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LUMIÈRE D'AMBIANCE SUR LES ANNÉES 1930

Un après-midi avec Henri Storck


Yvette Delsaut

Le Seuil | « Actes de la recherche en sciences sociales »

2006/1 n° 161-162 | pages 10 à 31


ISSN 0335-5322
ISBN 202084026X
Article disponible en ligne à l'adresse :
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sociales-2006-1-page-10.htm
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Yvette Delsaut

Lumière d’ambiance sur les années 1930


Un après-midi avec Henri Storck

Dans le cadre de la saison France-Belgique organisée par eux aux écrivains, artistes, hommes d’État ou
à Paris en 1997, un programme de manifestations cul- industriels de ce royaume, dans lequel on pouvait lire
turelles diverses (incluant des cours d’histoire cultu- les jugements proprement racistes exprimés à l’en-
relle, des conférences, des visites de musées, du ciné- contre des Belges par d’illustres Français, comme
ma, du théâtre, de la musique, des publications) a été Voltaire, Rousseau, Chateaubriand, Hugo, Baudelaire,
mis sur pied en vue d’illustrer les liens tissés entre ces Verlaine, Rimbaud, Mirbeau, Bloy, Proust, Jarry, à l’oc-
deux pays voisins en matière artistique et littéraire. casion de leur séjour ou de leur passage en Belgique.
L’entreprise était confortée, et symbolisée en quelque Baudelaire, avec les notes accumulées pour la rédac-
sorte, par l’exposition Paris-Bruxelles, Bruxelles-Paris, tion de son pamphlet La Belgique déshabillée, y tenait

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réalisme, impressionnisme, symbolisme, Art nouveau, bien sûr une place d’honneur1. Par ailleurs, on sait les
installée d’abord au Grand Palais (Paris), de mars à sentiments violemment xénophobes que l’immigra-
juillet 1997, puis au Musée des Beaux-Arts de Gand, tion belge a rencontrés en France, aux débuts de l’in-
de septembre à décembre de la même année. dustrialisation et jusqu’à l’entre-deux-guerres2.
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Le thème de la fécondité intellectuelle du dialogue Dans le cadre de ce programme culturel, la pro-


entre les cultures belge et française, traité comme évi- jection d’une sélection de films était destinée à mettre
dent, relevait cependant d’une théorie volontariste, plus particulièrement en valeur les échanges artis-
sympathique en soi, consensuelle et stimulante, mais tiques franco-belges dans le domaine du cinéma, en
un peu étonnante si l’on se réfère, non plus au strict s’attachant sélectivement aux débuts du cinéma belge,
domaine des idées et des correspondances intellec- depuis Alfred Machin (le réalisateur français que la
tuelles entre les deux pays, mais au concret des témoi- maison Pathé avait envoyé à Bruxelles pour assurer
gnages et des déclarations. Un ouvrage anonyme, rédi- la direction artistique de sa succursale, la Belge
gé par un certain « haut fonctionnaire actuellement Cinéma Film, fondée en 1908, et qui est considéré
en poste à Bruxelles » et paru en marge de la mani- comme le pionnier du cinéma belge) jusqu’à Jacques
festation parisienne officielle, proposait précisément Feyder (qui doit à son origine belge de figurer dans
un Recueil des nombreuses absurdités écrites sur la la démonstration). Les films d’Henri Storck, « figure
Belgique par les écrivains français, contenant les tutélaire du cinéma belge », tenaient une place impor-
insultes, injures et vaniteuses plaisanteries adressées tante dans le programme, avec la présentation d’un

1. Anonyme, Paris-Bruxelles, l’annexion, siècle, documents à l’appui : la disposition à l’AMSAB (Archief en Museum van de en France pour cause économique. Le
Bruxelles, Le Cri édition, 1997. adoptée respectant l’ordre chronologique, Socialistische Arbeidersbeweging, le musée journal La Voix du Nord a publié en 2003
2. Deux manifestations en ont porté témoi- on voyait, ouvrant la cohorte des victimes du mouvement ouvrier socialiste), d’octobre un touchant travail de vulgarisation histo-
gnage peu après la saison France-Belgique de la xénophobie française, la communauté à décembre 1998 : elle était consacrée à rique sur la question de la xénophobie
de 1997. L’une s’est tenue à Paris, à l’Hôtel des travailleurs belges en butte aux Pierre de Geyter, le compositeur de antibelge, plus particulièrement dans le
des Invalides (en février-avril 1999, sous violences nationalistes de leurs homologues L’Internationale, d’origine gantoise, et Nord (Jean-Pierre Popelier, L’Immigration
l’autorité du Musée d’histoire contempo- français (cf. le catalogue de l’exposition, relatait, en passant, le contexte durement oubliée. L’histoire des Belges en France).
raine) et proposait une exposition retraçant Toute la France, Paris, Somogy, Éd. d’art, hostile que sa famille dut affronter, comme
l’Histoire de l’immigration en France au XXe 1998, p. 24-33). L’autre était visible à Gand, tous ses compatriotes, quand elle émigra

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ensemble de neuf courts métrages, réalisés entre 1929 équipe de chercheurs qui s’y étaient installés six
et 1938. La projection a eu lieu dans l’auditorium du mois plus tôt, amenés par un aviso colonial français.
Cette mission scientifique avait été organisée (et
Musée d’Orsay, devant un public cultivé et familier de
préparée avec le concours de Marcel Mauss) sur
l’univers artistique, comptant beaucoup de titulaires l’initiative de Paul Rivet, directeur du Musée d’eth-
de la Carte blanche du Musée d’Orsay, c’est-à-dire des nographie du Trocadéro à Paris, avec l’appui des
habitués du musée, qui reçoivent la documentation gouvernements français et belge. L’ethnologue
utile à domicile et bénéficient d’un tarif préférentiel Alfred Métraux, alors âgé de 33 ans, faisait partie
pour l’accès aux différentes manifestations et d’une de cette mission, au sein de laquelle il était chargé
de l’enquête ethnographique et linguistique (aux
entrée réservée qui leur évite la file d’attente. côtés de l’archéologue belge Henry Lavachery,
conservateur aux Musées royaux du Cinquantenaire
à Bruxelles) : son journal de voyage, publié après
Du reportage artistique au cinéma social sa mort, commence précisément avec les quelques
Les neuf films d’Henri Storck ont été projetés en une pages qui ont été retrouvées parmi celles qu’il a
écrites à bord du Mercator pendant ce retour de l’Île
seule séance, un dimanche après-midi, à peu près dans
de Pâques4. Le film de Henri Storck (dont celui-
l’ordre chronologique de leur réalisation : d’abord les ci semble avoir assuré la direction de la production
trois courts métrages fondateurs, datés de 1929 – 1930 et le montage, mais non les prises de vue, que le
et traités à la manière du réalisme poétique, autour générique attribue à John Fernhout) suit l’équipe
d’Ostende, la plage, la pêche au hareng, les vacances ; au travail (Alfred Métraux apparaît à plusieurs
reprises à l’image) et montre, entre autres, l’éton-
puis un montage d’actualités de 1928 (réalisé en
nant et laborieux embarquement, avec l’aide
1932), un petit film de fiction (Une idylle à la plage, massive des indigènes, d’une statue de pierre géante
daté de 1931), et un documentaire, L’île de Pâques, qui sera amenée jusqu’à Bruxelles, pour être
réalisé en 1935, sur la mission scientifique du exposée dans le musée dirigé par Henry Lavachery :
Mercator. Ce dernier film distille aujourd’hui une sub- l’opérateur a filmé cette spoliation organisée sans
tile sensation de malaise. Plus européen que réelle- état d’âme particulier, en s’attachant plutôt à la
prouesse technique ainsi réalisée.
ment ethnographique, dans la mesure où il rapporte
Alfred Métraux a commenté, de son côté, l’enlè-
la petite chronique d’une expédition de savants occi- vement des pièces archéologiques dans une lettre
dentaux en terre exotique, il reste étrangement super- écrite à bord du Mercator et adressée à Georges
ficiel, comme une image sans légende, en transpor- Henri Rivière, sous-directeur du Musée d’ethno-

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tant le spectateur dans un univers insolite, filmé graphie : « Le Mercator est arrivé à l’Île de Pâques
le 12 décembre 1934. Il en est reparti le 3 janvier
cependant avec une sorte d’évidence tranquille. Il
1935. Les trois semaines de son séjour ont été
évoque les faits et les lieux comme s’ils étaient connus entièrement employées à l’enlèvement d’une grosse
d’avance, à la manière des actualités de cinéma tête, plus grosse et plus belle que celle de l’entrée,
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d’avant-guerre, qui annexaient si bien le spectateur d’un gigantesque chapeau, et puis d’une énorme
dans l’air du temps qu’elles constituent aujourd’hui statue de lave d’un poids de cinq à six tonnes (…).
de précieux matériaux historiques, en cela justement Les Belges ont fait preuve d’un courage excep-
tionnel. La manœuvre a été d’une difficulté inouïe
qu’elles restituent une sorte de doxa d’époque. De la
et traversée d’instants dramatiques, comme la
même façon en effet, on peut dire que L’île de Pâques disparition de la statue à trente mètres de fond,
donne à voir quelque chose de l’ambiance intellec- qu’il a fallu repêcher5 ». C’est, raconté ici, l’un des
tuelle de la recherche ethnologique des années 1930, moments forts du film d’Henri Storck : on
sans pourtant qu’aucune précision ne soit livrée qui remarque, chez le cinéaste et l’ethnologue, le même
permette de replacer les images dans leur contexte ton naturel pour traiter des prélèvements archéo-
logiques opérés sur l’Île de Pâques (possession
historique. C’est marginalement qu’il faut tâcher chilienne depuis 1888) par les chercheurs
d’étoffer celui-ci. européens, comme d’un ordre de choses qui corres-
pond à l’ordre habituel et qui va de soi. La mission
Le Mercator3 est le nom du voilier-école belge qui, avait dû solliciter des autorités chiliennes l’auto-
en décembre 1935, vint séjourner pendant trois risation de séjourner et de travailler dans l’île, mais
semaines dans l’Île de Pâques et reprendre une l’enlèvement de matériaux archéologiques semble

3. Du nom du géographe flamand, Gerardus Rivière, à bord du Mercator, en vue de Marie-Charlotte Laroche publie d’autres sur le chemin du retour à bord du Mercator,
Mercator, qui, au XVIe siècle, fut l’auteur Tahiti, 19 janvier 1935 (citée par Marie- lettres d’Alfred Métraux, qui donnent plus de Alfred Métraux fit en effet escale dans l’archi-
d’une célèbre représentation plane de la Charlotte Laroche, « Alfred Métraux à l’Île de détails encore sur la récolte archéologique pel américain d’Hawaï. Il y revint ensuite en
Terre. Pâques, de juillet 1934 à janvier 1935 », ramenée par l’équipe. Les travaux d’Alfred tant qu’hôte du Museum, où il fit un séjour
4. Alfred Métraux, Itinéraires 1 (1935-1953). in Présence d’Alfred Métraux, Actes du Métraux sur l’Île de Pâques seront publiés de plus de deux ans de 1936 à 1938. Son
Carnets de notes et journaux de voyage, colloque d’avril 1990, Paris, Acéphale/Les quelques années plus tard en anglais ouvrage sera publié en France en 1941,
Paris, Payot, 1978, p. 23-29. amis de Georges Bataille, 1991, p. 47-65, (Ethnology of Easter Island, 1940) par le aux Éditions de la Nouvelle revue française
5. Lettre d’Alfred Métraux à Georges Henri spécialement p. 56). Dans son article, Bernice Pauahi Bishop Museum, à Honolulu : (L’Île de Pâques, coll. L’espèce humaine).

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n’avoir soulevé, dans l’esprit des chercheurs, aucun pagnée par moments d’une musique, jouée par deux
problème de souveraineté territoriale et s’appa- musiciens visibles sur la scène, à gauche de l’écran,
renter pour eux à une légitime opération de sauve-
assis en tailleur sur un tapis. L’un joue de la clarinet-
tage culturel. Dans une lettre qu’il avait adressée
à Paul Rivet quelque temps avant l’arrivée du te, l’autre d’un étrange instrument, une tape-guitare,
Mercator pour lui rendre compte des progrès de la comme l’explique le document dactylographié distri-
mission, Alfred Métraux lui avait dressé un petit bué à l’entrée de la séance : la tape-guitare, ou tipta-
bilan provisoire : « Les collections comportent une re, ou encore Chapman Stick (du nom de son inven-
série complète de tout ce que l’île donne au point
teur, Emmett Chapman) a été conçue spécialement
de vue archéologique : couteaux de pierre,
hameçons de pierre et d’os, aiguilles, instruments pour le musicien que l’on voit à l’œuvre, et pour l’ac-
de pêche, haches de pierre, herminettes, pierres compagnement de films muets. « Le Stick », dit le
sexuées, etc., deux têtes de statue, un chapeau document, « est un instrument proche de la guitare
rouge, pierres de maison, etc. En dehors de la électrique, mais dans lequel les douze cordes sont frap-
grosse tête destinée au Cinquantenaire [le musée
pées, ou “tapées”, du bout des doigts. À l’inverse de
bruxellois dirigé par Lavachery], nous n’avons
trouvé aucune statue transportable. Nous aurons la guitare, le musicien peut donc jouer des deux mains
même énormément de difficultés à charger la tête en indépendance, ce qui lui permet d’aborder un rôle
et le moindre de nos ennuis n’aura pas été le décret pianistique ». Les deux musiciens, Emmanuel Suys et
déclarant les monuments de l’Île de Pâques Daniel Schell, l’homme au Stick, forment le « Karo
“monuments nationaux”. (Ce qui n’empêche
duo » et une courte discographie de ce groupe, de créa-
naturellement pas leur destruction stupide par les
Chiliens et les indigènes)6 ». Le film montre qu’une tion récente, est donnée dans le document explicatif.
statue transportable a finalement été trouvée et L’atmosphère de la projection est de nature franche-
que les indigènes eux-mêmes ont prêté leur ment intellectuelle, et les visages sont souriants quand
concours actif au prélèvement de cet important les lumières se rallument, pour observer une pause
patrimoine archéologique, celui-ci n’étant consti-
avant la projection de la seconde partie, réservée à la
tué comme tel qu’aux yeux des savants européens.
On peut rappeler que, dix ans plus tôt, en 1924, production de Henri Storck comme cinéaste engagé.
avait éclaté en France l’affaire André Malraux, Des applaudissements saluent dans un même élan les
autour d’une même opération de prélèvement de musiciens présents et le cinéaste, dont le présentateur
biens archéologiques. « En novembre 1923, le a expliqué en début de séance que, âgé de 90 ans pas-
couple Malraux, ruiné par les spéculations
sés, il n’a pu quitter Bruxelles pour participer en per-

