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La la revue D e S r e n S e i g n e m e n t S g é n é r e u x

Tra
verse

PourQuoi si Peu de
conTesTaTion en france ?
rencontre avec le sociologue alain accardo

face a La crise
La méthode alinsky

un Peu de PsychoLogie sociaLe


des graves inconvénients de la bonne conscience
numérO 1 | été 2010 | Prix liBre

auTodefense inTeLLecTueLLe
Le culbuto, l’effet bof et autres ni-ni
Pa r u t i O n À l’ i m P r O v i S t e

,
c esT L'eTe
Qui veut sauver l’agriculture paysanne ?
sommaire
N o u s avo n s b e s o i n d e v i s i o n s p o s i t i v e s / 4
Que faire quand le découragement politique nous guette ?

Psychologie sociale / D e s g r av e s i n c o n vén i e n ts


d e la b o nn e c o n s c i e n c e / 14
La théorie de la tendance à la réduction de la dissonance cognitive

Synthèse / La mét h o d e A li n s ky / 24
Un manuel révolutionnaire “made in Usa’’

Entretien / L’o r ga n i sat i o n et le n o m b r e / 34


Entretien avec le sociologue Alain Accardo

Karaté mental / Le c u lb u to, l’e f f et b o f et au t r e s n i - n i / 50


Outils d’autodéfense intellectuelle, chapitre 1

Action ! / S o rt i r d e s g h et to s m i li ta n ts / 60
Entretien avec Xavier Renou, du collectif Les Désobéissants

Le bonheur est dans le pré / L’u r g e n c e paysa nn e / 70


L’agriculture bio-locale, de la mode à la réalité

Q uo i d e n e u f d u côté
d e s R e n s e i g n e m e n ts Génér e ux ? / 75
édito

Pour Pourquoi
quoi
c e t t e re vue ?
Pour q u o i
Depuis cinq ans, les Renseignements Généreux réalisent ou diffusent des brochu-
res, des articles, des entretiens politiques. Depuis quelques temps, nous proposons
également des films, des documentaires, des vidéos de spectacles ou des conférences
en libre téléchargement. Aujourd’hui, nous lançons La Traverse, la revue des
Renseignements Généreux.

À travers des entretiens, des analyses, des exposés, nous nous efforcerons de tendre
vers deux directions à nos yeux indispensables dans le monde d’aujourd’hui : forger
des outils d’autodéfense intellectuelle ; imaginer, construire et faire découvrir des
actions politiques ou des alternatives qui nous semblent pertinentes.

Nous espérons que La Traverse contribuera à nous et vous fournir des idées inspi-
rantes, des points de vue stimulants, de l’énergie pour les temps à venir.

La périodicité de La Traverse sera irrégulière, en fonction de la qualité des docu-


ments que nous aurons à publier. Gratuite sous format électronique, cette revue peut
également être commandée en version papier recyclé, à prix coûtant ou à prix libre.

Comme pour tous nos travaux, nous comptons sur le bouche-à-oreille, c’est-à-dire
sur vous, pour élargir la diffusion de La Traverse. N’hésitez pas à faire découvrir
cette revue ou les articles qui vous ont plu autour de vous. N’hésitez pas également
à nous faire part de vos réactions, nous comptons publier dans le prochain numéro
un courrier des lecteurs et lectrices.

Fructueuse lecture,

Les Renseignements Généreux

chez CAP Berriat, 15 rue Georges Jacquet 38000 Grenoble

e-mail : rengen@no-log.org

www.les-renseignements-genereux.org
Nous avons besoin
de visions
positives
positives
positives
positives
positives
Que faire quand le découragement politique nous guette ?
par Nathalie Dom

Face aux politiques gouvernementales, aux régressions sociales, aux crises écono-
miques, à l’approfondissement du désastre écologique, au conformisme médiatique,
et, surtout, à la faiblesse de la contestation, nous sommes nombreux et nombreu-
ses à traverser des phases de découragement, de fatigue ou de résignation. Quand
l’horizon politique semble bouché, comment ne pas sombrer dans un pessimisme
paralysant ? Où trouver la force de lutter ?

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un profond sentiment d’impuissance. voilà ce qui nous semble planer, depuis 2007, les temps sont durs pour qui rêve
au-dessus du paysage militant français. pas partout, pas tout le temps, loin de là. d’une société plus démocratique, plus
mais globalement, de nos engagements ou de nos connaissances dans des syndi- égalitaire, plus solidaire, plus écologiste.
cats, dans des partis de gauche, dans des associations, dans des services publics, les temps sont durs pour les centai-
dans des mouvements libertaires, nous ressentons un certain climat de lassitude, de nes de milliers de personnes animées
colère et de découragement. par des idées libertaires, socialistes,
communistes, syndicalistes, féministes,
Les teMPs sont durs décroissantes et bien d’autres qui,
et comment en serait-il autrement ? comment ne pas être assommé-e-s quand, depuis des années, agissent, informent,
dans tous les secteurs de la vie sociale, les mesures liberticides et inégalitaires manifestent, s’engagent pour changer
se succèdent à un rythme effréné ? limitation du droit de grève, privatisation ou la société. comment ne pas ressentir
délabrement organisé des services publics, allongement des retraites, démantèle- du découragement quand, après 50
ment du code du travail, extension du fichage génétique et politique, construction ans de luttes antinucléaires, l’état lance
de nouvelles prisons, chasse aux personnes sans-papiers, dégradation des dispositifs la construction de nouvelles centrales,
d’aides aux chômeurs, augmentation des frais médicaux, diminution de l’impôt teste de nouvelles armes atomiques
pour les grandes fortunes, creusement des déficits publics au bénéfice des banques et privatise l’industrie la plus dange-
privées, relance du nucléaire et des ogm, course aux nanotechnologies policières et reuse au monde ? Quand, après des
militaires, renforcement de la françafrique, guerre en afghanistan, soutien politique dizaines d’années de luttes féministes,
à israël, extension du secret-défense... une liste exhaustive serait bien longue ! le droit à l’avortement se dégrade, les

La Traverse #1 | page 5
plannings familiaux sont en danger, le les comptes puis ouvrir leur parachute empoisonnent notre existence et nous
publisexisme envahit tous les espaces doré en toute impunité ? Une société font entrevoir un avenir très difficile,
publics ? Quand, après 10 ans de lutte où le plus haut représentant de l’État notamment pour les générations qui
contre les OGM, les cultures transgéni- peut mentir effrontément, brader les vont suivre, nous pourrions nous atten-
ques s’étendent progressivement dans ressources publiques au service d’inté- dre à de vastes mouvements de colère,
toute l’Europe ? Quand, après 15 ans rêts privés, distiller la haine en dressant à un essor sans précédent de luttes
de lutte contre la Françafrique, les pires les “fonctionnaires’’ contre les “salariés politiques, associatives et syndicales.
régimes du continent africain sont reçus du privé’’, les “travailleurs’’ contre les Nous pourrions imaginer une avalanche
à l’Élysée ? “assistés’’, les “immigrés légaux’’ contre de propositions crédibles et réalistes
les “sans-papiers’’, les “vrais jeunes’’ visant à réorganiser la société sur des
Toute cette énergie militante, ces sacri- contre la “racaille’’, les “grévistes’’ contre bases plus solidaires, plus sobres, plus
fices, ce temps passé pour en arriver les “travailleurs’’ ? démocratiques, tournées vers un accès
là ? Sommes-nous condamné-e-s à généralisé aux biens vitaux, aux soins,
vivre dans une société où l’affairisme, Pourquoi si peu aux logements, à l’éducation.
la cupidité, l’arrogance et le cynisme de contestation ?
sont aux commandes ? Une société où Au-delà de l’indignation, il reste une Or qu’avons-nous vu depuis 2007 ?
les princes des multinationales peuvent question centrale, obsédante : face à Quelques grandes journées de mobili-
licencier des salariés précaires, réaliser tout ce que nous venons de dénon- sation syndicale, très suivies mais sans
des profits surréalistes, délocaliser leurs cer, pourquoi si peu de contestation ? lendemain. Des myriades de grèves
entreprises, commercer avec des dicta- Devant les profondes crises économi- localisées, souvent vigoureuses et dé-
tures, saccager l’environnement, falsifier ques, sociales et environnementales qui terminées, mais généralement corpora-

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tistes, sectorielles, morcelées, et au final semble pas le cas, tant l’engagement délicate, subjective, soumise à inter-
presque toujours vaincues. Des centai- politique n’a pas le vent en poupe. Les prétation. La centaine de milliers de
nes d’associations ou de collectifs contre personnes qui tentent, dans leur milieu tentatives de suicide chaque année, les
le nucléaire, l’expulsion des immigré-e-s, professionnel, dans leur quartier, dans millions de personnes dépressives, la
le mal-logement, la Françafrique, la leur ville, de mobiliser leur entourage surconsommation d’anxiolytiques et de
situation en Palestine, le sexisme, le ra- autour de luttes communes en savent tranquillisants témoignent cependant
cisme, la publicité, les médias, les OGM, quelque chose. L’immense majorité de d’une souffrance psychique omnipré-
et bien d’autres organisations souvent la population manifeste, à première vue, sente. Cette souffrance est palpable
magnifiques par leur inventivité, leur peu d’intérêt, du fatalisme, du cynisme autour de nous. Il suffit de regarder
expertise et leur ténacité, mais qui, voire de l’hostilité pour tout ce qui les visages dans les rues, d’observer la
globalement, forment une constellation concerne les questions politiques. Les situation dans nos différents milieux
de groupes minoritaires, fragmentés, préoccupations quotidiennes dépassent professionnels, dans nos entourages
à l’audience relativement faible, aux rarement le cercle des intérêts person- amicaux et familiaux. Tension nerveuse,
contours idéologiques souvent flous, en nels, des soucis du moment, du travail, surmenage, anxiété, sentiment d’insatis-
difficultés pour articuler leurs visées et de la santé, de la famille ou des loisirs. faction, difficultés affectives, insomnies,
leurs moyens en termes mobilisateurs. morosité... Combien d’entre nous vivent
La société un quotidien peu enthousiasmant, avec
Au final, l’asymétrie est saisissante en- de l’angoisse de nombreux soucis à porter, sans
tre, d’un côté, une oligarchie politicienne Ce climat d’apathie politique signifie-t-il perspective autre que le repos après
et capitaliste de plus en plus arrogante, que la majorité de la population défend un travail pénible, des loisirs pour “se
nuisible et dominante, et, de l’autre, activement la société telle qu’elle est, changer les idées’’, et la retraite comme
l’absence de forces d’opposition et de s’y reconnaît pleinement ? À observer seul horizon ? Derrière le vernis des
proposition réellement puissantes et la frénésie consumériste, le succès de apparences et des conventions sociales,
durables. Et l’on ne voit pas, à court l’american way-of-life, la ruée vers les rares sont les personnes réellement
terme, le bout du tunnel. Les organisa- nouveaux gadgets technologiques, enthousiastes et sereines.
tions révolutionnaires, les associations l’adhésion au mode de vie capitaliste
écologistes, les mouvements anticapi- est massive. Pour autant, cette adhésion Même au sein des populations relative-
talistes, les partis de la gauche radicale, est-elle le signe d’un réel épanouisse- ment épargnées par les crises en cours,
les NPA et autres Fronts de gauche ne ment social ? Nous ne le pensons pas, y compris celles à qui le système profite
voient pas arriver un flux significatif de tant l’organisation actuelle de la société le plus, il règne un climat d’inquiétude
militant-e-s. Au contraire, la tendance produit de l’angoisse, de la souffrance qui se traduit, entre autres, dans le
est plutôt à l’essoufflement. Tant mieux, psychique, et bien peu de personnes rapport aux enfants et à l’avenir : alors
pourrait-on dire, si de nouvelles et heureuses. que les parents des années 1950-60
meilleures formes d’organisations avaient généralement la certitude que
contestataires émergeaient. Mais ce ne Bien sûr, la question du bonheur est leurs enfants vivraient mieux qu’eux,

LA TRAVERSE #1 | page 7
bénéficieraient des fruits du progrès L’emprise des médias qui, de plus en : l’immense majorité de la population
et d’une élévation de statut social, la plus prisonniers de logiques capitalis- a perdu espoir dans l’action politique,
quasi-totalité des parents d’aujourd’hui tes, favorisent les pouvoirs dominants, elle n’imagine plus et ne croit plus à la
doutent que leurs enfants auront une évitent les informations subversives possibilité de transformer radicalement
vie meilleure. On le comprend. Quel que et détournent la population des vrais la société.
soit le niveau d’optimisme, quelle que problèmes. Une société de plus en plus
soit notre position sociale, si l’on étudie complexe, avec ses bureaucraties ten- L’histoire du XXe siècle pèse lourd dans
posément la situation planétaire, les dé- taculaires, ses systèmes technologiques cet état de faits. Toutes les tentatives
gradations économiques, les inégalités incompréhensibles face auxquels nous révolutionnaires du siècle passé se sont
sociales, le désastre environnemental, nous sentons démunis, dépendants, soldées par des échecs retentissants. Ou
la pénurie énergétique, les tensions incapables d’identifier les lieux de dé- bien elles ont été écrasées par la force,
internationales à venir, comment ne pas cision. Des institutions sociales qui, de d’une manière dramatique, comme en
ressentir davantage d’inquiétude que de l’école à l’entreprise, nous placent dans Allemagne en 1919, en Espagne en
sérénité ? un état d’esprit de soumission, découra- 1936, en Hongrie en 1956... Ou bien
gent notre autonomie, renforcent notre elles ont dégénéré en des régimes
En admettant que notre analyse soit sentiment d’impuissance. Une gigantes- politiques de type totalitaires, comme
juste, la question reste cependant que industrie du divertissement et du en URSS, en Chine, au Cambodge, ou
entière : si la société produit davantage plaisir qui fournit une infinie possibilité dans une moindre mesure à Cuba. Dans
de souffrance sociale que d’épanouisse- de s’extraire, l’espace d’un instant ou de les deux cas, elles ont provoqué ou subi
ment, si l’immense majorité de la popu- quelques semaines, d’une réalité morne une barbarie terrifiante. Le XXe siècle
lation envisage l’avenir avec angoisse, et angoissante. Un climat de précarité est le siècle des massacres, des guerres,
comment expliquer la faiblesse de la et de survie économique qui, pour une des génocides, des bombes atomiques,
contestation ? large part de la population, laisse peu de des goulags, des camps de concentra-
temps disponible pour la prise de recul tion, des tortures de masse. L’imaginaire
Une perte d’espoir et l’action politique... collectif, surtout pour les anciennes
dans l’action politique générations, est hanté par cette atmos-
La liste est longue de tout ce qui nous À nos yeux, il est cependant une phère de terreur, par la démonstration
semble encourager l’apathie politique. cause qui surplombe toutes les autres qu’il n’y a aucune limite à la barbarie

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humaine, par les risques terribles la caste politicienne, tandis que les élec- de la retraite... Pour toutes ces raisons,
auxquels s’exposent les révolutionnai- tions consistent la plupart du temps à les mouvements révolutionnaires pei-
res. Ce contexte historique nous semble voter, avec peu d’espoir ou de manière nent à rassembler. L’action politique est
créer dans toute la société un climat de désabusée, pour “le moindre mal’’ - ou considérée comme un sacrifice risqué
méfiance généralisée vis-à-vis de l’action plus simplement à s’abstenir. n’apportant aucun résultat concret, un
politique et des idéologies. engagement bien dérisoire face aux
Quant aux partis et mouvements de désastres en cours.
Cette méfiance est renforcée par le gauche qui militent pour une profonde
dévoiement des grandes forces histo- transformation de la société, ils sont La course
riques d’opposition. Depuis le milieu divisés, souvent minés par les luttes in- aux paradis privés
des années 80, la majorité des partis ternes, peu médiatisés et manquent de Dans un tel contexte, les tendances
et des syndicats dits de gauche se sont crédibilité. Ruinées par le XX siècle, les
e
au repli sur soi sont compréhensibles.
ralliés au modèle économique et social grandes idéologies de libération de l’hu- Lorsque la société est angoissante,
dominant. Ils valorisent la croissance, la manité, celles qui prônent une rupture l’avenir inquiétant, l’action collective
démocratie de marché, le productivisme, radicale avec l’ordre établi, ne font plus sans espoir, les soucis professionnels et
les politiques sécuritaires et l’État. Les rêver qu’une minorité. Dans l’imaginaire personnels de plus en plus nombreux,
principales revendications qui les dis- collectif, le mot communisme évoque nous nous concentrons fort logique-
tinguent de leurs homologues de droite le goulag et la dictature, le socialisme, ment et par défaut sur des stratégies
concernent le degré de répartition des les années Mitterrand et la gauche individuelles. Nous nous replions sur
richesses, le niveau de protection sociale caviar, l’anarchie, le chaos et la violence nous-mêmes et sur le présent. Nous évi-
et autres conditions d’un “capitalisme aveugle, soit l’exact contraire de leur tons le plus possible les informations et
à visage humain’’. Autant dire que ce contenu théorique. Cette situation est les situations susceptibles de nous bou-
réformisme institutionnel suscite peu amplifiée par l’inculture historique et leverser. Nous essayons dès que nous le
d’espoirs de réels changements... Pour politique ambiante. Nous connaissons pouvons de nous construire des “petits
la majorité de la population, le mot po- très peu l’histoire des luttes sociales, paradis privés’’ par la consommation,
litique, à gauche comme à droite, rime l’origine de nos espaces de liberté, du l’accès à la propriété, l’aménagement
avec manipulation, intrigues, promesses droit de grève, de la liberté d’expression, et l’équipement intérieur, la famille, les
non tenues, privilèges et corruption de de la sécurité sociale, des congés payés, ami-e-s, les loisirs, la préparation des

LA TRAVERSE #1 | page 9
prochaines vacances, tout un rapport au Où trouver la force de lutter ? Comment ceux qui, dans ce contexte politique
monde sans cesse attisé par la publicité susciter le goût de l’action collective ? si difficile, ne baissent pas les bras. À
et les mass-médias. Peut-on encore espérer une transforma- toutes les personnes qui, là où elles
tion radicale de la société ? vivent, participent aux luttes sociales,
Par un effet de cercle vicieux, cette fuite construisent des alternatives, tentent de
en avant se renforce d’elle-même. La À ces questions brûlantes d’actualité, surmonter les obstacles et les périodes
dépolitisation laisse le champ libre aux dans lesquelles se débattent tous les décourageantes, inventent de nouvel-
oligarchies politiciennes et capitalistes. mouvements militants d’aujourd’hui, les manières de résister. À toutes les
La frénésie consumériste, basée sur l’ex- nous n’avons pas de réponses toutes personnes qui, dans une société de
ploitation effrénée des ressources et de faites, pas de recettes précises. Nous plus en plus rude sur le plan humain,
la main d’œuvre planétaires, accentue la vous proposons seulement ici quelques continuent d’œuvrer pour un monde
destruction des nos conditions de vie, la pistes d’action et de réflexion, celles d’entraide, créent à l’aide de milliers de
pénurie matérielle et prépare l’éclate- que nous explorons actuellement et qui petits actes journaliers de la solidarité
ment de conflits d’intérêts mondiaux à nous aident à surmonter nos phases de autour d’elles, aident leurs voisin-e-s, se
moyen terme. Plus la société devient découragement. sentent concernées par les soucis des
angoissante, insupportable, polluée, autres, donnent de l’importance à pas-
inégalitaire et sans avenir, moins la Merci à celles ser du temps avec des proches en diffi-
population a envie de s’investir pour et ceux qui résistent cultés, se relaient auprès de personnes
changer le cours des choses, plus cha- Nous n’avons pas choisi la société dans souffrants de graves maladies, offrent
cun-e tente désespérément de s’aména- laquelle nous sommes né-e-s et, en ce une écoute à des personnes démorali-
ger un petit havre de paix au milieu du sens, nous ne sommes pas responsables sées, essaient de soutenir les personnes
chaos, de se “retirer’’ de la société pour de l’état actuel du monde. Ce constat qui ne voient plus de sens dans leur vie,
fuir ses contraintes et ses nuisances, est banal, il ne supprime pas l’immense s’entraident financièrement, tous ces ac-
dans l’illusion d’un sauvetage individuel tristesse que nous pouvons ressentir tes qui nous semblent le ferment d’une
possible. quand nous observons les désastres société meilleure, de ce que George
en cours, mais il peut parfois alléger le Orwell, dans sa vision du socialisme,
Où trouver la force fardeau qui pèse sur nos épaules... appelait la common decency.
de lutter ?
Voici résumées, dans les grandes En revanche, nous sommes respon- Malgré le climat global d’apathie, notre
lignes, les tendances de fond qui nous sables de ce qui dépend de nous, de société bouillonne d’initiatives politi-
semblent traverser la société française. ce que nous faisons de notre vie, de ques formidables, certes largement
Si nos analyses sont pertinentes, si le nos relations, de notre énergie. C’est minoritaires, certes peu médiatisées,
tableau est si sombre, comment ne pas pourquoi, avant tout, nous souhaitons mais souvent magnifiques d’imagina-
verser dans un pessimisme paralysant ? adresser un profond merci à celles et tion et de ténacité 1. Merci, parce que

1
On trouvera de nombreux exemples sur le site des Renseignements
page 10 | LA TRAVERSE #1 Généreux, dans les rubriques Alternatives et Résistances...
nous n’arriverons jamais à créer un rap-
port de force suffisant pour bouleverser
le système actuel. Dépasser le stade du
groupuscule sans verser dans un bu-
reaucratisme autoritaire est sans doute
l’enjeu de taille sur lequel nous butons
le plus, tant sont nombreux les échecs
de projets collectifs dans l’histoire des
contestations. Comment construire des
forces d’opposition et de proposition
réellement puissantes et durables ?
Pourquoi tant de mouvements, de
syndicats, d’associations, de collectifs
libertaires se sont-ils entredéchirés et
c’est grâce à ces nombreux exemples la plupart du temps isolées, déchirées vidés de leur substance ? Pourquoi
que nous puisons, comme beaucoup, entre l’envie de changer le monde et les grandes organisations syndicales
notre principale énergie et une direction l’absence de possibilités. Construire et politiques ont-elles été dévoyées de
éthique : essayer de se comporter, là où des portes, des passerelles, des repères leurs objectifs initiaux ? Quelles leçons
nous sommes, de la meilleure façon qui pour les personnes disponibles au en tirer ? Comment dépasser les pro-
soit, de soutenir au maximum de nos changement nous semble une tâche blèmes qui se posent à une collectivité
forces les personnes et les organisations prioritaire pour celles et ceux qui en ont de révolutionnaires, s’opposent à sa
qui se battent pour plus de démocratie, les moyens et le temps. C’est souvent survie et à son développement ? Il y a là
d’entraide, de sobriété, de sens du bien parce que nous avons rencontré une des questions fondamentales que nous
commun. personne, un projet, un lieu différent devons absolument résoudre.
près de chez nous que nos chemins de
Dans une société où il est et où il sera vies ont peu à peu changé. Agrandis- Préparons-nous à une
de plus en plus pénible moralement sons ces brèches ! lutte de longue haleine
et matériellement de vivre, ne sous- Élucider la question de l’organisation
estimons pas la puissance de l’émula- Organisons-nous nous semble d’autant plus essentiel que
tion politique. Dans tous les milieux davantage nous devons nous préparer à une lutte
sociaux, des millions de personnes Un grand mouvement social ne naît de longue haleine. Vouloir transformer
sont indignées par la situation actuelle, pas par l’action de quelques personnes. radicalement la société, c’est vouloir
ressentent un malaise existentiel et sont Tant que les nombreuses initiatives destituer l’oligarchie politicienne, le
à la recherche de sens. Mais elles sont françaises seront dispersées, morcelées, capitalisme, les mass-médias, l’armée,

LA TRAVERSE #1 | page 11
les services secrets, un puissant système les démarrages difficiles de certains critiquer la situation actuelle et d’alerter
économique et sociologique prêt à tout projets si nous leur donnons du temps sur les désastres en cours, ces efforts
pour conserver sa domination. La lutte pour que leur potentialité s’exprime. peuvent, s’ils ne sont pas accompagnés
sera difficile et longue ! Ce constat peut Cultiver la patience et la ténacité nous de perspectives réalistes, contribuer
paraître, là encore, extrêmement banal, semble par ailleurs correspondre à la à renforcer les sentiments d’angoisse,
mais il implique un rapport au temps, temporalité des changements indi- d’impuissance et finalement les ten-
aux luttes et à nos vies qui nous semble viduels : nous mettons la plupart du dances individualistes de la population.
fondamental. Notre découragement temps plusieurs années pour changer D’où l’urgence d’imaginer des chemins
est généralement lié à notre impa- certains de nos comportements, certai- praticables vers d’autres rapports au
tience. Nous abordons souvent l’action nes habitudes de vie, certaines manières monde, de meilleures organisations
politique avec un désir de changements de voir le monde... économiques et sociales plus égalitaires,
rapides, de luttes immédiatement plus démocratiques, plus sobres.
efficaces, surtout quand nous sommes Construisons
au démarrage de notre engagement. des perspectives D’immenses champs de réflexion
Chez beaucoup de contestataires, cette stimulantes s’ouvrent à nous : quelle société
frénésie activiste s’épuise en quelques et crédibles voulons-nous ? Quels sont nos be-
années, et, sous les coups des nom- Lorsque nous regardons la liste des soins ? Que produire, et comment ?
breuses difficultés rencontrées, elle ouvrages politiques disponibles en Quelle meilleure organisation politique
laisse place à une certaine aigreur, un France, nous sommes frappés par la imaginer ? Comment satisfaire l’accès
sentiment d’échec, voire un rejet de disproportion entre ceux consacrés à la généralisé au logement, à la santé, à
l’action collective. critique et ceux consacrés à la proposi- une éducation de qualité ? Quelle type
tion. Chaque semaine ou presque sort d’agriculture développer ? Quelles solu-
Élargir la temporalité de nos actions, une nouvelle publication dénonçant un tions énergétiques ? Quelles transitions
envisager la lutte à l’échelle de nos vies aspect de l’ordre établi, expliquant com- imaginer entre la société actuelle et
entières, construire à la fois des résis- bien l’économie capitaliste est inégalitai- une meilleure société ? Il ne s’agit pas
tances immédiates et des visées à long re, le système industriel déshumanisant, de trouver des réponses toutes faites
terme, tout cela peut nous permettre la démocratie représentative dépoliti- ou dogmatiques, mais d’encourager
de prendre du recul, de mieux accepter sante, les médias serviles, la publicité à travers des exemples un maximum
les phases d’échecs si nous prenons le aliénante, etc. En revanche, il existe très de monde à se saisir de ces questions
temps d’en tirer des conséquences, de peu de publications qui proposent et légitimes et vitales. Montrons, dans
mieux accepter les obstacles si nous décrivent de nouvelles visions positives un esprit d’espoir et d’invitation à la
nous donnons les moyens et le temps de la société, des alternatives possibles discussion, que non seulement l’orga-
pour les surmonter, de mieux accepter et crédibles. S’il est fondamental de nisation actuelle est injuste, absurde et

page 12 | LA TRAVERSE #1
catastrophique, mais qu’il est possible d’ici là, nous vous souhaitons du succès
de s’organiser différemment, de sortir dans vos actions de résistance pour les
de notre état d’impuissance collective, si mois à venir. car au-delà des mots, des
ensemble nous le décidons. théories, des plans sur la comète et des
châteaux en espagne, ce sont avant
du grain à Moudre tout les actes qui comptent, ce que nous
chacune de ces pistes soulève au final faisons de nos idées, comment nous
davantage de questions que de répon- nous comportons, là où nous vivons, là
ses... dans les prochains numéros de où nous luttons, ici et maintenant. en
cette revue, nous tenterons de poursui- ce sens, courage à nous toutes et tous !
vre ces réflexions, pour lesquelles nous
sommes preneurs de vos réactions, de
vos analyses et de vos expériences.

