble de Ragele était tel qu’il faillit heurter un écueil. Il pensait à ce
trésor qu’il n’aurait qu’à prendre s’il avait pu être à terre… Alors l’idée de
retourner à Kauka en abandonnant le navire voué au naufrage s’implanta,
impérieuse et obsédante comme si la volonté de Marcus la lui eût imposée.
Sa décision fut vite prise et aussitôt, sous prétexte d’attendre le courant
favorable, il jeta l’ancre sur un banc de corail et comme la journée était
déjà bien avancée, il décida d’y passer la nuit. Comme toujours quand on
navigue entre les récifs, l’embarcation suivait en remorque. Marcus bien
entendu approuva cette prudente manœuvre et se retira dans l’entrepont
arrière où il couchait avec ses compagnons. La nuit venue, tous feignirent
de dormir, mais avec le glaive et le poignard prêts à la défense. Un
conciliabule réunissait tout l’équipage à l’avant tandis que le croissant de
la lune à son cinquième jour s’abaissait sur l’horizon. Quand cette faible
clarté se fut éteinte, l’embarcation vint le long du bord, et sans bruit
l’équipage y prit place. Un instant après elle s’enfonçait dans la nuit.
Marcus, tous ses sens en éveil, avait suivi par le menu toutes les phases de
cet abandon, prévoyant quelque mauvais tour de la dernière heure. Tel
qu’il était placé il apercevait un morceau du ciel au-dessus de sa tête, tout à
coup d’autres étoiles y apparurent et il comprit que le navire n’évitait plus.
Sautant sur le pont, il vit que le câble avait été tranché pour que le navire
aille s’éventrer sur les écueils. Par chance il trouve un petit grappin
d’embarcation et il réussit à le lancer sur une roche assez voisine.
Le danger immédiat était écarté, mais dans quelques heures, au lever du
soleil, le vent fraîchirait et il serait contraint d’appareiller. En vain il
chercha l’aviron de gouverne. Tout avait donc été prévu pour assurer la
perte du navire, mais il avait compté sans l’expérience de Marcus qui avait
eu la prudence de n’en pas faire paraître. À l’instant même, en dépit de
l’obscurité, il n’hésita pas à tenter de sortir des récifs en se confiant aux
courants qui partent vers la mer libre quand la marée baisse. Dans ces
conditions, si l’on ne laisse pas le navire tomber en travers du courant, on
est sûr qu’il ne s’engagera pas dans une impasse et que, de lui-même,
guidé par l’écoulement des eaux, il contournera les écueils.
Au lever du jour, les taches vertes qui révèlent les hauts fonds de coraux
se firent plus rares et enfin se déploya l’étendue bleue de la mer libre, déjà
toute mouchetée d’écume sous la brise fraîche de NNO.
Sans aviron de gouverne ni équipage, le navire en était réduit à laisser
courir vent arrière, et pour s’y maintenir, Marcus fit placer tout le lest à
l’arrière, puis en toute hâte avant d’affronter la pleine mer, il fit hisser la
voile pour que le navire courre aussi vite que la lame et ne soit pas
submergé.
Bien lui en prit car le vent souffla avec une telle violence et la mer se
creusa si rapidement que toute manœuvre était maintenant impossible. Plus
aucun espoir de rallier la côte d’Afrique avant le terrible détroit. Marcus
seul conscient du danger essaya cependant de rassurer ses compagnons
mais Dahalakia ne parut point dupe. Elle prit sa main et la baisa avec
respect, puis attachant sur son visage désespéré un regard calme et
confiant, elle fit le signe de reconnaissance des chrétiens. Marcus qui peut-
être déjà l’avait soupçonnée vouée au Nazaréen, lui dit en répétant le signe
de la croix :
« Si ton Dieu nous sauve, je serai son serviteur. »
La sérénité de cette femme qui défiait la mort de son calme sourire
rendit à tous le courage et la force de lutter. Tout à coup, celui qui veillait à
l’avant cria « Terre ! », et quand le navire soulevé par une lame domina la
mer, les roches noires de Périm apparurent dans l’écume des brisants. Cette
vertigineuse course à l’abîme allait-elle se terminer brusquement sur les
rocs déchiquetés où déferle la tempête ?
Ne valait-il pas mieux périr en un instant broyé et englouti, qu’endurer
les affres d’une longue agonie dans les solitudes de l’océan sans bornes ?
Dans cet infernal chaos, tous voyaient approcher le sombre repaire du
dragon et écoutaient avec terreur la clameur grandissante des vagues
brusquement arrêtées dans leur course. Des myriades d’oiseaux blancs
tournoyaient dans le ciel dans le grondement des flots en furie, leurs cris
aigus faisaient comme un écho des enfers.
Dahalakia mains jointes implorait son Dieu. Alors tous ces Romains qui
hurlaient à la mort au fond de cette barque en folie se jetèrent à genoux et
répétèrent sa prière. Au moment où ils allaient atteindre la pointe nord de
l’île toute hérissée d’écueils comme les dents d’un monstre, tous
poussèrent un cri de détresse et fermèrent les yeux pour recevoir le coup de
grâce ; mais un remou puissant saisit le navire ; il pivota sur lui-même et
emporté par la virulence du courant, contourna le récif. Il partit dans
l’écume et les tourbillons du détroit tandis que le monstre de lave et de
scories défilait comme une vision d’enfer devant ce navire désemparé où
les hommes fous de terreur priaient inconsciemment pour la première fois.
Sur l’océan sans bornes, dans l’innombrable troupeau des vagues, lancé
vers l’inconnu le navire fuyait comme un oiseau blessé qu’emporte la
tempête. Le mât et les agrès6 disjoints jetaient leur plainte vaine aux
solitudes sans échos.
Cependant, à bord, l’eau et les vivres ne manquant pas, tous avaient
repris courage, car l’homme espère toujours pour peu que la mort lui
accorde un sursis.

Après des jours et des nuits où à tour de rôle il fallait épuiser l’eau qui
de plus en plus envahissait le navire, les Romains abordèrent une terre que
Pline nomma Trapobane et qui sans doute est Ceylan.
Pour des hommes résignés à périr au gouffre des enfers, cette terre
d’abondance parut si miraculeuse qu’ils se crurent arrivés aux Champs-
Elyséens. Mais hélas, le vent inexorable soufflait toujours comme pour
leur interdire à jamais le retour. Cependant la nef était sauve, et soutenus
par la foi de Dahalakia, Marcus la fit radouber. Les habitants doux et
courtois ne semblaient pas surpris de les voir. Marcus s’expliqua cette
familiarité le jour où ayant revêtu la défroque qu’un Yéménite avait laissée
à bord, il fut accueilli par des cris de joie. Il en conclut que les Arabes
fréquentaient ces parages, et par signes les indigènes lui firent comprendre
que le vent allait changer de sens et ramènerait les navires chargés d’épices
qui attendaient aux terres du Levant la saison du retour.
En effet, après un violent orage, le vent souffla en sens opposé. Marcus
dut employer la ruse pour emmener ses compagnons qui ne voulaient plus
quitter ces terres parfumées où des femmes lascives et fascinantes les
retenaient par l’enivrant parfum de la fleur d’oubli.

De retour à Alexandrie, Marcus remit fidèlement le trésor à son maître et


révéla à Hippale la loi d’alternance des vents. Cet habile courtisan obtint
une flotte pour tenter le fabuleux voyage de l’affranchi, et ainsi, découvrit
la route maritime des Indes. On immortalisa son nom en le donnant au vent
qui pendant des siècles avait gardé son secret. Quant à Marcus, il se fit
chrétien, épousa Dahalakia et se retira à l’île appelée aujourd’hui Dahalak
en souvenir de celle qui fut l’aïeule de la tribu qui peuple l’archipel.

*
« Je préfère la jungle africaine à la jungle
parisienne… »
Henry de Monfreid
CONVOYER ET LIVRER LA MARCHANDISE1

Le 17 janvier je pars de Djibouti avec un petit chargement de tôle et un


passager grec auquel il appartient.
Deux jours de relâche à Obock pour faire mes adieux aux miens et me
tenir lieu de Noël et jour de l’An.

J’embarque les marchandises que je suis allé chercher à Bombay2.


Cela ne tient pas beaucoup de place : 6 caisses à pétrole, et pourtant
c’est plus de 80 000 F3 qu’elles contiennent.
Nous partons le 18 dans la nuit par beau temps calme.

Trois jours d’excellent voyage la mer comme un tapis, et le 22 nous


entrons à Massawa.
Mon premier soin est de reconstituer le naufrage de mes 3 boutres, et de
savoir où en est l’affaire4.
D’abord Massawa n’a plus figure de ville vivante. C’est une ruine,
quelques rues seulement subsistent, toutes les autres sont comblées par les
décombres des maisons écroulées. Presque toute la population tant
européenne qu’indigène a quitté le pays sous l’empire de la panique que
les secousses sismiques ont causée. Ces secousses ont eu lieu en deux fois,
le 15 août et vers le 20 septembre, les secondes plus terribles pour les
constructions, celles-ci ayant été ébranlées par les premières.

Voici ce qui s’est passé pour mes boutres :


Le matin du 15 août5 (fête de Notre-Dame de Bon Secours), mes trois
bateaux étaient auprès de l’île Mogueda et ils se rendirent au lieu de leur
travail.
Tandis que les scaphandriers étaient occupés à travailler au fond de
l’épave du vapeur, un gros nuage d’un noir opaque apparut à l’horizon vers
le nord semblant s’approcher. On fit remonter le scaphandrier et il ôta son
costume. Un vent violent se leva du nord. Le gros nuage noir comme une
immense montagne montait toujours envahissant tout le ciel. Des éclairs
fréquents sillonnaient le rideau noir.

Tous comprirent que quelque chose de grave allait se passer. Comme


chez les animaux, l’instinct avertit les indigènes que l’équilibre de la nature
allait être rompu. On amarra les barques sur toutes leurs ancres, et on
attendit.
Brusquement, le vent tomba, l’eau était couleur verdâtre et noire par
place. Le jour s’obscurcit sous le rideau noir du ciel et la mer se mit à
bondir en vagues étranges se soulevant et retombant en cônes liquides.
C’était sans doute le moment des convulsions sismiques qui ont détruit
Massawa.

De tous les bateaux, partaient des cris lamentables de détresse « El Allah


el Allah ».
Tout à coup, à quelque 1 800 mètres, tous virent une chose effrayante
suspendue dans le ciel à une hauteur prodigieuse : une sorte de voûte
énorme soutenue par un gigantesque pilier.
À chaque série d’éclairs, cela se détachait en noir sur le fond livide. Le
roulement du tonnerre, sans doute répercuté par ces nuées épaisses, était
continu. La trombe d’eau, car c’en était une, s’approcha du premier boutre.
On distingua sa base s’enfonçant dans l’eau au centre d’un cône de 15 à
20 mètres d’ouverture. Les bords de ce tourbillon étaient blancs d’écume et
faisaient entendre un bruit de torrent impétueux. Tous les hommes du
boutre menacé, pris d’une terreur folle, se jetèrent à l’eau pour gagner le
second boutre. Peu d’instants après, la trombe saisit le boutre qui disparut
dans le tourbillon et ne reparut plus.
La trombe sembla s’éloigner vers le sud et tous déjà commençaient à
rendre grâces aux puissances supérieures.
Mais la trombe décrivit un demi-cercle, et s’avança vers le second
boutre comme si elle eût été une chose vivante qui a des yeux et qui chasse
une proie.
Alors ce fut l’effroyable terreur. L’un des deux Grecs, au lieu de tirer
des coups de fusil sur la colonne de la trombe, fit des signes cabalistiques
destinés à conjurer les maléfices du météore.
La nuit était devenue presque opaque quoiqu’il fût 10h du matin. Alors
dans cette ombre, au milieu de ce bruit infernal, sous la menace du terrible
météore, les cris aigus déchirent la nuit. Les imaginations des malheureux
naufragés crurent entendre des démons ; la trombe était sur eux, sa base
bouillonnante blanche d’écume se voyait sous les éclairs et leurs esprits
affolés voyaient là des monstres apocalyptiques. Des cataractes d’eau
s’abattirent sur eux ; en quelques secondes le bateau fut plein d’eau et
coula. Tous se cramponnèrent au mât et à la vergue.
Pendant quelques secondes, ils ne surent s’ils furent sous l’eau et
comment ils respirèrent.
La trombe passa à 10 mètres à peine, alla engloutir le troisième boutre et
reprit sa route vers le sud.
Peu à peu la lumière revint, d’abord une sorte de lueur verte comme
celle qui traverse un aquarium, puis peu à peu le jour se fit.
Ils se comptèrent : tous étaient là sauf un des deux Grecs : au moment où
le second navire coula, il était semble-t-il évanoui depuis le moment où les
cris des oiseaux de mer emportés par l’ouragan les avaient si fort effrayés.
Un matelot le saisit et le soutint mais à un moment donné, menacé lui-
même d’être emporté, il le lâcha se donnant pour excuse qu’il était mort.

À l’aide des houris retrouvés, flottants, ils purent rejoindre d’autres


boutres mouillés à 2 milles de là. L’un de ces boutres accepta de les
transporter à Massawa, mais se refusa à rien faire pour tenter le sauvetage
de mes bateaux coulés ; cependant, cela eût été facile en raison du peu de
fond, 4 ou 5 mètres à peine. Ce refus avait pour but de laisser les épaves
pour pouvoir les piller à leur aise.
Mes équipages et le Grec survivant furent donc transportés à Dahalak6
où ils trouvèrent des bateaux pour Massawa. Quand au boutre
« sauveteur », il s’empressa de revenir au lieu du sinistre où, aidé d’autres
camarades, il remit les bateaux à flot et les expédia sans doute à la côte
arabe7.

Huit jours après, quand mes hommes revinrent sur un boutre affrété, ils
ne trouvèrent plus rien.
À quinze jours de là un boutre apportait à Massawa une foule d’agrès de
mes trois bateaux.
À cette époque, Phragotti mon agent reçut un coup de fusil en pleine
poitrine un soir qu’il rentrait chez lui, grâce au zèle d’une sentinelle
italienne chargée de veiller sur la sécurité des passants dans les ruines de la
ville.

J’organise un petit service de renseignements, pour avoir des nouvelles


des divers ports de la côte arabe.
J’espère à mon retour être assez renseigné pour pouvoir donner moi-
même mes sanctions à l’acte de piraterie dont j’ai été victime. Je ne dois
nullement compter sur le gouvernement italien mais sur moi-même.

Je pars donc le 27 décembre8 à l’aube. Pendant deux jours, beau temps,


calme et route au moteur mais le 28 dans la nuit, le vent du nord se lève.
Le 29 au matin, il souffle très frais et la mer grossit.
Je vais tâcher de gagner la côte, pour profiter du chenal compris entre
elle et les récifs de l’archipel Suakin. Mais dans ce dédale de récifs
impossible de naviguer la nuit.

Je mouille derrière Tella Zekir, petite île déserte perdue à 50 milles en


mer. Assez bon mouillage. Comme il n’est que 4h, je vais à terre. J’aime
toujours à rôder sur ces terres perdues où seuls vivent les oiseaux.

Celle-ci est toute plate et particulièrement désolée. Longue de 2 milles


sur un et demi de large, cette île est en forme de cuvette. Au centre, est un
lac saumâtre et toute la plaine qui l’entoure est couverte d’une herbe
éphémère qui suit la pluie après quelques jours ; d’un vert tendre, aux
fleurs jaunes sous feuillage léger, elle est d’une extraordinaire fraîcheur car
rien ne se trouve là pour la souiller ou la détruire. Quelques jours de soleil,
et cette tendre verdure aura disparu. De distance en distance, se dressant
comme des ruines, de gros madrépores profilent leurs silhouettes
déchiquetées, témoins muets des convulsions terrestres qui ont arraché des
îles à la mer. Comme ce contraste donne l’échelle du « temps » entre ces
pierres millénaires qui jadis ont vécu et ces jolies plantes qu’une pluie a
créé hier et qui demain redeviendront poussière.

Nous repartons le 30 au matin, toujours forte brise nord.


Le soir je mouille derrière le récif Kad Hodjit. Sinistre dans la nuit d’être
ainsi derrière ce fer à cheval de brisants où la mer gronde avec fureur.
Cependant on est en sûreté et pas trop secoués par la houle.

Le 30 à 6h, nous mettons la voile. Vent toujours nord, mais de force


maniable.
Je vois le bord à 9h pour enfiler la passe sud de Suakim.
C’est un dédale de récifs mais le jour, avec le soleil en arrière, i1 n’y a
pas de danger.

Le soir je ne sais où mouiller, car le vent a fraîchi et la mer est devenue


houleuse. Force m’est de me mettre à l’abri d’un éclat de sable de 50 m de
long qui entoure un grand récif.
Les fonds sont très accores et je suis obligé de me rapprocher beaucoup.
Ces fonds sont très perfides à cause des pâtés de roches se dressant en
aiguilles jusqu’à 1m50 au-dessous de la surface et laissant entre des fonds
de 10 à 12 mètres.
Je ne puis dormir car si une saute de vent se produisait, nous serions fort
mal en point. J’ai bien une ancre à l’arrière, mais je n’y compte guère car
étant armé d’un câble, il serait vite coupé par les roches s’il venait à
travailler.
Le lendemain, le calme est revenu et nous faisons route au moteur entre
la côte et les récifs. Cela constitue un très large chenal où la houle ne
persiste pas aussitôt qu’un calme se produit.

Dans la nuit, un vent favorable nous mène à bonne allure.


Jusqu’au 6 janvier alternatives de calme et petites brises de terre
jusqu’au 26e parallèle N en vue du phare de Dedalus, ce récif à fleur d’eau
perdu en pleine mer Rouge. Le vent de nord-ouest se lève et nous prenons
un bord au large. Nous doublons Dedalus à minuit et reprenons une bordée
vers la terre d’Afrique, à 6h du matin nous sommes à quelques milles de la
côte et je constate que les courants nous ont drossés sous le vent à tel point
que nous retrouvons juste notre point de partance. Je décide de rallier la
côte arabe : comme le conseillent les instructions nautiques. Toute la
journée brise modérée du nord-ouest. Depuis midi, je vois le massif
montagneux du mont Mouyla élevé de 2 800 mètres qui s’élève en pics
aigus à 1 mille seulement de la côte.
Vers le soir, le vent à l’ouest et je fais presque route nord. Mais je n’ose
pas prolonger ma bordée dans la nuit à cause des nombreux récifs qui
précèdent la côte et à 10h du soir nous virons de bord.

Vers 2h du matin, alors que j’essayais de dormir un peu, une grosse


houle venant du nord-ouest m’inquiète, cela n’annonce rien de bon. Le
vent mollit de plus en plus avec alternance de calme et de risée. Enfin à 4h
du matin (le 9 janvier9), le vent de nord-ouest se déclenche.
À l’aube, la mer est déjà énorme et nous ne pouvons plus porter toute
notre toile. J’amène la grand-voile, et la remplace par un tourmentin. La
mer grossit toujours et les lames hautes et courtes frappent notre avant
avec une terrible violence qui fait vibrer le bateau dans toute sa carcasse.

Le pont est sans cesse submergé.


Je crains qu’un pareil temps ne nous rejette beaucoup dans le sud aussi
je fais donner la machine pour gagner quelques degrés dans le vent. Mais
je suis obligé de stopper, la prise d’eau se trouvant au vent et la pompe se
désamorce.

Je remédie à cela en naviguant sous la misaine seulement et en déplaçant


un peu le lest pour diminuer la gîte. Par chance, le temps reste clair, et les
montagnes de la côte d’Afrique sont bien visibles.
Je cherche à me repérer à l’aide des indications de la carte où sont
indiquées quelques pics remarquables tels que « oreilles de chat »,
« picaigne », etc. Mais sur la côte il y a une multitude de ces pics et oreilles
sur les chaînes qui s’y dressent et il est absolument impossible de prendre
des relèvements.
Enfin, à 3h, je distingue une terre de couleur jaune qui semble en avant
du continent, je présume que c’est l’île Safadja et en effet, un récif apparaît
au vent à nous. Comme le vent augmente de force, je mouille au sud du
grand récif Hyndma en forme de fer à cheval et qui abrite bien de la houle.
Mais le fond est mauvais.

II faut mouiller presque à l’accore du récif sur des fonds rocheux où


l’ancre risque de se prendre et de se perdre.
D’autre part, une saute de vent brusque mettrait le bateau en perdition.
La chaîne se prend par instants dans les roches puis en est arrachée
brusquement par le rappel du navire et chaque fois ce sont des chocs qui
ébranlent toute la coque. Je passe une fort mauvaise nuit sans sommeil. Le
lendemain, le 10 au matin, la brise est un peu calmée, et je me hâte de
quitter ce refuge précaire pour gagner le Ras Somer à 10 milles environ au
nord.

Nous faisons route à la machine, longeant la côte est de Safadja.

J’aurais mieux fait de prendre le chenal qui existe entre la terre et cette
île car en dehors il y a de la houle, le bateau tangue fortement, et sa vitesse
est réduite à 2 nœuds.

Enfin, à midi, nous mouillons au sud d’un îlot de sable ; ce mouillage est
plus sûr que le précédent, mais là encore, danger d’une saute de vent à
cause de la proximité du récif côtier de cet îlot. À 3h, je lève l’ancre à
nouveau et je vais tout à fait contre le Ras Somer. Là, excellent mouillage,
mais à l’entrée deux roches à fleur d’eau en rendent l’entrée dangereuse la
nuit.

Toute cette côte est poignante de désolation et de stérilité ; nos côtes


Dankali et Somali sont des Eden à côté. Ici, une sorte de boue volcanique
jaune sous un vestige de végétation. Les chaînes de montagnes sont
élevées à 2 000 m en moyenne, mais elles sont aussi stériles que tout le
reste. Tout a l’air d’être un ciment armé. Ce spectacle est même déprimant.
D’autre part, le froid nous semble vif (5 à 10° dans la nuit et 18 à 20° le
jour) et cela ajoute encore à la désolation du spectacle. Ce vent du nord
froid qui balaye ce monde mort glace le corps et l’esprit.

Dans la nuit, la lune étant encore haute et un bon vent d’ouest s’étant
levé, nous quittons le mouillage avec précaution à cause des pâtés de
roches d’entrée maintenant invisibles.
Enfin nous prenons la mer libre et nous naviguons nord à bonne allure.
Avant l’aube, nous atteignons le travers des îles Djifadin élevées de
100 m qui se distinguent assez loin la nuit.
Le matin, la brise fraîchit rapidement au point que je suis obligé de
changer la grand-voile. Mais il y a peu de houle. Nous approchons
rapidement de la grande île Chadwan10 haute de 600 mètres qui se dresse
comme une chaîne de montagnes courant sud-est, nord-ouest, elle aussi
ciment armé11.

La brise fraîchit encore et il faut amener la misaine. Le vent maintenant


souffle en ouragan et un nuage de brume monte du nord couvrant peu à
peu tout le ciel ; à 9h la vue est complètement bouchée et le vent redouble
de violence. Il est temps de virer de bord et de chercher un refuge si
possible car le temps se gâte tout à fait. Je fais mettre le moteur en route et
nous virons.
Nous filons sous un foc et un tourmentin au grand mât.
Malgré cela, nous embarquons des paquets de mer et le pont est couvert
d’eau. J’ai l’intention de chercher un refuge au sud des îles Djifadin. Mais
cette traversée de 15 milles par cet ouragan et dans ce brouillard avec les
deux récifs qui sont sur notre route, n’est pas sans me donner des
inquiétudes.
Le froid est intense, rendu plus sensible par ce brouillard qui nous
fouette et nous pénètre jusqu’aux os. Enfin, à 11h, dans une éclaircie,
j’aperçois Djifadin devant nous à 3 milles environ.

À ce moment le foc éclate, emporté par une rafale. À grand-peine, on en


rentre les restes et je fais amener le tourmentin car je vois venir d’autres
rafales qui enlèvent des tourbillons d’eau. La surface de la mer est
entièrement blanche et comme couverte d’une poussière d’eau emportée
par le vent. Heureusement que la côte est voisine et que la houle n’a pas eu
le temps de se former. J’ai peur de ne pouvoir rentrer dans le mouillage
derrière l’île car il faudra faire un mille environ contre le vent et nous ne
sommes pas abrités, jamais la machine ne pourra remonter cette tempête.
En effet, en tournant la pointe sud-est de l’île Djifadin Sekir, je trouve
un vent extrêmement violent venant de l’ouest sans doute dévié par les
montagnes. Rien à faire pour pénétrer dans la baie.
Que faire ?
La haute mer est derrière nous et avec ce vent laisse à penser quelle mer
il doit y avoir.
Je rejoins donc le point sud-est un peu abrité et vent debout, j’approche
doucement du récif côtier aussi près que possible, à quelque 10 mètres à
peine. Deux hommes sautent à la mer porter une amarre sur ce récif
couvert de 50 cm d’eau et qui se situe à une encablure de la côte. Puis je
laisse filer le câble pour nous éloigner du récif.

Nous sommes en eau calme, mais par moments les rafales de vent
tendent le câble d’une façon inquiétante. Je stoppe la machine qui ne peut
continuer à brûler du mazout pour rien et j’ai peur d’en être à court pour la
route qui nous reste à faire.
Je crains que notre câble ne se rompe en frottant sur les rochers et je
décide de mouiller une ancre et la chaîne. J’approche donc à nouveau du
récif en me déhalant sur le câble, et je mouille à l’accore. Après cela, je me
crois un peu tranquille, sauf l’éventualité d’une saute de vent. Je mets
Abdi12 en vigie et après avoir mangé, je tente de me reposer un peu. Au
moment où, roulé dans une couverture, je commençais à sentir revenir la
chaleur et un peu de sommeil, un mouvement de roulis violent m’avertit
d’un danger. Je sautai sur le pont, au même instant un violent choc ébranla
tout le bateau : la chaîne prise sous une roche venait d’être rompue par un
coup de tangage. Une grosse houle arrive maintenant sur nous venant du
nord et battant sur le récif. Le vent d’ouest tient encore, par bonheur, mais
il ne va pas tarder à tourner ; en quelques minutes, il est déjà passé au
nord-ouest. Il faut chauffer le moteur13. Aurons-nous le temps avant la
saute de vent ?
Je profite du peu de vent nord-ouest qui subsiste encore pour me laisser
dériver le long du récif dont l’extrémité est à deux encablures et avec des
gaffes, nous venons enfin à bout de cette délicate manœuvre. Le moteur est
enfin mis en marche et nous pouvons atteindre le mouillage de Djifadin
sans difficulté malgré le vent nord-ouest qui souffle grand frais.

J’emploie bien ma nuit à me reposer et j’apprécie la sécurité dont nous


jouissons.

Le lendemain, calme plat. Nous naviguons au moteur jusqu’aux usines


de pétrole ou plutôt les puits de pétrole, situés sur les côtes au nord de
Djifadin Kabir.
Je débarque, et je puis me procurer de l’eau pour la machine car je crains
d’en manquer. Nous passons la nuit là où le mouillage est très sûr et le
matin par petite brise nord-ouest nous partons au moteur. Malgré la brise
debout il n’y a pas de houle et nous filons 5 nœuds.

Nous faisons route à travers l’archipel des îles qui gisent à l’ouest du
détroit de Jubal14. Là, des fonds de 4 à 5 mètres et jamais de houle.
Vers 3h nous enfilons un étroit chenal qui fait communiquer la partie
Sud de l’archipel avec le grand chenal de Zeiti.
Je me place en vigie en haut des mâts de misaine. L’eau est comme du
cristal et sans une ride en raison du calme absolu de l’air. J’ai l’impression
de survoler un chaos de roches qui rappelle un lit de torrent. Le chenal très
sinueux est à peine large de 100 mètres, et y règne un violent courant.

Malgré que la vue soit excellente avec ces eaux claires, quand on les
surplombe de 12 ou 15 mètres, ce n’est pas sans appréhension que je vois
le navire passer sur ces énormes montagnes de corail dont les têtes sont à
4 mètres au-dessous de la surface.
Enfin, après une heure de cette étrange navigation, nous entrons dans le
chenal large de plusieurs milles.
Le soir nous sommes sous les monts Zeiti. Un peu de brise nord-ouest
mais toujours pas de houle, nous continuons au moteur toute la nuit.

Le matin, la brise fraîchit et la température s’abaisse. À 10h, il faut


stopper et prendre les voiles à cause de la houle qui s’est levée.

J’aurais voulu trouver un mouillage pour la nuit mais il faudrait revenir


en arrière. Se laisser tomber au vent quand on a tant lutté pour le remonter
est la dernière chose qu’on se résigne à accepter. J’accepte donc
l’incertitude du temps et je décide de louvoyer toute la nuit.
Vers 9h du soir, la brise fraîchit et la mer devient dure. Le pont est sans
cesse balayé de paquets de mer. Le timonier est transi de froid.
Enfin le matin tant désiré arrive. Un peu de café chaud me remonte de
ma nuit d’insomnie et avec le soleil tout le monde revient à la vie.

Je serre la côte arabe et là, je trouve moins de houle.


Je puis même remonter le vent à la machine. En faisant seulement 2
nœuds je vais encore quatre fois plus vite qu’en louvoyant à la voile seule.

Le soir, nous mouillons vers 4h derrière le ras Sudr. Excellent mouillage


contre les vents du nord. Je vais à terre reconnaître s’il n’y aurait pas un
lieu propice pour déposer nos caisses.
Mais sur cette plage, je remarque les traces laissées par des pêcheurs qui
y avaient mis des filets à sécher. J’en conclus que cette place doit être
généralement fréquentée.
Au crépuscule, une petite embarcation vient mouiller près de nous et
pour causer, ce sont des pêcheurs qui rentrent à Suez avec du poisson.
Ils veulent attendre le courant favorable et seront à Suez le lendemain à
10h du matin.
Je suis assez contrarié de cette rencontre. Sait-on jamais devant qui ces
gens peuvent raconter qu’ils ont rencontré un « Cabour » mouillé derrière
Ras Sudr ?

Je leur explique que j’ai un accident à la machine, qui sans doute pourra
être réparé demain, et je les charge de porter une lettre au consulat de
France. Cette lettre est pour mon ami Spiro et contient deux télégrammes,
l’un pour la maison et l’autre pour B15.
Je leur donne un royal pourboire et ils partent contents à 9h du soir.

Mon intention est de procéder à mes opérations à Ras Massabe situé à


15 milles plus au nord. J’y arrive à 10h du matin. La côte semble déserte.
Je vois cependant quelques cabanes qui n’existaient pas autrefois16. Je
débarque avec deux hommes et j’inspecte d’abord les traces de pas. Je
relève seulement une trace toute fraîche qui suit la côte allant vers le sud.
Cette trace allant vers la cabane, je la suis. Nous arrivons ainsi à une
ancienne carrière et nous pénétrons dans la cabane en pierres sèches.
À terre, une natte, un foyer à trois pierres, une boîte d’allumettes vide.
Cette hutte me semble abandonnée depuis longtemps. Les pas qui y étaient
entrés en ressortent et reprennent leur route au sud. J’en conclus que leur
auteur a fait comme nous : qu’il est entré dans cette cabane par curiosité.
Donc ce promeneur passait là pour la première fois et n’avait pas coutume
de faire cette route chaque jour.
Je remonte la côte vers le nord. Partout des traces d’extraction de
pierres, mais il semble que ces chantiers soient abandonnés depuis
longtemps.
Enfin, je me décide pour une place en contrebas à 20 m de la mer : c’est
une ancienne carrière de sable.
Au crépuscule, nous revenons avec nos caisses ; toute la journée, la côte
a été déserte aussi loin qu’a pu fouiller ma longue-vue.
Nous disposons un sentier de sacs étendus pour ne laisser aucune trace
et nous enterrons nos précieuses caisses. Le fond de la fosse se remplit
d’eau étant plus bas que la mer, mais cela n’a pas d’importance, les caisses
étant parfaitement étanches17.
À 6h, nous rentrons à bord. Je compte partir le matin pour voir encore si
tout est désert aux environs.
À l’aube, j’ai le désagrément de voir une embarcation de pêche mouillée
devant notre cachette.
Rester là plus longtemps serait une grosse imprudence. Il faut s’en
remettre à la providence et partir.
Nous arrivons à Suez à 10h du matin.
J’y rencontre mes gens qui me reçoivent comme le Messie ou le Dieu
qui fait pleuvoir.
Mais je suis rongé par la crainte d’un accident à Ras Massabe. Quelle
catastrophe si en y retournant ma marchandise était volée !

Le soir, je rentre à bord, et j’envoie l’embarcation à voile se rendre


compte. Cinq hommes partent. Par chance, le vent est bon et ils peuvent
être là avant le jour.
Depuis 8h du matin je ne vis plus et à l’aube personne n’est encore
rentré. Rien à l’horizon. Enfin, à 10h une voile venant de Ras Massabe. Je
ne quitte pas la longue-vue mais en se rapprochant je ne reconnais pas bien
la voile de notre embarcation. Puis du doute, je passe à la certitude, ce
n’est pas notre embarcation !…

Midi, encore rien.


Enfin, vers 1h, autre voile. Cette fois c’est eux. D’aussi loin que je puis
distinguer les hommes, je suppute si leurs attitudes révèlent un malheur.
Non, heureusement. Ils accostent. Tout était calme, la place ne portant
aucune trace. Seulement ils se sont égarés dans la nuit, ne parvenant pas à
reconnaître Ras Massabe ; ils n’y sont arrivés que ce matin à 8h. Tout est
bien qui finit bien.

Grâce à Spiro18 qui connaît tout le monde, et qui [est]19 l’« ami intime »
de tout Suez, j’ai une excellente presse. Aux Messageries maritimes,
l’agent et le sous-agent se montrent pleins d’obligeance et sans que j’aie
rien fait pour cela, tout le monde pense que mon bateau appartient aux
Messageries maritimes. Auprès des autorités locales, je me garde bien de
relever cette erreur et l’Altaïr figure sur maints registres comme étant la
propriété des MM20 à côté du Paul Lecat21 et autres.
Le consul22 est un homme charmant entre 45 et 50 ans, le nez chaussé de
larges bésicles d’écaille. Spiro lui a tant parlé de moi et de mes voyages
que j’ai dû prendre dans l’imagination de ce fonctionnaire une allure tout à
fait romanesque. Ce consul est breton et il adore la mer à la façon de
Monsieur de Chateaubriand qui est un peu celle de bien des gens ayant
quelque culture et qui se sentent la vocation de marin, du fond de leur
fauteuil sur une terrasse en regardant l’océan dormir ou déferler.
Ce consul a avec lui un frère venu de Paris pour villégiature. C’est un
peintre officiel « peintre du ministère de la Marine23 ». C’est sans doute
une fonction car de 9h à 11h et de 3h à 5h, cet artiste peint. On le rencontre
le plus souvent assis dans un petit bateau sur le lagon de Suez peignant des
boutres échoués, ou sur un point du rivage, peignant encore d’autres
boutres échoués. C’est sa partie. M. Spiro m’a affirmé qu’il faisait ça très
bien.
Au reste, un homme charmant, marin intrépide comme son frère le
Consul. Ils sont venus visiter mon bateau : à les entendre, je menais la vie
de leurs rêves et ces deux vieux garçons se voyaient très sincèrement
changés en corsaires, négriers et autres personnages de romans d’aventures
et de voyages.
J’ai essayé de causer peinture avec le peintre et j’ai trouvé le parfait
fonctionnaire : il parle de Gauguin en termes mesurés qui n’affirment
aucune opinion personnelle et sur tous les autres peintres modernes c’est le
même style de précis d’histoire de l’art.
II semble que ces deux frères pourraient très bien, pour se délasser,
changer de temps en temps de fonction en passant du consulat à la peinture
et vice versa.
D’ailleurs, tous les deux sont décorés et habillés chez le même tailleur.
Une vieille bonne qui les a vus naître régit leur ménage avec sévérité et
semble ignorer qu’il y ait un « Monsieur le Consul », et un « Monsieur le
Peintre du Ministère » pour se croire toujours au temps où elle leur faisait
des tartines de confiture. Quand elle parle à ses « jeunes maîtres », elle
semble regarder s’ils n’ont pas « encore » déchiré le fond de leur culotte.

Entre-temps je vois chaque jour M.24 toujours aussi gros avec sa large
ceinture rouge, son grand chapeau noir rejeté en arrière et sa figure de
brigand. On regarde toujours s’il n’a pas mis son tromblon, ses pistolets et
ses coutelas dans quelque coin car cette panoplie manque vraiment à sa
personne. Gisèle ne semble pas effrayée par ce rébarbatif extérieur et ils
font une paire d’amis.
La famille de M. se compose de sa belle-sœur qu’il a recueillie à la mort
de son frère avec ses deux filles, deux mastodontes obèses pesant plus de
120 kg chacune, malgré leurs 16 et 18 ans respectifs. Puis encore une autre
belle-sœur colosse, celle-là, vieille fille.
Une chambre a été transformée en chapelle ardente à l’intention de notre
réussite : une icône dorée est pendue au mur éclairée par une petite lampe
perpétuelle qui jette des reflets sur les vieux ors de la naïve image dans la
pénombre des volets clos. Silencieusement, ces grosses femmes viennent
l’une après l’autre balancer une petite cassolette à parfum devant l’icône
dorée et allumer de petits cierges gros comme le doigt.
C’est M. le terrible brigand à la ceinture rouge et au grand chapeau noir
qui va acheter les cierges, les femmes ne sortent pas.
Je finis par venir dîner chaque soir chez M. Il me raconte des histoires
de contrebande et les guérillas qu’a vues son enfance dans son île natale de
Candie. Il me montre une relique, le vieux mousquet de son père dont les
Turcs avaient mis la tête à prix.
Puis il me parle de B. pour lequel il a tiré les marrons du feu pendant
20 ans, venus tous deux de Grèce comme de simples matelots.
Aujourd’hui, M. est classé comme contrebandier et surveillé à cette
enseigne tandis que B. a pignon sur rue. J’apprends sur ce dernier des
choses peu flatteuses que je me réserve de vérifier pour me faire mon
opinion.

Enfin, après trois jours un Bédouin de la Haute-Égypte arrive du Caire


par le train de minuit. C’est le guide qui sait en quel point de la côte
attendront les chameaux.

Nous sommes au dimanche et l’expédition est fixée pour le


surlendemain dans la nuit du lundi au mardi.

Je fais embarquer également de nuit mon Bédouin et je le cache à fond


de cale.

Mon intention est de partir avec la petite embarcation à voile. Mais le


lundi matin, un vent de sud violent rend la mer mauvaise et je ne puis
songer à cette solution.
Dans la matinée, je sors la goélette en rade assez loin. La mer y est très
grosse. Vers le soir, la tempête fait rage et je tiens à peine sur les deux
ancres.

Les coups de vent du sud sont très dangereux dans la rade de Suez. À 6h
on hisse les feux rouges : cela veut dire que la rade est consignée et que
toutes les opérations maritimes sont suspendues.
Mon Bédouin est à l’agonie dans la cale, épuisé de vomissement depuis
le matin.

Enfin, la nuit venue, je lève l’ancre. J’ai mélangé du pétrole au mazout


pour avoir plus de puissance et, voile et moteur, nous arrivons après
4 heures de marche à Ras Massabe.
Les vents ont tourné ouest, aussi le mouillage n’y est pas possible. Je
reste à 2 milles de la côte me tenant debout au vent sur la machine.
Cinq hommes partent sur l’embarcation, nus, pour ne pas être glacés par
des vêtements mouillés.
Enfin, après une heure, ils reviennent : toutes les caisses sont là !…
Le premier acte est fini. Au second maintenant.
Il s’agit de traverser le golfe large en ce point de 20 milles et nous avons
vent debout et il est minuit.
Par bonheur, le vent mollit : j’amène la voilure et nous marchons droit
sur notre direction au moteur.

Plus nous approchons de la côte d’Afrique, plus la mer se calme, si bien


qu’à 3h du matin, nous sommes rendus.
La nuit est très noire, et seules trois petites collines pointues me
repèrent.
Après une série de sondages, nous laissons tomber l’ancre à un mille de
terre. Le Bédouin est remis de son mal de mer et tout heureux de quitter
cette galère, il embarque avec moi et trois hommes.

Nous débarquons et après avoir laissé la barque mouillée assez loin de


terre nous partons en file indienne à la suite du Bédouin au fond d’un lit de
rivière qui serpente dans des collines de lave noire marquée par places de
traînées de sable blanc. Personne ne parle, et à peine entend-on le
crissement du sable sous les pieds. Nous faisons environ deux kilomètres
dans les rochers. Je m’étonne de ne pas voir les chameaux.

Tout à coup, j’entends un bruit étrange, analogue aux vibrations sonores


de la cigale, un bruit dont il est impossible de déterminer la direction. Nous
faisons halte : c’est un signal ; le Bédouin répond, un mot convenu, et un
grand diable armé d’une carabine sort de la nuit.
Il explique que les chameaux sont repartis dans la montagne car le jour
est trop proche et que l’opération aura lieu demain au crépuscule.

Cela ne me va guère car mon absence de Suez sera remarquée et je ne


sais encore comment l’expliquer. Mais il n’y a pas moyen de mieux faire.
Je rentre à bord après avoir convenu toutes choses avec les deux Bédouins.
Je lève aussitôt l’ancre pour que le jour ne me surprenne pas à cette
place.

Toute la journée, je croise au large. Vers 3h, j’ai une vive émotion : je
distingue venant de Suez le vapeur garde-côte du gouvernement égyptien.
Serait-il à notre recherche ?
Aussitôt je hisse mon pavillon et je mets le cap droit sur sa route.
À distance de vue, il me répond et continue sa route vers le sud.

À 6h, j’ai regagné notre mouillage de la veille en face des trois pics.
Je profite de la dernière heure du jour pour scruter la côte à la longue-
vue, et je ne vois pas âme qui vive.
À 6h, je débarque avec les marchandises, mais ne vois encore rien. Je
me demande si nos Bédouins ne nous ont pas fait faux bond.
Mais non, aussitôt avons-nous pris terre que cinq chameaux sortent de
derrière des roches et viennent à nous, chacun accompagné d’un chamelier.
Ce sont des dromadaires de course, bêtes magnifiques, fortement
musclées et hautes sur pattes.
Les hommes sont au nombre de sept, cinq chameliers et deux autres,
armés de carabines, qui surveillent la route. Leur rôle est de dérouter, le cas
échéant à coups de fusil, tout cavalier indiscret qui tenterait de poursuivre
la caravane.
Aussi les douaniers garde-côtes montés aussi sur dromadaire se gardent
bien de tenter de telles choses. D’ailleurs, la plupart du temps, ils sont
payés pour se promener ailleurs le jour de ces expéditions.

La marchandise chargée dans des bâts spéciaux servant de selle, les


chameliers enfourchent leur monture et en quelques minutes, tout a
disparu, en route vers le Caire.
C’est un voyage de deux nuits dans des déserts montagneux. Une
réserve d’eau est cachée à mi-chemin, ce qui permet de ne pas surcharger
les montures.
Il ne nous reste plus qu’à faire disparaître les traces de pas sur la plage et
à regagner le bord.
La nuit même, je fais route pour Suez et nous sommes en rade à minuit.
Par une rare chance, un peu de pluie tombe avant le jour, chose fort rare
à Suez. Dès 8h du matin, je vais à la direction du port expliquer mon
absence d’hier. Je rencontre un gros Arabe, sorte de sous-maître de port
qui connaît toutes les ficelles de l’Administration. J’ai eu soin de lui faire
un bon bakchich à mon arrivée, aussi m’est-il tout acquis.
Je lui parle de mon absence d’hier en invoquant une histoire d’ancres
dérapées extrêmement nébuleuses. Mais ce n’est pas utile et il n’y a pas
besoin de rien expliquer, il arrangera tout cela. Et ce disant, il a l’air de
sous-entendre que les effendis anglais travestis en Égyptiens sont là pour
prendre des vessies pour des lanternes entre le lunch et le thé. Je lui glisse
une livre et l’incident est clos.

Deux jours après, je reçois un télégramme que tout est arrivé au Caire, et
je pars aussitôt pour Alexandrie voir B.
Gisèle m’accompagne dans ce voyage, et suis stupéfait de l’attitude de
cette enfant qui ne cesse d’observer pour se rendre aussi peu encombrante
que possible.
B. nous attend à la gare et nous allons en voiture directement chez lui.
Toujours le même vaste appartement avec les armoires vitrées où
l’argenterie est exposée comme à la devanture d’un orfèvre. Ce n’est pas la
peine d’avoir de la vaisselle plate si tout le monde ne peut l’admirer. Je ne
vois pas Mme B. Son mari me déclare qu’elle est malade. M., à Suez, m’a
raconté des histoires de Barbe bleue sur le compte de B. et je suis porté à
croire que cette maladie est une frime.
À table un prodigieux déballage de choses chères, gâchées à plaisir : un
plein saladier de caviar et devant ma surprise à la profusion de ce mets
délicat, B. me déclare qu’il en mange un kilo par jour. D’ailleurs, c’est un
caviar spécial expédié exprès pour lui de Russie. Comme c’est
extrêmement cher, il est supérieurement chic d’en manger comme de la
soupe. J’avoue que ces mets perdent tout leur charme quand on les
prodigue sans mesure.
Puis c’est du vin de Marsala spécial aussi, du jambon d’York, le même
que mange le roi George, du roquefort qui a appris à marcher pour divertir
le Kedine25. Puis encore des gigots d’agneau, poulet en gelée, etc. On voit
que tout est fait pour m’épater, me gaver, et me plonger dans l’admiration
pour ce richissime personnage. Mais M. m’a raconté tant de choses, et qui
précisément s’accordent avec toutes ces façons, que mon opinion
commence, sur B., à prendre tournure.

Le lendemain B. part à 8h du matin pour le Caire et il aurait désiré que


je parte avec lui. Mais j’ai quelques courses à faire, et je partirai seulement
au train de 3h.

À 11h, je rentre donc chez B. où j’ai laissé Gisèle. En entrant, je me


heurte à Mme B. en peignoir.
Me croyant parti avec son mari, elle était sortie de la chambre du
huitième étage où elle reste enfermée sur l’ordre de son époux. Alors cette
pauvre femme me conte le martyre qu’elle endure pour ses enfants. Son
mari est un espèce de sadique qui éprouve des satisfactions à faire souffrir
cette femme en la séquestrant. Il y a trois ans qu’elle n’a pas franchi le
seuil de la maison.
Elle voudrait fuir mais son mari la tient en la menaçant, si elle part, de
mettre ses enfants dans la rue. Car B. est loin d’avoir une fortune assise et
il peut se rendre insolvable si la nécessité l’y oblige. Et alors tout ce que
m’a dit M. se confirme.
Je dois être sur mes gardes avec B.

Je vois aussi la belle-sœur veuve, aujourd’hui entretenue par un riche


Israélite. Toujours jolie femme et tout à fait le gendre ad hoc. La
ribambelle d’enfants et Gisèle font retentir la maison de leurs cris et de
leurs rires. On veut garder Gisèle, mais je préfère l’avoir avec moi et nous
prenons l’express du Caire à 3h.
Au Caire, B. à la gare avec Moussa.
Ce Moussa est un Arabe haut de 1m 90 et très beau dans sa grande robe
égyptienne. Une belle tête au grand nez et aux traits réguliers. C’est le chef
des Bédouins qui ont amené les chameaux.
Tous sont parents et de père en fils ils ont fait ce métier.

Dans la nuit arrive M. venant de Suez. Il arrive l’air tragique comme un


homme qui porte une mauvaise nouvelle. Quand la porte de la chambre est
refermée sur B., M. et moi, il nous apprend que les pas des chameaux ont
été vus par les gardes-côtes en tournée. La rade a été aussitôt consignée
aux petits bateaux de pêche, et les brigades mobiles de douane prévenues
de tous côtés.
A priori, cette histoire me paraît invraisemblable et je regarde M.
Je regarde M. à la dérobée, il me fait un clin d’yeux qui me confirme
que c’est une blague. Mais je n’ai garde de bouger et j’observe B. qui
s’affole, saisi d’une peur bleue.

Il ne pense qu’à lui, à sa réputation, à ce qui pourra lui arriver. Je lui fais
observer que si quelqu’un est menacé c’est moi qui suis sorti avec ma
goélette et qu’un rapprochement peut se faire entre cette sortie et les traces
des chameaux.
Ce petit incident, provoqué par M., montre que B. est très poltron, qu’il
fait agir les autres, et veut ensuite prendre tout le bénéfice.
Le lendemain, B. n’a pas dormi et je suis obligé de le rassurer en lui
affirmant que M. a exagéré.

Moussa court la ville avec les échantillons et enfin le soir tout est vendu.
J’exige mon règlement et nous repartons pour Suez le soir à 7h.

Le lendemain de mon arrivée, sur la recommandation de Spiro, je vais


voir le commandant des gardes-côtes en vue d’obtenir une autorisation de
pêche sur la côte égyptienne.
Ce commandant est un Égyptien qui n’a pas l’air d’aimer les Anglais.
II est aussi très couleur locale, et bien oriental. La géographie pour lui
est une science respectable et par conséquent mystérieuse.
À plus de 100 milles de Suez, il connaît fort bien le nom des îles et des
ports, mais les sème à la surface du monde, avec une originale fantaisie :
Massawa en Arabie, Aden aux Indes et Madagascar en face de l’Algérie.
J’ai tout de suite une haute idée de la marine khédiviale.
Enfin cet officier de marine me déclare qu’il m’est tout acquis et qu’en
tant que chef des services de surveillance maritime, il sera très heureux que
mes bateaux fassent la pêche sur les côtes égyptiennes forcément peu
surveillées à cause de leur étendue et des faibles moyens dont il dispose.
Ma présence ne pourra qu’être salutaire et écartera les maraudeurs arabes
très nombreux, paraît-il.
Il va transmettre ma demande au Caire avec avis très favorable. Les
Anglais partageront-ils son avis ?

En partant, le commandant me dit que si je trouve des perles, je lui en


parle ; qu’il serait amateur etc. Je l’assure qu’il peut y compter et que la
première perle sera pour lui.

Après deux jours consacrés à faire mon plein de mazout, et d’eau, je suis
prêt à partir et le samedi 4 février à midi nous appareillons26.
Un superbe vent debout nous fait l’honneur de se lever dans l’après-
midi. Comme c’est chose rare et de peu de durée je ne juge pas utile de
lutter contre et je viens m’abriter pour la nuit dans la baie d’Ataka à
8 milles seulement de Suez pour attendre le vent favorable.