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boursières d’André, arrive à Saigon, résolu, comme
l’écrira Clara dans ses mémoires, à “enlever” sonne, comme il l’aurait souhaité, à la manifestation
quelques statues et à les “vendre en Amérique” organisée en son honneur : on a le sentiment qu’il per-
pour “vivre ensuite tranquilles pendant deux ou çoit de loin le bruit des applaudissements et l’on est
trois ans”. L’expédition permettra de mettre en content pour le vieil homme ainsi justement célébré.
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caisses quelques sculptures, mais le projet tourne


La deuxième partie de la séance présente un Henri
court : André Malraux est inculpé pour “soustrac-
tion de bas-reliefs” et condamné à trois ans de Storck d’une facture très différente. Jusque-là, il appa-
prison ». En France, une pétition de soutien à raissait comme l’opérateur d’actualités qu’il était en
Malraux est aussitôt suscitée dans le monde intel- effet à ses débuts, enregistrant à Ostende, au titre de
lectuel et littéraire, récoltant nombre de signatures, « cinégraphiste officiel », les événements locaux pour
sans faire allusion à l’acte d’appropriation en lui-
le compte d’Éclair-Journal 8. Le film sur l’Île de Pâques,
même, pourtant commis ici à des fins d’enrichis-
sement personnel. La cour de Saigon [sous
plus tardif et tourné au loin par un autre opérateur,
protectorat français] ne fut pas insensible à cette faisait figure de cinéma d’exploration exotique. La
pétition : « Considérant que les “renseignements tonalité des films présentés ensuite est beaucoup plus
fournis [sur l’accusé] [n’étaient] pas mauvais”, elle grave. Les musiciens ont disparu, car ces films sont
ramena la peine à un an de prison avec sursis7 ». sonorisés : en fait, le son et l’image restent dissociés,
André Malraux n’avait alors que 23 ans.
l’opération de sonorisation ayant consisté à surajou-
Au Musée d’Orsay, la projection de cette première ter un commentaire aux images qui, elles, restent
partie des films de Storck, non sonorisés, est accom- muettes. L’ajout des éléments sonores est quelquefois

6. Lettre d’Alfred Métraux à Paul Rivet, destiné à « soutenir les Annamites accablés « fruits des expériences existentielles 8. Denis Marion, « Documentaristes
Hanga-roa, Île de Pâques, 5 décembre par les excès et les tracasseries de l’admi- recueillies au cours de ses voyages flamands et néerlandais », Septentrion, Arts
1934 (citée par M.-C. Laroche, op. cit., nistration coloniale ». Ses premiers romans, “périlleux” en Asie », où il est resté quatre et culture de Flandre et des Pays-Bas, IX,
p. 61-63). publiés après son retour en France en 1927 ans, de 1923 à 1927 (cf. Dictionnaire des 2, 1980, p. 17-24 (repris in Septentrion,
7. Jean-François Sirinelli, Libération, Dossier [Les Conquérants (en 1928), La Voie royale auteurs de tous les temps et de tous les le dialogue permanent, Choix de textes
« Les “J’accuse… !” du siècle », 12 janvier (qui obtiendra le Prix Interallié en 1930), pays, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, publiés dans Septentrion, Rekkem/
1998, p. VI. Aussitôt après le jugement La Condition humaine (en 1933)], sont t. III, Rubrique « Malraux André », rédigée Belgique, Stichting Ons Erfdeel vzw, 1994,
définitif, Malraux fonde, à Saigon, un journal, présentés aujourd’hui comme étant les par Joël Schmidt, p. 258-260). p. 27-32).

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intervenu bien longtemps après le montage du film. grands peintres de son époque », ayant ouvert « la
Ainsi, Histoire du soldat inconnu, le premier film pro- voie de l’avant-garde et du rapport à la fois lyrique
jeté après la pause, a été réalisé en 1932 et sonorisé et abstrait à un sujet réalisé avec un montage rigou-
en 1959, à l’initiative de la Cinémathèque royale de reux et poétique », et le cinéaste engagé d’autre part,
Belgique, que Storck lui-même avait fondée9, en 1938. « humaniste et témoin de son temps12 »), brouille la
Même ainsi modernisé, le film reste opaque au spec- chronologie réelle de l’œuvre. On a l’impression de
tateur français d’aujourd’hui : il est fait d’extraits d’ac- deux séries temporelles successives et d’une conver-
tualités tournées en 1928 – 1929, montrant, entre sion progressive du cinéaste aux thèmes politiques
autres, l’inquiétante effervescence diplomatique de engagés (qui l’aurait fait passer, par exemple, de l’in-
l’époque, mais la plupart des personnages politiques térêt esthétique pour les indigènes de l’Île de Pâques
filmés sont impossibles à identifier, sauf à avoir une à la compassion indignée pour les mineurs spoliés,
érudition particulière en la matière et l’œil assez expert eux aussi, de leurs droits), mais l’ordre chronologique
pour capter les personnages dans leur bref passage à infirme cette idée. Henri Storck semble s’être inté-
l’écran, soumis aux conventions de la prise de vue ressé aux événements sociaux du Borinage dans l’es-
caractéristiques des premiers temps du cinéma de prit de l’opérateur d’actualités qu’il ambitionnait
reportage, c’est-à-dire avec peu de plans rapprochés d’être, après sa première époque de lyrisme esthéti-
et une caméra fixe. Curieusement, le commentaire, sant, celle des courts métrages de ses débuts. La
surajouté pourtant à des fins sans doute explicatives, région du Borinage, voisine de la Flandre d’Henri
n’éclaire en rien sur l’identité précise des personnages Storck, était en effet le théâtre d’une dégradation éco-
publics que l’objectif a saisis 70 ans plus tôt et dont le nomique tragique, dont la brutalité et les funestes
nom aurait peut-être plus de chances d’être connu conséquences sur la situation sociale des travailleurs
aujourd’hui que le visage ou la silhouette. Le public de la mine avaient suscité la solidarité des ouvriers
est silencieusement respectueux, comme impression- des autres industries. La lecture d’une brochure inti-
né par la tension dramatique et l’intention ardemment tulée On crève au levant de Mons, écrite par un cer-
pacifiste contenues dans l’œuvre, sans que la démons- tain Dr. Hennebert (qu’on peut supposer être un
tration que celle-ci propose puisse être réellement com- médecin, choqué par les conditions de vie de la popu-
prise. La projection de Misère au Borinage trouve ainsi, lation minière autour de lui) et citée comme source
au moment où elle enchaîne avec Histoire du soldat dans la courte présentation faite du film par les rédac-

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inconnu, un public sagement indulgent, un peu médu- teurs du programme du festival, a pu être le déclic
sé, élégamment réceptif à ce qui va suivre. qui l’a poussé à se mobiliser pour cette cause. Le
thème de l’après-midi étant centré autour de l’œuvre
de Henri Storck, on a tendance, en tout cas, à lui
Misère au Borinage
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attribuer l’initiative du reportage en pays minier wal-


Misère au Borinage, qui « reste la référence du film lon et à l’imaginer faisant appel à Joris Ivens pour
documentaire belge dans l’engagement social10 » et qu’il s’associât à l’entreprise13. Il est logique de pen-
fait partie, aujourd’hui, du patrimoine cinémato- ser que les deux cinéastes se sont rencontrés à
graphique11, est une œuvre réalisée en collaboration Bruxelles, au II e Congrès international du cinéma
par deux auteurs, Joris Ivens (de nationalité hollan- indépendant de 1930 : c’est à cette occasion, en effet,
daise) et Henri Storck, dont la rencontre artistique que Henri Storck avait fait la connaissance d’un autre
n’eut pas d’autre suite. Le film, qui dure 35 minutes, jeune réalisateur, Jean Vigo, qui le prit comme assis-
date de 1933, c’est-à-dire que Henri Storck le réali- tant-décorateur sur le tournage de Zéro de conduite
sa deux ans avant de travailler au montage de L’île (filmé à Paris, en une dizaine de jours, au tournant
de Pâques : la présentation thématique adoptée par de l’année 1932 – 1933, soit quelques mois avant que
les organisateurs du Festival du Cinéma belge, qui le projet de Misère au Borinage ne prenne forme)14.
présentent Henri Storck sous deux rubriques claire- Au moment d’aborder Misère au Borinage, Henri
ment différenciées (le poète d’une part, « proche des Storck n’avait que 26 ans et n’opérait que depuis deux

9. Avec André Thirifays et Pierre Vermeylen, mettant au rang du film de Jean Rouch, Moi belge, op. cit., p. 8-9. 1932 dans cette région, je pensai aussi-
ses associés du Club de l’Écran, voir infra, un Noir (Georges Sadoul, « Quelques 13. Henri Storck l’a confirmé, en effet : tôt à Joris Ivens pour lui offrir de tourner ce
note 13. sources du nouveau cinéma français », « Lorsqu’au cours de l’été 1933, le Club de film avec moi » (cité dans le Programme
10. Programme du Festival du cinéma Esprit, 6, juin 1960 ; repris in Georges l’écran de Bruxelles, un important ciné-club de la rétrospective Joris Ivens et Marceline
belge, 22 mars-6 avril 1997, Musée Sadoul, Écrits 1, Chroniques du cinéma de gauche dirigé par Pierre Vermeylen et Loridan, 5es Escales documentaires, Festival
d’Orsay, Paris. français, 1939 – 1967, Paris, Union André Thirifays, me proposa de tourner un international du documentaire de création,
11. Dans un article consacré, en 1960, générale d’éditions, coll. 10/18, 1979, reportage sur les conséquences sociales La Rochelle, 8-13 novembre 2005).
aux fondements du nouveau cinéma p. 204-217). de la grande grève révolutionnaire des
français, Georges Sadoul le cite en le 12. Programme du Festival du cinéma mineurs du Borinage qui avait eu lieu en

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ou trois années seulement, tandis que Joris Ivens, de Joris Ivens, fils de commerçant. Comme lui, je me suis
neuf ans son aîné, connaissait déjà la notoriété dans le occupé un temps des affaires familiales. Quand mon
cercle des initiés. En 1928, Joris Ivens avait créé en père est mort, j’avais seize ans et j’ai dirigé, jusqu’à
Hollande la Film Liga, « qui était, plus qu’un simple l’âge de vingt-trois ans, le magasin de chaussures de
ciné-club, un prodigieux lieu de rencontre et de dis- ma mère. C’était beaucoup de travail (l’administra-
cussion de l’intelligentsia néerlandaise avec les tion, les rapports avec les clients, les fournisseurs), et
cinéastes étrangers (des hommes comme Eisenstein et comme initiation à la vie, c’était très intéressant18.
Poudovkine en gardèrent le souvenir émerveillé)15 ». Mais je n’étais pas du tout préparé à rencontrer des
C’est probablement sur le modèle de la Film Liga (et ouvriers, à affronter des situations de misère, de rési-
peut-être aussi sur celui du ciné-club créé par Jean Vigo gnation ou de révolte, de courage. La grande expé-
à Nice, « Les amis du cinéma », inauguré en 1930) que rience de Joris Ivens, auparavant, avait été une com-
Henri Storck avait travaillé, à son tour, à la création à mande, reçue par son père, de faire un film sur Philips.
Bruxelles du « Club de l’écran », qui produisit Misère Il aurait voulu filmer les ouvriers chez eux, mais la
au Borinage, avec toutefois l’aide financière d’un mécè- direction lui avait interdit de tourner en dehors de
ne flamand acquis aux idées communistes. l’usine19. Avec Borinage, c’était le contraire : nous ne
pouvions pas entrer dans la mine, nous n’avions
« Cet anti-conformiste était un des hommes
devant nous que les maisons, les femmes, les enfants,
les plus riches de Belgique. Il avait des proprié-
tés immenses à La Panne, la dernière petite la vie privée. […] On voit mieux un sujet si on le trai-
plage avant la France. Vers 1800, son arrière- te pour la première fois. Il faut adapter sa technique,
grand-tante avait acheté aux pêcheurs des son style, sa manière de décrire. C’est ce que nous
centaines d’hectares de dunes qui n’avaient à avons fait pour Borinage. Il nous a fallu trouver de
ce moment-là aucune valeur. Les terrains ont
nouvelles méthodes parce que la situation, pour nous,
commencé à valoir des fortunes colossales
quand on s’est mis à construire des villas, et était nouvelle20 ». À ces particularités, il faut ajouter
notre homme s’est enrichi. Il a aujourd’hui, que Ivens et Storck étaient tous deux de culture néer-
au cimetière de La Panne, un grand monument landophone et que, dans le Borinage, ils rencontraient
dans le style soviétique des années trente, avec de près, et peut-être pour la première fois, une socié-
faucille et marteau, en accord avec ses idées. té francophone que leurs compatriotes flamands et
Il était prévu de faire appel à lui pour d’autres
hollandais, d’une même culture néerlandophone,
films, mais il est mort en 1934, la veille de la