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Pour aLLer + Lo
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CET ARTIC LE S’I NS PIR
S OU VR AG ES
FO RTEM EN T DE
ST OR IAD IS
DE CO RNéLIUS CA
ER LA SC H:
ET DE CH RISTO PH
Cornélius
• Une société à la dérive,
Castoriadis, Seuil, 200 5

e,
• La culture du narcissism
arion, 2008
Christopher Lasch, Flamm
er Lasch,
• Le moi assiégé, Christoph
éditions Climat, 2008

La Traverse #1 | page 13
Psychologie sociale

Des graves inconvénients


de la bonne conscience
ou la théorie de la tendance à la réduction de la dissonance cognitive

par Nestor Potkine

Dans quelle mesure des expérimentations de psychologie sociale peuvent-elles enri-


chir nos réflexions sur le changement de société ? Partant de deux faits à première
vue sans lien entre eux, l’affaire Madoff et l’histoire des partis communistes occi-
dentaux, Nestor Potkine - chroniqueur régulier du Monde Libertaire - explore pour
nous les conséquences politiques de la « théorie de la tendance à la réduction de la
dissonance cognitive »...

page 14 | LA TRAVERSE #1
Deux mystères
Le mystère de l’affaire Madoff 1 réside
dans la personnalité des victimes du
plus grand escroc financier de l’histoire.
Point de vieilles dames naïves. Point
d’héritiers innocents séduits par des
blondes fatales. Non. Des financiers,
des industriels, des investisseurs, ferrés
en histoire de la finance, en psycholo-
gie des marchés. Des intellects armés
contre l’escroquerie de Madoff, si
banale ; promettre des taux d’intérêt
fabuleux, payer ces intérêts d’abord Bernard L. Madoff
avec l’argent même des premiers
investisseurs, ensuite avec celui de leurs Le mystère de l’histoire des partis les mensonges de la presse aux ordres.
relations attirées par le bouche à oreille. communistes occidentaux réside dans la Pourtant, alors que les voyageurs
Payer Pierre avec les sous de Pierre, sincérité de leurs militants, travaillant à revenant de l’URSS voyaient que le
puis avec les sous de Paul, parce que l’avènement du communisme, convain- régime échouait à fournir les biens les
des Paul, il en arrive constamment, tant cus que l’URSS est le paradis, que plus élémentaires à la population, alors
les Pierre font de la publicité gratuite. là-bas l’ouvrier est heureux puisque la que l’existence du Goulag ne fut jamais
On connaît ces escroqueries “à la py- médecine est gratuite et le logement un secret, le PCF empochait 25% des
ramide’’ depuis aux moins trois cents garanti. Les victimes de l’une des plus voix en 1973 !
ans ! meurtrières escroqueries politiques de Comment des milliers de militants
Comment des millionnaires bardés de l’histoire réfléchissaient à la nature de voués à la critique sociale ont-ils pu être
conseillers financiers ont-ils pu être la société. Elles critiquaient celle de leur bernés ?
bernés ? propre société. Elles aimaient décrypter

1
Homme d’affaires américain, président-fondateur d’une des principales sociétés d’investissements
de Wall Street (Bernard L. Madoff Investment Securities LLC), Bernard Madoff a été condamné
en juin 2009 à 150 ans de prison pour avoir réalisé une escroquerie portant sur 50 milliards de
dollars. Cette escroquerie consistait, pour l’essentiel, en un système de spéculation fictive pyrami-
dale fonctionnant par effet boule de neige, les intérêts des premiers investisseurs étant payés par le LA TRAVERSE #1 | page 15
capital des derniers entrés.
Un point commun « Militer au PC, soutenir l’URSS, c’est travailler au bien de l’humanité. »
Les réponses à ces deux questions sont
complexes, elles entraînent plusieurs « Je vais gagner beaucoup d’argent chez Madoff, parce qu’il est un génie de la
explications. Mais un point commun finance, et qu’il m’a admis, moi plutôt que tant d’autres, dans son fond d’investisse-
aux deux situations nous intéresse. ment. »

Jusque vers 1970, on ne devenait pas Dans les deux cas l’élément cognitif, situé au plus profond du dispositif, contredisait
militant du PCF si facilement. Une fois brutalement la réalité. Soutenir l’URSS revenait à soutenir la misère, le KGB, le
admis, on sacrifiait beaucoup de temps Goulag. Investir chez Madoff signifiait verser de l’argent et ne plus le revoir.
et d’énergie à la cause. Quant à devenir
permanent, seul un vrai dévouement Dans les deux cas, les victimes auraient pu découvrir leur erreur : les marins de
parvenait à surmonter un parcours Kronstadt, soldats de la révolution et non soldats tsaristes, périrent sous les balles
semé d’embûches. bolchéviques dès 1921 ! Le pacte de non-agression entre Hitler et Staline ne pouvait
pas non plus être un bon signe.
Madoff, de son côté, prit le contre-pied
de l’escroc banal. Au lieu de se dépen- Madoff annonçait inexorablement entre 11 et 13% d’intérêt annuel quelle qu’eût été
ser en publicité, au lieu de supplier que la santé de l’économie ; même Warren Buffett, pour l’instant le meilleur investisseur
l’on vienne investir, il demeura discret, de l’histoire, a connu des années creuses. Madoff ne publiait rien sur ses méthodes
presque clandestin. Investir chez Madoff et ses choix d’investissement. Ces deux facteurs eussent dû alerter ses victimes.
semblait un privilège, rare. Il fallait être D’ailleurs bon nombre d’investisseurs tentés se sont écartés de Madoff en décou-
du sérail, avoir des relations. Même vrant ces deux anomalies.
ainsi, Madoff refusait du monde. Long-
temps, personne n’eut la certitude d’être Donc, pour les uns comme pour les autres, nous partons d’un élément cognitif en
admis chez lui. complète contradiction avec la réalité ET de la possibilité pour les égarés de connaî-
tre la vérité ET du fait que ces égarés demeurent, volontairement, égarés. Par quelle
Dans les deux cas, on part d’un « élé- étrange magie ?
ment cognitif », c’est-à-dire un élément
de cognition, de connaissance ; quelque
chose que l’on pense, une idée, une
notion, un fait, un principe :

page 16 | LA TRAVERSE #1
Proposition
d’explication
Dans les deux cas, les victimes ont
investi beaucoup. Pour les financiers
de Madoff, des centaines de millions. Et
une considérable énergie pour obtenir la Loin d’être une banalité, ceci est la conséquence d’une théorie psychologique
permission d’entrer. Une fois entrés, ils féconde, présentée en 1957 dans un livre intitulé A theory of cognitive dissonance,
sont restés, obstinément, souvent sans par Leon Festinger. Que signifient ces mots bizarres, « théorie de la dissonance
voir revenir un sou : car, à 13% par cognitive » ?
an, n’est-ce pas, on ne demande pas à
retirer son argent, obnubilé que l’on est Prenons des exemples d’éléments cognitifs ; « La Terre est plate », « Le Coran dit
par les résultats de Bernie Madoff, tels que le porc est impur », ou encore « Saddam Hussein possède la bombe atomique ».
qu’annoncés par Bernie Madoff. Mais voilà qu’arrivent d’autres éléments cognitifs ; « La Terre est ronde », « L’ome-
lette aux lardons de Tante Fatima est délicieuse », « Saddam Hussein affirme qu’il ne
Les militants ouvriers du PCF menaient possède pas la bombe atomique ».
une vie dure, celle d’un ouvrier, puis
prenaient sur leur temps libre pour Les uns contredisent les autres.
toutes les tâches ingrates du militant
de base. Les permanents souffraient On sait que la Terre est plate, puis on découvre les photographies de la NASA
moins, mais sacrifiaient tout au parti, prouvant qu’elle est ronde ; on perçoit une dissonance entre ces deux éléments.
leur temps, leurs idées, leurs plaisirs, On ressent cette dissonance comme une tension. On ressent cette tension comme
leur vie de famille ; et bien des amitiés. désagréable.
Les militants intellectuels avalaient mille
couleuvres, se pliaient à mille exigences Eprouver cette dissonance pousse à tenter de la réduire.
stupides pour se voir acculés à défendre
un pays de moins en moins défendable. D’où le nom complet de la théorie de Festinger : « théorie de la tendance à la
réduction de la dissonance cognitive ». Cette découverte est bien moins banale qu’il
Dégainons notre idée : lorsqu’un n’y paraît ; elle explique des milliers d’actes et de croyances absurdes. Dangereuses,
élément cognitif a beaucoup coûté pour néfastes. En effet, par quels moyens réduit-on cette tension due à la dissonance
être acquis, ou lorsqu’il coûte beaucoup cognitive ? Quelles seront les conséquences personnelles, sociales, politiques de ce
à conserver en face d’un nouvel élément besoin de réduire-la-tension-due-à-la-dissonance-cognitive, de ce besoin, parfois vio-
cognitif, plutôt que de l’abandonner, on lent, obsédant, de ne plus subir une contradiction agaçante, humiliante, écrasante,
change celui qui le contredit. voire terrifiante ?

LA TRAVERSE #1 | page 17
Quelques exemples chaque mort, les Abrons savent que
1/ Premier élément cognitif : « les Américains soutiennent Israël, un pays féroce qui quelqu’un a provoqué cette mort. Un
opprime les musulmans ». Puis, l’élément cognitif dissonant : « Les Américains ont vieux monsieur mourut écrasé sous une
mis un homme sur la Lune, ce qu’aucun pays musulman n’a été capable de faire ». poutre dévorée par les termites. De Ros-
ny entendit ceci : « Nous savons bien
Comment réduire la dissonance ? que les termites mangeaient la poutre,
En ajoutant foi au mythe, très répandu dans les pays musulmans, que les images mais pourquoi est-elle tombée juste au
des alunissages ont été filmées dans le désert, et qu’on a ajouté un fond noir pour moment où il passait dessous ? »
parfaire l’illusion !
Les sorciers ! C’est la faute des sor-
Mieux encore, en trois coups : ciers ! Hélas, personne chez les Abrons
« Israël est un pays féroce, peuplé de gens qui ne sont pas musulmans.» ne s’avoue sorcier, personne n’agit en
« Tout le savoir sur le monde a été mis par Dieu dans le Coran. Il suffit de bien le sorcier. Alors, les Abrons ont concocté
lire. » une solution à rendre jaloux le plus sua-
« Israël dispose d’une technologie militaire d’une supériorité écrasante sur celle des ve des chargés de communication d’une
pays arabes, qui pourtant lisent le Coran. » usine chimique : les sorciers ne savent
pas qu’ils sont sorciers. Ils ne sont
Réduisons la dissonance : sorciers que la nuit, quand ils dorment.
« Israël dispose d’une technologie militaire écrasante parce que les Juifs lisent le Co- Les voilà à courir les cieux et à jeter des
ran plus attentivement que les Arabes ». Authentique ! Rappelons au passage que le sorts aux gens. On ne s’aperçoit que
Coran est écrit dans un arabe guère plus accessible aux Arabes que le vieux français quelqu’un était sorcier qu’après sa mort,
ne l’est aux Français contemporains. à des signes anatomiques qu’on ne peut
vérifier qu’en disséquant les cadavres.
2/ Un second exemple. Dans Les Yeux de ma chèvre (éditions Terre Humaine), Ô splendide méthode anti-dissonance !
Eric de Rosny explique que les Abrons, un peuple africain tenant à l’harmonie des Ô merveille de réconciliation de la chè-
relations, détestent se montrer agressifs. Mais alors comment expliquer la mort ? vre des bonnes relations de voisinage et
Car pour les Abrons, elle résulte toujours d’une volonté, d’un acte de quelqu’un. A du chou de la réalité de la mort !

page 18 | LA TRAVERSE #1
3/ D’autres exemples : « Paris, 1943. M. voit une belle grappe de raisins. Il veut théorie scientifique honnête, celle de
Cohen, mon voisin qui m’agace, n’est l’attraper, mais elle est placée trop haut Festinger se doit de permettre de
pas humain, il est juif. Voyons, quelle pour lui. Dépité, il décide qu’ils sont prédire tel résultat, à chaque fois
est l’adresse de la Kommandantur… » trop verts, en définitive. C’est une autre que telles conditions sont réunies. Si
« Mohammed n’est pas un citoyen fran- forme, tout aussi fréquente, d’une autre les conditions sont bien là, et que le
çais, c’est un bicot. » « Une centrale nu- conséquence de la tendance à la réduc- résultat n’apparaît jamais ou rarement,
cléaire n’est pas une machine à produire tion de la dissonance cognitive. la théorie est fausse. Si le résultat
des déchets, radioactifs pendant cent apparaît toujours ou souvent, la théorie
mille ans, c’est une source d’énergie qui Théorie et prophétie est vraie… tant qu’on n’en trouve pas
ne produit pas de gaz à effet de serre » Festinger a écrit un second livre : une meilleure ! Qu’affirmait la théorie ?
« Madame Martin n’est pas une femme Quand la prophétie échoue. Car la pos- Lorsqu’un élément cognitif a beaucoup
de ménage, c’est une technicienne de sibilité de vérifier sa théorie, non plus en coûté pour être acquis, ou lorsqu’il
surface » « Cet emploi n’est pas précaire, laboratoire, mais dans la vie, se présenta coûte beaucoup à conserver en face
il est flexible. » en septembre 1954. Selon la presse, d’un nouvel élément cognitif, plutôt que
une Mme Keech prophétisait que la côte de l’abandonner, on change celui qui le
Ces exemples montrent par quels ouest de l’Amérique, de Seattle jusqu’au contredit. Festinger prédit donc, sur la
moyens les planificateurs de l’énergie Chili, disparaîtrait dans l’océan. Des base des aventures de cultes précédents,
nucléaire, les employeurs qui déclassent soucoupes volantes viendraient toute- tous annonciateurs de la fin du monde à
leur main-d’œuvre de CDI en CDD, les fois sauver les purs, elle et ses fidèles. une date précise, que les personnes qui
tabasseurs de bicots se donnent bonne Le 21 décembre 1954 à minuit. auraient le plus investi dans la croyance
conscience ; la bonne conscience (en aux dons prophétiques de Madame
anglais, « self-justification ») est l’une Pas de temps à perdre. Festinger et Keech (elle-même, son mari, ses plus
des formes de la réduction de la disso- quelques-uns de ses étudiants devinrent proches disciples) y croiraient plus fort
nance cognitive. les disciples de Mme Keech, pour obser- encore qu’avant. Cependant que les
N’oublions pas l’antique fable, déjà ver ce qui se passerait le 22 décembre disciples les moins investis réduiraient
vieille lorsqu’Esope la raconta aux 1954, lorsque la dissonance cognitive la dissonance cognitive dans le sens
Grecs, des raisins verts : un renard deviendrait intolérable. Comme toute opposé : ils n’y croiraient plus.

LA TRAVERSE #1 | page 19
Dans Quand la prophétie échoue, ges qu’elle “reçoit’’, de justifier l’absence d’eux-mêmes, la colossale dissonance
Festinger nous décrit par le menu la de soucoupes volantes. Le groupe cognitive était telle qu’elle se transfor-
montée de la certitude chez Madame et désemparé se raccrocha, en désespoir mait, à l’extérieur d’eux-mêmes, en
Monsieur Keech. Il détaille au centimè- de cause, à un message selon lequel prosélytisme frénétique.
tre la solidité de la conviction de chaque il s’était montré si fidèle, si méritant,
disciple : de fait, plus le disciple était que les puissances supérieures avaient Désolantes
proche, socialement et émotionnelle- décidé de repousser le cataclysme à plus conséquences
ment, des Keech, plus la croyance était tard. Intuitivement, les troupes d’élite et
forte. Plus on s’approcha du 21 décem- les écoles d’élite l’ont toujours su : les
bre, et plus Madame Keech et les autres Les évènements ultérieurs confirmèrent candidats doivent souffrir ! Les camps
disciples virent dans le moindre visiteur la théorie : plus les disciples étaient d’entraînement de la Légion étrangère
un envoyé des puissances invisibles. Le proches de Madame Keech, plus ils ou des Marines sont des lieux pénibles.
coup de sonnette du livreur de paquets avaient investis de temps, d’énergie, de Pourtant, les Marines et les légionnaires
devint celui d’un messager cosmique. foi en elle, plus ils redoublèrent ensuite sont en général extraordinairement
Un étudiant de Festinger recruté à la d’énergie pour continuer à diffuser sa attachés à leur unité. La cruauté des
hâte à cause de la soudaine grippe de prédiction. Toujours la même, mais cette bizutages des grandes écoles, la dureté
l’un de ses camarades prit des airs de fois sans date précise : ils réduisaient des efforts nécessaires pour y entrer et
pilote de soucoupe volante. la dissonance « La prophétie de Mme pour s’y maintenir jouent un large rôle
Keech ne s’est pas accomplie » / « Cela dans la durable fidélité de leurs anciens
À la date fatidique, Festinger épluche le fait des années que je crois en Madame élèves, au-delà des privilèges que leurs
suspense subi, l’énormité sous-jacente Keech » en éliminant la première pro- diplômes apportent : car si être un
de la déception, les tentatives désespé- position. La colossale énergie mentale ancien élève des Arts et Métiers procure
rées de Madame Keech, via les messa- nécessaire pour supprimer, à l’intérieur beaucoup d’avantages, se réengager

page 20 | LA TRAVERSE #1
dans la Légion étrangère ou dans les assassin ! Le maintien de la popularité Il y a certes de nombreuses raisons,
Marines en donne moins. Une fois le de Napoléon après sa capitulation, après dont le dosage précis est toujours indivi-
pire passé, on ne veut pas gaspiller cette sa mort, a de quoi étonner, alors que duel, au fait que des femmes ne quittent
extraordinaire dépense de ténacité, de tant de familles françaises avaient perdu pas sur-le-champ un homme violent
résistance, d’énergie, alors on modifie un ou plusieurs hommes dans son qui les martyrise. Mais celles qui restent
l’élément cognitif « j’ai été humilié, tor- armée (plus de 250 000 soldats français des années et des années ? A mesure
turé, abusé par la Légion » en « je suis périrent lors de la campagne de Russie que le temps passe, le mécanisme de la
fier et heureux d’appartenir à ma vraie en 1812...). réduction de la dissonance cognitive (le
famille, la Légion ». poids des sacrifices déjà consentis) pèse
De même pour la popularité de Pétain. de plus en plus lourd.
Le maintien ou le retour au pouvoir Non pas en 1940 : elle découle de
de dirigeants nocifs bénéficie de la la consternation et le désarroi des Il en va de même au sein des groupes
tendance à la réduction de la disso- Français. Mais en 1942, en 1943… en qui imposent une implication quotidien-
nance cognitive : on a trop travaillé, 1944 ! Là, il s’agit en grande partie du ne, voire horaire : partis communistes,
trop combattu, trop tué pour tel ou tel refus d’admettre qu’on s’est trompé : ordres monastiques, sectes… Précisé-
pour l’abandonner. Ainsi de l’ahurissant une troisième forme de réduction de la ment, les religions utilisent sans cesse la
retour de Napoléon de l’île d’Elbe : les dissonance cognitive. tendance à la réduction de la dissonan-
soldats dont il gaspillait les vies depuis ce cognitive. L’islam exige que pendant
quinze ans auraient dû le fusiller, ils lui S’acharner à demeurer dans un envi- tout un mois, du lever au coucher du
firent un triomphe. Plutôt revenir ris- ronnement nuisible s’explique aussi en soleil, on s’abstienne de copuler, de
quer sa peau sur un champ de bataille partie par la réduction de la dissonance manger, et même de fumer et de boire,
qu’admettre que l’homme à qui on a cognitive. fût-ce la plus petite goutte d’eau. Gros
donné quinze ans de sa vie était un effort… et grosse récompense pour

LA TRAVERSE #1 | page 21
l’islam : quiconque a tenu pendant pas céder à la tentation ? Gros effort… nombre de rubans dorés sur son épaule,
plusieurs Ramadans refuse de gaspiller grosse récompense pour le christia- quel que soit le nombre d’années
cet épuisant effort, et en redouble pour nisme. passées à étudier. Les médecins ont cru
se persuader qu’il aime Allah. pendant des siècles que la saignée soi-
Existe-t-il un vaccin ? gnait tout. Des ingénieurs juraient que
Que dire des juifs religieux au Moyen- D’abord : ne pas se laisser séduire. Une les avions ne décolleraient jamais parce
âge, qui jour après jour, non seulement absurdité semble plus crédible lorsqu’el- qu’ils sont plus lourds que l’air.
s’imposaient leurs inextricables interdic- le vient : - D’un bon conteur. Nous préférons une
tions alimentaires, et se présentaient en - D’une personne que l’on aime ou que bonne histoire, dramatique, pleine de
outre avec leurs deux longues boucles l’on admire. L’extraordinaire trajectoire rebondissements, à un raisonnement
de chaque côté du visage ? Jour après sociale de Napoléon, que chacun revi- froid, aride, chiffré, tout rigide de logi-
jour, ils choisissaient de ne pas couper vait par procuration, lui valait l’admira- que implacable.
leurs boucles, de porter des signes tion populaire. - D’une institution. Hélas, les institutions
distinctifs qui entraînaient un risque - D’un grand nombre de personnes. Il ont leurs propres buts, dont, toujours,
mortel. Gros effort… grosse récom- est difficile d’être seul à avoir raison. celui de leur propre survie. La recherche
pense pour le judaïsme. Deux ou deux font néanmoins toujours de la vérité, notamment si elle menace
quatre, même si le reste de l’humanité cette survie, ne jouit presque jamais de
Et les chrétiens, si soumis à leur obses- croit que deux et deux font cinq. Pen- la priorité.
sion de contrecarrer le plus grand et dant des milliers d’années, l’humanité
le plus tenace plaisir humain, le sexe ? crut que la Terre était plate. Ensuite : soumettre ce que les autres
Ces jeunes moines qui, minute après - D’une autorité, ou d’un expert. Un être pensent, et surtout ce que l’on pense
minute, s’efforcent de ne pas aller se humain demeure un être humain, failli- soi, à une critique résolue. En particu-
masturber dans un coin sombre, de ne ble, partial, intéressé, quel que soit le lier, appliquer le principe de réfutabi-

page 22 | LA TRAVERSE #1
in
Pour aLLer + Lo
Léon Festinger,
• L’échec d’une prophétie,
France, 1993
Presses Universitaires de
sonance,
• A theory of cognitive dis
rd University
Léon Festinger, Stanfo
Press, 1957
ité,
• La Soumission à l’autor
nn -Lévy, 1994
Stanley Milgram, Calma
consentie,
• La soumission librement
s Universitaires
Joule et beauvois, Presse
de France, 1998

lité, exposé par karl popper dans le réponse à tout ; dieu a toujours raison,
réalisme et la science. une théorie ne qu’il ordonne à l’espèce humaine de
mérite le qualificatif de « scientifique » se multiplier ou que plus tard il la
que si on la soumet à des expériences massacre dans le déluge, qu’il promette
dont les résultats pourraient infirmer par la bouche de mahomet qu’il « n’y a
la théorie ; donc, si elle affirme « sous pas de contrainte en religion » ou qu’il
les conditions x, la théorie est juste édicte qu’il faut tuer les musulmans
si le résultat est y, elle est fausse si le qui quittent l’islam, qu’il affirme que le
résultat est z ». une théorie n’est pas peuple juif est son peuple élu ou qu’il le
scientifique si « sous les conditions x, laisse gazer par millions.
la théorie est juste si le résultat est y
(parce que, n’oubliez pas le paragraphe enfin, tenter d’oublier ce qu’un élément
2b, hein !), et la théorie est encore juste cognitif a coûté pour l’acquérir, ou pour
si le résultat est z (parce que, n’oubliez le conserver, et ne considérer que le
pas le paragraphe 14c, hein !) ». les coût, ou le profit, de son abandon !
religions, exemple chimiquement pur de
théories non-scientifiques, ont toujours

La Traverse #1 | page 23
C
omment combattre efficacement les inégalités
sociales, les discriminations, le capitalisme ?
Que faire pour surmonter la résignation et
le fatalisme ambiants ? Par où commencer ?
Nous vous proposons quelques réponses à tra-
vers l’expérience et la pensée d’un militant états-unien méconnu
en France, Saul Alinsky. De 1940 à 1970, cet activiste a semé la
révolte dans les taudis et les quartiers pauvres de Chicago, de
New York, de Boston ou de Los Angeles. Son objectif ? Aider les
personnes les plus démunies à s’organiser pour améliorer leurs
conditions de vie et combattre les méfaits du capitalisme. Ses mé-
thodes ? Le travail de terrain, la patience, la ruse et l’action directe,
de préférence non violente et ludique.
En 1971, dans Rules for radicals 1, un livre-testament principale-
ment destiné aux jeunes révolutionnaires, il décrit ses expériences,
ses stratégies, sa vision du changement social. Quarante ans plus
tard, découvrons ou redécouvrons la “méthode Alinsky’’.