Le lendemain matin, le vent étant tourné à l’ouest nous faisons bonne


route.
Vers le soir le vent se remet au sud très frais et la mer commence à
grossir.
Je rallie au moteur la côte d’Afrique sous les monts Zafrana où la
direction de la côte me donnera un léger abri. J’y arrive vers 3h et en effet
tout près de terre, la mer est calme.
Je jette l’ancre à un mille de terre en face d’une sorte de petite baie sur
de bons fonds de 4 à 5 mètres. Comme il nous reste encore deux heures de
jour, je débarque dans l’espoir de faire un peu de bois dont nous
manquons27.
En arrivant à la plage, je suis tout étonné de me trouver devant une
véritable barricade de débris de toute sorte jetés par la mer.
Surtout des caisses vides jonchent la plage, assez loin même de la mer.
Je suis entraîné par curiosité le long de la mer, par ces amoncellements
d’épaves. Tout ce qui flotte s’y trouve. Nous ramassons de vieux pliants,
des balais, des lampes électriques, des galoches, des porte-manteaux, enfin
toute la défroque qui peut tomber des milliers de navires qui passent dans
l’étroit canal du golfe chaque année.
Toutes ces choses ayant servi aux hommes, rejetées là par la mer leur
carrière finie, ont l’air de rentrer dans le repos bien gagné, de retourner
enfin à la nature d’où elles sont sorties : la boîte de cigares chère et
aristocratique voisine avec une galoche de chauffeur, un vieux balai et une
bouteille de champagne se content leurs histoires. Puis les caisses vides
parlent de leurs pérégrinations avec leurs inscriptions en toutes les langues.
Il y en a qui sont là depuis longtemps et qui ont pris les meilleures places
loin de la mer. Le soleil les a en partie dévorées et elles seront bientôt
poussière. Les dernières venues, toutes pimpantes, neuves, sont encore
fouettées par la mer à chaque marée.
Elles n’osent pas encore prendre place au milieu de cette foule de choses
rangées en bataille sur le haut de la plage et qui regardent les « nouvelles »
avec ironie.
Sans m’en apercevoir, je fais plus de deux milles le long du littoral tant
les surprises continuelles et les trouvailles bizarres de ces amoncellements
hétéroclites excite et entretient la curiosité.
Enfin, nous rentrons à bord, avec une pleine embarcation de bois.

Sans doute ce point de la côte est touché par un courant qui y draine tout
ce qui flotte sur la mer.
Au coucher du soleil, le vent est revenu à l’ouest et nous appareillons.
Le lendemain, je viens mouiller de nuit derrière l’île Djifadin pour
essayer de retrouver l’ancre que j’y ai perdue à l’aller.

Au lever du jour, je distingue une tente sur le rivage de l’île et peu


d’instants après, un indigène dans une pirogue rapporte un mot en anglais :
je comprends qu’il y a un Européen dans la tente, mais je comprends mal
ce que veut dire le mot28. Je vais moi-même à terre et en débarquant, un
jeune homme vient vers moi. C’est un Écossais perdu là sur cette
montagne de ciment armé depuis déjà un mois pour en faire la carte. Il n’a
pas vu d’autres humains que ces deux nègres, et il veut absolument que je
déjeune avec lui. (Hospitalité écossaise !) Je comprends l’impression que
doit produire cet isolement dans ce pays où la terre est morte, le vent
furieux et le soleil aveuglant sur la personne d’un jeune élève ingénieur
débarqué fraîchement d’Angleterre. Aussi est-il navré que n’aie pas le
temps d’accepter de passer quelques heures avec lui. Mais je veux repartir
avant midi.
La recherche de l’ancre ne donne aucun résultat à cause de la houle qui
brise le long du récif où elle se trouve. Nous rentrons bredouilles à bord et
à 11h nous appareillons. Mon Écossais est devant la petite tente, il regarde
partir ma voile comme l’exilé regarde s’éloigner le navire d’espérance ;
puis ce petit point blanc disparaît et nous voilà en pleine mer, bonne brise
arrière, le cap vers le sud.
Le lendemain la brise tombe, et comme je veux visiter l’île des
Émeraudes, je fais route au moteur toute la journée, toute la nuit, et le
lendemain 9 février.
Vers le soir nous approchons de la montagne de Zubergad haute de
200 m. Cette île est inabordable sur tout son pourtour : elle émerge des
fonds de 250 à 500 mètres projetant autour d’elle des pâtés de roches
couverts de 50 à 60 m d’eau sur un pourtour de plus d’un mille.
Ces roches sous-marines sont en surplomb, sorte de gigantesques
champignons de pierre émergeant des profondeurs de l’eau noire. En
passant au-dessus avec une petite embarcation on a l’impression de
gouffres effrayants tombant en cavités noires qui plongent sous ces roches.
La transparence parfaite de l’eau permet de bien distinguer ces cavernes
sous-marines et l’imagination a tout loisir de les peupler de monstres.
Il est impossible à un navire d’approcher de ces sortes de récifs à cause
des courants qui circulent entre les murailles de ces falaises sous-marines.
Je laisse la goélette sous pression avec ordre de s’éloigner pendant que
je visiterai l’île.
J’y trouve les restes, ou plutôt les vestiges de l’ancienne exploitation
établie sur la plage du temps où cette île était la propriété du Khédive
d’Égypte.
À flanc de montagne, sont les mines de manganèse et de péridot
constituées par des fouilles à ciel ouvert.
Il faudrait plusieurs jours pour faire quelque chose d’intéressant et la
question de mouillage est tellement difficile que je ne vois pas comment on
pourrait procéder ; car en se crochant sous le vent, sur les récifs, la
moindre saute de vent met le navire en perdition.
Comme la goélette évolue en ce moment au vent de l’île, je crains un
arrêt du moteur et j’ai hâte d’être à bord.

Nous reprenons route à 6h par petite brise arrière.

Le 12 février nous entrons dans l’archipel Suakir, dangereux par le


grand nombre de récifs qui s’y trouvent : la malchance veut que le temps
soit à la pluie et brumeux. Je ne puis me repérer exactement. La nuit vient
et une forte brise se lève.
La lune voilée d’images éclaire d’une lueur indécise, jetant des nappes
blanches sur l’eau sous les parties de ciel libre. Je crois toujours voir
l’écume blanche des récifs. Mais il y a aussi des récifs qui ne brisent pas.
J’ai des sueurs froides en m’imaginant le choc du bateau se brisant sur
les roches29.
À cause du vent et des courants, je garde un peu de toile pour être maître
de ma manœuvre au cas où un récif me barrerait la route.
Je songe à marcher au moteur mais son bruit m’empêcherait d’entendre
celui des brisants éventuels.
Je passe une nuit bien mauvaise, et je salue le soleil avec
reconnaissance.

Le lendemain, nous entrons dans le chenal de Massawa, nous faisons


route au moteur, temps couvert et pluie. La nuit vient, avec mauvaise brise
de terre qui souffle par grains violents. Enfin à 3h du matin aperçu le phare
de Ras Madar et à 4 h 1/2 nous mouillons à Massawa. Après deux jours
d’escale, nous partons à 8h du soir à la machine par calme. Le matin, nous
sommes à 60 milles mais le vent du sud-est se fait déjà sentir, néanmoins
nous continuons à avancer à la machine.
Vers midi la brise fraîchit et nous avons de la peine à tenir tête. Puis la
houle se lève. Il faut alors nous mettre sous voile et tirer des bordées aidés
par la machine. Le soir, nous pouvons mouiller sous l’île Barrat el Wa en
vue du feu de Cab Cahl.
Le lendemain matin à 3h, le vent ayant molli nous pouvons prendre
notre route au moteur malgré que la houle nous gêne un peu. À 10h, le vent
se lève, et il faut reprendre des bordées toute la journée aidés de la
machine, nous pouvons atteindre ainsi l’abri Abayil à 11h du soir.30

Nous passons la journée du lendemain au mouillage, le vent de sud-est


soufflant avec force et la mer étant mauvaise.
Dans la nuit la brise redouble, et dégénère en coup de vent ; nous
sommes obligés de mouiller trois ancres. Encore une journée à attendre
une accalmie. Enfin, le troisième jour, au crépuscule le vent tombe et nous
partons au moteur.
Dehors, grosse houle et je dois faire donner le maximum de puissance
pour faire 3 nœuds31.
À minuit le vent se lève, et en peu de temps dégénère en coup de vent.
Nous restons seulement sous misaine, aidés du moteur, mais le bateau
fatigue à cause de la houle très courte et très haute et de la vitesse donnée
par la propulsion de la machine. Par moments quand le navire retombe au
creux d’une lame, il vibre et fléchit dans toute sa longueur comme s’il
allait se rompre. De son côté la machine ébranle toute la coque de ses
trépidations32.
Mais comme nous ne faisons pas d’eau, je tâche de me rassurer.

Le navire est flexible, souple mais rien ne bouge.


Le matin nous entrons dans la grande baie de Beiloul un peu protégée de
la houle.
Ici je fais amener la voilure, et vais contre le vent au moteur en épaulant
la mer à 25°.
Nous arrivons à faire 2 nœuds directement dans notre route, en 5 heures
nous traversons la baie pour aller mouiller à l’abri du cap.
Excellent mouillage. À terre au lieu des amoncellements de lave, on voit
un peu de végétation. Un autre boutre est déjà là, son nacouda33 vient à
notre bord me conduire un de ses passagers qui me connaît. C’est un de
mes anciens charpentiers Mhamed Abdou (le béguin de Gisèle) qui a
travaillé à mon actuel bateau.
Ce boutre est là depuis 10 jours attendant le vent favorable pour
continuer sur Aden.

Mes hommes vont à terre faire du bois et y trouvent moyen de rapiner


deux chèvres qui paraît-il s’étaient perdues et auraient été dévorées cette
nuit par les chacals. Il était donc de la plus élémentaire charité de les mener
à bord.
Mais cette version est démentie par des Dankalis qui sont à la recherche
de ces chèvres et que je rencontre en faisant une promenade à terre.

Ils viennent à moi pour me faire part de leur colère contre ce maudit
boutre arabe qui a encore volé deux chèvres. Je n’ai garde de trouver à
redire à cette opinion et pour la fortifier, ledit boutre arabe met à la voile
pour changer de mouillage et aller jeter l’ancre à l’autre extrémité du cap.
Sans doute, n’a-t-il pas la conscience tranquille et très probablement
pendant ces 10 jours, ses matelots ont dû aussi sauver des chacals quelques
chèvres égarées.
Je rentre à bord à 5h avec un peu de fièvre. Nos deux chevrettes
gambadent sur le pont sans le moindre regret de leur sol aride et épineux.
Comme une bonne action n’est jamais perdue, à 8h le vent du nord se
lève. C’est une rare faveur du Très-Haut car en cette saison, il se passe
souvent 2 mois sans que le vent de sud-est mollisse34.

Le matin, nous sommes en face de Doubaba naviguant vent arrière par


belle mer calme.

Aussitôt le soleil levé, je vois tout le détroit35 peuplé de petites voiles. Il


en sort de partout comme des escargots après la pluie36.

Tout cela était tapi dans des « marsas » depuis de longues années et il a
fallu ce coup de brise de nord pour faire déployer toutes ces petites voiles
qui voltigent dans le soleil comme des papillons sur un champ de choux.
Cela nous surprend d’autant plus que depuis le départ de Massawa, la mer
était absolument déserte.
D’ailleurs, toute cette flottille, qui navigue de conserve avec nous vent
arrière, s’éloigne de notre voisinage : notre allure étrangère de goélette
pourrait bien avoir un air de famille avec un petit garde-côte anglais. On se
souvient de l’ancien Altaïr qui pendant la guerre servit aux Anglais à
pourchasser ces petites voiles légères.

Tous ces Arabes ont une invincible répulsion pour tout ce qui émane des
« dolas » et l’on est si pointilleux et si indiscrets.

À 9h37, je stoppe enfin la machine, la première fois depuis Massawa.

*
II

SÉQUENCES DE VIE SANS COLLIER


QUI VOIT OUESSANT, VOIT SON SANG41

(…)
11-12 août 1961.
Après une vaine tentative de sortie hier matin, je me décide à appareiller
aujourd’hui42. Le baromètre remonte et les vents me semblent bien établis
NO43, c’est-à-dire favorables pour atteindre Brest. Je ne suis pas sans
inquiétude quant à la navigation le long de la côte nord du Finistère,
exposée déjà à la houle de l’océan ; les marées y sont très fortes et sans
pilote local il ne faut pas songer, en cas de mauvais temps, à se réfugier à
l’abri des innombrables récifs qui la bordent.
Il faut se résigner à subir les courants contraires pour attendre la
renverse favorable. Seuls les pêcheurs et caboteurs du pays peuvent se
permettre une navigation côtière pour mouiller pendant le flot. S’engager
dans ce dédale sur la foi des cartes, à moins d’un cas de force majeure, me
paraît par trop imprudent.
Je prends donc ma route au large, à la limite de visibilité des feux pour
estimer ma route.

13 août 1961.
Toute la nuit, temps bouché dans le crachin, avec grains et pluies. J’ai
assez de mal à repérer les feux tant il y en a sur cette côte. Elle est si bien
éclairée qu’on en est ébloui. Depuis minuit il faut se tenir à contre-courant
et toute la puissance du moteur suffit à peine à étaler. Les feux côtiers sont
immobiles. Enfin, vers 2h ils glissent en arrière, nous faisons route, mais le
vent hale de plus en plus à l’ouest. Le feu d’Ouessant nous oriente.
Il faut décider : ou bien prendre la passe entre l’île et la terre, ou passer
au large. Le courant est pour nous, mais dans la nuit, en dépit du balisage,
je n’ose m’engager dans ce chenal tortueux au milieu des écueils et des
îlots. Le vent est contraire, soit, mais le courant de plus de quatre nœuds
nous permettra de doubler Ouessant avant la renverse.
À l’aube, l’île se montre entre des rideaux de pluie. Je sais bien que le
courant portant au vent nous vaudra une mer un peu dure, mais il y a si peu
de houle… Allons-y ! Je mets cap au ON44. Et à Dieu vat !…
À peine sommes-nous par le travers de l’île que la brise fraîchit, roulant
des nuages noirs. La mer, livide sous cet éclairage, nous attaque de tous
bords par des lames désordonnées se poursuivant à courts intervalles,
parfois dressées comme prêtes à déferler. Par bonheur la coque, très courte,
a le temps de se relever pour recevoir le choc de la suivante.

Qui voit Ouessant, voit son sang, disent les Bretons… Malgré moi, je le
répète, un ancestral instinct superstitieux éveille le souvenir des légendes
de la mer.
Alors, les vagues agressives, le ciel menaçant, les grains qui nous
aveuglent, les cris déchirants des oiseaux des tempêtes à travers les nuées,
tout semble hurler la hargne des trépassés et des esprits infernaux acharnés
à détruire la pauvre barque pour emporter les marins aux profondeurs de
leur empire.
On comprend pourquoi tant de légendes ont pu naître dans ces contrées
redoutables où d’innombrables rochers déchiquetés par la tempête
surgissent de l’écume en silhouettes désespérées.
Tandis que ces visions passent dans mon esprit, je vois arriver une
énorme lame par notre travers tribord. Dominant toutes les autres de sa
crête écumante, elle court vers nous comme une bête mauvaise montrant
ses dents, prête, semble-t-il, à s’abattre sur nous.
J’ai bien cru que ce serait là notre dernière vision. Un coup de barre pour
tenter de l’épauler et instantanément l’Obock pivote sur lui-même juste à
temps pour se présenter tribord devant.
Dressé, presque à la verticale, peu importe l’avalanche de vaisselle, mais
la redoutable lame passe sous l’étrave et s’écroule à bâbord dans une
cataracte d’écume. Pas une goutte d’eau sur le pont45 !…
Maintenant, je suis fixé, le petit navire a navigué. La preuve est faite,
mais il semble que Neptune n’en soit pas pour autant apaisé, le vent
fraîchit et la mer devient de plus en plus dure. Je n’ai pas fait rentrer le
bout-dehors et si jamais nous piquons du nez, la mâture risque de venir en
bas, ses haubans n’étant pas à mon avis assez en arrière. Le courant nous
porte, soit, mais le vent contraire fait rage. Mieux vaut virer. Avec l’aide
de la voilure, en courant avec la mer nous pourrons peut-être atteindre le
mouillage d’Ouessant…
En effet, vent arrière fait la mer belle, mais nous n’avançons plus.
À chaque éclaircie qui démasque l’île, le relèvement du phare ne varie pas.
Je ne tarde pas à me rendre compte que nous sommes drossés vers l’épi
rocheux qui déborde l’île, le courant s’est infléchi.

Folie d’aller demander asile à cette île de malheur. Non sans peine nous
amenons la voilure et au moteur je reviens dans ma route d’ouest et la
danse reprend. Les grains se succèdent, l’île disparaît dans le noir. La mer
a pris l’allure hachée qui révèle les hauts fonds. Pour atténuer le roulis
désordonné je puis établir la trinquette et le moteur tourne à son maximum.
Un nuage se déchire et je vois le fantôme du phare plus près semble-t-il…
Les brisants ne sont pas loin. Cap au large, il faut fuir ces sinistres parages
où le courant nous pousse. Mangé par la mer, le bateau fait à peine deux
nœuds. Si le moteur cale, nous sommes perdus et le voilà qui fume noir.
Mauvais signe pour un diesel.
J’envoie Daniel vérifier l’huile. Elle manquait, un quart d’heure de plus
et c’était l’arrêt définitif. La machine reprend sa force et à part moi, je
remercie le Ciel.
Ainsi perdus dans ce chaos furieux, devant les plus redoutables récifs de
Bretagne, nous avions l’air d’une barque en détresse courant à la mort avec
son seul foc en guise de voile de cape.
Un gros cargo nous a aperçus et se déroute légèrement pour tenter de
nous secourir, mais il comprend bientôt qu’il y a un moteur à bord46.
Cependant il reste stoppé tant que nous n’avons pas complètement évité le
danger. Il reprend alors sa marche et disparaît dans un grain.
Belle solidarité des marins…
Vers les 10h l’île est doublée et nous pouvons enfin mettre cap au NE,
vers la rade de Brest.
La mer s’est apaisée et la brise, maintenant portante, gonfle allègrement
la voilure dans l’allure grand largue. Plus de bruit, la barque file à cinq
nœuds et l’étrave ruisselle, semblant nous chanter un hymne de délivrance.
(…)

*
Notes
(établies par Guillaume de Monfreid)

Préface
Hors du troupeau
1. Henry de Monfreid, impossible grand-père, Glénat, 2017.

I
Moi, Henry de Monfreid, écrivain aventurier,
et mes amis

1. Publié dans le Courrier des Messageries maritimes no 140, mai-juin 1974. Entretien réalisé dans
sa maison d’Ingrandes dans l’Indre. C’est l’un de ses derniers entretiens, sinon le dernier, avant sa mort
en décembre 1974.
2. Henry a 93 ans et sa mémoire lui joue parfois des tours : c’était en août 1911. On ajustera les dates
par la suite, pour la même raison.
3. Lorsqu’il était producteur de lait et laitier à Melun, à la ferme des Trois Moulins.
4. Lucien et Marcel.
5. Voir Les Secrets de la mer Rouge, Grasset.
6. Allusion non voilée à son père George-Daniel de Monfreid (1856-1929, peintre et ami de Paul
Gauguin), qui était rentier : sans vivre de son art, il donnait sa peinture au lieu de la vendre et avec ses
rentes, il s’était acheté deux jolis cotres.
7. Du 29 novembre 1928 au 7 février 1929, malgré les entraves du gouverneur de Djibouti, Chapon-
Bessac… : « [Teilhard et Lamarre] ont dû te dire la fureur de Chapon devant l’éventualité d’une
prospection sous ma conduite, et les mesures draconiennes et illégales qu’il a prises pour l’empêcher.
J’en suis enchanté car Lamarre voit les procédés employés en l’occurrence et il pourra en parler avec
quelques forces à son retour. Malgré tout, Teilhard a mis à profit les 15 jours qu’il a passés ici et il a pu
faire une petite excursion au pied des montagnes malgré les interdictions et arrêtés de Chapon. » Lettre
d’Henry (à Obock) à Armgart, sa femme à Neuilly-sur-Seine, du 3 décembre 1928. On verra plus loin
dans cet ouvrage l’histoire de cette expédition.
8. Grotte de Fontalé, non loin de Harar. Les relevés de ces peintures sont au Muséum d’histoire
naturelle.
9. L’Ibn-el-Bahar, naufrage du 27 juin 1919 sur un récif à Rakmat entre Assab et Massawa (sud mer
Rouge, côte ouest).
10. Voir Croisière du hachich, Grasset.
11. Il a construit : l’Ibn-el-Bahar (le plus grand des trois – il l’a un peu oublié –, 1918-1919), l’Altaïr
(1920-1927) et enfin le Mousterieh (1928-1938) dont il dit : « [Je] suis dans le cambouis et le charbon
de forge. (…). Ici [à Obock], je suis aux prises avec le montage de mon bateau neuf. Jamais je n’ai fait
un travail avec si peu de goût. Je n’ai pas pour me soutenir dans ce pénible travail l’état galvanique
d’un projet à réaliser. J’ai le sentiment que ce bateau n’est plus qu’un joujou inutile et coûteux et j’en
voudrais être débarrassé (…) J’ai les yeux fatigués, ayant reçu hier une projection de plomb fondu sur
la figure, mais sans aucune gravité » (lettre du 3 décembre 1928 à Armgart, sa femme, qui est à
Neuilly-sur-Seine). Il a aussi construit à Obock, pour le compte du gouvernement, des boutres à usage
de garde-côte, notamment pour lutter contre le trafic d’esclaves.
12. C’est vrai pour la coque réalisée par les charpentiers de marine. En revanche le gréement, lui, est
occidental de type cotre (grand-voile aurique, avec pic et baume, focs), pour se libérer des
inconvénients de la voile latine (vergue) qui remonte mal au vent et est peu adaptée pour rapidement
prendre des ris ou tirer des bords, et pour avoir moins de membres d’équipage.
13. On verra les détails de cette histoire dans le chapitre III du présent ouvrage.
14. Le capitaine Ternel.
15. Travaux forcés. On verra un peu plus loin dans cet ouvrage ce qu’il adviendra de Ternel…
16. Donc 12 tonnes de hachich. L’achat en gros en Inde était légal, avec paiement des taxes, reçus et
connaissement des marchandises. Par contre la revente au détail passait en contrebande en Égypte, dans
un circuit parallèle échappant aux taxes levées par les Anglais, comme se fait la contrebande de
cigarette aujourd’hui.
17. Grand reporter, écrivain, résistant, membre de l’Académie française, né en 1898 en Argentine et
mort en France en 1979. On verra plus loin les détails de cette mission.
18. Mission du 2 janvier au 20 mars 1930.
19. Lorsque l’auteur préparait ses petites doses, il les notait dans son agenda avec pour nom de code
« Monsieur Ki ».
20. Dans le dernier tiers sud de la mer Rouge, face à la côte de l’Érythrée, non loin de Massawa.
21. En arabe, sexe (mâle) de la mer : il a la particularité, quand on le touche, de se raidir et de durcir
en se gonflant d’eau de mer… ce serait donc un aphrodisiaque.
22. Manuscrits, Souvenirs d’enfance, devenus plus tard L’Envers de l’aventure en 10 tomes, Grasset.
Et aussi La Triolette, Djalia, Karembo, etc.
23. Publié dans la revue Livres de France en 1952, avec les réponses de 21 autres auteurs illustres
tels que Louis Aragon, Blaise Cendrars, Eugène Ionesco, Joseph Kessel, Marcel Pagnol, Raymond
Queneau, etc., repris par les éditions Textuel en 2016. Henry de Monfreid est âgé de 72 ans au moment
où il répond aux questions.
24. Mot typiquement « monfreidien », voir son sens dans le lexique de Henry de Monfreid,
impossible grand-père, Guillaume de Monfreid, Glénat, 2017.
25. C’est ce qui lui arriva à Ingrandes (Indre, 36), à plus de 95 ans, le 13 décembre 1974.
26. Lettre à Armgart qui réside à Neuilly-sur-Seine et lui, en son jardin d’Araoué près de Harar
(Éthiopie). Lettre no 290315.
27. Pour La Mecque, Djeddah étant le port d’arrivée.
28. Ce mot est caractéristique du lexique « monfreidien », voir Henry de Monfreid, impossible
grand-père, op. cit.
29. Mot « monfreidien », ibid.
30. Sans l’imaginer, Henry est ici son propre prophète : il vivra en 1942 et 1943 une des plus grandes
épreuves de sa vie, sinon la plus grande, et la surmontera en étant intérieurement profondément et
fondamentalement changé (ibid).
31. Paris, mars 1963. Revue inconnue.
32. En mai 1926, à bord de l’Angkor.
33. Le père Teilhard de Chardin est mort depuis huit ans (1955).
34. Du 29 novembre 1928 au 7 février 1929. Les recherches furent bien réelles, elles donnèrent
quelques caisses de matériel géologique et paléontologique envoyées au Muséum d’histoire naturelle, et
préparèrent l’expédition de 1933 de l’abbé Henri Breuil (avec Henry), sur les grottes aux peintures
pariétales qu’ils avaient découvertes près de Harar. On en verra les détails plus loin.
35. « Je crois, parce que c’est absurde. »
36. Importante notion de la pensée teilhardienne reprise, ici, par Henry de Monfreid.
37. Cette méditation est à rapprocher de la première épître de saint Paul aux Corinthiens, chapitre 1,
versets 18 à 21.
38. C’était la mission scientifique du père Teilhard de Chardin avec l’auteur, à Harar, du 15
novembre 1928 au 7 février 1929. L’auteur écrit ce récit à Tossa de Mar en Espagne après la mission
Breuil avec l’auteur, en juillet 1933, alors qu’il essaie d’oublier l’amertume de son expulsion
d’Éthiopie (30 avril 1933). Voir chronologie in Henry de Monfreid, impossible grand-père, op. cit.,
pour y découvrir aussi l’opposition à ces missions, constante, injustifiée, et musclée, du fait du
gouverneur de Djibouti, Chapon-Bessac, lequel fut attaqué pour cela en Conseil d’État. Parution prévue
dans l’Illustration, pour l’automne 1933.
39. Abbé Henri Breuil (1877-1961), prêtre catholique et éminent préhistorien qui a révolutionné la
méthode de datation des industries paléolithiques, spécialiste international de l’art pariétal préhistorique
(grottes de Combarelles, Font-de-Gaume, Lascaux, etc.).
40. Visite rendue possible par les démarches de l’auteur auprès du Négus, Haïlé Sélassié, le 6 février
1933, afin de lui permettre non seulement l’entrée dans le pays, mais aussi d’y travailler en toute
liberté. On verra le détail de cette expédition un peu plus loin.
41. Armgart Freudenfeld, née à Metz en 1887, épousée par l’auteur en 1913, est la fille de Ferdinand
Freudenfeld, Oberregierungsrat (haut fonctionnaire, sorte de préfet), de la région allemande Elsass und
Lothringen (l’Alsace et la Lorraine sous occupation allemande à l’époque de Wilhelm II et de
Bismarck, après la défaite de 1870).
42. Paquebot des Messageries maritimes, tout neuf (lancé en 1931).
43. En rade de Djibouti, l’auteur, avec le Mousterieh, son cotre d’une quinzaine de mètres, a la
possibilité de faire débarquer ses invités.
44. Paul Wernert, 1889-1972, né et mort à Strasbourg, paléoethnologue, paléontologue, préhistorien,
membre du CNRS, enseignant aux universités de Paris et Strasbourg.
45. Armgart est en France, dans leur maison de Neuilly-sur-Seine, avec les enfants.
46. Elle est peintre.
47. L’écriture est beaucoup plus petite et serrée qu’au début de la lettre no 330306, comme pour se
garder d’avance de la place pour tout ce qu’il a à dire.
48. George-Daniel de Monfreid, peintre et graveur sur bois, ami de Maillol et de Gauguin, mort
quatre ans plus tôt, en 1929.
49. À l’ouest de Djibouti, le Goubbet est l’entrée du fond du golfe de Tadjourah.
50. Outre les lunettes, une telle pilosité est absolument inconnue chez eux.
51. À Djibouti.
52. Paru in Brimborions no 142, Édition Dynamo, Pierre Aelberts, éditeur, 22 septembre 1965.
Tirage limité à 51 exemplaires : « en hommage à l’écrivain de L’Équipage et Le Lion, nous publions
ces souvenirs de son ancien compagnon de voyage ».
53. Honoré Victorin Daumier, célèbre caricaturiste français (1808-1879).
54. Victor Hugo, Hernani.
55. De son côté, Joseph Kessel dans Marché d’esclaves, Éditions de France, 1933, raconte : « Ainsi
qu’il arrive toujours lorsque je dois affronter un personnage pathétique, j’avais très peur en me rendant
chez Monfreid. Peur pour l’objet de ma rêverie, pour l’image de lui qu’il allait peut-être ruiner.
Combien lui fus-je reconnaissant d’avoir son visage, ses mouvements, son regard. »
56. Voir le sens de ce mot dans le lexique « monfreidien » in Henry de Monfreid, impossible grand-
père, op. cit.
57. Monts situés au-dessus du village d’Obock où Henry avait sa maison et qui est sur la côte en face
de Djibouti.
58. Roman de Joseph Kessel (1932). Henry de Monfreid a inspiré le personnage de Mordhom.
59. Le Mousterieh, cotre à gréement aurique.
60. Toutes les lettres de ce chapitre sont destinées à Armgart Freudenfeld, sa femme. Cette première
lettre a été envoyée six ans avant l’arrivée de la mission Kessel. On y notera sa relation avec le
gouverneur et son évolution future…
61. Six ans plus tard : arrivée de la mission Kessel pour son enquête pour Le Matin sur la traite des
esclaves.
62. Il a oublié de le faire.
63. Araoué, la propriété de l’auteur, non loin de Harar, à environ une heure à cheval : plusieurs
petites maisons, cases du personnel (cuisinières, jardiniers), jardin, potager, verger, plantations de café,
bananiers, piscine réservoir d’eau (et irrigation). On peut encore en voir les restes aujourd’hui.
64. En France, en sa maison de Neuilly-sur-Seine où réside Armgart.
65. Ou Ibn-el-Bahar, son grand bateau avec lequel il a fait naufrage le 27 juin 1919, sur la côte sud-
ouest de la mer Rouge (voir Aventures extraordinaires, Arthaud, 2007).
66. À Araoué.
67. Kessel, qui est à Addis, rejoint donc Henry par avion monoplan prêté par le Négus pour gagner
du temps en évitant 3 ou 4 jours par la route. On pourra retrouver ce fait succinctement décrit dans
Kessel, ou sur la piste du Lion, Yves Courrières, Plon, 1985.
68. Avion que la France avait offert au Négus.
69. Directeur de la léproserie de Harar.
70. Tissu abyssin.
71. Pound, livre (mesure de poids anglaise), donc une bête d’environ 400 kg, ce qui est beaucoup
pour une race africaine.
72. Voir la même scène racontée par Kessel dans Marché d’esclaves, op. cit.
73. L’auteur avait bien préparé les choses en faisant cadeau au même moment au Négus de 6
mitrailleuses en caisse, ce qui causa à l’auteur quelques ennuis douaniers à Djibouti… Voir Henry de
Monfreid, impossible grand-père, op. cit.
74. Possible consul de France à Diré-Daoua.
75. Pour faire librement son enquête, comme le lui permet le Négus.
76. Suarez travaille pour la revue Gringoire à Paris, et y a ses entrées, comme on dit… Henry y
publie des nouvelles.
77. Scientifique venu avec le père Teilhard de Chardin faire des recherches avec Henry dans les
environs de Harar, un an plus tôt, en 1929, pour le compte du Muséum d’histoire naturelle.
78. Sur le bateau d’Henry, le Mousterieh, commandé par Abdi, fidèle matelot de toujours et en qui
Henry a toute confiance. Ils doivent aller sur la côte yéménite.
79. L’auteur est maintenant à Djibouti.
80. Trafiquant qu’Henry connaît et dont il croise la route depuis longtemps. Voir Secrets de la mer
Rouge, chapitre VI, op. cit.
81. Soldat armé recruté chez les autochtones.
82. Postes de garde qu’il installe un peu partout.
83. L’auteur connaît de grosses difficultés avec ses usines de Diré-Daoua (minoterie et centrale
électrique) : mévente de farine, problèmes avec son directeur, problèmes techniques de générateur,…
84. Comme il lui arrive souvent, mot oublié dans sa précipitation à écrire.
85. Sous-officier au service du gouvernement.
86. Celle de sa maison, face à la mer, située à 200 m environ du poste de garde (grosse maison du
résident).
87. L’auteur est à Djibouti.
88. Mot oublié.
89. On monte à Araoué, situé en altitude.
90. L’auteur est à Araoué.
91. Publié in CARREFOUR no 356, 11 juillet 1951. Note de l’auteur : Donné à Carrefour, 7-7-51.

II
Séquences de vie sans collier
1. Manuscrit non daté, écrit à partir de quelques pages de son ouvrage Le Cap des trois frères,
Grasset.
2. Dans le département de l’Aude, au sud de Narbonne.
3. Un ami de la famille.
4. Publié dans le Courrier des Messageries maritimes no 110 de mai-juin 1969. Dans la mesure du
possible, on a respecté la mise en pages originale. L’histoire se passe à La Franqui (commune de
Leucate dans l’Aude), terre natale de l’auteur.
5. Début des années 1890.
6. Nom d’un vent local, parfois très fort (el cerç en catalan), presque permanent (3 jours sur 4), et
considéré comme très sain. Vent de plaine (ou de l’intérieur des terres), c’est le plus ancien nom de
vent de France (Michel Bourzeix, directeur de recherche à l’INRA).
7. Publié dans le Courrier des Messageries maritimes no 93 de juillet-août 1966.
8. George-Daniel de Monfreid, quelquefois appelé Daniel de Monfreid, 1956-1929, peintre, graveur.
Ses œuvres sont exposées dans les musées de Perpignan, Béziers, Narbonne, Saint-Germain-en-Laye…
9. Henry de Monfreid avait 11 ans.
10. À Paris, 6e arrondissement, nom loin du grand magasin le Bon Marché.
11. « Que d’ennuis on se crée fatalement avec le mariage, cette stupide institution. Et je vois que
Mailhol (sic) est dans le train : je lui souhaite bonne chance. Mais j’ai peur pour lui et ce serait
dommage car c’est une bonne âme et un artiste », Paul Gauguin, Lettres à Daniel de Monfreid, Éditions
Falaize, 1950.
12. On aura remarqué que l’auteur met dans la bouche de Paul Gauguin ce qui relève aussi de sa
propre pensée sur sa destinée et son œuvre. Voir le sens des termes « épicier » et « œuvre » de la langue
d’Henry, dans le lexique de l’ouvrage Henry de Monfreid, impossible grand-père, Glénat.
13. Pour être précis, Gauguin y revint une fois prendre les affaires qu’il y avait laissées avant de
partir dans le Pacifique (lettre de P. Gauguin du 12 septembre 1893) et y revint d’une autre façon : du
Pacifique, il y envoya ses très nombreuses lettres : Lettres à Daniel de Monfreid, Paul Gauguin, op. cit.
14. Publié dans le Courrier des Messageries maritimes no 65 de novembre-décembre 1961.
15. Aujourd’hui en collection privée. Dernière exposition publique : Tate Modern Gallery de
Londres (2010-2011).
16. Récit dans un carnet illustré de dessins aquarellés et de gravures, par Paul Gauguin, et qui a fait
l’objet d’une première édition posthume par les soins de George-Daniel de Monfreid aux éditions Crès
en 1924. Réédité depuis.
17. George-Daniel de Monfreid l’a représenté plusieurs fois dans ses propres tableaux. On peut en
« voir » une interprétation dans : Intérieur d’atelier à la chatte siamoise (1909, musée d’Orsay), Le thé
dans l’atelier (1907, musée d’Orsay), le Portrait de Victor Ségalen (1909, coll. privée), et Hommage à
Gauguin (1925, musée des Beaux-Arts Hyacinthe-Rigaud de Perpignan).
18. Publié dans le Courrier des Messageries maritimes no 47, novembre-décembre 1958.
19. Canot de sauvetage insubmersible de la station de Noirmoutier, l’Arthur Violette a été construit
en 1902 en acier riveté et rebaptisé Rodali en 1952 par Paul Guézé, du créole « Rode a li » soit « va le
chercher ». Voir l’autre face de cette aventure dans Henry de Monfreid, impossible grand-père, op. cit.
20. 3 août 1958, l’histoire que raconte Henry est donc toute récente, toute fraîche, elle n’a pas trois
mois.
21. On notera qu’ici, à bord du Rodali, contrairement à ce qui se passe sur tous les autres navires,
c’est un « passager » qui donne la route à suivre à l’équipage et qui bricole le matériel de bord… On
notera aussi que, dans le livre où Henry raconte par le menu la même histoire (Mon aventure à l’île des
forbans, Grasset, paru exactement à la même époque), ce « passager » y est capitaine. Les similitudes,
ou les différences de faits entre les deux textes ne permettent pas de dire lequel a été écrit en premier.
L’un a probablement enrichi l’autre (et inversement), ce texte étant une version dense de cette aventure.
22. Le Rodali est donc vent de travers, au portant, tribord amure.
23. Par rapport au fioul des moteurs diesel qu’il avait mis sur ses bateaux.
24. Henry part du principe qu’à cette époque de l’année et à cette latitude (20° Sud environ), le soleil
se couche toujours à la même heure.
25. Henry fait une approximation rapide avec un calcul faux mais commode : environ un mille par
minute d’arc de latitude (6 × 60 = 360).
26. Si Daniel n’a que 36 ans, Henry en a 78…
27. C’est-à-dire souffle de plus en plus de la direction où on veut aller.
28. Sous l’effet de chaque vague, le bateau va toujours plus loin dans la mauvaise direction.
29. C’est le mal de terre.
30. Et Henry ne donna jamais sa conférence à l’île Maurice…
31. Note de l’auteur (81 ans), en couverture du manuscrit : Croisière de l’Obock (Cahiers du
Yachting).
32. Le bateau est à Poissy près de Paris. C’est un cotre en bois, au départ gréé en aurique, conçu et
dessiné par Daniel, deuxième fils d’Henry, 39 ans, et qui vient d’être construit aux chantiers Carré, au
bord de la Seine. 11,35 m à la flottaison, pour 4,26 m de maître-bau, tirant d’eau 1,60 m, barre franche.
Plus tard, ayant servi de cobaye, il fut transformé et devint dès 1964 une sorte de goélette à gréement
DINAEL, invention brevetée de Daniel (anagramme de son prénom), gréement qu’il porte toujours en
2017 : voiles latines à deux antennes (sans mât), mobiles par l’intermédiaire d’une rotule fixée à
l’ossature du bateau sur le pont. L’Obock est inscrit à l’inventaire supplémentaire des monuments
historiques (ISMH) depuis 2016.
33. Sa belle-fille, la femme de Daniel, 38 ans.
34. Fils de Daniel et Laure. Voir dans Henry de Monfreid, impossible grand-père, op. cit., un autre
vécu de cette navigation…
35. Pur effet de style !… Laure, amarinée sans le proclamer partout, est un excellent équipier. Elle
connaît parfaitement la voile pour l’avoir longtemps pratiquée avec ses cousins en baie de Saint-Malo
dans sa jeunesse à bord d’un petit quillard de loisir, en bois, du modèle « Le Chat ». Elle n’a jamais été
sujette au mal de mer… ni d’ailleurs Guillaume, son fils.
36. La pointe de Barfleur, avec le phare de Gatteville, marque l’extrémité nord-est de la pointe du
Cotentin.
37. Un classique du genre…
38. Les courants, suivant la puissance de la marée, y font de 2 à 5 nœuds, et l’Obock ne peut espérer
aller à plus de 5 nœuds au moteur..
39. C’est-à-dire par le nord, en évitant aussi les Casquets.
40. Sud-Ouest.
41. Suite du précédent article dans la même revue.
42. L’Obock est en escale à Saint-Pierre, Guernesey.
43. Nord-Ouest.
44. Au sud (erreur de dactylographie non corrigée par l’auteur).
45. Henry de Monfreid, de retour chez lui, a peint une aquarelle de cette scène (voir Hymne à la mer,
Arthaud).
46. Il n’y a pas de radio à bord.

III
Au cœur de la contrebande de hachich
1. Journal de bord ou compte rendu de voyage à bord de l’Altaïr, janvier 1922. Écrire ce type de
document est une habitude pour Henry depuis 1911 (voir Aventures extraordinaires, op. cit.).
La profusion de détails de ces comptes rendus s’explique non seulement par son habitude à le faire
depuis dix ans, mais aussi pour expliciter au mieux ses actions à ses deux uniques destinataires, sa
femme Armgart et son père George-Daniel car il y a à bord sa fille, Gisèle, 7 ans. Ajoutée à ses lettres,
l’auteur a ainsi accumulé une formidable documentation qui va lui servir pour l’écriture de ses romans.
Ce journal est un des documents dans lequel il a puisé pour écrire vingt ou trente ans plus tard ses
romans, La Croisière du hachich (Grasset) ou La Poursuite du Kaïpan (Grasset).
2. Il s’agit de hachich : voir son journal de bord et ses lettres à partir du 16 septembre 1921 in
Aventures extraordinaires, op. cit. Le présent voyage consiste à emmener ces caisses jusqu’en Égypte,
soit 1 300 milles à remonter toute la mer Rouge pour les livrer discrètement quelque part… du côté de
Suez. À bord, il y a sa fille aînée, Gisèle, gamine de 8 ans, qu’Henry veut éduquer à sa manière et
non « comme dans un cocon ». Elle est si blonde que les matelots la surnomment « tête de paille ».
Voir sa version des faits dans Mes secrets de la mer Rouge (France Empire), ou Tête de paille dans la
collection J’aime Lire.
3. Valeur 2017 : 89 000 euros environ.
4. À la fin de son précédent voyage le ramenant à Obock, le 9 novembre 1921, il avait noté dans son
journal de bord, en mer : « Je rencontre un nacouda de Djibouti qui m’annonce d’une façon très simple
que mes trois boutres partis en pêche à Dahalack ont été détruits par un cyclone. C’était écrit, n’est-ce
pas, toute chose vient d’Allah ! Cette nouvelle que je reçois en pleine figure me coupe bien un peu les
jambes mais, dans cette atmosphère d’indifférence fataliste, je subis l’influence, et cela m’aide
beaucoup à surmonter ce nouveau coup du sort (…), je suis presque tenté de dire : Ah ! Tant mieux, ce
n’est que cela ! (Aventures extraordinaires, op. cit.)
5. 15 août 1921, six mois plus tôt.
6. Ile en face de Massawa (Erythrée), côte ouest de la mer Rouge.
7. C’est-à-dire à l’opposé de Massawa, au Yémen.
8. 1921.
9. 9 janvier 1922.
10. Au large de Hurgada, à l’entrée sud du golfe de Suez.
11. Au nord de la mer Rouge, juste avant l’entrée sud du golfe de Suez.
12. Abdi, son fidèle second qui sera de toutes ses aventures (voir Les Secrets de la mer Rouge, op.
cit.).
13. Les moteurs Diesel de cette époque ne pouvaient démarrer qu’à partir d’un préchauffage.
14. Détroit qui marque l’entrée sud du golfe de Suez.
15. Télégrammes : « pour la maison », c’est-à-dire à sa femme, Armgart, « l’autre pour B. », c’est-à-
dire Bitounis, son contact en Égypte.
16. Il a déjà fait plusieurs fois le voyage, le premier date de 1915.
17. Le hachich est dans des boîtes en zinc, appelées tanikas, anciens bidons d’huile, comme de très
grosses boîtes de conserve.
18. Un Grec qui tient une part du marché parallèle du hachich de contrebande en Égypte.
19. Mot oublié.
20. Messageries maritimes, dont l’acronyme, MM, très connu jusque dans les années 1960, orne le
pavillon de la compagnie et tous les documents officiels de la compagnie.
21. Paquebot mixte, 161,30 m de long, 16 200 tonnes, construit en 1911, détruit accidentellement par
un incendie à Marseille en 1928.
22. Pierre-Charles du Gardier, Consul général de France à Suez.
23. Aujourd’hui on dit Peintre officiel de la marine (POM). Plus précisément, en 1922, Raoul du
Gardier est seulement agréé (validité trois ans), il sera officiellement nommé en 1923. Les peintures
qu’il effectue en 1922 à Suez illustreront ses articles à paraître dans L’Illustration. Il est classé comme
peintre voyageur et notamment orientaliste.
24. Manoli ou diminutif de Papamanoli, associé de Bitounis.
25. Rempli d’asticots…
26. Voyage de retour vers Djibouti.
27. Bois mort pour faire la cuisine : le foyer est dans un abri posé sur le pont.
28. Si Henry parle l’arabe, mais ne parle que très peu et mal l’anglais…
29. Mauvais souvenir (sic !) du choc du 27 juin 1919, qui coula en trois minutes l’Ibn-el-Bahar (Fils
de la mer), son trois-mâts… Voir le récit du naufrage, à cette date, in Aventures extraordinaires, op. cit.
30. L’Altaïr approche de Bab-el-Mandeb, la porte sud de la mer Rouge, souvent difficile à passer en
raison des vents et des courants.
31. Le bateau avance à contre-courant.
32. Son inquiétude est d’autant plus compréhensible que c’est Henry lui-même qui a construit
l’Altaïr (voir La Poursuite du Kaïpan, Grasset).
33. Capitaine ou chef de bord.
34. C’est le vent qui interdit aux voiliers la sortie de la mer Rouge.
35. Bab-el-Mandeb.
36. Ils sont tous vent arrière, leurs voiles triangulaires (latines) bien déployées.
37. Il est arrivé chez lui, à Obock.
38. Lettre inédite du 6 octobre 1925 à sa femme Armgart, douze pages manuscrites, avec quelques
rares ratures faites dans le jet de l’écriture. Henry en est à un de ses derniers voyages de contrebande de
hachich. Henry a laissé son bateau, l’Altaïr, à Suez.
39. 5h du matin.
40. Un taxi.
41. Concurrents de Bitounis et compagnie.
42. C’est-à-dire un navire semblable au sien (mais le sien est peint en gris), venu décharger
clandestinement ses marchandises pour les faire acheminer par caravane au Caire.
43. Golfe de Suez.
44. C’est avec cet argument, et celui de la clientèle qui veut des drogues toujours plus fortes, que
Bitounis obligera Henry à lui fournir de la cocaïne pour écouler en même temps son hachich.
45. C’est Henry qui les a fermés un à un (soudure à l’étain).
46. Célèbre guide touristique (éditeur allemand), très documenté, à couverture rouge.
47. Sous-entendu, l’accusation contre Henry de vol par substitution du contenu des tanikas n’a pas
tenu longtemps, ils cherchent d’autres « responsables » pour mieux cacher leur rouerie.
48. Compte rendu développé de son journal de bord et intitulé : « Voyage du 19 décembre 1922.
Croisière de recherche du Kaïpan ». Ayant appareillé de Bombay, le capitaine Ternel s’est évaporé
avec son vapeur, le Kaïpan, un ancien garde-côte chinois, emportant dans ses cales les six tonnes de
hachich régulièrement achetées par Henry (à Bombay), et destinées à l’Égypte. Avec l’Altaïr Henry
part à sa recherche. Ce document, comme son journal de bord (non publié, trop succinct), a servi de
base documentaire à Henry au roman qu’il écrivit trente ans plus tard : La Poursuite du Kaïpan
(Grasset).
49. Ou Raskalla Ahmar. Voir son portrait in En mer Rouge, Gallimard, 2014.
50. Très probablement envoyé par Bitounis qui y réside.
51. Voir Les Secrets de la mer Rouge, Grasset, ou à partir de janvier 1914 dans Aventures
extraordinaires, op. cit.
52. Sorte de divan grand comme un lit, avec tapis et coussins.
53. Au milieu de la mer Rouge, un peu au nord de Moka, pas très loin.
54. C’est celui dont on a déjà parlé en note (no 77, p. 300), collaborateur en 1928 et 1929 du père
Teilhard de Chardin lors de la mission organisée à Harar avec Henry. Ici et en 1922, c’est leur première
rencontre.
55. On lui offre une petite branche de kat dont il doit arracher délicatement les tendres feuilles
sommitales – les meilleures – et les mâcher sans jamais les avaler.
56. Sous-entendu, machines sous pression.
57. Lettre no 230109 à en tête P. Marill, à George-Daniel de Monfreid.
58. Associé d’Henry ayant pignon sur rue à Djibouti.
59. Télégramme à Henry à bord du Naldera (mail) émanant de Jacques Schouchana, courtier en
perles fines, Français d’origine grecque, qui tente de son côté une négociation. Trochanis est un des
organisateurs de la contrebande de hachich en Égypte (voir Les Secrets de la mer Rouge, op. cit.).
Karalambo est un nom de code non identifié à ce jour (archives d’Henry de Monfreid, Société de
géographie/BnF).
60. Lettre no 230201 à sa femme Armgart sur papier à en-tête de la compagnie maritime P&OSN Co.
61. Double noté au crayon.
62. Petit mot à sa femme Armgart.
63. Réaction assez courante en pareil cas chez Henry.
64. Le représentant de Sa Majesté le roi George V à Aden.
65. Le 6 février 1923.
66. C’est le cap qui forme « la corne » de l’Afrique.
67. Extraits du journal de bord. L’écriture est hachée quand la mer est dure. Le 8 février il longe la
côte nord de la Somalie.
68. Même si cela rallonge légèrement sa route, c’est la technique de navigation qu’il a déjà adoptée
pour aller d’Aden à Bombay, en naviguant à partir de la côte yéménite sur le 18e parallèle (voir
Aventures extraordinaires, op. cit.).
69. Extrait du même journal de bord.
70. L’équateur.
71. Légère erreur de transcription de l’auteur, son journal de bord indique : « 21 février, 6h du matin
changeons de route, cap S45E, rien en vue ; pas de changement de couleur de l’eau. Midi changé de
route, cap est. »
72. Télégramme du 15 février 1923. Ternel s’agite, brouille les cartes, essaie de négocier avec
Henry, qui retrouvera ce télégramme à son retour à Djibouti, et n’imagine pas qu’Henry fait route sur
lui…
73. L’auteur dramatise un peu son compte rendu. L’incertitude à la sonde n’a duré, selon son journal
de bord, que 24 h.
74. Sur son journal de bord : le 22 février 1923.
75. Fin de son journal de bord au 22 février 1923 : « Rentré à Mahé, 3h soir. »
76. Monsieur de Monfreid.
77. 6 000 kg de charas (hachich).
78. Unité de poids, environ 1 kilo.
79. C’est aussi ce que déplorait Paul Gauguin en arrivant à Tahiti, cf. Jean-Luc Coatalem, Sur les
traces de Paul Gauguin, Grasset, 2018.
80. Mot manquant.
81. Deux ans plus tard… Lettre inédite du 25 novembre 1925 à sa femme Armgart, à bord du vapeur
Kaiser I Hind.
82. Ou commerce du Charas, charas signifiant herbe en indi. Henry a titré un ses livres Charas,
rebaptisé plus tard chez un autre éditeur Cargaison enchantée (Grasset), qui est la suite de La Poursuite
du Kaïpan (Grasset).
83. Sic. Orthographe de l’auteur qui est fâché avec la langue anglaise.