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présentation de Borinage 16 ». avaient tendance à stigmatiser, ce qui a dû donner un
caractère secrètement subversif à leur association.
Le film était aussi porté par un courant particulier, Les images du film sont souvent poignantes. Les
très convaincu de l’efficacité de l’éducation politique premiers moments sont consacrés à un montage d’ac-
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par l’image17. Il était soutenu, en particulier, par le tualités, qui présentent des manifestations ouvrières et
Secours rouge international et le Secours ouvrier inter- leur répression, en Belgique ou ailleurs, à la manière
national, deux organisations proches du Parti com- approximative des prises de vue d’alors, à la fois sug-
muniste, mais, pour Storck lui-même, le milieu ouvrier gestives et frustrantes. Les opérateurs donnent l’im-
était un sujet totalement nouveau : « J’étais, comme pression d’avoir dû se cacher pour prendre leurs

14. Henri Storck, âgé de 25 ans lors du ces institutions, sous des noms à peine diffé- est devenu directeur technique à l’âge de difficile l’accès d’une caméra à l’intérieur
tournage de Zéro de conduite, outre qu’il en rents, dans nombre de lieux militants dans 28 ans, après de solides études en Hollande d’une usine et impensable l’interdiction patro-
était l’assistant décorateur, jouait un petit les années 1930. À Bruxelles, un Théâtre (à l’issue de ses études secondaires, il avait nale d’aller filmer la vie privée des ouvriers)
rôle dans le film. Tous les indices témoi- prolétarien (puis un Théâtre de l’équipe) avait fréquenté la Haute école économique de venait du fait qu’il s’agissait d’un film de
gnent d’une relation amicale très forte entre été créé par Fernand Piette, qui collabora Rotterdam) et en Allemagne. C’est à ce titre commande de la firme Philips, conçu par les
Storck et Vigo. Jean Vigo est mort l’année étroitement avec Henri Storck. Ce dernier qu’il a ouvert, dans cette firme, une section commanditaires comme une publicité en
suivante, en 1934, à 29 ans, et l’on peut raconte lui-même que Fernand Piette « sauva consacrée au cinéma. Il a commencé par faveur de la marque. Le jeune cinéaste en
facilement concevoir le choc émotionnel en 1940 le négatif de Misère au Borinage en faire des films expérimentaux, avant qu’un fit un documentaire sur l’asservissement
subi par le cadet. l’enterrant dans un jardin pour échapper aux voyage effectué en URSS, en 1930 (il a ouvrier, Philips-Radio (Symphonie indus-
15. Paul Davay, « Petite planète du cinéma : recherches des nazis qui le réclamaient ». alors 32 ans), sur l’invitation de Vsevolod trielle). À l’époque du tournage de ce film,
les Pays-Bas », Cinéma 68, 129, octobre Henri Storck mentionne aussi la collaboration, Poudovkine, théoricien du cinéma socia- en 1931, il revenait en fait d’un séjour en
1968, p. 46-63, spécialement p. 48. pour Misère au Borinage précisément, de liste, ne vienne infléchir ses intérêts et URSS, où il retournera après le tournage
16. « Henri Storck », in Claire Devarrieux Gaston Vernaillen, un autre animateur du l’orienter vers le réalisme et l’engagement de Philips-Radio, pour y réaliser un film sur
et Marie-Christine de Navacelle, Cinéma du Théâtre prolétarien (Cinergie.be, «Hommage idéologique et politique (cf. Dictionnaire du un chantier de hauts fourneaux à
réel, Paris, Éd. Autrement, 1988, p. 53- à Henri Storck », octobre 2005). cinéma, sous la direction de Jean-Loup Magnitogorsk, un grand centre d’industrie
59, spécialement p. 54. 18. Contrairement à ce que suggère Henri Passek, Paris, Larousse, 1991 ; Jean Tulard, sidérurgique (Le chant des héros, 1932).
17. L’époque est celle du « théâtre proléta- Storck, Joris Ivens a bénéficié d’une situa- Dictionnaire du cinéma, t. I, « Les réalisa- C’est nanti de cette expérience qu’il entre-
rien». On cite souvent le rôle d’Albert Camus, tion de départ plus favorable que la sienne : teurs », Paris, Robert Laffont, 1982, prend Misère au Borinage.
fondant à Alger le Théâtre du travail, en son père s’occupait d’une importante nouvelle éd. revue et actualisée, 1992). 20. « Henri Storck », in C. Devarrieux et
1935, puis le Théâtre de l’équipe (après son société de vente d’appareils et de produits 19. Cette interdiction (qui étonne au regard M.-C. de Navacelle, op. cit., p. 53-54.
départ du Parti communiste) : on retrouve photographiques (la CAPI), dont Joris Ivens des normes d’aujourd’hui, qui rendent plus

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images : ils filment de loin, souvent en oblique, comme te, occupe le matelas, qui a été étendu dans un espa-
s’ils étaient postés à l’angle d’un immeuble d’où ils ne ce étroit, qu’on dirait celui d’un cagibi : le matelas
peuvent saisir que ce qui se présente dans leur axe, déborde du seuil. Il semble ne pas faire bien chaud,
quelques rangs d’un enterrement ouvrier où les il fait à peine clair, une petite brume sale grisaille les
hommes sont tous coiffés d’un chapeau, un piquet de lieux. Un homme en vélo vient apporter un pain. La
grève en attente, des hommes armés d’un gourdin, un scène est simple, forte, dépouillée de tout sentimen-
face-à-face entre manifestants et gardes mobiles se talisme, et cet effet est amplifié par le fait que les per-
tenant mutuellement en respect. C’est le commentai- sonnages, étant muets, taisent leur souffrance et que
re qui informe sur les événements filmés en l’on oublie que leur mutisme est lié à l’état de la tech-
Wallonie21 : le mouvement de protestation rassemble nique du moment et non directement au caractère
des mineurs qui se sont mis en grève en juillet 1932 indicible du malheur qui les frappe.
pour s’opposer au système de rémunération des tra- On voit aussi à l’image l’intérieur d’un logement
vailleurs du fond, qui privilégie le rendement au détri- exigu d’une seule pièce, où vit une famille qui comp-
ment de la sécurité. Des chiffres sont donnés : on parle te huit ou neuf enfants. On les surprend le matin, au
de plusieurs centaines d’accidents du travail en une réveil. Tous les habitants sont d’abord couchés, immo-
seule année, et cette précision institue immédiatement biles, sur des matelas alignés côte à côte sur le sol, la
l’action ouvrière dans sa légitimité et la troupe poli- caméra balaie les visages endormis. Dans un même
cière dans le rôle haïssable du bras séculier des socié- mouvement d’ensemble, chacun se met soudain en
tés exploitantes, propriétaires des charbonnages de devoir de se lever et de suivre sa routine coutumière.
Wallonie. Une fois ces éléments de compréhension Le père fait, par exemple, le geste qu’il a l’habitude
posés par l’image et par la légende qui l’explicite, les de faire tous les matins : il dégage un petit matelas
cinéastes vont s’employer à montrer en images signi- d’enfant coincé entre quatre bâtons dressés, qui sont
ficatives la punition infligée ensuite à ces grévistes par en réalité les pieds d’une table qui, retournée, a servi
le patronat industriel, installé dans son pouvoir mono- de lit-cage et de socle pendant la nuit et qui, remise
polistique. « Nous voulions révéler ce qu’avait de dan- sur ses pieds, reprend son rôle de table pendant la
tesque, d’infernal, ce monde ouvrier, comment on y journée. Ici aussi, le silence est impressionnant. La
subit une misère inimaginable, la dégradation, la rési- caméra s’attarde ensuite sur quelques enfants atta-
gnation, la révolte22 ». Les mineurs repérés comme blés, installés devant l’objectif : ils sont soumis à un

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grévistes seront en effet frappés d’ostracisme une fois test de performance, selon lequel ils doivent simple-
les puits remis en route, et empêchés de travailler dans ment départager des boutons de couleur noire et
tout le bassin minier du Borinage, les patrons se pas- blanche. Devant l’incapacité des enfants à comprendre
sant la consigne d’exclusion d’une compagnie à l’autre. l’exercice, le commentateur fait remarquer, sans
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Ces travailleurs étant logés dans des cités minières grands égards dans l’expression, les conséquences
par leurs employeurs, moyennant un loyer vite deve- funestes de la misère, qui conduit les enfants à l’« arrié-
nu impossible à assumer, ceux-ci ont pu procéder, en ration mentale ».
toute légalité, à des expulsions en série (et à grande
échelle, puisque, dit le commentaire, dans une cité Henri Storck se souviendra des scènes du Borinage
lorsqu’il travaillera, quatre ans plus tard, à un film
comptant 330 maisons, 200 d’entre elles vont se trou-
commandé par la Société nationale des habita-
ver inoccupées), les habitants étant ainsi jetés à la rue tions à bon marché, Les maisons de la misère,
sans ressources : c’est là le sujet central du film. Trois tourné en 1937 (non présenté au cours de l’après-
opérateurs ont enregistré les images de cette détres- midi du Musée d’Orsay, mais proposé un peu plus
se collective (Ivens, Storck et François Rents) et la tard dans le programme de la Vidéothèque de
Paris). La ressemblance est si étroite entre les logis
brutalité des situations ainsi sobrement exposées est
filmés en 1933 et 1937 qu’on peut confondre non
saisissante. Ici, l’on voit un couple et son petit enfant seulement les décors mais les personnages et les
campant devant la maison dont il vient d’être expul- objets. On semble revoir la même rangée de chaus-
sé : aucun voisin, dit le commentaire, n’ose accueillir, settes trouées suspendues au fil à sécher le linge,
même provisoirement, les personnes mises à la rue, avec quelquefois une grosse « patate » au talon
de peur de se voir expulsé à son tour, et le ménage se (c’est le pied enfilé dedans qui fera « patate » en
saillant hors de l’espace troué), le même petit lit-
tient à l’extérieur de sa propre porte, entouré de ses
cage, le même poêle. Peut-être faut-il y voir la
biens insaisissables, c’est-à-dire un matelas, un petit raison de sa non-sélection dans la rétrospective
poêle, des vêtements. La femme, visiblement encein- du Musée d’Orsay ? On dit des Maisons de la

21. Le film a été sonorisé après coup, d’abord dans une version soviétique, qui a été reprise en français par Henri Storck en 1960, soit 27 ans après le tournage. 22. Jean
Queval, Henri Storck ou la traversée du cinéma, Bruxelles, Festival national du film belge, 1976 (cité dans le Catalogue des États généraux de Lussas, Lussas, Ardèche, 1996).

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misère qu’il est un documentaire-fiction sur les se présente, portant à la main un chapeau de feutre,
taudis ; il est aussi (et surtout) un film de propa- qu’il tend à l’huissier en même temps qu’une serviet-
gande à la gloire des réalisations urbanistiques de
te de cuir, un vêtement est plié sur son bras. L’huissier
la Société des habitations à bon marché, et, à ce
titre, naïvement orienté. Dans les taudis, les mœurs
s’empare du chapeau et s’en coiffe immédiatement :
sont frustes : un homme élève des asticots sous étant ainsi réintégré dans son état d’huissier, il peut
son lit à partir d’une carcasse animale volontai- commencer à officier, il ouvre le rabat de sa serviet-
rement laissée à son processus de décomposition ; te. En fait, c’est la déconfiture de l’huissier qui va être
un autre flanque, en passant, une claque sur le filmée. En effet, la caméra est plantée ensuite à l’in-
derrière d’une femme, d’un air égrillard ; un bébé,
térieur de la maison, face à la porte d’entrée, par
dans les bras de son père, boit des petites lampées
de bière dans le bock paternel. Dans les habitations laquelle on voit entrer un par un des hommes en cas-
nouvelles, tout est souriant au contraire, les mœurs quette, qui envahissent la pièce et se répartissent dans
n’ont plus rien de blâmable, il y a des rondes tous les coins pour aller s’accoter ostensiblement aux
d’enfants (ou de jeunes filles ?) dans les rues- différents meubles (à l’armoire, au buffet, à quelque
promenades joliment pavées, les habits sont gais,
chose qui est peut-être un coffre, ou une table, car la
les mines réjouies. Les maisons de la misère est un
film très ambigu, qui, rétrospectivement, brouille
caméra a si peu de recul et la lumière est si mesurée
la limpidité du film précédent, du fait de la totale qu’on discerne mal les éléments précis de la scène) :
soumission intellectuelle du cinéaste à l’égard de il est interdit de bousculer les personnes pour saisir
son commanditaire officiel. On a vu comment le mobilier, c’est du moins ce qu’on peut logiquement
Joris Ivens, dans une situation semblable vis-à- déduire de la scène, car le commentaire ne le dit pas
vis de Philips, avait su contourner, pour sa part,
explicitement. En tout cas, l’huissier est empêché de
les pièges du travail de commande, mais il était
porté par une conviction militante dure, peu pratiquer la saisie, et on le voit quitter la maison bre-
propice aux concessions, même pour des raisons douille (la caméra est de nouveau à l’extérieur) et,
de survie professionnelle (un impératif que Storck désormais habillé comme il se doit (avec chapeau et
ne pouvait négliger puisqu’il était empêché de long par-dessus), passer d’un geste rageur sa casquette
travailler en Belgique depuis le Borinage). Et puis,
de déguisement à l’un des gendarmes qui l’escortent.
il n’avait pas lui-même négocié les conditions de
sa coopération avec la firme : la commande ayant
La compassion du public au vu de ces images tra-
été reçue par son père, le fils pouvait parfaite- giques est presque palpable, l’attention est soutenue,
ment se sentir dégagé de tout engagement quant aucun bruit n’est perceptible, l’immobilité est géné-