Synthèse
du livre Rules for radicals de Saul Alinsky,
un manuel pour les révolutionnaires
“made in USA’’

t h o d e
La m é

Alinsky
Qui est Saul Alinsky ? Né en 1909 de que. Il organise des collectes pour les
parents immigrés russes, Saul Alinsky travailleurs saisonniers de Californie,
grandit dans un quartier pauvre de soutient financièrement la Brigade
Chicago, au plus près de la misère so- internationale en Espagne, rejoint le
ciale. En 1927, plutôt bon élève, il intè- CIO, le plus grand syndicat ouvrier des
gre l’Université et débute des études de États-Unis. Toutes ces années, plusieurs
sociologie. Passionné de criminologie, questions l’obsèdent : comment lutter
il se lance en 1930 dans une thèse sur plus efficacement ? Comment surmon-
les gangs urbains de Chicago. Pendant ter le climat de passivité, de divisions
plusieurs années, en pleine période de fratricides et de fatalisme qui règne
crise économique, Saul Alinsky étudie la la plupart du temps dans les milieux
mafia, approchant de près le réseau d’Al sociaux les plus exploités ? Comment
Capone. De cette plongée dans la “face réduire l’asymétrie entre, d’un côté, une
obscure’’ de la ville, Alinsky aboutit à population pressurisée, précarisée et
une conclusion qui le suivra toute sa inorganisée, et, de l’autre, des autorités,
vie : les principales causes de la crimina- une administration et des organisations
lité sont les mauvaises conditions de vie, patronales solidement structurées ?
le chômage, la discrimination raciale, et
de manière plus générale l’organisation Au fil de ses expériences, Saul Alinsky
capitaliste de la société. Pour affaiblir imagine une stratégie possible : pour
les gangs, il faut avant tout lutter contre aider les personnes les plus opprimées
une système social et économique à s’organiser, à construire des luttes
injuste, raciste et inégalitaire. autogérées, radicales et efficaces, pour-
quoi ne pas implanter des “animateurs
Nommé criminologue dans une prison politiques’’ dans les quartiers pauvres,
d’État de l’Illinois, Saul Alinsky s’engage des organizers, des spécialistes de
de plus en plus dans la lutte politi- l’organisation populaire ?

ns Random House, 1971. Ce livre


1
Rules for radicals, Saul Alinksy, éditio
Manu el de l’animateur social : une
a été traduit en français sous le titre
non viole nte, éditio ns Seuil , 1976. Cette édition française
action directe
d’occ asion ou dans certaines bibliothèques.
est épuisée, mais disponible LA TRAVERSE #1 | page 25
En 1939, à 31 ans, Saul Alinsky décide lâcher de rats au conseil municipal pour des ouvriers de l’entreprise Kodak de
de mettre ses idées en pratique. Il quitte obtenir la mise aux normes sanitaires Rochester, des populations noires de
son travail et s’installe dans Back of the de logements sociaux, auto-réduction New York, et plusieurs dizaines d’autres
Yards, le quartier le plus misérable de collective des loyers, occupations luttes dans tout le pays. Si Saul Alinsky
Chicago. Au milieu des chômeurs, des d’usines, manifestations, pétitions... De déménage régulièrement, les cibles de
ouvriers sous-payés, des baraquements luttes en luttes, les succès s’accumulent, ses actions restent généralement les
sales, du climat de haine entre immi- la participation des habitants s’intensi- mêmes : des propriétaires véreux, des
grés polonais, slaves, noirs, mexicains fie, les actions prennent de l’ampleur. maires racistes, des patrons cupides, la
et allemands, Saul Alinsky commence Trois ans plus tard, les améliorations police... Dans le contexte de répression
par écouter et observer. Patiemment, il du quartier Back of the Yards sont politique du maccarthysme, Alinsky est
s’intègre à la vie du quartier, tisse des nettement visibles et font la une des plusieurs fois emprisonné.
liens amicaux, identifie les rapports de médias locaux : de nombreux loyers ont
force, cerne les principaux problèmes été réduits, des bâtiments réhabilités, À la fin des années 60, alors que les
et des solutions possibles. Peu à peu, il les services municipaux améliorés, les luttes étudiantes, les mouvements
suggère des rencontres entre habi- salaires de certaines entreprises locales civiques et les manifestations contre la
tants, encourage les uns et les autres à augmentées, tandis que plusieurs collec- guerre du Vietnam sont en plein essor,
prendre la parole, à exprimer leur colère tifs autonomes d’habitants maintiennent Saul Alinsky s’intéresse à l’organisation
face aux propriétaires, aux autorités ou une forte pression populaire. politique des classes moyennes. Dans
aux patrons locaux, puis à définir des quelle mesure ses méthodes sont-elles
revendications et imaginer des straté- Pour Alinsky, le bilan de ces trois an- pertinentes et transposables dans des
gies de victoire. Parmi ces stratégies, nées d’engagement est largement posi- milieux sociaux plus aisés ? En 1971, un
Alinsky appuie fortement les proposi- tif : il a le sentiment d’avoir expérimenté avant avant sa mort soudaine, il publie
tions d’actions directes non violentes et une stratégie efficace et reproductible. Rules for radicals, un manuel principa-
ludiques, et participe activement à leur Pendant plus de trente ans, il va lement destiné aux jeunes révolution-
organisation. Bientôt, les premières ac- sillonner les États-Unis pour diffuser ses naires. Saul Alinsky y décrit sa vision
tions s’organisent : sit-in festif devant la méthodes, former des centaines d’orga- de l’activité politique, ses réflexions et
villa d’un propriétaire véreux qui refuse nizers, proposer ses talents de stratège ses expériences sur les conditions du
de rénover un immeuble, boycott d’un et sa notoriété croissante au service des changement social.
magasin pour exiger des prix plus bas, saisonniers mexicains en Californie,

page 26 | LA TRAVERSE #1
pour atteindre cet objectif, saul alinsky propose plusieurs étapes :

1. S’intégrer et observer
une fois choisi un quartier ou un secteur de la ville particulièrement sinistré, les
organizers s’y installent à plein-temps, en se finançant par des petits boulots ou
par du mécénat. dans un premier temps, leur tâche est de s’intégrer lentement à la
vie du quartier, de fréquenter les lieux publics, d’engager des discussions, d’écou-
ter, d’observer, de tisser des liens amicaux. il s’agit de comprendre les principales
oppressions vécues par la population, d’identifier leurs causes et d’imaginer des
La Méthode aLinsKy solutions. les organizers doivent également repérer des appuis locaux possibles en
Rules for radicals part du constat sui- se rapprochant des organisations et des personnes-clés du quartier : églises, clubs,
vant : les populations les plus oppri- syndics, responsables de communautés, etc.
mées des états-unis sont piégées dans par cet effort d’observation active, les organizers doivent en particulier déchiffrer
un quotidien de survie. elles vivent le les intérêts personnels des différents acteurs en présence. cette notion d’intérêt per-
plus souvent au jour le jour, sans gran- sonnel est récurrente dans la pensée stratégique de saul alinsky, pour qui l’intérêt
de perspective, sans assez de temps, constitue le principal moteur de l’action individuelle et collective, bien plus que les
de recul et d’énergie pour s’organiser idéaux ou les utopies. pour favoriser l’émergence de luttes sociales, Rules for radicals
politiquement, pour s’engager dans des conseille aux organizers de concentrer leurs efforts sur les questions de logement,
stratégies de luttes, encore moins pour de salaire, d’hygiène ou de reconnaissance sociale, et voir dans quelle mesure ces
imaginer un bouleversement radical du problèmes peuvent faire émerger des communautés d’intérêts à l’échelle du quartier.
système capitaliste. des appuis exté- dans la vision d’alinsky, les réflexions globales sur la société de consommation,
rieurs peuvent contribuer à briser cette sur le capitalisme ou sur le socialisme naissent dans un second temps, lorsque les
spirale de contraintes et de résignation personnes ne sont plus piégées dans un quotidien de survie, lorsqu’elles ont atteint
: les organizers. leur but n’est pas un meilleur niveau d’organisation et de sécurité matérielle.
de diriger des luttes, mais de stimuler
leur essor, d’accompagner la création 2. Faire émerger collectivement les problèmes
d’organisations populaires, les plus lorsque les organizers ont suffisamment intégré la vie du quartier et compris ses
autogérées, indépendantes et radicales enjeux, leur tâche est de susciter, petit à petit, des cadres propices à la discussion
possibles vis-à-vis des pouvoirs publics, collective. cette démarche peut commencer très lentement : un échange improvisé
des propriétaires et des patrons. entre quelques habitants dans une cage d’escalier, au détour du marché, dans un
bar... les organizers doivent saisir toutes les occasions de créer du lien entre les
habitants, et les amplifier. il s’agit de permettre aux exaspérations, aux colères et aux
déceptions de s’exprimer collectivement, afin que les habitants réalisent combien,
au-delà de leurs divergences, ils partagent des préoccupations, des problèmes et des
oppresseurs communs.

La Traverse #1 | page 27
Tout au long de ce processus, s’ils sont 3. Commencer par une victoire facile
interrogés, les organizers ne doivent pas Dans l’idéal, la première action collective suggérée ou soutenue par les organizers
cacher leurs intentions. Ils doivent se doit être particulièrement facile, un combat gagné d’avance permettant de faire
présenter tels qu’ils sont, avec sincérité, prendre conscience à la population de son pouvoir potentiel. Dans la pensée de Saul
expliquer qu’ils souhaitent soutenir Alinsky, la recherche du pouvoir populaire est centrale : quand des personnes se
la population, qu’ils sont révoltés par sentent impuissantes, quand elles ne voient pas comment changer le cours des cho-
les injustices et les oppressions subies ses, elles ont tendance à se détourner des problèmes, à se replier sur elles-mêmes,
dans le quartier, qu’ils ont des idées à s’enfermer dans le fatalisme et l’indifférence. A l’inverse, quand des personnes ont
pour contribuer au changement. Dans du pouvoir, quand elles ont le sentiment qu’elles peuvent modifier leurs conditions
l’idéal, les organizers ont tissé suffisam- de vie, elles commencent à s’intéresser aux changements possibles, à s’ouvrir au
ment de liens avec des organisations monde, à se projeter dans l’avenir. « Le pouvoir d’abord, le programme ensuite ! »
locales, des églises, des syndics ou des est l’une des devises récurrentes de Rules for radicals. Créer une première victoire
communautés,pour être soutenues voire collective, même minime comme l’installation d’un nouveau point de collecte des
recommandées par elles. déchets ou l’amélioration d’une cage d’escalier, permet d’amorcer une passion du
changement, une première bouffée d’oxygène dans des vies asphyxiées de résigna-
Cette phase d’expression et d’indi- tion. Les organizers doivent par conséquent consacrer un maximum de soins aux
gnation collective doit rapidement premières petites victoires, ce sont celles qui conditionnent les suivantes.
s’accompagner de perspectives d’action
concrètes. Si celles-ci n’émergent pas 4. Organiser et intensifier les luttes
directement de la population, les organi- Une fois quelques victoires remportées, le but des organizers est d’encourager et
zers peuvent faire des propositions. Par d’accompagner la création de collectifs populaires permanents, afin d’élargir et
contre, ils ne doivent pas prendre des d’intensifier les actions de lutte. La préparation des actions doit être particulièrement
décisions à la place des habitants. soignée et soutenue par les organizers. Les recettes d’une mobilisation réussie ?
Élaborer des revendications claires et crédibles ; imaginer des stratégies inattendues,
ludiques, capables de mettre les rieurs du côté de la population ; savoir jouer avec
les limites de la légalité, ne pas hésiter à tourner les lois en ridicule, mais toujours
de manière non-violente afin de donner le moins de prise possible à la répression ;
mettre en priorité la pression sur des cibles personnalisées, aisément identifiables
et localisables, un patron plutôt qu’une firme, des responsables municipaux plutôt
que la mairie, un propriétaire plutôt qu’une agence immobilière ; tenir un rythme
soutenu, maintenir une émulation collective ; anticiper les réactions des autorités,
prévoir notamment des compromis possibles ; et, enfin, savoir célébrer les victoires
par des fêtes de quartier mémorables !

page 28 | LA TRAVERSE #1
Dans les premières étapes de ce processus, la radicalité des revendications ne doit 5. Se rendre inutile et partir
pas être l’obsession première des organizers. Par expérience, Alinsky constate que la La méthode proposée par Saul Alinsky,
radicalisation des luttes découle généralement des politiques répressives des autori- répétons-le, ne vise pas à prendre la tête
tés, qui supportent très mal les contestations, aussi minimes et partielles soient-elles. des luttes d’un quartier, mais à les ser-
Les réactions de l’État, des patrons et des propriétaires, parce qu’elles dévoilent au vir, à créer de l’autonomie et de la sou-
grand jour les rapports de domination et d’injustice, durcissent et éduquent davan- veraineté populaire. En conséquence,
tage la population que les grands discours militants. Par ailleurs, Alinsky constate les organizers doivent savoir s’effacer à
que la majorité des personnes a, dans son for intérieur, une grande soif d’aventures temps, transmettre leurs compétences,
collectives, une envie de bousculer l’ordre existant, de maîtriser ses conditions de se rendre progressivement inutiles,
vie et son destin. Une fois la première brèche ouverte dans une vie de résignation puis quitter le quartier afin de rejoindre
et d’impuissance, l’ardeur révolutionnaire peut se propager bien plus vite qu’on ne d’autres aventures politiques...
l’imaginait.
Cette brève synthèse de la “méthode
Tout au long de cette présentation stratégique, on voit combien les organizers Alinsky’’ est forcément incomplète. Vous
doivent faire preuve de qualités assez exceptionnelles : curiosité et empathie, pour trouverez dans Rules for radicals de
comprendre la dynamique d’un quartier et tisser des liens de sympathie avec de nombreuses précisions et, surtout, des
nombreuses personnes ; ténacité et optimisme, pour ne pas se décourager face aux exemples concrets. Insistons sur le fait
multiples obstacles, considérer son action sur la durée et cultiver une assurance qu’il s’agit moins d’une recette prête-à-
communicative ; humilité et conviction autogestionnaire, pour savoir se mettre en l’emploi que d’une démarche générale,
retrait, ne pas prendre la tête des luttes, accepter de vivre chichement et sans grande une manière de faire qui dépend ensuite
gratification politique ; humour et imagination, pour inventer des actions ludiques et de chaque situation, de chaque quartier,
surprendre l’adversaire ; organisation et rigueur, pour savoir tenir des délais et gérer nécessitant des efforts constants d’im-
des informations multiples ; et, enfin, un talent de communication. Rules for radicals provisation et d’adaptation.
insiste longuement sur ce dernier point, qui constitue, selon Alinsky, l’un des piliers
de l’activité révolutionnaire : savoir communiquer. S’exprimer clairement, utiliser un
vocabulaire approprié, faire appel aux expériences et au vécu de ses interlocuteurs,
être attentif aux réactions, savoir écouter, fonctionner davantage par questions
que par affirmations, éviter tout moralisme, toujours respecter la dignité de l’autre,
ne jamais humilier... A l’inverse, certains défauts sont éliminatoires : l’arrogance,
l’impatience, le mépris des personnes jugées trop peu “radicales’’, le pessimisme,
le manque de rigueur et autres comportements rapidement sanctionnés par la
population. De fait, pour intervenir dans un quartier pauvre, Alinsky constate que les
meilleurs organizers sont souvent ceux qui, ayant grandi dans des milieux populai-
res, en maîtrisent spontanément les codes de communication.

LA TRAVERSE #1 | page 29
Un appel aux jeunes révolutionnaires « Partir de là où en sont les gens »,
des classes moyennes c’est-à-dire s’intéresser au quotidien de
Rules for radicals s’intéresse également de près aux nombreux mouvements contes- la population avant de diffuser de gran-
tataires qui, depuis le milieu des années 60, agitent les États-Unis. Après la période des analyses sur la société de consom-
difficile des années 50, marquée par la répression maccarthyste et l’agonie de la mation, la démocratie représentative ou
gauche américaine, Saul Alinsky s’enthousiasme de voir autant de monde, et surtout l’écologie libertaire.
des jeunes, s’opposer à la guerre du Vietnam, exiger la fin des discriminations
raciales, critiquer radicalement le système capitaliste, fustiger l’oligarchie au pouvoir - Une tendance à l’entre-soi : prôner
et affirmer une soif de paix, d’égalité, de liberté et d’entraide. Dans le même temps, une rupture radicale avec l’ordre établi
se basant sur son expérience politique, Alinsky exprime ses inquiétudes face à conduit de nombreux militants à fuir les
certaines tendances des nouveaux mouvements radicaux, en particulier ceux portés contacts avec les “gens normaux’’, jugés
par les jeunes générations : toujours trop matérialistes, pollueurs,
sexistes, racistes, soumis et conformis-
- Le morcellement des luttes : les mouvements radicaux ont de grandes difficultés tes. Une culture de l’entre-soi se met
à s’unir et s’élargir. En plus de la répression gouvernementale, ils semblent dévorés progressivement en place, marquée par
de l’intérieur par les querelles idéologiques, les carences organisationnelles, les des attitudes, des expressions et des
ambitions personnelles ou les rivalités narcissiques. Trop souvent, ils ont tendance à codes vestimentaires communs, doublée
se fragmenter en groupuscules en concurrence les uns avec les autres. parfois d’attitudes hautaines et mépri-
santes vis-à-vis du reste de la société.
- Une communication médiocre : les textes radicaux sont souvent illisibles, truffés Alinsky s’insurge contre cette tendance
de théories complexes, coupées de la réalité et trop éloignées des préoccupations à consacrer davantage de temps et
concrètes de la population. On retrouve ici l’un des leitmotivs de Saul Alinsky : d’énergie à célébrer la radicalité et la

page 30 | LA TRAVERSE #1
“pureté’’ d’un groupe militant plutôt nécessitant un long effort d’organisa- leur publication. Lucidité ou divagation
que de réfléchir aux stratégies pour tion, en partant du niveau local. d’un vieil activiste qui, au soir de sa vie,
réellement transformer la société. Rules observe avec intérêt les luttes de ses
for radicals insiste au contraire sur l’im- - Un nihilisme désespéré : une grande contemporains ? Rules for radicals est
portance, pour les révolutionnaires, de partie des jeunes générations ne semble un livre volontairement polémiste, qui,
s’intégrer au plus près de la population. nourrir aucun espoir dans un réel chan- à tort ou à raison, cherche à bousculer
Cette démarche politique suppose de gement de société par l’action politique, certaines évidences portées dans les
respecter la dignité des personnes que elle envisage l’avenir du monde sous milieux radicaux.
l’on côtoie, de ne pas faire de jugement l’angle du désastre inévitable. C’est
moral hâtif sur leurs idées ou sur leurs pourquoi, à la protestation désespérée, Notons qu’à l’inverse, de nombreux
modes de vie, ou encore de savoir elle a tendance préférer des “stratégies militants critiquaient sévèrement les
remettre en question ses apparences : de fuite’’. Certains se replient dans des méthodes de Saul Alinsky, jugées trop
« S’il s’aperçoit que ses cheveux longs communautés coupées de la société, réformistes, trop peu révolutionnaires,
sont un handicap, une barrière psycho- d’autres dans un nomadisme perma- trop centrées sur l’amélioration des
logique pour communiquer et s’orga- nent, dans la drogue, le développement conditions de vie des classes populaires,
niser avec les gens, un authentique personnel ou l’ésotérisme, autant de ce qui, sur le fond, aboutit à les intégrer
révolutionnaire les fait couper. » voies qui, le plus souvent, aboutissent davantage à la culture capitaliste domi-
à des échecs personnels, à la solitude, nante.
- Un manque de réflexion stratégique : au désespoir, à l’égocentrisme ou à
la plupart des radicaux veulent “tout, ici la dépression. Pour Alinsky, la lutte Dans Rules for radicals, Alinsky répond
et maintenant’’. Ils ont du mal à inscrire armée s’inscrit dans cette tendance à certaines de ces critiques. Il reconnaît
leurs luttes dans la durée, à prendre nihiliste : il s’agit d’un combat perdu que la plupart des valeurs dénoncées
en compte la nécessité de transitions, à d’avance qui ne peut aboutir qu’à un par la jeunesse en colère sont justement
imaginer des étapes sur plusieurs an- suicide politique. Non seulement la celles auxquelles les pauvres pour
nées. Ce désir d’un changement rapide répression gouvernementale, féroce et lesquels il a milité toute sa vie aspirent
et spectaculaire s’accompagne généra- disproportionnée, finit inexorablement de plus en plus. Il constate que ses mé-
lement d’une passion pour les grands par disloquer ou décourager les luttes thodes sont efficaces pour améliorer les
leaders charismatiques, le romantisme clandestines, mais cette répression est conditions de vie des classes populaires,
révolutionnaire ou les dogmes messia- acceptée par la majorité de la popula- mais le sont nettement moins pour
niques marxistes et maoïstes, autant tion qui, face à la violence, prend peur grossir les rangs des révolutionnaires
d’indices qui, pour Alinsky, semblent le et préfère « un mauvais système qu’une anticapitalistes : même si des luttes sont
signe d’une « recherche de révélation bande de fous violents ». très intenses pendant plusieurs années
plutôt que de révolution ». A l’inverse, dans un quartier, seule une minorité
Rules for radicals envisage la révolution Ces analyses critiques ont suscité, on de la population s’engage durablement,
comme un processus lent et progressif, l’imagine, de vives réactions lors de la majorité cesse de militer dès qu’elle