IV
Nouvelles de la mer Rouge

1. Publié dans le no 66 de La Revue maritime en octobre 1957. Transcription d’après un original


manuscrit écrit à l’encre bleue sur douze pages.Version envoyée le 16-7-57.
2. SSO, direction sud-sud-ouest, NNE, direction nord-nord-est, NNO, direction nord-nord-ouest.
3. Celui qui dirige les galériens.
4. Mot arabe signifiant gouverneur.
5. Mot oublié.
6. Mot difficile à déchiffrer : agrès lui ressemble le plus car ils peuvent en effet être disjoints sous les
coups trop puissants des vagues et le dessèchement dû au soleil.
7. Annotation de l’auteur : 5/41958, envoyé à Fr. Mallet pour la revue Plxxx de Rexx, no de Noël
1958. NDLR : nom de la revue indéchiffrable (Plume de Rêve ?). Deux autres versions de ce conte
dans : Le Serpent de Cheikh Hussen, éditions Pierre Tisné, 1937, et Le Dragon de Cheikh Hussen,
Grasset.
8. Publié dans la revue À la page no 29 de novembre 1966. Le style de cette nouvelle est très
différent de ce qu’écrit habituellement l’auteur. On peut y voir une recherche littéraire. Annotation de
l’auteur : Nouvelle.
9. Logis fortifié de chef abyssin.
10. Paru dans Marie-Claire, juin 1937.
11. Dans d’autres parties du manuscrit, cet homme s’appelle Amédo. On a conservé la première
appellation.
12. Mot oublié.
13. Mot oublié.
14. Publié dans le Courrier des Messageries maritimes no 104, mai-juin 1968, avec des illustrations
de Jean François. Cette nouvelle est écrite d’après Les Secrets de la mer Rouge, chapitre VII, Grasset.
15. 1,3 kilomètre.
16. Le golfe de Tadjourah.
17. Histoire écrite au début des années 1930 pour une revue inconnue.
18. Mot oublié.
19. Si l’histoire est personnelle, les faits maritimes et militaires dans laquelle elle se déroule sont
historiques.
20. Mot oublié.
21. Allusion au torpillage au large des côtes d’Irlande, le 7 mai 1915, du Lusitania, vapeur à quatre
cheminées transportant des passagers civils en provenance de New York, par un sous-marin allemand :
1198 morts sur 1958 passagers. Ce acte fut déclaré crime de guerre par les États-Unis, ce qui est
aujourd’hui contesté : le navire avait secrètement transporté des munitions à l’insu de l’équipage et des
passagers.
22. Orthographe de l’époque, Conakry, en Guinée française à l’époque de la colonisation,
aujourd’hui république de Guinée.
23. Mots manquants.
24. Construit à Cherbourg en 1893, mis en service en 1898, puis retiré en 1924. Caractéristiques : 3
800 t ; 10 000 cv ; 100 × 13 × 6,4 m ; 19 nœuds ; 12 chaudières ; 2 hélices ; 392 hommes.
25. Cordage.
26. Croiseur construit à Cherbourg en 1893, mis en service en 1898, rayé du service en 1921.
Caractéristiques : 3 800 t ; 10 000 cv ; 100 × 13 × 6,4 m ; 19 nœuds ; 12 chaudières ; 2 hélices ; 390
hommes. Henry de Monfreid le connaît bien, notamment pour y avoir passé avec succès son brevet de
« capitaine au grand cabotage colonial » à Djibouti, le 18 décembre 1918.
27. Publié dans le Courrier des Messageries maritimes no 33 de juillet-août 1956.
GUET-APENS (NOVEMBRE 1925)

Lettre no 25112581
Je suis sur la route du retour après trois jours passés à Bombay.
D’abord et c’est le principal, j’ai fort bien réussi, d’autant plus que les
circonstances m’ont favorisé au-delà de toute espérance. C’était Ternel
qui avait organisé le grand Charas Trade82 et il s’apprêtait à inonder, ou
plutôt, enfumer l’Égypte. Je suis arrivé juste au moment où il tombait dans
un piège organisé à son intention pour le cueillir pendant qu’il effectuait
la livraison de 50 kg de cocaïne. Affaire sensationnelle, et mon Ternel
ramasse quatre mois de « rigourous83 » emprisonnement. Toute sa bande
est dispersée et les exports de charas enfin définitivement interdits par la
même occasion.
Le haut personnel de la douane qui a été au courant de mon épique
chasse au Kaïpan est persuadé que je suis la cause de la Ternel’s
catastrophe. Je passe pour un extraordinaire Sherlock Holmes. Le
collector est venu à bord pour mon départ me serrer la main avec effusion,
et plus je me suis défendu, et même indigné, plus sa conviction s’est
affermie.
Les Anglais mettent du sport partout et c’est sous ce jour qu’ils voient la
chose, qui, pour nous Français, n’est qu’un acte de mouchard.
(…)
LE RAS BLANCHARD31

(…)
30 juillet 1961.
L’Obock32 a hissé toutes ses voiles, comme un papillon déploie ses ailes
au sortir de la chrysalide.
Oui, c’est très bien, je félicite Daniel qui a pu remédier aux maladresses
des voiliers d’eau douce.
(…)
Je compte sur Daniel, qui naguère sur le Rodali, a fait ses preuves, et
puis il y a Laure33 et même mon petit-fils Guillaume (10 ans)34, qui seront
vite adaptés. La descente de la Seine sera une préparation.
(…)
7 août 1961.
Séjour forcé au Havre. D’abord les formalités de navigation et le
matériel dit de sécurité. Daniel tout à fait dans la note « Commandant » va
à la Marine, s’il se peut, faire du charme. On nous envoie un inspecteur,
petit monsieur un peu bossu, rabougri et boiteux. La marée est basse et je
me demande comment ce personnage va descendre la précaire échelle de
cordes. Mais contre toute attente, le phénomène se produit le plus
naturellement du monde, et il arrive sur le pont comme l’araignée au bout
de son fil.
Dès les premiers mots, les apparences ridicules s’effacent, la sympathie
ne laisse plus voir qu’un vieux capitaine long courrier, un Cap Hornier de
la vieille marine, un des derniers vrais marins qui ont couru le monde à la
voile.
Avec lui pas question de « Bombard ». Il sait de plus la vanité de ces
super-sécurités dont on voudrait encombrer les minuscules barques de
plaisance.
En un quart d’heure l’inspection est faite, l’Obock est en règle. Il s’agit
de le mâter et de remplir ses cales de mazout, d’eau douce et de conserves.
Tout est prêt à 8h du matin, mais hélas un coup de suroît souffle dans
ma mâture. Dehors la mer a pris la teinte des mauvais jours et ses lames
énormes éclatent en gerbes d’eau sur la digue de défense.
Enfin le noroît s’établit, le baromètre monte. À demain le départ.
Essais de manœuvre à voile en rade, ou plus exactement essai de mon
équipage improvisé, totalement ignorant des choses de la mer35. Je dois
parler cordes, ficelles, bâtons, rames et drapeau pour lui apprendre les plus
élémentaires manœuvres. Je me rends compte que dans un coup dur, seul
Daniel me secondera… Et puis il va y avoir le mal de mer : ce sera la fin
de tout. Et le bateau est neuf, il n’a jamais encore touché la mer : « Il était
un petit navire, qui n’avait ja-ja-jamais navigué !… »
Cette chanson m’obsède malgré moi. J’ai confiance en la barque, bien
sûr, la séduction de ses formes, la fuite de ses lignes admirées en cale
sèche chez le constructeur. Mais sait-on jamais ce que tout cela va donner ?
C’est à la mer de juger en dernier ressort, sans appel…

Il faut appareiller le soir à cause des courants. À 9h nous sortons de la


rade… La grosse houle du large enlève le bateau. La mer le saisit, sa
puissance se révèle et s’impose. Fini de rire !
La brise par ironie mollit et refuse de plus en plus. Il faut amener les
voiles inutiles et foncer au moteur dans cette grosse houle d’ouest. Avec un
tel tangage le mal de mer anéantit « l’équipage ». Seul mon fils tient le
coup, il suffira, car avec un moteur il n’y aura pas de manœuvre, du moins
faut-il l’espérer…
Je passe la nuit à la barre avec Daniel. La pluie s’en mêle, froide comme
en hiver, et bientôt nous sommes transis sous nos suroîts luisants. Mon fils
claque des dents et je ne vaux guère mieux. Enfin voilà l’aube qui toujours
réconforte. Deux heures après, par le travers du Cap36, la renverse du
courant nous tient là plusieurs heures37. Le moteur à plein régime nous fait
à peine gagner un nœud38. Enfin le jusant s’amorce et son courant nous
délivre alors que nous sommes par le travers du Cap Blanchard (pointe de
la Hague).
La passe entre ce promontoire et l’île d’Aurigny a bien mauvaise
réputation en raison de ses courants qui dépassent six nœuds en vive eau,
ce qui est notre cas. Impraticable par gros temps, m’a-t-on dit, en me
conseillant une extrême prudence même par beau temps. Ce temps n’étant
pas très sûr, mieux vaudrait aller doubler Aurigny très au large39. Mais la
route sera allongée de plus de vingt milles. À Dieu vat !… Je prendrai
malgré tout le passage, d’autant plus que j’espère y trouver une trêve au
mal de mer de mes passagers grâce à l’abri de l’île.
Le courant s’accélère ; la terre défile devant nous à douze nœuds, et
brusquement la mer s’aplatit. Des têtes ébouriffées ne tardent pas à monter
au roof, et les estomacs réclament leur dû.
Cette euphorie est éphémère : à peine engagés dans la passe, cap SO40,
une mer en folie, droit devant nous, semble nous barrer la route.
Sans l’attestation de la carte, je me croirais devant des brisants vers
lesquels le courant nous emporte et il est bien trop rapide pour tenter de lui
échapper. Force nous est donc de foncer dans cette marmite du diable…
Nous y voilà !… Je dois me cramponner à la barre pour empêcher le
bateau de pivoter sur lui-même au gré des remous et des tourbillons :
comme de gigantesques reptiles montés des abîmes, les courants surgissent
des profondeurs et se tordent en surface dans des franges d’écume. Cette
danse infernale où par moments la barque se cabre à 45°, ne dure
heureusement qu’un quart d’heure, mais pour nous, ce quart d’heure vaut
plusieurs entiers.
La mer brusquement redevient normale et très vite le cap maudit
s’enfonce dans l’horizon.
(…)

*
LES COULISSES DE LA MISSION KESSEL

Avant propos : lettre no 24053060


(…) La toile Mosquée est destinée au gouvernement et sera offerte par
Marill au nouveau gouverneur. C’est un homme de valeur et je suis entré
en excellentes relations ; il se nomme Chapon-Bessac.

Lettre no 30011961
Notre arrivée à Djibouti a fait sensation et Chapon a eu une suffocation.
La mission, sauf moi, a rendu visite en corps au gouvernement. La
conversation entre Chapon et Kessel a été plutôt un duel. L’audience dura
deux heures. Je t’en ferai la narration par un prochain courrier car le
temps me manque terriblement62.
Résultat : Kessel est écœuré de Chapon, ça va être la guerre.
(…)
Kessel et les autres sont allés à Addis, je les attends mercredi.
Je ne sais pas trop ce que je vais en faire et comment ils prendront cette
déception de ne pas voir « une caravane d’esclaves ».

Lettre no 300121
Je suis Araoué63 depuis quatre jours, je voudrais n’avoir rien à penser
des choses du monde pour vivre avec les arbres, les bêtes, le vent et le
soleil.
Hélas, il faut que je retourne à Diré-Daoua jeudi ! Kessel et les autres
me télégraphient qu’on les retient à Addis ; je ne sais quand ils viendront.
(…)
Mon papier sur Farzan a-t-il paru ? Je suis un peu contrarié que le
manuscrit qui était à la maison64 soit très incorrect. Le bon était ici. Enfin
envoie-moi le journal si cela paraît.
J’ai lu d’autres choses à Kessel qui prétend que j’écris très bien !… Il
est bien indulgent et s’il lisait cette lettre idiote il changerait d’idée. Enfin
il veut que je continue à publier. J’ai fait pendant le voyage « La mort du
navire », c’est le naufrage de l’Edouard-Geffriaud65 qu’il trouve très bien.
Évidemment quand je parle de la mer, je le fais autrement qu’un chef de
rayon du Bon Marché. Puis j’ai l’histoire de Périm qui lui plaît aussi. (…)

Lettre no 300126
(…) Ici66 je suis avec les quatre Parisiens. Leur arrivée a été
dramatique. Le terrain choisi par le Fitéoari Weldi Mariam (nouveau
gouverneur d’Harar) n’était pas bien placé. Il était tout en haut, sur les
hauteurs de Bobaker sur le haut d’une colline.
Le premier avion portant Kessel67 est allé directement sur Araoué où il
était convenu que je ferai une colonne de fumée. Grand émoi au village
quand il a survolé à faible hauteur. Conclusion : « la flamme attire les
Tayaras ». Puis il est reparti sur Harar.
Pendant ce temps, l’autre avion avec Lablache et Gilbert Charles a
voulu atterrir au terrain du Fitéoari. Une fois sur ses roues il a dévié vers
un ravin où c’était la mort. Le pilote a fait la manœuvre désespérée de
lancer le moteur à pleins gaz pendant que la machine commençait à
dévaler la pente rocheuse de la colline. Après des sauts et des chocs,
l’avion a repris son vol, mais son train d’atterrissage était endommagé. Le
pilote, Carriger, n’a pas pensé à cela et en atterrissant pour la seconde
fois, l’avion a fait un formidable tête à cul dans un nuage de poussière.
Par miracle personne n’est blessé, mais l’avion est fichu68.
Il y avait là tout Harar.
Monseigneur Jarusseau69 était ému aux larmes et en offrant un paquet
d’oranges enveloppé dans un bout d’aboudjedid70 lié d’une faveur
tricolore, il a déclaré serrer les mains de héros !

L’autre avion, devant cet accident causé par le mauvais terrain, après
avoir vu qu’il n’y avait pas de blessés, est rentré sans se poser à Diré-
Daoua. Kessel et le Docteur sont arrivés le lendemain à mulet avec des
derrières pelés.
Enfin tout ça est ici.
Hier on a tué un bœuf de 800 lb71 pour les Oualamas72. Il y en avait une
quantité. Kessel a fait des photos d’une caravane improvisée au fond de la
petite rivière sans eau au bas de chez nous.
Soir : danses éclairées d’un grand feu (on avait acheté tout le bois des
Oualamas pour cet éclairage), sous le gros arbre. Puis j’ai réuni une
dizaine d’esclaves sur la véranda assis en cercle, et nous sur la partie de
l’antichambre.
J’ai fait raconter à chacun l’histoire de sa capture. Jusqu’à 1h du matin
nous avons entendu de curieuses histoires. Kessel est ravi.
Le Ras Négus a reçu la mission comme il ne reçoit pas les rois 73 . Le
fait de leur donner l’avion pour aller à Harar a rempli de respect tout
Addis.
Raffy74 semble avoir reçu des ordres à mon égard, il a senti le vent et
change d’attitude.
Kessel a câblé à Addis que si Chapon continue son attitude d’opposition
tacite, il est décidé aux dernières extrémités75.
Suarez76 a vu le ministre aussitôt et câblé que le nécessaire était fait au
ministère.
Contact entre Kessel et gouverneur déplorable.
(…)
Nous devons aller à Djibouti vers le 6 février pour préparer notre
croisière.

Lettre no 300131
(…) J’ai laissé mes Parisiens à Araoué, ils vont partir faire une chasse
au lion. Quant à moi, je vais préparer une caravane pour aller de Diré-
Daoua à Obock en traversant tous les monts Mabla. Nous avons décidé ce
pénible voyage à la suite du refus de Chapon de laisser aller la mission
seule en cet endroit, c’est-à-dire seule avec moi. C’est le même coup que
pour Teilhard et Lamarre77.
Nous y passerons donc en venant de l’intérieur, après quoi Kessel
publiera un article retentissant, montrant les pistes de Mabla comme les
seules encore sûres pour les caravanes d’esclaves, voilà la raison pour
laquelle Chapon, incapable de rien réprimer dans cette région qu’il
prétend avoir occupée, s’oppose à la visite de tout témoin.
Je crois que le coup portera. Aussi ferai-je l’impossible pour réaliser ce
voyage malgré la très grande difficulté.
(…)
Lettre no 300210
(…) J’ai lu avec intérêt les détails de la conférence Lamarre. Quelle
différence entre ce brave garçon, sain d’esprit, droit et loyal, et ces
journalistes corrompus, prêts à tous les mensonges pour faire l’article
sensationnel. Je ne parle pas pour Kessel qui, lui, a une valeur qui le sauve
et toutes les étrangetés de l’âme slave qui l’excusent. Mais les autres ! Les
Lablache et les Gilbert Charles !… par malheur ces gens et tant d’autres
« possèdent » Kessel et l’entraînent à user stupidement son temps et son
argent.
Je suis sans nouvelles d’eux depuis un mois qu’ils sont en mer78.
(…) Le calme… le calme… ma seule joie est de pouvoir « penser » un
peu en regardant tout ce que nous ne « voyons » pas, de m’enfoncer dans
l’immensité et la toute-puissance de la matière, un peu comme le croyant
se perd tout entier dans l’adoration de Dieu.
Crois-moi, c’est la seule chose qui donne la quiétude quand on sent
monter l’ombre du soir de la vie. Tout le reste sont des châteaux de sable.
(…)

Lettre no 30021379
(…) Kessel et moi allons tenter le passage des Mabla malgré Chapon
pour en retirer une série d’articles contre cet extraordinaire gouverneur
qui surnage et triomphe toujours.
Kessel ayant voulu interviewer Cheikh Issa80, je l’ai fait venir à
Djibouti. On l’a coffré sans raison. Pour nous empêcher d’aller en
excursion sur la côte en bateau, le gouverneur fait emprisonner tout
homme qui accepte de travailler avec moi. Kessel est fou de rage et parle
de créer un incident qui réveille le ministre en tuant un askari81 de Chapon
s’il ose porter la main sur lui.(…) Il se prépare un formidable scandale si
le gouvernement continue à couvrir Chapon.
(…)
Pour arriver à nos fins, voici notre plan :
Je suis ici avec Gilbert Charles, nous allons à Obock, puis au-delà au
Gubbet où il y a rendez-vous avec Kessel, Lablache et Peray. Je me
joindrai à eux pour aller à Obock par Mabla. Le bateau reviendra à
Obock avec Gilbert qui sert à fixer l’attention (abcès de fixation), si cela
réussit, on rira. Chapon a mobilisé toutes ses forces pour faire garder les
pistes de Mabla. C’est la guerre.
Si on passe, Paris saura que par Mabla passent toutes les caravanes
d’esclaves et que les interdictions de Chapon n’ont d’autre but que de
masquer son impuissance à garder ce pays sur lequel il bluffe en parlant
de ses nouveaux postes82.
Ce matin on apprend que Chapon est promu au grade de gouverneur de
e
2 classe. Pauvre France !…
(…)

Lettre no 300227
(…) Kessel et Cie me font mener une existence irraisonnable, comme si
mes affaires avaient cessé d’exister 83 . Nous venons de réaliser la
traversée des Mabla contre la volonté de Chapon. Kessel et Lablache (plus
Peray qui suit on ne sait pas pourquoi), sont partis de Daouenlé avec une
caravane de huit mulets et deux chameaux. Rendez-vous est pris pour le
Gubet Karab. J’y suis avec mon bateau au jour dit et j’attends trois jours.
Enfin un Dankali vient les annoncer ; ils sont au lac Assal. La jonction se
fait dans ce chaos de lave et on se réunit à bord. J’ai avec moi trois
Dankalis ramenés d’Obock comme guide : Farodda et deux autres, parents
de Cheikh Issa. Je congédie l’escorte partie de Daouenlé et me joignant à
eux nous partons par la terre en caravane.
À Djibouti, je suis parti annonçant que j’allais à Obock, et j’invite le
gouverneur à désigner un homme de confiance pour [l’]84 incorporer à
mon équipage de façon à le rassurer sur le but de mes déplacements
maritimes.
J’ai avec moi Gilbert Charles qui n’a pas eu le courage de suivre les
autres de Daouenlé à lac Assal.
Chapon nous donne, non pas un matelot, mais un Européen, un certain
M. Grospas, qui est son espion de choix et ami d’enfance de Mme Chapon.
On va à Obock puis à Moucha et retour à Djibouti. Nous devons repartir
le lendemain, cette fois pour le Gubet. Je suis décidé à y aller même avec
le mouchard qui restera, témoin impuissant, et j’informe Chapon de
l’heure de mon départ. Gilbert écrit que nous serons heureux de donner
l’hospitalité à M. Gropas. Cette fois, on ne nous le donne pas et nous filons
seuls.
Aussitôt après, Rossat85 est envoyé à Obock avec 50 hommes pour
occuper les Mabla et une vedette fouille toute la côte.
Au Goubet je me mets à l’ancre, au mouillage ordinaire, très en avant
dans la crique abritée, mais enfin visible à qui voudrait bien me trouver.
Le douanier qui commande la Curieuse a préféré fouiller seulement les
mouillages du sud de la baie, craignant qu’une rencontre avec moi dans ce
lieu écarté et sinistre ne tourne mal pour lui ! Il rentre en déclarant qu’il
n’a rien vu.
Depuis dix jours le Mousterieh est invisible, un fantôme. Des postes de
garde sont échelonnés sur la côte et des patrouilles partent de Tadjourah
vers l’intérieur.
Enfin le Mousterieh revient à Djibouti avec Gilbert Charles et le docteur
Peray, mais sans moi. Où suis-je ?
Gilbert raconte que je suis parti au secours de Kessel et Lablache,
prisonniers de Dankalis, gardés comme otages pour l’incarcération
arbitraire de Cheikh Issa (Chapon l’a fait enfermer quand il a su que
Kessel voulait l’interviewer).
Grande émotion. Nouveaux envois de troupes.

Pendant ce temps nous marchons bon train dans les montagnes. À la


hauteur de Tadjourah je décide, malgré l’absence de lune, de voyager de
nuit. Bien m’en prend, nous passons à 200 mètres d’une tente éclairée à
l’intérieur. C’est un détachement lancé à notre recherche qui campe là.
Nous reprenons la montagne en laissant un Dankali en arrière-garde, qui
nous préviendra si les Askaris marchent à notre suite et qui donnera de
faux renseignements si on l’interroge. Encore trois jours de marche
forcée ; chaque soir des Dankalis nous signalent des mouvements de
troupes. Enfin nous campons dans la nuit à une heure d’Obock et le matin,
entrée triomphale à 7h du matin en déchargeant toutes nos carabines. Le
chef de Poste se croit attaqué et se précipite. Nous lui envoyons des saluts
de bienvenue du haut de la terrasse86. Toute la population indigène qui a
suivi ce tournoi avec passion, se tord. Chapon est couvert de ridicule.
Kessel, lui, se réserve une série d’articles que tu liras au Matin.
Maintenant nous ferons la croisière en mer. Mais elle sera courte, car je
commence à en avoir assez. J’ai besoin de me retrouver avec moi-même et
de m’occuper de mes affaires. Ces gens artificiels et compliqués me sont
pénibles. Il y a un abîme entre nous. Cependant je pense être seul à le
sentir, car je fais tout pour y jeter un pont provisoire. J’aime bien Kessel ;
Lablache, moins. Gilbert est un intoxiqué de toutes les drogues, un être
artificiel qui m’est indigeste comme une conserve. Quant à Peray, il est
incolore, silencieux, neutre, indifférent, pour peu de chose il serait un
crétin. Kessel en a plein le dos.
(…)

Lettre no 30031287
Nous arrivons d’un petit tour dans le golfe de Tadjourah avec Kessel,
comme préparation à leur voyage en mer Rouge, car j’ai décidé de ne pas
les accompagner. Ils ont dîné à Tadjourah chez le résident. Moi je suis
resté à bord. Soûlographie avec du champagne que j’ai dû envoyer à terre.
Arrivés ce matin à Djibouti, nous apprenons que [le]88 Chambord arrive ce
soir. Dîner chez Rousselert. Impossible de refuser. Beuverie depuis 6h
jusqu’à minuit où je m’esquive au moment où on casse les verres après
boire.Toute la bande rentre à 2h du matin ; hurlements dans les rues,
souper au champagne dans l’hôtel Muller. On veut monter les escaliers en
auto. Je trouve que cela dépasse la mesure ; il est temps que ça finisse.
Sous l’alcool, Kessel est déchaîné : c’est la brute russe que domine tout.
Jamais je n’ai tant regretté ma tranquille vie comme en face de ces vies de
fêtards. Je suis écœuré ! Lablache est là comme un poisson dans l’eau.
Enfin je monte89 dimanche… enfin seul !…
(…)
Lettre no 30052390
(…) Ô douce solitude, combien me sembles-tu voluptueuse ! Après les
turbulents Parisiens, rien ne pouvait me paraître meilleur que le contact
avec les choses vraies et aimables de la nature. Assez de discours à la coco
et aux 40 pipes sur les abstractions relatives aux états d’âme, ou sur la
beauté des fards et de la toilette. Je suis rendu à mes plantes, à mes arbres,
à mes abeilles, vaches, chèvres, moutons, termites, vent, pluie, terre et
rocher, etc.

*
*1. * Annotation de l’auteur : Le dictionnaire de marine de Willaumez les nomme Amphisdrome, modèle que l’on trouve
aujourd’hui sous le nom de zaroug, mais que le gouvernail rend impropre à ce changement de sens. Cependant ils ne virent
pas de bord, mais changent simplement d’amure en démâtant pour passer le mât de l’autre côté de la vergue.
LE NAGADI8

À cheval, coiffé d’un turban de soie verte, le nagadi arrive à Moulou,


fief du sultan Saad Din. Le nagadi a l’âme en paix, le ventre plein. Au
Sultan Saad Din il amène des esclaves ; puis il ira plus loin, jusqu’à
Bagdad, remettre au calife Omar une captive blanche. Ce sont toujours les
mêmes villages, ou à peu près, que traverse le nagadi. Dans chaque village
ses courtiers le précèdent, vantant aux femmes, en termes éloquents, le
paradis des harems où elles mangeront des mets rares, distribuant aux
hommes quelques pièces d’étoffe. Puis vient le nagadi qui choisit et
emmène les esclaves volontaires. Nulle violence. Il n’en n’est pas besoin.
L’Éthiopien noir quitte sa misère connue pour une misère plus lointaine.
Le nagadi n’achète ni ne vend pour son compte. L’esclave est résigné à la
misère, le nagadi à sa routine. Ils sont contents d’arriver à Moulou.
Saad Din dans son Guebbi9 attend les esclaves. Il les gardera plusieurs
mois dans sa réserve de Moulou, pour les remettre des fatigues du voyage.
Les seigneurs du golfe Persique y trouveront des sujets de choix avec le
minimum de risques. Dans sa vaste demeure ovale aux parois de bois
rouge, Saad Din attend le nagadi pour lui remettre la maigre somme qui
représente son bénéfice. Il a reçu de bonnes nouvelles : chargées d’ivoire,
de café et de cuir, plusieurs caravanes ont, durant la journée, traversé son
territoire. Le Sultan aura du café, du cuir et de l’ivoire. À moins toutefois
que les caravanes n’aient préféré se libérer en versant une importante
redevance. Les caravanes sont résignées au pillage, les Nègres à
l’esclavage, et le nagadi à son petit bénéfice. Tout est dans l’ordre à
Moulou.
Les maisons abyssines sont partout identiques, le même ovale, ne
différant que par leurs dimensions ; elles abritent aussi bien le bétail. Sur
les Hauts Plateaux où les nuits sont froides, quelques vaches entretiennent
une douce chaleur et dès le matin, la bouse encore chaude est plaquée
contre les cloisons internes, tuant ainsi la vermine qui pullule dans les
fentes d’argile. Revêtement précieux pour les pauvres gens qui n’ont pas
de tentures. Dans la pièce où entre le nagadi, malgré une très légère odeur
de fumier, règne presque du luxe. Sur le sol de terre battue s’étalent des
tapis, au mur sont accrochées des tentures précieuses, et s’étalent à côté de
pièces rares, dignes d’un musée, des camelotes allemandes ou anglaises
d’origine suspecte.
C’est le soir, et la fraîcheur tombe. Saad Din, d’un geste affable, invite
le nagadi à s’asseoir. Tout va se passer comme à l’ordinaire. Dehors,
montant vers la rustique forteresse, on entend les troupeaux, leurs
clochettes de bois dur, et les cris perçants des oiseaux qui picorent la
vermine sur le dos des bestiaux. Les moutons se bousculent en passant sur
le pont, car le Guebbi est entouré d’un fossé d’eau noirâtre où nagent des
crocodiles.

Le nagadi est petit, gras, huileux. Ses petits yeux noirs sont fuyants,
comme ceux d’un animal craintif, mais n’indiquent pas la méchanceté. Il y
a, à l’ordinaire, bien peu de choses dans la cervelle du nagadi. Des calculs
infimes : « Sur dix esclaves, je dois toucher… » , des craintes : « Si nous
étions attaqués tout à l’heure ? » et même parfois une vague, très vague
pitié pour un malade, qu’il oublie tout de suite. Le bien, c’est l’argent et
l’agneau rôti, dont l’odeur le fait s’épanouir. Le mal, c’est la malaria, si
fréquente dans ces régions, les fièvres, ou le bruit des coups de feu dans le
lointain. À chaque voyage, son bénéfice est à peu près le même. Mais
aujourd’hui…
Aujourd’hui, le nagadi a un peu changé. Extérieurement, une seule
différence. Le turban de soie verte qu’il arbore, et qui est neuf.
Intérieurement, un espoir. Ce qu’il rapporte au calife Omar, ce n’est pas
une femme ordinaire. C’est une métisse, fille d’un Grec et d’une esclave,
que le hasard a fait blanche. Blanche, mais non pas blanche de ce qu’on
appelle blanc en Éthiopie. Vraiment blanche, blanche et rose, les yeux
clairs, les cheveux clairs, caprice de la nature que dans le harem lointain où
elle était née, les autres femmes venaient contempler et toucher avec un
mélange d’admiration et de superstition. Par un hasard miraculeux, le
nagadi a su l’existence de cette merveille. Il en a parlé au calife Omar, et
celui-ci, dans son transport, a promis une énorme récompense à celui qui
lui ramènerait. Celui-là, c’est le nagadi. Il a su discuter, marchander,
convaincre. Il a senti, pour la première fois, une étrange fierté naître en lui.
Il a emmené triomphalement la fille blanche, et avant de partir, il a acheté
un turban.
Pourquoi ce turban ? Il n’en sait rien lui-même. Il n’est pas coquet, ce
petit homme couard et laid, pour qui l’odeur du mouton et la première
indigène venue, représentent le paradis. Il n’est qu’un parmi les nouveaux
nagadis qu’emploie le calife, et s’il n’a jamais bénéficié de la faveur du
maître, il n’en n’a jamais pâti non plus. Petite cervelle, petit appétit, disent
les askaris qui le méprisent autant pour sa vague bonté que pour son
attitude pusillanime. Mais ceci est arrivé : il a fait son récit sans même y
penser, et le calife s’est penché sur lui. Il lui a dit :
« Tu seras un homme important, un homme riche, si tu ramènes cette
esclave. Je te comblerai de biens. »
Le nagadi ramène la captive. Il se sent différent.
Jamais il n’a réfléchi sur son sort. Le Nègre est esclave, l’Arabe est
trafiquant. Le nagadi suit son chemin, des villages où il va chercher sa
marchandise à Moulou où il la livre, et de Moulou à Bagdad, où il ramène
à Omar le reste, et souvent la fleur de sa récolte. Il suit son chemin, comme
tenu par un fil invisible, sans dévier, sans choisir. Vente, achat, argent,
mouton. Femme parfois, ce n’est pas un problème. Tout à coup le fil s’est
rompu. Le calife a parlé :
« Va chercher cette femme blanche. Si tu la ramènes, ta vie changera. »

La vie peut donc changer. Faible lueur entrée dans la cervelle obscure,
comme un caveau qu’éclaire une chandelle de suif, du nagadi, lui qui
traverse désert et océan sans pensée, comme une fourmi qui suit son
chemin patiemment et ne voit que la terre, lui qui depuis des années
somnole sur son cheval et ne marchande que pour le principe (car les
trafiquants de la côte sont d’accord et que gagnerait-il à se dépenser ?). La
route s’interrompt, le fil est rompu. Enfant, il ne pouvait retrouver le fil des
versets du Coran si on l’interrompait. Tout à coup il a cessé de réciter sa
vie. Il a regardé autour de lui, il a vu le paysage, les couleurs, le visage des
askaris. Et il a acheté le turban vert.
Assis en face de Saad Din, le nagadi le regarde, et comme il a vu le
paysage, les couleurs, le visage des askaris, il voit le visage du Sultan, et il
sait tout à coup qu’il n’aime pas Saad Din. En attendant qu’on apporte le
tetch, la liqueur de miel, le nagadi savoure cette découverte.
Saad Din est grand, massif, il atteint la cinquantaine et son poil
grisonnerait si, selon l’usage, il ne l’eût teint au henné. Visage de bronze,
point si dissemblable de celui du calife Omar, et pourtant si l’on craint le
calife Omar, c’est comme l’éclair, comme la foudre. On le craint comme
un cataclysme naturel, sans malice, dévastant tout sur son passage, semant
parfois aussi des bienfaits, avec cette superbe indifférence qui tient lieu de
bonté aux puissants.
Saad Din est un homme, et non un cataclysme. Sa foudre est maligne et
calculée ; il se plaît à surprendre, à déconcerter. Le calife Omar n’est qu’un
calife, un pouvoir doré sans âme et presque sans visage. Saad Din est plus
que le Sultan ; il est un homme en face d’un autre homme, qui use de son
pouvoir pour éveiller autour de lui une terreur différente, inutile, qui le
flatte comme un encens.
Le tetch se fait attendre, et Saad Din entraîne son visiteur vers le seuil.
Heure de la vieille plaisanterie à laquelle le nagadi depuis longtemps est
résigné. Depuis longtemps, oui. Mais aujourd’hui ? Dans le fossé bourbeux
qui entoure le Guebbi, les crocodiles ouvrent les mâchoires, et montrent
leur palais blanchâtre.

« Ils ont faim, dit Saad Din, ils demandent des proies vivantes. Qu’en
dis-tu, mon ami ? »
Le nagadi toujours à ce moment-là balbutie, tremble, donne le spectacle
d’une peur qui flatte Saad Din. Il sait pourtant que le calife se vengerait de
la disparition de son serviteur. Mais il sait aussi que l’homme est craintif et
bas, et se plaît à le vérifier souvent. Mais aujourd’hui… Est-ce le turban
vert qui donne au nagadi tant d’audace ? Il est certain qu’il l’enfonce sur sa
tête avant de déclarer d’une voix étrange :
« Ce ne serait pas le moment d’y tomber ! »
À l’intérieur de lui, le petit homme tremble. Mais lui, son enveloppe
extérieure, se tient bien droite sous le turban, et ne fléchit même pas quand
l’énorme main de Saad Din s’abat sur son épaule, quand l’énorme rire du
Sultan retentit dans la pièce où ils sont revenus.
« Tu as bu, nagadi ! »
Le nagadi fait non de la tête.
« Alors tu vas boire. Voici le tetch. »

Le nagadi fait, à l’accoutumée, le récit des opérations effectuées pour le


compte de Saad Din, pendant qu’ils commencent à boire. Il parle. Mais
plus distraitement. Il compte l’argent que lui fait porter le Sultan. Mais
vite, sans goût. Et alors qu’en général il vide son verre en hâte pour ne pas
s’exposer plus longtemps au regard du Sultan, il le déguste aujourd’hui, le
savoure.
Le tetch est vieux d’au moins trois mois. C’est-à-dire fortement
alcoolisé. Le nagadi pourtant le boit la conscience tranquille ; c’est que le
tetch n’est autre que de l’hydromel, du miel dissous dans de l’eau,
innocente boisson légère aux consciences musulmanes. On peut en toute
quiétude la boire quand l’esclave échanson vient dissoudre les rayons de
miel. Mais la jarre contient cinquante litres, et ne saurait être bue en un
jour. Le liquide fermente et se charge d’alcool. Mais les consciences sont
en paix, la lettre est respectée. Saad Din et le nagadi boivent du miel
mélangé d’eau.
Cependant Saad Din s’étonne, et observe en silence. Quelque chose
d’aussi imperceptible qu’une odeur, et qui pourtant lui paraît perceptible,
tangible, flotte dans l’air. Déjà, tout à l’heure, au moment où il a parlé des
crocodiles… Il regarde boire le nagadi avec un mélange d’amusement et de
vague colère.
Oui, Saad Din est bien différent du calife. Un changement dix fois plus
important se produirait-il dans le nagadi que le calife ne le remarquerait
pas. Le calife est un lion, conscient de son pouvoir et incapable d’en
abuser ; a-t-il faim ? Il mange. Le trahit-on ? Il tue. Mais pourquoi
s’intéresserait-il à ceux que de si haut, il domine ? Pourquoi serait-il
choqué par une odeur de liberté ?
Saad Din regarde boire le nagadi qui boit plus que de coutume. Son petit
corps gras semble se gonfler d’importance. Sa vie va changer. Sous la
garde des askaris, la captive blanche attend sous la tente. Peut-être est-ce la
dernière fois qu’il revient du côté de Moulou. Quelque chose passe entre
lui et le Sultan, un vague courant de haine, d’hostilité… D’hostilité envers
le puissant Saad Din ? Il n’y eût jamais pensé auparavant. Mais il y a eu
cette promesse, cette lueur de liberté qui a cheminé en lui depuis ce temps.
C’est ce qu’en lui flaire et déteste le Sultan. Et c’est ce qui le tient là, le
nagadi, malgré la peur habituelle, et le fait de se raidir pour la première
fois. Le turban vert, emblème de liberté, s’agite sur sa tête.
Il boit. D’étranges volutes montent dans sa tête, et y dessinent un avenir.
Une sensation de puissance l’envahit, plus grisante que le tetch, à cette
pensée : c’est que s’il le veut, il ne reviendra plus à Moulou.

S’il le veut. C’est une phrase bien étrange, que peuvent seuls se dire les
puissants de ce monde. Il n’a même pas eu envie de pouvoir se la dire. Et
tout à coup il est libre. Il sera un homme riche. D’autres esclaves seront
vendus et ne songeront pas qu’il est possible d’être autre chose qu’esclave.
D’autres nagadis feront la route du Tchad à Moulou, de Moulou à Bagdad,
tenus par un fil invisible, et ne songeront pas qu’il existe d’autres chemins,
des chemins qu’on choisit. Mais lui fera désormais ce qu’il veut, comme
Saad Din lui-même. Il est légal de Saad Din. Certes il sera moins riche,
mais l’égalité ne commence pas par l’argent : elle commence au choix. Le
nagadi ne s’est jamais senti bien différent des esclaves ; aujourd’hui il se
sent l’égal de Saad Din.
Les bouteilles se succèdent. En Éthiopie on boit à même une carafe d’un
litre qu’un esclave remplace aussitôt vide. Le nagadi n’est pas sans voir la
lueur inquiétante qui s’allume dans les yeux de Saad Din, pas sans deviner
cette hostilité sans cause qui naît entre eux, et vient de ce que le Sultan
sent, si faiblement que ce soit, la moindre résistance comme une insulte. Et
le nagadi, turban en tête, reste. Et même il parle.
« Que le Sultan me pardonne de rester aussi longtemps, dit-il soudain,
emporté par une incompréhensible gloriole. Mais il se peut que ce soit la
dernière fois que je vois Moulou. »
Le Sultan lève les yeux. Incrédule, méprisant. Ce nagadi se permet de
prendre des décisions ?
« Il se peut que le calife Omar, en récompense d’un grand service,
m’accorde le repos à Bagdad… »
Le sourire de Saad Din est un rictus. Ces paroles sont une insulte. Mais
s’il est vrai que le nagadi a rendu service au calife, il sait (et le petit
homme aussi) qu’il serait imprudent de lui faire le moindre mal. Du moins
ouvertement.
« Et quel service, nagadi ? dit-il avec bienveillance. Je serai content de
savoir à combien il faut t’estimer. Peut-être t’ai-je mal connu ? Une
histoire bien racontée vaut, elle aussi, un présent de choix. »
Les narines du petit homme frémissent. Le tetch a dissipé sa peur. Il a
envie de parler. Et Saad Din, pour la première fois, l’écoutera. Il
commence. Les carafes sont à nouveau remplies. Il raconte comment il a
pour la première fois entendu parler de l’esclave blanche enfermée dans un
lointain harem, fille d’un Grec et d’une Noire, et par un miracle, devenue
blanche comme le lait. Comment il a osé parler de cette belle au calife
Omar qui cherchait des femmes pour son harem. Comment il a trouvé la
fille, a négocié l’achat, a doublé le nombre de ses askaris. Il s’étend sur les
détails, exagère les difficultés, l’habileté qui fut nécessaire. Et le Sultan
écoute, les sourcils froncés.
« Blanche ? demande-t-il rêveusement. Mais vraiment blanche ?
— Comme le lait, dit le nagadi avec orgueil.
— Et vierge ?
— Cousue. »

Le Sultan marche de long en large dans la pièce. Son sang s’enflamme à


cette évocation. Blanche et vierge, et si proche. Il oublie même un instant
sa colère contre le nagadi. Le nagadi le regarde marcher. Avec malice. Il
lui semble qu’il est vengé de sa terreur que lui ont toujours inspirée les
crocodiles, et les cruelles plaisanteries du Sultan. Oh ! Vengé, c’est
beaucoup dire ! Comme la fourmi dans l’herbe ne peut piquer le talon du
promeneur qui l’écraserait sans peine. Mais cela lui suffit et l’amuse.
« Où est-elle ? dit le Sultan avec brusquerie.
— Dans ma tente Seigneur…
— Je veux la voir. »
La griserie se fait plus forte dans le petit cerveau du nagadi. Le Sultan
dit, « je veux », mais il attend. Il attend en somme la permission du nagadi.
« Le calife désire que personne ne la voie. »
Le visage de bronze s’anime, les yeux lancent des éclairs.
« Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé, à moi ? Je t’aurais fait dix fois plus
riche que le calife ne te fera. Je t’aurais donné un de mes villages !
Le nagadi triomphe. Il lui semble grandir de cent coudées. Pourtant il
baisse les yeux pour répondre :
« Le calife me protégera de vous. Mais qui me protégera du calife ? »

Le Sultan n’a jamais haï personne comme ce petit homme gras qui ose
se jouer de lui. Mais il contient sa colère, patiente. Il doit satisfaire d’abord
son appétit impérieux, soudain éveillé. Sa vengeance ne viendra
qu’ensuite.
« Montre-la-moi, dit-il. Si elle vaut ce que tu dis… je te proposerai
quelque chose. »
Le nagadi hésite. La voie est toute tracée. Ramener la captive jusqu’à
Bagdad, le calife est trop craint pour qu’on ose la lui prendre par la force,
recevoir sa récompense, se retirer. La voie est toute tracée pour un nagadi
sans liberté, pour un nagadi sans turban. Mais pour le peit homme qui vient
de découvrir qu’il y a toujours un choix possible…
« Je puis te donner plus que le calife. Pour ce qui est de lui, nous nous
arrangerons toujours. Un accident, les fièvres… Une attaque… Tu auras
autant de bêtes que tu voudras. Ou de l’or. Des pierres même… Avec des
pierres tu peux t’établir n’importe où… »
Saad Din implorait presque. Qu’importait ? Il se vengerait plus tard. Le
nagadi hésite. Il tient dans sa main, lui, le sort de la captive, et le plaisir de
Saad Din. Il faut dire non. Il faut vite dire non. Mais sitôt cette parole
prononcée, il retombera dans l’insignifiance. Saad Din n’osera pas
maltraiter le mandataire du calife. Mais il le chassera, et ce sera la route
prévue, et le calife le récompensera, certes, mais sans un regard… Il faut
dire non. Mais le nagadi veut voir encore le terrible Sultan l’implorer, pâlir
de désir et se ronger de colère. Le Sultan désirant la vierge blanche est-il si
différent du nagadi tremblant devant les crocodiles ?
« Par là », dit-il doucement.
Le Sultan le suit, docile. Plus question de crocodiles maintenant.
« Que le Sultan veuille bien ne pas faire de bruit, dit le nagadi d’un air
supérieur. Il ne faut pas que les askaris se doutent… »
Et Saad Din étouffe le bruit de ses pas. Si le nagadi se retournait, il lui
verrait un terrible visage, convulsé de colère. Mais il marche léger dans les
volutes du tetch.
Enfin ils arrivent à la tente. La toile d’entrée retomba derrière lui.
Recouverte d’un voile, et feignant de dormir, la captive est là. Lentement,
surveillant Saad Din du coin de l’œil, le nagadi soulève le voile. Et il voit
pâlir le dur visage, se pincer les narines, se serrer les lèvres impérieuses.
Un moment, Saad Din reste immobile. Puis sans violence, passe la main
sur le visage, sur l’épaule de l’esclave pour s’assurer que cette miraculeuse
blancheur est authentique. Il est plus d’un enduit étrange dont les coquettes
du pays n’hésitent pas à s’enduire chaque soir pour éclaircir la couleur de
leur peau. Mais non. Il ne s’agit pas d’un enduit. Et sur cette peau laiteuse
des cheveux clairs ruissellent autour d’un visage parfait. Renonçant à la
feinte, l’esclave sourit. Sait-elle seulement à qui le nagadi, en fin de
compte, la vendra ? Son métier est de plaire et de sourire. Elle le fait avec
indifférence.

« Il me la faut, dit Saad Din. Sache-le, nagadi, pour l’avoir je ne


reculerai devant rien. »
Un léger frisson parcourt tout de même le petit homme. Il sent qu’il ne
peut plus maîtriser la fureur du tigre. Alors il énonce une somme, trop
énorme à son avis, pour que Saad Din consente. Mais que ne donnerait le
Sultan vieillissant pour une sensation nouvelle ! Sans quitter des yeux le
beau corps blanc, d’un simple geste il acquiesce. Et ajouta :
« Tu quitteras Moulou cette nuit. Dis à tes hommes que tu crains qu’on
n’enlève la captive. Demain, dans la plaine, mes soldats déguisés en chiftas
(bandits) t’attaqueront et te l’arracheront. Ainsi pourras-tu mentir à
Omar. »
C’était un autre à nouveau qui choisissait pour lui. Mais le nagadi,
terrassé par le tetch, s’effondra à cet instant. Le Sultan eut un mouvement
vers l’esclave. Mais que risquait-il à attendre ? Il était à un âge où l’on
aime ménager ses plaisirs : il quitta la tente.

À cheval, coiffé d’un turban vert, le nagadi quitte Moulou. Dans une
heure, dans la plaine, les chiftas l’attaqueront et lui déroberont l’esclave.
Lui, porte contre son cœur un lourd fardeau d’or et de pierres. Et il a peur.
Sa peur est nouvelle. Autrefois, il pensait, lorsqu’il se risquait dans des
étendues dangereuses, qu’Allah le tenait dans sa main. Aujourd’hui il lui
semble que c’est de lui que dépend son sort. Et il dit à l’un de ses askaris,
le plus jeune :
« Porte un instant mon turban, veux-tu ? »
Fier comme un aigle, le jeune garçon s’en coiffe, et rit de plaisir. Mais
voici déjà des chiftas qui dévalent vers eux, surgis du chaos rocheux. Les
askaris aussitôt, abandonnant tout avec les bêtes de bât et de selle, fuient en
déroute, et le nagadi les suit prudemment.

Comment l’homme sait-il ? Tous dormaient pourtant lorsque Saad Din


est venu sous la tente…
Mais déjà le calife, d’un geste las, a fait signe au Soudanais qui lève son
sable recourbé. L’éclair d’acier s’élève, s’abaisse, et passe sur les épaules
du nagadi qui s’effondre avant d’avoir compris.

La déception du calife dura plusieurs mois. L’askari vivait heureux avec


l’or du nagadi et celui que Saad Din lui avait remis, dénonciateur de sa
propre trahison. Ils restèrent en froid durant près d’une année. Saad Din,
qui avait eu la femme et la vengeance, fit les premiers pas. Le calife avait
alors reçu une très belle esclave noire : il oublia. Il prétendit alors n’avoir
été pour rien dans l’affaire, et le calife feignit de le croire. Seule la fille et
le nagadi avaient eu, au fond, des témoignages du contraire. Et qui se
soucie sérieusement d’une femme, même blanche ? Qui se soucie d’une
tête, coupée depuis six mois ?