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à la ligne du film à produire. rale et impressionnante de respect, quand, un peu plus
La scène la plus éloquente de Misère au Borinage est tard, tombe la conclusion du film, dite d’une voix
celle de la visite de l’huissier au domicile d’une famil- déterminée et grave, en forme de slogan politique :
le ouvrière en vue de son expulsion immédiate. La « L’humanité ne sera sauvée de l’exploitation de l’hom-
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caméra se trouve à quelque distance d’une maison, me par l’homme que par la dictature du prolétariat
dont on aperçoit la façade et la porte d’entrée, avec pour l’avènement du socialisme ». L’effet de distan-
sa partie haute vitrée. Un homme se présente à cette ciation est immédiat. Aucun applaudissement ne salue-
porte, de l’extérieur, on le voit de dos. Il est en cos- ra la fin du film. Tout se passe comme si le public avait
tume et coiffé d’une casquette : c’est l’huissier, dit le pris subitement conscience à la fois que le film était
commentaire, qui s’est déguisé en ouvrier pour se faire daté, c’est-à-dire qu’il concernait un monde révolu,
accepter comme visiteur et s’introduire ainsi dans la et qu’il était non seulement militant mais inspiré par
maison. On suppose qu’il a cogné à la porte, car une la théorie communiste la plus orthodoxe, non indé-
femme s’encadre dans le rectangle vitré du haut. On pendant en somme. Au fond, on aurait préféré
la voit en buste, on distingue mal l’expression de son qu’Henri Storck et Joris Ivens laissent de côté les
visage, on espère qu’elle va se méfier et ne pas laisser convictions politiques qui, pourtant, les ont mobili-
entrer l’huissier. Mais, après un bref conciliabule muet, sés pour faire leur film.
la porte s’ouvre au contraire toute grande. Dans la
Le commentaire a été ajouté au film en 1960, à une
séquence suivante, la caméra s’est rapprochée et se époque où l’idéologie communiste n’avait plus le
trouve juste dans l’axe de la scène intérieure qui se même rôle qu’en 1933 (même si l’on s’est contenté
déroule ensuite, et dont ainsi on ne perd rien, car la de déclamer le contenu des cartons intercalaires,
porte reste ouverte sur les pas de l’huissier : aussitôt ce qui semble possible d’après la scansion adoptée
par le récitant), mais pas encore celui d’aujour-
entré, celui-ci s’installe à une table accotée au mur,
d’hui. À ce titre, la perception qu’on peut avoir
en vue directe de la porte, et se défait de sa casquet- aujourd’hui de l’appel final à la dictature du prolé-
te qu’il plaque devant lui sur la table. La femme est tariat est doublement anachronique. La formule
debout à ses côtés et le regarde faire. Puis l’huissier consterne le public du Musée d’Orsay. Elle aurait
tourne ses regards vers la porte : un gendarme en tenue probablement diverti celui du cinéma Saint-André-

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des-Arts par exemple, en tant que public appar- rement associés à celle-ci. La scène du réveil matinal
tenant à une fraction du monde intellectuel plus dans la famille nombreuse relève, elle aussi, du tru-
distanciée du goût académique, si l’on en croit
cage légitime : censés être filmés au moment de leur
cet échange entre Hervé Le Roux et les critiques
des Inrockuptibles, Serge Kaganski et Dominique réveil, tous les habitants de la pièce sont supposés
Marchais (Hervé Le Roux était interrogé à l’occa- endormis quand la caméra commence à explorer les
sion de la sortie de son film Reprise, projeté au lieux et chacun d’eux, des parents aux plus petits des
Saint-André-des-Arts en 1977, au moment même enfants, se tient coi sous sa couverture pendant que
où se déroulait l’après-midi « Storck » au Musée le commentaire présente le tragique de cette situa-
d’Orsay) :
« S.K. et D.M. : Desplechin disait récemment que
tion de sur-encombrement de l’habitat. Seul un enfant
la classe ouvrière avait disparu. en très bas âge, qui occupe un lit-cage dans un coin,
H.L.R. : Elle a disparu en tant que mythe et aussi s’est mis debout sur sa literie défaite, on l’aperçoit
en tant que politique. La dictature du prolétariat, fugitivement mais ses petites jambes restent long-
ça fait rire tout le monde23 ». temps dans le champ tandis que la caméra balaie gra-
vement le mouvement de scène collectif, indifféren-
Un documentaire « organisé » te au bébé captivé par le spectacle : grâce à lui
cependant, on se rappelle qu’une caméra fonctionne,
La conclusion militante de Misère au Borinage était que des opérateurs sont là, que la pièce n’est pas
annoncée en fait par quelques indices verbaux (en comme d’habitude, que les comportements sont anor-
particulier par l’emploi quasi naturalisé du vocabu- malement disciplinés. Et pourtant, c’est bien la vie
laire marxiste, « prolétaires », « capitalisme », « exploi- quotidienne qu’on est venu filmer, dans sa crudité et
tation ») et aussi par la manière de filmer les ouvriers son réalisme.
déshérités. Dans toutes les scènes anecdotiques (le Quelques informations précises ont été données
couple à la rue, la famille nombreuse au réveil, la visi- sur le tournage de la scène où l’on voit un couple cam-
te de l’huissier), l’intention démonstrative est évi- per dans la rue. Cette scène est, elle aussi, une recons-
dente, avec la mise en place d’un argumentaire truction, du moins en partie, exactement comme le
construit, pédagogiquement pertinent 24. Dans la sont les scènes de l’huissier et de la famille nom-
scène de l’huissier par exemple, il est manifeste qu’on breuse : pour les besoins de l’enregistrement, un
assiste à une reconstitution plutôt qu’à un événement couple authentique est mis en situation, c’est-à-dire

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direct. Les gens sont réels mais la situation qu’ils dans une situation aussi proche que possible de la réa-
affrontent devant la caméra est « jouée » par eux. On lité, dont ils jouent fidèlement les apparences. Les
le voit à de multiples signes : l’emplacement constam- expressions physionomiques ne manifestent ni l’an-
ment favorable de la caméra (qui embrasse toujours goisse ni la révolte, mais seulement quelque chose qui
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tout ce qu’il faut pour que l’image ait du sens), le s’adresse au cinéaste et qui est de l’ordre du consen-
traitement de la casquette comme élément drama- tement, de l’acquiescement donné à son projet, du
turgique (qui à soi seul symbolise la condition ouvriè- désir de lui faire plaisir. En 1995, en marge de la pro-
re et la résume), l’heureux dénouement (qui récom- jection en séance spéciale d’une sélection de films de
pense la solidarité des démunis), le tempo du récit, Joris Ivens au Festival du cinéma du réel, une exposi-
naïvement linéaire et progressif. Et surtout, on l’ob- tion avait été organisée par le Centre Georges
serve au travers de l’expression physionomique des Pompidou, rassemblant une quarantaine de photo-
« acteurs » de ce drame : les personnages, quels qu’ils graphies prises par Willy Kessel sur le tournage de
soient (l’huissier, la femme d’ouvrier, les camarades), Misère au Borinage : ces photos font l’objet d’une
offrent indifféremment le même visage tranquille. exposition itinérante, régulièrement proposée, mais
L’huissier est un peu moins avenant que les autres, ces documents, véritablement attachants, donnent peu
mais tous sont mesurés dans leur action. Ils jouent, d’indications sur la manière dont les deux cinéastes,
avec une touchante bonne volonté qu’il faut mettre Ivens et Storck, ont procédé pour obtenir de leurs
au crédit du cinéaste, une situation qui leur est fami- acteurs qu’ils répondent aux exigences de la prise de
lière, sans exprimer les sentiments qui sont ordinai- vues25. Joris Ivens a donné quelques éléments de

23. Les Inrockuptibles, 26 mars 1997, 24. Le film était produit, on l’a vu, par le l’écran, s’intitule « Éducation par l’image ». Sadoul, « Joris Ivens, maître du cinéma-
p. 40. Pour une analyse détaillée du film Club de l’écran, qui rassemblait « de bons 25. À l’époque du tournage de Misère au vérité », Préface, in Abraham Zalzman, Joris
Reprise et de sa réception, cf. Yvette bourgeois » comme le précise Henri Storck Borinage, un hebdomadaire illustré, Ivens, Paris, Seghers, Les grands cinéastes,
Delsaut, « Éphémère 68. À propos de lui-même (« Henri Storck », in C. Devarrieux Regards, avait publié un reportage d’Egon 1963 ; repris in Georges Sadoul, Rencontres
Reprise, de Hervé Le Roux », Actes de la et M.-C. de Navacelle, op. cit., p. 54), dans Erwin Kisch sur le film, illustré de photo- 1, Chroniques et entretiens, Choix et notes
recherche en sciences sociales, 158, juin un but éducatif : au générique du film, la graphies d’Ivens et de Storck (Regards, de Bernard Eisenschitz, Paris, Denoël,
2005, p. 62-95. société productrice, créée par le Club de 17, 11 mars 1934, cité par Georges 1984, p. 291-305).

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Lumière d’ambiance sur les années 1930

réponse dans une livraison de Commune datée de le dernier des crimes pour la Belgique bourgeoise
l’époque du tournage de Misère au Borinage : « Être de l’époque » et qu’il fut longtemps sans recevoir
aucune commande et sans pouvoir gagner sa vie
chômeur, ça veut dire être expulsé de la maison, parce
comme cinéaste29. D’où sans doute la production
que la maison appartient à la direction des mines. et le montage de L’île de Pâques, en 1935, et le
Nous avons trouvé le mineur C., que nous filmons malheureux film de commande des Maisons de
aujourd’hui. Les gendarmes ont fermé les portes, la misère en 1937.
devant et derrière, avec des clous. La famille : le père,
la mère et les trois gosses [on n’en voit qu’un à S’agissant de qualifier le parti pris par Storck et Ivens
l’écran] dorment déjà depuis trois nuits dehors, sur de faire jouer des scènes à seule fin de les filmer,
un matelas. Heureusement, ils ont réussi à ouvrir la Georges Sadoul préfère parler de « documentaire orga-
porte des WC. La mère y dort pour être protégée un nisé », plutôt que de reconstitution proprement dite.
tout petit peu contre le vent. J’avais convaincu C. « Un documentariste n’organise-t-il pas toujours ce
de tourner la situation inhumaine de sa famille. Il qu’il “donnera à voir” ? », s’interroge-t-il. Citant Ivens
sait que, par ce film, nous prenons part à sa lutte lui-même, il donne des précisions sur le tournage
de chaque jour. Il faut que nous ayons tourné tout d’une scène de Borinage, qui pourtant, de premier
ça avant 8 heures du matin. À cette heure les gen- abord, à l’inverse des scènes citées plus haut, semblait
darmes arrivent et veulent toujours empêcher qu’on bien avoir été prise sur le vif. L’une des séquences du
prenne des photos. Il fait beaucoup de brouillard. film est consacrée en effet à une manifestation anté-
Allez-y vite : trois ou quatre prises de vues de cette rieure au tournage, puisqu’elle avait eu lieu pour com-
famille qui dort dehors : la mère est enceinte, dans mémorer le cinquantième anniversaire de la mort de
un mois encore un enfant26 ». Karl Marx en mars 1933 (alors que le film a été tour-
né en automne, après les mouvements de juin-juillet),
Georges Sadoul dit aussi son émotion à la vue de et l’on pourrait croire que les cinéastes ont intégré
ce tableau : « Nous avons revu ces images de la dans leur film des bandes d’actualité tournées en situa-
famille C. salle Pleyel, jeudi dernier. Les recherches
tion réelle. En fait, ils ont fait « rejouer » cet événe-
techniques n’en sont pas l’essentiel. En aurait-on
eu le goût, même s’il n’avait pas fallu se presser ment par ses acteurs d’origine : « Les syndicats mobi-
pour éviter l’arrivée des gendarmes ?… mais quelle lisèrent les ex-grévistes (qui envahirent les rues avec
bouleversante humanité montait de ces documents leurs drapeaux rouges et leurs banderoles). Ils savaient
enregistrés au Borinage le jeudi 11 octobre 1933 :

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bien qu’ils étaient là pour “faire du cinéma”. Mais
la famille C. dormant devant sa maison aux portes
quand ils se sentirent ensemble et qu’ils se mirent à
clouées, puis emportant ses pauvres biens sur une
brouette ; les terrils de Quaregnon couverts de
chanter, la mise en scène, la reconstitution, se trans-
chômeurs, de vieillards, d’enfants cherchant des forma en vérité en une manifestation véritable. Si bien
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débris de charbon, les montagnes d’anthracite que la gendarmerie belge dut intervenir, croyant sans
accumulé, qui se désagrègent sous la pluie… Joris doute que la grève (hier perdue) allait recommen-
Ivens et son collaborateur Henri Storck atteignent cer…30 ». La remarque concernant l’effet de la fiction
le pathétique hors de tout artifice, mais par leur
(la fausse manifestation) sur la réalité des émotions
sincérité véhémente. Ils étaient des témoins qui
se font égorger27 ». Cette dernière phrase fait des acteurs est intéressante : il est probable que, dans
référence à une citation de Pascal, « Je ne crois toutes les scènes du Borinage, c’est essentiellement
que les histoires dont les témoins se font égorger », par l’effet d’un puissant processus d’identification au
et salue les cinéastes qui, certes, ne risquaient pas jeu qui fait que les acteurs, malgré leur remarquable
d’être égorgés, mais qui payaient de leur personne,
absence d’expressivité dramatique (dans la scène de
et de leur bourse, leur cinéma-vérité, « un cinéma
qui entendait user du film, ce haut-parleur, pour
la manifestation, ils sont timidement souriants et bran-
proclamer une vérité étouffée par les “forces de dissent leur portrait géant de Marx avec une sorte de
l’ordre” », s’exposant ainsi à la prison ou à l’expul- légèreté dans l’expression, alors que la manifestation
sion28. Il faut rappeler que Misère au Borinage qu’ils mimaient s’était probablement déroulée dans
fut interdit par la censure, que Joris Ivens dut une atmosphère tendue, puisqu’elle avait été interdi-
quitter la Hollande pour continuer à travailler,
te), jouent vrai et que Borinage a pu être salué comme
que Henri Storck, resté en Belgique, se vit « catalo-
gué communiste [la version muette, telle qu’elle l’« un des plus émouvants documentaires qui aient
était à l’origine, comportait des cartons qui ne jamais été faits sur la misère des cités ouvrières31 ».
faisaient pas mystère de leur inspiration marxiste], Beaucoup d’éléments sont d’ailleurs réels, et même

26. « Cinéma : Joris Ivens et Henri Storck le documentaire militant », Les Lettres 27. Ibid., p. 284-285 (c’est moi qui M.-C. de Navacelle, op. cit., p. 53-59.
tournent Borinage », Commune, 7-8, mars- françaises, 302, 9 mars 1950 (repris in souligne). 30. G. Sadoul, Rencontres 1, op. cit.,
avril 1934, cité par Georges Sadoul, « Les G. Sadoul, Rencontres 1, Chroniques et 28. Ibid., p. 299. p. 299.
témoins qui se font égorger, Joris Ivens et entretiens, op. cit., p. 283-286). 29. « Henri Storck », in C. Devarrieux et 31. Ibid., p. 277.