LA TRAVERSE #1 | page 31
atteint de meilleures conditions de vie. en face, étudiez-là pour trouver des rées, épouvantées, stressées, introduisez
Au final, si Alinsky ne regrette pas brèches subversives ; prenez conscience de l’action et de l’aventure dans cet uni-
d’avoir consacré sa vie à lutter du côté de vos atouts : issus des classes moyen- vers morne et triste ; et, enfin, insistez
des opprimés, il exprime cependant nes, vous êtes les mieux placés pour inlassablement sur le fait que l’entraide
son amertume de ne pas avoir vu les comprendre leurs préoccupations, leurs est raisonnable et subversive, qu’on ne
mouvements populaires auxquels il a langages, leurs aspirations ; rapprochez- peut plus vivre sa vie dans son coin,
contribué s’amplifier et se radicaliser vous des organisations existantes, les ne se préoccuper que de son bien-être
davantage. associations de consommateurs, les personnel sans se soucier de celui des
mouvements féministes, écologistes,
C’est en grande partie ce constat qui civiques ; aidez ces organisations à
conduit Alinsky à nourrir de grands acquérir davantage de pouvoir, utilisez
espoirs dans l’activisme des classes aux maximum cette possibilité que nous
moyennes. Celles-ci, contrairement avons encore, dans nos démocraties
aux classes populaires, sont moins restreintes, de pouvoir nous organi-
piégées dans une précarité matérielle ser, de repousser les limites de la loi,
quotidienne. Leur contestation porte d’obliger les autorités à composer avec
davantage sur le sens de la vie, sur les vous ; n’oubliez jamais qu’une fois que
finalités de la société moderne, ce qui, les personnes sont organisées pour
pour Alinsky, semble porteur d’une lutter sur un problème aussi banal que
grande richesse révolutionnaire. D’où la pollution, elles peuvent ensuite s’at-
ses interrogations : dans quelle mesure taquer à des questions beaucoup plus
ses méthodes sont-elles pertinentes et importantes ; augmentez patiemment la
transposables pour les révolutionnaires radicalité des actions, appuyez-vous sur
des années 70 ? Que conseiller aux les réactions répressives des autorités
radicaux d’aujourd’hui ? pour remettre en question tous les
systèmes d’oppression qui affectent
Si Rules for radicals ne fournit pas de l’ensemble de la société ; unifiez les
recettes politiques précises, il propose organisations locales au niveau national
cependant quelques pistes, à travers et international ; construisez patiem-
un appel aux jeunes révolutionnaires ment les bases d’une organisation
des classes moyennes. Le contenu de politique solide, autogérée et durable ;
cet appel ? Ne vous découragez jamais, n’oubliez jamais qu’une vraie révolution
l’histoire de l’humanité est pleine de commence quand elle est dans le cœur
surprises et de rebondissements ; ne et l’esprit de la population ; les classes
fuyez pas la réalité, regardez là bien moyennes sont engourdies, désempa-

page 32 | LA TRAVERSE #1
autres, que si nous ne nous saisissons agaçant et discutable, mais toujours fant. S’il y a une survie, de toute façon
pas collectivement des problèmes mon- espiègle, à l’image de son auteur qui, j’irai en enfer. Mais une fois que j’y serai,
diaux, nous allons vers la barbarie. quelques mois avant sa mort, déclarait je commencerai à organiser là-bas les
dans le magazine Playboy : « Un jour j’ai have-nots que j’y trouverai. Ce sont mes
Quarante ans après, cet appel nous par- réalisé que je mourrai, que c’était simple frères. »
le-t-il encore ? Nous le pensons, et c’est et que je pouvais donc vivre chaque
pourquoi nous recommandons Rules for nouvelle journée, boire chaque nouvelle
radicals, un ouvrage stimulant, souvent expérience aussi ingénument qu’un en-

LA TRAVERSE #1 | page 33
Entre
tien

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L’ o r

et
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mbre

Rencontre avec le sociologue Alain Accardo

Alain Accardo est l’auteur de plusieurs ouvrages de


sociologie et d’analyse politique aux éditions Agone dont
Le petit-bourgeois gentilhomme, De notre servitude
involontaire et Introduction à une sociologie critique.
Les Renseignements Généreux lui ont posé plusieurs
questions sur la contestation sociale et les stratégies
de transformation de la société.

page 34 | LA TRAVERSE #1
Depuis 2007, les raisons de parfois vigoureuses mais querait quelque chose d’essentiel pour
contester ne manquent pas : souvent désespérées ; des transformer le tas de pièces en vrac en
privatisation des services partis de gauche qui peinent une véritable montre : il manquerait un
publics, baisse des impôts pour à rassembler ; bref nous plan d’assemblage, une stratégie, c’est-
les hauts revenus, franchise n’assistons pas à l’émergence à-dire un schéma directeur permettant
médicale, taxation des accidents d’un grand front de lutte sociale de reconnaître les pièces et de les
du travail, extension du secret- en France. Il nous semble mettre rationnellement en rapport les
défense, soutien public aux qu’il y a là un paradoxe. La unes avec les autres en fonction de la
banques sans contrepartie, sociologie critique peut-elle fin souhaitée.
démantèlement du code du nous fournir des clés pour
travail, guerre en Afghanistan, comprendre cette situation ? Faire la révolution aujourd’hui, c’est un
relance de la Françafrique et Et proposer des solutions ? peu comme assembler une horloge.
du nucléaire, limitation du droit Alain Accardo : Pour répondre à votre Toutes les pièces nécessaires sont là,
de grève, expulsions, nouveaux question, permettez-moi de commencer sur la table, mais il n’y a plus d’horloger,
fichiers policiers... Les mesures par une image, pour mieux me faire plus personne, ou presque, capable de
liberticides et inégalitaires entendre. faire le travail d’organisation politique et
se succèdent à un rythme idéologique indispensable pour donner
effréné, sur tous les fronts de Si on posait en vrac sur votre table de à l’ensemble la cohérence, le sens et
la vie sociale. Qui plus est, ces travail toutes les pièces sans exception la direction sans lesquels la situation
mesures interviennent dans d’une montre-bracelet, ses rouages, ses pré-révolutionnaire, ou potentiellement
un climat de crise économique vis, ses circuits, sa pile, et que vous ne révolutionnaire, ne peut que dégénérer
croissante, avec environ 1000 connaissiez pas le métier d’horloger, en une immense dépression nerveuse
licenciements chaque jour en
France, et une dégradation
des conditions de travail
dont la série de suicides dans
plusieurs grandes entreprises, Faire la révolution aujourd’hui, c’est un peu
très médiatisée, n’est que la comme assembler une horloge.
phase émergée de l’iceberg.
Et pourtant, depuis 2007, le
niveau de contestation sociale
semble faible : quelques seriez-vous capable d’assembler la collective entrecoupée de conflits secto-
journées de grande mobilisation montre et d’y lire l’heure exacte ? Très riels intermittents, de poussées de fièvre
syndicale sans lendemain ; probablement, non. Pourquoi ? Parce erratiques et d’explosions sans lende-
des résistances localisées, que de toute évidence il vous man- main. La révolution sociale n’est pas un

LA TRAVERSE #1 | page 35
épisode barricadier ou une série de ma- Or, cela fait maintenant près de trois dé- citoyen d’aujourd’hui, dépourvu d’outils
nifestations de rue avec bris de vitrines cennies que ce chantier de construction conceptuels adéquats, n’est plus capable
et incendie de voitures, ce n’est pas une a été abandonné par la gauche institu- de comprendre véritablement la réalité
suite d’émeutes et d’affrontements avec tionnelle, c’est-à-dire par une gauche de du système. La nouvelle génération des
les compagnies de sécurité, ce n’est pas gouvernement qui accepte de gouverner actifs n’utilise pratiquement jamais le
l’occupation d’une fac, d’une usine ou en alternance avec la droite dans le ca- concept de révolution en dehors de son
d’un studio de télévision, etc. Tout cela, dre d’un consensus global sur le mode usage publicitaire qui l’a vidé de son
ce sont des épiphénomènes passagers de production capitaliste. Donc officielle- sens historique et social. Le simple fait
qui, à eux seuls, ne font guère que de ment, il n’y a plus (ou presque plus) de que la plupart des citoyens continuent à
l’agitation, des « émotions » comme on force collective ayant à la fois le nombre croire qu’ils vivent dans une « démocra-
disait autrefois. La révolution est une et l’intelligence, l’autorité, la conviction tie », malgré les preuves quotidiennes,
construction politique complexe et de et l’expérience nécessaires pour orienter dans tous les domaines sans exception,
longue haleine, rendue possible par en permanence les luttes plus ou moins que nous vivons sous une dictature
déguisée, en dit long sur le niveau de
l’analphabétisme politique régnant, et
l’incapacité à appréhender de façon
non mystifiée les événements et les
Une « démocratie » ?
situations. Si d’aventure une banlieue
s’embrase sous le coup de l’injustice et
du désespoir, la majorité de « l’opinion
publique », formatée et dévoyée par
l’état objectif des structures du système spontanées dans la perspective d’une les grands médias, préfère y voir un
concerné et qui, même si elle exclut la rupture radicale avec la dictature du phénomène de « délinquance », ou de
planification dans les moindres détails, Capital. En règle générale, les luttes qui « violence de rue », ou pis encore une
exige qu’on ait les idées claires sur les peuvent se produire actuellement sont manifestation du « terrorisme islamis-
grands principes et les orientations étroitement circonscrites à une « cause » te », au lieu d’y voir l’expression d’une
fondamentales et sur leur traduction bien déterminée, une revendication bien mobilisation « proto-politique » (comme
dans des programmes d’action et des particulière, et orientées dans le sens de dirait le sociologue Gérard Mauger), une
politiques. En soi, une révolution est un la composition et de la « négociation » forme de combat qui cherche confusé-
long processus qui ne demanderait qu’à avec la puissance capitaliste patronale ment sa voie et son registre.
se développer pacifiquement s’il n’avait ou étatique dispensatrice de mannes et
malheureusement à se défendre contre d’aumônes. Trente ans de soumission La responsabilité de cet état d’hébéte-
les offensives innombrables, y compris (ou de démission) sociale-démocrate et ment de la conscience civique est bien
les violences policières et militaires, des de connivence syndicale réformiste ont sûr imputable pour une large part à
forces conservatrices hostiles. abêti le corps électoral, au point que le la démission des « élites », à la « trahi-

page 36 | LA TRAVERSE #1
son des clercs », à la défaillance, à la et elles ont à leur tour adopté l’idéal Pourtant le concept a conservé une
corruption et au nanisme politique de consumériste qui est aujourd’hui l’uni- substance bien suffisante pour éclairer
tous ceux à qui il incombait d’éclairer que modèle d’existence que le système et diriger une démarche révolutionnaire
et de diriger les luttes. Mais la respon- capitaliste soit capable d’offrir au genre et l’instauration d’un nouveau mode
sabilité au sommet ne saurait masquer humain, renforçant ainsi l’aliénation de production. En fait, le schéma de
la responsabilité de la base. Elles se économique d’une aliénation idéologi- montage que j’évoquais en commen-
nourrissent d’ailleurs mutuellement. que à laquelle certains croient pouvoir çant existe bel et bien. Et nos amis
La grande masse de la force potentiel- remédier par des bricolages « identitai- d’Amérique latine font à leur façon la
lement révolutionnaire est constituée res » et « communautaristes » tout aussi démonstration qu’il est encore opéra-
essentiellement de petits et moyens aliénants en définitive. toire. Mais chez eux, la lutte politique a
salariés, c’est-à-dire la plus grande réussi à instaurer un rapport de forces
partie du monde du travail (et du chô- On se trouve donc dans cette situation en faveur des classes populaires et au
mage) appartenant sociologiquement où l’essentiel de la force sociale qui détriment non seulement de la grande
aux classes populaires et aux différentes aurait intérêt à un changement révolu- bourgeoisie capitaliste terrienne et
fractions de la classe moyenne. Ces tionnaire de système, n’est même plus compradore, mais aussi des fractions de
dernières, au stade actuel de développe- en mesure de comprendre exactement la classe moyenne qu’elle a satellisées,
ment du capitalisme, sont massivement, en quoi ça consisterait, et que ceux qui toute cette petite-bourgeoisie toujours
même pour les moins avantagées d’en- pourraient jeter quelque clarté dans pleine d’exquis scrupules démocratiques
tre elles, même pour celles qui n’en ont cette pénombre, soit ont trahi leur quand il s’agit d’aider le petit peuple à
pas vraiment les moyens, profondément mission en passant à l’ennemi, soit sont se libérer mais infiniment plus tolérante
acquises matériellement et mentalement privés des moyens de se faire entendre. quand il s’agit de travailler pour les
au mode de vie petit-bourgeois, qui est Le résultat c’est ce spectacle pathétique puissants. Nous avons bien le schéma,
à la fois une imitation caricaturale du d’une société entière plongée dans une mais chez nous la classe moyenne, dans
style de vie bourgeois et une création immense névrose collective, et d’une sa grande majorité, fait la dégoûtée ou
culturelle relativement spécifique. Mais masse de gens stressés, déboussolés, feint de l’avoir oublié, probablement
ce qui est dramatique, c’est que, du tâtonnant et heurtant de droite et de parce qu’elle n’est pas tellement pressée
fait même de l’importance prise par gauche, comme des aveugles cherchant d’abandonner son morceau de fromage.
les classes moyennes et de l’espèce désespérément une issue. Une masse de
d’hégémonie idéologique que celles-ci travailleurs dans un état aussi grave de Qu’est-ce qui, au niveau
ont exercé sur le plan des mœurs, par déréliction peut à la rigueur se tourner des agents sociaux, favorise
leur colonisation culturelle des médias, vers un parti soi-disant socialiste, voire l’envie d’agir pour changer
les classes populaires ont été à peu près national-socialiste. Il est exclu qu’elle radicalement la société ?
complètement mises hors jeu, éclipsées s’intéresse au socialisme qui n’est plus Pour le dire en des termes
symboliquement et politiquement, ré- pour elle qu’un mot vide. plus crus : comment devient-
duites à leur seule dimension ethnique, on révolutionnaire ? Y a-t-il

LA TRAVERSE #1 | page 37
et quelles sont les logiques ne change fondamentalement et sans de celle de Rousseau et préparant la
sociales derrière ce processus ? que cela inquiète les petits malins qui Constitution adoptée deux ans après, en
Aujourd’hui comme hier, le moteur par tirent les ficelles. Mais à la fin du XVIII e
septembre 91. Ce document avait certes
excellence du mouvement social, qu’on siècle existait ce facteur subjectif indis- des lacunes, des points aveugles, voire
considère celui-ci dans sa dynamique pensable qui nous manque aujourd’hui : des contradictions, mais il a joué son
(la transformation des structures) ou un modèle, une vision claire et opéra- rôle directeur et sans la déshonorante
dans sa statique (la conservation des toire, philosophiquement, politiquement trahison de la bourgeoisie révolution-
structures), c’est l’ensemble des intérêts
de toute nature qui définissent à un
moment donné les agents (au sens
individuel et/ou collectif) concernés, et
Réveiller la conscience occidentale ?
le rapport de force établi entre intérêts
opposés.

Vers la fin des années 1780, une grande


majorité de la population du royaume et juridiquement, de ce que pouvait naire devenue férocement conservatrice
de France avait pris conscience de la né- être un ordre social plus juste, plus et réactionnaire une fois au pouvoir
cessité d’un changement en profondeur fraternel, plus universellement émanci- et débarrassée de la monarchie et de
de l’état de choses existant. Plus ou pateur. L’idéal proposé aux populations l’ancienne noblesse, la révolution de
moins clairement les gens comprenaient était fait d’aspirations à un mieux-être 1789 aurait pu accoucher d’un monde
qu’un tel changement allait dans le sens certes, mais avec l’objectif de fonder une bien meilleur pour l’ensemble des
de leurs intérêts bien entendus. Cette république de citoyens égaux en droits, populations.
large prise de conscience reposait, ob- responsables et libres, d’humains un
jectivement, sur les dégâts et les méfaits peu plus humains, et non de façonner En fait de modèle, nous ne disposons
des structures de l’Ancien régime qui un troupeau de consommateurs à plus, en ce qui nous concerne, que
avaient atteint les limites de leur capa- l’engrais, de salariés se concurrençant de celui, médiocre à tous égards, que
cité d’adaptation aux besoins nouveaux frénétiquement dans tous les domaines, désigne l’expression american way of
de développement matériel et humain. sauf celui de la vertu républicaine. life, auquel depuis plus d’un demi-siècle
Mais l’exploitation et l’oppression gran- se sont ralliées les élites occidentales
dissantes ne suffisent pas à faire mûrir Ainsi donc, en 1789, toutes les pièces de et derrière elles le reste des peuples. Et
un projet proprement révolutionnaire. l’horloge à monter étaient sur la table, y en guise de grands penseurs de la vie
Les gens peuvent, comme aujourd’hui, compris le schéma de montage, aboutis- politique et sociale, nous avons BHL,
gémir, se lamenter, se mettre en colère, sement de la philosophie des Lumières, Alain Duhamel et Jacques Attali…. A la
descendre dans la rue, exploser... et re- sous forme d’une Déclaration s’inspirant différence du modèle produit et diffusé
commencer indéfiniment sans que rien à la fois de l’œuvre de Montesquieu et par la pensée des Lumières au XVIIIe,

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notre modèle d’importation américain en effet le peuple aujourd’hui : la liberté, Vous avez parlé de « situation paradoxa-
n’a aucune dimension critique par la dignité, l’égalité, la fraternité ? Non, il le ». Il y a effectivement un paradoxe.
rapport à l’état de choses existant. Il demande des euros, encore des euros, Mais pour le définir exactement il faut
ne nous dit pas « nous vivons dans un toujours des euros, pour vivre à l’imi- dire qu’il provient d’une contradic-
système scandaleux qui bafoue toutes tation (oh, certes infiniment lointaine !) tion, que le système a transformée en
les valeurs humaines au nom de l’effi- des émirs du pétrole, des rois du béton blocage, entre l’état objectif de ses struc-
cacité et de la rentabilité économiques, et des princes de la finance, qui vivent tures matérielles et les structures de
et il faut y mettre un terme le plus vite eux, en bons maffieux pas vraiment subjectivité (ou types de personnalité,
possible ». Par le canal d’une propa- regardants sur les moyens de s’enrichir. mentalités, entendement et affectivité)
gande médiatique obsédante, inlassable L’immoralité a toujours fait école plus qu’il façonne. Sur le plan des structures
et ubiquitaire, il ne cesse de nous per- sûrement que la vertu. objectives, économiques en particulier,
suader que nous vivons dans le meilleur le système capitaliste est mûr pour cé-
des mondes, et que quiconque s’avise L’affaissement idéologique et politique der dès maintenant la place à un autre
de douter de cette vérité indiscutable de la masse de la petite-bourgeoisie et mode de production, socialiste en l’oc-
est un salaud de communiste mâtiné des classes populaires est tel qu’on est currence. Mais sur le plan des structures
de terroriste, à éliminer d’urgence. La en droit de se demander s’il existe enco- subjectives, le système déploie toute sa
logique sociale dominante, officiellement re une probabilité de redressement pour puissance pour entretenir l’illusion qu’il
soutenue par toutes les puissances pu- les générations actuellement en activité. est irremplaçable et indéfiniment per-
bliques et privées, c’est la conservation, Même si leur avenir s’assombrit de fectible. Jusqu’ici il a réussi à maintenir
le verrouillage du système capitaliste. Il plus en plus, même si elles ressentent les générations successives sur les rails
ne faut surtout pas y toucher. La seule de plus en plus douloureusement les d’un consumérisme sans âme, sans
forme de changement tolérable dans effets destructeurs des contradictions autre horizon que celui d’un progrès
cette perspective, c’est le changement insolubles dans lesquelles le système technologique supposé illimité. La prise
contre-révolutionnaire, celui qui consiste capitaliste ne cesse de s’enfoncer, elles de conscience récente du coût écolo-
à annihiler tous les acquis sans excep- restent incapables de penser vraiment gique effroyable de ce progrès et de la
tion des luttes sociales antérieures. Ce leur situation objective et donc la nature course à l’abîme qu’il entraîne, a conduit
changement-là va bon train. Ceux qui le d’une possible issue. Bien qu’il soit nos princes à mettre en circulation
mènent (hier le PS, aujourd’hui l’UMP) extrêmement déplaisant de se placer une version capitalistico-compatible de
ont même le front de parler de « réfor- dans une hypothèse catastrophiste, l’idéologie écologique sous l’appellation
mes » et de les imposer au nom de l’in- on ne peut s’empêcher de penser que de « développement durable », ou plus
térêt général. Et la masse des soi-disant seule une exacerbation cataclysmique bouffonne encore de « capitalisme vert »,
citoyens dont les suffrages donnent sa de la crise pourrait, peut-être – ça n’est avec l’aide de comparses médiatiques
légitimité à ce législateur réactionnaire, même pas sûr – réveiller la conscience comme Cohn-Bendit, Hulot et Cie. Et
s’accommode, tous comptes faits, de occidentale. Mais alors, il risque d’être une fois de plus, par analphabétisme
cette situation indigne. Que demande beaucoup trop tard. politique, la majorité de la population

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a gobé l’hameçon et s’est mise à croire pour me reprocher d’avoir une vision euphémiser inutilement la réalité. Il faut
que le capitalisme non seulement va trop « pessimiste » de la réalité, une apprendre, et on en a désormais les
enrichir indéfiniment des milliards vision déprimante qui risque de « dé- moyens, à porter sur le monde social un
d’êtres humains mais encore qu’il va sespérer Billancourt ». Allons donc ! Ce regard sociologique de nature à décaper
sauver la planète, c’est-à-dire réussir à qui a désespéré Billancourt et qui, plus les illusions. Comme les stupéfiants
faire très exactement le contraire de ce largement, a démoralisé les masses, ce pour le drogué, les eaux-de-vie pour
qu’il fait depuis toujours. En réalité, les sont les faux espoirs toujours déçus, les l’alcoolique ou les loteries pour le
gens de chez nous comme d’ailleurs, promesses jamais tenues, les objectifs joueur, ce qui, à la longue, fait le plus de
d’aujourd’hui comme d’hier, croient jamais atteints, les assurances de vic- mal aux êtres sociaux, c’est ce qui, dans
ce qu’ils ont envie de croire, ce qui les toire prochaine toujours démenties par l’instant, leur fait du bien, c’est-à-dire les
arrange le plus ou qui les dérange le la défaite et maintenant la régression illusions dont on les berce et dont ils se
moins. organisée et la destruction programmée bercent eux-mêmes, illusions de toutes
de tous les acquis. Ce qui a fait le plus sortes, de toutes origines, à toutes
de mal à la gauche, c’est justement fins, qui leur servent à enchanter un
le prétendu « réalisme », le « pragma- peu leur univers, à estomper ses tares,
Quels conseils donneriez- tisme » préconisé par ses « élites » et qui voiler ses laideurs, oublier leur propre
vous aux révolutionnaires nous a conduits au marasme actuel, à insignifiance et minimiser leurs respon-
aujourd’hui, c’est-à-dire aux
personnes qui souhaitent
un changement radical de
l’organisation sociale et
économique, dans une direction Faire une révolution dans la révolution.
anticapitaliste, écologique,
féministe, démocratique ?
Je n’ai pas qualité pour conseiller qui
que ce soit en quoi que ce soit. D’autant
que, comme on le sait depuis long- l’enlisement dans le bourbier capita- sabilités ; les illusions qui leur permet-
temps, « les conseilleurs ne sont pas les liste et ses contradictions meurtrières. tent de se croire supérieurs, distingués,
payeurs ». Mais en tant qu’intellectuel, Il serait temps, en ce début de XXIe méritants, dignes de considération, ir-
je me dois d’engager publiquement ma siècle mondialisé, que le genre humain réprochables, élus et justifiés, à la façon
responsabilité en disant clairement et entreprenne d’effectuer son aggiorna- des petits-bourgeois qui ne cessent de
de façon argumentée ce que je pense mento intellectuel et moral, singulière- se raconter des histoires et de se rejouer
de l’état de notre société. C’est ce que ment dans les pays les plus développés le film de « la grande illusion », celle de
je fais dans mes ouvrages et en toute et les plus scolarisés, et que chacun leur importance, de leurs dons, de leur
occasion. Il se trouvera de bons esprits s’efforce de voir les choses en face, sans vocation, de leur originalité, de leur

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me dis que les choses pourraient bien
aller plus vite qu’on n’imagine. Le sys-
tème est mûr pour un bouleversement
radical. Ce qui fait sa principale force,
c’est la faiblesse de son opposition, ou si
l’on préfère, la force inertielle de l’adhé-
sion, le soutien passif dont il fait encore
l’objet de la part des masses. A la limite,
le système pourrait s’écrouler tout d’une
pièce, comme une barre d’immeuble qui
implose, sans qu’on ait à tirer un seul
coup de canon. L’effondrement récent
du système financier en témoigne. Un
des meilleurs indices de la fragilité
extrême de la mécanique capitaliste,
c’est sa paranoïa sécuritaire qui lui
fait voir des menaces terroristes dans
équité, de leur liberté et autres vertus beaucoup qui mesurent clairement tout toute contestation. Paradoxalement
imaginaires servant à faire fonctionner, ce que cela implique de dépouillement les promoteurs du capitalisme mon-
sans états d’âme insupportables, un du vieil hominien pré-historique dont dialisé qui veulent régenter le monde,
ordre social mensonger, inique et cruel, l’homo œconomicus capitalisticus, avide, s’enferment au propre et au figuré dans
dont il sera toujours possible, plus tard, narcissique, jouisseur et insondablement des camps retranchés dont ils truffent
après la catastrophe, de se persuader bête est le dernier avatar. les abords de flics et de caméras. Mais
que « hélas, on ne savait pas »... leur meilleur rempart demeure encore
la soumission extorquée aux popula-
S’il devait y avoir une révolution, il Quels sont vos espoirs tions. Il suffirait que la grande masse
faudrait en vérité, pour qu’elle soit totale politiques pour les années à des salariés de tous secteurs se croisent
et accomplie, faire une révolution dans venir ? les bras en même temps. Ce système
la révolution, car ce n’est pas tout de re- Je ne vous surprendrai pas si je dis que en voie de putréfaction, qu’une simple
mettre sur ses pieds un ordre social qui mon espoir, c’est de voir la conception tempête désorganise profondément, ne
marche sur la tête, encore faut-il opérer du monde que je défends, avec d’autres, résisterait pas à la puissance formidable
le même renversement sur le plan des progresser dans les esprits et aboutir à d’une grève générale conduite avec luci-
subjectivités. Et même parmi ceux qui la constitution d’une véritable force so- dité et détermination. Encore faudrait-il
appellent aujourd’hui de leurs vœux une ciale. Et quand je pense à l’état objectif avoir sérieusement réfléchi à la suite et
révolution, il n’est pas sûr qu’il y en ait de décomposition du système actuel, je savoir comment s’y prendre pour ne pas

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permettre à la logique délétère qu’on Là encore, grande est la responsabilité l’ensemble des rapports de classes. On a
aura chassée par la porte des structures de la petite-bourgeoisie, qui trouve dans complètement perdu de vue que lorsque
objectives (économiques et politiques), la multiplicité de ces combats sporadi- dans une société de classes, les classes
de rentrer par la fenêtre de structures ques l’espace adéquat pour déployer populaires, et singulièrement la classe
subjectives (intellectuelles et morales) ses stratégies de distinction personnelle ouvrière, ne jouissent que de libertés il-
persistantes. C’est malheureusement et rentabiliser symboliquement des in- lusoires, aucune autre classe ou fraction
par là que pèche toujours le combat. Il vestissements ciblés. S’ils ont l’avantage ou catégorie sociale ne peut se flatter
n’y a pratiquement plus de nos jours inestimable de donner du sens à l’exis- de gagner sa liberté. Comme quelques
une seule mobilisation qui s’effectue sur tence quotidienne, de tels engagements excellents esprits, du genre de Hegel,
des bases non mystifiées. La diffraction ont trop souvent l’inconvénient de faire Marx ou Elias, nous l’ont expliqué, la
et l’émiettement de l’énergie contes- décerner des brevets de combativité, et dialectique des rapports sociaux et de
tataire en des combats au service de la bonne conscience qui va avec, à des l’interdépendance entraîne que même
ceux qui se croient les maîtres sont à
bien des égards les esclaves de leurs es-
claves. Hélas les esclaves ne se rendent
pas compte de leur force et on ne peut
Victime consentante ? compter ni sur les députés, ni sur les
leaders syndicaux, ni sur les journalistes
pour la leur rappeler.