*
Hors du troupeau

La maladie est de ces coups du sort qui font parfois dévier sainement
une vie. Le recul que la souffrance impose, les questionnements
immobiles, les jours qui ressemblent trop aux nuits font voir autrement le
chemin. Se sentir empêché suscite une envie de vivre plus, mieux, loin.
La vie d’Henry de Monfreid eut sans doute suivi un autre cours s’il
n’avait contracté une vilaine fièvre, à l’aube de ses trente ans. Son mal
avait un nom venu d’ailleurs, la Fièvre de Malte (que l’on préférera à son
autre appellation, la Brucellose) mais guettait dans les étables de France. À
l’époque, après avoir échoué dans l’élevage de volailles, Monfreid
s’essayait à l’industrie laitière près de Melun, avec aussi peu de bonheur.
Laitier plutôt que trafiquant d’armes, il n’y aurait eu là nulle indignité,
mais peut-être moins matière à œuvre romanesque.
Sur son lit de convalescence, après avoir failli trépasser, Henry décida
de ne plus vivre comme avant. Et pour ce faire, au risque de friser la
provocation, on peut avancer qu’il choisit une voie confortable. Pour se
dépayser de soi-même, quoi de plus simple que le lointain ? Dans un cadre
inchangé, les changements exigent plus d’énergie. Il choisit donc de partir,
quittant un premier amour malheureux en même temps que son pays. Le
désir était là et, comme souvent, les circonstances firent le reste. Un de ses
amis le mit en relation avec un négociant français aventuré sur les plateaux
abyssins. Monfreid plongea dans le café, le commerce de ses grains, des
perles et des peaux. Puis, dans un sillage très rimbaldien, ce furent de plus
subversives marchandises, les armes et le hachich.
Ainsi, ce n’est pas par pulsion aventureuse qu’Henry de Monfreid a
gagné l’Afrique, mais pour fuir la vie qu’on lui proposait. Il le confie dans
l’entretien qui ouvre ce livre. Nous sommes en 1974. « Je suis arrivé là-
bas, non pas pour y chercher l’aventure, c’est là un grand mot qui ne
représente qu’un accident pour moi… mais simplement pour gagner ma
vie, loin du tumulte de la vie européenne et de sa monotonie surtout »
répond-il à celui qui est venu le visiter en sa maison d’Ingrandes, dans un
Berry si éloigné des rivages de la mer Rouge, quelques mois avant sa mort.
Monfreid a pris le large parce qu’il savait. Il connaissait l’étreinte
mortelle de la routine, les mille contraintes qui font ployer la volonté. Il
redoutait le poids des habitudes, des convenances, du monde. Ce qui
frappe dans ces textes, c’est leur fraîcheur intacte. Les mots sont d’hier
mais ils pourraient être de notre temps. Ils résonnent étrangement avec nos
questionnements contemporains. Ainsi cette aspiration à fuir le cours trop
écrit de nos vies. Sans prendre le chemin de l’Afrique, qui n’a pas songé au
moins une fois dans son existence à sortir de la route ? Rien de ce qu’a fait
cet homme ne nous paraît accessible et pourtant, ses mots nous semblent si
proches. Et toucher à l’universel, c’est rejoindre l’essence de la littérature.
Recueil d’articles, d’interviews, de lettres ou de récits savamment réunis
par son petit-fils Guillaume de Monfreid et éclairés par ses notes, Vivre
libre nous rappelle qu’Henry fut un aventurier mais aussi un écrivain. Ce
n’est pas forcément l’image qui vient en premier, quand on l’évoque. Les
charmes spectaculaires de la tête brûlée occultent les qualités plus discrètes
de la tête bien faite. Et les précieux ont vite fait de le cantonner dans un
genre mineur de littérature exotique. Dans un précédent ouvrage1,
Guillaume de Monfreid cite pourtant cette lettre de Marcel Pagnol,
confiant à Henry qu’il voyait en lui « l’un des plus grands écrivains de ce
siècle »… De fait, l’aventurier a souvent le mot juste. Et il peut faire courir
la plume sur les pages aussi légèrement qu’une étrave sur le bleu de
l’Indien.
C’est Joseph Kessel qui décela l’écrivain derrière le baroudeur. C’est lui
qui l’incita à écrire, le « révéla à lui-même ». Les deux hommes faisaient
route vers Djibouti depuis Marseille, sur un lent paquebot. Ils venaient de
se rencontrer. L’aventurier devait ouvrir au journaliste les portes de terres
interdites pour son enquête sur la traite des esclaves. Monfreid lui avait
confié ses journaux de bord. « Vous qui faites des livres, lui avait-il dit,
peut-être y trouverez-vous matière à en écrire ». Après une nuit de lecture,
« Jef » se refusa à y puiser et, dans la touffeur d’un matin de mer Rouge,
lança à son guide : « Ce serait un plagiat, il faut les publier ! » Cet
encouragement ne s’arrêta pas aux mots. Monfreid raconte comme son
nouvel ami l’aida à se lancer dans le « monde épineux des lettres ». Même
s’il se méfiait des excès de cet homme au sang puissant, il rend hommage à
sa loyauté, « si rare en un monde où la jalousie comme la mauvaise herbe
étouffe ce qui voudrait fleurir ». Là encore, les mots de Monfreid n’ont
guère vieilli… Il écrivit soixante-quatorze ouvrages, avec des pépites mais
aussi des textes moins inspirés. L’engouement pour les récits au long cours
et son succès l’incitaient à une intense production.
La liberté, dans ce livre comme dans cette vie, est le maître-mot. Henry
de Monfreid était un homme complexe. Un homme, donc. Un être d’airain,
de tensions, mais aussi de faiblesses et de contradictions. Chez lui, la
mesquinerie pouvait côtoyer la grandeur et les préoccupations matérielles
les rêves d’absolu. Il pouvait être filou, un brin mystificateur, égoïste,
orgueilleux et d’une dureté de lave sèche. Il prit parfois des libertés avec
l’honnêteté et on le suspecta d’être l’espion du Négus. « Tous n’étaient pas
des anges », a-t-on envie de dire en empruntant au titre d’un livre de
Kessel sur des hommes d’exception. Mais Monfreid était avant tout libre.
Et il avait gagné sa liberté en se tenant à distance du monde. Pour lui, le
plus grand malheur d’un homme est de « perdre l’illusion ».
Quand il se livre au Questionnaire de Proust, en 1952, à la question « Où
aimeriez-vous vivre ? », Monfreid répond : « Hors du troupeau. » Une
réplique que l’on pourrait entendre aujourd’hui dans la bouche d’un
Sylvain Tesson. Et l’on songe aussi au « parc humain » décrit par Peter
Sloterdijk. Pour Monfreid, les aiglons ne peuvent vivre en basse-cour… Le
grand théâtre ne le divertit pas. « J’ai la satiété du Monde, de cette scène
où on se joue la comédie, où l’on n’agit qu’en vertu de conventions aussi
ridicules que fastidieuses ; j’ai la satiété du mensonge éternel et de tous les
grands mots dont on pipe la masse des hommes pour en asservir la force. »
Il déteste le « souriant mensonge des contraintes mondaines », sent « toute
la stérilité du code des grimaces qu’il faut mettre en œuvre pour être admis
à paître avec le troupeau ». Résonne ici la voix de Psichari, autre poète du
désert nous exhortant à fuir « le mensonge des cités » pour trouver
l’immuable vérité. Cette prévention contre le monde n’empêcha pas le
rebelle de mer Rouge de se présenter par deux fois – et sans succès – à
l’Académie française, au milieu des années 1960…
« Plus les choses sont simples moins elles vous causent d’ennuis »,
disait Monfreid au sujet de la rusticité de ses boutres qu’il préférait aux
perfectionnements des yachts modernes. L’affirmation sonne comme une
métaphore de sa vie. Pour être libre, l’homme doit se désencombrer. Dans
les eaux du Golfe d’Aden ou les paysages désolés des îles Dahlaks, il fuit
l’agitation et le bavardage. « J’ai besoin de calme, avant tout », écrit-il.
Monfreid veut écouter, entendre. Et voir. Il se désole de ces « gens qui ne
savent pas regarder ». On peut craindre que, depuis, ce mal n’ait fait que
croître. Ces infirmes des sens, ce sont ses frères européens, qu’ils vivent
sur le vieux continent ou aux colonies. Leur œil ne voit pas, soit que
l’étroitesse de leurs idées ferme l’angle de vue, soit que leur âme
rationnelle ne sache plus s’émerveiller du spectacle du monde. Les
« indigènes », pourtant si méprisés, ont préservé la valeur du regard. Leur
vue n’a pas été gâtée par les fausses lumières. Ils ont gardé « ce goût du
merveilleux qui sait animer le rocher ou peupler le désert ».
Rien de ce qui fait la comédie humaine ne semble échapper à Henry de
Monfreid, sans doute parce qu’il contemple la scène avec la plus grande
distance qui soit. Cet œil acéré nourrit les savoureux portraits qu’il brosse
de ses contemporains. Ils sont souvent d’une ironie cinglante, toujours
d’une grande justesse. Ainsi celui de son ami Antonin Besse, dont le sens
aigu de la probité ne découlait pas des vertus que l’on imagine
communément. « À vrai dire, écrit-il, ce rigorisme n’était point vertu
exceptionnelle de haute morale, mais orgueil qui lui interdisait les vils
expédients. Un homme de sa valeur devait être assez fort pour vaincre sans
jamais s’abaisser par le mensonge et les lâches compromis. » Sans doute,
avec ces mots, Monfreid plaidait-il aussi pour lui… Quand il s’agit
d’acteurs de la petite société coloniale, ces portraits peuvent être d’une
délectable cruauté. Ainsi la description du consul de France à Suez,
homme charmant mais qui « adore la mer à la façon de Monsieur de
Chateaubriand, qui est un peu celle de bien des gens ayant quelque culture
et qui se sentent vocation de marin, du fond de leur fauteuil sur une
terrasse en regardant l’océan dormir ou déferler »…
Monfreid est inspiré quand il évoque Gauguin, ami de son père qui avait
trouvé grâce aux yeux du terrible peintre car tous deux aimaient la mer. Il
décrit son regard, « qui lui faisait un masque de brute chaque fois qu’il se
repliait sur lui-même : ses yeux en ces moments-là étaient inquiétants
comme la mer quand elle se trouble pour cacher sous sa surface le récif ou
le gouffre ». Et cette volupté du malheur que l’artiste semblait éprouver,
« comme la joie morbide de se sentir la victime d’une humanité qu’il
méprisait ». Paul Gauguin croyait en l’art comme l’apôtre croit en Dieu, dit
joliment Monfreid.
Henry de Monfreid est aussi un poète de la géographie, un peintre des
éléments. Les lieux, les cartes, les paysages sont la grammaire de sa vie. Il
y a chez lui une musique des mots qui est celle de l’eau sur l’étrave et du
vent dans les agrès. Parfois chargées, comme une barque de contrebande,
les phrases sont émaillées de fulgurances qui ne doivent pas tout à l’opium.
Elles peuvent avoir le rythme d’un brusque coup de chien ou celui d’un
sillage indolent. Comme lorsqu’il conte ces jours de fureur où « la mer
phosphorescente tourbillonnait comme un torrent de soufre enflammé ».
Ou ces nuits de paix, quand la lune sur la mer semble inscrire « en nappe
de feu la route fatale » qui selon les légendes entraîne les marins. Ces mots
semblent parfois brûlés par le Kamsin, le vent de feu…
La mer, chez Monfreid, est bien sûr au cœur de tout. Il raconte comment
il entendit son appel, quand l’enfant de Méditerranée fut si tôt « envoûté
par le mystère des horizons de cette mer sans âge ». Il lui voue une
adoration mystique. L’écrivain sait lui donner corps, la faire rugir, se
cabrer, cassante ou caressante. Il y a le désert aussi, mais ce dernier n’est-il
pas un océan pétrifié ? « La mer et le désert laissent en l’esprit de ceux qui
savent voir et comprendre l’inconsciente nostalgie de leur pérennité » écrit-
il magnifiquement. Monfreid a laissé se réveiller en lui l’ancestral nomade.
L’action et l’âpreté de ses affaires n’ont pas asséché les yeux du vieux
marin. Monfreid fait jaillir la poésie des hommes et des scènes. Il y a ce
commandant des gardes-côtes égyptiens, pour qui « la géographie est une
science respectable et par conséquent mystérieuse ». L’homme connaît le
nom des îles et des ports mais les sème à sa guise à la surface du globe,
Aden se retrouvant aux Indes et Madagascar en face de l’Algérie. Avec
une merveilleuse inconscience, cet homme crée un autre monde… Et que
dire de ces caisses tombées des navires au large et échouées sur une plage.
Remplies de toutes ces choses devant servir aux hommes, des
portemanteaux aux bouteilles de champagne, elles se content leurs
histoires, « parlent de leurs pérégrinations avec leurs inscriptions en toutes
les langues ».
L’univers que l’aventurier a choisi est celui des contes et des fables, des
terres envoûtantes où courent les djinns et les sylvains. Il est aussi celui
d’une autre religion que la sienne. Converti à l’islam, sans doute davantage
par amitié pour le monde qui l’accueillait que par adhésion religieuse,
Henry de Monfreid n’échappait pas au questionnement spirituel. Dans des
pages étonnantes, il évoque sa rencontre et son amitié avec Teilhard de
Chardin, ainsi que le conflit qu’il décelait « entre la Raison et la Foi » au
cœur de celui qui était à la fois prêtre et savant. Monfreid est un autre
quand il évoque l’appétit spirituel de l’homme, cette « tentative d’évasion
vers l’Éternel et l’Infini, autrement dit vers l’Univers inconcevable des
Causes ». Pour cet homme qui avait si souvent lié son sort à celui de la
nature, « l’univers est un reflet de Dieu ». Il cite Saint-Augustin : « Credo
qui absurdum. » Je crois, parce que c’est absurde.

Cette liberté avait un prix, que Monfreid ne fut pas le seul à payer. Il ne
s’est pas toujours soucié de la casse, celle de ses bateaux ou celle chez ses
proches. Il a épuisé son entourage, ses épouses et sa descendance. Peut-être
est-ce pour cela qu’il plaçait l’indulgence au rang de vertu suprême… Il
était dur, sans être insensible. Infatigable aussi, malgré les échecs. La
souffrance sans doute devait faire partie de son chemin de vie.
« Qu’appelle-t-on joie ? L’envers de la douleur » confie-t-il dans son
entretien-testament, en citant Musset : « Le seul bien qui me reste au
monde, est d’avoir quelquefois pleuré. »

Arnaud de La Grange
LE QUESTIONNAIRE DE PROUST23

Quel est pour vous le comble de la misère ?


La pauvreté d’esprit.

Où aimeriez-vous vivre ?
Hors du troupeau24.

Votre idéal de bonheur terrestre ?


Chercher à devenir meilleur et l’illusion d’y parvenir.

Pour quelles fautes avez-vous le plus d’indulgence ?


Pour celles que je comprends. Comprendre, c’est pardonner.

Quels sont les héros de roman que vous préférez ?


Ceux qui pour moi évoquent des êtres chers.

Quel est votre personnage historique favori ?


Cette question double la précédente pour qui sait comment on écrit
l’histoire.

Vos héroïnes favorites dans la vie réelle ?


Toutes les mères, pour leurs fils.

Votre peintre favori ?


Gauguin.

Votre musicien favori ?


Georges Bizet.

Votre qualité préférée chez l’homme ?


Le courage de penser toujours ce qu’il dit.

Votre vertu préférée ?


L’indulgence.

Votre occupation préférée ?


Peindre pour exprimer mon rêve devant la nature sans prétendre
l’interpréter.

Qui auriez-vous aimé être ?


L’homme meilleur que j’ai cherché à créer avec ce qui est en moi.

Votre principal trait de caractère ?


Me juger sévèrement en négligeant trop souvent de me comparer.

Ce que j’apprécie le plus chez mes amis ?


Leur discrétion.

Mon principal défaut ?


… ils sont trop !…

Mon rêve de bonheur ?


Celui des autres, parce que c’est le seul en qui l’on puisse croire.

Quel serait mon plus grand malheur ?


Perdre l’illusion.
Ce que je voudrais être ?
Celui qui voudrait paraître aux autres.

La couleur que je préfère ?


Le bleu, couleur du lointain et de la mer.

La fleur que j’aime ?


La rose qui donne son parfum mais que défend l’épine.

L’oiseau que je préfère ?


L’aigle qui plane très haut et qui laisse passer son ombre sur ce qui
rampe.

Mes auteurs favoris en prose ?


Daudet, Loti, A. Dumas.

Mes poètes préférés ?


Charles Cros, Vigny, Lamartine.

Mes héros dans la vie réelle ?


Ceux qui dans l’ombre ont porté leur croix sans gémir et sont restés
honnêtes toute leur vie.

Mes héroïnes dans l’histoire ?


Disons Jeanne d’Arc dont l’étendard a salué l’Anglais après l’avoir
chassé !

Mes noms favoris ?


Le mien et ceux de mes amis.

Ce que je déteste par-dessus tout ?


Le souriant mensonge des contraintes mondaines.

Caractères historiques que je méprise le plus ?


Talleyrand et tous les politiciens capitalistes d’hommes qui mènent le
peuple à l’abattoir au son du galoubet.

Le fait militaire que j’admire le plus ?


La bataille de Trafalgar.

La réforme que j’admire le plus ?


Je n’admire pas la réforme, je la subis, car elle détruit toujours un
équilibre, bon ou mauvais, auquel je me suis adapté.

Comment j’aimerais mourir ?


Sans le savoir25.

État présent de mon esprit ?


Le souci de conserver ce qui me reste.

Ma devise ?
Savoir que tous comptent sur moi sans rien attendre de personne.

*
SERPENT DE CHEIKh HUSSEN7

En ce temps-là le peuple Gourgouras habitait la plus riche contrée de


l’Éthiopie, comblé de tous les dons d’une nature luxuriante et généreuse
sous l’éternel printemps d’un paradis terrestre. Si le couple originel dont
parle l’Écriture dut s’enfuir devant le glaive de feu, ce peuple amolli dans
la paresse préféra subir un implacable fléau plutôt que renoncer à sa vie
trop facile. Depuis vingt générations, un monstrueux serpent, un dragon
sanguinaire descendait des grottes d’Ourso et dévastait les campagnes au
gré de sa férocité. Un sultan réputé pour sa sagesse réussit à traiter avec le
monstre pour en limiter le carnage en lui offrant chaque année le premier
enfant né pendant la lune de Ramadan.
Cette bête maléfique était énorme, elle ressemblait à un serpent, bien
qu’elle eût des pattes griffues, et sa tête cornue portait en son centre une
lueur que le soleil ne parvenait pas à éclipser. On la disait émanée d’un
diamant magique qui rendait le monstre invulnérable, et en effet jamais
personne n’avait pu le vaincre, ni même le blesser. Le fer s’émoussait sur
ses écailles et l’acier le mieux trempé s’y brisait en jetant des étincelles,
comme si elles eussent été plus dures que le silex noir du torrent de
Fontalé.
Ainsi donc depuis des siècles, chacun acceptait ce pénible état de choses
dans le secret espoir que seuls les autres en subiraient les rigueurs.
Ainsi sont et seront toujours les hommes !

Par ce souci de justice dont on voile d’ordinaire les iniquités, le Sultan


n’était pas excepté, mais jamais encore les familles régnantes n’avaient eu
à déplorer la naissance d’un enfant à cette date fatale… Les murs d’un
palais sont si hauts, les portes sont si bien closes, et le glaive d’un bourreau
si prompt à trancher une tête trop bavarde que nul ne peut entendre le
vagissement d’un nouveau-né. Par contre à travers les minces claies de
branchages d’une case, le vent circule en toute liberté et répand à l’entour
avec les odeurs de fritures et de bergeries, toute l’intimité de la vie privée.
Une pauvre femme, Aïcha la bergère, l’avait compris et sachant son
enfant près de venir au monde, elle vivait à l’écart dans la forêt.
On la disait un peu folle parce qu’elle aimait les bêtes et leur parlait en
amie. Peut-être aussi était-elle sorcière pour que toutes, même les plus
sauvages, vinssent sans méfiance autour d’elle à son appel en répondant en
leur langue.
Si chez nous maître Renard est le héros malicieux de tant de contes et de
fables, dans le folklore de l’Afrique Noire, Toboguellé n’a rien à envier, à
cette différence près que ce gentil écureuil de terre est aussi bienfaisant et
loyal que notre Renard passe pour nuisible et trompeur.
À l’heure brûlante de midi, quand tout se tait dans la brousse et que les
ombres se sont retirées sous les troncs d’arbres et sous les pierres, le
peuple des Toboguellés sort de terre et prend ses ébats sous l’aveuglante
lumière. C’est alors qu’ils entourent la bergère et lui donnent les nouvelles
du monde car ils entendent la pensée de tous les êtres, cette pensée
affranchie du temps et de l’espace qui émane de toutes les créatures et
emplit l’espace comme l’air qu’elles respirent. L’Univers est ainsi un reflet
de Dieu.

Ce soir-là quand le soleil eut plongé derrière la forêt, la mince faucille


d’or de la lune apparut sur la pourpre du ciel annonçant le premier jour du
mois de Ramadan.
La pauvre Aïcha, dévorée d’angoisse en pensant à l’enfant qui allait
naître d’un jour à l’autre, implorait le Grand Esprit qu’une autre femme
devînt mère avant elle. Les meilleurs ne peuvent éviter de telles égoïstes
prières et il faut être indulgent avec un cœur de mère.
Hélas le lendemain matin son enfant, un fils, vint au monde, mais seules
les bêtes de la forêt le savaient et aucune ne la trahirait. Cependant
l’inquiétude la dévorait et comme répondant à son muet appel, Toboguellé
accourut lui annoncer que pendant le nuit la Favorite du Sultan lui avait
donné un héritier. C’était donc lui la victime de l’annuel sacrifice. Mais
hélas, je l’ai dit, les hautes murailles d’un palais gardent jalousement les
secrets des riches. Ce serait donc l’enfant d’une pauvre femme qui serait
jeté en pâture au monstre. Mais le mois de Ramadan avait vingt- huit jours
et d’ici là peut-être… et Aïcha se réconforta tant bien que mal de cet
espoir.

Les femmes de la brousse ne s’attardent pas en relevailles, elles sont


près de la Nature et ainsi le jour même elle put conduire son troupeau pour
n’éveiller aucun soupçon. Son enfant endormi, elle allait partir quand elle
entendit les clameurs de détresse d’une guenon, son amie, qui allaitait un
petit né quelques jours avant, elle vola à son secours et trouva la pauvre
bête pendue à la branche flexible d’un piège qui en se relevant l’avait
enlevée dans les airs. Par bonheur le nœud coulant l’avait saisie par le
milieu du corps, sinon elle eût été étranglée. Son petit se lamentait en bas
tendant en vain ses petites mains à sa mère. Le chasseur n’allait pas tarder
à arriver pour assommer la victime et capturer la petite boule de soie qui
gémissait désespérée.
En un tour de main Aïcha délivra la guenon qui sans s’inquiéter de son
sauveur saisit son petit et l’emporta d’un bond à la cime des arbres,
éveillant de ses cris joyeux tous les échos de la forêt. Aïcha sourit en
écoutant s’éloigner cette joie qui retentissait en son cœur de mère. Elle
n’avait pas vu le regard de gratitude des yeux bruns de la guenon, mais elle
savait que les bêtes n’oublient pas un bienfait.
Alertée par la clameur rauque des corbeaux qui semblait l’appeler, elle
se hâta vers sa case, pressentant l’annonce d’un malheur.
À peine sortie de la forêt, elle aperçut devant sa hutte les émissaires du
Sultan qui emportaient son fils : une femme ramassant du bois avait
entendu les pleurs et comme elle attendait prochainement un enfant, elle
n’avait pas hésité à le sauver en dénonçant Aïcha.
À son tour elle hurla son désespoir à toute cette forêt amie, tandis que
les hommes impitoyables la traînaient vers le village… Son ami
Toboguellé la regarda passer du fond de son trou et il aurait voulu être le
lion ou l’éléphant pour bondir sur ces méchants qui brutalisaient cette
femme sans défense.
La guenon, elle aussi, entendit ces cris de détresse et en son cœur de
pauvre bête, s’éveillèrent les mêmes échos de compassion qui, tout à
l’heure, avaient amené Aïcha à son secours.
Ses chèvres affolées la suivaient de loin, ne comprenant pourquoi leur
bergère rentrait si tôt et angoissées comme le sont les bêtes à l’approche du
malheur, elles couraient sur ses traces.

Quand Aïcha eut disparu et que ses déchirantes clameurs se furent


perdues dans le lointain, la forêt fut en effervescence, agitée de toute
l’inquiétude des bêtes.
Les Toboguellés sortirent de leurs trous et tinrent conseil dans la
clairière assis en cercle à l’ombre de leurs queues. À l’appel des corbeaux
croassant sur les cimes, chacals, gazelles, francolins accoururent, oublieux
de leurs vieilles rancunes dans un même élan de solidarité et de
compassion envers leur amie.
Les braves scarabées aux élytres d’or vert qui suivaient les troupeaux
d’Aïcha à cause des jolies crottes de chèvres, bourdonnaient dans le ciel, si
émus du malheur de la bergère que la plupart atterrissaient maladroitement
sur le dos et tournoyaient pattes en l’air comme des toupies.
Mais que pouvaient tous ces amis contre la méchanceté des hommes ?
Personne n’eût été assez naïf pour leur accorder la moindre confiance, mais
Aïcha la folle, Aïcha la sauvage, avait foi en leur amitié.
Au village on avait dû lier les jambes et les bras de la pauvre bergère
tant elle se débattait, puis on l’enferma dans une case écartée pour étouffer
ses hurlements qui auraient rendu la cérémonie du sacrifice plus
douloureuse encore.
Tandis que le cortège s’éloignait vers la prairie, elle entendit les cris
perçants du petit qu’on emportait. La malheureuse se tordait impuissante
sur la terre battue de sa prison, cherchant en vain à atteindre avec ses dents
le lien de ses chevilles. Épuisée par ses efforts surhumains, elle resta un
instant inerte, prostrée, comme écrasée de douleur, et de toute son âme elle
implorait le Créateur pour qu’il permît à la terre de l’engloutir.
C’est alors qu’elle entendit un grattement léger dans le sol tout près
d’elle, et brusquement un petit museau effilé de Toboguellé sortit de terre.
Derrière lui une quantité d’autres Toboguellés firent irruption dans la case
et en une minute les braves petites bêtes rongèrent les liens de la
prisonnière, tandis que d’autres coupaient les charnières de cuir de la porte.
Aïcha ainsi délivrée put enfin s’élancer dehors et courir vers la prairie où
elle entendait les chants funèbres précéder le sacrifice.
Les Toboguellés immobiles, dressés sur leurs derrières, leurs grosses
queues hérissées toutes droites dans leurs dos, la regardèrent partir, puis
disparurent par la galerie qui les avait amenés.
Aïcha courait aussi rapide que la gazelle, criant pour que sa voix
maternelle plus rapide en son vol que sa course terrestre, atteignît et
caressât son petit avant qu’il ne meure ! Peut-être aussi, espérait-elle, ses
cris déchirants retarderaient-ils de quelques secondes l’instant fatal ? Peu
importe d’ailleurs les raisons, car elle avait cessé de penser, et emportée
par son instinct, rien, hors la mort, ne pouvait plus l’arrêter.
Fendant la foule des spectateurs avant qu’ils aient pu lui barrer le
passage, elle vit le serpent surgir de son antre et s’élancer vers la clairière
où s’agitait une petite chose toute dorée par le soleil, son enfant, son petit
tout nu et potelé, qui se traînait comme s’il avait voulu fuir… À cette vue
son cri strident transperça le cœur de toutes les mères comme une lame
d’épée chauffée à blanc… Alors au moment où le monstre, gueule ouverte,
allait atteindre le petit être sans défense, la guenon au poil gris s’élança de
la cime d’un cèdre, traversa l’espace rapide comme l’aigle fond sur sa
proie, saisit au passage une branche flexible, toucha le sol et rebondit dans
les airs avec l’enfant, emportée au milieu du feuillage par l’élasticité de la
branche qu’elle avait ployé dans sa chute vertigineuse. La bête disparut,
bondissant dans les cimes de la forêt.
Aïcha avait reconnu la guenon et à son tour prit la fuite vers la brousse
sauvage, loin des hommes cruels qui avaient voulu lui tuer son enfant.
Tout cela fut si rapide que personne ne songea sur le moment à la
poursuivre et maintenant il était trop tard, chacun devant penser à soi pour
se soustraire à la fureur du monstre frustré de sa proie.
Il s’élança sur ces badauds affolés, tua de son dard venimeux les moins
prompts à s’enfuir et poursuivit les autres jusqu’au village dans la plus
indescriptible panique.
Enfin, rassasié de carnage, le serpent disparut dans sa caverne, mais ce
n’était là qu’un répit éphémère, la colère du monstre n’était nullement
apaisée.
Les sorciers consultés déclarèrent que cette fureur provenait de la
substitution d’un autre enfant à celui que le destin avait désigné. Les
langues des serviteurs du palais se délièrent, accusant le Sultan d’avoir
caché la véritable date de naissance de son fils. Pour éviter la révolte,
le malheureux père dut livrer son enfant comme le dernier de ses sujets
pour sauver son autorité et aussi tous les siens que le peuple aurait
massacrés. Pris entre ces deux bêtes féroces, le serpent et le peuple, il fut
forcé de les apaiser en livrant son seul héritier au sacrifice.
Depuis cette cruelle leçon, il comprit que laisser faire comportait des
risques et il se mit en tête d’agir.
Quand peu après la mort tragique de son fils il eut une fille, elle le
consola un peu de ce malheur et d’autant plus que sa beauté chaque année
s’affirmait plus parfaite.
Déjà les chefs puissants escomptant l’avenir briguaient l’honneur
d’obtenir un jour sa main.
Quand elle eut l’âge des fiançailles, son éblouissante beauté sema à tel
point la discorde entre les prétendants que son père dut les mettre d’accord
en promettant de donner sa fille à celui qui réussirait à vaincre le maléfique
serpent des grottes d’Ourso.
Jusqu’ici, nul n’avait osé affronter le monstre, mais à partir de ce jour
les abords de la caverne se jonchèrent des ossements de tous ceux qui
tentaient la redoutable épreuve. Ce macabre avertissement n’arrêtait pas les
prétendants, et, chaque jour, un nouvel amoureux poussé par l’aiguillon du
désir et l’ambition, s’en allait tenter sa chance et ne revenait plus…

Quand la guenon enleva son enfant devant la foule stupéfaite, Aïcha put
s’enfuir à la faveur de la panique provoquée par la colère du dragon.
Guidée par les cris de la troupe des singes bondissant à la cime des arbres,
elle arriva à la forêt des montagnes de Gara Moulata, où la guenon lui
remit son enfant sain et sauf.
Son ami Toboguellé, celui qui était venu la libérer dans sa case, la mena
au sommet le plus haut, sur un plateau couvert de gazon, qui semblait
suspendu comme un tapis magique entre ciel et terre, au-dessus des nuages
pluvieux de la saison humide. Aussi y avait-on toujours un ciel limpide et
un brillant soleil pour réchauffer l’air.
Les aigles venaient y planer et chaque jour, laissaient tomber un agneau,
des perdrix et le plus fin gibier. Les singes en ayant l’air de lui faire des
niches lui jetaient des bananes, des oranges, des mangues, des patates
douces volées dans les jardins de la plaine.
Au milieu de ce monde sauvage, l’enfant apprit la langue des bêtes car il
les aimait toutes depuis le plus petit insecte, jusqu’à l’éléphant au front
pensif qui sut se faire aimer malgré son rôle ingrat de professeur, sans
doute parce qu’il n’enseignait que des vérités simples dont l’enfant sentait
aussitôt l’utilité. Et puis il était si bon ce gros pachyderme, il avait tant de
délicatesse dans sa manière de protéger ce petit enfant inexpérimenté ! Sa
vieille peau ridée, craquelée et rugueuse comme la boue séchée d’un
marais lui semblait aussi jolie que l’élytre doré du scarabée ou l’aile bleue
du papillon des prés, tant il est vrai que tout vaut en ce monde par le seul
rayonnement de l’âme.
À mesure qu’il grandissait, le jeune garçon s’aventurait toujours un peu
plus loin de ce coin de paradis terrestre encore inviolé des hommes. Sa
mère lui recommandait de rester toujours au milieu des montagnes sous la
protection des djinns et des sylvains, mais je ne sais quel instinct de petit
mâle le poussait à chercher ce que la nature impose avec tant d’artifice et
de séduction à toutes ses créatures.
Un jour il alla si loin qu’il rencontra ce que le destin avait voulu qu’il
trouvât sur sa route. Des voix claires, des rires frais comme le chant des
merles bleus dans le rayon de soleil après la pluie, l’arrêtèrent haletant,
ému comme jamais il ne l’avait été. Il resta immobile, craintif et curieux,
attendant il ne savait quoi, mais il était plein d’une joie chaude, puissante,
qui dilatait son cœur délicieusement.
Il vit, entre les branches du fourré où il était tapi, un groupe de femmes,
mais une seule retint son regard, c’était la fille du Sultan.
Il ne tarda pas à apprendre que la belle enfant était destinée à celui qui
débarrasserait le pays du serpent de la grotte d’Ourso. Mais il sut en outre
que le Sultan avait juré de se venger de la mort de son fils sur celui qui
naguère en avait été la cause par l’intervention d’un singe effronté !
Hussen était donc le seul homme qui ne pût prétendre à la main de la belle,
le seul envers lequel le Sultan pouvait, sans se parjurer, renier sa parole. Il
passa la nuit à se lamenter sur son sort mais le rire diabolique des hyènes
dévorant là-bas dans la gorge d’Ourso les restes du plus récent champion,
lui semblèrent railler son manque de foi.
Il reprit courage, bien décidé maintenant à tenter coûte que coûte la
redoutable épreuve.
Comme le voulait la coutume, il alla informer le Sultan de sa résolution.
Il fut reçu avec tout le mépris qu’un pauvre berger de dix-huit ans peut
inspirer à un puissant monarque :
« Qui es-tu pour prétendre réussir là où les plus braves de mes seigneurs
ont échoué ?
— Je suis berger.
— Mais quel est ton nom et quel est ton pays ?
— Je me nomme Hussen et je n’ai point d’autre pays que celui où vivent
les bêtes sauvages.
— Ta mère ne serait-elle point une guenon ? dit le Sultan en voulant
plaisanter, mais sans savoir combien il touchait à une allusion délicate.
Le jeune homme ne broncha pas et détourna le danger par sa réponse
pleine d’astuce :
« Un fils, ô Seigneur, ne doit pas rougir de ressembler à sa mère, fût-elle
une guenon et si je parais aussi laid qu’un singe, tu peux en rire ton aise,
mais moi je n’ai pas le droit d’en être honteux.
— Puisque tu viens du pays des bêtes sauvages, n’as-tu pas entendu
parler d’un enfant enlevé par une guenon et qui se cache dans la forêt ?
— Oui, sans doute, mais je suis venu pour tuer le dragon. Si je réussis, je
te donnerai les nouvelles que tu souhaites sur l’enfant qui t’intéresse, mais
je ne veux pas charger ma conscience en trahissant et risquer ainsi de
perdre l’aide qu’Allah m’a promise.
— Tu es donc “Cheickh” pour qu’Allah te réserve ses faveurs ?
— Il les réserve à tous ceux qui ont la foi… »
Le Sultan ne pouvait insister davantage, entouré comme il l’était de tous
les anciens devant qui il ne voulait laisser deviner que sa vengeance
personnelle primait le salut de son peuple, mais à part lui, il se promit de
savoir qui était ce jeune garçon si le sort le rendait vainqueur.

On remit à Hussen une lance et un bouclier en cuir d’hippopotame, et il


partit la lance en travers des épaules, pressé de se sentir enfin loin des
hommes, seul avec ses amis de toujours, les arbres, les oiseaux, les
insectes, et toutes les bêtes farouches de la forêt.
C’était l’heure du silence, sous l’écrasante chaleur de midi, et les
Toboguellés couraient dans les clairières sur la terre nue, desséchée,
éblouissante. L’un d’eux lui dit :
« Où vas-tu Hussen avec ces armes guerrières ?
— Je vais combattre le dragon des gorges d’Ourso.
— Sais-tu que le dragon est invulnérable ?… Sans doute, mais les
amoureux ont le privilège d’ignorer la logique et te voilà parti avec une
lance qui ne te servira à rien.
— Alors que me conseilles-tu ?
— Je vais seulement te révéler ce que tu ignores : le diamant que le
serpent porte entre les cornes de son front le rend invulnérable. Si tu peux
le lui ravir, alors, alors seulement, tu pourras le vaincre. Souvent il le
dépose sur la rive du fleuve quand il va se baigner. »

Un gros scarabée avait écouté cette révélation et jugeant que plus rien
d’intéressant n’allait suivre, il retourna à son énorme boulette qu’il
poussait inlassablement en haut d’une éminence bien que toujours elle
retombait au moment d’atteindre le sommet.
Hussen fut la providence de cet obstiné scarabée en lui portant d’un
geste machinal sa boulette au-delà de l’obstacle infranchissable. La
bestiole eut l’air de trouver ce miracle naturel. Mais il ne faut jamais
imaginer ce que pensent les bêtes, nous serions absurdes. Il y a tant
d’autres miracles auxquels, nous, les hommes, ne prêtons pas attention que
l’indifférence du scarabée ne doit pas nous surprendre.
Il disparut dans les herbes et Hussen n’y pensa plus, il quitta les petits
amis les Toboguellés et s’en alla vers la contrée maudite où vivait le
serpent.
Hussen était trop rusé pour risquer de se montrer sans avoir la certitude
du succès car après une tentative infructueuse jamais plus le serpent
n’aurait enlevé sa pierre magique. Et là seulement était sa chance.
Mais, par quel moyen y parvenir ? Peut-être Allah l’inspirerait-il ?
Il s’établit dans la forêt des environs tantôt dans les arbres, tantôt couché
sur le sol pour ramper jusqu’au dernier buisson en bordure de la prairie
tentatrice.
Sachant que du fond de son antre le serpent surveillait son domaine, il
eut la sagesse de ne pas révéler sa présence par quelque tentative
prématurée.
Le Sultan avait donné dix jours à Hussen pour tenter sa chance ; au
dixième jour à minuit la promesse cessait d’être valable.
C’est donc la mort dans l’âme que le pauvre garçon vit se lever le
neuvième jour sans que rien encore lui permît le plus faible espoir.
À la pensée de perdre Gahazia, il résolut d’en finir avec sa vie désormais
dépourvue de sens en affrontant la bête invulnérable. Il allait partir pour la
rencontrer quand le chacal parut et lui dit que sur ordre de Toboguellé il
avait creusé un profond terrier à son intention aux environs du rivage où le
monstre se mettait à l’eau.
La nuit venue il s’y glissa et s’y tint de telle sorte que son bouclier tenu
de l’intérieur en couvrit l’orifice comme l’escargot de mer ferme sa
coquille d’un tampon d’écaille.
Le soleil parut enfin dans le calme matinal où les brumes légères flottent
sur les prés. À ses premiers rayons les gouttes de rosée, telles des gemmes
précieuses, scintillaient de mille feux et une troupe de zébus regagnait
paisiblement leur retraite sous le couvert de la forêt voisine tandis que les
gracieuses antilopes flairaient le vent.
Ce jour-là était le dernier pour Hussen ; à minuit les délais seraient
expirés…
Tout à coup les antilopes bondirent et le pesant galop des zébus ébranla
le sol : le serpent était sorti de son antre et presque aussitôt il fut sur la rive
du fleuve à moins d’un jet de pierre d’Hussen.
Selon son habitude il laissa choir le diamant sur le sable avant d’entrer
dans l’eau, mais toujours méfiant, il n’avait garde de l’abandonner, son œil
rouge surveillait la place où il l’avait déposé. Dans ces conditions,
impossible de s’en emparer, à peine émergé hors de sa cachette le
malheureux Hussen serait foudroyé par le dard mortel.
Tant pis, mieux valait mourir pour celle qu’il aimait que vivre sans elle.
Il fit glisser le bouclier et il allait bondir dehors quand tout à coup le
monstre sembla avoir deviné son intention, les deux yeux fulgurants se
fixèrent sur lui et il n’eut que le temps de faire glisser son bouclier pour
échapper à la fascination fatale du reptile.
La terre fut ébranlée par les bonds du monstre et ses sifflements
passaient dans les airs comme l’ouragan dans les agrès du navire en
détresse.
Le vacarme dura quelques minutes puis s’éloigna, la forêt maintenant
craquait comme si l’incendie l’eût consumée… Hussen put regarder et vit
au loin le monstre furieux arrachant les arbres dans les replis de son corps
puissant.
Que s’était-il passé ? Était-ce sa présence qui avait à ce point courroucé
le maudit serpent ?
Le jeune homme resta immobile, attendant la nuit pour fuir ce lieu de
terreur. Tout à coup il sursauta en retirant sa main cruellement pincée. Il vit
alors le gros scarabée qui venait de le rappeler à la réalité en lui saisissant
un doigt dans ses mandibules cornées.
Une grosse bouse de vache roulée et durcie avec l’argile avait été
apportée là par le vaillant coléoptère et il semblait avoir voulu en faire
l’offrande à l’ami qui l’avait aidé un matin à hisser son fardeau sur le
monticule.
Hussen sourit, et lui qui aimait les bêtes, comprit la valeur de la chose
offerte, non pour sa nature plus ou moins précieuse, mais pour l’intention
et l’amour qu’elle représente.
Aussitôt qu’Hussen eut pris dans sa main cette boule grossière portée là
avec tant de peine, le scarabée déploya ses ailes et disparut dans la
profondeur bleue tandis que son bourdonnement persistait encore…
Hussen ému de cette naïve offrande n’eut pas le courage de la rejeter.
Un respect superstitieux le retint et il noua ce misérable présent dans son
turban.

La nuit était venue, il sortit enfin de sa cachette, désespéré, se sentant


abandonné de tous maintenant qu’il avait échoué. Le souvenir du pauvre
scarabée lui apportant dans son infortune la seule chose qu’il pût offrir, un
peu de bouse de vache séchée mêlée de terre, lui arracha des larmes
d’attendrissement. Il prit l’objet en main et l’ayant serré un peu trop fort, la
gangue tomba en poussière et le diamant magique resplendit dans sa
main !… Le scarabée qui, on s’en souvient, avait entendu Toboguellé
révéler la vertu de la pierre, avait gagné la plage à l’heure où y venait le
monstre. Sa petite taille le rendait négligeable…
Au moment où le serpent déposa le diamant sur le sable, il le roula
aussitôt dans une de ces bouses laissées là par les zébus. Son teint
s’éteignit et le monstre ne put le retrouver. Puis patiemment le scarabée
roula le joyau dans l’argile et le transporta ainsi couvert d’une gangue
grossière et misérable jusqu’à la main de son ami.
Certain maintenant de pouvoir combattre le serpent que le diamant
magique ne protégeait plus, Hussen s’élança vers l’antre où il s’était
enfermé après son accès d’impuissante fureur.
En approchant de l’entrée il entendit un râle effrayant qui ébranlait les
voûtes de pierres : le redoutable dragon expirait. Dans sa fureur, ou peut-
être désespéré d’avoir perdu sa puissance, il s’était donné la mort à la
manière des scorpions avec son dard empoisonné.
Sans perdre un instant, il courut dans la direction du village annoncer au
Sultan sa victoire et réclamer le prix du terrible tournoi où il avait risqué sa
vie.
Comme la dixième heure du dixième jour allait se terminer, le Sultan
avait réuni les anciens et tous regardaient le sablier dont le dernier grain
allait exclure le prétendant, qui devait laisser sa place à un autre, et déjà
plusieurs étaient prêts à entreprendre la lutte.
La mère d’Hussen était arrivée, poussée par l’inquiétude, demandant à
tous où était son fils. Elle fut reconnue et tout aussitôt le Sultan pensa que
le jeune homme parti tenter sa chance contre le monstre n’était autre que
cet enfant dont le rapt avait coûté la vie à son fils. Il oubliait sans difficulté
que cet enfant était envoyé au sacrifice indûment à la place du sien désigné
par le sort. Mais tous les hommes sont ainsi et point n’est besoin d’être
Sultan pour envoyer les autres souffrir à votre place. Ces injustices
paraissaient toutes naturelles et on accable férocement ceux qui osent
penser le contraire.
La pauvre mère, comprenant le danger, essaya de détourner les soupçons
en affirmant que celui qui tentait la terrible épreuve n’était pas son fils.
Le Sultan ne dit rien mais il la fit placer à ses côtés dans la salle où on
attendait l’arrivée du champion.
Hussen, haletant de sa course rapide, fit soudain irruption tenant dans sa
main la pierre magique qu’il posa aux pieds du Sultan.
Ce fut une ovation triomphale et tous admirèrent le diamant. Le Sultan
prit la pierre miraculeuse dont les mille reflets irisés semblaient éclairer la
salle et la serra dans sa ceinture. À ce moment Hussen vit sa mère et
spontanément, n’écoutant que son cœur, se jeta dans ses bras. C’est ce
qu’attendait le Sultan pour se délier de sa parole.
« Tu es donc celui que je cherche depuis tant d’années, toi qui m’as
privé de ma descendance…
— Je t’avais promis, Ô Seigneur tout-puissant, de te montrer aussitôt ma
mission accomplie. J’ai donc tenu parole en tout point. Tu as retrouvé
celui, qui par sa fidélité et son affection remplacera ton fils en te donnant la
descendance que tu attends par ta fille bien-aimée, puisque j’ai vaincu le
serpent.
— Misérable berger, j’aimerais mieux être à la place de ce serpent
maudit que te donner ma fille… »
À peine eut-il prononcé ces mots qu’il disparut dans une vapeur
jaunâtre, fétide et âcre comme l’haleine d’un volcan. Le trône où il était
assis ne portait plus que la pierre magique.
Le peuple voyant en ce miracle la punition du parjure acclama Hussen
que la volonté divine désignait pour être leur Sultan.
Le jeune homme prit alors le diamant magique et anéantit son néfaste
pouvoir en le jetant dans le fleuve, ne gardant pour trésor que Gahazia et
son amour.

*
HISTOIRES DE PERLES10

Madame vient de s’arrêter brusquement devant la vitrine où la lumière


blanche semble ruisseler sur les joyaux et les pierreries. Monsieur qui ne
s’y attendait pas, a failli compromettre l’impeccable harmonie de sa mise.
« Oh voyez donc mon cher ami, les ravissants colliers ; on fait des
merveilles aujourd’hui ! »
Monsieur voudrait bien changer de conversation, car il se doute bien que
ce ne sont pas des perles japonaises et qu’il vaut mieux ne pas s’attarder
devant d’aussi coûteuses merveilles. Et Madame, qui peut-être a compris,
baisse ses paupières bleues et ses lèvres carminées écrasent un sourire
ironique et un peu méprisant… Elle attendra qu’un autre sache mieux
devancer ses désirs et mettre sur sa jolie peau la lumière douce de ces
nacres précieuses.
Et ainsi chaque jour, les femmes passent et regardent ces perles fines
étendues là sur leur écrin, magnifiques, souveraines, fascinantes, comme si
leur éclat irisé irradiait tout le mystère des légendes orientales.

Je me suis arrêté moi aussi devant elles, car je les ai reconnues malgré le
luxe et l’apparat. J’ai été saisi par leur lumière toute pareille à celle qui les
révèle aux yeux des pêcheurs soudanais quand elles semblent naître au
milieu de la chair gluante de la maléagrine qu’il vient d’ouvrir.
L’émotion que j’éprouve est faite de bien des sentiments car ces joyaux
qui, pour tous, semblent être l’ornement de la beauté, la parure de la joie,
me disent à moi à combien de misères, à quelles souffrances, à quel labeur
ils doivent leur place magnifique au milieu des gemmes les plus rares.
C’est peut-être cela qui me rend les perles plus précieuses, aussi
voudrais-je laisser parler mes souvenirs, ceux qui viennent de se lever du
fond de ma nostalgie, pour vous faire sentir l’âme mystérieuse de ces
petites choses et vous les faire aimer.
Mais écoutez d’abord, un passage de cette légende des perles que m’a
conté le vieil [homme] qui m’apprit à les aimer.

Les perles aux reflets doux de lune ont une vie mystérieuse qui émane
d’elles comme une lueur, mais elles meurent, le jour où l’âme errante d’un
noyé sans sépulture dérobe leur éclat précieux.
La légende est plus belle que la réalité, comme toujours, car les perles ne
sont que des kystes calcaires qui peuvent se former dans les tissus de tous
les mollusques secrétant la nacre. Un bivalve de grosse dimension, la
maléagrine et une autre de petite taille, bilbil, produisent les perles fines.
La pêche se fait dans toutes les mers chaudes où les eaux gardent leur
transparence. La mer Rouge et le golfe Persique produisent les perles les
plus brillantes, dont l’orient teinté depuis l’orange clair jusqu’au rose, les
firent rechercher des anciens.
J’ai vécu de longues années parmi les pêcheurs de perles, j’ai partagé
leurs privations, leur souffrances inconscientes, mais j’ai compris le
charme incroyable de cet envoûtement qui les retient malgré tout sur leur
barque et qui semble les attirer vers les fonds lumineux des bancs de
madrépores où l’eau a des transparences de pierre précieuse.
C’est là que peut-être ils trouveront la fortune et cet espoir à nos yeux
justifie leur labeur épuisant, mais pour eux, il y a quelque chose de plus
beau, de plus grand, de plus noble, il y a l’appel de l’inconnu, l’attrait du
jeu de hasard, il y a cette chose magnifique que nul ne saisira, la chimère.
Questionnez-les, ils vous diront qu’ils plongent pour gagner leur vie, et
ils le croient. Mais trouvent-ils ce qui peut leur assurer des loisirs, ils
reviennent encore à ce jeu passionnant car il est devenu leur raison de
vivre.
Tous ont, sans le savoir, une âme de poète et c’est d’avoir écouté la
chanson de leurs rêves, quand la nuit calme dort sur le récif, que j’aime les
perles, et celles-ci parées pour plaire aux profanes m’ont profondément
ému sur leur écrin de velours.