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d’une troublante densité : le corps et le visage des les services de voirie pour attendre que l’événement
personnes, leurs habits, leurs gestes, leur intérêt pour se dessine de lui-même après l’avoir repéré par obser-
la caméra. Ils sont en vie, ces ouvriers d’il y a 65 ans, vation directe33. Un film comme La bataille du rail
et la bouffée de sentimentalité qu’on ressent à les voir de René Clément, œuvre de commande qui, au len-
exister est beaucoup plus violente que ce qu’elle serait demain de la guerre, avait pour objectif déclaré de
à la vue d’une photographie datée de la même époque, montrer la Résistance sous son « vrai » jour, procède
car celle-ci immortalise les personnages en les figeant, de la même façon que Borinage : « les cheminots de
c’est-à-dire en les déclarant morts. France » en sont les acteurs-vedette, les intérieurs fil-
més sont réels, comme le sont l’atelier de locomo-
Joris Ivens avait déjà utilisé la méthode de la
tives et le poste de commandement, mais l’histoire
reconstitution pour un petit film de jeunesse, qui
serait peut-être tombé dans l’oubli (encore qu’il est forcément reconstituée puisque, au moment du
figure régulièrement dans les filmographies du tournage, la guerre est finie. Partant du fait que René
cinéaste, sans doute pour mettre en valeur la préco- Clément avait pris pour modèles d’authentiques che-
cité de son intérêt pour le cinéma) si Pierre-Oscar minots et qu’il racontait d’authentiques exploits de
Lévy ne l’avait pas inclus dans son film pastiche,
résistance, on pouvait dire du film qu’il était « rigou-
Premiers mètres, qu’il réalisa en 1984 et qui fut
présenté au Festival du cinéma du réel en mars reusement vrai »34. La question des rapports entre
1995, dans le cadre de la célébration du cente- réalité et fiction dans le cinéma documentaire a,
naire du cinéma. Le film de Lévy, d’une durée de depuis, été largement discutée, à mesure que l’équi-
treize minutes, était au fond un exercice de pement cinématographique gagnait en souplesse et
faussaire, puisqu’il consistait à présenter de préten- en maniabilité, rendant le travail en direct moins
dus fragments perdus d’œuvres de grands
ostensible, donc plus faisable, et à mesure qu’une tra-
documentaristes (Jean Rouch, Frederick Wiseman,
Nagisa Oshima, « Olga Vertova », épouse suppo- dition de la caméra-témoin s’installait dans le public.
sée de Dziga Vertov), en parodiant leur manière L’exigence du direct authentique n’est-elle pas fina-
caractéristique. En prologue cependant, figurait un lement une utopie, voire un non-sens ? La lecture du
court extrait d’un film authentique, réalisé par numéro que CinémAction a consacré au documen-
Joris Ivens sur les mœurs et les coutumes des
taire français en 1987 fait penser que l’« organisa-
Indiens, dans lequel, pour les besoins de la cause,
Joris Ivens avait déguisé et filmé les membres de tion » des scènes filmées est en réalité l’une des bases
sa propre famille et des gamins de son entourage. de la rhétorique documentaire, qui s’est raffinée

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Il n’avait cependant à l’époque qu’à peine 14 ans32. depuis les années 1930 non pas en se débarrassant
de ces artifices, mais en les assumant35.
Plus sérieusement, la méthode cinématographique
utilisée dans Misère au Borinage, qui consiste à mon- De subtiles catégories de classement sont propo-
trer du réel sous la forme de personnes réellement
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sées selon les doses de réel et de fiction injectées


observables dans la vie, tirées directement de celle- dans les films documentaires, ou plutôt selon la
ci, l’œuvre se construisant autour de ce réel partiel manière dont les deux aspects se combinent. Ainsi,
qui le contamine en retour, a été longtemps le seul le concept de documentaire fiction est avancé pour
qualifier le film de Hervé Bérard, Très insuffisant,
direct cinématographique possible, étant donné la
sorti en 1987, en se fondant sur le commentaire
lourdeur du matériel, sauf à se contenter d’enregis- du jeune cinéaste, qui déclarait en effet qu’« avec
trer des images d’actualités, sans intention pédago- le direct, le film aurait été moins réaliste ». Il avait
gique ou missionnaire. Ce n’est qu’au cours des tourné son film dans son propre lycée, et le public
années 1950 que Joris Ivens apprendra, pour le tour- et les institutions voyaient cette production comme
un véritable documentaire, alors que son auteur
nage de La Seine a rencontré Paris (en 1957), à fil-
l’avait conçue comme une fiction : il s’agissait en
mer en direct et caméra cachée : il réussit en effet à fait d’un cinéma mixte, réel et fictif tout à la fois,
saisir une scène de clochard dans un square parisien avec des situations reconstituées mais des copains
en s’embusquant dans une petite baraque utilisée par de classe jouant tous leur propre rôle, d’après un

32. Dominique Biton, « Un pastiche : travaillait dans les métiers de la photogra- nombreuses indications sur la méthode de j’ai entendu le Festival l’applaudir »
Premiers mètres, de Pierre-Oscar Lévy : phie et que le jeune cinéaste était ainsi tournage du cinéaste. L’embuscade dans la (G. Sadoul, Rencontres 1, op. cit., p. 289).
“Dans le documentaire, il y a aussi manipu- comme naturellement immergé dans l’uni- baraque a été racontée par lui à plusieurs 34. Jean-Pierre Bertin-Maghit, « “La bataille
lation d’images et de sons” », suivi d’un vers naissant de l’art cinématographique reprises et, d’après son récit, Joris Ivens s’y du rail” : de l’authenticité à la chanson de
entretien avec Pierre-Oscar Lévy, (ce qui confirme bien l’avantage acquis dès est enfermé avec son opérateur (André geste », Revue d’histoire moderne et
CinémAction, « Le documentaire français », le départ par Joris Ivens dans son métier Dumaitre) deux jours durant, pour filmer contemporaine, XXXIII, avril-juin 1986,
41, 1987, p. 108-113. Le film du jeune de cinéaste, par rapport à Henri Storck, « ce déchirant joyau : un chômeur, au bout p. 280-300.
Joris Ivens sur les Peaux-Rouges s’intitulait cf. supra, note 18). de la détresse, [qui] partage dignement 35. CinémAction, « Le documentaire
De brandende straal/De wigwam (La flèche 33. Georges Sadoul a collaboré avec Joris son pain sec avec les moineaux, tandis que français », 41, 1987.
ardente/La hutte) et ne devait d’exister Ivens pour La Seine a rencontré Paris (primé près de lui tourne une joyeuse ronde enfan-
qu’au fait que le père du jeune garçon à Cannes en 1958) et a donné de tine. Cette antithèse violemment lyrique,

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scénario minutieusement écrit d’après la retrans- une lucrative industrie du second38. Bien sûr, il pense
cription des vraies conversations, avec le recours essentiellement à la dépendance du documentaire par
à des acteurs peu connus (donc presque vrais)
rapport au mode de financement, mais ses observa-
pour jouer le rôle des professeurs, des parents,
des éducateurs, c’est-à-dire des représentants de tions pourraient s’appliquer d’une manière plus large
l’autorité, ceux-ci ayant refusé de jouer leur rôle pour peu qu’on sorte la notion de profit de son sens
en personne. « Est-ce qu’un documentaire classique strictement pécuniaire : « En somme, le documenteur
sur le même thème aurait eu le même impact ? Je se définit comme un son d’ici sur des images
ne le crois pas. La prise en fiction a l’avantage d’ailleurs », « Le documentaire est une impression, la
d’offrir aux spectateurs une plus grande émotion
qu’un document brut ». La catégorie du film-
fiction est une expression », « L’objectivité se récolte
enquête est également proposée, pour qualifier le à l’arrivée : elle est mauvaise conseillère comme prin-
film réalisé par Claudine Bories, Juliette du côté cipe de départ » (l’originalité du regard du cinéaste,
des hommes, grand prix du Festival du cinéma du et donc sa subjectivité, étant l’unique garantie de son
réel en 1981, avec cette idée-force : « Documentaire indépendance face aux visions imposées), « Déjà
ou fiction, ce qui compte, c’est le regard » et cette
Vertov avouait proposer le décryptage communiste
confidence de la réalisatrice : « Satisfaire un besoin
de fiction me permettra d’aborder la réalité de du monde et non le décryptage du monde commu-
façon plus documentaire36 ». niste », ce qui pourrait être une illustration de la pro-
Jean Vigo lui-même n’a-t-il pas tourné Zéro de position précédente.
conduite (en tout cas les scènes d’intérieur) aux Rétrospectivement, on tend à appliquer aujour-
studios Gaumont à Paris, en recrutant comme d’hui à l’œuvre cinématographique de Joris Ivens le
acteurs occasionnels des enfants qui fréquen-
taient les écoles du quartier de Belleville ? Il avait
même jugement restrictif qu’à celle de Vertov, son
loué les lieux pour une période déterminée (huit illustre prédécesseur soviétique. Décédé en 1989,
jours), ce qui contrarie l’idée d’un film-témoin, Joris Ivens fut pourtant considéré de son vivant
tributaire d’une durée difficile à calibrer d’avance. comme l’un des maîtres incontestés du documentai-
Et pourtant, c’est bien l’expérience personnelle re courageux sur la réalité sociale : c’est lui qui, par
du cinéaste comme interne au collège de Millau
exemple, écrivit le texte liminaire du dossier propo-
et au lycée de Chartres qui est filmée, c’est-à-
dire une mémoire individuelle, transposée dans sé par Guy Hennebelle sur le cinéma militant, dans
le registre cinématographique, et cette transpo- lequel il était présenté comme « un exemple éclatant
sition n’est pas une simple procédure d’enregis- pour tous ceux qui s’intéressent au cinéma militant »,

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trement mais un travail de réinterprétation. Jean « à l’heure où règne souvent dans le cinéma dit poli-
Vigo avait gardé un souvenir pénible de ses tique une grande confusion, à l’heure où beaucoup
années en internat et de l’autoritarisme auquel il
avait été soumis : l’empreinte de sa souffrance
érigent la désespérance en théorie cinématographique
et de sa révolte est inscrite, intacte, dans le film, et existentielle, où d’aucuns jugent bon de jeter leur
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malgré l’artifice de l’opération de tournage, effec- idéologie par-dessus les moulins39 ». Publié peu après
tué dans un local aménagé en salle de classe avec son décès, le Dictionnaire du cinéma anticipe, dans
des élèves jouant le rôle qu’on leur indique. Le son jugement, sur la réprobation à venir : « Il faut voir
message passe si bien, en effet, que le film fut
en lui le témoin de l’espoir révolutionnaire et non
interdit par la censure sur pression de l’Éduca-
tion nationale, qui jugea l’œuvre attentatoire à l’hagiographe servile d’idéologies “progressistes”,
l’image du personnel enseignant37. sujettes à tous les déviationnismes, pour ne pas dire
à tous les parjures. Ses films (qui baignent parfois
dans un climat de générosité idéologique proche de
Le travail politique
l’utopie) restent des documents de première main sur
Dénonçant le rôle de l’argent et du système de pro- l’histoire de notre siècle40 ». Aujourd’hui, on va jus-
duction dans la réalisation documentaire d’aujour- qu’à parler à son propos d’imposture, et de films de
d’hui, René Prédal fait une distinction intéressante propagande plutôt que de documentaires, dans la
entre documentaire et documenteur, le premier ne mesure où ses convictions l’ont souvent porté à
permettant guère de profits tandis que se développe embrasser « la vulgate progressiste forgée par les