Alors il faut que tous ceux qui ont la


« causes » diverses, si légitimes soient- militants qui peuvent fort bien n’avoir possibilité de se faire entendre cessent
elles, que leurs défenseurs ne savent, aucune motivation politique précise, de papoter et ratiociner pour aller à l’es-
ou ne veulent, articuler avec la lutte des se cantonner dans le registre compas- sentiel, appeler chat un chat et dictature
classes, est dans l’état actuel des choses sionnel et humanitaire et finalement se ploutocratique un régime où la loi est
l’un des plus sûrs adjuvants permettant révéler, le moment venu, plus soucieux faite par les riches et pour les riches. Il
au système de préserver le statu quo de sauver le système que de le combat- faut en finir avec les prudences, les ater-
sur l’essentiel. On ne risque guère de tre. On a vu cela dix fois déjà. L’expé- moiements et les timidités petites-bour-
faire une révolution si les forces poten- rience témoigne qu’il est moins difficile geoises, toutes ces formes socialement
tiellement révolutionnaires se dispersent à un révolutionnaire qui se situe sur le avouables de la tiédeur des convictions,
et s’épuisent dans des luttes tribales, ca- terrain de la lutte des classes d’intégrer de la peur de s’exposer et de perdre ses
tégorielles, sectorielles, etc. A défaut de à sa problématique générale la question misérables privilèges. Nous sommes vé-
pouvoir supprimer les luttes, le système posée par telle ou telle aliénation ritablement à la croisée des chemins. En
atomise toutes les contestations. spécifique, que pour un militant d’une fait nous y sommes depuis longtemps,
cause spécifique d’élargir sa vision à et qui n’est pas avec Spartacus soutient

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forcément Crassus, ne serait-ce que par avoir délibéré mais le plus souvent sans pose, mais je ne crois pas qu’il existe de
défaut. Toutes les contorsions intellec- même y réfléchir vraiment, contribuent méthode de la socioanalyse sans peine
tuelles n’y changeront rien. au maintien et à la reproduction de ni de recette magique pour acquérir
l’ordre social établi. La socioanalyse est la volonté de savoir, de comprendre et
donc un travail d’élucidation, de mise d’en tirer les conséquences. La véritable
Dans vos ouvrages, vous en lumière de ce qui habituellement difficulté est ailleurs.
soulignez l’importance de fonctionne dans le clair-obscur, voire
la socioanalyse, l’effort de dans l’inconscience totale, à savoir les Elle tient au fait que, généralement,
porter sur soi-même un regard rapports d’homologie ou, pour parler ceux qui entreprennent ce retour socio-
sociologique critique, afin de plus simplement, les correspondances logique sur eux-mêmes y sont conduits
mieux comprendre ce qui nous et les déterminations réciproques plus parce qu’ils s’interrogent sur la façon
rattache subjectivement au ou moins étroites, plus ou moins immé- dont le monde social fonctionne. Et s’ils
système capitaliste, cet «Homo diates, entre les deux formes conjoin- s’interrogent, c’est d’abord parce qu’ils
Economicus» qui est au plus tes sous lesquelles existe toujours le ne s’y sentent pas bien. Ceux qui s’y
profond de nous. Comment s’y monde social : les structures objectives sentent confortables sont plutôt enclins
prend-t-on ? Comment faites- en dehors de nous et les structures à considérer que tout va pour le mieux
vous, personnellement ? Existe- subjectives au dedans de nous. C’est un dans le meilleur des mondes. Mais
t-il une méthodologie de la exercice difficile sans doute, mais ni plus ceux qui éprouvent un malaise, une
socioanalyse ? ni moins que toute autre tâche intellec- des nombreuses formes de la « misère
Se socioanalyser consiste à se deman- tuelle, pour peu qu’on ait le temps et les de position », finissent par s’interroger
der, en toutes circonstances, en quoi moyens de s’informer et de réfléchir. La sur la racine de leur mal avec peut-être
ce que l’on est et ce que l’on fait ou qualité du résultat dépend évidemment l’espoir d’y remédier. L’ennui, c’est qu’en
projette de faire, est déterminé, dans des ressources théoriques dont on dis- même temps que certaines des raisons
sa matérialité et/ou ses modalités, par
ses conditions sociales d’existence,
c’est-à-dire par la socialisation subie, par
la position sociale qu’on occupe, par la
trajectoire que l’on a suivie, par son ap-
partenance à tel(s) ou tel(s) groupe(s), à
telle classe ou fraction de classe, par les
capitaux matériels et symboliques que
l’on détient ou que l’on convoite, etc., et
en même temps à se demander en quoi
les « choix » de toute nature que l’on
opère à tout instant, parfois après en

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pour lesquelles on souffre, l’analyse Tout se passe comme si le for intérieur tion au système existant d’un nouveau
critique découvre les conditions et donc de chaque individu devenait le théâtre système social, obéissant à une logique
les limites dans lesquelles on peut y d’un combat incertain entre le besoin de radicalement différente qui n’est plus
remédier. On commence à comprendre comprendre, né de sa frustration et de celle de la domination sociale.
que tous ces problèmes sont structu- sa colère, et la volonté de ne pas savoir
rels, inhérents à une logique objective entretenue par tout ce qui l’attache et le Bien sûr, on peut toujours dans l’im-
de fonctionnement, à un agencement fait adhérer au système. médiat mettre en œuvre des palliatifs
systémique qui se moque des hu- à l’échelle individuelle. Je connais des
meurs individuelles tant qu’elles ne se C’est là sans doute la racine de la forme gens qui ont carrément bouleversé leur
transforment pas en une force sociale existentielle que tend à prendre le plus microcosme personnel parce qu’il leur
organisée. On découvre qu’on n’est pas souvent le problème du changement était devenu intolérable de continuer à
aussi étranger qu’on pouvait le croire au social dans notre société : comment faire ce qu’ils faisaient jusque-là, avec
fonctionnement des structures et que, conserver le « bon » du système en le sentiment crucifiant de contribuer à
alors même qu’on aurait des raisons de se débarrassant du « mauvais » ? On entretenir ce qu’ils condamnaient. Je
se plaindre, on se comporte en victime ne réalise pas que ce genre de problé- connais un journaliste (et même plus
consentante quand ce n’est pas en matique, qui est à la base même de d’un) qui a abandonné le métier pour
collaborateur zélé du système qui vous la démarche réformiste, est la version devenir enseignant ; un ingénieur,
opprime. Pis encore, on découvre aussi sociologique de la quadrature du cercle. cadre supérieur de grande entreprise
– et ça, c’est très déstabilisant – qu’on Car ce qui fait les dominants, c’est industrielle, qui s’est reconverti dans
n’a pas uniquement des raisons de se aussi ce qui fait, inséparablement, les une activité modeste de restauration ;
plaindre du monde dans lequel on vit, dominés. C’est le problème actuel de un travailleur social qui a préféré se
mais qu’il a aussi, en compensation, la majorité des classes moyennes « de consacrer à la fabrication du fromage
quelques côtés plus supportables, quel- gauche », dont la capacité de se faire de chèvre, etc. Et il y en a bien d’autres.
ques avantages dont on imagine mal des illusions sur elles-mêmes et sur le D’un point de vue moral, on ne peut
qu’on puisse se passer. Mais ce progrès système semble inépuisable. que saluer la force de caractère de ces
dans la connaissance de soi-même n’a héros de la vie sociale. Et on ne peut
malheureusement pas d’effet automa- En fait, il faut regarder les choses en que leur souhaiter de trouver dans leur
tique. face, il n’y a pas de solution à ce pro- nouvelle existence un apaisement à leur
blème, pas de remède à cette contradic- mauvaise conscience. Mais on ne peut
tion indépassable de l’intérieur, sauf à se tirer aucun précepte général de ces cas
persuader qu’on vit dans le meilleur des singuliers qui s’apparentent beaucoup
mondes. La seule démarche de nature à la démarche classique de recherche
à résoudre cette contradiction, c’est la du salut personnel. Dans ce domaine,
lutte collective pour un changement il appartient à chacun de faire ce qu’il
révolutionnaire, c’est-à-dire la substitu- croit devoir faire en conscience.

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En définitive, je dirai que que l’effort de chacun entretient avec l’ordre établi, de comportement qui peuvent et même
se socioanalyser, s’il est suffisamment est la seule voie, non pas pour échap- doivent s’inscrire parmi les principales
poussé, en toute rigueur, a une grande per miraculeusement aux pesanteurs dimensions d’un changement révolu-
probabilité de déboucher sur l’adoption sociales – ce qui est impossible – mais tionnaire. L’idéologie de La Décrois-
d’un point de vue révolutionnaire, une pour commencer à remédier à la cécité sance est de toute évidence en affinité
volonté de transformation radicale des volontaire et plus encore involontaire avec la volonté de mettre un terme
rapports sociaux. La difficulté c’est de qui assujettit tout agent au système et aux aberrations du système capitaliste,
constituer la force sociale indispensable fait de lui un esclave qui s’ignore. et je lui trouve des résonances essen-
à la réalisation de ce projet. En tout tielles avec ma vision personnelle des
état de cause, cela implique le rassem- Quel regard portez-vous sur choses, dans la mesure où son objectif
blement de la masse des intéressés «la gauche de la gauche», le majeur c’est de travailler à faire prendre
potentiels (l’immense majorité des sala- NPA, le Front de Gauche, les conscience de la nécessité de changer
riés aujourd’hui) autour d’un nouveau mouvements de Décroissance ? radicalement notre rapport à notre
projet de société. Encore faudrait-il que Êtes-vous personnellement environnement naturel et humain. Pour
tous les intéressés arrivent à faire le lien engagé ou avez-vous été engagé autant ce mouvement n’a pas à propre-
entre leur mal-être existentiel et la logi- dans des démarches politiques ment parler de projet politique explicite.
que du système qu’ils ont intériorisée, de ce type ? Du moins ne se présente-t-il pas comme
et donc qu’ils entament, d’une façon ou Je mets de côté le mouvement de La un parti politique ayant des prétentions
d’une autre, leur socioanalyse. Décroissance tel qu’il s’exprime dans le au pouvoir.
journal du même nom, qui a ma sym-
Quoi qu’il en soit, la mise en évidence pathie et mon soutien parce qu’il milite C’est le cas des autres organisations
des liens étroits et incorporés que pour des changements de mentalité et que vous mentionnez, que je m’efforce

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de considérer sans préjugé hostile ni perfectionné les moyens d’exploitation
favorable mais seulement en fonction de du travail par le capital.
leurs prises de positions et de leurs ana-
lyses. Si celles-ci me paraissent avoir, En 2009, l’un des livres
avec des nuances d’une organisation à politiques «radicaux» qui s’est le
l’autre, une tonalité incontestablement mieux vendu était L’insurrection
critique envers le système, elles me qui vient (20 000 exemplaires
paraissent encore bien loin d’avoir défini environ) : l’avez-vous lu ? Si
clairement les objectifs et les voies d’une oui, qu’en avez-vous pensé ?
rupture véritablement révolutionnaire Vaste question. Il y a toujours eu dans
avec le système qu’elles récusent en l’histoire des luttes de classes en France
principe mais qu’elles semblent prêtes (et aussi ailleurs) un courant potentiel-
à aller gouverner, au nom sans doute lement insurrectionnel. Une des plus
du sacro-saint esprit de compromis et récentes expressions de ce courant
du principe de réalisme auquel trop consiste en un manifeste publié sous le
souvent on identifie la politique. En fait titre L’insurrection qui vient (La fabri-
elles n’ont pas vraiment rompu avec la que éditions, Paris, 2007), ouvrage pré-
conception électoraliste, boutiquière et senté comme collectif, dont les auteurs
paroissiale, de l’opposition parlemen- se donnent l’appellation de « Comité
taire traditionnelle et se comportent invisible ». Ce texte, remarquablement
comme les roues avant et arrière d’un rédigé, dans une langue et un style qui
véhicule qui revendiqueraient toutes sont ceux d’intellectuels de formation
la fonction motrice sans voir qu’elles supérieure, a le mérite de dresser, dans
tournent forcément dans le même sens les termes les plus nets, contrastant
parce qu’elles dépendent toutes du avec la bouillie idéologico-politique qui
même moteur. Comme si, en démocra- est servie aujourd’hui par les « parte-
tie bourgeoise, s’emparer de la majorité naires sociaux », le bavardage média-
parlementaire avait jamais servi, depuis tique et la langue de bois du « débat
des décennies, à autre chose qu’à dé- démocratique », un constat informé et
posséder le peuple de sa souveraineté, argumenté de la situation actuelle dans
à enrôler les masses sous la bannière les sociétés capitalistes. D’un point de
du capitalisme et à les fidéliser à un vue symptomatologique, il est difficile de
modèle présenté comme indéfiniment récuser le diagnostic sans complaisance
perfectible, dont nous mesurons bien formulé par les auteurs : ceux-ci ont
aujourd’hui à quel point, en effet, il a manifestement la capacité, malheureu-

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sement rare, de comprendre et exprimer débouchant – le processus est d’ores et
trois choses que l’immense majorité de déjà en cours – sur la substitution de
leurs concitoyens ne peuvent et/ou ne l’Etat-policier à l’Etat-providence).
veulent voir et dont la perception donne
sa radicalité à une vision révolutionnaire Ce système doit être mis définitivement
de la lutte : hors d’état de nuire. Mais dire cela, re-
vient au fond à rappeler ce qui constitue
a/ le caractère irrémédiablement morti- le dénominateur commun de tous les
fère du système capitaliste. partisans du socialisme (le vrai, pas sa
caricature sociale-démocrate) depuis
b/ donc la nécessité pour y mettre fin maintenant plus d’un siècle.
de s’attaquer à ses causes profondes,
à son principe même (la domination Les divergences commencent avec la
de classe, l’appropriation privée au question, toujours d’actualité :
bénéfice d’une minorité de possédants Que faire, concrètement
accapareurs, etc.) et pas seulement à et tout de suite ?
des aspects périphériques ou subalter-
nes (comme organiser une meilleure On retrouve là la problématique clas-
participation des travailleurs à la gestion sique réformisme-vs-révolution. Mais
des affaires, ou une redistribution un comme aujourd’hui le réformisme a
peu moins inégalitaire de miettes de cessé d’avoir des objectifs socialistes
capital, ou une plus grande mobilité pour se réduire à une collaboration pure
sociale, etc.). et simple avec la classe possédante et
dirigeante, on assiste périodiquement à
c/ l’imposture d’une démocratie la réactivation des clivages qui divisent
parlementaire bourgeoise conçue, les révolutionnaires en partisans de
aujourd’hui plus que jamais, comme l’action de masse (nécessitant un travail
un dispositif à entretenir l’espérance de longue haleine, des structures d’or-
illusoire en un progrès vraiment démo- ganisation de type parti ouvrier, etc.)
cratique et à stériliser et dévoyer toute et en partisans de « l’action directe »,
volonté de changement structurel. De immédiate, groupusculaire et donc sou-
cette caricature de démocratie, il n’y vent violente par nature. L’exténuation
a vraiment plus rien à attendre (ou et le discrédit actuels des organisations
plus rien qu’un néo-fascisme fondé comme le PCF, qui travaillaient naguère
sur l’exacerbation du désir de sécurité à l’action de masse, entraînent que les

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groupuscules tenant le langage de l’ac- Par conséquent, autant on peut lution sociale doit être l’affaire du plus
tion radicale immédiate prennent plus souscrire au diagnostic lucide de ceux grand nombre, pas celle d’une minorité
de relief dans la platitude du marécage qui ont compris et ne se font plus agissante substituant sa propre volonté,
politique ambiant. Eux au moins ils ne aucune illusion sur la nature profonde si éclairée soit-elle, à celle d’une classe
proposent pas pour seule stratégie de du système capitaliste, autant on doit sociale. Et pour qu’une classe sociale,
s’enliser dans le jeu électoraliste de la éviter de se fourvoyer dans la démarche ou pour le moins la majorité de sa po-
démocratie bourgeoise. Mais que propo- suicidaire préconisée par certains et pulation, acquière une volonté politique
sent-ils d’autre ? De prendre le maquis ? qui fait finalement le jeu de l’ennemi de changement (avec ou sans affronte-
Au Chiapas, en Bolivie, etc., ça peut de classe. En l’occurrence, le problème ment violent aux forces de répression) il
encore se concevoir. Mais en France, qui se pose sur le plan de l’action n’y a pas de miracle : il y faut seulement
en Allemagne, en Italie, en Belgique, le révolutionnaire est beaucoup plus un un travail politique soutenu, rationnel-
mot d’ordre devient « descendre dans problème politique que moral. Seuls les lement et collectivement organisé. Ce
la rue et tout niquer », comme écrivent imbéciles ou les suppôts de l’ordre établi travail ne se fait plus ou presque plus.
les auteurs de L’insurrection qui vient. peuvent condamner a priori le recours Il faut le reprendre. L’organisation et le
Cette méthode de justice sommaire et à la violence comme si c’était le mal nombre, ce sont là les deux piliers de
expéditive peut procurer d’intenses sa- absolu, sans considération des causes, la force révolutionnaire sans lesquels
tisfactions ponctuelles et momentanées, des raisons et des circonstances, tout en le militantisme progressiste ne peut
mais elle est sans lendemain, ou alors refusant par ailleurs de voir les effets de que dégénérer en activisme fébrile et
avec des lendemains pires que la veille. la terrible violence sociale qu’exercent aventuriste ou en recherche sectaire
Un de ses effets les plus pervers, c’est la domination de classe et ses insti- du salut personnel ou, pire encore, en
d’apporter au pouvoir réactionnaire des tutions sur la personne et l’existence quête individualiste d’émotions fortes et
arguments pour légitimer sa politique de millions d’individus. Sous la seule de poussées d’adrénaline.
de répression contre-révolutionnaire, réserve de ne pas frapper aveuglément
désormais baptisée « contre-terroriste » et délibérément des victimes innocentes,
pour s’assurer le soutien des masses. le recours à l’insurrection violente est
Ce n’est pas là une crainte illusoire une démarche moralement légitime
mais une des leçons les plus constantes (dont le droit est d’ailleurs inscrit dans
de l’histoire ancienne ou récente des certaines constitutions, comme la nôtre
luttes de classes. C’est la raison pour par exemple) lorsqu’elle est le seul
laquelle les forces de police ne cessent moyen de mettre fin à l’oppression des
d’infiltrer les groupes extrémistes avec faibles par les forts. Aucune argutie
des « casseurs » chargés d’attiser les rhétorique ne saurait conduire à récuser
inclinations à la violence de rue. L’ar- ce principe. Mais celui-ci n’autorise pas
senal légal permettant de criminaliser un petit groupe militant, un comité
toute contestation qui prendrait un tour invisible ou non, à décréter, du haut
violent, est allé se renforçant au cours de sa compétence révolutionnaire
de ces dernières années et le pouvoir autoproclamée, qu’il a pour mission de
est heureux qu’on lui fournisse des sauver l’humanité en tout ou en partie,
occasions de s’en servir. et que la grandeur d’une telle fin justifie
l’emploi de tous les moyens. La révo-

page 48 | LA TRAVERSE #1
in
Pour aLLer + Lo
IN AC CARD O
LE S OUVRAG ES D’ALA
E
AUX éD ITI ON S AG ON
omme,
• Le petit-bourgeois gentilh
s hég ém oni ques des
Sur les prétention
classes moyennes , 200 9

ntaire, Lettre
• De notre servitude involo
de gau che , 2001
à mes camarades
iologie critique,
• Introduction à une soc
, 200 6
lire Pierre Bourdieu
journalistes
• Journalistes précaires,
es Abou, Gilles
au quotidien, avec Georg
e Da bitch, 2007
Balbastre et Christoph

La Traverse #1 | page 49
KaraTe menTaL

le cul-
otu b,
l’effet bof,
et autres ni-ni n i-ni
ni-ni ni-ni
ni-ni
ni-ni ni-nini-n

-ni i
nini-n ni-nii-ni
i ni-ni
ni-ni
n

PA R RICHARD MONVOISI N
richard monvoisin anime depuis plusieurs années des cours de didactique des sciences, de zététique 1
et d’analyse critique à l’université de grenoble. intrigués, les renseignements généreux lui ont com-
mandé une série de textes ludiques et pédagogiques sur les “outils d’autodéfense intellectuelle’’. dans
ce premier chapitre, richard nous présente une famille de pièges de raisonnement : le culbuto, l’effet
bof, le ni-ni, les faux dilemmes, les faux extrêmes et le biais du monde Juste.

s
scientifique de udes
désigne l’étude s ét
in sig ni fi an t « chercher », aux », et l’utilisation de ce
du grec zete « paranorm tetique.fr/
la zététique, omènes dits tp://www.ze
es et des phén savoir plus, ht
1

théories étrang l’esprit critique. pour en


ire
afin de constru

page 50 | La Traverse #1
OUTI LS D’AUTODÉFE N SE I NTE LLECTU E LLE
CHAPITRE 1

a
ujourd’hui, nous allons nous méfier du culbuto,
célebrissime et ancestral jouet au cul lesté qui,
quelle que soit la force qui lui est imprimée,
bascule nonchalamment d’un côté puis de l’autre,
mais finit toujours par se remettre à la verticale.

appelé aussi poussah, ou ramponneau du


nom d’un cabaretier du même nom vers
1700, cet objet existait déjà sous forme
de petites poupées dans la chine du
quatrième siècle – ce qui a fait dire
à des petits plaisantins que lorsque
le culbuto oscille, la dynastie tang.
personne ne sait si les chinois s’énervaient
eux-aussi contre cet objet malfaisant, mais
force est de constater qu’à toujours revenir
à la même position, le culbuto attise une
sévère envie d’y mettre des baffes.

toutefois, avant d’attiser notre envie de


calotter le poussah, faisons un petit détour
par ce qu’on appelle l’effet bof.