Écoutez en passant cette petite histoire :


Ali Alédou11 paraissait un vieil homme bien qu’il n’eût pas encore
quarante ans. Je l’avais à bord de mon voilier depuis la saison dernière car
il connaissait tous les fonds les plus riches où les perles étaient les plus
abondantes.
Bien qu’il fût engagé comme pilote, il plongeait avec les autres, c’était
plus fort que lui, quand brusquement apparaissait sous le navire le fond
lumineux du récif. Il s’élançait dans cette transparence d’émeraude, et je
voyais son corps brun s’insinuer dans les ombres bleues de la forêt de
madrépores.
Alédou était métis de Soudanais et d’Arabe yéménite, cette origine
sabéenne lui donnait peut-être ce goût du merveilleux qui sait animer le
rocher ou peupler le désert.
Il portait au cou un mince sachet de cuir que je prenais pour un simple
gri-gri. Mais un jour, la couture s’étant rompue, brûlée par le soleil et le sel
de la mer, je vis que cette amulette contenait deux manières de perles, mais
sans aucun éclat comme des yeux de poisson cuits. Alédou sursauta à mon
approche tandis qu’il contemplait ces deux petites choses dans sa main.
Son visage effrayé se détendit aussitôt en un sourire un peu triste car il vit
que mon regard ne le raillait point.
« Ce sont des perles mortes, me dit-il à mi-voix pour que je sois seul à
l’entendre… et je les aime parce qu’elles sont mortes. »

Alors je l’écoutai parler : il avait quinze ans quand il vint à l’île de


Farsan-Kébir, située dans le grand archipel qui longe la côte de la mer
Rouge entre Bab-el-Mandeb et Djeddah. Il était sur une barque soudanaise
qui venait vendre sa pêche au richissime Cheikh Ismaïl.
Comme il est d’usage, après l’affaire conclue, le patron du bateau fut
l’hôte du Cheikh et l’équipage se mêla aux gens de la maison. Alédou
n’était que novice et de ce fait rien ne lui revenait des bénéfices de la vente
car son travail était de faire le pain ; cependant il avait plongé et à lui seul
avait trouvé plus de bilbil que les plus expérimentés ; mais tel est le sort
des apprentis, et en son âme simple cela lui semblait tout naturel.
C’est pendant son séjour qu’il vit Zénaba, la fille du Cheikh qui avait
treize ans à peine et qui était fort belle. En ce pays c’est l’âge où une
femme se marie ; cependant, elle ne se voilait point devant le jeune homme
car son origine était trop noble pour qu’elle pût s’inquiéter de cet enfant de
sang esclave. Cependant, peut-être n’était-ce qu’un prétexte pour justifier
le secret penchant, car la fille se trouvait toujours là où passait Alédou, et
de son côté, lui, s’arrangeait pour passer où elle devait être.
Au bout de quelque temps, les enfants se prirent à leur jeu et un beau
[jour]12 s’aperçurent qu’ils ne pouvaient vivre l’un sans l’autre.
Au départ de son navire Alédou s’arrangea pour demeurer à Farzan.
Un vieux Soudanais dont les yeux étaient brûlés par son dur métier de
plongeur fut bien aise de le prendre avec lui dans sa pirogue et de le faire
travailler pour rien.
Cela dura une année, puis le vieux tomba malade et mourut. Alédou
conserva la pirogue dont personne ne voulait tant elle était rapiécée. Et il
s’en alla, tout seul, tenter sa chance sur le récif.
Il rapportait chaque jour du poisson pour la maison du Cheikh et se
rendait si utile en toute occasion que bientôt il fut considéré comme faisant
partie des serviteurs. C’est lui qui chaque matin montait aux appartements
de Zénaba la grande djahala de terre rouge où l’eau se maintient fraîche
par les jours les plus chauds.
Les deux [jeunes]13 gens pouvaient maintenant causer longuement et se
regarder au fond des yeux sans que personne n’y prît garde. Peut-être
ignoraient-ils l’un et l’autre, les sentiments qui les rapprochaient.
Un jour un riche négociant de Bombay, un Indien musulman, vient à
Farsan pour acheter des perles. Le Cheikh fit une affaire magnifique en
vendant toutes celles de la saison dernière, qu’il n’avait pas voulu céder
aux courtiers juifs de Massaoua.
L’Indien vit Zénaba et enthousiasmé de sa beauté, demanda sa main. Le
prix qu’il en offrit fut tel que le père accepta. Dans la nuit même de ces
accordailles, le fiancé composa un collier magnifique en choisissant parmi
les plus belles qu’il venait d’acquérir, et d’autres encore qu’il portait avec
lui. Comme il était joaillier, il les perfora à l’aide de son tour à archet qu’il
maniait avec une surprenante habileté.
Il se fit aider par Amédou qui demeura près de lui toute la nuit et qui put
contempler le matin ce merveilleux joyau où les couleurs de chaque perle
étaient si habilement disposées que leur éclat semblait surnaturel. Amédou
se sentit tout triste quand il vit resplendir ce collier au cou de Zénaba…
L’Indien partit, le mariage ne devant avoir lieu que dans six mois.
Quand les deux jeunes gens furent en présence, ils ne dirent pas un mot du
grand événement qui bouleversait leurs vies. Mais la fillette portait
toujours au cou le collier, et un jour, près de sa fenêtre, Amédou la surprit
à le contempler et à le carresser de sa main… Alors il fut jaloux et voulut
qu’elle possédât aussi quelque chose venant de lui.
Il disparut de la maison, sa vieille pirogue n’était plus sur la plage.
Pendant trois mois il erra sur les récifs lointains, mendiant un peu d’eau
aux barques qu’il rencontrait, vivant de coquillages et de poissons.

Enfin il rentra, amaigri, épuisé, couvert de cet eczéma particulier aux


plongeurs causé par le contact répété avec les méduses irritantes. Il avait
trouvé deux splendides perles, Dieu l’ayant assisté. Il les plaça dans une
coquille vide de bilbil en guise d’écrin, et ayant refermé les deux valves, il
le déposa sur l’angareb où venait dormir Zénaba.
Il attendit en bas sous sa fenêtre qu’elle découvrît cette surprise et passa
la journée dans la fièvre de l’impatience. Enfin, un peu avant l’heure du
crépuscule, il vit Zénaba apparaître au petit balcon de bois ouvragé, tenant
la coquille dans sa main. Elle lui sourit pour montrer qu’elle savait bien
d’où cela venait.
Depuis ce jour, Amédou se sentait plus fort, sachant que lui aussi avait
fait un présent. Il avait mis en ces deux perles tout l’amour qui l’avait
soutenu pendant ces trois mois de privations et de labeur ; elles valaient
pour lui par tous les dangers qu’il avait affrontés… mais elle, pouvait-elle
comprendre ?
Le collier était toujours sur sa peau ambrée, et ses deux perles toutes
simples, toutes nues, étaient au fond de son coffre… Y pensait-elle ?
Quelquefois il se sentait triste, et il pleurait sans savoir pourquoi.

Enfin, le jour du mariage arriva. L’Indien fit son entrée dans la rade sur
une magnifique zeima, richement ornée. Il y eut de grandes fêtes, mais
Amédou ne les vit point car il partit, très loin en pleine mer sous prétexte
de pêche. Quand vint le soir, la mer était calme, pas un souffle de brise, le
silence entre la profondeur de l’eau et du ciel, la solitude de l’homme dans
des mondes inconnus. Il resta toute la nuit couché dans sa pirogue, les yeux
perdus dans les étoiles, et il chanta sa peine.
Dans le ciel de cuivre du matin, il vit le triangle d’une voile, c’était la
zeima de l’Indien, qui emportait tout son cœur. Alors il rentra. Mais il était
loin. Les courants l’avaient emporté ; le vent du sud se leva. Des nuages
montèrent, les oiseaux de mer rasaient les vagues, rejoignant leur île ; il
accéléra sa course, sentant lui aussi venir la tempête.
Il arriva à Farzan quand déjà passaient les premières rafales. Il courut à
la chambre vide de Zénaba pour voir une dernière fois tout ce qui était
imprégné d’elle. Il avait remarqué alors son petit coffre à bijoux, l’avait-
elle oublié ? Non. Elle avait pris sans doute ce qu’elle aimait, et alors, en
soulevant le couvercle, il vit ses deux perles délaissées. Il pleura sans que
ses larmes parviennent à adoucir sa peine car il se sentait abandonné pour
toujours.
Au-dehors cependant, l’ouragan augmentait ; c’était en 1921, au
moment où un tremblement de terre détruisit Massaoua ; on le sait, le sud
de la mer Rouge fut bouleversé.
En écoutant siffler le vent et gronder la mer, il pensait à cette zeima qu’il
avait aperçue le matin même en haute mer.
La nuit fut terrible, les barques de l’Arabe furent jetées sur la plage par
un raz de marée, et au matin, le lamentable spectacle du village dévasté.

Aussitôt le cyclone passé, le Cheikh affolé d’inquiétude envoya un


zaroug visiter les mouillages où la zeima aurait pu s’abriter. Amédou
embarqua avec les sauveteurs… À l’accore du grand récif qui s’étend au
sud de Dumsuk, une carcasse de navire apparut et tous en même temps
eurent une sinistre pensée.
C’était bien la zeima nuptiale, mais rien de vivant n’était sur l’épave.
On retrouva le coffre de Zénaba engagé sous le pont arrière. C’est la
seule chose que le zaroug put rapporter au père en souvenir de sa fille.
Amédou ne disait rien, partagé entre son désespoir et un étrange sentiment
de jalousie, qui l’aidait à surmonter son malheur : il préférait la savoir
morte que de souffrir le tourment de la savoir avec un autre.
À Farzan ce furent des lamentations quand on eut enfin la triste
certitude, après de vaines recherches, que le corps de l’enfant avait disparu.
Pour ces archipels, le noyé sans sépulture, c’est l’âme errante jusqu’à la fin
des temps.
Quand on ouvrit le coffre, on y retrouva le collier, plus resplendissant et
plus brillant qu’il n’avait jamais été. Amédou le regarda avec une sorte de
haine, on ne l’avait pas oublié celui-là ! Et machinalement il suivit la
vieille Kodera, la nourrice de Zénaba, jusqu’à la chambre qu’elle avait
quittée pour toujours.
La vieille voulut mettre ce bijou dans le coffret et Amédou de loin la
regardait. Elle retourna le coffre négligemment, comme pour en faire
tomber la poussière, ou des choses inutiles, et les deux perles roulèrent sur
le tapis… mais elles ne brillaient plus. On aurait dit deux petites pierres
grises. Amédou les ramassa, c’étaient bien ses perles, mais elles étaient
mortes…

Alors il sentit une joie immense, et les serra contre son cœur : c’est à
elles que l’âme errante de sa bien-aimée avait dérobé la lumière pour
l’emporter avec elle en souvenir de lui au fond des abîmes bleus.
Elles meurent le jour où l’âme errante d’un noyé sans sépulture dérobe
leur éclat précieux… Et voilà pourquoi, dans la nuit chaude, on voit
tournoyer ces lueurs de phosphore allumées par les vagues : ce sont les
spectres des perles mortes.

*
LA PERRUCHE17

Le premier repas dans la salle à manger d’un paquebot a un caractère


tout à fait particulier. Tout le monde se dévisage avec plus ou moins de
malveillance, d’indulgence ou de tact, selon son caractère, chacun croyant
seul éprouver cette impression pénible d’isolement au milieu d’une foule
sans cohésion où rien ne lie les éléments psychiques. C’est une foule en
formation et nous avons besoin qu’elle ait une certaine physionomie pour
nous y sentir à l’aise. Il y a la foule de la rue, du magasin, du théâtre, des
gares, du wagon de métro, de l’émeute, etc. Mais là, tous ces individus
brusquement jetés ensemble dans une situation à peu près pour tous
nouvelle, ne forment encore la foule de rien du tout ; c’est le mélange qui
n’a pas encore réagi et donné un composé défini.
Peu à peu, çà et là, les sympathies s’accrochent et les aversions se
repoussent. Quand je parle de sympathie je ne prétends pas que l’homme
soit capable d’éprouver spontanément à distance ce sentiment pour la
silhouette de ses semblables. C’est une sympathie égoïste et voulue : il
cherche à s’aménager quelque chose de moins désagréable et son
subconscient fait des avances à certains autres qui, de leur côté, agissent
pareillement. Après cet impondérable accrochage vient le contact réel,
conversation échange d’idées et souvent naît par greffe réciproque,
l’amitié. Mais c’est assez rare, du moins pour rendre la chose précieuse
comme le diamant ou la perle.
Les passagers dans cette inconsciente enquête de commodo [et]18
incommodo s’aménagent une ambiance, car l’animal sociable s’organise
en petit troupeau. Quand l’inévitable fromage de Hollande paraît, tout est
classé, trié, coagulé, le petit monde est né.

Le maître d’hôtel circule au milieu de tous ces regards comme s’il


voulait en mélanger l’inextricable réseau tissé de défiance, d’aversion, de
mépris, sentiments primaires et spontanés que nous éprouvons sans le
moindre effort les uns pour les autres. Il sait fort bien que pendant ces
premiers instants de contact, dans le bruit des couverts et les odeurs
culinaires, s’élabore cette toile de fond tissée de tous ces bons sentiments
sur laquelle se déroulera la comédie de la traversée.

Je reconnais sous l’uniforme de maître d’hôtel une figure déjà vue, mais
c’est lui dont la mémoire n’a pas été dissoute dans les touffeurs tropicales
qui me fait revenir au passé. Il me rappelle son nom, Luciani, qui me
dispense de préciser son origine. D’ailleurs sur les navires des Messageries
maritimes, vit une grande partie de la population flottante, si j’ose dire, de
la petite île parfumée ; cela leur donne leur véritable physionomie.
Quelquefois un commandant « du Nord » introduit discrètement des
Bretons dans l’équipage, mais ces « étrangers » font toujours figure de
parents pauvres et ne survivent pas longtemps.
Luciani est un bel homme, solide et bien campé sur ses jambes peut-être
un peu courtes, mais c’est assez fréquent en Corse. Napoléon, je crois, était
ainsi, alors… Il peut avoir 35 ans mais paraît moins à cause de son air
franc, ouvert, jovial, où le regard, malgré tous les efforts de dignité du
visage, reste toujours enjoué, rieur, polisson. Luciani est un de ces enfants
du peuple que la nécessité a jeté de bonne heure dans la lutte pour la vie,
lutte qu’il a aussi connue dans sa forme la plus simple, le corps à corps
pour conquérir le pain sec. C’est dans l’ordre social un peu comparable à
ce qu’étaient les combats des premiers hommes. Plus tard cette lutte prend
des formes supérieures comme à la guerre moderne où la mort se donne
par des poisons subtils, microbes ou gaz délétères. Il ne s’agit plus alors de
conquérir le nécessaire, mais le superflu, plus impérieux une fois qu’on a
commencé à lui céder. Cette lutte sans espoir laisse toujours l’homme à
l’état de vaincu haineux quel que soit le point où il tombe ou s’arrête.
Luciani, lui, sort de ces combats à l’arme blanche pour le pain, il sait ce
que représente chaque chose, combien d’efforts elle a coûté, et il ne lui
reste nulle aigreur, nulle envie mauvaise, comprenant la valeur de ce qu’il
a conquis. Il a foi dans le travail ; c’est son arme, elle sera assez forte pour
le protéger et lui ouvrir la route de l’avenir.
Il a acquis sans s’en douter, cette profonde expérience qui manque si
dangereusement à nos jeunes poussins élevés dans les couveuses
artificielles des écoles où se fabrique en série l’élite moderne, avec
n’importe quoi. Ceux-là ne savent pas comment est fait le pain qu’ils
mangent. Ils se croient naïvement d’une essence supérieure par ignorance
de tout ce dont ils sont esclaves. Ces jeunes dépourvus totalement de sens
pratique n’ont pas la moindre connaissance de la véritable âme humaine,
celle du peuple qu’ils auront pour mission de diriger ou de commander.
À ces hommes il manque précisément ce qui a forgé le caractère des
Luciani. Ils se font alors juger par ceux qui doivent leur obéir et ces points
faibles relevés chez un supérieur entame doucement leur prestige, tue peu à
peu la confiance et en fin de compte le respect. Il n’en faut pas plus avec le
temps, les déclamations politiques et les mauvaises lectures pour faire
lever, dans les champs immenses de l’instruction primaire, les aveugles
révolutions.
L’anecdote qu’au cours de ce voyage me conta Luciani me suggère cette
manière de voir qui semble, hélas, en ce moment se réaliser au-delà de
toute prévision.

La présence d’un aspirant de marine parmi les passagers fut cause de la


confidence qui me valut cette histoire. Luciani semblait par moments
lancer un mauvais regard à cet officier, un regard chargé de vendetta corse.
Je dois avouer que la manière d’être du personnage justifiait à elle seule
une antipathie, partagée d’ailleurs par la plupart des passagers.
Je pensais qu’il s’agissait sans doute de quelques pénibles souvenirs du
service militaire évoqué par ces minces et dangereux gallons et je
questionnais dans ce sens.
« Non, me dit Luciani, pour moi je n’ai pas de rancune, mais quand je
vois un aspirant, c’est plus fort que tout : je pense à ma perruche… »
Naturellement j’exigeai l’histoire de la perruche, curieux de voir quelle
relation pouvait exister entre cet oiseau criard, un aspirant, et un maître
d’hôtel.
Je laisse parler Luciani, je transcris son récit aussi fidèlement que le
permet ma mémoire19 :

« Mon père était maître d’hôtel sur l’Imérithie, gros vapeur de la


compagnie Paquet.
« Il me prit avec lui à 14 ans et je commençai mon apprentissage de
navigateur.
« Nous étions en 1916, la plus dangereuse époque des torpillages. Nous
quittâmes Tanger un matin d’avril pour aller à Dakar embarquer des
troupes Noires. Le navire était bondé de passagers, presque tous femmes et
enfants car nous emmenions les familles des militaires et des colons
demeurés ou envoyés là-bas.
« Pour les sous-marins boches nous étions une proie aussi bonne qu’une
[autre]20 car pour eux la loi de la guerre prime sur celle de l’humanité21.
« Les cales étaient pleines de fourrage en balles comprimées et nous
étions loin de pouvoir soupçonner le vilain tour que ce paisible chargement
allait nous jouer par la suite.
« Mais que voulez-vous, toujours il en est ainsi ; les apparences
trompent, c’est la règle ; il faut le savoir une fois pour toutes et ne plus
s’étonner de rien dans la vie.
« Donc allègrement nous sortîmes du port par un temps splendide, une
de ces matinées de printemps, claires, fraîches, toute parfumée des senteurs
végétales de la terre en éveil. Je crois que nulle part ailleurs qu’en Afrique
du Nord, la nature a un aussi divin sourire et ne vous met au cœur autant
d’allégresse.
« Il suffit d’un beau soleil et d’une mer bien bleue sous la brise molle,
pour faire oublier tous les dangers possibles et toute la triste fin réservée à
nos rêves.
« On devient tellement inconscient au milieu de tant de sérénité, qu’on
ne peut imaginer la réalité du péril. Non, une menace n’aurait pas un si
riant visage, elle ne laisserait pas en nous s’épanouir tant de joie… Pour les
autres, sans doute, le danger existe, il est possible, mais pour nous… non.
« Et peut-être y a-t-il là le secret d’un certain courage ; le héros le plus
souvent donne sa vie sans le savoir, en croyant fermement que le voisin
sera tué à sa place.
« Pour ma part j’étais parfaitement heureux ; ma perruche avait comblé
ce besoin de tendresse dont je souffrais sans m’en douter dans ma vie
nouvelle.
« Il y avait bien mon père, c’est entendu, mais c’est tout à fait autre
chose. L’affection entre père et fils, si tendre soit-elle, ne se manifeste
jamais par des signes extérieurs qui me faisaient défaut, pour ouater un peu
la vie autour de moi, cette vie si dure à l’âme d’un enfant avant qu’elle ne
durcisse dans les heurts et au contact brutal des hommes.
« Ma perruche venait de Konakri22; je l’avais depuis trois mois déjà.
Tout de suite je lui avais prêté une âme selon mes désirs, je l’imaginais
capable de comprendre mes plus secrètes mélancolies, et de me donner
tout ce qui manquait à ma tendresse.
« Je lui parlais comme à un ami et j’étais bien sûr qu’elle me
comprenait…
« N’avez-vous jamais été remué par le regard d’une bête ? Il me fait
toujours penser à ce conte de l’homme changé en animal, où le malheureux
demeure incompris, la pensée enchaînée dans l’éternel silence… »

« Oui, j’ai éprouvé cela », dis-je, et tandis que Luciani se tait un instant,
je pense aux choses profondes qu’il a senti sans pouvoir le formuler.
Dans ce regard fixe de l’oiseau plus qu’en toute autre bête il y a une
troublante énigme. Il semble qu’un insondable abîme nous sépare et cette
chose si proche dans notre espace paraît aussi lointaine que l’étoile. Mais à
travers cet infranchissable, du fond de l’abîme brille une lueur émouvante
comme l’appel d’une parcelle de nous-mêmes à jamais séparée.
C’est peut-être pourquoi il existe entre les êtres, à des degrés divers, des
sympathies et des aversions. C’est par ce mystérieux lien qui les unit tous,
depuis l’homme jusqu’au […soir]23 la vie.

« Pendant mon service, reprend Luciani, ma perruche demeurait à


m’attendre sur le bord de ma couchette, toute triste, mais dès que j’arrivais
elle s’élançait sur mon épaule et n’en bougeait plus, bien agrippée de ses
pattes crochues. Là, elle disait sa phrase coutumière, toujours la même,
parce qu’elle n’en savait pas d’autre, la pauvre bête, mais elle la disait pour
mes caresses et pour me faire comprendre qu’elle était heureuse. Puis elle
me mordillait le lobe de l’oreille et j’entendais son petit souffle…
« Vous ne pouvez pas imaginer combien on peut aimer une bête aussitôt
qu’on sent la confiance, cette confiance sans borne, sans arrière-pensée,
dont seuls les animaux sont capables.
« Moi, je lui avais coupé les ailes par méfiance, de crainte de la voir
s’enfuir, mais cette mutilation était bien inutile. J’en étais même un peu
honteux tant elle semblait être une injustice, une ingratitude où je sentais
confusément le blâme de ma conscience… Les bêtes valent mieux que
nous par cette petite parcelle d’âme où brille la confiance. En nous tout est
si trouble qu’au-dehors tout nous paraît sale…
« Plus tard, hélas, j’eus lieu de regretter la mutilation de ce pauvre
oiseau et la payai d’un bien cruel chagrin.
« Dans la nuit qui suivit notre départ, un navire de guerre nous
arraisonna pour savoir qui nous étions. C’était le Cassar, un vieux croiseur
à éperon24. La visite faite, nous reçûmes l’ordre de continuer notre route
avec le précieux renseignement :
“Aucun danger à signaler”
« C’est lui qui nous disait ça !
« Mon Dieu, si les hommes pouvaient voir la figure du destin quand ils
affirment leurs convictions, les amiraux et tous les grands pontifes
galonnés et chamarrés seraient moins fiers et moins ridicules quand ils se
trompent…
« Tous feux éteints bien entendu le navire donna ses premiers tours
d’hélice. Je venais de me coucher et déjà je m’endormais quand un choc
épouvantable me lança à bas de mon cadre ; je tombai sur la tête à en rester
assommé.
« Je crus que nous étions torpillés.
« D’un bond je fus sur le pont.
« La vapeur fusait en tourbillons par les soupapes de sûreté ouvertes
d’urgence pour diminuer le danger d’explosion. Cela faisait un tapage
infernal qui couvrait tous les autres bruits.
« On aurait dit le hurlement de rage du navire blessé à mort ! N’était-ce
point en effet toute sa force, toute sa vie exhalée dans ce torrent de vapeur
blanche qui s’en allait emportée par le vent dans le vide du ciel noir ?
« Je ne pus m’empêcher de penser à ce taureau que j’avais vu mourir,
abattu par le boucher arabe : debout, la gorge ouverte d’un coup de
tranchet, il bondissait, luttait contre la mort pendant que le sang jaillissait
en gerbe fumante de la blessure. C’est sa vie précieuse qui partait et se
mêlait à la boue qu’il piétinait de ses sabots furieux. Il s’effondra vaincu
quand tout le sang fut épuisé…
« Cette fin du navire, dans cette nuit noire, était poignante comme cette
agonie… »

« Que s’était-il passé ? Au milieu de cet affolement général où la lâcheté


laisse se déchaîner l’implacable instinct de conservation, il était difficile de
savoir.
« Enfin je vis la silhouette du Cassar, là, tout contre nous. C’est lui qui
nous avait abordé par tribord, en plein dans le compartiment de la machine.
Son éperon y était enfoncé jusqu’à la naissance du beaupré.
« “Aucun danger à signaler”, avait dit l’amiral, un quart d’heure avant !
« Je ne sais à quelle sauce on a arrangé cette maladresse, ni quel pauvre
diable de subalterne en a été déclaré responsable !
« L’obscurité, l’absence de feux y sont sans doute pour quelque chose,
mais… Mieux vaut ne pas critiquer après coup et sur le moment on ne
songeait qu’à se sauver.
« Le navire allait-il couler ? C’est la question que tous se posent ! On
saura ça quand le Cassar retirera son étrave, et il se préparait à le faire
d’urgence sans autre précaution, de crainte de ne plus pouvoir le faire
quand l’Imérithie pèserait sur son nez de tout le poids de l’eau qu’il
engouffrait.
« Il n’y avait pas une seconde à perdre ; je me précipitai vers le poste
pour sauver mes affaires. Ce n’est pas que l’on tienne à leur valeur, mais
on y est attaché comme à tout ce qui a encadré notre vie, il semble qu’on y
ait laissé une empreinte, qu’on y ait mis un peu de nous-mêmes, et un
instinct nous porte à leur secours.
« Mes camarades achevaient de monter croyant comme moi que le
navire coulait. Je vis alors au milieu de toutes ces jambes, parmi tous ces
pieds luttant farouchement vers la sortie, ma pauvre perruche voletant dans
l’échelle, battant l’air de ses ailes coupées, les plumes hérissées de frayeur.
Elle tenta d’atteindre mon épaule mais elle ne pouvait y parvenir et je dus
l’y placer.
« Là, les griffes plantées dans mon tricot elle se blottit contre mon
oreille. Elle poussait un petit cri que jamais je n’avais entendu. Sans doute
elle parlait maintenant sa véritable langue, sa langue de bête sauvage
oubliée dans sa captivité chez les hommes, mais que l’instinct du danger
lui rendait.
« Le contact de cet oiseau tremblant réfugié sur moi comme sur un
sauveur, m’attendrit profondément et je caressai la petite tête où je sentais
sous les doigts le frémissement des yeux clos. Je lui parlais comme si
vraiment elle avait pu me comprendre.
« Le Cassar maintenant battait arrière et dégagea son avant. On entendit
alors dans la profondeur de notre navire, le bruit sinistre d’une cataracte et
la coque lentement s’inclina sur tribord.
« Notre lieutenant, celui qui était de quart au moment du sinistre,
rassurait tout le monde pour éviter cette funeste panique qui rend si
difficile et même impossible le sauvetage.
« C’était le lieutenant Guizeau, un homme de 34 ans, grand, blond, l’œil
bleu limpide et franc ; il incarnait le vrai marin. Par son calme, sa décision
rapide, et son sens inné de la mer, il inspirait une confiance sans bornes.
Nous nous sentions protégés grâce à lui par quelque chose de surnaturel
comme un pacte mystérieux avec les puissances marines.
« Le lieutenant parvint très vite à nous rassurer en disant que les cloisons
étanches isolant le compartiment de la machine avaient été fermées avant
la collision. De la passerelle il avait vu les manœuvres absurdes du Cassar
voulant passer sur notre avant après nous avoir donné l’ordre
d’appareiller ; il eut alors le temps de commander la fermeture des
cloisons, ce qui nous sauva et permit à ceux de la chaufferie de s’enfuir à
temps.
« Un marin ne peut imaginer imprudence plus grande que celle de la
manœuvre du Cassar et on se perd en conjectures pour expliquer une aussi
coupable maladresse. Mais heureusement, pendant la guerre la vie humaine
était bon marché, le responsable n’eut sans doute pas à en souffrir dans sa
carrière et de nombreux galons le désignent aujourd’hui aux honneurs.
« Mais sa conscience au fond de lui-même n’est pas dupe car elle voit
l’envers des choses et les galons ne brillent que d’un côté. »

« L’Imérithie ne s’enfonçait plus, mais la machine étant noyée,


l’obscurité était complète. Alors le Cassar, croyant bien faire, nous
éclairait un instant de son projecteur, puis nous laissait dans le noir
complètement éblouis, c’est-à-dire aveugles et pendant quelques minutes.
Aussitôt que nos yeux s’habituaient à la nuit, stupidement il
recommençait ! Nous essayions bien de lui crier de nous laisser tranquilles,
mais rien n’y fit.
« Malgré cela le sauvetage s’organisa.
« On embarqua d’abord les passagers ; une grosse baleinière de femmes
et d’enfants était déjà affalée le long du bord et préparait ses avirons.
« La deuxième barque placée juste au-dessus était prête à descendre. On
y avait placé des enfants pour gagner du temps. Tout était fait en ordre,
comme à une manœuvre, personne ne criait.
« Les pauvres femmes à demi vêtues se fiaient à leur sauveteur avec une
confiance aveugle et touchante, comme celle de ma perruche serrée contre
ma joue. Dans les instants de détresse la nature reprend en nous le dessus,
des instincts insoupçonnés se réveillent et nous nous rapprochons des
bêtes.
« Un canonnier de marine de l’État, un Provençal, un certain Bonat (je
n’ai pas oublié son nom), filait le garant25 du palan arrière de l’embarcation
supérieure maintenant suspendue dans le vide.
« Elle descendait lentement, par saccades, au-dessous la grosse
baleinière était toujours là ; elle allait pousser au large.
« Tout à coup, je ne sais comment, Bonat, canonnier de l’État, se fit
prendre deux doigts de la main gauche dans un réa de la poulie. Il bloqua
le garant par un tour mort sur le taquet, sans doute pour reprendre l’usage
de sa main droite, et se mit à crier.
« Évidemment la situation était critique : impossible par la seule force de
son bras droit, de revenir en arrière pour dégager les doigts de la main
gauche.
« D’autre part, en laissant filer le lien, sa main allait être broyée…
« C’est alors qu’une voix cria, on ne sait d’où :
« — Coupez !
« Et à la même seconde Bonat trancha le filin qui menaçait d’écraser sa
main.
« D’un seul coup l’embarcation libérée à une extrémité bascula, se vida
comme une benne de sable et, dans son balancement, suspendue au palan
qui restait, son arrière vint faucher et balayer, broyer tous les passagers de
la baleinière. La clameur de cette foule de femmes et d’enfants s’éteignit
brusquement balayée par la mort. En trois secondes, cinquante malheureux
succombèrent.
« Qui donc avait crié cet ordre insensé, “coupez” ?
« Un officier, déclara Bonat pour sa défense.
« Mais quel officier ? Nul ne l’avait vu. Cependant tous ceux qui étaient
là ont bien entendu ce mot fatal : “coupez”…
« Le fait troublant qui après coup donna à réfléchir, c’est que le coup de
couteau qui trancha le filin suivit l’ordre à un intervalle si court qu’il parut
être simultané… Mais dans la crise nerveuse où nous met l’imminence du
danger, dans l’affolement, la notion de temps disparaît et les sensations
perdent leurs valeurs relatives normales. Il faut se garder de baser un
jugement sur les souvenirs qui en restent après le retour au calme.
« Cependant on ne peut se défendre d’une affreuse pensée, mais on
n’ose pas la formuler. Le soupçon d’un tel crime serait une monstrueuse
injustice s’il n’était pas fondé… Le conseil de guerre l’a acquitté, mais
jamais on n’a pu savoir qui avait parlé dans cet instant tragique.
« Le diable sans doute… C’est, je pense, la seule hypothèse raisonnable,
la seule que devait admettre la conscience des juges.
« Je restai avec les derniers pour ne pas quitter mon père. Le lieutenant
Guizeau resta encore à bord avec deux hommes, car le commandant avait
accompagné le dernier passager. »

« En arrivant à la coupée du Cassar, un jeune officier, un blanc-bec


arrogant dans sa tenue, nous invectivait d’un ton sec, dédaigneux et
cassant, trouvant que nous n’allions pas assez vite. Avec deux fusiliers
marins il faisait jeter toutes nos affaires à la mer. Beaucoup ne voulaient
pas ; il y avait dans le sac un paquet de vieilles lettres, une photographie, le
souvenir d’un petit mort l’an dernier… Enfin toutes ces petites choses si
précieuses où demeure un peu de l’intimité de la maison.
« Le blanc-bec glapissait :
« — Allez ! Allez ! À la mer, la marine paiera ! Pas de pouillerie à bord.
« Oui, pour ce jeune oison doré nous étions des pouilleux, nous le
personnel de ce navire “civil”, coupable d’avoir cru à ce fameux “aucun
danger”.
« Quelques-uns pleuraient quand on leur arrachait leur sac où étaient
tant de petits souvenirs… La marine leur paiera 80 francs…
« Je jetai le mien sans émotion, à cet âge on n’a pas encore pris racine ;
et puis que m’importait ? N’avais-je pas ma perruche ? La pauvre bête
avait repris courage, elle me mordillait l’oreille comme aux meilleurs
jours, ce qui était bon signe.
« Sur le pont du cuirassé, on nous fouilla et les fusiliers, baïonnette au
canon, semblaient nous surveiller comme des prisonniers.
« Pourquoi cela ?… Je n’ai jamais compris.
« Le fait d’être fouillés n’avait en lui-même guère d’importance, mais
nous étions honteux pour la France d’être traités de la sorte.
« Ce navire, bien qu’il fût cause de tous nos malheurs, était français, et
dans notre détresse notre cœur allait à lui.
« Nous aurions voulu pouvoir nous réfugier comme ce pauvre oiseau
blotti sur mon épaule, et on nous recevait en intrus, en ennemis… !
« Un enseigne avisa alors ma perruche :
« — Qu’est-ce que c’est que ça ?
« — Vous voyez, capitaine, c’est ma perruche, lui répondis-je en
souriant.
« — Ta perruche ? On sauve les gens avant les bêtes !
« — Et d’une tape brutale il lança la pauvre bête par-dessus le bord…
« Elle palpita un instant dans la nuit sur ses ailes impuissantes et tomba
à la mer.
« J’entendis deux fois son petit cri ; elle m’appelait au secours, elle avait
toujours confiance… Elle se débattait dans l’eau !
« Je restai une seconde stupéfait, puis la rage monta d’un coup, et sans
réfléchir je fonçai sur l’officier. Je le renversai d’un coup de tête dans
l’estomac, mais aussitôt je fus saisi, roué de coups et mis aux fers.
« Je hurlai de rage, impuissant devant cette brutale injustice : puis je
fondis en larmes en évoquant la lutte de cette petite chose informe, ma
chère perruche, qui continuait désespérément à se débattre sur l’eau noire
confiante dans mon secours.
« Jamais je n’ai éprouvé plus violent chagrin… je crois qu’en un
désespoir d’enfant le cœur de l’homme est déchiré plus douloureusement
qu’en aucun des instants les plus cruels de sa vie.
« Mon père mis au courant de mon insubordination, alla trouver notre
commandant qui fit valoir mon jeune âge. Il me rajeunit même pour la
circonstance, et l’affaire s’arrangea d’autant mieux que l’amiral avait
donné ordre de nous faire réintégrer notre bord. Il avait décidé, paraît-il,
que l’Imérithie ne devait pas couler.
« Seuls les passagers restèrent sur le Cassar pour être ramenés au plus
prochain port.
« L’Imérithie, en effet, flottait toujours.
« On ramena une peine baleinière de marins du Cassar trouvés ivres
morts dans la cambuse, c’est le seul travail qu’ils avaient fait…
« On ne les fouilla pas ceux-là, bien que toutes les cabines eussent été
pillées.
« Drôle d’impression de nous retrouver sur ce navire mort ; ce fut
sinistre. Chacun pensa à ses effets bêtement jetés à la mer, à la “pouillerie”
comme disait le petit officier rageur, et sa figure antipathique revenait en
toutes les mémoires. Elle doit y être encore, car moi, je la vois toujours.
« Le cuirassé nous remorqua près de la terre dans l’espoir de nous
échouer, mais il dut y renoncer de crainte de se mettre lui-même au sec, et
vraiment ce dénouement eut été la digne apothéose de ses prouesses de la
nuit. À ce moment-là nous le souhaitions, tous nous étions aigris de tant de
maladresse et d’odieux procédés.
« Enfin ce navire de malheur nous abandonna à notre destin.
« Nous constatâmes alors que l’Imérithie depuis un instant s’enfonçait
rapidement par l’arrière.
« Le foin comprimé, imprégné par l’eau, se dilatait. Les balles avaient
rompu leurs cercles de fer et la formidable poussée faisait éclater les
cloisons.
« Nous eûmes juste le temps de réunir quelques provisions et de gagner
la côte heureusement toute proche.
« Une heure après le vapeur s’engloutissait avec un grand souffle, un
sifflement sinistre comme un dernier râle.

« Le soleil était déjà assez haut dans le ciel pur aux tons délicats, un vrai
soleil de printemps, et une jolie brise bleuissait la mer.
« L’eau venait maintenant jouer sur le sable, débonnaire, limpide, riante,
comme si rien ne s’était passé.
« Tous ces hommes campés sur la plage, tristes, hirsutes, déguenillés,
avaient sans douté rêvé toutes ces horribles choses : ce cuirassé fantôme
surgi dans la nuit, ces femmes, ces enfants broyés sous la baleinière, ces
cris, ce sang, et puis ces hommes hostiles avec l’insulte à la bouche, alors
qu’on espérait une parole de réconfort… Non tout cela n’était qu’un
cauchemar… Rien n’avait existé…
« Mais dans mon cœur une douleur aiguë s’éveillait, plantée comme un
poignard, quand je croyais sentir contre mon oreille la petite tête
frémissante de ma perruche…
« Dans l’après-midi du lendemain un autre navire de guerre parut à
l’horizon, il se dirigea vers notre campement : c’était le Du Chayla26 qui
venait nous chercher.
« Mais personne ne voulait plus aller à bord d’un navire de guerre ;
notre maître d’équipage, un gros gaillard qui avait son franc parler,
répondit au second maître qui vint nous porter l’ordre d’embarquer :
« — Va dire à ton commandant que nous préférons crever ici, plutôt que
d’aller encore subir une réception comme celle que le Cassar nous a faite.
« Il fallut que le commandant vînt lui-même.
« C’était un honneur, très simple, il parlait avec douceur et fermeté. Au
premier mot il fit fondre toute notre rancune car nous avions senti sa bonté
dans sa parole. Quelle joie de retrouver en cet officier un peu de fraternité,
quel flot de gratitude nous inonda quand nous sentîmes renaître en nous la
confiance !… Être contraints à haïr ses chefs est une horrible chose, le plus
atroce supplice pour ceux qui aiment leur patrie. Les révoltes ne sont le
plus souvent qu’un mouvement de désespoir.
« Sur le Du Chayla nous fûmes traités avec infiniment de sollicitude,
tant il est vrai que le chef fait la mentalité de tous ses subordonnés.
Maintenant qu’après bien des années je pense à cette triste affaire, le
souvenir dominant n’est plus la perte de ma perruche, ni même ma révolte
contre le blanc-bec d’enseigne, mais l’affreuse angoisse, le terrible
découragement causé par la brutalité, l’arrogance et l’incurie de ceux qui
en France mettaient son espoir et que nous ne portions si haut dans notre
conception de l’honneur militaire…
« Sans doute il devait y avoir des raisons pour excuser tout ce qui
m’avait révolté dans la conduite du Cassar, mais je ne les ai pas
comprises… et en France tout va mal quand le peuple ne comprend pas.
« Bien souvent on a tort de ne pas tenir compte de la logique du peuple
et on va à la catastrophe en négligeant ou en dédaignant de lui faire
comprendre. C’est ce tact qu’on n’enseigne pas dans nos écoles où l’on
prétend fabriquer des chefs, sans avoir d’abord fait des hommes.
« Ceux que la nature a doués d’une belle âme se font tout seuls et le
peuple se fait tuer pour ceux-là. Les autres, malgré les dorures et les titres,
restent une basse classe ! On les craint peut-être, on ne les respecte
jamais. »

« Et votre pugilat avec l’aspirant, qu’en résulta-t-il ?


— Je racontai mon histoire comme elle s’était passée et je ne fus pas
inquiété. Je crois que le commandant du Cassar eut un blâme pour tout le
beau travail qu’il avait fait cette nuit-là… Mais n’en parlons plus, il s’est
noyé quelques mois plus tard sur la côte du Maroc avec l’aspirant rageur.
Leur baleinière chavira en franchissant la barre. La mer engloutit aussi bien
un amiral qu’une perruche et, en sa sérénité, tout se nivelle. »

*
ANTONIN BESSE

Le plus extraordinaire aventurier que j’ai connu91

Antonin Besse est mort. Son nom, hier encore ignoré, vient retentir tout
à coup dans la presse à cause des milliards qu’il laisse en ce bas monde.
Mais pour moi, c’est en mon cœur qu’il éveille les échos du passé, un
passé hélas déjà ancien car nous étions du même âge et un peu « Pays ».
Nous ne fumes pas cependant condisciples bien que nous étant trouvés
tous les deux à Carcassonne autour de l’an 1890. En ce temps-là, tandis
que je faisais mes études en petit-bourgeois dans le même lycée de cette
ville mélancolique, Antonin Besse avait quitté l’école communale, son
père jugeant un certificat d’études suffisant pour continuer son négoce.
Par déférence pour les milliards du fils, on pourrait appeler ce père
Éleveur, de crainte que marchand de chevaux n’évoquât fâcheusement le
maquignon bohémien et sa tribu, les Caragues comme on dit dans le Midi.
Le maquignonnage sur les champs de foire ne convenait pas à ce garçon
débile, aux grands yeux noirs, un peu fiévreux, toujours replié sur lui-
même par une secrète révolte contre un milieu où il se sentait incompris.
Déjà en son adolescence, le jeune Antonin avait un sens aigu de la
probité qui n’admettait aucune compromission. Les tractations louches de
ce métier où la mauvaise foi est pour ainsi dire de règle, lui répugnait au
point de l’opposer souvent à son père. À vrai dire, ce rigorisme n’étant
point vertu exceptionnelle de haute morale, mais orgueil qui lui interdisait
les vils expédients. Un homme de sa valeur devait être assez fort pour
vaincre sans jamais s’abaisser par le mensonge et les lâches compromis.
Mais cet immense orgueil le faisait souffrir jusqu’au désespoir des
blessures d’amour-propre que ses camarades, à l’âge impitoyable, lui
infligeaient au nom d’absurdes préjugés.
La plupart des hommes ainsi meurtris s’aigrissent dans la haine et
l’envie et vont grossir la légion des révoltés sociétaux ; mais lui, convaincu
de sa valeur, se savait plus fort et plus grand que ceux dont il essuyait
l’aveugle mépris ; ne pouvant les envier, il ne daignait plus les haïr. Peut-
être aussi un peu de sang juif mettait-il en lui ce feu sacré qui au cours des
âges a donné à cette race un grand révolutionnaire ou un sublime
précurseur. Ce peuple en apparence craintif et résigné semble avoir fait le
sacrifice de son amour-propre dans une humilité jugée sordide, pour qu’à
son heure se manifeste son génie en un être exceptionnel qui étonne le
monde et quelquefois le bouleverse. C’est le surhomme et Besse se jugeait
tel. Je ne jurerai pas qu’il n’ait même pensé à une sorte de Messie devant la
prodigieuse réussite du maquignon de Carcassonne qui, devenu l’homme
le plus riche d’Angleterre, se vengea de la morgue anglo-saxonne en lui
jetant à la face ses préjugés de caste et ses dédains, roulés dans les
banknotes arrachés au coffre-fort de John Bull.

Pour peindre exactement l’extraordinaire personnage que fut Antonin


Besse, je me reporterai à l’année 1917 quand je revins de l’armée, déçu et
écœuré par l’incurie des militaires, la veulerie du Quai d’Orsay, et
l’incompréhension des Colonies. Je quittais Djibouti sur mon petit voilier
et ma bonne étoile me guida vers Aden où je voulais construire un navire
plus grand. C’est là qu’Antonin Besse me vint spontanément en aide et très
simplement me reçut chez lui en ami de toujours. Tout de suite je fus
séduit par cet homme en qui d’instinct je sentis le génie des affaires.
Arrivé très jeune en Afrique, il fut d’abord employé chez le vieux père
Bardet, ancien patron de Rimbaud, qui avait des comptoirs au Harrar et à
Aden. Mais un aiglon de cette espèce ne pouvait vivre longtemps en basse-
cour. Il prit son essor et épousa une femme de dix ans plus âgée que lui,
une Belge très cultivée, mais sans beauté. La dot d’une part et le charme
méridional d’autre part, expliquent ce mariage.
Besse s’installa à Aden et tenta sa chance. Moins de quinze ans après il
dirigeait seul une colossale affaire avec bureaux à Londres, Hambourg et
New York. Soutenu par les grandes banques anglaises, son crédit atteignait
déjà à cette époque 30 millions de livres. Bien entendu, la femme fut
répudiée car Besse ignora toujours les sentiments profonds, tant amour
qu’amitié. Il s’est fait ainsi au cours de sa vie une respectable collection
d’ennemis. Tous ceux, peut-on dire, qui l’ont quelque peu fréquenté, mais
s’il en fut âprement haï, par contre, jamais il n’usa de représailles, non par
générosité, clémence ou bonté, car ce dernier sentiment lui était aussi
étranger que la haine, mais parce qu’il voulait se venger en humiliant
l’adversaire par une gloire si haute qu’elle l’ignorait.
Quand je fis sa rencontre à Aden en 1917, où déjà il était grand favori de
la Fortune, il paraissait trente ans bien qu’il approchait la quarantaine. De
taille moyenne, mince, nerveux, la tête petite avec un visage fin de jésuite
au teint mat, il réalisait le type des Méditerranéens où le sang maure a
laissé son empreinte.
Une prodigieuse mémoire lui permit de se former un semblant
d’érudition tiré du Larousse en sept volumes dont il citait de mémoire des
articles entiers. Mais il sut toujours user de ce dangereux fatras avec
prudence et ainsi éviter les gaffes et les quiproquos qui révèlent
l’autodidacte parvenu. Il est vrai que dans le milieu des affaires strictement
anglais où le niveau intellectuel est souvent en dessous du primaire, il
pouvait aisément figurer de bel esprit. En France c’eût été plus malaisé,
aussi affectait-il d’être anglais cent pour cent, jugeant avec dédain,
ridicule, mesquin et suranné tout ce qui était français. Il fut cependant
soldat de 2e classe en 1914, mais il fut vite libéré à la demande des Anglais
qui estimaient un tel chef de maison plus utile avec ses comptoirs et ses
navires, qu’avec un balai en main dans les couloirs de l’Intendance.
Pendant cette courte servitude militaire sans grandeur, son adjudant lui
demanda un jour :
« Et vous, qu’est-ce que vous êtes ?
— Je suis millionnaire… »
C’est lui-même qui m’a conté l’anecdote.
Malgré sa situation, Besse ne fut pas admis (du moins jusqu’à ces
derniers temps) au Cercle d’Aden, et cette blessure d’amour-propre fut
peut-être le stimulant qui lui permit de se surpasser en attendant l’heure de
répondre à cet affront. Les Anglais s’entêtèrent à le tenir à l’écart en dépit,
et peut-être à cause de ses millions et de son genre superbritannique. Il
voulait trop faire, oublier qu’il était commerçant, et en Angleterre on ne
comprend pas qu’un homme veuille s’évader de sa caste.
Cet ostracisme rejeta Besse par dépit vers les indigènes où il croyait
trouver l’aveugle distraction à l’idéal qu’il imaginait représenter à leurs
yeux.
À l’époque de la peste qui décima la population d’Aden qui refusait les
vaccins, Besse eut le courage de se faire inoculer publiquement, et ensuite
de visiter tous les employés malades en entrant dans les taudis du village
indigène. Le geste était beau, d’autant plus qu’à cette époque le fameux
vaccin n’avait pas encore fait ses preuves, mais il n’eut d’autre résultat que
de faire dire qu’il était Cheitan (diable), sans inciter qui que ce soit à suivre
son exemple. Tout est écrit, n’est-ce pas ? Alors à quoi bon ?…
Dans le domaine des affaires, Besse avait une sorte de don de double
vue qui lui permit les spéculations les plus hasardées. Beaucoup au début
le jugèrent fou quand il concluait une affaire à terme, pariant par exemple à
la baisse au moment où tout faisait prévoir la hausse. On eût dit que cet
homme menait le Destin au gré de ses caprices, aussi les indigènes, jouant
sur son nom, l’appelaient-ils Biss, qui en arabe signifie le chat, animal
familier des sorciers où derrière les prunelles fendues veille l’esprit malin.
D’ailleurs cet homme si fort croyait aux sciences occultes et en secret,
consultait des Pythonisses. Faiblesse que ses ennemis et concurrents
tentèrent d’exploiter pour sa ruine, et peu s’en fallut qu’ils ne réussissent.
Une de ces sorcières yéménites devenue familier de sa maison, bien payée
par les conspirateurs, le consulta de telle sorte qu’il tenta la spéculation que
précisément il ne fallait pas faire. Ce fut la catastrophe et comme si cette
maladresse eût faussé sa chance, il eut une série noire, et en trois mois se
trouva avec vingt millions de livres de passif. Je suis porté à croire que
Besse, voyant venir le crack, lui a donné volontairement cette ampleur.
Pour un million de livres les banques exécutent la victime, mais pour vingt
millions, elles hésitent. Besse avait son auréole de brasseur d’affaires, il sut
s’en sortir. De nouveaux crédits affluèrent et en cinq ans la firme avait
repris son aplomb. Ce formidable coup d’audace ouvrait à Besse des
crédits illimités qui faisaient de lui le Roi des cuirs et des cafés. La guerre
dernière en fit un Empereur, le gouvernement anglais comptant avec lui, et
chose inouïe, l’Intelligence Service prit ses ordres.
Son heure était venue, heure de revanche qu’il attendait depuis trente-
cinq ans, mais aussi celle d’une amende honorable qui malgré lui
s’imposait au secret de son cœur. Peut-être sentait-il sa fin prochaine, et un
instinct l’appelait vers les terres natales. Mais qui allait l’y accueillir ?
Femme, enfants, amis, tous avaient été dispersés, tandis que telle une force
de la Nature, indifférente et aveugle, il poursuivait sa voie Royale.
Maintenant assis sur un monceau d’or il regardait autour de lui la nuit
s’étendre sur le désert…
Alors une faible voix monta du fond de sa conscience, la voix d’Antonin
le gamin de l’école communale qui lui rappela que si ses enfants avaient
été oubliés [par] ce père trop lointain qui avait drainé l’or d’une partie du
monde, c’est qu’il n’avait pu leur donner un peu de tendresse… et il pensa
à tous les autres jeunes qui feront la France de demain. Cet or qui devait
servir à le venger de la morgue britannique, il a compris maintenant qu’il
doit être l’instrument d’une communion meilleure entre les deux pays en
assurant un contact plus intime de leurs jeunesses studieuses.
Antonin Besse a donc voulu que son legs royal aux universités
d’Angleterre y assure pour l’avenir et pour toujours une large place à nos
étudiants de France. Et ainsi ce génial orgueilleux qui sut faire de l’orgueil
une vertu puissante, racheta son reniement du pays natal, et si Antonin
Besse n’entra pas au Cercle, tant pis pour le Cercle, car c’est aujourd’hui
au cœur de tous les Français que son nom s’est gravé pour toujours et se
répétera en souvenir du Bienfaiteur.