36. Ibid. ; pour le film de Hervé Bérard, ment de programme de La maternelle de 204 ; Pierre Billard, L’Âge classique du et esthétique », Dossier établi sous la direc-
p. 150-153 ; pour le film de Claudine Bories, Jean Benoit-Lévy (1933), mais il ne sortira cinéma français, Paris, Flammarion, 1995, tion de Guy Hennebelle, 5-6, mars-avril
p. 146-149. qu’en 1945 (soit 12 ans après sa sortie p. 107-109). 1976, p. 9-10.
37. Le film fut présenté en Belgique l’année officielle) en complément de L’espoir, 38. René Prédal, « L’argent et le sens : 40. Dictionnaire du cinéma, sous la direc-
même de sa sortie. En France, une d’André Malraux (1939), dont la sortie avait documentaire et documenteur », Ciném- tion de Jean-Loup Passek, Paris, Larousse,
première projection publique eut lieu en également été retardée, par la survenue Action, « Le documentaire français », 41, 1991 (rubrique rédigée par Jean-Loup
avril 1933, c’est-à-dire très peu de temps de la guerre cette fois (Claude-Jean 1987, p. 53-60. Passek).
après le tournage, mais l’interdiction fut Philippe, Le Roman du cinéma, Paris, 39. Cinéma d’aujourd’hui, « Cinéma militant,
immédiate. Le film devait sortir en complé- Fayard, 1984, t. 1, « 1928-1938 », p. 194- histoire, structures, méthodes, idéologie

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staliniens », sans égard pour les réalités moins convain- patineurs du bois de Boulogne43 ». Le contraste entre
cantes : « À chaque fois qu’il se passe quelque chose riches et pauvres a été particulièrement privilégié par
de gênant, le camarade Ivens porte avec tact son regard tout le courant du cinéma social. Le premier raffine-
dans la direction opposée ». Ainsi, toute sa filmogra- ment par rapport à ce schéma bipolaire a consisté à
phie révolutionnaire (avec des films, devenus célèbres, laisser l’un des termes de la comparaison dans le non-
tournés en Union soviétique, en Chine, en Espagne, dit, ou plutôt dans le non-vu, sans pour autant qu’il
en Indonésie, dans les démocraties populaires d’Europe disparaisse complètement. Ainsi, en 1929, dans son
de l’Est, en Italie, en Amérique latine, en Indochine, premier film, À propos de Nice. Point de vue docu-
etc.) est-elle considérée comme ayant participé d’une menté, Jean Vigo tourne un « documentaire social
opération de « falsification du monde41 ». d’une rare cruauté » en montrant le comportement
Les films militants ont-ils le pouvoir de stimuler des gens fortunés sur la Promenade des Anglais : le
le mouvement révolutionnaire et d’aider à la mobili- sort du peuple est le terme auquel se rapporte la
sation de gauche ? Joris Ivens voyait en tout cas dans démonstration, mais il n’est pas montré. Il s’impose
le personnage du cinéaste militant un révolutionnai- à l’esprit au travers du traitement satirique appliqué
re, attentif à ce que ne soient jamais oubliés les prin- à l’objet du constat, tout ce qui est montré étant satu-
cipes du marxisme-léninisme et soucieux de faire des ré de significations convergentes et renvoyant avec
films combatifs, à la hauteur de ses convictions poli- une insistance très appuyée à son négatif symétrique.
tiques42. L’enrôlement au service d’une doctrine poli- Le loisir des nantis s’oppose implicitement au labeur
tique ostensiblement revendiquée est peut-être ce qui des ouvriers, la paresse indolente des riches au cou-
lui a permis de se dispenser de déployer les grandes rage des humbles, le temps des vacances au temps du
antithèses visuelles qui semblent souvent indispen- travail sans fin, le soleil de la Riviera aux brumes des
sables au déchiffrement du message véhiculé par le zones industrielles, la fantasmagorie du monde faci-
cinéma social : ses images se veulent directement le au réalisme du monde vécu, la liberté de mouve-
expressives et aussi incontestables que des constats ment des affranchis du travail à la dépendance des
d’huissier. Il est remarquable, en effet, que Misère au travailleurs, la nonchalance des richards à l’énergique
Borinage n’ait pas adopté le canevas dichotomique vaillance du peuple, etc. La manière même de filmer
qui, en général, servait de fil conducteur au cinéma marque une volonté dénonciatrice : la caméra est
militant d’avant-guerre et qui, à ce titre, atteste d’une cachée dans un carton à chapeau, et la méthode

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sorte d’enfance de l’art de faire du cinéma documen- consiste « à surprendre les faits, actions, attitudes,
taire, l’opposition des extrêmes étant en effet le dis- expressions, et à cesser de tourner au moment même
positif le plus élémentaire pour figurer une idée, et le où le sujet [devient] conscient d’être photographié44 ».
plus économique aussi d’un point de vue intellectuel. Le film de Jean Vigo est efficace, puisqu’on le salue
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La juxtaposition des contraires, qu’on confronte comme « l’un (et le premier en France) des plus
visuellement au moyen de séquences successives, est authentiques pamphlets qu’on ait pu voir sur un
une technique cinématographique qui, en effet, a été écran ». « Les images “prises sur le vif” deviennent des
utilisée très tôt dans l’histoire du cinéma à thèse pro- coups violents portés contre les tares d’une société
gressiste. Ainsi, « Le cinéma du peuple », une société vivant du jeu, qui cherche à écouler lentement sa for-
par actions fondée en 1913 par quelques personnali- tune dans des plaisirs coûteux et sa vie dans la veu-
tés anarchistes (comme Sébastien Faure, fondateur lerie la plus répugnante », elles vont « jusqu’à donner
du journal Le Libertaire, ou Jean Grave, ancien ouvrier la nausée et vous faire le complice d’une solution révo-
cordonnier, auteur de L’Anarchie), avait réalisé, avant lutionnaire45 ». Nous sommes en 1929 : si la situation
la Première Guerre mondiale, L’hiver, plaisir des sociale est des plus sombres, avec précisément la mul-
riches, souffrances des pauvres, un film où s’oppo- tiplication des scandales financiers et l’extrême fra-
saient « les chômeurs grelottant de froid et les élégants gilisation des travailleurs, et donc la radicalisation

41. Edouard Waintrop, « Quand Joris Ivens d’aujourd’hui, op. cit., p. 19. Le souci commerciale. Tout en pratiquant un autre rapportés par François Porcile, in Défense
falsifiait l’histoire. Rouen consacre une pédagogique est l’élément caractéristique mode d’expression du militantisme politique, du court métrage français, Paris, Éd. du
rétrospective au propagandiste zélé du de ce cinéma militant. L’éphémère associa- le « Groupe Octobre » anima, de 1932 à Cerf, 1965, p. 108. François Porcile
stalinisme et de Mao », Libération, 27 mars tion des « Amis de Spartacus », fondée en 1936, « une sorte de théâtre d’agit-prop », consacre une partie de son ouvrage au
1998, p. 30. 1928, en est très représentative. Elle s’était aux intentions très voisines de celles des cinéma social (p. 105-114), en particulier
42. Joris Ivens, « Les trois yeux du cinéaste donné pour but de faire connaître à la classe « Amis de Spartacus » (voir « Le cinéma au film de Jean Vigo, À propos de Nice, et
militant », Cinéma d’aujourd’hui, op. cit., ouvrière des films engagés politiquement, militant dans l’histoire. En France », ibid., aux films qui s’en sont inspirés par la suite
p. 9-10. soviétiques pour la plupart [les membres p. 19-31). (Cf. supra le rôle du Théâtre en se livrant « à une saine démythification
43. Georges Sadoul, Histoire générale du fondateurs étaient des personnalités commu- prolétarien et du Club de l’écran dans la du paradis des vacances méditerra-
cinéma, Paris, Denoël, t. 3, « Le cinéma nistes, comme Paul Vaillant-Couturier et production du cinéma social de Storck). néennes ».
devient un art, 1909 – 1920 (l’Avant- Georges Maranne], en faisant office de ciné- 44. Propos de l’opérateur du film, Boris 45. F. Porcile, op. cit., p. 109.
guerre) », 1951, p. 272, cité in Cinéma club et en court-circuitant la distribution Kaufman (frère cadet de Dziga Vertov),

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Lumière d’ambiance sur les années 1930

objective du contraste entre les riches et les pauvres, longue file ininterrompue, passant devant le cata-
le cinéma militant peut se définir comme étant, à cette falque, le regardant sans s’arrêter, puis se glissant hors
époque de cinématographie muette, une manière d’uti- de l’écran, accompagnés d’une voix d’homme qui
liser la technique cinématographique d’une façon par- déclame une oraison funèbre avec une éloquence
lante, c’est-à-dire clairement démonstrative, en s’ap- solennelle, rituelle, lourdement scandée, et dont le
puyant sur la seule expressivité des images, qui, par timbre lugubre enveloppe la scène comme une immen-
conséquent, ne doivent pas s’exposer à des interpré- se draperie de deuil. On ne sait pas vraiment si le dis-
tations équivoques et à des approximations dans le cours fait partie de la scène filmée ou s’il a été ajou-
message politique transmis par leur médiation. Misère té aux images après coup : c’est la voix du disparu
au Borinage apparaît ainsi comme une œuvre à la fois lui-même qu’on entend, prononçant l’éloge funèbre
tributaire de son temps (par la limpidité de la démons- de Jules Destrée, mort deux ans plus tôt, et l’on se
tration politique) et audacieuse dans la mesure où elle demande si ce montage est de la main du cinéaste ou
s’écarte de la convention bipolaire généralement admi- de celle des organisateurs de la cérémonie funèbre46.
se comme indispensable dans la rhétorique politique Léon Blum est filmé en plan serré sur un fond neutre,
cinématographique : le sort funeste des mineurs du prononçant l’éloge de Vandervelde face à la caméra,
Borinage n’est mis en contraste avec aucune autre comme le fera après lui Camille Huysmans : ils appa-
représentation, qui servirait de repoussoir moral. On raissent comme des intercalaires dans le flux du repor-
a l’impression que, pour Joris Ivens en tout cas, il tage. Seul Louis de Brouckère est filmé dans la Maison
s’agit moins de démontrer la justesse des principes du peuple : il parle sans qu’on le distingue du groupe
politiques que de faire adhérer au messianisme révo- des officiels, qui se tiennent debout un peu à l’écart
lutionnaire. On a vu que Henri Storck, dans Les mai- du catafalque, rangés de front comme sur une estra-
sons de la misère, reviendra au principe dichotomique, de. La caméra est tellement fixe qu’on n’a toujours à
ayant précisément à démontrer quelque chose, à savoir l’écran qu’un plan d’ensemble de la cérémonie, dont
la portée philanthropique des réalisations de la Société on ne suit le déroulement qu’à l’occasion de mouve-
nationale des habitations à bon marché. ments de personnes, qu’on voit subitement se dépla-
cer, venir saluer le catafalque, traverser le chœur, aller
se ranger à une autre place.
« Un instant d’histoire » : Le Patron est mort
Ce qu’on observe le mieux, c’est le lent défilé des

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L’après-midi consacré à Henri Storck dans l’audito- inconnus, hommes et femmes, qui viennent honorer
rium du Musée d’Orsay s’est achevé avec la projec- l’illustre dépouille, et en particulier le moment de leur
tion d’un film réalisé par lui en 1938, Le Patron est face à face avec le catafalque tendu d’étoffes noires,
mort, que le programme présente comme étant un qu’ils saluent sans s’arrêter. Ils contemplent, fascinés,
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« document bouleversant sur un instant d’histoire : les le dispositif funèbre, quelquefois en esquissant un
obsèques d’Émile Vandervelde, chef du Parti ouvrier vague signe de croix, mais on sent qu’on ne se trou-
belge (POB), homme d’État et figure déterminante du ve pas dans une église et que le geste de se signer n’a
socialisme international ». Succédant à l’embléma- pas de légitimité particulière dans la Maison du
tique Misère au Borinage, le film des obsèques est en peuple. Certains adressent au cercueil une brève incli-
quelque sorte contaminé par l’ambiance politique dans nation de la tête, en gardant les bras plaqués le long
lequel baignait son prédécesseur, comme s’il avait été du corps comme on le fait dans les enterrements civils,
porté par des convictions du même type. Henri Storck et d’autres le saluent du poing droit levé à hauteur de
en fut le réalisateur, mais il faut constater que ce film l’épaule. Ce geste symbolique accompagne aussi le
n’est que rarement répertorié dans sa filmographie. convoi mortuaire dans les rues de Bruxelles : sur les
Les funérailles de l’éminent homme politique ont été trottoirs, en particulier au sortir du cercueil hors de
filmées par une équipe de cinq opérateurs (François la Maison du peuple, des inconnus au visage grave
Rents, Marius Mahieu, Charles Lengnich, Hubert lèvent le poing au passage du cérémonieux corbillard.
Duval, Paul Flon), postés à des points différents du Les dernières images des obsèques montrent la foule,
parcours funéraire et à l’intérieur de la Maison du le soir venu, organisée en une sorte de retraite aux
peuple à Bruxelles, où le cercueil avait été exposé pour flambeaux dans un lieu ouvert, assez champêtre. De
permettre à la population de venir rendre hommage multiples torches peuplent la nuit, non pas en
au disparu. Une très longue séquence montre les ano- colonnes bien agencées mais en un flux irrégulier ; on
nymes déambulant lentement jusqu’au cercueil en une devine bien qu’un mouvement d’ensemble oriente

46. Le générique mentionne la collaboration d’un opérateur du son, José Lebrun (qui assura également la prise de son pour un court film tourné par Storck en 1939, Pour le
droit et la liberté à Courtrai (Voor recht en vrijheid te Kortrijk).