La Traverse #1 | page 51
,
1. L effet bof
Imaginons que j’ai deux amis – ce qui est je vous l’accorde très agréable. L’un d’eux
me dit : « Moi je crois aux fantômes, je sais que c’est vrai, j’en suis certain » ; le
second rétorque « Bien sûr que non ! Les fantômes, ça n’existe pas, j’en suis per-
suadé ». Que puis-je en déduire ? Vraisemblablement, je vais me dire dans mon for
intérieur : « Lui, il y croit dur comme fer, l’autre, n’y croit pas, mais dur comme fer
aussi... Donc, raisonnablement, je vais me positionner entre les deux. Fifty-fifty. ».

Cela a l’air tout à fait raisonnable, et pourtant... Pensons à une échelle de vraisem-
blance, allant de 0% quand c’est invraisemblable, et 100% quand c’est archi-sûr.

Soit j’ai déjà rencontré un fantôme (Cas- d’une bienveillante neutralité, avec une
per, ou bien le Fantôme Noir, l’ennemi douillette satisfaction d’avoir fait la part
de Mickey), et dans ce cas, sous réserve des choses tel un Salomon moderne 2.
que je fusse à jeûn, je dois conclure que Pourtant, la position la plus rationnelle
je me situe au 100%. aurait été d’humblement suspendre
mon jugement et, en l’absence de plus
Soit je n’ai jamais vu de mon existence d’informations, de ne pas me situer sur
un fantôme, et je n’ai pas le moindre l’échelle. En clair, fermer ma grande
Si je rencontre un jour le fantôme noir,
soupçon de preuve de leur réalité. Par mon curseur vraisemblance passera à 100% goule.
conséquent, mon curseur redescendra
dramatiquement vers zéro. Très proche Mon 50/50 n’est donc pas du tout Chauve n’est pas
de zéro... Mais pas zéro ! En vertu de rationnel. D’une part, je n’ai aucun élé- une couleur de cheveux
cette injustice flagrante des sciences ment de preuve me permettant de situer On pourrait vous rétorquer que le fan-
qui est qu’il est impossible de prouver pile à 50% ma vraisemblance ; d’autre tôme n’est pas un gros enjeu politique
l’inexistence de quelque chose, il me part, rien ne me permet de poser qu’il y au XXIe siècle, ce qui est, il faut le dire,
sera rationnellement impossible de a autant de vraisemblance qu’un fantô- finement observé. Alors remplaçons
conclure à l’inexistence des fantômes : me existe qu’un fantôme n’existe pas. Je le fantôme, tout d’abord par Dieu,
il faudrait pour cela que j’ai été partout, suis tombé dans l’effet bof, c’est-à-dire Allah, Jah, Ganesh, le Flying Spaghetti
de tout temps, dans tous les vieux que j’ai donné la même probabilité aux Monster, bref, une entité sur-naturelle
châteaux et les vieilles caves, sous tous deux pôles, l’existence et l’inexistence bien balèse.
les lits et dans tous les placards pour de quelque-chose. Cette position est ap-
en être certain. Proche de zéro mon préciée pour son confort car elle donne Entre une personne qui croit dur
curseur, donc. Disons 0,001%. la fausse impression d’un juste milieu, comme fer en son existence, et une

lle entre deux prostituées revan-


jugement légendaire lors d’une quere
2
Salomon, roi, est connu pour son a une épée et dit : « Partagez l’enfant vivant en
deux et
eau-n é . Il réclam
diquant la maternité d’un nouv e moiti é à la secon de ». L’une des femmes déclara alors
prem ière et l’autr
page 52 | LA donnez une des moitiés à la on reconnaissant en elle la vraie
TRAVERSE #1 plutôt que de le voir sacrifié, et Salom
qu’elle préférait renoncer à l’enfant ier livre des Rois (3, 16-28)
isson . Le Prem
mère, lui fit remettre le nourr
2. Les faux exTremes
dans les écrits de Nicolas sarkozy (la république, les religions, l’espérance, 2006)
ou du pape benoït Xvi (spes salvi, 2007), pour prendre des pensées conservatrices
assez suivies en france, l’athéisme est présenté au mieux comme un fanatisme de
type religieux, au pire comme un extrémisme idéologique. et, ô sainte horreur !,
sans morale, l’athéisme mène forcément à toutes les désespérances et aux caves
humides de vos immeubles pour y fumer des joints pendant de répugnantes tour-
nantes.

pour bien comprendre pourquoi l’idée de religion athée fond comme neige au soleil,
empruntons sa théière au philosophe libertaire bertrand russell : imaginons une
minuscule théière chinoise en porcelaine qui suivrait une orbite elliptique entre la
autre qui postule son inexistence, il terre et mars, et qui serait tellement petite qu’elle ne pourrait être observée : même
est fréquent de retrouver une position nos meilleurs télescopes n’y parviendraient pas. en toute rigueur, il serait logique de
intermédiaire posant que le sujet est douter de cette affirmation, — qui ne peut être réfutée — et de considérer que cette
bien trop élevé pour que l’esprit humain théière n’existe vraisemblablement pas. pourtant, personne ne se dirait à ce propos
puisse trancher, et qu’au fond, chez le « agnosticothéiériste », au risque de passer pour un fou : l’« athéiérisme » serait la
croyant comme chez l’athée, il y a peut position qui remporterait certainement le suffrage commun. y a-t-il un agnostico-
être un peu de vrai chez tout le monde. théièriste dans la salle ?
on appelle cette position l’agnosticisme.
elle est en quelque sorte l’effet bof
en matière de dieu. c’est une position
tranquille, aussi molletonnée qu’un
centrisme politique, et qui permet de
donner une illusion de saine mesure y a-t-il un agnosticothéièriste
entre deux dangereux extrêmes.
dans la salle ?

or, non seulement il ne s’agit pas de


deux « extrêmes » ; mais en outre ils ne
sont pas équivalents sur le plan de la
probabilité. expliquons-nous.

La Traverse #1 | page 53
Comme dit le magicien sceptique James Prenons un autre exemple sur le coût Mémé dans les orties, ça pourrait gâter
Randi, l’athéisme n’est une croyance des hypothèses : je mets un chat et la soupe.
que dans la mesure où la non-collection une souris dans une boîte, je ferme, je
de timbres est un hobby. Et le rationa- secoue, je rouvre, et hop, il ne reste plus Rasoir d’Ockham
liste Mark Schnitzius de renchérir : dire que le chat. Ainsi, Allah, ou Jéhovah comme entités
que l’athéisme est une religion revient supérieures ne s’imposeraient que si
à dire que chauve est une couleur de Hypothèse 1 : la souris s’est téléportée, les effets qu’on leur prête ne pouvaient
cheveux. le chat non, car un chat, ça ne peut pas être interprétés autrement, par rien
Oui, on rigole bien chez les athées. se téléporter. d’autre de déjà connu. Certes, Dieu est
Hypothèse 2 : des extraterrestres de une hypothèse simple, satisfaisante, qui
Coût des hypothèses la planète Mû ont voulu désintégrer la explique tout, mais elle est intellectuel-
Venons-en au second point. Quand bien souris, mais elle s’est transformée en lement très coûteuse à créer de toute
même les deux extrêmes existeraient, chat. Le chat, de frayeur, est passé dans pièce. Notons pour notre culture que
— par exemple deux hypothèses entre une autre dimension par effet tunnel. ce qu’on appelle parfois le « principe
lesquelles notre cœur ferait le culbuto — Hypothèse 3 : le chat a mangé la souris d’économie des hypothèses » n’est pas
il faudrait les soupeser comme les deux (sans dire bon appétit, ce qui est mal). tout neuf, et date d’au moins Aristote ;
plateaux d’une balance avant de savoir mais il est couramment attribué à un
vers laquelle pencher. Si l’un des pla- Nous serons certainement d’accord moine franciscain anglais du XIVe siècle
teaux est rempli de faits réels, et l’autre pour dire que l’hypothèse 3 est beau- excommunié par le pape de l’époque.
d’entités nouvelles et sans poids précis, coup moins « coûteuse » pour le champ Ce prénommé William, que nous autres
comme fantôme, esprit, âme ou Dieu, il des connaissances que les deux autres : francophiles chauvins nous sommes
va être difficile de soupeser 3. elle ne postule rien d’autre que la empressés de renommer Guillaume
prédation de la souris par le chat, tandis venait d’Ockham, dans le Surrey, en
Or poser, et « peser » l’existence de que l’hypothèse 2 postule par exemple Angleterre, et aurait déclaré un lende-
quelque-chose de nouveau ne peut se une planète Mû + des extraterrestres main de cuite Entia non sunt multi-
faire comme on pose son cul sur une qui viennent + qui savent désintégrer plicanda praeter necessitatem, ce qui
chaise : lorsqu’un biologiste systé- un chat (ce qui n’est pas donné à tout en moderne veut dire que Les entités
maticien recense les espèces, il ne va le monde) + une souris à superpouvoir (comprendre : les explications et les
pas créer une nouvelle case à chaque qui se transforme en chat + une autre causes) ne doivent pas être multipliées
oiseau rencontré. Il ne va en créer une dimension + un chat qui sait y aller + par delà ce qui est nécessaire. Comme
qu’après avoir bien vérifié que le cui-cui un effet tunnel possible pour des objets ce principe, appelé aussi principe de
en question ne s’incorpore dans aucune macroscopiques et poilus. Ça fait beau- parcimonie, taillait de près les entités
des catégories connues comme merle, coup, et comme disait mon grand-père, comme autant de poils rétifs d’une
pinson, mésange, ou boeing. il ne faudrait tout de même pas pousser barbe ou d’un mollet, on l’a appelé le

21 grammes.
cin MacDougall, a longtemps pesé
3
Sauf pour l’âme qui, selon le méde ulier par Géraldine Fabre dans
désor mais réfuté e en partic
Cette hypothèse est /www.zetetique.fr
page 54 | LA ., un dossier téléchargeable sur http:/
TRAVERSE #1 21 grammes, le poids d’une âme..
Rasoir d’occase

rasoir d’Ockham. Méfiance, ce principe des services secrets, moyennant une en mettant en scène la fausse infirmière
ne nous dit rien sur la validité des hypo- grande discrétion des complices, tout Nayirah, quinze ans, en larmes devant
thèses : il dit qu’entre deux hypothèses un tas de précautions et l’effacement de une commission sénatoriale émue
aussi explicatives l’une que l’autre, on toutes les preuves, ceci afin de décla- jusqu’à la fibre. La jeune femme, qui
ne sait pas laquelle sera juste, mais il rer le combat contre l’Axe du Mal et s’avéra ensuite être Nayirah Al-Saba,
vaut mieux choisir la moins coûteuse. déclencher la deuxième guerre du golfe. la fille de l’ambassadeur du Koweït,
Il est extrêmement utile en médecine : C’est un scénario séduisant, surtout n’avait comble du cynisme jamais mis
face à un patient se présentant fatigué, quand on est anti-Bush et progressiste. les pieds de sa vie au Koweït 4, mais
avec le cou rigide, un mal de tête et un Mais un peu de culture historique elle représenta pourtant le happening
peu de fièvre, il sera plus logique de rend assez coûteuse cette hypothèse. majeur qui fit basculer l’opinion. Une
miser sur une méningite que simulta- Pour ne prendre qu’une comparaison, bonne campagne d’opinion et dix petits
nément sur une mononucléose, des il a suffi pour la première guerre du millions de dollars d’un côté, quatre
vertèbres endommagées, une tumeur Golfe en 1990 de payer dix millions de mille morts nécessaires dix ans plus
au cerveau et une malaria. dollars l’une des plus grosses firmes de tard... Il est rationnel de penser que l’hy-
relations publiques, Hill & Knowlton, pothèse d’un attentat orchestré de toute
Ce coupe-chou peut s’avérer aussi pour qu’elle orchestre le changement pièce est bien trop coûteux, aussi bien
utile pour l’analyse des théories dites d’opinion souhaité par G. Bush père, intellectuellement et économiquement
du complot. Il n’est pas impossible par en inventant de toute pièces l’histoire qu’en nombre de vies humaines.
exemple que le 11 septembre soit le horrifiante de bébés koweitiens retirés
fruit d’une orchestration planifiée par des couveuses par les soldats irakiens et

4
L’affaire fut dévoilée par le journaliste John
R. MacArthur, dans l’article Remember Nayira
Witness for Kuwait?, du New York Times du ,
6 janvier 1992.
LA TRAVERSE #1 | page 55
? L e s g e n tils !
t r è s genti l ants !
’e s t q u i e s t ? L e s m é c h
Qui c r è s m é c h a nt Michel Fug
ain
i est t
Qui c’est qu
3. Les faux dilemmes
Il m’est déjà arrivé que, disant ce que je viens d’affirmer, on me catalogue comme nous, mais on laisse tranquille les partis
pro-Bush. C’est vexant. Ça marque ce qu’on appelle une « stratégie de faux d’extrême-gauche ». Cette illusion de
dilemme », à laquelle George Bush fils, encore lui, a fourni ses lettres de noblesse rationalité vient du mot extrême qui
dans son célèbre : « soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous ». Si tu donne l’impression d’une boucle poli-
n’es pas ceci, alors tu es comme ça. Si tu n’es pas contre, tu es pour. Si tu n’es tique aux deux purulentes extrêmités,
pas pour le complot du 11/9, tu es pro-Bush... Nous avons là un mode de pensée qui se rejoignent telles des tentacules et
assez primaire où il n’y a pas de troisième, de quatrième ou de cinquième voie, non, s’amalgament autour du principe qu’être
c’est le yin yang, le noir et le blanc, le lumière-ténèbres du manichéisme perse du extrémiste est forcément affreux, avec
III siècle... En fermant les yeux, on entendrait presque résonner la voix de Michel
e
de la crasse aux oreilles et un couteau
Fugain : Qui c’est qui est très gentil ? Les gentils ! Qui c’est qui est très méchant ? entre les dents. Pourtant, à y bien réfle-
Les méchants ! chir, quand je vois la misère du monde
et deux milliards d’humains qui crèvent
Petit à petit, l’oiseau fait son ni-ni Cet effet bof ne marche qu’à cause la gueule dans la poussière, je suis
Ceci dit, il devient très facile de repérer d’une représentation héritée d’août « radicalement » contre. Je ne suis pas
la fabrication de faux « pôles », de faux 1789, où à droite siégaient les parti- modéré. Si vouloir un changement radi-
« extrêmes », et donc de faux dilem- sans du véto royal, clergé, noblesse et cal et extrême revient à être extrémiste,
mes entre lesquels il vous faudrait aristocrates, et à gauche ce qu’on a alors je le suis, et c’est ne pas l’être qui
absolument vous situer. Il y en a des appelé le Tiers Etat, c’est-à-dire tous les serait étrange. Je suis extrémiste sur les
super-fastoches : gauche et droite, par autres, sauf les femmes et les immigrés, violences sexistes, les discriminations
exemple, dont l’effet bof répond au faudrait quand même pas exagérer. racistes, sur l’injustice des centres de
doux nom de François Bayrou. rétention, sur l’utilisation de nos impôts
Et si, plutôt que de prendre cette pour financer les roquettes de nos mili-
symbolique, le paramètre de classement taires en Afghanistan. Impossible d’être
était la lutte contre les privilèges, par modéré (modéré sous-entend souvent
exemple ? Dans ce cas, la droite serait non-violent) devant un viol dans une
en bas, et la gauche actuelle un poil ruelle. Être extrémiste n’est pas mal en
plus haut, oh, à peine. soi, tout dépend de quel extrême on
parle. Et entre un extrêmisme de gau-
Autre exemple un peu plus dur : che réclamant la fin du système mafieux
extrême-gauche et extrême-droite. La de la Françafrique par exemple, et un
République Tchèque vient de dissoudre extrémisme nationaliste demandant de
François Bayrou : effet bof entre deux pôles
factices gauche-droite en février 2010 le parti nazi Dělnické virer tous les gens de l’Est qui viennent
strany de Tomáš Vandas, et ses illégalement chez Bouygues prendre le
membres rouspètent sur le fait que boulot de nos arabes, il n’y a qu’un mot
« bon sang, on nous fait des misères à pas clair en commun.

page 56 | LA TRAVERSE #1
4. Les faux ni-ni
Le faux dilemme peut prendre aussi la forme d’un ni-ni. Prenons un cas classique montrent ne pas avoir compris le darwi-
de débat dans le milieu libertaire : le Ni Dieu, ni Darwin. nisme, mais ils font en outre le jeu d’une
D’un côté Dieu, hypothèse surnaturelle simple, non-matérielle (on ne palpe pas stratégie de faux dilemme orchestrée
Dieu), coûteuse, dispensant de toute recherche et qui ne prédit rien. par des ultraconservateurs religieux.
De l’autre Darwin, sous-entendu le darwinisme, une théorie scientifique matérialiste
– c’est-à-dire postulant que le monde est matière ou produit de la matière, et non Compétitif, contradictoire ?
peuplé d’âmes, de fluides cosmiques et de dieux grecs – qui se prète complaisam- Des ni-ni faux-dilemmiques, il y en a
ment à la réfutation. plein d’autres !

Sauf qu’une stratégie médiatique toute le monde social, qui a un certain succès On penserait tout de suite à Ni pute
simple portée par des penseurs conser- chez les Nazis allemands, ce n’est pas ni soumise, mais ce n’est pas un faux
vateurs et surtout par le christianisme à Charles Darwin qu’on le doit, mais dilemme ; non-ingérence, non-indiffé-
papal a consisté à faire de Darwin et au philosophe Herbert Spencer. Ainsi, rence par contre est un bon exemple :
sa théorie de l’évolution la source du comme le dit le proverbe météorologi- en usage depuis trente ans, c’est le
« darwinisme social » à quoi on prête que, qui veut tuer son chien l’accuse principe du gouvernement français
l’idée que seuls les plus forts survivent. de l’orage. En faisant glisser Darwin = vis-à-vis de la politique du Québec. Il y a
Seulement Darwin n’a jamais dit cela : darwinisme social = eugénisme nazi, le aussi ce que la presse espagnole appelle
il avance que les espèces les moins conservatisme religieux, pape en tête, la génération ni-ni : « Ni ils travaillent,
adaptées à leur milieu survivent plus pouvait non seulement décrédibiliser ni ils étudient. Ils ont moins de 30 ans,
l’évolutionnisme ils ont arrêté leurs études en cours de
au profit du route, et ne cherchent pas activement
créationnisme, du travail »... Mon dieu, quelle horreur,
remettant Dieu des jeunes qui refusent de travailler !
Ni Dieu, ni Darwin en selle comme C’est La désespérance de la « génération
explication du ni-ni », dont nous causait Jean-Jacques
monde, mais Bozonnet dans le journal Le Monde
surtout diaboli- le 25 janvier dernier. Merci à lui pour
ser les penseurs cette contribution majeure à la pensée.
difficilement, ce qui n’est pas du tout matérialistes, rationalistes et anarchistes
la même chose et ne fait pas l’éloge qui risquaient de repousser Dieu hors Mais le ni-ni sent parfois le brun. Il se
de la survie en soi ; d’ailleurs, survivre de la sphère politique jusque dans ses cache par exemple dans le « La France,
et « gagner » dans un monde injuste appartements privés et défraîchis. Alors aimez-la ou quittez-la ! » du Front
et glauque comme le notre devrait en le comique de la situation est délicieux : National, transformé en « La France, tu
dire long sur les survivants. Quant au quand des libertaires de gauche clament l’aimes ou tu la quittes » par Philippe
transfert de ce pseudo-darwinisme dans « Ni Dieu ni Darwin », non seulement ils De Villiers, tout en bas lui aussi sur

LA TRAVERSE #1 | page 57
Dans Ni dieu ni Darwin, on nous 5. Le biais
crée une compétitivité qui n’est du monde juste
pas contradictoire. Vous suivez Si vous n’avez pas encore mal à la tête,
toujours ? Pareil pour « soit vous je vous mets un dernier piège pour la
êtes avec nous, soit vous êtes route, avatar de l’effet bof : le « biais
contre nous ». D’ailleurs les deux du monde juste » (just world bias). Je
hypothèses compétitives peuvent prends un exemple vécu. Un couple
être toutes les deux fausses, vous hétérosexuel se sépare, un ami en parle
voyez ? La théière peut n’être ni et dit : « faut dire qu’il était chiant, qu’il
en orbite sur Mars, ni sur Neptune, était violent, qu’il la frappait ». Automa-
mais sur Jupiter. De même que tiquement, quelqu’un a renchéri : « oui,
Ni-ni larvé chez De Villiers
l’on peut être tristes pour les défunts du mais tout n’est pas tout noir ou tout
11 septembre 2001 sans pour autant blanc, elle devait bien avoir ses torts elle
une échelle de lutte contre privilèges et cautionner la politique impérialiste aussi ». Ah ? Bien sûr, une relation se
dominations. états-unienne. fait à deux, et les deux parties s’en-
tremêlent certainement. Mais au nom
Broch le zététicien rétorquerait bien Et le Ni dieu, ni maître d’Auguste de quel principe les torts seraient-ils
ceci : compétitif ne veut pas forcément Blanqui ? Ouf, il n’est ni contradictoire, partagés équitablement ? S’ils existent,
dire contradictoire. Je m’explique. Vous ni compétitif. Mais il n’est pas suffisant. quels peuvent être les torts d’un parte-
vous rappelez la théière de Russell ? Le Pour être complet sur les oppressions naire qui justifie que son compagnon
philosophe prétendait qu’elle tournait courantes, j’y ajouterais en plus de la le frappe ? En plaçant ex-aequo les
autour de Mars. Mais j’ai tendance domination cléricale et de celle de classe deux parties, on partage les torts, en
à penser quant à moi qu’elle tourne la domination patriarcale, ainsi qu’une un superbe effet bof de principe, alors
autour de Neptune. Neptune et Mars quatrième grande domination dont on que rien n’excluait qu’un maximum de
sont deux hypothèses compétitives : parle peu, celle de ceux qui détour- torts ne vienne que de l’un des deux.
elles s’excluent si j’en prouve une, car nent la science, l’histoire, et toutes les Dans les cas de violences conjugales,
si je prouve qu’elle tourne près de Mars, connaissances à des fins d’écrasement puisqu’on en parle, les violences sont
elle ne peut pas tourner près de Nep- et d’oppression. Cela donnerait « ni comme les tâches ménagères : elles
tune (sauf bien sûr s’il y a deux théières, Dieu, ni maître, ni patriarcat ni pseu- sont rarement réparties équitablement.
ce qui serait sacrément fourbe). Elles do-science », ce qui ferait... ? Oui, un
ne sont par contre pas contradictoires, spécimen rare de ni-ni-ni-ni-non-faux- C’est d’ailleurs fréquent d’entendre des
c’est-à-dire que ce n’est pas parce que quadrilemmique-non-compétitif-non- choses du genre « Tu sais, au fond on n’a
j’aurais prouvé qu’il n’y a pas de théière contradictoire ! Ah on rigole bien chez que ce qu’on mérite », argument invoqué
autour de Mars que ça prouvera qu’elle les anarcho-rationalistes 5. à chaque fois qu’on veut justifier, naturali-
est automatiquement sur Neptune. ser en quelque sorte un état des choses.