*
III

AU CŒUR DE LA CONTREBANDE DE HACHICH


DERNIÈRE VISITE DE PAUL GAUGUIN7

S’il faut souvent feindre de se laisser apprendre des choses que l’on sait
par des gens qui les ignorent, c’est bien mon cas lorsque je lis certains
articles sur Paul Gauguin.
Son œuvre picturale, soit, elle est là, libre à chacun d’en parler en toute
connaissance de cause. De même pour sa biographie que maints auteurs
ont répétée sous des titres divers. Mais le caractère de l’homme, qui donc
l’a pénétré sous les apparences trompeuses dont il camouflait
farouchement ses sentiments ?
Quand il abandonna sa place lucrative chez Bertin en entraînant son
camarade Schuffenecker pour avoir la liberté de peindre « tous les jours »
et non plus seulement le dimanche, quand il eut rompu avec sa belle
famille danoise, ce fut l’implacable misère, mais nul n’entendit jamais une
plainte. C’est à ce moment qu’à l’atelier Colarossi il rencontra mon père
qu’on appelait « le Capitaine8 ».
À cette époque Gauguin était un peintre entre des milliers d’autres, mais
surtout il parlait comme un Maître parmi ses disciples sans crainte de jeter
à la figure des amis les plus dévoués des opinions cinglantes et le plus
souvent injustes. On eût dit qu’il aimait à se faire haïr comme Cyrano :
« Déplaire est mon plaisir… »
Il s’enveloppait d’un superbe mépris pour l’humanité entière comme un
noble Espagnol, fût-il gueux, se drape de sa cape.
Mon père avait grâce près de lui par le truchement de la navigation car
tous deux aimaient la mer. Cette amitié se noua par la différence de leurs
caractères : les allures cassantes de Gauguin perdirent leurs forces devant
son tact et sa simplicité. Il en fut surpris et pensa :
« Il est moins c… que les autres. »
Dès les premières phrases, ils sautèrent par-dessus les étapes et se
trouvèrent d’accord. Chacun sentait dans le caractère de l’autre ce qui lui
manquait, et ainsi ces deux caractères purent s’imbriquer sans heurter les
points sensibles.

Je rencontrai Gauguin pour la première fois en 18909 quand mon père


l’amena au 3, rue Saint-Placide10, aux réunions artistiques du samedi.
Il arriva en gilet breton, tenue négligée, pour bien marquer qu’il
n’entendait faire aucune concession aux mœurs bourgeoises.
Ma mère, par une de ces intuitions qui souvent la douaient de double
vue, devina la pensée de Gauguin et lui tint tête à la manière enjouée
d’abord, puis laissant s’effacer lentement son sourire comme on laisse
mourir sur la corde vibrante la dernière note d’un chant, elle continua sur le
mode sérieux, comme pour répondre à ses pensées secrètes.
Je vois encore Gauguin, nonchalamment assis auprès du feu, la cigarette
entre deux doigts, dans l’attitude de celui qui connaît sa force. Ses
paupières lourdes voilaient par instants son regard vague, ce regard qui lui
faisait un masque de brute chaque fois qu’il se repliait sur lui-même : ses
yeux en ces moments-là étaient inquiétants comme la mer quand elle se
trouble pour cacher sous sa surface le récif ou le gouffre.
Sa main nerveuse et énergique allongeait deux doigts jaunis de nicotine
et secouait d’un geste machinal la cigarette éteinte.
Ma mère venait de lui parler de son fils Clovis en ce moment malade.
À la pensée de cet enfant qu’elle imaginait mal soigné par ce père si dur,
elle laissa paraître un peu de compassion. Sans doute y eut-il dans sa voix
la résonance profonde de la tendresse maternelle, car Gauguin releva
lentement ses yeux et regarda cette femme en qui le cœur l’emportait sur la
raison. Son regard se clarifia, devint humain, comme si le souvenir de sa
femme, cette impeccable et méthodique Danoise, ce glaçon de mers
boréales, se fût fondu au rayonnement de cette Méridionale, ardente,
compréhensive et indulgente.
Toutes ces belles qualités qui sont la véritable vertu, ma mère les portait
comme au retour des champs une brassée de fleurs qu’elle aurait laissée
tomber négligemment autour d’elle pour que chacun puisse en avoir.
« Ne regrettez-vous pas quelquefois d’être séparé de vos autres enfants ?
— Non. J’ai Clovis, l’aîné, à qui je dois compte du patrimoine. Il le
recueille en apprenant comment se bâtit l’œuvre qui le fera un jour riche
d’un nom peut-être lourd à porter, mais dont il pourra être fier. Les autres
sont jeunes, il leur faudrait une mère, je veux dire, la tendresse d’une mère.
Madame Gauguin ne l’a pas, mais selon la loi elle est leur mère. Je ne
pouvais lui refuser le droit de les garder… et puis… (un geste vague
désignant sa mise pauvre compléta sa pensée).
« Mais si Clovis partage mon pain sec, il y a là-bas ma fille Aline, en qui
je me sens revivre, celle qui partage en secret le fiel et le vinaigre dont une
main vertueuse m’abreuve. Je sais que toujours je suis présent pour elle
comme elle l’est pour moi…
— Je vous plains de tout mon cœur, Gauguin, car vous souffrez…
— Oh ! Je ne suis pas à plaindre, rassurez-vous Madame. Quoi qu’il
arrive je ne me plaindrai jamais car je suis dans la voie que j’ai choisie et je
remercie Madame Gauguin et toute ma très honorable belle-famille de m’y
avoir poussé.
« Il faut que l’artiste se donne à son art, qu’il soit seul, que rien ne
l’attache aux devoirs ordinaires. Il doit même être assez fort pour tuer à cet
égard sa conscience, comme le religieux rompt les liens qui l’attachaient au
monde en tuant son cœur.
— Cependant tant d’artistes, et des grands, ont eu une vie affective
puissante et ont trouvé dans l’amour la raison d’être de leur génie…
— Pas dans l’amour, non, mais après l’amour, parce qu’alors il leur
reste la douleur, cette douleur qui inspire les œuvres magistrales. D’ailleurs
l’amour n’est pas la famille…
— Il en est cependant l’origine…
— Néfaste, car fondée sur ce brasier, elle se consume et tombe en
cendres…
« La famille se fonde comme une affaire. Or les affaires n’ont rien à voir
avec l’art, elles en sont la négation même. L’art est un calvaire, l’artiste un
apôtre, souvent un martyr11.
« Ce calvaire, il doit le gravir seul en portant sa croix, et s’il faut, mourir
crucifié sur son œuvre devant la foule inepte qui nie sa parole nouvelle.
S’il a près de lui cette famille qui sans cesse a besoin de son appui, il ne
peut plus s’en aller à la bataille inégale, en héros méprisant le danger. Il
devient prudent, transige, et dès lors n’est plus qu’un épicier dévoyé. Il
vaut mieux dans ce cas qu’il se fasse carrément épicier12… »

Après un court silence, Gauguin brusquement s’en alla donnant un


vague prétexte, ce qui de sa part était une rare concession. Ma mère ne s’y
trompa guère ; la précédente discussion sur la famille, les allusions à ses
enfants l’avaient ému plus qu’il ne le voulait, il avait hâte de secouer au
dehors les miettes de cette table familiale qu’il venait de renier.
Gauguin avait aimé sa femme et peut-être l’aimait-il encore à sa
manière ; en tout cas après l’avoir sacrifiée à sa vocation d’artiste, il ne lui
donna pas de remplaçante. Les femmes qu’il prit en passant, un peu au
hasard, n’entrèrent pas dans sa vie affective, il resta toujours parfaitement
isolé dans son apostolat. Elles représentaient pour lui un élément abstrait :
« la femme », dont l’ambiance était nécessaire à son œuvre. Il eut ainsi des
négresses, rapportées de ses voyages comme de jolis animaux qu’on aime
à sa guise.
Cet homme réputé amoral, dépravé, cocufiant sans vergogne amis et
bienfaiteurs, cet homme sans principes puisait sa force dans une chasteté
morale aussi efficace que celle des sens imposée par la règle monastique.
Ce genre d’abstinence est à l’usage de n’importe qui pour préserver la
faiblesse masculine devant la femme qui s’empare du cœur, de la volonté,
et de la raison par la voie des sens. L’autre est celle des âmes fortes et des
hommes trempés, comme l’était Gauguin dont le cœur était mort, soit brisé
de douleur, soit étouffé par un prodige de volonté.
Jamais plus Gauguin ne revint rue Saint-Placide13…
Quelques semaines après, il partait pour le Pacifique, renonçant au
monde pour toujours. Il avait renvoyé son fils au Danemark et
s’embarquait seul vers ce calvaire où il allait se laisser crucifier par la
maladie, la misère et la malveillance, sur une œuvre admirable que nul ne
comprenait.

*
PETIT REGARD SUR L’EXISTENCE

Lettre no 29031526

(…) Pour le moment, rassure-toi en ce qui concerne mon voyage à


Djeddah, je ne le ferai pas. Non que j’y voie un danger, mais je crois
pouvoir faire autre chose. Ce voyage où j’aurai entassé 80 pèlerins27,
n’eût pas été une partie de plaisir, ni une « aventure ». J’ai besoin de
calme avant tout. (…) D’abord j’ai la satiété du « Monde », de cette scène
où on se joue la comédie, où l’on n’agit uniquement qu’en vertu de
conventions28 ridicules autant que fastidieuses ; j’ai la satiété du mensonge
éternel et de tous les grands mots dont on pipe la masse des hommes pour
en asservir la force ; en un mot, je vois trop les ficelles des pantins pour
conserver l’illusion, pour croire que c’est arrivé !
Je hais d’autant plus tout cela que j’aime l’Esprit Humain, cette
puissance qui se dégage de cette humanité pitoyable, hideuse, écœurante.
La pensée des grands esprits flotte autour de nous dégagée de toutes les
contingences abjectes qui peut-être, qui sûrement, ont été contemporaines
de leur éclosion. Et quand je me plonge au milieu de la foule des amis
spirituels, quand je sens combien à leur contact il y a de choses en moi, je
sens alors toute la stérilité du code des grimaces qu’il faut mettre en œuvre
pour être admis à paître avec le troupeau 29 . (…)
J’aime la vie, parce que j’y trouve des joies. Cela ne veut pas dire des
jouissances, des plaisirs, dangereuses chimères qui tuent l’âme. Les joies,
elles sont dans un joli matin si on sait le voir, dans une fleur, dans un
souffle de brise. Elles sont dans les plus rudes coups de l’adversité, dans
les grandes douleurs qui forgent notre âme, pour peu que nous ayons le
courage de soutenir la lutte 30 . As-tu quelque respect pour le Monsieur qui
a toujours été parfaitement heureux ? Moi, j’en ai pitié comme d’un être
incomplet, informe.
J’aime la vie parce que je sais trouver des joies dans une infinité de
choses que jusqu’ici je n’avais pas su voir ; mais pour les voir il faut être
un peu loin de cette agitation qui assourdit, de ce clinquant qui aveugle, de
cette gadoue qui suffoque.

*
L’AVENTURE DU RODALI18

Si l’île de La Réunion a mérité si longtemps le titre de Paradis Terrestre,


il semble bien qu’elle le doive à ces côtes inhospitalières qui la défendaient
du mortel danger de la présence humaine. Hélas, les descendants de celui
qui goûta du fruit de l’arbre de Science ont effacé le souvenir de l’âge d’or,
mais pour ceux qui, comme moi, ne l’ont jamais connu, le peu qu’ont
laissé subsister les vandales m’a paru enchanteur. Un regret cependant
devant la mer au pied de ces montagnes, le regret de n’y voir aucune voile.
Mon fils Daniel me présente son ami Guézé, propriétaire d’un ancien
bateau de sauvetage équipé pour la pêche côtière. C’est le Rodali19 qui
allait bientôt illustrer son nom dans la petite aventure que je vais vous
conter. Un projet de conférence à l’île Maurice en fut le prétexte. Pourquoi
ne pas y aller de nos propres moyens ? Cent milles sont vite franchis avec
un moteur de 50 CV…

Le 3 août au soir20, tout étant paré, nous pouvons prendre la mer. Nous
étions quatre à bord : Guézé armateur, faisant par conséquent office de
commissaire ; Daniel, mon fils, maître d’équipage ; Fanfan, matelot ;
Henry de Monfreid, passager.
Nous sortîmes du port par légère brise d’est et je donnais la route au
compas NE, ce qui permit d’établir la voilure au plus près. Nous n’avions
qu’une simple boussole à cardan sans éclairage ce qui m’obligea à bricoler
une installation de fortune avec une ampoule électrique dans une boîte en
carton. Pour une nuit, pensai-je, cela suffira21.

Dès la première manœuvre que nous imposa une variation de la brise, je


me rendis compte du peu de valeur de l’équipage et particulièrement de
Fanfan, qui démentait les promesses de son type « loup de mer ». Le vent
restait modéré, mais la houle devenait énorme, heureusement très longue,
ce qui ne fatiguait pas un petit bateau comme le nôtre. Daniel contemplait
ces collines liquides qui enlevaient le Rodali au-dessus de l’immensité
mouvante pour le replonger aussitôt aux creux des vallons. Je discernais
une insidieuse houle du sud qui interférait avec celle de l’alizé, produisant
ainsi de redoutables cônes liquides, hauts de plus de dix ou douze mètres.
Quand la lune se leva, son reflet sur ce chaos mouvant semblait y inscrire
en nappe de feu la route fatale qui, selon la légende, entraîne vers les
solitudes sans bornes ces immensités de l’océan Austral où roulent
sournoisement des courants inconnus.
Vers minuit des risées plus froides nous arrivèrent du sud avec une
sinistre odeur de cadavre. Allions-nous voir surgir un bateau fantôme avec
le squelette du timonier sur le gaillard d’arrière ? Devant le mystère, dans
ces solitudes écrasantes d’immensité, un frisson d’épouvante nous effleura
comme le coup d’aile de la mort. Je me ressaisis en éclatant de rire, mais
ma fanfaronnade s’arrêta dans ma gorge en voyant surgir au faîte d’une
vague, juste dans la traînée brillante de la lune, une masse noire comme
une coque de navire chaviré où des êtres étranges s’agitaient… La vision
disparut au creux des lames et tous, haletants, nous attendions son retour…
Quand la chose reparut, un cri d’oiseau déchira le voile du mystère : ces
hommes n’étaient autres que des oiseaux sur le cadavre d’une baleine.
Nous nous moquions maintenant de notre peur des revenants, alors qu’en
ces parages, il n’est pas rare d’y rencontrer une baleine ou un cachalot
mort, emporté par les courants.

Un grain crève, une pluie froide tombe en cataracte tandis que le vent
hale de plus en plus au sud22. Cette trombe d’eau a sans doute mouillé le
moteur, il y a quelques ratés et d’un seul coup, il s’arrête. C’est le silence
où le vent siffle dans la mâture. Cette défaillance était fatale… Enfin les
étoiles réapparaissent et à nouveau les montagnes liquides surgissent sous
le reflet argenté de la lune. Elles me semblent plus hautes encore mais
l’alizé a repris son souffle régulier et je peux rétablir la voilure pour
reprendre Nord 70 Est. Tout en maudissant l’emploi des moteurs à essence
pour la navigation maritime23, il repart enfin et le Rodali s’élance dans sa
route. Il est 4h du matin.
Nous sommes trempés, malgré le suroît. Tout à coup mon fils Daniel
pousse un cri : « Voilà le phare ! »… Impossible, Maurice doit être encore
à plus de trente milles et aussitôt je reconnais Vénus, l’étoile du matin, ma
vieille amie qui tant de fois m’annonça le jour libérateur. Enfin le ciel
s’éclaire, c’est le soleil tant désiré, mais hélas, le temps est bouché ; de
toutes parts, des masses nuageuses figurent au loin des îles imaginaires,
mais impossible d’identifier Maurice.

Je vois notre essence diminuer. Nous en aurons juste assez pour rallier
La Réunion, car la plus élémentaire prudence m’ordonne le retour, d’autant
plus que depuis un instant un étrange roulis me fait craindre une tempête
de l’Antarctique.
À 13h, le lundi 4 août, je fais virer de bord en mettant cap dans mon
sillage. Dans ces conditions nous devrons être dans les eaux de La Réunion
avant la fin de la nuit prochaine. Quand le jour se lève, même aspect de la
mer avec des paquets de nuages tout autour de nous. J’estime que l’île est
distante d’au moins trente milles et pour l’atteindre il faut remonter le vent
et la houle. Le moteur nous le permettrait mais l’essence n’y suffira pas et
notre voilure vent debout n’y peut suppléer. Mieux vaut renoncer à cette
vaine recherche et faire voile vers la seule terre accessible : Madagascar.
Atteindre cette île avec les alizés ne présente aucune difficulté, le drame
commence quand il s’agit d’y aborder à cause de la barre inexorable qui
déferle éternellement contre cette côte déserte et sans abri. Je fais
l’inventaire de nos ressources. Au milieu de tout l’attirail de pêche je
découvre des boîtes de biscuits, de petits biscuits salés au fromage, des
saucisses de cocktail, en un mot tout ce qui sied dans les week-ends. Par
chance, je découvre au fond d’un sac, du riz agrémenté de crottes de rats et
des balayures diverses. Enfin je découvre quatre paquets de nouilles
oubliés à bord depuis longtemps, deux boîtes de Nescafé et autant de lait
concentré. En fait de cuisine, je trouve un réchaud à alcool et deux litres de
combustible. En somme de quoi ne pas mourir de faim pendant au moins
huit à dix jours, à condition de se rationner dès aujourd’hui. Le premier
jour, les assiettes partirent explorer les abîmes de 4 500 mètres que le
Rodali surplombe en ce moment. Fanfan les avait mises au fond d’un seau
qu’un instant plus tard il vidait négligemment par-dessus bord sans se
rappeler sa vaisselle. Tant pis ! Nous mangerons à la gamelle !
Le temps maintenant s’améliorait, beaucoup trop à mon gré, car l’alizé
mollissant d’heure en heure, je redoutais les derniers sursauts d’une
tempête antarctique qui pouvait nous emporter sans retour au feu de Dieu.
Finalement ce fut le calme, et sur la mer toujours très houleuse, la barque
roulait bord sur bord n’étant plus appuyée sur ses voiles. La nuit seulement
un peu de brise nous permettait de prendre la route, et ainsi, pendant deux
jours, le Rodali n’avança guère que d’une cinquantaine de milles.
Le vent ne venant toujours pas, nous exhalons notre énervement en
malédictions contre la malchance qui depuis le départ semble nous
accabler. Le samedi soir, le vent ayant repris, je pus observer le coucher du
soleil et ayant gardé l’heure de La Réunion, je notais vingt-huit minutes de
retard24. Nous avions donc franchi 6° Ouest, soit de 360 à 400 milles25. La
côte tant espérée et si redoutée ne devait plus être bien loin. Il fallait veiller
attentivement car la nuit nous ne verrions pas la barre que seul son
grondement pourrait nous révéler.

Avant la nuit, je fais un essai du moteur mais il faut le lancer à la


manivelle, les accus s’étant déchargés pendant ces huit jours à cause de la
lampe d’habitacle malheureusement trop forte. Nous continuons à voguer
sous voiles, nous faisons d’amères réflexions sur l’inefficacité des
prétendues recherches que, paraît-il, les autorités maritimes devraient
déclencher dès le troisième jour si nous n’avions pas atteint Maurice.
Le vent souffle maintenant du sud-est et les grains violents se succèdent
de plus en plus. Devant nous des amoncellements de nuages noirs me
faisaient déjà prévoir la proximité de la côte quand tout à coup elle se
révéla par d’impondérables odeurs de brousse et de terre mouillée
apportées par le vent. Quand vin la nuit, l’anxiété était à son comble. Je
redoute par-dessus tout les hauts fonds d’environ neuf mètres situés à
environ dix milles de la côte sur lesquels la houle ne brise pas d’ordinaire,
mais par moments une lame particulièrement grosse se dresse et déferle en
cataracte. Tout à coup, je discerne une teinte plus claire de l’eau, nous
sommes sur le haut fond et c’est l’angoisse affreuse de nous savoir comme
sur un champ de mines où l’une d’elles peut exploser d’un moment à
l’autre. Un grondement sourd retentit sur tribord, comme un coup de canon
éloigné ; c’est une de ces grosses vagues qui vient de déferler inopinément
à quelques encablures seulement… Pour cette fois nous l’avons échappé
belle… Enfin l’eau reprend sa teinte sombre, Dieu soit loué, le haut fond
est franchi ! Je sais maintenant que la côte est à moins de dix milles.

Enfin, voilà l’aube et dès le premier rayon de soleil, le littoral apparaît


entre deux grains. Tout l’arrière-pays est confondu dans la masse de
nuages. Non sans peine, je fais mettre le moteur en marche pour tenter
d’approcher à moins d’un mille de la barre où bondissent des panaches
d’écume tandis qu’un sourd grondement emplit l’espace. Dans une
éclaircie apparaît une ligne ondulée de collines très proches de la grève,
avec des filaos dressés sur leurs sommets comme les impassibles
sentinelles de ces lieux inabordables. Vers 13h, une masse boisée apparaît
sur un promontoire et une balise blanche me signale Manhoure : c’est
l’embouchure d’une rivière mais une barre infranchissable déferle en
travers de son estuaire…

Le soleil était déjà bas, la nuit allait venir et au moment où je mettais le


cap au large pour m’éloigner du danger côtier, un ronflement nous fit lever
la tête : un avion était là !… Quel réconfort et quelle joie de nous savoir
enfin signalés ! L’appareil passe très près. Nous tentâmes par signes de lui
faire comprendre que nous voulions de l’essence. Hélas ! Il s’éloigna
comme pour rentrer à sa base… Mais non, le voilà qui revient et à
quelques encablures sur notre avant, il parachuta un container. Pour nous
c’était la boîte à surprises et fébrilement nous ouvrîmes ce cadeau tombé
du ciel. Il était plein de boîtes de conserve, du lait sans doute et déjà nous
battions des mains quand je m’avisai qu’elles contenaient de l’eau de
Vittel ! Puis apparut une pharmacie pour moribonds : sachets réchauffants,
tubes d’un super-aliment capable de vous faire vomir sans mal de mer,
pastilles anti-scorbutiques et, enfin, des fusées rouges de détresse. Tout
cela nous parut bien superflu, mais ne nous en apporta pas moins le
réconfort par le sentiment d’une solidarité qui galvanisa le courage.
Quand la nuit sans étoiles nous eut engloutis dans son obscurité, il fallut
rester attentif à tenir exactement une route parallèle à la côte car je ne
pouvais m’en éloigner sous peine de ne pas apercevoir le phare de l’île aux
Prunes devant Tamatave. La nuit s’annonçait mal avec des grains
continuels accompagnés de brusques coups de vent traversiers. Dans cette
situation éminemment périlleuse, la lampe d’habitacle baissa brusquement
et finalement s’éteignit. Les accus étaient à plat… on imagine notre
détresse dans une obscurité totale sur une mer hachée. Ainsi aveuglés nous
risquions, ou bien d’être emportés au large ou d’aller nous briser à la côte.
Enfin les éclats du phare tant désiré se reflètent à l’horizon sur le nuage.
Il n’y avait plus qu’à gouverner vers cette lueur. Or je ne connaissais pas la
rade de Tamatave, accessible au sud par une étroite cassure du récif et je
n’avais ni carte ni plan. Il fallait donc attendre le jour. Je pris la barre pour
lutter pied à pied car d’heure en heure le vent fraîchissait…

Déjà je combinais une route nouvelle pour tenter de nous réfugier plus
au nord, à la baie d’Antongil, lorsque Daniel cria : « Voilà le phare, nous
sommes tout près ! » Je bondis dehors et reconnus aussitôt le feu de route
d’un vapeur puis ses feux de position. Alors je pensai aux fusées de
détresse et je parvins à en lancer une. L’homme de bossoir du vaisseau
fantôme qui par bonheur ne dormait pas encore, vit monter dans la nuit
noire la flamme rouge et aussitôt le navire vira légèrement, vint se ranger
au vent à nous et un projecteur nous éclaira. Maintenant stoppé, il montait
et descendait par le travers des lames, nous surplombant comme une
vertigineuse falaise en haut de laquelle, dans la demi-clarté des coursives,
des silhouettes humaines s’agitaient. Dans ce chaos obscur la voix
métallique d’un haut-parleur dominant la rumeur de la mer nous cria :
« Voulez-vous monter à bord par l’échelle de pilote ? » Je criai alors :
« Non. Télégraphiez au pilote de Tamatave que nous serons demain matin
à l’entrée du port… » Et la voix nasillarde me répondit un ironique : « All
right, bon voyage… » Et aux battements sourds de la machine, le monstre
s’enfonça dans la nuit. Je sus plus tard que c’était un gros cargo des
Messageries maritimes, le Verdon, qui avait quitté Tamatave le soir même.
À nouveau seuls sur les vagues énormes qui poursuivaient leur route
indifférentes, je constatai que la dérive nous emportait insensiblement au
large. Adieu Tamatave ! Je sentis alors le découragement s’abattre sur tous
et annihiler toutes nos forces. Comme si elle eût perçu la défaillance de sa
proie, brusquement la mer sembla se cabrer, tout hérissée de vagues
écumantes, et la barque prise par le travers se mit à rouler bord sur bord
menaçant de chavirer au passage de chaque lame. Un équipage musulman,
comme celui que j’avais naguère, eût clamé l’ultime appel des agonisants :
« La illa illalah… »
Plus aucune notion du temps, la nuit est interminable et là-bas, malgré
ce courant providentiel, le phare glisse sur bâbord… Nous dérivons
toujours… C’est la troisième nuit que le mauvais temps nous tient sur le
qui-vive sur ce maudit bateau sans abri ! Je ne crois pas qu’un être humain
puisse endurer plus de trois nuits sans sommeil car nous sommes à la limite
de notre résistance26. Plus rien ne compte, on se fiche de tout, tant la
somnolence de plus en plus nous accable de sa chape de plomb.
Le seul moyen d’accrocher Tamatave est de monter un peu plus au vent.
Il y a neuf chances sur dix de chavirer… Tant pis, il faut risquer sans
attendre car le vent refuse de plus en plus27… Je suis à la barre, mais le
bateau, sans vitesse obéit à peine et je ne puis mettre le nez dans le vent
pour cette manœuvre. À peine le pic soulevé de deux mètres28 qu’une
rafale s’engouffre dans la toile et la barque bascule sur tribord. Cet
équilibre instable ne dure qu’une fraction de seconde et la mer eût envahi
d’un seul coup cette barque non pontée si une lame providentielle, la
prenant sur l’arrière, n’eût favorisé l’action du gouvernail et lancé le bateau
dans le vent. Tout étant relatif nous eûmes un cri de triomphe et
maintenant au plus près serré, je fis hardiment hisser la grand-voile. Le
bateau ainsi mieux équilibré alla enfin de l’avant taillant sa route dans des
gerbes d’écume… L’espoir était revenu. Moi seul pouvais comprendre le
péril que nous côtoyions car le bateau ne tenait sa toile que grâce à l’allure
du près serré où je le maintenais à grand-peine.
Des risées violentes m’obligent par moments à faire faseyer la voile au
risque de la faire prendre à revers. Jamais la nuit ne me parut plus longue !
Il n’est que 2h, l’aube ne blanchira pas avant 5h et demi. D’ici là que va-t-
il se passer ? La barre de gouvernail placée très en arrière est très dure à
tenir d’une seule main quand l’autre tient l’écoute prête à libérer si le vent
vient par le travers. La fatigue devient douloureuse mais je ne puis passer
le quart à personne. Enfin l’aube livide éclaire le ciel et au loin les
silhouettes des grues nous signalent la proximité des quais. Tamatave est
là ! L’espoir revient, mais allons-nous trouver la passe ? Alors tout à coup,
dans la poussière d’eau et un voile de pluie, un arc-en-ciel resplendit sur la
grisaille des nuages, et à l’instant même un point noir bondit devant nous,
fonçant dans les lames : c’est la vedette du pilote. Il nous lance une amarre
et un sac avec un thermos de café chaud et des pains… Le Verdon ne nous
a pas oubliés ! Grâces en soient rendues à son commandant !
Un quart d’heure après, nous glissions sur l’eau calme du bassin… Ce
fut alors la brusque détente nerveuse. Je sentis ma gorge se serrer, et mes
yeux s’emplirent de larmes… Nous étions sauvés !

À peine avais-je mis le pied à terre ferme que le sol se dérobe, oscille et
tournoie au point de me faire perdre l’équilibre si des bras secourables ne
m’eussent soutenu. D’abord vexé de cette ridicule rentrée dans le monde
où je fais piteuse figure d’homme saoul à 8h du matin, je me rassure en
voyant mes amis tituber tout autant29. Un bon Samaritain, en l’espèce
Monsieur Bossée, agent des Messageries maritimes, nous ramassa si j’ose
dire, et aidé des amis de Guézé, nous cala sur les confortables coussins de
sa voiture. Pas question d’hôtel où nous serions la proie de la presse locale.
Bossée nous mène à bord du magnifique paquebot de sa compagnie, le
Gallieni actuellement à quai, vide de passagers, et nous voilà bientôt
étendus sur nos couchettes de première classe où nous berce le tenace et
imaginaire roulis qui semble s’être attaché à nous comme la tunique de
Nessus. Mais sur un bateau, rien de plus naturel. Quand nous arrivons à la
salle à manger en nous agrippant aux rampes, nous sommes surpris de voir
les bouteilles se tenir d’aplomb alors que « notre » roulis nous semblait
capable d’envoyer la vaisselle en voltige. Mais cet imaginaire gros temps
ne nous empêcha pas de dévorer tout ce que le stewart avait l’imprudence
d’abandonner sur la table.
En dépit de tout le confort que nous offre le Gallieni, de toute la
prévenance amicale de ses officiers, et des nombreux amis de Guézé qui
voudraient nous retenir, nous avons maintenant hâte de retrouver très vite
La Réunion30.

*
L’APPEL DE LA MER1

La mer et le désert laissent en l’esprit de ceux qui savent voir et


comprendre, l’inconsciente nostalgie de leur pérennité.
En cette ambiance où nul printemps verdoyant et fleuri ne vient agoniser
au seuil des frimas d’hiver, rien n’éveille en la créature la hantise de sa fin,
la mort, que tout en elle se refuse à concevoir.
À peine le marin est-il au grand large que soucis et tracas perdent leur
importance, jusqu’à l’oubli total quand l’horizon l’entoure de son
immensité.
Nul n’échappe à ce sentiment de délivrance dans la pérennité d’un
monde immuable affranchi du Temps et de la Mort.

Tout enfant j’ai été envoûté par le mystère des horizons de cette mer
sans âge appris à l’éveil de ma conscience.
Je naquis en effet au lieu-dit « La Franqui » à l’ombre du sauvage
plateau de Leucate2 où le mistral souffle sur les murs de pierres sèches et
les amandiers amers.
Là, je fus élevé par mes grands-parents jusqu’à l’âge de sept ans, au
milieu des âpres solitudes, devant la mer qui vient gronder ou sourire au
pied du cap des Trois Frères et sur la plage du golfe du Lion.
J’ai écouté sa voix et entendu son appel une nuit de tempête.

Nous étions aux derniers jours de l’automne. Tout était humide, le vent
soufflait du large, la mer grondait depuis trois jours sous le ciel bas.
Les vagues arrivaient du fond de l’horizon et venaient s’écrouler sur la
plage dans un éblouissement d’écume blanche.
Tout était inondé, la lande sablonneuse, entre les Corbières et la mer,
n’était plus qu’une nappe d’eau où les dunes dessinaient des archipels, des
caps, des golfes.
Je m’échappai et partis à l’aventure le long de la côte, sur le rempart de
sable du cordon littoral où les vagues brisées passent en nappes d’écume.
J’étais grisé par le bruit de la mer et l’isolement de la brume.
Jamais au cours de ma vie, aucune impression ne fut aussi intense que
celle que j’éprouvais en ce jour gris de tempête, où la merveilleuse
imagination de l’enfance mettait à mes pieds toute la mer, lui donnait une
âme, une voix, qui parlaient pour moi seul.
Je chantais, ou plutôt je hurlais, dans ce vacarme, ma joie de vivre à
même les éléments, dans l’ivresse de me sentir animé de leur souffle,
emporté dans leur tumulte, comme un lambeau d’écume.
Tandis que je restais les regards fixés sur l’horizon, je vis surgir de la
brume un voilier, un brick goélette. Tantôt il disparaissait en entier, tantôt
il surgissait à la crête des lames.
Le vent était tombé, le navire roulait bord sur bord, agitant dans le ciel
gris sa haute mâture et les voiles flasques battaient comme des ailes
brisées.
Trompé par le brouillard, il s’était trouvé trop près de la côte au moment
où le vent l’avait trahi. La houle et les courants le portaient maintenant sur
les hauts fonds.
Tout l’équipage luttait pour mettre le navire debout à la lame en
souquant sur de longs avirons et la baleinière s’acharnait à le remorquer
vers le large.
Un voile de brume passa lentement et fondit la vision, mais elle resta en
moi comme le souvenir d’un rêve.

Je rentrai le soir, mouillé de la tête aux pieds, harassé de fatigue et les


yeux pleins du tumulte de la mer.
Je fus grondé pour la forme. Ma grand-mère me fit souper, retira le
moine et me borda dans un lit bien chaud.
J’étais trop énervé pour m’endormir tout de suite. J’écoutais la mer et
revoyais le voilier se débattre dans les vagues. Que faisait-il maintenant
dans la nuit noire ?

Soudain, dans le grondement de la mer, un coup sourd retentit, étouffé et


sans écho. C’était le canon d’alarme, le dernier appel du navire en détresse.
Aucun glas n’est sinistre…
Bientôt après, j’entendis des voix sous ma fenêtre, puis des pas
précipités dans les couloirs. Je me levai, ma grand-mère, toujours esclave
de mes caprices, me rhabilla.
Elle alluma un grand feu de sarments et suspendit à la crémaillère un
chaudron plein d’eau. Elle me parla pour me rassurer, mais je n’avais pas
peur.
Tout à coup la porte s’ouvrit, la rumeur de la tempête fit irruption dans
le calme de la cuisine et mon grand-père parut, sa lanterne éteinte, les
vêtements en désordre. Il avait l’air farouche. Jamais je ne l’avais vu ainsi :
« Entrez, entrez, venez vous chauffer », dit-il en s’effaçant.
Deux hommes le suivaient. C’étaient les naufragés.
Ma grand-mère apporta à manger et posa des questions. Les deux
hommes semblèrent sortir d’un rêve, regardèrent autour d’eux pour se
remettre dans la réalité, et après avoir bu un bol de café chaud, l’un d’eux
parla, tandis que l’autre hochait la tête.

J’étais si ému que je compris à peine son récit. Déçu aussi, je


m’attendais à voir des êtres étranges, quelque chose dans le genre de la
petite chienne qu’on avait trouvée crevée dans le bassin le mois dernier,
toute gonflée et verdâtre. Ils ressemblaient simplement à des
« travailleurs ».
Ils étaient pieds nus, leurs chemises mouillées collaient à leur peau très
brune et l’on voyait leurs jambes poilues à travers les lambeaux de leurs
pantalons bleus.
Je ne retins que le détail du mousse et du patron restés les derniers sur
l’épave.

Le gamin ne sachant pas nager, le capitaine, son oncle, n’avait pas voulu
l’abandonner, quand le navire talonna et s’entrouvrit, l’équipage se jeta à la
mer, la côte étant à peine distante d’un demi-mille. Mais ils furent roulés
en arrivant à la barre et seuls eux deux, par chance, purent atteindre la
plage.
Les douaniers étaient là-bas avec Corentin3. Ils attendaient au cas où la
mer rejetterait des corps…
L’épave du navire se voyait par moments, la mer le submergeait sans
cesse, de grandes gerbes d’écume jaillissaient quand les vagues venaient
briser sur la coque :
« Certainement elle ne tiendra pas jusqu’au matin », dit le matelot en
achevant son récit.
Le temps passait, avec des silences où tous écoutaient gronder la
tempête. J’imaginais le mousse, un enfant comme moi, au milieu de cette
mer démontée, roulant dans ces vagues verdâtres et menaçantes.
Comme je l’admirais cet enfant ! Il était sublime, lui, tandis que moi,
j’étais là douillettement au chaud comme un petit poulet.
J’avais honte !

La porte s’ouvrit et Corentin, ruisselant, parut suivi de deux douaniers


portant un corps.
C’était le patron.
On l’étendit sur une grande table devant le feu. Je vois encore sa belle
tête à barbe grise. Un filet de sang coulait de son front blessé. Il n’était pas
mort, on essayait de le faire respirer.
Mais où était donc le mousse ? L’avait-il abandonné ?
Les douaniers racontèrent :
La barque allait se briser entièrement quand on entendit les appels du
patron demandant un filin. Mais comment faire ? Il y avait bien un canon
porte-amarre au poste. On courut le chercher. Le temps passait et l’engin
de sauvetage n’arrivait pas. Le patron sentant son navire sur le point d’être
anéanti se jeta à la mer en soutenant le gamin.
Ils étaient déjà dans la zone d’écume blanche, à peine une demi-
encablure les séparait de la terre quand derrière eux une montagne liquide
arriva. Elle se dressa, de plus en plus haute, se leva, creusée en demi-voûte,
surplomba leurs têtes et s’abattit en avant.
Le chaos d’écume se répandit, lancé vers la terre comme un torrent
roulant une chose noirâtre. Mais aussitôt l’eau revint en arrière, reprenant
ce qu’elle avait porté, la vague suivante engloutit tout dans sa lourde chute.
Corentin qui se tenait aux aguets put saisir le corps du patron au moment
où la mer, pour la vingtième fois, allait le reprendre.
En vain on chercha le corps du mousse. C’était fini maintenant, les
courants l’avaient emporté Dieu sait où. Son petit corps serait peut-être
rejeté sur le sable après la tempête…
Ma grand-mère m’emporta en larmes dans ma chambre.
Depuis ce jour-là, la mer me parut redoutable, mais devant son
implacable et aveugle puissance, je fus saisi d’une sorte d’admiration
mystique qui m’attacha à elle pour toujours.

Le lendemain, le temps avait changé, la tempête était finie et la plage


couverte de pourpre et d’or.
Le navire brisé sur les bancs du large était chargé d’oranges et la mer les
avait rejetées pendant la nuit.
À peine habillé, je courus voir de près ce champ miraculeux où tous les
fruits dorés me semblaient une offrande de la mer.
Tout à coup, je vis une forme humaine étendue sur la grève. L’écume
des vagues de temps en temps l’entourait d’un tapis blanc.
Peut-être était-ce le mousse ?
Ce n’était pas mon pauvre petit ami, l’enfant que j’avais tant pleuré,
mais la figure de proue arrachée par un coup de mer.
Cette statue représentait une femme très belle. La chevelure rejetée en
arrière, une main posée sur la poitrine, elle souriait, la face tournée vers le
ciel.
Son imaginaire regard semblait posé sur moi et exprimait la sereine
résignation à la défaite après la lutte sans haine ni amertume dans la
quiétude de mourir en tout ce que l’on a aimé…

*
Photo de la couverture : Archives Henry de Monfreid

© Éditions Grasset & Fasquelle, 2018.

ISBN : 978-2-246-81886-1

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction


réservés pour tous pays.
TEL EST PRIS QUI CROYAIT PRENDRE

(décembre 1922)

Télégramme :
L.C.O/RP5 – 11 novembre 1922
Résident île Rodriguez
Confidentiel. Prière informer si vapeur Kaïpan capitaine Ternel passé et si débarqué
marchandises. Monfreid.

Voyage du 19 décembre 192248

À la recherche du Kaïpan

Équipage : Machine : Mhamed Mali, Kadjita


ler Quart : Yousouf, Abadalah Marsed, Raskalla49, Said Hassen.
2e Quart : Cheche, Abd Kiki, Kasan, Youcoud
Cuisine : Mali Ahmed, Kasein.

Un nouveau câble d’Alexandrie50 me confirme que le Kaïpan est en mer


Rouge.
Nous sommes parés à partir. C’est une véritable expédition armée
comme au temps de la course : dix fusils, cinq revolvers, pour l’abordage,
canon et bombes. En plus chaque homme a sa jembia (grand couteau de
ceinture). Je me place dans l’hypothèse où Ternel et son Kaïpan se seraient
cachés dans un mouillage. Il faudrait alors agir par intimidation pour se
rendre maître de son navire. Je pense tout d’abord à Moka, port fréquenté
d’où il peut envoyer à Assab (sur la rive africaine) une embarcation portant
des télégrammes se tenant ainsi en rapport avec ses affidés.
C’est donc à Moka que je vais d’abord. Après Périm, nous croisons un
autre boutre arabe que nous interpellons pour lui demander s’il n’a pas
aperçu un vapeur à 3 mâts, cheminée jaune. II nous répond avoir vu un tel
navire à 15 milles au nord de Moka, l’avant-veille tout près de la terre.

Nous arrivons à Moka à 11h du matin. Le vent de sud-est souffle très


frais et j’ai assez de peine à débarquer sans être forcé d’atterrir à la nage.
La foule ordinaire de la côte d’Arabie attend sur la plage : askaris
portant des fusils de divers modèles et de jolis poignards d’argent
recourbés passés dans leur ceinture, Bédouins crasseux et beurrés selon les
dernières modes, mais malgré tout fort beaux avec leurs cheveux bouclés ;
coolies à la peau noire et aux jambes d’athlète, esclaves soudanais du type
du Nègre au bras et au tronc d’Hercule, mais aux jambes grêles et mal
faites. Enfin, une ribambelle de gosses à moitié nus du brun clair au noir.
Parmi tous ces gens, un grand nombre me connaissent pour m’avoir
rencontré dans mes pérégrinations ou se souviennent de mon premier
voyage à Moka en 191351. Je n’ai donc pas à subir cette insupportable
curiosité qui transforme l’étranger en réclame de cirque et je puis me
rendre chez le Cheikh du lieu sans autre escorte qu’un askari qui me
remontre le chemin au milieu des ruines de la ville jadis fameuse.
J’ai pour ce Cheikh, subordonné de l’imam de Sanaa, une lettre de Salim
Mouti le priant de faire pour moi tout ce qu’il pourra. La maison est une
grande bâtisse ancienne de 4 étages. L’escalier, pour des raisons
stratégiques, est très étroit, très raide et tournant en spirale, quelques
meurtrières l’éclairent à peine.
Au 4e étage, on débouche dans une grande salle (salle des gardes). Aux
murs pendent un peu partout et n’importe comment une vingtaine de fusils.
Sur des angareb52 cinq ou six Arabes sont étendus mangeant du kat. Deux
fenêtres sans volets donnent sur la mer, toute mouchetée de blanc sous le
soleil dans son éclat de midi.
Après avoir remis ma lettre à un esclave, je suis introduit par une porte
latérale dans une petite pièce sombre où s’agitent une vingtaine d’Arabes
mais j’y vois mal, manquant de lumière.
Enfin, je distingue que tous ces gens mangent du kat et que celui qui
trône sur le plus grand angareb doit être le Cheikh.

Après les salams à la ronde, je commence à expliquer mon histoire du


Kaïpan. Mais il n’a rien vu de tel dans le port. Le Cheikh me promet que si
ce bateau y vient, il tâchera d’attirer le capitaine à terre et de l’y garder
prisonnier. Je lui promets dans ce cas une prime de 1 000 livres payable à
la remise du prisonnier.

Je reviens ensuite sur la plage pour questionner les nacoudas mais aucun
n’a vu le Kaïpan.
Je rentre à bord me proposant de partir dans la nuit pour les îles
Hanisch53.
Vers 3h, un boutre venant du sud entre en rade et je distingue trois
Européens à bord. C’est sans doute la mission Cherruau qui arrive de
Djibouti.
Ce boutre mouille à 1/2 mille environ de nous. Par désœuvrement, je
vais vers lui, et aussi par curiosité pour voir ces infortunés européens livrés
à ce fou de Cherruau.

Il y a deux Américains de la Standard Oil et un Français, un préparateur


au Collège de France. C’est avec lui que je cause. C’est un gros jeune
homme de 25 ou 26 ans qui semble encore plongé dans l’ahurissement de
ce brusque transport d’un laboratoire du Collège de France à cette côte
arabe brûlée et battue d’un vent furieux à bord d’un boutre minuscule.
On lui a raconté des histoires de brigands sur les natifs de l’Arabie, aussi
est-il stupéfait de voir un Européen évoluer en ces rives inhospitalières. Il
m’explique que Cherruau vient sur un autre boutre et qu’il a surtout
recommandé de ne pas débarquer sans lui, car lui seul peut les protéger une
fois à terre.
Cependant le gros jeune homme et les deux Américains sont trempés et
surtout malades de cette houle qui secoue le petit boutre.
Enfin, le jeune Français me demande de tâcher de le faire débarquer et
d’implorer la clémence du Sultan.
Je le prends donc dans mon embarcation. Les deux Américains préfèrent
achever leur pipe en attendant les résultats.

Ce gros jeune homme se présente : M. Lamarre54, il a l’air d’excellente


famille et j’admire après tout son esprit d’aventure étant donné le milieu
dont il vient et ce qu’il croit trouver au pays où il va.

Son débarquement attire une nuée d’indigènes. Le casque est un point de


ralliement infaillible. Les gosses touchent ses vêtements, le regardent en se
bouchant le nez et en se tordant de rire.
Enfin, nous revoilà chez le Cheikh. Cette fois la petite salle est comble.
Il y a là des privilégiés qui pourront voir de près le phénomène.
On le fait asseoir sur un angareb où il a toutes les peines du monde à se
tenir d’une façon musulmane et on lui offre du kat55. Il s’en sert pour
chasser les mouches. Je lui explique que ça se mange et aussitôt il arrache
les feuilles pour sucer le bois comme de la réglisse. Tout cela amuse
follement la galerie.
J’explique donc qui il est, un mendis épatant, et comme sa figure est
ronde et joviale, elle est sympathique.
Le Cheikh décide qu’on leur donnera une maison jusqu’à l’arrivée de
Cherruau. Celui-ci a laissé un souvenir qui inquiète un peu le jeune
explorateur. Le chef de Mission qui à Paris s’est fait passer pour le
ministre de l’Imam de Sana’a, est considéré ici comme un homme peu
honnête dont la folie est la seule excuse.

Je ne cache pas mon opinion personnelle sur Cherruau en le mettant en


garde contre ce personnage qui pourrait les mener à une catastrophe.
Enfin, dans la soirée, la mission débarque et le jeune homme me
remercie avec effusion.

Nous appareillons à minuit pour Djebel Hanisch. Fort vent arrière, nous
faisons bonne route. Le matin à 7h, nous doublons la pointe sud de l’île
pour débusquer sans être vus, sur le mouillage qui est au nord-ouest.
Mais la plage est vide, et rien qui puisse nous renseigner. Je ne vois
aucun boutre de pêche.

Nous longeons la côte, jusqu’au nord, puis faisant route nord-nord-est je


me dirige vers la Petite Hanisch, autre île montagneuse de 3 milles de long
qui au nord comporte un bon mouillage. Je veux rester caché le plus
longtemps possible. La pointe sud de l’île étant atteinte, je longe la côte
très accore à quelques encablures.
Arrivé par sud-ouest de la pointe nord de la petite Hanisch, j’aperçois
entre les rochers qui enferment le mouillage les trois mâts d’un navire.
Ce n’est qu’un cri à bord, et aussitôt je mets le cap sur ce point distant
environ de 3 milles.
Aussitôt ai-je effectué ce changement de route que je vois le navire se
déplacer et disparaître lentement derrière l’île.
J’en conclus que le Kaïpan, car je suis persuadé que c’est lui, est sous
pression56 et toujours sur ses gardes.
Notre machine est mise en marche, en 30 minutes nous pénétrons dans
le mouillage. C’est une crique bordée d’îlots bas de 8 à 10 mètres d’où l’on
voit toute l’étendue de la mer vers le nord, l’est et le sud.
Mais pas de trace du Kaïpan. Seulement un gros cargo faisant route sur
Périm à 6 milles environ au large.
Je suppose que le Kaïpan a contourné l’île un peu au sud pour se
dissimuler et que de là, il gagnera la côte sud de la grande Hanisch, pour
être caché encore à nos regards.
Je vire de bord, et je vais au mouillage sud-ouest de la grande Hanisch.
Je ne puis me hasarder sur la côte est à cause de la violence du vent et de
l’état de la mer. Un navire à forte machine comme le Kaïpan peut seul se le
permettre.

Il me faut trois longues heures pour regagner ce mouillage où j’arrive à


3h de l’après-midi.
Je débarque aussitôt et j’escalade le col le plus voisin de la chaîne qui
forme l’île. Ascension très pénible au milieu des amoncellements de
scories volcaniques. Enfin, vers 5h, je puis voir toute l’étendue de la mer et
les îles situées à l’ouest pouvant servir d’abri. Mais pas trace du moindre
navire. Sans doute le Kaïpan aura pris le large en remontant le vent, ce qui
est pour lui la meilleure façon de m’échapper.

Cependant, je me demande si un cargo aperçu au large n’aurait pas été la


cause d’une illusion d’optique en passant juste la ligne droite formée par
nous, le mouillage de la pointe Hanisch et lui. Nos deux vitesses
combinées en sens inverse par rapport au point de ce mouillage ont pu me
donner l’illusion de l’immobilité du navire et son éloignement me le faire
paraître plus petit, le mettant à l’échelle des rochers du mouillage.
Enfin, au moment où j’ai changé de route, la vitesse de ce navire
devenant alors apparente, je l’ai vu se déplacer vers le sud. Tout cela exige
un ensemble de coïncidences vraiment extraordinaires mais enfin
possibles.
Je revenais à la côte en ruminant cette idée, et je pris une autre route
pour éviter de traverser ces champs de scories friables, crevasses de failles
de plusieurs mètres de profondeur. Je fus ainsi amené à traverser une
lagune desséchée, probablement couverte d’une petite couche d’eau aux
fortes marées. Sur ce sable, durci de sel, je vis alors des traces de pas
laissées par des chaussures européennes.

En mesurant, je constatais deux pointures différentes : 41 et 36 environ.


Or qui peut bien venir à Hanisch sauf de misérables pêcheurs de tortues ?
Sachant que Ternel est à bord du Kaïpan avec sa femme, je n’eus
aucune hésitation à conclure que ces empreintes étaient les leurs.
Plus loin, en traversant un bois de mangliers, je vois les traces d’une
coupe de bois et enfin, sur la plage, un grand nombre de pieds nus et de
traces de bois traîné. Cela confirme encore ma croyance que le Kaïpan est
passé ici il y a 4 ou 5 jours pour faire du bois. Donc ce groupe d’îles est
son repaire et c’est de là qu’il attend des secours d’Égypte.
Mais s’il m’a vu, il sera sur ses gardes, toujours sous pression, et je ne
puis espérer le joindre.