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leurs évolutions mais on ne peut le définir clairement. Le socialisme belge représente en somme, dans les
Le public du Musée d’Orsay est visiblement ému, et années 1930, une philosophie sociale de bon aloi :
heureux aussi, comme si, avec ce film au symbolisme « Douce est la pente sur laquelle se déroule l’histoire
si parlant, Henri Storck avait en quelque sorte rat- du socialisme belge. Aucune dissension ne menace
trapé la mauvaise impression laissée par l’appel à la sérieusement l’unité acquise. […] Le personnel diri-
dictature du prolétariat qui concluait Misère au geant se renouvelle à peine ». À la Chambre, « il est
Borinage : ici, c’est une gauche fédérative qui est repré- malaisé, à partir de 1910, de reconnaître chez les élus,
sentée, juste, édifiante, dont on croit reconnaître tous en raison de la fusion quasi totale des candidatures
les emblèmes, le poing levé, les visages graves, le res- “ouvrières” et “libérales”, la part authentique du socia-
pect collectif à l’égard du mort (le patron, terme par lisme ». À la veille de la Deuxième Guerre mondiale,
lequel on reconnaît le charisme du défunt), l’émotion le POB se sera constitué en parti de gouvernement,
qui vient du sentiment d’appartenir à une commu- se cantonnant dans les méthodes parlementaires pour
nauté égalitaire, soudée par un idéal politique de non- travailler au bien-être d’une classe ouvrière, qui n’est
consentement au pouvoir autoritaire des institutions. plus sa clientèle unique48. Georges Sorel, par exemple,
l’avait en ligne de mire quand il adressait ses critiques
Pourtant, le socialisme belge, tel qu’il était repré- assassines au socialisme parlementaire. Émile
senté par Émile Vandervelde, n’avait rien d’un
Vandervelde (le « Patron ») était devenu un notable
parti insurrectionnel. Le Parti ouvrier belge avait
adhéré à la IIe Internationale, qui s’était pronon- de ce parti tranquille49 : à sa mort en 1938, il avait 72
cée pour l’instauration d’une république parle- ans et il était député du Parti ouvrier belge depuis 44
mentaire et contre la dictature du prolétariat. Il ans. Il avait assumé des fonctions gouvernementales
était caractérisé, plus que d’autres partis socialistes dès la Première Guerre mondiale (il avait fallu l’au-
et sociaux-démocrates de l’Europe du début du torisation expresse de son parti, après le choc de la
siècle, par son attachement à des valeurs de
violation de la neutralité belge et l’invasion de la
modération : constitué en 1885, il était né d’une
crise économique grave, qui avait provoqué des Belgique, pour qu’il pût exercer en tant que ministre
émeutes et des grèves, mais il avait su très vite dans un gouvernement « bourgeois », mais le princi-
« s’écarter des tentations insurrectionnelles et pe de la participation des socialistes au gouvernement
développer un socialisme original, épris de réali- continua d’être appliqué jusqu’au milieu des années
sations, mais surtout apte à représenter la classe
1920), il avait ensuite tenté de former un cabinet en
ouvrière et à fédérer les fonctions allouées ailleurs

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au parti, au syndicat et à la coopérative ». Le 1925, puis occupé le poste de ministre des Affaires
« socialisme à la belge » avait fini par apparaître étrangères de 1925 à 1927. Deux ans après sa mort,
en effet, non vraiment comme un mouvement au début de la Deuxième Guerre mondiale, quand
proprement politique, mais comme un agence- les socialistes prendront l’exil devant le déferlement
ment « de coopératives, de syndicats et de
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nazi, les socialistes belges exilés à Londres se consti-


mutuelles, de colonies de vacances, de fanfares
tueront en groupe, qui prendra le nom de « Groupe
ouvrières, de présence concrète au cœur de la
société ». La Maison du peuple de Bruxelles en É. Vandervelde » en l’honneur du grand disparu.
était un parfait symbole, construction « subtile et
hardie » qui alliait dans son architecture l’Art La biographie d’Émile Vandervelde place celui-ci
nouveau et l’Art social. L’architecte en était Victor parmi les intellectuels qui ont rallié le Parti ouvrier
Horta, qui fut l’architecte favori de la bourgeoi- belge au tournant du siècle en confirmant le Parti
sie industrielle belge avant de réaliser à Bruxelles, dans son idéologie « gradualiste » et ses penchants
pour le compte du Parti ouvrier belge, la Maison réformistes : « Né en 1866 dans une famille de
du peuple, avec sa structure métallisée d’avant- petite bourgeoisie libérale, étudiant en droit, en
garde et ses symboliques briques et ferronneries sociologie et en médecine à Bruxelles, il baigne
rouges. Victor Horta fut ensuite un architecte à depuis sa jeunesse dans une culture scientiste et
la mode, à qui furent confiées la construction de évolutionniste. Il lira tard quelques grands textes
grands magasins, puis l’exécution d’importantes de Marx et le marxisme pour lui se réduira à l’éco-
commandes officielles47. nomisme. Socialiste dès 1885 [à dix-neuf ans], il

47. Voir les contributions de Gilles Candar donné quelques éléments de description 1945 », p. 271-278. leurs épouses et leurs enfants (G. Sorel,
et de Sophie Hsia-de Schaepdrijver, in Paris- du fonctionnement des Maisons du peuple, 49. Tout jeune, il avait pourtant soulevé « L’éthique du socialisme », in Morale sociale,
Bruxelles, Bruxelles-Paris, Catalogue de en particulier de celle de Bruxelles, qui font l’enthousiasme de Georges Sorel lui-même : Leçons professées au Collège libre des
l’exposition, Paris/Anvers, Éd. de la Réunion voir comment le Parti s’en est servi pour celui-ci avait salué son courage quand, jeune sciences sociales, Paris, F. Alcan, 1899,
des musées nationaux/Fonds Mercator, assurer ses objectifs éducatifs (Jacques député de Charleroi, âgé d’une trentaine repris in Larry Portis, Georges Sorel.
1997, p. 26-33, 34-40 ; la notice biogra- Droz, Histoire générale du socialisme, Paris, d’années, il avait adressé un discours Présentation et textes choisis, Paris,
phique de Victor Horta, ibid., p. 526 ; la Quadrige / PUF, 1997, 1re éd. 1977, t. 2, énergique à ses compagnons socialistes Maspero, 1982, p. 166-192, spécialement
reproduction d’une maquette de la Maison « De 1875 à 1918 », p. 38). pour les exhorter, au nom de leur engage- p. 182).
du peuple et une vue de la salle de 48. J. Droz, op. cit., t. 2, « De 1875 à ment, à se conduire dignement jusque dans
spectacles, ibid., p. 407. Jacques Droz a 1918 », p. 321-331 ; t. 3, « De 1918 à leur vie privée et à traiter avec respect

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est bouleversé par la misère et les mœurs frustes ce subversive, ou même seulement politique, de la
et brutales de la classe ouvrière belge. La tâche part du cinéaste. Le modèle même du film funéraire
du socialisme à ses yeux, c’est de favoriser l’entrée
autour d’un homme politique de poids, à vocation
dans la société moderne des prolétaires exclus,
c’est d’assurer le lent progrès matériel et moral progressiste, n’avait rien de particulièrement original.
des misérables. Député de Charleroi depuis 1894 En 1914 par exemple, « Le cinéma du peuple » avait
[élu à vingt-huit ans], puis, depuis 1900, de filmé Les obsèques de Francis de Pressensé, l’un des
Bruxelles, leader du groupe parlementaire, il est fondateurs français du parti socialiste unifié (celles
aussi celui qui, par tempérament, découvre presque de Jean Jaurès, assassiné la même année, furent éga-
toujours la position d’équilibre susceptible d’assu-
rer, au nom de l’unité, la cohésion du parti. Ce
lement filmées)52. Dans un article écrit à l’occasion
parlementaire-né, qui parle avec sincérité de la de la publication assez récente d’un ensemble d’études
lutte de classe, croit profondément au bien-fondé historiques sur la Ligue des droits de l’homme (que
d’une civilisation industrielle qui souffre d’abus Francis de Pressensé présida de 1903 jusqu’à sa mort
graves, mais d’abus seulement50 ». en 1914), on trouve précisément un portrait de lui,
Émile Vandervelde a lui-même longuement parlé
qui s’appuie, en particulier, sur les discours pronon-
de ses origines sociales et des circonstances de
son adhésion au socialisme dans son autobiogra- cés à ses obsèques. Elles aussi avaient été grandioses :
phie, qui parut à titre posthume, quinze jours des discours avaient été prononcés successivement
après sa mort, les épreuves ayant été relues et par Alfred Westphal, Victor Basch, Mathias Morhardt,
corrigées de sa main. L’auteur dédiait son livre à Victor Bérard, Marcel Sembat, Jean Jaurès, Georges
ses « vieux amis et compagnons de lutte, Édouard Lorand et ils avaient été intégralement publiés par le
Anseele, Louis Bertrand, Louis de Brouckère, Max
Hallet et Camille Huysmans » et il racontait ainsi
Bulletin officiel de la Ligue des droits de l’homme.
son entrée dans la vie militante, alors qu’il avait Avant sa mort, Francis de Pressensé avait lui-même
20 ans et que, étudiant en droit, il assistait à rédigé un message (dont Victor Basch avait fait lec-
Charleroi à une manifestation en faveur du suffrage ture à ses obsèques), dans lequel il proclamait sa foi
universel et de l’amnistie (pour des condamna- dans le socialisme et priait qu’on ne lui fît pas d’en-
tions ayant fait suite à des émeutes) : « De tous
terrement religieux53 : le cérémonial civil (cinéma com-
les villages d’alentour, des colonnes de manifestants
dévalaient pour remonter vers nous. On frémissait pris) semble avoir eu pour ambition d’égaler en solen-
à la sonorité des Marseillaise ; on saluait, pieuse- nité la cérémonie religieuse qui ne pouvait avoir lieu.
ment, les drapeaux rouges, cravatés de deuil [en Aux obsèques d’Émile Vandervelde, 24 ans plus tard,

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mémoire des fusillades], qui revenaient d’un pèleri- ce cérémonial était devenu un protocole parfaitement
nage au cimetière de Roux ; et, dans ce flot humain, ritualisé, qui équivalait à l’organisation d’obsèques
roulant vers l’avenir, je recevais comme un nouveau
baptême ; je me sentais lié, pour la vie, à ce peuple
nationales.
de travailleurs et de souffrants51 ». En fait, sans
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sous-estimer l’impact émotionnel de cette scène Même le geste du poing levé ne peut être décodé
« primitive » que relate Émile Vandervelde, le jeune de manière limpide. En novembre 1994, le Centre
homme avait été préparé à la culture politique par de recherches d’histoire des mouvements sociaux
les relations de ses parents, au cours des soirées et du syndicalisme organisait à la Vidéothèque de
données à leur domicile, et, en particulier, par Paris une journée d’étude, sur le thème Autour
Victor Arnould, qui fut membre de l’Internationale du Paris ouvrier des années 1930 : ce que la
et qui l’initia notamment à Proudhon. Vidéothèque de Paris peut apporter à l’historien
du contemporain. Les chercheurs du CRHMSS,
Dans le film d’Henri Storck, Le Patron est mort, on utilisant le fonds de la Vidéothèque, proposaient
assiste finalement aux obsèques nationales d’un des montages qu’ils avaient réalisés autour de
quelques centres d’intérêt portant sur le monde
homme d’État plutôt qu’à la cérémonie d’adieux orga-
ouvrier parisien, comme « les images ouvrières au
nisée par un parti ouvrier, que la mort de son leader quotidien » (la ville, la banlieue, les familles, le
charismatique aurait plongé dans un état émotionnel chômage) et « les pratiques symboliques » (les
rare. C’est une lecture anachronique des images qui grèves, les manifestations, les fêtes, le langage
donne au public du Musée d’Orsay le sentiment d’as- argotique). Les contraintes qui leur avaient été
imposées (un film d’un quart d’heure, sur les
sister à une manifestation de ferveur populaire, ou du
années 1930 à Paris, sans commentaire ni voix
moins à une cérémonie appartenant à la liturgie du off, en utilisant de simples cartons intercalaires
mouvement ouvrier et émouvante en tant que telle. pour légender les séquences) avaient, il est vrai,
Le filmage de l’événement n’impliquait aucune auda- donné aux œuvres un caractère un peu balbutiant,

50. J. Droz, op. cit., t. 2, « De 1875 à 52. Voir G. Sadoul, Histoire générale du 53. Voir Rémi Fabre, « Francis de Madeleine Rebérioux, avril-juin 1998,
1918 », p. 326. cinéma, Paris, Denoël, 1951, t. 3, « Le Pressensé », Le mouvement social, 183, p. 61-92.
51. Émile Vandervelde, Souvenirs d’un cinéma devient un art, 1909 – 1920 », « Les droits de l’homme en politique,
militant socialiste, Paris, Denoël, 1939, p. 25. 1er vol. « L’Avant-guerre », p. 272-273. 1898 – 1939 », sous la direction de