5
Jeu : entraîne -toi à l’autodéf
ense intellectuelle ! Un ni-ni
paragraphe. Sauras-tu le retro justifié a été caché dans ce
uver ? Est-il compétitif ? Con
tradictoire ?
page 58 | LA TRAVERSE #1
- si elle s’est faite violer, c’est qu’avec ceux qui rationalisent les injustices de de notre cerveau, et nous piègent facile-
ses froufrous, elle a bien dû le cher- cette manière se posent rarement la ment. alors débusquons-les, traquons-
cher ; question de savoir en quoi ils ont mérité les, et réservons-leur sans hésitation
- si les Juifs ont été persécutés, c’est eux, leurs papiers d’identité, l’héritage notre meilleure machine à gifles.
qu’ils ont bien dû le chercher ; de leurs parents, la couverture sociale
s’il n’a pas de travail, c’est que là, de leur pays ou l’éducation genrée contact :
en l’occurrence, il n’a pas bien dû le qu’ils ont reçue. le monde, comme la richard.monvoisin@zetetique.info
chercher ; chasse, paraît toujours juste aux yeux
- s’il est pauvre, c’est que franchement, du vainqueur.
il aurait pu se fouler un peu plus ;
- et si les africains croupissent, c’est ainsi, dans un monde peuplé de ni-ni,
parce qu’ils sont de grands enfants pas de faux dilemmes, de faux extrêmes,
encore sortis du rythme des saisons. de contradictions factices, d’effets bof,
d’agnosticothéièrisme et de centrisme
c’est le « biais du monde juste » : une politique, on se croirait dans la terre
sorte de justice céleste, un monde fait du milieu de tolkien. ces pièges sont
de karmas rieurs, où l’on n’a que ce autant de formes bien cachées de culbu-
okiagari koboshi, le culbuto japonais ;
qu’on mérite. le plus distrayant est que tos mentaux. ils sont les dandinements ici dans sa version autodéfense intellectuelle ninja.

in
Pour aLLer + Lo
NN EM EN TS,
S ER RE UR S DE RAISO
SU R LA QU ESTIO N DE E AU TR ES DANS :
AIN À MO UD RE EN TR
ON TR OUVE RA DU GR

TR OI S OUVRAG ES :
Làszlo Méro,
• Les aléas de la raison,
ert e, Seuil, 2000
Collection Science ouv
baillargeon,
e intellectuelle, Normand
• Petit cours d’autodéfens
éditions Lux (2005)
Monvoisin, 2007
l’esprit critique, Richard
• Pour une didactique de
chapitre 4.3
en ligne. en particulier le n/
vertes .fr/tel-00207746/e
là : http://tel.archives -ou ctorat_Zetetique_et_medi
as.pdf
: htt p:/ /w ww.un ice .fr/ zetetique/articles/R Do
M_
ou là

UN E FIC HE : ant,
las Antczak et Nicolas Viv
Richard Monvoisin, Stanis ser un concours
umentatives pour organi
Recueil de moisissures arg es/ Rh etorique/
sur http://neamar.fr/R
de mauvaise foi, disponible

UN E PAGE WE b :
que/enseignement.html
http://www.unice.fr/zeteti La Traverse #1 | page 59
Action !

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, le collectif « D
Le 7 avril 2010 mboliquemen
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Toutes ces actions sont décrites sur
page 60 | LA TRAVERSE #1
Peux-tu te présenter Depuis quand t’intéresses-tu les colos, j’ai rencontré des enfants
en quelques mots ? à la politique ? placés à la DDASS, dont les parents
Bonjour, je m’appelle Xavier Renou, Je suis tombé dedans quand j’avais 12 étaient en prison, ou très pauvres.
j’ai 36 ans. Je vis dans l’Oise, près de ans et demi... Je m’intéressais énormé- Je trouvais ces différences injustes et
Paris. Je suis assez engagé politique- ment à l’Histoire. Quand j’ai découvert inacceptables. Ça gâchait mon bonheur,
ment, d’une façon à la fois radicale et l’histoire du nazisme, j’ai été extrême- je me sentais triste. Je me souviens
non électorale, à travers un collectif qui ment choqué. J’ai compris qu’une autre d’ailleurs avoir écrit à l’époque une sorte
s’appelle Les Désobéissants. société était possible, en pire, et donc de charte-constitution pour régler tous
que probablement, une autre société les malheurs du monde...
Que sont Les Désobéissants ? était aussi possible, en mieux.
Le réseau des Désobéissants a été créé Tu avais diffusé ce texte autour
il y a quatre ans. C’est un outil de for- Tes parents sont-ils de toi ?
mation destiné à tous les militants qui des militants ? J’avais commencé par le faire lire à mon
s’opposent aux logiques de domination Mes parents n’ont jamais été membres père. Il s’était exclamé : « Ah, c’est du
et de profit, qui veulent défendre le d’une organisation politique. Mais ils communisme ! ». Du coup, je me suis
bien commun. C’est un outil d’accom- font partie de la petite-bourgeoisie de plongé dans l’histoire du communisme,
pagnement des luttes : nous mettons gauche, celle qui a voté Mitterrand en ce qui m’a fait découvrir l’anarchisme,
au service de ceux qui font appel à 1981. Ils m’ont transmis des valeurs l’histoire de la gauche et du mouvement
nous un soutien humain, matériel, de justice sociale, d’égalité, de bien ouvrier. Et c’est comme ça que je me
de compétences, de savoir-faire, tout commun. Ils m’ont aussi plongé dans suis politisé. Pour exprimer tout ce que
cela dans une logique d’action directe l’éducation populaire, à travers les cen- j’avais sur le cœur, à 13 ans, en 1986,
non-violente. Nous sommes disponibles tres de loisirs, les colonies de vacances. j’ai lancé un petit journal dans mon
pour les syndicats, les travailleurs non Ça m’a permis de côtoyer des enfants collège.
organisés, les écologistes, les féministes, nettement moins privilégiés que moi.
les militants des droits de l’Homme, les J’ai eu une enfance très heureuse, je Comment s’appelait ce journal ?
antispécistes... n’ai jamais manqué de rien. Mes parents Réactions... C’étaient les réactions d’un
s’aimaient, il y avait de l’affection et de enfant face au cours des choses. Le pre-
l’argent à la maison. En revanche, dans mier numéro parlait du charter des 101

LA TRAVERSE #1 | page 61
maliens expulsés par Charles Pasqua. Et après le Lycée ? ches montraient comment un groupe
Au début, j’étais tout seul à écrire, puis Je suis rentré à Sciences-Po Paris. fasciste de quelques dizaines d’individus
d’autres “extra-terrestres’’ du collège J’avais la chance d’être un bon élève. Je perdurait sur la fac, en particulier grâce
m’ont rejoint. Quelques temps après, je voulais être au cœur des questions poli- aux protections de l’administration et
me suis fait convoquer par la proviseur tiques. Je suis tombé de haut, en décou- de la police. Je montrais comment ces
du collège... vrant petit à petit combien Sciences-Po militants néonazis, issus de milieux
est avant tout une école pour apprendre favorisés, recyclaient leurs compétences
Ah, la répression... à gérer l’État, pour être un très bon dans les basses-œuvres de la Républi-
Je m’attendais à être félicité, et je me gestionnaire d’un système inégalitaire et que française. On les retrouve merce-
fais vertement sermonner : « Pas oppressant. J’y suis resté trois ans. Puis naires dans la Françafrique, faussaires
question qu’il y ait de la politique dans je suis allé en fac, à Assas, la fac de droit dans l’affaire Elf, proches des services
mon collège. Si tu continues ce journal, très conservatrice de Paris, pour faire secrets, proches du financement occulte
je te vire. » Ça m’a beaucoup choqué, obstacle au GUD, un pseudo syndicat des partis politiques, bref à des fonc-
j’ai pleuré... Passée l’émotion, avec les étudiant d’extrême droite très violent. tions essentielles mais peu visibles du
copains, nous avons décidé de conti- Nous étions au début des années 90, le capitalisme français.
nuer en clandestin. C’était ma première Front National ne cessait de progresser,
action de désobéissance ! les alliances entre la droite et l’extrême J’imagine que ces recherches
droite se multipliaient, ça me faisait très t’ont apporté quelques ennuis...
Combien de temps a duré peur. Je suis un mélange de la géné- Oui, beaucoup. Par exemple, le
Réactions ? ration Le Pen et de la génération Mit- président d’Assas, Philippe Ardant à
Au lycée, jusqu’à 18 ans, j’ai continué terrand, c’est-à-dire que je suis marqué, l’époque, a d’abord refusé de valider
de le publier. C’était un mensuel diffusé au plus profond de moi, à la fois par la mon sujet de thèse. Un bras de fer
à 500 exemplaires environ. On avait peur du fascisme et par la colère face à s’est engagé, je menaçai de médiatiser
des problèmes avec l’extrême droite, la trahison de la gauche institutionnelle. l’affaire. Le compromis a été finalement
que nous critiquions beaucoup. On Je me sentais investi du devoir de lutter de m’inscrire avec un faux sujet de
s’était aussi heurté à l’Eglise catholique. contre la fascisme. thèse, en attendant que Philippe Ardant
J’avais fait un reportage clandestin sur prenne sa retraite, prochaine... Mais
les journées du diocèse de Haute-Nor- Faisais-tu alors partie d’une avant cela, pendant le DEA, je me suis
mandie, un rassemblement autour de la organisation ? engagé pour essayer de faire annuler
foi chrétienne, qui dans les faits était un Oui, je militais à No Pasaran. Et j’avais le salon du livre français, organisé par
grand “baisodrome’’ entre adolescents. décidé de rejoindre Assas, qui servait de l’extrême droite tous les ans dans Assas,
Le journal a circulé dans les écoles pri- repère aux fachos, pour être au cœur dans le hall d’honneur. J’ai d’abord es-
vées, le clergé du coin a très mal réagi. de la lutte. J’y ai fait une maîtrise, puis sayé de rassembler les quelques forces
Je me suis fait convoquer, enfin bref, un DEA, puis une thèse de Sciences- antifascistes d’Assas, sans grand succès,
plein d’histoires ! Toutes ces aventures politiques. puisque par exemple l’UNEF-ID refusait
m’ont aidé à me politiser, à travers de nous suivre dans ce combat. On s’y
l’effort d’écriture régulier, à travers Sur quel sujet ? est lancé à deux, avec un ami d’enfance,
l’information, les débats, les réactions Sur le GUD, systématiquement... Ce qui en organisant un contre-salon du livre,
des lecteurs. m’a valu beaucoup de problèmes avec la en manifestant lors du salon officiel.
direction de la fac, puisque mes recher- Le GUD nous a attaqué, nous a gazé.

page 62 | LA TRAVERSE #1
C’était chaud ! Un copain a fini trois beaucoup de stratégie et de ténacité. Le notamment pour le service d’ordre. Et
mois à l’hôpital. Et finalement tout le GUD a perdu son local, perdu les élec- enfin, j’appréciais la plupart des analyses
monde a rejoint notre combat. Mais le tions, le président Ardant est parti, il a portées par le Scalp, sur le capitalisme,
local de l’UNEF-ID a brûlé à plusieurs été remplacé par un président qui a été les alternatives. Au total, je suis resté 5
reprises. J’ai été menacé de mort. obligé d’autoriser notre salon du livre. ans au Scalp.

Tu étais toi-même violent ? Et le salon du livre français ? De quelle idéologie te


J’étais à l’époque partisan de la violence Suite à tout le bazar que nous mettions, revendiques-tu actuellement ?
contre l’extrême droite. J’étais militant tous les salons du livre ont finalement Je me sens proche de ce courant
de No Pasaran, du Scalp. Je pensais, été interdits à l’Université d’Assas par qu’on appelle l’ultra-gauche histori-
naïvement, que lorsqu’on était radical Philippe Massoni, le spécialiste des que, le communisme des conseils, ou
et qu’on s’opposait à des gens violents, barbouzeries de la droite, à l’époque communisme libertaire. Ma fondation
il fallait nécessairement être violent. Je préfet de police de Paris. Motif ? Le hall idéologique, c’est le marxisme, mais
croyais qu’être révolutionnaire, c’était d’Assas devenait soudain « dangereux avec une dimension anti-autoritaire et
s’opposer violemment à un système pour la sécurité des personnes ». Une autogestionnaire très forte. Je suis donc
capitaliste lui-même très violent. décision politique, évidemment... mais plutôt hostile au léninisme, à la logique
enfin, nous avions atteint notre objectif ! des avant-gardes, et bien sûr au choix
Vous aviez la tenue stratégique de la violence. De Marx, je
appropriée ? Tout au long de ces années, partage la plupart des analyses, même
Oui, enfin surtout mes copains, je le Scalp a-t-il été un soutien si je n’aime pas tout du personnage. Et
n’aimais pas me déguiser. On portait pour toi ? dans le projet de société que j’aimerais
des Bombers pour donner l’impression Marginalement. Quand je suis arrivé voir advenir, je me sens proche du pro-
d’être musclé, des chaussures coquées... au Scalp, j’étais assez différent des jet libertaire : l’autogestion, la logique
On se la jouait un peu viril. Mais à autres. Je n’avais pas le look anarchiste, d’assemblée populaire, les mandats
Assas, nous n’avions évidemment pas je n’étais pas habillé en noir avec une impératifs, le pouvoir au plus proche
le rapport de force à notre avantage, crête, je me méfiais beaucoup des des gens, la décentralisation, l’aboli-
donc j’étais contraint de trouver d’autres uniformes et du sectarisme qui souvent tion de l’État, mais aussi le refus du
moyens. J’ai ainsi découvert la force de les accompagne. Je voulais tisser des productivisme... Je me sens enfin proche
la non-violence active, le jeu médiati- alliances avec d’autres groupes moins de l’altermondialisme quand il affirme
que pour chercher l’appui de l’opinion radicaux, pour mieux lutter contre le ne pas vouloir prendre le pouvoir, mais
publique, et l’acceptation tactique des FN. Ce n’était pas dans la ligne du tenter de l’usurper, en le dissolvant,
règles institutionnelles pour bloquer Scalp, on ne m’a pas fait confiance, on en le partageant. Prendre le pouvoir,
l’adversaire qui, lui, ne respecte pas son me reprochait de travailler avec des prendre l’État, c’est rentrer dans des
propre jeu. En demandant le pluralisme, non-anarchistes... il y avait une volonté logiques d’avant-garde, de bureaucra-
la démocratie, le respect des lois, en de rester « purs », et seuls, du coup, tie, d’autoritarisme, bref tout ce que je
montrant que la violence était du côté que je bousculais. J’ai cependant pu déteste.
des fascistes, on piégeait l’adversaire, animer une émission à Radio Libertaire,
on obligeait l’Université à faire respec- au nom du Scalp, avec beaucoup de Comment s’est terminée ton
ter la loi, et donc à exclure le GUD. liberté. Et puis à la fac, plusieurs mili- expérience à Assas ?
C’est comme cela qu’on a gagné, avec tants du Scalp m’aidaient, sur le terrain, Après 8 ans à bosser sur ma thèse, je

LA TRAVERSE #1 | page 63
n’ai pas pu la soutenir. Mon directeur essayer de faire passer des messages de la médaille, beaucoup de person-
de thèse ne me soutenait pas suffi- subversifs de manière ludique. Je fus nes viennent à Greenpeace pour leur
samment, la perspective d’une carrière encore animateur puis directeur de colo, carrière, pour apporter un supplément
universitaire devenait donc impossible. mais aussi guide touristique, formateur d’âme à leur CV, avec l’idée de mieux
J’ai finalement abandonné, dans la dans le secteur sanitaire et social, etc. Je intégrer ensuite une multinationale,
douleur. Entre-temps, je suis parti en donnais aussi des cours à la fac. le profil Greenpeace étant recherché.
coopération en Afrique du Sud. J’avais C’est un accélérateur de carrière. Qui
découvert la Françafrique à Sciences- Un parcours très éclectique ! plus est, Greenpeace fonctionne comme
Po, à travers une section de l’association Oui... mais à chaque fois, je choisissais une entreprise, avec une organisation
Survie. Je voulais à la fois découvrir des champs d’action porteurs de sens. pyramidale, des logiques de rentabi-
l’Afrique et les logiques post-apartheid. Mes études et ma formation politique lité. Ce système favorise, en interne,
Embauché dans une Université, j’y ai m’ont ouvert pas mal de portes, aussi. les arrivistes, les carriéristes. Les
apporté les questionnements sur la En 2005, je suis rentré à Greenpeace, militants sincères, quand ils rentrent à
Françafrique, dans un univers anglo- en tant que chargé de campagne sur Greenpeace, se concentrent à fond sur
saxon qui les connaissait mal. Et puis le désarmement nucléaire. J’ai appris les luttes, passent beaucoup de temps
un jour, j’ai assisté à une conférence après-coup que l’on m’avait choisi parce sur le terrain. Les calculateurs, eux,
sur les sociétés militaires privées, où un que j’avais l’air un peu naïf, docile... On savent se placer, se faire apprécier de la
orateur brillant expliquait les bienfaits m’avait embauché pour une campagne hiérarchie, concentrer leurs efforts pour
de la privatisation de la guerre. Atterré, Greenpeace qu’il était prévu d’enterrer monter en hiérarchie. Et ça marche.
j’ai décidé d’enquêter là-dessus, pour à l’issue des 18 mois de mon contrat, Au final, on retrouve généralement aux
démonter ces arguments. parce que cette campagne n’était pas postes d’encadrement de Greenpeace
rentable, n’apportait pas de nouveaux des personnes assez peu radicales,
D’où le dossier noir que tu as adhérents et de dons. C’était aussi une préoccupées surtout par leur évolution.
écris aux éditions Agone, avec campagne très subversive, qui s’en
l’association Survie... prenait au cœur du complexe militaro- Tu y es resté combien de
Effectivement, quand je suis rentré de industriel français, et qui dérangeait au temps ?
coopération, je suis allé voir Fran- plus haut niveau. Donc gênante, même Je me suis fait gentiment virer à la fin
çois-Xavier Verschave, le président de pour Greenpeace. de mon contrat. J’étais jugé trop incon-
Survie  et l’auteur de La Françafrique,
2
trôlable. Je me suis retrouvé orphelin
pour lui proposer d’écrire un dossier As-tu apprécié cette expérience d’une campagne qui m’avait passionné,
noir sur le mercenariat en Afrique 3. Il a à Greenpeace ? grâce à laquelle j’avais rencontré
accepté. Je me suis rapproché de Survie, J’ai apprécié la rigueur et le profession- des centaines de militants sincères.
d’Attac, de l’altermondialisme, de l’éco- nalisme dans l’organisation d’actions Greenpeace avait décidé d’abandonner
logie. C’était le début des années 2000. directes non-violentes. Greenpeace est cette campagne à la fin de mon contrat.
J’avais 27 ans, je cherchais où m’enga- une machine de guerre formidable, J’ai décidé de la continuer, avec d’autres
ger pour être utile. J’ai tenté plein de capable d’efficacité, de radicalité, avec camarades militants. J’avais réussi à
choses. J’ai notamment créé une maison un grand capital sympathie, l’accès obtenir une info secret-défense sur le
d’édition de jeux politiques, les éditions aux médias, beaucoup d’argent, des premier tir du nouveau missile nucléaire
Contrevents 4, avec par exemple le soutiens internationaux, des militants M51. Greenpeace refusait de me suivre
jeu « Des thunes et des urnes », pour sincères partout en France. Mais, revers sur une action là-dessus. Avec une

s sur http://survie.org
contre la Françafrique. Plus d’info
2
Survie est une association de lutte
ires privé es au service du marché,
enaires et Sociétés milita
page 64 | LA TRAVERSE #1
3
La privatisation de la violence. Merc
Xavier Renou, Agone, 2006
4
http://www.contrevents.com
trentaine d’autres militants, nous avons vivier de militants compétents dans condition qu’ils soient présents tout au
décidé d’organiser une action à la la non-violence. Nous voulons être long du stage, de A à Z. Si les journa-
Greenpeace mais sans Greenpeace, non dogmatiques, en rassemblant des listes n’acceptaient pas cette condition,
c’est-à-dire sans filet, sans avocat personnes autour des valeurs progres- nous acceptions de discuter avec eux,
payé. Grâce à notre action, nous avons sistes les plus larges possibles. On veut mais en dehors du lieu de stage, avec
retardé de 20 minutes le tir du missile. encourager et soutenir les personnes un porte-parole. C’est toujours la posi-
Ce n’était pas un grand succès. Lors qui luttent, en créant des foyers de tion qui prédomine aujourd’hui.
de notre debriefing, nous avons fait le compétence partout en France.
constat de notre manque de savoir-faire, Et le porte-parole, c’est souvent
et nous avons décidé de nous former. Ce réseau est assez médiatisé. toi.
J’ai contacté des camarades belges de Pourquoi ? Lors de ce second stage, nous avons
Bombspotting, un groupe libertaire en- On n’a pas cherché cette médiatisation, décidé qu’il y aurait plusieurs porte-
gagé dans l’action directe non-violente elle est venue toute seule, et nous avons paroles, afin d’éviter les problèmes de
contre le militarisme. Ils ont accepté de décidé de l’accueillir. Au premier stage personnification. Mais quand on a de-
nous former. Lors du premier stage, de formation, nous étions 24 personnes, mandé : « Qui veut être porte-parole ? »,
nous avons réalisé combien ce savoir- et deux médias de gauche sont venus : je suis le seul à avoir levé la main. Ce
faire était important, combien il man- Tracks d’Arte, et Daniel Mermet de Là- que nous n’avions pas prévu, c’est à
quait dans les milieux militants. bas si j’y suis. Tous les participants du quel point nous étions vendeurs pour
stage étaient d’accord. Au second stage, les médias. Nous avons été très sollicités
C’est la naissance des en janvier 2007, c’est la presse locale par les médias depuis 2007. Avec nous,
Désobéissants ? qui est venue, alertée par la police. les médias font de belles images, le sujet
Tout-à-fait. Nous avons écrit un mani- est croustillant, et ça nous permet de
feste, ouvert un site internet, et décidé La police vous pistait ? faire entendre à un large public qu’il est
de lancer un réseau de formation à Nous avions essayé de ne pas faciliter non seulement possible, mais égale-
l’action directe non-violente. Nous étions le travail de la police en diffusant au ment nécessaire de désobéir, et qu’on
alors fin 2006. Aujourd’hui, fin 2009, dernier moment le lieu du stage, en peut les aider à le faire.
nous avons organisé une centaine de particulier pour ne pas causer de pro-
stages, et notre liste de sympathisant- blèmes, en amont, aux personnes qui Si votre réseau est informel,
e-s rassemble près de 6000 personnes. accueillaient la formation. Du coup, les comment faites-vous, en dehors
Nous sommes désormais une quaran- Renseignements Généraux faisaient le des stages, pour prendre des
taine de formateurs dans ce réseau. tour des milieux militants de Normandie décisions concernant l’ensemble
pour savoir où nous allions nous réunir. du réseau ?
Juridiquement, quelle est la C’est comme ça que Paris-Normandie, Une fois le réseau mis en place, il n’y
structure des Désobéissants ? le journal local, s’est intéressé au sujet. avait plus de grande décision à prendre,
Il n’y a aucune structure juridique. On Puis France 3. Quand le stage a com- le fonctionnement général était simple.
ne veut donner prise ni aux poursuites mencé, avec 47 participants, nous avons Assez vite, nous avons découpé le
judiciaires, ni à la recherche d’argent. fait une grande réunion de 4 heures, réseau en plusieurs grands secteurs
Nous voulons être un réseau informel, pour débattre sur la présence des mé- décentralisés, en encourageant chaque
sans enjeu financier ou de pouvoir. dias ou non lors du stage. La décision zone à s’autonomiser. C’est le cas pour
Nous voulons contribuer à créer un a été prise d’accepter les journalistes, à le Nord-Ouest de la France, qui depuis