Le soir même nous appareillons pour Assab où nous arrivons le


surlendemain matin.
Mon premier soin est de câbler aux autorités d’Aden pour leur signaler
la présence du Kaïpan aux îles Hanisch et demander le secours d’un navire
garde-côte.
Puis je me rends chez un Arabe de ma connaissance qui est en quelque
sorte l’agent de tous les boutres faisant le trafic entre l’Arabie et Assab.
C’est surtout une importation de charbon de bois. Nous questionnons des
zaranigs, ces pirates de la région comprise entre Hodeida et Moka. Deux
d’entre eux ont vu sur la côte arabe, juste en face de l’île Hanisch, un petit
bateau de guerre anglais, disent-ils.
Il mouille au coucher du soleil, et repart dans la nuit.
Or le Kaïpan est maquillé en garde-côte, peinture blanche et cheminée
jaune, donc les Arabes l’ont forcément pris pour un garde-côte. Cependant,
nous ne sommes pas d’accord sur le nombre de mâts. Un nacunda dit en
avoir vu un, l’autre deux : le Kaïpan en a trois. Enfin, il faut faire la part de
l’à peu près dont l’Oriental se contente comme précision.
Je réunis tous les zaranigs présents à Assab pour leur décrire le Kaïpan ;
j’en fais même des silhouettes et je leur explique qu’ils n’ont rien à
craindre de ce navire qui n’a pas d’armes à bord.
Aussitôt, ils envisagent la possibilité de s’en emparer s’il vient prendre
un mouillage sur leur côte. Je promets une prime de cent livres à qui me
remettra le capitaine et leur abandonne le navire.
Cela est rédigé en arabe comme un marché de gré à gré qui doit être
remis au Cheikh de Kor Galeifa, le grand chef de tous ces pirates.
Ayant appris qu’un autre boutre de pêcheurs de nacre est à Djebel Zukur
(grande île voisine de Hanisch), et faisant partie du même archipel, et qu’il
y séjourne depuis 2 mois, je décide d’y retourner. Je saurai là d’une façon
certaine si le Kaïpan est vraiment venu dans ces parages.

Nous appareillons le soir pour être à Hanisch au petit jour. Ayant vent
arrière, nous arrivons au mouillage nord-ouest de cette île, où nous avons
vu les pas à la prime aube. Je mouille l’Altaïr tout contre terre pour être
aussi peu visible que possible.
Mon intention est d’aller reconnaître l’île Djebel Zukur avec le youyou à
la voile. De cette manière, si le Kaïpan est dans un mouillage et sous
pression, notre approche ne lui donnera pas d’inquiétude et nous pourrons
le surprendre.

Nous prenons seulement avec nous des armes légères : trois revolvers de
gros calibres et deux petits Browning. Un peu de provision et d’eau pour 3
jours. Je prends avec moi trois hommes et nous filons vent arrière sur la
minuscule coque de noix qu’est notre youyou.
L’Altaïr a ordre d’appareiller à midi de façon à atteindre le mouillage
nord de Djebel Zukur vers le soir.

Malgré la grosse mer, nous atteignons à 9h l/2 l’île Djebel Zukur. C’est
une grande montagne de 600 mètres toute noire de lave et escaladée par
des vallées dont le lit du torrent qui y dévale quand il pleut se détache en
une traînée blanche. Des bosquets de corozo (tafi) croissent dans ces
vallées jusqu’à mi-hauteur.
Comme nous suivons de près le rivage, nous pouvons voir un assez
grand nombre de gazelles dressées sur les rochers qui bordent la mer. Ces
jolies bêtes nous regardent passer sans aucune émotion. Ce sont les seuls
habitants de cette île comme d’ailleurs à Hanisch.
Enfin, nous trouvons la pointe sud et nous y apercevons le mouillage
nord. Un boutre s’y trouve, mais pas trace du Kaïpan.

À 3h, nous y arrivons nous-mêmes. Ce sont des pêcheurs de nacre, dont


les pirogues vont chaque jour de tous les côtés de l’île.
Ils sont là depuis deux mois, ils ont seulement vu il y a quinze jours un
navire de guerre anglais qui a fait des exercices de tir. Mais rien qui
ressemble au Kaïpan.
Je commence à douter sérieusement que ce navire soit jamais venu dans
ces parages.
L’Altaïr arrive à 5h. Je décide de passer la nuit là, le vent semblant
fraîchir. Bien m’en prend car il fait rage toute la nuit. Par-dessus les
montagnes qui nous protègent, des rafales furieuses s’abattent sur nous par
intervalles, mais comme nous sommes tout contre terre, il n’y a aucune
mer sur le mouillage.
Le lendemain, le vent faisant rage, je décide encore de rester là où nous
sommes.
Pour tuer le temps je vais à la chasse à la gazelle. L’intérieur de l’île est
sillonné de sentiers tracés par ces jolis quadrupèdes. En les suivant, on
arrive aux divers points entre lesquels la vie de ces animaux s’écoule. Dans
le bas, se sont les pâturages formés à l’entrée des vallées par une large
plaine en pente faites des alluvions. Une herbe rude y pousse par touffes
qui semblent sèches mais à leurs pieds il y a des jeunes pousses vertes qui
sont la nourriture unique des gazelles. Comment peuvent vivre ces herbes
dans ce climat où il pleut à peine un jour ou deux par an, et encore, souvent
plus d’une année reste-t-elle sans une goutte de pluie. C’est un des secrets
de la nature.
À mi-hauteur, on rencontre les gîtes de nuit bien abrités au vent et
alentour les ossements tout blancs jonchent le sol. Ce sont les ancêtres de
la famille qui sont venus là mourir de vieillesse tandis que les jeunes
femelles allaitent leurs petits.
Sur notre chemin, des troupes de cinq ou six gazelles s’enfuient au petit
trot sans frayeur, s’arrêtent à 100 mètres pour nous regarder. J’en tue deux
malgré mon peu de goût à ces massacres de jolies bêtes libres, mais le
besoin de viande excuse ce sacrifice.
Nous rencontrons aussi des vieillards gazelles, bien entendu qui ne
peuvent plus courir.
Ces pauvres bêtes, après une tentative de fuite, comme celles qu’elles
faisaient au temps jadis, se couchent épuisées, désespérément. Leur
maigreur est extrême. Sans doute elles ne pleuvent plus se déplacer
suffisamment pour trouver le peu de nourriture verte qui leur serait
nécessaire et si une pluie providentielle ne survient pas la mort viendra
mettre fin à leur jeûne, une nuit, auprès du gîte où se groupe chaque soir la
famille.

Le soleil est à son déclin et les flancs des montagnes se colorent de


rouge bleu. Les grands champs de scories noirs dévalent jusqu’à la mer
passant du noir au violet, dans la poussière d’or de l’air un peu brumeux
des jours de grand vent.
La mer s’étale toute mouchetée de blanc depuis la plage claire jusqu’à
l’horizon indécis dans le flamboiement du couchant.
Vu de cette hauteur, elle semble toute calme et notre Altaïr paraît à nos
pieds comme un minuscule esquif. Nous mettons à la voile dans la nuit.
Au-dehors le temps est mauvais et nous luttons conte un violent coup de
vent de sud-est qui nous tient trois jours durant.

Enfin, nous arrivons à Djibouti après 5 jours de temps très dur,


bredouilles et l’oreille basse comme le chasseur et ses chiens qui rentrent
harassés, ayant fait buisson creux.

Djibouti, le 9 janvier 1923 57


Cher papa,
Je trouve ta lettre à mon arrivée à Djibouti de retour d’une croisière armée en mer Rouge, à la
poursuite d’un navire pirate qui m’a volé un chargement de marchandises à Bombay.
Ce sont des histoires d’un autre siècle et il faudrait te narrer cela de vive voix. C’est un film
pour le cinéma. Enfin, j’espère aboutir et finir par mettre la main sur mes marchandises. (…)

Le soir même de notre arrivée, je devise avec Marill58 pour me consoler


de cette affaire perdue, dévorant mon dépit de savoir Ternel triomphant,
ayant le droit de se rire de ma jobardise ; on apporte un télégramme, il est
du consul de France de Bombay et m’informe que Ternel a débarqué les
marchandises aux Seychelles, attendant un vapeur pour les expédier à
Anvers.

Le lendemain, je pars avec l’Altaïr pour Aden : là je m’embarque sur le


Mail pour Bombay.
Je reste 36 heures dans cette ville et j’ai le temps de faire toutes les
démarches pour faire saisir et arrêter mes marchandises. Ce n’est pas une
petite affaire car Ternel se défend et l’agent consulaire des Seychelles
semble prendre son parti.

THE MARCONI INTERNATIONAL MARINE COMMUNICATIONS COMPANY,


LIMITED59
date : 31 JAN 1923 – local number : 9903
Handed in : Alexandria
To : Monfreid s/s Naldera, Port Sudan radio
Trochanis propose entrevue générale Aden pour conclure arrangement toujours insu
Karalambo fixera date – Schouchana.

Pas de navire avant un mois pour aller à Mahé. Je décide de retourner à


Aden. J’y arrive le 1er février.

Aden, 1er février 1922 60


Ma chérie,
J’arrive de Bombay où j ’ai passé 36 heures entre deux mails. J’ai pu cependant faire
beaucoup. Le charas est à Mahé (Seychelles), mais les autorités ne peuvent pas le retenir
d’après les lois locales. J’ai constitué par télégraphe un avoué à Mahé, Me Loiseau, pour
opérer la saisie mais je n’ai pas encore les résultats. Le gouverneur des Seychelles a informé
Bombay que Ternel veut expédier le charas sur un navire norvégien à destination d’Anvers.
J’ai également vu le consul de Norvège pour faire arrêter ce bateau s’il charge le charas.
Actuellement j’attends un câblo(gramme) pour savoir si je vais aux Seychelles, car pour partir
il faut que j’aie la certitude d’y trouver Ternel et le charas.
Partirai-je en vapeur ou avec l’Altaïr, je ne sais pas encore, cela dépendra des circonstances.
(…) pardonne mon griffonnage, j’ai juste le temps de mettre à la Poste.
Courage ma chérie, « nous les aurons ».
(…)
1er février 8h soir. Reçu à l’instant un câblo du consul de France des Seychelles :
« Ternel devait réexpédier charas sur vapeur norvégien Lyngenfjord devant quitter Mahé
4 février passant canal de Suez mais décide sous ma pression aller vous rejoindre Aden ou y
envoyer mandataire pour régler amiablement avec vous et Avrantopoulos. Ternel s’engagerait
à laisser charas Mahé jusqu’à fin litige, vous remercie confiance, ferai de mon mieux, pense
action tribunal par Loiseau inutile, regrettable. Consul »
Je réponds que je pars demain pour Mahé. Tout cela montre que M. Ternel ne sait plus où
aller et qu’il se sent acculé. Transmets ce câblo à Marill, je n’ai pas le temps de le transcrire.
Bons baisers
Henri
Peut-être Seychelles (Mahé) entre 15 et 20 février.

Là, j’apprends que le tribunal des Seychelles exige 30 000 roupies de


caution avant le lundi 9h et que Ternel a un navire sur rade qui chargera en
marchandises aussitôt si la caution n’est pas déposée à l’heure fixée.

THE EASTERN TELEGRAPH COMPANY LIMITED61


To : Consulat Mahé Seychelles
2 février 1923, 4h soir
Préférable Ternel vienne Aden avec charas sur Lyngenfjord arrangements seront ainsi facilités
et poursuites suspendues. Câblez décision ajournerai départ. Monfreid.

BLITE STORE – ADEN – Memorandum62.


Le 2 février 1923, 5h soir.
Au dernier moment, encore des câblos : Ternel veut venir à Aden. Je lui câble que s’il
embarque marchandises sur vapeur norvégien Lyngenfjord partant de Mahé le 4 fév.
j’attendrai ici.
Si cela se fait, je viendrai en attendant me reposer à Obock.
Bons baisers, chérie, de ton Henry.

Or nous sommes le samedi il est 4h et toutes les banques sont fermées.


Je comprends aussitôt que c’est un coup monté pour me rendre la saisie
impossible. J’en conclus que le tribunal aussi a été plus ou moins acheté.
Que faire ?
Je me décide à un parti extrême63. Je vais au domicile du Resident64. Il
n’est pas là, il joue au golf et dînera en ville. Rien à faire avant son retour.
Après avoir dîné je me mets en faction sur la route de sa villa qui est
assez isolée dans la montagne. À 11h, il arrive et je me présente. À ma
grande surprise, au lieu de l’attitude hostile que j’attendais d’un
fonctionnaire dérangé hors du service par un inconnu, le Resident me fait
entrer chez lui, écoute mon affaire et très simplement me répond qu’il fera
le nécessaire dimanche matin si je verse les 30 000 roupies chez Cauvajee
et que je lui en apporte le reçu. Le lendemain à 8h Cauvajee avait depuis la
veille une lettre du Resident le priant d’encaisser les 30 000 roupies, les
services du gouvernement étant fermés.
J’ai donc mon reçu, et le Resident câble aussitôt officiellement au
gouverneur des Seychelles qu’il garantit ma caution de 30 000 roupies
jusqu’à ce que le temps matériel nécessaire permette un transfert effectif.
Le mardi, mon avocat à Mahé, Me Loiseau me téléphone que saisie est
faite.
Le 665 nous mettons à la voile pour les Seychelles.

Mauvais temps dans tout le golfe d’Aden et vents contraires. Il nous faut
6 jours pour Gardafui66.

(…)
8 [février 1923] 67
À minuit au lever de la lune nous apercevons les montagnes de la côte somalie. Le vent tombe
au calme. Nous amenons la voilure et faisons route à la machine le long de la terre.
À 8h, doublons le village de Haïs. À 10h, la brise se lève et à 11, souffle en fort coup de vent.
Nous louvoyons sous voile et moteur par mer très dure.
Vers midi, la violence du vent redouble et il souffle en fort coup de vent. Nous gardons le
voisinage de la terre pour avoir un peu moins de houle.
(…)
16 [février 1923]
Même temps. [vitesse] 6 nœuds. 10h du soir vent tourne à l’est, pluie par grains. Nous
amenons la fortune carrée, marche près [bon] plein, v(itesse) 4 nœuds et demi.
(…)

Nous filons alors vent arrière, je suis sans chronomètre, ce qui ne me


permet pas de vérifier ma longitude. Je suis donc forcé de faire le sud pour
être bien sûr en coupant le 5e parallèle sud, d’être à l’ouest des Seychelles
et de les rencontrer sur ma route en marchant est sur cette latitude68.

19 [février 1923] 69
Au lever du soleil la brise mollit. Toute la nuit nous avons observé la couleur blanche de la
mer comme par de petits fonds de sable ; au jour cet aspect disparaît et elle reprend sa couleur
bleu-noir ; vers 7h la brise se refait un peu. Passé la ligne70 à 6h du matin.
(…)

Le 2071 à midi, nous sommes par 4°30 au sud. C’est le parallèle de


Mahé. Je mets cap à l’est.
Le temps est couvert, avec quelques grains de pluie et la vue ne porte
pas à plus de 10 milles. Selon mon estime nous devons rencontrer le banc
des Seychelles vers ce soir.

TÉLÉGRAMME72
Origine : Mahéseychelles
À : LCO – Monfreid Djibouti, numéro 153, 54 mots, date 15, heure de dépôt 10h15
Confidentiel – Avranitopoulos passa hier allant Djibouti ai réussi par partir avec lui malgré
ses instances afin vous laisser plus libre agir stop apprends Trochanis et tous autres viennent
vous rencontrer Avranitopoulos déclare impossible donner prix espériez tenez-nous informés
stop compte sur vous pour trente mille roupies avez Mahé urgent besoin. Ternel.

À minuit, la sonde ne donne rien. Le lendemain à midi, rien encore. Je


suis vaguement inquiet. Des courants m’auraient-ils porté dans l’est et
alors aurais-je les Seychelles derrière moi ? Je refais 10 fois mes
évaluations d’estime et ne puis croire à une telle erreur. Le soir à 6h,
encore rien à la sonde. Je me décide de marcher encore jusqu’au lendemain
midi. Si vraiment j’ai laissé les îles en arrière, c’est un retard de 5 jours73.

Je n’ose pas sonder, redoutant la déception nouvelle. Enfin, au


changement de quart à minuit, la sonde touche à 12 brasses74. C’est un cri
de joie général à bord. Au matin, de gros orages dans l’est nous indiquent
l’île de Mahé sans doute, dont les montagnes de 1 500 mètres amoncellent
les nuages.
Les grains de pluie sont de plus en plus fréquents.
À midi, nous doublons la première île, l’île Bilbouth, grande montagne
de 700 mètres sortant de la mer, toute couverte d’herbe vert tendre. Tout
près de la mer, des bosquets de cocotiers, les sommets sont de granit
dénudés par les pluies et de nombreuses cascades dévalent vers la mer.
Enfin, voici Mahé : les sommets sont dans les nuages. Ce qui est visible
de l’île est couvert de verdure.
À 3h75, nous entrons dans le chenal. Au fond la ville de Mahé se voit à
peine, encerclée dans la verdure et échelonnée sur les flancs de la
montagne.
Mais je suis surtout occupé à chercher le Kaïpan et je ne le distingue
pas. Serait-il encore parti ? Enfin derrière les bâtiments élevés sur une
digue, j’aperçois les trois mâts et la cheminée jaune tant cherchée.
Une vedette vient au-devant de nous avec le pavillon de la Santé. Après
le docteur, un officier de police monte à bord, casque colonial à pointe de
cuivre, boutons astiqués, cuirs miroitants, enfin la grande tenue. C’est la
variété de gendarme qui fleurit au pays créole sous la culture anglaise. Ce
personnage « parle le français » qui est sa langue maternelle avec l’accent
créole très prononcé ; visiblement pénétré de son importance, il observe
son attitude pour rehausser l’éclat de son uniforme de gestes nobles et de
postures martiales. Il donne l’impression d’un acteur répétant son rôle
devant une glace. Avec une solennité qui annonce de grandes choses, il
m’adresse la parole en ces termes :

« M. de Monfreid, j’ai une mauvaise nouvelle à vous apprendre… (point


d’orgue, pendant lequel je me demande s’il va m’annoncer que mon
charas a encore fichu le camp). Il tousse et continue : Vous avez
contrevenu aux règlements de la santé en entrant directement sans attendre
l’aviso (en l’espèce une petite chaloupe à pétrole) du port chargée de
transporter les autorités. Vous êtes passible de etc. (une énumération des
pénalités effroyables selon des cas compliqués, je ne suis pas sûr qu’on
arrive même à être pendu).
Comme il ne s’agit pas de mon charas, je pousse un soupir de
satisfaction et j’explique qu’il m’était impossible de deviner ce règlement
exceptionnel et je propose de revenir en arrière pour refaire mon entrée
selon le protocole. Comme je fais cette proposition, sérieux comme un œuf
dur, le gendarme se permet un léger sourire et me laisse espérer que l’on
tiendra compte de ma bonne volonté et que lui-même fera son possible
pour arranger l’affaire.
Dans la vedette, il y a encore un petit monsieur haut comme une botte
avec des yeux rapprochés dans une petite figure noiraude dévorée par un
casque immense.
Veston d’alpaga, et cravate noire, c’est Me Loiseau.
Puis le pilote, Anglais rouge brique qui a le spleen dans le pays perdu et
qui le noie dans du whisky.
Tout ce monde me dévore des yeux car mon affaire surexcite la
population, depuis un mois deux camps se sont formés. Les Ternelistes et
les Monfredistes.
J’offre au gendarme de venir dans la cabine signer des papiers et tout le
monde le suit pour voir mon « antre ».
Le gendarme : « Est-ce que vos hommes noirs sont méchants ? »
Moi : « Non. »
Le G. : « Quelle est leur nationalité ? Ce sont des Sénégalais ? »
Moi : « Ce sont des Somalis, des Dankalis, des Abyssins, mais ils ne
sont plus anthropophages. »
Le G. : « Anthropophages ! Mais c’est effrayant de vous aventurer avec
ces gens-là. »
Moi : « Oh rien à craindre, ils ont perdu l’habitude et puis je les nourris
bien. Tenez voyez celui-là (je montre Raskalla Ahmar, qui ne sachant pas
de quoi il s’agit ouvre des yeux effarés), celui-là a certainement mangé
dans sa jeunesse un grand nombre de vieilles femmes. »
Le G. : « C’est la première fois que je vois un anthropophage. Son air de
férocité est inoubliable. »
Moi : « C’est l’homme le plus doux qu’il puisse y avoir. Quant aux
Somalis et Dankalis, ils n’ont pas de ces fâcheux antécédents. Ils se
contentent de couper les testicules des gens qui leur déplaisent et en
gardent la peau pour en faire des bracelets. »
Le G. : « Ce sont les choses qu’ils ont autour des bras ! Quelle horreur
(et involontairement il serre ses cuisses) !

Enfin, je passe un joyeux moment à m’amuser de la naïveté enfantine de


ce beau gendarme. Il me fait jurer qu’il n’y a rien à craindre si mes
hommes vont à terre, qu’ils ne chercheront pas manger les petits enfants.
Je le stupéfie en lui apprenant qu’ils ne se saoulent pas, car ici tous les
indigènes se saoulent. C’est un des bienfaits du christianisme apporté par
les bons pères, ainsi que la prostitution de toutes les filles.
Enfin, il part en regardant mon équipage d’un air si terrible que tous
partent d’un éclat de rire. Je rentre avec M. Loiseau minuscule sur son
pliant et je lui offre un cigare.
« Oh non pas de ces choses-là » me répond-il, comme à une offense à sa
pudeur. Quelles sont donc les « choses » dans la catégorie desquelles
rentrent les cigares ? Je n’insiste pas et nous parlons de Ternel.
Celui-ci est arrivé ici se faisant passer pour millionnaire en jetant
l’argent à pleines mains. Il se fit l’ami du consul de France, M. Laurier,
gros commerçant de la place. Quand mes télégrammes arrivèrent, il parla
de M. de M.76 comme d’un aventurier sans sous ni maille, essayant une
tentative de chantage. Alors deux camps se formèrent, celui des Ternel
avec Laurier en tête et presque toute la ville. Le mien avec le procureur de
la couronne, le Governor, et Loiseau. La demande de 30 000 roupies faite
le samedi pour le lundi fut un coup de théâtre car personne ne s’attendait à
ce que je fasse ce versement par l’intermédiaire des autorités anglaises.
Du coup, mon parti augmente et le cercle fut le théâtre de vives
discussions et de brouilles. M. Ternel a loué une villa où il réside avec
Mme Ternel. L’ancien propriétaire du Kaïpan, Seliman, arrivé il y a huit
jours, habite le navire que Ternel a quitté dès son arrivée.
Cela donne lieu à des commentaires. Ce yacht ne serait-il donc pas à M.
Ternel ? Que vient faire cet Indien qui semble considérer ce bateau comme
le sien ? Enfin, mon arrivée frappe un dernier coup.

Nous débarquons avec Loiseau qui fait le signe de la croix en montant


dans mon youyou. À quai je trouve l’inspecteur de la douane qui a charge
du charas. Lui aussi veut me voir.
Je déclare, comme la chose la plus simple, qu’il n’y aura pas de procès
et qu’avant demain matin Ternel m’aura fait remise de toutes les
marchandises.
Il y a un revirement d’opinion contre Ternel qui perd ses derniers
partisans.
Je vais chez le consul : sur le parcours, je suis l’objet d’une curiosité
intense, les groupes s’immobilisent, et les discussions s’animent dans mon
sillage.
Loiseau m’accompagne, rayonnant du premier rôle qu’il joue et il
boutonne et déboutonne son veston d’alpaga d’une main fébrile. Laurier
serait-il encore à son bureau ? Il est 5h 1/2 et d’ordinaire il part à 5h. Mais
il est là, il s’est bien gardé de partir escomptant ma visite et lui aussi brûle
du désir de me voir en chair et en os.
Nous montons au premier étage, dédale de bureaux vides jusqu’à celui
du patron. « Entrez ! », et nous entrons. Laurier, le consul, se lève.
Un gros homme, 50 ans, l’air intelligent et pas créole.
Moustache blanche, double menton, grand nez aquilin, manières
affables, affectant un peu la rondeur et la bonhomie, ce qui me fait prévoir
un homme rompu aux affaires.
Dès les premiers mots, j’ai la certitude que cet homme est acheté par
Ternel et que j’aurai à traiter avec lui. Le malheureux Ternel n’est plus
qu’une marionnette désemparée. Laurier a flairé une affaire et s’en est
mêlé dans l’espoir de gagner quelque chose. Les temps sont si difficiles
qu’il faut profiter des circonstances.

En une demi-heure, j’ai mis les choses au point et démontré à Laurier


qu’il doit abandonner Ternel et traiter avec moi qui tiens les atouts dans
mon jeu. Je fais une proposition de transaction où Laurier a sa part à
condition que demain matin Ternel aura accepté. J’exige que la totalité des
marchandises me soient remises sous réserve que les 6 000 kg appartenant
à Ternel rapporteront un bénéfice à M. Laurier.
Sinon je prendrai ce qui m’appartient77 et le reste sera saisi par le
gouvernement à ma requête comme ayant été frauduleusement exporté des
Indes sous mon nom et à mon insu pour abus de confiance.
Rendez-vous est pris pour le lendemain 8h. Ternel y sera. Quand
j’arrive, je trouve mon Ternel assis dans le coin opposé au bureau. Il se
lève avec un sourire pénible. Je me dispense de lui serrer la main et
j’entame la question. Je ne me prive pas de traiter Ternel comme il le
mérite et je lui dis en souriant des choses plus qu’amères. Il encaisse en
balançant et remettant ses lunettes. Laurier a dû le chapitrer car je dicte un
accord qui est aussitôt signé. Il est 9h et demie.
Je vais chez Loiseau qui est stupéfait de ce dénouement précipité, et de
l’écroulement instantané du bluff de Ternel. C’est un éclat de rire de toute
la ville et Ternel court se terrer dans sa villa.
Je vais alors voir le Crown au tribunal. Celui-ci aussi m’attend.
C’est un homme jeune, figure rasée genre Anglais avec léger accent.
D’origine française, son nom l’indique d’ailleurs, il se nomme Devaux.
Homme spirituel et bien élevé, il est immédiatement sympathique.
Cette affaire l’amuse prodigieusement et malgré l’heure, depuis
longtemps passée, de la fermeture des bureaux, il me retient encore pour
écouter toutes les péripéties de cette histoire.
Dès le début, me dit-il, Ternel m’a semblé suspect et ma plainte arrivée
de Bombay l’a trouvé tout préparé à m’aider comme c’était d’ailleurs son
devoir strict.
Le Governor aussi s’intéressa à ce film et sera très heureux de me
recevoir après midi. Lui-même m’accompagnera pour me servir
d’interprète. Quoique le Governor comprenne le français, il le parle
difficilement.
Le Governor est irlandais, c’est un général. Encore jeune, à peine 40
ans, grand, maigre, allure de sportsman. Tenue négligée élégante et accueil
simple et cordial mettant tout de suite à l’aise. Ma visite dure plus d’une
heure. En conclusion, le Governor m’apprend qu’il avait décidé d’obliger
Ternel à payer une caution du triple droit pour l’export de charas si je
n’avais pas réussi à en faire la saisie.
Or ces droits sont de 40 roupies le seer78 soit 120 000, pour le triple donc
1 400 000 F.
Il ajoute en riant que pour moi, on n’exigera pas l’application de la loi.

Je comprends aussi que l’attitude de Laurier vis-à-vis de Ternel a été


remarquée au gouvernement et assez mal jugée.
Le lendemain matin, qui est un dimanche, j’ai mis mon bateau à quai, et
j’ai la visite du gouvernement et son aide de camp qui examine mon bateau
en détail. Puis le Crown vient jusque dans ma cabine où je lui raconte la
scène de mon arrivée avec l’officier de police. Il la connaissait en partie
par le procès-verbal et il a beaucoup ri de mon offre de recommencer mon
entrée figurant audit procès-verbal avec le plus grand sérieux.
Il me dit que le Governor a rayé cette affaire et qu’elle n’aura
officiellement aucune suite, sauf que l’officier de police s’est fait passer un
savon pour n’être pas allé assez tôt à ma rencontre. Enfin, le procureur
m’invite à venir prendre le thé chez lui, à 5h.

Après le déjeuner, je reçois une visite originale :


Un grand diable de deux mètres de haut, allure d’officier de cuirassier,
arrive délibérément et se présente :
« M. d’Emerez de Charmincy, vieille noblesse comme voyez et parfait
gentilhomme, nous sommes du même monde, à ce que je vois mon ami »,
me dit-il en allusion à ma particule.
Puis il me parle d’îles d’archipels dont il est propriétaire et dont il extrait
le guano.

Je me demande où il veut en venir. Enfin il m’explique que Ternel à son


arrivée, dans sa folie des grandeurs, a promis de lui acheter je ne sais plus
quelle concession et s’est engagé à lui payer 60 000 roupies le 28 mars
1923, c’est-à-dire dans trois jours.
Ayant appris que les millions de Ternel allaient être emportés par moi, il
se propose de les saisir. Je lui explique que s’il saisit le charas de Ternel,
je m’empresserai de le laisser à Mahé et qu’alors il sera sans valeur. Après
cette visite, je vais voir Laurier pour lui parler de cet étrange visiteur. Il fait
chercher Ternel et lui demande des explications. Ternel bafouille et enfin
avoue qu’il s’est engagé.
Mais cela ne fait pas l’affaire de Laurier et il ne se soucie pas que ces
60 000 seers de charas restent à Mahé.
Pour sauver la situation, je propose de faire un jugement par « entente
des parties » où Ternel avoue avoir extorqué le charas en se servant
indûment de mon nom et qu’à ce titre, je revendique la propriété, attendu
que j’en suis responsable.
Ternel jette des hauts cris mais Laurier lui déclare que ce n’est qu’à ce
prix qu’il peut sauver son charas.
Donc le lendemain, j’ai la satisfaction d’entendre lire en pleine audience
du tribunal où toute la ville est venue, cette sorte de condamnation de
Ternel, triste épilogue de son aventure.
Le plus piquant c’est que Ternel est là, et qu’il doit entendre les
ricanements de tous ces oisifs de petites villes auprès desquels il avait
voulu jouer au grand seigneur.

Ce jour-là ayant un peu de temps devant moi, je me propose de visiter


un peu l’île. Je n’en ai pas encore parlé et c’est dommage car c’est un site
qui en vaut la peine.
L’île de Mahé, comme toutes les autres de l’archipel des Seychelles,
n’est qu’une montagne émergeant de la mer ; la partie basse comprise entre
le littoral et le pied des montagnes est lui-même en pente assez rapide, tout
au plus large de 5 à 600 mètres.
La ville proprement dite comprend les boutiques, le marché, les bureaux
divers, s’étend à peine d’un 1/2 mille sur cette déclivité dans sa partie la
plus large : grâce à un grand ravin qui dévale des montagnes, les rues sont
des routes de verdure sous d’immenses arbres dit sandragons, des
fontaines répandent une eau claire et âpre comme la bonne eau de
montagne. À travers cette verdure, d’un côté miroite la mer, de l’autre le
rideau de verdoyant de la montagne à pic toute proche.
On circule en pousse : c’est fort agréable pour quelques minutes, mais
assez inconfortable si la promenade se prolonge. J’en prends un et je
conviens d’un prix pour suivre la route en corniche qui contourne l’île et
aller jusqu’à la pointe sud.
Pendant 3 milles, la route est bordée de villas d’un style bizarre qui
rappelle les pavillons des environs de Paris comme les aimaient les
Parisiens retirés des affaires vers 1860. C’est la vieille France de province
et cela semble infiniment étrange dans cette végétation tropicale.
Puis c’est la forêt de cocotiers poussée au milieu de grosses roches de
granit qui tendent leurs dos ronds hors des herbes et des lianes à poivre.
Hors de la ville, il y a juste la place de la route entre la mer et la
montagne. La forêt de cocotiers escalade les pentes abruptes trouvant à
s’épanouir dans le plus fantastique chaos de roches superposées. Puis un
peu plus haut des parois à pic s’élancent noires et lisses à plusieurs
centaines de mètres, et il faut presque regarder au zénith pour apercevoir
les sommets dominants à quelque 1 000 mètres.
Des torrents dévalent entre des grosses roches noires sous l’ombre
épaisse de la forêt.
Là, toutes sortes d’arbres nouveaux pour moi : les fameux arbres à pain
magnifiques, comme de grands ormes et couverts de leurs fruits
comestibles gros et verts comme des melons. Ce curieux fruit se mange de
mille façons. Cuit simplement sous la cendre ou jeté dans le feu, toute sa
masse sauf une peau très fine devient farineuse comme de la pomme de
terre ferme. Sa fécule est très fine comme celle de la châtaigne et son goût
rappelle beaucoup ce fruit. Ces arbres pullulent et les fruits à pain se
vendent en quantités pour quelques sous. Un seul nourrit un homme à bel
appétit pendant un jour.
Du côté de la mer, la verdure composée de canelliers de cacaotiers
sauvages, de caféiers et de cent autres espèces portant fruits, se mêle aux
palétuviers maritimes.
La mer absolument comme un lac à cause du chapelet d’îlots qui est en
face, lèche à peine de ses vaguelettes la petite plage de sable blanc sous
l’ombre des derniers cocotiers descendus des montagnes.
De distance en distance des cabanes, sorte de cages en bambou posées
sur des pierres à 30 cm du sol, donnent la vie à ces paysages de rêve.
Ce sont des familles de pêcheurs comme l’atteste la pirogue tirée sur le
sable et les filets pendus aux arbres.
Un feu de bois fume sous un appentis de feuilles de palmiers.
Une femme y fait la popote et des gosses barbotent tout nus.
Mais ces gens n’ont rien d’originel, ils sont vêtus d’oripeaux, vestiges de
vêtements européens. Il manque à cette nature de vrais sauvages79. Sur la
route, nous rencontrons des dames et des demoiselles de la campagne,
quelques-unes aussi foncées que nos Somalis, en toilettes claires et
chapeau mais allant nu-pieds.
Tout cela parle créole, cet espèce de français petit-nègre et avec les
robes européennes, les scapulaires, la messe et les églises, il en résulte un
ensemble qui jure étrangement avec toute la nature sauvage et pittoresque.
Dans ce décor féerique, on aimerait à entendre un langage inconnu et
des religions primitives et étranges y seraient dans leur cadre.
La pluie nous assaille et tant bien que mal, je me ratatine sous la
minuscule capote de mon pousse. Mes porteurs, l’un tirant les brancards
l’autre poussant derrière, se mouillent sans y prêter aucune attention car la
pluie est tiède et ils sécheront ensuite en quelques instants. Je vais me
mettre à l’abri chez un grand propriétaire où me mènent mes porteurs.
C’est au milieu de la forêt au bout d’un sentier, une grande villa en bois
toute couverte de mousse. Aucune trace de culture, c’est la forêt vierge à
10 mètres de cette maison. Elle aurait l’air d’un pavillon de chasse
abandonné mais des dames y circulent sous la véranda.
Ici ce sont des Blancs mais également nu-pieds. Le père vient à nous,
c’est un petit vieillard maigre à longue barbe blanche aussi inculte que sa
forêt. Cinq ou six enfants de 5 à 12 ans le suivent. Ces gens représentent le
type des ruraux. Leur jardin c’est la forêt où croissent tous les arbres
fruitiers : mangues, bananes, fruits de cythère et tant d’autres dont j’ai
oublié les noms. Leur revenus en sont les cocotiers qui ne demandent rien
et fournissent chaque année leur noix.
C’est la vie de paresse, la vie trop facile, et c’est là sans doute la cause
de ces caractères sans énergie, puérils et mesquins qu’on retrouve plus ou
moins chez tous les créoles.
La grande affaire dans la vie, c’est le coït, le sommeil et entre-temps les
rêveries creuses.
Ce vieillard, sans soin de sa personne, chemise sale sans boutons,
pantalon déchiré, barbe sale, aurait l’air ailleurs d’un mendiant.
Ici non. Dimanche, il ira à la messe en grande tenue et sa dame (sa
femme et ses filles sans doute que j’aperçois là-bas en caracos sales et mal
peignées) aura un grand chapeau et beaucoup de poudre de riz sur la figure
pour cacher la crasse.
Ce propriétaire parle un français très correct et paraît instruit. Il me
montre un arbre immense qui produit un fruit curieux que les gens du pays
appelle « cacachat » à cause de son odeur. De la grosseur d’une orange et
de couleur rouge brune, j’en vois des milliers qui constellent le sombre
feuillage de l’arbre. Les gamins grimpent comme de jeunes singes et jettent
quelques-uns de ces fruits. En effet, l’odeur est assez écœurante. La peau
est comme un velours épais. Enlevée au couteau, il reste une chair blanche
comme une pomme farineuse qui n’a plus l’odeur fétide que répandait la
peau. Le goût est exquis, rappelant fortement la fraise. La plupart des fruits
n’ont pas de noyau et ne sont qu’une boule de chair moelleuse. Les plus
grands amateurs de ces fruits sont les grosses chauves-souris qui en
détruisent beaucoup.
Cependant une grande partie de l’île est la proie d’un fléau qui a déjà
détruit beaucoup d’arbres fruitiers, entre autres les orangers et les
citronniers. C’est un puceron qui serait par lui-même incapable de vivre. Il
est cultivé par une fourmi spéciale qui, elle, ne se nourrit que de ses
déjections ou d’une sécrétion particulière à ces pucerons. Ces fourmis
noires et toutes petites transportent leurs élèves nourriciers sur les feuilles
bonnes à les nourrir et les entourent de tous les soins propres à assurer une
multiplication intensive. Ces fourmis furent importées il y a environ 10 ans
par des noix de coco destinées à80.
Ce fut au bout de deux ans seulement que commencèrent les ravages.
Les parties de la forêt envahies par ces fourmis ont leur feuillage tout noir
couvert d’une sorte de crasse provenant des déjections et sécrétions de ces
pucerons.
Rien n’a été fait pour arrêter cette sorte d’épidémie, qui en somme
n’inquiète guère le cocotier mais seulement les fruits de luxe.
La pluie ayant cessé, je reprends le chemin du retour, et n’arrive à Mahé
qu’à la nuit.
(…)

*
MON PREMIER GRAND VOYAGE4

J’étais très jeune,


c’était il y a longtemps,
avant la fin du siècle
dernier5 !
À la fin des vacances,
après le départ de mes petits
camarades,
je me sentis triste
sans m’en expliquer les
raisons.
Sans doute, inconsciemment
déjà à cette époque,
rêvais-je
de m’en aller par-delà cet horizon
qui m’appelait à travers
le mur infranchissable
des convenances, des obligations
et des exigences scolaires.
J’essayais bien de ne pas l’entendre,
de très bonne foi je m’y efforçais,
comme si cet appel eût été celui
des tentations coupables.
Mais c’était le chant des Sirènes !…
Aujourd’hui le souvenir d’un petit incident me révèle
l’envoûtement qui,
vingt-cinq ans plus tard, devait rompre toutes les digues
et orienter mon étrange destin. Ce fut en quelque sorte mon
premier grand voyage.

Un matin, le Ramonet, très fier, vint montrer à ma mère une


nichée de rats
pris la nuit dans une nasse. Ému par le sort de ces petites bêtes
qu’on allait brûler
pour le crime d’avoir grignoté des pommes de terre, je
m’offris à exécuter
la sentence, non par le feu, mais l’élément adverse.
C’est-à-dire l’eau. J’allais, dis-je, les noyer dans l’étang…
Ma mère eut un imperceptible sourire en me voyant partir
si allègrement pour cette mission patibulaire. Elle avait peur
des souris,
bien sûr, comme toutes les femmes, mais elle aimait trop
les bêtes pour se réjouir de leur supplice.
Elle garda donc le silence, m’ayant deviné.
J’avais immédiatement imaginé un moyen d’évasion, pour
moi d’abord sur les ailes d’or
de l’illusion, et ensuite pour mes pauvres rats que j’allais
lancer
dans une prodigieuse aventure que je pourrais suivre par la
pensée.
J’avais ramassé sur la plage, au coup de mer d’équinoxe,
une grande plaque d’écorce de chêne liège
d’un mètre environ sur cinquante centimètres.
Ce magnifique flotteur allait devenir un navire parfaitement
insubmersible.
J’y fixai une caisse retournée en y accumulant pommes de
terre, carottes et pastèques,
en un mot une réserve de nourriture portant en elle le peu
d’eau
nécessaire à des rongeurs. J’y ajoutai des
biscuits et des friandises
qu’en mon penchant à l’anthropomorphisme
je jugeais agréable aux rats.

N’oublions pas
que ces rats me représentaient :
je préparai ainsi ma « croisière ».
Un petit mât solidement haubané
et une voile carrée complétèrent le gréement.
Non sans peine,
au milieu de l’étang
pour prévenir toute évasion,
je transvasai les prisonniers qui, ignorants de l’avenir,
se rebellaient contre leur sauveur.
Les hommes bien souvent agissent de même.
La caisse-cabine
avait une petite ouverture
pour permettre aux passagers
de sortir lors de l’atterrissage,
car je ne doutais pas que l’Arche
ne parvînt sans encombre en Afrique.
Le vent régnant de nord-ouest devait l’y porter
vent arrière… Quand ?… Oui, bien sûr, quand…
Mais peu importe à ceux qui s’en vont
vers la liberté, surtout vers l’Afrique ensoleillée,
les déserts, la forêt vierge, avec les gazelles,
les éléphants, les lions, les nègres…
Le souffle puissant du Cers6
gonfla la voile et l’arche fila
rapidement vers le sud.

Je courus chercher une lorgnette pour suivre


plus longtemps la petite tache blanche
qui emportait mon plus beau rêve,
car j’étais avec les rats,
je vivais avec eux heure par heure,
ivre de liberté,
affranchi de tout,
voguant vers l’inconnu,
l’imprévu, le fabuleux –
vers l’Aventure
comme on dit
aujourd’hui…

*
UNE VISITE À HENRY DE MONFREID
(juin 1974)1

En quelle année avez-vous quitté la France pour le grand départ ?

En 19092… après une maladie épouvantable, la fièvre de Malte, attrapée


dans une entreprise de laiterie3… Ce fut pour moi l’occasion de rompre un
ménage où j’avais gâché dix ans de ma vie… Ce fut un petit drame de
famille, à cause des enfants4… Et je suis arrivé là-bas, non pas pour y
chercher l’aventure, c’est là un grand mot qui ne représentait qu’un
accident pour moi… mais simplement pour gagner ma vie, loin du tumulte
de la vie européenne et de sa monotonie surtout.

Pourquoi avoir jeté votre dévolu sur la mer Rouge ?

Parce que c’étaient des régions où l’on ne se promenait pas en touriste et


pour voler de mes propres ailes. Mais hélas les Européens que j’y ai
rencontrés m’ont déçu totalement. Je retrouvais la même mentalité et les
idées étroites des gens qui ne savent pas regarder. Alors je me suis tourné
vers les indigènes, ces indigènes que les coloniaux affectaient de mépriser.
En fait, ce sont eux, ces « bicots », qui les méprisaient parce qu’ils se
montraient dans une sorte de nudisme moral, sans pudeur… Or, les Noirs
sont observateurs et ont un bon jugement. Et c’est ainsi que la région m’a
captivé, grâce à ses habitants. Mais on ne se promène pas dans ces pays
avec un interprète. Il faudrait de l’argent. Je n’en avais pas. Après avoir
passé quatre ans à apprendre la langue, qu’il fallait parler de façon parfaite,
et à vivre la vie des plus humbles gens pour réhabiliter, si je puis dire, le
colonial de ce temps-là, j’ai fait la pêche des perles, j’y ai perdu de
l’argent… mais j’ai vu des choses si intéressantes, dans cette mer Rouge,
que j’en fus passionné5. Je me suis mis au commerce des armes pour me
permettre de pénétrer là où je voulais aller, car je n’avais pas de rente pour
équiper un navire6 et y vivre à la manière des gens qui font le tour du
monde… Et voilà comment, pendant quarante ans, j’ai vécu au lieu de
gens très simples, restés ce qu’ils étaient au temps préhistorique. Lors de la
visite du Père Teilhard de Chardin venu pour des études géologiques7, nous
avons aussitôt sympathisé et je lui ai fait visiter des grottes avec peintures
rupestres remontant, selon lui, à plus de 25 à 30 000 ans8. Nous avons vu
sur ces peintures une sorte de curriculum vitae des peuplades actuelles :
même coiffure des femmes, même façon de chasser l’antilope avec des
boules de pierre reliées par des lanières de cuir… rien n’avait changé…
J’ai alors oublié complètement la mesquinerie et aussi la méchanceté de la
race blanche… Ces gens, bien sûr, se battaient et se massacraient parfois,
mais sans la haine gratuite qui caractérise nos guerres européennes. J’ai
lutté moi aussi, contre les forces de la nature. Sans déception ni regret car
c’était aussi une lutte sans haine.

Et peut-on vous demander de quelle façon vous viviez sur votre bateau ?

De la manière la plus simple, car plus les choses sont simples et moins
elles vous causent d’ennuis. Tous les perfectionnements des yachts
modernes sur lesquels on fait des prouesses, c’est autant de difficultés…
une panne quelconque et l’on est abattu. Là-bas, nous faisions tout par
nous-mêmes, et c’est une chose qui vous donne une sorte de dignité.
Lorsque l’homme était obligé de tout faire par ses mains et avec sa seule
intelligence, il avait le sentiment de créer. Tout avait une valeur.
Aujourd’hui avec la machine, rien n’a plus de véritable prix. Ni les joies,
ni les peines. Et qu’appelle-t-on joie ? L’envers de la douleur… « S’il me
reste un bien sur cette terre, c’est d’avoir quelquefois pleuré », a dit le
poète…

Vous aviez un équipage entièrement indigène ?

Oui, des gens que j’avais formés et qui m’étaient totalement attachés.
J’ai gardé Abdi pendant une trentaine d’années. Il est mort empoisonné, on
l’a tué en voulant le faire parler, pour essayer de me nuire. Et tous les
autres… ils ont navigué avec moi jusqu’à la limite de leurs forces.
Ils s’usent vite dans ces pays : à cinquante ans, ce sont des vieillards…
J’avais leurs enfants comme mousses, ils ont grandi à leur tour et repris le
flambeau en naviguant avec moi. J’étais à la fin une sorte de patriarche.
Quand les gens me disent : « Vous n’avez pas envie de retourner là-
bas ? », je réponds : « Dieu m’en préserve ! » Car j’y ai laissé une légende
que je ne veux pas détruire. Les Orientaux aiment les légendes, ils en font
avec tout. Par exemple, lorsque j’ai perdu un bateau… j’ai fait naufrage
avec le premier que j’ai construit9, un bateau assez grand, vingt et quelques
tonnes dont j’ai ramené les épaves pour en faire un autre… immédiatement
une légende est née : les génies de la mer, ou les dauphins, m’avaient
rapporté les morceaux de bateau pour le reconstruire ! Tout est prodige…
Je ne veux pas retourner là-bas pour leur montrer le héros de cette légende
tel qu’il est devenu aujourd’hui, avec ses cheveux blancs et les mauvaises
jambes d’un homme de quatre-vingt-dix ans…

Pourrait-on faire encore le même métier, dans les mêmes conditions ?

Oui. Mais il faut une très longue préparation, un apprentissage


soigneux…

Vous naviguiez douze mois sur douze, sans interruption ?

À peu près. Certains voyages ne se faisaient qu’à des époques données à


cause de la direction des moussons. Quand je suis parti aux Indes, il a fallu
attendre la mousson d’ouest, sans quoi par vent debout, ce n’était pas la
peine d’essayer. Je suis parti là-bas quand j’en ai eu assez de faire le
commerce des armes, qui ne me rapportait souvent pour paiement que des
coups de fusil.
J’ai eu l’idée de porter du hachich en Égypte par le sud10. Tout le
hachich que consommaient les Égyptiens – je parle des fellahs et non des
drogués des villes qui achètent n’importe quoi – arrivait par le nord. Il n’y
avait aucune surveillance au sud, où l’on pensait que le commerce ne
puisse se faire. Alors je suis allé chercher le hachich qu’on ne trouvait plus
en Grèce, au Turkestan chinois. Un pays situé au diable vauvert, on passe
par des altitudes de 5 000 mètres, c’est très éprouvant… Je suis parti avec
la mousson d’ouest pour avoir vent arrière. Quant à la mer Rouge, elle est
balayée par le vent du nord pendant six mois et par un vent du sud pendant
le reste de l’année.
Pour en revenir à la vie à bord, mon bateau était la rusticité même. On y
faisait la cuisine dans une caisse sur trois pierres, avec du bois mort rejeté
par la mer sur les plages désertes.
Je les ai construits moi-même… plus exactement fait construire par des
charpentiers arabes que je laissais travailler selon leur coutume. J’en ai eu
trois ou quatre11. Le plus gros fut l’Altaïr, de 25 tonneaux environ.

Un boutre ?

On appelle cela un boutre, croyant employer un mot arabe, alors qu’il a


été créé au moment de l’arrivée des Anglais : les Noirs ayant entendu le
« boat » en ont fait « boutre ». Pour désigner les bateaux, les Arabes ont
une vingtaine de mots : zaroug, katera, etc. Pour mes bateaux je n’ai
apporté que des détails12, et un jour, le moteur, lorsque j’ai été excédé de
cette navigation dans une mer où il n’y a pas de phares, où les cartes datent
de 80 ou 100 ans. Elles ont été très bien faites, seulement les récifs de
corail indiqués avec la hauteur de marée ont poussé à raison de quelques
centimètres par an. Le moteur mis en 1922 ou 1923 ne me servait que dans
les cas extrêmes. Par exemple, pour poursuivre le Kaïpan, un vapeur à
deux cheminées13. Un homme14 qui s’était donné comme mon associé alors
qu’il devait simplement faire transiter la marchandise, l’avait tout
simplement volée et embarquée sur ce bateau complice. J’appris par le
consul de Bombay qu’il s’était réfugié aux Seychelles, où pas une ligne
régulière ne touche. J’ai alors écrit aux autorités pour saisir cette
marchandise, mais hélas il fallait verser une caution de 30 000 roupies dans
les quarante-huit heures. Comment faire pour verser une pareille somme
dans un si court délai, à 2 500 milles au milieu de l’océan Indien ? Me
payant d’audace, j’ai rendu visite au résident anglais d’Aden pour lui
expliquer l’affaire et lui verser 30 000 roupies, pour télégraphier aux
Seychelles qu’il s’en portait garant. Il l’a fait ! À onze heures du soir, en
rentrant d’un dîner ! Je l’attendais depuis des heures… Heureusement, il
n’était pas ivre !… Voilà un cas où je me suis servi de mon moteur, car je
n’avais qu’un temps limité. Mon voleur attendait un paquebot norvégien
qui devait l’emmener à Hambourg avec la marchandise. Je n’avais qu’une
vingtaine de jours, mais grâce au moteur, je suis arrivé avec deux jours
d’avance.