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Lumière d’ambiance sur les années 1930

mais l’effet de réel en avait été accru d’autant. levé, son contrepoint gestuel, s’impose courant
Parmi les films présentés, celui de Danielle 1934 comme l’expression corporelle par excel-
Tartakowsky proposait un montage de documents lence de l’antifascisme, avant de devenir l’expres-
sur les manifestations ouvrières dans le Paris sion symbolique la meilleure du front populaire » :
d’avant-guerre : l’idée de l’auteur était d’essayer de c’est bien la symétrie que le photographe a pris
trouver dans les images quelque chose de plus dans le cadre de son objectif. Dans le même
que dans les textes documentaires qu’elle avait ouvrage, on peut repérer une autre photographie
étudiés en vue de sa thèse (sur l’analyse historique qui, elle aussi, met en scène un rituel très lisible,
de la manifestation ouvrière54), faute de quoi en bien qu’un peu différent : on y voit un groupe
effet le travail cinématographique n’aurait été d’une quarantaine d’ouvriers des usines Sautter-
qu’un exercice d’illustration ou de paraphrase. Harlé, au cours de l’occupation de leur lieu de
Mieux que les photos de presse, souvent floues et travail en juin 1936. Seuls sept ouvriers lèvent le
difficiles à interpréter de façon sûre, le film permet- poing. Les autres ont l’index tendu à bout de bras
tait, par exemple, de déchiffrer précisément les vers une effigie centrale, dessinée à la craie sur
pancartes, d’observer l’utilisation de l’espace par un tableau noir, où le patron est représenté pendu
les manifestants, de mesurer la place des femmes à une potence, avec une inscription infamante qui
dans ces démonstrations collectives, et surtout de le traite de voleur. Le patron est ainsi cerné par un
voir l’évolution de la symbolique protestataire au faisceau de doigts accusateurs qui le désignent à
cours des années 1930, cette décennie si particu- l’objectif, vers lequel tous les visages, souriants,
lière du point de vue de l’expression politique des sont tournés56. On trouve encore une autre mise
milieux populaires. Danielle Tartakowsky avait en scène dans une photo publiée par Noëlle
relevé notamment la transformation des postures Gérôme et tirée des collections photographiques
corporelles chez les manifestants. S’attachant par du Musée national des arts et traditions populaires :
exemple à relever le marquage symbolique des ce cliché représente « l’enterrement de la semaine
cortèges ouvriers de février 1934, elle notait que de quarante-huit heures lors de la grève des
« les films dont on dispose montrent que les staffeurs CGT sur le chantier de construction du
postures appelées à devenir récurrentes dans les Trocadéro en 1937 »57. [L’adoption de la semaine
manifestations du Front populaire se cherchent de 40 heures a été votée par la Chambre et le
encore : on voit peu de poings levés, beaucoup de Sénat en juin 1936, après l’explosion sociale de
manifestants saluent la caméra en agitant chapeau mai-juin et les accords de Matignon]. La photo
ou casquette, c’est un drapeau rouge dépourvu est centrée sur une boîte en forme de cercueil,
d’inscription que des manifestants fichent sur la placée sur une table ; une vingtaine d’ouvriers se
statue de Jules Dalou [sculpteur et communard, répartissent, très serrés, de part et d’autre du

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exilé en Angleterre jusqu’en 1879] où ils se sont dispositif central, ils regardent tous l’objectif,
juchés55 ». Ainsi, c’est véritablement de visu qu’on certains pointent leur tête de justesse entre deux
pouvait constater l’émergence du poing levé au camarades pour être dans le cadre, ou bien
fil du temps : ce geste est lié à la présence de la penchent le cou pour déborder l’épaule de leur
caméra, il semble même suscité par elle. Plus voisin, la plupart d’entre eux lèvent le poing, il se
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exactement, il découle de la conscience que dégage du groupe un air d’amusement : la mise en


semblent avoir les manifestants d’une attente scène est faite pour être saisie telle quelle, elle est
venant de la caméra : l’instrument est imposant à compacte, elle raconte une courte parodie, dont
l’époque, solennel, il rend l’action filmée pour la boîte-cercueil est l’élément principal. Une fois
ainsi dire légitime, il appelle véritablement en la photo prise, la scène ne peut que se dénouer et
retour, de la part des acteurs, une gestuelle qui les personnages s’écarter les uns des autres. On
parle directement aux yeux. sent à quel point la photographie est liée, plus que
La représentation photographique des manifes- l’image mobile du film, à une obligation narra-
tations réclame également de ses sujets une pose tive. Dans le film, l’élément narratif peut se réduire
assez élaborée, mais sa fixité fait de chaque photo- au seul mouvement, qui implique nécessairement
graphie un micro-récit qui se suffit à lui-même. une durée.
À propos d’une photographie parue dans Vu le
30 novembre 1935, qui représente un affronte- Le patron est mort est le dernier film que Henri Storck
ment entre deux groupes de manifestants, les uns
réalisera sur un thème engagé, bien qu’on doive consi-
tendant le bras et les autres, en face, le poing levé,
Danielle Tartakowsky rappelle que « le salut dérer ce film comme un reportage officiel plutôt que
fasciste, bras tendu, est emprunté à l’Italie musso- comme l’expression directe d’une position politique.
linienne et à l’Allemagne nazie » et que « le poing (Déjà, Les maisons de la misère, de 1937, était, on

54. Voir Danielle Tartakowsky, Le Pouvoir 57. Noëlle Gérôme, « Georges Henri Rivière (Gradhiva, 24, 1998, p. 84, « Georges Henri graphié en pied, faisant couple avec la Tour
est dans la rue. Crises politiques et manifes- et la culture des usines », Ethnologie Rivière sur les terrasses du musée de Eiffel, superbement campé et saisi en sa
tations en France, Paris, Aubier, 1998. française, 1, 1987, p. 12. On peut faire le l’homme en construction, 1936 – 1937 ») : vitalité encore presque juvénile, on
55. Ibid., p. 109. rapprochement entre cette représentation le contraste est frappant, bien qu’on ne comprend le charisme qu’il a pu exercer
56. Danielle Tartakowsky, Le Front populaire. de grévistes sur le chantier du Trocadéro sache pas ce qu’on peut en inférer. En tous sur les ethnologues de son temps, sur
La vie est à nous, Paris, Gallimard, coll. et la photographie de Georges Henri Rivière cas, l’image même de Georges Henri Rivière Alfred Métraux par exemple (cf. supra).
Découvertes, 1996, p. 38 et 142. posant sur les mêmes lieux à la même date exprime quelque chose de fascinant : photo-

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l’a vu, un film de commande et il fut pour ainsi dire devenu Musée de l’Homme en 1937, ne déclarait-il
phagocyté par le commanditaire.) La guerre semble pas vouloir faire du Musée de l’Homme « un labora-
avoir marqué un coup d’arrêt à la pratique docu- toire et un observatoire des cultures opprimées,
mentaire militante de Henri Storck, comme elle a violé qu’elles soient exotiques ou populaires, colonisées à
la Belgique et les conquêtes sociales : après elle, il l’extérieur ou de l’intérieur » [Paul Rivet était par
reviendra à un style documentaire plus proche de ses ailleurs un élu municipal du Front populaire] ?60
intuitions initiales à Ostende et des enseignements de Henri Storck est mort en 1999, à 92 ans, deux ans
Dziga Vertov, qui pensait le cinéma comme journa- après la séance d’Orsay. Des hommages unanimes lui
lisme artistique : « il ne faut plus d’histoires mais des ont été rendus, qui saluaient « le combattant du ciné-
études documentées, des exposés didactiques et poé- ma de Belgique ». Une troublante double légitimité lui
tiques – une interprétation créatrice de la réalité »58. est aujourd’hui reconnue : dans le domaine du ciné-
Misère au Borinage constitue un moment unique dans ma social et dans celui du film d’art, qu’on voit rare-
sa production cinématographique. Il réalisa en 1944 ment associés. De prime abord, il pouvait sembler
une vaste fresque en cinq parties, Symphonie pay- étrange que le Musée d’Orsay ait choisi de consacrer
sanne, puis un ensemble de documentaires consacrés le Storck cinéaste du social, plutôt que le Storck
à des peintres belges, Paul Delvaux, Pierre Paul auteur de films d’art, beaucoup plus prolixe61 : on reti-
Rubens, Constant Permeke. Son insertion nationale rait d’ailleurs de la vision de ces films dans ce lieu
se marquera encore par la réalisation d’une série eth- hautement significatif une vague impression d’em-
nographique sur les Fêtes de Belgique et par son acti- baumement culturel, inclinant au respect mais aussi à
visme, lié à sa croyance tenace dans le rôle pédago- la circonspection, comme devant un document histo-
gique du cinéma, au sein de l’Institut des arts de rique qu’on ne peut situer qu’approximativement, dont
diffusion de Bruxelles. Son partenaire occasionnel, on ne sait de quoi il témoigne au juste, de l’histoire
Joris Ivens, se fera au contraire le globe-trotter de l’es- politique ou de l’histoire du cinéma ? Cependant, en
poir révolutionnaire (avec, toutefois, une courte halte 1999, l’année même de la disparition de Storck, un
poétique à Paris, en 1957, pour le tournage de La jeune cinéaste belge, Patric Jean, lui a dédié un docu-
Seine a rencontré Paris59). La guerre ne le conduira mentaire, intitulé Les enfants du Borinage et sous-titré
pas à suspendre son activité de cinéaste, puisqu’en « Lettre à Henri Storck » : l’auteur revisitait la région
1943, séjournant aux États-Unis, il y tournera un film filmée par son prédécesseur 60 ans plus tôt, devenue

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en faveur de la cause russe (Our Russian Front, co- aujourd’hui un cimetière de la révolution industrielle
réalisé avec Lewis Milestone, réalisateur américain et désormais dominée par la résignation et le silence,
d’origine russe, auteur, notamment, en 1930, de All et par l’indifférence des pouvoirs politiques. Le film
Quiet on the Western Front, d’après le roman d’Erich du jeune cinéaste vient, en fait, providentiellement
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Maria Remarque, À l’Ouest rien de nouveau). compléter celui de Storck, en même temps qu’il le met
Tout se passe comme si la décennie des années en perspective et qu’il lui injecte une force rétrospec-
1930 avait représenté pour chacun d’eux une pério- tive. En effet, le film de Patric Jean donne à voir, sous
de d’imprégnation particulière, qui prenait chacun à une forme réactualisée, les mêmes images que celui de
un moment particulier de son histoire. Pour Joris Storck : ici aussi, il est question de taudis, d’expulsion,
Ivens, la montée des préoccupations sociales, propres d’illettrisme, de misère. Mais ici, séquences saisissantes,
aux gouvernements européens de coalition de gauche on entend les gens parler. Et ce parler des pauvres du
de ces années, a confirmé des convictions politiques Borinage d’aujourd’hui, cet idiome franco-wallon, char-
déjà bien préparées. Pour Henri Storck, l’adhésion à gé d’opacités, n’a pas d’époque : hier comme aujour-
l’idéologie politique de gauche a fait partie de son d’hui, il est le moyen d’expression de ceux qui n’ont
apprentissage pratique de jeune cinéaste et elle allait pas été enseignés dans une langue unitaire et légitime.
de pair avec son introduction dans le milieu du ciné- Ainsi, on « entend » réellement, par le truchement de
ma indépendant. Cette période a dû être exaltante ce nouveau film, la voix de ceux qui étaient filmés par
pour les jeunes intellectuels en devenir, surtout quand Storck et Ivens en 1933 (il n’est pas certain que les
leur spécialité les portait au devant de la demande deux cinéastes, néerlandophones, aient pu saisir leur
politique, comme le faisait le cinéma d’observation, parler, obscur même à une oreille exercée à la langue
mais aussi l’ethnologie par exemple : Paul Rivet, le patoisante locale) et qu’on voyait alors, muets, témoi-
directeur du Musée d’ethnographie du Trocadéro, gner devant la caméra par le geste, par la mise en

58. Voir la notice consacrée à Dziga Vertov 59. Voir note 33, et aussi la notice rédigée « Le futur antérieur du Musée de l’Homme », « Entretiens avec Philippe Esnault », en
et rédigée par Barthélémy Amengual, in par J.-L. Passek, in Dictionnaire du cinéma, Gradhiva, op. cit., p. 76. 1983.
Dictionnaire du cinéma, sous la direction op. cit. 61. Ainsi, c’est plutôt le côté « film d’art »
de J.-L. Passek, op. cit. 60. Cité par Jean Jamin, in Élise Dubuc, qui avait intéressé France-Culture dans les

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Lumière d’ambiance sur les années 1930

scène, par un visible acquiescement surtout. Ce n’est cère que possible ». Et aussi, « nous éprouvions un
pas seulement qu’ils étaient techniquement muets, sentiment de participation intime avec la vie de ces
c’est que, à la lettre, ils n’ouvraient pas la bouche, ils gens, sachant que le document par lui-même suffirait,
ne parlaient ni entre eux ni avec le cinéaste pendant qu’il communiquerait sa signification horrifiée à la
la prise de vue, s’adaptant automatiquement aux plupart des publics qui n’ont aucune idée de vies sem-
limites d’une technique encore bancale, qui admettait blables62 ». L’image suffirait, elle se passerait de com-
le mouvement mais qui n’enregistrait pas les paroles, mentaire, comme si elle était non seulement « par-
et qui n’envisageait pas la prise de vue à l’improvis- lante » mais nécessairement exacte et fidèle par nature.
te. On ne prend conscience de cette anomalie que par Et « les publics » seraient pareils aux deux auteurs du
opposition avec le film actuel. film, ils seraient convaincus par l’évidence de la mons-
Paradoxalement, Patric Jean conclut son film en tration comme les cinéastes l’avaient été eux-mêmes
déplorant aujourd’hui, avec émotion, « le silence des par la seule vision directe de la misère. Les cinéastes
pauvres » : bien sûr, il fait allusion non à leur mutis- du film de 1933 semblent inconscients des limites de
me mais au silence politique, et très précisément à leur légitimité en tant que porte-parole (au sens
l’absence d’une expression protestataire organisée qui propre) d’une population inaudible, à leurs oreilles
permettrait à ces pauvres de se faire entendre par les autant qu’à celles du public. Et l’on saisit finalement,
pouvoirs politiques. On voit mieux, par contraste, le grâce au film d’aujourd’hui, plein de désillusion et de
rôle capital de la conviction politique qui animait les tâtonnements, embarrassé dans sa démonstration,
cinéastes de 1933 : leur parti pris idéologique expri- retenu par toute l’armature déontologique concernant
me sans complexe une parole symbolique collective. le traitement de l’image d’autrui, ce qui caractérise la
Il faut prendre Henri Storck au mot quand il dit, de manière du Storck d’avant-guerre : une consomma-
lui et d’Ivens, à propos du Borinage : « Nous étions tion innocente de la caméra, en un temps où celle-ci
dominés par le besoin irrépressible de donner des faits était encore à peu près vierge d’histoire, c’est-à-dire
cruels une image aussi dépouillée, aussi nue, aussi sin- de références, dans tous les sens du terme.

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62. Voir le Programme de la rétrospective Joris Ivens et Marceline Loridan, op. cit. et J. Queval, op. cit.

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