LA TRAVERSE #1 | page 65
2007 a suffisamment de compétences Volontaires, les militants du DAL ou s’intéresse à nous. Ce n’est pas notre
et de ressources pour gérer lui-mêmes d’Act Up, les personnes sans-papiers. force actuelle qui leur fait peur, mais no-
les stages, les actions, le rapport aux Je pense qu’on touche là un des points tre potentiel. Après avoir milité pendant
médias. Depuis quelques temps, le faibles de nos adversaires. J’en veux plusieurs années dans des groupuscules
Sud-Est et la région parisienne sont pour preuve l’intérêt qu’ils nous portent, anticapitalistes, très identitaires, militant
également autonomes. Concrètement, notamment l’Armée. contre l’extrême droite sans parvenir à
être autonome signifie avoir désormais convaincre tellement nous faisions peur
peu besoin de moi, parce que depuis L’Armée s’intéresse à vous ? à la population avec nos habits, militer
2006, étant disponible et très motivé Pendant un stage, ils ont installé une avec les Désobéissants me réjouit. J’ai le
par Les Désobéissants, j’y ai consacré caméra cachée que nous avons fini par sentiment d’être utile, de répondre à une
beaucoup de temps et d’énergie, j’ai découvrir. Régulièrement, sur les stages, demande.
animé et organisé la plupart des stages. des gendarmes ou des policiers nous
Chaque zone s’organise désormais observent avec des jumelles, viennent Il y a beaucoup de demandes de
comme elle le souhaite, avec de temps nous voir, guettent nos aller et venues, stage ?
en temps des réunions nationales pour etc. Nous avons subi l’infiltration d’un Oui, plusieurs dizaines par an. Et les
harmoniser un peu l’ensemble. Nous agent de la sûreté militaire pendant 4 trois quarts des participants ne sont pas
n’avons maintenant plus de porte-parole mois. On le sait parce qu’il a été dénoncé des militants, ce sont des personnes qui
national. Désormais, quand j’interviens par une lettre anonyme. C’était un mec s’ouvrent à l’action, qui jusqu’ici avaient
dans les médias, je le fais en tant que charmant, très actif, on n’imaginait pas une sensibilité de gauche, manifestaient
membre des Désobéissants, mais sans ça de lui. Après enquête, nous avons eu de temps à autres, mais ne faisaient pas
titre particulier. Nous avons maintenant confirmation de son rôle dans l’Armée, partie d’une organisation. Ils viennent
plusieurs porte-parole au niveau des nous l’avons confronté aux preuves, de tous horizons, nous avons des cadres
régions, ce qui me permet de ne plus et il est parti aussitôt. Nous avons été supérieurs, des ouvriers, des décrois-
être le seul mis en en avant. cambriolés par les services secrets, qui sants, des retraités, des syndicalistes,
nous ont volé des carnets d’adresses, des étudiants, des chômeurs, parfois des
Quels sont tes plus grands des clés USB, des documents. Nous jeunes de quartiers populaires.
enthousiasmes autour de cette avons eu la visite d’un des responsables
aventure ? de la Gendarmerie nationale, pendant Combien d’actions avez-vous
J’ai le sentiment d’avoir découvert les un stage. C’est moi qui l’ai reçu. Il m’a soutenu ?
outils qui manquaient à l’efficacité de sorti des détails précis sur ma vie, pour Une centaine environ, impulsées,
nos luttes. Je ne dis pas qu’il faut seu- m’intimider, me montrer que j’étais suivi. accompagnées ou renforcées par Les
lement de l’action directe non-violente Il voulait nos documents de formation, Désobéissants.
dans les luttes, et qu’il faut renoncer mais quand j’ai voulu les échanger
aux pétitions et manifestations, aux avec les contenus de formation de la Qu’est-ce qu’une action
colloques et aux conférences, aux gendarmerie (qui nous intéressent aussi réussie ?
projections de films, etc. Mais l’action !), il a réfusé... Il y a quelques mois enfin, Une action directe non-violente est
directe non-violente, et en particulier nous avons appris qu’un séminaire était généralement le stade ultime d’une
la désobéissance civile, me paraissent organisé par le DPSD, l’un des services campagne politique. Pour s’opposer
désormais incontournables et efficaces, secrets français, où le réseau des Déso- à un projet, à la construction d’une
comme l’ont montré les Faucheurs béissants était analysé. Bref, l’adversaire autoroute, d’un aéroport, ou encore

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au passage d’un train radioactif, il faut Avez-vous des procès en tement, alors nous avons devant nous
généralement commencer par alerter la cours ? une grande période de contestation
population et exprimer nos revendica- Les Désobéissants ne revendiquant politique et de radicalisation. Je pense
tions aux autorités locales. C’est lorsque aucune action, et n’étant pas structurés que les temps à venir vont être de plus
tous les recours officiels sont épuisés, juridiquement, nous n’avons pas de en plus durs, en terme de pauvreté, de
lorsque la démonstration est faite du procès en tant que tels. Par contre, des répression, de guerres, de dominations.
mépris et du mensonge des autorités, personnes ou des collectifs d’action Les travailleurs sans-papiers et leurs
que l’action directe est appropriée et soutenus par nous sont en procès. Il y familles servent de test à des formes de
compréhensible par la population, dont a deux procès concernant des actions répression qui vont toucher une part de
le soutien est primordial. Le but, c’est anti-nucléaires, des affaires lourdes. Il y plus en plus large de la population. Face
de créer un rapport de force, parce a un procès intenté par Hubert Védrine, à la menace de renversement social, les
que c’est généralement le seul langage contre moi, suite à une action pour autorités, les riches, les puissances de
que le capitalisme comprend. Créer un dénoncer son rôle pendant le génocide ce monde vont protéger leurs privilèges
rapport de force, c’est nuire à la répu- des Tutsi au Rwanda. Il y a un procès coûte que coûte, par tous les moyens
tation d’une entreprise ou d’un homme d’entartage contre un projet d’aéroport. possibles, y compris la violence la plus
politique, pour les rendre infréquenta- Et un autre concernant un refus de extrême.
bles. C’est rendre un projet capitaliste prélèvement ADN. Il est clair que nous
beaucoup plus coûteux que prévu. C’est avons besoin de soutien pour tous ces Tu as peur de la répression ?
créer du dégât chez l’adversaire, pour le procès. Je m’y attends. L’idée des Désobéissants,
dissuader de continuer à nuire. c’est de multiplier partout en France
Comment vois-tu l’avenir des des foyers de révolte intelligente, contre
Quels sont les moments Désobéissants ? l’ordre capitaliste et les injustices. Pour
difficiles dans Les Je pense que l’histoire est déterminée l’instant, ce réseau est composé de
Désobéissants ? davantage par le contexte économi- militants au degré de révolte conforme à
Les déceptions humaines. Nous que général que par les individus. Les l’air du temps. Plus l’air du temps va se
sommes les produits d’une société qui Désobéissants ne seront que le produit dégrader, plus le réseau va se radi-
marche sur la tête, nous avons hérité de des circonstances. C’est-à-dire que si caliser. Pour l’instant, c’est un réseau
tous les défauts de cette société, comme les années 2000 sont la copie conforme assez dormant, parce que sur les 6000
tout le monde : l’égoïsme, la méchan- des années 70, avec plein de luttes sympathisants, seuls quelques centaines
ceté, le double-langage, le cynisme, écologistes, anticapitalistes, féministes, sont vraiment actifs. Quand ce réseau
l’individualisme, etc. Quand tu fais des alors nous sommes à l’aube d’une va se réveiller, ce sera sans doute le
choses, quand tu mets plein d’énergie période similaire aux années 80, avec signe d’une période révolutionnaire. Et
dans une cause, avec un certain succès, un mouvement de balancier réaction- nous serons exposés, et nous sommes
alors tu sors du bois, tu t’exposes aux naire. Si tel est le cas, je donne peu cher déjà exposés, à une violence de plus en
critiques, à la jalousie, aux attaques de notre réseau. Il va se déliter, et une plus forte de la part de nos adversaires...
mesquines. Le fait que je passe dans partie de ses membres très engagés
les médias déclenche des réactions très vont se ranger. Si en revanche, et j’y Par exemple ?
vives, dans les deux sens. Je me fais crois davantage, l’urgence écologique et Nous avons soutenu la lutte des
parfois traiter de salaud parce que je sociale fait que le capitalisme est obligé travailleurs précaires de Numéricable.
passe à TF1... de disparaître ou de se réformer for- Quand cette multinationale a vu que

LA TRAVERSE #1 | page 67
nous étions organisés, elle a embauché portrait ? d’un débat, et de pouvoir tenir le dis-
des mercenaires privés, de vrais tueurs, Oui, je me suis prêté au jeu. cours le plus radical possible. D’occuper
qui nous menaçaient de mort et étaient l’espace, quoi ! Bien sûr, nos adversai-
toujours prêts à nous frapper. Le patron As-tu pu relire l’article avant res seront toujours avantagés dans les
de Numéricable n’a pas hésité à rouler publication ? médias par rapport à nous, vu que les
sur la jambe d’un gréviste pour forcer Je n’ai pas cherché à le faire, je suis médias dominants sont structurellement
un piquet de grève. pour la liberté de la presse. Je laisse les du côté des puissances d’argent et du
journalistes écrire ce qu’ils souhaitent. pouvoir. Mais si on peut élargir l’espace
Comment fais-tu pour vivre Dans cet article du journal Le Monde, réservé à la dissidence dans les médias,
actuellement ? je ne suis pas surpris des critiques de faisons-le ! J’essaye de le faire 6.
Je suis soutenu par mes proches, et je Bruno Rebelle à mon égard, ni de Yan-
fais des petits boulots. Mais le but est de nick Jadot, qui sont dans des logiques Quelles sont les retombées
consacrer un maximum de temps aux de carrière et de compromissions, et directes de ta médiatisation sur
Désobéissants. que j’ai bien connus à Greenpeace. Les Désobéissants ?
Encore moins de Stéphane Lhomme, Naïvement, au début, je pensais qu’un
Risques-tu d’être récupéré ? très parano. Quant à José Bové, il ne passage au journal télévisé allait nous
On pourrait m’offrir un maroquin élec- comprend pas notre engagement multi apporter des centaines d’appel. Ça ne
toral ou financier, ce sont des choses causes, lui qui vient de la lutte contre les marche pas comme ça. Il n’y a pas de
qui arrivent. On m’a déjà proposé de OGM. Il prend ça pour de la dispersion. répercussions directes massives. Par
rentrer sur des listes électorales. Je veux Mais nous n’allons pas laisser le mono- contre, plein de personnes qui sont
croire que j’y résisterai. Mais quand pole de la cohérence globale aux partis en début de réflexion, qui se sentent
je vois José Bové qui a cédé, après politiques, qui seraient seuls à avoir le insatisfaites du système actuel, à force
trente ans de militantisme radical, je droit de s’intéresser à tous les aspects de nous voir, finissent par franchir le
me garderai bien de rien promettre. Et de la vie de la Cité. Tous les combats pas. Ce sont des personnes hors des
puis, je me dis que José Bové l’a mérité, se valent, à nos yeux, dès lors qu’ils réseaux militants classiques, elles ne
il s’assure une retraite, une immunité servent une logique de bien commun. lisent pas CQFD 6, n’écoutent pas radio
judiciaire, je le comprends. Je m’espère Libertaire. Mais elles sont en colère et
donc, comme José Bové, encore trente Qu’est-ce que tu espérais ont envie d’agir ! Pour leur parler, il faut
ans de militantisme sincère, loin des à travers ce portrait dans choisir des canaux qu’elles écoutent,
maroquins. Mais cela dépendra aussi du Le Monde ? c’est-à-dire les médias officiels. Toute
contexte social. Plus le contexte social Pourquoi le nier : ça m’a fait plaisir de une partie de ma vie, je n’ai fait que
sera contestataire, plus je serai contrôlé me voir dans ce journal, et que l’on m’adresser à des militants, dans le petit
et porté par les mouvements sociaux, s’intéresse à ce que je fais. Mais au-delà ghetto radical. Aujourd’hui, à travers les
moins j’aurais des chances de me laisser de mon petit ego, il y a aussi une stra- médias, j’essaye de m’adresser aux gens
récupérer. tégie politique précise : au début, quand “normaux’’. Et c’est l’une des raisons
tu parais dans les médias, c’est pour pour lesquelles nos stages accueillent
Le journal Le Monde a fait des sujets très courts. Puis, au fur et à autant de personnes hors de tout
un portrait de toi , qui n’est
5
mesure de la médiatisation, on te donne réseau militant classique.
pas toujours à ton avantage. plus de place. Mon objectif est d’avoir
T’ont-ils contacté pour faire ce autant de place que nos adversaires lors

5
Le Monde, 26 février 2009 -médias,
la pertinence de participer aux mass
6
Pour un point de vue différent sur aux médi as, une confé rence de Serge Halimi
s face
lire Le comportement des militant-e- Bové, le cirque
ments Généreux ou visionner José
page 68 | LA TRAVERSE #1 disponible sur le site des Renseigne en Doign ot (2007 , 54mn ).
de Dami
médiatique, un film-documentaire
Les gens sont informés des “normaux’’, une crédibilité qui accélère
stages par les médias ? nos contacts dans des milieux différents,
En partie, oui. Dans nos stages, un des milieux qui ont besoin d’aide. On
quart des gens viennent parce qu’ils formait il y a quelques semaines des
nous ont vu dans les médias domi- travailleurs de quartiers populaires.
nants, et les trois quarts par le bou- Pour nous remercier, ils nous ont invité
che-à-oreille. Cette ouverture à des à manger des hamburgers et du Coca
réseaux non militants est formidable. Cola, c’est dire si nous venons d’hori-
Par exemple, depuis plusieurs mois zons différents. Et tant mieux ! Ça ne
nous formons un réseau de personnes m’intéresse pas de n’être qu’avec des
handicapées, en région parisienne. gens qui pensent comme moi. On n’ar-
Grâce à leurs luttes non-violentes pour rivera pas à changer les choses si on
de meilleurs systèmes de transport, ils reste enfermés dans nos petits ghettos
ont réussi à obtenir satisfaction, là où militants...
toutes les réunions de concertation et
les voies officielles avaient échoué. La
télévision nous donne, auprès des gens

iN
Pour aller + lo
issance civile,
• Petit manuel de désobé
2009
Xavier Renou, Syllepse,
Désobéir à la
• Désobéir au nucléaire,
s-papiers,
pub, Désobéir avec les san
tre ouvrages
Désobéir par le rire, qua
sants aux
publiés par Les Désobéis
sag er cla nde stin, en
éditions Le pas
2009 et 2010.
béissants
Collectif Les Déso
Stages, actions, age nda s
sur www.desobeir.ne
t

LA TRAVERSE #1 | page 69
Le bonheur est dans le pré

L’urgence
paysann e

Par Jacques Ady

L’agriculture bio-locale, de la mode à la réalité


Marchés de producteurs, AMAP, Biocoop... L’agriculture bio-locale suscite
un engouement croissant. Pourtant, sous la pression de l’urbanisation, des politiques
publiques et de la spéculation foncière, la disparition des fermes et du métier
de paysan se poursuit. Comment expliquer cette situation ? Quelles en sont les
conséquences humaines, économiques et politiques ? Quelles sont les solutions possibles ?
Jacques Ady, paysan bio en Rhône-Alpes, nous présente son point de vue.

page 70 | LA TRAVERSE #1
Depuis quelques années, l’écologie est à la mode. On ne compte plus les émissions
sur le changement climatique, la chute de la biodiversité ou la crise agricole. Tous
les ans sort un nouveau documentaire implacable sur les ravages des pesticides, de
la malbouffe ou de l’industrie agro-alimentaire : We feed the world, Notre pain quo-
tidien, Alerte à Babylone, Le Monde selon Monsanto, Mondovino, Nos enfants nous
accuseront, Solutions locales pour un désordre global... Dans tous ces films, en op-
position à l’agriculture industrielle, on vante les bienfaits d’une agriculture paysanne,
à échelle humaine, solidaire, respectueuse de l’environnement, biologique, en faveur
des circuits locaux de distribution, produisant une nourriture saine et de qualité.

Cet appel pour une agriculture durable semble entendu. Principalement inquiètes
pour leur santé, de plus en plus de personnes découvrent et s’intéressent à ce type
d’alimentation. En témoigne le succès des Biocoop, des marchés de producteurs ou
encore des AMAP 1. De nombreuses communes lancent ou aimeraient voir la créa-
tion d’un marché bio ou de producteurs dans leur localité, tandis qu’un peu partout
en France se créent des magasins de producteurs associés, avec bien souvent le sou-
tien des collectivités locales. Quant aux grandes surfaces, elles consacrent désormais
de vastes rayons aux produits bio. Et ce n’est qu’un début. D’après les sondages,
plus de 40% des Français et Françaises déclarent consommer du bio régulièrement,
et plus de 80% sont favorables à ce type d’alimentation. Le bio et l’image d’une
agriculture paysanne ont le vent en poupe !

Quand la demande ne crée pas l’offre


Qu’en est-il alors, en France, de l’évolution de ce secteur agricole ? L’agriculture
biologique stagne autour des 2% des surfaces agricoles cultivées, sans progression
significative depuis 7 ans 2. Si le nombre de fermes cultivant en bio reste relative-
ment stable (environ 14 000), la disparition globale du métier de paysan continue.
De 1950 à nos jours, la population agricole a été divisée par 20, passant de 7 mil-
lions à moins de 350 000 paysannes et paysans. Chaque année, on recense environ
trois départs pour une seule installation.

ont pour but de


Agriculture Paysanne. Les AMAP
1
Association pour le Maintien d’une achet ant prior itaire ment et directement leur
x en leur
maintenir des petits paysans locau
les supermarchés.
production plutôt que de passer par
extraits de l’Agence Bio (www.agen
cebio.org) et de la LA TRAVERSE #1 | page 71
2
Tous les chiffres de cet article sont l’alim entat ion et l’agri cultu re, www.fao.org).
pour
FAO (Organisation des Nations Unies
Conséquence logique, l’offre agricole bio-locale peine à satisfaire la demande. De
nombreuses AMAP ne trouvent plus de producteurs disponibles près de chez
elles. Quand une commune veut installer un marché de producteurs et bio, elle est
souvent surprise de constater qu’il n’y a aucun producteur local pouvant répondre
à cette demande. Au final, la croissance de la consommation bio en France repose
avant tout sur les importations de pays étrangers. Il suffit de regarder les étiquettes
dans les magasins : actuellement, plus de la moitié des fruits, des légumes et de
l’épicerie sèche bio proviennent de nos voisins européens, du Maroc, de la Turquie,
voire de beaucoup plus loin.

Comment expliquer ce paradoxe ? La majorité de la population souhaite un territoire


avec des fermes produisant de la nourriture de qualité, non polluantes, pourtant rien
ne semble stopper le mouvement de disparition de la paysannerie. Contrairement au
dogme libéral, la demande d’agriculture bio-locale ne crée pas l’offre correspondante.

50 ans d’éradication paysanne


Les causes de l’éradication paysanne ne tombent pas du ciel. Depuis la fin de la se-
conde guerre mondiale, les gouvernements favorisent systématiquement le produc-
tivisme, l’agro-alimentaire, la concentration des exploitations, les biotechnologies et
l’industrialisme. 50 ans plus tard, nous connaissons le résultat de ces choix écono-
miques et politiques : la dégradation des sols, la pollution des eaux, une nourriture
insipide, l’exode rural, une situation économique catastrophique pour la plupart
des fermes, la dépendance au pétrole, des produits qui voyagent sur des milliers de
kilomètres, une chaîne agroalimentaire qui dépense 10 kilo-calories pour fournir
1 kilo-calorie alimentaire dans nos assiettes 3, nos corps qui accumulent entre 300
et 500 produits chimiques industriels différents stockés dans le sang, les urines, le
lait maternel, les tissus adipeux et d’autres organes 4.

Et ce n’est pas fini. Aujourd’hui encore, et malgré certains discours de façade en


faveur du bio et des petits producteurs, les chambres d’agriculture, les SAFER 5, les
syndicats dominants -FNSEA en tête- favorisent avant tout les grosses exploitations
conventionnelles, considérant généralement avec mépris les petites installations
bio-locales. Au niveau européen, la dynamique est similaire : les aides continuent
d’encourager la concentration et l’agrandissement des fermes, environ 80% des
subventions profitant à seulement 20% des fermes les plus productives.

3
Pétrole apocalypse,
Yves Cochet, Fayard
, 2005
4
Pesticides, révélation
s sur un scandale fran
5
Les sociétés d’aménag çais, Fabrice Nicolino,
ement foncier et d’ét François Veillerette,
ablissement rural (SAFER Fayard, 2007
but lucratif, contrôlées
par l’État, officiellem ) sont des sociétés ano
d’aider au maintien des ent chargées de lutter nymes sans
exploitations agricoles. contre la spéculation
foncière rurale et
page 72 | LA TRAVERSE #1
À la campagne, ces politiques créent un gigantesque Monopoly rural, une guerre
foncière qui, dans le contexte de crise économique, atteint son paroxysme. Les gros-
ses exploitations agricoles guettent et raflent les terres à louer ou à vendre. La spé-
culation foncière est terrible. De nombreux propriétaires se crispent sur leurs terres
agricoles dans l’attente de les voir passer en terrains constructibles 6. Dans de telles
conditions, il est extrêmement difficile de louer ou d’acheter des terres cultivables,
ou alors à des prix exorbitants. De nombreux jeunes souhaitant devenir paysan-ne-s
en font la cruelle expérience, obligés d’abandonner leur projet faute de terres, ou de
se surendetter pour démarrer leur métier.

Nous pouvons inverser cette tendance


Cette situation n’est pas une fatalité. D’autres organisations économiques et politi-
ques de la société sont possibles. Si nous ne voulons pas voir l’agriculture paysanne
disparaître, si nous voulons une alimentation saine, nous pouvons agir de multiples
façons. Nous pouvons consommer bio-local, bien sûr. Mais on l’a vu, cela n’est pas
suffisant : nous devons également agir à d’autres niveaux. Nous pouvons soute-
nir des organisations syndicales et politiques, à commencer par la Confédération
Paysanne qui, au-delà de ses limites et de certaines contradictions, mène une action
tenace et souvent exemplaire en faveur de l’agriculture paysanne. Nous pouvons
rejoindre ou imaginer de nouvelles formes d’initiatives politiques, à l’image de la
Chambre d’Agriculture indépendante du Pays Basque français 7, qui depuis 2005
organise la résistance des consommateurs et des producteurs de la région en marge
de la Chambre d’agriculture officielle, ou encore l’association Terre de liens 8, dont
l’une des actions consiste à acquérir du foncier agricole pour la création de fermes
agro-écologiques.

Nous pouvons également aider directement des paysans et des paysannes à s’ins-
taller près de chez nous, en leur louant des terres si nous en avons, en cherchant
des terres disponibles auprès de notre entourage, en les mettant en contact avec
des paysans que nous connaissons, en les soutenant financièrement, en faisant
pression auprès de nos mairies, de la SAFER ou de la chambre d’agriculture. Il suffit
de contacter la Confédération paysanne pour connaître la liste des paysan-ne-s qui

500 à 5000 euros l’hectare.


6
Un terrain agricole se vend entre
const ructib le se vend entre 50 000 et 300 000 euros l’hectare...
Un terrain
dia.org
7
Voir sur http://euskalherria.indyme
8
www.terredeliens.org
LA TRAVERSE #1 | page 73
cherchent à s’installer mais ne trouvent pas de terres. Dans un contexte médiatique
favorable à l’agriculture bio-locale, ne négligeons pas la force du bouche-à-oreille ou
des démarches collectives ! Surtout au niveau local, où nous avons davantage de
pouvoir et de prises sur la réalité.

Enfin, nous pouvons nous-mêmes reprendre ou créer des fermes bio de proximité.
Cette proposition peut paraître étonnante, tant l’image du paysan est généralement
associée aux difficultés économiques et sociales, à l’isolement, à un mode de vie
harassant. Bien au contraire, face aux crises économiques, écologiques et politi-
ques que nous connaissons actuellement, la multiplication des petites exploitations
agricoles est une solution de premier plan. Pourquoi ? Comment ? La suite dans le
prochain numéro...

page 74 | LA TRAVERSE #1
Quoi de neuf
che ?
z les rg
voici quelques nouvelles des renseignements généreux...

un sysTeme cooPeraTif
de diffusion de videos
depuis quelques temps, nous diffusons en libre-téléchargement une
trentaine de films, de documentaires, de vidéos de spectacles ou de
conférences qui nous ont marqué, dont :

• Elf la pompe Afrique de Nicolas lambert, un spectacle basé


sur les vraies paroles du procès de l’affaire elf
• Le silence des nanos de Julien colin, un documentaire
sur l’origine et les nuisances des nanotechnologies PubLicaTions d'arTicLes
• Incultures I et Incultures II de franck lepage, de La revue siLence
deux spectacles sur l’éducation populaire et l’école Nous diffusons depuis quelques semaines une qua-
• Tuez-les tous de raphaël glucksmannn et david hazan, rantaine d’articles issus du mensuel silence, avec
un documentaire sur le rôle de l’état français lors du génocide leur accord. Nous avons sélectionné la présentation
des tutsi au rwanda de nombreux lieux alternatifs dont les ateliers
• Regarde elle a les yeux grand ouverts de yann le masson, de la bergerette (beauvais), la tartine (savoie),
un film sur les luttes pour le droit à l’avortement dans les années 70 le monde allant vers (limousin), pignon sur rue
(lyon), la maison des femmes (paris), le béal
Nous effectuons régulièrement des démarches pour diffuser d’autres (drôme), urupia (italie), totnes (angleterre)... ainsi
vidéos. la plus grande difficulté est d’obtenir l’accord des auteurs qu’une vingtaine d’articles d’analyses sur l’écologie,
et des producteurs. si vous connaissez des vidéos de qualité libres la non-violence et le féminisme.
de droit ou dont les réalisateurs/producteurs seraient favorables
à une libre-diffusion, n’hésitez pas à nous faire signe. brochures graTuiTes
Pour L'afriQue
le système de diffusion mis en place est un système pair-à-pair francoPhone
(bittorrent). il n’y a donc pas de point central duquel toutes les don- si vous connaissez des personnes, des associa-
nées proviendraient, et la performance du tout repose sur chacun. tions ou des oNg intéressées, transmettez-nous
si vous souhaitez participer, mais que vous ne savez pas comment leurs coordonnées, nous leur ferons parvenir nos
faire, contactez-nous, nous vous indiquerons la marche à suivre. brochures.

www.les-renseignements-genereux.org
La Traverse #1 | page 75
x u e r é n é G s t n e m e n g i e s n e R S E D euver al

esrev
arT
aL

Graphisme inspiré de l’excellent et néanmoins disparu œil électrique, par Clara C.

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