Vous avez récupéré la marchandise ?

Oui, et non seulement les 6 000 kilos qu’il m’avait volés, mais 6 000 de
plus. Car il avait arrangé les documents de douane et avait fait des
grattages, pour s’en servir une seconde fois. Quand je lui ai dit : « Il n’y a
pas seulement six tonnes, il y en a douze et je les prends. – Ah mais… – Il
n’y a pas de mais. Si vous refusez, gardez-les, mais je porte plainte pour
faux en écriture, avec des papiers du gouvernement, vous êtes frais : c’est
le hard labour15. »

C’était quelle sorte de fret ?

Du hachich16. Celui qui se consommait à cette époque. Une espèce de


cire, que l’on récolte sur les feuilles de chanvre qui ont été privées de
plantes mâles. Quand on fait cette culture, on enlève tous les mâles. Et la
plante, qui ne peut produire de graines, secrète une substance résineuse,
poisseuse, qui recouvre les feuilles. On fauche, on laisse sécher, et l’hiver,
lors des grands froids, cette matière devient dure, cassante. On l’écrase sur
une toile métallique, une poudre tombe : c’est le hachich.

Mais l’avez-vous personnellement goûté ?

Oui, pour savoir ce que c’était… Une saleté qui abrutit… Les
utilisateurs en attendaient une euphorie un peu aphrodisiaque qui déforme
les sensations et provoque des accès d’hilarité subite…

Il y a des drogues plus nocives que celle-là ?

Toutes le sont si l’on recherche l’ivresse. L’opium par exemple. Je l’ai


fumé pendant cinquante ans, mais sans jamais vouloir atteindre le paradis
artificiel. Les Chinois fumaient l’opium à cause des amibes. Quand
l’organisme est sous l’influence de l’opium, l’amibe ne survit pas. Un
exemple : lorsque nous avons fait, avec Joseph Kessel17, le reportage pour
le journal Le Matin, « Sur la route des esclaves », nous avons attrapé des
amibes18 dans un ruisseau. J’ai été malade, comme lui. Mais ça s’est passé.
Lui, il a pris tous les traitements possibles, et n’a jamais pu s’en
débarrasser.

Il ne s’est pas mis à l’opium pour autant ?

Il ne s’agit pas de s’y mettre à un moment donné. L’organisme doit


avoir pris son équilibre à la longue… une mithridatisation en somme. C’est
à cause de son abus que ce médicament a été interdit. Très pernicieux pour
les jeunes, lorsque le corps est en plein développement. Mais à partir de la
soixantaine, l’opium peut être très bénéfique en retardant les échanges
négatifs. Le Chinois qui m’a appris cela me mit en garde contre l’usage
idiot que l’on peut faire de l’opium19.
Je l’ai rencontré sur un îlot de sable de l’archipel Dahalack20 où il
achetait des trépans de mer, une sorte d’holothurie que les Arabes
appellent Zob-el-Bahar21… On en fait des potages aux nids d’hirondelles.
Ce Chinois vivait là, tout seul, avec une caisse à pétrole comme armoire, et
une petite lampe.
Plus tard j’ai retrouvé dans les écrits d’Ambroise Paré des indications
sur l’usage de l’opium contre diverses fièvres.

Vous pensez que l’on pourrait généraliser un jour l’usage de ces


produits, sous contrôle médical par exemple ?

Non. C’est possible avec la mentalité des Asiatiques, mais chez les
Occidentaux, jamais ! On irait très vite vers l’abus.

Vous condamnez donc tout trafic de drogue dans les pays qu’occupe la
race blanche ?
Absolument. Surtout les drogues comme l’héroïne, un poison terrible.
Même la morphine est une chose très dangereuse…

Vous habitez cette région, cette maison, depuis longtemps ?

Depuis 1947. J’étais depuis sept ans au Kenya où j’ai écrit pas mal de
bouquins, de souvenirs22. Ma femme rentrée avant moi, des amis lui ont
indiqué cette maison, en assez mauvais état. Nous l’avons réparée et nous
y sommes installés. Trois ans plus tard, un monsieur à barbe blanche
m’invita à lui rendre visite. « Avec plaisir, où habitez-vous ? – Mais
toujours au bord de la mer Rouge… » J’éclate de rire : « C’est un peu
loin. – Non, non, à douze kilomètres ! »
En effet, il y a là un vaste étang qui porte ce nom. Cette mer Rouge me
poursuit. On prétend que celle-ci trouve son nom à la Révolution. Elle a la
particularité d’avoir des zones assez mouvantes, où des hommes auraient
disparu. Pour les traverser, les habitants, les Chouans, avaient aménagé des
passages. Poursuivis par les soldats de la République, ils les utilisèrent, et
les Bleus, en voulant couper court, se sont enlisés.

*
IV

NOUVELLES DE LA MER ROUGE


CREDO QUI A ABSURDUM31

Il y aura bientôt trente ans, alors que je rejoignais Djibouti à bord d’un
paquebot32 de la ligne de Chine, où sur le pont des secondes se retrouvent
missionnaires et bonnes sœurs, un grand diable d’abbé, maigre et
vigoureux dont les allures avaient quelque chose de viril, de trop libre pour
ne pas faire un singulier contraste avec les gestes onctueux et la
componction laissés par le séminaire comme l’empreinte du sacerdoce.
J’avais regardé avec sympathie cette longue figure énergique et fine où
les traits, accentués par des rides précoces, semblaient taillés dans le bois
dur. L’œil pétillant et vif avait quelque chose de rieur sans être ironique, il
exprimait l’indulgence et la bonté. Ce prêtre ne portait point soutane, mais
ce costume civil qui distingue les Jésuites.
Une sympathie spontanée m’attira vers cet homme comme vers un ami
tout à coup retrouvé. Cependant n’ayant aucune raison de l’approcher je
restais à distance, écartant comme effronteries ces stupides prétextes où les
importuns viennent vous annoncer qu’il fait très chaud ou que la mer est
belle.
« Mon abbé » en ce moment lisait : il leva les yeux à mon passage et nos
regards se croisèrent. Il sourit en ébauchant un salut et la sympathie
mutuelle jaillit comme l’étincelle entre deux pôles. Les paroles banales
furent courtes. Deux esprits qui se comprennent ou peuvent se compléter
se pénètrent tout de suite sans ces tâtonnements où les médiocres se
palpent avec prudence.
Donnant aussitôt libre cours à la joie de nous sentir proches, nous nous
lançâmes sur tout ce que peut inspirer l’invisible attrait de la mer et du
désert.
Je venais ainsi de me rencontrer avec le père Teilhard de Chardin,
retournant en Chine où il faisait des études de géologie et de préhistoire.
Nous restâmes liés par une de ces amitiés que rien ne peut dissoudre tant
la force du souvenir en assure la pérennité33.

Sous prétexte de recherches géologiques et paléolithiques, le père


Teilhard fut mon hôte à Obock pendant deux mois34. Il s’adapta tout
naturellement à mon genre de vie frugale et rudimentaire au milieu des
peuplades primitives qui nous entouraient.
Pour visiter les côtes de la mer Rouge et leurs gisements de pierres
taillées nous fîmes ensemble une croisière de plusieurs semaines sur mon
voilier.
En ces solitudes où si aisément on oublie le monde dit civilisé, ses
fastidieux décors, ses comédies et ses drames, devant ces déserts
immuables où l’absence de vie fait oublier la mort, le solitaire pensera
autrement que l’homme des villes. Si Renan fit la Prière sur l’Acropole,
pour moi je garde surtout le souvenir de ce que j’appellerai « la Prière sur
l’Immensité » où Teilhard de Chardin me révéla sa grandeur.

Un calme absolu nous immobilisa une nuit en plein golfe de Tadjourah.


La barque encalminée, immobile dans le reflet du ciel tout constellé
d’étoiles, semblait suspendue dans l’espace.
Nous avions oublié la Terre.
C’est alors qu’étendu près de moi sur le pont, les regards perdus dans
l’infini des mondes, Teilhard parla dans l’immensité du silence.
Tel le combattant harassé abandonne un instant la pesante armure, ce
grand esprit venait d’abandonner toute contrainte et ainsi dépouillé du
masque et des entraves de sa condition humaine il laissa parler sa pensée.
Par la voix persuasive de l’apôtre offrant sa prière à Dieu dans son
immensité, sa pensée se révéla insondable et profonde comme le ciel qui
répandait autour de moi, sur la mer, le reflet des étoiles lointaines.
Emporté par cette extase mystique, l’Obscur s’éclaira et se révéla à moi-
même.
Quand Teilhard se tut, il me regarda avec son bon sourire et d’un geste
m’imposa le silence car le temps n’était pas encore venu : il avait parlé à
Dieu et non aux hommes de son temps.
La vie spirituelle de Teilhard fut sans cesse tourmentée par le conflit
entre la Raison et la Foi. Il avait le sentiment de vivre à un âge critique de
l’humanité où cette Raison, de plus en plus triomphante par ses conquêtes
sur la Nature, détruit par l’absurde l’antique édifice religieux.
Changer cet édifice, le rénover en l’adaptant pour répondre aux
objections de la Raison ? Ne semble-t-il pas que ce fut là le but de
Teilhard ? But hélas provisoire qui ne résoudra rien en retardant un peu la
ruine finale. Non, si Teilhard a envisagé une adaptation des articles de foi,
c’est pour gagner du temps et permettre aux hommes de comprendre les
leurres de leur Raison.
En désespoir de cause Teilhard se cramponna à l’espérance d’une
évolution de l’esprit humain qui seule sauvera la Foi hors de laquelle rien
ne saurait subsister.
Je ne crois pas trahir la confiance de ce sublime ami en essayant
d’exprimer ce que sa parole et sa pensée ont éveillé en moi.

Réflexions à l’usage des esprits forts se disant athées.

Ainsi que tant d’autres au sortir de l’adolescence j’avais perdu la foi de


mon enfance, mais une étincelle enfouie dans les cendres attendait son
heure. Elle vint au soir de la vie quand l’exemple de certains grands
esprits, la plupart des savants, m’éclaira sur le sens profond des paroles
prêtées à saint Augustin : Credo quia absurdum35.
Cette manière de défi lancé à la Raison ne fut-il pas provoqué par la
prescience de son dangereux conflit avec la foi ?
Au temps des peuples ignorants, un dieu à l’échelle humaine suffisait à
donner aux hommes simples la résignation dans l’espérance. Mais il n’y a
plus d’hommes simples.

Celui qui a su s’élever au-dessus des apparences a pu seul conserver, ou


retrouver, sa foi : celui-là en effet se sait enchaîné par ses sens dans un
univers « temps-espace », alors que Dieu est Éternité et Infini, donc hors
de toute considération humaine.
Dans cet agnosticisme il pourra douter des réalités qui l’entourent dans
un univers créé par ses sens, mais non de ce qui échappe à leur
témoignage, c’est-à-dire à l’univers des causes premières, autrement dit,
Dieu.
C’est pourquoi il pourra dire lui aussi : Credo quia absurdum.
Chaque homme est son propre créateur en ce sens que l’univers où il
émerge à sa naissance est l’œuvre de ses sens, tel un reflet des causes
premières projeté sur les coordonnées Temps et Espace.
Quand l’enfant vient au monde, le chaos des sensations s’ordonne peu à
peu en lui pour créer un univers avec lequel il s’harmonise jusqu’à s’y
inclure sans notion d’origine, nul en effet ne se souvenant d’avoir
commencé. Ses rapports avec l’ambiance le lui apprendront.
De même en sera-t-il pour la mort.
L’homme aurait donc une éternité particulière à cet univers dont il est le
créateur si la Raison ne lui imposait la notion de durée, autrement dit du
temps. Cette durée entre naissance et mort, qu’il appellera sa vie, s’oppose
à son instinct de pérennité que sa raison tend à détruire. L’inconsciente
révolte qui en résulte a fait naître l’aspiration à une survie qui répond à
l’instinct de pérennité nié par la raison.
C’est en quelque sorte une tentative d’évasion vers l’Éternel et l’Infini,
autrement dit vers l’Univers inconcevable des Causes.
En ce domaine, hors d’atteinte de nos sens, l’homme a imaginé ses
premières divinités en les adaptant à son univers tangible.
La grossière idole des premiers hommes ne diffère donc pas, en son
principe, des divinités adorées par la suite, fussent-elles totalement
spirituelles, car le seul fait d’avoir été conçues par notre esprit les intègre à
notre univers relatif. Dans ces conditions ces idoles et ces dieux existent au
même titre que tout le reste, comme le reflet de l’univers des causes. Nous
pouvons douter du témoignage de nos sens, mais non de l’inconnaissable
qui l’a provoqué. Appelons Dieu cet inconnaissable et nous aurons atteint
la plus haute envolée de la Foi.
Dieu en effet est inconcevable, car prétendre le concevoir dans une
réalité selon nos sens équivaudrait à le créer au même titre que notre
univers Temps-Espace.
Cependant ce Dieu est en nous, qui sommes les éléments et la fonction
de l’espèce en tant qu’instrument de sa pérennité. De chaque créature, de la
monade36 à l’homme, chacune dans son univers particulier, perpétue le
miracle de la création. Cette fonction fondamentale prendra le caractère
d’une Révélation si la créature en est consciente.
Tel doit être le cas de l’homme pensant.
Devant le miracle dont il est l’instrument, cet homme peut-il douter de la
puissance éternelle et infinie que sa raison n’atteindra jamais ?
Le sage laissera cette raison discuter à sa guise le monde des reflets, car
pour lui Dieu est au-delà, hors de ses atteintes37. Alors, quand il dira :
Credo quia absurdum, il saura que Dieu est en lui.

*
COMMENT FUT SAUVÉE UNE DES PLUS
BELLES ŒUVRES DE PAUL GAUGUIN14

La Barque ou Le Bateau15 est une œuvre d’un caractère exceptionnel en


ce sens qu’elle évoque un état d’âme profond et secret. Journalistes et
« gendelettres » abhorrés de Gauguin, en ont fait un personnage
conventionnel, retouché, revu et corrigé à la faveur de chaque nouveau
livre inspiré par le précédent.
Le Bateau fut rapporté en France et remis à mon père, par accident
pourrait-on dire, par un certain Orsini en 1887. Placé sans cadre ni châssis
entre des toiles tahitiennes, il aurait eu le sort d’un vulgaire emballage si
Daniel de Monfreid ne l’eût sauvé.
En déballant les tableaux qu’il s’efforçait de vendre (400 frs l’un), il
reconnut le motif d’un croquis colorié (qui se trouve maintenant dans Noa-
Noa16), que son ami lui avait envoyé en lui parlant d’un projet de grande
toile.
Cette idée le hantait au fond de son exil, peut-être parce qu’à ce moment
sa santé gravement compromise lui faisait pressentir une fin prochaine. Il
s’agissait d’une allégorie inspirée de l’enfer de Dante où il se représentait à
la barre d’une barque fantôme emportée par la tempête dans les noirs
tourbillons d’un océan sans havre.
Cette silhouette de timonier en cagoule rouge, éclairée dans la nuit d’un
mystérieux reflet, cette vision dantesque ne semble-t-elle pas clamer :
« Laisse ici toute espérance » ?
Mon père avait là le premier jet de cette conception éclose en quelque
sorte de son rêve et peinte avec ferveur.
Gauguin n’était pas de ceux qui se lamentent. Nul jamais n’entendit sa
plainte sous les acerbes et mordants sarcasmes de son ironie, mais en secret
il aimait chanter la tragique épopée de sa vie. Il éprouvait une sorte de
volupté du malheur, comme la joie morbide de se sentir la victime d’une
humanité qu’il méprisait.
On aurait pu lui prêter la profession de foi de Cyrano de Bergerac :
« Déplaire est mon plaisir, je veux qu’on me haïsse. » Et bien entendu, il
ne négligea rien pour se faire haïr.
Cette tournure d’esprit pourrait s’expliquer par la conscience de sa
propre valeur : il se savait du génie et ainsi l’incompréhension et le mépris
de ses contemporains prenaient à ses yeux les caractères de monstrueuses
erreurs. Il en riait avec pitié, convaincu de sa revanche, fût-elle posthume ;
peu importe puisque son nom serait immortel.
Cette inébranlable foi en lui-même le sauva d’abord de l’aigreur de
l’artiste méconnu, mais surtout lui valut sa force, fut sa joie et entretint
jusqu’à sa mort sa lumière dans la solitude, la maladie et la noire misère.
En ce temps-là bien peu de jeunes peintres comprenaient Gauguin. Mon
père fut un des premiers. Bien que lui-même peintre de talent, peut-être
trop modeste, il s’effaça toujours devant son ami, subjugué par ses
conceptions nouvelles des masses et des couleurs pures, mais son
admiration quasi fanatique date de la révélation de ce tableau17. Un tel
chef-d’œuvre devait être sauvé, et la mauvaise toile d’emballage que
Gauguin avait prise n’importe où pour fixer son rêve, le vouant à la
destruction à bref délai. Mon père comprenant le danger d’un support aussi
précaire fit un soigneux rentoilage pour en garantir la conservation.
C’est ainsi qu’il put montrer La Barque à Vollard le marchand de
tableaux qui lui aussi en comprit toute la beauté. En bon commerçant, il
spécula sur l’avenir de l’œuvre entière et s’en assura aussitôt l’exclusivité.
C’est ainsi que les tableaux de Gauguin s’accumulèrent chez lui en
attendant la gloire.
Jamais ce peintre ne la connut autrement que par sa confiance totale en
lui-même, car Paul Gauguin croyait en l’art comme l’apôtre croit en Dieu.

*
I

MOI, HENRY DE MONFREID, ÉCRIVAIN


AVENTURIER, ET MES AMIS
L’ÂME ERRANTE27

Je tenais la barre ce soir-là tandis que le Mousterieh taillait l’eau


phosphorescente du golfe de Tadjourah. La mer était calme, clapotant à
peine sous une légère brise d’ouest et les grands fonds au pied des falaises
dankalis me permettaient de longer la terre à quelques encablures.
Dans ces parages où les coulées de lave sont venues plonger dans la mer
aux temps des grands séismes, il n’y a pas de madrépores, donc pas de
récif côtier avec ses dangereux pâtés de roches sournoisement immergés
sous moins d’un mètre d’eau.
Le madrépore en effet ne peut se développer sans lumière suffisante et
quelle que soit la limpidité de l’eau, à 200 mètres c’est déjà la nuit. Or au
pied des hautes falaises de basalte cabrées devant la mer, les fonds tombent
à pic à plus de 400 mètres.
Ce sont les hautes montagnes d’Éthiopie qui ont vomi la lave et les
scories par les innombrables cratères de leurs volcans, ces cimes
déchiquetées que le navigateur voit surgir chaque soir dans le
poudroiement du couchant.
Ces masses en fusion brusquement arrêtées par la mer se sont figées et
semblent se cabrer en vertigineuses falaises surplombant l’abîme, comme
une vague cyclopéenne prête à déferler.
Quand la lune prête la fantasmagorie de sa lumière à ces paysages de
planète morte, le spectacle devient hallucinant : sur les étroites plages de
sable noir des blocs de basalte, rongés par le vent et les vagues, se dressent
comme des monstres antédiluviens et le reflet livide des phosphorescences
leur donne un illusoire mouvement.
Plus en arrière, dans les ravins vertigineux, le chaos des plaques de
scories dévale des hauteurs, hérissé de dentelures et de pointes vitrifiées
qui brillent comme les écailles de fabuleux dragons.
Et quand aux souffles de la mousson d’est, c’est-à-dire d’avril à
septembre, la mer bat en côte, les énormes rouleaux venus des Indes
éclatent de plein fouet sur ces rochers, dans un fracas de tonnerre que les
falaises répercutent à l’infini. Le formidable ressac propagé à plus d’un
demi-mille au large soulève de véritables montagnes liquides qui
surgissent et retombent dans un tel chaos que les plus grands navires y
seraient infailliblement brisés. De plus le vent, rabattu par cette muraille,
tourbillonne et souffle en furieuses rafales.

Ce soir de juin sous un ciel constellé et dans le calme de la légère brise,


j’entends la mer ruisseler doucement sur les grèves toutes proches et de
temps à autre je vois se dérouler la frange verdâtre des phosphorescences.
Tandis que je regardais défiler lentement ces paysages dantesques que
mon rêve peuplait d’ombres de trépassés, je sentis un souffle qui n’était
pas celui d’une brise et, levant la tête, je vis tournoyer dans le révolin de la
grand-voile un oiseau noir.
Je reconnus aussitôt cette silencieuse hirondelle de nuit que les marins
redoutent et vénèrent comme l’incarnation d’une âme errante.
Ces curieux oiseaux, de la taille d’une mouette, rappellent un peu les
hirondelles avec leur queue fourchue et leur longues ailes noires croisées
sur le dos. Ils semblent ignorer la présence de l’homme et ne pas les voir
comme si vraiment ils n’appartenaient pas au monde des vivants. Quand ils
se posent près du timonier, même sur sa tête ou son épaule, ils se laissent
caresser et saisir sans manifester aucune crainte, ni la moindre velléité de
fuite. Sans hâte ils déploient leurs ailes silencieuses de papillon de nuit et
s’envolent comme une feuille morte emportée par le vent…

Je me souviens d’un soir, où l’un d’eux s’étant posé sur mon épaule, je
le pris délicatement à la main. Je ne puis oublier l’étrange impression que
me fit son extrême légèreté. C’était vraiment une ombre d’oiseau, un
fantôme, un être immatériel et je ne pus me défendre d’une crainte
superstitieuse comme si mon geste eût été sacrilège.
Mes marins me regardaient effrayés, car aucun d’eux n’aurait osé retenir
cet oiseau de l’Empire des Morts.
Quand il se pose ainsi sur un timonier, il se garde de le chasser, car à la
manière dont il prendra son vol on saura si le navire suit la bonne route.
Dans ce cas, il s’envolera vers l’avant ; s’il prend une autre direction, il
faut immédiatement y mettre le cap…
Je n’ai jamais osé en capturer un, remettant toujours à plus tard ce
sacrilège, de sorte que j’ignore de quel nom latin on insulte cette
mystérieuse hirondelle nocturne.
Ce soir-là, l’oiseau, après avoir voltigé un instant autour de moi, vint
une dernière fois frôler ma joue du souffle de ses ailes puis fila par bâbord
avant du côté des falaises. En pareil cas obéir à sa muette invitation nous
eût jetés sur les rochers du rivage à peine distant d’une encablure. Déjà je
souriais de m’être laissé impressionner par ces absurdes légendes, quand
j’aperçus précisément dans la direction prise par l’oiseau une lueur
rougeâtre qui clignotait au pied des falaises. J’avoue que cette étrange
coïncidence me troubla, comme un malicieux démenti à mon scepticisme
d’Européen, fier de sa raison et de sa science. Mon timonier dankali, qui
lui aussi avait vu, ne douta pas un instant que l’oiseau nous eût désigné
intentionnellement cette lueur et qu’il fallait à l’instant même lui obéir.
D’ailleurs familier de cette côte, il identifia une plage abritée de la
mousson d’ouest où souvent les pêcheurs viennent mouiller la nuit. Il prit
la barre pour s’en approcher, pensant qu’un navire devait s’y trouver.
La lueur se précisa : c’est un feu, mais je ne distingue aucune barque. La
plage étant très accore j’en approche à quelques brasses et je découvre une
épave à demi échouée. Elle fume et par moments laisse échapper des
étincelles.
Intrigué, je fais amener la voile et je plante carrément mon étrave dans le
sable pour sauter à terre.

C’est en effet une pirogue incendiée qui achève de brûler… À quelque


distance nous découvrons le cadavre d’un homme à peu près nu.
C’était un de ces drames, hélas si fréquents, où des zaranigs venus
d’Arabie sur leur Guelba rapide surgit tout à coup de la mer obscure,
massacrent par surprise les pêcheurs endormis à l’abri d’un mouillage. Les
malheureux, le plus souvent recrus de fatigue, n’ont pas le temps de se
défendre ni même de pousser un cri, tant l’arrivée de ces sinistres oiseaux
de nuit est silencieuse. En quelques minutes tout est fini, la pauvre barque
flambe tandis que le triangle noir de la sinistre voile disparaît à nouveau
dans la nuit emportant son butin sur la mer indifférente.
Ces crimes n’ont quelquefois d’autre but que de se procurer des vivres et
un peu d’eau, une vie humaine compte si peu !…
En l’occurrence il s’agissait d’un pêcheur de nacre, dont les écumeurs de
mer avaient emporté le petit trésor, récolté au prix de tant de peines et de
souffrances, ces perles arrachées au fond des eaux limpides, où les
poissons venimeux, les méduses aveuglantes, les requins et mille autres
dangers attendent les hommes qui convoitent les richesses des Génies de la
Mer.
Mes hommes ne doutaient pas que ce fût l’âme errante de cet homme
qui, tout à l’heure, était venue sous la forme de l’oiseau noir nous
demander sa sépulture et bien persistant à ne voir là qu’une coïncidence, je
n’aurais pas osé les contredire… J’ai vu, au cours de ma vie, trop de
coïncidences souvent répétées dans un même but, pour échapper à
l’agnosticisme que la plus élémentaire humilité impose à notre illusoire
Raison.
Je les laissai donc creuser une fosse le plus loin possible de la mer, et à
l’aube ils y déposèrent le corps orienté comme pour la prière, c’est-à-dire
tourné vers le nord qui, en ces parages, est en direction de la tombe du
Prophète à La Mecque.
La brise s’étant levée, nous quittâmes cette lugubre plage où palpitaient
comme un geste d’adieu les lambeaux d’étoffe qui marquaient la place de
la tombe…

*
RÉUNION DE CRISE AU CAIRE38

Lettre no 251006.
À 5h39 à la gare du Caire, en débarquant du train qui m’a amené de
Suez, je trouve sur le quai Bitounis, canne à la main, chapeau de paille et
complet clair. Au buffet attendait Manoli, toujours sans gilet, chemise de
flanelle grise, ceinture de laine noire à triple tour sur son ventre puissant
et l’éternel chapeau noir à large bord posé en bataille sur son crâne
pointu. Enfin, Moussa, auquel il manque encore des dents !
Les premiers instants de contact sont gênés. La conversation ne vient
pas : il y a un mort dans la maison. Ce mort, c’est moi, mais comme il y a
incertitude, la situation est embarrassante. C’est donc à moi d’ouvrir les
fenêtres et de donner de l’air. Après la tasse de café propitiatoire à toute
affaire traitée au-dessous du 30e parallèle, je déclare que ce buffet de gare
ne convient nullement à la gravité de nos entretiens.
Nous nous entassons dans une auto40 et, sans avoir rompu le silence,
nous arrivons un quart d’heure après à Héliopolis. Ce faubourg du Caire
dont le nom évoque les pharaons et je ne sais quoi de millénaire n’est au
contraire qu’un ramassis d’horribles buildings ultramodernes et
prétentieux : tel palais aux colonnes de porphyre rose renferme sous ses
arcades compliquées un modeste bistro avec un « zinc » et un phono. On y
voit quelques Levantins passant des heures béates à humer leur
glougloutant narghilé devant la tasse à café à une piastre.
C’est à l’abri des colonnades d’un de ces bars déserts, loin des regards
indiscrets, que nous siégeons en conseil de guerre.
Moussa et Manoli sont convaincus que j’ai transporté les funestes
marchandises de M.M. Abdel-Fahd & Co41 partageant en cela une opinion
générale absolument établie.
Quant à Bitounis, il se réserve, partagé entre ce qui semble l’évidence,
et son opinion sur moi qui malgré tout surnage.
On expose les faits :
Un voilier à moteur, à deux mâts, peint en blanc et monté par des Noirs
a été vu par des Bédouins venus de la côte pour charger les
marchandises42.
On devait conclure, tout naturellement, que ce navire était le mien.
Ce bateau, me dit-on, eut 15 jours de retard et manqua son rendez-vous.
Il dut de ce fait attendre plusieurs semaines à errer dans le golfe 43 . À part
la haute idée que me donne ce fait sur la vigilance des gardes-côtes, il me
suggère que c’est probablement là un yacht venu des Indes et que son
capitaine, inexpérimenté, a sous-évalué la durée de la traversée de la mer
Rouge entre Périm et Suez, d’où ce retard de 15 jours.
Enfin, très rapidement, je puis éclairer la question et lever les derniers
doutes. Alors commencent les lamentations sur l’état du marché devenu
désespérant depuis la terrible concurrence44. Ensuite viennent des
réclamations au sujet des tanikas, paraît-il pleines de vieille graisse.
Naturellement les Bédouins disent que cette substitution vient de mon côté
et Moussa se fait le leader de cette opinion. Pour en finir nous décidons
d’aller le lendemain au campement des Bédouins voir une de ces tanikas.
7/10/25.
À 4h1/2 du matin nous sortons de l’hôtel et après avoir erré dans la ville
endormie nous éveillons à grand-peine une auto dont le chauffeur semble
mort sur sa banquette. Nous passons d’interminables faubourgs, puis nous
filons à 60 à l’heure sur la route d’Heluan. Dans l’aube grise je vois à ma
droite le Nil limoneux et large comme un lac. Après 30 minutes de cette
course trop rapide un pneu éclate. Il faut continuer à pied. Aux dires de
Moussa c’est à un quart d’heure. À part moi, d’après mes expériences
personnelles sur la notion du temps et de l’espace chez les Arabes, je
multiplie par 10, ce qui fait 2h1/2, mais je laisse à Manoli l’illusion de ce
quart d’heure qui déjà le fait transpirer dans sa chemise de flanelle.
Nous cheminons le long d’un canal d’irrigation bordé à gauche par le
désert et les collines jaunes et arides comme on n’en voit qu’en Égypte.
À droite, s’étend la grande plaine fertile où s’étale le Nil, et tout à
l’horizon encore le désert jaune où se profilent les pyramides. Cette
étendue est splendide, surtout par les couleurs infiniment fines et
nuancées, mais trop de cartes postales ont parodié ce motif pour me
laisser la moindre velléité de description.
Après une heure de marche l’infortuné Manoli, veste au bras, chapeau à
la main, roule des yeux désespérés et interroge avec angoisse la solitude
du désert que nous côtoyons toujours.
Enfin nous quittons le canal et nous marchons vers les collines jaunes
sur le sable et les cailloux ronds du désert. Le vent de nord souffle avec
une grande violence et chacun tient ferme son chapeau qui ne demanderait
qu’à s’enfuir au fil du vent vers le Soudan et autres lieux. Nos silhouettes
de messieurs en costume de ville, se tordant les pieds au milieu des
cailloux, ne manquent pas de sel.
Enfin après avoir franchi un nombre considérable de ravins dont
chacun devait être le dernier, nous arrivons au campement. Ce sont
quelques abris en paille disséminés autour d’une petite maisonnette
blanche.
À notre approche, des Arabes vêtus comme des personnages de
l’Histoire sainte sortent d’on ne sait où. Ils viennent à notre rencontre. Ce
sont des notables et parents de Moussa ; tous connaissent Bitounis et
Manoli. Quelques-uns m’ont vu à la côte et l’un d’eux même passa
plusieurs jours sur l’Altaïr, gardant du mal de mer un impérissable
souvenir. Je reconnais aussi, épars sur le sable, des débris de tanika.
À travers la rouille ils semblent m’adresser de petits signes d’intelligence45
!… Souvent les patrouilles de douaniers les foulent du pied feutré de leurs
chameaux, mais ils passent sans comprendre la longue histoire dont ces
débris rouillés ont été les complices…
Ce campement en bordure du désert est au pied d’une chaîne de collines
jaunes, ravinées et abruptes. Certaines parties taillées à pic portent les
traces d’extraction de pierres. Ce sont sans doute les anciennes carrières
d’où furent extraits les énormes blocs qui s’entassèrent aux pyramides.
Ces gigantesques monuments élevés à la mémoire de rois puissants n’ont
d’autre mérite que d’écraser de leur masse l’infime spectateur. Mais vus
de loin, sans le secours de l’imagination ce ne sont plus que d’insignifiants
monticules auprès du Nil majestueux qui arrive du fond de l’horizon
escorté de sa large plaine verdoyante, déployée sur l’immensité du désert
jaune ; ces augustes tombeaux mis ainsi à l’échelle de la nature, perdent
tout le charme de leur renommée. Cependant c’est un prodigieux effort
humain qui a porté de ces carrières jusque là-bas à l’horizon ces pesants
blocs de pierre taillés à même la montagne.
Les grosses barques plates aux longues antennes encombrent les bords
du fleuve comme des insectes endormis, tandis que d’autres, leurs grandes
voiles déployées, s’en vont au fil de l’eau comme une nuée de papillons
blancs. Je songe au temps où, pierre à pierre, les pyramides ont suivi le
courant de ce même fleuve sur des barques semblables et convoyé des
milliers d’esclaves venus de tous les points du monde alors connu.
Et me voilà lancé à faire le metteur en scène, à travestir la nature avec
mon imagination et à philosopher sur la vanité des efforts des humains. En
ce temps-là ils tuaient des millions d’entre eux pour déménager des
montagnes. De nos jours ces millions d’hommes n’ayant plus de montagne
à transporter, la mode n’y étant plus, travaillent à se fabriquer des
explosifs et des machines pour se massacrer au rendement maximum. Mais
les anciens, au moins, laissaient des traces que nous admirons encore,
tandis que nous, après avoir tué l’Art, nous ne laissons que des cendres et
scories : les gratte-ciel dureront moins que la tombe de Khéops…

À un kilomètre devant nous un train file à travers les dunes emportant


sans doute des touristes anglais, Baedeker46 en main, le regard tourné vers
la plaine du Nil, car de l’autre côté de la voie, le désert aride et les
blafardes montagnes qui ont enfanté les pyramides ne présentent aucun
intérêt.
Ce désert jaune arrêté brusquement devant la verdure de cette large
vallée fertile et grouillante de vie réalise une curieuse opposition dont le
spectacle est saisissant là où je me trouve.
Ici ce sont les Bédouins aux costumes antiques, la tête ornée du turban
de poil de chameau.
Vivant la rude vie nomade, toujours en plein air sous la fraîcheur des
nuits comme sous l’ardeur du jour, ces hommes sont grands, bronzés, le
masque grave et l’œil clair. Ils gardent en tous leurs gestes une mesure qui
semble économe de l’effort inutile, tout comme leurs compagnons, les
chameaux, donnent à leur marche cette apparente lenteur qui seule peut
vaincre l’immensité exténuante du désert.
Là-bas au contraire, sur l’autre bord du canal d’eau douce et de la voie
ferrée, ce sont des fellah terreux, les effendis en tarbouch abrutis de
cocaïne. C’est la civilisation égyptienne moderne où tous les vices
orientaux sont rendus plus répugnants par le contact de la corruption et
des modes venues des grandes villes d’Europe.
Pendant ces réflexions mes compagnons se sont approchés de la
maisonnette blanche. Nous y entrons suivis des plus notables Bédouins.
Elle ne comporte qu’une grande pièce blanchie à la chaux totalement vide,
avec une fenêtre étroite sur chaque face. Des tapis sont aussitôt étendus à
terre et une nuée de petits Bédouins barbouillés encombrent la porte. On
les chasse, mais comme un essaim de mouches ils se dispersent pour
revenir aussitôt. Ce sont des enfants des membres de la famille.
Je laisse de côté les discussions au sujet des marchandises volées,
interminables palabres coupés de serments solennels par Allah, son
Prophète et sa religion, comme il sied d’en proférer avec véhémence
quand il s’agit de noyer la vérité au fond de son puits 47 . Au cours de cette
conférence, un Bédouin nous fait remarquer une patrouille de douaniers
qui passe. Par la fenêtre est nous voyons en effet une file de 5 méharistes
gravissant la montagne. Ils partent en tournée. Je m’explique maintenant
la position de cette petite maison blanche : elle est au point de départ de
toutes les caravanes de gardes-frontières et ses quatre fenêtres sont des
yeux vigilants.
Les marchandises ne séjournent jamais ici. Elles sont cachées beaucoup
plus loin dans des coins secrets des montagnes. Elles viennent seulement
par petites quantités à mesure des besoins, puis de là, gagnent le Caire par
voie d’eau, de terre ou de fer. Les chameaux coureurs sont eux aussi dans
les montagnes, il y a là quelques bêtes étiques pour justifier la présence du
campement, de ces sentinelles avancées. Ces gens posés là comme sur le
chemin de ronde voient et entendent tout ce qui se fait et se dit dans la
plaine du Caire. En une nuit ils peuvent disparaître, inexpugnables dans le
pays de la soif, suivent des pistes préparées par des cachettes d’eau, ce qui
rend toute poursuite impossible.
À deux kilomètres du campement se trouve une station de chemin de fer.
À 9h nous trouvons un train qui nous débarque une demi-heure après à la
gare du Caire.
*
EN MER ROUGE AVEC KESSEL52

Dans la galerie caricaturale qui défile dans la rue, le métro ou les salons,
dans cette foule aux innombrables visages qui inspirèrent Daumier53, je
remarque toujours quelques figures rappelant un animal : têtes
moutonnières, chevalines, têtes de…, etc., et je me suis toujours demandé
si ces masques avaient un rapport avec la nature secrète du personnage. Je
me plaisais à le croire, mais ma rencontre avec Kessel m’en convainquit.
En le voyant, je pensais immédiatement au Lion. Sa tête léonine avec sa
crinière embroussaillée évoquait le Roi de la Brousse avec toutes les vertus
que le poète prête au « Lion superbe et généreux54… ». Et je ne fus pas
déçu.
D’ailleurs, comment Kessel aurait-il pu écrire le chef-d’œuvre qu’est Le
Lion s’il n’avait pas senti la mystérieuse grandeur de la bête par les
impondérables affinités qui orientent notre esprit alors que nous croyons le
conduire ?

Mais, me direz-vous, comment connaissez-vous aussi bien Kessel, cet


homme insaisissable, toujours en voyage ou retiré dans le secret d’une
inviolable Thébaïde pour écrire et méditer loin des importuns ? Ceci nous
reporte à trente ans en arrière, à l’époque où le journal Le Matin avait
chargé Kessel d’une enquête sur la traite des esclaves en Éthiopie.
Une équipe de collaborateurs lui avait été adjointe : le lieutenant de
vaisseau Lablache-Combier et le médecin militaire Emile Peyré, frère de
l’écrivain Joseph Peyré. Mais en dépit de leur indiscutable compétence et
de leurs titres, leur présence ne suffisait pas à résoudre le problème capital
de l’entrée et de la libre circulation en des contrées hostiles aux Blancs où
aucune protection ni secours ne pouvaient être assurés par le gouverneur de
Djibouti. Il ne restait plus, en guise d’aventure, que le confortable voyage
en paquebot et les séjours aux hôtels de Djibouti ou d’Addis-Abeba pour y
questionner les portiers et entendre les boniments en français « petit
nègre » des prétendus coureurs de brousse, anciens élèves des Missions,
devenus ruffians par la fatalité et le culte du moindre effort.
Kessel ne pouvait se contenter d’une telle supercherie ni accepter de
mentir à ses lecteurs de si loin que ce fût ; il voulait voir par lui-même et
peut-être aurait-il tenté un voyage sans retour si le sage Lablache, le
Sancho de l’aventure, n’eût découvert aux services des renseignements du
ministère de la Marine qu’un étrange personnage naviguait en mer Rouge
sur un petit voilier de sa construction, une sorte de demi-fou vivant avec
les indigènes, tantôt pêcheur de perles, tantôt trafiquant d’armes ou
contrebandier de hachich. Cet homme pouvait, paraît-il, pénétrer au cœur
des mystérieuses contrées d’où viennent les esclaves : vous m’avez
reconnu ?
J’étais justement à Paris à ce moment-là. C’était écrit !… Et voilà
comment je rencontrai Kessel sur la Seine, à bord de la péniche où habitait
Lablache.

À cette première rencontre, au choc d’une sympathie réciproque, j’eus


l’impression de connaître Jef depuis toujours. Je me sentis comme envoûté
par la lumière de son regard et le timbre étrange de sa voix, ensorcelée55
aurais-je pu dire si j’avais su qu’un jour il répondrait au questionnaire de
Proust :
« Que voudrais-je être ? – Sorcier. »
Il le fut, en effet, quand nous entrâmes en mer Rouge sur le paquebot qui
nous amenait à Djibouti. Peut-être fallait-il une telle ambiance pour que
s’éveillât en lui l’ancestral écho de la voix des prophètes. Là, dans la
touffeur d’un matin calme, où la mer chatoie comme une nacre, le mont
Sinaï, immobile et éternel, se dressait sur un ciel de cuivre. C’est alors
qu’en dépit de l’heure matinale, je vis surgir Kessel, venant vers moi,
tignasse embroussaillée, une liasse de cahiers à la main : mes journaux de
bord que je lui avais donnés à lire au départ de Marseille.
« Vous qui faites des livres, lui avais-je dit, peut-être y trouverez-vous
matière à en écrire. »
Il me les rendait, après une nuit de lecture, en disant :
« Eh bien ! Non, je ne puiserai pas dans ces notes écrites au jour le jour
et même à l’action. Ce serait un plagiat. Il faut les publier. »
Comme son ancêtre Moïse fit jaillir la Source du rocher stérile, Jef
venait de me révéler à moi-même.
Par la suite, au retour du voyage, le dévouement désintéressé de sa fidèle
amitié s’employa à me lancer dans la littérature, ce monde épineux des
lettres.
Je m’excuse de parler tant de moi-même, mais il le fallait pour rendre
hommage à ce trait de loyauté professionnelle, si rare en un monde où la
jalousie, comme la mauvaise herbe, étouffe ce qui voudrait fleurir.
Kessel ignore de tels sentiments par une grandeur d’âme faite de
droiture, de bonté secrètement tendre et d’indulgence compréhensive. Il
s’élève ainsi au-dessus des laideurs humaines comme aux temps héroïques
où son avion planait dans la sérénité des hautes altitudes. Quand il revint
sur terre, le dégoût de tout ce qui est mesquin, conventionnel56 et
sordidement bourgeois, les relents du troupeau et l’incurie féroce de ses
mauvais bergers, tout le blesse, l’offense, et finalement le révolte dans des
réactions violentes, que, tout naturellement, on impute à la vodka et au
whisky.

Je me rappelle entre tant d’autres une de ces explosions à bord du


paquebot où il fit voler par-dessus bord tables et fauteuils de rotin au bar.
Je fus le seul à oser l’approcher, moi poids-plume dérisoire devant cet
athlète en fureur. Tous me voyaient déjà allant rejoindre le mobilier
dansant dans le sillage ; mais j’avais la certitude de retrouver Jef rendu à
lui-même et cependant rien ne me garantissait le succès de cette
dangereuse expérience. Peut-être fut-ce cette confiance qui assura mon
regard quand nos yeux se rencontrèrent. Sa colère se fondit en un bon
sourire et, sans un mot, il me suivit dans sa cabine, docile et attendri,
presque au bord des larmes, non pas à la manière d’un homme ivre, mais
par un brusque retour de l’être sensitif que dissimulait le déchaînement
d’un barbare sans frein ni mesure.
Ces violences intempestives, qui seraient intolérables chez tout autre, le
rendent au contraire plus sympathique encore parce qu’elles semblent
défier toutes les laideurs humaines, veuleries, lâcheté, mensonge glorifié
par la horde innombrable des thuriféraires de tous poils.
On aime davantage Kessel quand, après l’éclatement de cette gangue,
apparaît l’inestimable trésor de cette nature d’exception, trop sensitive,
trop affinée et trop subtile que le contact du troupeau eût meurtri et déchiré
sans la protection de cette rude écorce.
Évidemment, un tel caractère aurait pu mener à des catastrophes quand,
après des ruses d’Apaches, nous réussîmes à fausser compagnie aux sbires
du gouverneur pour gagner enfin, par des pistes secrètes, la contrée
interdite des monts Mabla57.
Comment, me disais-je avec angoisse, comment faire accepter ces
étrangers par les farouches Danakils, insoumis et hostiles aux infidèles, si
un imprévisible incident met le feu à la colère de Jef ?
Mes craintes s’évanouirent devant la métamorphose de Kessel,
empoigné par la sauvage ambiance de ces champs de lave et de scories, où
le Kamsin, ce vent de feu, semble avoir tordu de son souffle infernal les
arbres à encens accrochés aux pentes des ravins.
Une nuit où nous campions au pied d’un cratère déchiqueté, je vois
encore sa belle tête léonine éclairée par les reflets du feu de garde ; crinière
au vent, il souriait à l’immensité du ciel et des déserts. Des souffles chauds
insinués entre les blocs de lave apportaient de très loin la senteur des
herbes desséchées, tandis que les hyènes hurlaient dans le lointain. Narines
dilatées comme un coursier fougueux souffle son impatience, Jef respirait
dans le vent du désert l’âme de l’Afrique et ainsi le réveil de l’ancestral
nomade le transfigurait. Maintenant, l’armure défensive, cette brutalité qui
bouscule, brise et rejette les ridicules conventions du monde civilisé, n’a
plus de raison d’être, car plus rien ne le sépare de la Nature. Il s’abandonne
à son appel, il est en elle, elle est en lui, et cette communion fait de Kessel
l’écrivain vivant, coloré et toujours humain que nous aimons à travers son
œuvre.
Je n’ai rien du critique littéraire pour l’examiner à la loupe et y
découvrir du Balzac, du Dostoïevski ou du Mérimée. Non, c’est du Kessel,
jailli net et pur de sa source profonde, de son âme qui vibre intensément
avec tout ce qu’il a senti, vu ou entendu. Rien n’a été faussé par une école,
aucun titre de normalien n’a châtié sa langue et ainsi ses livres sont de
ceux qu’on relira sans jamais se lasser, car toujours on y découvre quelque
chose. À son insu, les impressions s’accumulent, un secret travail
constructif s’élabore en son subconscient, alors qu’il semble flotter dans
l’indolence et la paresse, jusqu’au moment où un fait insignifiant, parfois
un simple mot, voire même un cri de bête, percute au point sensible et,
d’un seul coup, tout se cristallise, un livre prend naissance…
Ce fut le cas de Fortune carrée58…
Au retour de notre voyage aux routes de l’esclavage, nous allions en mer
Rouge à bord de mon voilier59. En passant le détroit de Périm, le Bab-el-
Mandeb (la porte du désespoir), une violente bourrasque arracha le foc et
la grand-voile, dans le sifflement des agrès fouettant dans les rafales.
Poussées contre le courant les vagues se dressaient en redoutable
chevauchée et dans la nuit aussitôt tombée, la mer phosphorescente
tourbillonnait comme un torrent de souffre enflammé. Nous étions bien
aux portes de l’enfer !… Le pauvre Peyré et même Lablache, tout marin
qu’il fût, s’étaient aplatis, terrifiés, au fond de la barque. Mais Kessel, près
de moi à la barre, souriait empoigné par le grandiose spectacle de la
tempête. Cependant l’instant était critique, sans voile pour nous tenir à la
lame nous étions perdus, les brisants étant là.
Je hurlais alors dans le sifflement du vent et le fracas de la mer l’ordre
de gréer un tourmentin et, tandis que le rectangle de toile montait enfin au
mât, je répondis au regard interrogateur de Kessel :
« C’est la fortune carrée…
— Oh ! Le beau titre ! »
Et ainsi d’un beau titre, il fit un beau livre.
Je pense qu’il en fut ainsi de tous les autres.
L’Équipage. Premier roman véritable sur l’aviation de guerre. Vie
d’escadrille. Conflit entre l’amitié et l’amour.
Les Rois aveugles. Magnifique roman profondément senti, qui lui fut
inspiré par sa douleur de n’avoir pu retourner en Russie, terre de sa race
ancestrale, depuis son enfance, à Orenbourg. Il y évoque les drames nés de
l’influence démoniaque de Raspoutine sur le dernier tsar et la dernière
tsarine de Russie. La fin d’un Empire avec la mort du moine lubrique.
Les Captifs. Un homme violent et dur fait l’apprentissage de la pitié
dans un sanatorium à cause d’une petite fille condamnée par le mal.
Nuits de princes. Nous fait revivre la grande époque des boîtes de nuit
de Montmartre, où les grands seigneurs se mêlent aux tsiganes pour
devenir des instruments de joie dans une sorte d’hallucination faite d’un
passé fastueux et d’un présent misérable. Ils mènent la ronde fatale des
chants, des amours et des tourments effrénés.
Belle de jour. Une jeune femme bourgeoise, honnête, propre et qui aime
son mari de la tendresse la plus profonde, la plus naïve, ne peut trouver
d’assouvissement sexuel que dans une maison de rendez-vous. Elle se
déchire entre ces deux exigences. Ce roman est l’un des premiers où la
tragédie sexuelle a été abordée aussi franchement.
Vent de sable. Récit de l’épopée de l’Aéropostale, dont Kessel fut le
premier passager, pour vivre la dramatique aventure entre Casa et Dakar.
Mermoz. Biographie d’un homme et d’un pilote merveilleux devenu
légendaire.
L’Armée des ombres. Kessel y évoque intensément les heures périlleuses
où il vécut au milieu des vrais résistants dont il raconte les exploits.
La Tour du malheur. Roman en quatre volumes, où l’auteur évoque les
« enfants perdus » de sa jeunesse et des parents admirables. On découvre
dans cet ouvrage toute une époque, toute une société, toute une humanité.
Et c’est peut-être la plus forte de ses œuvres.
La Piste fauve. Récit d’un voyage en Afrique orientale avec tous ses
merveilleux paysages où vivent les bêtes sauvages. Légendes vraies et
aventures surprenantes.
Enfin, Le Lion, à qui j’ai déjà fait allusion, est un récit à peine romancé
en dépit du rêve qui nous emporte aux confins du fabuleux par l’amour
d’une fillette pour le grand Lion du Kilimandjaro.
Je ne puis citer toute l’œuvre de Kessel, cette œuvre que je voudrais
infinie tant elle est diverse et attachante, cette œuvre où, à chaque page, à
chaque ligne, se retrouve la belle âme de l’immortel écrivain et pour moi
l’ami dont j’eus l’heur d’être jadis le compagnon.

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